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-The Project Gutenberg EBook of Amica America, by Jean Giraudoux
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Amica America
-
-Author: Jean Giraudoux
-
-Illustrator: Maxime Dethomas
-
-Release Date: November 16, 2020 [EBook #63777]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMICA AMERICA ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse, The Internet
-Archive (Canadian Libraries) and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
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-
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- Au lecteur.
-
- L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été
- harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites
- par le typographe ont été corrigées. La liste de ces
- corrections se trouve à la fin du texte.
-
- La ponctuation a été tacitement corrigée à quelques endroits.
-
-
-
-
- AMICA
-
- UN VOYAGE DE JEAN
- GIRAUDOUX ILLUSTRÉ
- PAR LES DESSINS DE
- MAXIME DETHOMAS.
- SE VEND CHEZ ÉMILE
- PAUL FRÈRES A PARIS.
-
- AMERICA
-
-
-
-
-AUTRES OUVRAGES DE JEAN GIRAUDOUX
-
-
- PROVINCIALES chez Grasset.
- L’ÉCOLE DES INDIFFÉRENTS chez Grasset.
- SIMON LE PATHÉTIQUE chez Grasset.
- LECTURES POUR UNE OMBRE chez Émile-Paul frères.
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- * * * * *
-
-
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-
-AMICA AMERICA
-
-
-
-
- VOYAGE DE JEAN GIRAUDOUX, ILLUSTRÉ PAR LES DESSINS
- DE MAXIME DETHOMAS. SE VEND CHEZ ÉMILE-PAUL FRÈRES,
- SUR LA PLACE BEAUVAU, A PARIS.
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-TABLE DES CHAPITRES
-
-
- 1 PROLOGUE
- 13 Discours dans le Massachusetts
- 39 Déjà l’on voit...
- 55 Repos au lac Asquam
- 69 Pour Groton et Middlesex
- 83 Film
- 111 ÉPILOGUE
-
- * * * * *
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-PROLOGUE
-
-
-C’était le samedi matin. De chaque estuaire de France s’élançait
-vers l’Amérique, du milieu exact du fleuve, comme d’une couleuvre sa
-langue, un beau steamer et son sillage. Le phare blanc acceptait tous
-les rayons et tous les regards qu’il renvoie la nuit colorés. Notre
-navire tirait derrière lui la nappe étincelante de l’eau, habile et
-sans renverser un seul des objets en équilibre sur le fleuve, bouées,
-bateaux et mines. Le dirigeable de l’escorte au-dessus de nous, nous
-voyait enfin étendus sur nos chaises, face à lui, et même le visage
-ensoleillé; et il devait nous quitter, c’est la vie, au moment juste
-où il aurait pu nous comprendre. Le soleil était si éclatant au-dessus
-de la France, qu’à part une femme aux yeux protégés à la fois par des
-jumelles, des lunettes noires, des larmes, il fallut renoncer à la voir
-disparaître. Déjà chaque passager était doublé d’un de ces compagnons
-de traversée que la Compagnie dispose par avance dans le bateau, en
-nombre égal au nombre des voyageurs, et qu’après l’arrivée jamais l’on
-ne revoit. Le mien s’appelait Bordéras, et toujours, quel que fût le
-sujet de vos pensées, il parlait du sujet contraire:
-
---Que les couchers de soleil sont beaux sur la mer, était-il en train
-de me dire.
-
-D’ailleurs, le coucher du soleil vint aussi. De grandes vagues plates
-se succédaient, pourpres; l’angle de l’une se recourbait soudain, une
-page était cornée pour nous dans un livre encore inconnu. Le mousse
-lavait les bouées; on pourrait les jeter aux noyés sans se salir les
-mains. A la place exacte où se croisaient le reflet du soleil et
-l’onde de la T.S.F., l’opérateur illuminé notait la hauteur de l’Alpe
-escaladée la veille par les Italiens. Puis les oiseaux de mer se
-couchaient dans la mer. La femme en pleurs s’attristait d’apprendre
-que, pour la première fois depuis son lancement, le bateau n’avait pas
-d’enfant à bord, et soudain s’en réjouissait. Le mousse quêtait par
-ordre les cigarettes allumées, les jetait par dessus le bastingage,
-et signalait aux marins le mégot du capitaine, qu’on pût suivre des
-yeux un long moment. Pour masquer toute lumière on avait retrouvé dans
-quelque chantier les ronds de tôle découpés jadis dans le navire pour
-faire les hublots, dans un autre navire sans doute, car les femmes de
-chambre les ajustaient difficilement, debout sur notre valise neuve.
-Au salon s’assemblaient des ombres hostiles, attirées par l’idée du
-bridge,--une dame, avec d’énormes yeux dont elle n’abaissait jamais les
-paupières, quelque espionne,--et l’Américain à l’index coupé jouait
-_Tannhaüser_ sur le piano qui semblait avoir perdu une note.
-
---Les chevaux pie portent malheur et non bonheur, disait Bordéras; et
-il m’en expliquait la cause.
-
-[Illustration]
-
-Puis d’autres jours passaient. Le jour où nous étions au large des
-Açores, et l’on vit flotter des herbes, une table: au large de
-Terre-Neuve, il en vint une tortue. En face du Pôle même, et la dame
-aux yeux ouverts vit dans la même heure un poisson volant, un requin,
-un corsaire. Les dernières lettres reçues au départ, sur le quai de
-Bordeaux, se recouvraient peu à peu, par-dessus l’écriture anglaise
-adorée, des comptes au crayon du jeu de tonneau. Les kodaks, qui
-portaient au départ sur leur film entamé deux ou trois clichés de
-Carency, de Reims, photographiaient le canon de l’avant le matin, le
-canon de l’arrière le soir, et gardaient une plaque pour l’arrivée
-à New-York. En France, nos parents vivaient maintenant en retenant
-leur pensée, car ils ne pouvaient recevoir de nouvelles avant l’autre
-semaine que si nous étions morts. Sur notre grand bateau rouleur
-qui recevait les messages sans jamais y répondre, s’amassait comme
-autrefois, au temps sans télégrammes, une rouille, un secret. Seule,
-chaque soir, après avoir lu le communiqué, la dame se précipitait à son
-bureau et répondait par lettres. Quand une fumée s’élevait à l’horizon,
-deux rayons argentés bougeaient à la proue et à la poupe, c’étaient les
-canons qui tournaient sur leur pivot. Un grand charbonnier nous croisa,
-lent, usant son charbon avec avarice, usant le plus mauvais, fumant
-noir, un marin, un seul marin accoudé sur le pont et qui ne nous fit
-aucun signe. Les vents s’étaient calmés et les nuages s’entassaient
-par paquets à quelques mètres du cube d’eau dont ils étaient nés. Les
-vents se déchaînaient, et le commandant, pour faire le point, mettait
-son navire en travers de l’Atlantique. Bordéras me parlait des chats
-et de leur fidélité. Puis la nouvelle arriva que l’Amérique déclarait
-la guerre à l’Allemagne; on vit cinq passagers en complet de voyage
-descendre au galop dans leur cabine, tirant sur leur cravate, et
-remonter en uniforme: c’étaient les officiers de ma mission.
-
-[Illustration]
-
-Or, il y avait à bord notre plus grand philosophe, qui allait à
-Washington, aidé de notre plus grand physicien, poser sur des mots
-choisis par Wilson les immenses colonnes d’air qui sont sur les
-mots français. S’il survenait un torpillage, le hasard voulait que
-nous montions sur le même canot. C’était à moi de le réchauffer, de
-lui donner ma part d’alcool. Si la barque coulait, c’est moi qui
-soutiendrais une minute encore sa tête au-dessus d’un gouffre. Nous
-coulions l’un avec l’autre. La première lueur aspirée par son âme
-libérée était mon âme, et j’en étais le premier aliment dans le stade
-où elle égalerait peut-être Dieu. Tous les après-midi, il sortait de sa
-cabine, sous un faux-nom,--le même toujours, sachant quelle médiocre
-continuité nous infligeons aux êtres,--mais me saluant chaque fois
-d’un nom différent, par je ne sais quelle flatterie. Etendu près de
-moi, il dilatait devant une mer entière la pensée conçue le matin
-par le hublot, il étalait et repassait de la main un papier roulé.
-Parfois, il prenait un crayon, il écrivait; et deux plans du monde
-par ce seul geste étaient pour moi fondus. Il cessait d’écrire, et
-le ciel ne s’appliquait plus contre la mer. Parfois, comme un poète
-s’amuse en plein soleil à regarder fixement les yeux d’un hibou captif,
-il regardait, sans le savoir peut-être, au fond de mes yeux. J’y
-laissais cette petite Idée nue qui les habite, mais d’ailleurs il ne
-voyait rien, et moi j’apercevais, dans les siens, sinon l’âme de sa
-pensée, du moins sa forme même, son spectre, matériel, fluide, presque
-aussi matériel qu’un regard,--mais après tout un philosophe est un
-homme. Parfois, à d’imperceptibles signes, je le sentais se loger et
-se complaire une minute, comme les archéologues s’étendent dans un
-tombeau grec pour voir la longueur des morts grecs, dans une pensée
-creusée par d’autres. Parfois, le soleil l’atteignait à la seconde
-exacte où deux pensées en lui se choquaient, il s’étonnait d’être pour
-la première fois, par ce choc, inondé de chaleur. Il se croyait seul,
-mais je surveillais, je concevais chaque mouvement et chaque glissade
-de sa pensée, je n’en éprouvais que le vertige physique, mais comme le
-roitelet caché sur la tête du plus grand des oiseaux, sans voler, sans
-penser, j’arrivais dans son monde même une ligne au-dessus de lui.
-
-Etendu le premier, j’avais chaque jour à défendre contre Bordéras, sans
-qu’il le sût jamais, sa chaise longue et sa couverture. Une seule fois,
-Bordéras s’attardant, il fut obligé de tourner autour du navire, et
-commença l’après-midi par le paraphe qui la finissait d’ordinaire. Mon
-silence au début lui plaisait, puis l’inquiéta, et pour s’en libérer,
-il voulait m’adresser la parole. Tout un lundi, tout un mardi, je
-le vis chercher un prétexte... En vain... Avant de s’asseoir, il me
-regardait, il me visait; mais le cœur d’un homme, de haut, est un
-terrain d’atterrissage si étroit. Le jour où je me mis en uniforme,
-il lut tout haut le numéro de mon collet, et ce fut par les chiffres,
-puisque les mots se refusaient, qu’il put me saisir enfin; ainsi
-Pythagore parvint, avec sept chiffres en plus, à saisir le monde. Il me
-demanda si j’avais connu Clermont, adjudant dans ma brigade, son élève.
-
---J’avais connu Clermont. Nous étions amis. La semaine avant sa mort,
-je l’avais même rencontré, au repos, surveillant les exercices sur des
-champs labourés. Il m’avait crié au revoir, et était parti, suivant
-son commandant dans le même sillon, s’écartant de moi par la ligne la
-plus droite, posant ses pas minuscules avec précautions dans les larges
-empreintes du commandant, et tous les huit jours avant sa mort, jours
-de boue, il put rester propre, mais il ne laissa point de traces à lui.
-
-Il voulut savoir si Clermont avait souffert, qui détestait le froid,
-qui se chargeait de diriger le poêle au Collège de France.
-
---Il gelait. Nous gelions. Pour que nous puissions entendre les balles,
-on nous confisquait nos cache-nez. Pour que nous n’ayons pas le
-tétanos, au cas où les balles nous traverseraient, on nous interdisait
-nos peaux de bique. Comme nous tous Clermont réclamait l’été, quand le
-général nous ferait combattre tout nus, sans doute invulnérables.
-
-Et les combats d’aéroplanes, en avais-je vu?
-
---Quelquefois. Nous nous enfoncions dans la sape pour les voir plus
-distinctement. Au-dessus d’eux, en plein jour on apercevait des
-étoiles. En septembre, un avion français avait été abattu juste
-devant notre ligne. Clermont, les autres sergents de la compagnie, le
-lieutenant, nous avions fait le serment de ne plus nous baisser de
-l’après-midi. Nos mères auraient été tranquilles, ce jour-là, si elles
-avaient été au courant...
-
-Il me questionna encore.
-
-Mon langage le surprenait un peu. Il le trouvait, non, il ne le
-trouvait pas tout à fait sympathique. Il eût préféré, chez un soldat,
-plus de gestes. Il ne savait pas que nous, lieutenants, qui vivons avec
-nos hommes, chaque fois que nous leur parlons, nous devons penser que
-c’est la dernière phrase qu’ils entendent; malgré nous elle ressemble à
-la première que nous leur donnerons après leur mort; en sorte que notre
-voix est mate, notre pensée gonflée, et nous ne disons jamais rien,
-dans nos escouades, qui ne puisse être entendu et compris par une ombre.
-
-Il n’était pas le premier à s’en étonner. Souvent nos colonels,
-guidés dans la tranchée par un chef de section inconnu, surpris de
-sa parole sans argot, de ses pensées sans haine, le ramenaient au
-camp d’instruction et l’y chargeaient de faire les conférences sur
-la discipline, sur les fusils lance-grenades; des ombres elles-mêmes
-eussent aimé, l’écoutant, se ranger par sections, appuyer leurs
-grenades, ombres qu’elles étaient, sur leur tromblon et rêver. Mon
-philosophe étendu sentait que mes paroles touchaient une part de son
-âme; il ne savait laquelle; il ramenait sa couverture sur lui, pour
-contenir le doux esprit qui la soulevait. Sans qu’il s’en doutât, il
-me suivit chaque après-midi, entre trois et quatre, dans ce domaine à
-demi souterrain qui est mon royaume; ne me parlant que des élèves tués,
-des poètes tués, et il parcourut avec moi ce monde d’amis pétrifiés,
-dispersés par les vents, embaumés, amincis, chacun de si loin grand
-sans raison ou minuscule, entre lesquels, ô femmes, je lui montrai que
-vous circulez toutes encore, avec votre vraie grandeur, avec votre
-corps vivant qu’on incline sur les grands blessés dans les gares,--on
-se hâte,--pour qu’ils reprennent dès qu’ils ouvriront les yeux notion
-de la taille moyenne des êtres et fassent juste l’effort, pas plus,
-qu’il faut pour vivre...
-
-C’est ainsi que j’eus pendant une semaine, une heure par jour, sur un
-bateau de tôles chargé d’acier, un dialogue avec l’ombre de Bergson.
-
- * * * * *
-
-Puis la mer se peupla.
-
-Tout ce qui s’était amassé en bloc au-dessus de nous, le temps, la
-semaine, s’effrita, et il tomba un soir sur le pont une nuée de
-petites nouvelles américaines. Les navires venant de France, sans
-lest, laissaient à peine une trace. Les bateaux de New-York, combles,
-traçaient un long sillon. Au-dessus de la corde qui sépare les
-premières des secondes, une jeune Française et un Américain se disaient
-adieu, et rentraient l’un au cœur de la richesse, l’autre au cœur de la
-pauvreté. Ceux qui savaient que Joffre allait bientôt venir, parfois
-se retournaient. Puis un jour, où, hélas, je ne pus être rasé,--car
-le capitaine de la _Sylvie_, coulée en Grèce, qui allait chercher le
-_Bacchus_ à Détroit, se faisait couper les cheveux, les favoris, la
-moustache, la mouche et la barbe,--comme une de ces dalles enchantées
-sur la terre, avec un gros anneau, par où l’on arrive aux antipodes,
-une énorme bouée rouge parut, fixée sur la mer plate, qu’on souleva,
-et ce fut l’Amérique. Le bateau poste déjà nous harcelait, et nous
-écrivions lentement, pour qu’il ne les emportât pas, les lettres qui
-devaient rester à bord et revenir en France. Sur le remorqueur, à la
-place où je l’avais laissé voilà dix ans, Jérôme Greene nous attendait,
-se levait quand un navire ne passait pas dans le voisinage, et je
-montrais son canot aux commissaires du port qui voulaient savoir où
-j’allais, en Amérique. Puis un nuage s’éleva, qui était Long-Island.
-L’Américain au doigt coupé me désignait du pouce l’échancrure du nuage
-où il se baignait, la voussure du nuage où un chanteur de Honolulu
-avait joué avec les pieds sur son piano... puis New-York apparut; de
-gigantesques cubes d’ombre rangés parmi des cubes de lumière plus
-gigantesques encore bornèrent l’horizon, les bâtiments vieux de plus
-de dix ans à côté de ceux de cinq ans, et, dominant, plus blancs que
-la lumière même, les édifices de l’année étincelaient. Bordéras tout
-joyeux me serrait les épaules, tendait la main vers eux:
-
---Vendôme! criait-il, Vendôme!
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-DISCOURS DANS LE MASSACHUSETTS
-
-
-La nuit tombait. Au milieu des acclamations, de vieux messieurs les
-yeux en pleurs ont retiré par la main chaque officier français du
-navire, impatients mais cependant sans le hâter, pour qu’il restât
-au centre de son cercle de lumière, car un projecteur accompagnait
-chacun de nous. Nous avons émergé de notre vieux et sombre continent
-éblouis, comme d’une tranchée,--le commandant un peu moins car il
-avait un projecteur vert,--et maintenant, clos dans nos Cercles où les
-hommes seuls pénètrent, nous vivons hors de toute atteinte féminine.
-Les attentions qu’en France les femmes imaginent, des hommes les ont
-pour nous, et les vieillards celles des petites filles. Ce n’est
-point la femme du banquier qui m’éveille, la femme de l’évêque qui me
-borde, c’est le banquier lui-même, c’est l’évêque. Si nous ouvrons
-notre porte un peu vite, un professeur à cheveux blancs, surpris à y
-clouer une cocarde, s’enfuit désolé par la fenêtre et par les toits.
-Ou bien ce sont les chirurgiens qui, chaque matin, nous offrent, comme
-un miroir à leur malade, des illustrés où nous voyons nos portraits,
-blâmant sévèrement ceux où nous sommes maigres. Ou bien c’est un vieux
-colonel qui nous envoie par amitié les photographies historiques de
-sa vie, et sur l’une d’elles, car il fut champion de nage, il est nu.
-Chacune de nos chambres est dédiée à une promotion de l’Université;
-j’habite par hasard la chambre 1888, et tous ceux qui passèrent leur
-examen cet été-là, où justement je naquis, ont le droit d’entrer me
-voir sans s’annoncer, amenant en fraude leurs amis qui échouèrent. Le
-soir, chaque soir, banquet. Du perron, un hôte s’avance vers chacun de
-nous, s’incline, et nous montons par couples à la salle des fêtes. Le
-commandant donne le bras au Président; pour notre capitaine qui a deux
-mètres, on a mandé par télégramme du Canada le membre le plus haut du
-Club (comme on compte ici par pieds et par pouces, on n’arrive pas à
-savoir quel est le plus grand des deux); et, pour le dernier officier,
-pour moi, le Bostonien réputé dans le cercle,--quel qu’il soit, on lui
-doit aujourd’hui ce triomphe,--pour aimer la France avec le plus de
-passion. C’est un colosse à front têtu, trapu: sous ma main son bras
-tremble. C’est un petit homme timide, bouleversé, qui doit prononcer
-un discours, que deux amis géants rattrapent comme il se dérobe,
-soulèvent, et m’apportent tout droit, pour ne pas troubler ses idées
-et ses mots, comme une bouteille de vieux whisky. C’est un avocat, un
-géographe, un professeur; il voit la France comme la perfection de son
-métier, comme un discours sans paroles, comme un pays étendu sur quatre
-couches de même épaisseur, comme un enfant portant son âme. C’est un
-orfèvre: la France est un gros diamant, et son œil étincelle.
-
-Nous montons. Les jeunes gens s’écartent, même de moi, qui ai leur âge,
-et la jeunesse chez un Français leur paraît une qualité antique et
-stable, comme chez d’autres la beauté, la bonté. Sur chaque marche le
-magnésium éclate, l’air américain grésille ou flambe sous ces premiers
-éclats de la guerre d’Europe. Les pères, les oncles touchent notre
-sabre, notre médaille, tout ce qui est de métal dans ces gens d’une
-autre planète, la main de fer du commandant, puis sa seconde main qui
-est de chair; et leurs yeux se mouillent. Du premier, les vétérans en
-costume nous jettent des iris bleus;--on croit là-bas que l’iris est
-notre fleur nationale, et les morts de l’Indépendance seuls nous ont
-offert ce matin au cimetière, sur leurs tombes, de vraies fleurs de
-lys; les morts savent tout... Un iris atteint mon guide au visage. Il
-frémit comme le héraut du prince de Galles, du roi d’Angleterre quand
-l’effleurent trois vraies plumes d’autruche, une vraie licorne; il me
-serre la main, il me dit:--Je voudrais... je voudrais que les avions
-allemands bombardent enfin nos villes!
-
-[Illustration]
-
-Voici le hall. Les tribunes sont bondées et toute la ville veut
-nous voir dîner, au centre, sur notre estrade. Seuls nous avons des
-coupes, car l’Etat est abstentionniste, et l’on amoncelle à nos trois
-places ce pain et ce vin dont se nourrissent les Français. Chaque
-fois que nous portons un verre à nos lèvres, selon qu’il est blanc
-ou rouge, nous sourient,--chez nous c’est un usage, mais chez eux
-c’est l’instinct,--tous les blonds ou tous les bruns. Chacune des
-immenses baies, car c’est la salle des concerts, porte l’écusson d’un
-musicien allemand. Dans la baie Schubert, la plus lointaine, s’est
-réfugié l’orchestre, qui ne jouera ce soir que des morceaux à solos de
-flûtes, car les flûtistes de l’univers entier sont Français. Dans la
-baie Mozart, juste en face, à la distance type d’où les millionnaires
-écoutent et voient le monde, les banquiers et leurs familles; ceux qui
-ont un nom ou un ancêtre français, et qui agitent les mains vers nous,
-qui rient plus fort, comme si nous devions reconnaître leur parenté
-aux ongles, aux dents; ceux qui s’appellent Schmidt, Mayer, Meyer, que
-leurs filles mariées plaisantent et qui tirent des cartes de visite
-où ils ont fait graver pour ce jour-là leur surnom seulement, Teddy,
-Billy. Dans la baie Schumann, un visage étincelant de jeune femme, qui
-se trompe d’ailleurs, qui, au lieu de regarder, écoute, qu’on appelle
-de la salle, qui n’entend rien. En bas, réunies, voilà les familles
-des étudiants tués en France, oncles, tantes, cousines les plus
-éloignées en deuil,--les parents, orgueilleux, en toilette. Voilà ce
-vétéran de l’Oklahoma qui s’est rendu à pied à toutes les guerres, à
-la guerre de Sécession, à celle d’Espagne, du Mexique, arrivé du matin
-à la guerre allemande. Voilà les étudiants de l’Equateur à Harvard,
-ceints de l’écharpe bleue qui flotte, les jours de fête, à peine de
-biais, sur l’Equateur lui-même. Voilà l’auteur célèbre de _Jours
-paresseux en Patagonie_, qui s’agite, enjambe des bancs, les renverse
-avec leurs dames. Voilà tous les enfants riches mal élevés--les
-autres sont couchés--qui regardent sans dire une parole, tout droits,
-sages, tendres. Voilà,--de quelle baie, de quel désespoir allemand
-s’échappe-t-il?--un oiseau qui traverse la salle sans hésiter, d’un
-maître à un maître connu, et il effleure mon voisin qui en profite pour
-me dire:
-
---Je voudrais de petites Américaines crucifiées, de petits corps
-éteints dans des robes toutes fraîches. Leurs pères pacifistes les
-secouent, et enfin comprennent!
-
-De tous côtés, écrites, orales, arrivent les questions, car chacun
-des plis, des numéros, des lisérés de nos vareuses est une énigme. On
-étudie notre uniforme, à nous sortis de la guerre, comme on étudia à
-Paris le visage du premier soldat sorti de la bataille. Jamais feuille
-cornée dans un livre n’intrigua plus que mon col rabattu, le seul
-de la mission: ai-je reçu une balle au cou? Ai-je servi en Egypte?
-Est-ce de la fantaisie? Suis-je un fantaisiste? Qu’ai-je sur moi qui
-soit allé à la guerre? Mon briquet? Tous lèvent la tête, éteignent
-leur cigare, et s’en allument un nouveau à cette balle allemande qui
-passe, apprivoisée. Voilà les délégués de la ville qui adopta Péronne;
-ils ont des cartes de Péronne, des plans, des photographies; mais ils
-voudraient savoir d’un Français même si leur filleule--tout d’ailleurs
-serait racheté par ses souffrances--était une ville aimée en France,
-ou détestée, ou seulement indifférente. Je les rassure; bien que du
-Centre, j’adorais Péronne; je croyais même que Jeanne Hachette y était
-née; je le leur révèle;--ils s’en vont heureux. Voilà les cent visages
-un peu tristes de ceux qui ont juré de ramener pour le dimanche un
-officier français à leurs femmes et à leurs enfants qui préparent déjà
-leurs meubles anciens et leur coq de bruyère apprivoisé,--mais déjà ils
-n’espèrent plus. Voilà, qui me sourit, le pasteur d’Amérique qui parle
-le mieux de la Mort. S’il parle de la Mort, ses paroles deviennent
-on ne sait quels papillons vivants, qui se posent sur les auditeurs
-mortels, non sur leur corps mais sur leur âme. On sent l’âme onduler,
-fléchir. Il va parler tout à l’heure, et vous aurez son discours. Il me
-fait des signes, qui se posent sur mes prunelles...
-
-Le dîner s’achève. On distribue les éphémérides de la guerre que
-tous les membres du Club ont réclamés. Désormais ils sauront enfin
-à toute heure ce que les Français, tous ensemble, ont fait voilà
-juste un an, voilà deux ans. Mais déjà cela ne leur suffit plus: ils
-veulent apprendre ce qu’a fait chaque Français à chaque heure, ils
-interrogent chacun de nous, à brûle-pourpoint, comparant les réponses.
-Que faisions-nous le 3 avril, le 15 juin? Parfois, sans qu’ils s’en
-doutent, ils atteignent un de ces jours sensibles que l’on tait, ils
-enfoncent dans notre cœur même, comme le douanier sa pointe dans la
-caisse où se cache un homme. Parfois un jour qui n’a pour anniversaire,
-dans ces trois années mêmes, que des jours de repos et de paix, et ils
-passent un peu désappointés le bras à travers toute ma guerre. Mais
-aujourd’hui ils tombent bien, et j’avoue tout, et j’ai des raisons
-aussi de m’en souvenir:
-
---Voilà un an? insiste l’orfèvre.
-
---Un an? Quel jour c’était? C’était le jour le plus long de l’année. Ma
-fête allait bientôt venir, tout en haut du printemps, comme un portrait
-cloué au-dessous, juste au-dessous de la frise. C’était un jour où se
-baignaient une lune et un soleil tous deux entiers. Un soleil allongé,
-transparent,--je le reconnaîtrais, si je le voyais,--percé de part
-en part par ses propres rayons. Soudain, le vent se leva, puis la
-rafale, un objet me frappa au visage; pas de sang, ce n’était pas une
-balle: c’était une carte de visite, je la ramassai, je lus le nom:
-c’était la carte de mon lieutenant disparu depuis deux mois, que nous
-croyions depuis deux mois en France, jouant au jacquet, qu’il adorait.
-Le crépuscule vint; avec son ancien ordonnance, je me glissai devant
-les lignes et il était là, à demi enterré; l’ordonnance le reconnut à
-ses jambières neuves: de ses poches coupées par un rôdeur tombaient
-des lettres, et une autre carte de visite, toute prête à m’appeler au
-prochain ouragan...
-
-Il se tait.
-
---Voilà deux ans?
-
---Encore ma fête. Mais cette fois c’était la nuit. Près de moi dormait
-Juéry monté aux tranchées pour me voir et qui répondait "Invité" chaque
-fois qu’un chef de patrouille le secouait. De petites étoiles se
-logeaient dans les plus grosses et n’en bougeaient plus. Ma sentinelle
-aussi dormait dans une ombre plus grande qu’elle. Je m’approchais en
-rampant, je la prenais par les épaules:
-
---Et si j’étais les Turcs, que ferais-tu maintenant?
-
-Elle se débattait sans pouvoir dégager ses bras, elle balbutiait:
-
---Mon lieutenant, je vous... je vous tuerais.
-
-Il se tait.
-
---Et voilà trois ans?
-
---Je pêchais à la ligne, à Chelles.
-
---Comment?
-
-Alors mon voisin se rappelle soudain, ému, que voilà trois ans c’était
-la paix; il renverse le petit vase où étaient les drapeaux,--pour son
-malheur, car on avait mis de l’eau dans le vase. Il s’emporte, il
-espère qu’un sous-marin au moins pourra remonter l’Hudson et bombarder
-à Albany une certaine maison qu’il connaît, avec le portrait du Kaiser.
-
- * * * * *
-
-Mais les orchestres se taisent, et les musiciens, qui en Amérique
-préfèrent la parole à la musique même, la musique étant un son
-précis, la parole un appel étrange, ont rejeté dans le couloir leurs
-instruments. Les cinématographes s’arrêtent, on ne voit plus qu’un
-carré blanc; prodige, l’opérateur du cinéma écoute. Le plafond
-s’ouvre et sur les trappes se penchent des têtes, lointaines encore
-et prudentes à cause du vertige. Toute la salle est hypnotisée,
-comme aux Etats-Unis toute salle, toute famille, dès qu’on prononce
-un discours... Le président se lève... D’un geste, il détourne les
-projecteurs, qui dirigent alors leurs faisceaux par les lucarnes,
-éclaboussant, éblouissant les gens de la nuit... Il ouvre la bouche...
-Une seconde avant ce miracle, un homme qui parle!... Il parle!
-
-[Illustration]
-
-Mais pourquoi un président ne connaît-il pas mieux le danger ou les
-règles de la parole? Pourquoi, dès sa première phrase, a-t-il lancé un
-défi à tant d’oreilles bienveillantes? Pourquoi, sans prévenir, a-t-il
-usé du mot qui tout appelle, qui cueille tête et cœur:
-
---La France..., a-t-il dit...
-
-Aussi n’a-t-il pu continuer. Tous les auditeurs se dressent, tous
-montent sur les bancs, les tables, et la profondeur de ce tapis humain
-tout d’un coup s’est doublée. Tous crient, tous sifflent. Le nom
-prononcé s’est écrit en une seconde sur le béret des enfants, sur les
-drapeaux: on les agite. Les belles têtes lourdes de nattes blondes,
-d’où les pensées s’évaporent moins vite, s’inclinent lentement et les
-têtes chauves ondulent avec délire. Nom toujours présent, et à chaque
-seconde inattendu; nom qu’aucun autre en Amérique ne peut aujourd’hui
-équilibrer, et ces frénétiques ne s’assiéront à nouveau que s’ils le
-veulent, et il ne servirait à rien de leur crier les autres cris:
-Patrie, Amour,--ou de chercher au hasard dans les délires du passé un
-nom antidote,--Montjoie, Washington,--ou même de crier à l’oreille de
-chacun le nom de son secret. Les officiers aussi se lèvent, et même
-Sir Beltie, consul des Nouvelles-Galles du Sud, qui est sourd, et veut
-interroger son voisin suffocant. Le président s’est tourné vers lui,
-il profite d’un instant plus calme, et il se hâte, il semble vouloir
-ne parler que pour Sir Beltie, n’avoir à dire qu’une seule phrase,
-sans intérêt pour tous les autres, d’importance suprême pour les
-Nouvelles-Galles du Sud, et il reprend, à voix presque basse, puisque
-aussi bien Sir Beltie n’entendra jamais:
-
---La France chaque jour...
-
-Mais la même fureur agite la salle. On n’a pu arrêter le président
-qu’au quatrième mot, car il a parlé d’un trait, mais tant pis, ou tant
-mieux, pour le mot «chaque», pour le mot "jour", pris par hasard dans
-un tel triomphe. Les portes s’ouvrent, et un flot pressé bouscule les
-maîtres d’hôtel irlandais, fils et frères des agents, qui tentent par
-atavisme de résister. Les spectateurs du plafond, moins rigides, mieux
-équilibrés maintenant, se penchent, retenus dans le ciel par un ami qui
-se sacrifie et leur tient les pieds et ils battent l’un contre l’autre
-des bâtons de buis. Le Président comprend enfin son impuissance. Jamais
-ces vingt mille sentinelles ne le laisseront s’évader avec son mot; et
-il fait signe qu’il renonce; qu’il va recommencer, mais par une autre
-phrase. Méfiante, la foule se tait, reste debout. Il la flatte.
-
---Amis, mes chers et vrais amis...
-
-Il est blême; il hésite; de pitié trois ou quatre vrais amis
-s’asseyent. Alors, il dit dans un langage entrecoupé à faux:
-
---Amis, ne--voyez-vous pas chaque--jour le visage de la--France devenir
-plus pâle?
-
-Tous trois, recevant cette phrase inattendue, nous avons pâli. Pas un
-regard qui ne se porte vers nous, puis par pudeur aussitôt ne nous
-laisse. Honteux de son délire, chacun à la dérobée regagne sa place.
-Les têtes aux nattes blondes s’inclinent, ferment les paupières, voient
-à l’intérieur sur leur fond bleu une France de taille humaine blêmir,
-mourir. Puis les yeux se lèvent et reviennent à nos visages. Sur nos
-visages où le sang monte peu à peu, les voilà roses,--les voilà, sous
-ces milliers de regards, tout rouges,--l’un d’eux écarlate. Alors les
-applaudissements reprennent, sans cris, sans sifflets cette fois,
-joyeux, interminables, et nos voisins nous forcent à nous lever, à
-saluer,--encore tout guindés, meurtris par ce sang venu trop vite,
-immortels...
-
- * * * * *
-
-L’orfèvre me montre six étudiants en robe, assis au premier rang
-des loges. L’Université a supprimé les concours de fin d’année avec
-l’Université rivale, les régates, le baseball, les courses au stade,
-mais le tournoi d’éloquence est maintenu et sera disputé lundi. Le
-sujet en est déjà connu: la France. De même que l’on nous emmenait du
-lycée avant la composition sur _Britannicus_ ou sur _Phèdre_, observer
-à l’Odéon la vie et les habitudes de Britannicus lui-même, avec son nez
-en trompette, ses jambes arquées, ou la forme vivante de Phèdre, fille
-de Pasiphaé, qui débutait, surveillée des coulisses par sa mère, on
-leur a réservé des sièges d’où l’on peut nous voir de face. Du côté de
-Harvard, mon ami Davis, radieux et muet, car il sait de la veille que
-nos colonies ont la superficie de l’Union tout entière, et il rumine
-un tel secret; Zimmermann, qui doit improviser en vers, radieux aussi
-car les trois noms des officiers français, par un prodige, valent le
-premier un spondée, le second un dactyle et le troisième un ïambe;
-et un petit Israélite attentif qui, lui, pour ne rien perdre, a pris
-des lorgnettes. Ces trois de Harvard soutiendront que la France est
-un patrimoine commun aux peuples, et sera leur jardin, leur musée. Du
-côté de Yale, trois qui prétendent que la France, au contraire, est
-la France, et, pour l’honneur d’ailleurs des nations, une nation. Tous
-ont des carnets, et, au moindre de nos gestes, prennent des notes;
-c’est qu’ils ont trouvé pour leur cause un argument décisif, c’est que
-tous les Français se ressemblent, c’est que tous les Français sont
-dissemblables; c’est, auquel des deux camps l’argument servira-t-il?
-que les lieutenants français lisent l’avenir dans la main des orfèvres,
-la pressent avec amitié... Mais le célèbre professeur Golias, qui
-découvrit un fleuve en Bolivie, s’est levé...
-
-[Illustration]
-
-Il débute--comme tous les orateurs là-bas, car il est juste d’offrir au
-public un appât vivant--par une anecdote sur un homme. C’est jour de
-fête, il choisit un grand homme.
-
---Il y a quelques jours, dit-il, le général-maréchal Joffre vint
-déjeuner, en France, chez de nouveaux amis. On prit le café sur la
-terrasse. Une rivière coulait au bas du jardin. Le général-maréchal
-l’admira et demanda son nom.
-
---Monsieur le Général-Maréchal, répondit l’hôte, c’est la Marne.
-
-Les auditeurs autour de moi s’épanouissent. Zimmermann a trouvé la
-quantité du mot Joffre et la note à la hâte... La Marne est pour
-tous ici la seule bataille de la guerre, et il n’est pas de jour où
-ils ne la discutent entre eux. Il faudra quand ils seront en France,
-même au prix d’un recul, faire combattre leurs premiers soldats sur
-ce fleuve. Chaque soir, oubliés sur les tables des clubs, tracés
-à l’intérieur de papiers à lettres qu’on n’a pas osé déchirer et
-qu’on remit avec dévotion dans le pupitre, nous trouvons des plans à
-l’encre fraîche, des lignes qui se croisent sans raison,--corrigés
-parfois au crayon bleu, indice que l’intendant du cercle lui-même a dû
-intervenir,--indéchiffrables, s’il n’y avait en bas et à gauche une
-marque isolée, un poinçon, qui rend cette feuille précieuse, qui est
-Paris, Paris tout rond pour qui l’ignore, ovale pour qui le connaît de
-vue: c’est leur solution de la Marne. Parfois le critique se trompe.
-Des villes étrangères à la victoire--celles où une promenade en auto
-l’a conduit de Paris--sont conviées par reconnaissance à la bataille
-ou glissées au moins jusqu’à portée du front: Provins, traversé par
-un peu de Voulzie, Evreux, avec un peu de l’Eure, chaque cité portant
-à la Marne un segment de rivière comme un oiseau son fil. Parfois sur
-l’extrême-gauche, de petites circonférences trop pressées pour être
-des villes, les roues des taxis. Parfois, à gauche, un cercle avec
-deux bras et deux jambes: c’est qu’un de mes amis a tenu à indiquer ma
-place, ma place à moi. Parfois aussi une vraie carte de l’Ourcq, où les
-épingles dans la soirée ont creusé autant de trous qu’on en voit des
-avions. De vieux messieurs, qui n’ont visité que le Sud de la France,
-Nice, Pau, restent un peu en arrière des stratèges et suivent la lutte
-comme l’ont suivie les Niçois et les Palois eux-mêmes, sans parler,
-sans fumer...
-
-Maintenant Golias décrit la Marne, comme elle naît dans les noisetiers,
-finit dans les tilleuls, comment, sans aucune pente, elle garde le
-courant des plus vives cascades, comment ses affluents ont lutté eux
-aussi contre la Meuse qui les voulait jeter au Rhin, et l’ont vaincue
-et isolée par le subterfuge des méandres coupés. Puis, triomphant enfin
-de sa modestie, il avoue que la rivière découverte par lui en Bolivie
-est juste, à un mille près, de la même longueur que la Marne, qu’elle
-aurait sur une carte le même aspect,--mais il avoue aussi qu’elle est
-desséchée, rugueuse, sans histoire, et la voilà rejetée par lui-même au
-soleil équatorial comme d’une couleuvre en renom la peau primitive.
-
-[Illustration]
-
-Le pasteur Cox s’est levé. Il s’étonne de tant de silence. Il dit:
-
---Non, ne me forcez pas aujourd’hui à vous parler de la Mort. Rallumez
-tous ces yeux éteints. Rentrez vite, comme y rentrera après une minute
-à peine l’heureuse génération qui vivra et mourra le jour du jugement
-dernier, dans vos corps encore tout chauds. Toi, mon ami le soldat, ne
-te trompe pas, voilà que tu reprends à tort un corps plus paresseux,
-un visage plus tendre que les tiens. Jeunes filles, jeunes gens, je
-ne veux pas venir aujourd’hui du fond de votre vie, le dos à votre
-mort; un instant je m’aligne dans votre file, je marche à vos pas, je
-vais au-devant d’elle, pour la première fois je l’aperçois comme vous
-l’apercevez, invisible, un gouffre, un cri sans aucun son, et je remets
-l’âme du chrétien qui mourut voilà une heure dans mes bras à une mort
-lointaine et solitaire. Aujourd’hui je parle au lieutenant français,
-qui a mon âge et qui fut quelques mois jadis, dans ma promotion même,
-élève de notre Université.
-
-Tous les regards déjà fixés sur la mort sans transition me touchent.
-Une seconde, sous mon projecteur, tous m’aperçoivent comme un pauvre
-insecte pris entre le télescope et un astre affreux. Tous les visages
-contractés par l’angoisse me font le sourire qui sera un jour leur
-dernier sourire, ou le premier après le Jugement. Le pasteur Cox
-continue:
-
---C’est au nom de cette promotion que je lui parle. Il l’a autrefois à
-peine connue; nous nous le rappelions à peine. Désormais nous voulons
-qu’il soit l’un de nous et je prends son adresse à Paris pour qu’il
-reçoive dans l’avenir nos circulaires, nos lettres de mariage, de
-mort. Enrichir son passé est rare, il nous aide à cela. Je le prends,
-je le replace dans l’année la plus douce de notre vie, et celle d’où
-partirent nos amitiés. Hier je l’ai reçu à notre banquet annuel. Je lui
-ai dit--j’avais cherché dans le dictionnaire français les synonymes
-au mot heureux--je lui ai dit que nous étions tout cela, bienheureux,
-sanctifiés, ravis, d’avoir retrouvé, inconnu, un compagnon d’enfance.
-Banquet qui ne réunissait que des hommes de trente-trois ans, où un
-siège eut été vide si nous avions été apôtres; première année où le
-squelette tendu dans l’homme n’a jamais soutenu un corps divin; où
-manquaient d’ailleurs deux de nos camarades morts dans le semestre:
-Elias Dorzia, perdu en Chine, dont la mort nous semble je ne sais
-quelle dilatation immense, Francis Norton, tué en France, et qui est
-devenu au contraire un point, une simple petite croix noire à l’encre.
-Mais nous pensions surtout à sa promotion française mutilée, et, c’est
-pour cela que je parle ce soir, nous voulons qu’il en comble les vides
-en puisant comme il l’entendra dans la nôtre. Qu’il choisisse parmi
-nous un ami pour chaque ami français tué; je le conseillerai, notre
-année par chance est bonne, les paresseux n’y sont pas lâches, les
-menteurs n’y sont pas hypocrites, et peut-être y trouvera-t-il le poids
-exact de ceux-là même qui personnifiaient pour lui les dons et les
-vertus.
-
-Il s’assied. Il s’est assis, et soudain après une minute, s’est tourné,
-a tourné sa chaise, comme s’il avait oublié de se replacer dos à la
-mort. On sait de quel côté maintenant elle vient; elle vient suivant
-une ligne qui effleure un flûtiste, traverse un enfant. L’assistance
-respecte mon deuil, se tait. Les vieillards et les enfants s’excluent
-par dévouement de mon amitié pour y laisser la place à ceux qui ont
-juste mon âge, et, un jeune homme venant vers moi, l’orfèvre avec
-empressement s’écarte, s’incline devant ce cadet et le respecte, comme
-si déjà arrivait le remplaçant de mon meilleur ami.
-
-Amitié, mon amitié, où ces feux inégaux que sont les Français
-s’éteignent, et où le pasteur Cox veut placer vingt cœurs ingénus,
-vingt lampes égales brûlant aux mêmes heures. Amitié, qui sur des corps
-déjà froids, à la place des visages où mes amis français entassaient
-des moustaches, des lorgnons, à vingt ans des rides, pose vingt têtes
-simples et nues, à cheveux blonds. Amitié, ou plutôt Café-terrasse de
-la rue Pigalle, d’où chaque année partait ma promotion pour dîner rue
-Vignon dans le Café-caveau; où se sont rencontrés encore, une semaine
-avant la guerre, les huit fidèles, dont je veux bien, Amitié nouvelle,
-vous dire les noms, et je glisserai même pour vous dans la phrase
-la part du corps où ils furent meurtris, mais dont je vous cacherai
-toujours s’ils sont tués ou vivants: Gilly, qu’une femme adorait, qu’on
-voyait arriver quand l’horloge sonnait neuf heures, partir dès qu’elle
-sonnait dix,--qui, orgueilleux, entendait ne donner par journée que
-vingt-trois heures juste à l’amour. Rouvère, qu’une femme adorait,
-qui s’accrochait au dernier de nous, l’accompagnait jusqu’à sa porte,
-le couchait, le bordait, qui partait alors bienheureux, enfin libre,
-avec sa tête qu’il coiffait à l’américaine, ses cravates américaines;
-et il sera ainsi le plus facile à remplacer. Jorlet du Plessis de
-Guillot de Therouanne, qui avait encore deux autres particules, et
-que nous n’appelions jamais que par tous ses noms; il ne répondait
-qu’au dernier, à l’avant-dernier il ouvrait la bouche. David, le seul
-d’entre nous qui eût un fils, David immense, et de toutes façons
-j’eusse parlé de son cœur... que nous appelions Goliath. Guenle, qui se
-vantait de descendre de Ganelon, cela s’expliquait par une crase ou une
-catachrèse, que nous appelions Dreyfus,--avec ses yeux. Bianci,... avec
-son front, son oreille, son genou droit, son pauvre foie.
-
- * * * * *
-
-Puis venait le discours de mon commandant, à qui l’on avait offert, à
-l’entrée, un bouquet d’immortelles, et qui prenait ces fleurs pour
-thème, sans voir qu’il confondit, dans tout son second paragraphe,
-immortalité et éternité. On saisissait, on acclamait chaque nuance sur
-la longévité, la résurrection, la double naissance; car, pendant les
-trois premiers mois de sa guerre, par un prodige, l’Amérique comprit
-le Français, comprit Viviani, Bergson, et eût compris,--je le tiens de
-Bédier--un discours en vieux français. Puis se levait un vieil amiral,
-qui reçut sur la tête, à Manille, le pavillon de son navire démoli par
-un boulet, qui voit depuis (à ce que nous expliqua le speaker) tous les
-gens avec un de leurs membres diminués ou manquants, et, après avoir
-promené ses yeux sur ces vingt mille êtres pour lui borgnes ou manchots
-ou paralytiques, qui commença par cette phrase:--Je vois la France avec
-son corps entier et sain, vierge avec ses deux yeux... Puis le poète
-(toujours à ce que dit le speaker) le plus imagé de l’Amérique, et
-chacun secouait un peu ce qui pouvait sur soi provoquer une métaphore,
-ses cheveux, son ombre, la harpiste sa harpe, et chacun peu à peu se
-retourna, regarda vers les coins obscurs, curieux, car l’imagiste
-prenait toutes ses comparaisons dans un couple amoureux.
-
-Puis les orchestres jouèrent la _Marseillaise_ et, avant le _Chant
-américain_, un autre hymne qui était _Le Chant du Départ_, inconnu
-là-bas--mais si terrible que beaucoup partirent inquiets, anxieux de
-savoir quelle troisième nation s’était glissée, en armure, entre la
-France et l’Amérique nues, rassurés le lendemain quand ils apprirent
-la vérité par le journal.
-
- * * * * *
-
-[Illustration]
-
-C’était la fin. Un petit homme se glissait vers moi, me disait en
-anglais, les larmes aux yeux:--Ah! comme je voudrais parler avec
-vous, et j’ignore le français: Sprechen Sie deutsch? Mille têtes
-graves nous accompagnaient à l’ascenseur, et discrètes, nous laissant
-partir seuls tous trois, s’écartaient aussitôt pour ne pas contrôler
-si nous montions dans la nuit ou si nous descendions et suivions la
-route... Nous suivions la route... La ville, que nous ne connaissions
-que par son plan de fêtes, vain et illogique, nous offrait sa vraie
-pente, ses avenues les plus larges, des marronniers en fleurs. La lune
-avait la forme d’un navire, un vrai pont, une vraie voile, on pouvait
-deviner l’âge du capitaine. Respectant sur les deux autres l’honneur
-amassé dans un tel soir, leur prenant doucement le bras, chacun, s’il
-glissait, s’il éternuait, prenait soin de n’injurier que soi-même. Sur
-chaque maison, appliqué contre la vitre où l’on affiche, le matin, pour
-attirer le glacier, la pancarte avec le mot Glace, un petit drapeau
-français; mais il était minuit, nous ne pouvions monter dans toutes.
-Devant le poste de police, on ouvrait l’arrière d’une voiture-cellule
-comme une malle Innovation, et nous apercevions assis sans faux-col un
-rôdeur en complet à carreaux qui levait les bras criant Vive la France,
-et le policeman muet devait suivre ses gestes en les amplifiant, car
-l’autre avait des menottes. Parfois, profitant d’un énorme incendie qui
-nous avait attirés, un membre du Club nous rejoignait, nous invitait
-pour le dimanche, cachant sa rougeur sous d’immenses reflets pourpres,
-s’enfuyait sans attendre la réponse, renonçant pour ce soir-là, dans
-sa joie, à la joie peut-être de sauver des enfants;--et de tout ce que
-d’autres appellent cataclysme, tremblement de terre, de l’inondation,
-de la tornade, un Américain timide eût tiré parti pour nous joindre.
-Nous rentrions au Club; nous traversions sans hâte les salles où
-veillaient, avec des yeux semblables, les têtes innombrables des
-tigres, des antilopes, des buffles tués par Roosevelt ou morts chez
-Barnum. Un lion dormait. Je caressais comme chaque soir la barbe du
-bouquetin. L’Irlandais de l’ascenseur, impitoyable, pour nous souhaiter
-à loisir bonne nuit, arrêtait et pérorait entre deux étages. Dans ma
-chambre les fleurs envoyées par mon chauffeur King s’étaient écloses,
-œillets qu’ils étaient, sous la pensée de mon chauffeur fidèle. Sur
-chaque objet, un visiteur anonyme avait installé pendant mon absence
-un petit pavillon de nation alliée,--"d’une des nations justes et
-impartiales", comme il me l’expliquait sur une carte; je ne pouvais
-désormais, le drapeau de Cuba pavoisant mon téléphone, téléphoner sans
-penser à La Havane, à une créole endormie et juste; me regarder dans la
-glace surmontée du drapeau siamois sans penser au Siam, à une Siamoise
-aux cheveux coupés en brosse, aux dents rouges et impartiale. Dans la
-chambre jumelle Morize s’endormait, les pieds en l’air, se renouvelant
-dans la nuit comme un sablier, et, la tête haute sur des oreillers,
-je rêvais... Je rêvais que la soirée continuait. Je rêvais que le roi
-des transitions prononçait son discours. Il décrivait sa ville natale,
-Worcester, mais l’on sentait qu’il voulait maintenant parler de Paris;
-il faisait en vain mille efforts, s’aidant des premiers mots venus
-pour quitter Worcester, y renonçant, désolé, prêt à rendre son titre;
-quand soudain, radieux, il trouvait enfin, et, passant de sa ville à ma
-ville par des avenues, les plus larges, il disait:--Worcester, c’est la
-beauté, la beauté c’est l’amitié; l’amitié c’est Paris...
-
- * * * * *
-
-C’est ainsi que la nation nièce de la Grèce embaumait une
-nation vivante. C’est ainsi que l’Amérique incrustait au centre
-d’elle-même--et des enfants mes amis découpant les atlas le firent
-dix-sept fois sur leur carte des Etats-Unis à l’école--une France de
-vraie grandeur. Ce qui dépassait des dix-sept Finistères, des dix-sept
-Manches, des dix-sept Bouches-du-Rhône, les écoliers l’entassaient dans
-le Texas immense, avec les dix-sept Corses. C’est ainsi qu’on nous
-honorait, les femmes comme si nous habitions une immense Andromède,
-éventés par ses cils, haletants sur sa gorge, les hommes Prométhée.
-Les policemen arrêtaient dans les rues les chauffeurs qui avaient mis,
-dans le trophée du capot, le drapeau français à gauche de l’américain
-et non à droite. D’un quinzième,--de notre voiture nous la voyions
-tombant comme la Vierge d’Albert,--une mère nous tendait son fils.
-Puis, parfois, notre guide s’agitait, nous attirait vers lui, nous
-disait à voix basse:
-
---Vite!... Vite!... regardez là-bas! un Français!
-
-Sans réfléchir, nous nous précipitions, gagnés par l’angoisse de voir
-une parcelle de cette nation, de cet honneur, et nous apercevions un
-petit homme aux habits râpés, le nez busqué et craintif, avec une
-mouche et deux moustaches;--une seconde nous étions déçus, et soudain
-nous l’aimions, nous étions heureux...
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-DÉJA L’ON VOIT...
-
-
-Puis les femmes...
-
-D’abord les aïeules, les seules que la guerre n’étonne ou n’agite
-point, car elles l’ont vue. Elles n’ont eu qu’à rendre journalière
-leur réunion décennale des infirmières de la Sécession, et les voilà
-prêtes. Elles disent adieu aux écoliers comme s’ils allaient partir
-aussitôt, car, en 1862, sept cent mille soldats nordistes avaient
-moins de dix-sept ans, et leur seul tourment est de ne pas connaître
-la largeur de chaque couleur du drapeau français, dont elles croient
-les bandes inégales. Je suis donc venu rassurer mes hôtesses de voilà
-dix ans, les trois misses Potter, les deux maintenant, car la seconde,
-à soixante-huit ans, est morte, et l’aînée et la cadette, attirées
-l’une vers l’autre par je ne sais quel vide, se bousculent depuis et
-se heurtent sans cesse. J’ai retrouvé, comme Ulysse, le petit chien,
-mais bien portant; ce n’est pas moi qu’il attendait. Elles m’ont conté
-le détail de tout ce qui leur était arrivé en ces dix années, de tout
-ce qui arrive aux femmes: la visite de ce Mr. Howe, d’Annapolis, avec
-lequel jadis j’avais pris chez elles le thé; et elles avaient vu deux
-fois Miss Robinson, qui m’apprenait en anglais les mots exprimant
-la patience, et aussi Mr. Klaks, qui m’apprenait l’impatience, les
-jurons. Pas une minute elles ne songèrent à m’interroger, et d’ailleurs
-je n’avais fait que ce que font les hommes: le tour du monde, la
-guerre; je m’étais hissé sur le faîte de la vie; j’avais aimé la femme
-d’Europe la plus dangereuse, j’avais manqué la tuer; une fois aussi,
-de l’autobus, sur la place du Théâtre-Français, faisant sous la pluie
-la queue pour _Primerose_, j’avais aperçu Mr. Klaks. Puis toutes deux
-m’accompagnèrent chez Miss Longfellow, toutes blanches, en robe de soie
-blanche achetée après la victoire de Richmond, avec des yeux bleus,
-et l’idée s’imposait qu’au cinématographe les faisceaux de leur image
-seraient blancs de neige, à parts deux fils tout noirs pour leurs iris.
-Puis je trouvai des prétextes pour faire prononcer le nom de son père
-et le mot "Poésie" à Miss Longfellow, assise au-dessous de son buste
-de jeune fille, le buste au-dessous de son portrait d’enfant, et qui
-venait par cascades à nous du temps victorien, comme dans un poème, par
-trois métaphores, l’inoffensive idée de la vie d’un Poète.
-
-Ensuite les mères... Soudain, en pleine rue, elles aperçoivent les
-officiers français qui viennent droit sur elles, elles tressaillent.
-Nous nous écartons, mais notre première image, partie de nous si
-brusquement, ne les évite pas, et les traverse. Elles n’osent
-nous suivre, elles n’osent se retourner, elles s’arrêtent, toutes
-droites, et chacune, sans pensée, est seulement une seconde sa propre
-statue. Mais le lendemain, nous rencontrant dans un wagon, elles
-s’enhardissent; elles viennent s’asseoir près de nous; elles ont pensé
-depuis la veille à l’étoffe de notre uniforme qu’elles tâtent, pour
-savoir de quoi s’habillent leurs fils en France, à nos boutons de
-métal, qu’elles soupèsent, pour être sûres qu’ils peuvent arrêter une
-balle tirée juste en leur centre. Elles disent:
-
---Mon fils est infirmier dans les Vosges. Il revient pour s’engager,
-que j’en suis heureuse!
-
---Mon fils est votre soldat au régiment de Harvard. Hier il a fait son
-testament, depuis il vit au hasard. Il est parti ce matin sans dire
-l’heure du souper.
-
---Mes deux fils partent demain pour le camp de Plattsburg. Mon mari, M.
-Cannon, l’ancien chapelain, nous répète:--Je veux donner à la France
-deux canons, l’un de cinq pieds sept pouces, l’autre de six pieds...
-Mon mari aime rire.
-
-Mères imprudentes, qui envoyez vos fils à la guerre! Mères avec des
-cabas ornés de fruits éclatants bourrés de coton exsangue. Mères avec
-de petits chapeaux roses à raies vertes et des écharpes pourpres. Mères
-auxquelles on fait remarquer que le médaillon du portrait du fils est
-ouvert, et qui le ferment avec la précipitation dont elles retiraient
-voilà dix ans l’enfant penché à la fenêtre. Je vous aide à descendre:
-je ramasse votre billet tombé; je vous enlève, par cette seule
-prévenance, tout regret, tout regret de donner la vie de votre vie,
-l’âme de votre âme. Je vous prends votre valise: vous rayonnez d’espoir
-en Dieu.
-
- * * * * *
-
-J’ai revu Marie-Louise. Elle venait assister son frère pour le Class
-Day, jour où les quatre promotions de Harvard passent leur titre aux
-promotions cadettes. Dix ans depuis nos adieux! Je suis allé sans joie
-à son hôtel, palace, mais bâti du moins sur le lieu même où s’élevait
-jadis sa petite pension. Ma journée jusque-là était mauvaise: j’avais
-déjeuné chez ceux dont le fils venait de mourir, et un accès de fièvre
-avait, devant moi, saisi leur fille unique; j’avais goûté chez ceux
-qui s’étaient mariés après divorce, et, à mon sujet, ils avaient eu
-une brouille; j’avais rencontré un couple condamné par le monde pour
-ses mensonges, réhabilité, et il m’avait menti. Mauvais jour pour
-toucher le présent ou le passé. A mesure d’ailleurs que j’approchais,
-ce que je voyais la veille encore coloré et intact dans mes souvenirs,
-se desséchait, s’évanouissait; toute ma mémoire doutait d’être assez
-solide pour résister au moindre heurt vivant, et, fragile, dès qu’il
-eut frôlé l’hôtel d’aujourd’hui, le petit hôtel d’autrefois pour
-toujours disparut de mon cœur et de mes yeux.
-
-Nous avons poussé un cri; nous sommes restés confondus: tous deux nous
-avions rajeuni. Elle prit ma main, m’approcha de la fenêtre, m’en
-retira, alluma le lustre au-dessus de ma tête comme si la lumière
-artificielle devait plus sûrement décomposer cette apparence. Mais
-c’était bien notre jeunesse. Elle était notre récompense de n’avoir
-jamais prononcé un de ces mots, fait un de ces gestes qui donnent
-l’âge. Nous étions plus libres, chacun avait trouvé son vrai costume et
-sa vraie forme, sa fortune; nous étions plus forts; devant elle, devant
-moi, comme voilà dix ans, chacun des monuments de Boston à la même
-distance, et la vie entière avec toutes ses cimes. Nous nous parlions,
-nous nous interrogions hypocritement pour voir duquel le premier
-jaillirait le goût ou le parfum de la vieillesse. En vain. Toutes les
-douleurs, toutes les joies que nous avions connues depuis mon départ
-étaient comprimées entre deux jeunesses égales... Mais c’est du Class
-Day que je dois vous parler, et non de Marie-Louise.
-
-[Illustration]
-
-Son frère nous attendait dans la pelouse d’honneur où trois bassins
-de bois avaient été dressés, reliés par des tuyaux à mille fontaines,
-et, puisque c’était de jour, on obtenait par l’eau tous les dessins
-que chez nous, la nuit du 14 juillet, le gaz et le feu ont dû tracer.
-Toute la nuit les étudiants étaient rentrés de leurs banquets, par
-deux, le plus grand portant dans ses bras un petit; il n’était plus
-resté au matin que ceux dont la taille est moyenne, et l’aurore
-s’était levée sur des étudiants semblables. Dans les dormitories
-interdits aux femmes le reste de l’année, les cousines entraient en
-riant, et, dans le bureau, sans hésiter, se dirigeaient droit sur
-leur portrait pris dans la glace, prétendant qu’elles se coiffaient,
-mais regardant avec tendresse cet autre reflet vieux d’un an. Sur les
-pelouses, les écureuils qui se laissent tomber sur le passant, des
-branches, tombaient sur des jeunes filles décolletées, frissonnant, ne
-comprenant pas ces épaules nues. La procession défilait, chaque Année
-avec sa musique, devant chaque bâtiment faisant halte et poussant trois
-vivats en son honneur, criant son nom; et une fenêtre s’ouvrait, et
-la dactylographe la plus digne de l’habiter, celle qui travaillait
-les jours même des fêtes, apparaissait et saluait. Les refrains de
-l’Université étaient des airs empruntés jadis à des hymnes célèbres,
-à la _Marseillaise_, au _God save the King_, à Schumann, au temps
-où l’on ne pensait pas qu’Harvard dût devenir aussi célèbre et la
-fraude connue. Premier Class Day de la guerre, où sous leur robe noire
-les promotions nouvelles avaient leur uniforme et nous saluaient
-militairement, oubliant qu’il était caché. Les Années des pères, au
-détour d’une allée, se trouvaient parfois, marchant en sens inverse, à
-la hauteur des fils eux-mêmes. Les jeunes par exception ouvraient le
-défilé, car cette année ce n’était plus vers la vieillesse, vers la
-mort, non certes, c’était vers la guerre qu’on allait. Le poète de la
-promotion guidait la foule vers le stade; des agents tenaient devant
-lui la route libre: pour la première fois de sa vie il pouvait marcher
-dehors sans lorgnon, il voyait le monde tel qu’il est, gris d’argent
-avec son ourlet d’or, ses becs électriques en diamant, avec des petits
-tas de rouge, de vert, de bleu, qui étaient les petites filles et il
-les évitait soigneusement comme si elles étaient les couleurs mêmes.
-
-[Illustration]
-
-Nous arrivions au stade. Assis sur le gazon, nous faisions face aux
-dix mille femmes rangées sur les gradins; dans les travées du centre
-les plus âgées, les mères, en noir, aux oreilles déjà moins sûres, et
-qui se tournaient toutes de profil d’un même mouvement aux passages
-pathétiques pour mieux entendre; de chaque côté, de face, s’écartant à
-leur guise, les sœurs et les cousines, en robes claires où éclatait une
-robe rouge; elles se levaient aux noms propres, au nom d’Eliot, au nom
-de Lowell, hésitant et frémissant--sont-ce des noms propres?--au mot de
-Guerre, au mot de Mort, et nous voyions alors se tendre, cloué au stade
-par les robes rouges, un immense oiseau avec ses ailes. Puis un coup
-de vent releva sur la piste toutes les robes des étudiants; on aperçut
-les uniformes si bien coupés, si propres, on comprit, palpitant et tout
-neuf, le symbole. Des jeunes filles aussi furent prises; on vit de
-fines jambes avec des bas transparents; on ne vit pas de genouillères
-et de cuissards d’argent, de molletières d’acier; et les femmes, pour
-la première fois en Amérique, se sentirent faibles et sans défense.
-
- * * * * *
-
-Muriel Patham, la danseuse, habite le même hôtel que Marie-Louise.
-Vous savez le scandale d’où elle est sortie célèbre. Le professeur
-Apponyi, qui revenait d’Ecosse et présidait à Saint-Louis la réunion
-d’enrôlement, n’a pu supporter voir des jeunes femmes à costume léger
-envahir en intermède l’estrade des conférenciers. Il s’est enfui,
-refusant de prononcer son discours sur l’effort de la guerre. Une des
-danseuses parvint à le toucher, et c’est Muriel Patham.
-
-Muriel me présente à sa mère, une des rares Minnésotaises qui sachent
-que la statue de la Liberté fut donnée par la France, car elle s’est
-assise dans la tête à Paris même, durant notre Exposition. Puis elle
-me conte son aventure. Vous aimez, je crois, à savoir comment parlent
-les Américaines, avec leur petite bouche rouge, comment elles écoutent,
-avec leurs oreilles roses, avec leurs énormes perles. Muriel, qui a
-gardé son sourire du jour le plus cruel de sa vie, son regard du jour
-le plus inoffensif, parle aussi avec sa bouche d’enfant, mais la lèvre
-d’en haut bouge à peine; et elle dut renoncer, au cinéma, à jouer le
-rôle de la jeune fille qui épèle, à la fin de chaque épisode, et fait
-deviner un mot. Le public imbécile ne comprenait pas et poussait, avec
-le menton, par dérision, des cris confus.
-
-[Illustration]
-
---Je suis parvenue, dit-elle, à trente centimètres au plus du
-professeur Apponyi. J’étais sans maillot dans un pyjama aux jambes
-réunies par un ruban et ne pouvais courir. D’ailleurs, dès que j’eus
-étendu le bras vers lui, un frisson me saisit, et de ce jour, froide
-que j’étais, j’ai compris l’esprit de la guerre.
-
---Que comprenez-vous?
-
-Muriel attend, pour vous répondre, que votre parole, arrivée à la
-conque de son oreille, en suive sans hâte les volutes, pénètre, fasse
-jouer un petit os qui tape, au bout d’une minute, sur un tympan.
-Alors, elle entend un bruit épouvantable, elle tressaille:
-
---Ce que je comprends?
-
---Ce que vous éprouvez?
-
---J’éprouve d’abord que je suis lasse, mais inquiète. J’éprouve que
-la nuit je rêve sans cesse de gens bizarres, qui n’ont qu’un œil, qui
-brandissent des massues. Je me suis renseignée. On m’a dit que je
-rêvais de Cyclopes. Depuis l’aventure aussi j’ai perdu cette qualité
-qui encourageait à me photographier dans les ténèbres. Je sens toute
-phosphorescence en moi disparaître. On a tiré hier de mon corps un
-portrait à minuit, on ne voit plus rien.
-
---Mais la guerre?
-
-Muriel s’arrondit sur son divan, avançant le front, comme si elle
-voulait aussi tenir dans une tête, mais non sans regarder par les deux
-orbites vides,--dans une tête moins grande que celle de la Liberté,
-celle de l’Intelligence sans doute; et l’on voit ses belles jambes, et
-une fois même ses genoux,--qui ont en anglais un nom différent pour les
-femmes et pour les hommes, ce qui les rend si bizarres, si précieux.
-
---La guerre? je la vois, par accès. Ou plutôt j’ai des visions, que
-je crois la guerre, mais je ne dispose pas toujours près de moi d’un
-soldat pour me dire ce qui en elles est de la guerre et ce qui n’en est
-pas. Promettez-moi de parler franchement. Donnez-moi votre main...
-
-Elle baisse, lourdes et plus chères dans ce pays, car elles ont un nom
-différent pour les femmes et les jeunes filles, ses paupières.
-
---Je rêve que l’on verse sur moi de petits cartons roses, verts. Ce
-sont les fiches des soldats américains morts dans les ambulances,
-remplies avec une écriture hâtive ou une belle ronde, selon qu’ils
-sont morts de jour, l’ambulance débordant, ou la nuit, quand les
-secrétaires sont moins pressés... J’entends des cris; je vois un blessé
-dans une voiture qui s’emballe, et le brancard glisse peu à peu vers
-l’arrière... Je rêve que j’entends sans relâche, chaque seconde, à
-l’étage au-dessous du mien, appliquer avec bruit un tampon sur une
-table, et je me plains au gérant, et l’on me dit que c’est l’employé
-chargé d’ajouter aux feuilles d’état-civil la mention: "Mort pour
-l’Amérique." Tout cela est simple, n’est-ce pas, c’est la guerre! Mais
-écoutez, qui est moins clair.
-
-J’ai retiré ma main à cette liseuse de pensée, j’ai deviné sa ruse,
-elle sent qu’elle ne pourra plus rien avoir de moi, elle arrache juste
-de ma mémoire un dernier tableau, puis après se trompe.
-
---Je vois, près d’une ferme, un chien tué. Il est noir et frisé, il
-a un collier. Entre deux obus, le fermier sort et reprend le collier
-pour le chien d’après la guerre... Je vois le jardin public de Boston,
-avec tous ces ouvriers parsemés à l’ombre et dormant qui se couvrent
-soudain d’uniformes et de boue. Ainsi est le champ de bataille,
-n’est-ce-pas, mais naturellement avec des morts aussi au soleil? Puis
-je vois à l’horizon mille pioches, mille pics sortant de terre, qui
-creusent, tous levés, tous baissés en cadence sur l’horizon. Ce sont
-les tranchées, dites? C’est encore la guerre?
-
---C’est bien elle.
-
---Comme je suis heureuse! Ma mère prétend que ce tableau c’était la
-paix, l’agriculture... Que vois-je encore? Je vois la première armée
-américaine chargeant, chaque compagnie prenant la forme d’une lettre,
-un nom immense en marche, dont quelques pauvres voyelles sous les obus
-éclatent, et qui devient un mot avec seulement des consonnes, tel qu’en
-prononcent les mourants.
-
---Taisez-vous, Muriel, dit la mère. Je vous en prie, renoncez à vos
-folies. Depuis l’aventure de Saint-Louis, lieutenant, elle veut être
-un homme. Je vous dis contre cela, Muriel, qu’il n’est pas une minute,
-depuis votre naissance, où je puisse vous imaginer en petit garçon.
-Dois-je tout conter à notre hôte?
-
-Muriel hésite. Sa mère lui prépare le thé avec mille raffinements,
-et n’oublie rien, muffins, tartines, toasts, de ce qui peut retarder
-une décision aussi funeste. Elle remplit la tasse. Horreur! c’est
-du thé de Ceylan! Elle regarde avec angoisse Muriel, attristée, qui
-heureusement n’a rien vu, dont la gorge ne s’affaisse point, dont les
-jambes tendrement s’allongent, qui respire sur elle-même des roses. Il
-suffirait à ce moment d’un rien pour la ramener dans son sexe, d’un
-nom de femme brusquement appelé,--de même que nous les hommes, on nous
-ramène au désir d’être homme en criant dans les foires à nos oreilles:
-Polyclète! Phébus! Phidias!--il suffirait de son nom peut-être. Déjà
-ses cils s’agitent, ses deux myriades de cils, qui ont là-bas pour les
-brunes et les blondes...
-
-Mais des fanfares éclatent, nous nous précipitons au balcon.
-
- * * * * *
-
-[Illustration]
-
-C’était encore aux premières semaines de la guerre, où l’Amérique
-ignorante du combat, comme Hercule au Stade faisant du Sandow,
-chaque jour exécutait dans la rue de grands gestes précis, déroulant
-des parades où l’on portait un immense drapeau tendu sur des têtes
-(quelques-unes, les asthmatiques, émergeaient par des trous), où les
-figurants formaient de gigantesques lettres, comme si la guerre était
-déclarée aussi à un astre, qu’il devenait loyal d’avertir par des
-signaux. Aujourd’hui, réclame pour le premier emprunt, voilà justement
-le cortège des femmes qui voudraient être des hommes. Elles sont
-divisées en compagnies, chacune sous un étendard que je ne peux lire de
-si loin, Muriel me l’explique:
-
-_--Parce que l’on nous dédaigne!_
-
-Celles que l’on dédaigne sont toutes jeunes ou toutes vieilles. Un
-gros homme sans orgueil, mari d’une dédaignée, porte la bannière.
-Les spectateurs s’étonnent de voir dans le groupe Emily Battenson,
-l’actrice qu’un souverain a follement aimée, et apprennent ainsi que
-l’amour le plus fou des hommes, même des empereurs, est un dédain.
-
-_--Parce que nous sommes irritées d’être jolies!_
-
-Toutes sont jolies, élégantes; toutes agitées par le doux démon de la
-transparence et des beautés. Celles qui sont plus belles à cheval ont
-eu le droit d’amener leurs chevaux. Toutes sérieuses, à part l’une qui
-sourit, amoureuse d’elle-même, qui voudrait être homme, mais femme
-aussi, mais être double. La dernière, une grande fille plus irritée que
-les autres, qui lance des regards acharnés, la plus belle.
-
-Mais soudain d’un seul geste, d’un geste égal, comme si le même mort
-passait devant chacun d’eux, les cent mille spectateurs se découvrent à
-la fois.
-
-_--Parce que nous voudrions venger le_ Lusitania.
-
-Les musiques cessent de jouer. Du port, les sirènes crient sans
-relâche, celles seulement des bateaux qui font le service d’Europe,
-des bateaux qui peuvent être coulés. Des milliers de femmes avec une
-petite fille à la main, parmi lesquelles--on frissonnait devant chaque
-petit visage triste ou énergique--étaient deux fillettes naufragées
-et orphelines. Vague venue du port, de la mer même, et qui bientôt
-engloutit tous les autres détachements de la parade. Aux spectateurs
-innombrables penchés des étages comme du pont d’un navire, les mères
-dans le défilé tendaient des enfants. Naufragées qui portaient
-toutes--de quoi donc sauve-t-elle?--une cocarde française. Danseuses
-de Caliban prises dans le flux, en tunique blanche, en robe de soirée,
-comme des passagères surprises à minuit par la torpille... Traînards,
-femmes déjà fatiguées, celles qui auraient sombré avec leurs fillettes
-les premières... Celles qui depuis dix minutes seraient englouties,
-invisibles...
-
-Puis, après un vide que trois petits juifs traversent en courant mais
-avec assurance, comme leur nation traversa la Mer Rouge, par lignes de
-seize, l’arme sur l’épaule, au pas de parade, des êtres silencieux,
-deux fois plus larges, deux fois plus hauts, qui agitaient leurs mains
-en cadence: des hommes... Voilà ce que l’on voit en Amérique.
-
- * * * * *
-
-Déjà l’on voit aussi, sur le perron des villas heureuses, une mère et
-une femme embrasser en pleurant un jeune homme qui rit. Il part, à la
-main cette valise plate qui sert pour les visites du dimanche, et qui
-contient pour la première fois au lieu d’un habit un uniforme; il se
-retourne, il ne voit plus que l’une, car la seconde, de peine, est
-rentrée; il a pour celle qui disparut, s’il l’aimait un peu moins que
-l’autre, un immense amour. Il me rencontre, il me regarde. Il ne sait
-pas qu’en France nous reconnaissons maintenant le visage de ceux qui
-doivent mourir; qu’ils ont des yeux francs et timides, au menton cette
-fossette, qu’ils sont graves et qu’ils sourient, qu’on les force à
-monter les premiers dans les tramways, ami qui ne reviendra pas...
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-REPOS AU LAC ASQUAM
-
-
-Vous me regardiez, vous en étiez certaine, pour la dernière fois; moi
-j’étais sûr de vous revoir. Le quart d’heure infini qui nous restait je
-le secouais au hasard, comme on secoue un sablier; dans votre cœur un
-coup sec abattait les pauvres minutes comme à l’horloge de la gare...
-parfois vous ressentiez les secondes et vous fermiez les yeux. Pour
-vous j’étais, réuni à mes bagages, tout ce que j’ai jamais été, un
-ancien inconnu, un homme, un amour à son terme, fantôme je n’étais
-plus; moi je voyais de doux trésors, des yeux bleus, des mains. Êtres
-à taille, à âme d’échelle soudain différente, nous ne pouvions trouver
-de paroles sensées, de pensées communes qu’en ajustant l’un en face
-de l’autre nos visages... Alors heureusement arrivèrent celles de nos
-amies qui prétendent n’aller jamais aux gares, qui vous prirent entre
-elles deux, quand le train fut parti, et, soutenant vos coudes, vous
-firent marcher toute la nuit sans arrêt, comme on l’ordonne aux Indes
-pour ceux qu’a piqués le cobra. Les hommes d’équipe, les contrôleurs,
-devinant cet argent et cet or qui jaillissent d’eux-mêmes autour des
-vrais départs, accomplissaient tendrement leur œuvre, volaient sur moi,
-pour les installer, ma canne, mon manteau, mon chapeau, puis mettaient
-leur franc dans leur bouche comme s’ils allaient eux aussi partir,
-mourir. Mais tu ne pensais pas à ma mort, tu semblais croire que je
-prenais, dans ma méchanceté, un autre moyen de quitter ce monde, un
-trottoir roulant plus rapide que le tien, et, obstinée, tu ralentissais
-même tes derniers gestes. Tu étais dure, et triste, et cruelle comme si
-j’allais devenir un autre homme: un ingénieur, et toujours parler, et
-avoir des moustaches; un saint, et ne plus être libre l’après-midi; un
-enfant, et boire en amont de toutes tes sources. Aujourd’hui la pensée
-me vient que j’ai encore ton âge, je défaille de dévouement et de
-plaisir.
-
-Aujourd’hui... je suis étendu au centre d’un grand cirque de montagnes.
-Quand je me lève et me tiens debout, j’en deviens le pivot même. Comme
-on me le recommandait à l’école, j’ai mis le soleil à ma gauche, pour
-que la lumière soit meilleure, et je vous écris. Le lac au-dessous de
-moi supporte des îles légères, et les sapins des radeaux détruits par
-l’hiver vont à la dérive. Des oiseaux-mouches forent trop vite les
-fleurs des pommiers, touchent le bois dur, blessés repartent. Pour
-les dindons de la ferme aux pattes malades, race dégénérée, Mrs Green
-passe à la graisse les branches de l’arbre perchoir. Une grive rouge
-m’effleure, une brise s’élève. Comme un poète qui songe, près de qui
-se pose un oiseau, qui s’émeut de voir tomber là, parfaite, la pensée
-qu’il cherchait en lui, un amour tendre et doux, au lieu de souffler
-en moi, soulève cette page, m’évente avec amour. Dans les hangars
-cachés par les roseaux les fermiers essayent les moteurs des canots
-qu’on sortira pour les maîtres le mois prochain. Mrs Green bat pour
-moi un couvre-pied rose, car mon lit finit au-dessous de la fenêtre
-et je vois, le matin, sous le drap, mes pieds ensoleillés, mais j’ai
-froid. Au fond des criques où flottent les sapins coupés, les ouvriers
-marchent de l’un à l’autre en sifflant des danses nègres qui feraient
-chavirer tout autre. J’envie leur équilibre, je me sens tout guindé
-d’avoir un lac et un soleil à gauche, et rien à droite.
-
-[Illustration]
-
-Où je suis? Je suis dans un pays que je reconnais énorme, à l’instant
-même, à ce que les guêpes sont trois fois plus grosses qu’en Europe. Je
-suis au milieu du New-Hampshire, qui voit l’uniforme bleu ciel pour la
-première fois, qui croit que j’en ai choisi la couleur moi-même, qui
-me croit donc sensible, généreux. Le régiment de Harvard a une semaine
-d’examens et je me repose. L’auto a quitté Boston lundi, le matin, à
-l’heure où dans les faubourgs, sur de hauts souliers taillés de biais,
-vêtues de robes en foulard de soie, décolletées et appuyées contre le
-vent, les dactylographes montent dans les tramways sans toucher les
-barres d’appui, soucieuses de leurs mains, et les sténographes toutes
-droites, soucieuses de leurs têtes. Sur les perrons, des Irlandaises à
-nattes brunes vous passaient toute douce, par leurs yeux bleus, cette
-pensée terrible qu’elles ont eue la nuit. Nous suivions la route bordée
-par les ormes de Washington, bien vieux, réparés, le tronc comblé du
-ciment qui fait là-bas les statues; et l’immortalité, à défaut de sève,
-gagnait déjà les hautes branches. Les lacs, de plus en plus purs à
-mesure que nous montions, détenaient l’eau des quartiers de plus en
-plus riches de Boston, et venait enfin le lac tout bleu, tout rond,
-qui alimente Beacon Street. A midi ce fut Portsmouth, où je présidai
-sur la plage la réunion des enfants qui vendaient leurs animaux
-favoris pour leurs filleuls de France. Ils étaient une centaine,
-graves, enthousiastes ou consentants, excepté Grace Henderson, qui se
-cramponnait à son veau blanc et pleurait. On le lui achetait vite, en
-le lui laissant par pitié, mais son frère la forçait à le revendre et
-trois fois elle eut à souffrir, à se débattre contre le devoir. Il y
-avait des oiseaux de Cuba, qu’on achète avec les cages; des oiseaux
-du pays, qu’on achète pour les relâcher; des tortues qui se vendaient
-mal, car elles portent gravées sur le dos les initiales de leur premier
-maître; des chèvres; et il y avait des animaux pour lesquels aussi
-c’était un sacrifice, des chiens tristes qui ne résistaient pas, qui
-se vendaient eux-mêmes, un petit éléphant qui retenait sa maîtresse
-par sa ceinture,--elle cédait,--par la manche,--elle craquait,--et il
-n’osa prendre sa natte. Les gouvernantes, pour consoler, achetaient
-vite à leurs enfants un autre animal, et lisaient à tour de rôle,
-sur un stand, les lettres des filleuls:--Venez chez moi, j’irai chez
-vous, écrivait Jean Perrot, et si je meurs je veux vous voir... Des
-professeurs s’étonnaient que les enfants français eussent tous un
-langage rythmé... Puis vinrent des forêts vertes coupées de torrents
-où les petits garçons qui pêchaient la truite à deux mains, n’osant
-bouger, n’osant crier, nous acclamaient d’un clignement d’œil. Puis
-vint Tamworth, pays des mulots, où les chouettes sont si grasses
-qu’elles ne peuvent se percher de face car elles basculeraient.
-Puis vint Sandwich où un Lithuanien, agitant son drapeau national,
-protestait tout seul contre la conscription. Alors vint le lac Asquam,
-et cette terrasse où depuis je suis étendu, au pied d’un bouleau fluet
-et géant, qui n’a qu’une touffe à son sommet et qui chavirera s’il lui
-pousse une autre feuille. J’ai pour hôtesse Mrs Green, la fermière,
-qui porte un grand sarrau rayé, des cheveux gris en nattes sur le dos,
-un lorgnon, mais qui tire à la dérobée la queue des veaux et se bat
-avec le coq. Quand un mot s’attarde dans mon stylo, je le secoue de ma
-chaise longue dans le lac... Mais parfois c’est en moi qu’il hésite, et
-il faut que je me lève moi-même, que je m’accoude, parfois me penche.
-
-Avec qui je suis? Avec deux amis, un forestier, et un poète australien.
-Le matin est à Carnegie, le forestier. Dès six heures, d’une nage
-droite à travers les îles, où chaque propriétaire impose une heure
-différente selon qu’il veut voir lever ses enfants tôt ou tard, il
-me conduit à son district. Les bêtes silencieuses s’éveillent dans
-les bois qui ont encore leur nom indien, le rat musqué se lève, le
-héron bleu vole d’une presqu’île à une île, de l’île à un îlot, vole
-vers midi. Nous débarquons à la hâte, évitant le naufrage, car un
-sapin coupé glisse déjà du haut du toboggan vers le lac; nous allons
-à la scierie par un chemin jadis couvert de sciure, mais qu’il a fait
-goudronner depuis qu’il y perdit sa chaîne d’or. Il m’apprend le
-secret qui fait distinguer le pin rouge, le pin blanc, le pin noir;
-assemble son équipe de bûcherons qui va partir pour la France, me force
-à leur dénoncer en français nos plus grands arbres, le chêne, l’orme,
-et je sauve avec peine les hêtres, vos préférés. Dans les raccourcis
-nous allons, sous les ronces, dignement, en gens qui ne parlent pas
-la même langue, et pas un de ces gestes nobles n’est perdu, mon amie,
-car la forêt est pleine de lynx. Dans les clairières, il me montre
-les restes des feux de bois qu’il a allumés depuis son enfance, et
-les tisons de vingt ans noircissent encore les doigts. Attendri, il
-s’assied, douce amie, il rêve... et soudain quatre petits blaireaux,
-amie adorable, sortent effarés de terre; de vrais petits blaireaux,
-mon cœur. Nous les attrapons: ils piquent, ils se débattent; nous les
-caressons, mon amour.
-
-[Illustration]
-
-Mais le soir est à Rogers, l’Australien. Tout est obscur, tout
-invisible, on ne voit qu’un point rouge, le cigare de Carnegie qui
-pagaye sans bruit sur le lac. Mais, à des milles, l’arbre privilégié
-qui annonce chaque soir la lune soudain tout entier étincelle. C’est
-qu’arrive une lune entière. Tout est radieux, tout éclaire. Des
-rochers affleurent, polis comme des os de seiche. Autour du lac le
-reflet des forêts, cassé et saccadé, devient une bordure égale. C’est
-l’heure où les Indiens donnèrent un nom à ce qui nous entoure. Les
-Montagnes Blanches deviennent blanches, les bouleaux jaunes jaunes,
-bleus ces hiboux. Chaque plan du lac semble à un niveau différent,
-et la lune ronge l’eau aux écluses. Nuit divine, ce soir, où les
-Montagnes Blanches sont d’argent, les bouleaux d’or. Voici l’heure
-enfin de choisir, ma maison, mon âme, le nom que je veux vous donner.
-La grenouille taureau gémit; le loon, cygne noir du lac, pousse un cri
-tour à tour éclatant et voilé, car il plonge sans cesse sa tête et
-la ressort. La vraie lune s’écarte sans en avoir l’air de la fausse
-lune... Mais Rogers s’obstine à ne pas se taire. Il veut que je lui
-parle de Seeger, qui est mort, de Blakely, qui est mort, car tous
-les poètes américains ont été tués avant qu’ait commencé la guerre
-américaine. Il s’obstine à parler français sans permettre que je
-l’aide, et tourne autour des mots qu’il ne sait plus, autour du mot
-"débonnaire", autour du mot "échelle", du mot "sérénité". Réfugié
-au cœur même du mot, je l’attends, placide, au cœur d’un nom propre
-quelquefois, au cœur de Baudelaire, maintenant, opprimante statue. Puis
-il me lit ses vers, qu’il désire adapter pour l’Europe, car les mois en
-Australie diffèrent trop des nôtres:
-
---Juillet a gelé les rivières, dit-il, et les ponts inutiles sont
-rassemblés dans la grange...
-
-Je lui fais signe, il comprend, il corrige lui-même:
-
---L’été a gelé les rivières, et les ponts...
-
-Le loon chante. Le lac flamboie, c’est Carnegie qui allume un second
-cigare. Rogers s’émeut, prend ma main, et tourne autour d’un mot sur
-les loons à la fois et sur l’amitié, que nous aussi en France, hélas,
-nous ignorons!
-
- * * * * *
-
-Quand la tempête éclate; quand, par millions, les propriétaires des
-cottages amènent sous l’averse le pavillon à sept raies rouges; quand
-un éclair vous laisse apercevoir, dans l’auto qui précède, par le mica
-de la capote, les ombres de deux têtes graves; quand l’oiseau noir
-aux ailes rouges rentre ses ailes; quand les progermains, baissant
-leur fenêtre à guillotine, se sentent soudain isolés, vaincus, et
-pleurent; quand sur les gazons publics la foule se précipite vers les
-tentes des sergents recruteurs et les aide à pousser à l’abri leurs
-réclames, torpilles et mortiers; quand la mère à califourchon derrière
-la motocyclette pourpre essaye en vain d’étendre la main vers le bébé
-qui sommeille dans le side-car; quand sur les clochetons des granges
-tournent affolés, mais en mesure, les cerfs d’or, les chimères, les
-vaches d’or; quand sur l’avenue vide reste un soulier plein d’eau;
-quand un coup de vent soulève la page du comptable manchot, et qu’il la
-retient de la pointe de sa plume, appelant à l’aide; quand on n’entend
-plus sur les trottoirs, sur la mer, sur les bastingages, que la
-pluie...--puis quand un rayon descend, qu’un nuage tranchant le coupe,
-qu’il tombe; quand l’arc-en-ciel vacille, sa gauche sur le béton du
-quai, sa droite sur la mer; quand on retire dans un coin du ciel, comme
-la dernière allumette qui reste, le soleil, quand il flambe enfin;
-quand la lumière victorieuse bat d’un centimètre, sur la terrasse,
-la goutte partie de cent mille fois moins loin qu’elle; quand la
-demoiselle de magasin se précipite en riant dans le magasin d’en face;
-quand le progermain remonte sa fenêtre, voit des dieux gras et solides,
-mouillés jusque sous leurs fourrures, lutter jovialement entre eux, et
-Erda glisser, Erda tomber, car le ciel est glissant, en ouvrant ses
-grandes jambes blanches; quand le bébé dans le side-car reçoit sur le
-nez la dernière goutte et crie...--puis quand les nénuphars se haussent
-au-dessus de la couche d’étang nouvelle; quand le fermier en bottes
-va vider de leur eau les pots de résine et de sirop d’érable; quand
-un enfant, il ne sait par quel bonheur poussé, veut brûler du papier
-d’Arménie; quand le voyageur, au tournant du cañon, descend de son
-mulet, le caresse, et soudain remonte vite, car il veut garder sa place
-sèche, et car l’orage recommence; quand la pluie retombe, s’acharne, la
-même, dont on reconnaît les gouttes:--alors je pense à lui, Seeger, qui
-aimait les orages, et je frémis...
-
-[Illustration]
-
---Comment est mort Seeger? demande Rogers.
-
-Dans un mois Rogers part pour la guerre, et il ne perd pas une
-occasion de savoir comment les poètes, ses collègues y sont tués. Il
-serait bien étrange que deux poètes fussent tués de la même façon,
-de la même exacte façon, et chacune de leurs morts est donc la mort
-qu’il n’aura pas. Il ne divaguera pas, comme Brooke, disant au hasard
-mille prénoms, et mourant au premier nom de femme. Il n’aura pas le
-temps, comme Dollero, de m’écrire trois billets, le premier avec une
-brindille et son sang, me disant adieu, le second avec le crayon de
-l’infirmier, espérant me voir, le dernier avec le stylo du major,
-confiant, heureux,... inachevé. Il ne tombera pas mort, comme Hœsslin,
-le poète allemand, sur le dos d’un sergent son disciple qui se releva
-lentement avec sa charge et l’apporta sans se retourner à l’ambulance.
-Il lui faudra une tombe entière, puisqu’il ne mourra pas comme Blakely
-dont les pauvres vestiges tinrent dans une boîte à palmers. Ce ne sera
-pas au crépuscule, comme Drouot; à midi, comme Clermont. Si Seeger est
-mort à l’aube, il ne lui restera plus guère que la nuit... Nuit amère
-qui se perpétue sous les jours comme un sombre fraisier... Nuit douce,
-avec son lac, ses loons, nuit sur les paquebots de Sydney, où le monde
-se tait, où il n’y a plus contre la pensée d’un poète que tout le bruit
-d’un vaisseau... Nuit près d’une source de France, où l’on souffre à
-peine de sa jambe fracassée, où l’on mâche du cresson. Nuit obscure,
-avec soudain, au centre, chaque rayon découpé par le velours noir, le
-soleil... Heureux qui meurt la nuit!
-
---Comment est mort Seeger? Le connaissiez-vous?
-
-Rogers est astigmate, il a deux grosses lunettes d’or à verres
-dissemblables et il vous pose toujours, aussi, deux questions
-différentes à la fois. Oui, je l’ai vu. Une fois, au Luxembourg, l’été:
-il entrait dans le jardin irréel, peuplé de Parisiens fantasques et
-tendres, et ceux qui se sentaient trop lourds pouvaient acheter de
-petits ballons à la porte. Une autre fois, chez un ami qu’il avait
-recherché l’avant-veille, sans le trouver, et il avait laissé un
-distique,--la veille, et il avait laissé un sonnet. Mon ami se laissa
-surprendre au lit le troisième jour, sinon il aurait eu au moins une
-ballade.
-
---A-t-il souffert? Avez-vous lu ses derniers vers?
-
-Car Rogers recueille aussi le dernier poème de tous les poètes tués. Il
-recueille même leurs dernières lettres en prose, où parfois, comme les
-armes d’un guerrier qui s’habille dans son appartement, deux mots par
-hasard se heurtent, riment, et l’on tressaille. Dernière lettre écrite
-à une tante entre les deux derniers poèmes, où malgré eux ils emploient
-le nom poétique, l’autre ne venant plus, où ils disent "les coursiers",
-les "pleurs", le "glaive", et se voient contraints d’être un peu
-ironiques. Derniers poèmes où presque tous voient la mort; et comme
-elle devait les surprendre, exactement: Seeger comme une amie envieuse
-à un rendez-vous. Dollero comme un orage avec trois oiseaux, Blakely
-comme un monstre sans tête--et où Brooke seul prévit tout à contresens.
-Pauvre Brooke en effet qui nous disait à tous:--Si je meurs, songez que
-dans une terre étrangère, toujours il y aura un coin de notre terre,
-qu’une poussière plus riche que la terre y sera contenue, un corps
-d’Angleterre lavé par les rivières anglaises, brûlé par le soleil
-anglais, un corps horizontal, tendu sur la ligne de tous les ancêtres
-anglais...--et qui est mort sur un bateau, et qui fut jeté dans la mer,
-avec le boulet qui maintient vertical son suaire. Et, plein de pitié,
-mais mis en méfiance de sa divination, feuilletant ses autres poèmes,
-on ne croit plus exactement ce qu’ils affirment, on ne croit plus que
-l’amour est une rue ouverte où se précipite ce qui jamais ne revient,
-un traître qui livre au destin la citadelle du cœur, un enfant étendu.
-On se butte un peu, on vous contredit,--pauvre cher Brooke--on s’entête
-à croire que l’amour est une rue, si vous le voulez, mais fermée, où un
-traître, mais alors un traître qu’on trahit, et parfois l’on voit ce
-doux enfant vertical, flottant tristement dans l’air.
-
-Comment Seeger est mort?
-
-C’est l’été. Tout ce qui empêche de respirer l’été, son képi, son
-masque, il l’enlève. Il tient son cigare derrière lui, à cause de la
-fumée; le voleur de la compagnie le lui vole, et Dieu merci, car ses
-mains après sa mort ne se brûleront pas sur lui. Puis il s’étire, mais
-sans lever les bras, à cause des balles, les bras en croix. Il a juste
-une minute à vivre. Votre montre est devant vous, avec son cadran à
-secondes. Une minute et il va mourir. Il a dans sa poche le flacon
-d’héliotrope, qu’il va écraser en tombant. Avant qu’il soit mort, vous
-n’avez même plus le temps, maintenant, de tracer cette courte phrase
-qui lui servait de devise, qu’il écrivait avant chaque poème--au sujet
-des peupliers. Si c’est un obus, on charge le canon. Si c’est une
-balle, le soldat allemand tapote son chargeur, le glisse. Seeger lève
-la tête. Le ciel est tout bleu. Un peuplier, oui, un peuplier se dresse
-à l’horizon. Seeger gravit la marche de tir. Un oiseau, oui, un...
-
- * * * * *
-
-Ainsi ont passé mes trois jours de repos, et aujourd’hui il est midi.
-Je pense à vous qui d’Europe m’écrivez chaque semaine une lettre
-d’humeur inconstante, dont le papier même est de couleur différente, et
-chacune est lancée par un phare qui tourne... L’amour est un cheval qui
-se cabre, une antilope qu’on attelle, un traître fidèle... Le soleil
-est juste au-dessus de moi maintenant. J’écrivais, pour épargner mes
-yeux, dans l’ombre de ma tête; la voilà comble; adieu amie. J’écris un
-dernier mot, j’écris ton nom en plein soleil.
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-POUR GROTON ET MIDDLESEX
-
-
-Le mois finissait. Il était facile de s’en apercevoir: aux librairies
-des tramways souterrains, derrière les vitres des pharmacies, dans les
-salons des clubs, sur chaque table le soir près du lit ou le matin au
-déjeuner sur chaque nappe rose près du pamplemousse, les trente têtes
-de femmes qui ornaient les couvertures des trente grands magazines et
-illustraient les bars les plus perdus de l’Amérique, avaient cédé peu
-à peu leur place à trente images nouvelles, moins caressantes, moins
-fraîches peut-être ce mois-ci, mais entières, nues ou en maillot, car
-juillet venait. Les commissions, les visites, la vie menée, pendant
-un mois, entre trente visages éclatants et doux (car les femmes en
-juin sont d’humeur soumise), allait se continuer un mois entre le
-même nombre de corps dédaigneux; et certaines tournaient même le dos,
-ajustant leurs bas ruisselants; et les flèches familières de trente
-affectueux regards étaient retirées de votre cœur,--de trente moins
-une--car le magazine d’une ville lointaine n’était pas encore renouvelé
-et une tête du mois écoulé survivait. C’était aussi samedi, et toute
-l’Amérique, avant de s’enfoncer dans la saison des vacances--comme elle
-se douche avant de se jeter dans la piscine--énergiquement se purifiait
-du travail par un week-end. On éteignait les cheminées des usines à
-midi juste; il ne restait sur le sol du four qu’un petit cercle d’or,
-tout rond, car le soleil était au zénith et tout plat. Au moment où le
-rideau de fer allait atteindre le tapis des devantures, décidés enfin,
-les directeurs à quatre pattes s’évadaient. Dans les hauts bazars
-transparents on voyait de la rue chaque étage se vider de ses ombres,
-en commençant par le plus élevé, et les façades peuplées de reflets
-innombrables devenaient pour deux jours insensibles. Les vrais soldats
-commençaient à s’habiller pour ces deux jours en civil, et tous les
-autres Américains en uniforme. Les vétérans de la Sécession, esclaves
-des horaires, se hâtaient vers les trains; les omnibus combles de
-fillettes en kaki brûlaient les stations, où attendaient avec honneur
-les garçons en Peaux-Rouges. Pensant que Nelson meurt et renaît chaque
-semaine, les marins nouaient à leur cou la cravate noire de sortie
-qu’on prescrivit jadis le jour de la mort de Nelson. Les sociétés
-secrètes arboraient des gilets lilas brodés de cornes en argent, des
-parapluies jonquille à raies roses, et tous les insignes du secret. Les
-musiques s’acheminaient vers les stades, chaque musicien à deux mètres
-de son voisin, confondant sans doute l’intervalle du son et celui de
-la pensée. C’était le week-end, on mobilisait pour le week-end, il n’y
-avait plus une minute à perdre.
-
-Comme tous les samedis, on nous enlevait pour les parades, et les deux
-petits capitaines de l’école Lowell me conduisaient inspecter leur
-bataillon. Tout acte, aux Etats-Unis, toute pensée--comme un mot entre
-ses deux tirets, comme un oiseau entre deux flèches--s’encadre entre
-deux courses en auto sur une route toute droite. Mes guides avaient
-seize ans et chacun me présentait l’autre. Aux arrêts le capitaine
-Mills me disait les qualités du capitaine Size, assis derrière nous,
-qui s’accoudait pendant la marche pour louer Mills; ils semblaient
-parfois faire leur propre éloge, mais si dignement que cela même
-n’eût point choqué, et l’on ne pouvait avoir pour soi-même une plus
-raisonnable estime. Nous traversions Lexington, Arlington, tous les
-cercles de passé dont s’entoure Boston, les seules villes en Amérique
-où la première génération des choses d’Europe, les maisons semblables
-au Parthénon, les pommiers, les gazons, ait atteint la vieillesse. A
-gauche, au-dessus de mille étangs et d’églises en bois jaune, aidée
-par la brume, l’Histoire prenait son repos, satisfaite d’elle-même, et,
-à droite, les nuages nés de l’Océan appuyaient sans haine contre les
-nuages nés du ciel. Route pour moi inconnue et j’éprouvais--c’était
-bien cela, ce n’était pas la nostalgie et je commence, à mon âge, à ne
-plus confondre les sentiments les plus subtils, ce n’était pas l’amour
-des hêtres, l’espoir d’une lettre d’Océanie,--j’éprouvais la volupté
-de l’homme qui revient, sa jeunesse finie, vers le pays où il est
-né! Jamais je n’avais vu pourtant trois nègres avec un Chinois, sur
-un balcon, s’entraîner dans un appareil à rames; jamais cette prison
-d’où un vieillard à foulard rouge, qui sortait, nous salua; jamais une
-quarteronne, entre deux colonnes doriques, tourner la tête de son fils,
-qui étreignait un cheval de bois violet et jaune, vers un cheval vivant
-noir et blanc, et lui apprendre pour la vie l’art des comparaisons;
-jamais, dans un bar, avec ses bottines de chevreau blanc, l’amour
-lui-même, roux, avec un nœud grenat, vêtu en fille; mais toute âme ce
-jour-là gonflait exactement chaque être, tout était jeune et verni,
-tout me ramenait à la source de la couleur, de la jeunesse, et je
-croyais revenir à mon village.
-
-[Illustration]
-
-Les autos sifflaient, les trains sonnaient. C’était le jour où les
-voleurs d’enfants, dans une automobile Ford volée qui leur appartient
-désormais, car la police, pas plus que Ford, ne peut reconnaître une
-Ford d’une autre, s’efforcent de ravir le bébé à la fois le plus
-riche et le moins singulier, reculant devant les yeux violets, les
-fossettes. Des mères détournaient avec crainte de nous leur fils adoré,
-semblable à tous. Une à une nous dépassions les voitures qui, de tous
-les Etats,--on reconnaît l’Etat au nom inscrit sur la plaque--viennent
-chaque samedi visiter Concord, patrie de tous les poètes et philosophes
-d’Amérique;--les banquiers de l’Ohio, de l’Oklahoma, qui n’ont lu
-Emerson que tout haut et en famille, par autos combles, avec une petite
-fille sur le capot comme épigraphe;--solitaire, dans une voiture
-immense, le Californien, l’Alaskien, qui verra les tombes illustres
-sans sœur, sans ami, qui lisait seul, le soir, dans sa cabane perdue,
-les chapitres sur la modestie, la franchise, qui appelait son chien,
-le caressait, lui disait la vérité;--de jeunes époux de New-York,
-qui croient que tout les regarde encore, et ferment par pudeur leurs
-yeux sous les regards trop vifs, regardés par les ruisseaux, les
-oiseaux;--une famille égoïste, j’ai pris son numéro, qui, sous ses
-masques de mica, se croyait dispensée de rire, de sourire. Puis
-soudain la route fut libre, toutes les autos s’engouffrant dans le
-domaine où naquit Thoreau, moins l’Alaskien qui commença la visite
-par la maison où il mourut, prenant au plus court pour l’atteindre
-encore. Puis une rivière fut franchie, coulant au ras des pelouses,
-et le canot rouge empli de fillettes qui entrait sous le pont, en
-sortit, malgré ses efforts, trop tard pour nous bien admirer. Pour
-la première fois gardiens d’une vie française, comme si elle eût pu
-plus facilement qu’une autre prendre feu, se casser, se tordre,
-Mills et Size ne fumaient pas, m’évitaient tout heurt. Discrets, et
-comme si l’uniforme bleu n’eût rendu invisible que mon visage, ils me
-remerciaient, à chacune de mes questions, de le reprendre pour eux et
-ne répondaient qu’à lui. Pudeur soudaine,--ils se rappelaient ce qu’on
-dit de nos épouses sans liberté, généreuses et folles, de nos regrets
-le soir sur la montagne Montmartre, sur la montagne Montparnasse, de
-la différence si nette entre nos hommes et nos femmes,--au lieu de le
-frôler, ils contournaient presque un passant jeune fille. Résignés à ne
-pas me demander si j’avais tué avec mon revolver--encore moins avec ma
-baïonnette--si, épuisé, j’abandonnai, après l’avoir sauvé d’abord sur
-mes épaules, mon meilleur ami blessé, pour me prouver leur confiance
-ils m’avouaient leur seule querelle: Mills aimer le désert, Size les
-villes. Mills préférait la liberté, Size la justice. Aux beautés du
-pays que me signalait Size, Mills, qui était de l’Ouest, opposait les
-beautés de l’Orégon, toujours d’ailleurs froides et dures; à la forêt
-frissonnante son énorme forêt pétrifiée; au ruisseau son Grand Cañon
-de marbre d’or et de plâtre bleu; et devant la maison de Longfellow
-seulement dut se taire, car ils n’ont pas encore eu, dans l’Ouest, des
-poètes en cristal ou en onyx.
-
- * * * * *
-
-C’est la coutume que les bâtiments de l’école lui soient offerts
-deux à la fois et par deux amis, et l’on relie par une pergola ou
-un cloître les présents jumeaux: le théâtre l’était au Club de la
-Sagesse, l’église au Musée des oiseaux, le Château des professeurs à la
-piscine--pour que leurs femmes de la fenêtre surveillent le bain--et
-il venait donc à l’esprit que l’amitié unit toujours un enfant sérieux
-et un enfant frivole. Nous arrivions un jour heureux; les cloches
-sonnaient, qu’on tire chaque fois qu’un ancien élève se marie, et le
-marié était justement le donateur de l’église; on devinait l’ami des
-oiseaux, son garçon d’honneur, le félicitant, lui glissant dans la
-main, à la sacristie, un rouge-gorge. Les clairons jouaient à notre
-droite, d’un clairon neuf pour les ordres donnés par Mills, d’un
-clairon de la guerre de l’Indépendance pour mes remarques. Devant la
-tribune des invités, debout, je n’osais grimper sur l’estrade solitaire
-apportée pour moi de la bibliothèque, un escabeau masqué de lilas, dont
-la bibliothécaire changeait les fleurs, sans doute, selon le livre
-qu’on voulait atteindre. Je ne remarquais pas que parents, cousines et
-sœurs étaient au garde à vous; seul je remuais, avançant, reculant; on
-ne m’en voulut pas; le journal de l’école écrivit le lendemain que je
-bougeais comme un drapeau.
-
-[Illustration]
-
-La manœuvre commençait. La compagnie des signaleurs nous prévint qu’une
-guerre était déclarée. Aussitôt les quatre lignes de la compagnie
-Mills, ouvertes à larges espaces, s’emboîtèrent dans les quatre lignes
-Size et tournèrent en sens inverse. La T.S.F. nous indiqua l’arrivée
-des uhlans. Aussitôt, entre deux sections au repos, les six autres
-formèrent chacune une lettre du mot France. Puis elles défilèrent, le
-drapeau les précédant. Ce jour-là encore il avait une étoile de plus
-qu’il n’était mort d’Américains pour la France, étoile masquée de soie
-bleue que le porte-étendard, chaque matin, en ouvrant le journal,
-tremblait non sans espoir d’avoir à délivrer; et pour la première
-fois le drapeau américain me fit un salut personnel, il s’inclina, et
-surpris, confus, au lieu de saluer, je m’inclinai; et désormais nous
-nous connaissons, nous sommes amis. Puis, pour que la revue semblât
-sans fin et que les spectateurs dans leur esprit la vissent toujours
-continuer, les soldats disparurent noblement derrière un mamelon. Une
-fillette crut à un vrai départ et pleurait, appelant son frère.
-
-Déjà ceux qui étaient trop jeunes pour parader s’approchaient. Les fils
-de ce M. Norton, le botaniste, qui tint à composer à Paris sa thèse sur
-les lichens, refusant les invitations du grand spécialiste autrichien,
-et bien qu’il eût reçu de lui un tracé Paris-Vienne si fertile en
-lichens qu’il eût pu le rejoindre en traîneau tiré par des rennes;
-les petits-fils du sénateur Lodge, qui avaient habité rue de Monceau,
-et désiraient m’en dire un mot, ainsi que de l’avenue Jules-Janin, et
-le plus jeune fut autorisé à me serrer la main. L’aîné, qui avait la
-rougeole et devait se tenir à trente mètres de tout camarade, eût le
-droit de me crier bonjour.
-
---J’ai de l’irritation sur la peau, cria-t-il.
-
---Ce n’est rien. Approchez!
-
---Vive la France! cria-t-il en fuyant, car je marchais sur lui.
-
-Un autre enfant nous escortait de plus loin encore, de l’autre côté de
-la route. Je demandai ce qu’il avait, il n’avait rien. Sur mon signe,
-il s’approcha, repartit bienheureux. Il avait sans doute qu’il était
-pauvre, orphelin: on m’avoua le soir qu’il n’était pas de l’école.
-Mais déjà le bataillon débandé revenait vers moi, chacun traînant
-son cadet, sa sœur cadette, car on ne croit en Amérique qu’à ce qu’un
-enfant peut voir en même temps que vous. Déjà les actrices qui jouaient
-Caliban au Stade, la répétition finie, poussaient, clavier tout jeune,
-leurs petites autos blanches entre les autos noires des mères, et je
-devais leur expliquer le combat, et qu’on a le droit de tirer sur la
-seconde ligne des tirailleurs ennemis, même si la première est intacte.
-
- * * * * *
-
-Le directeur venait vers nous, au travers des pelouses, escorté
-d’élèves qui devaient suivre les allées et décrivaient en courant des
-losanges, des huit, des S, autour de cet axe inflexible. Le thé fut
-pris dans son bureau où il recueille, accrochés au mur, les portraits
-des élèves les plus intelligents, des élèves morts, des plus beaux,
-et il me montrait ceux qui étaient à la fois dans les trois panneaux.
-Cloués face à la fenêtre, pour qu’on les vît mieux, les morts étaient
-déjà jaunis par le soleil. Sa fille Ruth nous servait, l’actrice, si
-maniérée quand elle joue, si naturelle dans la vie, avec Helen Doster,
-son amie de théâtre, qui a les qualités inverses, et toutes deux ce
-jour-là, l’une jouant, l’autre vivant, étaient également heureuses,
-simples. Elles me conduisirent au Hall.
-
-Dans le Hall, il y avait les huit plaques des anciens élèves tués en
-France et les cendres même du neuvième, qui, suivant dans la guerre mon
-tracé exact, aux mêmes jours que moi s’était trouvé dans les hôpitaux
-en Occident, sur les navires en Orient. C’était de tous les Américains
-celui dont la jeunesse ressemblait le plus à la mienne, car Ruth me
-conta sa vie, et ce que je fus dans mon lycée sous un autre nom je
-l’avais été dans cette école. On me montra son dialogue, inachevé, sur
-Clytemnestre à Boston; on me le donna, je le finirais; on me montra
-ses dernières lettres, où je disais vouloir mourir pour un autre pays
-que le mien, où je demandais au directeur des boîtes de crackers,
-depuis revenues et que l’on mit, pour mon régiment, dans mon auto;
-ses photographies, et je vis ce qui aurait été à Beverley mon cheval,
-ma maison, ma sœur. Une maison calme et fleurie sur une île, dans un
-estuaire, et l’eau était salée à l’est, douce à l’ouest et dorée; une
-sœur déguisée en pierrot noir, impassible sous le magnésium, une sœur
-qui regarde le soleil en face. Nos destins même un jour s’étaient
-croisés, puisque je reconnus de Dorothée Simpson la même photo que
-j’ai, la même dédicace, et certains de ses goûts ont peut-être passé
-depuis et grandissent en moi, celui des yeux trop grands, des cheveux
-trop longs, des bouches trop petites, pour moi jusqu’à Dorothée si
-détestables.
-
- * * * * *
-
-Mais déjà le soleil s’abaissait et faisait scintiller tout le long
-de la colline, comme si le ciel avait les trois bordures qu’a la mer
-dans les atlas, les trois fils de cuivre du télégraphe. Nous avions à
-gravir les pentes sur lesquelles Longfellow et Emerson allaient rêver,
-et sur deux bancs différents, car ils rêvaient parfois le même jour.
-Deux élèves étaient nos guides; Bobby, le poète officiel de l’Ecole,
-qui rédigeait les discours en poèmes, les compliments en sonnets, et
-Harry, poète aussi, mais qui l’ignorait, et aucun maître n’osait le lui
-révéler, car il était le meilleur élève de la classe, et que peut-il
-advenir des thèmes ou des versions d’un somnambule qu’on éveille? D’une
-humeur infaillible, comme nos sourciers de France s’arrêtent juste
-au-dessus du bloc d’eau enterré, parfois il s’arrêtait, ne bougeant
-plus, et Bobby se hâtait vers lui, et le professeur aussi courait, car
-au point qu’il avait choisi il y avait toujours un vers à trouver pour
-Bobby, et pour le professeur un précepte moral.
-
-Ainsi nous allions, Bobby sur nos talons, que des joies soudaines
-atteignaient, mesurées cependant et équilibrées aussitôt, selon leur
-poids, par un distique ou par un quatrain, qui croyait chercher
-des rimes en s’attardant devant deux fleurs ou deux nuages qui se
-ressemblent, et loin devant nous Harry vagabond, âme de découverte, que
-le directeur aujourd’hui surveillait sans émoi dans ce paysage connu,
-comme le chasseur son chien dans son propre clos. Du banc d’Emerson,
-je contemplais cette contrée où j’étais venu insensible, où j’avais
-repris peu à peu les biens que nous prend la guerre, le goût du ciel,
-le goût des forêts et des eaux. Triste départ de Paris, où mes amies me
-soignaient comme on soigne un musicien sourd, un peintre aveugle; où
-j’étais leur poète insensible. Tristes mois où rien ne m’atteignait,
-où j’apercevais tout à travers un voile, où je n’arrivais à soulever
-jusqu’à moi un être, un objet qu’en leur trouvant une ressemblance, et
-encore c’était une ressemblance avec un être et un objet d’un monde qui
-me restait inconnu. Mais aujourd’hui, je voyais, j’entendais. Un brin
-d’herbe crissait sous une dent de cigale, un brin d’herbe s’était plié,
-un autre noué, et il n’y avait point à craindre l’oubli, ce jour-là,
-de la part du dieu des gazons. Deux ormes hirsutes restaient courbés à
-l’angle droit devant deux ifs, dans la pose où nous les avions surpris,
-confus, désespérés d’avoir appris aux hommes que certains arbres sont
-esclaves et d’autres Génies. Nous ne parlions pas; le roulement des
-autos reliait des villages dentelés qui tournaient lentement. Nous
-songions chacun à ce qui est sa pensée seule, mais toutes ces pensées
-parfois se rejoignaient sur un oiseau, qui volait entre nous, qui,
-d’une aile à reflet, renvoyait à celui-là la pensée et le regard que
-celui-ci avait jetés. De sorte que soudain je pensais, et sans en voir
-la raison, à un chien fidèle, à la France, et, pensée du Directeur sans
-doute, à Dieu lui-même. Tout ce qui peut faire comprendre la vie de la
-terre, un ruisseau avec des méandres, une carrière, un étang, voilà
-quel était le paysage du philosophe qui ne voulut expliquer que les
-hommes. On voyait de biais encore le cimetière, et les lourdes pierres
-des tombes en raccourci comme les morts eux-mêmes dans Rembrandt. On
-voyait les élèves courir sur une piste, et, à l’arrivée, séparés par
-des intervalles immenses, ceux que d’en bas le juge terrestre ne
-voyait distants que de quelques pouces. On voyait sur une écluse le
-canot rouge aller, moi seul savais par quelle faiblesse de ses avirons,
-saccadé et sans but, et dans les grands domaines, pour la fureur des
-propriétaires, les fermiers user avec leur Ford les chemins neufs.
-On voyait, au milieu d’un fourré, de granuleux pommiers sauvages en
-fleurs et c’était la trace d’une des premières fermes d’émigrants, et
-les quakers qui n’ont jamais souri laissent ces squelettes parfumés...
-On croyait tout voir... Mais le directeur soudain nous montra Harry,
-étendu au-dessus de nous, qui avait trouvé, dédaignant celui d’Emerson,
-le vrai trône de la vallée, qui, bientôt, orienté dans sa vraie ligne,
-ne bougea plus, qu’il fallut rejoindre... Pauvre Emerson qui ne vit
-jamais, au ras du ciel, autour d’un clocher pointu, ce bosquet vers
-lequel volait un oiseau, puis allait un bicycliste, puis s’enfuyait un
-chien, puis courait un piéton, et qui ignora peut-être toujours qu’en
-Nouvelle-Angleterre, le soir, humains et animaux, s’unissent sous un
-bois d’érables et s’étendent, mais alternés, pour le sommeil.
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-FILM
-
-
-Un matin...
-
-Je mens. Ce n’était pas un matin. Mais laissez-moi essayer à vide
-toutes ces phrases qui soudain, au cinématographe, apparaissent sur
-l’écran, d’or en Europe, d’argent en Amérique, pour vous annoncer ce
-que l’on redoutait le plus, ou aussi, c’est si bien la vie, ce qu’on
-n’osait plus espérer. Laissez-moi contrôler mon cœur, s’il répond,
-s’il est un cœur naïf... Un matin... Toi qui es près de moi, pose ta
-main sur ma poitrine, et prononce ce mot sans m’avertir, et je vais
-penser à la nuit pour que le coup soit plus sensible... Que tu parles
-brusquement, amie, quelle secousse! quel mauvais boy d’ascenseur tu
-ferais!
-
-Une nuit...
-
-Seul être qu’on approche en le fuyant, qu’on voit en fermant les
-yeux! Nuit de New-Jersey où les feuilles des palmiers claquent de
-chaque dent sous la fraîcheur, où l’étang est de plomb, et sur lui les
-cygnes glissent tout hors de l’eau, on voit leurs pattes; où le mari
-rentré du club avant la fin de l’opéra, contemplant la photo de sa
-femme Ivy, découvre sur les lèvres la trace de deux lèvres et ne sait
-ce qu’il doit souhaiter, savoir son meilleur ami amoureux d’elle ou
-apprendre que c’est elle-même, égoïste, qui s’embrasse. Nuit d’été, que
-l’opérateur poursuit en plein midi et avec une plaque bleue, de sorte
-qu’on voit animé tout ce qui dort à pareille heure, les canards d’Inde
-sur les bassins, la tête d’un facteur, et des petites filles en pyjama
-qu’un bandit vole de leur berceau à minuit juste et qui clignent des
-yeux à cause du soleil.
-
-Soudain...
-
-Mot qu’ils emploient toujours à contre-sens, pour dire "alors"!
-Soudain, lentement, la femme imprudente vient, honnête, chez
-l’Oriental; il la marque au fer rouge de la première lettre du mot
-Japon (moi je peux l’épouser, j’ai la même initiale...) Soudain, peu
-à peu, le professeur français de troisième classique, égaré dans la
-ville des cow-boys, raconte les aventures qui lui arrivèrent en Europe:
-ce brigand qui l’avait étendu sur un lit, qui coupait les pieds de
-ses victimes quand ils dépassaient à travers les barreaux de cuivre,
-quand les jambes étaient trop courtes qui les allongeait par des
-supplices--lui avait eu juste la taille;--ce cheval indomptable qu’il
-changea en agneau, qui avait peur de son ombre, qu’il monta simplement
-un jour de pluie, les autres jockeys étaient pâles de fureur,
-inondés... Soudain, à pas de loup, doucement, l’enfant qui a trouvé une
-boîte de tisons veut allumer des taches de soleil sur la vérandah et
-met le feu à la maison.
-
-Un soir...
-
-Mais cela c’est mon histoire.
-
-Ecoutez...
-
- * * * * *
-
-Un soir, rentrant de l’exercice, j’appris par le portier du
-Harvard-Club que Clyton m’avait demandé quatre fois et qu’il attendait
-dans ma chambre. Mais c’était mercredi, le jour où venait le courrier
-de France, et je ne me hâtai point. J’avais depuis trois mois
-l’habitude d’ouvrir aussitôt mes lettres et de les lire debout, appuyé
-au bureau du caissier. Je l’aurais désobligé en les emportant intactes.
-Il me souriait en silence, et derrière le pupitre d’en face la
-téléphoniste évitait de parler haut, comme pour me laisser téléphoner
-dans un pays lointain. La dernière lettre lue, il demandait si tout
-allait bien en France. Tout allait bien. Les mercredis sans courrier,
-il me consolait et me donnait les nouvelles de Niagara Falls, sa
-patrie, où tout est à peu près parfait.
-
-Aujourd’hui je mentais. Tout n’allait pas très bien. Jacques s’était
-tué en avion. Les messages de morts qu’on reçoit en France à chaque
-heure m’arrivaient tous ensemble dans cette seule journée. Amis
-chargés pour moi, quelques instants à peine après leur mort, dans le
-transatlantique, mais qui n’étaient plus que des ombres, après un si
-long voyage, en débarquant. Malgré ma pitié, ma peine, je ne parvenais
-pas à veiller un cadavre étendu; un mois, tout un mois maintenant
-qu’ils étaient morts; ils me touchaient, mais déjà impalpables; leurs
-yeux à nouveau étaient ouverts, leurs bouches souriaient. Spectres
-venus pour moi seul dans ce continent nouveau, je les sentais souffrir
-de ce bruit, de cette électricité, pénibles déjà à des émigrés vivants,
-d’entendre la téléphoniste appeler en chuchotant Boskiewitch, être
-débordant de santé, de la part de J. K. Smith, qui certes un jour
-mourra, mais qui n’est point mort. Je montais chez moi; les lettres
-ouvertes ne tenaient plus dans ma grande enveloppe, je déchirais le
-haut des enveloppes, je jetais les morceaux déchirés, je les regardais
-sur le plancher; je pensais à la terre qui reste d’une tombe fermée,
-je les ramassais... Huit jours, j’avais huit jours jusqu’au prochain
-passage. Huit jours pour rayer une adresse, dans mon carnet, de la
-liste justement qui servira à établir mes lettres de faire-part; huit
-jours pour imaginer qu’une veuve n’était plus folle; que les enfants
-avaient remplacé la phrase pour un père vivant, dans la prière du
-soir, par la phrase pour un père mort; qu’une mère recommençait à
-manger un peu, à boire un peu de lait, à ne plus résister à ceux qui
-parlaient de phoscao, de biscottes...
-
-Aujourd’hui Jacques était mort. Avec Gonzalve, qui ne le quittait pas
-et que nous commencions, lui aussi, à aimer. L’avion qu’il conduisait
-s’était abattu près de Meaux, et ainsi mon ami si cher avait tué
-avec lui le seul moyen de le retrouver un peu, un ami à peine moins
-cher, son seul reflet. Il était mort aussitôt. Gonzalve avait vécu
-huit heures. Les amis de Jacques étaient arrivés en foule de Paris,
-de Dammartin, de Melun. Gonzalve put les recevoir, leur parler, leur
-dire que Jacques n’avait pas commis de faute: L’avion s’était abattu
-de lui-même, et comme pour certains la vie se brise sans qu’ils aient
-eu un premier léger tort envers elle, une première maladresse, fait un
-petit mensonge, conçu une petite haine. Toute sa famille était trop
-loin, à Pau, à Nice, quelqu’un à Venise; il écrivit à sa mère, à son
-père, signa avec son sang,--fit recharger son stylo,--à une amie, mais
-il ne vit que les amis de Jacques, leur transmit les derniers mots de
-Jacques, qui furent ainsi, à huit heures d’intervalle ses derniers
-mots. Il était calme, calme. On se consolait presque de donner cette
-parcelle sereine à l’éternité. Mais on pensa tout à coup, un inconnu
-qui se trouvait là pensa à lui dire qu’il mourait pour la France. Il se
-mit alors à pleurer. Il ne chercha plus d’excuse à sa chute. L’idée de
-cet honneur en lui détruisit soudain toute volonté, toute énergie, et
-ce qui apaisait les autres mourants n’en fit plus qu’un enfant ébloui,
-que des sanglots secouaient, meurtrissant sa dernière heure même. Il
-se cachait le visage de ses mains, il appelait désespérément la seule
-présence qui, désormais, ne lui était plus refusée: Jacques! Jacques!
-Puis un général arriva. Il l’entendit d’avance saluer le corps du mort
-qu’on avait étendu dans la première chambre pour que le blessé fût plus
-tranquille. Il se souleva pour le recevoir. C’était un vieux général
-d’aviation, habitué à ces visites, muet, qui n’avait pas vu sa jambe
-coupée, qui lui promit que dans quinze jours il serait remis; qui enfin
-ému, se pencha sur lui, affectueux, regarda longuement ce qu’un vieux
-général comprend mal, des yeux débordants de larmes, une bouche qui
-riait, un masque pur et lisse tenu au visage par d’effroyables rides.
-Alors Gonzalve mourut, et le général se retournait atterré, appelant
-un prêtre, ne sachant à qui passer cette âme demeurée dans ses mains
-malhabiles...
-
-Mais pourquoi ce début à une histoire de petite fille?
-
- * * * * *
-
-Clyton était étendu sur mon lit, endormi. Il avait les cheveux blonds
-de Jacques, sa taille. Pendant un mois je rencontrai ainsi, mais de
-moins en moins ressemblantes, les images encore libres de mon ami,
-puis, un jour, une image à peine reconnaissable, sur un enfant, et
-ce fut tout. Je secouai Clyton pour chasser de lui cette ombre. Il
-ne bougea pas, saisit ma main au vol, en regarda distraitement les
-lignes, et soudain effaré, respectueux et bégayant comme s’il venait de
-voir en une seconde toute ma vie, et quelle vie, il se dressa.
-
---Ecoutez-moi!
-
-Souvent, sorti en civil, j’avais surpris Clyton, en civil aussi, qui
-me suivait de loin. Souvent j’avais reçu des lettres sans signature,
-écrites par une femme, et me priant de passer à midi dans un rond-point
-sans arbres, inondé de soleil. Je sus que Clyton les mettait à la
-poste. On m’apprit aussi qu’il parlait de moi à tout propos, prétendant
-que j’avais la grâce, que j’étais devin, et que sur dix paroles que je
-lançais au hasard, cinq atteignaient leur objet, blessaient la matière
-même du monde. Un jour, dans son auto, j’avais prononcé par hasard et
-brutalement le mot pinson. Au premier arrêt, nous trouvions un pinson
-mort sur le capot. Le lendemain matin, pour me moquer de lui, loin de
-la mer, j’avais prononcé, mais avec des précautions, le mot mouette.
-Au déjeuner, dans la cour de l’hôtellerie, une mouette apprivoisée se
-promenait, mais avec une aile tordue.
-
-[Illustration]
-
---Ma sœur Mae veut vous voir, lieutenant. Il s’agit peut-être de sa
-vie. Vous me suivez?
-
---Votre cousine Barbara?
-
---Ma sœur Mae!
-
-J’eusse certes préféré Barbara que j’avais connue la semaine passée
-chez les Thackeray, dans les jardins florentins ornés d’autels chinois
-qui descendent au Charles River, et où des moutons paissent, protégés
-contre les grosses mouches par des chiens loups. Le soir tombait. Les
-deux petits frères Thackeray, dont Teddy a les yeux bleus, Bill les
-yeux noirs, jouaient avec leur fox vairon qu’ils se sont partagés en
-longueur selon la couleur de leurs yeux et dont ils tiraient la queue
-indivise. Dans sa minuscule et ronde culotte de cheval, Perscilla, leur
-cadette, qu’on avait pour la première fois de sa vie photographiée
-officiellement le matin, se sentait quelque chose en moins, quelque
-chose en plus, et n’était point sûre que l’on ne souffrît pas un peu
-jusqu’au moment où le cliché enfin est révélé. Nous étions assis sur
-la terrasse fermée par de hauts fusains où l’on découpe des fenêtres
-diverses avec des cadres en bois d’or pour voir la plaine, et nous
-regardions le soleil tout rond par la fenêtre ovale; au milieu des
-lilas, des lilas blancs qui sont à Teddy, des violets qui sont à
-Billy; au-dessous d’ormes centenaires qui n’avaient pas ombragé de
-Français depuis Chateaubriand, et oubliant qu’alors ils étaient jeunes
-trouvaient ce nouvel hôte bien petit, bien facile à couvrir. Par la
-fenêtre en forme de cœur un rayon éclairait Barbara d’une lumière de
-même forme, mais qui semblait émaner d’elle seule. Ses paupières, son
-cœur, battaient à intervalles longs mais réguliers. On m’avait prévenu
-qu’elle inspire, plus violemment et plus subtilement que jamais femme
-inspira l’amour, le désir,--mais exigeant, insoutenable, immédiat--du
-mariage. Chacune de ses trois sœurs s’est mariée en un jour avec un
-jeune homme la veille inconnu. On éprouve près d’elle je ne sais quel
-tourment et quelle sécurité, comme si l’on avait à son côté une femme
-créée de la veille; on touche cette main neuve, on délie ces cheveux
-épais et on les livre, pour la première fois, à la brise; on caresse
-et fend du doigt ces lèvres qui jamais encore ne se sont ouvertes; on
-veut partir sans passé dans un avenir neuf; on se voit, avec Barbara,
-sous tous les espaces clos, dans la salle à manger avec les cristaux,
-dans la chambre avec un rayon, dans l’auto par la tempête, sous la
-tente, où, pour ne pas la réveiller, au lieu d’embrasser son visage,
-on cherche sa main à la lampe électrique. On traverse des marais en
-la portant dans ses bras. Derrière elle, on la pousse--elle rit,
-se raidissant--jusqu’au haut des arènes; elle détourne son ombrelle
-vers les gradins de sorte qu’on embrasse un visage étincelant de
-soleil. On entend le pasteur, le jour du mariage,--demain,--vous
-dire:--Réfléchissez, imprudent jeune homme, vous avez encore une
-seconde; pensez aux autres femmes, aux brunes, à leur fidélité, et à
-leur délire; à leurs yeux dans les théâtres, à leurs belles joues qu’on
-appelle sanglantes... On répond:--Je veux Barbara! je veux Barbara!...
-
-[Illustration]
-
-Mais les enfants autour de nous devenaient insupportables. Perscilla
-courait vers la maison, en rapportait des mots italiens tout neufs,
-courait encore, revenant avec des mots français--et l’on devinait
-qu’elle avait parlé à sa bonne italienne, à l’institutrice française.
-Puis l’ombre tomba, et Teddy vint s’asseoir entre nous, nous séparant,
-tout triste, car, sans qu’il le sache encore, il l’apprendra toujours
-assez tôt, ce n’est pas le jour, malgré ses yeux bleus, c’est la nuit
-qui lui appartient.
-
-Mae Clyton était plus belle même, disait-on, que Barbara.
-
- * * * * *
-
-Mae avait seize ans. Depuis son enfance, elle vivait chez elle sans
-jamais être sortie, et souvent désirait mourir. On n’avait trouvé
-à ce mal qu’un remède: l’amitié. Mais, inconstante, elle détestait
-soudain, au bout de cinq ou six semaines, l’ami qu’elle avait adoré
-et appelait la mort par son nom. Avant donc que le mois commençât,
-Clyton lui amenait un homme, une femme nouvelle, qu’il lui avait
-appris, pendant l’amitié et le mois précédent, à désirer. Toute
-l’Amérique se prêtait à ce jeu, car la beauté de Mae devenait célèbre,
-on l’appelait Scheherazade, et l’on s’ingéniait à la conserver à la
-vie par un conte qui ne s’achevât point. Clyton recevait par paquets
-les lettres d’inconnus ou de gens illustres qui se proposaient
-eux-mêmes, offraient ou des amis parfaits, ou (pour varier) des amis
-bizarres, ou tout ce qui était la renommée d’une famille, d’une ville:
-la fille du ministre des finances guatémalien dont on voyait les trois
-corps astraux à la lueur des cocuyos, le champion du monde au tennis.
-Clyton avait d’abord choisi tous ceux qu’un sacrifice à l’amitié avait
-rendu célèbres, Marjorie Dupont, qui sauva de la mer à dix ans Muriel
-Aspinwall, qui vivait depuis avec elle, qui l’abandonna (tout un mois
-de juillet, le mois qu’elles passaient à se baigner dans leur plage)
-pour Mae: Edith Bronte, dont on avait ravi au berceau la sœur jumelle,
-qui depuis la cherchait sans cesse, frissonnante devant chaque miroir
-inattendu. Puis étaient venues à la villa les gloires de la mode,
-auxquels Mae ne voulut jamais parler de leur talent: Edvina qui ne put
-chanter pendant le mois le plus long et le plus sonore d’Amérique;
-Sargent auquel Mae refusait de poser dans son sommeil même, se tournant
-sans cesse; on devait mettre le lit au milieu de la chambre et Sargent
-peignait en en faisant le tour. De temps en temps Clyton choisissait au
-hasard dans les lettres, et aujourd’hui il en gardait deux:
-
-[Illustration]
-
---Mon nom est Adélaïde de los Montes. Votre sœur veut-elle voir
-quelqu’un qui n’a jamais rien vu? Je ne suis point sortie non plus de
-ma maison et je viendrai, si Mae le veut, dans un train spécial et
-fermé! Ci-joint mes cheveux blonds. La tête de l’oiseau qui n’a pas
-volé est moins douce, me disent les poètes d’ici, à la main.
-
-Poètes de Californie, consciencieux, qui passent leur temps à caresser
-les têtes d’oiseaux qui n’ont pas volé!...
-
---Mon nom est Jeanne Blanchard. Vous m’appellerez, Mae, quand vous
-saurez comment j’imagine la vie. Je l’imagine comme un bonheur sans
-bornes, comme une fulguration, comme un cœur sans limites. Chaque
-matin, au réveil, je me précipite à la fenêtre; je vois la mer infinie,
-le ciel qui tout embrasse; je me dis que ce sont des nains à côté de
-mon bonheur. De joie, je sanglote. Quel doit être le vôtre, qui êtes
-belle, riche, qui n’êtes pas seule en ce monde!
-
-Vous devinez pourquoi Clyton m’enlevait.
-
-Cette nuit, l’ami du mois allait partir, Lee, le poète,--il était
-devenu amoureux, Mae déjà le détestait,--et Clyton avait reçu, à midi
-seulement, un message de celle qui devait être l’amie du nouveau mois;
-elle retardait son voyage. C’était Mary Miles Minter, l’enfant qu’on
-voit dans les cinémas au premier acte toujours pauvre, au dernier acte
-toujours riche (ne pas s’aviser de tourner le film à rebours), sauvée
-de la rue par un lord, du music-hall par un milliardaire déguisé en
-barman, qui apprivoise les mégères dont la bru empoisonna le fils, les
-brigands auxquels une fille a truqué le télégramme annonçant la mort
-de leur mère; et qu’on voit à la fin du film s’étendre dans sa propre
-image agrandie, comme l’enfance dans la jeunesse. Mae ne supporterait
-point de ne pas trouver au réveil son amitié nouvelle; un gouffre
-pareil s’était produit voilà six mois; haineuse, silencieuse, elle
-refusait de manger, de boire. Les animaux précieux que Clyton avait
-couru acheter à New-York, le renard bleu apprivoisé, l’ocelot, elle
-semblait ne pas les voir, elle marchait sur eux sans pitié; l’ocelot,
-qui ne connaissait pas auparavant les humains, s’indignait, cassait
-tout, devint enragé. A cette époque, d’ailleurs, Mae ne savait pas que
-l’on se tue, mais depuis, je vous dirai peut-être comment, elle l’avait
-appris, et tout était à craindre si je ne venais pas.
-
-[Illustration]
-
-Nous arrivions. L’auto gravissait maintenant les allées en lacet d’un
-jardin. En bas, la mer, et sur le rivage les statues tranquilles des
-Muses, couvertes de longs voiles; à mi-côte sur la terrasse, une
-piscine de marbre, bordée de torses antiques, agités, à demi vêtus;
-on devinait dans la maison, au-dessus d’une baignoire taillée dans
-une opale, un vrai cœur vivant, tout nu. Au fond d’un labyrinthe de
-buis, perdue, une fillette appelait, sans voir la chouette au-dessus
-d’elle qui dessinait le bon chemin. Les héliotropes se relevaient peu
-à peu pour n’avoir pas à tourner de tout un arc dans la seconde où le
-soleil reparaîtrait. Les jeunes fleurs de rosiers, écloses voilà une
-heure, satisfaites d’avoir vécu une heure, roses ignorantes, croyaient
-se fermer pour toujours. Poussés par la brise marine, à peine salés,
-les parfums du même jasmin nous inondaient dans chaque allée à la même
-hauteur. C’était la nuit. Un cargo de plomb dormait sur l’océan léger;
-de lourds mélèzes sur la clarté; le ciel tout sombre sur un nuage
-blanc; et l’on eût retourné le monde qu’il en eût été plus solide.
-C’était la nuit. Des mouettes volaient en ligne, formant un nom
-qu’on ne pouvait comprendre, car il était composé de lettres toutes
-semblables, argentées du côté du couchant,--puis elles se dispersèrent,
-une seule resta et l’on comprit. On comprit le mot Solitude, le mot
-Espace, la phrase: "agité par les vents". La lune apparaissait entière,
-c’était le soir où aucun astre ne se glisse entre elle et moi. C’était
-la nuit, et, un long moment, entêté comme un roulier qui ne veut
-pas allumer sa lanterne, je m’enfonçai dans cette nuit sans appeler
-la pensée et ce nom qui éclairent pour moi toute ombre. Mais je me
-heurtais durement à chaque obstacle, au cri lointain de la fillette,
-aux maisons endormies, à chaque étoile. Ils me meurtrissaient, ils
-m’atteignaient en plein visage... Alors je pensai à toi, rêve, et ils
-s’écartèrent...
-
---C’est la nuit, dis-je.
-
-Clyton frissonna, me regarda de biais, comme si nous allions la trouver
-à l’arrêt, nuit expirante, clouée sur notre capot.
-
- * * * * *
-
-Lee était dans le salon où me laissa Clyton. J’avais vu des portraits
-de lui, je le reconnus, mais il n’avait plus ses yeux provocants,
-son front qui étincelle. Toutes ces qualités contraires qu’il aimait
-cultiver en lui séparées, l’arrogance et l’humilité, l’énergie et
-l’indolence, la générosité et l’envie, maintenant se mélangeaient et
-il ne se trouvait plus qu’une âme médiocre et confuse. Il ne l’avouait
-pas, la guerre en était cause.
-
---La guerre gâtera le métier des cowboys, avait-il déclaré d’abord.
-
---Que les femmes prennent garde, avait-il dit ensuite. La guerre est
-leur mort!
-
-Or les cowboys gardaient leur prestige, les femmes continuaient, en
-masse, à vivre. C’est son métier à lui, son métier de poète, qui était
-gâté. Il se tenait, au début de la guerre, à la limite du génie. Je
-venais de lire ses œuvres: il atteignait le sublime, non encore par la
-pensée, mais par les transparences de son style, par un mot placé de
-telle sorte dans presque chaque vers qu’il en jaillissait je ne sais
-quelle lueur, quel éclatement, qui d’ailleurs mourait aussitôt. Il
-s’était rendu compte de ce talent à piquer l’âme de brûlures. Tous ses
-derniers poèmes, comme pour provoquer enfin l’embrasement, avaient pour
-sujet la flamme, l’étincelle, les yeux, Suzaia et ses oiseaux brûlants.
-Un jour tout flamberait... Mais la guerre était venue.
-
-Tout ce qu’il avait entassé chez lui comme une panoplie, le droit
-de souffrir, de faire souffrir, de tuer, de se tuer, tout ce qu’il
-considérait à juste titre comme ses biens propres et ses armes dans
-toute l’Amérique, fut distribué par elle au moindre soldat d’Europe.
-Les permissionnaires français dans les rues de New-York portaient sur
-eux mille marques, qu’il avait cru réservées à lui seul, le regardaient
-du regard qu’il savait trouver devant un miroir mais qui lui échappait
-encore devant un homme autre que lui. Il les suivait toute une journée,
-il essayait de reprendre à la dérobée sur eux un de ses propres
-sentiments, ils les emmenait boire, et de même qu’il s’enivrait pour
-se venger de lui-même, il les enivrait. Chaque victoire, française, ou
-serbe, ou allemande, l’exaspérait; il ne pouvait supporter cette gloire
-sans cesse en remous, ni surtout cette vie exaspérée que prenaient
-maintenant les noms propres; ces noms de chefs inconnus soudain
-illustres, ces noms médiocres de l’Ourcq, de Verdun s’élargissant sans
-fin, ces noms sur lesquels toute une semaine, Cambrai, Sédul-Bahr, se
-posait l’aurore même... pour s’évanouir; et ces déblaiements du moindre
-village qui rendaient plus en gloire que toute une nécropole antique.
-Son plus grand orgueil avait été de créer une fois un nom propre:
-"Pan Bix", le héros de tous ses livres, un Esprit, frère d’Ariel.
-Enfantinement, il se surprenait à opposer ce nom à tous ceux que créait
-sa rivale, Pan Bix la Marne, Pan Bix Guynemer. Mais Pan Bix, qui tenait
-encore sa petite place, sémillant, près de Desdémone, près de Fantasio,
-devenait dans ce nouveau domaine, et près d’Hindenburg aussi, un pitre
-ridicule.
-
-Donc, près du foyer, il était là, avec sa main droite inutile qu’il
-brûla le soir de ce jour où il frappa son meilleur ami. Tout en lui
-d’ailleurs semblait avoir commis un sacrilège et l’avoir expié par le
-plus beau sacrifice. Son regard si vif avait un halo terne; avait-il
-vu son amie le jour où son amie mentait? sa parole n’employait que des
-mots bégayants; avait-il dit du mal de sa mère? et sa pensée, partie
-toujours d’un côté délaissé de l’âme, surprenait comme la balle d’un
-joueur de tennis gaucher... Il répondit à peine à mon salut. Il regarda
-mon uniforme, demanda si le revolver était chargé,--je l’ignorais; me
-questionna sur ma vie à Boston, sur mon sabre, et je répondis encore
-de façon évasive, et je veillai à ce qu’il ne sût point si j’étais ou
-non dangereux. Puis, m’abandonnant, il se promena dans la salle. Malgré
-ma défiance je l’admirais. On le sentait lire par profession dans
-chaque lumière, dans chaque ombre comme un devin lit dans la main. On
-le sentait frappé par les moindres signes de ce rébus distribué pour
-les poètes sur les objets qui semblent les plus familiers. Il posa son
-index tendu sur une statuette couchée, il l’y maintint tant que je ne
-sais quel nœud ne fût pas fait et refait autour d’elle. Il ouvrit un
-livre de Longfellow, au hasard, mais ce fut à la page où Longfellow
-avait écrit de sa main, en long de la marge, un distique qui donnait un
-nouveau sens au poème; il souriait, il inclinait la tête, il pensait
-à un archet étendu près de son violon. Il ne me savait pas poète; il
-agissait sans discrétion, se croyant seul avec elle, avec la Poésie. Il
-s’arrêtait brusquement, rayonnait, écoutant en lui,--n’entendant rien,
-furieux. Il aiguisait sans pudeur ses sens, son odorat, en plongeant la
-tête sans mesure, avec les oreilles qui n’avaient rien à y faire, dans
-une touffe de seringat, sa vue en promenant des regards sur deux boules
-de cristal placées sur une table, et soudain il regarda mes yeux. Il ne
-les quitta plus. Il s’assit en face de moi...
-
-Le feu flamba soudain, feu d’été traître, qui fit un signal à l’hiver.
-Au loin les tramways glissaient, les verges éclatant en globes de feu
-aux aiguillages des trolleys, cerveau des tramways, donnant tout ce
-que donne un tramway de pensée, une étincelle. Le vieux monsieur de la
-villa voisine rentrait de sa promenade et tapait, comme chaque soir,
-pour la vider, sa pipe contre la plaque en marbre du petit obélisque
-de Washington. Lee semblait m’avoir choisi pour victime, et c’est de
-cette nuit, en effet, qu’il a daté son poème sur moi. Je le sentais
-supprimer de mon visage ce qui le gênait, mes cheveux qu’il a décrits
-bruns; m’ajouter une moustache; me donner deux béquilles, jeter autour
-de moi cet échafaudage qu’on construit autour d’une tour, chez nous,
-avant de la réparer. Parfois il se frottait les mains, il ricanait; il
-me prenait je ne sais quel esprit, quelle forme et j’eus l’impression
-quand il disparût, qu’un maillot, une ombre de soie, entre mes
-vêtements et mon corps, avait été dérobée. Parfois, il tirait un carnet
-de sa poche, lisait, me contemplait et coupait à ma taille la métaphore
-qu’un enfant, un oiseau, lui avait inspirée le matin; et, tout d’un
-coup, la raison de son poème découverte, il me combla de prévenances;
-il me présenta une cigarette de sa main valide; il prodigua son côté
-gauche, son côté intact, m’offrit des mots, des regards qui n’avaient
-jamais outragé personne: le mot "cher officier", le mot "cher
-Français". Je prenais la cigarette de ma main droite, car mon bras
-gauche est blessé; je répondais à ses regards de mon œil droit, car
-mon œil gauche est myope; je jouais à mon insu, mais avec perfection,
-le rôle de l’Innocence qu’il m’a donné dans ses vers; et comme je me
-levai, il se leva et il me suivit à la fenêtre, et il me dit le nom
-anglais des fleurs; et il insistait poliment sur la prononciation; et
-il me traitait tout à fait comme Elle.
-
- * * * * *
-
---Mon lieutenant, dit Clyton. Venez!
-
-C’était l’heure où la lune aspire ceux qu’elle aime à la hauteur des
-toits, où les somnambules, effleurées par la brise, avancent pas à pas
-sur les fils de fer tendus pour elles, par leurs parents, entre le
-château et l’annexe. Un oiseau de nuit et un oiseau de jour, égarés,
-voletaient dans la même chambre: fallait-il éteindre, fallait-il
-illuminer pour que chacun d’eux pût partir? C’était l’heure où Mae,
-dans son premier sommeil, subitement attristée, se lamentait. Des
-larmes coulèrent de ses paupières closes. Tous les soirs, à la même
-heure, ainsi que jaillit, bue aussitôt, une source d’eau pure au fond
-de l’Océan, naissait ce petit désespoir, larmes sans amertume, au
-milieu de la Nuit. J’étais penché un peu à l’écart, et mon ombre ne la
-couvrait pas, courbée sur le lit devant elle. C’était l’heure où sans
-conscience, elle s’attachait tendrement, et l’on sentait qu’en rêve
-elle aimait embrasser un visage. Rêve léger, mais plus lourd pour elle
-que sa vie, et, croyant se pincer pour être sûre de ne pas dormir,
-elle pinçait sans force ma main. Puis, toujours rêvant, comme une
-déesse enfant le ferait de sa main coupée, elle appuya ma main sur sa
-joue fraîche, elle la cacha dans ses cheveux blonds innombrables, elle
-l’embrassa. Puis, ouvrant sans chagrin ses yeux humides, elle choisit
-deux petits regards clairs qui se promenaient dans mes regards plus
-larges comme les rayons de deux visages jeunes dans le faisceau noir
-d’un film et,--j’aurais tout donné pour qu’elle me sourît,--fronçant de
-colère ses sourcils noirs, durcissant de rage ses yeux bleus, tendant
-son front irrité, Mae pour la première fois me sourit.
-
---C’est vous, me dit-elle, où est Lee?
-
-Elle parla plusieurs fois de Lee ce premier soir, à chacun de mes
-gestes comparant, rattachant les gestes de Lee; sans doute pour qu’il
-n’y eût pas d’intervalle dans sa ronde d’amis, rattachant nos pensées
-et se trompant parfois, comme un mauvais télégraphiste dans ses fils
-rattache la peine au plaisir, la confiance au désespoir. Ainsi, le
-dernier jour, elle dirait à Mary Miles, si Mary riait que j’étais
-triste, si Mary était triste que j’étais tendre...
-
---Lee est parti, dit Clyton.
-
-Or Mae si sévère et timide au début de chaque amitié, qui ne recevait
-ses amis hommes qu’habillée et coiffée, me tendit ses bras nus, m’assit
-près d’elle, et, ne retrouvant plus dans sa chevelure cette main coupée
-qu’elle y avait cachée tout à l’heure, caressa tendrement ma main,
-s’étonnant qu’elle eût même chaleur, même forme que l’autre.
-
---Posez votre manteau, dit Clyton.
-
-Je jetai mon manteau. C’était le premier poète en uniforme qu’elle
-voyait, en uniforme bleu clair, avec des boutons de bois peints en bleu
-clair, poète invisible sur les champs de bataille. Elle me regardait,
-fière d’elle, comme si elle arrivait à voir un être invisible. Elle
-écoutait mon français, non sans orgueil, comme si elle, Mae, pouvait
-entendre un être muet.
-
---Un ami, dit-elle, enfin!
-
-Derrière la porte, Lee s’agitait, toussait. Jamais remords ou regret
-dans un cœur ne fit plus de bruit que Lee dans ce salon. Il exagérait.
-Nous n’étions pas les deux premiers poètes qui se soient jeté, d’un
-monde à l’autre, une jeune fille nue dans son voile.
-
---J’ai rêvé, dit Mae, que j’avais trois corps égaux, et chacun, le
-matin, partait de son côté. Deux sont perdus.
-
-[Illustration]
-
-Des bouleaux flambaient dans la cheminée, j’en voyais les lueurs dans
-ses yeux, et, allumés à l’âtre même, au vrai feu, déjà y brûlaient ces
-feux de l’amitié, qui pour les simples humains s’allument une fois,
-deux fois au cours de toute leur vie, une fois chaque lune dans le cœur
-de Mae.
-
---La chambre de Mary Miles est prête, dit-elle. Vous y coucherez. Mais
-parlez-moi. Clyton dit que vos mots tuent les êtres; prononcez mon nom;
-prononcez-le encore. Quelle voix profonde est la vôtre! Voilà morts mes
-deux corps errants! Tout ce qui existe, tout ce qui palpite et respire
-de Mae est devant vous. Oh! que m’arrive-t-il? Avez-vous donc pensé mon
-nom?
-
-Je voulus parler de Mary Miles; mourir par elle, lui donner la main
-dans cette ronde autour de Mae m’était doux. Mais Clyton disposait
-sur la table des portraits. C’était des photographies de moi, que je
-ne connaissais point, prises par lui à mon insu et sur toutes j’étais
-solitaire. Seul au milieu des rues toujours encombrées, seul au fond
-d’une auto qui roulait sans chauffeur, et Mae égoïste, pouvait sans
-peine imaginer que le monde est un grand monde vide et qu’elle seule
-a des amis. Mon sourire cependant annonçait parfois qu’il y avait un
-être vivant dans mon voisinage, pas un être semblable à nous sans
-doute, car j’avais les yeux levés, mais un chat, un écureuil, un titan.
-D’ailleurs, d’instinct, elle préféra le seul portrait que Clyton
-n’eût pas truqué, celui où j’étais vraiment seul, assis sur le perron
-du Polo-Club, un ours empaillé à ma droite avec des drapeaux dans
-son collier, où le vent soufflait, où les cèdres du bosquet étaient
-durement battus par les arbres encore sans feuillage, où, la petite
-girouette du Club l’indiquait, j’étais tourné vers mon pays, vers mon
-enfance; où je souffrais enfin d’être arrivé à l’âge où l’on n’est plus
-que soi, rien que soi...
-
-Or, décidé à ne pas me prêter au jeu puéril de Clyton, à guérir Mae, je
-résolus de lui apprendre ce qu’est la vie.
-
-Ce soir-là, je lui parlai d’abord des villes. De Pau, qui fait le tour
-des Pyrénées avec ses petits tramways rouges qui stoppent d’eux-mêmes
-à chaque marque et chaque femme rouge, où les médecins promènent sans
-cesse de longs cortèges de bœufs au joug, pour imposer à la cité le
-seul rythme sensé, où chaque bébé dans le parc Beaumont a droit à un
-paon qui le suit, au ciel toujours bleu duquel, chaque semaine, un
-enfant de vingt ans, avec des grands cheveux peignés à l’argentine,
-tombe mort. De Coulonge-sur-l’Autize, où les employés de la poste,
-en France, ont l’ordre d’envoyer les poèmes égarés ou anonymes. De
-Montargis où la belle Simone, suivie de sa nourrice, au bord de
-ruisseaux écumants et que l’ombre des peupliers zèbre, pour arrêter son
-âge soudain s’arrête, et la nourrice, sa distance un moment perdue,
-part affolée à reculons. De Buzançais où chaque soir, entre quatre et
-cinq, l’écluse bruissant, un enfant songeur refuse de répondre, de
-jouer, de faire collation; son père le bat, le jette dehors et parfois
-il tombe au soleil. De la France en un mot, où les êtres ne sont pas
-des apparences qui surgissent selon vos besoins, mais où chacun, pris
-au hasard, a son histoire, sa vie durable--et parfois, pour en être
-sûr, je suis resté près du même des années entières sans qu’un seul de
-ses gestes ait trahi qu’il n’existait pas.
-
---Je rêve, disait Mae...
-
-Liée à un petit corps timide et immobile, elle agitait ses bras,
-secouait sa tête, je caressais une sirène-enfant. Curieuse, elle
-avançait sur le rivage même de la vie où je l’attirais non sans ruse.
-D’abord je lui contai le plus beau rêve qu’un homme ait jamais fait.
-Puis je lui dis la plus belle histoire véritable. Au loin la mer
-étincelait, mais couverte de rayons cassés et morts, et je ne sais quel
-poète hypocrite y avait pêché à la grenade. Parfois j’avais à prononcer
-un mot étrange et dangereux, le mot "Oubli", le mot "Joie", le mot
-"Haine" et alors j’entendais Lee aux écoutes s’agiter, s’inquiéter de
-me voir manier de telles armes comme un soldat quand le civil prétend
-dévisser un obus. Parfois des oiseaux, effarés de tant de clartés,
-voletaient autour des fenêtres, puis se réfugiaient à tire-d’ailes
-vers le cœur de l’ombre, dans le cyprès du centre de la pelouse, s’y
-retrouvaient tous et trouvaient ce soir-là la nuit bien étroite.
-Alors, écoutant ce bruit des ailes, bienheureux, nous nous souriions,
-nous pensions à ce qu’il y a de plus petit et de plus frissonnant,
-au cœur des oiseaux endormis. Puis, tristes, nous pensions à nos
-propres cœurs, si proches, nous pensions à leur taille, à leur poids,
-à leur douce forme, à la fossette qu’y cause la flèche en s’enfonçant.
-Elle s’étonnait de n’avoir pas à revenir, avec ce nouvel ami, au
-point d’où elle partait chaque mois; elle en éprouvait un espoir
-infini; quelle vie divine, si désormais, chaque amitié, au lieu de la
-détruire, s’amoncelait sur l’amitié! Nos deux visages étaient à la même
-hauteur, aucun de nous maître de l’autre, elle m’attira vers elle,
-posa ses lèvres sur mes lèvres, et soudain son corps entier s’agita,
-s’évanouit: l’idée d’un ami unique en Mae venait de naître, bue par un
-grand sommeil.
-
- * * * * *
-
-Le jour va se lever. Ma voiture revient à toute vitesse entre la
-mer violette et les loteries, les montagnes russes, les panoramas
-des interminables plages, tout blanc et or, avec des glaces où mon
-chauffeur se regarde chaque fois. Une bise aigre souffle; de gros
-rayons maladroits nous frappent, durs comme des palettes. Mary Miles
-a pu venir, malgré son télégramme, et j’ai dû quitter Mae endormie.
-Clyton ne lui parlera jamais de moi; mes photographies sont en
-morceaux, on lui dira qu’elle a rêvé... La mer, comme une ville,
-rejette à nos pieds tout ce que le jour d’hier a sali en elle, les
-algues touchées par quelque plongeur, les méduses mortes, et tous ces
-objets acceptés dans son sein avec dignité dont elle met un jour à
-comprendre la dérision, de vieux chapeaux, de vieilles chaises. Tout
-le long du rivage, les becs électriques brûlent encore, mais sans
-reflet dans l’eau laiteuse. Heure sinistre! Heure où sur mon pays, dans
-la tranchée, la sentinelle se réveille, se promène avec ses lourds
-souliers, et l’on entend à nouveau le bruit de l’homme contre sa
-planète sèche.
-
-Je songe à Mae. Je songe à son réveil, dans quelques heures; à son
-silence devant Mary Miles, car elle n’osera jamais interroger son
-frère; à ce petit aiguillon dans son cœur; à ce baiser qu’elle ne
-croit pas avoir donné, à cette main perdue qu’elle cherchera tout le
-jour dans ses cheveux; à ce qu’elle pense un rêve; à ce jeune homme un
-peu triste, avec ses yeux, un peu bavard, avec ses villes, mais qui
-lui tendit les bras dans un costume invisible, qui la pressa--car sa
-mémoire chaque jour enrichira son rêve--sur son cœur enflammé, dont on
-voyait vraiment les flammes; qui la porta à travers une forêt semée
-de marécages dont on voyait vraiment les vipères et dragons; qui lui
-promit de vivre toute la vie près d’elle, de mourir près d’elle, qui
-avait tué cent Allemands, qui avait pris Constantinople, qui nulle part
-n’existe et ne soupire, nulle part, hélas!--qui est moi...
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
-[Illustration]
-
-EPILOGUE
-
-
-Lettre à Gladys,
-
- _de Lawrence M. Scott, frère jumeau de Leslie M. Scott,
- premier régulier américain tué en France_.
-
-Comme jamais je ne me suis expliqué, Gladys, pourquoi vous m’aviez
-préféré à Leslie, je ne m’étonne pas,--depuis cette mort qui fait de
-lui pour toujours mon cadet fragile, mon aîné de mille ans,--de vous
-voir désirer avec passion le connaître, c’est-à-dire le reconnaître de
-moi-même; me délaisser... Vous désirez savoir lequel est lui, lequel
-est moi sur les photographies de notre enfance: c’est lui qui a les
-régates rayées, et moi les régates unies. Nos parents distinguaient
-leurs fils à cela, et, rassurés, alors qu’à notre sortie du collège
-nous commencions à n’avoir plus exactement les mêmes visages, et que
-changeaient en nous ces traits seuls d’ailleurs qui passent pour
-immuables, la couleur des yeux, la forme des dents, ils avaient fini
-par ne plus voir entre nous de différences. De sorte que pour mes
-parents seuls je suis le portrait de Leslie. Pour tous les autres, il
-est disparu, et pour vous surtout, qui le trouviez ardent, jaloux,
-autant que j’étais résigné et paisible. Mais je contiens toute sa vie.
-Je suis né une minute avant lui, et chacun de mes jours nouveaux croît
-en cercle autour de sa tombe. Pas une de ses pensées qu’il ne m’ait
-dites par des phrases, pas un animal qu’il ait caressé et dont j’ignore
-le nom propre. Le jour seulement de son départ pour la France je
-l’avais quitté; je viens de refaire son voyage jusqu’aux Vosges; hier,
-j’ai vu la tranchée où il est mort et j’ai rejoint, depuis deux mois
-couchée, cette ombre que je me plaisais du moins à imaginer fugitive.
-Depuis hier ma vie est à moi et je n’ai hérité, dans ce deuil, que de
-moi-même. Depuis hier, je vis séparé de lui, et de moi aussi séparé,
-car je perds mon enfance, ma jeunesse avec la sienne. Il se cramponne à
-son jumeau comme un noyé. Je relâche dans le néant, les reprendrai-je
-jamais? tous mes souvenirs, qui étaient les siens. Je vous vois déliée
-de je ne sais quels anneaux, Gladys, vous qu’encadraient toujours nos
-corps et nos pensées; pour la première fois, vous m’apparaissez seule,
-libre, vos cheveux sont flottants, votre tunique s’ouvre; c’est en face
-de vous que je songe à me mettre et non plus à votre côté droit, le
-gauche occupé par Leslie. Vous voilà à la poupe, me voilà à l’avant de
-notre canot à trois places, vous gouvernez, je pagaye, une mort unique
-le prive de tous ses passagers... Vous rappelez-vous ce jour sur le
-Charles River, où il vous reprochait de parler du printemps avec les
-mots qui servent pour le soleil? Devant moi aujourd’hui le printemps
-se lève, Gladys. Je vous écris de la cantine de Cusset, au bord d’un
-ruisseau, dans ce qui était un parc, et l’on a cloué une planchette,
-pour en faire une table, sur le tronc de chaque arbre coupé. A droite,
-une Américaine donne à ceux qui veulent manger; à gauche, une Française
-à ceux qui veulent boire. Des soldats s’installent au centre: c’est,
-bienheureux, qu’ils ont à la fois faim et soif. Je n’ai que faim. De
-loin je vois, me souriant sans m’approcher, la fille du pays dont je
-foule présentement le sol, que je viens défendre, et de près,--si je
-veux je la toucherai,--la fille de ma patrie lointaine. Alors je pense
-à vous, minuscule, sur une petite Amérique, je vous souris, j’allume
-votre pipe, j’attends, comme un enfant, que le printemps se couche.
-
-Vous êtes froissée, Gladys, d’entendre parler du printemps dans la
-première lettre que je vous écris de la guerre. Mais à mes pieds,
-découpée par un rayon, je vois soudain noircir la première ombre des
-feuilles nées ce matin; au flanc des collines, je vois des poiriers,
-des pêchers généreux contenir la sève des feuilles pour livrer plus
-tôt toutes leurs fleurs, c’est la guerre, sur des squelettes encore
-desséchés, et, dans le vallon, de hauts pruniers tout blancs, drus
-comme des choux-fleurs. Ici le printemps dure, Gladys, il n’est
-pas d’un jour ou deux comme chez nous, et j’ai trouvé enfin le
-contrepoids à notre automne. Tous les mots que vous usiez, d’une usure
-imperceptible,--mille fois vous les diriez sans qu’ils se percent ou
-se boursouflent--pour parler de la lumière, du couchant, de mon jeune
-paon, ou de vous-même, vous pourriez à juste titre les donner à ce
-printemps français. Dans un guéret fumant, le semeur, seul homme de
-France qui ait le blé à discrétion, le prodigue d’un geste économe et
-précis. Sur chaque cep, le vigneron se courbe comme sur son baril,
-quand il tire le vin. Un canard, que sur la rive droite effarouchent
-des soldats américains, sur la gauche des zouaves, nage au milieu
-exact du torrent, rampant sans modifier son axe sur les rocs qui
-affleurent, au lieu de les contourner, et son sillage atteint toujours
-les deux bords à la même seconde. Le train glisse sur le fond de
-l’horizon au moment où une nuée s’écarte du soleil, et c’est le bruit
-d’un grand store qu’on tire. Leslie était né pour le printemps. Tous
-ces mouvements qui l’agitaient et nous semblaient inutiles, lorsqu’en
-plein été s’écartant de la mer il remontait en maillot un ruisseau,
-lorsque dans l’automne résonnant comme une cathédrale il chantait des
-two-steps, quand sous la neige il peignait au ripolin vert notre
-palmier de ciment et de tôle, c’était les gestes qu’il ne pouvait
-réunir par cette saison qu’il n’aura jamais connue. Saison qui rend
-compatissant, inoffensif, et chacun croit à l’innocence. Autour du
-tronc d’arbre voisin, quatre soldats français qui repartent pour le
-front boivent dans des verres qu’orne de lauriers minces, quand ils
-les reposent, l’ombre d’un buisson, et je les écoute qui parlent sans
-haine. Le premier raconte que les serpents les plus dangereux, les
-serpents corail ou coraux, il a oublié le pluriel, ont la bouche trop
-petite pour mordre; le second que le requin n’attaque jamais l’homme,
-qu’il suit les navires à cause des épluchures, et que s’il a mordu un
-cuisinier tombé, il se sauve en voyant le sang; le troisième assure
-qu’il suffit de frapper dans l’eau avec les mains pour traverser le
-Niger sans crainte des mille crocodiles et il nageait même avec sa
-femme arabe sur le dos; et le quatrième parle de deux Saxons qui lui
-donnèrent de l’eau un jour qu’il fut blessé... Rassurés, dans un monde
-enfin libéré d’hommes et d’animaux méchants, ils laissent leurs bras,
-leurs jambes s’écarter d’eux sans péril. Le ciel est maintenant tout
-bleu, avec un de ces gros nuages d’explosion qu’on voit depuis la
-guerre, blancs et gonflés, et près d’exploser à leur tour. La rivière
-Allier roule des eaux filtrées vers la rivière Loire. A travers cet
-air, cette saison inconnue, Gladys, je vous vois, votre corps et votre
-âme, comme sous des rayons violets qui m’en dévoilent soudain les
-formes et les métaux; votre obstination, tendue de biais dans votre
-cerveau comme un os d’ivoire; votre éternel contentement qui ressemble
-tant à un vrai cœur, et qui dispense une rosée superbe; la glande de
-vos larmes, sans rides... Il n’y a, au fond, que Dieu d’impitoyable,
-Dieu seulement que rien ne pacifie ou n’émeuve, ni quand on bat un
-fleuve de ses bras, son esclave nue sur le dos, ni quand on est blessé
-et qu’on a soif en sa présence, car aujourd’hui Debussy est mort. Les
-Allemands ont heurté de leur pioche pour la troisième fois, dans les
-tranchées, je ne sais quelle racine de la France. Vous vous rappelez le
-Message de notre Université, où nous déclarions nous battre pour Rodin,
-pour Degas, pour Debussy... Il est trop tard. Tous trois sont tués...
-
-[Illustration]
-
-Je suis venu de New-York sur le même bateau que Leslie. Le capitaine
-m’a pris pour lui et vingt fois m’a demandé par quelle ligne j’étais
-revenu. Pas d’attaques, pas de torpilles. La seule alerte fut un homme
-à la mer, qui sans se débattre, sans plonger, mourut noyé aussitôt
-comme si l’eau dans ces parages était seulement empoisonnée; je le
-voyais flotter sur le dos, autour de lui la lumière de la lune
-apaisait les flots comme l’huile autour d’un navire en péril, et de son
-corps nous pouvions à loisir sauver mille pensées, les transborder sans
-même les mouiller jusqu’à nous. Toutes les fois qu’un peu de mort, un
-peu de sang ouvre la terre, il en sort à la fois toutes les pensées que
-j’aie eues, une à peu près par an, depuis que je vous connais, et ce
-noyé m’ouvrait l’océan, jumeau de quel cœur. Il flottait, et la bouée
-que j’avais lancée auprès de lui paraissait de plomb. On le repêcha,
-rien ne put le ranimer, on dut le rejeter le soir, mais cette fois avec
-un poids de fonte... Ce fut tout, la traversée ne fut plus que banale;
-c’est-à-dire que le soir venait, et que le soleil, un de nos regards
-pris entre chacun de ses rayons, tournait vers l’Amérique en nous
-tirant les yeux; que la nuit venait, chaque fois troublée par la folle
-qui s’évadait nue de sa cabine pour attaquer celle du célèbre juriste
-qu’elle prétendait cacher un chat-tigre sous son lit, et le matin me
-réveillaient les engagés arméniens qui partaient délivrer l’Arménie
-par Jérusalem, Damas et Diarbekir et qui chantaient la _Marseillaise_
-en leur langage. Du pont supérieur, nous les voyions jouer à leur
-jeu national, qui est saute-mouton, celui qui était courbé gardait
-parfois à la main sa cigarette allumée, se refusait à la poser malgré
-les rumeurs, et cela rendait le jeu, s’il est possible, plus homicide
-encore. Ils étaient équipés à neuf pour tout ce qui coûte moins cher
-aux Etats-Unis, chaussures, ceintures, cols, mais de haillons pour
-tout ce qu’ils savaient trouver à meilleur compte en Europe, les
-chaussettes, les chapeaux, les chemises; et, la nuit, ils parvenaient
-à graver sur le bastingage, les patrouilles jamais n’en purent saisir
-un seul, des dessins de cornues, de tubes contournés et renversés,
-qui étaient leurs noms debout, à part l’inscription sur la cabine du
-capitaine, qui était la légende d’Adam... Puis, de ma chaise, je voyais
-des vagues doucement se déplier, une jaune et rouge, une verte et
-jaune, et me rendre le secret donné à l’aller par le bateau espagnol,
-le bateau brésilien. Le commissaire du bord me terminait l’histoire
-qu’il avait commencée à Leslie, et toutes choses, et le lever du soleil
-lui-même, et le phare de Royan, et Bordeaux avec ses flèches, et depuis
-tous les petits bourgs de France me disent la fin ou la morale de je ne
-sais quel mystère dont j’ignorerai toujours le début.
-
-Puis j’ai traversé la Guyenne, l’Angoumois. De Bordeaux à Paris on
-aperçoit tous les vingt miles, découpée sur l’horizon, ou décalquée,
-quand il pleut, aux endroits les plus solitaires, une image américaine;
-inactifs comme les marins sur un radeau, des forestiers glabres, assis
-sur une clairière; des nègres usant les uniformes de la Sécession et
-construisant les hangars avec mille précautions car ils ne sont pas
-encore assurés sur la vie. Je connus Montrichard, dans la Touraine,
-patrie des cuisiniers, et, venus en permission saluer mon aubergiste
-il y en avait trois, celui du tsar, celui de l’empereur de Siam, et
-le chef de l’Hôtel des Voyageurs à Auxerre, que tous respectaient. Je
-connus cette ville, garde-meubles aussi d’églises et de châteaux, où
-attendent leur ordre de transport tous les Américains qu’on renvoie en
-Amérique, parce qu’ils sont malades, ou en disgrâce, ou en surnombre
-dans leur grade, et Français, Françaises sont vraiment hospitaliers,
-car ils les soignent comme on le fait ailleurs des Américains qui
-arrivent. M’écartant parfois de la grande ligne, j’arrivai par
-embranchement dans ces villages encore solitaires où notre intendance,
-comme un insecte pour ses futures larves, est allée déposer du
-maïs, des balles de coton, des farines d’avoine là où naîtront des
-régiments, des compagnies américaines, et je levais la tête des gamins
-qui déjà balbutiaient l’anglais. Parfois il y avait le feu, tous s’y
-précipitaient, les soldats combattaient l’incendie avec leurs mains,
-avec leurs haches, entourés des épouses, des enfants, des blessés, qui
-tous les encourageaient sans pitié pour les belles flammes, comme si
-c’était la guerre qui sortait là soudain et qu’il fallait étouffer.
-
-[Illustration]
-
-Je ne vous dirai pas ce qu’est Paris. On a couvert avec des sacs
-de sable tout ce qui vaut, m’a-t-on dit, d’être admiré, et j’ai
-rencontré Mason, le professeur d’art à Albany, qui essayait de voir
-par les interstices. Privé de toutes ses beautés, Paris est la plus
-belle ville du monde; je passe près de chaque amas de sacs intimidé,
-comme en lisant le Chaucer où mon oncle puritain avait barré d’encre
-indélébile toutes les métaphores; je passe près de la Danse, près de la
-Marseillaise voilées en détournant la tête, mais le cœur vers elles,
-comme près d’un charme, d’un attribut secret de Paris. Dans la rue des
-passants portent une poussière blanche sur les épaules, c’est qu’ils
-ont été dans la cave à cause des gothas, et le Sacré-Cœur tout entier
-en sort chaque matin, aveuglant. Chacun surveille sans haine la lune et
-ce trou d’argent qui chaque soir s’agrandit, comme si la plus grande
-torpille allait passer par la pleine lune et l’on évite de se mettre en
-dessous. Je vis un avion s’abattre un jour d’alerte sur la place de la
-Concorde, l’aviateur en sortir, marcher trois grands pas, un petit, et
-mourir en fantassin au centre exact de sa ville, du devoir. Le canon
-tonne: suivant les trottoirs nord-est à cause de la pièce géante, les
-rues sud à cause des courants d’air, avec des écarts sud-ouest-nord-sud
-pour éviter les pensionnats de garçon, des files de fillettes en
-capuchons gagnent les catacombes. C’est alors que je vais voir Hélène
-Grandin.
-
-Car, je vous en dois l’aveu, Leslie s’est fiancé à son passage dans
-Paris. Lui qui recula toute sa vie devant le mariage dans le pays où
-l’on s’engage en un jour, en France où tout est convention et attente
-en un jour il a trouvé sa femme. Hélène habite deux chambres d’où l’on
-aperçoit à peine la rue, mais, du débarras, en posant un tabouret
-sur une chaise et la chaise sur le fauteuil, par une lucarne on voit
-tout Paris. Elle me reçoit sans chagrin, sans prévenance. Rien en moi
-qui l’émeuve, qui l’attire. O légère Gladys, ô indécise et qui nous
-avez cru semblables, elle ne remarque pas que nous étions jumeaux,
-elle n’a vu dans Leslie que ce centième de corps, ce centième d’âme
-par quoi il différait de moi, elle ne l’a aimé que par ce qui toujours
-vous sera inconnu; et j’ai enfin le sentiment, non pas qu’une part de
-mon être, mais un être entier avec Leslie est mort. Je lui prends la
-main, ma main tremble. J’éprouve toujours l’angoisse, près d’une femme
-d’un autre pays que le mien, de voir une femme d’un autre siècle.
-Je ne peux découvrir ce qu’il y a du présent dans Hélène, elle est
-du siècle passé, du siècle prochain. Je regarde ses yeux, mes yeux
-me piquent. Tout ce qui est sans couleur et terne dans la chambre
-devient étincelant dans ses prunelles, les rideaux sombres, les meubles
-sombres, et tout ce qui est éclatant y devient terne et voilé, des
-couverts d’argent, le soleil. Entre le soleil tout noir et un chapeau
-de deuil qui étincelle, je vois le visage de Leslie flotter, sourire.
-Je dis à Hélène que je suis fiancé, que vous vous appelez Gladys,
-que ma famille est la sienne, et Gladys égoïste sa sœur généreuse.
-J’engage pour cette orpheline nos biens et l’Amérique entière, et même
-ce qui nous appartient à peine, car je lui décris le Grand Cañon,
-les Buildings, le parc de Yellowstone comme si je les lui offrais.
-J’insiste.
-
---Oui, répond-elle...
-
-[Illustration]
-
-Que veut dire oui en français? Oui veut-il dire que le Grand Cañon
-est trop désert, qu’il faut le combler d’éléphants, de lions; que
-les Buildings sont trop blancs, qu’il faut les peindre en rouge, en
-argent?... Oui veut-il dire que l’on voit Gladys telle qu’elle est ce
-matin d’avril, agitée sur notre côte Pacifique, commandant ses amies
-à cheval sur les chevaux de bois flottants et dirigeant la houle? Oui
-veut-il dire que la vague arrive, que Gladys tend les épaules, ferme de
-la main sa bouche riante, car l’idée ne lui vient pas de ne pas rire?
-Oui veut-il dire que l’on accepte tout cela, que l’on refuse? J’ai
-honte soudain des pays heureux. Je parle à Hélène de la gloire, de la
-beauté qu’il y a à mourir pour son pays, pour une femme, et, c’était
-le cas de mon frère, pour deux femmes, pour deux pays. Elle secoue
-lentement la tête, de gauche à droite:
-
---Oui,... fait-elle.
-
- * * * * *
-
-Adieu, Gladys. J’ai rejoint la brigade de Leslie et tout un jour je
-suis resté au poste de son général. C’était un carrefour, sur lequel
-des camions, des compagnies fatiguées s’arrêtaient d’elles-mêmes comme
-des locomotives sur une plaque, et soufflaient, attendant qu’elle
-tournât. J’attendais Farnsworth, celui que vous appelez Lunettes à
-cause de ses énormes prunelles, qui semble un Cyclope étonnant, un
-Cyclope à deux yeux, et qui a vu de ces immenses cercles mourir Leslie.
-J’attendais avec le chien du major qu’on ne laissait point ce jour-là
-faire la chasse aux obus, car on craignait des obus asphyxiants, et
-le major seul courait pour arriver premier aux blessés. Je vis passer
-l’avion de notre ami Thaw qui tous les jours va planer une minute à
-trois mille cent deux mètres au-dessus d’un village ennemi, point
-exact, hauteur exacte où pour la dernière fois fut aperçu son ami
-Morton, disparu, et comme si c’était là-haut à un mètre près qu’on dût
-le retrouver. On apportait des morts tués par les gaz. Des soldats avec
-crainte délaçaient le masque, par crainte de trouver un ami,--plus
-triste encore de découvrir un visage pour tous méconnaissable. J’aidais
-à les porter ensuite à l’ombre, à l’écart, près de ces renflements
-ou de ces creux de la terre qui semblent faits, par leur forme, pour
-tenir un corps étendu, et dites à l’Amérique que tous les tués de la
-septième brigade ont été ce jour-là enterrés dans le bon sens. Parfois
-le vent nous jetait au visage, comme une mitrailleuse, des gouttes
-dures de pluie; nous frissonnions, découverts par une fausse mort. Des
-Français passaient le visage nu, à côté de nos artilleurs masqués, et
-nous comprenions qu’ils étaient dans leur air, que nous nous battions
-près d’eux comme des scaphandriers près des génies des eaux et ce soir
-encore, dans ce petit parc, près de ce petit clocher, je me sens un
-masque, et je prends, pour l’arracher, mon visage dans mes deux mains.
-
-O Gladys, vous rappelez-vous cette gouvernante qui nous obligeait à
-la fin de chaque lettre, en post-scriptum, de définir un des mots
-qui honorent les hommes, le mot loyauté, le mot éternité, et je fus
-privé de dessert une semaine pour avoir décrit, dans la lettre à notre
-évêque, le mot Gladys. Voulez-vous aujourd’hui le mot Nostalgie, le
-mot Tristesse, sont-ils de ceux qui vous honorent? J’ai vu Farnsworth.
-Leslie, toujours ennemi de l’emphase, a trouvé un prétexte à mourir
-pour la France. Il était venu aux tranchées les poches pleines
-d’oranges, car Farnsworth les aimait; son ami était devant les lignes
-en patrouille, cerné, il le rejoignit en rampant, le sauva de trois
-Allemands, mourut pour la plus belle cause, mais à propos d’un ami, et
-il eut même le temps de lui donner une dernière orange, car il avait
-lancé les autres ses grenades épuisées. O Gladys cruelle et rose,
-pourquoi faut-il que le mot Bonheur soit le seul, aujourd’hui que j’aie
-envie de vous décrire? Le Bonheur Gladys, est l’accord entre tous les
-hommes, chacun, le nègre aussi, comprenant les plus grands; le bonheur
-est de sentir son âme immense et au centre son corps minuscule comme un
-noyau; de voir recommencer, mais cette fois comme s’ils étaient faits
-pour vous seul, à votre seule intention, tous les gestes qu’on a vus
-sans les comprendre un quart d’heure plus tôt, quatre soldats amis des
-requins, des Saxons, lever leurs verres entourés d’ombres de lauriers,
-s’asseoir autour d’un tronc d’arbre coupé en étendant les mains vers
-lui comme les fakirs autour d’une graine qui va devenir tout à l’heure
-palmier; de voir, sans que rien en ce monde puisse l’expliquer,
-l’Américaine soudain donner à boire, la Française, à manger, deux
-grands pays changer leur but et leur fonction par simple bienveillance,
-et, suprême bonheur, de voir un canard, ses ailes ouvertes, plus lent
-que le courant lui-même, balayer, pour en enlever la poussière, le
-ruisseau étincelant.
-
-
-[Vignette]
-
-
-
-
- LA PREMIÈRE ÉDITION DE CET OUVRAGE,
- DONT IL FUT TIRÉ 30 EXEMPLAIRES
- (A-AE) SUR PAPIER A LA FORME DU
- JAPON & 500 (I-D) SUR PAPIER DE
- MONDEURE, FUT ACHEVÉE SOUS LES
- PRESSES DE LA MAISON FRAZIER-SOYE,
- A PARIS, LE 29 SEPTEMBRE 1918.
-
- * * * * *
-
-
- Corrections.
-
- Table des chapitres: «Massachusets» remplacé par «Massachusetts»;
- «Middlessex» remplacé par «Middlesex».
- Page 17: «Oklohama» remplacé par «Oklahoma» (Voilà ce vétéran
- de l’Oklahoma qui s’est rendu à pied).
- Page 19: «tout» remplacé par «toute» (ils sauront enfin à toute
- heure).
- Page 20: «logaient» remplacé par «logeaient» (De petites
- étoiles se logeaient dans les plus grosses).
- Page 30: «manquait» remplacé par «manquaient» (où manquaient
- d’ailleurs deux de nos camarades).
- Page 31: «choissise» remplacé par «choisisse» (Qu’il choisisse
- parmi nous).
- Page 69: «MIDDLESSEX» remplacé par «MIDDLESEX» (POUR GROTON ET
- MIDDLESEX).
- Page 73: «Oklohama» remplacé par «Oklahoma» (les banquiers de
- l’Ohio, de l’Oklahoma).
- Page 79: «passés» remplacé par «passé» (ses goûts ont peut-être
- passé depuis).
- Page 87: «ausitôt» remplacé par «aussitôt» (Il était mort
- aussitôt).
- Page 102: «Innoncence» remplacé par «Innocence» (le rôle de
- l’Innocence qu’il m’a donné).
- Page 118: «debouts» remplacé par «debout» (leurs noms debout, à
- part l’inscription); «qu’ils» remplacé par «qu’il»
- (l’histoire qu’il avait commencée à Leslie).
- Page 119: «sac» remplacé par «sacs» (chaque amas de sacs
- intimidé).
-
-
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Amica America, by Jean Giraudoux
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMICA AMERICA ***
-
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- Amica America, by Jean Giraudoux&mdash;A Project Gutenberg eBook
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-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Amica America, by Jean Giraudoux
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Amica America
-
-Author: Jean Giraudoux
-
-Illustrator: Maxime Dethomas
-
-Release Date: November 16, 2020 [EBook #63777]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMICA AMERICA ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse, The Internet
-Archive (Canadian Libraries) and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by the
-Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
-http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<hr class="full" />
-
-<p class="ssrf nobreak"><a href="#note">Au lecteur</a></p>
-
-<p class="ssrf"><a href="#toc">Table</a></p>
-
-<div class="screenonly figcenter" style="width: 450px; margin: 3em auto;">
- <img src="images/couverture.jpg" alt="" title="" width="450" height="600" />
- <p class="cent cs8 ssrf">L’image de couverture a été réalisée pour cette édition
- électronique.<br />Elle appartient au domaine public.</p>
-</div>
-
-<div class="chptr">
-
-<p class="cent cs12 wesp">AUTRES OUVRAGES DE JEAN&nbsp;GIRAUDOUX</p>
-
-<hr class="dbl" />
-
-<table summary="Autres ouvrages de l'auteur">
-<tr>
- <td class="tdl">PROVINCIALES</td>
- <td class="tdl">chez Grasset.</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">L’ÉCOLE DES INDIFFÉRENTS</td>
- <td class="tdl">chez Grasset.</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">SIMON LE PATHÉTIQUE</td>
- <td class="tdl">chez Grasset.</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl">LECTURES POUR UNE OMBRE</td>
- <td class="tdl">chez Émile-Paul frères.</td>
-</tr>
-</table>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr">
-
-<h1>AMICA AMERICA</h1>
-
-</div>
-
-<div class="chptr">
-
-<p class="noind cs12 esp" style="width: 20em; margin: 4em auto;
- line-height: 1.6em;">
-VOYAGE DE JEAN GIRAUDOUX,
-ILLUSTRÉ PAR LES DESSINS
-DE MAXIME DETHOMAS. SE VEND
-CHEZ ÉMILE-PAUL FRÈRES, SUR
-LA PLACE BEAUVAU, A PARIS.</p>
-
-<div class="cdl im30" id="toc">
-<img src="images/im-01.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr">
-
-<h2>TABLE DES CHAPITRES</h2>
-
-<table summary="Table des matières" style="width: 80%">
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_1">1</a></td>
- <td class="tdr">PROLOGUE</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_13">13</a></td>
- <td class="tdr">Discours dans le <ins id="cor_1" title="Massachusets">Massachusetts</ins></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_39">39</a></td>
- <td class="tdr">Déjà l’on voit...</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_55">55</a></td>
- <td class="tdr">Repos au lac Asquam</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_69">69</a></td>
- <td class="tdr">Pour Groton et <ins id="cor_2" title="Middlessex">Middlesex</ins></td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_83">83</a></td>
- <td class="tdr">Film</td>
-</tr>
-<tr>
- <td class="tdl"><a href="#Page_111">111</a></td>
- <td class="tdr">ÉPILOGUE</td>
-</tr>
-</table>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_1">
-
-<img src="images/im-02.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">PROLOGUE</h2>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-c-.png" alt="C’" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">C’était le samedi matin. De chaque estuaire de
-France s’élançait vers l’Amérique, du milieu
-exact du fleuve, comme d’une couleuvre sa langue,
-un beau steamer et son sillage. Le phare blanc acceptait
-tous les rayons et tous les regards qu’il renvoie
-la nuit colorés. Notre navire tirait derrière lui la nappe
-étincelante de l’eau, habile et sans renverser un seul des
-objets en équilibre sur le fleuve, bouées, bateaux et
-mines. Le dirigeable de l’escorte au-dessus de nous, nous
-<span class="pagenum" id="Page_2">[p. 2]</span>
-voyait enfin étendus sur nos chaises, face à lui, et même
-le visage ensoleillé; et il devait nous quitter, c’est la vie,
-au moment juste où il aurait pu nous comprendre. Le
-soleil était si éclatant au-dessus de la France, qu’à part
-une femme aux yeux protégés à la fois par des jumelles,
-des lunettes noires, des larmes, il fallut renoncer à la voir
-disparaître. Déjà chaque passager était doublé d’un de ces
-compagnons de traversée que la Compagnie dispose par
-avance dans le bateau, en nombre égal au nombre des
-voyageurs, et qu’après l’arrivée jamais l’on ne revoit. Le
-mien s’appelait Bordéras, et toujours, quel que fût le sujet
-de vos pensées, il parlait du sujet contraire:</p>
-
-<p>—Que les couchers de soleil sont beaux sur la mer,
-était-il en train de me dire.</p>
-
-<p>D’ailleurs, le coucher du soleil vint aussi. De grandes
-vagues plates se succédaient, pourpres; l’angle de l’une se
-recourbait soudain, une page était cornée pour nous dans un
-livre encore inconnu. Le mousse lavait les bouées; on
-pourrait les jeter aux noyés sans se salir les mains. A la
-place exacte où se croisaient le reflet du soleil et l’onde de
-la T.S.F., l’opérateur illuminé notait la hauteur de l’Alpe
-escaladée la veille par les Italiens. Puis les oiseaux de
-mer se couchaient dans la mer. La femme en pleurs s’attristait
-d’apprendre que, pour la première fois depuis son
-lancement, le bateau n’avait pas d’enfant à bord, et soudain
-s’en réjouissait. Le mousse quêtait par ordre les cigarettes
-allumées, les jetait par dessus le bastingage, et signalait aux
-<span class="pagenum" id="Page_3">[p. 3]</span>
-marins le mégot du capitaine, qu’on pût suivre des yeux un
-long moment. Pour masquer toute lumière on avait retrouvé
-dans quelque chantier les ronds de tôle découpés jadis dans
-le navire pour faire les hublots, dans un autre navire sans
-doute, car les femmes de chambre les ajustaient difficilement,
-debout sur notre valise neuve. Au salon s’assemblaient
-des ombres hostiles, attirées par l’idée du bridge,—une
-dame, avec d’énormes yeux dont elle n’abaissait jamais les
-paupières, quelque espionne,—et l’Américain à l’index
-coupé jouait <i>Tannhaüser</i> sur le piano qui semblait avoir
-perdu une note.</p>
-
-<div class="figright im30">
- <img src="images/im-03.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>—Les chevaux pie portent malheur et non bonheur,
-disait Bordéras; et il m’en expliquait
-la cause.</p>
-
-<p>Puis d’autres jours passaient.
-Le jour où nous étions au large
-des Açores, et l’on vit flotter des
-herbes, une table: au large de
-Terre-Neuve, il en vint une
-tortue. En face du Pôle même, et
-la dame aux yeux ouverts vit
-dans la même heure un poisson
-volant, un requin, un corsaire.
-Les dernières lettres reçues au
-départ, sur le quai de Bordeaux, se recouvraient peu à peu,
-par-dessus l’écriture anglaise adorée, des comptes au crayon
-du jeu de tonneau. Les kodaks, qui portaient au départ
-<span class="pagenum" id="Page_4">[p. 4]</span>
-sur leur film entamé deux ou trois clichés de Carency, de
-Reims, photographiaient le canon de l’avant le matin, le
-canon de l’arrière le soir, et gardaient une plaque pour
-l’arrivée à New-York. En France, nos parents vivaient
-maintenant en retenant leur pensée, car ils ne pouvaient
-recevoir de nouvelles avant l’autre semaine que si nous
-étions morts. Sur notre grand bateau rouleur qui recevait
-les messages sans jamais y répondre, s’amassait comme
-autrefois, au temps sans télégrammes, une rouille, un
-secret. Seule, chaque soir, après avoir lu le communiqué,
-la dame se précipitait à son bureau et répondait par lettres.
-Quand une fumée s’élevait à l’horizon, deux rayons argentés
-bougeaient à la proue et à la poupe, c’étaient les canons qui
-tournaient sur leur pivot. Un grand charbonnier nous croisa,
-lent, usant son charbon avec avarice, usant le plus mauvais,
-fumant noir, un marin, un seul marin accoudé sur le pont
-et qui ne nous fit aucun signe. Les vents s’étaient calmés
-et les nuages s’entassaient par paquets à quelques mètres
-du cube d’eau dont ils étaient nés. Les vents se déchaînaient,
-et le commandant, pour faire le point, mettait son
-navire en travers de l’Atlantique. Bordéras me parlait des
-chats et de leur fidélité. Puis la nouvelle arriva que l’Amérique
-déclarait la guerre à l’Allemagne; on vit cinq passagers
-en complet de voyage descendre au galop dans leur cabine,
-tirant sur leur cravate, et remonter en uniforme: c’étaient
-les officiers de ma mission.</p>
-
-<div class="lajust" style="width: 1px; height: 10em; margin-left: -1px;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figleft im30">
- <img src="images/im-04.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_5">[p. 5]</span>
-Or, il y avait à bord notre plus grand philosophe, qui
-allait à Washington, aidé de notre plus grand physicien,
-poser sur des mots choisis par Wilson les immenses colonnes
-d’air qui sont sur les mots français. S’il survenait un torpillage,
-le hasard voulait que nous montions sur le même canot.
-C’était à moi de le réchauffer, de lui donner ma part d’alcool.
-Si la barque coulait, c’est moi qui soutiendrais une minute
-encore sa tête au-dessus d’un gouffre. Nous coulions l’un
-avec l’autre. La première lueur aspirée par son âme libérée
-était mon âme, et j’en étais le premier aliment dans le stade
-où elle égalerait peut-être Dieu. Tous les après-midi, il
-sortait de sa cabine, sous un faux-nom,—le même toujours,
-sachant quelle médiocre continuité nous infligeons aux
-êtres,—mais me saluant chaque fois d’un nom différent,
-par je ne sais quelle flatterie. Etendu près de moi, il dilatait
-devant une mer entière la pensée conçue le matin par le
-hublot, il étalait et repassait de la main un papier roulé.
-Parfois, il prenait un crayon, il écrivait; et deux plans du
-monde par ce seul geste étaient pour moi fondus. Il cessait
-d’écrire, et le ciel ne s’appliquait plus contre la mer.
-Parfois, comme un poète s’amuse en plein soleil à regarder
-fixement les yeux d’un hibou captif, il regardait, sans le
-savoir peut-être, au fond de mes yeux. J’y laissais cette
-petite Idée nue qui les habite, mais d’ailleurs il ne voyait
-rien, et moi j’apercevais, dans les siens, sinon l’âme de sa
-pensée, du moins sa forme même, son spectre, matériel,
-fluide, presque aussi matériel qu’un regard,—mais après
-<span class="pagenum" id="Page_6">[p. 6]</span>
-tout un philosophe est un homme. Parfois, à d’imperceptibles
-signes, je le sentais se loger et se complaire une minute,
-comme les archéologues s’étendent dans un tombeau grec
-pour voir la longueur des morts
-grecs, dans une pensée creusée
-par d’autres. Parfois, le soleil l’atteignait
-à la seconde exacte où
-deux pensées en lui se choquaient,
-il s’étonnait d’être pour la première
-fois, par ce choc, inondé
-de chaleur. Il se croyait seul,
-mais je surveillais, je concevais
-chaque mouvement et chaque
-glissade de sa pensée, je n’en
-éprouvais que le vertige physique,
-mais comme le roitelet caché sur la tête du plus
-grand des oiseaux, sans voler, sans penser, j’arrivais dans
-son monde même une ligne au-dessus de lui.</p>
-
-<p>Etendu le premier, j’avais chaque jour à défendre contre
-Bordéras, sans qu’il le sût jamais, sa chaise longue et sa
-couverture. Une seule fois, Bordéras s’attardant, il fut obligé
-de tourner autour du navire, et commença l’après-midi par
-le paraphe qui la finissait d’ordinaire. Mon silence au début
-lui plaisait, puis l’inquiéta, et pour s’en libérer, il voulait
-m’adresser la parole. Tout un lundi, tout un mardi, je le vis
-chercher un prétexte... En vain... Avant de s’asseoir, il me
-regardait, il me visait; mais le cœur d’un homme, de haut,
-<span class="pagenum" id="Page_7">[p. 7]</span>
-est un terrain d’atterrissage si étroit. Le jour où je me mis
-en uniforme, il lut tout haut le numéro de mon collet, et
-ce fut par les chiffres, puisque les mots se refusaient, qu’il
-put me saisir enfin; ainsi Pythagore parvint, avec sept
-chiffres en plus, à saisir le monde. Il me demanda si
-j’avais connu Clermont, adjudant dans ma brigade, son
-élève.</p>
-
-<p>—J’avais connu Clermont. Nous étions amis. La semaine
-avant sa mort, je l’avais même rencontré, au repos, surveillant
-les exercices sur des champs labourés. Il m’avait crié
-au revoir, et était parti, suivant son commandant dans le
-même sillon, s’écartant de moi par la ligne la plus droite,
-posant ses pas minuscules avec précautions dans les larges
-empreintes du commandant, et tous les huit jours avant sa
-mort, jours de boue, il put rester propre, mais il ne laissa
-point de traces à lui.</p>
-
-<p>Il voulut savoir si Clermont avait souffert, qui détestait
-le froid, qui se chargeait de diriger le poêle au Collège de
-France.</p>
-
-<p>—Il gelait. Nous gelions. Pour que nous puissions
-entendre les balles, on nous confisquait nos cache-nez.
-Pour que nous n’ayons pas le tétanos, au cas où les balles
-nous traverseraient, on nous interdisait nos peaux de bique.
-Comme nous tous Clermont réclamait l’été, quand le
-général nous ferait combattre tout nus, sans doute invulnérables.</p>
-
-<p>Et les combats d’aéroplanes, en avais-je vu?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_8">[p. 8]</span>
-—Quelquefois. Nous nous enfoncions dans la sape pour
-les voir plus distinctement. Au-dessus d’eux, en plein jour
-on apercevait des étoiles. En septembre, un avion français
-avait été abattu juste devant notre ligne. Clermont, les autres
-sergents de la compagnie, le lieutenant, nous avions
-fait le serment de ne plus nous baisser de l’après-midi.
-Nos mères auraient été tranquilles, ce jour-là, si elles avaient
-été au courant...</p>
-
-<p>Il me questionna encore.</p>
-
-<p>Mon langage le surprenait un peu. Il le trouvait, non,
-il ne le trouvait pas tout à fait sympathique. Il eût
-préféré, chez un soldat, plus de gestes. Il ne savait pas
-que nous, lieutenants, qui vivons avec nos hommes,
-chaque fois que nous leur parlons, nous devons penser
-que c’est la dernière phrase qu’ils entendent; malgré
-nous elle ressemble à la première que nous leur donnerons
-après leur mort; en sorte que notre voix est mate,
-notre pensée gonflée, et nous ne disons jamais rien, dans
-nos escouades, qui ne puisse être entendu et compris par
-une ombre.</p>
-
-<p>Il n’était pas le premier à s’en étonner. Souvent nos
-colonels, guidés dans la tranchée par un chef de section
-inconnu, surpris de sa parole sans argot, de ses pensées
-sans haine, le ramenaient au camp d’instruction et l’y chargeaient
-de faire les conférences sur la discipline, sur les
-fusils lance-grenades; des ombres elles-mêmes eussent aimé,
-l’écoutant, se ranger par sections, appuyer leurs grenades,
-<span class="pagenum" id="Page_9">[p. 9]</span>
-ombres qu’elles étaient, sur leur tromblon et rêver. Mon
-philosophe étendu sentait que mes paroles touchaient une
-part de son âme; il ne savait laquelle; il ramenait sa couverture
-sur lui, pour contenir le doux esprit qui la soulevait.
-Sans qu’il s’en doutât, il me suivit chaque après-midi,
-entre trois et quatre, dans ce domaine à demi souterrain
-qui est mon royaume; ne me parlant que des élèves tués,
-des poètes tués, et il parcourut avec moi ce monde d’amis
-pétrifiés, dispersés par les vents, embaumés, amincis, chacun
-de si loin grand sans raison ou minuscule, entre lesquels,
-ô femmes, je lui montrai que vous circulez toutes
-encore, avec votre vraie grandeur, avec votre corps vivant
-qu’on incline sur les grands blessés dans les gares,—on
-se hâte,—pour qu’ils reprennent dès qu’ils ouvriront les
-yeux notion de la taille moyenne des êtres et fassent juste
-l’effort, pas plus, qu’il faut pour vivre...</p>
-
-<p>C’est ainsi que j’eus pendant une semaine, une heure
-par jour, sur un bateau de tôles chargé d’acier, un dialogue
-avec l’ombre de Bergson.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Puis la mer se peupla.</p>
-
-<p>Tout ce qui s’était amassé en bloc au-dessus de nous,
-le temps, la semaine, s’effrita, et il tomba un soir sur le
-pont une nuée de petites nouvelles américaines. Les
-navires venant de France, sans lest, laissaient à peine
-<span class="pagenum" id="Page_10">[p. 10]</span>
-une trace. Les bateaux de New-York, combles, traçaient
-un long sillon. Au-dessus de la corde qui sépare les premières
-des secondes, une jeune Française et un Américain se
-disaient adieu, et rentraient l’un au cœur de la richesse,
-l’autre au cœur de la pauvreté. Ceux qui savaient que Joffre
-allait bientôt venir, parfois se retournaient. Puis un jour, où,
-hélas, je ne pus être rasé,—car le capitaine de la <i>Sylvie</i>,
-coulée en Grèce, qui allait chercher le <i>Bacchus</i> à Détroit, se
-faisait couper les cheveux, les favoris, la moustache, la
-mouche et la barbe,—comme une de ces dalles enchantées
-sur la terre, avec un gros anneau, par où l’on arrive aux
-antipodes, une énorme bouée rouge parut, fixée sur la
-mer plate, qu’on souleva, et ce fut l’Amérique. Le bateau
-poste déjà nous harcelait, et nous écrivions lentement, pour
-qu’il ne les emportât pas, les lettres qui devaient rester à
-bord et revenir en France. Sur le remorqueur, à la place
-où je l’avais laissé voilà dix ans, Jérôme Greene nous attendait,
-se levait quand un navire ne passait pas dans le voisinage,
-et je montrais son canot aux commissaires du port
-qui voulaient savoir où j’allais, en Amérique. Puis un nuage
-s’éleva, qui était Long-Island. L’Américain au doigt coupé
-me désignait du pouce l’échancrure du nuage où il se baignait,
-la voussure du nuage où un chanteur de Honolulu
-avait joué avec les pieds sur son piano... puis New-York
-apparut; de gigantesques cubes d’ombre rangés parmi des
-cubes de lumière plus gigantesques encore bornèrent
-l’horizon, les bâtiments vieux de plus de dix ans à côté de
-<span class="pagenum" id="Page_11">[p. 11]</span>
-ceux de cinq ans, et, dominant, plus blancs que la lumière
-même, les édifices de l’année étincelaient. Bordéras tout
-joyeux me serrait les épaules, tendait la main vers eux:</p>
-
-<p>—Vendôme! criait-il, Vendôme!</p>
-
-<div class="figcenter im50">
- <img src="images/im-05.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_13">
-
-<img src="images/im-06.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">DISCOURS DANS LE MASSACHUSETTS</h2>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-l.png" alt="L" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">La nuit tombait. Au milieu des acclamations, de
-vieux messieurs les yeux en pleurs ont retiré par
-la main chaque officier français du navire, impatients
-mais cependant sans le hâter, pour qu’il restât au
-centre de son cercle de lumière, car un projecteur accompagnait
-chacun de nous. Nous avons émergé de notre
-vieux et sombre continent éblouis, comme d’une tranchée,—le
-commandant un peu moins car il avait un projecteur
-vert,—et maintenant, clos dans nos Cercles où les
-<span class="pagenum" id="Page_14">[p. 14]</span>
-hommes seuls pénètrent, nous vivons hors de toute atteinte
-féminine. Les attentions qu’en France les femmes imaginent,
-des hommes les ont pour nous, et les vieillards
-celles des petites filles. Ce n’est point la femme du banquier
-qui m’éveille, la femme de l’évêque qui me borde, c’est le
-banquier lui-même, c’est l’évêque. Si nous ouvrons notre
-porte un peu vite, un professeur à cheveux blancs, surpris
-à y clouer une cocarde, s’enfuit désolé par la fenêtre et par
-les toits. Ou bien ce sont les chirurgiens qui, chaque matin,
-nous offrent, comme un miroir à leur malade, des illustrés
-où nous voyons nos portraits, blâmant sévèrement ceux où
-nous sommes maigres. Ou bien c’est un vieux colonel qui
-nous envoie par amitié les photographies historiques de
-sa vie, et sur l’une d’elles, car il fut champion de nage, il
-est nu. Chacune de nos chambres est dédiée à une promotion
-de l’Université; j’habite par hasard la chambre 1888,
-et tous ceux qui passèrent leur examen cet été-là, où justement
-je naquis, ont le droit d’entrer me voir sans s’annoncer,
-amenant en fraude leurs amis qui échouèrent. Le
-soir, chaque soir, banquet. Du perron, un hôte s’avance
-vers chacun de nous, s’incline, et nous montons par couples
-à la salle des fêtes. Le commandant donne le bras au Président;
-pour notre capitaine qui a deux mètres, on a mandé
-par télégramme du Canada le membre le plus haut du Club
-(comme on compte ici par pieds et par pouces, on n’arrive
-pas à savoir quel est le plus grand des deux); et, pour le
-dernier officier, pour moi, le Bostonien réputé dans le cercle,—quel
-<span class="pagenum" id="Page_15">[p. 15]</span>
-qu’il soit, on lui doit aujourd’hui ce triomphe,—pour
-aimer la France avec le plus de passion. C’est un colosse
-à front têtu, trapu: sous ma main son bras tremble. C’est
-un petit homme timide, bouleversé, qui doit prononcer un
-discours, que deux amis géants rattrapent comme il se
-dérobe, soulèvent, et m’apportent tout droit, pour ne pas
-troubler ses idées et ses mots, comme une bouteille de
-vieux whisky. C’est un avocat, un géographe, un professeur;
-il voit la France comme la perfection de son métier,
-comme un discours sans paroles, comme un pays étendu
-sur quatre couches de même épaisseur, comme un enfant
-portant son âme. C’est un orfèvre: la France est un gros
-diamant, et son œil étincelle.</p>
-
-<p>Nous montons. Les jeunes gens s’écartent, même de moi,
-qui ai leur âge, et la jeunesse chez un Français leur paraît
-une qualité antique et stable, comme chez d’autres la beauté,
-la bonté. Sur chaque marche le magnésium éclate, l’air
-américain grésille ou flambe sous ces premiers éclats de la
-guerre d’Europe. Les pères, les oncles touchent notre sabre,
-notre médaille, tout ce qui est de métal dans ces gens d’une
-autre planète, la main de fer du commandant, puis sa
-seconde main qui est de chair; et leurs yeux se mouillent.
-Du premier, les vétérans en costume nous jettent des iris
-bleus;—on croit là-bas que l’iris est notre fleur nationale, et
-les morts de l’Indépendance seuls nous ont offert ce matin au
-cimetière, sur leurs tombes, de vraies fleurs de lys; les
-morts savent tout... Un iris atteint mon guide au visage.
-<span class="pagenum" id="Page_16">[p. 16]</span>
-Il frémit comme le héraut du prince de Galles, du roi d’Angleterre
-quand l’effleurent trois vraies plumes d’autruche,
-une vraie licorne; il me serre la main, il me dit:—Je voudrais...
-je voudrais que les avions allemands bombardent
-enfin nos villes!</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-07.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Voici le hall. Les tribunes sont bondées et toute la ville
-veut nous voir dîner, au centre, sur notre estrade. Seuls
-nous avons des coupes, car l’Etat est abstentionniste, et
-l’on amoncelle à nos trois places ce pain et ce vin dont se
-<span class="pagenum" id="Page_17">[p. 17]</span>
-nourrissent les Français. Chaque fois que nous portons un
-verre à nos lèvres, selon qu’il est blanc ou rouge, nous
-sourient,—chez nous c’est un usage, mais chez eux c’est
-l’instinct,—tous les blonds ou tous les bruns. Chacune des
-immenses baies, car c’est la salle des concerts, porte l’écusson
-d’un musicien allemand. Dans la baie Schubert, la plus
-lointaine, s’est réfugié l’orchestre, qui ne jouera ce soir que
-des morceaux à solos de flûtes, car les flûtistes de l’univers
-entier sont Français. Dans la baie Mozart, juste en face, à la
-distance type d’où les millionnaires écoutent et voient le
-monde, les banquiers et leurs familles; ceux qui ont un nom
-ou un ancêtre français, et qui agitent les mains vers nous,
-qui rient plus fort, comme si nous devions reconnaître leur
-parenté aux ongles, aux dents; ceux qui s’appellent Schmidt,
-Mayer, Meyer, que leurs filles mariées plaisantent et qui
-tirent des cartes de visite où ils ont fait graver pour ce jour-là
-leur surnom seulement, Teddy, Billy. Dans la baie Schumann,
-un visage étincelant de jeune femme, qui se trompe
-d’ailleurs, qui, au lieu de regarder, écoute, qu’on appelle
-de la salle, qui n’entend rien. En bas, réunies, voilà les
-familles des étudiants tués en France, oncles, tantes, cousines
-les plus éloignées en deuil,—les parents, orgueilleux,
-en toilette. Voilà ce vétéran de l’<ins id="cor_3" title="Oklohama">Oklahoma</ins> qui s’est rendu à
-pied à toutes les guerres, à la guerre de Sécession, à celle
-d’Espagne, du Mexique, arrivé du matin à la guerre allemande.
-Voilà les étudiants de l’Equateur à Harvard, ceints
-de l’écharpe bleue qui flotte, les jours de fête, à peine de
-<span class="pagenum" id="Page_18">[p. 18]</span>
-biais, sur l’Equateur lui-même. Voilà l’auteur célèbre de
-<i>Jours paresseux en Patagonie</i>, qui s’agite, enjambe des
-bancs, les renverse avec leurs dames. Voilà tous les enfants
-riches mal élevés—les autres sont couchés—qui regardent
-sans dire une parole, tout droits, sages, tendres. Voilà,—de
-quelle baie, de quel désespoir allemand s’échappe-t-il?—un
-oiseau qui traverse la salle sans hésiter, d’un maître à
-un maître connu, et il effleure mon voisin qui en profite
-pour me dire:</p>
-
-<p>—Je voudrais de petites Américaines crucifiées, de
-petits corps éteints dans des robes toutes fraîches. Leurs
-pères pacifistes les secouent, et enfin comprennent!</p>
-
-<p>De tous côtés, écrites, orales, arrivent les questions, car
-chacun des plis, des numéros, des lisérés de nos vareuses est
-une énigme. On étudie notre uniforme, à nous sortis de la
-guerre, comme on étudia à Paris le visage du premier
-soldat sorti de la bataille. Jamais feuille cornée dans un
-livre n’intrigua plus que mon col rabattu, le seul de la mission:
-ai-je reçu une balle au cou? Ai-je servi en Egypte?
-Est-ce de la fantaisie? Suis-je un fantaisiste? Qu’ai-je sur
-moi qui soit allé à la guerre? Mon briquet? Tous lèvent
-la tête, éteignent leur cigare, et s’en allument un nouveau à
-cette balle allemande qui passe, apprivoisée. Voilà les délégués
-de la ville qui adopta Péronne; ils ont des cartes de
-Péronne, des plans, des photographies; mais ils voudraient
-savoir d’un Français même si leur filleule—tout d’ailleurs
-serait racheté par ses souffrances—était une ville aimée en
-<span class="pagenum" id="Page_19">[p. 19]</span>
-France, ou détestée, ou seulement indifférente. Je les rassure;
-bien que du Centre, j’adorais Péronne; je croyais même que
-Jeanne Hachette y était née; je le leur révèle;—ils s’en
-vont heureux. Voilà les cent visages un peu tristes de ceux
-qui ont juré de ramener pour le dimanche un officier français
-à leurs femmes et à leurs enfants qui préparent déjà leurs
-meubles anciens et leur coq de bruyère apprivoisé,—mais
-déjà ils n’espèrent plus. Voilà, qui me sourit, le pasteur
-d’Amérique qui parle le mieux de la Mort. S’il parle de la
-Mort, ses paroles deviennent on ne sait quels papillons
-vivants, qui se posent sur les auditeurs mortels, non sur leur
-corps mais sur leur âme. On sent l’âme onduler, fléchir.
-Il va parler tout à l’heure, et vous aurez son discours. Il me
-fait des signes, qui se posent sur mes prunelles...</p>
-
-<p>Le dîner s’achève. On distribue les éphémérides de la
-guerre que tous les membres du Club ont réclamés. Désormais
-ils sauront enfin à <ins id="cor_4" title="tout">toute</ins> heure ce que les Français, tous
-ensemble, ont fait voilà juste un an, voilà deux ans. Mais
-déjà cela ne leur suffit plus: ils veulent apprendre ce qu’a
-fait chaque Français à chaque heure, ils interrogent chacun
-de nous, à brûle-pourpoint, comparant les réponses. Que
-faisions-nous le 3 avril, le 15 juin? Parfois, sans qu’ils
-s’en doutent, ils atteignent un de ces jours sensibles que
-l’on tait, ils enfoncent dans notre cœur même, comme le
-douanier sa pointe dans la caisse où se cache un homme.
-Parfois un jour qui n’a pour anniversaire, dans ces trois
-années mêmes, que des jours de repos et de paix, et ils
-<span class="pagenum" id="Page_20">[p. 20]</span>
-passent un peu désappointés le bras à travers toute ma
-guerre. Mais aujourd’hui ils tombent bien, et j’avoue tout,
-et j’ai des raisons aussi de m’en souvenir:</p>
-
-<p>—Voilà un an? insiste l’orfèvre.</p>
-
-<p>—Un an? Quel jour c’était? C’était le jour le plus long
-de l’année. Ma fête allait bientôt venir, tout en haut du
-printemps, comme un portrait cloué au-dessous, juste au-dessous
-de la frise. C’était un jour où se baignaient une lune
-et un soleil tous deux entiers. Un soleil allongé, transparent,—je
-le reconnaîtrais, si je le voyais,—percé de part en
-part par ses propres rayons. Soudain, le vent se leva, puis
-la rafale, un objet me frappa au visage; pas de sang, ce
-n’était pas une balle: c’était une carte de visite, je la ramassai,
-je lus le nom: c’était la carte de mon lieutenant disparu
-depuis deux mois, que nous croyions depuis deux
-mois en France, jouant au jacquet, qu’il adorait. Le crépuscule
-vint; avec son ancien ordonnance, je me glissai
-devant les lignes et il était là, à demi enterré; l’ordonnance
-le reconnut à ses jambières neuves: de ses poches coupées
-par un rôdeur tombaient des lettres, et une autre carte de
-visite, toute prête à m’appeler au prochain ouragan...</p>
-
-<p>Il se tait.</p>
-
-<p>—Voilà deux ans?</p>
-
-<p>—Encore ma fête. Mais cette fois c’était la nuit. Près de
-moi dormait Juéry monté aux tranchées pour me voir et
-qui répondait "Invité" chaque fois qu’un chef de patrouille
-le secouait. De petites étoiles se <ins id="cor_5" title="logaient">logeaient</ins> dans les plus
-<span class="pagenum" id="Page_21">[p. 21]</span>
-grosses et n’en bougeaient plus. Ma sentinelle aussi dormait
-dans une ombre plus grande qu’elle. Je m’approchais en
-rampant, je la prenais par les épaules:</p>
-
-<p>—Et si j’étais les Turcs, que ferais-tu maintenant?</p>
-
-<p>Elle se débattait sans pouvoir dégager ses bras, elle
-balbutiait:</p>
-
-<p>—Mon lieutenant, je vous... je vous tuerais.</p>
-
-<p>Il se tait.</p>
-
-<p>—Et voilà trois ans?</p>
-
-<p>—Je pêchais à la ligne, à Chelles.</p>
-
-<p>—Comment?</p>
-
-<p>Alors mon voisin se rappelle soudain, ému, que voilà trois
-ans c’était la paix; il renverse le petit vase où étaient les
-drapeaux,—pour son malheur, car on avait mis de l’eau
-dans le vase. Il s’emporte, il espère qu’un sous-marin au
-moins pourra remonter l’Hudson et bombarder à Albany
-une certaine maison qu’il connaît, avec le portrait du Kaiser.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Mais les orchestres se taisent, et les musiciens, qui en
-Amérique préfèrent la parole à la musique même, la musique
-étant un son précis, la parole un appel étrange, ont rejeté
-dans le couloir leurs instruments. Les cinématographes
-s’arrêtent, on ne voit plus qu’un carré blanc; prodige,
-l’opérateur du cinéma écoute. Le plafond s’ouvre et sur
-les trappes se penchent des têtes, lointaines encore et prudentes
-à cause du vertige. Toute la salle est hypnotisée,
-<span class="pagenum" id="Page_22">[p. 22]</span>
-comme aux Etats-Unis toute salle, toute famille, dès qu’on
-prononce un discours... Le président se lève... D’un geste,
-il détourne les projecteurs, qui dirigent alors leurs faisceaux
-par les lucarnes, éclaboussant, éblouissant les gens
-de la nuit... Il ouvre la bouche... Une seconde avant ce
-miracle, un homme qui parle!... Il parle!</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-08.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Mais pourquoi un président ne connaît-il pas mieux le
-danger ou les règles de la parole? Pourquoi, dès sa première
-phrase, a-t-il lancé un défi à tant d’oreilles bienveillantes?
-Pourquoi, sans prévenir, a-t-il usé du mot qui tout appelle,
-qui cueille tête et cœur:</p>
-
-<p>—La France..., a-t-il dit...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_23">[p. 23]</span>
-Aussi n’a-t-il pu continuer. Tous les auditeurs se dressent,
-tous montent sur les bancs, les tables, et la profondeur de ce
-tapis humain tout d’un coup s’est doublée. Tous crient, tous
-sifflent. Le nom prononcé s’est écrit en une seconde sur le
-béret des enfants, sur les drapeaux: on les agite. Les belles
-têtes lourdes de nattes blondes, d’où les pensées s’évaporent
-moins vite, s’inclinent lentement et les têtes chauves ondulent
-avec délire. Nom toujours présent, et à chaque
-seconde inattendu; nom qu’aucun autre en Amérique ne
-peut aujourd’hui équilibrer, et ces frénétiques ne s’assiéront
-à nouveau que s’ils le veulent, et il ne servirait à rien de
-leur crier les autres cris: Patrie, Amour,—ou de chercher
-au hasard dans les délires du passé un nom antidote,—Montjoie,
-Washington,—ou même de crier à l’oreille
-de chacun le nom de son secret. Les officiers aussi se lèvent,
-et même <span lang="en" xml:lang="en">Sir Beltie</span>, consul des Nouvelles-Galles du
-Sud, qui est sourd, et veut interroger son voisin suffocant.
-Le président s’est tourné vers lui, il profite d’un instant
-plus calme, et il se hâte, il semble vouloir ne parler que pour
-<span lang="en" xml:lang="en">Sir Beltie</span>, n’avoir à dire qu’une seule phrase, sans intérêt
-pour tous les autres, d’importance suprême pour les
-Nouvelles-Galles du Sud, et il reprend, à voix presque
-basse, puisque aussi bien <span lang="en" xml:lang="en">Sir Beltie</span> n’entendra jamais:</p>
-
-<p>—La France chaque jour...</p>
-
-<p>Mais la même fureur agite la salle. On n’a pu arrêter le
-président qu’au quatrième mot, car il a parlé d’un trait,
-mais tant pis, ou tant mieux, pour le mot «chaque», pour le
-<span class="pagenum" id="Page_24">[p. 24]</span>
-mot "jour", pris par hasard dans un tel triomphe. Les
-portes s’ouvrent, et un flot pressé bouscule les maîtres
-d’hôtel irlandais, fils et frères des agents, qui tentent par
-atavisme de résister. Les spectateurs du plafond, moins
-rigides, mieux équilibrés maintenant, se penchent, retenus
-dans le ciel par un ami qui se sacrifie et leur tient les pieds
-et ils battent l’un contre l’autre des bâtons de buis. Le Président
-comprend enfin son impuissance. Jamais ces vingt
-mille sentinelles ne le laisseront s’évader avec son mot; et
-il fait signe qu’il renonce; qu’il va recommencer, mais
-par une autre phrase. Méfiante, la foule se tait, reste debout.
-Il la flatte.</p>
-
-<p>—Amis, mes chers et vrais amis...</p>
-
-<p>Il est blême; il hésite; de pitié trois ou quatre vrais amis
-s’asseyent. Alors, il dit dans un langage entrecoupé à faux:</p>
-
-<p>—Amis, ne—voyez-vous pas chaque—jour le visage
-de la—France devenir plus pâle?</p>
-
-<p>Tous trois, recevant cette phrase inattendue, nous avons
-pâli. Pas un regard qui ne se porte vers nous, puis par pudeur
-aussitôt ne nous laisse. Honteux de son délire, chacun à la
-dérobée regagne sa place. Les têtes aux nattes blondes
-s’inclinent, ferment les paupières, voient à l’intérieur sur
-leur fond bleu une France de taille humaine blêmir, mourir.
-Puis les yeux se lèvent et reviennent à nos visages. Sur nos
-visages où le sang monte peu à peu, les voilà roses,—les
-voilà, sous ces milliers de regards, tout rouges,—l’un d’eux
-écarlate. Alors les applaudissements reprennent, sans cris,
-<span class="pagenum" id="Page_25">[p. 25]</span>
-sans sifflets cette fois, joyeux, interminables, et nos voisins
-nous forcent à nous lever, à saluer,—encore tout guindés,
-meurtris par ce sang venu trop vite, immortels...</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>L’orfèvre me montre six étudiants en robe, assis au premier
-rang des loges. L’Université a supprimé les concours
-de fin d’année avec l’Université rivale, les régates, le baseball,
-les courses au stade, mais le tournoi d’éloquence est
-maintenu et sera disputé lundi. Le sujet en est déjà connu:
-la France. De même que l’on nous emmenait du lycée
-avant la composition sur <i>Britannicus</i> ou sur <i>Phèdre</i>, observer
-à l’Odéon la vie et les habitudes de Britannicus lui-même,
-avec son nez en trompette, ses jambes arquées, ou la forme
-vivante de Phèdre, fille de Pasiphaé, qui débutait, surveillée
-des coulisses par sa mère, on leur a réservé des sièges d’où
-l’on peut nous voir de face. Du côté de Harvard, mon ami
-Davis, radieux et muet, car il sait de la veille que nos colonies
-ont la superficie de l’Union tout entière, et il rumine un tel
-secret; Zimmermann, qui doit improviser en vers, radieux
-aussi car les trois noms des officiers français, par un prodige,
-valent le premier un spondée, le second un dactyle et le
-troisième un ïambe; et un petit Israélite attentif qui, lui,
-pour ne rien perdre, a pris des lorgnettes. Ces trois de
-Harvard soutiendront que la France est un patrimoine commun
-aux peuples, et sera leur jardin, leur musée. Du côté
-de Yale, trois qui prétendent que la France, au contraire,
-<span class="pagenum" id="Page_26">[p. 26]</span>
-est la France, et, pour l’honneur d’ailleurs des nations,
-une nation. Tous ont des carnets, et, au moindre de nos
-gestes, prennent des notes; c’est qu’ils ont trouvé pour
-leur cause un argument décisif, c’est que tous les Français
-se ressemblent, c’est que tous les Français sont dissemblables;
-c’est, auquel des deux camps l’argument servira-t-il?
-que les lieutenants français lisent l’avenir dans la main des
-orfèvres, la pressent avec amitié... Mais le célèbre professeur
-Golias, qui découvrit un fleuve en Bolivie, s’est levé...</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-09.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_27">[p. 27]</span>
-Il débute—comme tous les orateurs là-bas, car il est
-juste d’offrir au public un appât vivant—par une anecdote
-sur un homme. C’est jour de fête, il choisit un grand homme.</p>
-
-<p>—Il y a quelques jours, dit-il, le général-maréchal Joffre
-vint déjeuner, en France, chez de nouveaux amis. On prit
-le café sur la terrasse. Une rivière coulait au bas du jardin.
-Le général-maréchal l’admira et demanda son nom.</p>
-
-<p>—Monsieur le Général-Maréchal, répondit l’hôte, c’est
-la Marne.</p>
-
-<p>Les auditeurs autour de moi s’épanouissent. Zimmermann
-a trouvé la quantité du mot Joffre et la note à la hâte... La
-Marne est pour tous ici la seule bataille de la guerre, et il
-n’est pas de jour où ils ne la discutent entre eux. Il faudra
-quand ils seront en France, même au prix d’un recul,
-faire combattre leurs premiers soldats sur ce fleuve. Chaque
-soir, oubliés sur les tables des clubs, tracés à l’intérieur de
-papiers à lettres qu’on n’a pas osé déchirer et qu’on remit
-avec dévotion dans le pupitre, nous trouvons des plans à
-l’encre fraîche, des lignes qui se croisent sans raison,—corrigés
-parfois au crayon bleu, indice que l’intendant du
-cercle lui-même a dû intervenir,—indéchiffrables, s’il n’y
-avait en bas et à gauche une marque isolée, un poinçon,
-qui rend cette feuille précieuse, qui est Paris, Paris tout
-rond pour qui l’ignore, ovale pour qui le connaît de vue: c’est
-leur solution de la Marne. Parfois le critique se trompe.
-Des villes étrangères à la victoire—celles où une promenade
-en auto l’a conduit de Paris—sont conviées par reconnaissance
-<span class="pagenum" id="Page_28">[p. 28]</span>
-à la bataille ou glissées au moins jusqu’à portée du
-front: Provins, traversé par un peu de Voulzie, Evreux, avec
-un peu de l’Eure, chaque cité portant à la Marne un segment
-de rivière comme un oiseau son fil. Parfois sur
-l’extrême-gauche, de petites circonférences trop pressées
-pour être des villes, les roues des taxis. Parfois, à gauche,
-un cercle avec deux bras et deux jambes: c’est qu’un de
-mes amis a tenu à indiquer ma place, ma place à moi. Parfois
-aussi une vraie carte de l’Ourcq, où les épingles dans la
-soirée ont creusé autant de trous qu’on en voit des avions.
-De vieux messieurs, qui n’ont visité que le Sud de la France,
-Nice, Pau, restent un peu en arrière des stratèges et suivent
-la lutte comme l’ont suivie les Niçois et les Palois eux-mêmes,
-sans parler, sans fumer...</p>
-
-<p>Maintenant Golias décrit la Marne, comme elle naît dans
-les noisetiers, finit dans les tilleuls, comment, sans aucune
-pente, elle garde le courant des plus vives cascades, comment
-ses affluents ont lutté eux aussi contre la Meuse qui les
-voulait jeter au Rhin, et l’ont vaincue et isolée par le subterfuge
-des méandres coupés. Puis, triomphant enfin de sa
-modestie, il avoue que la rivière découverte par lui en Bolivie
-est juste, à un mille près, de la même longueur que la Marne,
-qu’elle aurait sur une carte le même aspect,—mais il avoue
-aussi qu’elle est desséchée, rugueuse, sans histoire, et la voilà
-rejetée par lui-même au soleil équatorial comme d’une
-couleuvre en renom la peau primitive.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_29">[p. 29]</span>
-Le pasteur Cox s’est levé. Il s’étonne de tant de silence. Il
-dit:</p>
-
-<div class="figright im50">
- <img src="images/im-10.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>—Non, ne me forcez pas aujourd’hui à vous parler de
-la Mort. Rallumez tous ces yeux éteints. Rentrez vite, comme
-y rentrera après une minute
-à peine l’heureuse génération
-qui vivra et mourra
-le jour du jugement dernier,
-dans vos corps encore
-tout chauds. Toi, mon ami
-le soldat, ne te trompe pas,
-voilà que tu reprends à
-tort un corps plus paresseux,
-un visage plus tendre
-que les tiens. Jeunes filles,
-jeunes gens, je ne veux pas
-venir aujourd’hui du fond
-de votre vie, le dos à votre
-mort; un instant je m’aligne
-dans votre file, je marche
-à vos pas, je vais au-devant d’elle, pour la première fois
-je l’aperçois comme vous l’apercevez, invisible, un gouffre,
-un cri sans aucun son, et je remets l’âme du chrétien qui
-mourut voilà une heure dans mes bras à une mort lointaine
-et solitaire. Aujourd’hui je parle au lieutenant français,
-qui a mon âge et qui fut quelques mois jadis, dans
-ma promotion même, élève de notre Université.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_30">[p. 30]</span>
-Tous les regards déjà fixés sur la mort sans transition me
-touchent. Une seconde, sous mon projecteur, tous m’aperçoivent
-comme un pauvre insecte pris entre le télescope et
-un astre affreux. Tous les visages contractés par l’angoisse
-me font le sourire qui sera un jour leur dernier sourire, ou
-le premier après le Jugement. Le pasteur Cox continue:</p>
-
-<p>—C’est au nom de cette promotion que je lui parle. Il
-l’a autrefois à peine connue; nous nous le rappelions à
-peine. Désormais nous voulons qu’il soit l’un de nous et
-je prends son adresse à Paris pour qu’il reçoive dans l’avenir
-nos circulaires, nos lettres de mariage, de mort. Enrichir
-son passé est rare, il nous aide à cela. Je le prends, je le
-replace dans l’année la plus douce de notre vie, et celle d’où
-partirent nos amitiés. Hier je l’ai reçu à notre banquet annuel.
-Je lui ai dit—j’avais cherché dans le dictionnaire français
-les synonymes au mot heureux—je lui ai dit que nous
-étions tout cela, bienheureux, sanctifiés, ravis, d’avoir
-retrouvé, inconnu, un compagnon d’enfance. Banquet qui
-ne réunissait que des hommes de trente-trois ans, où un
-siège eut été vide si nous avions été apôtres; première
-année où le squelette tendu dans l’homme n’a jamais
-soutenu un corps divin; où <ins id="cor_6" title="manquait">manquaient</ins> d’ailleurs deux de nos
-camarades morts dans le semestre: Elias Dorzia, perdu
-en Chine, dont la mort nous semble je ne sais quelle dilatation
-immense, Francis Norton, tué en France, et qui
-est devenu au contraire un point, une simple petite croix
-noire à l’encre. Mais nous pensions surtout à sa promotion
-<span class="pagenum" id="Page_31">[p. 31]</span>
-française mutilée, et, c’est pour cela que je parle ce soir,
-nous voulons qu’il en comble les vides en puisant comme il
-l’entendra dans la nôtre. Qu’il <ins id="cor_7" title="choissise">choisisse</ins> parmi nous un ami
-pour chaque ami français tué; je le conseillerai, notre année
-par chance est bonne, les paresseux n’y sont pas lâches,
-les menteurs n’y sont pas hypocrites, et peut-être y trouvera-t-il
-le poids exact de ceux-là même qui personnifiaient
-pour lui les dons et les vertus.</p>
-
-<p>Il s’assied. Il s’est assis, et soudain après une minute,
-s’est tourné, a tourné sa chaise, comme s’il avait oublié de
-se replacer dos à la mort. On sait de quel côté maintenant
-elle vient; elle vient suivant une ligne qui effleure un flûtiste,
-traverse un enfant. L’assistance respecte mon deuil, se tait.
-Les vieillards et les enfants s’excluent par dévouement de
-mon amitié pour y laisser la place à ceux qui ont juste mon
-âge, et, un jeune homme venant vers moi, l’orfèvre avec empressement
-s’écarte, s’incline devant ce cadet et le respecte,
-comme si déjà arrivait le remplaçant de mon meilleur ami.</p>
-
-<p>Amitié, mon amitié, où ces feux inégaux que sont les
-Français s’éteignent, et où le pasteur Cox veut placer vingt
-cœurs ingénus, vingt lampes égales brûlant aux mêmes
-heures. Amitié, qui sur des corps déjà froids, à la place des
-visages où mes amis français entassaient des moustaches, des
-lorgnons, à vingt ans des rides, pose vingt têtes simples et
-nues, à cheveux blonds. Amitié, ou plutôt Café-terrasse de
-la rue Pigalle, d’où chaque année partait ma promotion
-pour dîner rue Vignon dans le Café-caveau; où se sont
-<span class="pagenum" id="Page_32">[p. 32]</span>
-rencontrés encore, une semaine avant la guerre, les huit
-fidèles, dont je veux bien, Amitié nouvelle, vous dire les
-noms, et je glisserai même pour vous dans la phrase la part
-du corps où ils furent meurtris, mais dont je vous cacherai
-toujours s’ils sont tués ou vivants: Gilly, qu’une femme
-adorait, qu’on voyait arriver quand l’horloge sonnait neuf
-heures, partir dès qu’elle sonnait dix,—qui, orgueilleux,
-entendait ne donner par journée que vingt-trois heures juste
-à l’amour. Rouvère, qu’une femme adorait, qui s’accrochait
-au dernier de nous, l’accompagnait jusqu’à sa porte, le
-couchait, le bordait, qui partait alors bienheureux, enfin
-libre, avec sa tête qu’il coiffait à l’américaine, ses cravates
-américaines; et il sera ainsi le plus facile à remplacer. Jorlet
-du Plessis de Guillot de Therouanne, qui avait encore deux
-autres particules, et que nous n’appelions jamais que par
-tous ses noms; il ne répondait qu’au dernier, à l’avant-dernier
-il ouvrait la bouche. David, le seul d’entre nous
-qui eût un fils, David immense, et de toutes façons
-j’eusse parlé de son cœur... que nous appelions Goliath.
-Guenle, qui se vantait de descendre de Ganelon, cela s’expliquait
-par une crase ou une catachrèse, que nous appelions
-Dreyfus,—avec ses yeux. Bianci,... avec son front,
-son oreille, son genou droit, son pauvre foie.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Puis venait le discours de mon commandant, à qui l’on
-avait offert, à l’entrée, un bouquet d’immortelles, et qui
-<span class="pagenum" id="Page_33">[p. 33]</span>
-prenait ces fleurs pour thème, sans voir qu’il confondit, dans
-tout son second paragraphe, immortalité et éternité. On
-saisissait, on acclamait chaque nuance sur la longévité, la
-résurrection, la double naissance; car, pendant les trois
-premiers mois de sa guerre, par un prodige, l’Amérique
-comprit le Français, comprit Viviani, Bergson, et
-eût compris,—je le tiens de Bédier—un discours
-en vieux français. Puis se levait un vieil amiral, qui
-reçut sur la tête, à Manille, le pavillon de son navire
-démoli par un boulet, qui voit depuis (à ce que nous
-expliqua le <span lang="en" xml:lang="en">speaker</span>) tous les gens avec un de leurs membres
-diminués ou manquants, et, après avoir promené ses yeux
-sur ces vingt mille êtres pour lui borgnes ou manchots ou
-paralytiques, qui commença par cette phrase:—Je vois la
-France avec son corps entier et sain, vierge avec ses
-deux yeux... Puis le poète (toujours à ce que dit le
-<span lang="en" xml:lang="en">speaker</span>) le plus imagé de l’Amérique, et chacun secouait
-un peu ce qui pouvait sur soi provoquer une métaphore,
-ses cheveux, son ombre, la harpiste sa harpe, et chacun peu
-à peu se retourna, regarda vers les coins obscurs, curieux,
-car l’imagiste prenait toutes ses comparaisons dans un
-couple amoureux.</p>
-
-<p>Puis les orchestres jouèrent la <i>Marseillaise</i> et, avant le
-<i>Chant américain</i>, un autre hymne qui était <i>Le Chant du
-Départ</i>, inconnu là-bas—mais si terrible que beaucoup
-partirent inquiets, anxieux de savoir quelle troisième nation
-s’était glissée, en armure, entre la France et l’Amérique
-<span class="pagenum" id="Page_34">[p. 34]</span>
-nues, rassurés le lendemain quand ils apprirent la vérité
-par le journal.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<div class="rajust" style="width: 1px; height: 25em; margin-right: -1px;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figright im30">
- <img src="images/im-11.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>C’était la fin. Un petit homme se glissait vers moi, me
-disait en anglais, les larmes aux yeux:—Ah! comme je
-voudrais parler avec vous, et j’ignore le français: <span lang="de" xml:lang="de">Sprechen Sie
-deutsch</span>? Mille têtes graves nous accompagnaient à l’ascenseur,
-et discrètes, nous laissant partir seuls tous trois,
-s’écartaient aussitôt pour ne pas contrôler si nous montions
-dans la nuit ou si nous descendions et suivions la route...
-Nous suivions la route... La ville, que nous ne connaissions
-que par son plan de fêtes, vain et illogique, nous offrait sa
-vraie pente, ses avenues les plus larges, des marronniers
-en fleurs. La lune avait la forme d’un navire, un vrai pont,
-une vraie voile, on pouvait deviner l’âge du capitaine.
-Respectant sur les deux autres l’honneur amassé dans un
-tel soir, leur prenant doucement le bras, chacun, s’il glissait,
-s’il éternuait, prenait soin de n’injurier que soi-même. Sur
-chaque maison, appliqué contre la vitre où l’on affiche, le
-matin, pour attirer le glacier, la pancarte avec le mot Glace,
-un petit drapeau français; mais il était minuit, nous ne
-pouvions monter dans toutes. Devant le poste de police,
-on ouvrait l’arrière d’une voiture-cellule comme une malle
-Innovation, et nous apercevions assis sans faux-col un
-rôdeur en complet à carreaux qui levait les bras criant
-Vive la France, et le policeman muet devait suivre ses
-<span class="pagenum" id="Page_35">[p. 35]</span>
-gestes en les amplifiant, car l’autre avait des menottes.
-Parfois, profitant d’un énorme incendie qui nous avait attirés,
-un membre du Club nous rejoignait, nous invitait pour le
-dimanche, cachant sa rougeur sous d’immenses reflets
-pourpres, s’enfuyait sans attendre la réponse, renonçant
-pour ce soir-là, dans sa joie, à la joie peut-être de sauver
-des enfants;—et de tout ce que
-d’autres appellent cataclysme, tremblement
-de terre, de l’inondation,
-de la tornade, un Américain timide
-eût tiré parti pour nous joindre.
-Nous rentrions au Club; nous traversions
-sans hâte les salles où
-veillaient, avec des yeux semblables,
-les têtes innombrables des tigres,
-des antilopes, des buffles tués par
-Roosevelt ou morts chez Barnum.
-Un lion dormait. Je caressais comme
-chaque soir la barbe du bouquetin. L’Irlandais de l’ascenseur,
-impitoyable, pour nous souhaiter à loisir bonne nuit,
-arrêtait et pérorait entre deux étages. Dans ma chambre
-les fleurs envoyées par mon chauffeur King s’étaient écloses,
-œillets qu’ils étaient, sous la pensée de mon chauffeur fidèle.
-Sur chaque objet, un visiteur anonyme avait installé pendant
-mon absence un petit pavillon de nation alliée,—"d’une
-des nations justes et impartiales", comme il me l’expliquait
-sur une carte; je ne pouvais désormais, le drapeau de
-<span class="pagenum" id="Page_36">[p. 36]</span>
-Cuba pavoisant mon téléphone, téléphoner sans penser à
-La Havane, à une créole endormie et juste; me regarder
-dans la glace surmontée du drapeau siamois sans penser au
-Siam, à une Siamoise aux cheveux coupés en brosse, aux
-dents rouges et impartiale. Dans la chambre jumelle Morize
-s’endormait, les pieds en l’air, se renouvelant dans la nuit
-comme un sablier, et, la tête haute sur des oreillers, je
-rêvais... Je rêvais que la soirée continuait. Je rêvais que le
-roi des transitions prononçait son discours. Il décrivait sa
-ville natale, Worcester, mais l’on sentait qu’il voulait maintenant
-parler de Paris; il faisait en vain mille efforts, s’aidant
-des premiers mots venus pour quitter Worcester, y renonçant,
-désolé, prêt à rendre son titre; quand soudain, radieux,
-il trouvait enfin, et, passant de sa ville à ma ville par des
-avenues, les plus larges, il disait:—Worcester, c’est la
-beauté, la beauté c’est l’amitié; l’amitié c’est Paris...</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>C’est ainsi que la nation nièce de la Grèce embaumait une
-nation vivante. C’est ainsi que l’Amérique incrustait au centre
-d’elle-même—et des enfants mes amis découpant les atlas
-le firent dix-sept fois sur leur carte des Etats-Unis à l’école—une
-France de vraie grandeur. Ce qui dépassait des dix-sept
-Finistères, des dix-sept Manches, des dix-sept Bouches-du-Rhône,
-les écoliers l’entassaient dans le Texas immense,
-avec les dix-sept Corses. C’est ainsi qu’on nous honorait,
-les femmes comme si nous habitions une immense Andromède,
-<span class="pagenum" id="Page_37">[p. 37]</span>
-éventés par ses cils, haletants sur sa gorge, les hommes
-Prométhée. Les policemen arrêtaient dans les rues les chauffeurs
-qui avaient mis, dans le trophée du capot, le drapeau
-français à gauche de l’américain et non à droite. D’un quinzième,—de
-notre voiture nous la voyions tombant comme
-la Vierge d’Albert,—une mère nous tendait son fils. Puis,
-parfois, notre guide s’agitait, nous attirait vers lui, nous
-disait à voix basse:</p>
-
-<p>—Vite!... Vite!... regardez là-bas! un Français!</p>
-
-<p>Sans réfléchir, nous nous précipitions, gagnés par l’angoisse
-de voir une parcelle de cette nation, de cet honneur,
-et nous apercevions un petit homme aux habits râpés, le
-nez busqué et craintif, avec une mouche et deux moustaches;—une
-seconde nous étions déçus, et soudain nous
-l’aimions, nous étions heureux...</p>
-
-<div class="cdl">
- <img class="im60" src="images/im-12.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_39">
-
-<img src="images/im-13.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">DÉJA L’ON VOIT...</h2>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-p.png" alt="P" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">Puis les femmes...</p>
-
-<p>D’abord les aïeules, les seules que la guerre
-n’étonne ou n’agite point, car elles l’ont vue. Elles
-n’ont eu qu’à rendre journalière leur réunion décennale des
-infirmières de la Sécession, et les voilà prêtes. Elles disent
-adieu aux écoliers comme s’ils allaient partir aussitôt, car, en
-1862, sept cent mille soldats nordistes avaient moins de
-dix-sept ans, et leur seul tourment est de ne pas connaître la
-largeur de chaque couleur du drapeau français, dont elles
-<span class="pagenum" id="Page_40">[p. 40]</span>
-croient les bandes inégales. Je suis donc venu rassurer mes
-hôtesses de voilà dix ans, les trois <span lang="en" xml:lang="en">misses Potter</span>, les deux
-maintenant, car la seconde, à soixante-huit ans, est morte,
-et l’aînée et la cadette, attirées l’une vers l’autre par je ne
-sais quel vide, se bousculent depuis et se heurtent sans
-cesse. J’ai retrouvé, comme Ulysse, le petit chien, mais bien
-portant; ce n’est pas moi qu’il attendait. Elles m’ont conté
-le détail de tout ce qui leur était arrivé en ces dix années,
-de tout ce qui arrive aux femmes: la visite de ce <span lang="en" xml:lang="en">Mr. Howe</span>,
-d’Annapolis, avec lequel jadis j’avais pris chez elles le thé;
-et elles avaient vu deux fois Miss Robinson, qui m’apprenait
-en anglais les mots exprimant la patience, et aussi <span lang="en" xml:lang="en">Mr.
-Klaks</span>, qui m’apprenait l’impatience, les jurons. Pas une
-minute elles ne songèrent à m’interroger, et d’ailleurs je
-n’avais fait que ce que font les hommes: le tour du monde,
-la guerre; je m’étais hissé sur le faîte de la vie; j’avais aimé la
-femme d’Europe la plus dangereuse, j’avais manqué la tuer;
-une fois aussi, de l’autobus, sur la place du Théâtre-Français,
-faisant sous la pluie la queue pour <i>Primerose</i>, j’avais aperçu
-<span lang="en" xml:lang="en">Mr. Klaks</span>. Puis toutes deux m’accompagnèrent chez Miss
-Longfellow, toutes blanches, en robe de soie blanche achetée
-après la victoire de Richmond, avec des yeux bleus, et l’idée
-s’imposait qu’au cinématographe les faisceaux de leur image
-seraient blancs de neige, à parts deux fils tout noirs pour
-leurs iris. Puis je trouvai des prétextes pour faire prononcer le
-nom de son père et le mot "Poésie" à Miss Longfellow,
-assise au-dessous de son buste de jeune fille, le buste
-<span class="pagenum" id="Page_41">[p. 41]</span>
-au-dessous de son portrait d’enfant, et qui venait par cascades
-à nous du temps victorien, comme dans un poème, par trois
-métaphores, l’inoffensive idée de la vie d’un Poète.</p>
-
-<p>Ensuite les mères... Soudain, en pleine rue, elles aperçoivent
-les officiers français qui viennent droit sur elles, elles
-tressaillent. Nous nous écartons, mais notre première image,
-partie de nous si brusquement, ne les évite pas, et les traverse.
-Elles n’osent nous suivre, elles n’osent se retourner,
-elles s’arrêtent, toutes droites, et chacune, sans pensée, est
-seulement une seconde sa propre statue. Mais le lendemain,
-nous rencontrant dans un wagon, elles s’enhardissent;
-elles viennent s’asseoir près de nous; elles ont pensé depuis
-la veille à l’étoffe de notre uniforme qu’elles tâtent, pour
-savoir de quoi s’habillent leurs fils en France, à nos boutons
-de métal, qu’elles soupèsent, pour être sûres qu’ils peuvent
-arrêter une balle tirée juste en leur centre. Elles disent:</p>
-
-<p>—Mon fils est infirmier dans les Vosges. Il revient pour
-s’engager, que j’en suis heureuse!</p>
-
-<p>—Mon fils est votre soldat au régiment de Harvard.
-Hier il a fait son testament, depuis il vit au hasard. Il est
-parti ce matin sans dire l’heure du souper.</p>
-
-<p>—Mes deux fils partent demain pour le camp de Plattsburg.
-Mon mari, M. Cannon, l’ancien chapelain, nous
-répète:—Je veux donner à la France deux canons, l’un de
-cinq pieds sept pouces, l’autre de six pieds... Mon mari
-aime rire.</p>
-
-<p>Mères imprudentes, qui envoyez vos fils à la guerre!
-<span class="pagenum" id="Page_42">[p. 42]</span>
-Mères avec des cabas ornés de fruits éclatants bourrés de
-coton exsangue. Mères avec de petits chapeaux roses à
-raies vertes et des écharpes pourpres. Mères auxquelles
-on fait remarquer que le médaillon du portrait du fils est
-ouvert, et qui le ferment avec la précipitation dont elles
-retiraient voilà dix ans l’enfant penché à la fenêtre. Je vous
-aide à descendre: je ramasse votre billet tombé; je vous
-enlève, par cette seule prévenance, tout regret, tout regret
-de donner la vie de votre vie, l’âme de votre âme. Je vous
-prends votre valise: vous rayonnez d’espoir en Dieu.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>J’ai revu Marie-Louise. Elle venait assister son frère pour
-le <span lang="en" xml:lang="en">Class Day</span>, jour où les quatre promotions de Harvard
-passent leur titre aux promotions cadettes. Dix ans depuis
-nos adieux! Je suis allé sans joie à son hôtel, palace, mais
-bâti du moins sur le lieu même où s’élevait jadis sa petite
-pension. Ma journée jusque-là était mauvaise: j’avais
-déjeuné chez ceux dont le fils venait de mourir, et un accès
-de fièvre avait, devant moi, saisi leur fille unique; j’avais
-goûté chez ceux qui s’étaient mariés après divorce, et,
-à mon sujet, ils avaient eu une brouille; j’avais rencontré
-un couple condamné par le monde pour ses mensonges,
-réhabilité, et il m’avait menti. Mauvais jour pour toucher le
-présent ou le passé. A mesure d’ailleurs que j’approchais,
-ce que je voyais la veille encore coloré et intact dans mes
-souvenirs, se desséchait, s’évanouissait; toute ma mémoire
-<span class="pagenum" id="Page_43">[p. 43]</span>
-doutait d’être assez solide pour résister au moindre heurt
-vivant, et, fragile, dès qu’il eut frôlé l’hôtel d’aujourd’hui,
-le petit hôtel d’autrefois pour toujours disparut de mon
-cœur et de mes yeux.</p>
-
-<p>Nous avons poussé un cri; nous sommes restés confondus:
-tous deux nous avions rajeuni. Elle prit ma main, m’approcha
-de la fenêtre, m’en retira, alluma le lustre au-dessus de ma
-tête comme si la lumière artificielle devait plus sûrement
-décomposer cette apparence. Mais c’était bien notre jeunesse.
-Elle était notre récompense de n’avoir jamais prononcé
-un de ces mots, fait un de ces gestes qui donnent l’âge.
-Nous étions plus libres, chacun avait trouvé son vrai costume
-et sa vraie forme, sa fortune; nous étions plus forts;
-devant elle, devant moi, comme voilà dix ans, chacun des
-monuments de Boston à la même distance, et la vie entière
-avec toutes ses cimes. Nous nous parlions, nous nous interrogions
-hypocritement pour voir duquel le premier jaillirait
-le goût ou le parfum de la vieillesse. En vain. Toutes
-les douleurs, toutes les joies que nous avions connues depuis
-mon départ étaient comprimées entre deux jeunesses
-égales... Mais c’est du <span lang="en" xml:lang="en">Class Day</span> que je dois vous parler, et
-non de Marie-Louise.</p>
-
-<div class="lajust" style="height: 5em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figleft im40">
- <img src="images/im-14.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Son frère nous attendait dans la pelouse d’honneur où
-trois bassins de bois avaient été dressés, reliés par des
-tuyaux à mille fontaines, et, puisque c’était de jour, on
-obtenait par l’eau tous les dessins que chez nous, la nuit du
-14 juillet, le gaz et le feu ont dû tracer. Toute la nuit les
-<span class="pagenum" id="Page_44">[p. 44]</span>
-étudiants étaient rentrés de leurs banquets, par deux, le
-plus grand portant dans ses bras un petit; il n’était plus
-resté au matin que ceux dont la taille est moyenne, et l’aurore
-s’était levée sur des étudiants semblables. Dans les
-<span lang="en" xml:lang="en">dormitories</span> interdits aux femmes le reste de l’année, les
-cousines entraient en riant, et, dans le bureau, sans hésiter,
-se dirigeaient droit sur leur portrait
-pris dans la glace, prétendant
-qu’elles se coiffaient, mais regardant
-avec tendresse cet autre reflet vieux
-d’un an. Sur les pelouses, les écureuils
-qui se laissent tomber sur le
-passant, des branches, tombaient sur
-des jeunes filles décolletées, frissonnant,
-ne comprenant pas ces épaules
-nues. La procession défilait, chaque
-Année avec sa musique, devant
-chaque bâtiment faisant halte et
-poussant trois vivats en son honneur, criant son nom; et
-une fenêtre s’ouvrait, et la dactylographe la plus digne
-de l’habiter, celle qui travaillait les jours même des fêtes,
-apparaissait et saluait. Les refrains de l’Université étaient
-des airs empruntés jadis à des hymnes célèbres, à la
-<i>Marseillaise</i>, au <i lang="en" xml:lang="en">God save the King</i>, à Schumann, au temps où
-l’on ne pensait pas qu’Harvard dût devenir aussi célèbre et
-la fraude connue. Premier <span lang="en" xml:lang="en">Class Day</span> de la guerre, où sous
-leur robe noire les promotions nouvelles avaient leur
-<span class="pagenum" id="Page_45">[p. 45]</span>
-uniforme et nous saluaient militairement, oubliant qu’il
-était caché. Les Années des pères, au détour d’une allée,
-se trouvaient parfois, marchant en sens inverse, à la hauteur
-des fils eux-mêmes. Les jeunes par exception ouvraient le
-défilé, car cette année ce n’était plus vers la vieillesse, vers
-la mort, non certes, c’était vers
-la guerre qu’on allait. Le poète
-de la promotion guidait la
-foule vers le stade; des agents
-tenaient devant lui la route
-libre: pour la première fois
-de sa vie il pouvait marcher
-dehors sans lorgnon, il voyait
-le monde tel qu’il est, gris
-d’argent avec son ourlet d’or,
-ses becs électriques en diamant,
-avec des petits tas de
-rouge, de vert, de bleu, qui
-étaient les petites filles et il
-les évitait soigneusement comme si elles étaient les couleurs
-mêmes.</p>
-
-<div class="figright im40">
- <img src="images/im-15.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Nous arrivions au stade. Assis sur le gazon, nous faisions
-face aux dix mille femmes rangées sur les gradins; dans les
-travées du centre les plus âgées, les mères, en noir, aux
-oreilles déjà moins sûres, et qui se tournaient toutes de
-profil d’un même mouvement aux passages pathétiques
-pour mieux entendre; de chaque côté, de face, s’écartant
-<span class="pagenum" id="Page_46">[p. 46]</span>
-à leur guise, les sœurs et les cousines, en robes claires où
-éclatait une robe rouge; elles se levaient aux noms propres,
-au nom d’Eliot, au nom de Lowell, hésitant et frémissant—sont-ce
-des noms propres?—au mot de Guerre, au mot de
-Mort, et nous voyions alors se tendre, cloué au stade par les
-robes rouges, un immense oiseau avec ses ailes. Puis un coup
-de vent releva sur la piste toutes les robes des étudiants; on
-aperçut les uniformes si bien coupés, si propres, on comprit,
-palpitant et tout neuf, le symbole. Des jeunes filles aussi
-furent prises; on vit de fines jambes avec des bas transparents;
-on ne vit pas de genouillères et de cuissards d’argent,
-de molletières d’acier; et les femmes, pour la première fois
-en Amérique, se sentirent faibles et sans défense.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Muriel Patham, la danseuse, habite le même hôtel que
-Marie-Louise. Vous savez le scandale d’où elle est sortie
-célèbre. Le professeur Apponyi, qui revenait d’Ecosse et
-présidait à Saint-Louis la réunion d’enrôlement, n’a pu
-supporter voir des jeunes femmes à costume léger envahir
-en intermède l’estrade des conférenciers. Il s’est enfui,
-refusant de prononcer son discours sur l’effort de la guerre.
-Une des danseuses parvint à le toucher, et c’est Muriel
-Patham.</p>
-
-<div class="figright im50">
- <img src="images/im-16.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Muriel me présente à sa mère, une des rares Minnésotaises
-qui sachent que la statue de la Liberté fut donnée
-<span class="pagenum" id="Page_47">[p. 47]</span>
-par la France, car elle s’est assise dans la tête à Paris même,
-durant notre Exposition. Puis elle me conte son aventure.
-Vous aimez, je crois, à savoir comment parlent les Américaines,
-avec leur petite bouche rouge, comment elles écoutent,
-avec leurs oreilles roses, avec leurs énormes perles.
-Muriel, qui a gardé son sourire du jour le plus cruel de sa
-vie, son regard du jour le plus inoffensif, parle aussi avec sa
-bouche d’enfant, mais la lèvre d’en haut bouge à peine; et
-elle dut renoncer, au cinéma,
-à jouer le rôle de la
-jeune fille qui épèle, à la
-fin de chaque épisode, et
-fait deviner un mot. Le
-public imbécile ne comprenait
-pas et poussait, avec
-le menton, par dérision, des
-cris confus.</p>
-
-<p>—Je suis parvenue, dit-elle,
-à trente centimètres au plus du professeur Apponyi.
-J’étais sans maillot dans un pyjama aux jambes réunies par
-un ruban et ne pouvais courir. D’ailleurs, dès que j’eus
-étendu le bras vers lui, un frisson me saisit, et de ce jour,
-froide que j’étais, j’ai compris l’esprit de la guerre.</p>
-
-<p>—Que comprenez-vous?</p>
-
-<p>Muriel attend, pour vous répondre, que votre parole,
-arrivée à la conque de son oreille, en suive sans hâte les volutes,
-pénètre, fasse jouer un petit os qui tape, au bout d’une
-<span class="pagenum" id="Page_48">[p. 48]</span>
-minute, sur un tympan. Alors, elle entend un bruit épouvantable,
-elle tressaille:</p>
-
-<p>—Ce que je comprends?</p>
-
-<p>—Ce que vous éprouvez?</p>
-
-<p>—J’éprouve d’abord que je suis lasse, mais inquiète.
-J’éprouve que la nuit je rêve sans cesse de gens bizarres,
-qui n’ont qu’un œil, qui brandissent des massues. Je me
-suis renseignée. On m’a dit que je rêvais de Cyclopes.
-Depuis l’aventure aussi j’ai perdu cette qualité qui encourageait
-à me photographier dans les ténèbres. Je sens toute
-phosphorescence en moi disparaître. On a tiré hier de mon
-corps un portrait à minuit, on ne voit plus rien.</p>
-
-<p>—Mais la guerre?</p>
-
-<p>Muriel s’arrondit sur son divan, avançant le front, comme
-si elle voulait aussi tenir dans une tête, mais non sans regarder
-par les deux orbites vides,—dans une tête moins grande
-que celle de la Liberté, celle de l’Intelligence sans doute; et
-l’on voit ses belles jambes, et une fois même ses genoux,—qui
-ont en anglais un nom différent pour les femmes
-et pour les hommes, ce qui les rend si bizarres, si précieux.</p>
-
-<p>—La guerre? je la vois, par accès. Ou plutôt j’ai des
-visions, que je crois la guerre, mais je ne dispose pas toujours
-près de moi d’un soldat pour me dire ce qui en elles
-est de la guerre et ce qui n’en est pas. Promettez-moi de
-parler franchement. Donnez-moi votre main...</p>
-
-<p>Elle baisse, lourdes et plus chères dans ce pays, car
-<span class="pagenum" id="Page_49">[p. 49]</span>
-elles ont un nom différent pour les femmes et les jeunes
-filles, ses paupières.</p>
-
-<p>—Je rêve que l’on verse sur moi de petits cartons roses,
-verts. Ce sont les fiches des soldats américains morts dans les
-ambulances, remplies avec une écriture hâtive ou une belle
-ronde, selon qu’ils sont morts de jour, l’ambulance débordant,
-ou la nuit, quand les secrétaires sont moins pressés...
-J’entends des cris; je vois un blessé dans une voiture qui
-s’emballe, et le brancard glisse peu à peu vers l’arrière...
-Je rêve que j’entends sans relâche, chaque seconde, à l’étage
-au-dessous du mien, appliquer avec bruit un tampon sur
-une table, et je me plains au gérant, et l’on me dit que
-c’est l’employé chargé d’ajouter aux feuilles d’état-civil la
-mention: "Mort pour l’Amérique." Tout cela est simple,
-n’est-ce pas, c’est la guerre! Mais écoutez, qui est moins
-clair.</p>
-
-<p>J’ai retiré ma main à cette liseuse de pensée, j’ai deviné sa
-ruse, elle sent qu’elle ne pourra plus rien avoir de moi, elle
-arrache juste de ma mémoire un dernier tableau, puis après
-se trompe.</p>
-
-<p>—Je vois, près d’une ferme, un chien tué. Il est noir et
-frisé, il a un collier. Entre deux obus, le fermier sort et
-reprend le collier pour le chien d’après la guerre... Je vois le
-jardin public de Boston, avec tous ces ouvriers parsemés à
-l’ombre et dormant qui se couvrent soudain d’uniformes
-et de boue. Ainsi est le champ de bataille, n’est-ce-pas,
-mais naturellement avec des morts aussi au soleil? Puis je
-<span class="pagenum" id="Page_50">[p. 50]</span>
-vois à l’horizon mille pioches, mille pics sortant de terre,
-qui creusent, tous levés, tous baissés en cadence sur l’horizon.
-Ce sont les tranchées, dites? C’est encore la guerre?</p>
-
-<p>—C’est bien elle.</p>
-
-<p>—Comme je suis heureuse! Ma mère prétend que ce
-tableau c’était la paix, l’agriculture... Que vois-je encore?
-Je vois la première armée américaine chargeant, chaque
-compagnie prenant la forme d’une lettre, un nom immense
-en marche, dont quelques pauvres voyelles sous les obus
-éclatent, et qui devient un mot avec seulement des consonnes,
-tel qu’en prononcent les mourants.</p>
-
-<p>—Taisez-vous, Muriel, dit la mère. Je vous en prie,
-renoncez à vos folies. Depuis l’aventure de Saint-Louis,
-lieutenant, elle veut être un homme. Je vous dis contre cela,
-Muriel, qu’il n’est pas une minute, depuis votre naissance,
-où je puisse vous imaginer en petit garçon. Dois-je tout
-conter à notre hôte?</p>
-
-<p>Muriel hésite. Sa mère lui prépare le thé avec mille raffinements,
-et n’oublie rien, muffins, tartines, toasts, de ce qui
-peut retarder une décision aussi funeste. Elle remplit
-la tasse. Horreur! c’est du thé de Ceylan! Elle regarde avec
-angoisse Muriel, attristée, qui heureusement n’a rien vu,
-dont la gorge ne s’affaisse point, dont les jambes tendrement
-s’allongent, qui respire sur elle-même des roses. Il suffirait
-à ce moment d’un rien pour la ramener dans son sexe,
-d’un nom de femme brusquement appelé,—de même que
-nous les hommes, on nous ramène au désir d’être homme
-<span class="pagenum" id="Page_51">[p. 51]</span>
-en criant dans les foires à nos oreilles: Polyclète! Phébus!
-Phidias!—il suffirait de son nom peut-être. Déjà ses cils
-s’agitent, ses deux myriades de cils, qui ont là-bas pour les
-brunes et les blondes...</p>
-
-<p>Mais des fanfares éclatent, nous nous précipitons au
-balcon.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<div class="figright im40">
- <img src="images/im-17.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>C’était encore aux premières semaines de la guerre, où
-l’Amérique ignorante du combat, comme Hercule au Stade
-faisant du Sandow, chaque
-jour exécutait dans la rue de
-grands gestes précis, déroulant
-des parades où l’on portait
-un immense drapeau tendu sur
-des têtes (quelques-unes, les
-asthmatiques, émergeaient par
-des trous), où les figurants formaient
-de gigantesques lettres,
-comme si la guerre était déclarée
-aussi à un astre, qu’il
-devenait loyal d’avertir par
-des signaux. Aujourd’hui, réclame
-pour le premier emprunt, voilà justement le cortège
-des femmes qui voudraient être des hommes. Elles sont
-divisées en compagnies, chacune sous un étendard que je
-ne peux lire de si loin, Muriel me l’explique:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_52">[p. 52]</span>
-<i>—Parce que l’on nous dédaigne!</i></p>
-
-<p>Celles que l’on dédaigne sont toutes jeunes ou toutes
-vieilles. Un gros homme sans orgueil, mari d’une dédaignée,
-porte la bannière. Les spectateurs s’étonnent de voir dans
-le groupe Emily Battenson, l’actrice qu’un souverain a
-follement aimée, et apprennent ainsi que l’amour le plus fou
-des hommes, même des empereurs, est un dédain.</p>
-
-<p><i>—Parce que nous sommes irritées d’être jolies!</i></p>
-
-<p>Toutes sont jolies, élégantes; toutes agitées par le doux
-démon de la transparence et des beautés. Celles qui sont
-plus belles à cheval ont eu le droit d’amener leurs chevaux.
-Toutes sérieuses, à part l’une qui sourit, amoureuse d’elle-même,
-qui voudrait être homme, mais femme aussi, mais
-être double. La dernière, une grande fille plus irritée
-que les autres, qui lance des regards acharnés, la plus
-belle.</p>
-
-<p>Mais soudain d’un seul geste, d’un geste égal, comme si
-le même mort passait devant chacun d’eux, les cent mille
-spectateurs se découvrent à la fois.</p>
-
-<p><i>—Parce que nous voudrions venger le</i> Lusitania.</p>
-
-<p>Les musiques cessent de jouer. Du port, les sirènes
-crient sans relâche, celles seulement des bateaux qui font
-le service d’Europe, des bateaux qui peuvent être coulés.
-Des milliers de femmes avec une petite fille à la main, parmi
-lesquelles—on frissonnait devant chaque petit visage triste
-ou énergique—étaient deux fillettes naufragées et orphelines.
-Vague venue du port, de la mer même, et qui bientôt
-<span class="pagenum" id="Page_53">[p. 53]</span>
-engloutit tous les autres détachements de la parade. Aux
-spectateurs innombrables penchés des étages comme du
-pont d’un navire, les mères dans le défilé tendaient des
-enfants. Naufragées qui portaient toutes—de quoi donc
-sauve-t-elle?—une cocarde française. Danseuses de Caliban
-prises dans le flux, en tunique blanche, en robe de soirée,
-comme des passagères surprises à minuit par la torpille...
-Traînards, femmes déjà fatiguées, celles qui auraient
-sombré avec leurs fillettes les premières... Celles qui depuis
-dix minutes seraient englouties, invisibles...</p>
-
-<p>Puis, après un vide que trois petits juifs traversent en
-courant mais avec assurance, comme leur nation traversa la
-Mer Rouge, par lignes de seize, l’arme sur l’épaule, au
-pas de parade, des êtres silencieux, deux fois plus larges,
-deux fois plus hauts, qui agitaient leurs mains en cadence:
-des hommes... Voilà ce que l’on voit en Amérique.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Déjà l’on voit aussi, sur le perron des villas heureuses,
-une mère et une femme embrasser en pleurant un jeune
-homme qui rit. Il part, à la main cette valise plate qui sert
-pour les visites du dimanche, et qui contient pour la première
-fois au lieu d’un habit un uniforme; il se retourne, il ne voit
-plus que l’une, car la seconde, de peine, est rentrée; il a
-pour celle qui disparut, s’il l’aimait un peu moins que l’autre,
-un immense amour. Il me rencontre, il me regarde. Il
-<span class="pagenum" id="Page_54">[p. 54]</span>
-ne sait pas qu’en France nous reconnaissons maintenant le
-visage de ceux qui doivent mourir; qu’ils ont des yeux
-francs et timides, au menton cette fossette, qu’ils sont graves
-et qu’ils sourient, qu’on les force à monter les premiers
-dans les tramways, ami qui ne reviendra pas...</p>
-
-<div class="cdl">
- <img class="im30" src="images/im-18.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_55">
-
-<img src="images/im-19.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">REPOS AU LAC ASQUAM</h2>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-v.png" alt="V" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">Vous me regardiez, vous en étiez certaine, pour la
-dernière fois; moi j’étais sûr de vous revoir. Le
-quart d’heure infini qui nous restait je le secouais
-au hasard, comme on secoue un sablier; dans votre cœur
-un coup sec abattait les pauvres minutes comme à l’horloge
-de la gare... parfois vous ressentiez les secondes et vous
-fermiez les yeux. Pour vous j’étais, réuni à mes bagages,
-tout ce que j’ai jamais été, un ancien inconnu, un homme,
-un amour à son terme, fantôme je n’étais plus; moi je
-<span class="pagenum" id="Page_56">[p. 56]</span>
-voyais de doux trésors, des yeux bleus, des mains. Êtres
-à taille, à âme d’échelle soudain différente, nous ne pouvions
-trouver de paroles sensées, de pensées communes
-qu’en ajustant l’un en face de l’autre nos visages... Alors
-heureusement arrivèrent celles de nos amies qui prétendent
-n’aller jamais aux gares, qui vous prirent entre elles deux,
-quand le train fut parti, et, soutenant vos coudes, vous firent
-marcher toute la nuit sans arrêt, comme on l’ordonne aux
-Indes pour ceux qu’a piqués le cobra. Les hommes d’équipe,
-les contrôleurs, devinant cet argent et cet or qui jaillissent
-d’eux-mêmes autour des vrais départs, accomplissaient tendrement
-leur œuvre, volaient sur moi, pour les installer, ma
-canne, mon manteau, mon chapeau, puis mettaient leur
-franc dans leur bouche comme s’ils allaient eux aussi partir,
-mourir. Mais tu ne pensais pas à ma mort, tu semblais croire
-que je prenais, dans ma méchanceté, un autre moyen de quitter
-ce monde, un trottoir roulant plus rapide que le tien, et,
-obstinée, tu ralentissais même tes derniers gestes. Tu étais
-dure, et triste, et cruelle comme si j’allais devenir un autre
-homme: un ingénieur, et toujours parler, et avoir des moustaches;
-un saint, et ne plus être libre l’après-midi; un enfant,
-et boire en amont de toutes tes sources. Aujourd’hui la pensée
-me vient que j’ai encore ton âge, je défaille de dévouement
-et de plaisir.</p>
-
-<p>Aujourd’hui... je suis étendu au centre d’un grand cirque
-de montagnes. Quand je me lève et me tiens debout, j’en
-deviens le pivot même. Comme on me le recommandait
-<span class="pagenum" id="Page_57">[p. 57]</span>
-à l’école, j’ai mis le soleil à ma gauche, pour que la lumière
-soit meilleure, et je vous écris. Le lac au-dessous de moi
-supporte des îles légères, et les sapins des radeaux détruits
-par l’hiver vont à la dérive. Des oiseaux-mouches forent
-trop vite les fleurs des pommiers, touchent le bois dur, blessés
-repartent. Pour les dindons de la ferme aux pattes malades,
-race dégénérée, <span lang="en" xml:lang="en">Mrs Green</span> passe à la graisse les branches
-de l’arbre perchoir. Une grive rouge m’effleure, une brise
-s’élève. Comme un poète qui songe, près de qui se pose un
-oiseau, qui s’émeut de voir tomber là, parfaite, la pensée
-qu’il cherchait en lui, un amour tendre et doux, au lieu de
-souffler en moi, soulève cette page, m’évente avec amour.
-Dans les hangars cachés par les roseaux les fermiers essayent
-les moteurs des canots qu’on sortira pour les maîtres le mois
-prochain. <span lang="en" xml:lang="en">Mrs Green</span> bat pour moi un couvre-pied rose,
-car mon lit finit au-dessous de la fenêtre et je vois, le matin,
-sous le drap, mes pieds ensoleillés, mais j’ai froid. Au fond
-des criques où flottent les sapins coupés, les ouvriers marchent
-de l’un à l’autre en sifflant des danses nègres qui feraient
-chavirer tout autre. J’envie leur équilibre, je me sens tout
-guindé d’avoir un lac et un soleil à gauche, et rien à droite.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-20.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Où je suis? Je suis dans un pays que je reconnais énorme,
-à l’instant même, à ce que les guêpes sont trois fois plus
-grosses qu’en Europe. Je suis au milieu du New-Hampshire,
-qui voit l’uniforme bleu ciel pour la première fois, qui croit
-que j’en ai choisi la couleur moi-même, qui me croit donc
-sensible, généreux. Le régiment de Harvard a une semaine
-<span class="pagenum" id="Page_58">[p. 58]</span>
-d’examens et je me repose. L’auto a quitté Boston lundi,
-le matin, à l’heure où dans les faubourgs, sur de hauts souliers
-taillés de biais, vêtues de robes en foulard de soie, décolletées
-et appuyées contre le vent, les dactylographes montent dans
-les tramways sans toucher les barres d’appui, soucieuses de
-leurs mains, et les sténographes toutes droites, soucieuses
-de leurs têtes. Sur les perrons, des Irlandaises à nattes brunes
-vous passaient toute douce, par leurs yeux bleus, cette pensée
-terrible qu’elles ont eue la nuit. Nous suivions la route bordée
-par les ormes de Washington, bien vieux, réparés, le tronc
-comblé du ciment qui fait là-bas les statues; et l’immortalité,
-à défaut de sève, gagnait déjà les hautes branches. Les lacs,
-de plus en plus purs à mesure que nous montions, détenaient
-l’eau des quartiers de plus en plus riches de Boston, et venait
-enfin le lac tout bleu, tout rond, qui alimente <span lang="en" xml:lang="en">Beacon Street</span>.
-A midi ce fut Portsmouth, où je présidai sur la plage la réunion
-des enfants qui vendaient leurs animaux favoris pour leurs
-filleuls de France. Ils étaient une centaine, graves, enthousiastes
-ou consentants, excepté Grace Henderson, qui se
-cramponnait à son veau blanc et pleurait. On le lui achetait
-vite, en le lui laissant par pitié, mais son frère la forçait à
-le revendre et trois fois elle eut à souffrir, à se débattre contre
-le devoir. Il y avait des oiseaux de Cuba, qu’on achète avec
-les cages; des oiseaux du pays, qu’on achète pour les relâcher;
-des tortues qui se vendaient mal, car elles portent gravées
-sur le dos les initiales de leur premier maître; des chèvres;
-et il y avait des animaux pour lesquels aussi c’était un sacrifice,
-<span class="pagenum" id="Page_59">[p. 59]</span>
-des chiens tristes qui ne résistaient pas, qui se vendaient
-eux-mêmes, un petit éléphant qui retenait sa maîtresse par
-sa ceinture,—elle cédait,—par la manche,—elle craquait,—et
-il n’osa prendre sa natte. Les gouvernantes, pour consoler,
-achetaient vite à leurs enfants un autre animal, et lisaient
-à tour de rôle, sur un stand, les lettres des filleuls:—Venez
-chez moi, j’irai chez vous, écrivait Jean Perrot, et si je meurs
-je veux vous voir... Des professeurs s’étonnaient que les
-enfants français eussent tous un langage rythmé... Puis vinrent
-des forêts vertes coupées de torrents où les petits garçons
-qui pêchaient la truite à deux mains, n’osant bouger, n’osant
-<span class="pagenum" id="Page_60">[p. 60]</span>
-crier, nous acclamaient d’un clignement d’œil. Puis vint
-Tamworth, pays des mulots, où les chouettes sont si grasses
-qu’elles ne peuvent se percher de face car elles basculeraient.
-Puis vint Sandwich où un Lithuanien, agitant son drapeau
-national, protestait tout seul contre la conscription. Alors
-vint le lac Asquam, et cette terrasse où depuis je suis étendu,
-au pied d’un bouleau fluet et géant, qui n’a qu’une touffe
-à son sommet et qui chavirera s’il lui pousse une autre feuille.
-J’ai pour hôtesse <span lang="en" xml:lang="en">Mrs Green</span>, la fermière, qui porte un grand
-sarrau rayé, des cheveux gris en nattes sur le dos, un lorgnon,
-mais qui tire à la dérobée la queue des veaux et se bat avec
-le coq. Quand un mot s’attarde dans mon stylo, je le secoue
-de ma chaise longue dans le lac... Mais parfois c’est en moi
-qu’il hésite, et il faut que je me lève moi-même, que je m’accoude,
-parfois me penche.</p>
-
-<p>Avec qui je suis? Avec deux amis, un forestier, et un
-poète australien. Le matin est à Carnegie, le forestier. Dès
-six heures, d’une nage droite à travers les îles, où chaque
-propriétaire impose une heure différente selon qu’il veut
-voir lever ses enfants tôt ou tard, il me conduit à son district.
-Les bêtes silencieuses s’éveillent dans les bois qui ont encore
-leur nom indien, le rat musqué se lève, le héron bleu vole
-d’une presqu’île à une île, de l’île à un îlot, vole vers midi.
-Nous débarquons à la hâte, évitant le naufrage, car un sapin
-coupé glisse déjà du haut du toboggan vers le lac; nous allons
-à la scierie par un chemin jadis couvert de sciure, mais qu’il
-a fait goudronner depuis qu’il y perdit sa chaîne d’or. Il
-<span class="pagenum" id="Page_61">[p. 61]</span>
-m’apprend le secret qui fait distinguer le pin rouge, le pin
-blanc, le pin noir; assemble son équipe de bûcherons qui
-va partir pour la France, me force à leur dénoncer en français
-nos plus grands arbres, le chêne, l’orme, et je sauve avec
-peine les hêtres, vos préférés. Dans les raccourcis nous
-allons, sous les ronces, dignement, en gens qui ne parlent
-pas la même langue, et pas un de ces gestes nobles n’est perdu,
-mon amie, car la forêt est pleine de lynx. Dans les clairières,
-il me montre les restes des feux de bois qu’il a allumés depuis
-son enfance, et les tisons de vingt ans noircissent encore les
-doigts. Attendri, il s’assied, douce amie, il rêve... et soudain
-quatre petits blaireaux, amie adorable, sortent effarés de
-terre; de vrais petits blaireaux, mon cœur. Nous les attrapons:
-ils piquent, ils se débattent; nous les caressons, mon
-amour.</p>
-
-<div class="lajust" style="height: 12em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figleft im40">
- <img src="images/im-21.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Mais le soir est à Rogers, l’Australien. Tout est obscur,
-tout invisible, on ne voit qu’un point rouge, le cigare de
-Carnegie qui pagaye sans bruit sur le lac. Mais, à des milles,
-l’arbre privilégié qui annonce chaque soir la lune soudain
-tout entier étincelle. C’est qu’arrive une lune entière. Tout
-est radieux, tout éclaire. Des rochers affleurent, polis comme
-des os de seiche. Autour du lac le reflet des forêts, cassé et
-saccadé, devient une bordure égale. C’est l’heure où les
-Indiens donnèrent un nom à ce qui nous entoure. Les Montagnes
-Blanches deviennent blanches, les bouleaux jaunes
-jaunes, bleus ces hiboux. Chaque plan du lac semble à un
-niveau différent, et la lune ronge l’eau aux écluses. Nuit
-<span class="pagenum" id="Page_62">[p. 62]</span>
-divine, ce soir, où les Montagnes Blanches sont d’argent,
-les bouleaux d’or. Voici l’heure enfin de choisir, ma maison,
-mon âme, le nom que je veux vous donner. La grenouille
-taureau gémit; le <span lang="en" xml:lang="en">loon</span>, cygne
-noir du lac, pousse un cri tour
-à tour éclatant et voilé, car il
-plonge sans cesse sa tête et la
-ressort. La vraie lune s’écarte
-sans en avoir l’air de la fausse
-lune... Mais Rogers s’obstine
-à ne pas se taire. Il veut que
-je lui parle de Seeger, qui est mort, de Blakely, qui est
-mort, car tous les poètes américains ont été tués avant qu’ait
-commencé la guerre américaine. Il s’obstine à parler français
-sans permettre que je l’aide, et tourne autour des mots qu’il
-ne sait plus, autour du mot "débonnaire", autour du mot
-"échelle", du mot "sérénité". Réfugié au cœur même du mot,
-je l’attends, placide, au cœur d’un nom propre quelquefois,
-au cœur de Baudelaire, maintenant, opprimante statue. Puis
-il me lit ses vers, qu’il désire adapter pour l’Europe, car les
-mois en Australie diffèrent trop des nôtres:</p>
-
-<p>—Juillet a gelé les rivières, dit-il, et les ponts inutiles
-sont rassemblés dans la grange...</p>
-
-<p>Je lui fais signe, il comprend, il corrige lui-même:</p>
-
-<p>—L’été a gelé les rivières, et les ponts...</p>
-
-<p>Le loon chante. Le lac flamboie, c’est Carnegie qui allume
-un second cigare. Rogers s’émeut, prend ma main, et tourne
-<span class="pagenum" id="Page_63">[p. 63]</span>
-autour d’un mot sur les <span lang="en" xml:lang="en">loons</span> à la fois et sur l’amitié, que
-nous aussi en France, hélas, nous ignorons!</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<div class="lajust" style="height: 23em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figleft im50">
- <img src="images/im-22.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Quand la tempête éclate; quand, par millions, les propriétaires
-des cottages amènent sous l’averse le pavillon à
-sept raies rouges; quand un éclair vous laisse apercevoir,
-dans l’auto qui précède, par le mica de la capote, les ombres
-de deux têtes graves; quand l’oiseau noir aux ailes rouges
-rentre ses ailes; quand les progermains, baissant leur fenêtre
-à guillotine, se sentent soudain isolés, vaincus, et pleurent;
-quand sur les gazons publics la foule se précipite vers les
-tentes des sergents recruteurs et les aide à pousser à l’abri
-leurs réclames, torpilles et mortiers; quand la mère à califourchon
-derrière la motocyclette pourpre essaye en vain
-d’étendre la main vers le bébé qui sommeille dans le side-car;
-quand sur les clochetons des granges tournent affolés, mais
-en mesure, les cerfs d’or, les chimères, les vaches d’or;
-quand sur l’avenue vide reste un soulier plein d’eau; quand
-un coup de vent soulève la page du comptable manchot,
-et qu’il la retient de la pointe de sa plume, appelant à l’aide;
-quand on n’entend plus sur les trottoirs, sur la mer, sur les
-bastingages, que la pluie...—puis quand un rayon descend,
-qu’un nuage tranchant le coupe, qu’il tombe; quand l’arc-en-ciel
-vacille, sa gauche sur le béton du quai, sa droite sur
-la mer; quand on retire dans un coin du ciel, comme la dernière
-allumette qui reste, le soleil, quand il flambe enfin;
-<span class="pagenum" id="Page_64">[p. 64]</span>
-quand la lumière victorieuse bat d’un centimètre, sur la
-terrasse, la goutte partie de cent mille fois moins loin qu’elle;
-quand la demoiselle de magasin se précipite en riant dans
-le magasin d’en face; quand le progermain remonte sa fenêtre,
-voit des dieux gras et solides, mouillés jusque sous leurs
-fourrures, lutter jovialement entre eux, et Erda glisser, Erda
-tomber, car le ciel est glissant, en ouvrant ses grandes jambes
-blanches; quand le bébé dans le side-car reçoit sur le nez
-la dernière goutte et crie...—puis quand les nénuphars se
-haussent au-dessus de la couche d’étang nouvelle; quand
-le fermier en bottes va vider
-de leur eau les pots de résine
-et de sirop d’érable; quand
-un enfant, il ne sait par quel
-bonheur poussé, veut brûler
-du papier d’Arménie; quand
-le voyageur, au tournant du
-cañon, descend de son mulet,
-le caresse, et soudain remonte
-vite, car il veut garder sa
-place sèche, et car l’orage
-recommence; quand la pluie
-retombe, s’acharne, la même,
-dont on reconnaît les gouttes:—alors
-je pense à lui, Seeger, qui aimait les orages, et
-je frémis...</p>
-
-<p>—Comment est mort Seeger? demande Rogers.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_65">[p. 65]</span>
-Dans un mois Rogers part pour la guerre, et il ne perd
-pas une occasion de savoir comment les poètes, ses collègues
-y sont tués. Il serait bien étrange que deux poètes fussent
-tués de la même façon, de la même exacte façon, et chacune
-de leurs morts est donc la mort qu’il n’aura pas. Il ne divaguera
-pas, comme Brooke, disant au hasard mille prénoms,
-et mourant au premier nom de femme. Il n’aura pas le temps,
-comme Dollero, de m’écrire trois billets, le premier avec une
-brindille et son sang, me disant adieu, le second avec le crayon
-de l’infirmier, espérant me voir, le dernier avec le stylo du
-major, confiant, heureux,... inachevé. Il ne tombera pas mort,
-comme Hœsslin, le poète allemand, sur le dos d’un sergent
-son disciple qui se releva lentement avec sa charge et l’apporta
-sans se retourner à l’ambulance. Il lui faudra une tombe
-entière, puisqu’il ne mourra pas comme Blakely dont les
-pauvres vestiges tinrent dans une boîte à palmers. Ce ne sera
-pas au crépuscule, comme Drouot; à midi, comme Clermont.
-Si Seeger est mort à l’aube, il ne lui restera plus guère que la
-nuit... Nuit amère qui se perpétue sous les jours comme un
-sombre fraisier... Nuit douce, avec son lac, ses <span lang="en" xml:lang="en">loons</span>, nuit sur
-les paquebots de Sydney, où le monde se tait, où il n’y a plus
-contre la pensée d’un poète que tout le bruit d’un vaisseau...
-Nuit près d’une source de France, où l’on souffre à peine de
-sa jambe fracassée, où l’on mâche du cresson. Nuit obscure,
-avec soudain, au centre, chaque rayon découpé par le velours
-noir, le soleil... Heureux qui meurt la nuit!</p>
-
-<p>—Comment est mort Seeger? Le connaissiez-vous?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_66">[p. 66]</span>
-Rogers est astigmate, il a deux grosses lunettes d’or à verres
-dissemblables et il vous pose toujours, aussi, deux questions
-différentes à la fois. Oui, je l’ai vu. Une fois, au Luxembourg,
-l’été: il entrait dans le jardin irréel, peuplé de Parisiens fantasques
-et tendres, et ceux qui se sentaient trop lourds pouvaient
-acheter de petits ballons à la porte. Une autre fois,
-chez un ami qu’il avait recherché l’avant-veille, sans le trouver,
-et il avait laissé un distique,—la veille, et il avait laissé un
-sonnet. Mon ami se laissa surprendre au lit le troisième jour,
-sinon il aurait eu au moins une ballade.</p>
-
-<p>—A-t-il souffert? Avez-vous lu ses derniers vers?</p>
-
-<p>Car Rogers recueille aussi le dernier poème de tous les
-poètes tués. Il recueille même leurs dernières lettres en prose,
-où parfois, comme les armes d’un guerrier qui s’habille dans
-son appartement, deux mots par hasard se heurtent, riment,
-et l’on tressaille. Dernière lettre écrite à une tante entre les
-deux derniers poèmes, où malgré eux ils emploient le nom
-poétique, l’autre ne venant plus, où ils disent "les coursiers",
-les "pleurs", le "glaive", et se voient contraints d’être un
-peu ironiques. Derniers poèmes où presque tous voient la
-mort; et comme elle devait les surprendre, exactement: Seeger
-comme une amie envieuse à un rendez-vous. Dollero comme
-un orage avec trois oiseaux, Blakely comme un monstre sans
-tête—et où Brooke seul prévit tout à contresens. Pauvre
-Brooke en effet qui nous disait à tous:—Si je meurs, songez
-que dans une terre étrangère, toujours il y aura un coin de
-notre terre, qu’une poussière plus riche que la terre y sera
-<span class="pagenum" id="Page_67">[p. 67]</span>
-contenue, un corps d’Angleterre lavé par les rivières anglaises,
-brûlé par le soleil anglais, un corps horizontal, tendu sur la
-ligne de tous les ancêtres anglais...—et qui est mort sur un
-bateau, et qui fut jeté dans la mer, avec le boulet qui maintient
-vertical son suaire. Et, plein de pitié, mais mis en méfiance
-de sa divination, feuilletant ses autres poèmes, on ne croit
-plus exactement ce qu’ils affirment, on ne croit plus que
-l’amour est une rue ouverte où se précipite ce qui jamais
-ne revient, un traître qui livre au destin la citadelle du cœur,
-un enfant étendu. On se butte un peu, on vous contredit,—pauvre
-cher Brooke—on s’entête à croire que l’amour est
-une rue, si vous le voulez, mais fermée, où un traître, mais
-alors un traître qu’on trahit, et parfois l’on voit ce doux
-enfant vertical, flottant tristement dans l’air.</p>
-
-<p>Comment Seeger est mort?</p>
-
-<p>C’est l’été. Tout ce qui empêche de respirer l’été, son
-képi, son masque, il l’enlève. Il tient son cigare derrière lui,
-à cause de la fumée; le voleur de la compagnie le lui vole,
-et Dieu merci, car ses mains après sa mort ne se brûleront
-pas sur lui. Puis il s’étire, mais sans lever les bras, à cause des
-balles, les bras en croix. Il a juste une minute à vivre. Votre
-montre est devant vous, avec son cadran à secondes. Une
-minute et il va mourir. Il a dans sa poche le flacon d’héliotrope,
-qu’il va écraser en tombant. Avant qu’il soit mort,
-vous n’avez même plus le temps, maintenant, de tracer cette
-courte phrase qui lui servait de devise, qu’il écrivait avant
-chaque poème—au sujet des peupliers. Si c’est un obus,
-<span class="pagenum" id="Page_68">[p. 68]</span>
-on charge le canon. Si c’est une balle, le soldat allemand
-tapote son chargeur, le glisse. Seeger lève la tête. Le ciel est
-tout bleu. Un peuplier, oui, un peuplier se dresse à l’horizon.
-Seeger gravit la marche de tir. Un oiseau, oui, un...</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Ainsi ont passé mes trois jours de repos, et aujourd’hui
-il est midi. Je pense à vous qui d’Europe m’écrivez chaque
-semaine une lettre d’humeur inconstante, dont le papier même
-est de couleur différente, et chacune est lancée par un phare
-qui tourne... L’amour est un cheval qui se cabre, une antilope
-qu’on attelle, un traître fidèle... Le soleil est juste au-dessus
-de moi maintenant. J’écrivais, pour épargner mes yeux,
-dans l’ombre de ma tête; la voilà comble; adieu amie. J’écris
-un dernier mot, j’écris ton nom en plein soleil.</p>
-
-<div class="cdl">
- <img src="images/im-23.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_69">
-
-<img src="images/im-24.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">POUR GROTON ET <ins id="cor_8" title="MIDDLESSEX">MIDDLESEX</ins></h2>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-l.png" alt="L" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">Le mois finissait. Il était facile de s’en apercevoir:
-aux librairies des tramways souterrains, derrière les
-vitres des pharmacies, dans les salons des clubs,
-sur chaque table le soir près du lit ou le matin au déjeuner
-sur chaque nappe rose près du pamplemousse,
-les trente têtes de femmes qui ornaient les couvertures
-des trente grands magazines et illustraient les bars les
-plus perdus de l’Amérique, avaient cédé peu à peu leur
-place à trente images nouvelles, moins caressantes, moins
-<span class="pagenum" id="Page_70">[p. 70]</span>
-fraîches peut-être ce mois-ci, mais entières, nues ou en
-maillot, car juillet venait. Les commissions, les visites,
-la vie menée, pendant un mois, entre trente visages éclatants
-et doux (car les femmes en juin sont d’humeur
-soumise), allait se continuer un mois entre le même nombre
-de corps dédaigneux; et certaines tournaient même le dos,
-ajustant leurs bas ruisselants; et les flèches familières de
-trente affectueux regards étaient retirées de votre cœur,—de
-trente moins une—car le magazine d’une ville lointaine
-n’était pas encore renouvelé et une tête du mois
-écoulé survivait. C’était aussi samedi, et toute l’Amérique,
-avant de s’enfoncer dans la saison des vacances—comme elle
-se douche avant de se jeter dans la piscine—énergiquement
-se purifiait du travail par un week-end. On éteignait les
-cheminées des usines à midi juste; il ne restait sur le sol
-du four qu’un petit cercle d’or, tout rond, car le soleil
-était au zénith et tout plat. Au moment où le rideau de fer
-allait atteindre le tapis des devantures, décidés enfin, les
-directeurs à quatre pattes s’évadaient. Dans les hauts bazars
-transparents on voyait de la rue chaque étage se vider de ses
-ombres, en commençant par le plus élevé, et les façades
-peuplées de reflets innombrables devenaient pour deux jours
-insensibles. Les vrais soldats commençaient à s’habiller
-pour ces deux jours en civil, et tous les autres Américains en
-uniforme. Les vétérans de la Sécession, esclaves des horaires,
-se hâtaient vers les trains; les omnibus combles de fillettes
-en kaki brûlaient les stations, où attendaient avec honneur
-<span class="pagenum" id="Page_71">[p. 71]</span>
-les garçons en Peaux-Rouges. Pensant que Nelson meurt et
-renaît chaque semaine, les marins nouaient à leur cou la
-cravate noire de sortie qu’on prescrivit jadis le jour de la
-mort de Nelson. Les sociétés secrètes arboraient des gilets
-lilas brodés de cornes en argent, des parapluies jonquille
-à raies roses, et tous les insignes du secret. Les musiques
-s’acheminaient vers les stades, chaque musicien à deux
-mètres de son voisin, confondant sans doute l’intervalle du
-son et celui de la pensée. C’était le week-end, on mobilisait
-pour le week-end, il n’y avait plus une minute à perdre.</p>
-
-<p>Comme tous les samedis, on nous enlevait pour les
-parades, et les deux petits capitaines de l’école Lowell me
-conduisaient inspecter leur bataillon. Tout acte, aux Etats-Unis,
-toute pensée—comme un mot entre ses deux tirets,
-comme un oiseau entre deux flèches—s’encadre entre
-deux courses en auto sur une route toute droite. Mes guides
-avaient seize ans et chacun me présentait l’autre. Aux arrêts
-le capitaine Mills me disait les qualités du capitaine Size,
-assis derrière nous, qui s’accoudait pendant la marche
-pour louer Mills; ils semblaient parfois faire leur propre
-éloge, mais si dignement que cela même n’eût point choqué,
-et l’on ne pouvait avoir pour soi-même une plus raisonnable
-estime. Nous traversions Lexington, Arlington, tous les
-cercles de passé dont s’entoure Boston, les seules villes en
-Amérique où la première génération des choses d’Europe,
-les maisons semblables au Parthénon, les pommiers, les
-gazons, ait atteint la vieillesse. A gauche, au-dessus de
-<span class="pagenum" id="Page_72">[p. 72]</span>
-mille étangs et d’églises en bois jaune, aidée par la brume,
-l’Histoire prenait son repos, satisfaite d’elle-même, et, à
-droite, les nuages nés de l’Océan appuyaient sans haine
-contre les nuages nés du ciel. Route pour moi inconnue et
-j’éprouvais—c’était bien cela, ce n’était pas la nostalgie et je
-commence, à mon âge, à ne plus confondre les sentiments
-les plus subtils, ce n’était pas l’amour des hêtres, l’espoir
-d’une lettre d’Océanie,—j’éprouvais la volupté de l’homme
-qui revient, sa jeunesse finie, vers le pays où il est né!
-Jamais je n’avais vu pourtant trois nègres avec un Chinois,
-sur un balcon, s’entraîner dans un appareil à rames; jamais
-cette prison d’où un vieillard à foulard rouge, qui
-sortait, nous salua; jamais une quarteronne, entre deux
-colonnes doriques, tourner la tête de son fils, qui étreignait
-un cheval de bois violet et jaune, vers un cheval vivant
-noir et blanc, et lui apprendre pour la vie l’art des comparaisons;
-jamais, dans un bar, avec ses bottines de chevreau
-blanc, l’amour lui-même, roux, avec un nœud grenat,
-vêtu en fille; mais toute âme ce jour-là gonflait exactement
-chaque être, tout était jeune et verni, tout me ramenait
-à la source de la couleur, de la jeunesse, et je croyais revenir
-à mon village.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-25.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Les autos sifflaient, les trains sonnaient. C’était le jour
-où les voleurs d’enfants, dans une automobile Ford volée qui
-leur appartient désormais, car la police, pas plus que Ford,
-ne peut reconnaître une Ford d’une autre, s’efforcent de
-ravir le bébé à la fois le plus riche et le moins singulier,
-<span class="pagenum" id="Page_73">[p. 73]</span>
-reculant devant les yeux violets, les fossettes. Des mères
-détournaient avec crainte de nous leur fils adoré, semblable
-à tous. Une à une nous dépassions les voitures qui,
-de tous les Etats,—on reconnaît l’Etat au nom inscrit sur la
-plaque—viennent chaque samedi visiter Concord, patrie
-de tous les poètes et philosophes d’Amérique;—les banquiers
-de l’Ohio, de l’<ins id="cor_9" title="Oklohama">Oklahoma</ins>, qui n’ont lu Emerson que
-tout haut et en famille, par autos combles, avec une petite
-fille sur le capot comme épigraphe;—solitaire, dans une
-voiture immense, le Californien, l’Alaskien, qui verra
-les tombes illustres sans sœur, sans ami, qui lisait seul, le
-soir, dans sa cabane perdue, les chapitres sur la modestie, la
-franchise, qui appelait son chien, le caressait, lui disait la
-vérité;—de jeunes époux de New-York, qui croient que
-tout les regarde encore, et ferment par pudeur leurs yeux
-sous les regards trop vifs, regardés par les ruisseaux, les
-oiseaux;—une famille égoïste, j’ai pris son numéro, qui,
-sous ses masques de mica, se croyait dispensée de rire,
-de sourire. Puis soudain la route fut libre, toutes les autos
-s’engouffrant dans le domaine où naquit Thoreau, moins
-l’Alaskien qui commença la visite par la maison où il
-mourut, prenant au plus court pour l’atteindre encore.
-Puis une rivière fut franchie, coulant au ras des pelouses, et
-le canot rouge empli de fillettes qui entrait sous le pont, en
-sortit, malgré ses efforts, trop tard pour nous bien admirer.
-Pour la première fois gardiens d’une vie française, comme
-si elle eût pu plus facilement qu’une autre prendre feu,
-<span class="pagenum" id="Page_74">[p. 74]</span>
-se casser, se tordre, Mills et Size ne fumaient pas, m’évitaient
-tout heurt. Discrets, et comme si l’uniforme bleu
-n’eût rendu invisible que mon visage, ils me remerciaient,
-à chacune de mes questions, de le reprendre pour eux et
-ne répondaient qu’à lui. Pudeur soudaine,—ils se rappelaient
-ce qu’on dit de nos épouses sans liberté, généreuses
-et folles, de nos regrets le soir sur la montagne Montmartre,
-sur la montagne Montparnasse, de la différence si
-nette entre nos hommes et nos femmes,—au lieu de le
-frôler, ils contournaient presque un passant jeune fille. Résignés
-à ne pas me demander si j’avais tué avec mon revolver—encore
-moins avec ma baïonnette—si, épuisé,
-<span class="pagenum" id="Page_75">[p. 75]</span>
-j’abandonnai, après l’avoir sauvé d’abord sur mes épaules,
-mon meilleur ami blessé, pour me prouver leur confiance
-ils m’avouaient leur seule querelle: Mills aimer le désert,
-Size les villes. Mills préférait la liberté, Size la justice. Aux
-beautés du pays que me signalait Size, Mills, qui était de
-l’Ouest, opposait les beautés de l’Orégon, toujours d’ailleurs
-froides et dures; à la forêt frissonnante son énorme forêt
-pétrifiée; au ruisseau son Grand Cañon de marbre d’or et
-de plâtre bleu; et devant la maison de Longfellow seulement
-dut se taire, car ils n’ont pas encore eu, dans
-l’Ouest, des poètes en cristal ou en onyx.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>C’est la coutume que les bâtiments de l’école lui soient
-offerts deux à la fois et par deux amis, et l’on relie par une
-pergola ou un cloître les présents jumeaux: le théâtre l’était
-au Club de la Sagesse, l’église au Musée des oiseaux, le
-Château des professeurs à la piscine—pour que leurs
-femmes de la fenêtre surveillent le bain—et il venait donc
-à l’esprit que l’amitié unit toujours un enfant sérieux et
-un enfant frivole. Nous arrivions un jour heureux; les
-cloches sonnaient, qu’on tire chaque fois qu’un ancien
-élève se marie, et le marié était justement le donateur de
-l’église; on devinait l’ami des oiseaux, son garçon d’honneur,
-le félicitant, lui glissant dans la main, à la sacristie, un
-rouge-gorge. Les clairons jouaient à notre droite, d’un clairon
-neuf pour les ordres donnés par Mills, d’un clairon de la
-<span class="pagenum" id="Page_76">[p. 76]</span>
-guerre de l’Indépendance pour mes remarques. Devant la
-tribune des invités, debout, je n’osais grimper sur l’estrade
-solitaire apportée pour moi de la bibliothèque, un escabeau
-masqué de lilas, dont la bibliothécaire changeait les fleurs,
-sans doute, selon le livre qu’on voulait atteindre. Je ne
-remarquais pas que parents, cousines et sœurs étaient au
-garde à vous; seul je remuais,
-avançant, reculant; on ne m’en
-voulut pas; le journal de l’école
-écrivit le lendemain que je bougeais
-comme un drapeau.</p>
-
-<div class="figleft im30">
- <img src="images/im-26.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>La manœuvre commençait. La
-compagnie des signaleurs nous prévint
-qu’une guerre était déclarée.
-Aussitôt les quatre lignes de la compagnie
-Mills, ouvertes à larges
-espaces, s’emboîtèrent dans les
-quatre lignes Size et tournèrent en
-sens inverse. La T.S.F. nous indiqua l’arrivée des uhlans.
-Aussitôt, entre deux sections au repos, les six autres formèrent
-chacune une lettre du mot France. Puis elles défilèrent, le
-drapeau les précédant. Ce jour-là encore il avait une étoile
-de plus qu’il n’était mort d’Américains pour la France,
-étoile masquée de soie bleue que le porte-étendard, chaque
-matin, en ouvrant le journal, tremblait non sans espoir
-d’avoir à délivrer; et pour la première fois le drapeau américain
-me fit un salut personnel, il s’inclina, et surpris, confus,
-<span class="pagenum" id="Page_77">[p. 77]</span>
-au lieu de saluer, je m’inclinai; et désormais nous nous
-connaissons, nous sommes amis. Puis, pour que la revue
-semblât sans fin et que les spectateurs dans leur esprit la
-vissent toujours continuer, les soldats disparurent noblement
-derrière un mamelon. Une fillette crut à un vrai départ et
-pleurait, appelant son frère.</p>
-
-<p>Déjà ceux qui étaient trop jeunes pour parader s’approchaient.
-Les fils de ce M. Norton, le botaniste, qui tint à
-composer à Paris sa thèse sur les lichens, refusant les invitations
-du grand spécialiste autrichien, et bien qu’il eût
-reçu de lui un tracé Paris-Vienne si fertile en lichens
-qu’il eût pu le rejoindre en traîneau tiré par des rennes;
-les petits-fils du sénateur Lodge, qui avaient habité rue de
-Monceau, et désiraient m’en dire un mot, ainsi que de
-l’avenue Jules-Janin, et le plus jeune fut autorisé à me serrer
-la main. L’aîné, qui avait la rougeole et devait se tenir à
-trente mètres de tout camarade, eût le droit de me crier
-bonjour.</p>
-
-<p>—J’ai de l’irritation sur la peau, cria-t-il.</p>
-
-<p>—Ce n’est rien. Approchez!</p>
-
-<p>—Vive la France! cria-t-il en fuyant, car je marchais
-sur lui.</p>
-
-<p>Un autre enfant nous escortait de plus loin encore, de
-l’autre côté de la route. Je demandai ce qu’il avait, il n’avait
-rien. Sur mon signe, il s’approcha, repartit bienheureux. Il
-avait sans doute qu’il était pauvre, orphelin: on m’avoua
-le soir qu’il n’était pas de l’école. Mais déjà le bataillon
-<span class="pagenum" id="Page_78">[p. 78]</span>
-débandé revenait vers moi, chacun traînant son cadet,
-sa sœur cadette, car on ne croit en Amérique qu’à ce qu’un
-enfant peut voir en même temps que vous. Déjà les actrices
-qui jouaient Caliban au Stade, la répétition finie, poussaient,
-clavier tout jeune, leurs petites autos blanches entre
-les autos noires des mères, et je devais leur expliquer le
-combat, et qu’on a le droit de tirer sur la seconde ligne des
-tirailleurs ennemis, même si la première est intacte.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Le directeur venait vers nous, au travers des pelouses,
-escorté d’élèves qui devaient suivre les allées et décrivaient
-en courant des losanges, des huit, des S, autour de
-cet axe inflexible. Le thé fut pris dans son bureau où il
-recueille, accrochés au mur, les portraits des élèves les plus
-intelligents, des élèves morts, des plus beaux, et il me montrait
-ceux qui étaient à la fois dans les trois panneaux.
-Cloués face à la fenêtre, pour qu’on les vît mieux, les morts
-étaient déjà jaunis par le soleil. Sa fille Ruth nous servait,
-l’actrice, si maniérée quand elle joue, si naturelle dans la
-vie, avec Helen Doster, son amie de théâtre, qui a les qualités
-inverses, et toutes deux ce jour-là, l’une jouant, l’autre
-vivant, étaient également heureuses, simples. Elles me conduisirent
-au Hall.</p>
-
-<p>Dans le Hall, il y avait les huit plaques des anciens élèves
-tués en France et les cendres même du neuvième, qui,
-suivant dans la guerre mon tracé exact, aux mêmes jours que
-<span class="pagenum" id="Page_79">[p. 79]</span>
-moi s’était trouvé dans les hôpitaux en Occident, sur les
-navires en Orient. C’était de tous les Américains celui dont
-la jeunesse ressemblait le plus à la mienne, car Ruth me
-conta sa vie, et ce que je fus dans mon lycée sous un autre
-nom je l’avais été dans cette école. On me montra son
-dialogue, inachevé, sur Clytemnestre à Boston; on me le
-donna, je le finirais; on me montra ses dernières lettres, où
-je disais vouloir mourir pour un autre pays que le mien, où
-je demandais au directeur des boîtes de crackers, depuis
-revenues et que l’on mit, pour mon régiment, dans mon
-auto; ses photographies, et je vis ce qui aurait été à Beverley
-mon cheval, ma maison, ma sœur. Une maison calme et
-fleurie sur une île, dans un estuaire, et l’eau était salée à
-l’est, douce à l’ouest et dorée; une sœur déguisée en pierrot
-noir, impassible sous le magnésium, une sœur qui regarde
-le soleil en face. Nos destins même un jour s’étaient croisés,
-puisque je reconnus de Dorothée Simpson la même photo
-que j’ai, la même dédicace, et certains de ses goûts ont
-peut-être <ins id="cor_10" title="passés">passé</ins> depuis et grandissent en moi, celui des yeux
-trop grands, des cheveux trop longs, des bouches trop petites,
-pour moi jusqu’à Dorothée si détestables.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Mais déjà le soleil s’abaissait et faisait scintiller tout le
-long de la colline, comme si le ciel avait les trois bordures
-qu’a la mer dans les atlas, les trois fils de cuivre du télégraphe.
-Nous avions à gravir les pentes sur lesquelles
-<span class="pagenum" id="Page_80">[p. 80]</span>
-Longfellow et Emerson allaient rêver, et sur deux bancs
-différents, car ils rêvaient parfois le même jour. Deux élèves
-étaient nos guides; Bobby, le poète officiel de l’Ecole, qui
-rédigeait les discours en poèmes, les compliments en
-sonnets, et Harry, poète aussi, mais qui l’ignorait, et aucun
-maître n’osait le lui révéler, car il était le meilleur élève de
-la classe, et que peut-il advenir des thèmes ou des versions
-d’un somnambule qu’on éveille? D’une humeur infaillible,
-comme nos sourciers de France s’arrêtent juste au-dessus
-du bloc d’eau enterré, parfois il s’arrêtait, ne bougeant
-plus, et Bobby se hâtait vers lui, et le professeur aussi
-courait, car au point qu’il avait choisi il y avait toujours
-un vers à trouver pour Bobby, et pour le professeur un
-précepte moral.</p>
-
-<p>Ainsi nous allions, Bobby sur nos talons, que des joies
-soudaines atteignaient, mesurées cependant et équilibrées
-aussitôt, selon leur poids, par un distique ou par un quatrain,
-qui croyait chercher des rimes en s’attardant devant deux
-fleurs ou deux nuages qui se ressemblent, et loin devant
-nous Harry vagabond, âme de découverte, que le directeur
-aujourd’hui surveillait sans émoi dans ce paysage connu,
-comme le chasseur son chien dans son propre clos. Du banc
-d’Emerson, je contemplais cette contrée où j’étais venu insensible,
-où j’avais repris peu à peu les biens que nous prend
-la guerre, le goût du ciel, le goût des forêts et des eaux.
-Triste départ de Paris, où mes amies me soignaient comme
-on soigne un musicien sourd, un peintre aveugle; où j’étais
-<span class="pagenum" id="Page_81">[p. 81]</span>
-leur poète insensible. Tristes mois où rien ne m’atteignait,
-où j’apercevais tout à travers un voile, où je n’arrivais
-à soulever jusqu’à moi un être, un objet qu’en leur trouvant
-une ressemblance, et encore c’était une ressemblance avec
-un être et un objet d’un monde qui me restait inconnu.
-Mais aujourd’hui, je voyais, j’entendais. Un brin d’herbe
-crissait sous une dent de cigale, un brin d’herbe s’était plié,
-un autre noué, et il n’y avait point à craindre l’oubli, ce jour-là,
-de la part du dieu des gazons. Deux ormes hirsutes restaient
-courbés à l’angle droit devant deux ifs, dans la pose où
-nous les avions surpris, confus, désespérés d’avoir appris
-aux hommes que certains arbres sont esclaves et d’autres
-Génies. Nous ne parlions pas; le roulement des autos
-reliait des villages dentelés qui tournaient lentement.
-Nous songions chacun à ce qui est sa pensée seule, mais
-toutes ces pensées parfois se rejoignaient sur un oiseau,
-qui volait entre nous, qui, d’une aile à reflet, renvoyait à
-celui-là la pensée et le regard que celui-ci avait jetés. De
-sorte que soudain je pensais, et sans en voir la raison, à
-un chien fidèle, à la France, et, pensée du Directeur sans
-doute, à Dieu lui-même. Tout ce qui peut faire comprendre
-la vie de la terre, un ruisseau avec des méandres, une carrière,
-un étang, voilà quel était le paysage du philosophe qui ne
-voulut expliquer que les hommes. On voyait de biais encore
-le cimetière, et les lourdes pierres des tombes en raccourci
-comme les morts eux-mêmes dans Rembrandt. On voyait
-les élèves courir sur une piste, et, à l’arrivée, séparés par
-<span class="pagenum" id="Page_82">[p. 82]</span>
-des intervalles immenses, ceux que d’en bas le juge terrestre
-ne voyait distants que de quelques pouces. On voyait sur
-une écluse le canot rouge aller, moi seul savais par quelle
-faiblesse de ses avirons, saccadé et sans but, et dans les
-grands domaines, pour la fureur des propriétaires, les
-fermiers user avec leur Ford les chemins neufs. On voyait,
-au milieu d’un fourré, de granuleux pommiers sauvages en
-fleurs et c’était la trace d’une des premières fermes d’émigrants,
-et les quakers qui n’ont jamais souri laissent ces
-squelettes parfumés... On croyait tout voir... Mais le
-directeur soudain nous montra Harry, étendu au-dessus de
-nous, qui avait trouvé, dédaignant celui d’Emerson, le vrai
-trône de la vallée, qui, bientôt, orienté dans sa vraie ligne, ne
-bougea plus, qu’il fallut rejoindre... Pauvre Emerson qui
-ne vit jamais, au ras du ciel,
-autour d’un clocher pointu,
-ce bosquet vers lequel volait
-un oiseau, puis allait un
-bicycliste, puis s’enfuyait
-un chien, puis courait un piéton,
-et qui ignora peut-être
-toujours qu’en Nouvelle-Angleterre,
-le soir,
-humains et animaux, s’unissent
-sous un bois d’érables
-et s’étendent, mais alternés,
-pour le sommeil.</p>
-
-<div class="cdl im40">
- <img src="images/im-27.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_83">
-
-<img src="images/im-28.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">FILM</h2>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-u.png" alt="U" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">Un matin...</p>
-
-<p>Je mens. Ce n’était pas un matin. Mais laissez-moi
-essayer à vide toutes ces phrases qui soudain,
-au cinématographe, apparaissent sur l’écran, d’or en Europe,
-d’argent en Amérique, pour vous annoncer ce que l’on redoutait
-le plus, ou aussi, c’est si bien la vie, ce qu’on n’osait plus
-espérer. Laissez-moi contrôler mon cœur, s’il répond, s’il est
-un cœur naïf... Un matin... Toi qui es près de moi, pose ta
-main sur ma poitrine, et prononce ce mot sans m’avertir, et
-<span class="pagenum" id="Page_84">[p. 84]</span>
-je vais penser à la nuit pour que le coup soit plus sensible...
-Que tu parles brusquement, amie, quelle secousse! quel
-mauvais boy d’ascenseur tu ferais!</p>
-
-<p>Une nuit...</p>
-
-<p>Seul être qu’on approche en le fuyant, qu’on voit en
-fermant les yeux! Nuit de New-Jersey où les feuilles des
-palmiers claquent de chaque dent sous la fraîcheur, où
-l’étang est de plomb, et sur lui les cygnes glissent tout hors de
-l’eau, on voit leurs pattes; où le mari rentré du club avant
-la fin de l’opéra, contemplant la photo de sa femme Ivy,
-découvre sur les lèvres la trace de deux lèvres et ne sait
-ce qu’il doit souhaiter, savoir son meilleur ami amoureux
-d’elle ou apprendre que c’est elle-même, égoïste, qui s’embrasse.
-Nuit d’été, que l’opérateur poursuit en plein midi
-et avec une plaque bleue, de sorte qu’on voit animé tout ce
-qui dort à pareille heure, les canards d’Inde sur les bassins,
-la tête d’un facteur, et des petites filles en pyjama qu’un
-bandit vole de leur berceau à minuit juste et qui clignent
-des yeux à cause du soleil.</p>
-
-<p>Soudain...</p>
-
-<p>Mot qu’ils emploient toujours à contre-sens, pour dire
-"alors"! Soudain, lentement, la femme imprudente vient,
-honnête, chez l’Oriental; il la marque au fer rouge de la
-première lettre du mot Japon (moi je peux l’épouser, j’ai
-la même initiale...) Soudain, peu à peu, le professeur français
-de troisième classique, égaré dans la ville des cow-boys,
-raconte les aventures qui lui arrivèrent en Europe: ce
-<span class="pagenum" id="Page_85">[p. 85]</span>
-brigand qui l’avait étendu sur un lit, qui coupait les pieds
-de ses victimes quand ils dépassaient à travers les barreaux
-de cuivre, quand les jambes étaient trop courtes qui les
-allongeait par des supplices—lui avait eu juste la taille;—ce
-cheval indomptable qu’il changea en agneau, qui
-avait peur de son ombre, qu’il monta simplement un jour
-de pluie, les autres jockeys étaient pâles de fureur, inondés...
-Soudain, à pas de loup, doucement, l’enfant qui a trouvé
-une boîte de tisons veut allumer des taches de soleil sur
-la vérandah et met le feu à la maison.</p>
-
-<p>Un soir...</p>
-
-<p>Mais cela c’est mon histoire.</p>
-
-<p>Ecoutez...</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Un soir, rentrant de l’exercice, j’appris par le portier du
-Harvard-Club que Clyton m’avait demandé quatre fois et
-qu’il attendait dans ma chambre. Mais c’était mercredi,
-le jour où venait le courrier de France, et je ne me hâtai
-point. J’avais depuis trois mois l’habitude d’ouvrir aussitôt
-mes lettres et de les lire debout, appuyé au bureau
-du caissier. Je l’aurais désobligé en les emportant intactes.
-Il me souriait en silence, et derrière le pupitre d’en face la
-téléphoniste évitait de parler haut, comme pour me laisser
-téléphoner dans un pays lointain. La dernière lettre lue,
-il demandait si tout allait bien en France. Tout allait bien.
-Les mercredis sans courrier, il me consolait et me donnait
-<span class="pagenum" id="Page_86">[p. 86]</span>
-les nouvelles de <span lang="en" xml:lang="en">Niagara Falls</span>, sa patrie, où tout est à peu
-près parfait.</p>
-
-<p>Aujourd’hui je mentais. Tout n’allait pas très bien.
-Jacques s’était tué en avion. Les messages de morts qu’on
-reçoit en France à chaque heure m’arrivaient tous ensemble
-dans cette seule journée. Amis chargés pour moi, quelques
-instants à peine après leur mort, dans le transatlantique,
-mais qui n’étaient plus que des ombres, après un si long
-voyage, en débarquant. Malgré ma pitié, ma peine, je ne
-parvenais pas à veiller un cadavre étendu; un mois, tout un
-mois maintenant qu’ils étaient morts; ils me touchaient,
-mais déjà impalpables; leurs yeux à nouveau étaient ouverts,
-leurs bouches souriaient. Spectres venus pour moi seul dans
-ce continent nouveau, je les sentais souffrir de ce bruit, de
-cette électricité, pénibles déjà à des émigrés vivants,
-d’entendre la téléphoniste appeler en chuchotant Boskiewitch,
-être débordant de santé, de la part de J. K. Smith,
-qui certes un jour mourra, mais qui n’est point mort. Je
-montais chez moi; les lettres ouvertes ne tenaient plus dans
-ma grande enveloppe, je déchirais le haut des enveloppes,
-je jetais les morceaux déchirés, je les regardais sur le plancher;
-je pensais à la terre qui reste d’une tombe fermée,
-je les ramassais... Huit jours, j’avais huit jours jusqu’au
-prochain passage. Huit jours pour rayer une adresse, dans
-mon carnet, de la liste justement qui servira à établir mes
-lettres de faire-part; huit jours pour imaginer qu’une veuve
-n’était plus folle; que les enfants avaient remplacé la phrase
-<span class="pagenum" id="Page_87">[p. 87]</span>
-pour un père vivant, dans la prière du soir, par la phrase
-pour un père mort; qu’une mère recommençait à manger
-un peu, à boire un peu de lait, à ne plus résister à ceux qui
-parlaient de phoscao, de biscottes...</p>
-
-<p>Aujourd’hui Jacques était mort. Avec Gonzalve, qui ne
-le quittait pas et que nous commencions, lui aussi, à aimer.
-L’avion qu’il conduisait s’était abattu près de Meaux, et
-ainsi mon ami si cher avait tué avec lui le seul moyen de le
-retrouver un peu, un ami à peine moins cher, son seul
-reflet. Il était mort <ins id="cor_11" title="ausitôt">aussitôt</ins>. Gonzalve avait vécu huit heures.
-Les amis de Jacques étaient arrivés en foule de Paris, de
-Dammartin, de Melun. Gonzalve put les recevoir, leur
-parler, leur dire que Jacques n’avait pas commis de faute:
-L’avion s’était abattu de lui-même, et comme pour certains
-la vie se brise sans qu’ils aient eu un premier léger
-tort envers elle, une première maladresse, fait un petit mensonge,
-conçu une petite haine. Toute sa famille était trop
-loin, à Pau, à Nice, quelqu’un à Venise; il écrivit à sa mère,
-à son père, signa avec son sang,—fit recharger son stylo,—à
-une amie, mais il ne vit que les amis de Jacques, leur
-transmit les derniers mots de Jacques, qui furent ainsi, à
-huit heures d’intervalle ses derniers mots. Il était calme,
-calme. On se consolait presque de donner cette parcelle
-sereine à l’éternité. Mais on pensa tout à coup, un inconnu
-qui se trouvait là pensa à lui dire qu’il mourait pour la
-France. Il se mit alors à pleurer. Il ne chercha plus d’excuse
-à sa chute. L’idée de cet honneur en lui détruisit soudain
-<span class="pagenum" id="Page_88">[p. 88]</span>
-toute volonté, toute énergie, et ce qui apaisait les autres
-mourants n’en fit plus qu’un enfant ébloui, que des sanglots
-secouaient, meurtrissant sa dernière heure même. Il se
-cachait le visage de ses mains, il appelait désespérément la
-seule présence qui, désormais, ne lui était plus refusée:
-Jacques! Jacques! Puis un général arriva. Il l’entendit
-d’avance saluer le corps du mort qu’on avait étendu dans la
-première chambre pour que le blessé fût plus tranquille.
-Il se souleva pour le recevoir. C’était un vieux général
-d’aviation, habitué à ces visites, muet, qui n’avait pas vu
-sa jambe coupée, qui lui promit que dans quinze jours il
-serait remis; qui enfin ému, se pencha sur lui, affectueux,
-regarda longuement ce qu’un vieux général comprend
-mal, des yeux débordants de larmes, une bouche
-qui riait, un masque pur et lisse tenu au visage par d’effroyables
-rides. Alors Gonzalve mourut, et le général se
-retournait atterré, appelant un prêtre, ne sachant à qui
-passer cette âme demeurée dans ses mains malhabiles...</p>
-
-<p>Mais pourquoi ce début à une histoire de petite fille?</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Clyton était étendu sur mon lit, endormi. Il avait les cheveux
-blonds de Jacques, sa taille. Pendant un mois je rencontrai
-ainsi, mais de moins en moins ressemblantes, les images
-encore libres de mon ami, puis, un jour, une image à peine
-reconnaissable, sur un enfant, et ce fut tout. Je secouai
-Clyton pour chasser de lui cette ombre. Il ne bougea pas,
-<span class="pagenum" id="Page_89">[p. 89]</span>
-saisit ma main au vol, en regarda distraitement les lignes, et
-soudain effaré, respectueux et bégayant comme s’il venait
-de voir en une seconde toute ma vie, et quelle vie, il se
-dressa.</p>
-
-<p>—Ecoutez-moi!</p>
-
-<div class="rajust" style="height: 3em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figright im50">
- <img src="images/im-29.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Souvent, sorti en civil, j’avais surpris Clyton, en civil
-aussi, qui me suivait de loin. Souvent j’avais reçu des lettres
-sans signature, écrites par une femme, et me priant de
-passer à midi dans un rond-point sans arbres, inondé de
-soleil. Je sus que Clyton les mettait à la poste. On m’apprit
-aussi qu’il parlait de moi à tout propos, prétendant que j’avais
-la grâce, que j’étais devin, et que sur dix paroles que je
-lançais au hasard, cinq atteignaient leur objet, blessaient la
-matière même du monde. Un jour, dans son auto, j’avais
-prononcé par hasard et brutalement
-le mot pinson. Au premier
-arrêt, nous trouvions un
-pinson mort sur le capot. Le
-lendemain matin, pour me
-moquer de lui, loin de la
-mer, j’avais prononcé, mais
-avec des précautions, le mot
-mouette. Au déjeuner, dans
-la cour de l’hôtellerie, une
-mouette apprivoisée se promenait, mais avec une aile tordue.</p>
-
-<p>—Ma sœur Mae veut vous voir, lieutenant. Il s’agit
-peut-être de sa vie. Vous me suivez?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_90">[p. 90]</span>
-—Votre cousine Barbara?</p>
-
-<p>—Ma sœur Mae!</p>
-
-<div class="rajust" style="height: 20em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figright im60">
- <img src="images/im-30.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>J’eusse certes préféré Barbara que j’avais connue la
-semaine passée chez les Thackeray, dans les jardins florentins
-ornés d’autels chinois qui descendent au <span lang="en" xml:lang="en">Charles River</span>, et
-où des moutons paissent, protégés contre les grosses mouches
-par des chiens loups. Le soir tombait. Les deux petits frères
-Thackeray, dont Teddy a les yeux bleus, Bill les yeux noirs,
-jouaient avec leur fox vairon qu’ils se sont partagés en longueur
-selon la couleur de leurs yeux et dont ils tiraient la
-queue indivise. Dans sa minuscule et ronde culotte de cheval,
-Perscilla, leur cadette, qu’on avait pour la première fois de sa
-vie photographiée officiellement le matin, se sentait quelque
-chose en moins, quelque chose en plus, et n’était point
-sûre que l’on ne souffrît pas un peu jusqu’au moment où le
-cliché enfin est révélé. Nous étions assis sur la terrasse
-fermée par de hauts fusains où l’on découpe des fenêtres
-diverses avec des cadres en bois d’or pour voir la plaine, et
-nous regardions le soleil tout rond par la fenêtre ovale; au
-milieu des lilas, des lilas blancs qui sont à Teddy, des
-violets qui sont à Billy; au-dessous d’ormes centenaires
-qui n’avaient pas ombragé de Français depuis Chateaubriand,
-et oubliant qu’alors ils étaient jeunes trouvaient ce nouvel
-hôte bien petit, bien facile à couvrir. Par la fenêtre en forme
-de cœur un rayon éclairait Barbara d’une lumière de même
-forme, mais qui semblait émaner d’elle seule. Ses paupières,
-son cœur, battaient à intervalles longs mais réguliers. On m’avait
-<span class="pagenum" id="Page_91">[p. 91]</span>
-prévenu qu’elle inspire, plus violemment et plus subtilement
-que jamais femme inspira l’amour, le désir,—mais
-exigeant, insoutenable,
-immédiat—du
-mariage. Chacune
-de ses trois
-sœurs s’est mariée
-en un jour avec un
-jeune homme la
-veille inconnu. On
-éprouve près d’elle
-je ne sais quel tourment
-et quelle sécurité,
-comme si
-l’on avait à son côté
-une femme créée
-de la veille; on
-touche cette main
-neuve, on délie ces cheveux épais et on les livre, pour la
-première fois, à la brise; on caresse et fend du doigt ces
-lèvres qui jamais encore ne se sont ouvertes; on veut partir
-sans passé dans un avenir neuf; on se voit, avec Barbara,
-sous tous les espaces clos, dans la salle à manger
-avec les cristaux, dans la chambre avec un rayon, dans
-l’auto par la tempête, sous la tente, où, pour ne pas la réveiller,
-au lieu d’embrasser son visage, on cherche sa main
-à la lampe électrique. On traverse des marais en la portant
-<span class="pagenum" id="Page_92">[p. 92]</span>
-dans ses bras. Derrière elle, on la pousse—elle rit, se
-raidissant—jusqu’au haut des arènes; elle détourne son
-ombrelle vers les gradins de sorte qu’on embrasse un
-visage étincelant de soleil. On entend le pasteur, le jour du
-mariage,—demain,—vous dire:—Réfléchissez, imprudent
-jeune homme, vous avez encore une seconde; pensez
-aux autres femmes, aux brunes, à leur fidélité, et à leur
-délire; à leurs yeux dans les théâtres, à leurs belles joues
-qu’on appelle sanglantes... On répond:—Je veux Barbara!
-je veux Barbara!...</p>
-
-<p>Mais les enfants autour de nous devenaient insupportables.
-Perscilla courait vers la maison, en rapportait des mots
-italiens tout neufs, courait encore, revenant avec des mots
-français—et l’on devinait qu’elle avait parlé à sa bonne
-italienne, à l’institutrice française. Puis l’ombre tomba, et
-Teddy vint s’asseoir entre nous, nous séparant, tout triste,
-car, sans qu’il le sache encore, il l’apprendra toujours assez
-tôt, ce n’est pas le jour, malgré ses yeux bleus, c’est la nuit
-qui lui appartient.</p>
-
-<p>Mae Clyton était plus belle même, disait-on, que
-Barbara.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<div class="lajust" style="width: 1px; margin-left: -1px; height: 7em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figleft" style="width: 98%; margin-left: 1%;">
- <img src="images/im-31.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Mae avait seize ans. Depuis son enfance, elle vivait
-chez elle sans jamais être sortie, et souvent désirait mourir.
-On n’avait trouvé à ce mal qu’un remède: l’amitié. Mais,
-inconstante, elle détestait soudain, au bout de cinq ou six
-<span class="pagenum" id="Page_93">[p. 93]</span>
-semaines, l’ami qu’elle avait adoré et appelait la mort par
-son nom. Avant donc que le mois commençât, Clyton lui
-amenait un homme, une femme nouvelle, qu’il lui avait appris,
-pendant l’amitié et le mois précédent, à désirer. Toute
-l’Amérique se prêtait à ce jeu, car la beauté de Mae devenait
-célèbre, on l’appelait Scheherazade, et l’on s’ingéniait à la
-conserver à la vie par un conte qui ne s’achevât point.
-Clyton recevait par paquets les lettres d’inconnus ou de
-<span class="pagenum" id="Page_94">[p. 94]</span>
-gens illustres qui se proposaient eux-mêmes, offraient ou des
-amis parfaits, ou (pour varier) des amis bizarres, ou tout ce
-qui était la renommée d’une famille, d’une ville: la fille du
-ministre des finances guatémalien dont on voyait les trois
-corps astraux à la lueur des cocuyos, le champion du monde
-au tennis. Clyton avait d’abord choisi tous ceux qu’un sacrifice
-à l’amitié avait rendu célèbres, Marjorie Dupont, qui
-sauva de la mer à dix ans Muriel Aspinwall, qui vivait
-depuis avec elle, qui l’abandonna (tout un mois de juillet,
-le mois qu’elles passaient à se baigner dans leur plage)
-pour Mae: Edith Bronte, dont on avait ravi au berceau la
-sœur jumelle, qui depuis la cherchait sans cesse, frissonnante
-devant chaque miroir inattendu. Puis étaient venues à la
-villa les gloires de la mode, auxquels Mae ne voulut jamais
-parler de leur talent: Edvina qui ne put chanter pendant le
-mois le plus long et le plus sonore d’Amérique; Sargent
-auquel Mae refusait de poser dans son sommeil même, se
-tournant sans cesse; on devait mettre le lit au milieu de
-la chambre et Sargent peignait en en faisant le tour. De
-temps en temps Clyton choisissait au hasard dans les lettres,
-et aujourd’hui il en gardait deux:</p>
-
-<p>—Mon nom est Adélaïde de los Montes. Votre sœur
-veut-elle voir quelqu’un qui n’a jamais rien vu? Je ne suis
-point sortie non plus de ma maison et je viendrai, si Mae le
-veut, dans un train spécial et fermé! Ci-joint mes cheveux
-blonds. La tête de l’oiseau qui n’a pas volé est moins douce,
-me disent les poètes d’ici, à la main.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_95">[p. 95]</span>
-Poètes de Californie, consciencieux, qui passent leur
-temps à caresser les têtes d’oiseaux qui n’ont pas volé!...</p>
-
-<p>—Mon nom est Jeanne Blanchard. Vous m’appellerez,
-Mae, quand vous saurez comment j’imagine la vie. Je
-l’imagine comme un bonheur sans bornes, comme une fulguration,
-comme un cœur sans limites. Chaque matin, au réveil,
-je me précipite à la fenêtre; je vois la mer infinie, le ciel qui
-tout embrasse; je me dis que ce sont des nains à côté de
-mon bonheur. De joie, je sanglote. Quel doit être le vôtre,
-qui êtes belle, riche, qui n’êtes pas seule en ce monde!</p>
-
-<p>Vous devinez pourquoi Clyton m’enlevait.</p>
-
-<p>Cette nuit, l’ami du mois allait partir, Lee, le poète,—il
-était devenu amoureux, Mae déjà le détestait,—et Clyton
-avait reçu, à midi seulement, un message de celle qui devait
-être l’amie du nouveau mois; elle retardait son voyage.
-C’était Mary Miles Minter, l’enfant qu’on voit dans les
-cinémas au premier acte toujours pauvre, au dernier acte
-toujours riche (ne pas s’aviser de tourner le film à rebours),
-sauvée de la rue par un lord, du music-hall par un milliardaire
-déguisé en barman, qui apprivoise les mégères dont
-la bru empoisonna le fils, les brigands auxquels une fille a
-truqué le télégramme annonçant la mort de leur mère; et
-qu’on voit à la fin du film s’étendre dans sa propre image
-agrandie, comme l’enfance dans la jeunesse. Mae ne supporterait
-point de ne pas trouver au réveil son amitié
-nouvelle; un gouffre pareil s’était produit voilà six mois;
-haineuse, silencieuse, elle refusait de manger, de boire. Les
-<span class="pagenum" id="Page_96">[p. 96]</span>
-animaux précieux que Clyton avait couru acheter à New-York,
-le renard bleu apprivoisé, l’ocelot, elle semblait ne pas
-les voir, elle marchait sur eux sans pitié; l’ocelot, qui ne
-connaissait pas auparavant les humains, s’indignait, cassait
-tout, devint enragé. A cette époque, d’ailleurs, Mae ne
-savait pas que l’on se tue, mais depuis, je vous dirai peut-être
-comment, elle l’avait appris, et tout était à craindre si
-je ne venais pas.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-32.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Nous arrivions. L’auto gravissait maintenant les allées
-en lacet d’un jardin. En bas, la mer, et sur le rivage les
-statues tranquilles des Muses, couvertes de longs voiles;
-à mi-côte sur la terrasse, une piscine de marbre, bordée de
-torses antiques, agités, à demi vêtus; on devinait dans la
-maison, au-dessus d’une baignoire taillée dans une opale, un
-vrai cœur vivant, tout nu. Au fond d’un labyrinthe de
-buis, perdue, une fillette appelait, sans voir la chouette
-au-dessus d’elle qui dessinait le bon chemin. Les héliotropes
-se relevaient peu à peu pour n’avoir pas à tourner
-de tout un arc dans la seconde où le soleil reparaîtrait. Les
-jeunes fleurs de rosiers, écloses voilà une heure, satisfaites
-d’avoir vécu une heure, roses ignorantes, croyaient se
-fermer pour toujours. Poussés par la brise marine, à peine
-salés, les parfums du même jasmin nous inondaient dans
-chaque allée à la même hauteur. C’était la nuit. Un cargo
-de plomb dormait sur l’océan léger; de lourds mélèzes sur
-la clarté; le ciel tout sombre sur un nuage blanc; et l’on
-eût retourné le monde qu’il en eût été plus solide. C’était
-<span class="pagenum" id="Page_97">[p. 97]</span>
-la nuit. Des mouettes volaient en ligne, formant un nom
-qu’on ne pouvait comprendre, car il était composé de lettres
-toutes semblables, argentées du côté du couchant,—puis
-elles se dispersèrent, une seule resta et l’on comprit. On
-comprit le mot Solitude, le mot Espace, la phrase: "agité par
-les vents". La lune apparaissait entière, c’était le soir où
-aucun astre ne se glisse entre elle et moi. C’était la nuit, et,
-un long moment, entêté comme un roulier qui ne veut pas
-allumer sa lanterne, je m’enfonçai dans cette nuit sans appeler
-la pensée et ce nom qui éclairent pour moi toute ombre.
-Mais je me heurtais durement à chaque obstacle, au cri
-lointain de la fillette, aux maisons endormies, à chaque étoile.
-Ils me meurtrissaient, ils m’atteignaient en plein visage...
-Alors je pensai à toi, rêve, et ils s’écartèrent...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_98">[p. 98]</span>
-—C’est la nuit, dis-je.</p>
-
-<p>Clyton frissonna, me regarda de biais, comme si nous
-allions la trouver à l’arrêt, nuit expirante, clouée sur notre
-capot.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Lee était dans le salon où me laissa Clyton. J’avais vu
-des portraits de lui, je le reconnus, mais il n’avait plus ses
-yeux provocants, son front qui étincelle. Toutes ces qualités
-contraires qu’il aimait cultiver en lui séparées, l’arrogance et
-l’humilité, l’énergie et l’indolence, la générosité et l’envie,
-maintenant se mélangeaient et il ne se trouvait plus qu’une
-âme médiocre et confuse. Il ne l’avouait pas, la guerre en
-était cause.</p>
-
-<p>—La guerre gâtera le métier des cowboys, avait-il
-déclaré d’abord.</p>
-
-<p>—Que les femmes prennent garde, avait-il dit ensuite.
-La guerre est leur mort!</p>
-
-<p>Or les cowboys gardaient leur prestige, les femmes
-continuaient, en masse, à vivre. C’est son métier à lui, son
-métier de poète, qui était gâté. Il se tenait, au début de la
-guerre, à la limite du génie. Je venais de lire ses œuvres: il
-atteignait le sublime, non encore par la pensée, mais par
-les transparences de son style, par un mot placé de telle
-sorte dans presque chaque vers qu’il en jaillissait je ne
-sais quelle lueur, quel éclatement, qui d’ailleurs mourait
-aussitôt. Il s’était rendu compte de ce talent à piquer l’âme
-<span class="pagenum" id="Page_99">[p. 99]</span>
-de brûlures. Tous ses derniers poèmes, comme pour
-provoquer enfin l’embrasement, avaient pour sujet la
-flamme, l’étincelle, les yeux, Suzaia et ses oiseaux brûlants.
-Un jour tout flamberait... Mais la guerre était venue.</p>
-
-<p>Tout ce qu’il avait entassé chez lui comme une panoplie,
-le droit de souffrir, de faire souffrir, de tuer, de se tuer, tout
-ce qu’il considérait à juste titre comme ses biens propres et
-ses armes dans toute l’Amérique, fut distribué par elle au
-moindre soldat d’Europe. Les permissionnaires français dans
-les rues de New-York portaient sur eux mille marques,
-qu’il avait cru réservées à lui seul, le regardaient du regard
-qu’il savait trouver devant un miroir mais qui lui échappait
-encore devant un homme autre que lui. Il les suivait toute
-une journée, il essayait de reprendre à la dérobée sur eux un
-de ses propres sentiments, ils les emmenait boire, et de
-même qu’il s’enivrait pour se venger de lui-même, il les
-enivrait. Chaque victoire, française, ou serbe, ou allemande,
-l’exaspérait; il ne pouvait supporter cette gloire sans cesse
-en remous, ni surtout cette vie exaspérée que prenaient
-maintenant les noms propres; ces noms de chefs inconnus
-soudain illustres, ces noms médiocres de l’Ourcq, de Verdun
-s’élargissant sans fin, ces noms sur lesquels toute une
-semaine, Cambrai, Sédul-Bahr, se posait l’aurore même...
-pour s’évanouir; et ces déblaiements du moindre village
-qui rendaient plus en gloire que toute une nécropole
-antique. Son plus grand orgueil avait été de créer une fois
-un nom propre: "Pan Bix", le héros de tous ses livres, un
-<span class="pagenum" id="Page_100">[p. 100]</span>
-Esprit, frère d’Ariel. Enfantinement, il se surprenait à
-opposer ce nom à tous ceux que créait sa rivale, Pan Bix
-la Marne, Pan Bix Guynemer. Mais Pan Bix, qui tenait
-encore sa petite place, sémillant, près de Desdémone, près
-de Fantasio, devenait dans ce nouveau domaine, et près
-d’Hindenburg aussi, un pitre ridicule.</p>
-
-<p>Donc, près du foyer, il était là, avec sa main droite
-inutile qu’il brûla le soir de ce jour où il frappa son meilleur
-ami. Tout en lui d’ailleurs semblait avoir commis un sacrilège
-et l’avoir expié par le plus beau sacrifice. Son regard si
-vif avait un halo terne; avait-il vu son amie le jour où son
-amie mentait? sa parole n’employait que des mots bégayants;
-avait-il dit du mal de sa mère? et sa pensée, partie toujours
-d’un côté délaissé de l’âme, surprenait comme la balle d’un
-joueur de tennis gaucher... Il répondit à peine à mon salut.
-Il regarda mon uniforme, demanda si le revolver était chargé,—je
-l’ignorais; me questionna sur ma vie à Boston, sur mon
-sabre, et je répondis encore de façon évasive, et je veillai
-à ce qu’il ne sût point si j’étais ou non dangereux. Puis,
-m’abandonnant, il se promena dans la salle. Malgré ma
-défiance je l’admirais. On le sentait lire par profession dans
-chaque lumière, dans chaque ombre comme un devin lit
-dans la main. On le sentait frappé par les moindres signes
-de ce rébus distribué pour les poètes sur les objets qui semblent
-les plus familiers. Il posa son index tendu sur une statuette
-couchée, il l’y maintint tant que je ne sais quel nœud
-ne fût pas fait et refait autour d’elle. Il ouvrit un livre de
-<span class="pagenum" id="Page_101">[p. 101]</span>
-Longfellow, au hasard, mais ce fut à la page où Longfellow
-avait écrit de sa main, en long de la marge, un distique qui
-donnait un nouveau sens au poème; il souriait, il inclinait
-la tête, il pensait à un archet étendu près de son violon. Il
-ne me savait pas poète; il agissait sans discrétion, se
-croyant seul avec elle, avec la Poésie. Il s’arrêtait brusquement,
-rayonnait, écoutant en lui,—n’entendant rien,
-furieux. Il aiguisait sans pudeur ses sens, son odorat, en
-plongeant la tête sans mesure, avec les oreilles qui n’avaient
-rien à y faire, dans une touffe de seringat, sa vue en promenant
-des regards sur deux boules de cristal placées sur
-une table, et soudain il regarda mes yeux. Il ne les quitta
-plus. Il s’assit en face de moi...</p>
-
-<p>Le feu flamba soudain, feu d’été traître, qui fit un signal
-à l’hiver. Au loin les tramways glissaient, les verges éclatant
-en globes de feu aux aiguillages des trolleys, cerveau des
-tramways, donnant tout ce que donne un tramway de pensée,
-une étincelle. Le vieux monsieur de la villa voisine rentrait
-de sa promenade et tapait, comme chaque soir, pour
-la vider, sa pipe contre la plaque en marbre du petit obélisque
-de Washington. Lee semblait m’avoir choisi pour
-victime, et c’est de cette nuit, en effet, qu’il a daté son
-poème sur moi. Je le sentais supprimer de mon visage ce
-qui le gênait, mes cheveux qu’il a décrits bruns; m’ajouter
-une moustache; me donner deux béquilles, jeter autour de
-moi cet échafaudage qu’on construit autour d’une tour, chez
-nous, avant de la réparer. Parfois il se frottait les mains, il
-<span class="pagenum" id="Page_102">[p. 102]</span>
-ricanait; il me prenait je ne sais quel esprit, quelle forme et
-j’eus l’impression quand il disparût, qu’un maillot, une
-ombre de soie, entre mes vêtements et mon corps, avait
-été dérobée. Parfois, il tirait un carnet de sa poche, lisait,
-me contemplait et coupait à ma taille la métaphore qu’un
-enfant, un oiseau, lui avait inspirée le matin; et, tout d’un
-coup, la raison de son poème découverte, il me combla de
-prévenances; il me présenta une cigarette de sa main valide;
-il prodigua son côté gauche, son côté intact, m’offrit des
-mots, des regards qui n’avaient jamais outragé personne: le
-mot "cher officier", le mot "cher Français". Je prenais la
-cigarette de ma main droite, car mon bras gauche est blessé;
-je répondais à ses regards de mon œil droit, car mon œil
-gauche est myope; je jouais à mon insu, mais avec perfection,
-le rôle de l’<ins id="cor_12" title="Innoncence">Innocence</ins> qu’il m’a donné dans ses vers;
-et comme je me levai, il se leva et il me suivit à la fenêtre,
-et il me dit le nom anglais des fleurs; et il insistait poliment
-sur la prononciation; et il me traitait tout à fait comme Elle.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>—Mon lieutenant, dit Clyton. Venez!</p>
-
-<p>C’était l’heure où la lune aspire ceux qu’elle aime à la
-hauteur des toits, où les somnambules, effleurées par la brise,
-avancent pas à pas sur les fils de fer tendus pour elles, par
-leurs parents, entre le château et l’annexe. Un oiseau de nuit
-et un oiseau de jour, égarés, voletaient dans la même chambre:
-fallait-il éteindre, fallait-il illuminer pour que chacun d’eux
-<span class="pagenum" id="Page_103">[p. 103]</span>
-pût partir? C’était l’heure où Mae, dans son premier
-sommeil, subitement attristée, se lamentait. Des larmes
-coulèrent de ses paupières closes. Tous les soirs, à la même
-heure, ainsi que jaillit, bue aussitôt, une source d’eau pure au
-fond de l’Océan, naissait ce petit désespoir, larmes sans
-amertume, au milieu de la Nuit. J’étais penché un peu à
-l’écart, et mon ombre ne la couvrait pas, courbée sur le lit
-devant elle. C’était l’heure où sans conscience, elle s’attachait
-tendrement, et l’on sentait qu’en rêve elle aimait
-embrasser un visage. Rêve léger, mais plus lourd pour elle
-que sa vie, et, croyant se pincer pour être sûre de ne pas
-dormir, elle pinçait sans force ma main. Puis, toujours
-rêvant, comme une déesse enfant le ferait de sa main coupée,
-elle appuya ma main sur sa joue fraîche, elle la cacha dans
-ses cheveux blonds innombrables, elle l’embrassa. Puis,
-ouvrant sans chagrin ses yeux humides, elle choisit deux
-petits regards clairs qui se promenaient dans mes regards
-plus larges comme les rayons de deux visages jeunes dans
-le faisceau noir d’un film et,—j’aurais tout donné pour
-qu’elle me sourît,—fronçant de colère ses sourcils noirs,
-durcissant de rage ses yeux bleus, tendant son front irrité,
-Mae pour la première fois me sourit.</p>
-
-<p>—C’est vous, me dit-elle, où est Lee?</p>
-
-<p>Elle parla plusieurs fois de Lee ce premier soir, à chacun
-de mes gestes comparant, rattachant les gestes de Lee; sans
-doute pour qu’il n’y eût pas d’intervalle dans sa ronde d’amis,
-rattachant nos pensées et se trompant parfois, comme un
-<span class="pagenum" id="Page_104">[p. 104]</span>
-mauvais télégraphiste dans ses fils rattache la peine au plaisir,
-la confiance au désespoir. Ainsi, le dernier jour, elle dirait
-à Mary Miles, si Mary riait que j’étais triste, si Mary était
-triste que j’étais tendre...</p>
-
-<p>—Lee est parti, dit Clyton.</p>
-
-<p>Or Mae si sévère et timide au début de chaque amitié, qui
-ne recevait ses amis hommes qu’habillée et coiffée, me tendit
-ses bras nus, m’assit près d’elle, et, ne retrouvant plus dans
-sa chevelure cette main coupée qu’elle y avait cachée tout
-à l’heure, caressa tendrement ma main, s’étonnant qu’elle
-eût même chaleur, même forme que l’autre.</p>
-
-<p>—Posez votre manteau, dit Clyton.</p>
-
-<p>Je jetai mon manteau. C’était le premier poète en uniforme
-qu’elle voyait, en uniforme bleu clair, avec des boutons
-de bois peints en bleu clair, poète invisible sur les champs
-de bataille. Elle me regardait, fière d’elle, comme si elle
-arrivait à voir un être invisible. Elle écoutait mon français,
-non sans orgueil, comme si elle, Mae, pouvait entendre un
-être muet.</p>
-
-<p>—Un ami, dit-elle, enfin!</p>
-
-<p>Derrière la porte, Lee s’agitait, toussait. Jamais remords
-ou regret dans un cœur ne fit plus de bruit que Lee dans ce
-salon. Il exagérait. Nous n’étions pas les deux premiers
-poètes qui se soient jeté, d’un monde à l’autre, une jeune fille
-nue dans son voile.</p>
-
-<div class="figcenter">
- <img src="images/im-33.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>—J’ai rêvé, dit Mae, que j’avais trois corps égaux, et
-chacun, le matin, partait de son côté. Deux sont perdus.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_105">[p. 105]</span>
-Des bouleaux flambaient dans la cheminée, j’en voyais
-les lueurs dans ses yeux, et, allumés à l’âtre même, au vrai
-feu, déjà y brûlaient ces feux de l’amitié, qui pour les simples
-humains s’allument une fois, deux fois au cours de toute
-leur vie, une fois chaque lune dans le cœur de Mae.</p>
-
-<p>—La chambre de Mary Miles est prête, dit-elle.
-Vous y coucherez. Mais parlez-moi. Clyton dit que vos
-mots tuent les êtres; prononcez mon nom; prononcez-le
-encore. Quelle voix profonde est la vôtre! Voilà morts mes
-<span class="pagenum" id="Page_106">[p. 106]</span>
-deux corps errants! Tout ce qui existe, tout ce qui palpite
-et respire de Mae est devant vous. Oh! que m’arrive-t-il?
-Avez-vous donc pensé mon nom?</p>
-
-<p>Je voulus parler de Mary Miles; mourir par elle, lui
-donner la main dans cette ronde autour de Mae m’était
-doux. Mais Clyton disposait sur la table des portraits.
-C’était des photographies de moi, que je ne connaissais
-point, prises par lui à mon insu et sur toutes j’étais solitaire.
-Seul au milieu des rues toujours encombrées, seul au fond
-d’une auto qui roulait sans chauffeur, et Mae égoïste,
-pouvait sans peine imaginer que le monde est un grand
-monde vide et qu’elle seule a des amis. Mon sourire cependant
-annonçait parfois qu’il y avait un être vivant dans mon
-voisinage, pas un être semblable à nous sans doute, car
-j’avais les yeux levés, mais un chat, un écureuil, un titan.
-D’ailleurs, d’instinct, elle préféra le seul portrait que Clyton
-n’eût pas truqué, celui où j’étais vraiment seul, assis sur le
-perron du Polo-Club, un ours empaillé à ma droite avec des
-drapeaux dans son collier, où le vent soufflait, où les cèdres
-du bosquet étaient durement battus par les arbres encore sans
-feuillage, où, la petite girouette du Club l’indiquait, j’étais
-tourné vers mon pays, vers mon enfance; où je souffrais
-enfin d’être arrivé à l’âge où l’on n’est plus que soi, rien que
-soi...</p>
-
-<p>Or, décidé à ne pas me prêter au jeu puéril de Clyton, à
-guérir Mae, je résolus de lui apprendre ce qu’est la vie.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_107">[p. 107]</span>
-Ce soir-là, je lui parlai d’abord des villes. De Pau, qui
-fait le tour des Pyrénées avec ses petits tramways rouges
-qui stoppent d’eux-mêmes à chaque marque et chaque
-femme rouge, où les médecins promènent sans cesse de
-longs cortèges de bœufs au joug, pour imposer à la cité le
-seul rythme sensé, où chaque bébé dans le parc Beaumont
-a droit à un paon qui le suit, au ciel toujours bleu duquel,
-chaque semaine, un enfant de vingt ans, avec des grands
-cheveux peignés à l’argentine, tombe mort. De Coulonge-sur-l’Autize,
-où les employés de la poste, en France, ont
-l’ordre d’envoyer les poèmes égarés ou anonymes. De
-Montargis où la belle Simone, suivie de sa nourrice, au bord
-de ruisseaux écumants et que l’ombre des peupliers zèbre,
-pour arrêter son âge soudain s’arrête, et la nourrice, sa distance
-un moment perdue, part affolée à reculons. De Buzançais
-où chaque soir, entre quatre et cinq, l’écluse bruissant,
-un enfant songeur refuse de répondre, de jouer, de faire
-collation; son père le bat, le jette dehors et parfois il tombe
-au soleil. De la France en un mot, où les êtres ne sont pas
-des apparences qui surgissent selon vos besoins, mais où
-chacun, pris au hasard, a son histoire, sa vie durable—et
-parfois, pour en être sûr, je suis resté près du même des
-années entières sans qu’un seul de ses gestes ait trahi qu’il
-n’existait pas.</p>
-
-<p>—Je rêve, disait Mae...</p>
-
-<p>Liée à un petit corps timide et immobile, elle agitait
-ses bras, secouait sa tête, je caressais une sirène-enfant.
-<span class="pagenum" id="Page_108">[p. 108]</span>
-Curieuse, elle avançait sur le rivage même de la vie où je
-l’attirais non sans ruse. D’abord je lui contai le plus beau
-rêve qu’un homme ait jamais fait. Puis je lui dis la plus
-belle histoire véritable. Au loin la mer étincelait, mais
-couverte de rayons cassés et morts, et je ne sais quel poète
-hypocrite y avait pêché à la grenade. Parfois j’avais à
-prononcer un mot étrange et dangereux, le mot "Oubli",
-le mot "Joie", le mot "Haine" et alors j’entendais Lee
-aux écoutes s’agiter, s’inquiéter de me voir manier de
-telles armes comme un soldat quand le civil prétend
-dévisser un obus. Parfois des oiseaux, effarés de tant
-de clartés, voletaient autour des fenêtres, puis se réfugiaient
-à tire-d’ailes vers le cœur de l’ombre, dans le
-cyprès du centre de la pelouse, s’y retrouvaient tous et
-trouvaient ce soir-là la nuit bien étroite. Alors, écoutant ce
-bruit des ailes, bienheureux, nous nous souriions, nous
-pensions à ce qu’il y a de plus petit et de plus frissonnant,
-au cœur des oiseaux endormis. Puis, tristes, nous pensions
-à nos propres cœurs, si proches, nous pensions à leur taille,
-à leur poids, à leur douce forme, à la fossette qu’y cause la
-flèche en s’enfonçant. Elle s’étonnait de n’avoir pas à revenir,
-avec ce nouvel ami, au point d’où elle partait chaque mois;
-elle en éprouvait un espoir infini; quelle vie divine, si désormais,
-chaque amitié, au lieu de la détruire, s’amoncelait sur
-l’amitié! Nos deux visages étaient à la même hauteur, aucun
-de nous maître de l’autre, elle m’attira vers elle, posa ses
-lèvres sur mes lèvres, et soudain son corps entier s’agita,
-<span class="pagenum" id="Page_109">[p. 109]</span>
-s’évanouit: l’idée d’un ami unique en Mae venait de naître,
-bue par un grand sommeil.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Le jour va se lever. Ma voiture revient à toute vitesse
-entre la mer violette et les loteries, les montagnes russes, les
-panoramas des interminables plages, tout blanc et or, avec
-des glaces où mon chauffeur se regarde chaque fois. Une
-bise aigre souffle; de gros rayons maladroits nous frappent,
-durs comme des palettes. Mary Miles a pu venir, malgré
-son télégramme, et j’ai dû quitter Mae endormie. Clyton
-ne lui parlera jamais de moi; mes photographies sont en
-morceaux, on lui dira qu’elle a rêvé... La mer, comme une
-ville, rejette à nos pieds tout ce que le jour d’hier a sali en elle,
-les algues touchées par quelque plongeur, les méduses
-mortes, et tous ces objets acceptés dans son sein avec dignité
-dont elle met un jour à comprendre la dérision, de vieux
-chapeaux, de vieilles chaises. Tout le long du rivage, les
-becs électriques brûlent encore, mais sans reflet dans l’eau
-laiteuse. Heure sinistre! Heure où sur mon pays, dans la
-tranchée, la sentinelle se réveille, se promène avec ses lourds
-souliers, et l’on entend à nouveau le bruit de l’homme contre
-sa planète sèche.</p>
-
-<p>Je songe à Mae. Je songe à son réveil, dans quelques
-heures; à son silence devant Mary Miles, car elle n’osera
-jamais interroger son frère; à ce petit aiguillon dans son
-cœur; à ce baiser qu’elle ne croit pas avoir donné, à cette
-<span class="pagenum" id="Page_110">[p. 110]</span>
-main perdue qu’elle cherchera tout le jour dans ses cheveux;
-à ce qu’elle pense un rêve; à ce jeune homme un peu triste,
-avec ses yeux, un peu bavard, avec ses villes, mais qui lui
-tendit les bras dans un costume invisible, qui la pressa—car
-sa mémoire chaque jour enrichira son rêve—sur son cœur
-enflammé, dont on voyait vraiment les flammes; qui la
-porta à travers une forêt semée de marécages dont on voyait
-vraiment les vipères et dragons; qui lui promit de vivre
-toute la vie près d’elle, de mourir près d’elle, qui avait tué
-cent Allemands, qui avait pris Constantinople, qui nulle
-part n’existe et ne soupire, nulle part, hélas!—qui est
-moi...</p>
-
-<div class="cdl im50">
- <img src="images/im-34.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr" id="Page_111">
-
-<img src="images/im-35.jpg" alt="" />
-
-<h2 class="nobreak bb">EPILOGUE</h2>
-
-<p class="cent lh15 sepb0"><span class="cs12">Lettre à Gladys,</span></p>
-
-<p class="sep0 noind bb"><i>de Lawrence&nbsp;M.&nbsp;Scott, frère&nbsp;jumeau de Leslie&nbsp;M.&nbsp;Scott,
-premier régulier américain tué en&nbsp;France</i>.</p>
-
-<div class="dropcap">
- <img src="images/let-c.png" alt="C" />
-</div>
-
-<p class="dropcap">Comme jamais je ne me suis expliqué, Gladys, pourquoi
-vous m’aviez préféré à Leslie, je ne m’étonne
-pas,—depuis cette mort qui fait de lui pour toujours
-mon cadet fragile, mon aîné de mille ans,—de vous
-voir désirer avec passion le connaître, c’est-à-dire le reconnaître
-<span class="pagenum" id="Page_112">[p. 112]</span>
-de moi-même; me délaisser... Vous désirez savoir
-lequel est lui, lequel est moi sur les photographies de notre
-enfance: c’est lui qui a les régates rayées, et moi les
-régates unies. Nos parents distinguaient leurs fils à cela,
-et, rassurés, alors qu’à notre sortie du collège nous commencions
-à n’avoir plus exactement les mêmes visages,
-et que changeaient en nous ces traits seuls d’ailleurs qui
-passent pour immuables, la couleur des yeux, la forme
-des dents, ils avaient fini par ne plus voir entre nous de
-différences. De sorte que pour mes parents seuls je suis le
-portrait de Leslie. Pour tous les autres, il est disparu, et
-pour vous surtout, qui le trouviez ardent, jaloux, autant que
-j’étais résigné et paisible. Mais je contiens toute sa vie. Je
-suis né une minute avant lui, et chacun de mes jours nouveaux
-croît en cercle autour de sa tombe. Pas une de ses
-pensées qu’il ne m’ait dites par des phrases, pas un animal
-qu’il ait caressé et dont j’ignore le nom propre. Le jour seulement
-de son départ pour la France je l’avais quitté; je
-viens de refaire son voyage jusqu’aux Vosges; hier, j’ai vu la
-tranchée où il est mort et j’ai rejoint, depuis deux mois couchée,
-cette ombre que je me plaisais du moins à imaginer
-fugitive. Depuis hier ma vie est à moi et je n’ai hérité, dans
-ce deuil, que de moi-même. Depuis hier, je vis séparé de
-lui, et de moi aussi séparé, car je perds mon enfance, ma
-jeunesse avec la sienne. Il se cramponne à son jumeau
-comme un noyé. Je relâche dans le néant, les reprendrai-je
-jamais? tous mes souvenirs, qui étaient les siens. Je vous
-<span class="pagenum" id="Page_113">[p. 113]</span>
-vois déliée de je ne sais quels anneaux, Gladys, vous qu’encadraient
-toujours nos corps et nos pensées; pour la première
-fois, vous m’apparaissez seule, libre, vos cheveux sont
-flottants, votre tunique s’ouvre; c’est en face de vous que
-je songe à me mettre et non plus à votre côté droit, le gauche
-occupé par Leslie. Vous voilà à la poupe, me voilà à
-l’avant de notre canot à trois places, vous gouvernez, je
-pagaye, une mort unique le prive de tous ses passagers...
-Vous rappelez-vous ce jour sur le <span lang="en" xml:lang="en">Charles River</span>, où il vous
-reprochait de parler du printemps avec les mots qui servent
-pour le soleil? Devant moi aujourd’hui le printemps se
-lève, Gladys. Je vous écris de la cantine de Cusset, au
-bord d’un ruisseau, dans ce qui était un parc, et l’on a cloué
-une planchette, pour en faire une table, sur le tronc de
-chaque arbre coupé. A droite, une Américaine donne à ceux
-qui veulent manger; à gauche, une Française à ceux qui veulent
-boire. Des soldats s’installent au centre: c’est, bienheureux,
-qu’ils ont à la fois faim et soif. Je n’ai que faim. De
-loin je vois, me souriant sans m’approcher, la fille du pays
-dont je foule présentement le sol, que je viens défendre, et de
-près,—si je veux je la toucherai,—la fille de ma patrie lointaine.
-Alors je pense à vous, minuscule, sur une petite
-Amérique, je vous souris, j’allume votre pipe, j’attends,
-comme un enfant, que le printemps se couche.</p>
-
-<div class="rajust" style="width: 1px; height: 25em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figright im50">
- <img src="images/im-36.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Vous êtes froissée, Gladys, d’entendre parler du printemps
-dans la première lettre que je vous écris de la guerre.
-Mais à mes pieds, découpée par un rayon, je vois soudain
-<span class="pagenum" id="Page_114">[p. 114]</span>
-noircir la première ombre des feuilles nées ce matin; au
-flanc des collines, je vois des poiriers, des pêchers généreux
-contenir la sève des feuilles pour livrer plus tôt toutes leurs
-fleurs, c’est la guerre, sur des squelettes encore desséchés,
-et, dans le vallon, de hauts pruniers tout blancs, drus comme
-des choux-fleurs. Ici le printemps dure, Gladys, il n’est pas
-d’un jour ou deux comme chez nous, et j’ai trouvé enfin le
-contrepoids à notre automne. Tous les mots que vous usiez,
-d’une usure imperceptible,—mille fois vous les diriez sans
-qu’ils se percent ou se boursouflent—pour parler de la
-lumière, du couchant, de mon jeune paon, ou de vous-même,
-vous pourriez à juste titre les donner à ce printemps français.
-Dans un guéret fumant, le semeur, seul homme de France
-qui ait le blé à discrétion, le prodigue d’un geste économe
-et précis. Sur chaque cep, le vigneron se courbe comme
-sur son baril, quand il tire le vin. Un canard, que sur la rive
-droite effarouchent des soldats américains, sur la gauche des
-zouaves, nage au milieu exact du torrent, rampant sans modifier
-son axe sur les rocs qui affleurent, au lieu de les contourner,
-et son sillage atteint toujours les deux bords à la
-même seconde. Le train glisse sur le fond de l’horizon au moment
-où une nuée s’écarte du soleil, et c’est le bruit d’un grand
-store qu’on tire. Leslie était né pour le printemps. Tous ces
-mouvements qui l’agitaient et nous semblaient inutiles, lorsqu’en
-plein été s’écartant de la mer il remontait en maillot
-un ruisseau, lorsque dans l’automne résonnant comme une
-cathédrale il chantait des <span lang="en" xml:lang="en">two-steps</span>, quand sous la neige il
-<span class="pagenum" id="Page_115">[p. 115]</span>
-peignait au ripolin vert notre palmier de ciment et de tôle,
-c’était les gestes qu’il ne pouvait réunir par cette saison
-qu’il n’aura jamais connue. Saison qui rend compatissant,
-inoffensif, et chacun croit à l’innocence. Autour du tronc
-d’arbre voisin, quatre soldats français qui repartent pour le
-front boivent dans des
-verres qu’orne de lauriers
-minces, quand ils les reposent,
-l’ombre d’un buisson,
-et je les écoute qui parlent
-sans haine. Le premier raconte
-que les serpents les
-plus dangereux, les serpents
-corail ou coraux, il a oublié
-le pluriel, ont la bouche
-trop petite pour mordre;
-le second que le requin n’attaque
-jamais l’homme, qu’il
-suit les navires à cause des
-épluchures, et que s’il a
-mordu un cuisinier tombé, il se sauve en voyant le sang; le
-troisième assure qu’il suffit de frapper dans l’eau avec les
-mains pour traverser le Niger sans crainte des mille crocodiles
-et il nageait même avec sa femme arabe sur le dos; et le
-quatrième parle de deux Saxons qui lui donnèrent de l’eau un
-jour qu’il fut blessé... Rassurés, dans un monde enfin libéré
-d’hommes et d’animaux méchants, ils laissent leurs bras,
-<span class="pagenum" id="Page_116">[p. 116]</span>
-leurs jambes s’écarter d’eux sans péril. Le ciel est maintenant
-tout bleu, avec un de ces gros nuages d’explosion qu’on
-voit depuis la guerre, blancs et gonflés, et près d’exploser
-à leur tour. La rivière Allier roule des eaux filtrées vers la
-rivière Loire. A travers cet air, cette saison inconnue, Gladys,
-je vous vois, votre corps et votre âme, comme sous des
-rayons violets qui m’en dévoilent soudain les formes et
-les métaux; votre obstination, tendue de biais dans votre
-cerveau comme un os d’ivoire; votre éternel contentement
-qui ressemble tant à un vrai cœur, et qui dispense une rosée
-superbe; la glande de vos larmes, sans rides... Il n’y a, au
-fond, que Dieu d’impitoyable, Dieu seulement que rien
-ne pacifie ou n’émeuve, ni quand on bat un fleuve de ses
-bras, son esclave nue sur le dos, ni quand on est blessé et
-qu’on a soif en sa présence, car aujourd’hui Debussy est
-mort. Les Allemands ont heurté de leur pioche pour la
-troisième fois, dans les tranchées, je ne sais quelle racine
-de la France. Vous vous rappelez le Message de notre Université,
-où nous déclarions nous battre pour Rodin, pour
-Degas, pour Debussy... Il est trop tard. Tous trois sont
-tués...</p>
-
-<p>Je suis venu de New-York sur le même bateau que Leslie.
-Le capitaine m’a pris pour lui et vingt fois m’a demandé par
-quelle ligne j’étais revenu. Pas d’attaques, pas de torpilles. La
-seule alerte fut un homme à la mer, qui sans se débattre,
-sans plonger, mourut noyé aussitôt comme si l’eau dans ces
-parages était seulement empoisonnée; je le voyais flotter sur
-<span class="pagenum" id="Page_117">[p. 117]</span>
-le dos, autour de lui la lumière de la lune apaisait les flots
-comme l’huile autour d’un navire en péril, et de son corps
-nous pouvions à loisir sauver mille pensées, les transborder
-sans même les mouiller jusqu’à nous. Toutes les fois qu’un
-peu de mort, un peu de sang ouvre la terre, il en sort à la
-fois toutes les pensées que j’aie eues, une à peu près par
-an, depuis que je vous connais, et ce noyé m’ouvrait l’océan,
-jumeau de quel cœur. Il flottait, et la bouée que j’avais lancée
-auprès de lui paraissait de plomb. On le repêcha, rien ne put
-le ranimer, on dut le rejeter le soir, mais cette fois avec un
-poids de fonte... Ce fut tout, la traversée ne fut plus que
-banale; c’est-à-dire que le soir venait, et que le soleil, un
-de nos regards pris entre chacun de ses rayons, tournait
-vers l’Amérique en nous tirant les yeux; que la nuit venait,
-chaque fois troublée par la folle qui s’évadait nue de sa
-cabine pour attaquer celle du célèbre juriste qu’elle prétendait
-cacher un chat-tigre sous son lit, et le matin me réveillaient
-les engagés arméniens qui partaient délivrer
-l’Arménie par Jérusalem, Damas et Diarbekir et qui chantaient
-la <i>Marseillaise</i> en leur langage. Du pont supérieur,
-nous les voyions jouer à leur jeu national, qui est saute-mouton,
-celui qui était courbé gardait parfois à la main sa
-cigarette allumée, se refusait à la poser malgré les rumeurs,
-et cela rendait le jeu, s’il est possible, plus homicide encore.
-Ils étaient équipés à neuf pour tout ce qui coûte moins cher
-aux Etats-Unis, chaussures, ceintures, cols, mais de haillons
-pour tout ce qu’ils savaient trouver à meilleur compte en
-<span class="pagenum" id="Page_118">[p. 118]</span>
-Europe, les chaussettes, les chapeaux, les chemises; et, la
-nuit, ils parvenaient à graver sur le bastingage, les patrouilles
-jamais n’en purent saisir un seul, des dessins de cornues, de
-tubes contournés et renversés, qui étaient leurs noms <ins id="cor_13" title="debouts">debout</ins>,
-à part l’inscription sur la cabine du capitaine, qui était la
-légende d’Adam... Puis, de ma chaise, je voyais des vagues
-doucement se déplier, une jaune et rouge, une verte et jaune,
-et me rendre le secret donné à l’aller par le bateau espagnol,
-le bateau brésilien. Le commissaire du bord me terminait
-l’histoire <ins id="cor_14" title="qu’ils">qu’il</ins> avait commencée à Leslie, et toutes choses, et
-le lever du soleil lui-même, et le phare de Royan, et Bordeaux
-avec ses flèches, et depuis tous les petits bourgs de France
-me disent la fin ou la morale de je ne sais quel mystère dont
-j’ignorerai toujours le début.</p>
-
-<p>Puis j’ai traversé la Guyenne, l’Angoumois. De Bordeaux
-à Paris on aperçoit tous les vingt <span lang="en" xml:lang="en">miles</span>, découpée sur l’horizon,
-ou décalquée, quand il pleut, aux endroits les plus
-solitaires, une image américaine; inactifs comme les marins
-sur un radeau, des forestiers glabres, assis sur une clairière;
-des nègres usant les uniformes de la Sécession et construisant
-les hangars avec mille précautions car ils ne sont pas encore
-assurés sur la vie. Je connus Montrichard, dans la Touraine,
-patrie des cuisiniers, et, venus en permission saluer mon
-aubergiste il y en avait trois, celui du tsar, celui de l’empereur
-de Siam, et le chef de l’Hôtel des Voyageurs à
-Auxerre, que tous respectaient. Je connus cette ville, garde-meubles
-aussi d’églises et de châteaux, où attendent leur
-<span class="pagenum" id="Page_119">[p. 119]</span>
-ordre de transport tous les Américains qu’on renvoie en
-Amérique, parce qu’ils sont malades, ou en disgrâce, ou en
-surnombre dans leur grade, et Français, Françaises sont
-vraiment hospitaliers, car ils les soignent comme on le
-fait ailleurs des Américains qui arrivent. M’écartant parfois
-de la grande ligne, j’arrivai par embranchement dans ces
-villages encore solitaires où notre intendance, comme un
-insecte pour ses futures larves, est allée déposer du maïs,
-des balles de coton, des farines d’avoine là où naîtront
-des régiments, des compagnies américaines, et je levais la
-tête des gamins qui déjà balbutiaient l’anglais. Parfois il
-y avait le feu, tous s’y précipitaient, les soldats combattaient
-l’incendie avec leurs mains, avec leurs haches, entourés
-des épouses, des enfants, des blessés, qui tous les
-encourageaient sans pitié pour les belles flammes, comme si
-c’était la guerre qui sortait là soudain et qu’il fallait étouffer.</p>
-
-<div class="lajust" style="width: 1px; margin-left: -1px; height: 10em;">&nbsp;</div>
-
-<div class="figleft im50">
- <img src="images/im-37.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p>Je ne vous dirai pas ce qu’est Paris. On a couvert avec
-des sacs de sable tout ce qui vaut, m’a-t-on dit, d’être
-admiré, et j’ai rencontré Mason, le professeur d’art à Albany,
-qui essayait de voir par les interstices. Privé de toutes
-ses beautés, Paris est la plus belle ville du monde; je passe
-près de chaque amas de <ins id="cor_15" title="sac">sacs</ins> intimidé, comme en lisant le
-Chaucer où mon oncle puritain avait barré d’encre indélébile
-toutes les métaphores; je passe près de la Danse, près
-de la Marseillaise voilées en détournant la tête, mais le cœur
-vers elles, comme près d’un charme, d’un attribut secret
-de Paris. Dans la rue des passants portent une poussière
-<span class="pagenum" id="Page_120">[p. 120]</span>
-blanche sur les épaules, c’est qu’ils ont été dans la cave à
-cause des gothas, et le Sacré-Cœur tout entier en sort
-chaque matin, aveuglant. Chacun surveille sans haine la
-lune et ce trou d’argent qui chaque soir s’agrandit, comme
-si la plus grande torpille allait passer par la pleine lune et
-l’on évite de se mettre en
-dessous. Je vis un avion s’abattre
-un jour d’alerte sur
-la place de la Concorde,
-l’aviateur en sortir, marcher
-trois grands pas, un petit,
-et mourir en fantassin au
-centre exact de sa ville, du
-devoir. Le canon tonne:
-suivant les trottoirs nord-est
-à cause de la pièce géante,
-les rues sud à cause des
-courants d’air, avec des écarts
-sud-ouest-nord-sud pour éviter
-les pensionnats de garçon,
-des files de fillettes en capuchons gagnent les catacombes.
-C’est alors que je vais voir Hélène Grandin.</p>
-
-<p>Car, je vous en dois l’aveu, Leslie s’est fiancé à son passage
-dans Paris. Lui qui recula toute sa vie devant le mariage
-dans le pays où l’on s’engage en un jour, en France où tout
-est convention et attente en un jour il a trouvé sa femme.
-Hélène habite deux chambres d’où l’on aperçoit à peine la
-<span class="pagenum" id="Page_121">[p. 121]</span>
-rue, mais, du débarras, en posant un tabouret sur une chaise
-et la chaise sur le fauteuil, par une lucarne on voit tout
-Paris. Elle me reçoit sans chagrin, sans prévenance. Rien en
-moi qui l’émeuve, qui l’attire. O légère Gladys, ô indécise
-et qui nous avez cru semblables, elle ne remarque pas que
-nous étions jumeaux, elle n’a vu dans Leslie que ce centième
-de corps, ce centième d’âme par quoi il différait de moi, elle
-ne l’a aimé que par ce qui toujours vous sera inconnu; et
-j’ai enfin le sentiment, non pas qu’une part de mon être,
-mais un être entier avec Leslie est mort. Je lui prends la
-main, ma main tremble. J’éprouve toujours l’angoisse, près
-d’une femme d’un autre pays que le mien, de voir une femme
-d’un autre siècle. Je ne peux découvrir ce qu’il y a du présent
-dans Hélène, elle est du siècle passé, du siècle prochain. Je
-regarde ses yeux, mes yeux me piquent. Tout ce qui est sans
-couleur et terne dans la chambre devient étincelant dans ses
-prunelles, les rideaux sombres, les meubles sombres, et tout
-ce qui est éclatant y devient terne et voilé, des couverts d’argent,
-le soleil. Entre le soleil tout noir et un chapeau de deuil
-qui étincelle, je vois le visage de Leslie flotter, sourire. Je dis
-à Hélène que je suis fiancé, que vous vous appelez Gladys,
-que ma famille est la sienne, et Gladys égoïste sa sœur généreuse.
-J’engage pour cette orpheline nos biens et l’Amérique
-entière, et même ce qui nous appartient à peine, car je lui
-décris le Grand Cañon, les Buildings, le parc de Yellowstone
-comme si je les lui offrais. J’insiste.</p>
-
-<p>—Oui, répond-elle...</p>
-
-<div class="figleft im40">
- <img src="images/im-38.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_122">[p. 122]</span>
-Que veut dire oui en français? Oui veut-il dire que le
-Grand Cañon est trop désert, qu’il faut le combler d’éléphants,
-de lions; que les Buildings
-sont trop blancs, qu’il
-faut les peindre en rouge, en
-argent?... Oui veut-il dire que
-l’on voit Gladys telle qu’elle est
-ce matin d’avril, agitée sur notre
-côte Pacifique, commandant ses
-amies à cheval sur les chevaux
-de bois flottants et dirigeant la
-houle? Oui veut-il dire que la
-vague arrive, que Gladys tend
-les épaules, ferme de la main
-sa bouche riante, car l’idée ne lui vient pas de ne pas
-rire? Oui veut-il dire que l’on accepte tout cela, que
-l’on refuse? J’ai honte soudain des pays heureux. Je
-parle à Hélène de la gloire, de la beauté qu’il y a à mourir
-pour son pays, pour une femme, et, c’était le cas de mon
-frère, pour deux femmes, pour deux pays. Elle secoue
-lentement la tête, de gauche à droite:</p>
-
-<p>—Oui,... fait-elle.</p>
-
-<div class="figcenter im06">
- <img src="images/fll.png" alt="" />
-</div>
-
-<p>Adieu, Gladys. J’ai rejoint la brigade de Leslie et tout un
-jour je suis resté au poste de son général. C’était un carrefour,
-sur lequel des camions, des compagnies fatiguées
-<span class="pagenum" id="Page_123">[p. 123]</span>
-s’arrêtaient d’elles-mêmes comme des locomotives sur une
-plaque, et soufflaient, attendant qu’elle tournât. J’attendais
-Farnsworth, celui que vous appelez Lunettes à cause de ses
-énormes prunelles, qui semble un Cyclope étonnant, un
-Cyclope à deux yeux, et qui a vu de ces immenses cercles
-mourir Leslie. J’attendais avec le chien du major qu’on ne
-laissait point ce jour-là faire la chasse aux obus, car on craignait
-des obus asphyxiants, et le major seul courait pour arriver
-premier aux blessés. Je vis passer l’avion de notre ami
-Thaw qui tous les jours va planer une minute à trois mille
-cent deux mètres au-dessus d’un village ennemi, point
-exact, hauteur exacte où pour la dernière fois fut aperçu
-son ami Morton, disparu, et comme si c’était là-haut à un
-mètre près qu’on dût le retrouver. On apportait des morts
-tués par les gaz. Des soldats avec crainte délaçaient le
-masque, par crainte de trouver un ami,—plus triste encore
-de découvrir un visage pour tous méconnaissable. J’aidais
-à les porter ensuite à l’ombre, à l’écart, près de ces renflements
-ou de ces creux de la terre qui semblent faits, par leur forme,
-pour tenir un corps étendu, et dites à l’Amérique que tous
-les tués de la septième brigade ont été ce jour-là enterrés
-dans le bon sens. Parfois le vent nous jetait au visage,
-comme une mitrailleuse, des gouttes dures de pluie; nous
-frissonnions, découverts par une fausse mort. Des Français
-passaient le visage nu, à côté de nos artilleurs masqués, et
-nous comprenions qu’ils étaient dans leur air, que nous nous
-battions près d’eux comme des scaphandriers près des génies
-<span class="pagenum" id="Page_124">[p. 124]</span>
-des eaux et ce soir encore, dans ce petit parc, près de ce
-petit clocher, je me sens un masque, et je prends, pour
-l’arracher, mon visage dans mes deux mains.</p>
-
-<p>O Gladys, vous rappelez-vous cette gouvernante qui nous
-obligeait à la fin de chaque lettre, en post-scriptum, de définir
-un des mots qui honorent les hommes, le mot loyauté, le
-mot éternité, et je fus privé de dessert une semaine pour
-avoir décrit, dans la lettre à notre évêque, le mot Gladys.
-Voulez-vous aujourd’hui le mot Nostalgie, le mot Tristesse,
-sont-ils de ceux qui vous honorent? J’ai vu Farnsworth.
-Leslie, toujours ennemi de l’emphase, a trouvé un prétexte
-à mourir pour la France. Il était venu aux tranchées les
-poches pleines d’oranges, car Farnsworth les aimait; son
-ami était devant les lignes en patrouille, cerné, il le rejoignit
-en rampant, le sauva de trois Allemands, mourut
-pour la plus belle cause, mais à propos d’un ami, et il eut
-même le temps de lui donner une dernière orange, car il
-avait lancé les autres ses grenades épuisées. O Gladys cruelle
-et rose, pourquoi faut-il que le mot Bonheur soit le seul,
-aujourd’hui que j’aie envie de vous décrire? Le Bonheur
-Gladys, est l’accord entre tous les hommes, chacun, le nègre
-aussi, comprenant les plus grands; le bonheur est de sentir
-son âme immense et au centre son corps minuscule comme
-un noyau; de voir recommencer, mais cette fois comme s’ils
-étaient faits pour vous seul, à votre seule intention, tous
-les gestes qu’on a vus sans les comprendre un quart d’heure
-plus tôt, quatre soldats amis des requins, des Saxons, lever
-<span class="pagenum" id="Page_125">[p. 125]</span>
-leurs verres entourés d’ombres de lauriers, s’asseoir autour
-d’un tronc d’arbre coupé en étendant les mains vers lui
-comme les fakirs autour d’une graine qui va devenir tout à
-l’heure palmier; de voir, sans que rien en ce monde puisse
-l’expliquer, l’Américaine soudain donner à boire, la Française,
-à manger, deux grands pays changer leur but et leur
-fonction par simple bienveillance, et, suprême bonheur,
-de voir un canard, ses ailes ouvertes, plus lent que le courant
-lui-même, balayer, pour en enlever la poussière, le ruisseau
-étincelant.</p>
-
-<div class="cdl im30">
- <img src="images/im-39.jpg" alt="" />
-</div>
-
-</div>
-
-<div class="chptr">
-
-<p class="noind esp" style="width: 19em; margin: 4em auto;
- line-height: 1.2em;">LA PREMIÈRE ÉDITION DE CET
-OUVRAGE, DONT IL FUT TIRÉ 30
-EXEMPLAIRES (A-AE) SUR PAPIER
-A LA FORME DU JAPON &amp; 500
-(I-D) SUR PAPIER DE MONDEURE,
-FUT ACHEVÉE SOUS LES PRESSES
-DE LA MAISON FRAZIER-SOYE, A
-PARIS, LE 29 SEPTEMBRE 1918.</p>
-
-</div>
-
-<div class="chptr">
-
-<div class="box" id="note">
-<p class="ssrf">Au lecteur.</p>
-
-<p>L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée,
-mais quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. Ces corrections sont soulignées <ins title="comme ceci">en
-pointillés</ins> dans le texte. Placez le curseur sur le mot pour voir
-l'orthographe originale.</p>
-
-<p>La ponctuation a été tacitement corrigée à quelques endroits.</p>
-</div>
-
-</div>
-
-<hr class="full" />
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Amica America, by Jean Giraudoux
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMICA AMERICA ***
-
-***** This file should be named 63777-h.htm or 63777-h.zip *****
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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-electronic works. See paragraph 1.E below.
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-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
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-
-
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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diff --git a/old/63777-h/images/im-22.jpg b/old/63777-h/images/im-22.jpg
deleted file mode 100644
index da373c8..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-22.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-23.jpg b/old/63777-h/images/im-23.jpg
deleted file mode 100644
index 8d87bde..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-23.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-24.jpg b/old/63777-h/images/im-24.jpg
deleted file mode 100644
index a3e3785..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-24.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-25.jpg b/old/63777-h/images/im-25.jpg
deleted file mode 100644
index 26ad3c9..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-25.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-26.jpg b/old/63777-h/images/im-26.jpg
deleted file mode 100644
index 5a576de..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-26.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-27.jpg b/old/63777-h/images/im-27.jpg
deleted file mode 100644
index 0d0f8ef..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-27.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-28.jpg b/old/63777-h/images/im-28.jpg
deleted file mode 100644
index 6a241f3..0000000
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-29.jpg b/old/63777-h/images/im-29.jpg
deleted file mode 100644
index 7c77dfd..0000000
--- a/old/63777-h/images/im-29.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-30.jpg b/old/63777-h/images/im-30.jpg
deleted file mode 100644
index 71590ce..0000000
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-31.jpg b/old/63777-h/images/im-31.jpg
deleted file mode 100644
index 1a5ad22..0000000
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-32.jpg b/old/63777-h/images/im-32.jpg
deleted file mode 100644
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-33.jpg b/old/63777-h/images/im-33.jpg
deleted file mode 100644
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--- a/old/63777-h/images/im-33.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-34.jpg b/old/63777-h/images/im-34.jpg
deleted file mode 100644
index 2168247..0000000
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-35.jpg b/old/63777-h/images/im-35.jpg
deleted file mode 100644
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-36.jpg b/old/63777-h/images/im-36.jpg
deleted file mode 100644
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-37.jpg b/old/63777-h/images/im-37.jpg
deleted file mode 100644
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+++ /dev/null
Binary files differ
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/im-39.jpg b/old/63777-h/images/im-39.jpg
deleted file mode 100644
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/let-c-.png b/old/63777-h/images/let-c-.png
deleted file mode 100644
index 22fa5b6..0000000
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+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63777-h/images/let-c.png b/old/63777-h/images/let-c.png
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Binary files differ
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Binary files differ
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Binary files differ
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index 5bc03a3..0000000
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Binary files differ
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index c96e148..0000000
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Binary files differ