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-The Project Gutenberg eBook of Praeterita, by John Ruskin
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Praeterita
- souvenirs de jeunesse
-
-Author: John Ruskin
-
-Translator: Mme Gaston Paris
-
-Contributor: Robert de La Sizeranne
-
-Release Date: February 28, 2021 [eBook #64645]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously
- made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA ***
-
-JOHN RUSKIN
-
-
-«PRÆTERITA»
-
-Souvenirs de Jeunesse
-
-
-
-TRADUCTION DE
-
-Mme GASTON PARIS
-
-
-
-PRÉFACE DE
-
-R. DE LA SIZERANNE
-
-
-
-
-PARIS
-
-Librairie Hachette et Cie
-
-79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
-
-1911
-
-
-
-
-[Figure01]
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
-Chapitre I. Les sources de la Wandel
-
-Chapitre II. Herne Hill.--Les amandiers en fleur
-
-Chapitre III. Les rives de la Tay
-
-Chapitre IV. Sous de nouveaux maîtres
-
-Chapitre V. Le Parnasse et le Plynlimmon
-
-Chapitre VI. Schaffhouse et Milan
-
-Chapitre VII. Papa et maman
-
-Chapitre VIII. Vester, Camenæ
-
-Chapitre IX. Le col de la Faucille
-
-Chapitre X. Quem tu, Melpomene
-
-Chapitre XI. Le chœur de Christ Church
-
-Chapitre XII. La chapelle de Roslyn
-
-Chapitre XIII. Majorité
-
-Chapitre XIV. Rome
-
-Chapitre XV. Cumæ
-
-Chapitre XVI. Fontainebleau
-
-
-
-
-INTRODUCTION
-
-
-_Voici un livre qui fera mieux aimer Ruskin à ceux qui l'aiment et qui
-le rendra encore un peu plus antipathique aux autres. Car il y a mis
-plus de lui-même que dans ses grands ouvrages. C'est toute une vie, ou
-du moins toute une jeunesse racontée par le vieillard qui l'a vécue, ce
-sont les choses passées de cette vie_: Præterita...
-
-_Ce récit fut commencé en 1882, sur les instances d'un ami de Ruskin,
-le professeur américain Charles-Eliot Norton: il ne fut jamais fini.
-Ruskin l'écrivait morceau par morceau, luttant contre le mal cérébral
-qui le minait. Une première atteinte en 1876, d'autres en 1881, en 1882
-et en 1885, l'avaient brisé, semblait-il. Il passait pour fou. Mais,
-dans les intervalles de cette folie qui n'était que de l'anémie,
-c'est-à-dire dans les brefs regains de force célébrale, il se
-remettait à la besogne. Il suscitait des travaux chez ses jeunes
-confrères, éditait leurs œuvres, faisait de nouveaux plans de
-réforme sociale, enfin il racontait sa vie. Pendant l'été de 1889,
-étant à Seascale, sur la côte de Cumberland, il crut bien qu'il
-pourrait terminer cette autobiographie. Il avait résolu de la
-poursuivre jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'année 1875. Il
-n'avait plus que neuf chapitres à écrire, mais ses forces d'attention
-baissaient de jour en jour. Il lui fallut s'avouer à lui-même que la
-période active de son existence touchait à son terme. Il regagna sa
-petite habitation de Brantwood, dans les bois, sur le lac de Coniston,
-et entra dans ce repos du corps qui devait durer onze ans avant que
-commençât enfin, pour lui, ce que les croyants appellent «le repos de
-l'âme». Præterita demeura donc inachevé, comme ces portraits qu'on
-trouve dans l'atelier d'un maître, après sa mort, posés sur le
-chevalet, entourés de tout ce qui sert à les faire, avec le charme
-d'un secret dont la clef a été emportée bien loin._
-
-_Il faut savoir gré à Mme Gaston Paris de nous avoir donné, dans une
-traduction littérale et littéraire à la fois, ce portrait, tout
-nouveau pour nous, de l'auteur des_ Modern Painters. _Même après les
-études si consciencieuses et si fouillées de M. Collingwood et
-beaucoup plus tard de M. Jacques Bardoux, il est révélateur et, même
-si l'on n'a rien lu encore de Ruskin ni sur Ruskin, il est attirant. Car
-la parfaite sincérité du narrateur est évidente et les souffrances ou
-les émotions d'une âme impressionnable à l'excès, ses puérilités
-même nous intéressent toujours, dès que la vraisemblance en est
-certifiée et garantie par la seule chose qui certifie et garantit la
-vérité d'un portrait dont on n'a pas connu le modèle: la vie._
-
-_Or, ici, la figure est bien vivante: ses bizarreries se justifient
-toutes seules, ses traits se rejoignent, se balancent et s'expliquent
-les uns par les autres. Et dans cette ébauche de visage qu'est
-l'enfance d'un homme, nous trouvons déjà le trait de «dissemblance»
-qui nous explique en quoi différera des autres la figure définitive
-tracée plus tard par le burin des jours._
-
-_Ce trait de dissemblance, c'est la passion de la nature pour
-elle-même, en dehors de toute idée utilitaire, ou morale, ou
-religieuse, ou expressément littéraire. Ce grand trait a été souvent
-méconnu, encore que très visible, parce que Ruskin, pour gagner les
-foules à son enthousiasme, a fait appel à des sentiments auxiliaires
-infiniment plus répandus, chez ses compatriotes, que le goût de
-l'esthétique. Et, comme il avait d'ailleurs été formé, tout jeune,
-par une forte discipline religieuse et_ tory, _ce fut très
-naturellement qu'il parla aux Anglais de son temps la langue la plus
-propre à les attirer à sa religion. Mais cette religion était bien
-celle du Beau, telle qu'un artiste l'éprouve directement dans la
-nature. Ce fut bien là «le Dieu qui réjouit sa jeunesse» et qui,
-lorsqu'il ne crut plus à aucun autre, bénit encore son âge mûr._
-
-_J'ai dit le «Beau» et je n'ai pas dit «l'Art» parce qu'en effet,
-bien que Ruskin ait écrit sur l'Art, ce ne sont pas les œuvres d'art
-qui l'attirèrent tout d'abord, et que ce ne fut jamais l'œuvre d'art
-qui l'occupa tout entier. «Il vaudrait mieux que tous les tableaux
-vinssent à périr que si les oiseaux cessaient de faire leurs nids!»
-Ce mot de lui le peint assez. Maintes fois, on le vit plus touché par
-une belle loi morale que par une réussite technique et moins
-préoccupé de la survie du «buste» que du bonheur de la «cité».
-Jamais il n'eût compris ni toléré qu'on développât devant lui ce
-chétif paradoxe des «droits de l'Art», supérieurs à l'honnêteté
-et à la droiture de la vie, dont depuis si longtemps on nous rebat les
-oreilles. Et voilà, précisément, ce qui l'a fait considérer comme
-plus moraliste qu'artiste par une critique toujours prête à confondre
-la Beauté infinie et infiniment diverse de la Nature avec les
-traductions et interprétations que nous en donne l'Art; lorsqu'au
-contraire, s'il est un signe à quoi l'on reconnaisse l'artiste et qui
-le distingue nettement de l'amateur d'art, du collectionneur ou du
-critique, c'est que celui-là démêle directement les nuances les plus
-subtiles et les caractères les plus essentiels de l'objet même, tandis
-que ceux-ci ont besoin qu'il les leur ait démêlés et montrés pour
-les bien voir et pour les admirer!_
-
-_Ruskin n'eut jamais, à aucun moment, besoin d'un paysagiste pour lui
-révéler un paysage. Tout enfant, avant d'avoir couru les musées, il
-se passionnait pour les couleurs; pour «les spalts semés de galène»,
-pour les formes des montagnes du pays de Galles, pour les jeux de
-lumière sur le velours cramoisi de la chaire où parlait le pasteur. Il
-ombrait en cobalt un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel: il
-dessinait constamment, en voyage, prenant des croquis au vol. Il
-recherchait les causes de la couleur des eaux du Rhin. Vieillard, il
-renonça aisément aux musées, mais ne put jamais se passer du bois, du
-lac, de la montagne. Il vendit ses tableaux, mais il garda sa fenêtre
-ouverte sur le tableau toujours changeant des matins et des soirs. À
-cette passion il sacrifia tout. Il est vrai qu'il préféra souvent une
-beauté morale à un tableau de maître, mais il préféra toujours un
-bel effet de soleil à tous les traits de vertu et de morale qu'on a pu
-accumuler dans les rapports à l'Académie, depuis la fondation du Prix
-Montyon._
-
-_Cette passion tenait d'abord à son tempérament. Il était né
-artiste, d'une sensibilité aiguë à tous les phénomènes de la forme
-et de la couleur et d'une assez grande médiocrité dans tout le reste:
-«Ma mémoire n'était que moyenne, avoue-t-il, et je n'ai jamais vu un
-enfant plus incapable de jouer la comédie ou de raconter une histoire;
-d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la
-chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.» Il dit
-ailleurs; «Une autre disposition, étrangement tenace chez moi, c'est
-cette impossibilité de m'intéresser à une autre chose qu'à des
-choses proches ou tout au moins visibles et présentes.» De même,
-l'algèbre l'ennuyait, il ne put dépasser les équations du second
-degré, mais la géométrie le ravissait et il était toujours prêt à
-transformer les raisonnements en figures tangibles ou, au moins,
-mesurables. L'horreur de l'abstrait et de l'embrouillé, le besoin
-quasi-physique de la forme habillant l'idée, la rapidité à saisir les
-rapports «esthétiques» des choses entre elles, tout cela l'inclinait
-vers les sciences naturelles ou vers les créations artistiques, quelle
-que fût son éducation et si peu favorable que pût être son milieu._
-
-_Mais justement, son éducation et son milieu furent favorables. Non pas
-au regard superficiel d'une biographie de dictionnaire ou
-d'encyclopédie. Être ne près d'un office de marchand de vins, en
-pleine Cité, être élevé par une mère protestante rigide, avec de la
-Bible chaque jour, et jamais d'excitation dramatique, théâtrale, ni
-«artistique» d'aucune sorte, peut paraître, au premier abord, comme
-la pire des préparations à la «vie esthétique». Et l'intérêt de
-la présente autobiographie est précisément qu'elle nous montre
-comment, du milieu le moins artiste de Londres, chez le peuple le moins
-artiste de l'Europe, à l'époque la moins heureuse en artistes, a pu
-sortir le plus pénétrant visionnaire qui ait écrit sur l'Art. C'est
-que la vraie formation de l'artiste n'est point du tout la pénétration
-des œuvres d'art, mais l'observation enthousiaste et patiente de la
-Nature, et qu'à vivre dans les musées, il se forme, dans l'homme, un
-tact de collectionneur, mais non pas une âme de révélateur de
-beauté. Ce qui fut favorable au développement esthétique, chez
-Ruskin, ce fut la vie sobre, silencieuse et solitaire, à la campagne,
-puis, un peu plus tard, les voyages attentifs et dépourvus de tout
-autre intérêt que des sensations pures._
-
-«_C'est une sensation particulièrement délicieuse, dit-il, que de
-parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit.
-L'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité
-absolue; le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si la voix est
-gutturale, souple ou suave, tandis que l'attitude, le geste,
-l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la
-pantomime.» Tout l'être était préparé pour vivement sentir. «Je
-noterai, dit-il, une très grande délicatesse du palais et des autres
-sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute
-espèce de gâteaux, vins, sucreries..._»
-
-_Éducation veut dire aussi exemple. Ruskin avait sous les yeux
-l'exemple de son père, à la fois passionné de spectacles naturels,
-curieux de les reproduire par le dessin et physiologiquement doué au
-point d'être le meilleur dégustateur de crus rares et non pas
-simplement le plus grand importateur de Xérès. Si la faculté
-artistique ou esthétique tient bien plus à des conditions
-physiologiques et à un développement des sens qu'à une disposition
-intellectuelle et à un remplissage de la mémoire, on voit que Ruskin
-était bien mieux préparé à sa tâche par ses instincts de
-naturaliste et par son milieu bourgeois que le rat de bibliothèque ou
-le policeman qui se promène dans la National Gallery peuvent l'être
-par ce qu'ils lisent ou ce qu'ils voient tous les jours._
-
-_Aussi, qu'on le note bien, ne sont-ce pas du tout les tableaux et les
-statues qui l'attirent durant les voyages qu'il fait dans sa jeunesse,
-mais les formes changeantes du ciel et de la terre qu'il tente de
-reproduire, et tous ceux d'entre nous qui ont vu ses dessins savent avec
-quelle justesse, quelle unité d'impression et quelle sobriété!_
-
-_À Gênes, il ne cherche même pas à voir les Van Dyck qui sont dans
-les palais, mais il erre dans le dédale des petites rues et dessine
-«l'amphithéâtre des maisons qui entourent la rade, soutenues par
-leurs vieilles arches». À Florence, il n'est frappé par rien, ne
-comprend rien, n'éprouve, du fait de l'art, qu'une commotion violente:
-Michel-Ange! Mais, partout, il est attentif aux moindres «passages» de
-tons et de couleurs, et tente d'en découvrir les raisons. C'est plus
-tard, seulement, que cette passion pour «la chose vue» l'amène à
-étudier chez les grands artistes comment ceux-ci l'ont vue. Et ayant,
-maintes et maintes fois, observé dans la nature les effets de Turner,
-il se prend d'enthousiasme la première fois qu'il découvre ce qu'en a
-tiré Turner. Mais sans Turner et sans aucun artiste, Ruskin aurait
-été Ruskin et aurait pu écrive la plus grande partie des_ Modern
-Painters. _Voilà le grand trait de dissemblance qui le sépare des
-autres écrivains d'art. Leur vocation a été décidée par la vue
-d'œuvres d'art qui parfois les ont amenés à observer, çà et là, les
-beautés de la Nature. Sa vocation à lui a été décidée par cette
-observation directe. Leurs découvertes n'ont jamais été que des
-découvertes dans les limites d'un cadre de tableau; les siennes ont
-été des découvertes dans le domaine même de la nature et il n'est
-pas nécessaire d'avoir visité un seul musée pour les contrôler et
-pour s'en saisir._
-
-_Parmi les circonstances favorables à cette formation esthétique, j'ai
-cité les voyages. Il ne s'agit pas du voyage tel que nous le
-connaissons et tel que le fait, à travers les espaces, un boulet de
-canon, mais de la promenade en chaise de poste, avec tous ses imprévus,
-ses déconforts, mais aussi avec ses haltes fréquentes, ses changements
-d'itinéraires possibles, ses longues contemplations du même horizon,
-ses arrivées par les vieilles portes ou au moins par les vieilles
-entrées des villes. «Courir la poste, en ce temps-là, était si
-répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, aux cris
-de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte
-cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté
-sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège
-par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient
-hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi
-sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une
-sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la
-campagne...» À toutes ces conditions de confort et d'agrément, ajoute
-Ruskin, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination, ajouter
-celle qui domine toutes les autres: pouvoir partir de l'heure qu'on veut
-et, si on est en retard, faire attendre les chevaux... Le voyage, ainsi
-décrit, eût été anachronique pour un lecteur d'il y a vingt ans et
-les itinéraires tracés par Ruskin l'eussent intéressé médiocrement.
-Ce sont des impressions tout actuelles pour le touriste d'aujourd'hui et
-les itinéraires suivis par l'auteur des_ Modern Painters _sont
-exactement ceux qu'ont recommencé de suivre les automobiles succédant,
-sur les mêmes routes, après soixante ans d'interruption, aux chaises
-de poste._
-
-_On ne crie plus: «Des chevaux! des chevaux!» en arrivant aux
-auberges. On réclame d'autres «moteurs» du marchand d'essence, debout
-sur le pas de sa porte, entre ses bicyclettes et ses bidons. Le
-pittoresque a perdu, sans doute, dans l'intérieur de la ville. Mais, en
-pleine campagne, pourvu qu'on ne soit pas affolé de vitesse, on peut
-retrouver beaucoup des impressions du voyage en chaise de poste qui
-étaient perdues depuis les chemins de fer. On y sera aidé en lisant ce
-livre. Des ombres voyageuses se lèveront pour flotter avec nous sur la
-route solitaire, lorsque l'âcre parfum des herbes de la vallée semble
-l'âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses
-rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse,
-torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une
-heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais: tout ce
-qu'évoquait à nos imaginations le voyage de nos pères vient repasser
-devant nos yeux, aux lueurs rapides des fanaux de l'automobile. Les
-pages qu'on va lire étaient oubliées, hier encore, comme nos grandes
-vieilles routes de France, depuis soixante ans abandonnées pour la voie
-ferrée. Aujourd'hui, les routes se remplissent à nouveau et revivent.
-Ces pages aussi._ Multa renascentur...
-
-
-ROBERT DE LA SIZERANNE.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-
-J'ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée
-pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres.
-
-Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m'étendant un peu
-longuement peut-être sur les choses que j'avais plaisir à me rappeler,
-avec beaucoup de soin sur celles que je m'imagine pouvoir être utiles
-aux autres; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui
-n'avaient rien d'agréable, et dont le récit ne pouvait être d'aucun
-profit pour le lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m'a paru plus
-amusante que je n'avais pensé lorsque j'ai commencé à ressusciter
-tout ce long passé avec ses méthodes d'étude et ses principes de
-travail que je me crois en droit de recommander à d'autres
-travailleurs--méthodes et principes que, très certainement, les
-fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d'autant mieux qu'ils
-seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu'ici, sans aucun
-parti pris de cachotterie, je ne me suis jamais attaché à l'expliquer;
-je trouvais même, je l'avoue, un certain plaisir, je mettais une
-certaine coquetterie à courir le risque d'être incompris.
-
-Je trace ces quelques lignes de préface le jour anniversaire de la
-naissance de mon père, dans la pièce qui, autrefois, me servait de
-nursery, dans la vieille maison où, il y a juste soixante-deux ans, il
-nous amenait, ma mère et moi: j'avais alors quatre ans. Ce qui, sans
-cette pensée, pourrait, dans les pages qui vont suivre, sembler n'être
-que le simple passe-temps d'un vieillard qui s'amuse à cueillir des
-fleurs imaginaires dans les prairies de sa jeunesse, a pris, à mesure
-que j'écrivais, la forme plus noble d'un respectueux hommage à la
-mémoire de mes parents, ces parents auxquels je dois ce qu'il y a de
-meilleur en moi, et dont le cher souvenir enlève même toute tristesse
-au déclin de mes jours--si doux m'est l'espoir de les rejoindre
-bientôt.
-
-
-Herne Hill, 10 mai 1885.
-
-
-
-
-«PRÆTERITA»
-
-SOUVENIRS DE JEUNESSE
-
-
-
-
-CHAPITRE I
-
-LES SOURCES DE LA WANDEL
-
-
-Je suis, et mon père le fut avant moi, un enragé tory de la vieille
-école; j'entends de l'école de Walter Scott et d'Homère. Si je cite
-ces deux noms entre tant de grands écrivains tories, c'est que je les
-aime particulièrement, qu'ils ont été mes maîtres. Je lisais les
-romans de Walter Scott et l'_Iliade_, traduction Pope, d'un bout de la
-semaine à l'autre, quand j'étais enfant; le dimanche, par contre,
-c'était _Robinson Crusoë_ et le _Pilgrim's Progress_, ma mère ayant
-décidé dans son cœur de faire de moi un clergyman «évangélique».
-Fort heureusement, j'avais une tante, encore plus évangélique que ma
-mère, qui me faisait manger du gigot froid le dimanche, et je ne
-l'aimais que chaud. Ce gigot froid a fait le plus grand tort aux idées
-du _Pilgrim's Progress_. Et voilà pourquoi, en fin de compte, tout en
-m'appropriant le noble et poétique enseignement de Defoe et de Bunyan,
-je ne suis pas devenu un clergyman évangélique.
-
-Je recevais encore un meilleur enseignement, que j'y fusse disposé ou
-non, tous les jours de la semaine.
-
-Walter Scott et Homère, c'était les lectures de mon choix; en même
-temps, ma mère m'obligeait à apprendre par cœur de longs chapitres de
-la Bible. De plus, il me fallait lire à haute voix, en prononçant
-chaque syllabe et en articulant les noms les plus rébarbatifs, le Livre
-Sacré, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, au moins une fois l'an.
-C'est à cette discipline--patiente, très exacte et très ferme--que je
-dois non seulement une connaissance de la Bible qui m'a souvent été
-précieuse, mais la faculté que j'ai de me donner de la peine, et aussi
-le meilleur de mon goût en littérature. Des romans de Walter Scott,
-j'eusse pu facilement, à mesure que j'avançais en âge, tomber à
-d'autres romans; et Pope aurait pu m'amener à prendre l'anglais de
-Johnson ou de Gibbon comme type; mais quand j'eus appris par cœur, non
-seulement le trente-deuxième chapitre du _Deutéronome_, le CXVIIIe
-psaume, le XVe chap. de la Ire aux Corinthiens, le Sermon sur la
-Montagne et la plus grande partie de l'Apocalypse, comme j'ai toujours
-aimé à me rendre compte par moi-même de ce que les mots veulent dire,
-il ne m'a plus été possible, même aux jours de ma plus folle
-jeunesse, d'écrire un anglais tout à fait de surface ou de convention.
-Tout au plus aurais-je pu tomber dans l'innocente manie de pasticher le
-style de Hooker ou de George Herbert.
-
-C'est donc à mes maîtres préférés, Scott et Homère, que je dois
-mon toryisme, toryisme que toutes mes observations ultérieures et mon
-expérience n'ont servi qu'à confirmer. J'entends par là un amour
-sincère pour les rois et une horreur instinctive pour quiconque tentait
-de leur désobéir. Il est vrai qu'Homère et Scott me donnaient
-d'étranges idées sur les rois, idées qui sont fort démodées à
-l'heure actuelle; car il est bon de remarquer que l'auteur de l'_Iliade_
-aussi bien que celui de _Waverley_ exigent de leurs rois et de leurs
-partisans les tâches les plus héroïques. Tydée ou Idoménée tuaient
-vingt Troyens pour un, et Redgauntlet harponnait plus de saumons
-qu'aucun des pêcheurs du Solway; qui plus est--et cela me remplissait
-d'admiration--non seulement ils accomplissaient plus de hauts faits que
-les autres hommes, mais, toute proportion gardée, ils en tiraient
-infiniment moins de profit; que dis-je, les meilleurs d'entre eux
-étaient prêts à gouverner pour rien, laissant à leurs partisans le
-soin de se partager le butin. À l'heure actuelle, il me semble que
-l'idée de roi a changé et que le devoir des hauts personnages a paru
-être en général de gouverner moins et d'en tirer plus d'avantages. Si
-bien qu'il est fort heureux, pour mes convictions, qu'au temps de ma
-jeunesse je n'aie pu contempler la royauté que de loin.
-
-La tante qui me faisait manger du gigot froid le dimanche était une
-sœur de mon père; elle habitait Bridge-end, dans la petite ville de
-Perth, et avait un jardin plein de groseilliers à maquereau qui
-descendait en pente jusqu'à la Tay; une petite porte ouvrait sur la
-rivière qui courait vive et claire. Le courant rapide, les remous, les
-tourbillons, quel monde infini, quel spectacle pour un enfant!
-
-Mon père avait débuté dans le commerce des vins, sans capitaux et
-avec un stock considérable de dettes que lui avait légué mon
-grand-père. Il accepta la succession et paya ce qui était dû,
-jusqu'au dernier sou, avant de songer à rien mettre de côté, ce qui
-le fit traiter d'imbécile par ses meilleurs amis. Pour moi, sans porter
-un jugement sur ses idées que je savais en telles matières être au
-moins aussi strictes que les miennes, j'ai fait graver sur la plaque de
-granit de son tombeau qu'il fut «un marchand intègre». Plus tard, il
-se trouva en situation de louer une maison dans Hunter Street, Brunswick
-Square, dont les fenêtres, fort heureusement pour moi, donnaient sur un
-étonnant poste d'eau où les tonneaux d'arrosage venaient se remplir.
-Le nez collé aux vitres, je voyais de merveilleuses petites trappes se
-soulever pour donner passage à des tuyaux qui avaient des airs
-étranges de boas constrictors; je n'étais jamais las de contempler ce
-mystère et le délicieux ruissellement qui en résultait. Les années
-passant, je pouvais avoir alors quatre à cinq ans, mon père put se
-donner le luxe, pendant les deux mois d'été, d'une chaise de poste à
-deux chevaux pour faire la tournée chez ceux de ses clients qui
-habitaient la campagne, ce qui était pour ma mère et moi l'occasion
-d'un délicieux petit voyage. C'est ainsi, au petit trot, par les quatre
-fenêtres de la voiture qui encadraient le paysage à la façon d'un
-panorama, perché sur une petite banquette en avant (car, louant la
-chaise pour deux mois, nous la faisions agencer et organiser à notre
-gré), que je vis les grandes routes et même la plupart des routes
-transversales de l'Angleterre, du Pays de Galles, la plus grande partie
-des lowlands d'Écosse, jusqu'à Perth où, tous les deux ans, nous
-passions l'été. Je lisais l'_Abbé_ à Kinross, le _Monastère_ à
-Glen Farg, que je confondais avec «Glendearg», et j'étais aussi sûr
-que la Dame Blanche avait vécu sur les bords du petit ruisseau de la
-vallée des Ochils, que la reine d'Écosse dans l'île de Loch Leven.
-
-C'est ainsi que, pour mon plus grand profit, pendant toute mon enfance
-et ma jeunesse, je visitai les plus beaux châteaux de l'Angleterre. Ces
-magnifiques demeures m'inspiraient un respect, une admiration où il
-aurait été impossible de relever la plus légère trace d'envie. Je
-m'aperçus très vite, dès que je fus en âge de faire des observations
-philosophiques, qu'il était infiniment préférable d'habiter une
-modeste petite maison et d'avoir la joie de visiter Warwick et de
-l'admirer, que d'habiter Warwick et de ne s'étonner de rien; en tous
-cas, que Brunswick Square ne serait en rien plus agréable à habiter,
-si l'on démolissait le château de Warwick.
-
-À l'heure actuelle, bien que j'aie reçu les plus aimables invitations
-de venir visiter l'Amérique, il me serait impossible, fût-ce pour deux
-ou trois mois, de vivre dans un pays assez malheureux pour ne pas
-posséder de châteaux.
-
-Quoi qu'il en soit, toutes mes idées sur la royauté me venant surtout
-du Fitz James de la _Dame du Lac_, et mes idées sur la noblesse du
-Douglas de la même _Dame_ ou du Douglas de _Marmion_, un étonnement
-pénible envahit mon cerveau d'enfant lorsque je dus constater que, de
-nos jours, les châteaux étaient toujours inhabités. Tantallon était
-toujours debout, mais d'Archibald d'Angus, point. Stirling n'avait pas
-changé, mais on n'y rencontrait pas de chevalier de Snowdon. Les
-galeries, les parcs d'Angleterre étaient admirables, mais Sa
-Seigneurie, Mme la Duchesse, toujours en ville; c'était du moins la
-réponse invariable des jardiniers ou des femmes de charge. Alors, je
-faisais des vœux passionnés pour une «Restauration», une vraie
-«Restauration», car je sentais vaguement que la tentative de Charles
-II, ce n'était pas cela, bien que je portasse pieusement, le 29 mai,
-une pomme de chêne dorée à ma boutonnière. La Restauration de
-Charles II, pour moi, comparée à la Restauration de mes rêves, était
-ce que la pomme de chêne dorée était à une vraie pomme. Avec les
-années, la raison aidant, l'envie de manger de bonnes reinettes bien
-sucrées plutôt que des pommes âcres et de voir des rois vivants
-plutôt que des rois morts m'apparut comme aussi raisonnable que
-romantique; et depuis, le principal objectif de ma vie a toujours été
-de cultiver des reinettes, et mon espérance la plus chère, de voir des
-rois[1].
-
-J'ai eu beau chercher, il m'a été impossible de donner à ces idées,
-ou préjugés, une origine aristocratique; car je ne sais rien de mes
-aïeux, soit du côté de mon père, soit du côté de ma mère, si ce
-n'est que ma grand'mère maternelle était la propriétaire de la
-«Tête du Vieux Roi», dans la rue du Marché à Croydon; que
-n'est-elle encore de ce monde, et que ne puis-je lui peindre, comme
-enseigne, la tête de Roi de Simone Memmi!
-
-Mon grand-père maternelle l'ai déjà dit, était marin et il avait
-coutume de s'embarquer à Yarmouth, comme Robinson Crusoë; il ne
-revenait que de loin en loin à maison où il ramenait la gaieté et la
-joie. J'ai quelque idée qu'il était «dans les harengs» comme mon
-père était «dans les vins», mais je ne sais rien de positif à cet
-égard, ma mère se montrant toujours très réservée à ce sujet. Il
-gâtait ma mère ainsi que sa cadette, autant qu'il était possible.
-Seule, la moindre dissimulation--que dis-je?--la moindre exagération ne
-trouvait pas grâce devant lui. Un jour qu'il avait pris ma mère en
-flagrant délit de mensonge, il envoya sur l'heure la servante acheter
-toute une poignée de ramilles neuves afin de la fustiger. «Cela ne me
-fit pas aussi mal que s'il m'avait fouettée avec une seule baguette,
-dit ma mère, mais cela me donna beaucoup à réfléchir».
-
-Mon grand-père mourut à trente-deux ans pour avoir voulu entrer à
-Croydon à cheval plutôt qu'à pied. Il eut la jambe écrasée contre
-le mur; la blessure s'étant envenimée, il en mourut. Ma mère avait
-alors sept ou huit ans, elle allait chez Mrs Rice qui tenait un externat
-assez fashionable pour Croydon. Elle y fut élevée dans les principes
-évangéliques et devint une petite fille modèle; tandis que ma tante,
-que les principes évangéliques faisaient cabrer, fut bientôt à la
-fois l'enfant terrible et l'enfant gâté de la maison.
-
-Ma mère, qui avait beaucoup de moyens et une bonne dose d'amour-propre,
-devenait tous les jours plus parfaite, sans se laisser intimider par les
-railleries de sa cadette, qui pourtant l'adorait. Cette petite sœur
-avait beaucoup plus d'esprit, infiniment moins d'orgueil et pas de sens
-moral. Lorsque ma mère fut devenue une ménagère accomplie, on
-l'envoya en Écosse pour diriger la maison de mon grand-père paternel.
-Celui-ci était alors fort occupé à se ruiner; il ne tarda pas à y
-parvenir et finit par en mourir. C'est alors que mon père partit pour
-Londres; il trouva un emploi dans une grande maison de commerce où,
-pendant neuf ans, il travailla sans prendre un seul jour de congé; au
-bout de ce temps, il commença les affaires à son compte, paya les
-dettes de son père et épousa sa perfection de cousine.
-
-L'autre petite cousine, ma tante, qui était restée à Croydon, avait
-épousé un boulanger. Lorsque j'eus quatre ans--époque où mes
-souvenirs commencent à se préciser--la situation commerciale de mon
-père à Londres prenant tous les jours plus d'importance, on eût pu
-constater un léger, oh! très léger embarras et tout à fait
-inexplicable pour moi comme enfant, entre notre maison de Brunswick
-Square et la boulangerie de la rue du Marché à Croydon. Ce qui
-n'empêchait pas que chaque fois que mon père était malade--et les
-soucis et le travail l'avaient déjà durement marqué de leur
-empreinte--nous nous en allions tous à Croydon pour nous faire gâter
-par la bonne petite tante, et courir sur la colline de Duppas et dans
-les bruyères d'Addington.
-
-Ma tante habitait une petite maison qui passe encore pour la plus belle
-de la rue du Marché, avec deux fenêtres au second au-dessus de la
-boutique; ce qui se passait dans ces régions supérieures m'inquiétait
-peu, à moins que mon père n'y fût occupé à faire quelque dessin à
-l'encre de Chine, auquel cas je m'asseyais près de lui et je le
-regardais faire dévotement; mais ce que je préférais par-dessus tout,
-c'était la boutique; le fournil et les pierres qui entouraient la
-petite source de cristal (depuis longtemps, hélas! engloutie par
-l'égout moderne); mon plus cher compagnon était le chien de ma tante,
-Towzer, qu'elle avait recueilli par pitié, transformant la pauvre bête
-errante, hargneuse et affamée, en un brave et bon chien plein de cœur:
-procédé dont elle usa toute sa vie à l'égard de tous les êtres
-vivants qu'elle croisa sur sa route.
-
-Pleinement satisfait d'avoir de loin en loin une vision des rivières du
-Paradis, je vécus jusqu'à plus de quatre ans sans quitter pour ainsi
-dire Hunter Street; l'été, et seulement pendant quelques semaines,
-nous louions des chambres meublées dans de petits cottages à la
-campagne (de vrais cottages, non des villas baptisées du nom de
-chaumières), soit aux environs d'Hampstead, soit à Dulwich, chez «Mrs
-Ridley», la dernière maison au bout du petit chemin bordé de haies
-qui conduit aux plaines de Dulwich, et qui lui-même était tout fleuri
-de boutons d'or au printemps et tout noir de mûres à l'automne. Mais
-les souvenirs les plus précis qui me soient restés de cette époque
-sont ceux qui se rapportent à Hunter Street.
-
-Le grand principe d'éducation de ma mère, c'était, grâce à une
-étroite surveillance, de me préserver autant que possible de tout mal
-et de tout danger; ceci admis, je pouvais m'amuser à ma guise, à
-condition de n'être ni de mauvaise humeur, ni ennuyeux. La règle
-établie voulait qu'on ne s'occupât pas de m'amuser; à moi de trouver
-des jeux: les joujoux même étaient d'abord défendus; et la
-commisération qu'excitait, chez ma tante de Croydon, mon dénuement
-monastique à cet égard était sans borne. À l'occasion de mon jour de
-naissance, une fois, pensant faire revenir ma mère sur sa
-détermination grâce à la splendeur du cadeau, elle m'avait acheté le
-plus beau polichinelle qu'elle eût pu trouver au bazar: un Polichinelle
-et une mère Gigogne presque aussi grands que nature, vêtus d'écarlate
-et d'or, et qui gesticulaient quand on les attachait au pied d'une
-chaise. Ces pantins m'ont fait une grande impression; je les vois
-encore, tandis que ma tante les faisait danser devant moi. Ma mère ne
-dit rien d'abord--qu'aurait-elle pu dire?--mais, quelques heures plus
-tard, tranquillement, elle déclara qu'elle ne trouvait pas bon que
-j'eusse ces joujoux; et je ne les ai jamais revus.
-
-Je jouais d'ordinaire avec un trousseau de clefs, du moins tant que je
-trouvai plaisir à regarder ce qui brille et à faire tinter ce qui
-sonne; plus tard, j'eus une petite charrette et une balle; vers cinq ou
-six ans, on me donna deux boîtes de morceaux de bois, bien lisses et
-bien taillés. Avec ces modestes trésors, qu'à l'heure actuelle je
-considère encore comme absolument suffisants, d'ailleurs fouetté
-immédiatement dès que je pleurais, que je désobéissais ou que je
-tombais dans l'escalier, je ne tardai pas à me créer de sûres et
-sereines méthodes de vie et de mouvement. Je pouvais m'amuser toute la
-journée à suivre le dessin et à comparer les nuances de mon tapis, à
-examiner tous les nœuds du parquet; un autre divertissement était de
-compter les briques des maisons d'en face; et je ne parle pas des
-intermèdes passionnants que me procurait le remplissage du tonneau
-d'arrosage au moyen de son serpent de cuir fixé à la colonne
-ruisselante de la pompe, ou le procédé plus admirable encore par
-lequel le cantonnier ouvrait avec sa grande clef de fer le robinet et
-faisait jaillir un immense jet d'eau au milieu de la rue. Mais le tapis,
-et les dessins de toutes sortes des rideaux, couvre-lits, papiers de
-tenture, étaient mes plus précieuses ressources; l'intérêt qu'ils
-m'inspiraient était tel que, lorsqu'on me conduisit chez Mr Northcote
-qui devait faire mon portrait--je pouvais avoir trois ans ou trois ans
-et demi--je n'étais pas avec lui depuis dix minutes que je
-m'intéressais déjà à son tapis et que je lui demandais pourquoi il
-avait des trous. Le portrait en question représente un joli enfant aux
-cheveux blonds, en robe blanche, une robe de petite fille, avec une
-large ceinture bleu de ciel, et des souliers du même bleu, qui
-n'étaient pas moins larges pour les pieds que la robe pour le corps.
-
-On avait envoyé au vieux peintre tous les objets de ma toilette, afin
-qu'il n'y eût rien de laissé au hasard; mais s'ils étaient à leur
-place dans la nursery, ils étonnaient dans un portrait où je suis
-représenté courant dans un champ sur la lisière d'une forêt. Les
-troncs des arbres coupent transversalement le fond du tableau à la
-manière de Sir Joshua Reynolds, tandis que deux collines rondes, du
-même bleu que les souliers, s'élèvent à l'horizon. C'est sur ma
-demande que Northcote avait mis ces collines; j'avais déjà été une
-fois, peut-être deux fois en Écosse; ma bonne, une Écossaise, me
-chantait lorsque nous approchions de la Tweed ou de l'Esk:
-
-
-For Scotland, my darling, lies full in thy view,
-With her barefooted lassies, and mountains so blue[2].
-
-
-Et l'idée de collines dans un lointain bleu s'associait dans mon esprit
-aux plus pures joies de la vie, c'est-à-dire au jardin de ma tante, le
-jardin plein de groseilliers qui descendait en pente jusqu'à la Tay.
-Mais le simple fait que j'eusse répondu au vieux Mr Northcote me
-demandant ce que j'aimerais qu'il peignît comme fond à mon portrait
-(et j'imagine qu'il dut être fort étonné de la netteté de ma
-réponse), le simple fait que j'eusse répondu: «des collines
-bleues», et non des groseilliers, me paraît--sans qu'il y ait
-là, je crois, aucune tendance morbide à faire trop de cas de ma
-personnalité--suffisamment curieux et plein de promesses de la part
-d'un enfant de l'âge que j'avais alors.
-
-J'ajouterai qu'ayant été, ainsi que je l'ai dit déjà, régulièrement
-fouetté toutes les fois que je me rendais insupportable, l'habitude
-que j'avais prise de rester parfaitement tranquille enchantait
-le vieux peintre; je pouvais en effet passer des heures immobile à
-compter les trous du tapis ou à le regarder presser ses tubes,
-opération qui me remplissait d'admiration; mais si j'aimais
-à voir étaler les couleurs sur la palette, je ne me souviens pas de
-m'être le moins du monde intéressé à la manière dont Mr Northcote
-les posait sur la toile; mes idées sur l'art et les joies qu'il pouvait
-procurer étaient alors indissolublement liées à la possession d'un
-immense pot de peinture du plus beau vert et à un gros pinceau qui en
-sortait tout ruisselant. Ma tranquillité faisait donc les délices du
-vieux peintre; aussi supplia-t-il mon père et ma mère de permettre que
-je posasse pour un de ses tableaux. Je représentais un enfant étendu
-sur une peau de léopard, tandis qu'un homme des bois lui enlevait une
-épine qu'il s'était enfoncée dans le pied.
-
-Jusqu'ici les méthodes de mon éducation aussi bien que les
-circonstances ne pouvaient guère, il me semble, être plus favorables,
-étant donné un enfant de mon tempérament; mais la manière dont je
-fis mes débuts dans les lettres me paraît très contestable, et je
-n'introduirai pas cette méthode dans les écoles de Saint-George sans y
-apporter de grandes modifications. Je me refusais absolument à
-apprendre à lire en séparant les syllabes, tandis que j'apprenais
-facilement des phrases entières par cœur, montrant avec mon doigt et
-sans me tromper tous les mots de la page à mesure que je les
-prononçais. Seulement, il ne fallait pas les changer de place. Ce que
-voyant, ma mère renonça aux leçons de lecture, espérant qu'avec le
-temps je consentirais à adopter le système répandu de l'étude par
-syllabes. Je continuai donc à m'amuser à ma manière, à apprendre des
-mots entiers qui se gravaient dans ma tête comme des dessins.
-
-L'effort que je faisais ainsi pour saisir les mots en bloc m'était
-facilité par l'admiration profonde que m'inspiraient les caractères
-d'imprimerie que je me mis à copier, pour mon plaisir, comme d'autres
-enfants auraient copié des chiens ou des chevaux. L'inscription
-suivante, qui est le _fac-simile_ de la première page de mes _Sept
-Paladins du Christianisme_ (à remarquer le caractère original de la
-lettre L et la hauteur du G) est, je crois, une de mes premières
-tentatives dans ce genre; et comme le Destin a voulu que les premières
-lignes de la lettre écrite cinquante ans plus tard, où je faisais mes
-recommandations à Mr Burgess, présente quelques traits de ressemblance
-assez frappants, j'ai pensé qu'il serait intéressant de les reproduire
-ensemble tels que.
-
-
-[Figure 02]
-
-
-Ma mère, comme elle me l'a dit plus tard, m'avait solennellement
-«voué à Dieu» dès avant ma naissance, suivant en cela l'exemple
-d'Anne, la mère du prophète Samuel. On rencontre ainsi d'excellentes
-femmes disposées à se débarrasser prématurément de leurs enfants:
-sans doute, dans l'idée que les fils de Zébédée ne devant pas être
-assis à la gauche et à la droite du Christ, elles peuvent espérer que
-leurs propres fils pourront, dans l'éternité, occuper cette
-respectable situation, surtout si elles le demandent très humblement
-chaque jour au Christ. Elles oublient, hélas! dans leur simplicité,
-que la chose ne dépend pas uniquement de Lui.
-
-
-[Figure 03: Fac-similé de l'écriture de Ruskin.--LETTRE ÉCRITE
-EN 1883.]
-
-
-«Voué à Dieu» voulait dire, pour ma mère, autant qu'elle se
-comprenait, m'envoyer à l'Université, faire de moi un clergyman: je
-fus donc élevé pour «l'Église». Mon père--que son âme repose en
-paix!--qui avait la très mauvaise habitude de s'incliner devant la
-volonté de ma mère toutes les fois que les choses avaient de
-l'importance, et de faire à sa tête lorsqu'elles n'en avaient point,
-souffrit sans mot dire que je fusse soustrait au commerce du vin de
-Xérès, comme étant chose impure; peut-être, au fond, les ambitions
-de ma mère à mon égard le flattaient-elles. Car je me souviens que
-bien des années plus tard, causant avec un de nos amis, un artiste,
-grand admirateur de Raphaël, qui se désespérait que j'eusse eu
-l'audace d'exposer au public mes idées sur Turner et Raphaël, et
-s'écriait: «Quel dommage! quel aimable clergyman il eût fait.--Oui,
-reprit mon père les larmes aux yeux (larmes les plus vraies,
-larmes les plus tendres que jamais père ait versées) oui, il serait
-devenu évêque.»
-
-Fort heureusement pour moi, ma mère, avec le sentiment qu'elle
-remplissait un devoir, quels que fussent d'ailleurs ses secrets espoirs
-d'avenir, me conduisit de très bonne heure aux offices où, en dépit
-de mes habitudes paisibles et du flacon d'or ciselé de ma mère que
-l'on m'abandonnait dans ces grandes occasions, je m'ennuyais
-affreusement. Je ne connaissais rien de plus triste que le banc de
-l'église, pas de jour plus lugubre que le dimanche, pas d'endroit où
-il me semblait plus difficile de se tenir tranquille. (Songez que, dès
-le matin, on me retirait les livres que j'aimais le plus.) Aussi j'avais
-l'horreur du dimanche, une horreur qui s'emparait de moi dès le
-vendredi et que l'éclat du lundi et la perspective des sept jours qui
-nous séparaient du service dominical n'arrivaient pas à contrebalancer.
-
-Il me restait pourtant dans l'esprit des bribes de sermons que
-j'accommodais à ma façon et, de temps en temps, au retour, je
-prêchais, accoté aux coussins du grand divan rouge qui me servait de
-chaire; dans ces occasions-là, les amies les plus intimes de ma mère
-joignaient les mains avec attendrissement et déclaraient que cela
-dénotait des dispositions extraordinaires. Mon sermon, j'imagine,
-était fort court, ce qui était d'un excellent exemple, et empreint de
-la plus pure doctrine évangélique, car je me souviens qu'il
-commençait par ces mots: «Ô mes frères, soyez bons!»
-
-Mes parents recevaient rarement et je n'étais jamais autorisé à venir
-à table, même au dessert. Je n'eus cette permission que bien des
-années plus tard, lorsque je sus casser proprement des noisettes. Ce
-fut moi alors qui fus chargé de casser les noisettes des invités
-(j'espère qu'ils ne jugeaient pas mon intervention indiscrète) mais il
-m'était défendu d'en manger, fût-ce une seule, non plus d'ailleurs
-qu'aucune autre friandise. Je me souviens encore du jour où, à Hunter
-Street, ma mère, qui faisait des rangements dans la chambre aux
-provisions, me donna trois grains de raisin sec, et je n'oublierai
-jamais l'occasion où, pour la première fois, je mangeai de la crème
-cuite. C'était dans le petit appartement meublé de Norfolk Street où
-nous nous étions réfugiés pendant qu'on repeignait la maison. Mon
-père, qui dînait dans la pièce du devant, avait laissé un peu de
-crème sur son assiette et ma mère me l'apporta, dans la pièce du
-fond.
-
-Mais afin que le lecteur puisse suivre plus facilement les progrès de
-ma pauvre petite vie, progrès sur lesquels il trouve peut-être que je
-m'étends trop complaisamment, il est nécessaire que je donne quelques
-renseignements sur la situation commerciale de mon père à Londres.
-
-La maison de commerce dont il était le principal associé (je ne doute
-pas que dans les vieilles maisons de la Cité on ne s'en souvienne)
-avait installé ses bureaux dans un immeuble peu spacieux, situé dans
-une petite rue de l'est de Londres--Billiter Street--l'artère
-principale qui relie Leadenhall Street à Fenchurch Street. Les noms des
-trois associés brillaient sur la plaque de cuivre de la porte, juste
-au-dessous de la sonnette: Ruskin, Telford & Domecq.
-
-Le nom de Mr Domecq, en toute justice, eût dû occuper le premier rang,
-car, en réalité, mon père et Mr Telford n'étaient que ses agents. Il
-était le seul propriétaire du vignoble qui représentait la plus
-grosse partie du capital de la maison de commerce, le vignoble de
-Macharnudo, la colline de toute la péninsule hispanique la plus
-réputée pour ses vins blancs. C'était la vendange de Macharnudo qui
-fixait la qualité du vin de Xérès--sec ou doux--depuis le temps de
-Henry V jusqu'à nos jours; la marne invariable et unique de cette terre
-donnait au raisin une force que les années ne taisaient qu'accroître
-et enrichir, sans jamais l'altérer.
-
-Mr Pierre Domecq, espagnol de naissance, je crois, et d'éducation
-mi-partie française et mi-partie anglaise, était un homme plein de
-délicatesse et du caractère le plus aimable. Était-il d'origine
-noble? je n'en sais rien; comment était-il devenu propriétaire de son
-vignoble? je n'en sais rien; quelle était sa situation dans la maison
-Gordon, Murphy & Cie, où mon père était employé? je n'en sais rien.
-Je sais seulement qu'il avait vu mon père à l'œuvre et que lorsque la
-Société Murphy fut dissoute, il lui demanda d'être son représentant
-en Angleterre. Mon père savait qu'il pouvait avoir une confiance
-absolue dans la délicatesse de Mr Domecq, dans sa manière de traiter
-les affaires. Peut-être avait-il moins de confiance dans son sens
-pratique et dans son activité; en tous cas, il insista, bien que ne
-mettant pas de capitaux dans l'affaire et ne touchant que des
-commissions, pour être, aussi bien en nom qu'en fait, le chef de la
-maison.
-
-Mr Domecq habitait le plus souvent Paris; il allait rarement en Espagne,
-mais il n'en faisait pas moins prévaloir ses idées, lesquelles
-étaient fort arrêtées, sur le mode de culture de ses vignobles. Il
-avait autant d'autorité sur ses paysans qu'un chef de clan sur ses
-hommes, maintenait les vins au plus haut, comme qualité et comme prix,
-et laissait mon père libre d'organiser la vente à son gré. Le second
-associé, Mr Henry Telford, avait mis dans l'affaire le capital
-nécessaire pour que la maison de Londres pût marcher. Il possédait
-une jolie maison de campagne à Widmore, près de Bromley.
-
-C'était le type accompli du gentilhomme campagnard anglais de fortune
-moyenne. Célibataire, il vivait avec trois sœurs non mariées,
-extrêmement cultivées et raffinées, simples et bonnes en même temps,
-et qui, dans leurs vies si heureuses et si bienfaisantes aux autres,
-m'apparaissent comme des figures de roman, les héroïnes d'un beau
-conte, plutôt que des êtres réels. Mais ni dans les livres, ni dans
-la réalité, je n'ai jamais entendu parler, ni vu personne qui
-ressemblât à Henry Telford: doux, modeste, affectueux, plein de bon
-sens. Il adorait les chevaux, sans qu'il y eût en lui rien qui sentît,
-fût-ce de très loin, le champ de courses ou l'écurie. Je crois
-pourtant qu'il ne manquait pas une réunion tant soit peu importante et
-qu'il passait la plus grande partie de sa vie à cheval, chassant tant
-que durait la saison de la chasse; mais il ne pariait jamais, n'avait
-jamais fait de chute sérieuse et n'avait jamais blessé un cheval.
-Entre mon père et lui régnait la confiance la plus absolue, et toute
-l'amitié qui peut exister, quand la manière de vivre est aussi
-différente.
-
-Mon père était très fier de la position sociale de Mr Telford; Mr
-Telford admirait la capacité de travail de mon père, son instinct
-commercial si sûr.
-
-Le concours actif de Mr Telford se bornait, en général, à deux mois
-de présence au bureau, les deux mois d'été pendant lesquels mon père
-prenait ses vacances; il suppléait aussi mon père pendant quelques
-semaines au commencement de l'année, quand celui-ci faisait sa tournée
-chez les clients. Dans ces cas-là, Mr Telford venait tous les matins de
-Widmore à Londres à cheval, signait le courrier, lisait les journaux
-et rentrait le soir à cheval. S'il y avait la moindre décision à
-prendre, on en référait à mon père ou on attendait son retour. Tout
-le monde à Widmore eût été disposé à faire, pour ma mère et pour
-moi, les plus grands frais; mais ma mère se tenait sur la réserve:
-elle sentait trop, dans ce milieu si cultivé--et elle avait trop de
-fierté pour ne pas en souffrir--tout ce qui avait manqué à son
-éducation première: le résultat en était qu'elle n'aimait guère à
-frayer qu'avec ceux qu'elle sentait lui être, en quelque sorte,
-inférieurs.
-
-Quoi qu'il en soit, Mr Telford, si étrange que cela paraisse, eut une
-grande influence sur mon éducation. C'est, lui qui me fit cadeau, sur
-le conseil de ses sœurs, je crois, de l'_Italie_ de Rogers, édition
-illustrée, au moment où elle parut. Et ce fut ce livre qui me donna
-l'occasion d'étudier attentivement le travail de Turner; je puis donc
-dire, en toute justice, que c'est ce cadeau qui a décidé ma vocation.
-Mais la grande erreur des biographes superficiels est de prendre
-l'accident pour la cause, quand la cause seule a de l'importance. Le
-point essentiel à noter et à expliquer, c'est que je fusse en état de
-comprendre l'œuvre de Turner dès que je la vis, et non par quel
-hasard, ou en quelle année, je la vis pour la première fois. Le pauvre
-Mr Telford, en tout cas, a toujours été tenu responsable, par mon
-père aussi bien que par ma mère, de toutes les folies que m'a
-inspirées Turner.
-
-Il fut mon bienfaiteur plus directement encore. Car avant que mon père
-ne se crût en droit de louer une voiture pour notre petit voyage de
-vacances, Mr Telford nous prêtait son «chariot».
-
-Or, le vieux chariot anglais, cette voiture légère à deux places,
-est, sans contredit, la plus confortable des voitures de voyage quand on
-est deux et même trois, surtout quand le troisième voyageur est un
-enfant de trois à quatre ans. Haut suspendu, ce chariot permettait de
-voir par-dessus les parapets de pierre et les haies qui bordent les
-routes: il est vrai que, pour y monter, il fallait déplier un petit
-marche-pied capitonné qui rentrait à l'intérieur de la portière. Ce
-marche-pied était pour moi une des grandes joies du voyage, le voir
-baisser et relever par les garçons d'écurie un délice--joie et
-délice, il est vrai, gâtés par le désir, dirai-je l'ambition, de le
-baisser et le relever moi-même. Cette ambition, ai-je besoin de le
-dire, ne fut jamais satisfaite, ma mère craignant que je ne me
-pinçasse les doigts.
-
-Le «dickey» (je m'étonne de n'avoir jamais eu l'idée de rechercher
-l'origine de ce mot, et aujourd'hui il m'est impossible d'y arriver),
-est ce siège élevé qui, dans la malle-poste royale, est occupé par
-le conducteur de la diligence, siège devenu légendaire, même pour les
-amateurs de littérature moderne, grâce à l'immortel colloque de Bob
-Sawyer et de Sam; le «dickey», très en arrière dans la voiture de Mr
-Telford, permettait d'allonger confortablement les jambes quand il vous
-prenait fantaisie de respirer l'air du dehors par un jour de beau temps.
-Sous le siège, il y avait place encore pour un grand coffre où l'on
-fourrait au dernier moment quantité de petits paquets et de sacs. Ce
-département des bagages était confié aux soins d'Anne, ma bonne; elle
-emballait, surveillait, aussi habile à plier une robe qu'à faire
-sauter des crêpes. Je vous prierai de remarquer que la précision et
-l'adresse demandent autant d'esprit que d'invention et que, pour faire
-une malle, comme pour diriger une bataille, la précision ne va pas sans
-prévoyance.
-
-Parmi tous ceux qui manquent à l'appel, combien y en a-t-il, hélas!
-quand on a passé la cinquantaine? Une des personnes que je regrette le
-plus, après mon père et ma mère (je ne veux parler ici que des pertes
-sérieuses, non des imaginaires), celle qui me manque, encore tous les
-jours, c'est cette Anne, la vieille bonne de mon père et la mienne.
-Entrée à quinze ans à la maison, elle y passa sa vie et consacra tous
-ses talents à nous servir. Anne avait un goût naturel et la
-spécialité de faire les choses les plus désagréables; elle excellait
-dans le soin des malades et triomphait quand quelqu'un d'entre nous
-était dans son lit. Mais Anne avait non seulement la spécialité de
-faire les choses désagréables, elle avait encore celle de les dire; on
-pouvait s'en rapporter à elle. Elle commençait par voir tout au pire,
-par le déclarer très haut, avant de rien faire pour y remédier. Elle
-avait, de plus, une répugnance honorable et toute républicaine à
-exécuter les ordres tels qu'on les lui donnait, si bien que, lorsque ma
-mère et elle eurent vieilli ensemble, qu'avec les années ma mère fut
-devenue un peu exigeante, qu'elle attachait une certaine importance à
-ce que sa tasse de thé fût posée à tel endroit sur la petite table
-ronde, Anne avait toujours grand soin de la mettre du côté opposé.
-Aussi ma mère me déclarait-elle gravement tous les matins à déjeuner
-que, s'il y avait femme au monde que l'esprit malin possédât, c'était
-bien la vieille Anne.
-
-En dépit de ces aspirations violentes mais brèves vers la liberté et
-l'indépendance, la pauvre Anne fut toute sa vie la femme la plus
-serviable; elle n'eut d'autre occupation, depuis l'âge de quinze ans
-jusqu'à celui de soixante-douze, que de faire la volonté des autres,
-de s'oublier elle-même: je n'ai pas entendu dire qu'elle ait jamais
-fait mal à personne au monde, si ce n'est peut-être en économisant
-quelques milliers de francs que ses héritiers se disputèrent après sa
-mort; la pauvre femme n'était pas enterrée qu'ils étaient tous
-brouillés.
-
-Le siège en question, réservé à Anne, était assez large pour que
-mon père pût y monter quand le temps était beau et le paysage
-engageant. La voiture toute chargée, bagages et le reste, roulait
-aisément enlevée par de bons chevaux sur les routes très bien
-entretenues des malles-poste; courir la poste, en ce temps-là, était
-si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, au cri
-de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte
-cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté
-sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège
-par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient
-hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi
-sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une
-sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la
-campagne. De ma place, la vue était plus étendue encore. J'étais
-assis sur la malle qui contenait mes vêtements, une petite caisse
-solide sur laquelle on avait fixé un coussin, et qui était posée de
-champ, devant mon père et ma mère. Je ne les gênais pas et la vue de
-ce siège haut perché était aussi étendue que possible. Lorsque le
-paysage n'offrait rien de particulièrement intéressant, je trottais à
-califourchon sur ma caisse, suivant les mouvements du postillon; le
-coussin me tenait lieu de selle et les jambes de mon père, de chevaux;
-au début, cela n'avait été qu'un simulacre, mais mon père m'ayant
-imprudemment fait cadeau d'un fouet de postillon à manche d'argent, la
-chose devint plus sérieuse; les jambes de papa pourraient le certifier.
-
-Ces vacances d'été, si délicieuses grâce à la bonté de Mr Telford,
-commençaient en général vers le 15 mai--la fête de mon père était
-le 10, et nous ne pouvions partir avant que cette solennité fût
-accomplie. Ce jour-là, on me permettait de cueillir les groseilles à
-maquereau, celles d'un certain groseillier contre le mur du nord, avec
-lesquelles on faisait la première tarte de l'année--vacances, si l'on
-veut, qui consistaient en une tournée chez les clients pour prendre les
-commandes. Nous parcourions ainsi la moitié des comtés de
-l'Angleterre; si c'était les comtés du Nord, nous poussions jusqu'en
-Écosse pour voir ma tante.
-
-Notre manière de voyager était aussi méthodique, aussi réglée que
-notre vie ordinaire. Nous faisions de quarante à cinquante milles par
-jour, nous mettant en route d'assez bon matin afin d'arriver, sans nous
-presser, pour le dîner de quatre heures. En général, nous partions
-vers six heures, quand les prairies sont encore couvertes de rosée et
-que les aubépines embaument l'air du matin. Si, dans notre course
-d'après-midi, on pouvait visiter quelque château, surtout celui d'un
-lord ou mieux encore d'un duc, mon père faisait dételer et nous
-conduisait, ma mère et moi, à travers les appartements de gala. Je
-nous vois, dans ce cas, parlant à voix basse à la femme de charge, au
-majordome ou à toute autre autorité en fonction et recueillant
-pieusement leurs récits.
-
-En analysant, plus haut, les impressions que m'ont laissées ces
-expéditions, j'ai été un peu vite, j'ai anticipé le résultat, à
-savoir qu'il est infiniment préférable de vivre dans une petite maison
-que dans une grande. Ce qui est certain c'est que, jusqu'à ce jour,
-tandis qu'il m'est impossible de passer devant un cottage couvert de
-roses et de verdure sans désirer en être le propriétaire, je n'ai pas
-encore rencontré le château qui m'ait fait porter envie au châtelain.
-Et, bien qu'au cours de ces pèlerinages pieux, j'aie recueilli
-quantité de renseignements d'art et de nature qui m'ont été
-infiniment précieux, je constate qu'ils n'ont eu aucune influence sur
-mon caractère, et que mon goût personnel, mon instinct naturel avaient
-reçu une empreinte indélébile bien avant cette époque; je restais
-attaché aux scènes modestes et simples de ma petite enfance entrevues
-sous les toits rouges et bas de Croydon, au bord des petits cours d'eau
-pleins de cresson au fond duquel dansait le sable d'or et où filaient
-les vairons, en amont des sources de la Wandel.
-
-
-[Note 1: La Cie de Saint-George a été fondée pour l'encouragement de
-la vie rurale, au détriment de la vie des villes; je ne concevais de
-prospérité pour l'Angleterre, comme pour tout autre pays d'ailleurs,
-quelle que fût la vie qu'on y menât, que si l'on y savait découvrir
-des hommes capables d'exercer la Souveraineté royale, et si l'on
-savait leur obéir.]
-
-[Note 2: Car l'Écosse, mon chéri, est là devant tes yeux.
-Avec ses filles aux pieds nus et ses montagnes bleues.]
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-HERNE HILL. LES AMANDIERS
-EN FLEUR
-
-
-Lorsque j'eus quatre ans, mon père se trouva en situation d'acheter une
-maison à Herne Hill, jolie colline verdoyante qui se trouve à quatre
-milles au sud du «Standard in Cornhill», dont la solitude ombragée
-n'a pas changé de caractère, au moins dans ses grandes lignes:
-certaines splendeurs gothiques, auxquelles quelques-uns de nos plus
-riches voisins se sont abandonnés en ces dernières années, sont les
-seules innovations; encore sont-elles si gracieusement dissimulées par
-les beaux arbres de leurs parcs que le passant inoffensif n'en est pas
-offusqué; et lorsque je me promène sur la route, entre la taverne du
-Renard et la station du chemin de fer, je pourrais m'imaginer que j'ai
-encore quatre ans.
-
-Notre maison était la dernière, côté nord, du petit groupe perché
-sur la crête même de la colline, là où le terrain s'aplatit et forme
-une sorte de plate-forme semblable à celle où, sur le sommet du
-Mont-Blanc, les neiges s'accumulent; mais il redescend bientôt par une
-pente rapide jusqu'à notre vallée de Chamonix (ou plutôt de Dulwich);
-la descente du côté de «Cold Harbour Lane»[3] est beaucoup moins
-raide.
-
-Au sud, la colline dévale à travers un joli pays jusque dans le vallon
-de l'Effra (Effra pour Effrena, sans doute, qui signifie «débridée»;
-pauvre petite rivière que l'on a, j'ai le regret de le dire, tout
-récemment canalisée, murée, pour la plus grande commodité de Mr
-Biffin, pharmacien, et autres); au nord, au contraire, elle se prolonge
-en pente douce sur une longueur d'un demi-mille, prend sur la paroisse
-de Lambeth le nom héroïque de «Champion Hill» et finit par se perdre
-dans les plaines de Peckham et la barbarie rurale de Goose Green.
-
-Le groupe dont faisait partie notre maison se composait de deux maisons
-jumelles couplées avec jardins, dépendances, le tout absolument
-identique. Ce sont encore aujourd'hui les plus hautes; on les
-aperçoit de Norwood; si bien que de la maison, une maison à trois
-étages avec greniers, on avait, en ces jours bénis où les fumées
-n'obscurcissaient pas complètement le ciel, une vue très étendue sur
-les collines de Norwood où le soleil se levait en hiver; de l'autre
-côté s'étendait la vallée de la Tamise. Avec une longue-vue on
-pouvait apercevoir Windsor dans le lointain et à l'œil nu Harrow,
-quand le temps était clair, à l'heure du coucher du soleil. Devant la
-maison et derrière, s'étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui
-du devant était planté d'arbustes à feuilles persistantes, de lilas
-et de faux ébéniers; le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante
-mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours
-pour ses poires et ses pommes, lesquelles étaient l'orgueil de notre
-prédécesseur (honte à moi, j'ai oublié le nom d'un homme auquel je
-dois tant). Il y avait encore un vieux mûrier trapu, un grand cerisier
-qui donnait des cerises à chair blanche, un merisier du comté de Kent,
-et, tout autour, une haie ininterrompue de groseilliers à grappes et de
-groseilliers à maquereau. Surchargées quand venait la saison (car le
-terrain était excellent) de fruits merveilleux que l'on voyait passer
-du vert le plus doux à l'ambre doré et au rouge vermillon, leurs
-branches épineuses s'inclinaient sous le poids des grappes de perles ou
-de rubis. Quelle joie de les découvrir sous leurs belles et larges
-feuilles, qui rappelaient celles de la vigne!
-
-La seule différence pour moi, entre ce jardin et celui du Paradis, tel
-du moins que je me le représentais, c'est que dans le jardin de Herne
-Hill, _tous_ les fruits étaient défendus, et ensuite qu'il n'y avait
-pas d'animaux avec lesquels on pût lier amitié; mais, sous tous les
-autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis; le
-climat (était-il plus clément alors?) me permettait d'y passer la plus
-grande partie de ma vie. Ma mère, qui me faisait travailler,
-s'arrangeait pour que, si j'y mettais de la bonne volonté, toutes les
-leçons fussent finies à midi. Mais si je ne savais pas ma leçon à
-midi, tant pis pour moi, je restais jusqu'à ce qu'elle fût sue; en
-général, et cela même quand la grammaire latine vint s'ajouter aux
-Psaumes, j'étais libre avant le dîner d'une heure et pour le reste de
-la journée.
-
-Ma mère, qui adorait les fleurs, jardinait, taillait auprès de moi, du
-moins s'il me convenait de rester avec _elle_. Mais, si sa présence
-n'était pas pour moi une gêne (car jamais je n'aurais eu l'idée de
-faire en cachette quoi que ce soit que je n'eusse fait devant elle) elle
-n'était pas non plus un très grand plaisir; habitué à vivre seul,
-j'étais toujours occupé par une foule de petites affaires
-personnelles; à sept ans, j'avais déjà une mentalité trop
-indépendante, même vis-à-vis de mon père et de ma mère, et comme,
-en dehors d'eux, personne ne s'occupait de moi, je m'étais organisé
-une petite vie très égoïste, très heureuse, dans une suffisance de
-jeune coq et l'indépendance solitaire d'un Robinson Crusoë, vie qui
-m'apparaissait (comme il est naturel à tout animal à l'esprit
-géométrique) comme le centre de l'univers.
-
-Ceci tenait en partie à l'extrême modestie de mon père, en partie à
-son orgueil. Il avait une telle confiance dans le jugement de ma mère,
-qu'il considérait, dans les choses de ce genre, comme très supérieur
-au sien, qu'il ne se serait jamais avisé de la contrecarrer en rien au
-sujet de mon éducation; d'autre part, avec l'idée fixe de faire de moi
-un prélat aux grandes manières, ayant accès dans les coteries les
-plus raffinées, les plus huppées, aussi bien dans les milieux mondains
-que dans les milieux ecclésiastiques, les visites à Croydon, où
-j'étais tout le jour avec la chère et simple tante et les petits
-cousins boulangers, se firent de plus en plus rares. Pour voisiner avec
-les habitants de la colline, il eût fallu risquer de troubler notre vie
-si doucement égoïste; de sorte que, somme toute, il n'y avait pas un
-être vivant à qui j'eusse pu m'intéresser de façon enfantine, si ce
-n'est moi-même, quelques fourmilières que le jardinier dérangeait
-sans cesse et un ou deux oiseaux à demi apprivoisés, car je n'ai
-jamais eu ni le talent, ni la persévérance d'en apprivoiser un tout à
-fait. Il est vrai de dire qu'à peine y en avait-il un qui prenait assez
-confiance pour s'approcher, les chats le happaient.
-
-Cet état de choses donné, tout ce que je pouvais avoir d'imagination
-se reportait sur les objets inanimés: ciel, feuilles, cailloux, tout ce
-que l'on pouvait observer entre les murs du Paradis; ou encore, sous les
-prétextes les plus futiles, mon imagination s'élançait dans les
-régions de la fiction, du moins celles qui étaient compatibles avec
-les réalités objectives de l'existence au XIXe siècle, aux environs
-de Camberwell Green.
-
-Par bonheur, je trouvai sur ce chapitre, en mon père, un guide
-excellent, et toujours disposé à se prêter à ma fantaisie lorsqu'il
-pouvait le faire sans enfreindre aucune des règles instituées par ma
-mère. Un de mes grands plaisirs était de le voir se raser; j'avais la
-permission de monter dans sa chambre tous les matins (celle qui est
-au-dessous de celle où j'écris à l'heure actuelle), et j'assistais,
-immobile et muet, à cette grave opération.
-
-Je vois encore, au-dessus de la toilette, une aquarelle exécutée par
-mon père sous la direction de Nasmyth père, à l'École supérieure
-d'Édimbourg, je crois. Elle était faite dans la manière primitive que
-le Dr Munro enseignait à Turner au moment même où mon père était au
-«High school»; c'est-à-dire dans ces demi-teintes à base de bleu de
-Prusse ou d'encre ordinaire, et lavées en couleurs vives dans les
-lumières. Elle représentait le château de Conway à l'embouchure de
-la rivière, avec, au premier plan, une chaumière, un pêcheur et une
-barque amarrée au bord de l'eau[4].
-
-Quand mon père avait fait sa barbe, il me racontait une histoire dont
-l'aquarelle fournissait le sujet. Pure affaire de hasard, sans aucune
-préméditation de la part de mon père, la curiosité que m'inspirait
-ce pêcheur n'étant jamais satisfaite. Habitait-il la petite maison?
-Où allait-il dans son bateau? On était convenu une fois pour toutes,
-et pour avoir la paix, qu'il demeurait dans la chaumière et qu'il
-allait pêcher du côté du Château. L'histoire ensuite se corsait de
-souvenirs tirés de la tragédie de _Douglas_ et du _Château Fantôme_,
-deux pièces que mon père avait jouées dans sa jeunesse à Édimbourg
-devant quelques amis et devant ma mère, alors dans toute l'austérité
-de ses vingt ans et de son rôle de «housekeeper» modèle. Elle avait,
-ce jour-là, fait taire les pieuses préventions que lui inspiraient
-toutes espèces de représentations théâtrales, et celle-ci lui avait
-laissé des souvenirs ineffaçables; elle ne se lassait pas, quand je
-fus plus âgé, de me dire combien mon père était beau dans son
-costume de Montagnard avec la haute plume noire au bonnet.
-
-Mon père rentrait de ses affaires tous les jours à la même heure. Il
-dînait à quatre heures et demie dans le salon du devant. Ma mère,
-assise à ses côtés, se faisait raconter les événements de la
-journée, donnant son avis, l'encourageant, car mon père était de
-nature inquiète et toujours prêt à se décourager dès que les
-commandes de vin de Xérès faiblissaient le moins du monde. À cette
-époque je restais confiné dans la nursery, je n'ai donc pas entendu
-les conversations de mon père et de ma mère, mais je les imagine
-facilement; car, entre quatre ans et six ans, j'eusse commis la plus
-grave inconvenance si je m'étais seulement approché de la porte du
-salon! Plus tard, le dîner achevé, en été, nous restions au jardin
-jusqu'à la nuit, et nous prenions le thé sous le cerisier; en hiver,
-ou quand il faisait mauvais, on servait le thé à six heures dans le
-salon. On m'apportait, à moi, une tasse de lait et une tartine de pain
-et de beurre que je mangeais dans un petit renfoncement à côté de la
-cheminée, devant lequel on plaçait une table; c'était mon sanctuaire.
-Je restais là toute la soirée, comme une idole dans sa niche, pendant
-que ma mère tricotait et que mon père faisait la lecture pour elle et
-pour moi, s'il me plaisait d'écouter.
-
-La série des romans de Waverley, qui touchait alors à sa fin, faisait
-les délices de tous les milieux quelque peu littéraires; je ne puis
-pas plus me souvenir du temps où je ne les connaissais pas que du temps
-où je ne lisais pas la Bible; et je vois aussi nettement que si
-c'était hier l'expression à la fois chagrine et dédaigneuse avec
-laquelle mon père laissa tomber le _Comte Robert de Paris_, après en
-avoir lu les trois ou quatre premières pages, disant: «C'est la fin de
-Walter Scott»; sentiment très complexe chez mon père et très amer:
-mépris pour le livre lui-même, mais surtout pour les misérables qui
-tourmentaient et trafiquaient du pauvre cerveau malade; mépris aussi,
-s'il faut tout dire, pour l'improbité, cause première de cette ruine.
-Mon père n'a jamais pu pardonner à Scott de n'avoir pas avoué son
-association avec Ballantyne.
-
-Tels étaient les purs plaisirs de Herne Hill. Mais il me faut dire
-aussi toute la reconnaissance que je dois à ma mère pour ses leçons
-inexorables, grâce auxquelles les moindres mots de la Sainte Écriture
-chantaient familièrement dans mon cœur, musique respectée en dépit
-de cette familiarité, comme devant dominer toute pensée et régler
-toute action[5].
-
-Ma mère avait obtenu ce résultat non par des discours ou en usant de
-son autorité personnelle, mais en m'obligeant à lire le livre à fond,
-moi-même. Aussitôt que je sus lire couramment, nous commençâmes une
-série de lectures de la Bible qui ne furent jamais interrompues,
-jusqu'au jour de mon entrée à Oxford. Alternativement, elle et moi
-lisions un verset; elle veillait sur ma façon de dire, corrigeant
-chaque intonation fausse jusqu'à ce que j'aie compris le sens du verset
-s'il était à ma portée, que j'en aie bien senti toute la force. Il se
-pouvait que cela passât au-dessus de ma tête, elle ne s'en inquiétait
-pas, elle savait que le jour où je comprendrais, ce serait compris
-comme cela devait l'être.
-
-Nous commençâmes par la Genèse, allant d'un bout à l'autre jusqu'aux
-derniers versets de l'Apocalypse--mots barbares, chiffres, loi
-Lévitique, et le reste--recommençant par la Genèse dès le jour
-suivant, sans prendre le temps de respirer. Si on se heurtait à un nom
-terrible, tant mieux, c'était un excellent exercice de prononciation;
-si le chapitre était ennuyeux, quelle admirable leçon de patience!
-S'il était répugnant, quelle occasion d'exercer sa foi et de dire:
-tout est préférable au mensonge. Après la lecture des chapitres (deux
-ou trois par jour selon leur longueur, séance qui avait lieu tout de
-suite après le déjeuner, et que les domestiques ne devaient
-interrompre sous aucun prétexte; s'il venait des amis à cette heure,
-ils devaient se résigner à écouter ou attendre dans le salon; en
-voyage seulement, le règlement changeait) je devais aussi apprendre
-quelques versets par cœur, et repasser ce que j'avais déjà appris
-afin de ne pas l'oublier. En même temps, il me fallait me mettre dans
-la tête toutes les belles et vieilles paraphrases écossaises, de bons
-vers, sonores et puissants, auxquels, sans parler de la Bible
-elle-même, je dois l'éducation première de mon oreille au point de
-vue du son.
-
-Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre toutes les parties de la Bible
-que j'appris ainsi avec ma mère, celle que j'eus le plus de peine à
-retenir, celle qui choquait le plus mon imagination d'enfant--le CXVIIIe
-psaume--est celle qui m'est devenue la plus précieuse en raison de cet
-amour pour la Loi de Dieu dont il est plein, en opposition avec l'abus
-que font les prédicateurs modernes de ce qu'ils se figurent être Son
-évangile.
-
-Ce n'est que par un effort de volonté que j'évoque le souvenir de ces
-longues matinées de travail, aussi régulières que le lever du soleil,
-de travail très dur de part et d'autre, pendant lesquelles, années
-après années, ma mère me forçait à apprendre paraphrases et
-chapitres (le huitième du Premier des Rois entre autres; essayez-en,
-cher lecteur, un jour que vous aurez une heure de loisir!) sans qu'il
-fût permis de changer fût-ce une syllabe; me faisant répéter et
-répéter chaque phrase jusqu'à ce que l'intonation lui donnât
-complète satisfaction. Je me souviens d'une lutte entre nous qui dura
-plus de trois semaines, à propos de l'accent sur le «of» de ces vers:
-
-
-Shall any following spring revive
-The ashes _of_ the urn?[6]
-
-
-Je voulais par entêtement, mais poussé aussi par mon instinct naturel
-(sans attacher d'ailleurs la moindre importance aux urnes, ni à leur
-contenu), mettre l'accent sur _de_, et ce ne fut, comme je l'ai dit,
-qu'au bout de trois semaines d'efforts que ma mère réussit à me le
-faire alléger sur _de_ et renforcer sur _cendres_. Mais eût-il fallu
-trois ans, elle y fût parvenue. Ne l'eût-elle pas fait, je ne sais
-trop ce qui serait arrivé; en tous cas, je lui suis très reconnaissant
-de sa persévérance.
-
-Je viens d'ouvrir ma Bible, la plus vieille, celle dont je me sers de
-temps immémorial; c'est un petit volume imprimé très fin, très
-serré, édité à Édimbourg par Sir D. Hunter Blair[7] et J. Bruce,
-imprimeurs du Roi, en 1816. Toute jaunie maintenant par l'usage, elle
-n'est ni salie, ni déchirée; seuls les coins de pages du huitième
-chapitre du Premier Livre des Rois et du XXXIIe du Deutéronome, un peu
-noircis et affinés, témoignent de la peine que j'ai eue à me mettre
-ces deux chapitres dans la tête. La liste des chapitres que j'ai appris
-ainsi par cœur, et sur lesquels ma mère posait les fondements de ma
-vie morale[8], vient de s'échapper des feuillets jaunis du vieux livre.
-
-Je demande au lecteur, que cela l'intéresse ou non, la permission de
-transcrire cette liste, que le hasard remet ainsi sous mes yeux:
-
-
-Exode..................... Chapitre 15e et 20e.
-
-Samuel, II................ — Ier du 17e V. à la fin.
-
-Les Rois, I............... — 8e.
-
-Psaumes................... — 23e 32e 90e 91e 103e 112e
- 119e 139e.
-
-Proverbes................. — 2e 3e 8e 12e.
-
-Isaïe..................... — 58e.
-
-Matthieu.................. — 5e 6e 7e.
-
-Actes..................... — 26e.
-
-Ire aux Corinthiens....... — 13e 15e.
-
-Saint Jacques............. — 4e.
-
-Apocalypse................ — 5e et 6e.
-
-
-En vérité, si j'ai glané, ici et là, quelques connaissances
-supplémentaires en mathématiques, météorologie ou autres, dans le
-courant de ma vie, si je dois beaucoup à des maîtres excellents,
-l'insistance maternelle à me rendre cette littérature familière, à
-en pénétrer mon esprit, est ce qui m'apparaît comme l'acquisition la
-plus précieuse qu'il m'ait été donné de faire; c'est, sans
-contredit, la partie _essentielle_ de toute mon éducation.
-
-Peut-être est-ce le moment de récapituler ce qu'en bien et en mal les
-circonstances avaient pu, jusqu'à cet âge de sept ans, laisser en moi
-de traces indélébiles.
-
-Commençons par les bienfaits (ce qu'un ami, qui ne manquait pas de
-sagesse, me recommandait toujours, tandis que j'ai la très mauvaise
-habitude de me lamenter pour la plus petite épine que je m'enfonce dans
-le doigt, au lieu de me dire qu'une épine est peu de chose, et que
-j'aurais pu, par exemple, me casser la main).
-
-Parmi les plus pures et les plus précieuses bénédictions, il me faut
-compter celle d'avoir appris à connaître l'exacte signification du mot
-Paix, en pensée, en action, en parole.
-
-Je n'avais jamais entendu entre mon père et ma mère une discussion où
-ils eussent élevé la voix; je ne me souviens pas avoir jamais surpris
-un regard irrité, ou seulement offensé, dans les yeux de l'un ou de
-l'autre. Je n'avais jamais entendu gronder ou réprimander sévèrement
-un domestique, jamais observé le moindre désordre dans les choses de
-la maison, rien de fait à la hâte ou à une heure où cela ne devait
-pas être fait.
-
-Je ne soupçonnais pas l'existence d'un sentiment comme l'anxiété. Les
-petits accès de mauvaise humeur de mon père, quand il rentrait avec
-une commande de douze fût alors qu'il avait compté sur une de quinze,
-ne se manifestaient jamais devant _moi_; simple question d'amour-propre
-d'ailleurs; il s'agissait de savoir si son nom serait plus ou moins
-honorablement placé sur la liste annuelle des exportateurs de sherry;
-car, ne dépensant jamais plus de la moitié de son revenu, il aurait
-supporté facilement une petite diminution dans ses bénéfices.
-
-Je n'avais jamais fait le mal, du moins consciemment, si ce n'est
-parfois, en omettant d'apprendre par cœur quelque verset édifiant pour
-observer une guêpe sur le carreau de la fenêtre ou un oiseau dans le
-cerisier; et je ne savais pas ce que c'était que d'avoir du chagrin.
-
-En même temps que ce don inappréciable de la Paix, j'avais pénétré
-le sens profond et de l'Obéissance et de la Foi. J'obéissais au doigt
-et à l'œil; un geste de mon père ou de ma mère suffisait, comme le
-navire répond au gouvernail; et non seulement sans l'ombre d'une
-résistance, mais avec le sentiment que cette direction faisait partie
-de ma vie, était ma force, que c'était une loi salutaire qui m'était
-aussi nécessaire au point de vue moral que la loi de la pesanteur l'est
-à quiconque saute.
-
-Quant à mon expérience en matière de Foi, elle fut bientôt
-complète: jamais de promesses fallacieuses; ce qui était promis était
-donné sur l'heure; jamais de menaces vaines, jamais de mensonges.
-
-La paix, l'obéissance, la foi, tels étaient les principaux bienfaits;
-venait ensuite l'habitude de l'attention, attention de l'esprit et
-attention des yeux, mais je ne m'y arrêterai pas ici, cette faculté
-étant certainement celle qui m'a été le plus utile dans le cours de
-ma vie, celle qui faisait dire à Mazzini, un ou deux ans avant sa
-mort--la conversation m'a été textuellement rapportée--que j'avais
-«le cerveau le plus analytique d'Europe». Opinion, dans la mesure où
-je connais l'Europe, que je suis tout disposé à partager.
-
-Je noterai, enfin, une très grande délicatesse du palais et des autres
-sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute
-espèce de gâteaux, vins, sucreries et même, sauf certaines
-circonstances exceptionnelles, de fruits; et au soin avec lequel
-étaient préparés les plats que je mangeais.
-
-J'estime que ce sont là les principales bénédictions de mon enfance.
-Voyons maintenant quelles en ont été les plus grandes calamités.
-
-Premièrement, je n'avais rien à aimer.
-
-Mes parents étaient pour moi des puissances visibles de la nature; je
-ne les aimais ni plus ni moins que le soleil ou la lune: j'aurais
-seulement été extrêmement ennuyé ou embarrassé si l'un ou l'autre
-s'était éclipsé, éteint (je le sens cruellement aujourd'hui que tous
-deux ont disparu derrière un nuage). J'aimais encore moins Dieu; non
-que je me fusse querellé avec Lui ou que j'en eusse peur, mais
-uniquement parce que les devoirs qu'on me disait qu'il fallait Lui
-rendre me paraissaient ennuyeux, et parce que le livre que l'on me
-disait être Son livre ne m'amusait pas. Je n'avais aucun camarade avec
-qui me disputer, personne à aider et personne à remercier. Les
-domestiques avaient ordre de ne jamais s'occuper de moi en dehors de
-leur service strict; et pourquoi aurais-je témoigné de la
-reconnaissance à la cuisinière pour faire la cuisine, au jardinier
-pour s'occuper de son jardin, quand l'une n'osait même pas me donner
-une pomme de terre cuite au four sans permission, et que l'autre ne
-pouvait pas laisser mes fourmis en repos sous le prétexte qu'elles
-abîmaient les allées? Il n'arriva pas, cependant, ce qui aurait fort
-bien pu arriver, que je devinsse égoïste, sec, peu affectueux.
-Seulement, quand les sentiments tendres s'éveillèrent en moi, ils me
-submergèrent: ce fut un véritable torrent que je fus incapable de
-maîtriser, de diriger, moi qui n'avais jusque-là rien eu à diriger.
-
-Car (seconde des grandes calamités) je n'avais pas appris à souffrir,
-tout m'avait été épargné: dangers, douleurs m'étaient également
-inconnus; jamais je n'avais occasion d'exercer ma force, ni mon courage,
-ni ma patience. Non que je fusse facilement effrayé: ni les revenants,
-ni le tonnerre, ni les animaux ne me faisaient peur; je me souviens
-même que le jour où, tout enfant, je fus le plus tenté de me rebeller
-contre l'autorité supérieure, ce fut une fois que je voulais jouer
-avec les petits lionceaux de la ménagerie de Wombwell.
-
-Troisièmement. On ne m'enseigna pas les bonnes manières, les manières
-du monde; il suffisait, quand il y avait des invités à la maison, que
-je ne fusse pas gênant et que je répondisse sans timidité quand on
-m'adressait la parole: la timidité m'est venue plus tard et elle a
-augmenté à mesure que j'ai pris conscience de ma gaucherie. Il me fut
-impossible de jamais acquérir aucune souplesse dans les exercices
-physiques, aucune adresse à aucun jeu et même la moindre aisance dans
-l'ordinaire de la vie.
-
-Enfin, et ce fut le plus grand de tous mes maux, on ne s'appliqua jamais
-à développer en moi l'indépendance, la volonté d'agir[9], ni le
-jugement sur ce qui est bien et ce qui est mal, car on ne me débarrassa
-jamais ni de la bride, ni des œillères.
-
-Les enfants devraient avoir, comme les soldats, des moments où ils ne
-seraient pas de service, et, l'habitude de l'obéissance une fois
-donnée, l'enfant devrait, très jeune, être livré à lui-même, à
-certaines heures, abandonné à ses caprices, obligé de se débattre
-contre lui-même et de se vaincre. L'autorité qui a incessamment
-veillé sur mes jeunes années m'a longtemps rendu incapable; et
-lorsque, enfin, je me suis trouvé lancé dans le monde, je n'ai pu
-faire autre chose que me laisser emporter par ses tourbillons.
-
-Le jugement qu'à l'heure actuelle je serais tenté de porter sur
-l'ensemble de mon éducation, c'est d'avoir été à la fois trop
-formaliste et trop luxueuse, imprimant sa marque sur mon caractère,
-mais au moment très important où il se formait, le laissant plutôt
-comprimé que discipliné: si j'étais innocent, c'était par protection
-et non par vertu. Ma mère s'en rendit compte, elle ne le vit que trop
-clairement par la suite, et chaque fois qu'il m'arrivait de faire
-quelque chose d'injuste, de stupide ou d'inhumain (et souvent ce fut
-tout cela à la fois) elle ne manquait jamais de me dire: «C'est que
-vous étiez trop gâté.»
-
-Jusqu'ici, sauf certaines omissions voulues, je n'ai guère réimprimé
-que ce que j'avais déjà dit dans _Fors_; je crains que la suite du
-récit n'ait point autant d'intérêt. Ce qui me reste à dire ne
-gagnera pas à être développé et sera encore moins amusant. Dans
-_Fors_, j'ai tenté de présenter les choses de façon un peu piquante;
-je tâcherai au contraire, ici, que mon récit soit aussi simple que
-possible. Suis-je arrivé dans _Fors_ à écrire avec esprit? Je ne
-sais. Ce qui est certain, c'est que j'ai été souvent fort obscur et
-que la description que j'ai donnée plus haut de Herne Hill demande à
-être faite en termes moins exagérés.
-
-La hauteur de la longue crête de Herne Hill, au-dessus de la Tamise ou
-plutôt du niveau de la Tamise, à Camberwell Green, n'a pas, j'imagine,
-plus de cent cinquante pieds; mais la descente sur les deux versants est
-rapide, s'étageant sur un quart de mille du côté est, aussi bien que
-du côté ouest, à travers une succession de parcs et de jardins; route
-très vite séchée après l'averse, et que les enfants dégringolaient
-en courant; mais aussi quel courage il fallait pour remonter la pente
-avec son cerceau! Du sommet, avant qu'il n'y eût de chemins de fer, la
-vue était absolument délicieuse; vers le soir, du côté du couchant,
-elle était même grandiose, embrassant une longue succession de pentes
-boisées.
-
-La Tamise elle-même se cachait derrière les arbres; pas d'espaces
-libres, pas de prairies, si ce n'est directement au-dessous; sur une
-étendue de vingt milles carrés, rien que des frondaisons verdoyantes
-et des bosquets. De l'autre côté, vers l'est et le sud, s'allongeaient
-les collines de Norwood, plantées de bouleaux et de chênes, coupées
-de landes, hérissées d'ajoncs et de ronces d'un vert sombre, avec, ici
-et là, des pentes gazonnées qui faisaient deviner déjà toute la
-beauté rurale du Surrey et du Kent et d'une ondulation si large
-qu'elles donnaient l'illusion de la montagne. Association d'idées qui
-paraît absolument invraisemblable aujourd'hui que le Palais de Cristal,
-sans parvenir à suggérer l'idée de grandeur et sans avoir plus de
-majesté lui-même qu'une cloche à melon posée entre deux tuyaux de
-cheminées, réussit pourtant, grâce au voisinage de sa bête de masse
-creuse, à donner des airs de pygmées aux collines environnantes, qui
-ressemblent aujourd'hui à trois gros tas d'argile prêts à être
-livrés à un entrepreneur de construction. Mais, en ce temps-là, le
-Norwood ou Northwood, comme on disait à Croydon, par opposition avec le
-Southwood des plateaux du Surrey, montait en demi-cercle sur une
-étendue de cinq milles autour de Dulwich vers le sud, coupé ici et là
-par de petits sentiers rapides bordés de haies tels que Gipsy Hill et
-autres; du sommet, le regard s'étendait dans la direction de Dartford
-et sur la plaine de Croydon. C'est devant ce spectacle qu'un jour
-j'épouvantai ma mère, en m'écriant que «je sentais mes yeux me
-sortir de la tête». Elle crut que j'avais attrapé un coup de soleil.
-
-Herne Hill était au centre de cet amphithéâtre, et l'un de ses
-principaux charmes consistait en ce qu'après avoir longé le faîte des
-collines, en venant de Londres, au milieu des marronniers d'Inde, des
-lilas et des pommiers dont les branches pendaient au-dessus des
-palissades des deux côtés, le pays se découvrait soudain et on se
-trouvait à l'extrémité d'une grande plaine qui dévalait vers le sud
-jusque dans la vallée de Dulwich, prairie semée de boutons d'or où
-paissaient des vaches avec, tout au fond, les beaux pâturages et les
-avenues séculaires de Dulwich, et à l'horizon le demi-cercle des
-collines de Norwood. Sur la gauche, un sentier auquel on accédait par
-une barrière et qui était si abrité que les convalescents venaient
-s'y promener dès le mois de mars; il était si paisible et si solitaire
-que, lorsque j'étais en mal d'écrire, que j'avais besoin de calme et
-de réflexion, j'y venais, le préférant au jardin. De simples balises
-en bois, hautes de quatre pieds, séparaient la route de la prairie;
-elles n'étaient là que pour empêcher les vaches de s'échapper.
-Hélas! depuis le temps où j'allais méditer dans le petit sentier, que
-de perfectionnements! Le besoin d'une nouvelle église s'étant fait
-sentir, on a bâti, en bordure de la prairie, une pauvre église
-gothique grêle dont le clocher n'est là que pour l'ornement;
-derrière, s'élève le presbytère, si bien que ces deux constructions
-bouchent les trois quarts de la vue. Ensuite, ce fut le Palais de
-Cristal, qui gâte irrémédiablement tout le panorama d'où qu'on
-l'aperçoive et qui, les jours de fête, attire une foule de piétons et
-de fumeurs dont le pauvre sentier gardait la trace toute la semaine.
-Puis ce fut le tour des chemins de fer qui vomissaient, par chaque train
-de plaisir, tous les voyous de Londres, et l'on sait que le plus grand
-plaisir de ces messieurs consiste à démolir les barrières, à
-effrayer les vaches et à casser les pauvres branches fleuries qui ont
-l'imprudence de s'avancer au-dessus des clôtures. Ce que voyant, les
-propriétaires en bordure firent élever un mur de briques pour se
-protéger.
-
-Le joli sentier, devenu intolérable de chaleur et de saleté, fut
-bientôt abandonné aux rôdeurs, que l'on se contentait de faire
-surveiller de loin par un policeman placé à l'entrée. Enfin, cette
-année, c'est le comble! On a élevé en face du mur une palissade en
-planches de deux mètres de haut, si bien que le malheureux
-excursionniste est réduit à goûter de la campagne, comme air et comme
-vue, ce qui peut lui en arriver soit par-dessus le mur, soit par-dessus
-la palissade; il marche, avec l'odeur d'un mauvais cigare en avant, un
-autre en arrière, un troisième dans la bouche.
-
-Je serais désolé que ce livre prît des allures maussades, des airs
-grognons, car ma disposition naturelle, dont je voudrais qu'il fût
-l'écho, est le plus souvent aimable--que l'on me pardonne cette
-apparence de fatuité--surtout quand on ne me contrarie pas. Je
-grognerai ailleurs, quand il faudra absolument que je grogne, et je note
-seulement en passant le tort fait aux habitants et aux promeneurs de
-Herne Hill, parce que les questions de droit de passage sont à l'ordre
-du jour et que, dans la plupart des cas, le _passage_ est le moindre du
-vieux _droit_ bien compris. Le droit devrait s'étendre à la jolie vue
-et au bon air.
-
-Je tiens aussi à faire remarquer que, bien que l'on ait toujours en
-Angleterre la Grande Charte à la bouche, il y a peu d'Anglais qui
-sachent que l'une de ses principales clauses est l'interdiction de
-trafiquer[10] de la loi. Or, il me semble que la loi anglaise pourrait
-conserver Banstead et autres terrains aux pauvres de l'Angleterre sans
-me faire payer, comme elle vient de le faire, deux mille cinq cents
-francs pour l'exécution temporaire de ce devoir d'ailleurs gratuit.
-
-Il me faudra revenir plus tard sur ces années d'enfance afin de combler
-quelques lacunes, mais je tiens à expliquer ici (ce qui pourra
-paraître un peu fastidieux) que lorsque j'ai dit que «dans le jardin
-de Herne Hill tous les fruits étaient défendus», j'ai simplement
-voulu dire: défendus en dehors de certaines circonstances, car les
-cueillettes de fruits, selon les saisons, étaient de véritables
-fêtes, et la défense maternelle, sous son apparente sévérité, avait
-de grands avantages: la pêche que ma mère me donnait quand elle était
-certaine qu'elle fût mûre à point, la tarte dont j'avais trié les
-cerises une à une, afin de m'assurer qu'elles étaient bien rouges de
-tous les côtés, avaient pour moi une saveur qu'elles n'auraient pas
-eue pour un enfant habitué à manger des fruits à sa fantaisie; mais
-le plaisir absolument pur, le vrai bonheur était de voir le verger en
-fleur; je préférais mille fois ses fleurs à ses fruits. Quant aux
-jouissances gastronomiques, pommes de terre bien rissolées, petits pois
-fondants, grosses fèves ayant juste le degré d'amertume voulu, et les
-bocaux de prunes de Damas ou de groseilles, pour le remplissage annuel
-desquels on comptait encore plus sur le fruitier que sur le jardinier,
-me paraissaient d'une importance mille fois supérieure à la douzaine
-de brugnons dont on me donnait quelques bribes, ou aux deux ou trois
-boisseaux de poires que l'on gardait pour l'hiver. Si bien que, de très
-bonne heure, mes réflexions sur les arbres m'avaient amené à la
-conclusion donnée cinquante ans plus tard dans _Proserpine_, à savoir
-que graines et fruits n'étaient là que pour les fleurs, et non pas les
-fleurs pour les fruits. C'étaient les perce-neige qui me donnaient ma
-première joie de l'année; la seconde, la plus intense, je la devais
-aux amandiers en fleur; à partir de ce moment, c'était chaque jour,
-dans le jardin ou dans les bois, des plaisirs variés, une suite
-ininterrompue de fleurs brillantes ou de feuilles rougissantes; et
-pendant de longues années, ce que j'ai demandé au Ciel avec le plus
-d'ardeur, c'est qu'à l'époque de la floraison la gelée épargnât les
-amandiers!
-
-
-[Note 3: Dans l'Histoire de Croydon, on remarque que ce nom a longtemps
-embarrassé les archéologues; on le retrouve souvent aux environs des
-anciens camps romains.]
-
-[Note 4: Ce dessin est encore au-dessus de la cheminée de ma chambre à
-coucher à Brantwood.]
-
-[Note 5: Comparer le 52e paragraphe du Chapitre III de la _Bible
-d'Amiens_.]
-
-[Note 6: Un nouveau printemps ravivera-t-il Les cendres de l'urne?]
-
-[Note 7: Cet éditeur étant devenu Lord Provost (maire) d'Édimbourg,
-reçut le titre de Baronet (Note du traducteur).]
-
-[Note 8: Cette expression dans _Fors_ a paru signifier à quelques
-lecteurs que ma mère m'avait rendu très évangéliquement religieux.
-Il n'en était rien. J'ai voulu dire simplement qu'elle avait posé les
-fondements de ma vie à venir, fondements pratiques aussi bien que
-spirituels. (Voir le paragraphe suivant.)]
-
-[Note 9: Remarquez que je parle ici de l'_action_, car en _pensée_ je
-n'étais que trop indépendant, comme on a pu le voir plus haut.]
-
-[Note 10: «To no one will We sell, to no one will We deny or defer,
-Right or Justice.»
-
-(On ne vendra, on ne refusera, on ne déniera à personne le droit ou la
-justice.)]
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-LES RIVES DE LA TAY
-
-
-Le lecteur a remarqué, je l'espère, que, dans mon récit, j'ai surtout
-insisté sur les circonstances favorables qui ont entouré l'enfant dont
-j'ai entrepris de raconter l'histoire, et sur la docilité, la
-tranquillité de son tempérament pourtant très impressionnable.
-
-Je ne lui ai attribué aucun talent, aucun don particulier; car, en
-réalité, il n'en possédait pas, en dehors de cette patience dans
-l'observation, de cette précision dans la sensation qui, plus tard,
-avec le travail, a constitué ma faculté d'analyse. En dehors de ces
-dispositions, je n'avais aucune de celles qui sont la condition du
-génie. Ma mémoire n'était que moyenne et je n'ai jamais vu un enfant
-plus incapable de jouer la comédie, ou de raconter une histoire;
-d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la
-chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.
-
-Mais je m'aperçois que, dans le récit qui précède, et que j'aurais
-voulu extrêmement modeste, je me vante assez sottement de mon goût
-pour la grande littérature comme si elle avait été exclusivement
-l'objet de mes premières études. J'aurais dû dire que l'_Iliade_ et
-ce qui était à ma portée dans la Genèse et dans l'Exode ne m'ont
-guère occupé avant l'âge de dix ans. Ma littérature de lait, si l'on
-peut dire, n'était pas toujours aussi austère. Je lisais la _Dame
-Wiggins of Lee_, _The Peacock at Home_ et autres contes pour les
-enfants, ou encore le _Frank_ et _Harry et Lucy_ de Miss Edgeworth, ou
-les _Dialogues scientifiques_ de Joyce. Les premières tentatives,
-marquant un mouvement quelconque des molécules de mon cerveau, sont six
-«poèmes» qui m'ont été inspirés par ces lectures; entre le
-quatrième et le cinquième, ma mère a écrit: janvier 1826. Cet
-opuscule, commencé au mois de septembre ou d'octobre 1826, a été
-terminé en janvier 1827. Il était écrit en caractères d'imprimerie:
-j'étais alors dans ma septième année. Je vois encore le petit cahier
-rouge réglé en bleu, et ses quarante ou cinquante pages écrites au
-crayon de chaque côté; le titre, qui a été assez exactement
-reproduit à la page suivante, était écrit à l'intérieur sur le cartonnage
-même. Des quatre volumes annoncés, il semble bien (selon une habitude
-à laquelle je suis resté fidèle jusqu'ici) que je n'en aie écrit
-qu'un seul. Sur les quarante pages, il y en avait deux consacrées aux
-«gravures», dont celle qui avait la prétention de représenter la
-«nouvelle route d'Harry». C'est, je crois, la première fois que j'aie
-essayé de dessiner une montagne. Le dernier paragraphe de ce premier
-volume me semble, pour différentes raisons, mériter d'être conservé.
-Je l'imprime tel que, avec ses interlignes et ses différents
-caractères.
-
-Quant à la ponctuation, nous la laisserons aux soins du lecteur. Les
-espaces, on voudra bien le remarquer, étaient destinés à égaliser
-les lignes, non que l'on y soit jamais arrivé; et les interlignes
-inégaux concourent au même effet.
-
-
-HARRY AND LUCY
-
-FIN
-
-DERNIÈRE PARTIE
-
-DE
-
-PREMIÈRES LEÇONS
-
-en quatre volumes
-
-vol I
-
-avec gravures
-
-IMPRIMÉ et composé par un petit garçon
-dessiné par lui aussi.
-
-
-[Figure 05]
-
-
-Harry savait très bien ce que c'était et continuait à dessiner mais
-Lucy l'appela bientôt pour lui montrer un gros nuage noir qui semblait
-chargé d'électricité. Harry courut chercher un appareil électrique
-que son père lui avait donné, et le nuage électrisa l'appareil au
-positif, puis vint un autre nuage qui l'électrisa au négatif, suivi de
-nuages plus petits; devant ce nuage s'élevait une grosse nuée de
-poussière qui courait après le nuage positif elle finit par prendre
-contact avec lui et quand l'autre nuage arriva on vit un éclair
-traverser la nuée sur laquelle le nuage négatif s'étendait et se
-dissolvait en pluie ce qui bientôt éclaircit le ciel. Le phénomène
-terminé Harry revenu de sa surprise se demanda comment il pouvait se
-faire qu'il y eût de l'électricité là où il y avait tant d'eau.
-Mais il aperçut bientôt un arc-en-ciel et là-dessus montait un
-brouillard où son imagination lui fit voir la silhouette d'une femme.
-Il pensa immédiatement à la sorcière des Alpes que l'on évoquait en
-prenant[11] un peu d'eau dans le creux de la main que l'on répandait en
-prononçant des paroles inintelligibles[12]. Et bien que ce ne fût
-qu'un conte Harry en fut impressionné lorsqu'il vit dans les nuages une
-forme qui y ressemblait.
-
-fin de Harry et Lucy.
-
-
-Les raisons que j'ai données, et qui m'ont décidé à réimprimer ce
-morceau qui était trop littéralement une «composition» sont: la
-première, que c'est un assez bon échantillon de mon orthographe à
-l'âge de sept ans; je dis assez bon, car il était rare que je fisse
-des fautes et qu'ici il y en a deux (tak_e_ing et unintellig_a_ble) que
-je ne peux m'expliquer que par la très grande hâte où j'étais de
-terminer mon volume; la seconde, que l'idée d'utiliser dans mon
-histoire des matériaux tirés à la fois des _Dialogues scientifiques_
-de Joyce[13] et du _Manfred_ de Byron est un exemple excellent du
-mélange bizarre que présentait mon cerveau et qu'il a conservé; ce
-qui fait que les lecteurs sottement entichés de science ont toujours
-tenu mes livres en suspicion parce qu'ils y rencontraient l'amour du
-beau, et que les lecteurs sottement épris d'esthétique ne les
-prenaient pas au sérieux parce qu'ils y rencontraient l'amour de la
-science; la troisième, enfin, que la méthode de tout point
-raisonnable, du jugement définitif, au nom de laquelle je demande au
-lecteur sensé d'excuser ces fragments incohérents, ne peut trouver une
-meilleure démonstration que dans le fait qu'à sept ans, aucune
-histoire, si séduisante qu'elle fût, ne pouvait faire d'impression
-sur Harry, tant qu'il n'avait pas vu--dans les nuages ou
-ailleurs--quelque chose qui y ressemblât. Des six poèmes, le premier
-célèbre une machine à vapeur et débute ainsi:
-
-
-When furious up from mines, the water pours
-And clears from rusty moisture ail the ores;[14]
-
-
-et le dernier, sur l'Arc-en-ciel, en vers blancs, non rimés en raison de
-son caractère didactique, est accompagné de réflexions sur
-l'ignorance et la légèreté de certains individus:
-
-
-But those that do not know about that light
-Reflect not on it; and in ail that light
-Not one of ail the colours do they know[15].
-
-
-L'année de mes sept ans accomplie, ma mère joignit une leçon de latin
-à la lecture de la Bible et régla définitivement les occupations que
-j'ai énumérées dans le chapitre précédent. Mais, ce qui m'étonne
-quand j'essaie pour mon propre plaisir, si ce n'est pour celui du
-lecteur, de mettre ces souvenirs au point, c'est de ne pas me rappeler
-comment se passait la matinée. Je sais seulement que je déjeunais dans
-la nursery et que lorsque Bridget, ma cousine de Croydon, était à la
-maison, nous nous querellions à qui aurait les parties les plus rôties
-du pain grillé. Ceci même doit être postérieur, car, à l'époque
-qui nous occupe, je ne devais pas être promu à l'honneur de manger du
-pain grillé. Je n'ai de souvenirs très précis sur les événements de
-la journée qu'à partir du moment où papa partait pour la Cité. Il
-prenait la diligence, et ma mère, après avoir rapidement donné ses
-ordres, m'appelait. Nous commencions nos leçons à neuf heures et demie
-par la lecture de la Bible, comme je l'ai dit plus haut, après quoi
-j'apprenais par cœur deux ou trois versets, plus un verset de
-paraphrase; et encore une déclinaison latine ou un temps de verbe et
-huit mots du vocabulaire de la grammaire latine d'Adam, la meilleure
-qu'il y ait jamais eu. Ceci fait, j'étais libre le reste de la
-journée. Pour l'arithmétique, elle fut salutairement remise à
-beaucoup plus tard; quant à la géographie, je l'appris très
-facilement moi-même à ma façon; mes notions d'histoire, je les ai
-puisées dans les _Contes racontés par un grand-père_, de Scott. Donc,
-vers midi, je descendais au jardin quand il faisait beau; quand il
-pleuvait, je passais le temps comme je pouvais. J'ai déjà parlé des
-fameux cubes de bois qui, dès que je pus me traînera quatre pattes,
-furent mes compagnons de tous les instants; et je suis impardonnable
-d'avoir oublié à quel généreux ami (je soupçonne fort ma tante de
-Croydon) je dus, un peu plus tard, un pont à deux arches, impeccable
-quant aux voussures, aux clefs de voûte, et à l'ajustement de la
-maçonnerie taillée en biseau et assemblée en queue d'aronde sur le
-modèle du pont Waterloo. Les cintres très bien faits, et une suite de
-marches en marqueterie qui descendaient jusqu'à la rivière, faisaient
-de ce petit modèle quelque chose de vraiment instructif; je ne me
-lassais pas de le bâtir, de le _dé_bâtir (il était trop bien établi
-pour qu'on pût le jeter bas, il fallait toujours le démonter) et de le
-rebâtir. Le plaisir que j'avais à faire et à refaire les mêmes
-choses, à lire et à relire les mêmes livres, a beaucoup contribué à
-développer cette faculté, qui m'a été si précieuse, d'aller au fond
-des choses.
-
-Quelques personnes diront certainement que ces joujoux, donnés par
-hasard, décidèrent de mon goût pour l'architecture; mais je n'ai
-jamais entendu parler d'un autre enfant si passionnément épris de ses
-bois de construction, si ce n'est le Frank de Miss Edgeworth. Il est
-vrai qu'à l'époque où nous vivons--âge d'universelle briqueterie
-s'il en fut--on ne donne plus aux enfants pour jouer de modestes
-morceaux de bois, mais des locomotives; et ces petits êtres sont
-toujours à prendre des billets, à monter et descendre aux stations
-sans jamais chercher à s'expliquer le principe du puff-puff! À quoi
-cela leur servirait-il d'ailleurs, à moins qu'ils ne puissent apprendre
-en même temps que jamais le principe du puff-puff ne remplacera celui
-de la vie? Moi, au contraire, avec _Harry et Lucy_ non seulement j'ai
-compris le système moteur du puff-puff, mais, grâce à mes briques de
-bois, je connus bientôt les lois de la stabilité en matière de tours
-et d'arceaux. J'étais aidé dans ces études par le goût passionné
-que j'avais de voir travailler des ouvriers; je pouvais rester des
-heures à regarder maçons, briquetiers, tailleurs de pierre, paveurs,
-quand ma bonne me permettait de m'arrêter pendant nos promenades;
-j'étais au comble du bonheur si, de la fenêtre de l'auberge ou de
-l'hôtel, quand nous voyagions, je pouvais voir des ouvriers travailler;
-la journée dans ce cas ne me paraissait jamais assez longue, je restais
-là des heures, en extase, et rien ne pouvait me distraire. Le plus
-souvent, au jardin, quand le temps le permettait, j'observais les
-habitudes des plantes, sans qu'il me vînt l'idée de les cultiver ou de
-les soigner; je n'aimais pas plus à m'occuper des fleurs que des
-oiseaux, des arbres, du ciel ou de la mer, mais je passais des heures à
-les regarder, à les fouiller. Sans la moindre curiosité morbide, mais
-avec une admiration étonnée, j'arrachais leurs pétales jusqu'à ce
-qu'elles m'eussent livré leurs secrets, du moins les secrets qui
-pouvaient intéresser un enfant; je faisais des collections de
-graines--elles me tenaient lieu de perles ou de billes--sans qu'il me
-vînt jamais la pensée de les semer. Un vieux jardinier venait une fois
-par semaine ratisser les allées, enlever les mauvaises herbes; je
-n'aurais pas mieux demandé que de l'aider, mais je fus découragé et
-humilié un jour où, sans rien dire, je le vis revenir sur les endroits
-déjà nettoyés par moi. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était
-de creuser des trous, forme de jardinage qui, hélas! n'avait pas
-l'approbation maternelle. Alors, tout naturellement, je retombais
-dans mes habitudes de contemplation; à neuf ans, je commençai
-un poème intitulé _Eudosia_--d'où me venait ce nom, que me
-représentait-il?--poème _sur l'Univers_. Une ou deux strophes qui
-rappellent le début à la fois de mon _Deucalion_ et de ma _Proserpine_
-ne seront peut-être pas déplacées au milieu de ces graves souvenirs,
-d'autant que j'en puis donner la date exacte: 28 septembre 1828. Le
-«livre Premier» commence ainsi:
-
-
-When first the wrath of heaven o'erwhelmed the world,
-And o'er the rocks, and hills, and mountains, hurl'd
-The waters' gathering mass; and sea o'er shore--
-Then mountains fell, and vales, unknown before,
-Lay where they were. Far different was the Earth
-When first the flood came down, than at its second birth.
-Now for its produce!--Queen of flowers, O rose,
-From whose fair colored leaves such odor flows,
-Thou must now be before thy subjects named,
-Both for thy beauty and thy sweetness famed.
-Thou art the flower of England, and the flow'r
-Of Beauty too--of Venus odrous bower.
-And thou wilt often shed sweet odors round,
-And often stooping, hide thy head on ground[16].
-And then the lily, towering up so proud,
-And raising its gay head among the various crowd,
-There the black spots upon a scarlet ground,
-And there the taper-pointed leaves are found[17].
-
-
-En 220 vers de cette valeur, le premier livre s'élève de la rose au
-chêne. Le second débute--à ma grande surprise et contrairement à
-toutes mes habitudes--par une apostrophe extatique à quelque chose que
-je n'avais jamais vu:
-
-
-I sing the Pine, which clothes high Switzer's head,
-And high enthroned, grows on a rocky bed,
-On gulphs so deep, on cliffs that are so high,
-He that would dare to climb them, dares to die[18].
-
-
-Mon enthousiasme ne se soutint pas longtemps; après une description de
-la descente de l'Alpnach, imitée de _Harry et Lucy_, en 76 vers, je
-m'arrête court. À l'autre bout et à l'envers du cahier, je fais
-observer que le «cristal de roche est entouré d'actinolithe, d'axinite
-et d'épidote au Bourg d'Oisans en Dauphiné». Mais les méditations au
-jardin ne cessèrent pas, et qui pourrait dire si ces heures de rêverie
-m'ont été profitables ou si ce fut un temps absolument perdu? En tout
-cas, il ne fut pas perdu pour mon agrément. Le bonheur que j'y trouvais
-rendait toutes les autres occupations du dehors insipides. Le lecteur
-pourra bien trouver que ces rêveries improductives eussent pu
-facilement, si ma mère l'eût voulu, servir de base à de sérieuses
-connaissances botaniques. Mais s'il y avait alors des livres de
-géologie et de minéralogie à ma portée, les livres de botanique--et
-on a fait peu de progrès à cet égard depuis--étaient tous plus ardus
-encore que la grammaire latine. Je me bornai à la minéralogie et, en
-fin de compte, je crois que le temps passé au jardin n'aurait pas pu
-être mieux employé, si ce n'est peut-être en sarclant les mauvaises
-herbes.
-
-À six heures, le point sur l'aiguille, je prenais le thé avec mon
-père et ma mère dans le salon, ou plutôt dans ma niche d'où il
-m'était défendu de sortir sous aucun prétexte. J'ai déjà parlé de
-ce petit recoin à côté la cheminée, bien éclairé par une fenêtre
-latérale en été, par la lampe de la cheminée en hiver, près du feu,
-sans en être gêné et à l'abri de tout courant d'air.
-
-Une grande table à écrire, placée devant moi, m'enfermait; on y
-posait mon assiette, ma tasse, et les livres avec lesquels je m'amusais.
-Quand il avait pris son thé, mon père faisait la lecture à ma mère,
-sans se préoccuper de moi. J'écoutais ou je lisais pour mon compte.
-Mon père nous lut ainsi, et plus d'une fois, toutes les comédies de
-Shakespeare, ses drames historiques, tout Walter Scott et _Don
-Quichotte_, dont il raffolait. J'en riais alors aux larmes; aujourd'hui
-c'est pour moi un des livres les plus tristes et même, par endroits,
-les plus choquants. Mon père était un merveilleux lecteur; vers et
-prose: Shakespeare, Pope, Spenser, Byron et Scott, comme Goldsmith,
-Addison et Johnson. Pour la poésie plus légère, il manquait
-peut-être de la finesse d'oreille, de la subtilité nécessaire; mais
-le sentiment qu'il avait de la vigueur et de la sagesse d'une expression
-juste, de la puissance des syllabes bien ordonnancées, donnait a sa
-manière déliré _Hamlet, Lear, Cæsar_ ou _Marmion_ une justesse et
-une grandeur harmonieuses; il n'avait, par contre, aucune idée de la
-manière dont on doit moduler le refrain d'une ballade, et la
-préciosité des sentiments exprimés l'agaçait. Ce qu'il aimait avant
-tout, dans les œuvres, c'était la volonté, une volonté héroïque et
-une haute raison; il ne tolérait pas l'amour morbide de la souffrance
-et n'aurait jamais lu pour son plaisir ou pour mon instruction des
-ballades comme _Burd Helen_, les _Twa Corbies_ ou autres poèmes ou
-contes dont tout l'intérêt repose sur un amour sans espoir ou une mort
-stérile.
-
-Mais une pure et noble douleur vint bientôt mêler sa note grave aux
-accents joyeux de ces jours de bonheur; musique suave, magnifique comme
-un beau chant de cathédrale. Ceci m'oblige à revenir en arrière à
-parler de choses qui m'ont été contées et dont cependant certaines
-sont aussi précises que si je les avais vues de mes yeux.
-
-C'est aux environs de 1780 que ma grand'mère, Catherine Tweedale, se
-fit enlever par mon grand-père paternel; elle n'avait pas encore seize
-ans; ma tante Jessie, l'unique sœur de mon père, était née l'année
-suivante. Quelques semaines après cet événement, un ami entrant à
-l'improviste dans la chambre de ma grand'mère l'avait surprise dansant
-le branle à trois avec deux chaises comme partenaires, n'ayant pas, sur
-l'heure, trouvé d'autre moyen d'exprimer qu'elle trouvait la vie
-délicieuse et toute pleine de bénédictions et de promesses.
-
-Elles ne se réalisèrent pas toutes par la suite; tante Jessie, une
-délicieuse créature, aux yeux noirs, les beaux yeux des Highlands,
-profondément pieuse, douce et résignée (le Destin, hélas! lui fut
-souvent contraire) épousa un tanneur de Perth quelque peu rude, mais
-dont les affaires étaient assez prospères. Lorsque je les vis pour la
-première fois, ma tante et mon oncle le tanneur habitaient une maison
-carrée, en pierre grise, dans un faubourg de Perth non loin du pont; le
-jardin descendait en pente rapide jusqu'à la Tay qui tourbillonnait,
-profonde et claire, autour des marches où les servantes venaient
-remplir leurs seaux.
-
-Un de mes correspondants abusé s'est plaint dans _Fors_ de la mauvaise
-habitude que j'avais de railler les gens qui n'ont point d'ancêtres. Je
-proteste là contre, bien que je me sente, il est vrai, toujours un peu
-gêné quand j'ai à parler de mon oncle le boulanger ou de mon oncle le
-tanneur. Mes lecteurs peuvent m'en croire quand j'affirme--évoquant
-aujourd'hui les rêves faits jadis sous le toit de l'honnête boulanger
-de Market Street à Croydon, ou chez Pierre, et non Simon, le tanneur,
-dans la petite maison du bord de la rivière--que je n'échangerais pas
-ces rêves et encore moins les tendres réalités de ces jours de mon
-enfance pour ceux des plus beaux seigneurs ou des plus grandes dames
-ayant pour théâtres des halls somptueux, de beaux gazons, des lacs, au
-milieu de parcs ombreux et profonds comme des forêts.
-
-Les belles pelouses, les lacs ne manquaient pas dans le North-Inch de
-Perth, et les remous de la Tay s'attardant devant Rose Terrace faisaient
-mes délices; c'est là que nous habitions (après la mort de mon oncle,
-enlevé rapidement par une attaque d'apoplexie) dans le calme des beaux
-jours d'été écossais avec ma tante devenue veuve et ma petite cousine
-Jessie, l'heureuse petite Jessie de six, sept, huit et neuf ans, la
-petite Jessie aux yeux de velours noir, profondément noirs[19].
-
-Jessie avait non seulement les yeux de sa mère, elle avait sa piété;
-et le dimanche soir, elle et moi, nous passions une sorte d'examen sur
-les Écritures. C'était à qui répondrait le mieux et nous étions
-fiers comme des paons, quand les frères aînés de Jessie et sa sœur
-Marie étaient «recalés», et que Jessie ou moi étions «dux», ce
-qui arrivait presque toujours. Nous avions décidé de nous marier...
-dès que nous serions un peu plus âgés, il ne nous venait pas à
-l'idée de dire plus raisonnables.
-
-Le hasard avait voulu que la bonne à tout faire dans la maison de Rose
-Terrace fût une très vieille «Mause» qui avait été servante chez
-mon grand-père à Édimbourg, un vrai type, le portrait frappant de la
-Mause des _Puritains d'Écosse_[20], avec peut-être une foi plus
-patiente encore, plus solennelle et plus intrépide; foi passée au
-crible, de souffrances sans nom; car Mause avait cruellement souffert
-dans sa jeunesse, souffert de la faim, au point de ramasser des croûtes
-de pain et des os dans les tas d'ordures. Aussi, pour elle, voir gâcher
-le plus petit atome de nourriture, c'était un crime impardonnable,
-comparable au blasphème. «Oh, Miss Margaret! s'écria-t-elle avec
-indignation en voyant ma mère jeter par la fenêtre quelques miettes de
-pain restées sur une assiette, j'aimerais mieux recevoir un coup de
-poing!» Elle faisait son dîner de tout ce que les autres servantes
-laissaient, souvent de pelures de pommes de terre, ayant donné son
-propre repas au premier pauvre venu; et elle restait debout pendant tout
-l'office--bien qu'âgée d'au moins soixante-dix ans et très faible
-quand je la connus--lorsqu'elle avait pu décider quelque dévoyé,
-rencontré dans la rue, à prendre sa place à l'église. Peut-être sa
-vieille figure parcheminée--figée dans une expression de résolution
-et de patience, qui ne savait pas sourire, et dont le sourcil froncé
-nous faisait trembler, Jessie et moi, lorsque nous osions redemander de
-la crème pour notre porridge, ou que, le dimanche, nous faisions trop
-de bruit--est-elle en partie responsable de mon tant soit peu de
-prévention contre la religion évangélique, prévention dont on
-retrouve la trace, je l'avoue, dans mes derniers ouvrages; mais je ne
-pourrai jamais être assez reconnaissant envers la Providence d'avoir pu
-voir dans notre «vieille Mause» l'esprit puritain écossais dans toute
-sa foi et toute sa vigueur, et d'avoir été par conséquent à même de
-tracer l'action de cet esprit dans la politique réformatrice de
-l'Église avec le respect et l'honneur qui lui sont dus.
-
-Ma tante, vraie prêtresse de Dodone[21] dans les Highlands, si tant est
-qu'il y en ait jamais eu, était de nature infiniment plus douce;
-néanmoins, je n'osais l'approcher qu'à distance respectueuse. Elle ne
-s'était jamais consolée de la mort de trois petits enfants qu'elle
-avait perdus. Le petit Pierre, surtout, était la pierre angulaire de
-son édifice, l'amour sur lequel s'échafaudaient toutes ses autres
-tendresses. Il lui avait été enlevé si rapidement, d'une tumeur
-blanche au genou! L'enfant souffrait beaucoup, et il allait toujours
-s'affaiblissant, mais il restait obéissant, tendre et doux. Un jour que
-sa mère voulait lui faire prendre quelques gouttes de porto et qu'elle
-l'avait pris sur ses genoux, comme elle approchait le verre de ses
-lèvres: «Pas maintenant, maman, fit-il, dans une minute,» et,
-appuyant sa tête sur l'épaule maternelle, il avait poussé un grand
-soupir et était mort. Puis ç'avait été le tour de Catherine; et
-celui de ...... j'oublie le nom de l'autre petite fille; je ne les ai
-connues ni l'une ni l'autre, mais ma mère m'en a souvent parlé;
-Catherine était sa préférée. Un soir que ma tante, après une
-conversation sérieuse avec son mari sur l'éducation de leurs deux
-enfants, s'était couchée, elle fut quelque temps avant de pouvoir
-s'endormir et, comme elle s'agitait dans son lit, elle vit tout à coup
-la porte de sa chambre s'ouvrir et deux bêches entrer et se poser au
-pied de son lit. Les deux enfants mouraient quelques jours plus tard; je
-dis quelques jours, car je ne suis pas sûr de me rappeler exactement
-les paroles de ma mère.
-
-À l'époque où nous allions à Perth, il y avait encore Marie, la
-fille aînée, qui était chargée de surveiller les enfants quand la
-vieille Mause était trop occupée; James, John, William et Andrew (je
-ne sais plus qui était le parrain de William, le seul des garçons qui
-n'eût pas un nom d'apôtre). Ils étaient d'ailleurs tous au collège
-ou à l'Université. William et Andrew, quand ils étaient à la maison,
-ne songeaient qu'à nous taquiner, Jessie et moi, et ils mangeaient les
-plus belles poires. Quant aux grands, on ne les voyait jamais. Les
-petites filles et moi nous nous amusions à notre manière, qui était
-toujours tranquille, soit dans le North-Inch, soit sur les bords du
-Lead, un bras de la Tay qui, passant devant Rose Terrace, faisait
-tourner un moulin, et que, depuis, on a comblé. Alors, il était
-délicieux et ses eaux cristallines étaient un trésor de diamants,
-pour nous autres enfants. Mary avait alors près de douze ans; c'était
-une blonde aux yeux bleus, presque jolie; sa piété très fervente
-n'était point aussi agissante que celle de Jessie.
-
-Mon père, le plus souvent, profitait de notre séjour à Perth pour
-faire des excursions en Écosse et, chose étrange, ma mère elle-même
-n'était plus à Rose Terrace qu'un personnage de second plan. Je ne
-m'explique pas pourquoi elle sortait si peu avec nous; elle et ma tante
-conservaient, en dépit de tout, leurs habitudes retirées. Mary, Jessie
-et moi avions la permission de faire tout ce que nous voulions dans le
-North Inch; je ne travaillais pas pendant ces séjours à Perth, en
-dehors des concours pieux du dimanche.
-
-Si le hasard avait voulu qu'il se fût trouvé là quelqu'un en état de
-me donner des notions de botanique ou de minéralogie, quelle chance
-c'eût été pour moi; mais les choses étant ce qu'elles étaient, je
-passais mes journées un peu comme les chardons et les tanaisies du
-rivage, à regarder l'eau courir; d'étranges inquiétudes me venaient,
-devant les remous de la Tay, où l'eau passait du brun au bleu presque
-noir, et devant les précipices de Kinnoull; horreur sacrée créée en
-partie par mon imagination, mais aussi par les airs mystérieux que
-prenaient les servantes quand nous gravissions le chemin de Kinnoull et
-que je voulais rester en arrière, pour regarder la petite source de
-cristal de Bower's Well.
-
-«Vous dites pourtant que vous n'aviez peur de rien», m'écrit un ami
-qui s'inquiète, et qui ne voudrait pas que la véracité de ces
-souvenirs pût être mise en doute. En effet, j'ai dit que je n'avais
-peur ni des revenants, ni du tonnerre, ni des animaux, entendant par là
-les choses qui habituellement font la terreur des enfants. Mais chaque
-jour, la vie m'apprenait qu'il est raisonnable d'avoir peur; sans cela,
-comment aurais-je pu, dans les pages qui précèdent, me présenter
-comme la personne la plus sensée que je connaisse? C'est ainsi que
-jamais il ne m'est arrivé, même en ces années d'insouciance funeste,
-de passer sans ressentir quelque émoi devant les tourbillons noirs, que
-ne trouble aucun flocon d'écume, où la Tay se recueille, semblable à
-Méduse[22], et je ne dis pas non plus que je me promènerais dans un
-cimetière la nuit (ni même le jour) comme si ses pierres tumulaires
-n'étaient que des pavés mis debout. Tout au contraire. Mais il est
-très important, afin que le lecteur n'ait aucune inquiétude au sujet
-de certains de mes écrits qui ont paru extra-sensitifs et émotifs,
-qu'il sache bien que je n'ai jamais été sujet à me créer des
-fantômes, à me faire des illusions, peut-être devrais-je dire avec
-regret que je n'en ai jamais été capable et que je n'ai jamais été
-sujet non plus à avoir les nerfs ébranlés par la surprise. Lorsque
-j'avais cinq ans, nous avions à Herne Hill un gros terre-neuve que
-j'aimais beaucoup. Revenant de voyage, un été, ma première pensée
-fut de courir dire bonjour à Lion. Ma mère me laissa aller à
-l'écurie avec notre unique domestique mâle, Thomas, lui recommandant
-bien de ne pas me laisser approcher du chien qui était à la chaîne.
-Thomas, pour plus de sûreté, me prit dans ses bras. Lion, qui mangeait
-sa pâtée, ne fit pas la moindre attention à nous; je demandai alors
-la permission de le caresser. Cet imbécile de Thomas se baissa pour que
-je pusse toucher le chien qui se jeta sur moi, m'enlevant un morceau de
-la lèvre. On me remonta par l'escalier de service, saignant abondamment
-mais nullement effrayé, et n'ayant qu'une crainte, c'est qu'on ne se
-débarrassât de Lion. Il fallut en effet s'en séparer, mais ma mère
-ne renvoya pas Thomas, elle lui pardonna car elle savait à quel point
-il regrettait sa maladresse qu'elle se trouvait d'ailleurs seule à
-blâmer dans la circonstance. La morsure du chien a laissé une trace
-qui ne s'est jamais effacée, déformant la bouche (alors réellement
-jolie), mais la blessure fut vite cicatrisée. Je me souviens que les
-derniers mots que je prononçai, avant d'être réduit par le Dr Aveline
-à un silence qui devait durer quelques jours, furent ceux-ci: «Maman,
-si je ne peux pas parler, je peux jouer du violon». On ne fut pas de
-cet avis à la maison, et je ne fis aucun progrès sur cet instrument,
-digne pourtant de mon génie. Cet accident ne diminua en rien mon amour
-pour les chiens, et jamais ils ne m'inspirèrent la moindre crainte.
-
-Je ne sais si je courus un vrai danger dans cette même écurie un jour
-où, me trouvant seul, je tombai la tête la première dans une grande
-cuve pleine d'eau qui servait à l'arrosage du jardin; j'aurais été en
-assez mauvaise posture si je ne m'étais servi du petit arrosoir que je
-tenais à la main pour toucher le fond et me donner un bon élan; après
-quoi, de la main gauche, je saisis le bord de la cuve. Cet exploit me
-valut, après coup, de grands éloges; on vanta ma présence d'esprit,
-ma décision. En songeant aux rares occasions où j'ai eu à faire
-preuve de sang-froid, je constate que j'ai toujours trouvé ma tête
-lucide quand j'en ai eu besoin, et que je suis beaucoup plus exposé à
-me laisser troubler par un accès d'admiration soudain que par un danger
-imprévu.
-
-Les sombres profondeurs de la Tay, point de départ de ce petit accès
-de vantardise, se trouvaient sous la rive escarpée, à l'extrémité du
-North-Inch. Nous prenions rarement le sentier qui les côtoie, si ce
-n'est au temps de la moisson, quand, pour nous amuser, nous allions
-glaner dans les champs. Au retour, Jessie et moi nous écrasions le
-grain des épis dans le moulin à poivre de la cuisine et nous en
-faisions des gâteaux au poivre qui n'auraient certainement pas trouvé
-d'acheteurs.
-
-Si minutieux que puissent paraître ces détails, je m'élève avec
-toute l'indignation que permettent les bonnes manières contre
-l'imputation de partialité pour ces souvenirs. Ils ne me plaisent pas
-seulement parce qu'ils sont de ma jeunesse. Cependant, j'hésite a
-enregistrer comme une vérité établie l'impression que je garde de mes
-courses à travers champs avec Jessie à la suite des glaneurs: à
-savoir que les gerbes d'Écosse sont plus dorées que celles de tous les
-autres pays du monde et qu'il n'y a nulle part des moissons qui font
-plus songer au «froment du Ciel» que celles de Strath-Tay et de
-Strath-Earn.
-
-
-[Note 11: Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant _takeing_
-pour taking (prenant). Note du traducteur.]
-
-[Note 12: Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant
-_unintelligable_ pour _unintelligible_ (inintelligible). Note du
-traducteur.]
-
-[Note 13: Le passage original est comme suit, vol. VI, édit. 1821, p.
-138:
-
-«Le Dr Franklin parle d'un phénomène très remarquable que Mr Wilke,
-le célèbre électricien, a eu l'occasion d'observer. Le 20 juillet
-1758, à trois heures de l'après-midi, il remarqua un gros nuage de
-poussière qui s'élevait de terre; ce nuage couvrait la plaine et une
-partie de la ville qu'il habitait alors. Il n'y avait pas un souffle
-de vent et la poussière flottait doucement vers l'est, où l'on
-apercevait une nuée noire qui impressionnait, très nettement, son
-appareil électrique dans le sens positif. Cette nuée se dirigeait vers
-l'ouest, le nuage de poussière la suivit et continua de monter plus
-haut, toujours plus haut, jusqu'à former une épaisse colonne ayant la
-forme d'un pain de sucre, qui, à la fin, sembla prendre contact avec la
-nuée. À quelque distance, venait un autre gros nuage, suivi de plus
-petits, qui électrisa son appareil au négatif; lorsque ces nuages se
-trouvèrent en contact avec le nuage positif, on vit un éclair
-traverser le nuage de poussière; après quoi les nuages négatifs
-couvrirent le ciel et se fondirent en pluie, ce qui éclaircit
-l'atmosphère.»]
-
-[Note 14: Quand furieuse, venant des mines, l'eau s'échappe
-Et débarrasse de ses scories le minerai.]
-
-[Note 15: Mais ceux qui ne connaissent pas cette lumière
-N'y songent pas; et dans toute cette lueur
-Ils ne distinguent pas une seule couleur.]
-
-[Note 16: Étrange manière, par besoin de la rime, de dire que
-les roses sont souvent trop lourdes pour leurs tiges.]
-
-[Note 17: Quand les colères du ciel envahirent le monde,
-Que rochers, collines, montagnes furent emportés
-Par les eaux montantes, que les mers débordèrent--
-Alors les montagnes croulèrent et des vallées, inconnues
-[jusqu'ici,]
-Prirent leur place. Combien différente la Terre
-À cette seconde naissance, lorsque les flots se retirèrent.
-Maintenant passons à ses produits! Toi, reine des fleurs, ô rose!
-Dont les pétales tendrement colorés répandent un si suave
-[parfum.]
-Il faut te nommer devant tes sujets,
-Pour ta beauté, pour ta douceur si connues.
-Tu es à la fois la fleur de l'Angleterre et la fleur
-De la beauté--celle du berceau embaumé de Vénus.
-Tu verseras tes parfums alentour,
-Et parfois te baissant, tu cacheras ton visage contre terre.
-Puis c'est le lis, qui se dresse si fier
-Au-dessus de la foule bariolée,
-Ici pointillé de noir sur un fond écarlate
-Au milieu de ses feuilles acuminées.]
-
-[Note 18: Je chante le Pin qui couronne la cime du pays suisse,
-Et souverainement s'élève sur son lit de rochers,
-Au-dessus de gouffres profonds, de falaises si hautes
-Que celui qui tenterait de les franchir défierait la mort.]
-
-[Note 19: Par opposition avec les yeux dont l'iris seul est
-noir, ce qui les fait ressembler à des cerises noires.]
-
-[Note 20: Rien ne prouve mieux la dégénérescence du puritanisme
-moderne que l'incapacité où il est de comprendre les admirables
-portraits que Scott nous a laissés des Covenantaires. Rien que dans
-_les Puritains_, il y en a quatre d'absolument parfaits: le plus
-typique, Elspeth, pure et sublime; le second, Ephraïm Macbriar, qui met
-en lumière le côté le plus connu du caractère: l'exagération et la
-folie ascétique; le troisième, Mause, si vivant, qui prête un peu à
-rire, mais qui est si absolument sincère et pur. Enfin le dernier,
-Balfour, d'un si puissant intérêt, où se révèle la foi puritaine
-dans toute sa sincérité, greffée sur une disposition naturellement
-cruelle et basse. Si l'on ajoute à ces quatre portraits, dans ce seul
-roman, ceux du _Heart of Midlothian_ et ceux de Nicol Jarvie et d'Andrew
-Fairservice dans _Rob Roy_, on aura une série d'analyses théologiques
-qui dépassent de beaucoup en portée philosophique tout ce qui a jamais
-été écrit, à ma connaissance, à n'importe quelle époque.]
-
-[Note 21: Dodone, en Epire, sanctuaire de Zeus dont les prêtresses
-étaient appelées: πελείαδες; (colombes) (Note du traducteur).]
-
-[Note 22: Je me représente toujours la Tay comme une déesse et la
-Greta comme une nymphe.]
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-SOUS DE NOUVEAUX MAÎTRES
-
-
-Vers l'âge de huit ou neuf ans, je fus assez gravement malade, à
-Dunkeld. Je ne sais si cette fièvre mit mes jours en danger, mais je
-sais qu'elle me causa des malaises insupportables. Je me mis au lit au
-retour d'une longue promenade pendant laquelle j'avais cueilli quantité
-de digitales que je m'amusais à effeuiller pour prendre les graines et
-les examiner. On crut d'abord que je m'étais empoisonné, ce qui était
-absurde; néanmoins l'impression que me faisaient les tourbillons de la
-rivière s'étendit aux clairières tapissées de digitales pourpres.
-C'est vers cette époque que ma cousine Jessie mourut. J'eus beaucoup de
-chagrin; moins à cause de ce qu'une affection d'enfance peut avoir de
-force que parce que je sentais que les jours de bonheur suprême à
-Perth ne reviendraient plus jamais, puisque Jessie n'était plus.
-
-Avant que sa maladie n'eût pris une tournure inquiétante, avant même,
-je crois, qu'elle ne se fût déclarée, ma tante avait eu un de ses
-rêves prophétiques dont l'interprétation ne pouvait être plus
-claire--vision si claire, en tout cas, qu'il était impossible de ne pas
-comprendre. Ma tante s'apprêtait à traverser à gué une rivière aux
-eaux sombres, lorsque la petite Jessie la rejoignit en courant et, la
-dépassant, passa la première. Ma tante la suivit. Une fois de l'autre
-côté, se retournant, elle aperçut à quelque distance la vieille
-Mause. Quelques jours plus tard, Jessie tombait malade et mourait; une
-année après, c'était le tour de ma tante, puis, deux ou trois ans
-plus tard, celui de Mause qui, n'ayant plus rien à faire en ce monde,
-maintenant que sa maîtresse et Jessie n'étaient plus là, pensa que le
-mieux était d'aller les retrouver.
-
-J'étais à Plymouth avec mon père et ma mère lors de la mort de ma
-tante. Je me souviens que, ce jour-là, j'avais joué sur la petite
-colline qui, du côté est de la ville, domine le port et la jetée. En
-rentrant, je trouvai mon père qui sanglotait; c'était la première
-fois que je le voyais ainsi.
-
-Sans doute, cette mort de ma tante me causait de la peine, mais à cette
-époque (et pendant de longues années encore) je vivais surtout dans le
-présent, comme un petit animal, et je me souviens que le sentiment qui
-dominait en moi, c'était l'ennui, étant à Plymouth, de passer une
-soirée si pénible!
-
-Ce fut la fin de nos séjours en Écosse. Mary, la seule cousine qui me
-restât, vint vivre avec nous. Elle avait quatorze ans alors, et moi
-dix.
-
-Les heureux jours de Perth se terminent donc avec la première décade
-de ma vie. Mary était une assez jolie fillette aux yeux bleus, un peu
-lourde, très bonne, très affectueuse et très douce. Elle n'avait pas
-des moyens exceptionnels, mais beaucoup de bon sens, des principes, de
-la piété et une grande égalité d'humeur, sans rien, il est vrai, de
-cette grâce, de cette fantaisie qui font le charme des jeunes filles.
-
-L'harmonie familiale se trouva, grâce à elle, enrichie d'une aimable
-teinte neutre, rien de plus. Mary lisait la Bible avec ma mère et moi,
-le matin, et, dans l'après-midi, elle allait comme externe dans une
-pension du voisinage. En voyage, elle jouait auprès de moi un rôle de
-demi-institutrice. On nous permettait de sortir ensemble sans bonne,
-mais, le plus souvent, nous emmenions la vieille Anne; nous trouvions
-cela plus amusant.
-
-Il était maintenant d'une certaine importance de faire un choix, de
-décider à quelle église j'irais, le dimanche matin. Mon père, dont
-la santé demandait des ménagements, ne pouvait assister au très long
-office de l'église d'Angleterre et, ma mère étant très protestante,
-le plus souvent mon père se résignait à nous accompagner à la
-chapelle de Beresford, à Walworth, où le Rév. Dr Andrews faisait tous
-les dimanches un sermon ingénieux, quelque peu exagéré et
-grandiloquent, mais qui ne l'ennuyait pas; on lisait les prières de
-l'office anglican, abrégées, et, vu notre haute situation sociale,
-nous étions autorisés, au grand scandale des membres plus zélés de
-l'assistance, à n'arriver que quand ces prières étaient à moitié
-dites. Dans l'après-midi, Mary et moi rédigions un court résumé de
-l'office. Ce n'était point obligatoire, mais Mary le faisait par esprit
-de devoir, et moi pour montrer que je pouvais le faire et le bien faire.
-Jamais nous ne retournions à l'église dans la journée ni le soir. Je
-me souviens encore d'avoir été tout à fait abasourdi--comme d'une
-vision annonçant le Jugement Dernier--en entrant, un an ou deux plus
-tard, pour la première fois, dans une église éclairée, le soir.
-
-Pas de prières en commun à la maison, ce qui n'empêchait pas ma mère
-de veiller sur ses servantes avec sollicitude; elle en avait très soin,
-ce qui n'est pas toujours le cas dans les maisons les plus
-religieusement démonstratives. Elle les aimait jeunes, et les
-choisissait de préférence sortant de familles à elle connues. C'est
-ainsi que nous avons eu des séries de sœurs et jamais une mauvaise
-domestique.
-
-Le dimanche soir, mon père nous lisait quelque sermon de Blair ou,
-parfois, nous avions à dîner un employé de la maison ou un client.
-Dans ce cas-là, la conversation, par politesse sans doute, roulait
-toujours sur les vins en général, et le sherry en particulier.
-
-Mary et moi, nous passions la soirée du dimanche comme nous pouvions
-avec le _Pilgrim's Progress_, la _Holy War_ de Bunyan, les _Emblems_ de
-Quarles, le _Book of Martyrs_ de Foxe, la _Lady of the Manor_, livre
-terrifiant pour moi, plein d'histoires de jeunes personnes dépravées
-qui, après avoir été au bal, étaient incontinent emportées par une
-maladie, et _Henry Milner_, de Mrs Sherwood, le _Youth' Magazine_,
-_Alfred Campbell_, the _Young Pilgrim_, et encore, concession à la
-dureté de nos cœurs, la _Natural History_ de Bingley. Personne de nous
-ne se souciait de chanter des cantiques ou des psaumes, en tant que
-cantiques ou psaumes, et nous étions trop honnêtes pour les chanter
-simplement pour la musique qui, d'ailleurs, ne nous semblait pas
-divertissante. Mon père et ma mère, tout en témoignant au Dr Andrews
-leur intérêt pour ses œuvres sous forme de chèques et, à Noël,
-leur admiration pour ses sermons et la pureté de sa doctrine sous la
-forme de dindes et de boîtes de raisins secs, n'avaient jamais essayé
-d'entrer en relations avec leur pasteur et ne se souciaient pas du tout
-que, au cours de visites pastorales, on vînt s'enquérir de l'état
-leur âme. Néanmoins, Mary et moi nous subissions son charme, même à
-distance, et souvent nous nous promenions de long en large avec Anne sur
-la route de Walworth dans l'espoir de le voir passer. Un jour, grâce
-spéciale de la Providence, nous le croisâmes; très pressé, et se
-heurtant contre moi, il faillit se jeter par terre. Anne, tandis qu'il
-se remettait de son émotion, lui fit une profonde révérence; sur quoi
-il s'arrêta, demanda qui nous étions et se montra des plus gracieux.
-Nous rentrâmes à la maison fort surexcités, annonçant à ma mère,
-qui ne manifesta pas un grand enthousiasme, que le docteur viendrait
-nous voir un de ces jours. C'est ainsi que cette bienheureuse relation
-s'établit. Je pouvais avoir onze ou douze ans. Miss Andrews, la sœur
-aînée de «The Angel in the House», était une jeune fille de
-dix-sept ans, extrêmement jolie; elle chantait _Tambourgi,
-Tambourgi_[23] avec beaucoup d'entrain et une voix magnifique; au temps
-des mûres, elle venait en cueillir avec nous sur les haies de Norwood,
-et ses visites me laissaient sous l'impression que les jeunes filles
-sont des êtres incompréhensibles mais étrangement séduisants.
-
-La sympathie que j'éprouvais pour le docteur et la réputation de fin
-lettré qu'il avait (à Walworth) décidèrent mon père à lui demander
-de me donner quelques notions de grec. Le docteur, on s'en aperçut plus
-tard, ne savait pas beaucoup plus de grec que l'alphabet et les
-déclinaisons, mais il savait en tracer fort joliment les caractères et
-son oreille était très sensible au rythme. Nous commençâmes par les
-odes d'Anacréon, qu'il me fit scander ainsi que mon Virgile avec une
-extrême précision. De temps en temps, pour me reposer, il me récitait
-des passages de Shakespeare qu'il disait avec force et justesse. Le
-mètre anacréontique m'enchantait aussi bien que l'inspiration.
-J'appris la moitié des odes par cœur pour mon plaisir; et je sus
-ainsi, ce qui m'a été utile plus tard lorsque j'ai étudié l'art
-grec, que les Grecs aimaient les tourterelles, les hirondelles et les
-roses, autant que moi.
-
-Dans l'intervalle de ces leçons qui ne me surmenaient pas, je m'amusais
-à écrire de méchants vers, à dessiner des cartes ou à copier les
-illustrations, par Cruikshank, _des Contes de Fées_ de Grimm, ce que je
-faisais avec une exactitude qui paraît extraordinaire à bien des gens.
-Le bonheur a voulu qu'une de ces copies, faite lorsque j'avais onze ou
-douze ans, ait été conservée. Quant à moi, je n'ai jamais vu travail
-d'enfant qui témoigne d'aussi peu d'originalité. J'étais incapable,
-littéralement, de dessiner quoi que ce soit, pas même un chat, une
-souris, un bateau, _de tête_; et, fort heureusement alors, ni mes
-parents, ni mon professeur n'avaient l'idée de me faire dessiner
-d'après la tête des autres.
-
-Cependant Mary qui, à son externat, prenait des leçons de dessin comme
-toutes ses petites compagnes, parlait avec enthousiasme de son
-professeur; la facture libre et primesautière des dessins qu'il lui
-donnait à copier intéressa mon père; il fut encore plus content
-lorsque Mary, pendant une de ses absences, eut copié au crayon, mais de
-manière à donner l'impression de la gravure à l'eau-forte, une petite
-aquarelle de Prout qui représentait une chaumière au bord de la route,
-et qui fut la première de notre collection. Nous n'avions à cette
-époque que cette seule aquarelle et deux miniatures sur ivoire. Lorsque
-je repense à la bonne exécution de cette étude de blanc et noir, je
-me dis que Mary serait arrivée à d'excellents résultats avec son
-dessin si elle avait eu de bonnes leçons et plus d'encouragement; mais
-il ne fallait rien lui demander d'après nature. Cet été-là (1829) à
-Matlock, où nous étions installés, tout ce qu'elle put faire, ce fut
-un croquis du nouvel hôtel des Bains.
-
-Dans le même temps, parmi le gravier étincelant, les spaths semés de
-galène des allées du jardin, dans les boutiques du joli village, dans
-nos promenades, je poursuivais avec délices mes études minéralogiques
-sur le fluor, le carbonate de chaux, le minerai de plomb; ma joie ne
-connaissait pas de bornes quand je pouvais descendre dans une mine. En
-me permettant ainsi de m'abandonner à ma passion souterraine, mon père
-et ma mère témoignaient d'une bonté dont je ne pouvais me rendre
-compte alors; car ma mère avait horreur de tout ce qui était sale, et
-mon père, très nerveux, rêvait toujours d'échelles rompues,
-d'accidents, ce qui ne les empêchait pas de me suivre partout où
-j'avais envie d'aller. Mon père est même venu avec moi dans la
-terrible mine de Speedwell, à Castleton, où, pour une fois, je
-l'avoue, je ne suis pas descendu sans émotion. De Matlock, nous dûmes
-aller dans le Cumberland, car je retrouve cette inscription de la main
-de mon père: «Commencé le 28 novembre 1830, terminé le 11 janvier
-1832» sur la première page de l'«Iteriad» un poème en quatre livres
-que je composai à cette époque et dont le sujet m'avait été inspiré
-par notre voyage sur les lacs. J'y reviendrai peut-être plus tard.
-
-Ce doit être au printemps de 1830 que l'on prit l'importante
-résolution de me donner un maître de dessin. Comme Mary était
-incapable de reproduire d'après nature le plus petit coin de paysage,
-et que je m'en désolais en voyage, je manifestai le désir d'apprendre
-moi-même. Sur quoi, l'aimable professeur de Mary, que mes parents
-eurent le bon sens de ne pas rendre responsable du peu de dispositions
-de leur nièce, fut prié de venir me donner une heure de leçon par
-semaine.
-
-Pour qu'un professeur s'impose au public, il faut sans doute qu'il ait
-une manière, un genre, qu'il s'y tienne et qu'il n'enseigne pas autre
-chose. Néanmoins, je ne puis pardonner à Mr Runciman de n'avoir pas
-développé les dispositions vraiment extraordinaires que j'avais pour
-le dessin à la plume. Tout ce que je fis dans ce genre fut seulement
-pour me divertir; Mr Runciman n'a jamais su que me faire copier et
-recopier ses propres dessins maniérés et imparfaits: il m'a gâté et
-la main et l'esprit. Il m'a pourtant appris beaucoup de choses,
-suggéré plus encore. Il m'a enseigné la perspective très
-consciencieusement et en même temps très simplement, ce qui fut pour
-moi une acquisition d'une valeur incalculable. C'est grâce à lui aussi
-que je suis arrivé à une dextérité de main qui m'a été précieuse;
-il est vrai que ç'a été quelquefois au détriment de la puissance, de
-la fermeté du trait. Il a développé en moi, je devrais plutôt dire
-créé, l'habitude de chercher d'abord les points essentiels, de les
-détacher de façon décisive; il m'a expliqué la signification et
-l'importance de la composition, bien qu'il fût lui-même incapable de
-rien composer.
-
-Les deux années qui suivirent furent deux années particulièrement
-heureuses. Je dessinais au crayon, cela va sans dire, infiniment moins
-bien que Mary; chacun reconnaissait sa supériorité, ce qui était un
-juste hommage rendu à sa persévérance et à son travail. Comme,
-toutefois, elle ne composait pas de poèmes en vers, qu'elle ne
-collectionnait pas de minéraux, qu'elle ne montrait de dispositions
-extraordinaires dans aucun genre, elle était en train de tomber
-beaucoup trop bas dans l'estimation de mon orgueil. Mais, pendant
-quelque temps, je ne pus prétendre l'égaler dans la copie et, quant à
-mes premiers essais d'après nature, ils parurent chez nous très peu
-faits pour flatter l'orgueil paternel.
-
-Je m'essayai en prévision d'un voyage à Douvres dont ma mère berçait
-les ennuis d'une maladie que je fis en 1829; je vois encore mon premier
-album de croquis, un petit in-octavo tout en hauteur, fort incommode, à
-couverture moirée et flexible. Le papier en était d'un blanc pur, un
-peu grenu; il est rempli d'ébauches jetées au hasard sur le papier,
-que j'ai gâtées en essayant de les terminer, des vues des châteaux de
-Douvres et de Tunbridge et aussi de la tour principale de la cathédrale
-de Canterbury. J'ai mis de côté pour les conserver ces croquis et une
-très bonne étude de Battle Abbey[24] avec quelques parties de détail
-séparées; le premier croquis que j'aie réellement fait d'après
-nature est celui de la première maison d'une rue de Sevenoaks. Ces
-tentatives me donnèrent peu de satisfaction et ne me valurent aucun
-encouragement; pourtant on y retrouve l'instinct inné de l'architecture
-et cela peut être intéressant à noter pour ceux qui aiment à
-remonter aux sources des choses. J'ai donné deux petits dessins au
-crayon du porche sud et de la tour centrale de Canterbury à Miss Gale
-de Burgate House, Canterbury, et ce qui restait du carnet lui-même a
-Mrs Talbot de Tyn-y-Ffynon, Barmouth--deux de mes très chères amies.
-
-Mais alors, et avant tout, mon plus grand bonheur était de regarder la
-mer. Il m'était défendu d'aller en bateau, surtout en bateau à voile;
-il m'était même défendu de me promener seul sur le port. De sorte que
-je n'appris alors, des choses de la marine, rien qui vaille; mais je
-passais tous les jours quatre ou cinq heures, plongé dans une extase
-d'admiration et d'étonnement à regarder les vagues, occupation qui a
-fait mes délices jusqu'à ma quarantième année. Sur une plage,
-n'importe laquelle, j'étais heureux; il me suffisait de regarder les
-vagues monter en courant, d'entendre leur voix, d'aller au-devant
-d'elles ou de me sauver à leur approche; par contre, je n'ai jamais
-pris goût à l'histoire naturelle des coquillages, des crevettes, des
-algues ou des méduses. Les galets, quand il y en avait, c'était
-différent. Autrement, je restais des heures à suivre le va-et-vient
-puissant du flot ourlé d'écume. Comme un serin, à ce qu'il me semble
-aujourd'hui, j'ai gâché les années précieuses de ma jeunesse dans la
-rêverie et l'admiration béate; peut-être retrouverait-on là un
-certain accent byronien, qui n'est pas sans signification sans doute;
-mais que de temps perdu!
-
-Nous n'avons pas dû nous absenter pendant l'été de 1832, car l'album
-suivant ne contient que des esquisses d'arbres, des arbres de Dulwich,
-et la vue d'un pont sur l'Effra, aujourd'hui comblée, à l'endroit où
-passait la route de Norwood. Cette route, d'où l'on suivait le cours de
-la jolie petite rivière, forme maintenant une sorte de marécage
-fangeux, en contre-bas du chemin de fer, non loin de la station de Herne
-Hill. Ce croquis est le premier qui me valut quelques compliments de la
-part des miens. Mais c'est le jour de mes treize (?) ans, le 8 février
-1832, que l'associé de mon père, Mr Henry Telford, m'ayant donné
-l'_Italie_ de Rogers, décida de ma vie.
-
-À cette époque, c'est à peine si je connaissais le nom de Turner; je
-me souvenais pourtant avoir entendu dire à Mr Runciman que «le monde
-s'était récemment laissé éblouir et dévoyer par quelques idées
-brillantes de Turner». Mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur les
-illustrations de Rogers que je ne voulus plus avoir d'autre maître, et
-je me mis à les copier d'aussi près que possible, à la plume.
-
-J'ai raconté cette histoire tant de fois que je ne sais plus au juste
-à quelle date la situer, et je regrette bien que Mr Telford n'ait pas
-mis mon nom en tête du livre; c'est mon père qui a écrit sur la
-première page: «Donné par Henry Telford Esq.», et il n'a pas, ce qui
-est tout à fait extraordinaire de sa part, pensé à ajouter la date,
-et, à une année près, cela a peu d'importance. Ce qui est certain
-c'est que, dès le printemps de 1833, Prout publiait ses croquis de
-Flandre et d'Allemagne. Je me vois encore entrant avec mon père chez le
-libraire qui recevait les souscriptions, et m'arrêtant devant la
-gravure spécimen, une fenêtre à tourelle sur la Moselle, à Coblentz.
-Le volume nous arriva à Herne Hill un peu avant l'époque où chaque
-année nous partions en voyage; et ma mère, témoin du plaisir que mon
-père et moi éprouvions devant ces paysages merveilleux, suggéra
-l'idée qu'il ne serait pas impossible d'aller les voir en réalité.
-Mon père hésita un moment, et puis, les yeux brillants, fit:
-«Pourquoi pas?» Il y eut alors deux ou trois semaines de préparatifs,
-d'agitation délicieuse. Je me souviens que, le même soir, je descendis
-mon gros livre de géographie, un de mes plus précieux trésors encore
-à l'heure actuelle, (au moment où j'écris ces lignes, je l'ouvre et,
-pour la première fois, je pense à mettre mes propres initiales sous le
-nom de mon père, à la première page), que je regardai avec Marie le
-contour du Mont-Blanc d'après Saussure, et que je lus l'information
-très curieuse sur les Alpes que ce dessin sert à illustrer. Ce qui
-prouve que la Suisse, dès le premier moment, fut comprise dans le plan
-du voyage, voyage qui s'accomplit bientôt le plus heureusement du
-monde, et qui eut les meilleures conséquences, grâce à Dieu. Nous
-gagnâmes Cologne par Calais et Bruxelles; puis nous remontâmes le Rhin
-jusqu'à Strasbourg; ensuite, par la Forêt-Noire, à Schaffhouse; puis,
-traversant rapidement la Suisse au nord par Bâle, Berne, Interlaken,
-Lucerne, Zurich, jusqu'à Constance. Là, nous suivîmes de nouveau le
-Rhin jusqu'à Coire; et, passant le Splugen, nous allâmes à Côme,
-Milan et Gênes, avec l'intention, je m'en souviens très bien, de
-pousser jusqu'à Rome. Mais la saison était déjà avancée, et la
-chaleur à Gênes nous avertit qu'il y aurait imprudence à aller plus
-loin; nous fîmes volte-face et revînmes par le Simplon jusqu'à
-Genève, en visitant Chamonix; retour par Lyon et Dijon.
-
-Faire ce long voyage de la seule façon qui fût possible alors,
-c'est-à-dire en chaise de poste et avec des bateaux à rames pour la
-traversée des lacs, exigeait que chaque jour l'étape fût
-minutieusement calculée. Mon père aimait à arriver de bonne heure à
-l'endroit où nous devions passer la nuit, et il ne permettait jamais
-que sous aucun prétexte on s'arrêtât. Impossible donc de prendre le
-moindre croquis en cours de route (le petit pourboire supplémentaire
-qu'il eût fallu donner y était aussi pour quelque chose). Je pris
-ainsi la très mauvaise habitude, qui a eu ses avantages quelquefois, de
-tracer quelques lignes à la hâte, de prendre des notes pendant que la
-voiture marchait et de les mettre au point le soir, de mémoire.
-J'arrivai ainsi, pendant ce premier voyage, à noircir une trentaine de
-feuilles de papier: c'était presque toujours de petits croquis à la
-plume ou à l'encre de Chine, il en tenait quatre ou cinq sur la même
-page. Quelques-uns ne manquaient pas de grâce, mais la plupart étaient
-lourds, témoignaient d'un travail pénible et n'avaient ni variété,
-ni esprit, ni originalité.
-
-À l'aide de ces barbouillages pris à la volée, je faisais, quand nous
-passions quelques heures dans une ville, des dessins plus finis à la
-plume ou au crayon, dont cinq ou six, tout au plus, méritent d'être
-conservés. Mon père était très fier d'une étude que j'avais faite
-ainsi de l'église Renaissance de Dijon, à tours jumelles. Elle est à
-Brantwood, accrochée à côté d'un Hôtel de Ville de Bruxelles,
-encore plus laborieux. Le dessin du même Hôtel de Ville, qui est à
-Oxford, est une copie de celui de Prout que j'avais faite pour illustrer
-un volume où j'avais commencé, en vers, le récit de notre voyage, car
-ce voyage avait surexcité au plus haut point mes pauvres petites
-facultés; il m'a procuré des jouissances dont l'essence doit être
-absolument insaisissable pour ceux qui n'ont rien éprouvé d'analogue,
-des joies plus nombreuses, en trois mois, que n'en ont goûté pendant
-toute leur vie la plupart des gens. Je tâcherai de dire, plus tard,
-l'impression que me causèrent les Alpes que j'aperçus pour la
-première fois de Schaffhouse et aussi Milan et Genève; mais, pour le
-moment, il me faut poursuivre mon récit.
-
-L'hiver de 1833, et les instants de loisir que je pus dérober à mes
-études en 1834, furent consacrés à rédiger, à mettre au net et à
-décorer de vignettes le fameux compte rendu poétique de notre voyage,
-à l'imitation de l'_Italie_ de Rogers. Les dessins, sur feuilles
-séparées, étaient collés dans les cahiers; beaucoup ont été
-enlevés depuis, d'autres y sont encore, mais les vers qui devaient les
-expliquer n'ont jamais été écrits, car mon inspiration était
-épuisée bien avant que nous eussions gagné les bords du Rhin. Cette
-folie inachevée est aux mains de Joanie, afin qu'elle ne puisse tomber
-que sous des yeux amis.
-
-Mon père et ma mère, qui s'étaient enfin aperçus que le Dr Andrews
-ne pouvait pas plus me préparer à l'Université qu'aux devoirs du Haut
-Sacerdoce, m'envoyèrent comme externe à l'école du Rév. Thomas Dale,
-dans Grove Lane, non loin de Herne Hill. Chargé de mon sac de livres,
-je trottinais aux côtés de mon père qui me conduisait chaque matin
-après le déjeuner; je revenais pour le dîner d'une heure, n'ayant
-plus, le soir, qu'à préparer mes leçons du lendemain.
-
-Dans ces conditions, je voyais peu mes camarades de classe, les deux
-fils de Mr Dale, Tom et James; et trois pensionnaires: le fils du
-colonel Matson, de Woolwich, le fils de l'alderman Key, de Denmark Hill,
-et un beau garçon plein d'entrain, Willoughby Jones, depuis Sir W...,
-qui vient de mourir, ce qui m'a fait beaucoup de peine.
-
-Je passais aux yeux de ces garçons pour un pur imbécile, et ils me
-traitaient, j'imagine, comme ils auraient traité une petite fille. Ils
-ne me rossaient pas, cela n'en valait pas la peine; ils ne me blaguaient
-pas non plus, ayant découvert, dès le premier jour, que la raillerie
-n'avait aucune prise sur moi. Le plus souvent, je ne comprenais pas ou,
-si je comprenais, je n'y attachais pas d'importance: la très haute
-idée que j'avais de ma valeur, dans le fond de mon cœur, me maintenait
-dans une sérénité inaltérable, me défendait contre toute
-appréciation défavorable, qu'elle vint d'un professeur ou d'un
-camarade. D'intelligence ouverte, aimant les livres, ayant de plus une
-mémoire prompte et sûre, je savais toujours admirablement mes leçons
-et, comme les autres élèves n'en apprenaient jamais que le moins
-possible, bien que je fusse très en retard sur beaucoup de points,
-j'avais presque toujours les meilleures notes. J'ai déjà raconté dans
-le premier chapitre de _Fiction Fair and Foul_ que Mr Dale avait traité
-ma chère vieille grammaire latine si claire de «vieillerie
-écossaise». Ce geste, du même coup, m'éloigna à jamais de lui et,
-de ce jour, je n'appris les leçons qu'il me donnait que par devoir.
-
-En même temps que je travaillais les lettres, j'étudiais les
-mathématiques avec un professeur que l'on avait découvert encore dans
-ce malencontreux Walworth. Mr Rowbotham était de tout point méritant,
-recommandable et instruit dans sa partie; aidé par sa femme, et bien
-qu'encombré d'enfants, il tenait une «Académie pour jeunes gens» non
-loin de «The Elephant and Castle» dans une de ces maisons qui étalent
-sur le bord de la route de Walworth une petite bande de gazon pelé
-derrière une grille de fer.
-
-Il savait la grammaire latine, allemande, française; enseignait
-«l'usage des sphères» tout au moins dans la limite nécessaire à une
-école préparatoire, et en fait de mathématiques en savait bien plus
-qu'il n'en fallait pour me donner des leçons. En dehors de cela, par
-exemple, il ne fallait pas lui demander grand'chose. Il ne savait rien
-des hommes ni de leur histoire, rien de la nature, ne s'étant jamais
-demandé si elle avait un sens; au résumé, un pauvre être borné et
-triste, incapable de gaieté et de fantaisie, considérant les
-mathématiques comme la seule occupation digne d'un cerveau humain,
-asthmatique au dernier degré et sujet à des crises de suffocation que
-rien ne parvenait à soulager. Avec cela, pas le sou et aucun espoir de
-sortir de cette misère, en dépit de tous ses efforts, car, son dur
-labeur de pion terminé, il passait encore toute sa soirée à rédiger
-des manuels d'algèbre et d'arithmétique, à compiler des grammaires
-françaises et allemandes, qui n'étaient pour les éditeurs qu'autant
-d'occasions de le voler, ajoutant à grand'peine au bout de l'année,
-parce travail supplémentaire, quatre ou cinq cents francs à son
-revenu. Jamais l'Angleterre, en ce siècle, ne vit éclore plus triste
-fleur dans la serre chaude de la métropole, créature plus misérable,
-plus innocente, plus patiente, plus inerte, plus insipide et plus
-malheureuse.
-
-Sous la direction de Mr Rowbotham, deux fois par semaine, le soir, (on
-lui offrait toujours un thé substantiel, réconfort dont le pauvre
-asthmatique sentait la nécessité après avoir gravi la rude montée de
-Herne Hill), je fis des progrès sensibles en français. J'en avais
-grand besoin. Jusque-là, c'est à peine si, écorchant un mot par ici
-ou par là, j'arrivais à demander mon chemin; et je ne sais vraiment
-pas comment, un jour à Paris, allant au Louvre avec Salvador, notre
-courrier, je réussis à me tirer d'affaire. Je m'étais mis en tête de
-faire un croquis des _Disciples d'Emmaüs_, de Rembrandt. Salvador
-s'était adressé à un gardien, car il faut une permission spéciale,
-mais on lui avait répondu que j'étais trop jeune pour qu'on pût me
-donner une carte, quinze ans étant l'âge exigé; devant ma mine
-déconfite, le brave homme ajouta que si j'allais moi-même au
-«Bureau», si je parlais au chef, peut-être obtiendrais-je
-l'autorisation. Je demandai à être mené sur l'heure devant les
-autorités, et le gardien, me prenant sous sa protection, m'introduisit;
-là, dans mon mauvais français, j'exposai ma requête à quelques
-messieurs d'aspect très grave. J'obtins gain de cause et fis un croquis
-du _Souper d'Emmaüs_ d'un sentiment vraiment assez juste, dont je fus
-extrêmement fier.
-
-Mais cette connaissance bornée de la langue, bien que suffisante en
-pareille affaire, fut l'occasion pour moi d'un grand chagrin et d'une
-profonde humiliation au dîner, au fatal dîner chez M. Domecq. J'avais
-l'air fort piteux sans doute, car la petite Élise, qui avait alors neuf
-ans, et l'âme compatissante, ayant remarqué que ses grandes sœurs ne
-s'occupaient pas de moi, fut touchée de mon abandon; elle traversa tout
-le salon, s'assit à côté de moi et, posant familièrement son coude
-sur mes genoux, se mit à gazouiller. Elle babilla ainsi pendant plus
-d'une heure, ne demandant pas qu'on lui répondît--elle voyait
-d'ailleurs que j'en aurais été incapable--parfaitement satisfaite de
-l'attention respectueuse et reconnaissante que je lui prêtais et de
-l'intérêt plein d'admiration qu'excitait en moi non peut-être ce
-qu'elle disait, mais la manière dont elle le disait. Elle me fit par le
-menu l'historique de sa pension, me parla des maîtresses, qui étaient
-parfaitement désagréables, et de ses petites compagnes qui étaient
-charmantes, et des punitions qui pleuvaient, mais aussi c'est si amusant
-de faire ce qui est défendu, et de revenir aux Champs-Élysées pendant
-les vacances et d'habiter Paris, un vrai paradis! Cette heure passa
-comme un rêve et me laissa bien résolu à faire tout mon possible pour
-apprendre le français.
-
-Et voilà pourquoi, ainsi que je l'ai déjà dit, je donnai entière
-satisfaction à Mr Rowbotham, sous ce rapport. J'étudiai aussi avec lui
-les trois premiers livres d'Euclide; et, en algèbre, j'arrivai jusqu'à
-l'équation du second degré. Mais là, je m'arrêtai et pour toujours.
-Dès que j'en arrivai aux sommes des séries, aux symboles qui expriment
-des relations, et non la grandeur réelle des choses--en partie parce
-que je n'étais pas doué, en partie parce que cela me dégoûtait et
-que j'avais déjà l'horreur saine des choses vétilleuses et vainement
-intangibles--je regimbai ou bien restai abasourdi. Plus tard, à Oxford,
-on me fit malgré moi passer par quelques sections coniques dont les
-figures dessinées me furent précieuses et qui m'apprirent autant de
-trigonométrie que j'avais besoin d'en savoir pour dessiner les
-élévations et plans de mes montagnes. En géométrie élémentaire, je
-réussissais bien, j'étais même fort pour un écolier; et, ma
-suffisance se développant avec perversité à mesure que je
-m'apercevais de la médiocrité de mes professeurs, je pris le parti de
-travailler à ma façon; pendant cette année de 1835, je passai
-beaucoup de temps à diviser un angle en trois parties égales. Que
-d'heures d'application ainsi gaspillées! J'en avais déjà le sentiment
-sans me rendre compte que j'aurais à me reprocher par la suite des
-heures plus mal employées encore.
-
-Tandis que l'éducation faisait de moi un petit spécimen d'arbuste
-forcé, quelques coups de gelée me dépouillaient des quelques rares
-fleurettes qui avaient poussé autour de moi, pour mon plus grand
-bonheur.
-
-
-[Note 23: Mélodies hébraïques.]
-
-[Note 24: Battle Abbey près de Hastings. (Note du traducteur).]
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-LE PARNASSE ET LE PLYNLIMMON[25]
-
-
-Dans le chapitre précédent, je me suis complu à récapituler mes
-exploits d'enfant, à énumérer mes talents, et cela m'a entraîné au
-delà des années de mon enfance les plus fécondes en événements bons
-et mauvais. Je ne me fais pas scrupule d'en faire l'historique, car
-personne, en dehors de moi, ne pourrait le faire. Pour ce qui s'est
-passé plus tard, mes amis, à certains égards, me connaissent mieux
-que je ne me connais moi-même.
-
-La seconde décade de ma vie se trouva coupée brusquement, séparée de
-l'heureux temps de mon enfance, par la mort de ma tante de Croydon,
-morte de froid littéralement en se livrant à quelque savonnage
-domestique par un méchant vent d'est. Son grand épagneul brun taché
-de blanc, Dash, resta couché sur son cercueil tant qu'on voulut bien
-l'y laisser, après quoi on l'amena à Herne Hill où il fut mon fidèle
-et unique compagnon, jusqu'au moment où Mary vint vivre avec nous.
-
-La mort de ma tante de Croydon, qui survint aux environs de mes dix ans,
-mit un terme à mes courses sur les bords de la Wandel comme aussi sur
-les bords de la Tay. Nous ne quittions guère Herne Hill que pour
-voyager et nous menions une vie sans grand horizon.
-
-Ma tante de Croydon laissait quatre fils, John, William, George et
-Charles, et deux filles, Margaret et Bridget; c'étaient de beaux
-garçons et de jolies filles; mais Margaret, dans sa jeunesse, avait
-été victime d'un accident, et elle était restée infirme.
-Intelligente, spirituelle comme sa mère, elle ne m'intéressait
-cependant pas, bien que j'eusse pour tous mes cousins de Croydon des
-sentiments quasi fraternels. Mais je n'ai jamais beaucoup aimé les
-malades--le goût ne m'en est pas venu encore--et, qui plus est,
-Margaret se coiffait en boucles, ce que je n'ai jamais pu souffrir.
-
-Bridget ne ressemblait pas à sa sœur; elle avait les yeux noirs ou,
-pour parler plus exactement, couleur de noisette foncée; elle était
-svelte, très animée, avec des traits trop pointus pour être tout à
-fait jolie, des articulations trop anguleuses pour être tout à fait
-gracieuse; fantasque, un peu personnelle, mais pourtant assez agréable
-pour qu'on l'ait invitée à venir une ou deux fois à Perth pendant que
-nous y étions, et à passer quelques semaines à Herne Hill; sans
-toutefois qu'elle s'attachât beaucoup à nous, ni nous à elle. Je la
-trouvais un peu encombrante à la nursery qui était devenue, à mesure
-que j'avais grandi, ma salle d'étude; et cela ne l'amusait pas de
-travailler avec moi dans le jardin, ou peut-être ne le lui
-permettait-on pas.
-
-Les quatre fils étaient tous de bons garçons, sérieux et
-travailleurs. L'aîné, John, plus habitué aux affaires que les autres,
-s'embarqua bientôt pour l'Australie. Il y réussit. Le second, William,
-finit aussi par s'en tirer à Londres.
-
-Le troisième frère, George, qui était le meilleur des enfants et des
-hommes, n'avait pas beaucoup de moyens. Un type de George IV rural:
-belle santé, bonne humeur, en un mot l'Anglais dans sa meilleure
-expression. Il était entré dans les affaires de Market Street où il
-secondait son père, et tous deux nous témoignaient une affection qui
-faisait notre joie. D'une honnêteté scrupuleuse, ils étaient l'un et
-l'autre aussi incapables d'indélicatesse que d'habileté. Je les
-abandonnerai ici pour l'instant, occupés qu'ils sont à traîner
-gaiement leur charrette remplie de pains de quatre livres.
-
-Le quatrième, le plus jeune, Charles, était, comme dernier-né dans
-les contes de fées, gai, vermeil, brillant, ne manquant ni de sens
-commun ni de _bon_ sens, affectueux comme tous les autres membres de la
-famille. Élève modèle à l'école, il respectait les règles de la
-grammaire et même celles de la politesse; aussi se trouvait-il très à
-son aise dans le cercle raffiné de Herne Hill. Son frère aîné avait
-dirigé son éducation de plus importantes matières encore: tout
-enfant, il lui avait fait enfourcher à poil un poney avec, pour toute
-recommandation, la menace d'une bonne fessée s'il se laissait tomber;
-aussi n'était-il pas tombé. Même procédé pour la natation. Dès la
-première leçon, John avait lancé le gamin, comme une pierre, au beau
-milieu du canal de Croydon, s'y jetant à sa suite, bien entendu; mais
-l'enfant avait regagné la rive sans secours, m'a-t-on dit. Il n'était
-pas «plus haut que cela» qu'il était déjà passé maître dans l'art
-de l'équitation et de la natation.
-
-Ma mère prenait d'autant plus de plaisir à conter ces deux histoires
-qu'elle-même, dans l'éducation de son fils, avait sacrifié l'orgueil
-qu'elle eût éprouvé à le voir héroïque à la crainte de l'exposer
-au moindre danger: défense expresse d'approcher seulement du bord d'un
-étang ou d'entrer dans une prairie où il y aurait eu un poney en
-liberté. Ma mauvaise étoile avait voulu, de plus, qu'aux environs de
-la maison il n'y eût pas la plus petite ferme, pas la moindre mare qui
-aurait pu obliger à modifier ces ordonnances. Mais j'ai déjà noté,
-avec reconnaissance, tout le bien que je devais à l'étang aux têtards
-de Croxted Lane; j'ai dit aussi qu'il y avait, entre la maison et
-l'école, une prairie élyséenne, sorte de lande en friche. Et à
-l'extrémité de cette lande, il y avait un étang, un grand étang,
-dont jamais personne n'avait sondé la profondeur, cette profondeur
-allant, même en été, jusqu'à trois pieds au milieu; la sombre
-couleur de ses eaux ajoutait du danger à leur mystère. Au bord du
-grand étang, sur la rive droite, s'élevait un orme majestueux. On
-racontait que d'une de ses branches--et personne n'osait mettre en doute
-la véracité du récit, pieusement accepté--un dimanche, un mauvais
-petit garçon était tombé dans l'eau, et que, du même coup, son âme
-était tombée dans un gouffre plus noir et plus profond encore.
-
-Un des grands bonheurs de ma petite enfance, c'était lorsqu'il m'était
-permis d'aller avec ma bonne contempler, de la route, l'étang vengeur.
-La disparition de cet étang, lorsque, par mesure sanitaire, on a
-converti la lande de Camberwell en un square bien soigné, est encore,
-pour moi, un sujet de lamentation.
-
-Étant donné le régime de précaution dont j'ai parlé plus haut, il
-va de soi que, lors de mes visites à Croydon, il ne m'était jamais
-permis de sortir avec mes cousins, dans la crainte qu'ils ne
-m'entraînassent à mal, et je ne connaissais pas de plaisirs plus
-aventureux que mes promenades, avec Anne ou ma mère, sur la route à
-l'endroit où le petit ruisseau qui sort de l'étang de Scarborough la
-traverse ou, dans les prairies de Duppas Hill, que de regarder mon père
-dessiner--je serais resté des heures ainsi--ou de contempler, sans
-jamais me lasser, la pompe et le ruisseau, de l'autre côté de la rue
-ou plutôt de la ruelle, car il n'y avait certainement pas trois mètres
-d'un mur à l'autre. Il n'est donc point étonnant--lorsqu'il fut
-décidé que Charles viendrait à Londres et entrerait en apprentissage
-chez Smith, Elder et Cie, avec l'insigne privilège de venir dîner à
-Herne Hill tous les dimanches--il n'est donc point étonnant que la
-présence de mon cousin Charles fût pour moi un sujet de vive
-surexcitation, car c'était, en fait, une révélation, la révélation
-des activités de la jeunesse, et je m'attachai sincèrement à lui.
-
-Je n'étais pas un enfant amusant pour un jeune homme, ni même pour
-personne, en dehors de papa, de maman et de Mrs Richard Gray (dont il
-sera parlé ultérieurement), car je n'étais, en vérité, rien de plus
-qu'un petit singe encombrant, suffisant et sans intérêt. Charles n'en
-fut pas moins très gentil, très affectueux toujours; il répondait
-fraternellement à l'admiration que j'avais pour lui.
-
-Chez Smith et Elder, ce fut bientôt, au dire de tous, un commis
-exemplaire; il connaissait aussi bien ses livres que ses clients. Comme
-tout bon employé, il s'enorgueillissait personnellement de tout ce qui
-se faisait dans la maison, de tout ce qui en sortait. Il nous apportait,
-le dimanche, un volume ou deux, spécimens des derniers parus;
-choisissant, de préférence, à cause de moi, des livres à gravures.
-C'est ainsi que je connus Stanfield et Harding bien avant de posséder,
-moi-même, une seule de leurs œuvres; mais le plus précieux cadeau que
-j'aie reçu à cette époque, celui dont l'effet a été le plus profond
-et le plus durable, je le dois à ma tante de Croydon, ce fut le _Forget
-me not_, de 1827, avec la belle gravure d'après le «Tombeau de
-Vérone» de Prout.
-
-Étrange, n'est-il pas vrai, que la première impulsion donnée aux
-instincts les plus raffinés de mon esprit me soit venue de cette sœur
-de ma mère, si bonne, si droite, mais sans aucune culture.
-
-Mais des résultats plus magnifiques furent dus aux relations de Charles
-avec la littérature, grâce à l'intérêt que nous portions tous au
-petit in-octavo, relié de façon cossue et doré, que Smith et Elder
-publiaient, chaque année, sous le titre de _Friendship's Offering_. Il
-était composé par un pieux missionnaire écossais et poète, _poeta
-minor_, très _minor_, Thomas Pringle, dont il est parlé, une ou deux
-fois, avec quelque éloge, dans la _Vie de Scott_, de Lockhart. Homme
-d'une conscience rigide, d'une méthode inflexible, mais de
-connaissances bornées, avec toute la suffisance écossaise, le goût
-des voyages, et le courage aventureux d'un Park ou d'un Livingstone;
-avec aussi, quelques jolies touches de romantisme, des velléités
-philosophiques qui tempéraient son austérité. Pringle était admis,
-bien qu'il n'y jouât qu'un rôle modeste, dans les meilleurs cercles
-littéraires et lié--ne fallait-il pas, pour composer le petit
-in-octavo doré sur tranche, s'adresser à toutes les personnalités
-littéraires?--avec toutes sortes de gens du haut en bas de l'échelle,
-jusqu'à moi, pauvre dernier petit échelon. Scott l'avait protégé; il
-était en correspondance polie avec Wordsworth et Rogers, en très bons
-termes avec le Berger d'Ettrick[26], et avait, lui-même, commis un
-livre en vers, sur l'Afrique, dans lequel les antilopes étaient
-appelées _springboks_, et où les mœurs et coutumes de l'Afrique
-étaient soigneusement observées.
-
-Pour faire plaisir au gentil commis de chez Smith, si bon garçon, qui
-racontait des merveilles de son livresque petit cousin, et aussi parce
-qu'il était constamment à la recherche de compositions légères pour
-boucher les interstices de la maçonnerie de l'_Offering_, le digne Mr
-Pringle vint nous voir à Herne Hill. Mis au courant de ma vie
-littéraire, il voulut bien s'intéresser à ses progrès et, de temps
-à autre, il emportait quelques vers de ma composition. Il fut le
-premier à déclarer franchement à mon père et à ma mère qu'il ne
-voyait, jusqu'à présent, aucune raison de penser que je ferais oublier
-Milton ou Byron; aussi, aucun de nous n'attachait-il grande importance
-à son opinion. Mais il reconnut, bien qu'oblitérées souvent par la
-vanité paternelle, les facultés naturelles, véritablement
-supérieures de mon père, la sensibilité d'un romantisme exquis dont
-il était doué et aussi l'admirable foi de ma mère dans cet Évangile
-qu'il avait choisi de prêcher. Il devint un des convives les plus
-respectés de nos dîners du dimanche et l'on prenait toujours son avis
-dans les questions touchant mon éducation. Intéressé par l'amour
-véritable que j'avais pour la nature, par ma facilité à faire les
-vers, il lut, avec attention, quelques-unes de mes élucubrations, m'en
-dit le fort et le faible, et un jour--véritable initiation
-Eleusinienne, pèlerinage Delphique--il me prit par la main et me
-conduisit chez le poète Rogers.
-
-Le grand homme, préalablement averti des titres qui, aux yeux de Mr
-Pringle, me permettaient d'aspirer à l'honneur d'une telle
-présentation, se montra suffisamment gracieux, bien que les soins à
-donner au génie naissant n'aient jamais été regardés par Rogers
-comme une occupation agréable pour un génie à son zénith. Il faut
-bien le dire aussi, je fus très maladroit dans le choix des réflexions
-que je crus pouvoir faire, en réponse à l'intérêt qu'il voulut bien
-me témoigner et dont j'essayais de me montrer digne. Je lui fis des
-compliments enthousiastes sur la beauté des gravures qui illustraient
-ses poèmes, sans peut-être manifester un intérêt suffisant pour les
-poèmes eux-mêmes. Le fait est que Mr Pringle détourna la conversation
-de façon un peu brusque et se mit à parler de l'Afrique, sujet plus
-fait pour intéresser le raffiné ménestrel de Saint-James's Place.
-Ici, nouvelle sottise, je me laissai entièrement absorber, au point de
-ne pouvoir en détacher mes yeux, par les tableaux accrochés aux murs
-tendus de damas rouge. Ce dont Mr Pringle prit texte, lorsque nous nous
-fûmes retirés, pour me conseiller à l'avenir, lorsque je me
-trouverais en présence d'hommes supérieurs, d'écouter plus
-attentivement ce qu'il leur plairait de dire.
-
-Ces événements littéraires (j'ai raconté ailleurs la visite que nous
-fit James Hogg, amené par Mr Pringle) ne me faisaient pas abandonner
-les études scientifiques qui me ravissaient et pour lesquelles j'avais
-un goût naturel. J'ai raconté plus haut leurs débuts pendant les
-promenades minéralogiques de Matlock; les affaires de mon père
-l'entraînaient quelquefois aussi du côté de Bristol; dans ce cas-là,
-il nous installait, ma mère, Mary et moi, à Clifton. L'histoire de
-Miss Edgeworth, _Lazy Lawrence_, et la visite de Harry et Lucy à
-Matlock donnaient un charme romantique à la minéralogie dans ces
-vallées; et le morceau d'oxyde de fer diamanté--sous le n° 51 de la
-collection Brantwood--fut, je crois, la pierre par laquelle débutèrent
-mes études sur la silice. Ses reflets s'éclairent de mille
-associations encore, car de Clifton nous passions généralement à
-Chepstow, et j'avais le bonheur sans pareil d'aller en bateau. La
-traversée ne durait pas plus d'une heure, mais c'était une heure de
-plaisir suprême où se concentraient toutes les joies que procure le
-canotage aux autres garçons, tout le long de l'année. Nous revenions
-ensuite par Tintern et Malvern, dont les collines délicieuses par
-elles-mêmes l'étaient doublement pour moi; on me permettait d'y courir
-librement, car elles ne recélaient ni précipices dans lesquels on pût
-tomber, ni rivières dans lesquelles on pût se noyer. Elles avaient, de
-plus, le charme d'éveiller mes souvenirs classiques à travers le
-_Henry Milner_ de Mrs Sherwood, livre que j'ai adoré, lu et relu et
-pour lequel j'ai encore, à l'heure actuelle, beaucoup de respect. C'est
-ainsi que, par un hasard assez étrange, en ces années de jeunesse, mon
-imagination trouvait toujours à s'appuyer sur la réalité des choses
-et que la réalité se spiritualisait au contact plus brillant, plus
-entraînant de la fiction.
-
-Il y avait toutefois un district, celui des lacs de Cumberland, qui
-n'avait pas besoin d'ajouter à son charme réel ceux de l'association.
-J'ai dit quelque part que mon premier souvenir est attaché au Friar's
-Crag sur le Derwentwater; voulant dire par là, je suppose, la première
-impression de choses qui me sont devenues par la suite particulièrement
-précieuses. Ce qui est certain, c'est que je connaissais Keswick avant
-de connaître Perth, et quand les jours de Perth prirent fin, ma mère
-et moi nous passions plusieurs semaines soit au Chêne Royal, soit à
-l'auberge de Lowwood, ou encore à Coniston Waterhead pendant que mon
-père voyageait dans le Nord pour ses affaires. L'auberge de Coniston
-était située à l'extrémité supérieure du lac, sur la route qui
-longe le bord de l'eau; la vue de ce beau lac paisible, avec sa ceinture
-de collines boisées, avait pour mon père le charme plein de douceur
-qu'il goûta plus tard sur les bords des lacs d'Italie.
-
-L'auberge de Lowwood n'était alors qu'un modeste cottage, et Ambleside
-un tout petit village; mais la paix délicieuse, le silence, la
-félicité dont on se sentait enveloppé--pour peu qu'on eût l'amour
-des collines vertes et des eaux profondes--à chaque tournant de rive et
-de rocher, ne ressemblaient à rien de ce qui m'était connu ailleurs
-soit par la vue, soit par la lecture.
-
-La première fois que j'eus devant les yeux un spectacle plus grandiose,
-c'est dans le Pays de Galles; j'ai décrit, trop longuement peut-être,
-toute cette route de Hereford à Rhaiadyr, et celle sous Plynlimmon
-jusqu'à Pont-y-Monach, les délices d'une promenade avec mon père, une
-après-midi de dimanche vers Hafod, troublée seulement par le vague
-sentiment que ce n'était pas bien d'être aussi heureux, de courir les
-champs quand on aurait dû être à sa table occupé à copier un
-sermon. Car la présence de mon père, et son attitude, ne suffisaient
-pas à me rassurer: nous avions conscience l'un et l'autre d'être des
-âmes bien profanes et même quelque peu révolutionnaires, comparées
-à celle de ma mère.
-
-De Pont-y-Monach, nous nous dirigeâmes vers le nord, ramassant des
-cailloux sur la plage d'Aberystwith, gravissant le Cader Idris sur des
-poneys. Le Cader Idris fut, pendant des années, pour moi et à juste
-titre, le roi des monts. Puis, ce fut Harlech et ses sables, Festiniog,
-la passe d'Aberglaslyn, le merveilleux détroit de Menai et son pont
-suspendu que je regardais--en digne élève de Miss Edgeworth--avec une
-grande admiration pour le génie mécanique de l'homme. Je ne pensais
-pas alors, pauvre innocent que j'étais, à l'usage que l'homme ferait
-de ce génie dans l'espace d'un demi-siècle.
-
-C'était le _pont_ du Menai--notez-le bien, cher lecteur, non le
-_tube_--avec son chemin en planche qui se balançait entre des fils de
-fer aussi légers que des fils de la Vierge, d'un pilier à l'autre.
-
-Ainsi jusqu'à Llanberis, et par le Snowdon, dont l'ascension demeure
-pour moi à jamais mémorable; c'est là que, pour la première fois de
-ma vie, j'ai moi-même trouvé un vrai «minerai», un morceau de pyrite
-de cuivre! Mais l'impression que m'ont laissée, dès le premier jour,
-les formes des montagnes du Pays de Galles a été si nette et si claire
-que les voyages que j'y ai faits plus tard n'y ont rien changé et n'ont
-fait que la confirmer.
-
-Ah! si seulement alors mon père et ma mère avaient su discerner les
-véritables capacités et les faiblesses de leur petit John; s'ils
-m'avaient mis sur le dos de quelque poney au poil rude, laissé au soin
-d'un bon guide gallois, et de sa femme pour le cas où j'aurais eu
-besoin d'être dorloté et soigné, ils auraient fait de moi un homme
-qui eût réjoui leur cœur et qui fût devenu probablement le plus
-grand géologue de son époque.
-
-Si seulement! mais cela leur était aussi impossible que de me jeter,
-comme mon cousin Charles, la tête la première dans le canal de
-Croydon, en comptant sur l'instinct de la conservation pour me tirer
-d'affaire.
-
-Au lieu de cela, nous rentrâmes à Londres et mon père, si occupé
-qu'il fût, trouva le temps, une fois ou deux par semaine, de me
-conduire dans une sorte de prison entourée de planches, éclairée par
-le haut, et garnie d'une épaisse couche de sciure de bois, qu'on
-appelle un manège. C'était du côté de Moorfields. L'odeur seule,
-quand nous passions la porte, me remplissait d'horreur et de terreur;
-là on me hissait sur de grands chevaux qui sautaient, ruaient,
-tournaient en rond, s'en allaient toujours du côté qu'il ne fallait
-pas et me déposaient par terre le plus souvent, au plus grand
-désespoir de ma famille et à ma plus grande confusion. Enfin, m'étant
-un jour foulé l'index de la main droite (il est toujours resté un peu
-crochu depuis), on renonça au manège et mon père m'acheta un poney
-des Shetland, très sage, avec lequel, l'un portant l'autre, nous
-allions sur les routes de Norwood tenus en laisse par un professeur
-d'équitation. Je m'en tirais à peu près dans la ligne droite, mais si
-par malheur j'avais des distractions et que survînt un tournant,
-j'étais par terre. Peut-être avec de la patience serais-je arrivé à
-me tenir à peu près en selle, mais pour cela il n'aurait pas fallu que
-mes moindres chutes prissent aux yeux de ma mère la forme de
-véritables catastrophes. Comme cela, je devenais tous les jours plus
-nerveux et plus maladroit. Il fallut renoncer à faire de moi un
-cavalier; mes parents se consolèrent de cette déconvenue en se disant
-que l'impossibilité où j'étais d'apprendre à monter à cheval devait
-être la marque d'un génie particulier.
-
-Le reste de l'année se passa en travaux sédentaires. C'est vers cette
-époque que mon goût pour la minéralogie reçut une impulsion
-nouvelle, grâce à un ami qui, depuis, est devenu un des familiers de
-la maison, mais dont je n'ai pas encore parlé.
-
-Lorsque j'avais été malade à Dunkeld, j'avais été soigné par deux
-médecins: ma mère et le Dr Grant, un tout jeune licencié. Où mes
-parents l'avaient-ils connu? Je n'en sais rien; mais je sais que mon
-père, qui l'aimait beaucoup, avait été à même de l'aider au début
-de sa carrière. Père et mère n'en parlaient jamais qu'avec la plus
-vive tendresse, regrettant qu'il ne sût pas mettre en valeur tous les
-dons qu'il possédait.
-
-Pour moi, le nom du Dr Grant est resté longtemps associé au souvenir
-d'une poudre brune, rhubarbe ou autre, âcre, amère, qui raclait la
-gorge, et qu'il fallait pourtant avaler. Son nom avait toujours pour mon
-oreille un son rude, granuleux et ses visites me causaient une profonde
-terreur, d'autant qu'il ne riait jamais, qu'il avait un visage pâle,
-triste, tanné, ridé, rhubarbesque en un mot. À part cela, le meilleur
-et le plus consciencieux des hommes, tendrement attaché à mon père,
-auprès duquel il assumait le rôle de conseiller médical aussi bien
-des dispositions psychiques que des dispositions physiques de son
-client.
-
-Ce fut sans doute en raison de sa situation de famille--il était, dans
-tous les sens du mot, un parfait gentleman--que le Dr Grant fut nommé
-médecin à bord d'une des frégates de Sa Majesté qui s'en allait
-faire une croisière sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. La santé
-du bord ayant très heureusement laissé beaucoup de loisirs au docteur,
-il put consacrer la plus grande partie de son temps à l'étude de
-l'histoire naturelle de la côte du Chili et du Pérou. Un des plus
-importants résultats de cette expédition fut la prise du plus beau
-cerf-volant qu'on ait jamais vu. Il avait d'énormes pinces très
-curieuses--j'oublie ce que «chiasos» signifie en grec--mais sa
-mâchoire était chiasique. Il arriva à la maison admirablement
-emballé dans du coton, et lorsqu'on ouvrit la boîte, il excita
-l'admiration de tous les assistants; on l'appela le «Chiasognathos
-Grantii». Autre résultat de l'expédition: la collection
-véritablement complète de toutes les espèces de colibris de Valparaiso
-dont il fit un choix et dont il offrit à ma mère--merveilleuse
-envolée de pourpre et d'or--de quoi remplir deux vitrines aussi
-grandes que celles de la collection Gould au British Museum.
-Elles firent l'ornement du salon de Herne Hill et me donnèrent
-par la suite des modèles parfaits de plumage, souplesse et couleur.
-Elles sont maintenant à la place d'honneur, dans une des salles les
-mieux éclairées de l'école paroissiale de Coniston.
-
-Le troisième résultat de l'expédition fut plus important encore. De
-riches Espagnols, propriétaires de mines importantes dans l'Amérique
-du Sud, avaient offert au Dr Grant des échantillons très curieux des
-plus beaux Lions de Copiapo. Ce fut pour moi, alors dans toute l'ardeur
-de ma passion minéralogique, un événement considérable que de voir
-la table du salon chargée de lamelles d'argent et d'or arborescent. Ce
-ne fut pas seulement l'homme de science, mais ce fut l'avare qui
-sommeillait en moi qui, en une heure ou deux, se développa
-prodigieusement! Je comptais, grain par grain, mon trésor dans les
-fragments que le Dr Grant m'avait donnés; et je me souviens encore de
-l'indignation que j'éprouvai en voyant que l'enthousiasme de mon cousin
-Charles n'était nullement au diapason du mien, lorsque je l'informai
-que la mince couche supérieure d'un modeste spécimen, et dont la
-grosseur pouvait équivaloir à la seizième partie d'une pièce de
-«six pence», était de «l'argent brut».
-
-Ce fut au retour de ce voyage que le Dr Grant s'installa à Richmond,
-où il ne tarda pas à se faire une bonne clientèle. De temps à autre,
-par une jolie matinée d'été, ou par une après-midi ensoleillée
-d'hiver, nous traversions les landes de Clapham et de Wandsworth et nous
-allions, papa, maman, Mary et moi, déjeuner à l'auberge du «Star and
-Garter» avec le Dr Grant. Déjeuners qui faisaient époque dans ma vie,
-non seulement en raison de la jolie vue que l'on avait des fenêtres de
-la salle à manger, mais surtout parce que, en ces grandes
-circonstances, on me permettait de manger du pain frais, pain français,
-moi qui, même en voyage, ne mangeais jamais que du gros pain rassis.
-
-Mais, laissant le Dr Grant au milieu de ces agréables souvenirs, il
-faut que j'en arrive aux amis qui, en dehors de ma parenté, ont eu la
-plus grande influence sur ma vie d'enfant, à Mr et Mrs Richard Gray.
-
-Mon père, à ses débuts, avait souvent habité l'Espagne, pour y
-apprendre les méthodes de fabrication du sherry et de la mise en cave;
-il avait vécu à Xérès, à Cadix ou à Lisbonne. À Lisbonne, il
-s'était lié avec un jeune Écossais, employé dans une maison de
-commerce espagnole, mais qui n'avait rien de l'esprit rond-de-cuir. Au
-contraire, Richard Gray renchérissait sur son ami en sentiment
-romantique et partageait cette passion pour la meilleure littérature
-qui s'alliait assez étrangement avec les habitudes rangées de l'homme
-d'affaires qu'était mon père. Aussi énergique, aussi actif, aussi
-pur, l'enthousiasme de Mr Gray flambait souvent sans profit, surtout si
-on le comparait à celui de mon père; on aurait pu dire de cette flamme
-ce que Carlyle disait du feu des Français à Dettingen par opposition
-avec le feu des Anglais, que c'était «fagot contre anthracite». Je ne
-jurerais pas toutefois que mon père ne se soit pas laissé entraîner
-quelquefois par l'ardent Richard dans quelque folle équipée à Cintra,
-quelque fête de village et même quelque course de taureau, ce qui
-pourrait paraître en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut, à
-savoir que, pendant neuf années, mon père n'avait pas pris un seul
-jour de congé! Toujours est-il que les deux jeunes gens s'étaient
-liés d'une amitié très tendre qui eut sur le caractère de mon père
-une influence égayante et bienfaisante. Amitié véritablement
-fraternelle et qui ne fut en rien diminuée lorsque, peu temps avant de
-quitter l'Espagne, Mr Gray épousa une jeune Écossaise aussi belle que
-bonne, Mary Monro.
-
-Absolument bonne, et bonne avec grâce, très simple, très aimante et
-très sérieuse, elle n'avait pas assez d'esprit pour être méchante,
-et trop de cœur pour être sotte. Enthousiaste, elle l'était presque
-autant que son mari. Tous deux d'une piété évangélique ardente qui
-n'était jamais agressive; tous deux religieusement autant que
-passionnément épris l'un de l'autre. Le ménage des Gray est le
-ménage le mieux assorti qu'il ait été donné de voir en ce monde où
-l'on a la manie d'arranger les mariages. Hélas! le destin a voulu
-qu'ils eussent le chagrin de ne pas avoir d'enfants. Aussi, la
-principale occupation de Mrs Gray fut-elle bientôt de _me_ gâter. À
-l'époque où j'étais en âge de l'être, Mr Gray, qui avait fait
-d'assez bonnes affaires en Espagne, était venu s'installer à Londres
-avec sa femme, la mère de sa femme, et la caniche blanche de la mère
-de sa femme, Mrs Monro, qui répondait au nom de Petite. Ils vivaient
-tous quatre dans une belle maison de Camberwell Grove. L'heureuse
-famille! La vieille Mrs Monro, aussi charmante que sa fille, avec un peu
-plus de sens pratique; Richard heureux entre elles et les aimant de tout
-son cœur, et enfin Petite, qui avait de bon sens à elle seule plus que
-deux au moins des membres de la famille, qui faisait leur joie et qu'ils
-adoraient à qui mieux mieux.
-
-Leur maison était située au bout de l'avenue, une avenue de beaux
-arbres en ce temps-là, longue de près de trois quarts de mille,
-montant en pente rapide et offrant une admirable perspective, telle la
-nef d'une cathédrale gothique; les arbres, ormes, sycomores, trembles,
-mêlaient leurs branches les plus élevées, qui s'entrecroisaient;
-toutes les maisons de l'avenue avaient un chemin dallé qui accédait au
-perron, en passant entre de petits carrés de gazon frais tondu. Maisons
-de trois ou quatre étages, le plus souvent groupées sur des plans en
-terrasses, bâties en briques d'un ton foncé avec des toits d'ardoise
-hauts et raides, le tout bien conditionné, bien tenu, bien balayé,
-bourgeoisement cossu et vulgaire et un air parfaitement content de soi
-qui ne demande rien à personne. Près de deux kilomètres de route
-charmante séparaient Berne Hill du Grove; Mrs Gray et ma mère, sous le
-moindre prétexte, montaient ou descendaient l'une chez l'autre; la
-maison de Mr Gray nous était ouverte à toutes les heures du jour ou
-de la nuit, nous y étions chez nous. Je ne pourrais pas en dire autant
-de Herne Hill, pour les Gray, notre demeure gardant toujours une sorte
-d'inviolabilité sacrée. Cette distance observée et maintenue fait
-que, durant toute mon enfance, j'ai eu le sentiment que nous étions, de
-façon ou d'autre, des êtres supérieurs à nos amis ou à nos parents;
-nous les protégions plus on moins, nous leur faisions la grâce de leur
-donner des conseils, nous les instruisions par notre exemple, tout en
-étant tenus, aussi bien par notre dignité que par la hiérarchie
-sociale, à éviter toute familiarité.
-
-Il y avait pourtant une exception; et c'est là un souvenir que j'ai le
-plus grand plaisir à évoquer. Dans le premier chapitre de
-l'_Antiquaire_, l'aubergiste de Queen's Ferry offre à un hôte de
-distinction une bouteille du meilleur porto de Robert Cockburn; porto
-dont Robert Cockburn ne laissait jamais manquer Sir Walter, car il
-était à cette époque sinon le plus gros, du moins le premier
-importateur des grands vins de Portugal, comme mon père des grands vins
-d'Espagne. Mr Cockburn était d'une des bonnes familles d'Édimbourg et
-il avait fait acte de condescendance en entrant dans le commerce; d'une
-grande intelligence, d'un esprit vif et mordant, il était reçu dans la
-meilleure société d'Édimbourg, et se trouvait lié à mon père par
-mille souvenirs de «la vieille ville». C'était sans contredit le plus
-noble, le plus important des convives de nos agapes marchandes.
-
-Mrs Cockburn, encore mieux née, le type de la grande dame écossaise de
-la vieille école, était indulgente pourtant aux idées modernes. On
-disait que Lord Byron l'avait aimée, qu'elle était la première de ses
-premières grandes passions, la Mary Duff de Lachin-y-Gair. Quand je
-l'ai vue pour la première fois, elle était encore extrêmement belle,
-bien que d'un certain âge, pleine de bon sens, et, en dépit d'une
-certaine austérité un peu hautaine, parfaitement bonne.
-
-Les Cockburn avaient deux fils, Alexandre et Archibald, tous deux dans
-les affaires de leur père, tous deux intelligents et énergiques, mais
-tous deux parfaitement décidés--et en cela ils se conformaient au
-désir de leurs parents--à être avant tout des gentlemen, des
-marchands ensuite; disposition de tout point respectable et digne
-d'être encouragée de nos jours, et où, dans leur cas particulier, il
-n'entrait ni orgueil, ni pose. Ces deux Cockburn étaient bien de vrais
-gentilshommes, nés gentilshommes, et plus à leur aise dans leurs
-montagnes qu'à leur bureau où néanmoins ils s'occupaient en
-conscience de leurs affaires. Elles ne se développèrent pas cependant,
-comme elles eussent pu le faire, si elles eussent été entre des mains
-moins aristocratiques.
-
-Alexandre et Archibald dînaient souvent chez nous. Le premier avait
-beaucoup de l'humour de son père; le second était un beau et jeune
-Highlander aux cheveux noirs, que ma passion pour Walter Scott avait
-touché; aussi était-il toujours disposé à causer pêche et chasse
-avec moi. Car, dès l'enfance, j'ai aimé les récits d'aventures, bien
-que je ne fusse rien moins qu'aventureux. J'ai lu tous les romans du
-capitaine Marryat, sans que cela m'ait jamais inspiré la moindre envie
-de m'embarquer; j'ai visité le champ de bataille de Waterloo sans
-songer un instant à me faire soldat; je me suis passionné pour les
-récits de pêche d'Isaac Walton sans avoir jamais jeté la mouche; je
-savais par cœur le _Deerslayer_ et le _Pathfinder_, de Cooper, sans
-avoir jamais eu encre les mains autre chose qu'un pistolet à bouchon et
-sans avoir découvert d'autres sentiers que ceux des solitudes de Gipsy
-Hill. S'il m'est arrivé de me raconter des histoires merveilleuses de
-batailles dont j'étais le général victorieux, cavernes où je
-découvrais des filons d'or, ce n'était que jeux d'imagination, rêves
-sans rapport avec la réalité. Dès cette époque, je redoutais de
-grandir, de vieillir; je n'aspirais pas à être plus sage. Quant aux
-projets d'avenir, je n'en faisais pas plus qu'un jeune ver à soie perdu
-au milieu de sa première feuille de mûrier.
-
-
-[Note 25: Montagne du Pays de Galles. (Note du traducteur.)]
-
-[Note 26: James Hogg, poète écossais. (Note du traducteur.)]
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-SCHAFFHOUSE ET MILAN
-
-
-La visite au champ de bataille de Waterloo, à laquelle il est fait
-allusion dans le chapitre précédent, eut lieu lorsque j'avais cinq
-ans, à l'occasion des fêtes du couronnement de Charles X. Nous
-passâmes quelques semaines à Paris dans une pension de famille
-tranquille, et ensuite quelques jours à Bruxelles, mais je n'ai gardé
-aucun souvenir des stations intermédiaires. Lorsque je reviens sur ces
-souvenirs lointains, je m'aperçois que j'étais lent à émouvoir, que
-mes impressions s'éveillaient avec peine, et que j'avais besoin de
-séjourner deux ou trois jours dans une ville pour en avoir la plus
-légère idée; il est vrai que l'idée une fois formée était
-généralement juste. Il m'est rarement arrivé d'avoir à modifier ces
-premières impressions, et celles qui s'y ajoutaient n'étaient pas
-aussi durables. D'où, ce que les gens appellent mes préjugés et qui
-seraient plutôt des _après-jugés_, c'est-à-dire tout le contraire.
-(Je n'ai pas la prétention d'introduire le mot dans la langue, mais il
-m'est commode pour l'instant; il épargne du temps et de l'encre.)
-
-Une autre disposition étrangement tenace chez moi, c'est cette
-impossibilité de m'intéresser à autre chose qu'à des choses proches
-ou tout au moins visibles et présentes. J'imagine que les enfants sont
-souvent ainsi, mais cette disposition est demeurée chez moi et c'est un
-des traits de mon tempérament d'homme fait.
-
-De cette première visite à Paris, je garde surtout le souvenir des
-coussins de plume garnissant les fauteuils de velours rouge de l'hôtel,
-que l'on n'arrivait pas à aplatir même lorsqu'on était assis dessus
-depuis une demi-heure; du parquet bien frotté du salon et du brave
-«Boots», de «Brosse» pour parler plus correctement, qui s'escrimait
-sur les dits parquets chaque matin si bien qu'ils étaient aussi polis,
-aussi luisants qu'une table d'acajou; de la jolie cour plantée de
-fleurs et d'arbustes sur laquelle s'ouvraient les fenêtres de notre
-rez-de-chaussée; du gentil petit groom nègre au service d'une autre
-famille qui attrapait le chat de la maison, et me le mettait dans les
-bras; et d'une non moins gentille femme de chambre, très bonne fille,
-qui d'ordinaire me le reprenait dans la crainte que je ne lui fisse mal
-(l'expérience qu'elle avait des garçons, et des garçons anglais en
-particulier, l'inclinant à se méfier de la pureté de mes intentions).
-Je me souviens de ces choses, de certaines personnes, des Tuileries, et
-des jardins de «Tivoli» où mon père me fit monter sur les montagnes
-russes et où j'ai vu le plus beau feu d'artifice du monde; mais, par
-contre, j'ai parfaitement oublié la Seine et Notre-Dame, et tout ce qui
-tient à la ville ou aux environs, excepté les moulins à vent de
-Montmartre. De même à Bruxelles j'ai perdu tout souvenir de l'Hôtel
-de Ville, des rues spacieuses; il ne semble pas que j'aie été ému de
-rien, ni même surpris, tandis que je n'ai pas oublié un détail de la
-course en voiture jusqu'à Waterloo et de la promenade à pied à
-travers la plaine. On n'avait pas encore construit l'horrible levée de
-terre qui l'a déshonorée; neuf ans s'étaient à peine écoulés
-depuis la bataille, et chaque monticule, chaque pli du terrain racontait
-fidèlement les charges en avant ou les mouvements en arrière. Gravée
-dans mon esprit par des lectures postérieures, cette vision de la
-terrible lutte est restée parfaitement distincte, alors que le souvenir
-d'une visite plus récente, faite depuis la construction de la digue,
-s'est pour ainsi dire effacé.
-
-À noter aussi que le ravissement que m'avait causé une promenade en
-bateau à vapeur, et dont j'ai parlé dans ma dernière lettre, est plus
-récent. Quand j'étais enfant, je préférais à la vaste mer
-elle-même la plage où venaient mourir les vagues, et le sable fin où
-l'on pouvait creuser des trous. Il n'y a pas eu pour moi de «première
-vue» de la mer; je n'avais pas plus de trois ans quand, pour aller en
-Écosse, nous nous embarquions sur le cutter du capitaine Spinks, qui
-faisait alors un service régulier, et que je jouais sur le pont comme
-si j'eusse été sur la terre ferme. Il faisait d'ailleurs toujours
-beau. La grandeur de l'Océan, je ne l'ai sentie pour ainsi dire que du
-dehors; j'ai eu la vision du géant qui fait trembler la terre, en
-entendant la voix des vagues rouler sur la grève, ou soupirer sur le
-sable.
-
-J'avais l'intention de consacrer ici quelques lignes au souvenir d'une
-autre pauvre parente, Nanny Clowsley, une bonne vieille créature
-toujours souriante, qui vivait entre une horloge hollandaise et quelques
-tasses à thé ébréchées, dans une seule chambre à alcôve. Cette
-seule chambre était au troisième étage d'une des maisons à pignon
-qui faisaient partie de ce pâté de vieilles constructions que l'on
-vient de démolir près du pont de Battersea, du côté de Chelsea.
-Mieux vaut réserver ce que j'ai à dire sur Chelsea pour une autre
-fois, grouper tous ces souvenirs. Seulement, en parlant de galets, je ne
-puis taire l'importance qu'a eue pour moi l'espèce de vue de mer que
-l'on avait des fenêtres de Nanny Clowsley, d'où l'on pouvait guetter
-le flux et le reflux de la Tamise, voir les barques danser avec le flot
-ou se coucher à sec à marée basse.
-
-Mais j'ai déjà trop tardé, il faut en venir aux premières
-impressions que m'a données la vue de certaines choses.
-
-J'ai dit que, pour nos voyages en Angleterre, Mr Telford nous prêtait
-le plus souvent sa voiture. Mais quand nous allions en Suisse, Mary nous
-accompagnant toujours maintenant, il nous fallait des roues plus solides
-et plus de place; pour ce voyage et pour ceux qui suivirent, il fallut
-donc, premier bonheur, choisir une voiture parmi celles que louait Mr
-Hopkinson, de Long Acre.
-
-Les pauvres imbéciles, les pauvres esclaves modernes qui se laissent
-traîner comme du bétail ou du bois coupé à travers des pays qu'ils
-s'imaginent visiter, ne peuvent se faire une idée des joies
-innombrables qui accompagnaient le choix et l'agencement d'une voiture
-de voyage autrefois. Il y avait d'abord les considérations techniques
-de force, de bon roulement, d'équilibre et de sécurité pour les
-personnes et les bagages; l'air cossu qui doit en imposer aux modestes
-passants; l'habile disposition des coffres à provisions sous les
-banquettes, les tiroirs secrets sous les glaces de devant, les poches
-invisibles dissimulées sous les coussins capitonnés à l'abri de la
-poussière, et auxquelles on ne pouvait atteindre que par des fentes
-imperceptibles ou des trappes dignes d'un sorcier ou d'Aladin lui-même;
-l'assujettissement des coussins pour qu'ils ne glissent pas, l'arrondi
-des coins qui permet un repos délicieux; le fonctionnement aisé des
-stores, le bon état de leurs ressorts et cordons, la fermeture
-hermétique des glaces, mille choses dont le confort d'une voiture de
-voyage dépend; l'installation de tous ces détails, pour le plus grand
-bien-être de ceux qui doivent occuper cette petite boîte, et pendant
-cinq ou six mois en faire virtuellement leur home. N'est-ce pas déjà
-voyager en imagination, avoir tous les plaisirs, et aucun des ennuis du
-vrai voyage?
-
-Pour ce premier tour sur le continent, qui devait durer au moins six
-mois, on fit choix d'une voiture avec un siège par devant, ou plutôt
-on le fit ajouter, siège destiné à mon père et à Mary; plus, un
-autre siège par derrière assez grand, pour qu'Anne et le courrier
-pussent y tenir, et encore quatre places à l'intérieur: celles du
-devant, un peu exiguës, étaient réservées à papa et à Mary en cas
-de mauvais temps. Je me souviens que, lorsque nous eûmes enfin arrêté
-notre choix, Mr Hopkinson, le loueur, un homme extrêmement poli, au
-fait sans doute de ma réputation littéraire naissante, me demanda (à
-la plus grande joie de mon père) si je pouvais traduire la devise du
-précédent propriétaire de notre berline qui était peinte sous
-l'écusson armorié: _Vix ea nostra voco._ J'y réussis sans peine, et
-j'eus l'esprit d'ajouter que si la devise appartenait de droit à
-l'ancien propriétaire, elle pouvait plus justement encore s'appliquer
-à nous. Une voiture de famille aussi vaste, très solidement
-construite, avec les bagages et son chargement de six personnes,
-exigeait, cela va sans dire, quatre chevaux; on trouvait d'ailleurs à
-tous les relais cinq ou six attelages de rechange.
-
-Le lecteur moderne a peut-être autant de peine à réaliser ces
-méthodes de locomotion primitives--qui datent pourtant d'hier--que
-celles des Saxons et des Goths migrateurs, et il ne se plaindra pas si
-j'entre dans quelques détails.
-
-Les chevaux français, et en général tous ceux que l'on trouvait sur
-les grandes artères européennes, étaient de vigoureux chevaux de
-ferme, trottant bien, ayant du cœur, frustes de poil, et portant la
-queue longue; des chevaux gais, hennissant, toujours prêts à folâtrer
-entre eux à l'occasion; à part cela, faisant très sagement leur
-besogne, obéissant le plus souvent à la voix, la rêne n'intervenant
-que pour préciser l'ordre; le fouet, qui ne les effleurait jamais, ne
-servait par ses claquements retentissants qu'à traduire l'orgueil
-professionnel du postillon, à faire garer les voitures qui encombraient
-la route et à prévenir tous les habitants des villages que l'on
-traversait, que des personnages de distinction leur faisaient l'honneur
-de visiter leur pays. Règle générale, les quatre chevaux étaient
-menés par un seul postillon qui montait le limonier; mais si les
-chevaux étaient jeunes, ou le postillon inexpérimenté, un second
-postillon conduisait les chevaux de volée. Le plus souvent, on n'avait
-qu'un homme pour quatre chevaux; les chevaux étaient paisibles, l'homme
-qui s'enivrait rarement était ordinairement un très jeune homme, les
-hommes faits trouvant un meilleur emploi de leurs forces; un jeune
-cavalier, tant soit peu adroit, qui pouvait conduire de bonnes bêtes
-bien dressées, avait encore l'avantage de ne pas les charger. La
-moitié du poids du postillon, si ce n'est plus, était dans ses bottes,
-de larges bottes souvent jetées au travers de la selle comme deux
-seaux; le postillon, une fois les chevaux mis à la voiture, gagnait sa
-place par le timon et produisait ses jambes dans ses bottes.
-
-Un personnage non moins important que le postillon, dans les
-voyages en poste, était le courrier ou, pour parler correctement,
-l'avant-courrier, dont la fonction consistait à précéder la voiture
-à cheval, et à faire préparer les relais de façon à perdre le moins
-de temps possible; poste de toute confiance, car c'était le courrier
-qui passait les marchés, payait les notes, évitait à ses maîtres
-mille soucis, sans compter la peine et la honte de massacrer le
-français ou toute autre langue. Un bon courrier savait quelle était la
-meilleure auberge dans chaque ville, et les chambres les plus
-confortables dans chaque auberge, de sorte qu'il pouvait écrire
-d'avance et les retenir il devait, s'il était intelligent, savoir ce
-qu'il y avait d'intéressant à visiter dans les villes que l'on
-traversait, et au besoin, par des moyens à lui, faire voir des choses
-rares, inaccessibles au vulgaire. Murray, que le lecteur ne l'oublie
-pas, n'existait pas dans ce temps-là; le courrier était un Murray
-privé, il devinait, quand il avait de l'esprit, ce qui devait vous
-intéresser tout particulièrement. Question de tact. Le courrier
-accompagnait les dames lorsqu'elles avaient des emplettes à faire, il
-les conduisait aux bons endroits, marchandant lorsqu'il le jugeait
-nécessaire. Enfin, il était lié avec tous les autres courriers sur la
-ligne et il pouvait vous nommer, pour peu que vous en eussiez la
-curiosité, les voyageurs de marque qui se trouvaient à l'hôtel en
-même temps que vous.
-
-Mon père eût considéré comme révolutionnaire, c'eût été, à ses
-yeux, une sorte d'empiétement sur les privilèges de la noblesse de
-nous faire précéder par un courrier à cheval; très large d'ailleurs
-pour tout ce qui regardait le confort et l'agrément, il n'eût jamais
-consenti, par ostentation, à payer un cheval supplémentaire. On
-faisait commander les chevaux d'avance, quand c'était possible, par le
-postillon de quelque voiture partie avant nous, sinon, nous nous
-résignions à attendre le temps nécessaire pour qu'on les harnachât.
-
-Notre courrier donc montait sur le siège de derrière, à côté
-d'Anne, et il nous était, dans l'accomplissement de toutes ses autres
-fonctions, aussi indispensable qu'agréable. Indispensable d'abord,
-étant donné que nous ne parlions que très peu le français, à peine
-assez pour demander notre route; lorsqu'il s'agissait de discuter des
-prix ou de demander des renseignements un peu détaillés, nous ne
-pouvions pas nous en tirer, même en France; en Suisse et en Italie, je
-ne saurais nous comparer qu'à un troupeau de moutons ou d'oies de
-passage. Indispensable aussi à la tranquillité de mon père qui,
-quoique très généreux de tempérament, avait horreur d'être surfait
-et refait. Il savait bien que le courrier touchait une commission, mais
-il savait aussi que son courrier ne se laisserait pas mettre dedans et
-il avait toute confiance en lui. Non par vanité, mais par goût et
-aussi pour le plaisir d'un changement, mon père aimait les grandes
-chambres, et ma mère, fidèle à ses habitudes, exigeait une propreté
-scrupuleuse; des chambres propres et spacieuses, implique une bonne
-auberge, et le premier étage. Mon père tenait aussi à la vue; il
-disait avec raison: «À quoi bon voyager, si ce n'est pas pour en voir
-le plus possible», ce qui voulait dire: le premier sur le _devant_. Mon
-père, délicat et très petit mangeur, avait besoin d'une cuisine
-soignée et ma mère n'admettait que la viande de premier choix; ce qui
-signifiait le dîner servi à part, rien du prix fixe, bien entendu.
-Enfin, mon père, bien que n'allant jamais dans le monde, aimait à
-côtoyer avec discrétion et sans s'imposer, cela va sans dire, les gens
-du monde, j'entends de la noblesse, car il méprisait les purs mondains,
-et il éprouvait un sensible plaisir à se dire que Lord et Lady un tel
-habitaient sur le même palier, et qu'à tout moment il était exposé
-à les rencontrer et à les croiser dans l'escalier. Salvador, dûment
-averti, ou ayant avec finesse deviné les petites faiblesses
-paternelles, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient que le flatter, avait
-carte blanche pour tous les arrangements, locations, etc. Partout nous
-trouvions les meilleures chambres préparées, de bons chevaux
-attendant, et propriétaires et garçons chapeau bas à l'arrivée et au
-départ. Salvador donnait son compte toutes les semaines, et mon père
-le réglait sans jamais faire la plus petite observation.
-
-À toutes ces conditions de confort et d'agrément, le moderne touriste
-à la vapeur doit, en imagination ajouter celle qui domine toutes les
-autres, ne jamais avoir à se presser, pouvoir partir à l'heure qu'on
-veut, et, si on est en retard, faire attendre les chevaux. En général,
-nous déjeunions à huit heures, et à neuf heures on se mettait en
-route. Entre neuf et trois de l'après-midi, à sept milles à l'heure,
-en comptant les relais et en ne nous pressant pas, nous faisions nos
-quarante ou cinquante milles dans la journée; nous dînions à quatre
-heures et, après dîner, j'avais encore le temps de faire une longue
-promenade solitaire et délicieuse; je rentrais exactement à sept
-heures pour le thé, après quoi je mettais au point mes esquisses et,
-à neuf heures et demie, au lit. Quand l'étape à fournit était
-particulièrement longue, on partait à six heures du matin et on
-faisait ses vingt milles avant le déjeuner, mais on s'arrangeait
-toujours pour arriver pour le dîner de quatre heures. Ce n'était que
-tout à fait exceptionnellement que nous faisions un second arrêt;
-alors nous dînions dans quelque jolie auberge de village et nous
-n'arrivions que pour le thé, après avoir fait quatre-vingt ou
-quatre-vingt-dix milles. Mais nous ne faisions ces longues trottes que
-lorsque nous voulions arriver pour le dimanche dans quelque
-ville-cathédrale ou quelque joli village des Alpes. Jamais nous ne
-voyagions le dimanche; mon père et moi, le plus souvent, nous
-assistions--en philosophes--à une messe matinale, et ma mère,
-uniquement pour nous faire plaisir (car j'ai rarement vu trace de
-curiosité féminine chez elle), nous accompagnait l'après-midi dans
-quelque promenade en voiture sur le Corso ou autre lieu profane. Mais ce
-que nous préférions à tout, c'était une promenade à pied aux
-environs d'un village dans les Alpes.
-
-J'ai menacé mon lecteur, quelques pages plus haut, d'un complément de
-détails sur mes premières impressions en Suisse et en Italie en 1833.
-J'aurai aussi à parler de Calais. Je note ici seulement que nous avons
-remonté le Rhin jusqu'à Strasbourg où, en dépit de ses miracles
-d'architecture, j'étais déjà assez intelligent pour trouver que la
-cathédrale avait de la raideur, comme si elle eût été bâtie en fer;
-ce qui me fit le plus d'impression, ce furent les hauts toits et les
-riches façades de ses maisons de bois qui font déjà pressentir la
-Suisse et surtout de trouver encore intacte la vue si admirablement
-rendue par Prout à la 36e planche de ses Flandres et Allemagne. C'est
-dans le salon de l'hôtel, à Strasbourg, que nous tînmes conseil avec
-Salvador pour savoir si--c'était un vendredi après-midi--le lendemain
-nous pousserions jusqu'à Schaffhouse ou jusqu'à Bâle afin d'y passer
-le dimanche. Que de choses pour moi dépendaient de cette décision, si
-jamais quoi que ce soit «dépende» de quelque chose! Salvador
-inclinait à prendre la route directe qui suit le Rhin, ce qui nous
-permettait d'arriver aux Trois Rois à l'heure du coucher du soleil.
-Mais à Bâle, il fallait bien en convenir, il n'y a ni vue sur les
-Alpes, ni bruit de chutes d'eau. Salvador, pour être juste, nous avait
-honnêtement proposé une autre magnifique combinaison qui permettait de
-gagner, par la Forêt-Noire, les portes de Schaffhouse avant l'heure de
-leur fermeture.
-
-La Forêt-Noire! la chute du Rhin à Schaffhouse! la chaîne des Alpes!
-à quelques heures. Nous y serions dimanche! Quel dimanche au lieu du
-dimanche ordinaire à Walworth et de la promenade dans les prairies de
-Dulwich! Mes véhémentes supplications finirent par l'emporter et, aux
-premières heures du jour, nous traversions au trot égal de nos chevaux
-le pont de bateaux de Kehl. Je vois encore dans la lumière grise du
-matin se dessiner la ligne sombre des montagnes de la Forêt-Noire qui
-se précisaient et s'élevaient à mesure que nous traversions la plaine
-du Rhin. «Portes des Collines» qui s'ouvraient pour moi sur une vie
-nouvelle, et qui ne devaient plus se fermer que lorsque s'ouvriraient
-les Portes des Collines d'où l'on ne revient pas.
-
-Nous atteignîmes ainsi la partie basse de la Forêt-Noire, et
-pénétrâmes dans un vallon qui montait en pente raide; moins d'un
-quart d'heure plus tard, nous apercevions le premier «chalet
-suisse»[27].
-
-Quelle signification pour nous tous, et pour moi quelle vision en
-quelque sorte prophétique! Il n'est pas un voyageur moderne qui puisse
-comprendre ce que cela voulait dire pour moi, dussé-je passer des
-années à le lui expliquer. Un hurlement de joie triomphante--semblable
-à tous les sifflets de locomotive s'échappant à la fois de la gare de
-jonction de Clapham--s'est élevé de toute l'imbécillité de l'Europe
-pour applaudir à la destruction de la légende de Guillaume Tell. Pour
-nous, chaque mot en était vrai, que dis-je! mythiquement éclairé
-d'une vérité surnaturelle, et là, sous les bois sombres, nous en
-retrouvions le témoignage visible, tangible et charmant sur le bois
-pourpre de mélèze, sculpté sous l'inspiration des joies de la vie
-rurale, de cette vie toujours la même, toujours immuable à l'ombre des
-grands pins sur le sol ancestral, dans la bénédiction ta sainte
-pauvreté et la paix de Dieu.
-
-Ah! la légende de Guillaume Tell est détruite! Et vous avez creusé un
-tunnel sous le Gothard, vous voulez combler la baie de Uri--et c'est
-pour vous, pour l'amour de vous, que les grappes de raisin dans pressoir
-de Saint-Jacob ont rendu des gouttes de sang et que la massue de bois a
-renversé cheval et heaume dans le vallon de Morgarten?
-
-Il est difficile d'imaginer l'époque déjà lointaine et bénie où la
-Suisse appartenait aux Suisses, et où les Alpes n'avaient été
-foulées par le pied d'aucun mortel. On ne connaissait pas encore la
-vapeur, si ce n'est à bord de certains bateaux qui ne s'aventuraient
-que lorsque le temps était calme (Y avait-il alors des paquebots qui
-traversaient l'Atlantique? Je ne m'en souviens plus). En tout cas, les
-routes de terre n'étaient point contaminées; et une fois que nous
-eûmes pénétré dans ce paradis des montagnes, nous circulâmes au
-milieu de ses vallées embaumées, de ses chalets blottis au fond de
-prairies étincelantes de rosée. Vers midi, nous atteignions des
-hauteurs moins fertiles; les côtes se faisaient plus abruptes; une ou
-deux fois, au relais, nous dûmes attendre les chevaux, si bien qu'au
-coucher soleil, il nous restait encore vingt milles à faire pour gagner
-Schaffhouse.
-
-Il était plus de minuit lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville;
-elles étaient fermées, mais le portier, que nous dûmes réveiller,
-consentit à les ouvrir, à les entr'ouvrir plutôt, car une de nos
-lanternes heurta la grille et fut brisée en mille pièces, comme nous
-pénétrions sous la voûte. Heureux privilège que d'entrer ainsi,
-comme en rêve, dans une ville du Moyen âge, fût-ce au prix d'une
-lanterne cassée, plutôt que d'y arriver bêtement dans la bousculade
-d'une gare de chemin de fer.
-
-Je ne me souviens que très vaguement de la matinée du lendemain;
-j'imagine que nous dûmes assister au service dans une église
-quelconque, et très certainement une partie de notre journée a dû se
-passer à admirer les fenêtres en saillie sur des rues d'une propreté
-invraisemblable. Aucun de nous ne semble avoir eu l'idée qu'il fût
-possible d'apercevoir les Alpes sans faire quelque ascension, exercice
-trop profane pour un dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme
-d'ordinaire et, la soirée étant admirable, nous sortîmes pour faire
-un tour.
-
-Nous avions prolongé notre promenade à travers la ville, le soleil
-était près de se coucher lorsque nous nous trouvâmes dans une sorte
-de jardin public situé, je crois, à l'ouest de la ville et d'où la
-vue embrasse tout le cours du Rhin et la plaine au sud et à l'ouest. Je
-regardais le pays découvert dont les larges ondulations se perdaient
-dans une brume bleue, comme j'aurais regardé de Malvern, par exemple,
-les perspectives du Worcestershire, ou de Dorking celles de Kent quand,
-tout à coup, que vis-je à l'horizon!
-
-Nous n'eûmes pas un instant la pensée que ce pouvait être des nuages.
-C'était d'une pureté de cristal, cela se détachait sur le ciel en
-fines arêtes déjà teintées en rose par le soleil couchant. Cela
-dépassait tout ce que nous avions jamais pensé ou rêvé. Les murs de
-l'Éden perdu n'auraient pas eu plus de beauté et les murs, entourant
-le ciel, de la Mort sacrée, plus de solennité.
-
-Est-il possible d'imaginer, pour un enfant d'un tempérament comme le
-mien, entrée dans la vie plus bénie! Ce tempérament, il est vrai,
-tenait à l'époque. Quelques années plus tôt, au siècle précédent,
-aucun enfant ne se serait intéressé aux montagnes comme je faisais, ni
-aux hommes qui les habitaient. Avant Rousseau, l'amour «sentimental»
-de la nature n'existait pas; et avant Scott, on n'avait pas l'idée d'un
-amour intelligent pour les «hommes de toutes classes et de toutes
-conditions», amour qui prend non seulement le cœur, mais la chair.
-Saint Bernard de Fontaine, contemplant le Mont-Blanc avec ses yeux
-d'enfant, voit au sommet la Madone. Saint Bernard de Talloires
-n'aperçoit pas le lac d'Annecy, il n'a de pensées que pour ceux qui
-sont morts entre Martigny et Aoste. Pour moi, le pays des Alpes était
-également beau par ses neiges éternelles et par le caractère de ses
-habitants et, ni pour moi-même, ni pour eux, je ne demandais la vue
-d'autres trônes dans le ciel que les rochers, d'autres esprits dans le
-ciel que les nuages.
-
-C'est ainsi--dans un parfait équilibre moral et physique, le cœur
-ardent, mais sans nul désir d'être autre que je n'étais, d'avoir plus
-que je n'avais; ne connaissant des larmes que ce qu'il en faut pour
-faire de la vie une affaire sérieuse, sans en détendre le ressort;
-ayant à la fois assez de science et de sentiment pour faire de cette
-première vision des Alpes non seulement la révélation de la beauté
-sur la terre, mais la première page de son livre--que je quittai ce
-soir-là le jardin en terrasse de Schaffhouse avec mon destin arrêté,
-au moins dans tout ce qu'il aura eu de sacré et d'utile. C'est vers
-cette terrasse, et vers la rive du lac de Genève que, jusqu'à ce jour,
-reviennent et mon cœur et ma foi, à chaque élan qui les fait
-noblement vivre, et à chaque pensée qui m'apporte secours ou
-consolation.
-
-Le matin qui suivit cette soirée de dimanche à Schaffhouse fut
-admirable; le ciel était sans nuages et nous nous fîmes conduire de
-bonne heure aux chutes. Dans la lumière du matin, nous revîmes la
-chaîne des Alpes, et nous connûmes, à Lauffen, ce qu'est une rivière
-alpestre. Au sortir des gorges de Balstall, j'eus de nouveau une vision
-inoubliable de la chaîne des Alpes, et ces aspects lointains, que le
-voyageur moderne ne soupçonne même pas, me firent apprendre et sentir
-plus que les merveilles vues de près à Thun et à Interlaken. Ce fut
-aussi un grand bonheur pour moi, que nous ayons pris, pour passer en
-Italie le plus majestueux des défilés, et que la première gorge des
-Grandes Alpes que j'aie vue ait été celle de la Via Mala, le premier
-lac d'Italie, le lac de Côme! Nous nous embarquâmes à Chiavenna, pour
-traverser le lac, et le dimanche suivant nous trouva à Cadenabbia.
-Après cela, de villa en villa jusqu'à l'autre extrémité du lac, et
-ensuite de Côme à Milan par Monza.
-
-Sans que la saison fût avancée, nous étions déjà en plein été, et
-je conseillerai toujours pour une première visite en Italie, de choisir
-l'été. Ce fut un bonheur aussi, bien que mon cœur me portât vers les
-paysans suisses, que chez moi le goût des choses artificielles eût
-été formé par Turner dans l'_Italie_ de Rogers. Le _Lac de Côme_,
-les deux villas au clair de lune, et l'_Adieu_ m'avaient préparé à
-admirer ce qui vaut la peine de l'être dans les jardins en terrasses,
-les arcades de belles proportions, les grands murs blancs ensoleillés,
-qui n'ont en général qu'attrait factice pour les imaginations
-anglaises. Chez moi, ce goût était pour ainsi dire inné, grâce à
-Turner, et tout cela, dès le premier moment, me fut familier;
-j'admirais et je vénérais. Je n'avais aucune idée alors de
-l'élément mauvais, l'élément Renaissance, qui pouvait s'y mêler.
-J'y retrouvais ce qu'on m'avait dit être l'art divin de Raphaël et de
-Léonard; et mon ignorance des dates les associait aux personnages de
-Shakespeare; la villa de Portia, le palais de Juliette devaient leur
-ressembler.
-
-J'ai toujours eu aussi, comme je l'ai noté dans l'épilogue de la
-nouvelle édition du deuxième volume des _Modern Pointers_, une
-perception très exacte des grandeurs, soit en fait de montagnes, soit
-en fait de monuments, une sorte d'exactitude joyeuse, si bien que je
-saisis du premier coup d'œil les vastes proportions des palais
-milanais, de la «montagne de marbre aux cent flèches», du Dôme, et
-comme je ne faisais pas encore la distinction entre le bon gothique et
-le mauvais, la richesse, la délicatesse des fines ciselures de dentelle
-qui se détachaient sur le bleu du ciel me transportèrent. Mais quelles
-extases lorsque, grimpant, et me promenant au milieu de ces merveilles,
-j'aperçus, entre les pinacles, le Mont Rose!
-
-J'avais pourtant été préparé à cette apparition par l'admirable
-reproduction qui en avait été donnée à Londres un ou deux ans
-auparavant, dans une exposition dont j'ai, plus tard, vivement regretté
-la disparition--le panorama de Burford, dans Leicester Square--tentative
-de la plus haute valeur éducative et qui aurait dû être soutenue par
-le Gouvernement. J'avais admiré là un tableau charmant, d'une facture
-exquise, qui représentait le panorama vu du haut de la cathédrale de
-Milan; je ne pensais pas alors que je le verrais un jour et il m'avait
-ravi et étonné; mais être là aujourd'hui, y être réellement,
-tenait du miracle.
-
-Nous eûmes encore le bonheur d'avoir un temps merveilleux tout le reste
-de la journée. Vers le soir, nous allions en voiture au Corso, qui, à
-cette époque, faisait le bonheur du beau monde de Milan comme le Parc
-chez nous, et d'où, avant la construction de la grande gare, on avait
-la vue, d'un côté, de toute la chaîne des Alpes, et de l'autre, de la
-belle cité dominée par son Dôme blanc. Puis le retour, en voiture
-découverte, dans le calme du crépuscule, à travers les longues rues
-silencieuses; la place du Dôme, sur les larges dalles de laquelle les
-roues glissaient sans bruit, augmentaient encore la sensation
-d'irréalité et d'émerveillement. Et cet air si pur, ce silence, la
-majesté environnante des Alpes que je venais de voir, la
-perfection--elle m'apparaissait telle alors--et la pureté de ce marbre
-immaculé qui se découpait contre le ciel! En ce monde toujours
-changeant, pouvait-on demander davantage en fait de bien apparemment
-immuable?
-
-J'essaie autant que possible de ne pas influencer mon lecteur et de le
-laisser juge des événements que je m'efforce de raconter simplement;
-mais ici, l'on me pardonnera de souligner tout l'avantage que nous
-tirions de nos habitudes de sauvagerie pendant ce premier voyage sur le
-continent, où notre solitude se trouvait augmentée encore par notre
-ignorance des langues étrangères, et aussi par notre amour du confort.
-C'est une sensation particulièrement délicieuse, inconnue au touriste
-moderne plus ou moins frotté d'allemand et de français, de parcourir
-les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit; l'oreille
-conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue, le
-sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si l'organe est dur, souple
-ou suave; tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage
-prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime; le moindre petit
-incident se transforme pour vous en opéra mélodieux ou bien en
-pittoresque de marionnettes à langage inarticulé. Songez aussi à tout
-ce que ce calme a de précieux.
-
-La plupart des jeunes gens à notre époque et même des gens plus
-âgés, s'ils ont gardé quelque curiosité, sont plutôt, en voyage, en
-quête d'aventures que d'informations. Les choses ne les intéressent
-que dans leurs rapports avec leur moi. En fait, ils ne pensent qu'à
-eux, plus attirés par les gens de belle humeur que par les
-mélancoliques, et très occupés de très petites choses. Non que je
-prétende que notre isolement eût rien de méritoire, ni que je
-soutienne qu'il vaille mieux ne pas savoir d'autre langue que la sienne,
-mais l'ignorance qui est humble a ces avantages. Nous ne voyagions pas
-pour courir les aventures, pour faire de nouvelles connaissances, mais
-pour voir avec nos yeux et sentir avec nos cœurs. La sympathie fait
-découvrir dans l'humanité des profondeurs où il y a plus de vérité
-que dans les formules et les mots; et même dans mon propre pays, j'ai
-constaté que les choses qui m'ont causé le moins de déceptions sont
-encore celles que j'ai apprises en qualité de spectateur.
-
-
-[Note 27: Suisse de caractère et de construction: les frontières
-politiques sont peu de choses.]
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-PAPA ET MAMAN
-
-
-Les études, dont j'ai parlé plus haut, auxquelles je me livrai pendant
-cette année 1834, encore sous l'impression des émotions du voyage,
-m'entraînaient dans quatre directions différentes; il eût fallu,
-alors, bien peu de chose, le plus petit encouragement, pour fixer mon
-choix et m'engager dans l'une ou dans l'autre. C'était d'abord l'effort
-fait pour exprimer en vers des sentiments véritablement sincères en
-dépit de ce que leur expression accusait de vanité superficielle, et
-d'une forme bien cadencée quoique fort pauvre en idées. Il m'aurait
-été impossible d'expliquer le plaisir que je trouvais à contempler la
-mer ou à errer dans les landes, mais j'éprouvais une douceur infinie
-à moduler une plainte qui rappelait le murmure des vagues ou à jeter
-un cri comme celui du vanneau.
-
-En second lieu, j'avais une vraie passion pour la gravure et pour les
-effets de surface et d'ombre auxquels elle se prête. Je n'ai jamais vu
-de dessins d'adolescent d'une facture aussi consciencieuse et d'une
-telle délicatesse de ligne; il y avait certainement en moi l'étoffe
-d'un bon graveur. Mais le destin en ayant décidé autrement, je
-déplore la perte que ce fut pour l'art de la gravure, moins toutefois
-que celle, déjà calculée ou plutôt incalculable, qu'avait faite en
-moi la géologie!
-
-Venait en troisième lieu l'instinct passionné de l'architecture, bien
-que j'eusse été incapable de rien bâtir ou de rien sculpter, n'ayant
-aucun don d'invention; et je crois bien avoir fait dans cette branche
-tout ce que j'étais capable de faire.
-
-Enfin, quatrièmement, il y avait l'instinct géologique toujours
-vivace, toujours renaissant, associé désormais aux Alpes. Pour mes
-quinze ans, je demandai que l'on me fît cadeau de l'ouvrage de
-Saussure, _Voyages dans les Alpes_, et je me mis méthodiquement à la
-rédaction de mon dictionnaire minéralogique à l'aide des trois
-volumes de Jameson (un livre précieux), en comparant ses descriptions
-aux spécimens du British Museum; j'écrivais les miennes, infiniment
-plus éloquentes et plus complètes, en caractères sténographiques
-extrêmement ingénieux et symboliques, qui me demandaient beaucoup plus
-de temps que l'écriture ordinaire, et dont il me fut impossible, plus
-tard, de relire un seul mot. Voilà les quatre points stratégiques
-qu'il eût été facile de fortifier, les dispositions qui ne
-demandaient qu'à être cultivées; et c'est le temps d'expliquer,
-autant que je le pourrai, avec les données que je possède, le
-caractère assez particulier et le génie de mes père et mère dont
-l'influence sur moi, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie
-de ma vie, a été plus considérable que toutes les circonstances
-extérieures, toutes les amitiés, toutes les directions, à
-l'Université ou dans le monde.
-
-Une des choses qui ont pesé d'un poids immense et influé, non
-seulement sur ma méthode de travail, mais pensée, c'est que tandis que
-mon père, comme je l'ai déjà dit, me donnait le meilleur exemple de
-lecture poétique--je dis bien lecture, et non déclamation, chose qu'il
-méprisait et qui me déplaisait fort--ma mère voulait m'enseigner
-(elle avait tout ce qu'il fallait pour cela) une justesse absolue de
-diction et la plus grande précision d'accent en prose; elle m'a appris,
-dès que j'ai su parler, ce dont j'ai essayé plus tard de convaincre
-mes lecteurs: que la justesse de la diction implique la justesse de la
-sensation, et la précision de l'accent, la précision du sentiment.
-
-Bien que ma mère eût été élevée en province chez Mrs Rice, elle
-l'avait été dans les principes les plus sévères de vérité, de
-charité, d'économie domestique; dans le respect scrupuleux de la
-langue anglaise qui, dans le milieu où elle vivait, était loin d'avoir
-conservé la pureté des eaux limpides de la Wandel. J'ai déjà dit
-qu'elle était la fille de la propriétaire, restée veuve toute jeune,
-de l'auberge de la Tête du Roi, qui, au moins, existait encore il y a
-un an ou deux. L'un des côtés de la maison donnait sur la place du
-Marché de Croydon et la porte d'entrée ouvrait sur une ruelle en
-pente, impraticable aux voitures, et qui relie la rue Haute à la Ville
-basse.
-
-Élevée en pleine agora de Croydon, entendant parler son dialecte, ma
-mère, telle que je la vois aujourd'hui, devait être, dans sa jeunesse,
-une jeune fille extrêmement intelligente, très pratique et naïvement
-ambitieuse; elle fut toujours sans effort à la tête de sa classe et
-profita en conscience de tous les avantages que l'institution
-provinciale et sa modeste maîtresse pouvaient lui offrir. Je ne l'ai
-jamais, à aucune époque de sa vie, entendue se plaindre, tout au
-contraire, de l'éducation qu'elle avait reçue.
-
-J'ignore pour quelles raisons ma mère alla vivre à Édimbourg avec mon
-grand-père et ma grand'mère. Ils émigrèrent bientôt après dans la
-maison de Bower's Well, sur le versant de la colline de Kinnoull,
-au-dessus de Perth. J'ai été d'une indifférence stupide à l'égard
-de l'histoire de ma famille tant qu'il m'eût été facile de la
-connaître; et ce n'est guère que depuis la mort de ma mère que j'ai
-eu envie de savoir ce qu'elle seule aurait pu me dire!
-
-Ce changement de vie entraîna certainement un changement de milieu; en
-Écosse, ma mère se trouvait dans une sphère supérieure, un monde de
-gentlemen et de ladies quelquefois un peu excentriques, le plus souvent
-pauvres, mais enfin, de gentlemen et de ladies. Elle a dû se
-développer, devenir une grande belle jeune fille au visage à la fois
-doux et énergique, une maîtresse de maison accomplie, d'une tenue
-irréprochable, et réservée jusqu'à la pruderie, mais une pruderie
-naturelle, si l'on peut dire, inviolable et jamais agressive. Je n'ai
-jamais entendu un mot révélant un sentiment un peu vif, fût-ce de
-simple admiration, ayant troublé la sérénité de son règne en
-Écosse. Pourtant, j'ai remarqué qu'elle ne prononçait pas sans un
-tant soit peu d'embarras devant mon père, et non sans plaisir devant
-les autres, le nom du Dr Thomas Brown. Que le Dr Brown, professeur de
-philosophie morale, hôte assidu de ma grand'mère, aimât à causer
-avec Miss Margaret, cela suffit à prouver quelle place elle tenait dans
-le monde d'Édimbourg; mais elle ne négligeait pas pour cela les
-devoirs de sa charge, qu'elle ne remplissait que trop scrupuleusement.
-
-Un jour qu'habillée pour le dîner elle avait couru à la cuisine jeter
-un dernier coup d'œil, la vieille Mause, qui tenait une poêle à la
-main, avait, par inadvertance, ait une grosse tache sur la jolie robe
-blanche de sa jeune maîtresse; et comme il paraît que celle-ci la
-réprimanda avec trop peu de résignation aux voies de la Providence en
-cette matière, Mause s'était écriée en branlant la tête: «Ah! Miss
-Margaret, vous êtes comme Marthe, vous vous empressez et vous vous
-doublez dans le soin de beaucoup de choses[28].»
-
-À l'époque où ma mère, dans la fleur de sa vie, à vingt ans, était
-une sorte de Desdémone, occupée la plus haute philosophie morale
-«tout en ne négligeant pas les affaires du ménage», mon père était
-un adolescent de seize ans aux yeux noirs, actif, spirituel et vibrant.
-Margaret était pour lui une sorte d'institutrice, et une confidente
-révérée et admirée sans mesure, aimée avec sérénité, à laquelle
-il éprouvait le besoin de dire ses secrets, de conter ses grandes mais
-très fugitives passions, et à laquelle il demandait conseil, en toutes
-circonstances.
-
-Mon père avait décidé, dès cette époque, d'entrer dans commerce,
-sans pourtant abandonner ses études. Il avait appris le latin, qu'il
-savait bien, sous la noble direction d'Adam à l'École supérieure
-d'Édimbourg; en même temps, sous l'influence alors vivante et
-prépondérante de Sir Walter Scott, tous les coins de sa ville natale
-s'idéalisaient, s'imprégnaient de pure poésie des souvenirs
-historiques les plus nobles qui aient jamais sanctifié et hanté les
-rues d'une brillante capitale. Je n'ai ni le temps, ni le désir
-d'allonger encore mon récit en mettant sous les yeux du lecteur des
-lettres, manie détestable de nos biographes modernes qui se plaisent à
-confondre la conversation par lettre avec le fait vivant. Cependant, il
-faut lire cette lettre du Dr Thomas Brown à mon père, écrite en une
-heure décisive, et qui témoigne de la situation qu'il occupait déjà
-parmi la jeunesse d'Édimbourg. Elle souligne de façon bien saisissante
-certains côtés de son caractère qui ont eu par la suite une grande
-importance pour lui et pour moi:
-
-
-
-«8, N. St. David's Street, Edinburgh,
-18 février 1807.
-
-«Cher Monsieur, la date inscrite en tête de la lettre que vous m'avez
-fait l'honneur de m'écrire pour me demander conseil au sujet de vos
-études littéraires,--conseils dont un «proficient» comme vous n'a
-guère besoin--me remplit de confusion. Il m'a été vraiment impossible
-d'y répondre plus tôt et je vous supplie de croire que ce retard ne
-vient pas d'un manque d'intérêt pour vos progrès intellectuels. Vous
-n'étiez encore qu'un enfant que je me félicitais déjà de votre jeune
-ardeur, de vos progrès et, autant pour vous que pour votre excellente
-mère, je m'intéressais à vous, persuadé d'ailleurs que, quelle que
-fût la profession que vous adopteriez, vous vous y distingueriez.
-
-«Vous semblez regretter, et je crois que vous avez tort, le temps que
-vous avez consacré aux lettres. Je ne le regrette pas. Vous avez senti,
-j'en suis sûr, combien de telles études ajoutent au raffinement des
-manières et du cœur; c'est là, pour l'homme qui ne tient pas à
-être, avant tout, _un homme de science_, un des principaux bienfaits de
-la littérature. N'oubliez pas qu'il est très différent de travailler
-_professionnellement_ ou simplement pour orner son esprit. Dans le monde
-où vous êtes destiné à vivre, vous entendrez nommer cinquante
-écrivains pour un savant. Ces études ont encore le grand avantage, à
-moins vraiment qu'il n'y ait abus, de ne vous faire jamais taxer de
-pédanterie; et je ne saurais en dire autant des autres branches de la
-science. Et, sans doute, il y a quelque danger à lire poésie et romans
-avec _gloutonnerie_, à y consacrer les heures qui devraient être
-réservées aux affaires, mais je sais que vous n'êtes pas homme à
-perdre ainsi votre temps. Il existe pourtant une science, la préféré
-et la plus grande de toutes pour les hommes en général, et les hommes
-d'affaires en particulier: c'est l'économie politique. Vous devriez
-vous tourner ce côté. C'est la science de votre profession, science
-qui contre-balance les----(mot oblitéré par le cachet) et les habitudes
-mesquines que cette profession développe quelquefois; science à
-laquelle il faut toujours faire appel lorsqu'il s'agit d'affaires, ou
-commerciales, ou financières. Un commerçant qui connaît bien
-l'économie politique sera en état de donner des impulsions nouvelles,
-de diriger ses confrères; sans connaissances en économie politique, il
-ne sera jamais qu'un vulgaire marchand. Ne perdez donc pas un jour pour
-vous y mettre, procurez-vous un exemplaire la _Richesse des Nations_,
-d'Adam Smith, lisez et relisez cet ouvrage avec attention; je suis sûr
-que vous y trouverez le plus grand plaisir. En vous donnant ce conseil,
-je vous traite en _marchand_; puisque telle doit être votre profession
-dans la vie, l'important, étant donné qu'il s'agit d'un nouveau profit
-à tirer, c'est de voir s'il doit contribuer à faire de vous un
-_marchand distingué et honorable_, personnage considérable dans un
-pays comme le nôtre. À votre point de vue, dans le monde que vous
-êtes destiné à fréquenter, les sciences physiques ne peuvent avoir,
-pour vous, qu'un intérêt très secondaire. En dehors de la chimie,
-elles demandent toutes une préparation mathématique plus complète que
-celle que vous avez; et encore la chimie exige-t-elle des travaux de
-laboratoire, une série d'études pratiques et méthodiques. Cependant,
-si vous aviez occasion, à Londres, de suivre quelques cours de chimie,
-ce serait excellent; en ce cas, je vous conseillerais de vous procurer
-soit l'ouvrage du Dr Thomson, soit celui de Mr Murray, cela vous
-préparerait à l'enseignement du professeur. Même de la physique il
-est bon d'avoir un aperçu général, quelque superficiel qu'il soit, et
-bien que, sans les mathématiques, vous ne puissiez aller bien loin, je
-vous engage à en acquérir quelques notions. Lisez l'_Économie de
-nature_, de Gregory; ce n'est pas un très bon livre, il n'est pas sans
-erreurs, mais c'est encore le meilleur ouvrage de vulgarisation que nous
-possédions et il est suffisamment exact pour ce que vous voulez en
-faire. Souvenez-vous, toutefois, que s'il vous est permis de n'être
-qu'un philosophe de la nature superficiel, il ne vous est pas permis de
-n'avoir pas de connaissances sérieuses en économie politique.
-
-«Autre chose encore. Je vous supplie de ne pas négliger l'étude des
-langues. Pour les langues modernes, il n'y a pas grand danger, vous
-serez forcé de les entretenir, ne fut-ce qu'à cause de vos affaires;
-mais les affaires commerciales ne se traitent pas en latin et vous
-pourriez l'oublier. Sans parler de la perte irréparable qu'il y aurait
-pour vous à ne pas jouir des admirables écrivains qui ont écrit dans
-cette belle langue, le latin est le complément nécessaire de la
-culture d'un gentleman et il a, en lui-même, une valeur intellectuelle
-trop haute pour qu'on y renonce de gaieté de cœur.
-
-«Adieu, mon cher Monsieur. Recevez les compliments de tous les miens et
-croyez à mon désir de vous être utile.
-
-«Votre ami sincère,
-
-«T. Brown.»
-
-
-On peut aisément s'expliquer que le jeune homme auquel un homme dans la
-position de Brown adressait une pareille lettre inspirât à sa jeune
-cousine de Croydon plus de respect que n'en accorde généralement à un
-écolier une jeune fille de quelques années plus âgée que lui.
-
-Ces relations de cousinage et d'amitié se poursuivront ainsi sans que
-surgît, ni d'un côté ni de l'autre, la pensée de liens plus intimes,
-jusqu'au jour où mon père, alors âgé de vingt-deux ou vingt-trois
-ans, après divers noviciats à Londres, songea à s'y fixer et à
-commencer les affaires à son compte. Il s'était dit, maintes fois, que
-Margaret, car il n'en faisait nullement l'héroïne d'un roman
-sentimental, serait pour lui la meilleure des femmes, et très
-tranquillement, mais très résolument aussi, il lui demanda si elle
-pensait qu'ils pourraient être heureux ensemble, et si elle consentait
-à attendre qu'il fût en situation de l'épouser.
-
-La jeune institutrice d'antan ne dissimula pas la joie qu'elle
-ressentait; elle ne dit pas, comme l'Agnès Wickfield, de _Copperfield_,
-qu'elle l'avait aimé toute sa vie, mais convint qu'il était très doux
-qu'il lui fût permis de l'aimer aujourd'hui. Le sentiment que lord
-Colambre éprouve pour Grace Nugent dans l'_Absent_, de Miss Edgeworth,
-ressemble beaucoup à celui qu'éprouvait mon père pour ma mère, avec
-cette différence que lord Colambre était un amant plus passionné. Mon
-père a mis dans le choix de sa femme la même espèce de décision, de
-sérénité calme que je l'ai vu mettre, plus tard, dans le choix de ses
-employés.
-
-Ce fut alors pour les deux jeunes gens une période de bonheur très
-doux; ma mère était, sans contredit, la plus éprise des deux: John
-s'appuyait sur elle avec confiance, il comptait sur sa tendresse et sa
-raison. Mais ni l'un ni l'autre ne permirent jamais à leurs sentiments
-de dégénérer en passion chagrine ou impatiente. L'amour, chez ma
-mère, se manifestait surtout par ses efforts persévérants pour
-cultiver son esprit, former ses manières, se rendre digne d'être la
-compagne d'un homme qu'elle jugeait très supérieur à elle; chez mon
-père, par l'ardeur qu'il mettait au travail, car son mariage dépendait
-du succès de son entreprise; il fut un fiancé exemplaire, il épargna
-toujours à ma mère toute anxiété inutile et ne lui donna jamais le
-plus léger motif de déplaisir.
-
-Les fiançailles se prolongèrent ainsi pendant neuf années; au bout de
-ce temps, les dettes paternelles étant payées et mon père se trouvant
-à la tête d'une maison de commerce qui prospérait, les fiancés, qui
-n'étaient plus alors de très jeunes fiancés, se marièrent à Perth
-un soir, après souper, sans que même les servantes de la maison se
-doutassent de rien. Elles devinrent ce qui s'était passé en voyant, le
-lendemain, John et Margaret partir ensemble en voiture pour Édimbourg.
-
-Lorsque je jette un coup d'œil en arrière, rien ne m'étonne plus que
-mon manque de curiosité à l'égard de tout ce passé. Comment, lorsque
-ma mère revenait avec complaisance sur les circonstances de ce mariage
-si soigneusement tenu secret, n'ai-je jamais demandé: «Pourquoi tant
-de mystère, mère, pour un mariage attendu depuis si longtemps et que
-tous vos amis, des deux côtés, désiraient?»
-
-Je n'avais, jusqu'ici, songé à rien écrire sur moi ou les miens en
-dehors de quelques faits et dates consignés au jour le jour. J'ai ainsi
-très légèrement, je dirais aujourd'hui très irrespectueusement,
-négligé les éditions de ma famille. «À quoi bon? me disais-je, tous
-sommes ce que nous sommes, et nous serons ce nous nous serons faits.»
-
-De même, jusqu'en ces derniers temps, j'avais toujours considéré que
-mes parents, touchant leur bonheur et leur mariage, avaient agi fort
-sagement et devaient être imités. Cependant, je ne voudrais pas que le
-lecteur s'imaginât que ce que j'ai pu écrire, ici ou là, sur les
-avantages des longues fiançailles, se rapportait à celles,
-particulières, de mes père et mère. Il m'est difficile de juger du
-degré d'héroïsme et de patience que cette attente exigeait des deux
-côtés; je sais seulement que, pour ce qui est de moi, j'en eusse été
-incapable et je crois bien que ce n'était pas très raisonnable. Car,
-pendant ces longues années d'attente, la santé de mon père s'altéra;
-puis, ayant commencé la vie si tard, ils durent la quitter tous deux,
-abandonnant leur enfant au moment où il commençait à justifier les
-espérances que dans leur tendresse ils avaient conçues pour lui.
-
-Si je me suis laissé aller à conter ici le roman de mon père et de ma
-mère et le peu que je sais des épreuves et des vertus de leur jeune
-temps, sans me soucier des dates, c'est que j'imagine que mon récit
-n'en sera que plus complet si j'écris à mesure que les souvenirs me
-reviennent et sans m'astreindre à l'ordre chronologique des faits. J'y
-suis venu en cherchant à m'expliquer comment ma mère avait acquis cet
-art consommé de lecture. C'est que, pendant ces longues fiançailles,
-elle ne s'était jamais lassée de travailler à perfectionner son
-éducation première: efforts secondés et infailliblement dirigés par
-une pureté de cœur et de conduite naturelle--ou, par son intensité,
-je pourrai bien dire surnaturelle--qui la portait toujours à faire ses
-délices du langage juste et clair dans lequel seul se traduisent les
-belles choses. La foi absolue de ma mère dans la vérité littérale de
-la Bible m'a mis, dès que j'ai été capable de réfléchir, en
-présence du monde invisible, et a exercé mes facultés d'analyse sur
-les questions de conscience, de libre arbitre et de responsabilité que
-l'on tranche d'ordinaire sans hésiter dans l'innocence de la jeunesse
-et que, plus tard, l'homme hébété par les idées reçues, souillé
-par les péchés du monde extérieur, n'aborde que l'esprit prévenu. La
-mélancolie même du dimanche, ses prohibitions, les doctrines du
-_Pilgrim's Progress_, de la _Holy War_ et des _Embruns_, qui pesaient si
-lourdement sur cette septième partie de mon temps, me furent
-bienfaisantes, car c'était vraiment la seule contrainte, la seule forme
-de vexation que j'eusse à supporter; bien légères épreuves,
-compensées par la gaieté, le calme d'un intérieur où la vie commune
-était douce, où tout se passait en joie et en paix. La santé de mon
-père, altérée par tant de dures années de travail solitaire,
-réclamait impérieusement le calme. Timide à l'excès dans le monde,
-et cela d'autant qu'il se sentait plus de moyens, plus d'idées et qu'il
-avait très nettement le sentiment de ne pouvoir les exprimer, il
-était, au contraire, plutôt autoritaire et en tout cas très à son
-aise en affaires. Il allait à son bureau tous les matins, réservant
-l'après-midi au repos et à la famille. Sa finesse, sa décision, des
-principes inflexibles qui entraînaient une manière de tout traiter en
-plein jour lui enlevaient toute inquiétude, de sorte que son travail
-était plutôt un amusement qu'un souci. Ses capitaux étaient placés
-à la Banque ou aux entrepôts de Sainte-Catherine sous la forme de
-fûts remplis du meilleur xérès et assurés aux compagnies les plus
-solides. Son associé, Mr Domecq, un fier Espagnol, d'une honorabilité
-scrupuleuse, avait en lui la confiance la plus absolue se conformait
-exactement à toutes ses indications en ce qui touchait le marché de
-Londres. Les lettres pour l'Espagne indiquaient donc brièvement que le
-public, cette année, demandait du vin vieux ou jeune, blond ou chaud;
-les lettres aux clients n'étaient pas moins brèves: on leur disait,
-sans phrases, que s'ils trouvaient à redire au vin qu'on leur
-fournissait, c'est qu'ils n'y entendaient rien, et que s'ils
-réclamaient une prolongation de crédit il était impossible de la leur
-accorder. Ce laconisme un peu rébarbatif était compensé par les soins
-que mon père mettait à exécuter les ordres de ses correspondants et
-par la déférence qu'il leur témoignait en allant, lui-même, prendre
-leurs commandes. Dans les visites aux clients, il déployait infiniment
-de savoir-faire, de tact, de courtoisie et aussi beaucoup de patience;
-et la confiance qu'il inspirait aux marchands au détail de province
-était d'autant plus grande qu'ils le voyaient plus juste, plus sincère
-dans son appréciation du vin des maisons rivales de la sienne; en même
-temps la finesse de son palais lui permettait de triompher de toutes les
-épreuves auxquelles le client le plus soupçonneux pouvait le
-soumettre. Il arrivait aussi, lorsque de gros clients venaient en ville,
-que mon père fît trêve à nos habitudes de sauvagerie et les priât
-de venir dîner à Herne Hill. Tout gamin, je détestais déjà ces
-agapes commerciales et je m'étais fait--en notant avec soin les
-conversations lorsque, par hasard, elles ne roulaient pas sur le
-vin--une assez pauvre opinion de la mentalité commerciale comme telle,
-opinion que je n'ai jamais eu aucune raison de modifier depuis.
-
-Quant à nos voisins de Herne Hill, nous ne les voyions pas, à une
-exception près, dont j'aurai à parler par la suite. Ils appartenaient
-pour la plupart au haut commerce de Londres, et avaient peu de sympathie
-pour les façons de vivre surannées de ma mère et encore moins pour
-les sentiments romantiques de mon père.
-
-Autre raison, sans doute, pour que nous nous refusons à frayer avec nos
-voisins, c'est que pour la plupart ils étaient beaucoup plus fortunés
-que nous et portés à faire étalage de leur richesse. Mes parents, au
-contraire, vivaient simplement, n'avaient pas de domestiques mâles[29],
-s'éclairaient avec des chandelles dans des bougeoirs en plaqué, et
-n'avaient ni jardinier, ni chevaux, ni voiture. Nos voisins, tout
-boutiquiers ils étaient, avaient par contre une nombreuse suite de
-laquais, de la vaisselle plate, des jardins admirables, des serres et
-des carrosses conduits par des cochers en perruque poudrée.
-Quelques-uns de mes lecteurs se demanderont peut-être si cette froideur
-dans nos relations était uniquement de notre fait. Ce qui est certain,
-c'est que mon père avait trop d'orgueil pour accepter des invitations
-qu'il n'aurait pu rendre, et que ma mère ne se souciait pas d'aller à
-pied poser des cartes chez de belles dames qui venaient en calèche à
-sa porte.
-
-Protégée par ces austérités monacales et cette fierté
-aristocratique contre les pièges et les distractions du monde
-extérieur, ma vie d'enfant était aussi réglée que celle du petit
-oiseau qui sort du nid l'est par le lever et le coucher du soleil.
-Peut-être mes lecteurs s'étonneront-ils que ce soient ces années de
-calme monotone et de solitude qui m'aient laissé les meilleurs
-souvenirs! L'arrivée de ma cousine Mary, son installation à la maison
-coïncida avec l'entrée en scène des professeurs dont j'ai déjà
-parlé; et ces changements dans l'emploi de mes journées, s'ils en
-augmentaient l'intérêt, en troublaient aussi la quiétude. Les succès
-au collège ou à l'université, que mes maîtres faisaient briller à
-mes yeux, me semblaient d'assez tristes mobiles, un peu bas même,
-comparés aux reproches pleins de tristesse de ma mère, ou à un simple
-compliment tombé de ses lèvres; quant à Mary, quoique d'une nature
-modérément enjouée et d'un caractère facile et aimable, son deuil
-d'orpheline ne pouvait que jeter une certaine tristesse dans notre
-intérieur, en troubler l'harmonie, ne fût-ce que par la différence
-toute naturelle que l'on sentait dans la tendresse que ma mère portait
-à son fils et celle qu'elle portait à sa nièce.
-
-Bien que je me sois étendu par reconnaissance sur les joies et les
-avantages de notre vie solitaire, je prie mes lecteurs de ne pas croire
-que je préconise pour tous les enfants semblable éducation familiale
-aux portes de Londres. Mais un autre bienfait que j'en ai tiré et dont
-je n'ai pas encore parlé, c'est la perception subtile, le sentiment
-intense de la beauté de l'architecture et du paysage du continent, que
-je dois certainement à cette habitude de trouver le bonheur entre les
-quatre murs de briques de notre petit jardin; de subir avec résignation
-ce qu'un faubourg et plus encore une chapelle non-conformiste de Londres
-pouvait avoir d'esthétique. Celle du Dr Andrews était d'un type aussi
-caractérisé dans son genre qu'une basilique romaine dans le
-sien--longue grange de forme rectangulaire au plafond plat, avec des
-fenêtres cintrées en briques et des petits carreaux enchâssés dans
-du plomb, qui rappelaient vaguement, comme dessin, une toile
-d'araignée; de chaque côté, une galerie soutenue par de grêles
-piliers de fer; des bancs, séparés les uns des autres par des cloisons
-de bois blanc bien fermées par des portes du même bois, à loquets de
-cuivre. Les bancs occupaient toute la longueur de la grange, à
-l'exception de deux passages latéraux où courait un tapis de paille
-fessée; au milieu, la chaire se dressait dans un sublime isolement,
-presque au centre, un peu en avant de la balustrade de l'autel, lourde
-boîte lambrissée, portée très haut sur quatre pieds et ornée d'un
-épais coussin de velours cramoisi, garni aux coins de glands d'or, ce
-qui était une source de grande distraction pour moi: quand le sermon
-m'ennuyait par trop, je m'amusais à suivre le jeu des lumières, les
-reflets et les ombres parmi les plis chatoyants du velours, lorsque le
-pasteur, dans l'ardeur de son argumentation, l'enfonçait à coups de
-poing.
-
-Imaginez le changement de décor, d'un dimanche à l'autre, entre le
-service du matin dans cette bâtisse vulgaire, au milieu des petits
-boutiquiers de Walworth endimanchés: la femme de notre plombier, la
-bonne grosse Mrs Goad, qui occupait le banc devant nous et qui prenait
-des airs sévères quand nous arrivions et que le service était
-commencé; imaginez le changement entre cela et la grand'messe dans la
-cathédrale de Rouen, avec sa nef pleine de paysannes portant tous les
-types de coiffes blanches d'une bonne moitié de la Normandie.
-
-Le contraste n'était pas moins merveilleux, moins enchanteur, entre
-l'architecture bourgeoise qui m'était familière et celle de Flandre ou
-d'Italie. La maison de commerce de mon père, située au centre de
-Billiter Street, qui a été démolie il y a quelques années, rayée du
-plan cadastral aussi bien que de la mémoire des hommes, était un
-échantillon parfait de ce qu'il y avait de bienséant dans une cité
-anglaise. Aujourd'hui les façades de nos maisons sont de véritables
-réclames, nous dépensons des centaines de mille francs pour arborer un
-masque et dissimuler nos banqueroutes. Mais, au temps de mon père, on
-faisait les affaires et on bâtissait encore honnêtement. Son
-«office» se composait d'une pièce de cinq mètres sur six, ornée des
-tables-bureaux de ses deux employés et d'une petite armoire où l'on
-enfermait les échantillons de xérès; en face, une autre pièce plus
-grande, où l'on recevait les clients de distinction et où mon père
-pouvait se faire servir une côtelette s'il était retenu en ville. Le
-rez-de-chaussée de la maison était occupé par MM. Wardell et Cie.
-d'aimables gens qui faisaient aussi, si je m'en souviens bien, le
-commerce des vins, mais au détail. Pas d'autre avis qu'une plaque de
-cuivre discrète sous la sonnette: «Ruskin, Telford & Domecq», où les
-noms des trois associés brillaient, dûment astiqués par la seule
-servante de la maison, la vieille Maisie--diminutif affectueux, je
-crois, de Marion (en anglais Marianne) comme Mause de Mary--Le soin de
-toute la maison, une maison à trois étages avec des greniers, lui
-incombait; peut-être se faisait-elle aider par une femme de journée
-pour les gros ouvrages, mais en tout cas elle faisait la cuisine,
-ouvrait la porte et introduisait les visiteurs de distinction, les dits
-visiteurs étant tenus, bien entendu, de s'annoncer avec plus ou moins
-de fracas, selon leur rang dans le monde. Les employés de la maison et
-leurs pareils tiraient la sonnette (autour de laquelle l'astiquage
-journalier avait fait une belle coupe transversale à travers les
-nombreuses couches annuelles de peinture, me rappelant ainsi les stries
-de l'agate), et le principal commis, sans se déranger, au moyen d'un
-mécanisme ingénieux soulevait le loquet.
-
-Ce modeste établissement était situé, comme je l'ai dans Billiter
-Street, une rue étroite qui n'avait pas six mètres de large et où
-deux haquets de brasseur, rasant la muraille, avaient peine à passer.
-Je me demande même si ce miracle pouvait s'accomplir tout du long;
-cette rue était plutôt une sorte de tranchée entre des maisons à
-trois étages, en briques savamment ignées et jointoyées, et qui
-n'offrait au passant d'autre avertissement que l'excellent briquetage
-des murs et des linteaux des fenêtres.
-
-Type représentatif, je le répète, des constructions de ce quartier de
-Londres, du Mansion House jusqu'à la Tour où le pittoresque du
-quartier bas m'était entièrement défendu, dans la crainte que je ne
-me pissasse choir dans les bassins des Docks; mais en y joignant les
-rues de Fenchurch et de Leadenhall Street, qui représentaient pour moi
-le grand genre du haut commerce britannique, le lecteur peut s'imaginer
-l'effet que firent sur mon imagination les fantastiques pignons de Gand
-ou les cours intérieures de Gênes plantées d'orangers.
-
-Je ne m'explique pas par quel miracle de résignation, après les
-émotions de nos courses à l'étranger, nous pouvions nous retrouver
-avec une joie tranquille, mon père à son bureau en face du mur de
-briques de la brasserie, et moi dans ma niche, à côté de la cheminée
-du salon. Mais, pour l'un comme pour l'autre, les occupations
-régulières, la douce monotonie, les rites sacrés du home nous
-étaient plus précieux encore que toutes les ferveurs de la
-découverte, le ravissement en face de certaines scènes d'une
-incomparable beauté. De très bonne heure, j'ai compris que le plaisir
-de la nouveauté est de peu de durée, que la beauté, inépuisable en
-elle-même, épuise au bout d'un certain temps les joies et
-l'enthousiasme, et que les philosophes ne nous ont pas dit assez au
-contraire que le home, la maison, la vie sainement réglée sont
-toujours pleins de délices. Ah! l'émotion, le frisson joyeux qui me
-faisait battre les tempes, qui me bouleversait le cœur lorsque, après
-une absence, fût-elle d'un mois ou deux, j'apercevais le sommet de
-Herne Hill--et je guettais chaque tournant de la route, chaque branche
-des arbres familiers--émotion qui, pour être moins accablante, moins
-profonde, faisait vibrer de façon plus intime les fibres de mon âme;
-joies que je préférais aux joies que me donnaient les pays étrangers,
-ou même les parties de mon propre pays nouvelles pour moi. Pour ma
-mère, les soins de sa maison, ses lectures avec Mary et moi, une petite
-causette par-ci par-là avec Mrs Gray, mais surtout les préparatifs
-pour le retour de mon père, et la douce perspective de la soirée en
-famille, valaient toutes les merveilles du monde, des pôles à
-l'équateur.
-
-C'est ainsi que nous rentrâmes--tout pleins d'idées nouvelles, mais
-toujours fidèles aux anciennes--vers la fin de l'année 1833, pour
-goûter en joie le repos du logis. Hélas! un malheur que nous ne
-pouvions pas prévoir nous menaçait.
-
-Tous les jours, à Cornhill, Charles se faisait aimer davantage. Comment
-un garçon, qui vivait tout le long jour à Londres, pouvait-il garder
-des joues si roses, les cheveux bouclés d'un jeune Achille et toute la
-gaîté de sa mère, la chère tante de Croydon: cela me paraît
-inconcevable, mais le fait est qu'il combinait dans une rare perfection
-l'entrain de Jin Vin avec sérieux de Tunstall; son cœur n'était
-troublé par les charmes d'aucune Margaret, car son patron, hélas!
-n'avait pas de fille, mais seulement un fils: si bien que lorsque
-Charles scrutait l'avenir, comme tout bon apprenti doit le faire, il ne
-voyait dans la maison d'autre perspective qu'une place de caissier ou de
-premier commis. Son frère aîné, celui qui lui avait appris à nager
-en le jetant la tête la première dans le canal Croydon, réussissait
-dans le commerce, en Australie et appelait pour l'associer à ses
-affaires ce frère qui avait toujours été son préféré. Il fut donc
-décidé que Charles partirait. Les vacances de ce Noël de 1833 se
-traînèrent tristement, car j'avais beaucoup de chagrin du départ de
-Charles et Mary plus encore; quant à mon père et à ma mère, bien
-qu'en vérité ils n'aimassent que moi au monde, la pensée que Charles
-s'en allait au loin les attristait et ils ne s'y résignaient que parce
-que très sincèrement, croyaient que c'était pour son bien. Toute
-l'affaire d'ailleurs fut décidée, l'équipement de Charles acheté,
-son passage payé, les recommandations faites au capitaine en moins de
-quinze jours. Lui partit pour Portsmouth rejoindre son bâtiment, cœur
-tout joyeux. Une lettre nous apprit bientôt qu'il était à l'ancre au
-large de Cowes, mais que navire ne pouvait mettre à la voile en raison
-du vent d'ouest. Et les courriers succédaient aux courriers, le vent ne
-s'apaisait pas. Nous aimions le vent d'ouest, c'est un vent délicieux,
-mais nous trouvions qu'il prolongeait tristement les adieux. Cependant
-Charles écrivait qu'il s'amusait beaucoup et nous savions par le
-capitaine qu'il était déjà au mieux avec tous les matelots du bord
-sans compter les passagers.
-
-Le vent soufflait toujours de l'ouest! Combien dura cette attente, je ne
-m'en souviens plus; dix, quinze jours peut-être. Enfin, un jour ma
-mère et Mary étaient allées en ville avec mon père pour faire
-quelques emplettes ou voir une exposition, et j'étais resté à la
-maison, très agréablement occupé à je ne sais plus quoi. Les
-entendant rentrer, je courus au-devant d'eux et je commençais à
-raconter combien je m'étais amusé lorsque je les vis, figés comme des
-statues, mon père et ma mère l'air très grave; Mary regardait par la
-fenêtre la plus éloignée de la porte. Comme je continuais mon récit,
-elle se retourna soudain, le visage baigné de larmes, se baissa vers
-moi et j'entendis cette phrase coupée par un sanglot: «Charles est
-parti».
-
-Le vent d'ouest avait continué de souffler et, la veille, il avait
-soufflé en tempête: il s'était élevé une forte brise comme celle
-qui chasse les nuages et fait écumer les vagues autour des récifs dans
-le _Gosport_ de Turner.
-
-Le navire envoyait son canot à terre pour chercher de l'eau, un petit
-côtre, je crois, en tout cas un bateau à voile. La mer était grosse et
-les matelots, avec un ou deux passagers, avaient eu quelque difficulté
-à embarquer. «Voulez-vous me permettre d'y aller aussi? demanda
-Charles au capitaine qui surveillait le départ.--Vous n'avez pas
-peur?--Je n'ai jamais eu peur de rien», fit Charles, et il sauta dans
-l'embarcation. Le canot n'était pas à cinquante mètres qu'il
-chavirait. Une flottille de petites barques l'entourait, comme une nuée
-de moucherons en été. Elles s'élancèrent à force de rames. Tout le
-monde fut sauvé, excepté Charles qui coula comme une pierre (22
-janvier 1834).
-
-Nous connûmes ces détails petit à petit. Au premier moment, nous nous
-refusions à croire à notre malheur, nous espérions qu'il avait été
-recueilli par un bateau et emmené en pleine mer. Mais, quelques jours
-plus tard, on retrouvait son corps que les vagues avaient rejeté sur la
-grève de Cowes. Son pauvre père alla lui rendre les derniers devoirs.
-La triste cérémonie terminée, quand il eut recueilli tous les
-détails de l'affreuse aventure, car le bateau était toujours à
-l'ancre, il vint à Herne Hill pour raconter à «petite tante» ce qui
-s'était passé. (Le vieillard appelait toujours ma mère «petite
-tante», la petite tante de Charles.) C'était le matin, dans la pièce
-du devant; ma mère tricotait à sa place accoutumée, près du feu;
-moi, je dessinais ou je lisais dans mon coin. Mon oncle raconta le
-tragique événement avec ce calme, ce ton tranquille, qui est
-caractéristique chez les gens du peuple en Angleterre. À la fin
-seulement, quand il eut tout dit, il éclata en sanglots. Je l'entends
-encore--j'entends ses derniers mots: «Ils ont rattrapé sa casquette,
-sa casquette qui était sur sa tête, mais ils n'ont pas pu sauver.»
-
-[Note 28: S. Luc, X, 41, L. de Sacy.]
-
-[Note 29: Thomas nous avait quitté peu après l'accident qui m'était
-survenu: il ne pouvait, je crois, supporter la vue de ma lèvre qui
-avait conservé la marque de la morsure du chien. Il ne fut pas
-remplacé.]
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-VESTER, CAMENÆ[30]
-
-
-Après la mort de Charles, les portes de mon cœur, qui s'étaient
-entr'ouvertes un instant, se refermèrent. La vie monotone, un peu
-personnelle, de Herne Hill continua sans qu'il se passât cette
-année-là rien qui mérite d'être retenu, encore moins d'être
-raconté. Cependant, mes parents firent une nouvelle tentative pour me
-donner un camarade, un bon camarade auquel je suis redevable de beaucoup
-plus de choses que je ne le croyais alors.
-
-À quelque six ou sept grilles de chez nous, en descendant vers les
-champs et la vue (vue dont le propriétaire actuel, Mr Sopper, attendri
-par mes lamentions, a bien voulu rendre la jouissance au public, ce dont
-je le remercie sincèrement) la six ou septième grille, donc, ouvrait
-sur une jolie pelouse ombragée d'un cèdre. La maison, très soignée,
-était occupée par deux personnes aussi simples que mon père et ma
-mère: Mr et Mrs Fall, mais plus heureux qu'eux, en ce sens qu'ils
-avaient non seulement un fils mais une fille. Richard Fall était d'un
-an plus jeune que moi, mais il était déjà au Collège à Shrewsbury
-et par conséquent, à certains égards, plus développé que moi; sa
-sœur, plus jeune, était une petite perfection qui ne quittait guère
-les jupes de sa mère. Aussi simples l'une que l'autre, mais de
-principes sévères et tout à fait convaincues qu'elles possédaient la
-véritable religion comme toutes les connaissances nécessaires:
-d'ailleurs, le modèle de toutes les vertus et de toutes les convenances
-à Herne Hill et autres lieux. Je frémis encore au souvenir du regard
-que me jeta Mrs Fall un jour que j'avais prononcé «naivette» pour
-«naïveté».
-
-Ce doit être en 1832 que mon père, frappé de la tenue irréprochable
-de cette famille en toutes circonstances, écrivit en termes courtois à
-Mr Fall pour lui demander, lorsque Richard serait à la maison, de
-permettre qu'il vînt jouer ou travailler avec moi. L'offre de mon père
-fut bien accueillie, les deux garçons s'y prêtant, et comme je venais
-d'être jugé digne d'avoir une salle d'étude particulière et que
-Richard n'avait qu'une chambre qui n'était pas toujours à l'abri des
-incursions de sa petite sœur, le plus souvent, quand Richard n'était
-pas au collège, il arrivait vers dix heures et faisait ses devoirs à
-la même table que moi, m'aidant quand je trouvais les miens difficiles.
-Nous sortions ensuite avec Dash, Gipsy, ou tel autre chien favori du
-jour.
-
-Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la neige de Noël, en ce
-temps-là, fût plus blanche que celle d'aujourd'hui, mais j'ai au moins
-de bonnes raisons de croire qu'elle restait plus longtemps blanche. Ce
-que j'affirme positivement, c'est qu'il tombait plus de neige aux
-environs de Londres, à cette époque, que depuis vingt ou vingt-cinq
-ans. Il n'était pas rare, dans les vallons des collines de Norwood, de
-trouver les clôtures des champs disparues sous des ondulations de
-neige, tandis du haut des collines, la moitié des comtés de Kent et de
-Surrey luisait jusqu'à l'horizon, comme une mer arctique sans dangers
-et sans nuages.
-
-Richard Fall était un tout à fait bon garçon, plein sens pratique.
-S'il n'avait pas de goûts très personnels, il avait un dégoût
-marqué pour mon genre, aussi bien artistique que littéraire. Il
-refusait sèchement de se prononcer sur les mérites de mes œuvres, me
-blaguait, prenait vis-à-vis de moi des airs d'indulgence et de
-protection au lieu de se montrer flatté d'avoir pour ami un auteur de
-grand avenir! Jamais malveillant, mais se moquant de moi sans merci, et
-se demandant pourquoi je m'obstinais à écrire du mauvais anglais, pour
-le plaisir d'écrire en vers--et des sottises aussi bien en prose qu'en
-vers. En tout cas, nous primes l'habitude de vivre ensemble et, par la
-suite, nous avons béni le hasard toutes les fois qu'il nous a
-rapprochés.
-
-L'année 1834 s'écoula sans grand mal, mais sans grand profit dans les
-quatre études dont j'ai parlé, et que j'avais entreprises pour mon
-plaisir, avec, temps à autre, un petit effort du côté des études
-classiques, pour lesquelles je n'avais pas grand goût et dont je ne
-sentais pas la nécessité.
-
-Sans _grand_ mal, ai-je dit, car il y avait un certain danger, pour un
-enfant même bien intentionné, à n'être virtuellement soumis à
-aucune discipline, à n'en faire jamais qu'à sa tête, sans que rien
-vînt lui faire sentir que sa manière de penser pouvait ne pas être
-toujours la meilleure.
-
-Il me serait impossible de dire, sans prendre une peine que, sans doute,
-mon lecteur trouverait disproportionnée avec son objet, le bien et le
-mal que j'ai tiré de la littérature de troisième ou de quatrième
-ordre que je préférais aux classiques latins. Le volume du _Forget me
-not_, auquel je dois la précieuse gravure de Vérone (et par un hasard
-assez curieux une autre de Prout, de Saint-Marc de Venise), était
-quelque peu au-dessus des annuaires ordinaires comme impression
-typographique; il contenait trois histoires: _The Red-nosed Lieutenant_,
-du Rév. Georges Croly, _Hans in Kelder_, de l'auteur des _Chronicles of
-London Bridge_ et _The Comet_, d'Henry Neele Esq. qui, toutes à leur
-manière, me firent une grande impression. L'habitude enfantine, quelque
-peu idiote, que j'avais de regarder fixement les mêmes objets pendant
-une journée entière, je l'appliquais à mes lectures; j'étais capable
-de lire et de relire les mêmes livres d'un bout à l'autre de l'année.
-Comme il m'eût été parfaitement inutile de garder le souvenir de
-toutes ces histoires, je me vantais plutôt de la faculté d'oubli qui
-me permettait de les goûter à nouveau; et, vers treize ou quatorze
-ans, j'ai dû lire ces livres préférés et beaucoup d'autres du même
-genre vingt fois de suite.
-
-Je m'étonne un peu que l'on m'ait laissé si longtemps dans mon coin en
-compagnie seulement de mon _Italie_ de Rogers, de mon _Forget me not_,
-de mon _Continental Annual_, de mon _Friendship's Offering_, pour livres
-de fonds; et je m'étonne encore plus que mon père, qui se berçait du
-fol espoir de me voir un jour écrire comme Byron, n'ait jamais
-remarqué que la précocité de Byron tenait à la lecture des maîtres
-dans toutes les branches de la littérature. Je doute même que
-semblable richesse de lecture ait été jamais égalée chez un jeune
-homme, étudiant ou auteur. J'eusse d'ailleurs été tout à fait
-incapable d'un tel travail cérébral, et les dispositions réelles que
-j'avais pour le dessin m'obligeaient à y consacrer le meilleur mes
-forces. Je me reposais en lisant _Hans in Kelder_ et _The Comet_.
-
-Je ne me souviens pas du moment précis où mon père commença à me
-lire du Byron, s'attendant bien à ce que je l'aimerais. Mes premières
-émotions littéraires, je les dois à l'_Iliade_ et à Scott. Je devais
-avoir douze ou treize ans, sans cela comment aurais-je oublié ma
-première impression? _Manfred_ avait dû me frapper, comme _Macbeth_
-avec ses sorcières. Plusieurs changements, d'ailleurs plus ou moins
-heureux, eurent lieu vers cette année-là dans la discipline monacale
-de Herne Hill. J'eus la permission de boire du vin, on me conduisit au
-théâtre, et il fut décidé que, les jours de fête, je dînerais avec
-mon père et ma mère à quatre heures. C'est dans ces occasions
-solennelles, au dessert, que mon père nous lisait les _Noctes
-Ambrosianœ_, à mesure qu'elles paraissaient et sans en passer un seul
-mot, fût-ce le plus vif. Un soir, il nous lut le Naufrage dans _Don
-Juan_ et fut si heureux de voir que je l'appréciais qu'il finit par
-lire presque tout le reste. Je vois encore le regard, un peu inquiet,
-que mon père et ma mère échangèrent à travers la table un jour l'on
-cherchait ce qu'on pourrait lire, et que je demandai _Juan et Haidée_.
-Mon choix ne fut pas ratifié et, sentant que j'avais dit une sottise
-sans trop savoir laquelle, je n'insistai pas et même je balbutiai
-quelques excuses, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Peut-être
-m'accorda-t-on un morceau de _Childe Harold_, que j'aimais presque
-autant à cette époque. D'ailleurs, je ne tardai pas à me lasser
-d'Haidée, dont je trouvais l'histoire trop triste. Ce qui est certain
-c'est que, vers la fin de 1834, j'étais familier avec mon Byron à peu
-près d'un bout à l'autre, à l'exception de _Caïn, Werner_, le
-_Deformed Transformed_, et la _Vision of Judgment_, qui n'étaient pas
-à ma portée, et que papa et maman trouvaient inutile de m'expliquer.
-
-Mon lecteur, qui a de l'esprit, je n'en doute pas, s'étonne sans doute
-que ma mère se prêtât à ce genre de lectures. Il devient donc
-nécessaire d'expliquer certaines particularités de la pruderie
-maternelle, qu'il aurait peine à comprendre d'après ce qu'il sait
-d'elle. Et, sans doute, il a dû se dire que puisqu'elle m'avait fait
-lire la Bible plus de six fois d'un bout à l'autre, c'est qu'elle
-n'avait pas peur d'appeler les choses par leur nom; mais ce dont il
-pourrait ne pas s'être rendu compte, c'est qu'énergique et
-passionnée, elle sentait les grandeurs et les beautés de Byron aussi
-vivement que mon père, et que son puritanisme était doublé d'assez de
-bon sens pour se dire que, du moment que Shakespeare et Burns restaient
-ouverts sur la table toute la journée, il n'y avait aucune raison pour
-me défendre Byron. Cependant, ce ne fut que quelques années plus tard
-que je fus autorisé à le lire moi-même. Ma mère avait confiance dans
-mon honnêteté naturelle, dans l'éducation que j'avais reçue, et ne
-redoutait pas plus de me voir devenir un Corsaire ou un Giaour qu'un
-Richard III ou un Salomon. Elle avait raison. Byron ne m'a jamais fait
-le moindre mal; ce qui m'a fait du mal ce sont les événements de la
-vie, et les livres d'un genre plus bas, y compris nombre d'œuvres dont
-les auteurs passent pour être de grands éducateurs, depuis Victor Hugo
-jusqu'au Dr Watts.
-
-Je demanderai la permission de profiter de l'occasion pour expliquer ce
-que j'entends lorsque je dis que ma mère était une prude
-«inoffensive». Aussi stricte pour elle-même qu'Alice Bridgenorth,
-elle était pénétrée du vrai esprit de sa religion et, sans se
-frapper la poitrine, sans faire parade de sa confession de «misérable
-pécheresse», elle savait que, selon la doctrine de cette religion, et
-probablement en fait, Madge Wildfire n'était pas plus pécheresse
-qu'elle-même. Elle avait la charité universelle de sa sœur.
-Sympathique à toutes les passions comme à toutes les vertus
-véritablement féminines, peut-être, dans le fond de son cœur,
-aimait-elle autant la vraie Margherita Cogni que la femme idéale de
-Faliero.
-
-Autre trait du caractère de ma mère que je tiens à affirmer ici, afin
-de couper court à une légende qui menace de s'accréditer grâce aux
-commentaires de certains journaux, et d'après lesquels je la ferais
-ressembler à la tante dévote d'Esther dans _Bleak House_. Tout au
-contraire, il y avait chez ma mère une gaîté franche, souvent un rire
-inextinguible et de bon aloi! Rire qui n'était jamais sardonique, mais
-qui avait bien quelque chose du rire de Smollett, ce qui fait qu'elle
-jouissait pleinement, avec mon père, de leur _Humphrey Clinker_, bien
-avant que je ne pusse, quant à moi, en comprendre ni le sel, ni la
-portée. Que dis-je, une plaisanterie à la Smollett un peu grasse la
-mettait en joie. Je me souviens qu'un jour, bien des années plus tard,
-lors d'une de nos traversées du Simplon, arrivés au sommet nous nous
-étions arrêtés pour jouir de la vue; Anne, notre vieille Anne,
-s'était assise pour se reposer sur une des balustrades qui bordent la
-route, en face du monastère, à pic vers la vallée. En se retournant
-pour regarder le panorama, Anne perdit l'équilibre et roula tête en
-bas, jambes en l'air, sur la pente. Mon père, en riant, ne put
-s'empêcher de dire qu'elle l'avait fait exprès, pour le plus grand
-plaisir des bons Pères et, depuis, ni lui ni ma mère ne pouvaient
-faire allusion à la «performance» d'Anne, comme ils disaient, sans
-rire pendant un bon quart d'heure.
-
-Si, toutefois, une plaisanterie avait quoi que ce soit d'amer ou
-d'ironique, ma mère ne la goûtait pas, tandis que mon père et moi ne
-l'en aimions que davantage si elle était juste; et dans la mesure où
-je le comprenais, je jouissais bien de tout le sarcasme de _Don Juan_.
-Mais la résolution que je pris, après la lecture des derniers chants
-de _Don Juan_, de reconnaître Byron pour mon maître en poésie, comme
-Turner l'était en peinture, se dessina dès l'époque où le jeune
-oisillon, disons plus poliment si vous voulez, le jeune cygne, essayait
-ses ailes sans avoir conscience des instincts plus profonds qui l'y
-poussaient; je ne voyais nettement que deux choses, c'est que son
-observation était la plus exacte, et son expression la plus concentrée
-que j'eusse encore rencontrée en littérature. J'avais lu, avec mon
-père, les deux premiers livres de Tite-Live, je savais donc ce que
-c'est qu'un style concis; mais je m'étais déjà rendu compte que
-Tite-Live, comme je m'en rendis compte plus tard pour Horace et Tacite,
-était volontairement, souvent péniblement et quelquefois obscurément
-concis. Byron, au contraire, écrit aussi aisément que l'épervier
-vole, son style est aussi clair que les eaux claires d'un beau lac. Il
-dit la stricte vérité, en aussi peu de mots que possible, et non
-seulement la vérité exacte, mais la vérité essentielle et centrale.
-
-Je ne pouvais alors, cela va sans dire, évaluer les dons prodigieux de
-Byron pas plus que ceux de Turner; mais je voyais que tous deux avaient
-raison dans toutes les choses où j'étais capable de distinguer le vrai
-de l'erreur, et par conséquent que je devais les pendre pour maîtres,
-chacun dans son domaine propre. Le lecteur moderne, pour ne pas dire
-l'érudit moderne, est si complètement ignorant des qualités
-maîtresses de Byron, qu'il m'est difficile de raconter l'histoire de
-mon noviciat sans préciser à l'aide de quelques exemples ce qui me
-paraissait absolument unique dans son œuvre.
-
-Pour cela, je choisirai sa prose plutôt que ses vers, d'autant que sa
-versification, son rythme, soulèvent des questions différentes de
-celles qui nous occupent ici. Lisez par exemple, pour commencer, la
-phrase sur Sheridan dans sa lettre à Thomas Moore, datée de Venise, le
-Ier juin (ou 2 juin à l'aube) 1818: «Les Whigs l'outragent; et
-néanmoins il leur reste fidèle; des imbéciles de ce calibre ne
-méritent ni crédit ni pitié. Quant à ses créanciers, n'oubliez pas
-que Sheridan n'a jamais eu le sou et qu'il s'est jeté avec des dons
-puissants et des passions ardentes dans la mêlée du monde, qu'il s'est
-trouvé au faîte de la gloire, sans fortune. Fox a-t-il jamais payé
-ses dettes? Sheridan s'est-il jamais prêté à une souscription à son
-bénéfice? L'ivrognerie de...... était-elle plus excusable que la
-sienne? Ses aventures galantes étaient-elles plus scandaleuses que
-celles de ses contemporains? Pourquoi faut-il que sa mémoire soit
-ternie, quand on respecte les leurs? Ne vous laissez pas impressionner
-par les criailleries, mais comparez-le comme principes avec Fox le grand
-faiseur de coalitions, avec Burke le pensionné, avec dix fois cent
-mille autres pour les idées personnelles. Quant au talent, il n'est pas
-de comparaison possible, aucun ne lui vient seulement à la cheville.
-Sans fortune, sans relations, sans réputation (ce qui n'était
-peut-être pas vrai au début, et ce qui a pu ensuite le pousser au
-désespoir et à la folie) il les a tous battus sur tous les terrains.
-Mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonsoir, ou plutôt bonjour. Il est
-quatre heures, l'aube blanchit le Grand Canal et le Rialto sort des
-ombres.»
-
-Remarquez-le, ce passage a de la grandeur, d'abord parce qu'il condense
-dans le moins de mots possible le plus de pensées justes, sages et
-généreuses. Il n'est pas seulement grand et noble, il est _parfait_;
-tout ce qu'il veut dire est là, sans concision artificielle ou
-compliquée; c'est net, c'est rapide, c'est le coup de marteau du
-forgeron sur le fer rougi à blanc; et avec un choix de mots qui, par
-leur position dans la phrase, les fait dépasser de beaucoup la
-signification qu'ils ont dans le dictionnaire. Par exemple, il emploie
-«néanmoins» (however) au lieu de «toutefois» (yet), parce que
-«néanmoins» est là pour «quoi qu'ils fassent». La «mêlée du
-monde» veut dire non seulement la foule mais la poussière, le
-brouillard qui l'enveloppe; «dix fois cent mille», pour «un million»
-ou «mille fois mille», afin d'enlever au nombre sa grandeur et nous
-faire sentir qu'il s'agit d'une quantité de nullités. Remarquez aussi
-la phrase entre parenthèses: «ce qui n'était peut-être pas
-vrai...»; elle est obscure; il serait impossible en effet d'être clair
-sans s'arrêter et perdre beaucoup de temps; au lecteur de compléter le
-sens et de dire: «il n'était peut-être pas vrai à l'origine de dire
-qu'il n'avait pas de réputation», etc... Enfin, cette aube qui
-soulève les voiles diminue les ombres qui enveloppent le Rialto, mais
-elle ne l'éclaire pas comme elle éclairerait une étendue d'eau.
-
-Prenons maintenant, si vous le voulez bien, les deux passages sur la
-poésie dans les lettres à Murray du 15 septembre 1817 et du 12 avril
-1818; (pour bien juger de la force collective de ces deux lettres,
-comparez exposé réfléchi qu'il publia dans la réponse à Blackwood
-en 1820).
-
-1817. «Pour ce qui est de la poésie en général, je suis convaincu,
-plus j'y réfléchis, que lui (Moore) et nous tous d'ailleurs, Scott,
-Southey, Wordsworth, Moore, Campbell et moi, nous sommes dans l'erreur
-les uns comme les autres; nous nous sommes engagés dans une voie
-révolutionnaire qui est mauvaise; nos systèmes poétiques n'ont aucune
-valeur en eux-mêmes, seuls Rogers et Crabbe y ont échappé et les
-générations à venir, et même la génération actuelle, leur
-donneront raison. J'en suis convaincu depuis que j'ai relu quelques-uns
-de nos classiques, et en particulier Pope. Et voici comment j'en ai fait
-l'expérience. J'ai pris les poèmes de Moore, les miens et quelques
-autres; je les ai lus en les comparant avec ceux de Pope, et j'ai été
-surpris (je n'aurais pas dû l'être) et mortifié de la distance
-immense qui nous sépare--au point de vue de la raison, du savoir de
-l'effet, et même de l'_imagination_, de la passion et de
-l'_invention_--nous autres, hommes du Bas-Empire, du petit homme du
-temps de la Reine Anne. Croyez-moi, il y avait des Horace en ce
-temps-là; et maintenant on est des Claudien, et je vous assure qui si
-c'était à recommencer, je m'arrangerais en conséquence. Crabbe est
-bien l'homme; seulement son sujet est impossible, grossier et......
-c'est un retraité en demi-solde; il fera bien d'en finir à moins de
-faire comme il faisait autrefois.»
-
-1818. «J'avais pensé à écrire une préface pour défendre Lord
-Hervey contre les attaques de Pope--mais Pope lui-même, en tant que
-poète, envers et contre tous, car il est en butte à d'inqualifiables
-attaques inaugurées par Warton et continuées de nos jours par la
-nouvelle école des critiques et des écrivailleurs qui se croient
-poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Ce mauvais goût et
-cette damnée blague m'exaspèrent; notre génération tout entière ne
-vaut pas un seul chant du _Rape of the Lock_, de _The Essay on man_, de
-la _Dunciad_, ni aucune des choses qui lui appartiennent.»
-
-Il n'y a rien qui ait besoin d'être expliqué dans la brièveté et les
-aménités de ces deux fragments, si ce n'est, dans le premier,
-l'énumération si précise et si complète des qualités de la grande
-poésie. Remarquez surtout l'ordre dans lequel il les met:
-
-A. La Raison. Cela veut dire que la première chose à faire est de se
-demander si le soi-disant poète est un homme de bon sens, un homme
-raisonnable; il insiste là-dessus dans la réponse à Blackwood: «On
-l'appelle (Pope) le poète de la Raison! Est-ce une raison pour qu'il ne
-soit pas poète?»
-
-B. Le Savoir. Burns, le laboureur d'Ayrshire, si richement doué qu'il
-soit, ne saurait être mis en parallèle avec Homère, Dante ou Milton.
-
-C. L'Effet. Son vers a-t-il de l'action, de l'effet, frappe-t-il
-instantanément l'oreille et l'esprit? Voyez l'«effet» sur l'auditoire
-des «ottave» de Béatrice à la page 286 des _Songs of Toscany_ de
-Miss Alexander.
-
-D. L'Imagination. Elle est reléguée à un rang aussi bas parce que
-beaucoup de romanciers et d'artistes qui ont de l'imagination ne sont
-pas poètes pour cela, et même ne sont pas de grands romanciers, pas de
-grands peintres, car il leur manque la raison qui leur permettrait de
-s'en servir, et l'art de l'amener à l'effet.
-
-E. La Passion. La Passion est placée encore plus bas, tous les braves
-gens en ayant autant qu'homme, femme, ou Poète a besoin d'en avoir.
-
-F. L'Invention. Enfin, l'invention tout en bas de l'échelle, car on
-peut être un grand poète sans avoir aucune invention. Byron lui-même
-n'en avait pour ainsi dire pas, et Scott, qui en avait à revendre, n'a
-jamais pu écrire une pièce de théâtre.
-
-Mais ce n'est ni la force, ni la précision, ni la cadence de son style
-qui, principalement, m'ont fait prendre Byron pour maître. Je savais
-par cœur le _Cantique de Moïse_, le _Sermon sur la Montagne_ et la
-moitié de l'_Apocalypse_; je n'avais donc pas besoin que l'on
-m'enseignât la majesté et la simplicité dans l'usage des mots anglais
-et, quant à leur arrangement logique, j'avais eu pour maître le propre
-maître de Byron, Pope, dès que j'avais su parler. Mais la chose
-absolument nouvelle et précieuse que je découvrais chez Byron,
-c'était cette _vérité_ vivante et mesurée, mesurée si on la compare
-à celle d'Homère, et vivante si on la compare à celle de tous les
-autres. Ma propre mesure, mon inexorable baguette, non la baguette du
-magicien, mais celle du drapier ou de l'architecte réduisait à néant
-toutes les hyperboles des poètes que l'on a coutume de qualifier de
-sublimes. Il ne servait de rien qu'Homère m'affirmât que Pélion
-s'élevât au-dessus d'Ossa, je savais parfaitement que Pélion ne
-monterait pas sur Ossa; de rien que Pope me dît que les arbres sur
-lesquels se reposaient les yeux de sa maîtresse se groupaient autour
-d'elle pour l'ombrager; je savais parfaitement qu'ils ne pouvaient rien
-faire de la sorte. Que dis-je? le monde tel que me le représentait la
-poésie ou la théologie m'apparaissait tous les jours plus nébuleux et
-plus impossible. Les histoires de Pallas, de Vénus, d'Achille et
-d'Énée, d'Élie et de saint Jean me ravissaient: et sans mettre en
-doute, dans le fond de mon cœur, qu'il existât de réels esprits de
-sagesse et de beauté, des héros invincibles et des prophètes
-inspirés, je sentais déjà avec une tristesse mortelle et toujours
-grandissante que je ne rencontrais nulle part l'expression claire de ce
-qu'ils étaient, qu'il n'existait, pour _moi_, ni déesses tutélaires,
-ni maîtres prophètes; et que les histoires poétiques de ce monde ou
-de l'autre étaient pour moi comme les nouvelles apportées aux
-disciples enfermés, «des contes qu'ils ne pouvaient pas croire».
-
-Ici enfin je rencontrais un homme qui ne parlait que des choses qu'il
-avait vues, connues; et il en parlait sans exagération, sans mystère,
-sans rancune et sans «Les choses _sont_ ainsi, tirez-en ce que vous
-pourrez! Shakespeare nous dit que les Alpes épanchent leur _rhume_ dans
-les vallées, ce qui est strictement vrai, d'une vérité aussi
-définitive dans l'espèce que celle de James Forbes; seulement il le
-dit sous une forme mythique, et avec une désagréable tendance
-britannique au malpropre. Mais Byron disant «que la froide et toujours
-mouvante masse du glacier s'avançait jour en jour», dit simplement ce
-qu'il voit, ce qu'il sait, rien de plus. De même, j'avais lu dans les
-_Mille et une nuits_ des histoires de voleurs qui vivaient dans des
-souterrains enchantés, de belles princesses qui luttaient dans les airs
-avec des génies; Byron, lui, me racontait des histoires de voleurs avec
-lesquels il avait parcouru à cheval les montagnes où ils régnaient en
-maîtres, de belles Persanes ou de belles Grecques qui avaient vécu et
-étaient mortes sous le même soleil que je voyais se lever sur mes
-collines de Norwood.
-
-Dans le champ restreint mais sûr de cette vérité, pour Byron comme
-pour moi, l'amour apparaissait comme une chose bien fugitive, la mort
-comme une chose bien terrible. Il n'essayait point de me consoler de la
-mort de Jessie en me disant qu'elle était plus heureuse au Ciel; qu'il
-y avait dans celle de Charles une intention providentielle à mon
-adresse! Il ne me disait pas que la guerre est la juste rançon de la
-gloire des grands capitaines, ou que le meurtre, commis au nom
-d'intérêts nationaux, n'est plus un crime. Il en appelait aux faits,
-pour tout ce qui ne dépasse pas la portée de l'esprit humain, et
-faisait avec équité la part des natures.
-
-Il est vrai qu'il eût pu faire tout cela sans que je le reconnusse pour
-maître, si nous n'avions communié dans un même amour plein de
-vénération pour le beau, dans une même horreur pour le laid. La
-sorcière du Staubbach dans son arc-en-ciel évoquait une vision qui
-m'était mille fois plus agréable que celle de Shakespeare qui est
-comme un rat sans queue, ou celle de Burns en haillons.
-
-Conrad, le roi des mers, me paraissait bien supérieur au vieux marin
-décharné et tanné de Coleridge; les gracieuses descriptions de la
-forêt de Windsor et de ses ruisseaux, si honnêtement senties qu'elles
-fussent par Pope, n'étaient pour moi que «tintement de cymbale»,
-comparées aux accents passionnés de Byron chantant Lachin-y-Gair.
-
-Mais il me faut borner là cette recherche des raisons de son influence
-sur moi, dans la crainte que le lecteur ne se méprenne et ne confonde
-l'analyse que j'en donne aujourd'hui avec les sentiments que j'étais
-capable d'éprouver à quinze ans. La plupart étaient pourtant en germe
-dans le bourgeon non développé de mon intelligence, tel l'or du crocus
-encore caché sous la terre; et Byron, bien qu'il ne pût m'apprendre à
-aimer les montagnes ou la mer plus que je ne les aimais dans mon
-enfance, est le premier qui les ait animées pour moi d'un souffle
-humain plein de grandeur et de tristesse. C'est grâce à lui que j'ai
-compris Chillon et Meillerie et que j'ai cherché tout d'abord à Venise
-les palais en ruines de Foscari et de Falieri.
-
-Remarquez-le, l'impression qu'il faisait était d'autant plus grande
-qu'il y avait dans ses histoires des personnages plus réels, dans ses
-pensées des principes plus fermes. Quant au romanesque, je m'en étais
-imprégné, j'en avais abusé, si je puis dire, à l'école de Scott,
-dont la Dame du lac était aussi fabuleuse pour moi que sa Dame blanche
-d'Avenel; tandis que Rogers n'était qu'un simple dilettante auquel il
-importait peu de débarquer au point où Tell avait abordé ou sur le
-sol «qu'avait foulé Saint-Preux». La Venise même de Shakespeare
-était imaginaire; et Portia aussi irréelle que Miranda. C'est Byron
-qui a animé, qui a fait revivre pour moi les êtres de chair et d'os
-dont les pieds ont usé les dalles de marbre que je foulais aujourd'hui.
-
-Un mot encore, quoiqu'il empiète sur un sujet que je me réserve de
-traiter plus tard, un mot sur le rythme de Byron. L'aisance naturelle de
-sa forme, qui a souvent la simplicité de la prose, m'intéressait
-extrêmement, par opposition à la fois avec les divisions symétriques
-de Pope et les strophes contre-balancées de la poésie classique et
-hébraïque. Mais bien que j'imitasse sa manière, dès que je
-versifiais pour mon plaisir, j'avais un tel respect pour la construction
-massive classique en opposition avec les formes modernes plus fluides,
-que j'ai longtemps essayé, écrivant en prose, de garder la phrase
-cadencée de Pope et de Johnson dans toutes les occasions où il fallait
-du sérieux. J'y étais encouragé par le mépris que Byron manifestait
-pour ses propres vers et aussi par l'instinct architectural inné en
-moi, qui m'inclinait au «principe de la pyramide». Je dirai aussi plus
-loin l'influence que Johnson eut sur moi; pour le moment, il me faut
-revenir aux jours où le petit cours d'eau que j'étais, chantait
-doucement en courant à travers sa pauvre petite cressonnière de vie.
-
-Au printemps de 1835 j'eus une pleurésie assez grave; je crois que,
-pendant trois ou quatre jours, je fus en quelque danger. Ma mère et le
-vieux médecin de la famille, le Dr Walshman, eurent grand'peine à
-empêcher qu'on me saignât à blanc comme l'aurait voulut la sommité
-médicale appelée en consultation. «Il n'a pas trop de tout le sang
-qu'il a dans les veines pour combattre la maladie», disait notre vieux
-docteur, qui finit par me tirer d'affaire. Je sortis de cette épreuve
-assez faible pour nécessiter une quinzaine de soins et de gâteries.
-C'est pendant cette convalescence que je lus _La Jolie fille de Perth_,
-que j'appris la chanson de _Pauvre Louise_ et que je fis mes délices du
-dessin de Stanfield du Mont-Saint-Michel reproduit dans la _Coast
-Scenery_; de la «Santa Saba», du «Pool of Bethesda» et de la
-«Corinthe» de Turner, dans sa série biblique. Que n'ai-je pas appris
-en regardant ces quatre gravures, et combien je suis heureux aujourd'hui
-de posséder les originaux de Bethesda et de Corinthe!
-
-Je préparais aussi l'itinéraire du voyage en Suisse que nous devions
-faire dès que je serais rétabli. J'ombrais en cobalt un
-«cyanomètre» qui devait me permettre de mesurer le bleu du ciel;
-j'achetai aussi un carnet de notes pour y consigner mes observations
-géologiques, ainsi qu'un grand in-quarto destiné aux croquis
-d'architecture, et sur lequel était ingénieusement fixée une règle
-plate. Je décidai aussi que les incidents de ce voyage et les
-sentiments qu'il m'inspirerait feraient l'objet d'un journal poétique
-écrit dans le style de _Don Juan_, habilement combiné avec celui de
-_Childe Harold_.
-
-J'écrivis deux chants de cet ouvrage--la traversée de la France
-jusqu'à Chamonix--là, je m'arrêtai à bout de souffle, ayant épuisé
-pour le Jura tous les termes descriptifs dont je disposais, et m'étant
-aperçu qu'il ne m'en restait plus pour les Alpes. J'essaierai, dans le
-chapitre suivant, de raconter cette partie de notre voyage dans un
-langage moins élevé.
-
-
-[Note 30: «Je suis vôtre, ô Muses!»]
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-LE COL DE LA FAUCILLE
-
-
-À l'heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend
-à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross parle train du
-matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des
-luttes qu'il lui a fallu soutenir pour s'assurer un coin dans le train
-à Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s'il
-approche d'Amiens et de son buffet, est près de s'impatienter en voyant
-le train s'arrêter encore; la station lui semble sans intérêt, c'est
-_Abbeville_. Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, s'il
-voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours
-carrées, assez singulièrement reliées par un arceau à meneaux, qui
-dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu'il
-est en train de traverser. Je doute qu'il le fasse et en tout cas qu'il
-ait envie d'en voir davantage, et je crains de ne pouvoir faire
-comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l'influence que ces deux
-tours ont exercée sur ma vie. La ville qui s'est groupée autour
-d'elles n'était autrefois, comme Croyland, qu'un simple asile pour les
-moines et les paysans (le «refuge», comme on l'a appelé). Perdue au
-milieu des marais de la Somme, elle reçut vers l'an 650 le nom de
-«Abbatis Villa» (j'allais écrire «Abbot's ford»); manoir et village
-dépendaient du grand monastère fondé par saint Riquier sur la colline
-où il était né, à cinq milles à l'est de la ville actuelle. Pour ce
-qui regarde saint Riquier, je transcris l'article du _Dictionnaire des
-Sciences ecclésiastiques_ qui, étant donné les circonstances
-politiques actuelles, intéressera mes lecteurs pour des raisons plus
-puissantes que celles que pourrait lui inspirer ma petite personnalité
-naissante:
-
-«Saint Riquier, en latin _Sanctus Richarius_, né au village de
-Centule, à deux lieues d'Abbeville, fut si touché par la grande
-piété de deux saints prêtres venus d'Irlande, auxquels il avait
-donné l'hospitalité, qu'à leur exemple il embrassa «la pénitence».
-Ayant été ordonné prêtre, il se voua à la prédication et passa en
-Angleterre. De retour dans le Ponthieu, il devint, par la grâce de
-Dieu, puissant en œuvres et en parole. Il prêcha à la Cour de
-Dagobert et, peu de temps après la mort de ce prince, fonda le
-monastère qui porte son nom et un autre appelé Forest-Moutier, dans la
-forêt de Crécy, où il acheva ses jours.»
-
-Je trouve encore dans l'_Histoire ecclésiastique d'Abbeville_, publiée
-en 1646 par François Pélican, «rue Saint-Jacques, à l'enseigne du
-Pélican», que saint Riquier était lui-même de sang royal, que saint
-Angilbert, le septième abbé, avait épousé la seconde fille de
-Charlemagne, Bertha, «qui se rendit aussi Religieuse de l'ordre de
-Saint-Benoist». Louis, le onzième abbé, était cousin germain de
-Charles le Chauve; le douzième fut le fils de saint Angilbert, par
-conséquent petit-fils de Charlemagne; Raoul, treizième abbé, était
-le frère de l'impératrice Judith; et Carloman, seizième abbé, le
-fils de Charles le Chauve.
-
-Levez les yeux encore une fois, cher lecteur, au moment où le train
-reprend sa marche et vous apercevrez, étincelant au soleil sur la
-colline, le village tout blanc et son abbaye. Ce ne sont plus, en
-vérité, murs qui ont abrité ces princes et ces princesses--ceux-là
-se sont écroulés depuis longtemps--ce sont ceux de l'abbaye encore
-belle construite sur leurs fondations par les moines de Saint-Maur.
-
-L'année où l'_Histoire d'Abbeville_, à laquelle j'emprunte cette
-citation, fut écrite (sans doute vers 1600), la ville que l'on appelait
-alors «Abbeville la Fidèle» comprenait 40.000 âmes qui vivaient en
-grande union et grande franchise, craignant de faire tort à leurs
-voisins; les femmes étaient modestes, honnêtes, pleines de foi et
-charité, ornées des grâces de la beauté et de l'innocence; la
-noblesse était nombreuse, hardie et habile aux armes; les _maistrises_
-d'art et de commerce possédaient d'excellents ouvriers dans toutes les
-professions, sous la juridiction de soixante-quatre Major-Bannerets ou
-chefs des corporations, lesquels élisaient le maire de la ville,
-gouverneur indépendant «de grande probité, autorité et sans
-reproche», et avec lui quatre échevins de l'année présente, et
-quatre de l'année passée; ayant foute autorité pour la justice, la
-police et la guerre, à charge de surveiller et garder les poids et les
-mesures, de punir ceux qui se permettraient de les falsifier, de vendre
-à faux poids, ou de laisser passer des marchandises sans qu'elles
-portassent le sceau de la vile. La ville contenait, en dehors de la
-grande église de Saint Wulfran, treize églises paroissiales, six
-monastères, huit couvents de femmes et cinq hôpitaux. Il me faut,
-parmi les églises, citer celle de Saint-Georges qui fut commencée par
-notre roi Édouard en 1368, le 10 janvier; transférée, puis consacrée
-de nouveau en 1469 par l'évêque de Bethléem; plus tard, en 1536,
-agrandie par les Marguilliers, «les Paroissiens étant devenus si
-nombreux que beaucoup étaient obligés de rester dehors les jours de
-fête».
-
-Ces constructions et reconstructions se faisaient vite et bien à
-Abbeville, qui possédait non seulement des ouvriers excellents, mais
-une pierre qui se travaillait facilement et un sol qui ne permettait que
-des fondations sur pilotis, ce qui explique qu'il ne reste presque rien
-des bâtiments antérieurs au XVe siècle. Saint Wulfran, Saint Riquier
-et tout ce qui subsiste des églises paroissiales (seulement quatre, je
-crois, en dehors de Saint Wulfran) sont de ce même gothique flamboyant,
-murailles et tours, contemporain des maisons à pignons de bois qui
-bordaient les rues principales, lorsque je vins à Abbeville pour la
-première fois.
-
-Il me faut ici, par anticipation, expliquer à mes lecteurs que ma vie
-intellectuelle a eu, en somme, trois grands centres: Rouen, Genève et
-Pise. Tout ce que j'ai fait à Venise a été fait en marge, car son
-histoire très falsifiée, était ignorée même des gens du pays; dans
-le monde de la peinture, Tintoret était délaissé, Véronèse
-incompris, et on ne connaissait même pas le nom de Carpaccio quand j'ai
-commencé à m'en occuper. Peut-être faut-il compter aussi pour quelque
-chose mon goût pour les promenades en gondole! Mais Rouen, Genève et
-Pise m'ont appris tout ce que je sais, elles furent des maîtresses
-adorées et obéies, dès le jour où je passai leurs portes.
-
-Dans ce voyage de 1835, je vis pour la première fois Rouen et Venise;
-Pise, seulement en 1840; mais je n'ai senti toute la beauté et la force
-de ces villes merveilleuses que beaucoup plus tard. Pour Abbeville, qui
-est comme la préface et l'interprétation de Rouen, j'étais tout prêt
-ce 5 juin et j'ai compris sur l'heure que c'était une ère de travail
-salutaire et de joies fécondes qui s'ouvrait pour moi.
-
-Car ici je trouvais de l'art local, la religion et la vie humaine
-actuelle en parfaite harmonie. Ces églises aux fines sculptures ne
-connaissaient pas la solitude mortelle des six jours de la semaine, le
-lourd ennui du septième; pas de sacristain pour vous fermer la porte au
-nez, pas de bedeau pour vous enfermer dans quelque banc. Je pouvais y
-errer à toute heure, m'imaginer que j'étais un revenant, m'embusquer
-derrière leurs piliers comme Rob Roy, m'y agenouiller sans scandaliser
-personne, y dessiner sans doubler qui que ce soit. Au dehors, la vieille
-ville fidèle se groupait et se blottissait sous leurs contreforts comme
-de petits poussins sous les ailes de leur mère; l'aristocratie, calme
-et inoffensive, des rues silencieuses du quartier neuf ne laissait
-qu'entrevoir la dignité de ses hôtels entre cour et jardin. Le
-quartier du commerce, que coupait la grande rue, ne comptait que des
-boutiques qui, sans se faire concurrence, étaient nécessaires pour le
-débit des denrées du pays: drap, bonneterie, étoffes tissées sur
-place, fromages de Neufchâtel, tout proche, fruits des jardins
-d'alentour; pain du froment poussé dans les champs situés au-dessus
-des verts coteaux; viande de leurs propres troupeaux et que le fer-blanc
-américain n'avait pas gâtée; tous les outils: faux, socs de charrue,
-frappés au grand air sur l'enclume; épiceries fines, café que l'on
-brûlait le plus souvent devant la porte et qui embaumait; quant aux
-modistes, peut-être faisaient-elles venir un ou deux chapeaux de Paris,
-mais le reste était du cru et les paysannes des environs et les belles
-dames du Ponthieu s'en contentaient. Au-dessus de la boutique prospère,
-sereinement active et bienfaisante, il y avait l'habitation du maître,
-la vieille maison habitée de père en fils avec ses sculptures aimables
-à voir, son toit fier et qui gardait son rang, sans empiéter ni par en
-bas, ni par en haut, depuis des siècles. Autour de la petite ville
-couraient les remparts sous de longues avenues rafraîchies par la
-brise, du haut desquels on apercevait ici et là, toujours calme,
-toujours claire, la jolie rivière navigable et vive qui faisait tourner
-les roues des moulins, la Somme, aux eaux vertes un peu laiteuses.
-
-Les joies les plus intenses que j'aie goûtées, c'est aux montagnes que
-je les dois. Mais rien ne me procurait un plaisir plus sain, toujours
-renouvelé, que la vue d'Abbeville lorsque, par une belle après-midi
-d'été, je descendais de voiture dans la cour de l'hôtel de l'Europe,
-et que je me précipitais pour revoir Saint Wulfran avant que le soleil
-n'eût quitté ses tours! Souvenirs précieux... à jamais.
-
-Pour Rouen et sa cathédrale, je dirai ce que j'ai à en dire, si Dieu
-me prête vie, dans _Nos Pères nous ont dit_. La vue de la ville et des
-flèches de sa cathédrale, avec la journée du lendemain où nous
-remontâmes la Seine jusqu'à Paris, et ensuite Soissons et Reims
-fixèrent, comme je l'ai déjà dit, le premier point central de mon
-travail à venir. Au delà de Reims, à Bar-le-Duc, je me retrouvai
-déjà sous l'influence des Alpes et mon père avait la bonté de faire
-le crochet par Plombières et Dijon, afin que je pusse en approcher par
-le passage du Jura.
-
-Le lecteur me pardonnera si, en racontant ce que je crois devoir
-l'intéresser, je mêle ce qui est spécial à ce voyage de 1835 et ce
-qui se rapporte à ceux qui ont suivi; il m'est extrêmement difficile
-aujourd'hui de ne pas confondre ces différents voyages, étant donné
-que nous descendions toujours dans les mêmes hôtels, où nous
-occupions tantôt la chambre bleue, tantôt la chambre verte, que nous
-voyions les mêmes choses, et que nous éprouvions encore plus
-déplaisir à les revoir qu'à les voir pour la première fois.
-
-Cette dernière partie de la route de Paris à Genève, si belle, si
-adorablement riante et charmante, m'est devenue par la suite si
-familière qu'il m'est très doux s'attarder à évoquer tant de chers
-souvenirs.
-
-Le plus souvent nous quittions «La Cloche» à Dijon vers sept heures
-du matin, après avoir gaiement déjeuné. Le petit salon, au premier
-sur le devant, communiquait avec une chambre à coucher d'où, par les
-fenêtres du côté ouest, on apercevait, au-dessus d'une maison basse,
-les flèches de la cathédrale. J'occupais toujours cette chambre. Je
-vois encore le lit dans l'alcôve au fond, séparée seulement par une
-légère cloison du passage qui conduisait par un balcon extérieur à
-la chambre d'Anne. C'était un bonheur pour Anne, qu'elle escomptait
-tout le long du voyage que d'ouvrir une petite porte dissimulée dans ce
-passage, qui donnait dans l'alcôve juste au-dessus de ma tête, et de
-venir me réveiller le matin.
-
-Je ne me souviens pas de nous être jamais mis en route par la pluie,
-sauf une seule fois. Le plus souvent, le soleil matinal faisait une
-poussière de diamants avec l'eau de la fontaine du faubourg Sud-Est et
-allongeait l'ombre des peupliers sur la route de Genlis.
-
-Genlis, Auxonne, Dole, Mont-sous-Vaudrey, trois étapes de douze ou
-quatorze kilomètres chacune, deux de dix-huit, en tout environ
-soixante-dix kilomètres des portes de Dijon au pied du Jura. Nous
-courions en droite ligne sur les montagnes, déjeunant de pruneaux et de
-pain.
-
-Le pays est plat et sans intérêt jusqu'à Auxonne. Je m'étonnais que
-des créatures humaines pussent vivre ainsi en vue du Jura, sans y être
-jamais allées. À Auxonne, on traverse la Saône aux eaux d'émeraude:
-ce n'est encore qu'un torrent descendu de la montagne, mais on devine
-qu'il est né dans le Jura. Encore une heure de patience et enfin à
-Dole, des coteaux coupés de calcaire jaune, on aperçoit la houle bleue
-des pentes du Jura qui se perdent dans le lointain vers le sud, aussi
-loin que l'œil peut les suivre. Au nord-est, la chaîne se coupe
-brusquement et un bloc hardi se détache du reste, île escarpée qui
-s'élève comme un écueil formidable au-dessus de Salins. Au delà de
-Dôle, c'est une succession de collines et de vallées, pays sauvage,
-étrange, avec ses chaumières d'argile coiffées d'immenses toits de
-chaume à hauts pignons. Je m'étonne de ne m'être jamais inquiété de
-savoir s'il y avait une raison pour construire des toits de cette forme;
-je m'étonne aussi de n'être jamais entré dans une de ces chaumières
-pour en visiter l'intérieur!
-
-Le village, ou plutôt la petite ville de Poligny, se compose de
-vieilles maisons de pierre solidement bâties au milieu de jardins et de
-vergers; elles se serrent au milieu pour former un semblant de rue, et
-s'étagent entre les racines de la chaîne du Jura, à l'entrée d'une
-petite vallée qui serait une gorge dans nos comtés calcaires d'York et
-de Derby, au fond de laquelle coulerait entre des collines onduleuses un
-ruisseau babillard; dans le Jura, c'est une longue succession de
-terrasses en amphithéâtre, de petits bouts de champs, de vergers, qui
-s'accrochent au flanc de la montagne, partout où il est possible de
-mettre le pied; au fond, un couvent avec sa flèche aérienne, de jolies
-chaumières blotties dans des coins verdoyants ou perchées sur des
-saillies de rochers. Pas de cours d'eau, pour ainsi dire, ni aucune
-source, ni d'autre raison d'être pour cette vallée que la volonté du
-Créateur.
-
-«Une longue succession,» ai-je dit, c'est-à-dire, à un mille environ
-dans la montagne, une coulée qui permet à la grande route de Paris à
-Genève de serpenter capricieusement, grâce à des travaux d'art
-primitifs, se trouvant tout à coup où elle n'avait nulle intention
-d'aller, et se demandant comment elle pourra gagner l'endroit où il
-faut qu'elle passe. Si l'on se retourne, on voit la plaine de Bourgogne
-s'élargissant à mesure que l'on monte jusqu'à ce que, sous un dernier
-rocher escarpé, la route prenne le parti d'escalader le ravin et d'en
-sortir tout à fait, là où il se ferme aussi déraisonnablement qu'il
-s'est ouvert; et le voyageur étonné se trouve transporté comme par
-magie au milieu d'une plaine qui semble appartenir à un autre monde.
-C'est ici une plaine unie au sol rocheux, avec, à sa surface, une terre
-jaune qui laisse pousser une herbe rare, mais bonne. Çà et là, on
-voit au loin une levée de pins toujours surmontée, si le matin ou le
-soir est clair, d'une petite vapeur argentine qui paraît être un
-nuage.
-
-Ces premières zones du Jura sont plus riantes que les plaines crayeuses
-d'Ingleborough, auxquelles on pourrait les comparer en Angleterre. Les
-landes du Yorkshire, plus élevées, sont souvent balayées par la pluie
-au gré des vents violents qui règnent presque constamment dans la
-région. Ce sont dévastés étendues de schiste, mélangé d'argile et
-de sable provenant de la pierre meulière-sol qui nourrit une herbe
-grossière et forme par endroits des marécages. Aucun arbre n'y peut
-résister aux vents de tempête, s'il n'a eu la chance de rencontrer
-quelque coin abrité. Le ciel du Jura, au contraire, est aussi calme et
-clair que celui du reste de la France, et le soleil, lorsqu'il brille
-dans la plaine, fait étinceler les montagnes qui l'entourent; les
-rochers du Jura, passant de la craie au marbre, se fendent, formant
-d'étranges replis, des sillons profonds, mais ils résistent et se sont
-revêtus, depuis de longs siècles, soit des fleurs de la forêt, soit
-d'un gazon ras et fin avec toutes les floraisons qui aiment le soleil.
-L'air, qui est si pur même à ces altitudes modérées--un millier de
-pieds à peine au-dessus du niveau de la mer--entretient leurs plus doux
-parfums et leurs plus vives couleurs et, l'hiver leur donne un repos
-ininterrompu sous le calme de la neige.
-
-La différence est plus grande encore et plus surprenante en ce qui
-touche les cours d'eau. Dans les moors du Yorkshire, ils ont beau se
-cacher, paraître et disparaître, on ne les perd jamais de vue
-entièrement, sait qu'ils étaient là hier, on connaît les puits
-qu'ils viendront emplir à la première averse, et un petit filet d'eau,
-au fond d'un ravin escarpé, ou le bruit d'une cascade, qui tombe du
-sommet d'un rocher, vous fait toujours vous demander si celui-ci est une
-des sources de l'Aire, si celui-là est un des ruisselets du Ribble, ou
-du Bolton Strid, ou bien l'un des fils d'argent qui, tissés,
-deviendront la Tees.
-
-Mais ni soupir, ni murmure, ni caquet, ni chanson de ruisseaux ne
-troublent le silence enchanté du Jura. Les nuages chargés de pluie
-étreignent ses flancs, flottent sur ses plaines, les inondent; ils
-passent, et une heure plus tard les rochers sont secs, il n'y paraît
-plus. Quelques perles de rosée seulement s'attardent, suspendues aux
-feuilles des alchémilles, mais de ruisseau, point; on n'en voit pas
-trace, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. À travers d'invisibles
-fissures, de mystérieuses crevasses, les eaux de la plaine de la
-montagne se sont écoulées; tout en bas seulement, au plus profond de
-la vallée principale, coule la rivière, la rivière puissante déjà,
-et que rien ne vient troubler dans son cours. Tels sont les premiers
-enseignements de la route. Entre Poligny et Champagnole, deux relais
-sans montée, sur un sol aride, pas une flaque d'eau où puisse
-seulement pousser un brin de cresson, où un têtard ait la place de
-remuer la queue; ensuite, par une route ombragée et sinueuse qui est à
-la fois le parc et le boulevard du petit village pensif, on gagne un
-pont d'une seule arche. L'Ain, au-dessous, semble dormir dans de belles
-profondeurs d'un vert tendre comme celui des jeunes feuilles d'avril;
-puis, tout à coup, il s'éveille et s'élance avec fracas au milieu de
-tourbillons d'écume, saute par-dessus des barrages, forme des cascades
-naturelles ou artificielles, se divise en une infinité de petits
-courants qui se glissent sous d'énormes rochers minés par les eaux qui
-surplombent, et d'où pendent des chevelures de verdure. La seule
-merveille pour quiconque connaît un peu la structure jurassique, c'est
-qu'on puisse apercevoir les rivières, que les rochers soient assez
-résistants pour les mener à ciel ouvert à travers les vallées, sans
-ces «pertes» fréquentes comme celles du Rhône. C'est ainsi
-qu'au-dessous du lac de Joux, l'Orbe se perd pour reparaître six cent
-quatre-vingts pieds plus bas, dans un site dont j'emprunte la
-description à Papa Saussure:
-
-«Un rocher demi-circulaire élevé au moins de deux cents pieds,
-composé de grandes assises horizontales taillées à pic, et
-entrecoupées par des lignes de sapins qui croissent sur les corniches
-que forment leurs parties saillantes, ferme du côté du couchant la
-vallée de Valorbe. Des montagnes plus élevées encore et couvertes de
-forêts forment autour de ce rocher une enceinte qui ne s'ouvre que pour
-le cours de l'Orbe, dont la source est au pied de ce même rocher. Ses
-eaux, d'une limpidité parfaite, coulent d'abord avec une tranquillité
-majestueuse sur un lit tapissé d'une belle mousse verte (_Fontinalis
-antipyretica_), mais, bientôt entraîné par une pente rapide, le fil
-du courant se brise en écume contre des rochers qui occupent le milieu
-de son lit, tandis que les bords, moins agités, coulant toujours sur un
-fond vert, font ressortir la blancheur du milieu de la rivière; et
-ainsi elle se dérobe à la vue, en suivant le cours d'une vallée
-profonde, couverte de sapins, dont la noirceur est rendue plus frappante
-par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d'eux...
-
-Ah si PÉTRARQUE avait vu cette source, et qu'il y eût trouvé sa
-LAURE, combien ne l'aurait-il pas préférée à celle de Vaucluse, plus
-abondante peut-être et plus rapide, mais dont les rochers stériles
-n'ont ni la grandeur, ni la riche parure qui embellit la nôtre.[31]»
-
-Je n'ai pas vu la source de l'Orbe, mais je recommande à l'attention du
-lecteur les sources des grandes rivières. Comme elles sont belles
-lorsqu'elles surgissent, s'élancent au pied des rochers, au lieu de
-tomber, comme on se l'imagine volontiers, du haut d'une falaise ou d'une
-paroi de roc! Malham Cove--une source qui rappelle celle de
-l'Orbe--bouillonne pareillement au pied du rocher et semble sortir d'un
-réservoir intérieur plus profond.
-
-Le vieil hôtel de la Poste, à Champagnole, était situé juste
-au-dessus du pont de l'Ain, en face de la ville, à l'endroit où la
-route s'aplanit de nouveau avant de s'élancer vers Genève. Ce doit
-être en 1842 que, pour la première fois, en quittant Dijon nous
-allâmes tout d'une traite au delà de Poligny jusqu'à Champagnole;
-mais, de ce jour, l'hôtel de la Poste à Champagnole devint un arrêt
-habituel, une sorte de home. À l'aller, nous y étions si joyeux et au
-retour nous y rapportions une si belle provision d'idées qu'il nous
-semblait qu'une large tranche de notre vie s'était écoulée dans la
-paix du joli village de Champagnole. Nous n'y rencontrions jamais
-personne, mais il suffisait au bonheur du propriétaire, qui était en
-même temps cultivateur, que quelques voyageurs s'y arrêtassent de loin
-en loin. Ceux qui y couchaient par hasard repartaient le plus souvent
-pour Genève le lendemain de grand matin. Nous, dont la prochaine étape
-était Morez, n'étions pas si pressés. Au retour, nous nous arrangions
-pour quitter Genève le vendredi, afin de passer la journée du dimanche
-à Champagnole. C'était un vrai bonheur pour moi, arrivant de Dijon par
-une belle soirée de juin, après avoir dîné d'une truite et d'une
-côtelette vite accommodées, de faire ma première promenade au milieu
-des rochers et des pins.
-
-En dépit de mes préventions Tories (mes principes, devrais-je dire),
-j'avoue que l'un des grands charmes de la Suisse, surtout de la Suisse
-jurassique, c'était _la liberté_ dont on y jouissait: non pas une
-liberté seulement théorique, mais une liberté réelle. Dans les
-montagnes plus élevées, on ne peut pas toujours aller où l'on veut:
-si l'on désire aller ici, c'est trop escarpé, si l'on veut aller là,
-c'est trop éloigné. Dans le Jura, chacun peut aller où bon lui semble
-et être heureux partout. Quand j'avais le temps, je grimpais le rocher
-isolé au nord du village, où sont les ruines d'un vieux château fort
-et les allées encore à demi tracées de son jardin, pour voir si
-j'apercevrais à l'horizon les blanches apparitions. Là, dans le clair
-crépuscule, j'ai revu, d'années en années--et chaque fois ils me
-semblaient plus admirables--les «derniers rochers» et la calotte du
-Mont-Blanc, c'est-à-dire autant qu'on en peut apercevoir au delà du
-dôme du Goûté, de Saint-Martin. Mais de Champagnole, il a tout autant
-d'importance quand on le voit s'embraser aux derniers feux du soir,
-comme une pleine lune de septembre.
-
-Si je n'avais pas le temps de monter jusqu'aux ruines, j'allais me
-promener dans les bois qui dominent l'Ain, pour cueillir _mes_
-premières fleurs des Alpes. Quelle reconnaissance ne dois-je pas à ce
-que Herne Hill avait de compassé et même de vulgaire, ce qui, par
-contraste, m'a fait sentir si vivement la divine sauvagerie des forêts
-du Jura.
-
-Le lendemain, nous traversions en voiture la haute vallée de l'Ain; la
-route suit le cours sinueux de la rivière qui descend vers la plaine.
-On se demande, sans pouvoir se l'expliquer, comment ces routes en
-lacets, qui montent si lentement, arrivent à franchir de telles
-hauteurs. Je n'avais pas marché une heure en suivant la voiture--une
-heure qui m'avait semblé une minute--que nous étions déjà sur le
-haut plateau de Saint-Laurent. L'herbe du bord de la route se piquait de
-gentianes et à l'horizon les grands pins se balançaient, vaste océan
-d'ombre. Toute la Suisse était là en espérance, et ce qu'il y avait
-de moins grand que la Suisse lui était en quelque sorte supérieur dans
-sa douceur simple et sa pureté saine. Les chaumières du Jura ne sont
-pas aussi richement sculptées que celles du contour de Berne; elles
-n'ont pas la solidité, les airs de forteresse de celles d'Uri; elles
-sont couvertes de pierres plates, très minces; leurs grands toits en
-auvent tombent jusqu'à terre comme pour mieux les garantir de la pluie,
-et elles n'ont pour tout ornement, sous les fenêtres, que quelques
-lattes entrecroisées. Il n'y a ni jardins à fleurs, ni basses-cours
-attenant à ces bons petits chalets qui abritent d'autres occupations
-que celles du cultivateur--horlogerie et travaux du même genre--bien
-que les gentianes bleues fleurissent jusqu'au seuil des maisons campées
-au milieu des prairies et que le muguet sauvage croisse à sa guise dans
-les taillis voisins.
-
-Les joies que me donnait la vue de ces maisonnettes, de ces vies actives
-et heureuses, et le sentiment de solidarité humaine qui se dégageait
-de ces scènes paisibles et rurales étaient certainement à la base des
-émotions que me faisait éprouver leur beauté. Reportez-vous au
-passage des _Sept Lampes_, écrit beaucoup plus tard, où je dis qu'il
-est naturel à l'homme d'arriver à l'admiration par la sympathie.
-Hélas! j'ai eu, depuis, maintes fois l'occasion d'observer avec
-mélancolie combien nombreux, au contraire, sont ceux qui ne regardent
-les choses que dans leurs rapports avec eux-mêmes. Mais le sentiment
-qui me donnait de si grandes joies alors, qui m'en a donné tant
-d'autres par la suite, était bien différent, par son caractère
-impersonnel, de celui qu'éprouvent pas mal de personnes même parmi les
-plus aimables et les meilleures.
-
-Au début de la correspondance Carlyle-Emerson, publiée par mon cher
-ami Charles Norton sans assez de commentaires, je trouve à la page 18
-cette exclamation tout à fait discutable et, à mon idée, puisque
-indiscutée, très blâmable et indigne de mon maître, à savoir que
-«ce n'est que lorsque nous sentons que l'on pense à nous, qu'on nous
-aime, que la vaste terre devient un jardin habité». Mon éducation,
-comme le lecteur a déjà pu s'en apercevoir, m'avait amené à une
-conclusion toute contraire. Mes heures de bonheur étaient celles où
-personne ne pensait à moi, et mes plus grands ennuis, les obstacles
-apportés à mes projets, à mes expériences, étaient toujours dus à
-l'intervention du public représenté par ma mère et le jardinier. Le
-jardin ne me semblait pas désert par la raison que je ne m'imaginais
-pas être un objet d'intérêt pour les fourmis ou les papillons, et la
-seule ombre à la joie absolue que j'éprouvais lorsque je me promenais
-le soir, à Champagnole ou à Saint-Laurent, c'était précisément le
-sentiment que mon père et ma mère pensaient à moi, et qu'ils
-s'inquiéteraient si j'étais en retard pour le thé.
-
-Non pas, croyez-le bien, que j'eusse pu me passer d'eux. Ils étaient
-beaucoup plus pour moi que n'était sa femme pour Carlyle; et si
-Carlyle, au lieu d'écrire qu'il espérait qu'Emerson penserait à lui
-en Amérique, avait dit qu'il souhaitait que son père et sa mère
-pensassent à lui à Ecclefechan, c'eût été bien. Mais cette opinion:
-que le fait de n'avoir pas d'admirateurs suffît à transformer le monde
-en désert, m'apparaît comme un misérable état d'esprit, et je serais
-tenté, pour une fois, de me féliciter que ma solitude m'eût inspiré
-des sentiments tout contraires. Mon plus grand bonheur était de pouvoir
-observer sans être vu; si j'avais pu rendre invisible, j'aurais été
-ravi. Les hommes, leurs mœurs m'inspiraient un intérêt analogue à
-celui que m'inspiraient les marmottes, les chamois, les mésanges et les
-truites. Si seulement ils voulaient bien se tenir tranquilles, me
-laisser les regarder, ne pas s'envoler ou disparaître dans leurs trous!
-Ce monde débordant de vie--vie des champs, vie des nids--ces forces
-supérieures de l'air, des rochers, des eaux, vivre au milieu de tout
-cela, s'en réjouir et s'en émerveiller, heureux d'aider à cette vie
-si c'était en mon pouvoir, plus heureux encore si elle n'avait pas
-besoin de mon secours, voilà comment je comprenais l'amour de _la
-Nature_, voilà ce que je retrouve à la racine de tout ce qui a pu se
-développer en moi d'utile, voilà la lumière qui éclaire ce qu'il y a
-de meilleur en moi.
-
-Que nous passions la nuit à Saint-Laurent ou à Morez, la matinée du
-lendemain était toujours féconde en événements. Par beau temps, la
-montée de Morez aux Rousses, à pied le plus souvent, était un pur
-enchantement; et le déjeuner, et la moisson de gentianes frangées aux
-Rousses! Suivait une heure d'angoisse: je tremblais de voir le ciel se
-couvrir; car, si tôt que nous partions le matin, il était impossible
-d'arriver au Col de la Faucille avant deux heures, et même plus tard si
-les chevaux n'étaient pas excellents; et dès deux heures, lorsqu'il y
-a des nuages sur le Jura, on peut être certain qu'il y en aura sur les
-Alpes.
-
-Il est intéressant de faire remarquer, car Saussure lui-même n'en dit
-rien, que ce passage du Jura--le plus important--très différent en
-cela des principaux défilés des Alpes, se trouve au sommet le plus
-élevé de la chaîne. Le col séparant les eaux de la Bienne, qui
-descend vers Morez et Saint-Claude, de celles de la Valsérine qui
-serpente à travers le Jura jusqu'au Rhône à Bellegarde, est un
-contrefort de la Dôle elle-même. Au long de la chaîne, la route
-continue encore sur un espace de six milles et arrive, par une montée
-douce, au Col de la Faucille, où la chaîne s'ouvre brusquement, et
-après cinq minutes de trot, on aperçoit le lac de Genève et, à
-l'horizon, sur une longueur de plus de cent milles, la chaîne des
-Alpes.
-
-Je n'ai vu parfaitement ce panorama merveilleux qu'une seule fois, en
-1835, quand je le dessinai avec exactitude, dans ma manière d'alors, et
-j'ai toujours eu plaisir à regarder ce dessin, qui était pour moi le
-complément de cette première apparition des Alpes, à Schaffhouse.
-Très rares étaient les voyageurs, même en ce temps-là, qui
-jouissaient de ce spectacle; fatigués par une longue journée de
-voyage--s'ils venaient de Paris--lorsqu'ils atteignaient le col, ils ne
-pensaient, le plus souvent, qu'au dîner et au bon lit qui les
-attendaient à Genève; les Guides n'en parlaient pas, et si les
-touristes regardaient comme un devoir de faire l'ascension du Righi, il
-ne venait à l'idée de personne qu'il y eût quelque chose à regarder
-de la Dôle.
-
-Ces deux montagnes ont eu une énorme influence sur ma vie, mais tandis
-que mes impressions de la Dôle ont toujours été calmes et sereines,
-celles du Righi, au contraire, ont été souvent douloureuses, comme on
-le verra. Le Col de la Faucille, en ce beau jour de 1835, m'a ouvert les
-cieux. J'ai entrevu--vision de terre promise--l'avenir de mon œuvre, ma
-véritable patrie en ce monde. Mes yeux s'ouvraient et mon cœur en
-même temps; ils voyaient, ils possédaient un royaume, et quel royaume!
-Aussi loin que la vue pouvait s'étendre--tout ce pays et ses rivières
-tumultueuses et ses lacs calmes; l'Arve et ses portes à Cluse et les
-glaciers de sa source; le Rhône avec l'infini de son lac de saphir, si
-calme au bord des prairies semées de narcisses de Vevey, si dangereux
-près des promontoires de Sierre--tout cela se détachait sur le ciel et
-puis s'y fondait, ciel de montagnes, de neiges éternelles. Puis
-c'était la plaine vivante, bruissante de joie humaine, une voie lactée
-de blanches demeures jetées à travers l'azur de l'espace ensoleillé.
-
-
-[Note 31: _Voyages dans les Alpes_... par _Horace-Bénédict de
-Saussure_... _Tome premier_, 1779, Chapitre XVI.]
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-QUEM TU, MELPOMÈNE[32]
-
-
-Il est impossible, qu'il s'agisse de la biographie d'une nation ou de
-celle d'un individu, de suivre, de façon inflexible, le cours des
-années. Certaines dispositions s'affaiblissent quand d'autres se
-développent, la plupart se manifestent sans régularité, elles
-correspondent tantôt à des périodes d'exaltation, tantôt à des
-moments de lassitude; pour éviter la confusion, il faut passer des unes
-aux autres en négligeant ce qui peut en même temps se produire dans
-d'autres directions.
-
-J'abandonnerai donc, pour l'instant, les tentatives poétiques et
-artistiques de l'année 1835, et je retournerai en arrière pour parler
-d'une autre branche de mes éludes qui eût pu porter de meilleurs
-fruits.
-
-Je ne me rappelle pas exactement, et peut-être mon lecteur m'en
-saura-t-il gré, sous quelles inspirations, (Apollon s'en mêla-t-il?),
-je déclarai à mon père et à ma mère, également incrédules, je
-dois l'avouer, que «si je ne pouvais pas parler, du moins je pouvais
-jouer du violon». Aujourd'hui encore, je ne me console pas d'avoir
-perdu l'occasion d'affirmer mes talents musicaux, lors d'un grand dîner
-militaire offert dans la salle des fêtes de l'hôtel Sussex à
-Tunbridge Wells, où nous passions quelques jours quand j'avais huit ou
-neuf ans. Nous respirions le bon air, nous jouissions de la vue de la
-jolie fontaine et des promenades en voiture aux High Rocks. Après le
-dîner, musique militaire et, grâce à la connivence des domestiques,
-Anne et moi avions pu nous y faufiler au dessert. J'étais plutôt alors
-un joli petit garçon; je portais, ce qui était assez original, une
-sorte de jaquette boutonnée garnie de galons. Comme j'étais là,
-bouche bée, à regarder les musiciens, mais surtout le tambour, le
-colonel remarqua mon extase et, amusé, envoya un sous-lieutenant me
-chercher. Il avait deviné ma pensée, sans doute, car il me dit que je
-pouvais aller demander au tambour de me prêter ses jolies baguettes.
-Quelle tentation! car je me croyais sûr de pouvoir m'en servir. Mais ma
-stupide timidité l'emporta et je me contentai de secouer la tête
-tristement. C'en était fait de ma carrière musicale. Qui sait ce que
-j'aurais tiré de ce tambour, ou, si mon père, par hasard, m'avait
-emmené en Espagne, ce que j'aurais pu faire d'un tambourin.
-
-Ma mère, occupée de choses plus graves, n'avait jamais cultivé le peu
-qu'elle avait appris en musique, bien qu'elle en jouît extrêmement.
-Mrs Richard Gray se mettait quelquefois au piano et c'était pour moi
-une vraie fête; mais comme chaque fois qu'il lui arrivait de faire une
-fausse note, son mari se mettait à courir tout autour de la chambre en
-faisant mille contorsions, se bouchant les oreilles et criant: «Oh!
-Mary, Mary, je vous en prie!» elle s'arrêtait, intimidée. Quant à
-notre Mary à nous, elle faisait consciencieusement ses gammes, mais
-c'était à peu près tout. Cependant je trouvais un grand encouragement
-auprès d'amis jeunes et artistes, dont j'aurais dû parler depuis
-longtemps, si j'avais suivi avec rigueur l'ordre chronologique des
-faits.
-
-En décrivant, plus haut, l'office de mon père, j'ai parlé d'un
-certain cordon au moyen duquel le premier commis ouvrait la porte sans
-se déranger. Ce premier commis ou, plus simplement, le premier des deux
-et seuls employés du bureau, Henry Watson, tenait une très grande
-place dans la vie de mon père et dans la mienne. Nos rapports, quand
-j'y songe aujourd'hui, doux et bienfaisants à certains égards, eurent
-d'assez malheureuses conséquences pour lui comme pour nous.
-
-Un grave défaut de mon père, une disposition fâcheuse de son esprit
-(je le dis en tout respect, car il y avait, en lui, beaucoup plus à
-admirer qu'à blâmer), c'était de ne supporter aucune supériorité.
-Il estimait à leur valeur ses talents, ses dons, mais il savait aussi
-qu'il lui manquait l'énergie nécessaire pour en tirer tout le parti
-possible; et c'était une raison de plus pour ne pas admettre, sur son
-propre terrain, un semblant d'égalité. Lorsqu'il choisissait un
-employé, il lui demandait d'abord d'être honnête et ensuite
-_in_capable. Je n'affirme pas qu'il eût renvoyé un commis intelligent,
-si le hasard lui en avait fait rencontrer un, mais ce qu'il exigeait de
-ses employés, c'était non d'avoir le génie commercial, mais d'être
-des subordonnés satisfaits de rester subordonnés toute leur vie.
-Frédéric le Grand choisissait ses ministres d'après les mêmes
-principes; il est vrai que ses commis ne pouvaient rêver de devenir
-roi, tandis que les commis d'une maison de commerce rêvent toujours de
-devenir les associés du patron et même de lui succéder. Il faut dire
-aussi que les commis de Frédéric étaient d'admirables commis, tandis
-que ceux de mon père en étaient de fort médiocres. Mon père, qui ne
-cessait de se plaindre de leur incapacité, ne faisait rien pour trouver
-des gens plus capables. S'il envoyait Henry Watson faire une tournée
-chez les clients, c'était, chaque fois, pour déclarer qu'il avait fait
-plus de que de bien; s'il laissait, de temps à autre, Henry Ritchie
-écrire une lettre d'affaires, il lui fallait--et je crois que ce
-n'était pas sans une certaine satisfaction en écrire deux lui-même,
-pour en expliquer ou réparer les bévues. Il n'y avait pas de jour
-qu'il ne rentrât agacé, parce qu'on avait fait ceci ou qu'on n'avait
-pas fait cela. Et cependant, ses deux commis sont restés avec lui
-jusqu'à sa mort.
-
-Je parlerai de Mr Ritchie ultérieurement; quant à Henry Watson, le
-premier commis, l'homme de confiance, il y a déjà longtemps que
-j'aurais dû m'en occuper. Il était, je crois, le principal soutien
-d'une mère veuve et de trois sœurs, jeunes filles aimables,
-cultivées, et assez sensées, infiniment plus raffinées qu'on ne
-l'était, en général, dans leur monde, et désireuses, non par sotte
-vanité, de le dépasser. Non par vanité, ai-je dit, et pour le plaisir
-de voir de beaux équipages s'arrêter devant leur porte, mais parce
-qu'elles avaient le sentiment de ce qu'il y a de _réellement_ bon dans
-la bonne société de Londres et dans ses usages. Elles aimaient,
-aspirant leurs _h_, à causer avec des gens qui n'oubliaient pas les
-leurs; elles aimaient se tenir au courant de ce qui se passait dans le
-monde élégant, à avoir leur entrée à telle ou telle agréable
-sauterie, à tel ou tel bon concert. Étant elles-mêmes à la fois de
-bonnes et agréables musiciennes (ce qui ne se rencontre pas toujours
-parmi les musiciens), cela ne leur était pas difficile; il est vrai que
-cela impliquait une maison dans un quartier à la mode, non loin du
-Parc, de jolies toilettes et même quelques réceptions. Au total, cela
-sous-entendait non seulement tout ce que gagnait Henry, mais encore ce
-que gagnaient, dans quelques emplois plus ou moins huppés, deux autres
-frères qui s'appelaient David et William. Ce dernier, maintenant que
-j'y réfléchis, était aussi dans le commerce des vins, dans le
-West-End; il fournissait la noblesse de Clos-Vougeot, de Hochheimer, de
-champagne des plus grands crus, et autres nectars qui ne viennent que
-des vignes des grands-ducs et des comtes de l'Empire. Les Watson
-vivaient largement sans faire d'économies; ces demoiselles s'amusaient,
-apprenaient l'allemand--ce qui était dans ce temps-là fort distingué
-et même poétique--chantaient avec grâce, s'habillaient à ravir, bien
-que d'une façon un peu particulière, un peu vieillotte, qui avait son
-charme; toute la famille se piquait d'appartenir à une _élit_, élite
-de bon goût, de vertu.
-
-Lorsque Henry Watson entra chez mon père, à seize ou dix-sept ans,
-cela fut considéré par toute la famille comme un véritable coup de
-fortune. Les Watson, dans leur reconnaissance, auraient fait tout au
-monde pour être agréables à mes parents. Mais ces dames ne tardèrent
-pas à s'apercevoir qu'il n'était pas facile de faire des frais pour ma
-mère; bientôt elles se montrèrent surprises, puis mécontentes de la
-façon dont les choses se passaient tant dans Billiter Street qu'à
-Herne Hill. Au bureau, beaucoup de travail, à la maison, peu de
-réceptions; les commis ne pouvaient, sous aucun prétexte, garden-party
-ou autre, abandonner le travail avant l'heure, et le soir on n'avait
-permission de s'éclairer qu'avec des chandelles. Le fait que le Patron
-habitât une moitié de maison, au delà du faubourg de Camberwell,
-était fort humiliant pour tous ceux qui touchaient, de près ou de
-loin, à l'Affaire! Que de plus, chaque matin, Henry dût prendre un
-omnibus pour aller à son travail du côté de Billingsgate au lieu de
-traverser les quartiers élégants et d'avoir un bureau dans Saint-James
-Street, c'était aussi pénible pour lui que déshonorant pour mon père
-dont cela soulignait le peu dégoût et le manque d'habitudes du monde.
-À ces dames, en outre, ma mère faisait l'effet d'un phénomène
-singulier et les rapports avec elle étaient d'une difficulté qui les
-attristait. Ne prenant elle-même aucun intérêt à l'étude de
-l'allemand et se souciant fort peu de ce qui se passait à Mayfair et de
-ce qui s'y disait, elle jugeait avec quelque sévérité--une
-sévérité où il se mêlait peut-être un peu jalousie--ce qu'elle
-appelait, les prétentions de ces demoiselles; de leur côté, tout en
-rendant justice aux grandes qualités de ma mère--et avec le temps,
-s'étant sincèrement attachées à elle--celles-ci n'étaient pas
-disposées à tenir compte des idées d'une femme qui ne savait pas
-d'autre langue que la sienne, et se montraient peu disposées à
-accueillir des témoignages d'amitié qui, souvent, prenaient la forme
-de conseils.
-
-En dépit de ces manières de voir très différentes, il existait des
-relations vraiment agréables et même affectueuses entre ma mère et
-les misses Watson. Avec ce goût naturel pour la campagne qui répond à
-ce qu'il y a de meilleur dans la nature féminine, dès le printemps,
-Fanny, Hélène, la petite Juliette, la plus futile mais peut-être
-aussi la mieux douée, accouraient. Elles abandonnaient avec joie, pour
-un jour ou deux, l'élégance poussiéreuse de leur rue aristocratique
-de Mayfair pour les lilas et les faux ébéniers de Herne Hill; toujours
-prêtes, ainsi que leur frère Henry, à répondre au premier appel, à
-aider à recevoir tel ou tel gros correspondant de la maison, à lui
-chanter les plus jolis airs de l'opéra à la mode, sans négliger pour
-cela, les classiques allemands.
-
-Henry avait une très belle voix de ténor et les trois sœurs, bien
-qu'aucune n'eût un véritable talent, chantaient avec goût et
-ensemble. C'est ainsi que, dès l'enfance, j'eus l'occasion d'entendre
-beaucoup de bonne musique.
-
-Si le quatuor avait chanté des _glees_ anglais, des ballades
-écossaises, des chansons de marins; ou si l'une sœurs avait
-été assez douée pour rendre dans toute sa splendeur la grande
-musique, j'aurais sans doute quitté mes études géographiques ou
-minéralogiques pour venir écouter. Mais les compositions savantes des
-Allemands me paraissaient simplement ennuyeuses et les jolies
-modulations italiennes, dont je ne comprenais pas un mot, me plaisaient
-seulement comme auraient pu me plaire les trilles des merles qui,
-parfois venaient faire concurrence aux chanteurs quand, par les belles
-soirées de printemps, on laissait les fenêtres ouvertes sur le jardin.
-Néanmoins, l'éducation de mon oreille et de mon goût se faisait sans
-que j'y pensasse. Je ne crois pas avoir entendu une exécution musicale
-vraiment magistrale avant qu'un bon hasard me fît entendre la meilleure
-de toutes, ce qui n'était possible que durant quelques années de ma
-jeunesse.
-
-Je n'ai pas suffisamment expliqué la phrase qui m'a échappé à propos
-du «fatal dîner chez Mr Domecq», lorsque j'avais quatorze ans.
-L'associé espagnol de mon père habitait aux Champs-Élysées avec sa
-femme, une Anglaise, et ses cinq filles; l'aînée, Diana, était à la
-veille d'épouser un des officiers de Napoléon, le Comte Maison; les
-quatre autres, beaucoup plus jeunes, se trouvaient par hasard ce
-jour-là à la maison, car elles étaient élevées au couvent. Après
-le dîner, un dîner de famille, maman, les jeunes filles et un vieux
-monsieur français délicieux, Mr Badell, m'avaient fait jouer à «la
-toilette de madame»; malheureusement, il m'était impossible de me
-rappeler si j'étais le collier ou les jarretières. La partie
-terminée, Clotilde et Cécile nous jouèrent «Les Échos», et toutes
-sortes de valses et de polkas, seulement je ne savais pas danser; à la
-fin Élise, touchée, de ma détresse, s'occupa de moi comme j'ai dit.
-Les grandes personnes ne parlaient que de la mort de Bellini, du deuil
-où cette mort avait plongé Paris et de la façon admirable dont _I
-Puritani_ de ce maître étaient chantés par les quatre grands artistes
-en vogue alors, et pour lesquels d'ailleurs Bellini les avait
-écrits[33].
-
-Je ne m'explique pas que je n'aie gardé aucun souvenir de ma première
-soirée à l'Opéra, ni, quant à cela, de ma première soirée à aucun
-théâtre, malgré que j'eusse bien douze ans lorsque j'y fus mené; et
-dès lors c'était un ravissement d'un genre pas très sublime d'être
-mené à une _pantomime_. À l'heure actuelle, j'aime encore beaucoup le
-théâtre, c'est un des plaisirs sur lesquels je suis le moins blasé.
-Comment se fait-il donc que moi qui me souviens du rocher de _Friar's
-Crag_ à Derwentwater, que j'ai vu quand j'avais quatre ans, qui vois
-encore la cour de l'hôtel à Paris, où nous étions descendus quand
-j'en avais cinq, je n'aie conservé aucun souvenir de ma première
-soirée au théâtre? Être mené alors à Paris à une représentation
-des _Puritains_, dont le livret n'a qu'un médiocre intérêt
-dramatique, ne m'était pas un très grand plaisir, mais j'entendais à
-cette occasion, ce qui n'est possible qu'une ou deux fois dans un
-siècle, quatre très grands artistes chanter ensemble avec le désir
-sincère de s'aider, non de s'éclipser, et de mettre en valeur, non
-seulement leurs voix et leurs talents, mais la musique qu'ils
-interprétaient!
-
-Le bonheur avait voulu, qui plus est, qu'une femme incomparable--la
-Taglioni--dansât; cette femme, douée de toutes les grâces, joignait
-à la nature la plus pure, à l'ardeur la plus sincère, le respect et
-la passion de son art. Ma mère, bien qu'elle me laissât accompagner
-mon père, avait contre le théâtre tous les préjugés puritains; elle
-l'aimait pourtant et j'imagine que, si elle se privait d'y venir avec
-nous, c'était dans une idée de sacrifice, d'expiation: la rançon pour
-ce qu'il pouvait y avoir de criminel dans la concession qu'elle nous
-faisait, à mon père et à moi. Cependant ma mère nous avait
-accompagnés ce jour-là pour entendre ces artistes incomparables dont
-la renommé était européenne; et, phénomène étrange, et bien
-touchant aussi, sa pureté si intransigeante fut conquise sur l'heure
-par la pureté, l'innocence, la beauté de chacun des gestes de la
-divine artiste; de ce jour, ma mère ne se refusa jamais à venir avec
-nous voir la Taglioni.
-
-Il ne s'est guère passé de saison, depuis, que je n'aie entendu au
-moins deux ou trois fois ces quatre grands chanteurs. Ce sont eux qui
-m'ont initié à la musique sans jamais la torturer, sans jamais lui
-faire dire autre chose que ce qu'elle voulait dire. Combien je suis
-heureux aujourd'hui d'avoir entendu _leur_ interprétation de Mozart et
-de Rossini! C'est un bonheur qui n'arrive plus à personne, de nos
-jours, où l'on a la manie de presser tous les mouvements. Grisi, la
-Malibran chantaient un tiers moins vite que n'importe laquelle de nos
-cantatrices modernes[34]; et la Patti, la dernière fois que je l'ai
-entendue, a massacré le rôle de Zerline dans _Là ci darem_, comme si
-le public et elle n'avaient d'autre but que d'en finir avec l'air de
-Mozart le plus tôt possible!
-
-Quelques années plus tard (à quoi bon retarder cette confession?),
-lorsque j'étais à Christ Church, les élèves sérieux avaient
-organisé une société musicale, sous direction de l'organiste de la
-cathédrale, Mr Marshall, et cet excellent homme s'était mis dans la
-tête de me faire chanter _Come mai posso vivere se Rosina non
-m'ascolta_, et jouer ce que je pouvais déchiffrer des accompagnements
-d'autres romances sentimentales. Je ne suis jamais arrivé à
-déchiffrer de façon convenable, mais j'avais de l'oreille, le sens du
-rythme et, de plus, j'étais amoureux; ce qui m'aida à pénétrer
-quelques principes d'art musical, que je pourrai peut-être exposer
-quelque jour pour le plus grand bien de ceux qui aiment la musique, si
-seulement j'arrive au bout de cette autobiographie.
-
-Quel profit pourrais-je tirer de Christ Church? Où ces études me
-mèneraient-elles? C'est ce que ni mon père ni ma mère n'avaient
-encore songé à se demander. Ma mère, qui voyait se développer en moi
-le goût des sciences naturelles et du travail méthodique, ne
-s'inquiétait pas, je crois; elle était convaincue qu'il y avait en moi
-l'étoffe d'un autre White de Selborne ou d'un Vicaire de Wakefield,
-vainqueur de toutes les controverses, whistoniennes et autres.
-
-Mon père rêvait peut-être d'une carrière plus brillante, mais ni
-l'un ni l'autre n'en parlait, quelque importance qu'ils y attachassent
-au fond de leur cœur; et l'on me permit, sans me tourmenter autrement,
-de continuer à mesurer le bleu du ciel, à regarder courir les nuages,
-si bien que j'avais oublié presque tout le latin que j'aie jamais su et
-tout mon grec, sauf l'ode à la rose d'Anacréon.
-
-En 1836, cependant, un léger effort fut tenté pour me faire sortir de
-mon ornière: on m'envoya entendre les conférences de Mr Dale à King's
-College. C'est à lui qu'un jour, dans la cour d'entrée, j'expliquai
-qu'un portique ne devrait jamais être soutenu par des arcs. C'était le
-temps où j'avais une très haute idée de moi, parce que j'entrais par
-la même porte que les étudiants en bonnet carré. Le sujet des
-conférences était la littérature anglaise primitive, et bien que je
-ne connusse rien, que je n'eusse rien lu de plus ancien que Pope, je me
-croyais aussi bon juge en la matière que Mr Dale. Je n'ai jamais
-oublié sa citation: «Knut the king came sailing by»; mais je crois
-bien que c'est tout ce que j'ai appris cet été-là. Car ma mauvaise
-étoile avait voulu que Mr Domecq, l'associé de mon père, en tournée
-chez ses clients d'Angleterre, eût demandé la permission de laisser
-ses filles à Herne Hill pendant son voyage, afin de leur donner
-l'occasion de voir les lions de la Tour et autres curiosités. Pour
-comprendre comment nous avions pu les loger toutes à Herne Hill, il
-faudrait avoir le plan des trois étages. L'installation, il est vrai,
-participait de l'arche de Noé et de la maison de poupée, mais enfin on
-tenait. Clotilde, quinze ans, blonde, le visage ovale et la tournure
-pleine de grâce; Cécile, treize ans, brune, avec un beau front et des
-traits parfaits; Élise, une autre blonde, ayant le visage rond d'une
-petite anglaise, un trésor de bon naturel et de bon sens; enfin la
-dernière, Caroline, une étrange et délicate petite créature de onze
-ans. Nées sur le continent, Clotilde à Cadix, elles étaient élevées
-au convent à Paris, ce qui ne les empêchait pas d'être très
-mondaines pendant les vacances.
-
-Le souvenir de notre première rencontre aux Champs-Élysées était
-resté profondément gravé dans mon cœur. Il est vrai de dire que
-c'étaient les premières jeunes filles du monde, les premières jeunes
-filles parfaitement bien élevées et bien mises que je rencontrais ou
-tout au moins auxquelles je parlais. J'entends naturellement par bien
-mises: habillées simplement, mais avec la coupe et l'ajustement
-parisiens. Elles étaient toutes des catholiques «bigotes», comme
-disent les protestants, convaincues, comme ils devraient dire; elles
-parlaient le français et l'espagnol avec grâce, l'anglais correctement
-bien qu'avec une certaine peine, et elles étaient toutes quatre assez
-raisonnables, Clotilde avec un peu d'austérité et de raideur, Élise
-avec gaîté et bonne humeur, Cécile avec sérénité, Caroline avec
-passion. Est-il possible d'imaginer pareille constellation, réunion
-d'étoiles plus brillantes, traversant tout à coup le ciel obscur de
-mon faubourg de Londres?
-
-Comment mes parents ont-ils pu laisser ma jeunesse exposée sans
-défense à tous ces dangers, c'est ce que le lecteur se demandera sans
-doute avec surprise et c'est ce que, seules, les Parques pourraient
-dire; il est vrai, et c'est là sans doute leur excuse, qu'ils ne
-m'avaient jamais vu jusqu'ici intéressé le moins du monde par les
-jeunes filles. Je fuyais systématiquement, au contraire, les promenades
-de Cheltenham, de Bath ou la plage de Douvres; bien mieux, je grognais
-si l'on voulait m'y traîner, et je me sauvais dès que je pouvais
-m'échapper; mes chers parents m'avaient, qui plus est, élevé dans un
-torysme anglais si intransigeant et si orthodoxe, dans un évangélisme
-plus orthodoxe encore, qu'ils ne pouvaient imaginer le jeune homme pieux
-épris de science, l'admirateur du roi George III que j'étais, troublé
-dans son équilibre constitutionnel et penchant du côté du
-catholicisme français!
-
-Je n'avais jamais parlé de mes souvenirs des Champs-Élysées, bien
-entendu! J'étais élevé plus sévèrement que les jeunes filles
-elles-mêmes dans leur couvent; je n'avais pas connu la douceur,
-l'apaisement d'une affection féminine, d'une amitié de sœur. Et comme
-j'avais l'horreur de tous les sports, où j'étais d'ailleurs
-extrêmement maladroit, rien ne vint contrebalancer ma disposition à la
-rêverie, et je me trouvai jeté pieds et poings liés, avec toute la
-simplicité de mon innocence, dans la fournaise, exposé au feu croisé
-de ces quatre jeunes filles, lesquelles, cela va sans dire, en moins de
-quatre jours, ne laissèrent de moi qu'un tas de cendres blanches.
-Quatre jours suffirent pour me réduire en cendres, mais ce mercredi des
-Cendres dura quatre années.
-
-Rien de plus comique quant aux circonstances extérieures, rien de plus
-tragique dans son essence n'eût pu fournir matière au plus habile des
-dramaturges. Comme manière d'être, comme état d'esprit, j'offrais un
-étrange mélange où il y avait à la fois du Mr Traddles, du Mr Toots
-et du Mr Winkle: la fidélité poussée jusqu'à l'idée fixe de Mr
-Traddles, la conversation brillante de Mr Toots, l'ambition héroïque
-de Mr Winkle; le tout éclairé par une imagination qui rappelait celle
-de Copperfield a son premier dîner de Norwood.
-
-La beauté de Clotilde (Adèle-Clotilde, en vérité; ses sœurs
-l'appelaient Clotilde en souvenir de la reine-sainte, et moi Adèle
-parce que cela rimait avec plusieurs épithètes poétiques) brillait
-d'un éclat incomparable, rehaussée encore par la beauté de ses
-sœurs; tandis que ma timidité, ma gaucherie ordinaires s'augmentent de
-toutes les préventions à la fois patriotiques et protestantes dont
-j'avais été nourri, et que ni la politesse ni la sympathie
-n'arrivaient à modérer. Dès qu'il y avait du monde, je restais assis
-dans mon coin, rongé de jalousie, comme un stock-fish (j'imagine que je
-devais assez ressembler à la raie qui essaie de gravir la vitre d'un
-aquarium); si le bonheur voulait que nous fussions seuls, j'essayais
-d'exposer à ma maîtresse, sans tenir compte du sang espagnol qui
-coulait dans ses veines, de son éducation parisienne et de son cœur de
-catholique, mes idées sur l'invincible Armada, la bataille de Waterloo
-et la doctrine la Transubstantiation.
-
-Et je n'avais garde, en même temps, bien entendu, d'oublier les petits
-talents que je croyais posséder. J'écrivis, en suant sang et eau et en
-me torturant l'imagination, une histoire napolitaine (notez que je
-n'avais jamais vu Naples), où, dans le «Bandit Leoni», je traçais le
-caractère idéal du bandit--le bandit que j'aurais rêvé d'être--et
-où je dotais la «jouvencelle Julietta» de toutes les perfections de
-la bien-aimée. Les relations que nous avions avec les éditeurs, MM.
-Smith et Elder, me permirent de faire paraître cette petite histoire
-dans _Friendship's Offering_. Mais en la lisant, Adèle fut prise d'un
-tel fou rire, la chose lui parut si ridicule et si drôle qu'elle ne
-songea pas une seconde à ménager mon amour-propre d'auteur. Je
-souffris sans me plaindre: c'était déjà du bonheur de la voir rire!
-
-Je n'avais jamais osé lui adresser mes vers directement, mais, quand
-elle partit pour Paris, je lui écrivis une lettre en français, sept
-pages in-quarto, où je décrivais la désolation et la solitude de
-Herne Hill depuis qu'elle l'avait quitté. Je sus par Élise ou par
-Caroline qu'elle avait reçu ma lettre, qu'elle l'avait lue et qu'elle
-avait «bien ri de mon français». Élise et Caroline, par bonté, ne
-disaient pas qu'elle avait ri aussi du contenu.
-
-Mes parents ne voyaient pas grand mal à ce petit roman, et Mr Domecq,
-qui était très bon et se connaissait en hommes, avait un certain goût
-pour moi; il avait pu constater que j'étais d'humeur douce, et que
-j'avais quelques idées dans la cervelle qui se développeraient avec le
-temps: dans l'intérêt des affaires, il aurait été disposé à me
-donner celle de ses filles qui me plairait, à condition qu'elle-même y
-fût disposée, mais il ne trouvait pas que le moment fût encore venu
-d'en parler. Mon père partageait son sentiment; et de plus, il avait
-été enchanté de me voir imprimé dans _Friendship's Offering_,
-enchanté de voir que je me plaisais dans la société de jeunes filles
-distinguées. Il espérait, si j'écrivais des vers sur elles, et pour
-elles, qu'ils seraient aussi beaux que ceux des _Hours of Idleness_ de
-Byron. Quant à ma mère, la pensée que je pourrais épouser une
-catholique romaine lui paraissait tellement monstrueuse qu'il ne lui
-semblait pas possible que cela entrât dans les desseins de la
-Providence; elle ne s'en tourmentait donc pas, mais trouvait toute cette
-affaire stupide et en était ennuyée, comme elle l'eût été si une de
-ses cheminées s'était mise à fumer, sans croire un moment que le feu
-était à la maison. Elle jugeai mieux que mon père, toutefois, de la
-profondeur de mon amour, mais sa tendresse maternelle répugnait à me
-faire souffrir par une opposition trop violente, espérait, une fois les
-Domecq partis, que le souvenir d'Adèle s'effacerait, fondrait avec la
-neige du prochain hiver.
-
-Toutes ces indulgences aidant, et bien que cruellement embarrassé de
-mon personnage, je n'étais en rien corrigé de ma fatuité, de ma folie
-qui, cette fois, avait pour base un sentiment très réel et très
-profond, car il y avait là (prenez-y bien garde, cher lecteur), une
-véritable et magnifique révélation du miracle nouvellement entrevu
-par moi, de l'amour humain, l'amour exaltant la beauté du monde
-extérieur que je n'avais cherchée jusqu'ici que pour elle-même. Et
-c'est ainsi que, dans ma dix-septième année, sous l'empire de cette
-passion amoureuse, et dans un état de majestueuse imbécillité, je me
-mis à écrire une tragédie qui avait pour théâtre Venise et où
-toutes les douleurs de mon âme devaient être traduites en vers
-immortels. Bianca, la belle héroïne, serait douée de toutes les
-perfections de Desdémone, de toutes les grâces de Juliette, et je
-trouverais pour décrire Venise et l'amour des accents inconnus. Je
-note, en passant, qu'en voyant le Palais Ducal l'année précédente
-pour la première fois, j'avais annoncé gravement à mon père et à ma
-mère que j'allais en faire un dessin comme on n'en avait jamais vu.
-Dans cette intention, j'avais pris des notes, j'avais fait un ou deux
-croquis et j'avais mis le dessin au point à Trévise, de chic. Ce
-dessin existe; il est tout à fait manqué comme perspective, ce qui est
-assez étonnant, mais j'étais alors si infatué de moi-même que je
-dédaignais de m'astreindre aux règles; le quadrillé rouge et blanc
-des marbres donne un effet de panneaux en relief. Aucune figure humaine
-ne vient troubler la sereine tranquillité de la Riva et les
-gondoles--qui ont la forme de croissants, le croissant turc
-renversé--flottent à l'aventure sans le secours de gondoliers.
-
-Les autres souvenirs de cette année 1836 se sont effacés, mais je me
-vois encore sous le grand mûrier, au fond du jardin, écrivant ma
-tragédie. Je ne sais plus si nous avons voyagé, ni comment se passait
-le reste de mes journées. Tout a disparu, tout, excepté Venise et
-Bianca, et la route qui traversait Shooter's Hill, où se portaient sans
-cesse mes regards, la route de Paris.
-
-J'ai dû lire du grec, mais quoi! je l'ai oublié. J'ai dû faire des
-mathématiques, car je savais la différence entre une racine carrée et
-une racine cubique, quand j'entrai à Oxford et que mon professeur me
-plongea dans Hérodote qui me fournit la matière d'une chanson à boire
-scythe à l'imitation du _Giaour_.
-
-Je crains fort que mon lecteur ne soit tenté de mettre en doute ce que
-j'ai affirmé plus haut, à savoir que Byron ne m'a fait aucun mal.
-Qu'il se tranquillise; et, sans doute, la forme que prit ma folie me fut
-inspirée par lui, mais cette forme était la meilleure qu'elle pût
-prendre. Mon anglais a plus gagné à se modeler sur le _Giaour_ et la
-_Fiancée d'Abydos_ qu'il n'eût fait sous tout autre maître (la
-tragédie, cela va de soi, était shakespearienne), et mon état
-d'esprit--par sa faute et par celle des circonstances--n'était pas
-celui de Byron. C'est dans cette même année, 1836, que je me mis à
-étudier Shelley et que je perdis des heures à lire et à relire _The
-Sensitive Plant_ et _Epipsychidion_. Shelley, _lui_, m'a fait beaucoup
-de mal; car je me suis mis à écrire des vers comme ceux-ci: «prickly
-and pulpous and blistered and blue», ou encore: «It was a little lawny
-islet by anemone and vi'let--like mosaic paven», etc. Il est vrai que,
-dans l'état de déséquilibre où j'étais, je ne pouvais tirer grand
-bien de quoi que ce soit. La persévérance que j'ai mise à aller
-jusqu'au bout de la _Révolte de l'Islam_ et de savoir (je n'y suis
-jamais arrivé) qui s'était révolté, et contre qui, m'apparaît
-toutefois comme un effort honorable; et le _Prométhée_ m'a
-certainement fait comprendre quelque chose d'Eschyle. Et après tout,
-étant donné ce que je devais être par la suite, je ne vois pas
-comment ces années d'effervescence eussent pu se mieux passer;
-c'était, en tout cas, infiniment préférable de les employer ainsi
-plutôt qu'à chasser à courre ou à tir, à fumer ou à jouer. La
-chose qui me paraît la plus explicable, quand je songe à cette
-aventure amoureuse, c'est le manque absolu chez moi de raisonnement, de
-volonté, de projets arrêtés; je n'avais ni la décision nécessaire
-pour conquérir Adèle, ni le courage de me passer d'elle, et non plus
-la raison de me demander ce qui pouvait sortir de tout cela; ni le bon
-sens de voir que je me rendais odieux à tout mon entourage. En
-vérité, je n'avais pas plus d'intelligence qu'une petite chouette qui
-sort du nid, ou qu'un chien de lait qui hurle désespérément à la
-lune.
-
-Je fus tiré de mes rêveries, arraché à mes contemplations sidérales
-par une lettre de Christ Church annonçant qu'on pourrait m'y recevoir
-en janvier 1837; d'ici là, c'est-à-dire en octobre 1836, je devais me
-faire immatriculer.
-
-Ce qui est étrange, c'est que mon père n'avait pris aucun
-renseignement sur cette immatriculation; le jour où il m'emmena
-à Oxford, nous étions aussi novices l'un que l'autre. Son idée
-avait toujours été de me faire entrer dans le collège le plus
-aristocratique; j'étais inscrit à Christ Church depuis plusieurs
-années, mais il ne savait pas qu'il y eût deux catégories d'étudiants:
-la fashionable et la non-fashionable: les Gentlemen-Commoners
-et les Commoners, étudiants privilégiés et étudiants ordinaires,
-ceux-ci occupant une position intermédiaire entre les étudiants
-privilégiés et les serviteurs. Ces «odieuses» distinctions ont
-d'ailleurs disparu depuis la réforme de l'Université; même
-lorsqu'on ne pose pas pour le gentilhomme, on ne tient pas à
-être _du commun_ et les parents qui demandent le plus énergiquement
-des bourses seraient furieux de penser que leur fils portât au collège
-la robe d'un «servitor».
-
-On pourra juger, d'après mes écrits, dans quelle mesure je partage à
-cet égard les nobles sentiments du citoyen britannique moderne; mais
-ici, sans me permettre le moindre commentaire, je laisserai le lecteur
-juger du résultat qu'eut pour moi un système aboli.
-
-Mon père n'aimait pas ce nom de «commoner», d'autant moins, sans
-doute, que tous nos parents étaient plutôt de braves gens un peu
-communs, et aussi parce que, tout en trouvant sa profession parfaitement
-honorable, il avait découvert chez son fils des talents qui ne
-pouvaient se déployer à l'aise dans le commerce du xérès. Il faisait
-d'autres rêves pour moi. Il croyait à mon génie. Il me voyait dans la
-meilleure société de l'Université, y remportant tous les prix et, à
-la fin de mes études, le grade de «double first»; j'épousais lady
-Clara Vere de Vere; j'écrivais des vers aussi parfaits que ceux de
-Byron, mais plus pieux; je prêchais des sermons aussi beaux que ceux de
-Bossuet, mais des sermons protestants; à quarante ans, j'étais
-évêque de Winchester, et à cinquante, Primat d'Angleterre.
-
-En dépit de toutes ces espérances et de toutes ces tentations, mon
-père conservait le sentiment très net des convenances et de ce
-qu'exigeait, à cet égard, sa situation personnelle. Il s'en ouvrit
-franchement au Dean[35] de Christ Church, (Gaisford), à mon futur
-professeur, Mr Walter Brown, et leur demanda si une personne dans sa
-position pouvait, sans inconvenance, faire entrer son fils à Oxford
-comme étudiant privilégié. Je n'assistais pas à ces entretiens, mais
-j'imagine que le vieux Dean dut marmotter entre ses dents que mon père
-avait bien le droit de faire de moi un gentleman-commoner si cela lui
-plaisait et s'il pouvait payer. Le professeur, entrant plus avant dans
-les détails et les conditions, dut lui laisser entendre, avec
-politesse, que sans doute il serait avantageux pour le collège qu'il se
-rencontrât un travailleur parmi les gentlemen-commoners qui, en règle
-générale, n'étaient pas fort studieux; mais il dut aussi insinuer
-qu'étant donné la manière dont j'avais travaillé jusqu'ici, il
-n'était pas certain que je pusse passer l'examen d'entrée auquel les
-étudiants non-privilégiés étaient astreints. Cette dernière
-considération fut décisive. Il était inadmissible que le fils qui
-devait récolter tous les lauriers fût exposé à trébucher au premier
-obstacle.
-
-Je fus donc inscrit sans plus ample discussion comme gentleman-commoner
-et je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'orgueil qui me
-gonflait le cœur le jour où, pour la première fois, je quittai
-l'Angel Hotel et passai devant University College au bras de mon père,
-ayant coiffé le bonnet de velours et revêtu la robe de soie du
-gentleman-commoner.
-
-Eh oui, cher lecteur, la robe de soie et le bonnet de velours nous
-faisaient beaucoup d'impression, et non seulement à ma mère, mais à
-moi! À la maison, ce qui avait fait pencher la balance et décidé
-notre choix, c'était que la robe du commoner n'était que d'étoffe
-grossière, qu'elle ne formait pas de beaux plis; que ce n'était, en
-somme, qu'un méchant morceau d'étoffe noire qu'on s'accrochait à
-l'épaule. N'est-on pas trois fois un homme de robe quand on porte une
-robe flottante qui tombe avec noblesse?
-
-Je suis si loin, aujourd'hui que mes cheveux ont blanchi, de railler ces
-sentiments peu philosophiques, qu'au lieu d'applaudir à la suppression
-(sauf pour les clubs de canotage) de ces différences dans le costume à
-l'Université, je serais tout disposé à les étendre à toute la
-nation. Je suis d'avis que les duchesses seules devraient être
-autorisées à porter des diamants, qu'on devrait reconnaître un lord
-à ses étoiles, d'une lieue de loin; que chaque paysanne devrait
-arborer à son bonnet ou à son corsage un signe quelconque qui dirait
-à quel comté elle appartient; et que, dans la rue, on devrait
-distinguer immédiatement, rien qu'à la coupe de son casaquin, un
-cabaretier d'un marchand de poisson.
-
-Cette promenade jusqu'aux Schools, l'attente devant la _Divinity School_
-dont j'admirais le portail, et la cérémonie de l'immatriculation, que
-de bons souvenirs! La fin de l'année s'est écoulée sans autres
-incidents. Au commencement de l'année suivante, nous partîmes pour
-Oxford, ma mère et moi, et nous y entrâmes par cette admirable route
-d'Henley. Nous étions un peu fatigués lorsque nous arrivâmes au
-dernier relais à Dorchester, et très émus, en dépit du bonnet de
-velours et de la robe de soie, lorsqu'au crépuscule nous passâmes sous
-les tours; après une dernière nuit sous le toit tutélaire de l'Ange,
-je me trouvai, le lendemain soir, seul au coin de mon feu, le maître de
-ma destinée, dans ma propre chambre de Peckwater.
-
-
-[Note 32: Celui que tu ravis, Melpomène.]
-
-[Note 33: Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, sans doute. (Note
-du tracteur.)]
-
-[Note 34: Quelle prétention, de la part des musiciens, de se dire
-scientifiques quand ils n'ont pu encore adopter une unité de temps!]
-
-
-[Note 35: Dean-doyen.]
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-LE CHŒUR DE CHRIST CHURCH
-
-
-Seul, au coin du feu, dans la petite chambre de derrière qui donnait
-sur l'étroite ruelle, tout du long de laquelle il ne s'élevait guère
-que des écuries, je réfléchissais et me préparais à ma vie de
-collège.
-
-Me préparer à quoi, me prémunir contre quoi? J'étais aussi
-inexpérimenté quant au présent, aussi peu éclairé quant à l'avenir
-que l'aurait été à ma place Davie Gellatly. Encore Davie m'était-il
-supérieur, car je ne savais ni danser, ni chanter, ni faire cuire des
-œufs. Le jeu n'offrait pas de dangers pour moi, je n'avais jamais
-touché une carte de ma vie et je regardais les dés comme on regarde
-maintenant la dynamite; j'étais à l'abri de la «femme étrangère»,
-car n'étais-je pas amoureux et d'ailleurs il fallait être rentré à
-neuf heures et demie. Aucun risque de faire des dettes puisqu'à Oxford
-il n'y avait pas de Turner à acheter et que rien d'autre ne me tentait
-en fait d'objets matériels. Aucun danger de me tuer à la chasse à
-courre, puisque j'étais incapable de monter le cheval le plus
-pacifique; aucun danger de me ruiner aux courses: je n'avais assisté
-qu'une seule fois de ma vie à une course et je ne trouvais pas amusant
-de gagner l'argent de mon prochain.
-
-J'étais préparé à ce qu'on se moquât de mon ingénuité, mais
-j'étais trop infatué pour craindre le ridicule; la seule chose qui
-m'inquiétait, et à juste titre, c'était de savoir si j'aurais la
-persévérance d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de poursuivre
-pendant trois ans des études qui ne m'offraient pas le moindre
-intérêt. Je pris toutefois la résolution de faire mon possible pour
-faire honneur à mes parents et, après avoir prié Dieu du fond du
-cœur, je me couchai plein d'espérance.
-
-Il me faut ici m'arrêter un moment, pour expliquer quel était alors
-mon état d'esprit au point de vue religieux.
-
-Autant que je puis m'en souvenir, les lectures quotidiennes de la Bible,
-avec ma mère, n'avaient pas été reprises après notre premier voyage
-sur le continent, pendant lequel nous avions bien été forcés d'y
-renoncer. En effet, comment lire trois chapitres après le déjeuner,
-quand les chevaux s'impatientent à la porte? Les trois chapitres furent
-donc remplacés par un seul que je lisais dans mon particulier, le matin
-et le soir, et auquel j'adjoignais naturellement l'oraison dominicale
-où je demandais au ciel tout ce qui pouvait convenir à moi-même et
-aux miens. Ceci fait, je veillais ou je dormais, ne m'occupant guère,
-le jour comme la nuit, que de mes affaires terrestres. Il ne m'était
-jamais venu à l'idée de mettre en doute la vérité de la Bible, bien
-que je me fusse rendu compte déjà que la lettre pouvait en être
-comprise tout autrement que ma mère ne me l'avait enseigné; mais plus
-j'y croyais, semblait-il, moins j'en retirais de bien. Quel mérite
-Abraham avait-il à faire ce que lui disait l'Ange? Moi aussi,
-j'obéirais aux anges s'ils me parlaient; mais aucun ange ne m'était
-jamais apparu, dont j'eusse connaissance, même sous la forme d'Adèle,
-qui ne pouvait pas être un ange puisqu'elle était catholique.
-
-De même si j'avais vécu au temps du Christ, je ne doutais pas que je
-ne l'eusse suivi sur la montagne, ou que je ne fusse monté avec Lui
-dans la barque sur le lac de Galilée; c'était tout autre chose que
-d'aller à la chapelle Beresford, à Walworth, ou à l'église de
-Sainte-Bride dans Fleet Street. Aussi, tout en sentant que je devais, en
-quelque sorte, imiter le Christian du _Pilgrim's Progress_, je ne
-pouvais croire que Billiter Street, ou le quai de la Tour, où était
-l'entrepôt de mon père, ou le jardin fleuri de Herne Hill, où ma
-mère empotait ses boutures, étaient des lieux que je dusse fuir comme
-la «Cité de Perdition». Instinctivement, j'étais virtuellement
-arrivé à cette conclusion, d'après mes lectures de la Bible, que,
-n'ayant jamais eu l'intention de faire le mal, je n'étais pas en grand
-danger d'aller en enfer; j'avais remarqué aussi que même la crème de
-la crème des gens pieux n'étaient nullement pressés de monter au
-ciel. Somme toute, il me semblait qu'on ne me demandait pas autre chose
-que de faire mes prières, d'aller à l'église, d'apprendre mes
-leçons, d'obéir à mes parents et de dîner avec plaisir.
-
-C'est dans ces dispositions d'esprit que, par un sombre matin d'hiver,
-debout à la fenêtre de ma petite chambre d'étudiant, je regardais le
-bâtiment de la bibliothèque de Christ Church et le square bien sablé
-de Peckwater, un peu vexé que ma fenêtre ne fût pas une tourelle en
-encorbellement et n'ouvrît pas sur une chapelle gothique, mais sans
-avoir conscience du malheur qui s'était abattu sur moi, de tout ce que
-je perdais à n'avoir pour tout horizon, au printemps des deux plus
-belles années de ma jeunesse, que la bibliothèque de Christ Church et
-un square sablé!
-
-Ce matin-là, j'eus l'impression que l'ensemble, bien que triste, avait
-de la grandeur; que l'architecture, bien que Renaissance, était hardie,
-savante, bien proportionnée et diversement didactique. En réalité, on
-aurait aussi bien pu m'envoyer dans la prison de Chillon, sauf pour ce
-qui est de l'humidité, si par la meurtrière j'avais pu apercevoir les
-trois petits arbres grêles, une belle voûte et un beau pavage à la
-place des hideux meubles modernes de ma chambre.
-
-À première vue, la chapelle du collège elle-même me causa une
-déception, après les vastes églises du continent; ses voûtes
-étroites, il est vrai, avaient d'autres fonctions à remplir.
-
-En somme, parmi les édifices où les âmes anglaises venaient se
-sanctifier, le chœur de Christ Church était, à cette époque de
-l'histoire d'Angleterre, virtuellement le cœur et le foyer de la vie.
-On y conservait la tradition non interrompue de la religion du temps
-d'Élisabeth et des époques normandes et saxonnes, le souvenir d'un pur
-loyalisme, une science véritable; et chaque matin venait s'y
-agenouiller, par obéissance sans doute, mais aussi en toute sincérité
-de cœur, pour apprendre là les plus hautes vertus de dévouement au
-pays, ce qu'il y avait de plus noble parmi la jeune noblesse de
-l'Angleterre. La plupart des pairs du Royaume, et en général ce qu'il
-y avait de mieux parmi ses squires, passaient par Christ Church.
-
-La cathédrale elle-même était un abrégé de l'histoire d'Angleterre.
-Chaque pierre, chaque vitrail, chaque panneau sculpté était
-authentique, de son époque; rien de ces mensonges, de ces restaurations
-truquées dont s'enorgueillissent nos architectes. Le premier reliquaire
-de sainte Frideswide, il est vrai, a été détruit, son corps mis en
-pièces, ses cendres dispersées par les Puritains; mais la seconde
-châsse est encore très belle dans son genre, c'est un merveilleux
-travail anglais, dans lequel un très habile ouvrier a mis tout son
-cœur. Les voûtes normandes, celles du dessus, sont du plus pur normand
-anglais; un peu grossières, un peu rudes, il est vrai mais
-pouvions-nous espérer faire mieux, livrés à nos propres forces et
-sans l'aide des Français? Le plafond est de l'époque Tudor, un Tudor
-exaspéré, mais ingénieusement construit et finement sculpté. Ce
-plafond et celui de l'escalier du hall proclament l'habileté des
-merveilleux ouvriers du XVe siècle. La fenêtre de l'ouest avec sa
-peinture maladroite, l'Adoration des Bergers, est un spécimen de cet
-art de transition qui relie la verrière à la peinture et qui aboutit
-aux tableaux hollandais où l'on retrouve bien le troupeau, mais où il
-n'y a plus ni bergers, ni Christ; tout de même, c'est ce que les
-verriers de l'époque pouvaient faire de mieux. Et la boiserie simple
-des stalles représentait le dernier art qui ait fleuri en Angleterre
-sous la forme d'un travail de menuiserie bien exécuté.
-
-Dans ce chœur d'église, sur les murs duquel est gravée pour ainsi
-dire jour par jour toute l'histoire du pays, se rencontrait chaque matin
-le meilleur de ce que l'Angleterre a produit, cette fleur de jeunesse,
-rangée comme l'équipage d'un navire de guerre, sous le beau vaisseau
-de son temple; chaque homme à sa place, selon son rang, son âge, son
-savoir--tout homme de bon sens et de cœur reconnaissant qu'il est ici
-ou pour remplir, ou pour apprendre à remplir les plus hauts devoirs qui
-incombent à un Anglais. Un étranger instruit, auquel il aurait été
-donné d'assister à cet office du matin, aurait pu juger, d'un coup
-d'œil, tout ce que ce pays avait été dans le passé, ce qu'il était
-capable d'être encore dans l'avenir; une heure passée dans la chapelle
-de Christ Church lui en aurait appris plus que plusieurs mois de séjour
-à la cour ou à la ville. Assis dans sa stalle, il aurait vu le plus
-grand théologien de l'Angleterre, et, sous sa stalle d'honneur, son
-plus grand érudit; et parmi les _tutors_, le Dean actuel Liddell, et un
-homme de singulière puissance intellectuelle et de vertu sans
-prétention: Osborne Gordon. Le groupe des gentilshommes comptait le
-marquis de Kildare, le comte de Desart, le comte d'Emlyn et Francis
-Charteris, maintenant lord Wemyss, les plus brillants échantillons de
-noble race et d'activité puissante. Henry Acland et Charles Newton
-étaient parmi les étudiants vétérans, moi, parmi les nouveaux. Que
-d'espérances en germe il y avait là! Aucun de nous alors ne rêvait de
-rien changer à tout cela, n'en sentait la nécessité, et, moins que
-personne, le chef intransigeant au front bombé, aux yeux noirs, qui
-conduisait d'une voix de tonnerre les _repons_ en latin de la prière du
-matin.
-
-Aujourd'hui, après tant d'années passées, mon cœur est encore plein
-de reconnaissance pour tout ce que j'ai vu là, pour toutes les pensées
-qui me sont venues dans le chœur de cette cathédrale.
-
-L'influence qu'a eue sur moi l'autre beau bâtiment du collège, le
-hall, est toute différente et étrangement mêlée. Si on ne l'eût
-utilisé, comme cela eût dû se faire, que comme réfectoire et dans
-les grandes occasions: galas, réceptions d'hôtes illustres, discours
-solennels, le hall, comme la cathédrale, ne m'eût laissé que des
-impressions bienfaisantes et graves qui eussent sanctifié le pain de
-chaque jour; de même, si notre Dean eût daigné diner avec nous de
-temps à autre, le plat de venaison partagé avec lui ne nous eût
-semblé que meilleur. Mais avec ce comble de mauvais goût, (qui, à mon
-sens, est le péché capital de notre temps, la raison de notre goût
-pour l'argent et de notre dégoût pour tout ce que l'argent peut
-procurer de meilleur), l'Abbé avait permis que le hall servît aux
-«collections». Le mot seul me semble abominable, soit qu'il se
-rapporte aux charités extorquées à l'église pour les pauvres ou aux
-connaissances arrachées de force aux malheureux candidats.
-«Collections», dans le langage du collège, signifiait les examens
-trimestriels, auxquels l'Abbé avait la mauvaise habitude d'assister
-comme grand inquisiteur, lui qui n'aurait jamais eu, fût-ce une fois,
-l'idée de présider notre dîner.
-
-Il va sans dire que tout ce que les candidats, même les plus forts,
-pouvaient savoir de grec, _lui_ paraissait absolument dérisoire.
-Méprisant dès les premiers mots, exaspéré, vindicatif et tonnant
-ensuite, plus sombre et plus menaçant à mesure que la journée
-avançait, glacial et Gorgonien, il allait et venait d'un bout à
-l'autre de l'immense salle de torture, aussi vaste que celle du Grand
-Conseil à Venise, mais déshonorée par les terreurs des malheureux
-candidats qui, serrés les uns contre les autres comme de pauvres
-hirondelles transies, ne pensaient qu'à dissimuler leurs traductions
-lorsqu'approchait le terrible Abbé. Ce n'était pas mon cas, ai-je
-besoin de le dire? Mais j'imagine que le Dean eût préféré que je me
-servisse de cinquante traductions plutôt que d'avoir l'air embarrassé
-et malheureux que j'avais, quelle que fût la question que l'on me
-posait. Et comme mes thèmes latins étaient les plus mauvais de toute
-l'Université, que je n'ai jamais pu reconnaître un futur présent d'un
-futur passé, et que même au bout de mes trois années d'Oxford, il
-m'aurait été impossible de dire où vivaient les Pélasges et d'où
-sont venus les Héraclides, on peut imaginer de quel air le Dean, au
-moment de mon départ, me tendit le second et le troisième doigt de sa
-main droite, et toutes les tortures que je souffrais lorsque mon père
-et ma mère m'interrogeaient sur mes succès éclatants au collège.
-
-À mesure que les années passaient, il m'était toujours plus
-impossible de ne pas associer dans ma pensée le hall du collège aux
-terreurs et aux humiliations des jours d'examen; mais, même dès le
-premier jour, l'étonnement et l'exaltation que j'éprouvais à dîner
-dans cette vaste salle ne furent pas sans mélange. Il est certain que
-le contraste était écrasant entre la petite pièce à Herne Hill, où
-nous mangions notre pudding, ma mère, Mary et moi, et un hall aussi
-grand que la nef de la cathédrale de Canterbury, dont l'extrémité se
-perd dans la brume, tandis que son plafond est noyé dans l'ombre, et
-que les convives en longues files paraissent et disparaissent selon les
-caprices de la lumière: spectacle qui me remplissait d'épouvante plus
-qu'il ne me mettait en appétit. Je fus d'ailleurs gêné, depuis le
-premier jour jusqu'au dernier, par le sentiment que moi, pauvre rustre,
-je n'avais que faire ici.
-
-Dans la cathédrale, né ou pas né, je me sentais chez moi tout autant
-que Monseigneur; et même, à certaines heures, l'édifice me semblait
-à moi plus qu'à lui-même. Mais à table, cette foule de savants et de
-nobles convives, ce service pompeux, ce luxe m'étaient étrangers; il y
-avait entre mes habitudes très simples et ces splendeurs une distance
-infranchissable. Autour d'un gigot rôti à point, garni de pommes de
-terre et servi dans l'arrière-boutique de Market Street, autour de la
-marmite de quelque gipsy sur la colline d'Addington (non que j'eusse
-jamais soupé avec une gipsy, quelque désir que j'en eusse), ou d'un
-bon gâteau d'avoine bien beurré--j'ai toujours été gourmand
-hélas!--dans la chaumière d'un berger d'Écosse, régal à partager
-avec le chien, j'étais moi-même, je me sentais à ma place; mais à la
-table des étudiants privilégiés, dans la salle à manger du Cardinal
-Wolsey, je fus de toutes façons, et tout de suite, moins que moi-même:
-à des places où je n'aurais pas dû être, jamais à ma place.
-
-Autant conter ici une petite aventure qui m'arriva peu de temps après
-mon entrée au Collège et qui, si insignifiante qu'elle fût, n'en
-contribua pas moins à me dégoûter à tout jamais du hall de Christ
-Church. J'avais été reçu comme un bon petit roquet sans prétention,
-avec une condescendance un peu dédaigneuse, par les chiens à pedigree
-de la table des gentlemen-commoners; mon professeur, mes camarades de
-classe commençaient à s'apercevoir que je lisais bien, que j'avais
-l'air de comprendre ce que je lisais et même que je posais parfois des
-questions embarrassantes au professeur, au point qu'un jour, à la
-sortie, je fus félicité par toute la classe pour la façon magistrale
-dont je l'avais _collé_. Je n'avais eu, pauvre innocent que j'étais,
-aucune intention de cette sorte; le hasard avait voulu simplement que je
-lui eusse demandé, à la grande joie de mes camarades, quelque chose
-qu'il ne savait pas. Bien avant cela, j'avais fait une tentative directe
-pour me faire remarquer, qui avait eu moins de succès.
-
-Il était de règle au collège que, chaque semaine, un des étudiants
-écrivît un essai philosophique sur un texte d'Horace, de Juvénal ou
-autre. On donnait lecture du meilleur travail, le samedi après-midi,
-dans le hall; tous les étudiants étaient obligés d'assister à la
-lecture. Voilà, pensai-je, une bonne occasion de déployer mes talents.
-Très consciencieusement, et d'ailleurs avec un réel plaisir,
-j'écrivis mon essai, dans lequel je mis toute la pénétration et toute
-l'éloquence dont j'étais capable. Aussi, si je fus flatté, je ne fus
-pas surpris lorsque, quelques semaines après mon arrivée à Oxford,
-mon professeur m'annonça d'un air bienveillant que ce serait moi qui
-lirais le samedi suivant.
-
-Donc, sans m'émouvoir, car j'avais de sérieuses raisons de compter sur
-mon talent de lecture, et avec la gravité qui me paraissait convenir à
-la circonstance, je lus mon essai, et j'ai tout lieu de croire que je le
-lus bien. Aussi, descendant de la tribune, je m'attendais à recevoir
-les félicitations et les remerciements de mes camarades fiers d'avoir
-été si bien représentés. Mais la pauvre Clara, après son premier
-bal, recevant dans le vestiaire les compliments de son cousin, ne fut
-pas plus surprise que je ne le fus de l'accueil que me firent mes
-cousins de la longue table. Ce n'était pas de l'envie, certes, mais du
-dédain, de la colère qui se donnaient carrière sous toutes les
-formes, depuis le sarcasme olympien de Charteris jusqu'à la volée
-d'injures de Grimston.
-
-On m'expliqua que je m'étais rendu coupable de lèse-majesté
-vis-à-vis de l'ordre des Gentlemen-Commoners; que jamais l'essai d'un
-étudiant privilégié ne devait avoir plus de douze lignes, et encore
-des lignes de quatre mots, et que, si disposé qu'on fût à passer sur
-ma sottise, ma suffisance, mon manque de _savoir-faire_[36],
-l'inconvenance que j'avais commise en écrivant un essai qui eût le
-sens commun, comme un vulgaire étudiant, l'incurie et l'audace dont
-j'avais fait preuve en les tenant là pendant un grand quart d'heure,
-pouvaient peut-être se pardonner une fois à un jeune serin tel que
-moi, mais il fallait que j'y prisse garde: si jamais je recommençais,
-on m'enverrait tout droit à Coventry. Que dis-je? Coventry serait
-encore trop bon pour moi.
-
-J'ai quelque plaisir, au moins, à me rappeler que je tombai du haut de
-mes nuages sans me faire grand mal sans témoigner un étonnement trop
-ridicule. Je reconnus la justesse des observations qui m'étaient faites
-que cela me fît en rien modifier ma manière d'écrire; je ne me
-rappelle plus ce que j'avais décidé de faire, au cas où j'aurais
-l'honneur de faire les frais d'une autre réunion du samedi. Mes essais
-furent-ils moins heureux, par la suite, mes professeurs en étaient-ils
-fatigués? Toujours est-il que je ne fus plus prié de lire.
-
-J'aurais dû faire observer que, si ma présentation aux jeunes gens de
-ma table s'était faite si aisément, c'était grâce à un hasard qui
-avait voulu que, pendant deux jours, en 1834, je me fusse trouvé
-bloqué par le mauvais temps à l'hospice du Grimsel avec une trentaine
-de voyageurs de toutes les parties du monde, et entre autres, avec un
-des étudiants privilégiés de Christ Church, un Mr Strangways, avec
-lequel j'avais joue aux échecs et qui s'était un peu intéressé à la
-façon dont je dessinais les rochers de granit dans la neige. À la
-table de Christ Church, il daigna me considérer comme un de ses
-semblables, et le reste de sa bande ayant découvert qu'on pouvait tirer
-de moi quelque amusement sans que je m'en doutasse, et reconnu aussi que
-je ne cherchais pas à réformer les mœurs de mes camarades par esprit
-évangélique ou sous tout autre prétexte également impertinent, on
-m'accueillit avec bienveillance; et, au bout de quinze jours, j'étais
-à peu près à même de choisir parmi les étudiants du collège les
-camarades qui me plaisaient le plus.
-
-Le bonheur voulut--un bonheur que je ne saurais rendre avec des
-mots--que Henry Acland, d'un an ou deux mon aîné, me choisît pour
-ami; il sentit qu'il y avait en moi certaines possibilités qui ne
-pouvaient se développer toutes seules et il me prit affectueusement en
-main. Son appartement, tout voisin de la porte nord de Canterbury,
-était à une cinquantaine de mètres du mien; ce fut bientôt le seul
-endroit où je me sentais heureux, il m'enseigna avec sérénité quelle
-devait être la manière de vivre d'un jeune Anglais de' bon sens, de
-bonne famille et d'éducation large; déjà, nous vivions tous deux dans
-un monde de pensées qui s'étendait bien au delà des murs du collège.
-Il m'entretenait des plaines de Troie; un ou deux ans plus tard, je lui
-indiquai, à l'occasion de son voyage de noces, le sentier qui gravit le
-Montenvers. L'amitié qui nous unit ne s'est jamais altérée, si ce
-n'est pour devenir plus profonde tous les jours.
-
-J'avais encore d'autres amis, dont quelques-uns furent très gentils
-pour moi, un «college tutor» de premier ordre, et plus tard j'eus pour
-maître particulier le savant à l'esprit si large et si droit dont j'ai
-déjà parlé, Osborne Gordon. À l'angle du grand quadrilatère de
-Christ Church vivait aussi le Dr Buckland, que j'ai toujours trouvé
-prêt à m'aider dans mon travail, ou, faveur plus grande encore, à me
-laisser l'aider dans le sien, en préparant les épures qui lui étaient
-nécessaires pour ses conférences. Mon dessin des filons granitiques de
-Trewavas Head, avec le petit cutter qui double la pointe, au milieu de
-la rafale, dessin dans le style de Copley Fielding, est encore, je
-crois, dans les archives de la section géologique. Mr Parker, qui
-s'occupait alors de fonder la Société d'architecture, et Charles
-Newton, déjà si profondément observateur, me témoignaient beaucoup
-de sympathie; ils avaient deviné mes goûts et ils me faisaient
-travailler plus scientifiquement l'architecture. La galerie de tableaux
-de Blenheim[37] n'était pas à plus de huit milles. Un garçon de mon
-âge pouvait-il se trouver dans de meilleures conditions? Que n'eut-il
-l'esprit de s'en rendre compte et la volonté d'en profiter! Eh bien
-non, j'étais là, ne sachant à quoi me décider, moitié par
-indécision, moitié par bêtise. Rien parmi les humains et les bêtes
-ne peindrait mieux mon attitude d'alors que la description par la pauvre
-petite bergère Agnès du «caneton fourvoyé».
-
-Je note comme étant un peu à mon honneur le fait que j'aie été
-heureux et non gêné par la présence de ma mère à Oxford. Elle
-était venue s'y installer afin de veiller sur moi autant qu'il était
-en son pouvoir. Pendant mes trois années d'Oxford, elle habita des
-chambres meublées dans High Street (d'abord dans la jolie maison du
-XVIe siècle, de Mr Adams, aux boiseries sculptées); mon père restait
-seul à Herne Hill toute la semaine, séparé à la fois de sa femme et
-de son fils, pour l'amour de ce fils. Le samedi il venait nous
-rejoindre, et le dimanche nous allions en famille à Saint-Pierre pour
-le service du matin. À part cela, jamais mes parents ne se montraient
-en public avec moi, dans la crainte que mes camarades ne se moquassent
-de moi ou n'exerçassent leur verve sur le brave Mr Ruskin, marchand de
-vin de Xérès, et la bonne Mrs Ruskin, aux toilettes surannées.
-
-Personne d'ailleurs, pendant tout le temps que je fus au collège, ne se
-permit de dire un mot malveillant ni sur l'un, ni sur l'autre; personne
-ne se moqua de l'habitude que j'avais de passer mes soirées avec ma
-mère. Mais une fois que la sœur aînée d'Adèle était venue avec son
-mari visiter Oxford, et que j'avais eu la sottise de dire à dîner,
-fort inutilement j'en conviens, que je la connaissais, que c'était la
-comtesse Diane de Maison, mes camarades me blaguèrent sans merci un
-mois durant.
-
-Le lecteur voudra bien observer aussi que si ma mère m'avait suivi à
-Oxford, ce n'était nullement parce qu'elle ne pouvait pas se passer de
-moi, encore moins parce qu'elle n'avait pas confiance en moi. Elle
-était venue uniquement pour être là en cas d'accident ou de maladie
-subite. Ma mère avait toujours été à la fois mon médecin et ma
-garde-malade et elle m'avait à plusieurs reprises sauvé la vie. Cette
-fois encore, qu'aurais-je fait sans elle? Pendant les deux premières
-années de ma vie d'étudiant, je ne lui causai aucune inquiétude; et
-quelle douceur pour moi, quand venait l'heure du thé, d'aller lui
-raconter ce que j'avais fait ou appris dans la journée!
-
-Ce qu'était la routine journalière il n'est peut-être pas inutile de
-le dire ici. Après une heure d'étude, même en hiver, l'office du
-matin à la chapelle, auquel je ne manquais jamais; petit déjeuner à
-neuf heures, pendant lequel, tout en savourant un petit pain au beurre,
-je lisais un roman du capitaine Marryat. Ensuite, cours jusqu'à une
-heure, lunch et petite causette avec les uns ou les autres. À deux
-heures, cours de Buckland ou autres. Promenade jusqu'à cinq heures,
-dîner dans le hall; «vin» chez moi ou chez un autre étudiant, corsé
-d'une bonne causerie avec les piocheurs ou quelque fredaine avec mes
-camarades de table. Mais, quoi qu'il arrivât, je m'arrangeais toujours
-pour être à High Street pour l'heure du thé de ma mère,
-c'est-à-dire sept heures, et y rester jusqu'à ce que Tom[38]
-m'appelât. Je prenais alors mon galop, et j'arrivais juste au moment
-où l'on fermait la porte de Canterbury; rentré chez moi, je lisais
-encore jusqu'à dix heures. Mais, en somme, tout cela ne donnait pas
-plus de six heures de vrai travail dans la journée; ces six heures, au
-moins, je puis me rendre la justice de constater que je les ai toujours
-employées sans marchander.
-
-J'ai bien appris, toujours, mon histoire d'Hérodote et, aujourd'hui
-encore, je sens tout le prix de cette acquisition. Walter Brown, mon
-«tutor» auquel je m'étais attaché, était arrivé, par la douceur,
-à me faire entrer quelques verbes grecs dans la tête. Pour les
-mathématiques, elles marchaient bien sous la direction d'un autre
-professeur, Mr Hill; j'avais d'ailleurs l'instinct géométrique et ce
-que je savais, dans cet ordre, je le savais bien. Lors de mon «little
-go»[39], au printemps de 1838, on me remit un graphique des figures
-d'Euclide, comme il était d'usage, avec l'énoncé des problèmes. Je
-repoussai la feuille, disant dédaigneusement à l'examinateur: «Je
-n'ai pas besoin de figures, monsieur.--Vous ferez mieux de les garder»,
-me répondit-il d'un air bénin; ce que je fis puisqu'il m'en priait;
-mais je pouvais alors et je puis encore dicter, les yeux fermés, la
-démonstration de n'importe quel problème avec les lettres que l'on
-voudra à tous les points. Je passai tout juste pour le latin à
-l'écrit, mais je m'en tirai bien pour le reste et mon professeur fut
-content, sans se rendre compte que, pour cet examen, j'avais donné à
-peu près tout ce que je pouvais donner dans ce genre.
-
-Pour mon malheur, les deux professeurs supérieurs collège, Kynaston
-(depuis Principal de Saint Paul's), qui enseignait le grec, et Hussey,
-le censeur, qui enseignait je ne sais plus quelle chose ennuyeuse,
-m'étaient antipathiques. Tous deux avaient d'ailleurs pour moi le
-dédain qu'inspire généralement à tout professeur l'enfant élevé à
-la maison. De la part de Kynaston ce n'était pas sans raison, car je
-ne savais pas assez de grec pour comprendre ce qu'il disait,
-et quand un jour, dans une bonne intention, et pour me donner
-l'occasion de déployer mes talents, il me mit en face Ὃρα δέ γʹεἵσω
-τριγλύφων, δʹποι χενὸν δέμας χαθεῐναι, de l'_Iphigénie en Tauride_,
-et qu'il découvrit, à son grand étonnement et à celui de toute
-la classe, que je ne savais pas ce que c'était qu'un triglyphe,
-son mépris ne connut plus de bornes; de ce jour, lorsqu'il m'adressait
-la parole, c'était avec une sorte d'irritation, de colère sourde.
-Cependant, bien des années plus tard, à l'occasion d'une fête à
-Saint Paul's, il me reçut avec égards et bonté.
-
-Seuls, les très bons élèves trouvaient grâce devant Hussey. C'était
-le type du censeur-chien. Et de fait, les mœurs du collège étaient
-telles, malheureusement, qu'elles forçaient le plus débonnaire des
-censeurs à devenir féroce. Il avait, de plus, ainsi l'avait voulu le
-ciel dans sa justice, une physionomie terrible; dès le premier jour, il
-fut pour moi une sorte de Gorgone, la Gorgone ou l'Érinnye de Christ
-Church, dont le passage assombrissait non seulement le ciel mais la
-terre.
-
-Cela m'amuse, quand je jette un coup d'œil en arrière, de voir que
-professeurs et camarades prenaient toujours à mes yeux une forme
-esthétique; je me les représentais comme dans un tableau et je me
-refusais de prime abord à m'intéresser à ceux dont on n'aurait pas pu
-faire de beaux portraits. Mon idéal de professeur, c'était l'_Érasme_
-d'Holbein ou le _Melanchthon_ de Durer; j'allais même jusqu'aux doges
-du Titien et aux évêques de Bonifazio. Mais je n'en rencontrais guère
-dans Tom ou Peckwater[40]. Le Dr Pusey, lui-même qui ne m'a jamais
-adressé la parole, n'avait rien de pittoresque ni de majestueux. Ce
-n'était qu'un gentilhomme anglais, un ecclésiastique maladif et assez
-dégingandé qui ne vous regardait jamais en face et avait toujours
-l'air d'être tombé de la lune.
-
-Quant à mon professeur de collège, il avait des yeux noirs, il était
-agréable et animé, mais sans rien de particulièrement impressionnant.
-Je le vois encore allant et venant d'un air important que nous trouvions
-assez ridicule. Kynaston avait une ressemblance comique avec un écolier
-joufflu, Hussey, renfrogné, noir et sec, aussi incapable de gaîté
-que d'enthousiasme; à part cela, faisant son devoir consciencieusement.
-C'était un des membres les plus estimables du collège et de
-l'Université, mais pour moi une calamité de tous les instants, un
-homme dont l'influence me fut beaucoup plus pernicieuse que je ne
-pouvais l'imaginer alors.
-
-Enfin, le Doyen dont la droiture évidente, la dignité morale, la
-véritable puissance intellectuelle, d'un genre un peu rude, m'avaient
-inspiré le respect dès le début: mais son aspect général rappelait
-trop l'enseigne du «Cochon rouge» que j'ai vu plus tard à la foire de
-Chartres et qu'un épicier ingénieux avait représenté en raisins
-secs, avec des grains de cassis en guise d'yeux. Sa présence en chair
-et en os, ou seulement la crainte de voir apparaître son fantôme,
-m'inspirait une terreur qui allait jusqu'à la torture; pour moi,
-c'était l'anathème, l'anathème sous la tiare et sous le dais.
-
-Pourtant, il y avait un des professeurs, avec lequel j'avais peu de
-relations, qui approchait de mon idéal, sans réaliser mes espérances
-en ce temps-là ni peut-être les siennes depuis. Moi, je m'imagine
-qu'il était, pour son malheur, sous la domination de l'ὰνάγκη,
-grecque, représentée par le Doyen actuel. C'était, c'est encore l'un
-des types les plus nobles de l'Anglais distingué, mais je soupçonne
-que ce ne fut passa bonne étoile qui le fit naître Anglais,
-l'élément prosaïque et pratique en lui ayant fini par l'emporter sur
-le sensitif. C'était le seul entre tous les professeurs de mon époque
-qui entendît quoi que ce soit à l'art; et cette réflexion très fine
-qui lui échappa un jour, en parlant Turner, «qu'il s'acharnait sur un
-idéal faux», m'eût été alors bien profitable s'il l'avait
-expliquée et appuyée. Mais, il ne trouvait pas, je pense, que je
-valusse la peine qu'il s'occupât de moi, et, ce qui est plus grave, il
-ne voyait pas assez clair en lui-même pour cultiver ses dispositions
-artistiques.
-
-Il y avait encore à Oxford, dans le bâtiment de l'angle nord-ouest du
-square du Cardinal, un homme d'un grand esprit et d'un grand cœur; les
-mauvaises chances dont j'eus à souffrir, surtout par ma faute, il faut
-bien le dire, furent largement compensées par le très grand avantage
-de le connaître, avantage dont j'eus le bon esprit de profiter. Le Dr
-Buckland[41] était chanoine de la cathédrale; lui, sa femme, ses
-enfants avaient de la gaîté, de la bonté et assez d'originalité pour
-donner de la vie et de la saveur au collège tout entier.
-
-Originalité qui tendait à devenir un peu grotesque, ce qui diminuait
-l'influence qu'il aurait pu avoir sans cela. Le Docteur avait trop
-d'humour pour suivre longtemps le côté ennuyeux d'un sujet. Frank
-s'occupait trop de son ourson apprivoisé pour essayer de réprimer les
-instincts un peu ours de sa propre nature; et il ne se passait guère de
-jour que Mit ne commît quelque frasque qui indignait les filles des
-autres professeurs du collège, lesquelles se piquaient de tenue. Mais
-ils étaient tous bons, intelligents, ouverts, animés et vivants au
-plus haut degré; leur fréquentation fut pour moi le meilleur des
-médicaments, elle me sauva.
-
-Le Dr Buckland faisait penser à Sydney Smith; il ne l'égalait pas
-comme esprit, mais c'était la même bonne humeur, le même bon sens, la
-même religion bienveillante et joyeuse. Je rencontrais à sa table les
-maîtres de la science: Herschel et d'autres encore, et souvent des
-étrangers polis et intelligents auprès desquels le peu de français
-que je savais, et que mes conversations avec Adèle avaient sensiblement
-amélioré, me fut souvent utile. Autour de cette table hospitalière,
-on se sentait toujours à l'aise, on s'amusait; menus et service
-étaient également intéressants. Je ne me suis jamais consolé, un
-jour que j'étais pris par un malencontreux rendez-vous, d'avoir manqué
-une délicate fricassée de souris; et je me souviens avec ravissement
-d'avoir reçu les bons offices, par une étouffante matinée d'été, de
-deux gracieux petits lézards de la Caroline qui étaient chargés
-d'éloigner les mouches.
-
-J'ai déjà dit le bonheur, plus grand encore, que j'eus d'être adopté
-par Acland à mon arrivée à Oxford. Sans lui j'eusse perdu la tête,
-mais il me soutenait, me réconfortait; son ironie elle-même était
-douce. Je le trouvais toujours plein de sympathie pour ce qu'il y avait
-de meilleur en moi, d'indulgence pour ce qu'il y avait de pire; de plus,
-il me donnait l'exemple d'une jeune et noble vie anglaise dans toute sa
-pureté, sa sagacité, sa dignité, son insouciance hardie et sa piété
-joyeuse; sa fierté anglaise brillait gentiment à travers tout cela
-comme celle d'une jeune fille heureuse de sa beauté. C'est un sujet
-d'étude intéressant pour moi de comparer l'orgueil silencieux de
-l'Anglais, conscient de ce qu'il est, à l'agitation impatiente du
-Français affamé de «gloire», gloire qu'il devra acquérir au prix
-d'efforts douloureux pour devenir ce qu'il n'est pas.
-
-Un jour que la Cherwell, grossie par la pluie, roulait ses flots
-impétueux au-dessus d'un déversoir glissant, nous discutions, Acland
-et moi, pour savoir s'il était possible de passer. J'avais déclaré
-péremptoirement que c'était impossible. Sur quoi Acland, enlevant
-souliers et chaussettes, traversa tranquillement, puis revint me
-trouver. Il ne courait d'autre risque que celui de prendre un bain, car
-c'était un nageur de premier ordre: et je crois d'ailleurs qu'il était
-assez raisonnable pour ne pas tenter l'aventure si elle avait présenté
-un réel danger. Mais il l'aurait risquée, je pense, car il possédait
-au plus haut degré la sérénité anglaise à l'heure du danger, ce
-qui, chez les sots, dégénère en goût du danger pour le danger, mais
-ce qui, chez les gens sensés, soldats ou médecins, est la raison du
-succès. Lorsque, trente ans plus tard, le Dr Acland fit naufrage sur le
-vapeur _Tyne_, non loin de la côte de Dorset--le navire s'étant
-échoué la nuit sur des rochers où il resta engagé--et qu'à l'aube
-on se rendit compte qu'on se trouvait à environ un demi-mille de la
-terre mais séparé d'elle par un dangereux ressac, comme les officiers,
-anxieux, tenaient conseil, que l'équipage s'agitait, que les passagers
-pleuraient ou priaient, on vit avec indignation le Dr Acland paraître
-à la porte du salon, tiré à quatre épingles dans sa toilette du
-matin, et annoncer que le «déjeuner était servi». Aux clameurs qui
-accueillirent cette apparente indifférence il ne répondit rien,
-faisant remarquer simplement qu'il était impossible qu'aucun canot
-gagnât la plage, et encore plus impossible qu'un canot quittât la
-plage, étant donné l'état de la mer, pour venir à leur secours.
-Donc, tout ce qu'on pouvait espérer, c'était qu'on pût haler les
-passagers à l'aide de cordes jusque sur le rivage, sauf ceux qui
-auraient le courage d'essayer de se sauver à la nage. En tout cas il
-serait sage, mouillés et gelés comme ils l'étaient pour la plupart,
-de commencer la journée en déjeunant comme d'habitude. Les cris
-cessèrent, l'agitation se calma, chacun retrouva ses esprits dans la
-mesure du possible et l'on n'eut à déplorer la mort de personne.
-
-Le fier et joyeux héroïsme d'Henry Acland m'enchantait, j'y prenais
-plaisir comme aux ébats d'un léopard ou d'un faucon sans que cela
-affectât en rien ma disposition particulière et me donnât envie de
-l'imiter. Trop souvent, je m'étais entendu répéter: Prends garde,
-fais attention. Aussi, n'ai-je jamais songé à le suivre sur les
-barrages glissants ou dans les canots de sauvetage au milieu des vagues
-blanches d'écume; je le suivais plus volontiers dans les sentiers de
-l'art et de la science, car il était de plusieurs années en avance sur
-moi; à défaut d'autre chose, ma sympathie l'encourageait. Avant mon
-entrée à l'Université, il était seul, littéralement seul, à
-s'intéresser sérieusement à ces matières. La géologie, pour le Dr
-Buckland, n'était qu'une distraction; mais la vie, après tout,
-était-elle pour lui, autre chose? Pour Henry Acland la physiologie
-était un évangile, la bonne parole dont il avait la garde, qu'il
-devait prêcher aux païens, et déjà, dans sa petite chambre
-d'étudiant de Canterbury College, il esquissait le plan d'études qu'il
-a réalisé plus tard dans son cabinet de consultation du quadrilatère
-de Tom, en y introduisant l'étude de la physiologie qui a fait de
-l'Université ce qu'elle est aujourd'hui. La caractéristique d'Acland
-c'est que, tout jeune, il avait déjà le jugement sûr, un but
-déterminé, du talent; s'il n'eût pas, en avançant en âge, été
-écrasé par la routine de ses devoirs professionnels, s'il n'eût pas
-été heureux et pleinement satisfait dans une admirable vie de famille,
-on ne peut dire à quoi il serait arrivé; mais ceux qui l'aiment ne
-sauraient avoir aucun regret, ils ne peuvent qu'être reconnaissants
-qu'il ait été ce qu'il est.
-
-Après Acland, mais bien loin derrière lui, parmi les idoles
-esthétiques de mon choix auxquelles je demandais d'abord, à quelque
-sexe qu'elles appartinssent, d'être avant tout de belle apparence,
-venait Francis Charteris. Charteris, pour moi, était l'idéal de
-l'Écossais, le plus beau type de la race caucasienne qu'il m'ait été
-donné de voir; son ironie délicate et aisée, sans le moindre venin,
-son sens pratique donnaient un air de hauteur, d'ailleurs inoffensif, à
-sa beauté délicate. Personne ne pouvait lui résister, du moins
-personne ayant quelque peu le sens de l'humour; et quand, un jour, le
-vieux vice-doyen, sortant du portail de Canterbury, croisa Charteris qui
-descendait de cheval en habit rouge défendu aux étudiants, et que
-celui-ci, le pied encore sur l'étrier, se tourna gaiement vers lui et
-lui dit «qu'il avait suivi la meute du Doyen», le vieillard et le
-jeune homme avaient l'air aussi contents l'un que l'autre.
-
-Charteris, toujours heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ne se
-troublait de rien. Naturellement bien doué, plein d'activité, il
-faisait tout en se jouant; jamais il n'était tombé de cheval à la
-chasse, jamais il n'avait été intimidé en classe, jamais il ne
-s'était troublé à un examen, jamais il n'avait fait de sottises. Un
-seul point noir, il était de santé délicate, ce qui expliquerait
-qu'ait n'ait pas laissé de traces plus profondes.
-
-Le comte de Desart, après Charteris, était celui de mes camarades de
-table qui m'intéressait le plus. Très bien doué aussi et d'un aimable
-caractère, il avait moins d'activité et, en sa qualité d'Irlandais,
-moins de sens pratique que l'Écossais. L'Université, d'ailleurs, ne
-fit rien pour lui en faire acquérir. Notre époque a mis tout son
-orgueil à niveler les positions, à effacer distinctions entre nobles
-et serviteurs; peut-être eût-il été plus sage, au lieu d'effacer les
-distinctions, d'intervertir les rôles. Alors le droit d'entrée au
-collège de l'humble étudiant et son entretien dépendaient de son
-application, tandis que c'était un des privilèges des nobles de faire
-à l'Université des dons princiers. Ils n'en attendaient rien en retour
-et achetaient, pour des sommes qui dépendaient de leur situation
-sociale, le privilège de ne rien apprendre et de vivre à leur
-fantaisie. Il me semble étrange--et cela ne me donne pas une très
-haute idée du caractère anglais--de penser qu'il ne soit jamais venu
-à l'esprit d'un vieux doyen ou d'un jeune duc l'idée que l'Église
-d'Angleterre et la Chambre des Pairs auraient une tout autre situation
-dans le pays, si l'examen d'entrée, au contraire, avait été plus
-difficile pour les riches que pour les pauvres, et si la naissance et
-les bonnes manières d'un étudiant avaient été proclamées à la fois
-par le blason de son sceau, le gland de son bonnet, l'excellence de sa
-conduite et la solidité de son érudition.
-
-À cet égard, on reconnaîtra toujours un élève d'Eton ou de Harrow,
-qu'il arrive à quelque chose ou qu'il n'arrive à rien. Mais combien
-des plus hautes qualités de la noblesse anglaise se trouvent perdues
-par l'incurie de son éducation universitaire! Hélas! elle n'aura
-peut-être que trop tôt l'occasion de s'en apercevoir.
-
-Je n'ai pas grand'chose à dire de mon camarade irlandais, si ce n'est
-que je l'admirais beaucoup et que c'est lui qui a offert le souper où,
-étudiant de première année, mon entrée au corps des étudiants
-privilégiés fut solennellement ratifiée. J'eus à soutenir le feu des
-regards curieux lors de l'épreuve des toasts obligatoires, mais mes
-amphitryons n'avaient pas soupçonné que je pouvais me connaître en
-vins autant qu'eux. Lorsque nous nous séparâmes au petit jour, j'aidai
-à descendre le fils du doyen et je dus retraverser la cour de Peckwater
-pour rentrer chez moi; je me souviens que, tout en marchant, je me
-demandais si la trigonométrie ne pouvait pas m'aider à savoir si je me
-dirigeais en droite ligne sur le réverbère au-dessus de la porte. À
-partir de ce jour, c'est-à-dire environ trois semaines après mon
-installation au collège, on fut obligé de reconnaître que, si
-empoté, si poule mouillée que je fusse, je savais à l'occasion me
-faire respecter aussi bien qu'un autre, et, le trimestre suivant, quand
-ce fut à mon tour de rendre la politesse, on admit que j'offrais
-d'excellent vin, bien qu'il ne portât aucune étiquette révélatrice,
-et que je regardais sans mauvaise humeur apparente mes camarades lancer
-par la fenêtre aux enfants du concierge les fruits que j'avais fait
-venir de Londres à grands frais; ce qui était bien mieux encore, que
-j'acceptais la plaisanterie sans me fâcher, quoique je ne pusse pas
-moi-même plaisanter, et que je m'intéressais à la conversation même
-quand je n'en comprenais pas le premier mot, au point qu'un jour Bob
-Grimston me fit l'honneur de m'emmener à la taverne au delà de
-Magdalen Bridge: il voulait obtenir du landlord quelques renseignements
-sur les chevaux engagés dans le Derby, chose fort délicate à laquelle
-on n'arrivait qu'en usant de diplomatie, en s'asseyant sur le bout de la
-table de la cuisine et en causant d'un air détaché.
-
-Quelques-uns de mes camarades, parmi les plus sérieux, s'intéressaient
-à mes dessins; et deux d'entre eux--Scott Murray et lord
-Kildare--étaient aussi exacts que moi-même à l'office quotidien; nous
-avions sur la vie du collège et ses résultats des idées communes.
-Cette seconde année passa agréablement et mes parents purent
-s'imaginer que je prenais position à l'Université. Je fus reçu, sans
-opposition, du Cercle de Christ Church qui tenait ses réunions au coin
-d'Oriel Lane, en face du «beau portail» de l'église St-Mary. Les
-registres de la Société portaient les noms de la plupart des hommes du
-monde les plus distingués qui avaient passé par Christ Church dans les
-dix ou douze années précédentes.
-
-Dans ce milieu luxueux et honorable aux yeux du monde, mon esprit, qui
-avait recouvré sa tranquillité et son ressort, acquérait
-insensiblement chaque jour un tant soit peu de sens pratique, et je
-crois vraiment que pendant cette année j'ai plus et mieux travaillé
-que je ne le pensais alors. Il me semble aujourd'hui j'ai connu
-Thucydide, comme j'ai connu Homère (celui de Pope), dès que j'ai su
-lire. En tous les cas le fait qu'un garçon, qui savait si peu de grec
-à dix-sept sût son Thucydide sur le bout du doigt à dix-huit,
-implique un effort sérieux. L'honnêteté admirable du soldat grec, sa
-haute éducation, la profondeur de ses vues politiques, le mépris qu'il
-avait de la forme--car il ne cherchait qu'à dire avec force ce qu'il
-avait à dire--tout m'intéressait puissamment en lui comme écrivain;
-en même temps son sujet, la plus grande tragédie qui se soit jouée
-dans le monde, le suicide de la Grèce, éveillait en moi une sympathie
-qui développait en même temps mon cœur et mon intelligence.
-
-J'ouvre et je pose à côté de moi, pendant que j'écris le troisième
-volume si soigneusement conservé sur lequel j'ai tant peiné. Je
-retrouve, entre ses pages mes notes d'une fine écriture serrée; et je
-lis avec une surprise pleine de reconnaissance la dernière phrase de la
-préface d'Arnold datée de Fox How, Ambleside, janvier 1835:
-
-«Les plus folles extravagances du néfaste athéisme des temps modernes
-n'iront jamais plus loin que les sophistes de la Grèce ne sont allés.
-Tout ce que l'audace peut oser et inventer pour changer le sens des mots
-«le bien» et «le mal», on l'a essayé au temps de Platon; mais
-grâce à son éloquence, à sa sagesse, à sa foi inébranlable, ils
-ont été confondus.»
-
-[Note 36: En français dans le texte.]
-
-[Note 37: Château du duc de Marlborough. (Note du traducteur.)]
-
-[Note 38: J'essaie autant que possible de ne pas abuser des notes, mais
-je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas Anglais
-que «Tom» est le nom de la grosse cloche d'Oxford, celle de la tour de
-l'ouest de Christ Church.]
-
-[Note 39: Le premier examen du baccalauréat «little go» ou «smalls»
-terme usité à Cambridge et à Oxford. (Note du traducteur.)]
-
-[Note 40: Cours ou quadrangles du grand collège de Christ Church. (Note
-du traducteur).]
-
-[Note 41: Plus tard, doyen de Westminster, célèbre surtout comme
-géologue. (Note du traducteur.)]
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-LA CHAPELLE DE ROSLYN
-
-
-Il me faut revenir, avant de clore le récit fort décousu de ces vingt
-premières années, sur deux ou trois épisodes perdus au milieu de
-cette année 1836, car ils eurent de l'influence sur la suite de mes
-travaux.
-
-Il m'est impossible de retrouver à quelle date mon père fit
-l'acquisition de son premier Copley Fielding: _Between King's House and
-Inveroran, Argyllshire_. Nous le payâmes un prix extrêmement élevé
-pour _nous_, douze cents francs; le jour où on nous l'apporta il y eut
-fête à la maison, et, encore bien des jours après, nous passâmes des
-heures à l'admirer en nous figurant que collines, pluie, tout cela
-était vrai.
-
-Mon père et moi nous nous entendions à merveille sur Copley Fielding
-et vraiment je regrette souvent de n'avoir pas vécu dans quelque coin
-perdu du monde sans avoir jamais vu d'autre peinture que celle de Prout
-et la sienne. Nous n'eûmes plus qu'une idée, après avoir acheté
-notre Fielding, faire sa connaissance; et combien cette amitié nous fut
-précieuse, car c'était le plus modeste des présidents, le plus naïf
-des peintres, sans ombre de romantisme avec seulement un amour
-passionné pour le soleil du Bon Dieu et pour les collines natales.
-Tandis que Stanfield Harding et Roberts voyageaient en Italie, en
-Sicile, en Styrie, en Bohême, en Illyrie, dans les Alpes, les
-Pyrénées, la Sierra Morena, Fielding n'allait même pas jusqu'à
-Calais; chaque année, il retournait à Saddleback et à Ben Venue, et
-souvent même Sandgate et les dunes de Sussex lui suffisaient.
-
-Les dessins que j'exécutai en 1835 étaient réellement intéressants,
-même pour des artistes; ils indiquaient des dispositions suffisantes
-pour que mon père ait jugé utile de me faire passer de l'enseignement
-de Mr Runciman à quelque chose de tout à fait supérieur. Tout membre
-de la Société des aquarellistes faisait payer ses leçons une guinée;
-il est vrai qu'en six leçons, on arrivait, disait-on, à un bon talent
-d'aquarelliste amateur. Notre choix, comme professeur, était fait
-d'avance, et je ne saurais dire qui de moi ou de mon père a le plus
-joui de ces six heures passées dans l'atelier de Fielding. L'admiration
-de mon père touchait l'artiste, qui trouvait le plus grand plaisir à
-causer avec lui pendant que je prenais ma leçon, et cependant mon
-père, timide et réservé, n'était réellement lui-même que la plume
-à la main. J'ai eu le bonheur de retrouver une lettre de 1830 qui
-montre bien quelle valeur Northcote attachait à l'opinion de mon père.
-C'était à propos d'un ouvrage de critique demeuré classique, le
-meilleur qu'on ait fait jusqu'ici basé sur les principes de l'école de
-Reynolds:
-
-«Cher Monsieur, j'ai reçu votre lettre si aimable et si encourageante,
-mais j'ai été désolé d'apprendre que vous aviez été malade;
-j'espère que vous êtes tout à fait rétabli. Les éloges que vous
-voulez bien faire de moi et du volume de «Conversations» me font plus
-de plaisir que vous ne pouvez imaginer; d'autant que le livre a paru
-sans mon autorisation, et sous sa première forme, dans les Revues, sans
-même que j'en eusse connaissance. J'ai fait tout ce qui était en mon
-pouvoir pour en arrêter la publication parce qu'il s'y trouve quelques
-jugements très sévères sur des personnes, que je n'aurais pas voulu
-voir imprimés; de plus, Hazlitt, qui est un homme de beaucoup de
-talent, a la dent fort dure et il a souvent exagéré ce que je lui
-avais dit en confidence. Quoi qu'il en soit, je bénis Dieu que ce
-livre, qui a été pour moi l'occasion de tant de trouble, ait
-l'approbation d'un esprit comme le vôtre. Cette approbation est un
-grand réconfort; elle me met l'âme en repos.
-
-«Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mrs Ruskin qui, je
-l'espère, est en bonne santé. Mes bons souvenirs à votre fils.
-
-«Toujours, cher Monsieur, votre ami très reconnaissant[42] et très
-humble serviteur.
-
-«JAMES NORTHCOTE.»
-
-Argyll-House, 13 octobre 1830.
-À John J. Ruskin, Esq.
-
-
-Les six leçons s'allongèrent, en devinrent huit ou neuf, pendant
-lesquelles Copley Fielding m'apprit à superposer des lavis de teintes
-diverses, à confectionner ainsi des ciels avec du cobalt, de la garance
-et de l'ocre jaune, à faire les sommets de montagnes au moyen de
-touches brisées, inégales; à représenter un lac aux eaux calmes par
-de larges bandes d'ombre séparées à des intervalles de trois ou
-quatre millimètres par des lignes lumineuses; à faire les nuages noirs
-et la pluie à l'aide de douze ou vingt lavis successifs, et, avec un
-pinceau sec, à saupoudrer de terre de Sienne brûlée les feuillages et
-les premiers plans. À l'aide de ces principes, je réussis à copier
-une aquarelle de 12 x 9 de Ben Venue et des Trosachs, avec des vaches
-brunes sur les bords du Loch Achray, que Fielding fit devant moi.
-J'étais si content de mon aquarelle que je l'accrochai au-dessus de la
-cheminée de ma chambre; je m'endormais le soir en la contemplant, et,
-le matin, c'était la première chose que je voyais au réveil. Plaisir
-fait d'amour-propre satisfait sans doute, mais aussi du sentiment que
-j'avais acquis quelque chose de nouveau. Je me sentais comme exalté,
-soulevé par un air plus léger et en même temps plus fort. Hélas!
-cette première conquête ne fut pas suivie de beaucoup d'autres. Je
-m'étais attendu à des progrès constants et réguliers, il n'en fut
-rien. Mes pauvres lavis, quelque soin que j'y misse, n'arrivaient jamais
-au fondu de Fielding, et mes saupoudrages de terre brûlée, toujours
-les mêmes, donnaient de la monotonie. Ce qui me découragea surtout,
-c'était l'impossibilité d'utiliser les procédés de Fielding pour les
-Alpes. Mes touches brisées, inégales, ne représentaient pas mieux des
-aiguilles que mes ombres régulières les eaux du lac de Genève.
-J'abandonnai l'aquarelle avec l'idée, que je ne formulais pas, que je
-n'étais pas doué pour cet art--la vérité, c'est que la composition
-en couleur n'était pas dans mes cordes--et je me remis au dessin, au
-pur dessin, avec courage.
-
-À cette époque, je n'avais pas encore vu une aquarelle de Turner.
-Était-ce lourdeur d'esprit ou prudence, je continuais en toute
-tranquillité à copier les reproductions dans le volume de Rogers sans
-m'inquiéter même de savoir où étaient les originaux. Ils étaient
-enfouis au fond d'un vieux tiroir dans Queen Anne Street, aussi
-inaccessible pour moi que le fond de la mer; si je les avais vus,
-peut-être cela n'eût-il servi qu'à me gâter le plaisir que me
-donnaient les gravures. Mon indifférence à cet égard eut du bon, et
-plus je songe à mon manque de curiosité, dont ce n'est là qu'un
-exemple, plus j'éprouve de reconnaissance et même de respect pour
-cette habitude, que j'ai conservée toute ma vie, de travailler avec
-résignation à ce que j'ai sous la main, tant que je peux le faire, et
-à regarder ce que j'ai sous les yeux tant que je peux le voir. D'autre
-part, pour les grands Turner, la pensée de les imiter ne me venait
-même pas et l'effet qu'ils ont produit sur moi avant 1836 est fort
-mêlé; plusieurs, comme _Quillebœuf_ ou _Les chargeurs de charbon_,
-étaient peu agréables de couleur; et la _Fontaine de l'Indolence_ ou
-la _Branche d'or_ m'apparaissaient sans doute quelque peu fantastiques
-à côté du naturalisme de Landseer, de l'émotion humaine, et de
-l'intelligibilité de Wilkie.
-
-Mais en 1836, Turner exposa trois tableaux dans sa dernière manière et
-où son originalité se traduisait avec tout l'art dont il était
-capable; c'était _Juliette avec sa nourrice, Rome vue du Mont Aventin_,
-et _Mercure et Argus_. La fantaisie qui lui avait fait choisir comme
-cadre à sa _Juliette_ Venise au lieu de Vérone, les fantasmagories de
-l'éclairage, les feux d'artifice au travers desquels on reconnaissait
-à peine Venise, furent l'occasion d'un article qui parut dans le
-_Blackwood's Magazine_ et où le critique, avec beaucoup de force mais
-sans aucun ménagement et encore moins de politesse, exprimait les
-sentiments que suggéraient aux élèves de sir George Beaumont ces vues
-de nature qui n'avaient rien d'orthodoxe.
-
-Cet article souleva en moi une «sainte colère», qui ne s'est jamais
-calmée d'ailleurs, et comme j'étais déjà plein de confiance dans mes
-talents d'écrivain, que je sentais et pouvais expliquer le charme de
-l'œuvre de Turner, j'écrivis une réponse au _Blackwood_ dont je
-serais curieux aujourd'hui de retrouver quelques fragments. Mon père
-jugea convenable de demander à Turner la permission de publier cette
-réponse. Je la recopiai donc de ma plus belle écriture, et l'envoyai
-au Maître qui, à cette occasion, m'écrivit la lettre suivante:
-
-
-47, Queen Ann (_sic_) Street West.
-6 octobre 1836.
-
-«Mon cher monsieur, laissez-moi vous remercier de votre zèle, de votre
-amabilité et de la peine que vous avez prise au sujet des critiques que
-le _Blackwood's Magazine_ d'octobre a faites de mes tableaux; je ne
-m'agite pas pour si peu; ces choses-là sont sans importance; répondre
-ne sert qu'à aggraver le mal. On a peur que mes idées ne fassent
-tourner la pâte et que toute la provision de farine ne soit gâtée.
-
-«P. S.--Si vous désirez que je vous renvoie le manuscrit, soyez assez
-aimable pour me le faire savoir. Sinon, et avec votre permission, je
-l'enverrai au possesseur du tableau de _Juliette_.»
-
-
-La signature manque au bas de la lettre; je l'ai coupée, sans doute
-pour le plus grand bonheur d'un amateur d'autographes. Quelques années
-plus tard, les lettres de Turner à mon père se terminaient par cette
-formule toujours la même: «Bien sincèrement vôtre», celles qu'il
-m'adressait, simplement par «Sincèrement vôtre».
-
-Le «possesseur du tableau» était Mr Munro de Novar, qui ne m'a jamais
-parlé de la façon dont le premier chapitre de _Modern Pointers_ était
-tombé entre ses mains, et, de mon côté, je n'ai pas attaché assez
-d'importance à la chose pour lui en parler. Je continuai de travailler
-d'après les gravures de Turner pendant un ou deux ans, tout en mettant
-à profit les procédés de Copley Fielding, chaque fois qu'en voyage,
-pendant les vacances, je faisais une étude en couleur. Nous fîmes
-trois voyages, trois étés de suite, sans traverser la Manche. En 1837,
-le Yorkshire et les lacs; en 1838, l'Écosse; en 1839, les Cornouailles.
-
-C'est pendant le voyage de 1837, j'avais dix-huit ans, que j'éprouvai
-pour la dernière fois l'amour pur et enfantin de la nature, où
-Wordsworth, bien légèrement, voit une preuve de l'immortalité. Nous
-passâmes par la North Road, comme nous en avions l'habitude; le
-quatrième jour, nous arrivions à Catterick Bridge, où le joli
-ruisseau clair, qui court sur un lit de cailloux à travers une vallée
-entourée de collines, fait pressentir les landes et les ravins de la
-partie montagneuse du Yorkshire. Au bord du petit ruisseau, je ressentis
-cette émotion comme je ne l'ai plus retrouvée depuis; émotion qui
-n'est possible que dans la jeunesse, car tout souci, tout regret, la
-conscience du mal la détruit: elle veut une sensibilité intacte et
-l'espérance dans l'avenir; non que je croie la jeunesse incapable de
-sentir ce qu'il y a de meilleur dans cet amour, à l'heure de la maladie
-et dans l'attente de la mort, mais seulement si la mort lui semble un
-don de Dieu.
-
-Ces émotions, quant à moi, je ne les ai jamais éprouvées que dans
-des lieux sauvages, j'entends par là des endroits où la main de
-l'homme n'était pas intervenue, et en particulier au bord des rivières
-ou dans le voisinage de la mer. Le sentiment de la liberté, de la
-grandeur, de la puissance non profanée de la nature y était un
-élément essentiel. Je jouissais d'une pelouse, d'un jardin, d'une
-prairie émaillée de pâquerettes, d'un étang paisible, comme en
-jouissent les autres enfants; mais sur les rives de la Wandel, sur les
-dunes de Sandgate ou au bord d'un ruisseau dans un ravin du Yorkshire,
-je ne me sentais pas semblable aux autres enfants; mais comment exprimer
-cette émotion, même lorsqu'on l'a le plus fortement éprouvée?
-L'expression de Wordsworth: «j'en étais hanté comme par une
-passion», ne la traduit qu'imparfaitement: ce n'est pas comme une
-passion, qu'il faudrait dire, car _c'est_ une passion; et la question,
-question délicate, est précisément de savoir en quoi elle _diffère_
-des autres passions; quel est le sentiment humain, humain au plus haut
-degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la pierre, un
-nuage pour l'amour du nuage? Le singe aime le singe pour l'amour du
-singe, il aime une noisette pour l'amande qu'elle renferme, mais il
-n'aime pas une pierre pour une pierre. Les pierres étaient pour moi du
-pain sans que le Démon y fût pour rien.
-
-J'étais très différent, qu'on me permette de le redire encore une
-fois, des autres enfants, même de ceux qui me ressemblaient le plus,
-pas tant par la nature du sentiment que parle mélange et la diversité
-de ses éléments. Ma petite cruche d'argile débordait à la fois, si
-je puis dire, de la vénération de Wordsworth, de la sensibilité de
-Shelley, et de la précision de Turner. Je voyais comme Wordsworth dans
-un perce-neige une partie du Sermon sur la Montagne; mais je n'aurais
-jamais adressé de sonnets à la chélidoine, parce qu'elle est d'un
-jaune criard et de forme imparfaite. Comme Shelley, j'aimais le ciel
-bleu et les yeux bleus, mais je n'ai jamais un instant confondu les
-cieux avec ma pauvre petite âme. La vénération et la passion
-gardaient leurs places respectives, grâce à l'élément constructif,
-à la Turner, qu'il y avait en moi. Je ne m'épuisais pas à souhaiter
-qu'une pâquerette pût se réjouir de la beauté de son ombre. Je
-m'appliquais tout bonnement à dessiner exactement cette ombre.
-
-Mais les lois qui régissaient ma nature étaient si fermes, si
-chimiquement inaltérables, qu'à l'heure actuelle, 1886, jetant un coup
-d'œil en arrière, sur les rives de ce cours d'eau, vers ce ruisseau de
-1837 où je vois se dérouler toute ma jeunesse, je ne me trouve
-_changé_ en rien. Quelques parties de moi-même sont mortes, mais
-d'autres, plus nombreuses, se sont fortifiées. J'ai appris certaines
-choses, j'en ai oublié beaucoup; au total, je ne suis que le même
-adolescent, déçu et rhumatisant.
-
-Pour mieux faire comprendre cette opiniâtreté de ma nature qui n'a
-rien du durcissement du bois par les années, mais tient plutôt du
-tissu de la moelle, que l'on me permette d'insister encore un instant
-sur l'étrange plaisir que je ressentis en 1837 à revoir les lieux où,
-écolier, j'avais erré. Il n'est pas d'enfant qui ait ressenti une
-impression plus vive à la vue de l'Italie et des Alpes; il n'est pas
-d'enfant, pas d'homme qui fit mieux la différence entre une chaumière
-du Cumberland et un palais vénitien, entre un ruisseau du Cumberland et
-le Rhône: c'est ce dont on trouve une expression, l'année suivante,
-dans ma première tentative littéraire qui donnât des espérances.
-
-Si grand, toutefois, qu'ait été mon enthousiasme, si délirantes les
-joies éprouvées sur le continent, rien ne peut se comparer au bonheur
-que j'eus à me retrouver sur les bords d'un ruisseau du Yorkshire.
-C'était pour moi retrouver le ciel. Nous poussâmes jusqu'au Cumberland
-que nous connaissions déjà si bien, mon père me faisant faire
-l'ascension du Scawfell et de l'Helvellyn avec un guide expérimenté de
-Keswick, Mr Wright, qui se connaissait en minéralogie; et notre été
-se passa paisiblement et non sans profit.
-
-Un petit incident, que je situe vers le commencement de 1838, prouve que
-j'avais recouvré ma tranquillité d'âme et mon bon sens, et que l'on
-aurait pu me décider alors sans trop de peine à me fixer dans une vie
-simple et saine, mais il aurait fallu pour cela que mes parents sussent
-profiter de la chance qui se présentait.
-
-J'ai oublié de dire, lorsque j'ai parlé de nos amis Mr et Mrs Richard
-Gray, que, dans mon enfance, ma mère avait aussi une autre amie, qui
-habitait en haut de Camberwell Grove. Elle s'appelait Mrs Withers.
-C'était une excellente femme, très pieuse, qui aidait ma mère dans
-ses charités. Mr Withers, gros négociant en charbons, fit plus tard de
-mauvaises affaires. L'un et l'autre ne m'ont laissé qu'un souvenir
-effacé. Mrs Withers, qui avait été très mêlée à la vie de ma
-mère, avait disparu de notre horizon avant que je ne d'âge à
-conserver fusse d'elle une impression nette.
-
-Au printemps de cette année 1838, Mr Withers, devenu veuf, qui vivait
-retiré à la campagne, était venu à Londres pour affaires; il avait
-amené sa fille unique afin de la présenter à ma mère; et ma
-mère--comment expliquer un fait si contraire à ses habitudes?--l'avait
-invitée à passer quelques jours avec nous pendant que son père
-faisait une tournée d'affaires.
-
-Charlotte Withers avait seize ans, elle était mignonne, un peu frêle,
-délicate, impressionnable et blonde, avec un teint charmant malgré des
-taches de rousseur, et une grâce naturelle qui rappelait celle d'une
-fleur des prés; intelligente, affectueuse, l'âme tout à fait droite,
-et d'une piété qui n'avait rien d'agressif. En somme, une petite
-créature douce, un peu ordinaire, pas jolie, mais agréable à regarder
-lorsque ses yeux se posaient sur les vôtres et qu'elle n'était pas
-distraite.
-
-En moins d'une semaine, nous étions devenus très bons amis. Nous
-causions musique, peinture; j'écrivis pour son édification un essai de
-neuf pages, grand format, sur beau papier, où j'exposais triomphalement
-mes idées sans rien laisser subsister des siennes. C'était ma manière
-ordinaire de faire ma cour aux femmes. Charlotte Withers fut très
-flattée du grand honneur que je lui faisais, et elle emporta mon essai
-comme un bon élève le prix qu'on vient de lui décerner. Comme je le
-disais plus haut, si mon père et ma mère avaient voulu qu'elle
-prolongeât son séjour d'un mois, nous serions certainement tombés
-amoureux l'un de l'autre, très doucement, en toute sérénité; il ne
-dépendait que d'eux de me faire épouser cette gentille petite femme,
-et de m'installer, étant donné mon goût pour la géologie, dans le
-commerce du charbon, je n'aurais opposé aucune résistance. Mais je ne
-crois pas que l'idée leur en soit seulement venue. Charlotte n'était
-pas la femme qu'ils rêvaient pour moi. Si bien que Charlotte nous
-quitta à la fin de la semaine au retour de son père. Je l'accompagnai
-jusqu'à Cumberland Green, nous nous séparâmes avec quelque tristesse
-de part et d'autre au coin de la New Road, et cette possibilité d'un
-bonheur paisible s'évanouit pour toujours. Peu après, son père
-«négocia» pour elle un mariage avec un gros commerçant de Newcastle.
-Elle se soumit, en fille obéissante qu'elle était. Traitée par son
-mari à peu près comme un de ses sacs de charbon, elle mourut au bout
-d'un ou deux ans de mariage.
-
-Ce petit incident me prouva, et j'en fus humilié, que ma mère avait eu
-raison lorsque, à ma grande indignation, elle m'avait assuré qu'Adèle
-n'était pas la seule jeune fille qu'il y eût au monde; et les joies
-que me donna le voyage que nous fîmes cette année-là dans les
-Trosachs n'eurent pas les honneurs d'une description en vers byroniens;
-j'avais aussi renoncé à la tragédie, car, après avoir décrit une
-gondole, un bravo, la divine Bianca et le clair de lune sur le Grand
-Canal, j'avais trouvé que je n'avais plus grand'chose à dire.
-
-Le pays de Scott me prit tout entier. À quoi bon dire au lecteur
-d'aujourd'hui que les bords du Loch Katrine, à l'extrémité est du
-lac, étaient encore tels que Scott les a vus et décrits:
-
-
-Onward, amid the copse 'gan peep,
-A narrow inlet, still and deep[43]!
-
-
-Rien de plus vrai, de plus adorablement exact. Au bord du sentier (ce
-n'était qu'un sentier) qui serpentait à travers les Trosachs, sombre
-et silencieux, sous les myrtilles, rêvait un étang aux eaux limpides,
-aux rives sinueuses, un étang qui n'avait pas plus de cinq pieds de
-large à sa naissance et qui reflétait les herbes et les mousses
-entrelacées de ses bords sous une voûte de feuillage si touffue qu'à
-peine apercevait-on le bleu du ciel au travers.
-
-Ce petit bras du Loch Katrine est étrange par lui-même; je n'ai vu
-nulle part rien qui y ressemblât. C'est un méandre aux eaux profondes,
-sans ruisseau apparent qui vienne l'alimenter, phénomène qui n'est
-possible, j'imagine, qu'au milieu de ces amas de rochers bizarres des
-Trosachs. Cette beauté étrange, cette merveille naturelle, le plus
-beau des poèmes que l'Écosse ait chantés au bord de ses cours d'eau
-l'a immortalisée. Pourrait-on croire que tout ce que le XIXe siècle a
-su inventer pour honorer ce délicieux coin de montagne, cet héritage
-sacré, ç'a été de permettre à un bateau à vapeur de venir y
-fourrer son nez, de cacher ses myrtilles sous une plate-forme en
-planches et d'y faire courir au pas de charge des hordes de touristes?
-
-C'eût été un grand bienfait pour moi de faire l'ascension du Ben
-Venue et du Ben Ledi, le marteau à la main, comme Scawfell et
-Helvellyn. Mais j'étais absorbé alors par un travail littéraire,
-auquel la vue de Roslyn et de Melrose donnait encore plus d'intérêt.
-L'idée m'en était venue pendant l'été de 1837; elle était née,
-j'imagine, du contraste, qui m'avait vivement frappé, entre les
-habitations rustiques du Westmoreland et celles d'Italie. Toujours
-est-il que le numéro de novembre 1837 de l'_Architectural Magazine_ de
-Loudon débute par un article intitulé: «Introduction à la poésie de
-l'Architecture», ou «l'Architecture des Nations de l'Europe envisagée
-dans ses rapports avec l'aspect naturel du pays et le caractère
-national», par Kataphusin. Il m'était impossible de donner en moins de
-mots, et en mots plus significatifs, la définition de ce que je devais
-passer plus de la moitié de ma vie à expliquer. «Selon la nature»
-disait l'esprit dans lequel je devais traiter ce sujet aussi bien que
-tous les autres. Que j'aie cru devoir prendre un nom de plume me semble
-indiquer (comme aussi que je n'aie pas signé la première édition des
-_Modern Pointers_) une confiance dans mon jugement assez déplacée chez
-un garçon de dix-huit ans. Si mon père ou mon professeur m'avait dit
-alors: «Écris comme un jeune homme doit écrire, laisse au lecteur le
-soin de découvrir ce que tu sais, amène-le doucement à tes idées»,
-je n'aurais sans doute pas à rougir de mes premiers essais.
-M'eussent-ils dit plus sévèrement encore: «Tais-toi, attends le
-moment où tu n'auras plus besoin de t'excuser auprès de ton lecteur»,
-j'aurais été peut-être, plus tard, satisfait de mon œuvre. Tels
-qu'ils sont, en dépit de leur prétention, de leur peu de profondeur,
-ces essais de ma jeunesse vont assez droit au but; et ils se distinguent
-déjà de la littérature de l'époque par l'ingéniosité de la forme,
-qualité que le public a bien voulu me reconnaître dès le début.
-
-J'ai dit plus haut que c'était la lecture assidue de la Bible qui
-m'avait empêché de modeler mon style entièrement sur celui de
-Johnson. Dans une certaine mesure, c'est ce que j'ai fait; et dans ces
-premiers essais je m'y suis appliqué, en partie parce que je ne pouvais
-pas faire autrement, en partie de propos délibéré.
-
-Lors de nos voyages à l'étranger, comme il était important de ne pas
-augmenter inutilement le poids des bagages, mon père avait jugé que
-quatre petits volumes de Johnson--_the Idler et the Rambler_--sous des
-noms appropriés aux circonstances, contenaient autant de nourriture
-substantielle pour l'esprit qu'il était possible d'en trouver sous une
-forme aussi réduite. Par conséquent, quand j'avais une heure de
-liberté, ou quand il pleuvait, je lisais quelques pages dudit _Rambler_
-ou dudit _Idler_. Ces tournures de phrases qui revenaient ainsi sans
-cesse se gravèrent dans mon esprit; et il me fut impossible, pendant de
-longues années, de me débarrasser du rythme de la cadence
-johnsonienne, phrases comme des coups de sabre, propres à fendre le
-cimier d'un ennemi ou comme des coups de pilon, capables d'enfoncer les
-fondations d'un principe. Il ne m'est jamais venu à l'idée, fût-ce un
-instant, de comparer Johnson à Scott, Pope, Byron ou à aucun des
-grands écrivains vraiment grands que j'aimais, mais j'avais dès le
-premier moment--et je n'ai point changé à cet égard--toujours reconnu
-en lui un écrivain absolument sincère, appréciant les choses et les
-coutumes du monde à leur juste valeur. Je prisais sa phrase, non
-seulement en raison de sa symétrie, mais aussi parce qu'elle était
-juste et claire. C'est un goût qui n'est pas très commun; le public
-demande plus souvent à un auteur d'exposer ses propres idées en termes
-élégants, et on le trouve aussi disposé à applaudir une phrase de
-Macaulay, qui peut très bien ne rien dire du tout, qu'à faire fit d'une
-de celles de Johnson, si elle est hostile à leurs préventions, bien
-que la symétrie en fût celle de coups de tonnerre se répondant d'un
-horizon à l'autre.
-
-Ce fut un très grand bonheur pour moi, au cours de ces voyages sur le
-continent, dans la surexcitation que me causaient tant de choses
-nouvelles, que Johnson ait été le seul auteur que j'aie eu sous la
-main. Aucun écrivain ne pouvait mieux combattre les entraînements de
-mon tempérament à la fois métaphysique et sanguin. Il m'apprit à
-prendre la mesure de la vie et à me méfier de la fortune; et il
-m'empêcha par son bon sens solide comme le diamant de me laisser
-prendre aux toiles d'araignées de la métaphysique germanique, ou de
-m'embourber dans les marécages produits par son infiltration en
-Angleterre.
-
-Tout en écrivant ces lignes, j'ouvre le plus gros des volumes de cet
-_Idler_ auquel je dois tant, et après avoir feuilleté quelques pages,
-je tombe sur cette phrase que je copie, afin de montrer au lecteur ce
-que j'y ai appris, et, relisant ces mots aujourd'hui, j'y souscris à
-nouveau. «Que ceux qui aspirent à mériter les mêmes éloges que ces
-savants imitent leur assiduité, évitent leur excès de scrupule.
-N'oublions jamais que la vie est courte, que le savoir est un puits sans
-fond et qu'il est bien des doutes qui ne méritent pas d'être
-éclaircis. Laissons ceux que la nature et le travail ont qualifiés
-pour enseigner l'humanité nous dire ce qu'ils ont appris pendant qu'ils
-peuvent encore le faire sans se préoccuper de leur réputation.»
-
-Il m'est impossible aujourd'hui de savoir si mon sincère désir de
-vérité, et le sentiment ému de ce qui est immédiatement secourable
-aux malheureux qui périssent, m'auraient amené à cette conclusion, si
-Johnson n'avait pas été là pour me guider. Ce qui est certain, c'est
-qu'il m'a mis dans la bonne voie dès le commencement, et quelque temps
-que j'aie perdu en vains plaisirs ou en efforts stériles, il m'a sauvé
-à jamais des idées fausses et des spéculations creuses.
-
-Je ne sais pourquoi, car Mr Loudon n'était certainement pas fatigué de
-ma collaboration, les articles de Kataphusin cessèrent brusquement de
-paraître, comme si je n'avais plus rien à dire sur les formes
-supérieures de l'architecture civile et religieuse, sans un mot
-d'excuse ni d'explication. Il est pourtant fait allusion à une suite,
-dans une phrase fort lourde de l'article sur la chaumière du
-Westmoreland; il y est dit «que l'on verra, lorsque nous abandonnerons
-l'humble vallée pour le ravin profond, et la colline verdoyante pour le
-gouffre hérissé de rochers, que si les architectes du continent ne
-savent pas orner d'humbles toits les pâturages, ils savent couronner la
-cime des rochers d'éternels créneaux».
-
-Ces belles promesses n'aboutirent à rien... un chapitre «sur les
-cheminées» illustré, à ce que je vois ce matin avec surprise, par un
-assez bon dessin du bâtiment sur lequel donne la fenêtre de mon
-cabinet de travail, Coniston Hall.
-
-Au total, ces articles, écrits dans le courant de l'année 1838
-marquent un progrès constant, des idées nettes sur des sujets
-particuliers, en dépit de l'engourdissement de chrysalide où j'étais.
-
-En quittant les Trosachs, nous nous rendîmes à Édimbourg: et c'est
-quelque part sur la route, aux environs de Linlithgow, que mon père,
-lisant son courrier du matin, nous annonça avec le plus grand calme, à
-ma mère et à moi, que Mr Domecq ramenait ses quatre filles en
-Angleterre, dans l'intention de les mettre en pension à New Hall, près
-de Chelmsford, pour achever leur éducation.
-
-Le reste du voyage ne m'a laissé aucun souvenir; j'ai aussi oublié
-tout ce qui a suivi, excepté notre course en voiture à Chelmsford.
-Pourquoi ma mère avait-elle jugé bon, de se faire accompagner par moi,
-dans cette visite au couvent? J'imagine que ce fut par bonté qu'elle
-m'emmena, ayant trouvé que ce serait bien cruel de me laisser à la
-maison. Les jeunes filles nous reçurent au parloir, et furent
-autorisées à venir passer leurs jours de congé à Herne Hill. Ainsi
-s'ouvrit une seconde période de cette partie de ma vie, qui n'est pas
-«digne de mémoire» mais seulement du «Guarda e Passa».
-
-Il y avait pour moi quelque adoucissement, pendant mes études de
-l'automne, à me dire qu'Elle était en Angleterre, là, tout près, que
-je pouvais, de la fenêtre de mon cabinet de travail, apercevoir le
-lambeau de ciel qui flottait au-dessus de Chelmsford; il ne me
-déplaisait pas non plus qu'elle fût au couvent, que personne ne pût
-la voir, ni lui parler, excepté les religieuses. Cette vie monotone,
-qui lui serait sans doute pénible, lui ferait trouver de l'agrément à
-celle de Herne Hill, et j'espérais la trouver plus humaine.
-
-Je me demande ce qui serait advenu de moi si l'amour, au lieu de m'être
-contraire, m'eût été propice, si j'avais connu les joies d'une
-tendresse partagée, et la force incalculable que donne la sympathie.
-
-Mais ce sont sans doute délices défendues à ce bas monde. Les hommes
-capables de haute passion imaginative sont sans cesse ballottés sur une
-houle de feu, ceux qui ne connaissent pas ces tempêtes sont d'une toute
-autre école. Le second employé de mon père, Mr Ritchie, écrivait
-sans ménagement à son pauvre collègue Henry, qui avait renoncé au
-mariage par dévouement pour sa mère et pour ses sœurs: «Si vous
-voulez connaître le bonheur, mariez-vous, ayez une douzaine d'enfants
-et venez habiter Margate.» Il est vrai que Mr Ritchie ne fut jamais
-qu'un monsieur bedonnant et important, avec des yeux en boule de loto,
-un affilié de la religion Irvingite.
-
-Je ne nie pas que les mariages d'inclination du type squire-anglais ne
-soient heureux; cependant, je constate que les squires anglais
-sacrifient une grande partie de leur vie, si heureuse, aux renards[44].
-
-Il va sans dire que lorsque Adèle et ses sœurs vinrent passer à la
-maison les quatre ou cinq semaines des vacances de Noël, les idées les
-plus folles, les sentiments les plus passionnés que j'avais domptés ou
-oubliés revinrent avec un redoublement de violence.
-
-Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Adèle eût été une jeune
-fille d'une beauté et d'une amabilité parfaites et si elle eût eu le
-moindre goût pour moi. Mais, bien qu'elle eût été d'une beauté
-exquise à quinze ans, Adèle à dix-huit ans n'était pas plus jolie
-que ne le sont en général les Françaises de cet âge; elle était
-d'un caractère ferme et impétueux, avec de grands principes, mais,
-comme on a déjà pu s'en douter, pas du tout aimable; et bien qu'elle
-m'eût épousé si son père l'eût désiré, en attendant, elle était
-toujours enchantée de se débarrasser de moi. Mais mon amour était
-d'essence trop haute, trop exalté pour changer: je ne l'en aimais pas
-moins, parce qu'elle était moins jolie, et que je le voyais clairement;
-car à aucun moment je n'ai été aveuglé par l'amour. Rien ne pouvait
-entamer mon sens critique.
-
-Et les jours succédaient aux jours, tissés de folie, d'absurdités, de
-chagrins, d'erreurs, de tendresses perdues, d'inutiles demi-vertus;
-souvenirs sur lesquels je ne veux pas m'appesantir, que je voudrais
-écarter à coups de balai de ce que je puis me rappeler de meilleur
-pendant cette période de ma vie, avec l'espoir que le tas, aussi petit
-que possible, le tas de cendres finisse par être enlevé tout à fait
-par le chiffonnier Oubli.
-
-J'ajouterai ici une réflexion d'ordre général sur l'attitude des
-enfants vis-à-vis de leurs parents, et je dirai que l'obéissance
-extérieure, si complète qu'elle paraisse, peut n'être pas de
-l'obéissance, car l'obéissance doit être joyeuse et totale; le
-_désir_ de désobéir est déjà de la désobéissance. À cette
-époque, bien que je fisse réellement quantité de choses qui me
-coûtaient pour plaire à mes parents, je ne saurais en tirer la moindre
-consolation, tant mon obéissance était mêlée de mauvaise humeur, et
-tant cette maussaderie gâtait les maigres sacrifices que je pouvais
-faire.
-
-Mais avant d'abandonner cette phase romanesque de mon existence, que
-l'on me permette d'écrire l'épitaphe de l'un de ses plus doux
-fantômes. Ceux qui ont connu le fantôme m'en seront reconnaissants.
-J'ai déjà dit que le rez-de-chaussée de la maison de Billiter Street
-était occupé par MM. Wardell et Cie. Le chef de la maison était un
-homme déjà âgé, mais très distingué et extrêmement intelligent;
-il portait de longs cheveux bouclés, il avait les yeux brillants, l'air
-gracieux et aimable; je ne sais s'il était toujours d'une sagesse
-parfaite, mais il était toujours très content de lui-même, et
-parfaitement heureux, ayant le bonheur d'avoir une femme intelligente et
-une fille unique, aussi bonne que charmante.--Pas toujours sage, ai-je
-dit; ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme d'affaires consommé,
-plus âgé et, je suppose, déjà infiniment plus riche que mon père.
-Il habitait une belle maison dans Hampstead et n'épargnait rien pour
-l'éducation de sa fille.
-
-Ce doit être vers 1839, ou 1838, que mon père, confiant à Mr Wardell
-tous les soucis que je lui donnais au sujet d'Adèle, celui-ci lui
-proposa, pour faire diversion, de m'inviter à passer quelques jours
-chez lui. Mon père n'avait pas encore renoncé à me faire épouser une
-lady Clara Vere de Vere, mais miss Wardell était délicieuse; et
-c'était l'héritière d'une fortune égale, sinon supérieure à celle
-à laquelle je pouvais prétendre plus tard. Les deux pères tombèrent
-d'accord; rien ne pouvait être plus raisonnable, plus désirable qu'un
-tel arrangement. Je fus donc expédie à Hampstead; je devais y passer
-l'après-midi et y rester à dîner.
-
-Pour un garçon pas tout à fait niais, c'eût été l'occasion de
-passer une après-midi délicieuse. Miss Wardell avait entendu parler de
-moi par son père, elle savait que j'étais un jeune homme de conduite
-exemplaire, que j'avais déjà quelque réputation littéraire, que
-j'étais l'auteur de la _Poésie de l'Architecture_, lauréat du
-Newdigate, un premier prix en herbe de mon Université. Élevée comme
-moi, dans la retraite, par des parents qui l'adoraient, elle n'avait
-guère quitté la jolie villa des environs de Londres, le jardin fleuri
-où elle sautait à la corde et cueillait des fleurs. La principale
-différence entre nous, c'est que dès son plus jeune âge, miss Wardell
-avait eu les meilleurs maîtres, et qu'elle était alors une délicieuse
-enfant de dix-sept ans, pleine de talents, de grâce et d'intelligence;
-un peu délicate peut-être, mais d'une délicatesse qui ajoutait à sa
-beauté l'intérêt qu'inspire tout ce qui est fragile. À cette
-époque, elle était aussi bien portante que peut l'être une enfant qui
-grandit vite; elle était brune, fine et svelte, avec les cheveux noirs
-de son père, qui jouaient en boucles folles autour d'un joli visage
-doux et un peu pensif qu'éclairaient deux yeux d'un bleu gris.
-
-Je ne me rappelle rien de cette après-midi d'Hampstead, si ce n'est
-qu'il faisait beau et que nous nous promenâmes dans le jardin. Maman
-s'était fait un devoir de politesse de m'accompagner, cette visite
-étant la première que je faisais aux Wardell; combien il eût été
-plus sage de nous laisser nous tirer d'affaire à nous deux! La jolie
-petite créature m'inspirait une admiration profonde, et j'étais prêt
-à faire et à dire tout ce qu'on aurait voulu pour lui plaire, pour lui
-plaire au sens littéral: c'est toujours mon désir, vis-à-vis des
-jeunes filles, en dépit de mes maladresses. Très sincèrement, ma
-première pensée est toujours de me demander en quoi je pourrais leur
-être utile, comment je pourrais les rendre heureuses et si elles
-pouvaient se servir de moi comme d'une planche pour traverser un
-ruisseau, ou comme d'un poteau pour accrocher une balançoire, si je
-pouvais leur rendre quelque service analogue ne m'obligeant pas à
-parler, je serais parfaitement heureux auprès d'elles et ne demanderais
-qu'à rester éternellement à leur service. Ce dévouement très
-sincère, l'intense jouissance que me donnent la beauté ou la grâce,
-et une sympathie qu'augmente encore la confiance que j'ai dans la
-rectitude du jugement féminin, tout cela fait que j'ai le plus souvent
-pas mal d'influence sur les jeunes filles, bien que je ne me sois que
-très rarement senti à l'aise auprès d'elles. Aussi ai-je le
-sentiment, pendant cette longue après-midi d'Hampstead, d'avoir plutôt
-ennuyé la pauvre petite. De plus, bien que j'admirasse miss Wardell, ce
-n'était pas mon type de beauté. J'aime les visages ovales, les cheveux
-d'un blond translucide et plutôt plats; en tout cas à peine ondulés
-et tombant en longues nattes; j'aime une démarche élastique, un pas
-ferme. La grâce brune, un peu languissante, de miss Wardell
-m'impressionnait moins qu'elle ne m'intimidait. Je craignais quelle ne
-me trouvât ennuyeux. Je crois pourtant qu'au total, je ne m'en étais
-pas trop mal tiré, car elle consentit peu après à venir à Herne Hill
-pour voir nos tableaux, et je me souviens de son air un peu effarouché,
-mais satisfait tout de même, lorsque je m'agenouillai devant elle pour
-soutenir un livre ou un dessin qu'elle regardait.
-
-Après cette seconde entrevue, mon père et ma mère m'ayant demandé
-sérieusement ce que j'en pensais, je leur expliquai que, tout en
-reconnaissant ses mérites, sa beauté, sa grâce, ce n'était pas mon
-type. Les négociations en restèrent là pour le moment, et elles ne
-furent jamais reprises. À Hampstead, on continuait à accabler la
-délicate petite créature sous les leçons de l'allemand le plus
-transcendant, du «French of Paris»; elle pâlissait sur la
-_Métaphysique_ de Kant, sur les _Principes_ de Newton; après cela on
-lui fit visiter Paris, on lui fit tout voir, sans merci, tous les jours
-et toute la journée, sans se rendre compte qu'il y avait là une
-fatigue extrême pour la petite solitaire d'Hampstead; aussi
-devenait-elle chaque jour plus faible et plus pâle. On finit par la
-ramener en Angleterre au bord de la mer; là elle fut prise de fièvre.
-Pâle, tous les jours plus pâle, elle passa--avec, dans ses yeux si
-doux, l'ombre de la mort. La pauvre petite ne devait jamais revoir les
-jardins fleuris d'Hampstead!
-
-Comment ses parents--surtout le pauvre père--ont-ils pu supporter un
-pareil malheur? C'est ce que je me suis souvent demandé; mais ils
-avaient de solides principes religieux, et ils n'avaient rien à se
-reprocher, si ce n'est de ne pas avoir compris. Le père, bien que son
-visage portât la trace de son chagrin, n'abandonna pas ses affaires et
-il vécut même fort âgé.
-
-Je ne suis sûr ni de la date de la mort de miss Withers, si de celle de
-miss Wardell; celle de Sibylla Dowie, que l'ai racontée dans _Fors_, et
-qui est encore plus triste, leur est postérieure: mais nous avions
-ressenti la perte de cette tendre petite âme, qui n'avait pu survivre
-à celui qu'elle aimait, avant l'époque qui m'occupe. Je n'avais, quant
-à moi, jamais vu la mort de près ni connu la douleur, l'anxiété de
-ces veilles auprès de malades chéris, pas plus que je n'avais vu, ni
-même imaginé les horreurs de la misère privée de secours; mais on
-m'avait accoutumé de bonne heure à la pensée de la mort, et celle de
-créatures jeunes, que j'avais vues pleines de joie, m'inspirait un
-sentiment d'immense pitié pour elles, plutôt que de chagrin pour moi;
-il se mêlait aux pensées qui, au contact des grands tragiques,
-Homère, Eschyle, Shakespeare, commençaient à modifier la foi de mon
-enfance. Le bleu des montagnes prenait à mes yeux un assombrissement de
-deuil; les nuages qui se rassemblent autour du soleil couchant
-m'impressionnaient comme les accents d'un _Miserere_, et toutes les
-forces, toute la charpente de mon esprit, devenaient ténébreux comme
-les voûtes de Roslyn quand un feu mystérieux vient éclairer ses
-piliers enguirlandés de feuillages et que, dans la profondeur du
-crépuscule, «s'embrase chaque contrefort ciselé de roses.»
-
-
-[Note 42: En mémoire du doux vieillard qui nous honorait, comme on le
-voit, de son amitié, et avec le sentiment que j'ai de leur valeur,
-j'espère un jour faire réimprimer quelques fragments des
-«Conversations» qu'il eût aimé conserver.]
-
-[Note 43: Plus loin, au milieu des taillis, on voit paraître un filet
-d'eau calme et profond.]
-
-[Note 44: Psaume LXII. II (Vulgate) «ils deviendront le partage des
-renards». (Note du traducteur.)]
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-MAJORITÉ
-
-
-Les chapitres suivants seront, je le crains, moins agréables au grand
-public auprès duquel j'ai trouvé jusqu'ici un accueil si bienveillant;
-non que je me lasse de conter, mais parce que mes histoires deviendront
-de plus en plus personnelles. À mesure que je me regarde dans le
-miroir, je me trouve plus curieux que je n'aurais cru, plus différent
-des autres; ainsi je m'imaginais que tout le monde aimerait les nuages
-et les rochers si seulement on forçait chacun à les regarder, je
-m'aperçois qu'il n'en est rien même de nos jours; et je sais de longue
-date que, dans les temps anciens, ces nuages et ces montagnes, qui ont
-été ma vie, n'étaient qu'ennui et épouvante pour le commun des
-mortels.
-
-J'ai déjà dit les joies que j'avais connues à Clifton, et les débuts
-de mes études sur le quartz. Il est intéressant de comparer mes
-émotions enfantines avec le jugement que le même site inspira au très
-sérieux John Evelyn, en 1654:
-
-«La ville (de Bristol), uniquement commerçante, bâtie sur la
-célèbre Severne, est aussi commodément située pour faire le commerce
-avec l'Irlande qu'avec le monde occidental. C'est là que, pour la
-première fois, j'ai vu raffiner le sucre, le couler en pain, et c'est
-là aussi que nous fîmes une collation d'œufs cuits dans le four à
-sucre[45], et arrosés d'excellent vin d'Espagne. Mais ce qui m'a
-surtout paru prodigieux, c'est le rocher de Saint-Vincent non loin de la
-ville; sa paroi à pic forme un précipice d'une profondeur
-vertigineuse, même si on le compare avec les cataractes des Alpes les
-plus effrayantes, et la rivière coule à ses pieds au fond d'un gouffre
-insondable. Nous y cherchâmes des diamants et aussi, aux environs, les
-sources chaudes. Non loin de cette _horrible_ (_horrid_) montagne, il y
-a un endroit très romantique: nous regagnâmes Bath dans la soirée.»
-
-Sans doute, Evelyn emploie ici le mot _horrid_ dans le sens latin; mais
-il est certain qu'il éprouve un sentiment de soulagement quand il se
-retrouve à Bath; et bien que, un peu plus loin, il décrive sans effroi
-la ville et le comté de Nottingham, «qui semble ne former qu'un seul
-et même rocher», son indulgence pour cette bizarrerie s'explique par
-la fin de sa phrase: «un comté charmant, très bien habité». Quant
-à ses impressions sur les «prodigieux rochers de Fontainebleau, et les
-rudes habitants du Simplon», j'aurai à y revenir plus tard.
-
-Sur ces points particuliers et sur d'autres, l'esprit anglais-type,
-aussi bien autrefois que de nos jours, me semble tellement opposé au
-mien et à celui de mes rares compagnons de route que j'éprouve un
-intérêt darwinien à suivre l'évolution de mon espèce dès
-l'origine. Je ne veux donc pas prendre mon lecteur en traître, je lui
-demande pardon, et je l'avertis que tandis qu'un homme modeste,
-écrivant sa biographie, s'applique à faire le portrait de tous les
-gens qu'il a rencontrés, je ne puis, étant données les limites de mon
-plan, parler que de ceux qui ont eu une action véritable et
-bienfaisante en élevant, redressant ou élaguant l'humble petit arbuste
-que je suis.
-
-Je reviens d'abord à mon vrai professeur de mathématiques, le pauvre
-Mr Rowbotham. Il regretta vivement, cela va sans dire, ses soirées de
-Herne Hill lorsque je partis pour Oxford. Mais chaque fois que je
-revenais à la maison il était entendu que, s'il se sentait assez bien,
-il gravirait au moins tous les quinze jours la colline à l'heure du
-thé. C'était toujours avec ennui, hélas! que nous le voyions arriver;
-mais le devoir, un très petit devoir, était clair: supporter pendant
-une heure ou deux d'entendre le pauvre homme souffler et soupirer, pour
-lui procurer un moment de repos, bien rare dans sa misérable vie. Nous
-n'étions pas d'ailleurs sans avoir quelque affection pour lui. Son
-pauvre visage ravagé avait une certaine noblesse due à l'habitude de
-la souffrance patiente, une sorte d'innocence étonnée, et quelques
-lignes fermes qui dénotaient la faculté géométrique. Il nous
-apportait les nouvelles du monde mathématique et grammatical et avait
-toujours à nous conter quelque découverte, quelque trouvaille, surtout
-s'il avait été voir son ami, Mr Crawshay. L'intérieur du pauvre
-professeur était plus triste d'année en année, jusqu'au jour où son
-cher petit Peepy, un enfant de dix ans, s'étrangla en avalant un
-tonton. Le pauvre père nous raconta en pleurant les phases douloureuses
-de la lente agonie de l'enfant, et puis il ajouta qu'il valait mieux
-qu'il en fût ainsi, que Dieu avait bien fait de le rappeler, que
-c'était une délivrance aussi bien pour lui que pour ses parents. La
-pauvre cervelle mathématique avait évidemment vu là la solution d'un
-des problèmes qui lui avaient paru les plus difficiles à résoudre, et
-le visage tiré du malheureux père avait, ce soir-là, une expression
-de calme qui ne lui était pas habituelle.
-
-Je n'ai jamais oublié la leçon, ni mieux senti ce que c'était que la
-vie dans les faubourgs de Londres. L'austère muse de Mr Pringle avait
-vers cette époque émigré dans l'Afrique ou, espérons-le, l'Arabie
-heureuse de l'autre monde; et les rênes de mon génie poétique avaient
-été confiées à l'aimable Mr W.-H. Harrison de Vauxhall Road, dont il
-a été parlé au premier chapitre de _On the old Road_, du moins
-suffisamment pour que nous n'ayons pas à nous en occuper davantage pour
-le moment.
-
-Revenons aussi au Dr Grant, le médecin de mon père et son ami très
-cher. Sa clientèle et sa réputation augmentant de pair, il épousa Mrs
-Sidney, une veuve qui avait quelque fortune et une bonne position à
-Richmond. Il devint le tuteur des deux filles de sa femme, Augusta et
-Emma; intelligentes et charmantes, elles s'attachèrent tendrement à
-leur beau-père. Toutes deux avaient de suite apprécié les qualités
-de ma mère comme elles méritaient de l'être, et elles devinrent
-bientôt des habituées de la maison; la plus jeune, Emma, avait du
-goût, elle dessinait agréablement et joignait à ce talent une foule
-d'autres, plus discrets les uns que les autres. À cette époque, les
-déjeuners du «Star and Garter» étaient devenus rares, ils n'avaient
-guère lieu qu'à l'occasion des visites à Hampton Court, où la grande
-vigne et le labyrinthe étaient pour moi des objets constants de
-délices, et où les cartons de Raphaël commençaient à prendre à mes
-yeux un aspect ennuyeux et presque de cauchemar, qu'ils n'ont jamais
-perdu. Mes expéditions avec cousine Mary dans le labyrinthe (et une
-fois, au milieu d'allées dantesques, dans la verdure phosphorescente
-d'un clair de lune, avec Adèle et Élise), ont toujours eu quelque
-chose de l'enchantement d'un conte de fée: je continuais à dessiner
-des labyrinthes de plus en plus compliqués sur les marges de mes
-cahiers d'étude, perdant, je pense, au moins autant de temps à cette
-occupation à la trisection de l'angle.
-
-Ce n'en est pas moins à ces délassements que je dois savoir mieux
-compris les monnaies de Cnosse, et les personnages de Dédale, de
-Thésée et du Minotaure; j'ai sur eux, dans mes tiroirs, quantité de
-manuscrits non imprimés qui devaient trouver place dans _Ariadne
-Florentina_ et autres volumes labyrinthesques, mais dont il faudra bien
-que le monde essaie de se passer.
-
-Les années s'écoulaient et, dans Camberwell Grove, la vieille maman
-Monro aux cheveux blancs, et la petite chienne aux poils d'argent
-dormaient leur dernier sommeil. La pauvre Mrs Gray n'avait plus le cœur
-à rien: que lui importaient maintenant sa maison, les arbres son
-avenue? Quant à Mr Gray, il se consolait avec _Don Quichotte_ et
-s'intéressait chaque jour davantage à mes élucubrations poétiques,
-au point même que ses affaires en souffraient. À la fin, ils
-pensèrent, en bons Écossais qu'ils étaient, qu'ils trouveraient la
-vie moins triste de l'autre côté de la frontière. Ils partirent donc
-pour Glasgow, où Mr Gray créa une sorte de commerce de vin et lut _Rob
-Roy_ au lieu de _Don Quichotte_. Nous allâmes les voir, lors de notre
-voyage en Écosse, et nous eûmes le chagrin de constater que, bien que
-rentrés au pays natal, ils n'en continuaient pas moins à descendre la
-pente. Afin de les distraire, ma mère les invita à venir à Oxford
-assister aux succès de leur cher Johnnie; le digne couple, assis à
-l'ombre de l'orgue de la cathédrale de Christ Church, me vit entrer
-avec mes camarades: nous défilions en robe de soie tandis que Mr
-Marshall, l'organiste, préludait, que les cierges mettaient des reflets
-à la Rembrandt sur les colonnes normandes et que mes vieux amis
-fondaient en larmes; larmes de joie, de respect attendri, émotion qui
-leur fit perdre la parole, pour tout le reste de la soirée. Il me faut
-dire aussi la bonté constante que nous témoignaient Mr Telford et ses
-sœurs, trois femmes distinguées, sages sans sévérité ni
-ostentation, qui mettaient leurs talents au service de leurs voisins, et
-donnaient l'exemple du bonheur familial et de l'amour fraternel le plus
-tendre. La belle figure calme de Henry Telford, un peu mélancolique
-peut-être et nerveuse, son teint bruni par le grand air et les courses
-à cheval, de Bromley à Billiter Street, est pour moi une des
-physionomies les plus attirantes, un des portraits les plus précieux de
-ma galerie intime.
-
-Mr et Mrs Robert Cockburn, avec les années, devenaient de plus en plus
-aimables, tout en blâmant de plus en plus les habitudes monacales de
-Herne Hill; ils se montraient sévères aussi pour mes goûts
-littéraires qu'ils qualifiaient de bizarres, pour ne pas dire pervers
-et déconcertants. Mrs Cockburn prêchait ma mère sur la nécessité de
-m'obliger à aller dans le monde: cela me dégrossirait, disait-elle, me
-donnerait de bonnes manières.
-
-Mais ma mère était très satisfaite de son fils tel qu'il était et,
-qui plus est, n'était pas dans les meilleurs termes avec Mrs Cockburn.
-Jamais elle n'avait voulu accepter d'y dîner, il aurait fallu pour cela
-rompre avec toutes ses habitudes et je crois même qu'elle ne lui
-rendait pas très exactement ses visites. Mrs Cockburn--ce qui est
-étrange de la part d'une femme de sens--au lieu de regretter simplement
-la sauvagerie de ma mère, d'essayer de lui faire oublier qu'elles
-n'étaient pas tout à fait du même monde, s'en froissait. C'est à
-elle toutefois que j'ai dû une des belles chances de ma vie: dans
-désir de faire de moi un homme du monde, elle m'invita à dîner avec
-Lockhart[46] et sa fille, une gracieuse petite campanule des prés. Mrs
-Cockburn lui avait dit, sans doute, que j'étais un admirateur
-passionné de Scott, car je ne crois pas avoir eu, pendant le dîner,
-l'occasion de manifester mes sentiments à cet égard. Je souviens
-seulement qu'au dessert, les dames s'étant étirées, j'avais essayé
-de faire parade de mon orthodoxie Oxonienne et de mon érudition, au
-sujet de la fondation de l'Église, et j'avais été surpris, et quelque
-peu déconfit, en m'apercevant que Mr Lockhart connaissait les mots
-grecs pour «évêque» et «ancien» aussi bien que moi. Rentré au
-salon, je fis de mon mieux pour gagner les bonnes grâces de la petite
-Charlotte aux yeux noirs, et je fus désolé--mais je ne crois pas que
-l'enfant l'ait été--quand on l'envoya coucher.
-
-Mais l'un des dons les plus précieux que me fit dame Fortune, en cette
-année 1839, de m'envoyer à Herne Hill, comme précepteur, Osborne
-Gordon. Saisissant, d'une main experte, les fils embrouillés de ma
-pensée, ceux qui pouvaient encore servir, être peignés et filés, il
-commença à y mettre de l'ordre; ce ne fut pas sans peine au début,
-mais il réussit, à la fin, à leur donner toute la consistance dont
-ils étaient capables.
-
-Et d'abord, il s'opposa à tout excès de travail ou de lecture. Sa
-maxime était: «Quand vous avez trop à faire, ne faites rien», parole
-d'or, que j'ai bien souvent répétée depuis, mais à laquelle je n'ai
-pas été assez fidèle.
-
-Quant à Gordon lui-même, je me demande si sa maxime favorite lui a
-été avantageuse. C'était un homme exceptionnellement doué et il est
-difficile de dire à quoi il serait arrivé, s'il l'avait voulu. Mais,
-de bonne heure, le sentiment intense, qui n'excluait pas chez lui la
-bienveillance, de l'absurdité du monde, lui avait enlevé toute envie
-de travailler à son perfectionnement--peut-être aurais-je dû dire
-plutôt l'opacité, la non-malléabilité du monde, que son absurdité.
-Gordon pensait qu'il n'y avait rien à en faire et qu'après tout, mieux
-valait le laisser s'en tirer à lui tout seul. À l'automne, quand nous
-arpentions ensemble les collines de Norwood, lui, qui était déjà ou
-sur le point d'être ordonné prêtre, il m'étonnait beaucoup en
-évitant--à quoi bon agiter des questions insolubles?--un sujet de
-conversation auquel je revenais sans cesse: la torpeur des Églises
-protestantes et le devoir, tel qu'il m'apparaissait pour elles, avant
-d'entreprendre des missions lointaines ou de s'établir confortablement
-sur de bonnes paroisses en Angleterre, d'étouffer définitivement le
-«feu diabolique» du papisme, dans tous les pays catholiques. Car
-j'étais alors, par éducation, par réflexion, par le peu
-d'expériences que j'avais pu faire, le protestant le plus zélé, le
-plus agressif, le plus querelleur, le plus sûr de soi qu'il fût
-possible de rencontrer, et cela d'autant que je ne connaissais pas le
-premier mot de l'histoire du Christianisme; ensuite, seconde raison de
-mon absolutisme--dont la responsabilité incombe à l'Église de
-Rome--tous les cantons catholiques de Suisse, y compris la Savoie, sont
-sales, leurs habitants paresseux, tandis que ceux des cantons
-protestants sont propres et actifs, circonstances qui avaient vivement
-impressionné mon évangélique mère, pour laquelle le premier devoir
-et le premier luxe de la vie étaient la propreté chez les personnes et
-dans les choses; et, ainsi que mon père, elle regardait la paresse
-comme absolument satanique. Ils ne manquaient donc jamais de déterminer
-soigneusement, sur la carte, le pont, la vallée, le col qui séparaient
-les cantons protestants des cantons enveloppés dans les ténèbres du
-catholicisme; il était rare, d'ailleurs, que la première ou la seconde
-ferme ou chaumière au delà de la frontière ne justifiât pas
-pleinement leur parti pris. Ils triomphaient alors et m'assuraient, le
-cœur plein d'indignation et aussi de tristesse, que c'était une
-conséquence toute naturelle du papisme.
-
-La troisième raison, qui me rendait si absolu dans ma manière de voir
-à cette époque, est assez curieuse. Plus les cérémonies religieuses
-à l'étranger me donnaient de plaisir et d'émotion, plus j'étais en
-défiance; il me semblait que des sentiments religieux basés sur des
-émotions douces ne pouvaient être que faux. Je ne les méprisais pas
-sottement, en tant qu'expression de la foi catholique, mais je
-méprisais infiniment la sensualité qui s'y complait au point de faire
-dépendre une conversion «des gémissements d'un orgue». C'est ainsi
-que ma raison, aussi bien que les plaisirs romantiques que je goûtais
-sur le continent, se combinaient pour rendre mon protestantisme plus
-fermé, mais non malveillant ni sans générosité; car jamais je n'ai
-accusé les prêtres catholiques de malhonnêteté ni douté de la
-pureté de l'Église catholique d'autrefois. J'étais le cavalier
-protestant, non le protestait tête-ronde, désireux de conserver tout
-ce qu'il y a de noble et de traditionnel dans les coutumes religieuses.
-Je respectais la piété des paysans catholiques; le «feu diabolique»
-que je voulais qu'on éteignît, c'était seulement le catholicisme
-corrompu, qui rendait possible les vices de Paris et la saleté de la
-Savoie. Ces choses-là, j'étais en droit de penser qu'il était du
-devoir de tout prêtre chrétien de les attaquer et de les détruire.
-
-Osborne, au contraire, était l'anglais pratique, bien que du type le
-plus fin et le plus doux; sa perspicacité lui faisait découvrir, sur
-l'heure, toutes les folies; mais comme en même temps toutes les erreurs
-humaines lui semblaient des folies, il était prêt à les excuser.
-Christ Church était tout pour lui! Toutes ses ambitions étaient
-concentrées là. Il avait déjà la confiance du vieux Doyen; c'était,
-après lui, l'homme d'Oxford qui savait le plus de grec et celui qui
-était le plus au courant de la routine universitaire. L'Église
-d'Angleterre, pour ne parler que d'Oxford, lui semblait avoir assez à
-faire, si elle voulait corriger ses propres défauts, sans aller
-s'occuper de ceux des autres; aussi, dans nos promenades champêtres,
-cherchait-il plutôt à calmer mes haines protestantes, à accroître
-mes connaissances en histoire ecclésiastique, et à ramener attention
-sur la chose présente, c'est-à-dire à me faire jouir autant que
-possible de la promenade et à me faire parler de nos lectures de la
-matinée.
-
-Il était impossible à un professeur de montrer plus de zèle et de
-patience. C'était un maître incomparable; sa mémoire, instrument
-indispensable à tout grand érudit, était impeccable et facile en
-littérature; son jugement était sûr et son sentiment sain; son
-interprétation des événements politiques toujours rationnelle et
-appuyée sur une foule de renseignements tirés aux sources. Tout cela,
-sans jamais s'enorgueillir de son érudition classique et sans chercher
-à brider les tendances qui m'entraînaient en d'autres directions. Il
-avait gagné les _premiers_ honneurs aux examens sans donner toute sa
-mesure, et il aurait fait bien davantage encore, sans en tirer vanité.
-Il s'amusait de ma facilité pour la versification; il reconnaissait en
-moi un véritable tempérament de peintre, et partageait mon goût pour
-la campagne et les villes pittoresques, mais toujours de façon
-reposante et calmante.
-
-Un jour, quelques années plus tard, qu'agacé de ne pouvoir lire
-facilement le grec, j'avais manifeste l'intention de tout planter là
-pour m'y consacrer exclusivement. «Je crois, fit-il tranquillement, que
-cela vous donnerait plus de peine que cela ne vaut.» Une autre fois que
-je travaillais au dessin de _Chamonix dans le soleil d'après-midi_, que
-je lui avais promis (et qui est maintenant chez sa sœur), comme je
-m'irritais de ne pouvoir mieux dessiner: «Moi, fit-il, je serais déjà
-enchanté, si je savais seulement dessiner.»
-
-C'est pendant le séjour de Gordon à la maison, dans l'automne de 1839,
-que nous achetâmes notre second Turner. Ce qui est curieux, c'est que
-j'ai tout à fait oublié quand je _vis_ le premier! J'ai l'impression
-que le salon de Mr Windus à Tottenham m'a toujours été familier, dès
-les premières années de Brunswick Square. Mr Godfrey Windus était un
-carrossier retiré, qui habitait une jolie villa, composée au
-rez-de-chaussée d'une suite de pièces basses dont les murs étaient
-couverts, mais non encombrés, de dessins de Turner de la série
-anglaise; tandis que dans ses portefeuilles reposaient, depuis leur
-sortie de chez les éditeurs, les séries entières des illustrations de
-Scott, de Byron, de la Côte du Sud, et de la Bible de Finden.
-
-Personne en Angleterre à cette époque--Turner avait déjà soixante
-ans--ne s'intéressait véritablement à Turner, si ce n'est le
-carrossier retiré et moi!
-
-Il est vrai que le public n'avait jamais eu occasion de voir ses dessins
-et de les apprécier. Ceux de Mr Fawkes restaient enfermés à Farnley;
-ceux de Sir Peregrine Acland moisissaient dans des corridors humides et
-Mr Windus achetait tous ceux qui étaient destinés à la gravure dès
-que le graveur n'en avait plus besoin. Un jour par semaine, toutefois,
-il autorisait le public à visiter ses collections; mais moi, j'avais la
-permission d'y venir autant que je le voulais. Bienfait inestimable pour
-ceux qui voulaient étudier Turner; pour moi, ce fut ce qui me permit
-d'écrire les _Modern Pointers_.
-
-Il peut être intéressant de noter que, bien que j'eusse été attiré
-d'abord vers Turner par sa manière si vraie de rendre les montagnes
-dans l'_Italie_ de Rogers, lorsqu'il me fut donné de voir les dessins
-originaux, je fus fasciné, à l'exclusion de tout le reste, par les
-pures qualités artistiques, quel que fût le sujet. Et c'est pourquoi
-la beauté du _Llanberis_ ou du _Melrose_ de Mr Windus ne m'empêcha pas
-d'être parfaitement heureux le jour où mon père me donna enfin, non
-dans l'intention de commencer une collection de Turner, mais afin que
-j'aie un spécimen de sa manière, le _Richmond Bridge, Surrey_.
-
-Rentrant à la maison en triomphateurs, mon père et moi, nous vantions
-notre acquisition, où toutes les qualités de Turner se trouvaient
-réunies: «des arbres, l'architecture, de l'eau, un ciel adorable et
-tout un groupe brillant de personnages».
-
-De fait le _Richmond_ fut, pendant plus de deux ans, le seul Turner en
-notre possession; le second que nous ayons acheté, le _Gosport_, fit
-son entrée à la maison pendant le séjour de Gordon. On n'y retrouvait
-rien de la beauté délicate de Turner, si ce n'est dans le ciel;
-d'ailleurs, ni moi, ni mon père, n'étions le moins du monde choqués
-par les chapeaux ridicules des dames qui se promenaient sur le cutter,
-ni du fait la tête du timonier fût mise à l'envers. Le lecteur aurait
-tort, me voyant parler si librement des défauts de Turner, de penser
-que je les vois mieux et les juge plus sévèrement aujourd'hui. Je les
-voyais au moment de l'acquisition du _Richmond_ et du _Gosport_, aussi
-bien que quiconque, mais je savais aussi ce que ces défauts mêmes
-révélaient de puissance, ce qui était assez extraordinaire pour un
-gamin de mon âge. Mon plus grand bonheur alors, quand j'avais fermé
-mes livres de grec ou de trigonométrie et quitté la salle d'étude,
-était de descendre et de me repaître de mon _Gosport_.
-
-Après Noël, je retournai à Oxford pour livrer le dernier assaut,
-janvier 1840; je fis de bonne besogne grâce à Gordon, dans le petit
-logement de la rue Saint-Aldate[47]; la pensée que ma majorité
-approchait augmentait le sentiment de ma responsabilité. C'est le jour
-de mes vingt et un ans que mon père m'offrit l'aquarelle de
-_Winchelsea_, choix étrange et de mauvaise augure. Le ciel menaçant,
-les vapeurs d'orage qui enveloppaient la vieille porte et l'église à
-peine visible, n'étaient que des symboles trop exacts des temps qui se
-préparaient pour nous; mais ni lui ni moi n'étions adonné à
-l'interprétation des présages et nous ne les redoutions pas non plus.
-Mon père avait sans doute été séduit par la vigueur du dessin, et
-puis, il aimait les soldats. Je fus désappointé et je vis pour la
-première fois clairement que le plaisir que Rubens et sir Joshua
-donnaient à mon père l'empêchait d'être sensible à la touche
-microscopique de Turner. Mais je n'étais pas moins profondément
-reconnaissant de l'intention, et très heureux d'avoir un dessin de
-Turner de plus, quel qu'il fût; et comme à la maison le _Gosport_
-faisait les délices de mes heures de récréation, à Oxford le
-_Winchelsea_ me reposait des fatigues de l'étude. Ce cadeau d'un Turner
-était, si je puis dire, surérogatoire. Le même jour, mon père
-transférait, à mon nom, un capital qui devait me rapporter pour le
-moins 5 000 francs par an; non sans se demander, je crois, avec une
-certaine inquiétude, quel usage j'allais faire du premier argent dont
-je pouvais disposer. Ce n'est pas qu'on m'eût jamais rien refusé; à
-Oxford, les principaux fournisseurs avaient ordre de me donner tout ce
-dont je pouvais avoir besoin, et chaque semaine ils envoyaient leurs
-notes à ma mère. Jamais il n'y eut de difficultés, de récriminations
-ni d'un côté ni de l'autre. Il est vrai qu'en dehors des dépenses
-courantes, il n'y avait rien à Oxford qui pût me tenter, si ce n'est
-pourtant une gravure du tableau de Turner, _le Grand Canal_, que j'avais
-achetée et qui ornait le mur de ma chambre, et _Monsieur Jabot_,
-l'inimitable Mr Jabot, dont je fis la connaissance un jour de migraine,
-et qui est un des chefs-d'œuvre du grand caricaturiste qu'est Topffer.
-Pour tout ce qui touchait dignité ou mon confort, mon père était
-infiniment moins raisonnable que moi; seule, ma passion minéralogique
-l'inquiétait, et, dans l'été de l'année précédente, mon père
-avait été tout à fait contrarié et déconfit de ce que j'avais payé
-onze shillings un morceau de calcédoine de Cornouaille. Mais le seul
-fait que je n'eusse pas l'idée d'acheter un caillou sans lui en dire le
-prix, marque assez l'intimité qui existait entre nous. Malheureusement,
-je perdais un peu de la confiance que j'avais eue jusqu'ici dans son
-jugement, en raison de ces petites taquineries, et je lui manifestai
-avec trop peu de ménagement la très haute idée que j'avais du mien,
-peu après le moment où il avait eu la bonté d'assurer, comme je l'ai
-dit, mon indépendance. Les aquarelles de Turner que nous avions
-achetés jusqu'à présent, _Richmond, Gosport, Winchelsea_, nous
-avaient tous été vendus par Mr Griffilhs, un agent en qui Turner avait
-la plus grande confiance, et dont au contraire mon père se méfiait.
-Ils se trompaient tous deux et leur erreur eut de fâcheuses
-conséquences. Si Turner avait traité directement avec mon père, quel
-bonheur pour nous trois! Si mon père n'avait pas été convaincu que Mr
-Griffilhs ne pensait qu'à le mettre dedans, il aurait pu à cette
-époque acheter quelques-unes des plus adorables aquarelles que Turner
-ait jamais faites, à des prix tout à fait raisonnables. Mais la
-manière dont Mr Griffilhs faisait les affaires exaspérait mon père;
-il laissa aller les meilleurs Turner uniquement parce que Mr Griffilhs
-les lui recommandait, et il acheta le _Winchelsea_ et le _Gosport_ en
-grande partie parce que Mr Griffilhs avait déclaré qu'ils n'étaient
-pas dignes de figurer dans notre collection. Parmi les plus belles
-aquarelles qui lui restaient alors en portefeuille, il y en avait une
-que je désirais passionnément, le _Harlech_. On l'avait marchandée,
-discutée; était-elle de vente ou non? C'était une aquarelle plus
-petite que celles de la série anglaise ou de la série de Wales; sur la
-place, on trouvait le prix demandé injustifiable. Le jour de
-l'exposition particulière de l'_Old Watercolor Society_, comme nous
-flânions, mon père et moi, bras dessus, bras dessous, nous
-rencontrâmes Mr Griffilhs; au bout de quelques minutes de conversation
-à bâtons rompus, après nous avoir demandé si l'exposition nous
-plaisait, se tournant plus particulièrement vers moi, il me dit: «J'ai
-une bonne nouvelle à vous annoncer. On se décide à vendre le
-_Harlech_.--Alors, je l'achète», fis-je, sans même jeter un coup
-d'œil du côté de mon père et sans en demander le prix. Avec un
-sourire où il entrait un peu d'ironie, Mr Griffilhs continua: «Pour
-soixante-dix guinées». Le ton signifiait que c'était là un prix
-étonnant de bon marché, un prix d'ami. Ce n'en était pas moins trente
-guinées plus cher que le _Winchelsea_ et vingt-quatre guinées que le
-_Gosport_. Mon père était convaincu, cela va sans dire, que Mr
-Griffilhs venait sur l'heure de majorer le prix. Il me jeta un regard
-triste où se mêlait une ombre de mépris; je compris que je lui avais
-manqué d'égards, mais j'étais si pressé d'avoir mon _Harlech_ que je
-ne pris pas le temps de m'excuser. Il y eut ainsi entre nous une suite
-de malentendus, inévitables de son côté, maladroits du mien. J'ai
-peine à comprendre aujourd'hui comment j'ai pu attacher autant
-d'importance à l'acquisition de ce _Harlech_, surtout quand je songe
-que c'est ce même hiver que le mariage d'Adèle était en train de
-s'arranger à Paris. Ce mariage ne paraît donc point m'avoir brisé
-autant que je m'y attendais. Je retrouve cependant dans le bête de
-journal que je commençai à rédiger peu après certaines phrases sur
-mon mépris général de la vie qui ne s'accordent pas très bien avec
-la joie folle que me causait l'acquisition d'une aquarelle de seize
-pouces sur neuf; mais les germes de tout ce qu'il y a de meilleur en moi
-se concentraient alors dans cette passion pour Turner. Ce n'était pas
-un simple morceau de papier colorié que je venais de payer soixante-dix
-guinées, mais bien un château et un village gallois, et le Snowdon
-dans un nuage bleu. Tout ceci avait dû se passer pendant les vacances
-de Pâques; je rapportai le _Harlech_ à la maison et l'accrochai au
-salon dans le panneau à droite de la cheminée, qui faisait pendant à
-ma niche d'idole; après quoi je rentrai triomphalement à la rue
-Saint-Aldate et à mon _Winchelsea_.
-
-En dépit des efforts de Gordon, qui cherchait à modérer et à régler
-mon travail, c'était du surchauffage à haute dose. Je travaillais de
-six heures du matin à minuit sans prendre, pour ainsi dire, d'exercice
-ni de divertissement, avec la pensée très déprimante que tout ce
-travail ne servirait jamais, ni à moi, ni à personne; pendant ce
-temps, les choses à Paris allaient tout droit à la catastrophe. Un
-soir, Gordon venait de me quitter, il pouvait être dix heures, lorsque
-je fus pris d'une petite toux sèche, accompagnée d'une étrange
-sensation dans la gorge, et dans la bouche d'un goût que je ne
-m'expliquais pas: c'était du sang. Cet accident avait dû se produire
-un samedi ou un dimanche soir, car mon père et ma mère étaient tous
-deux dans l'appartement de High Street. J'y courus et leur contai ce qui
-venait de m'arriver.
-
-Ma mère, très experte en pareille matière, ne s'effraya pas
-autrement, mais envoya immédiatement au doyennat demander la
-permission, pour moi, de ne pas rentrer coucher à l'Université. Les
-médecins, consultés le lendemain, conseillèrent de voir des
-spécialistes à Londres; ceux-ci interdirent tout travail, et le Doyen
-fut obligé, en grognant, de m'autoriser à remettre mon examen à
-l'année prochaine.
-
-Pendant les deux mois qui suivirent mon retour à Herne Hill, mon père,
-très inquiet de ma santé, n'eut pas le loisir de pleurer les succès
-universitaires qu'il avait rêvés pour moi. Je fus repris une ou deux
-fois encore de quintes de toux, accompagnées de ce même goût
-douceâtre dans la bouche, le goût du sang; mais c'était peu de chose,
-et ma mère soutint toujours qu'il n'y avait rien là de sérieux, que
-j'avais seulement besoin de repos et de grand air. Les médecins à
-l'unanimité--sauf pourtant sir James Clarke--étaient plus pessimistes.
-Sir James gaiement, mais très énergiquement, ordonna le changement
-d'air et le continent. «Emmenez-moi ce garçon-là avant l'automne,
-avait-il dit; qu'il se promène le plus possible en voiture découverte
-et qu'il passe l'hiver en Italie.»
-
-Mr Telford consentit à remplacer mon père au bureau, et celui-ci, que
-ses affaires n'intéressaient qu'à cause de moi, les abandonna pour
-s'occuper exclusivement de ma santé.
-
-Mon pauvre père cherchait autant que possible à dissimuler ses
-inquiétudes; quant à moi, nerveux, malade, de mauvaise humeur, je
-n'insiste pas sur le genre de sentiments que j'éprouvais, ou plutôt le
-manque total de sentiments et d'intérêt pour tout ce qui n'était pas
-moi, sauf sur un seul point. J'étais toujours sensible à la beauté de
-la nature, j'aimais les arts, les sciences qui lui servent
-d'interprètes. C'est avec un certain entrain que je m'occupai des
-préparatifs du voyage; ma mère était toujours bravement, calmement,
-sereinement gaie; quant à mon père, qui adorait les voyages et en
-particulier les voyages de nature, il était heureux, en dépit de ses
-inquiétudes, à la pensée de voir le Sud de l'Italie. Nous nous
-occupions de notre itinéraire avec quelque chose de la bonne humeur de
-jadis.
-
-Afin d'éviter Paris, nous décidâmes de descendre par Rouen et la
-Loire, jusqu'à Tours; ensuite de traverser l'Auvergne, et par le Rhône
-de gagner Avignon; de là, par la Riviera et Florence, le Sud de
-l'Italie. «Très bien, mais est-ce que nous n'entendrons plus parler
-d'Oxford?» me demande Froude d'un ton de doux reproche, dans une lettre
-que je viens de recevoir à propos de ces souvenirs. Froude était à
-Oriel pendant que j'étais à Christ Church, et il ne trouvait pas que
-j'eusse épuisé la matière et donné une idée assez complète des
-études et des mœurs de l'Oxford de notre temps.
-
-Eh bien! non, cher ami, l'espace me manque ici pour m'étendre sur des
-avantages dont je n'ai pas profité, et d'autre part, je ne trouve pas
-que mon insuccès particulier me donne le droit de blâmer, en admettant
-que cela serve à quelque chose, un système qui n'existe plus. J'ai
-appris à l'Université tout le grec et le latin qu'il m'était possible
-d'apprendre, et bien qu'on eût pu m'y dire aussi que les fritillaires
-poussent dans les prés d'Iffley, il valait mieux, après tout, qu'elle
-me laissât faire cette découverte moi-même plutôt que de
-m'expliquer, comme on le ferait certainement à l'heure actuelle, que
-leur jolie couleur ne sert qu'à attirer les moucherons. Pour le reste,
-mon esprit, tout le temps que je passai à l'Université, rappelait
-beaucoup une cosse de légumineux avant la formation des pois, et il est
-demeuré en cet état, j'ai le regret de le dire, pendant un ou deux ans
-encore; de sorte que, en ce qui concerne ma vraie vie, les petits
-racontars, les événements de cette période de préparation, de
-mitonnage, ne nous avanceraient pas à grand'chose. Il faut que j'arrive
-maintenant aux jours où la vue s'étend, où le travail devient
-efficace, à une éducation plus noble que tous les hommes qui ouvrent
-largement leurs cœurs reçoivent dans la Suite des Temps.
-
-
-[Note 45: Sorte de divertissement qui ressemble à celui qui est de mode
-aujourd'hui, de faire cuire un beefsteak sur la pelle du chauffeur et de
-boire du porter dans les grandes brasseries de Londres. (Note de
-l'éditeur d'Evelyn en 1827.)]
-
-[Note 46: Gendre et biographe de Walter Scott. (Note du traducteur.)]
-
-[Note 47: Rue qui tire son nom de l'église paroissiale et qui longe
-Christ Church, en descendant vers la rivière. La règle ordinaire
-voulait qu'un Gentleman-Commoner commençât par résider à Peckwater,
-puis passât à Tom Quad, et finalement vécût au dehors, pendant le
-dernier trimestre. Je n'ai aucune idée, pour l'instant, de
-Saint-Aldate. Que les visiteurs américains sachent bien qu'à Oxford on
-leur demandera de prononcer Saint-Old.]
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-ROME
-
-
-Quoique chèrement achetée, la permission de cesser tout travail
-intellectuel, et de réserver ce que je pouvais avoir de forces pour mon
-dessin, fut un grand stimulant pour les facultés qui s'étaient
-développées en moi de façon latente; aussi, albums, blocs, compas,
-crayons, tout fut préparé en vue du voyage, et préparé avec un luxe
-de méthode sans précédent.
-
-Le hasard avait voulu que, au printemps de cette même année, David
-Roberts eût rapporté et exposé ses croquis d'Égypte et de Terre
-Sainte. C'était les premières études consciencieuses faites par un
-peintre anglais, non pour s'exhiber ou gagner de l'argent, mais pour
-donner une idée fidèle de scènes d'un intérêt religieux et
-historique. Elles étaient rendues avec une fidélité et une facture
-laborieuse qui dépassait de beaucoup tout ce que j'avais vu dans ce
-genre jusqu'ici. Je sentais aussi que cette méthode restreinte rentrait
-dans mes moyens et que je pourrais l'appliquer à ce j'avais en vue.
-
-Les défauts de Roberts et sa manière personnelle n'importent pas ici.
-Il m'a appris et bien appris l'usage de la pointe fine; le souci, la
-minutieuse exactitude du détail; le moyen le plus simple pour faire la
-lumière et l'ombre sur un fond gris, c'est-à-dire lavis plat pour les
-ombres profondes et rehaussement des lumières plus ou moins vives avec
-du blanc.
-
-Je fis l'essai de ces méthodes pour la première fois dans la cour du
-Château de Blois, et revins vers mon père et ma mère en déclarant
-que «Prout se ferait couper les oreilles pour exécuter un dessin comme
-celui-là».
-
-J'aurais pu dire, avec plus de vérité et de modestie, qu'il aurait
-volontiers échangé ses yeux contre les miens; car Prout a toujours
-été grandement gêné par sa myopie. Ce croquis de Blois témoignait,
-il faut bien le dire, de certaines dispositions naissantes, du sentiment
-des proportions, il avait de la largeur; c'était la première fois que
-j'arrivais à rendre un sujet continental en lui conservant son
-caractère, à faire sentir l'épaisseur, la rondeur, la solidité des
-piliers et des sculptures.
-
-Nous passâmes agréablement les derniers beaux jours de l'été à
-Amboise, Tours, Aubusson, Pont-Gibaud et Le Puy; mais au moment où nous
-pénétrâmes dans la vallée du Rhône, l'automne se fit sentir et
-sentir durement; le voyage par Valence jusqu'à Avignon fut lugubre, à
-travers un pays qui venait d'être ravagé par l'inondation; à
-Montélimar l'eau avait envahi les rues, laissant en se retirant une
-couche épaisse de vase qui couvrait aussi les prairies sur une étendue
-que je ne saurais déterminer sans avoir l'air d'exagérer. Le Rhône,
-au milieu de ces vastes plateaux sablonneux, n'était qu'une masse
-fuyante d'eau trouble et décolorée; de l'autre côté se dressaient
-les Alpes, dans le dépouillement de l'automne; la neige avait fondu
-jusqu'à mi-hauteur, et les pics les plus élevés disparaissent au
-milieu des nuages; une bise aigre semblait dire: prenez garde, prenez
-garde, vous ne savez pas combien le vent est méchant par ici.
-Peut-être y étais-je plus sensible dans l'état de ma santé et de mes
-nerfs. Ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais eu envie de revoir
-ce pays du bas Rhône; et de ce jour, à ma préférence pour les
-chaumières sur les châteaux, s'ajouta cet autre principe
-irréductible: c'est qu'en cas de métamorphose, s'il était permis de
-choisir son importance, il serait infiniment plus agréable et plus
-prudent d'être une rivière comme la Tees ou la Wharfe, qu'un fleuve
-comme le Rhône.
-
-C'est à Fréjus, sur l'Esterel et la Riviera, que, pour la première
-fois, je distinguai quelques caractères nettement italiens, très
-différents de ceux de la Lombardie: l'Italie des pins parasols, des
-orangers et des palmiers, des blanches villas, et de la mer bleue: elle
-me fit l'effet, et je ne me trompai pas, d'une ruine due à une écurie
-criminelle.
-
-Je ne crois pas avoir encore dit à mon lecteur que j'avais hérité de
-ma mère un amour de l'ordre et de la propreté poussé jusqu'à la
-manie; pour moi, un des charmes les plus poétiques de la Suisse, après
-ses neiges blanches, c'était les manches blanches de ses paysannes. Je
-tenais en même temps de mon père le goût de tout ce qui est solide et
-vrai, l'horreur du plaqué, du truqué; ici, sur la Riviera, il y a bien
-des citrons et des palmiers, mais des citrons pâles qui n'ont pour
-ainsi dire que la peau; des palmiers à peine plus larges que des
-ombrelles; la mer est d'un bleu admirable sans doute, mais ses plages
-sont dégoûtantes; des palais somptueux et prétentieux y abondent,
-bouclés et fardés comme un clown, menaçant ruine aux extrémités,
-avec en façade des entablements peints trompe-l'œil au-dessus de
-fenêtres sans carreaux; les rochers sont schisteux, effrités, le
-peuple sale; et, recouvrant le tout, une couche de poussière blanche.
-Bah! vous étiez de mauvaise humeur! me dira-t-on. N'empêche que tout
-cela ne soit vrai, et que la dernière fois que je suis allé à Sestri,
-les dames que j'accompagnais, sinon moi, ne voulurent et ne purent pas y
-rester à cause de la saleté de l'auberge. Je me souviens aussi que,
-passant par Gênes, en 1882, j'ai fait le tour des remparts, uniquement
-pour voir quelles étaient les vilaines plantes qui aimaient à vivre
-dans la poussière, et à ramper comme des lézards entre les pierres
-disjointes des ruines.
-
-C'est lors de ce voyage que je vis pour la première fois, à Gênes, la
-_Pietà_ en médaillon de Michel-Ange ce fut mon initiation à l'art
-italien. À cette époque, je n'entendais quoique ce soit à la peinture
-italienne; je ne connaissais que Rubens, Van Dyck et Velasquez. À
-Gênes, je n'ai même pas cherché les Van Dyck; je me promenais dans le
-dédale des ruelles qui longent le port; on voyait la mer alors, car on
-n'avait pas encore construit le quai qui la cache; je dessinai
-l'amphithéâtre de maisons qui entourent la rade, portées sur leurs
-vieilles arches: beau sujet, et l'un des meilleurs croquis que j'aie
-faits de ma vie.
-
-Le voyage au delà de Gênes, le long de la Riviera orientale, voyage
-très agréable, commença à me remettre d'aplomb; je reprenais
-courage. Je revois, en écrivant ces souvenirs, la traversée de la
-Magra et des autres ruisseaux qui descendent de la montagne; combien
-tout cela est différent aujourd'hui!
-
-Cela me paraît à peine croyable quand j'y songe, mais n'y avait alors
-sur les plus grandes rivières que d'étroits ponts pour les mules, qui
-reliaient entre eux les villages groupés sur les rives opposées et
-enjambaient la rivière à l'endroit où le courant se ralentit et où
-se fait sentir la barre de la mer. Il va sans dire que dans les grandes
-villes, Albenga, Savone, Vintimille, etc., il y avait des ponts
-convenables; mais dans les villages de moyenne importance (et les
-torrents autour de l'embouchure desquels ils s'étaient formés étaient
-souvent formidables), les paysans comptaient sur le ralentissement du
-courant à la barre, et sur les moments où la rivière était à sec en
-été, pour traverser dans leurs carrioles: ils n'avaient ni l'idée, ni
-les moyens de construire des ponts Waterloo pour la plus grande
-commodité des voitures anglaises attelées de quatre chevaux. La
-voiture anglaise se tirait du mauvais pas et des galets comme elle
-pouvait; si les chevaux ne suffisaient pas, tous les gamins du village
-s'attelaient devant et tiraient; par mauvais temps, quand l'eau était
-haute en delà de la barre, et qu'il y avait des brisants bleus au
-delà, cela faisait songer aux roues ralenties des chars de Pharaon.
-
-Or, le malheur avait voulu qu'il eût plu pendant deux jours quand nous
-dépassâmes la Riviera occidentale. L'orage avait éclaté après une
-nuit d'une chaleur accablante. Nous étions à Albenga et je me souviens
-mon père, ne pouvant dormir, avait composé fort irrévérencieusement
-une parodie de «Malheur à moi, Alhama», dont le refrain était
-«Malheur à moi, Albenga», les minarets de la vieille ville et ses
-légendes sarrasines lui ayant rappelé, je suppose, «le roi Maure à
-cheval qui passait et repassait». La pluie tombait à torrents, le
-sirocco soufflait, et non loin de Savone, sur le bord d'un de ces cours
-d'eau rapides, nous nous demandions si la voiture pourrait passer.
-Chargée comme elle l'était, il n'y fallait pas penser; ordre fut donc
-donné à tout le monde de descendre; on traverserait les voyageurs à
-dos, et la voiture suivrait et se tirerait d'affaire comme elle
-pourrait. Tout le monde obéit, se soumettant en riant aux coutumes du
-pays, excepté ma mère qui refusa péremptoirement de se laisser porter
-dans les bras par un héros d'opéra déguenillé lui rappelant les
-bandits qui enlevaient la Cerito ou la Taglioni épouvantées. Aucune
-prière ne put la décider à quitter la voiture; si la voiture passait,
-elle passerait avec. Mon père était à la fois inquiet et irrité,
-mais comme le corps de ballet qui nous entourait ne paraissait pas
-prendre la chose au tragique, voyant là plutôt une occasion de
-«baiocchi» supplémentaires, ma mère l'emporta. Un bon attelage de
-jeunes gars aux jambes nues se joignit aux chevaux, et ma mère et la
-voiture entrèrent dans l'eau au milieu de cris et de hurlements. Le lit
-de la rivière était de sable mou, on enfonçait, et, aux deux tiers,
-hommes et bêtes s'arrêtèrent pour reprendre haleine. On parlementa de
-nouveau, cette fois très sérieusement, mon père tout de bon en
-colère, ma mère résistant toujours. Nous étions tous trois un peu
-nerveux car, nous croyant dans la baie de Lancastre, nous songions aux
-sables mouvants. Mais ma mère s'entêta, refusant de bouger; les
-chevaux ayant soufflé, et les gamins aussi, à grand renfort de coups
-de fouet, de cris, d'éclaboussage, voiture et dama Inglese furent enfin
-victorieusement remorquées sur la terre ferme; là, il y eut échange
-de bons procédés entre les deux nations.
-
-Je n'ai qu'un souvenir confus du passage de la Magra, quelques jours
-plus tard. Y avait-il peu d'eau ou beaucoup? Je me souviens seulement
-d'innombrables petites rigoles qui se creusaient un passage au milieu du
-galet et je sais que je pensais surtout aux montagnes de Carrare qui se
-dressaient devant nous. La plupart des cours d'eau se passaient à gué:
-pour les piétons, on posait sur des pierres quelques planches, l'on
-remplaçait après chaque orage; lorsqu'il s'agissait de rivières plus
-fortes, qui n'avaient ni ponts ni gués, on se servait de bacs très
-primitifs, et un jour ma mère n'eut d'autre alternative que de
-traverser pieds nus ou de se laisser porter. Elle subit cette ignominie
-avec l'idée sans doute que ce devait être une des conséquences de la
-Révolution française, et en resta irritée et de mauvaise humeur tout
-le reste du voyage, jusqu'à Carrare.
-
-Nous avions décidé de coucher à Massa, mais auparavant nous eûmes le
-temps de monter par une route étincelante de blancheur jusqu'à la
-première carrière, et de visiter un ou deux «ateliers». C'est là,
-je crois, qu'est né le mépris qui m'est toujours resté pour les
-ateliers. Cependant, mon père ayant jugé qu'il était convenable de
-rapporter «une bagatelle de Matlock» et l'interprétation du sujet
-nous ayant paru ingénieuse, nous achetâmes un _Bacchus et Ariane_ de
-deux pieds de haut, la copie, nous dit-on, de je ne sais quel original
-que nous supposions antique, et qui n'avait pas plus de valeur
-artistique que n'importe quelle pendule française. Le groupe orna
-longtemps la bibliothèque de Denmark Hill, mais il finit par devenir si
-noir, à cause des fumées de Londres, qu'il fallut l'exiler.
-
-Avec le passage de la Magra et l'acquisition du _Bacchus et Ariane_,
-monument symbolique de mon classicisme de deux pieds de haut, se termine
-la phase de ma vie où toutes les idées que je pouvais avoir en
-sculpture ne dépassaient pas Chantrey d'un côté, et Roubilliac de
-l'autre. La Magra traversée, j'eus la sensation d'être en Italie, la
-vraie Italie; dès le lendemain nous passions le pont de Serchio et nous
-entrions à Lucques.
-
-J'ai tort de dire que j'eus _alors_ la sensation d'être en Italie. Ce
-n'est que beaucoup plus tard, jetant un regard en arrière, que je
-distinguai le moment où le courant qui m'entraînait changea de
-direction. Jusqu'ici, la signification de l'art chrétien primitif
-m'avait échappé, je ne me doutais pas de ce qu'était la sculpture, la
-sculpture vivante; j'étais en pleines ténèbres; elles ne
-commencèrent à se dissiper que pour me laisser dans une sorte
-d'étonnement vague et d'embarras respectueux en présence du nouveau
-mystère qui m'entourait. L'impression que j'eus de Lucques, cette
-première fois, se confond maintenant avec celle, infiniment plus
-profonde, que m'a laissée ma visite de 1845. Ce fut tout le contraire
-pour Pise. À première vue, la grandeur, la pureté de son architecture
-me firent une profonde impression, surtout, il est vrai, à travers
-Byron et Shelley. Dans la cathédrale de Lucques, j'eus ma première
-rencontre avec un frère de la Miséricorde, la tête couverte de la
-cagoule; et la pensée qu'à chaque instant, dans les rues
-ensoleillées, on pouvait voir surgir ces sombres figures drapées,
-surexcitait mon imagination et mes nerfs et ajoutait aux charmes de ces
-vieilles villes. Je dessinai la Chapelle de l'Épine auprès du
-Ponte-a-Mare avec soin et succès; mais la langueur de l'Arno aux eaux
-troubles, comparé à la Reuss ou au Rhône à Genève, me rendit fort
-sceptique à l'égard des descriptions enthousiastes, soit modernes,
-soit anciennes, des rivières italiennes. Chose assez singulière, ce
-n'est qu'en 1882 que j'ai vu l'Arno couler à pleins bords et que j'ai
-compris que toutes les rivières d'Italie sont des torrents de montagne.
-
-C'est le cœur plein de confusion que je relis, et c'est par devoir que
-j'imprime le passage de mon journal où sont notées mes premières
-impressions sur Florence:
-
-«_13 novembre 1840._--Je viens de faire un tour, j'ai flâné sur la
-place aux statues: l'air était plein d'une douceur printanière et je
-n'oublierai jamais l'impression que m'a faite cette place dominée par
-la masse énorme du Palazzo Vecchio ni celle que m'a faite le Duomo. Je
-ne m'attendais pas à voir une église de très grande dimension, mais
-plutôt quelque chose d'élégant, comme La Salute à Venise.
-Débouchant par l'angle du sud-est, du côté où la galerie autour de
-la coupole est achevée, je demeurai cloué par la surprise, et faillis
-me faire écraser. L'effet est prodigieux. Non que ce soit de la bonne
-architecture, même si on admet ce style barbare, mais on est abasourdi,
-on ne saurait expliquer ce qu'on éprouve, tant la richesse de tous ces
-marbres à l'extérieur est confondante, et la profusion des magnifiques
-sculptures en marbre et en bronze, sur la grande place, m'a vivement
-impressionné.
-
-«_15 novembre._--Je ne puis démêler encore mes impressions sur
-Florence. Cependant, ce qui domine, c'est le désappointement. Les
-galeries que j'ai parcourues hier sont sans doute curieuses; mais comme
-agrément, j'aimerais autant le British Muséum, n'étaient les
-Raphaëls. Tout le reste est pour moi lettre morte, je n'y comprends
-rien, je ne comprends même pas grand'chose aux Raphaëls.»
-
-Lors donc de cette première visite à Florence, les palais qui me
-rappelaient la prison de Newgate m'étaient à juste titre odieux; au
-contraire, les vieilles rues, les marchés en plein vent m'enchantaient;
-l'intérieur du Dôme me semblait une horreur, l'extérieur un
-casse-tête chinois. Tout l'art sacré, fresques, peinture à la
-détrempe, que sais-je? rien, un zéro, ce que c'était pour les
-Italiens eux-mêmes; la campagne alentour, des murs borgnes et des
-oliviers poussiéreux; l'ensemble, mystification et ennui sauf pour un
-maître: Michel-Ange.
-
-Je sentis du premier coup chez lui une émotion, une vie supérieures à
-celle qu'on trouve chez les Grecs, et une sévérité et une noblesse
-d'intention qui n'existait pas chez Rubens. Comme j'entendais autour de
-moi dire et redire qu'il n'y avait rien de supérieur à Michel-Ange, je
-fus très fier de le goûter; la haute idée que j'avais de ma propre
-infaillibilité s'en trouva encore grandie; avec l'aide de Rogers pour
-la Chapelle Lorenzo et grâce à de longues stations devant le
-_Bacchus_, aux Offices, je fis de rapides progrès dans le sens
-Michel-Angelesque. Par contre, dès le premier jour, je déclarai le
-_Rémouleur_ de la Tribune vulgaire et assommant, et je n'ai pas changé
-d'avis depuis; la _Vénus_ de Médicis, une petite personne sans
-intérêt; le _Saint Jean_ de Raphaël d'une boursouflure poussée au
-noir, et la collection des Offices en général, un mélange incongru,
-l'œuvre de gens qui ne s'y connaissaient pas, n'entendaient rien à
-l'art[48], ne s'en souciaient pas. De fait, lorsque je revis les Offices
-en 1882--je n'y suis pas retourné depuis--j'ai retrouvé ma première
-impression et j'ai éprouvé quelque fierté de ma perspicacité
-précoce. On ne pouvait guère s'attendre, à cette époque, à me voir
-aimer l'Angelico ou Botticelli; y eussé-je été disposé, le corridor
-du haut des Offices n'était pas un endroit convenable pour y admirer la
-grande _Madone_ de l'un ou la _Vénus_ de l'autre. Elles étaient alors
-toutes deux dans le passage extérieur qui conduit à la Tribune.
-
-Une fois que mes réflexions m'eurent amené là, je m'installai au
-milieu du Ponte Vecchio et je fis un bon croquis, très exact, de ses
-boutiques et des constructions que l'on a devant soi quand on regarde du
-côté du Dôme. Il semble que je n'aie eu ni le temps, ni l'envie d'en
-faire plus à Florence; le Marché Vieux était trop encombré pour
-qu'on y pût travailler et quant aux sculptures du Dôme, elles étaient
-inséparables de la couleur. Dans l'espoir--espoir qui allait
-s'affaiblissant chaque jour--de trouver les choses plus à notre goût
-dans le Sud, nous quittâmes Florence par la Porta Romana.
-
-Sienne, Radicofani, Viterbe et, le quatrième jour, Rome; voyage
-lugubre avec des arrêts plus lugubres encore. J'avais un affreux
-mal de tête à Sienne et la cathédrale me parut le comble de
-l'absurde--sursculptée, surbariolée, surdécoupée, surélevée de
-trop de pignons--une immense pièce montée, un monument de vanité,
-sans le moindre sentiment religieux. Et c'est bien cela, en somme: la
-vraie beauté de Sienne était tout entière dans sa vieille
-cathédrale, le Westminster de _son_ Édouard le Confesseur. Les ruines,
-au moins, sont-elles encore respectées?
-
-La solitude volcanique de Radicofani, l'orage qui grondait, les
-hurlements du vent, ses sifflements aigus à travers les portes mal
-jointes et les trous de serrures de la plus misérable des auberges,
-resta longtemps pour nous un véritable cauchemar. À Viterbe, j'étais
-moins souffrant et je fis un dessin du couvent qui est d'un sentiment
-juste et d'une bonne facture. Le quatrième jour, papa et maman
-remarquèrent avec une joie triomphante, bien qu'ils souffrissent
-d'être si cahotés, que plus on approchait de Rome, plus la route
-devenait mauvaise.
-
-Tout mon bagage scientifique, ce qui devait m'aider à comprendre la
-Ville Éternelle, consistait dans les deux premiers livres de Tite-Live,
-que je n'avais jamais approfondis et quelques noms géographiques qui
-flottaient dans ma mémoire, sans que j'eusse seulement regardé où ils
-se trouvaient sur la carte: Juvénal, une ou deux pages de Tacite, et,
-dans Virgile, l'incendie de Troyes, l'histoire de Didon, l'épisode
-d'Euryale et le dernier combat. J'avais sans doute lu pour ainsi dire
-toute l'_Énéide_, mais la majeure partie ne m'avait semblé que du
-fatras. Sur l'histoire romaine moins ancienne, je n'avais lu que des
-auteurs anglais fort sévères pour les vices impériaux, et je n'étais
-pas éloigné de penser que la malaria de la campagne romaine était une
-conséquence naturelle de la papauté. J'avais été élevé dans
-l'idée qu'il ne pouvait pas plus y avoir un bon empereur romain qu'un
-bon pape; je ne savais pas trop si Trajan vivait avant le Christ ou
-après, et j'aurais été sincèrement reconnaissant à quiconque m'eût
-dit que Marc-Aurèle était un philosophe romain, contemporain de
-Socrate.
-
-L'apparition du dôme de Saint-Pierre dans le lointain ne nous fit pas
-plus d'impression que si c'eût été une borne kilométrique, nous
-annonçant que nous avions encore une vingtaine de milles à faire sur
-une route cahotante, avant de nous reposer. Quand nous nous approchâmes
-du Tibre--le Tibre nonchalant, aux rives boueuses, aux eaux épaisses et
-jaunes--j'éprouvai une sensation de dégoût mêlée de tristesse. Quel
-contraste avec le flot montant de la Tamise poussé par le vent, que
-j'aimais à regarder de la fenêtre de Nanny Clowsley! La Piazza del
-Popolo m'était aussi familière--je l'avais vue tant de fois
-reproduite--que Cheapside, et me paraissait beaucoup moins
-intéressante. Nous descendîmes, cela va sans dire, dans un des hôtels
-de la place d'Espagne; je me couchai fatigué et de mauvaise humeur de
-me trouver dans la rue bruyante d'une grande ville moderne avec rien à
-dessiner et une foule de petits ennuis en perspective. Le lendemain
-matin, en me réveillant bien reposé, je me dis comme Mr Rogers: «Je
-suis à Rome», et j'accompagnai papa et maman à Saint-Pierre, avec un
-certain sentiment de curiosité, j'en conviens.
-
-Voyageurs et livres m'avaient crié sur tous les tons que je serais
-désappointé, que la basilique ne me ferait pas l'effet de grandeur
-auquel je m'attendais; mais je ne me suis pas vanté en vain d'avoir le
-sentiment exact des proportions, et le fait est que j'eus la conscience
-nette de son immensité. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est à
-la lourdeur, à l'ennui de la façade, au mauvais goût, à l'insipide
-distribution de l'intérieur. Nous en fîmes le tour, regardant les
-copies en mosaïque de tableaux qui ne nous intéressaient pas, les
-tombeaux magnifiques de gens dont nous ne connaissions même pas les
-noms; enfin, nous nous retrouvâmes au grand air, devant les fontaines,
-avec un immense sentiment de soulagement. Aucun de nous n'a jamais remis
-les pieds à Saint-Pierre, si ce n'est pour entendre de la musique, ou
-pour voir des processions et des cérémonies religieuses.
-
-Nous rentrâmes déjeuner et, l'après-midi, nous fîmes en voiture le
-tour classique par le Forum, le Colisée, et le reste! Je n'avais qu'une
-idée très vague du Forum, de ce qu'il était, ou de ce qu'il avait
-été. Je ne comprenais pas ce que venaient faire là ces trois
-colonnes, ou les sept, et cet Arc de Sévère sous lequel ne passe pas
-de route, et surtout cette masse de constructions sordides qui se
-dressent au-dessus, flanquée d'une tour du XVIIIe siècle sans le
-moindre caractère. Un des grands avantages de mon ignorance était, en
-tout cas, de me permettre de voir les choses à ma manière, comme elles
-étaient; et bien que mon éducation religieuse, comme je l'ai dit plus
-haut, m'inclinât à penser que la malaria de la campagne romaine était
-une conséquence de la papauté, cela n'influait nullement sur la
-perception très nette et très claire que j'avais de la beauté de
-ligne du Soracte, tandis que les lignes des premiers plans, en tuf et
-pouzzolane, me semblaient détestables, que la pouzzolane fût papale ou
-protestante. Le rôle du Forum ou du Capitole dans l'histoire ne
-m'importait utilement; ce qui me frappait, c'est que les colonnes du
-Forum étaient de petite dimension, leurs chapiteaux sculptés sans
-finesse et que les maisons qui le dominaient étaient beaucoup moins
-intéressantes à regarder que n'importe quelle «close» de l'«Auld
-toun» d'Édimbourg.
-
-Étant arrivé à ces conclusions sur la ville et ses ruines, il me
-fallait commencer la visite des musées. Ai-je besoin de dire que la
-grande peinture religieuse: le vestibule du Pérugin, la chapelle
-d'Angelico et tout le premier étage de la Sixtine étaient lettre morte
-pour moi? Personne ne m'avait conseillé de les regarder, et j'étais
-incapable, à moi tout seul, de les découvrir. Tout le monde, au
-contraire, m'avait dit: voyez le plafond de la chapelle Sixtine; je le
-trouvai très beau; tout le monde m'avait aussi recommandé de voir la
-_Transfiguration_ de Raphaël et le _Saint Jérôme_ du Dominicain; ce
-que je fis très attentivement et très docilement, après quoi je
-déclarai sans la moindre hésitation que le tableau du Dominicain
-était détestable, et celui de Raphaël fort laid; de ce jour, je ne
-fis plus aucune attention à ce que me disaient les gens, en fait de
-peinture, à moins qu'ils ne fussent de mon avis.
-
-Mais sir Joshua n'était pas tout le monde. Son opinion sur les _Stanze_
-fit que je les étudiai longuement et soigneusement; je vis tout de
-suite qu'il y avait là quantité de choses que je n'étais même pas en
-état de voir, encore moins de comprendre; mais en tout cas, ce qui
-était certain, c'est qu'elles ne me procuraient aucun plaisir; la
-religion, d'ailleurs, qui m'avait été enseignée à Walworth me
-rendait réfractaire à ce mélange de paganisme et de papisme.
-
-Ces bases posées en vue de mes futures études, je n'y revins plus et
-je n'ai pas eu, depuis, de raisons sérieuses de les modifier. Je ne
-parle jamais du Dominicain, ou si j'en parle par déférence pour sir
-Joshua, ce n'est que pour dire que c'est un peintre détestable; des
-_Stanze_ que comme ne pouvant satisfaire en quoi que ce soit un esprit
-sain, équilibré, désireux de savoir à quoi ressemblaient les
-Sibylles, ou comment un Grec se représentait les Muses; et l'opposition
-entre le _Parnasse_ et la _Dispute_ présentée dans les _Stones of
-Venise_[49], comme annonçant la chute de la théologie catholique.
-
-Quand nous eûmes visité les principales curiosités de Rome, et
-pendant que nous explorions les choses de moindre importance, nous
-pensâmes que le moment était venu d'utiliser la lettre d'introduction
-qu'Henry Acland m'avait donnée pour Mr Joseph Severn. Bien que, dans le
-gros in-octavo qui contenait les œuvres de Coleridge, de Shelley et de
-Keats, et qui avait si souvent traîné sur la table devant ma niche de
-Herne Hill, la partie de Keats ne m'eût jamais attiré (elle me
-troublait plutôt) j'avais suffisamment conscience de sa valeur, j'avais
-été trop ému par sa mort pour ne pas désirer faire la connaissance
-de son fidèle ami. J'ai oublié où habitait Mr Severn; tout ce dont je
-me souviens, c'est que sa porte était à droite, tout en haut d'un
-immense escalier carré, aussi large qu'un de nos chemins anglais où
-deux carrioles peuvent passer côte à côte, un escalier monumental aux
-marches très basses. Je montais lentement, car le docteur m'avait
-surtout recommandé de ne pas m'essouffler; il me restait peut-être une
-vingtaine de marches à gravir lorsque la porte de Mr Severn s'ouvrit
-pour livrer passage à deux messieurs, et se referma sur eux avec un
-bruit sec qui paraissait dire au reste du monde: on ne passe plus. Ces
-messieurs me croisèrent sur la gauche. L'un était court, le teint
-animé, l'air réjoui; l'autre petit aussi, mais pâle, avec un beau
-front bien modelé et des yeux noirs à la fois vifs et doux.
-
-Ils me regardèrent, mais par timidité, et aussi parce que je trouve
-impoli d'arrêter les gens et surtout de les empêcher de sortir, je ne
-fis pas un geste et les laissai descendre en paix. Je ralentis même mon
-pas, et ce ne fut que quelques minutes plus tard que je sonnai à la
-porte de Mr Severn. Je laissai ma carte et ma lettre d'introduction au
-domestique qui me dit que Monsieur venait de sortir. Le compagnon aux
-yeux noirs de Severn était George Richmond, pour lequel Acland m'avait
-aussi donné un mot. Tous deux accoururent pour nous voir. La manière
-d'être simple, réservée, originale de mon père et de ma mère les
-intéressa d'abord, leur plut ensuite, et finalement les conquit au
-point que, Noël venu, ils nous choisirent, entre tous leurs amis de
-Rome, pour fêter la Noël. Et cela, bien plus pour mon père et ma
-mère que pour moi; non qu'ils ne s'intéressassent pas à moi, mais
-comme mes idées, qui n'étaient jamais celles de tout le monde,
-étaient plutôt tapageuses, qu'à chaque instant j'allumais sous leurs
-pieds des pétards et des fusées, qui ne les troublaient pas seulement
-au moment où ils éclataient, mais se continuaient en objections
-réfléchies qu'ils ne pouvaient pas toujours réfuter--car je
-m'attaquais aux choses sacro-saintes, aux maîtres incontestés et aux
-splendeurs les plus authentiques de Rome--nos conversations se
-terminaient le plus souvent par des conseils où se glissaient quelques
-reproches qu'ils jugeaient nécessaires; ils avaient de longues
-conférences avec mon père et ma mère, parents et amis se demandaient
-ce qu'on pourrait bien faire pour me ramener à des idées plus saines.
-Dès le premier moment, tous deux avaient inspiré à mes parents une
-confiance absolue, et cela uniquement, je crois, parce que, lorsque nous
-nous étions croisés dans l'escalier, Mr Severn avait dit à mi-voix à
-Mr Richmond en me regardant: «Quelle physionomie poétique!» et que ma
-récente folie, mon impardonnable entêtement dans l'affaire du
-_Harlech_, jointe aux impertinences que je me permettais à l'égard de
-Raphaël et du Dominicain, me donnaient, aux yeux de mes parents, des
-airs d'Enfant prodigue.
-
-La coalition contre laquelle j'avais à lutter se trouva encore
-renforcée par l'entrée en scène d'un frère cadet de Mr Richmond,
-Tom, que je trouvai, lors d'une de nos premières visites à l'atelier
-qu'ils occupaient en commun, s'escrimant de tout son cœur à peindre un
-torse nu avec des ombres bleu de cobalt, sur lesquelles, à ce qu'on
-voulut bien m'expliquer, on devait passer un glacis qui leur donnerait
-le ton de la chair du Titien. Comme, à cette époque, je ne voyais rien
-de particulier dans la chair du Titien, et de plus que je ne pensais pas
-qu'on arrivât à la rendre par ce procédé, l'abîme qui nous
-séparait, mes amis et moi, se creusa encore davantage; et de fait, ces
-divergences firent que s'accroître avec le temps et leur effet
-immédiat fut de décider de la façon dont j'emploierais mon temps à
-Rome et en Italie. Car, ayant déclaré une fois pour toutes que je ne
-pouvais pas plus comprendre la pensée de Raphaël que la couleur du
-Titien; que les salles de sculpture du Vatican m'ennuyaient, que je n'y
-comprenais rien, je pris le taureau par les cornes et me mis à chercher
-ce que, à Rome, je pensais pouvoir dessiner à ma manière, choisissant
-pour commencer--et c'était en quelque sorte un défi jeté à Raphaël,
-au Titien, à l'Apollon du Belvédère tout ensemble--l'étude
-minutieuse de guenilles qui pendaient aux vieilles fenêtres du quartier
-juif.
-
-La guerre déclarée, il ne restait plus aux deux Richmond et à mon
-père qu'à s'amuser autant qu'ils le pourraient de mes essais
-révolutionnaires qui, une fois mon point de départ admis, n'étaient
-pas sans intérêt. Je payai ma dette au Forum, en en dessinant avec le
-grand soin une vue d'ensemble; je fis une étude des aqueducs vus de
-Saint-Jean-de-Latran, une autre du Mont Aventin prise du pont Rotto,
-toutes deux jugées bonnes en général. À la fin, Richmond lui-même
-s'adoucit au point de me demander un dessin de la Trinità dei Monte,
-associée pour lui à d'heureux souvenirs. C'est alors qu'il se
-présenta, pour moi, une occasion d'utiliser de façon pratique mes
-dispositions particulières, en prenant de précieuses notes sur les
-principales villes d'Italie; mais il était dit que toutes les chances
-que j'avais d'être autre chose que ce que je suis avorteraient les unes
-après les autres. Un hasard, qui ne me sembla alors qu'un mirage
-moqueur, fut, bien des années plus tard, la source d'une des plus
-belles et des plus profondes émotions de ma vie.
-
-Entre mon Protestantisme et mon Proutisme--comme l'appelait très
-justement Tom Richmond--j'avais déclaré sans intérêt toute
-cérémonie romaine; je me refusais à rien voir, et je protestais avec
-mauvaise humeur, toutes les fois que l'on me proposait d'entrer dans une
-église, dans un palais romain ou dans une galerie. Pourtant papa et
-maman s'aperçurent que je ne me faisais jamais tirer l'oreille
-lorsqu'il s'agissait d'aller entendre de la musique sacrée, fallût-il
-pour cela subir les ennuis d'un office: ce qu'ils attribuaient au goût
-que j'avais toujours manifesté pour le chant grégorien et à
-l'intérêt toujours croissant que m'inspirait la musique. La vérité,
-c'est qu'à l'église j'avais chance d'apercevoir, au-dessus des têtes
-pieusement penchées de la foule italienne--au moins un instant avant
-qu'elle s'inclinât à son tour--la gracieuse silhouette d'une anglaise
-blonde d'une grande beauté, la reine de la colonie anglaise cet
-hiver-là, à Rome, et qui réalisait pour moi le type de la beauté
-féminine, type rêvé jusqu'ici, et rêvé en vain, une beauté
-sculpturale, mais pleine de vie, et aussi de douceur et de grâce. Je ne
-crois pas être jamais parvenu à l'approcher à plus de quarante
-mètres, mais ces apparitions, si lointaines qu'elles fussent, et les
-émotions qu'elles me causaient n'en firent pas moins la joie et la
-consolation de mon hiver à Rome.
-
-Pendant ce temps, mon père, que notre médecin de Rome avait
-complètement rassuré sur mon état, reprenait sa gaîté et jouissait
-de tout en conscience. Avec Marie qui, quoique de nature peu
-enthousiaste, était une voyageuse infatigable, il allait voir sans se
-lasser tout ce qu'il y avait à voir. Jamais, surtout, il ne manquait
-une fête musicale, et il était radieux lorsque son maniaque de fils
-consentait (pour l'amour de miss Tollemache[50], mais chut!) à les
-accompagner; et tous les jours Mr Severn et George Richmond se
-montraient plus affectueux et plus serviables. Aucun habitué du monde
-élégant de Londres ne s'étonnera du plaisir que nous pouvions trouver
-à pénétrer toujours davantage dans l'intimité de George Richmond.
-Mais je n'ai vu nulle part, dans aucun monde ou ailleurs, rien qui
-approche de la situation qu'avait alors à Rome, Mr Joseph Severn.
-Personne ne savait mieux que lui mettre les gens en valeur, naturels du
-pays, étrangers, laïques ou ecclésiastiques. Il ne voyait dans chacun
-que le meilleur: ce qui aurait excité la colère chez d'autres le
-disait simplement sourire. Comment s'étonner que le pape soit à
-Saint-Pierre, qu'il y ait des mendiants sur les marches du Pincio?
-N'est-ce pas dans la nature des choses? Il pardonnait au Pape son
-papisme, respectait la longue barbe du mendiant et ne doutait pas que
-les marches du Pincio, celles de l'Aracœli aussi bien que celles du
-Latran et du Capitole conduisissent au ciel; nous montions tous, de
-façon ou d'autre, et en attendant il fallait tâcher d'être heureux
-là où on se trouvait. Raisonnable avec légèreté, sage avec gaieté,
-spirituel sans malice, délicatement sentimental, il tenait conseil avec
-les cardinaux un jour, et s'en allait le lendemain picniquer dans la
-Campagne romaine avec les pins belles Anglaises qui passaient l'hiver à
-Rome; prenant les cœurs dans les mailles dorées de sa bonne grâce, de
-sa sympathie ouverte, comme si la vie n'était pour lui que la mélodie
-ondoyante de sa chanson favorite, _Gente, è qui l'uccellatore._
-
-
-[Note 48: Ils s'en souciaient, mais à rebours, prisant surtout
-l'habileté des procédés les plus mesquins et employés de la pire
-façon.]
-
-[Note 49: J'ai autorisé la nouvelle édition de ce livre dans sa forme
-primitive, surtout en raison de la clarté avec laquelle, le lecteur en
-jugera, j'établis de façon incontestable que la théologie de la
-Renaissance eut sur les arts en Italie, et sur la religion du monde, une
-influence fatale.]
-
-[Note 50: Qui épousa le philanthrope Lord Mount-Temple.]
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-CUMÆ
-
-
-Pour être fidèle à la règle que je me suis tracée de suivre l'ordre
-des faits en laissant au lecteur le soin de tirer ses conclusions, j'ai
-passé un peu vite, et il me semble qu'il ne serait point inutile de
-savoir, ou tout au moins d'essayer de deviner ce que pense mon lecteur!
-
-Trouve-t-il que je suis un garçon heureux ou malheureux? A-t-il pour
-moi quelque estime, ou le contraire? Pense-t-il que l'on avait raison de
-fonder sur moi quelque espérance? Ou les talents que je pouvais avoir
-étaient-ils de ceux qui ne brillent au matin que pour se flétrir avant
-le soir? Si je le lui demande, c'est que j'ai reçu quelques lettres
-d'amis qui se disent enchantés et me déclarent que ces souvenirs ont
-jeté sur mon caractère des lumières toutes nouvelles, que je leur
-plais ainsi beaucoup plus qu'auparavant. Voilà un résultat qui n'est
-nullement celui que je cherchais, et qui est en contradiction avec
-l'impression que j'éprouve moi-même quand, me retournant, je me
-regarde face à face. Je suis extrêmement peiné et humilié lorsque je
-constate, aujourd'hui que je suis un peu moins ignorant, le peu que je
-valais alors, et tout ce que je laissais perdre de temps, d'occasions et
-de devoirs--un devoir manqué étant la pire des pertes--et je ne vois
-vraiment pas ce que mes amis ont pu trouver dans ces souvenirs d'enfance
-de plus aimable qu'ils n'eussent pu deviner chez l'auteur de _Time and
-Tide_ ou de _Unto This Last_. En vérité, et quoi qu'ils en disent, je
-n'étais alors, et je le suis demeuré encore un an ou deux, qu'un petit
-têtard informe, ruisselant, glissant, rien qu'un estomac avec une
-queue, se gonflant, s'aplatissant, se tortillant au milieu des ondes de
-cristal et sur les sables purs des sources de la jeunesse.
-
-Mais fort heureusement j'ai toujours eu des yeux excellents et la bonne
-habitude de nager contre le courant; et maintenant le temps était venu
-où je commençais à désirer me mettre au service de belles
-princesses, pour aller chercher leurs balles au fond de l'eau, lorsque
-soudain je me vis sous ma véritable forme, et cette vision me laissa
-effaré et découragé. Ceci se passait à Rome, vers l'époque de
-Noël.
-
-Parmi les objets d'art toujours de mode à Rome, et dont les voyageurs
-de distinction ne devaient pas manquer d'emporter des spécimens,
-étaient ces camées taillés dans de jolis coquillages roses. Afin de
-nous conformer à l'usage, nous achetâmes un coquillage quelconque de
-Dieux et de Grâces. Mais les artistes tailleurs de camées étaient
-habiles aussi à faire le portrait de simples mortels, et mon père et
-ma mère, escomptant l'avenir, résolurent de faire graver pour la
-postérité le profil de leur futur grand homme.
-
-Ce que j'apercevais, quand je me regardais dans le miroir, me suffisait,
-et je n'avais jamais songé à me demander de quel effet était mon
-profil. Le camée terminé, j'en admirai le travail, mais l'image
-qu'elle donnait de moi ne me satisfaisait pas. Je ne l'ai pas analysée
-alors; aujourd'hui, si je cherchais à la décrire, je dirais qu'elle
-rappelait un penny de George III, avec un soupçon de George IV,
-l'orgueil du Grand Turc et l'humeur de huit petits lucifers
-déchaînés.
-
-Et sans doute je savais que j'étais orgueilleux, et depuis quelque
-temps maussade; cependant ce n'était ni l'orgueil ni la maussaderie qui
-étaient les caractéristiques de ma nature. Tout au contraire, personne
-n'était plus respectueux des choses réellement grandes que moi, et
-personne n'était d'humeur plus facile quand on me laissait faire à ma
-tête. Que peut-on demander de plus à la plupart des garçons ou des
-animaux?
-
-Et il me semblait dur que l'on insistât surtout sur les défauts
-passagers, oubliant les qualités véritables, et que ceux-ci
-demeurassent fixés à jamais d'après le témoignage un peu fantaisiste
-du camée. À propos de ce camée et d'autres portraits plus récents de
-moi--est-ce vanité?--mais je tiens à dire pour ceux qui les verraient
-et qui éprouveraient quelque déception, que ce qu'il y a de mieux dans
-mon visage, comme ce qui m'a été le plus utile dans la vie, ce sont
-les yeux, et encore seulement quand on les voit de près. Un ami très
-cher et très perspicace, un Français, m'a fait remarquer aussi, mais
-bien des années plus tard, que la bouche--si elle n'était pas digne
-d'Apollon--avait de la bonté: quant au type George III et George IV, il
-était très marqué dans la famille et en particulier chez mon cousin
-George de Croydon; et pour la forme de la tête, par devant et par
-derrière, j'ai mes idées là-dessus, mais ce n'est pas l'instant de
-les exposer. Le moment est venu, par contre, de dire plus en détail non
-seulement ce qui m'arriva maintenant que j'étais majeur, mais ce qu'il
-y avait en moi: c'est dans ce but que je transcris ici un ou deux
-fragments de mon journal écrits pour moi seul, non pour faire plaisir
-à mon père ou pour être imprimés, après corrections, par Mr
-Harrison.
-
-En feuilletant ces vieux cahiers, je m'aperçois que j'ai trop poussé
-au noir mes souvenirs de la Riviera. Témoin cette page sur un endroit
-que je voyais alors pour la première fois et qui a joué un grand rôle
-dans ma vie, le promontoire de Sestri di Levante:
-
-«_Sestri, 4 novembre_ (_1840_).--Matinée très pluvieuse; à peine si
-nous avons pu franchir les quatre milles qui nous séparaient de cet
-adorable village; les nuages, emportés comme de la fumée le long des
-collines, enveloppaient de guirlandes les églises blanches accrochées
-aux pentes boisées. Avons dû attendre ici jusqu'à trois heures; le
-temps s'est éclairci, nous avons gravi le promontoire boisé qui domine
-le village. Les nuées s'élevaient lentement au-dessus des Apennins,
-laissant ici et là des flocons légers qui s'accrochaient au fond des
-ravins et s'enlevaient sur les parties ensoleillées comme autant de
-langues de feu; à l'horizon, la ligne bleu foncé des montagnes, pure
-comme le cristal, se profilait nettement sur le ciel d'un vert pâle; le
-soleil touchait çà et là les verts précipices, et les villages
-blancs de la côte luisaient comme de l'argent au Nord-Ouest; c'était
-ensuite la masse des hautes montagnes qui dévalaient dans les sombres
-vallées plantées d'oliviers; leurs cimes d'abord toutes grises dans la
-pluie se teintaient de bleu foncé, lorsque les nuées se dispersaient,
-chassées par le vent. Puis tout à coup le soleil reparaissait et ses
-rayons doraient les bois les plus proches, faisaient flamboyer les
-troncs lisses des arbres, les feuillages déjà magnifiquement nuancés
-par l'automne, les revêtant d'une splendeur comme Turner seul pourrait
-en imaginer une, et que mettait en valeur le fond gris d'orage. Au sud,
-c'était la mer sur laquelle se reflétaient et miroitaient quantité de
-petits nuages blancs venus des Alpes, entre de longues bandes du bleu le
-plus pur, tandis que le soleil, très bas déjà, dardait de longs
-rayons obliques loin, très loin de l'horizon; les vagues venaient se
-briser au milieu de panaches d'écume contre des rochers de marbre noir,
-et de grandes masses floconneuses couraient, poussées par la marée,
-vers la pleine mer. Au-dessus de nos têtes, un groupe sombre de pins
-d'Italie et de chênes verts enveloppaient d'ombre un adorable coin de
-prairie, tel qu'on en pourrait trouver dans les parties les plus
-fertiles des îles de Derwentwater. Cette féerie dura jusqu'au moment
-du coucher du soleil; alors un double arc-en-ciel s'élança au-dessus
-des bois embrasés, puis à mesure que le soleil baissait à l'horizon,
-les nuées d'orage se revêtirent de pourpre; l'arc-en-ciel dont les
-nuances se fondaient, semblait une large ceinture cramoisie au-dessus de
-laquelle les nuages flambaient; magnifique spectacle qu'il n'est pas
-donné à l'homme de contempler plus d'une ou deux fois dans sa vie.»
-
-Je vois que nous sommes arrivés à Rome le samedi 28 novembre. La note,
-écrite dès le lendemain matin, mérite peut-être d'être conservée.
-
-«_Dimanche 29 novembre._--La ville est en l'air parce que le Pape
-officie à la Chapelle Sixtine; c'est aujourd'hui le premier jour de
-l'Avent. Me suis fait bousculer, étouffer, pour rien: musique
-médiocre, sorte de mascarade avec le Pape et des cardinaux mal tenus.
-L'extérieur et la façade occidentale de Saint-Pierre ont certainement
-beaucoup d'apparence; l'intérieur conviendrait à une salle de bal, ou
-ne devrait servir qu'à cela.»
-
-«_30 novembre._--Monté en voiture au Capitole place pleine
-d'immondices, lugubre et dégoûtante; descendu ensuite au Forum, très
-bon sujet de tableau certainement. Puis marché longtemps, parmi des tas
-de briques et de décombres, jusqu'à en avoir mal au cœur.»
-
-Écœuré, ai-je voulu dire. Mais entre le 20 et le 25 décembre, je fus
-réellement malade; accès de fièvre terrible, c'est un miracle que je
-m'en sois tiré. Le 30, j'étais sur pied; je continue ainsi:
-
-«Petite promenade de long en large sur le Pincio; je suis incapable de
-faire autre chose depuis cette maudite maladie. Pourquoi donc faut-il
-que toute joie s'affadisse si vite, que les plus vives impressions si
-rapidement s'effacent? Rome était là devant moi: tours, coupoles,
-cyprès, palais, enchevêtrés, formant d'admirables groupes; une petite
-brume de décembre se mêlait à quelques légères fumées de bois et
-cernaient d'une jolie ligne grise toutes les formes qui se dressaient
-entre moi et le soleil; au delà des admirables chênes verts des
-jardins Borghèse, on apercevait les Apennins d'où émergeait un grand
-pic couvert de neige, semblable à la traînée lumineuse d'une comète.
-Ce n'était pas le clair de lune, ce n'était pas la lumière du soleil,
-c'était quelque chose d'aussi doux que l'un, d'aussi puissant que
-l'autre. Et j'étais là au milieu de ces magnificences, et je ne le
-sentais pas! Je rentrais de ma promenade, aussi las de mon devoir
-accompli que si j'étais sur la route de Norwood.»
-
-Des yeux, je suivais une jeune fille qui promenait des enfants et dont
-le petit bonnet coquettement posé sur ses cheveux très bien coiffés
-trahissait la nationalité: j'étais fixé, bien avant de l'avoir
-entendu dire à l'un des enfants qui jabotait en anglais avec une
-volubilité comparable seulement au murmure de la fontaine de l'autre
-côté de la route: «qu'elle n'en comprenait pas un mot»[51]. Après
-deux ou trois allées et venues, la jeune fille s'assit à côté d'une
-autre bonne; elles bavardaient, elles riaient, l'air parfaitement
-heureux, ne pensant pas plus aux montagnes qui se dressaient derrière
-elles, et à la ville qui s'étendait sous leurs pieds, qu'au Grand
-Turc; tandis que moi, emporté par mes sentiments dans des sphères que
-je jugeais très supérieures, je souffrais cruellement, en face d'un
-spectacle qui aurait dû me procurer d'infinies jouissances, de sentir
-les heures peser si lourdement sur mes épaules. Voilà bien l'orgueil,
-cher lecteur, et la maussaderie--_dum pituita molestat_--bien dûment
-établis.
-
-Mais faut-il être bien orgueilleux pour se croire supérieur au point
-de vue du _sentiment_ à une petite _bonne_ française? Très
-sincèrement, je ne me croyais pas supérieur à cette fille, ni
-meilleur; mais je savais qu'il existait entre moi et le lointain
-Soracte, ou même entre moi et l'invisible Vultur, un lien qu'elle ne
-soupçonnait même pas; et que cela impliquait un horizon terrestre,
-sinon céleste, plus étendu; nous n'étions pas nés sous la même
-étoile.
-
-Pendant ce temps, au pied de la colline, ma mère tricotait dans la
-grande chambre romaine, aussi paisiblement que si elle eût été chez
-elle--cette grande chambre qui avait sur les auberges de Provence le
-mérite d'être propre. Les jours passaient et l'heure vint de songer au
-voyage de Naples, avant qu'aucun de nous ne fût fatigué de Rome. Cette
-bonne cousine Mary, à laquelle je ne daignais jamais demander son avis
-sur rien, était celle d'entre nous qui avait le plus profité de ce
-séjour. Réellement très bonne musicienne (elle avait pris quelques
-leçons de Moscheles), elle jouissait des maîtrises des églises,
-lisait attentivement son guide, savait toujours où elle était et,
-profondément religieuse, était arrivée à vaincre ses préjugés
-puritains au point de visiter avec une émotion respectueuse le tombeau
-de saint Paul et la maison de sainte Cécile. Je crois même qu'elle
-finit par monter à genoux la Scala Santa, comme toute bonne Romaine.
-
-L'hiver avait passé, et le soleil du printemps réchauffait doucement
-l'atmosphère quand nous gravîmes les monts Albains pour descendre dans
-la vallée au-dessous de La Riccia, que j'ai décrite dans l'un des
-chapitres les plus souvent cités des _Modern Painters_. Mon journal
-dit: «Un abîme, et sur la colline opposée un autre village haut
-perché, avec le clocher et le toit de son église formant un groupe
-très réussi. Un hérissement d'arbres descendait jusqu'au fond du
-ravin d'où s'élançait près de moi, en clair sur le fond d'ombre, la
-paroi grise d'un rocher merveilleusement brodé de lichens aux mille
-couleurs.»
-
-Suivent encore quelques phrases du même genre, et puis une description
-des marais Pontins où j'insiste beaucoup sur les taches mouvantes que
-mettent çà et là les grands troupeaux noirs, les vols de mouettes
-blanches, les cochons aux soies hérissées, les oiseaux de toutes
-sortes, échassiers et plongeurs en nombre incalculable. Il est
-extrêmement intéressant, au moins pour moi, de voir qu'à cette
-époque où je ne faisais encore que des croquis au crayon, c'était
-surtout la couleur qui me frappait: je voyais les choses d'abord en
-couleur, comme elles doivent être vues.
-
-Certains détails du voyage de Mola à Naples, sur lesquels je me
-permets d'insister, prouvent la constante préoccupation d'exactitude
-qui fait le fond des principes que j'ai formulés, plus tard, dans
-_Modern Pointers_, bien qu'à cette époque je n'eusse pas la plus
-légère idée d'écrire ce livre, ni aucun autre, et que je prisse ces
-notes uniquement pour me souvenir de ce que je voyais, et sans me
-préoccuper de savoir si elles me serviraient à autre chose.
-
-«_Naples, 9 janvier_ (_1841_).--Pendant que je m'habillais hier à Mola
-auprès de la fenêtre, j'ai vu le soleil se lever au milieu des brumes
-qui montaient de la mer; le petit bois d'orangers qui descend en pente
-douce vers la plage rougissait sous ses caresses; Gaëte, en face,
-étincelait sur son promontoire. J'ai couru à la terrasse, un petit
-toit de zinc orné d'orangers et de figuiers d'Inde en pots. Au bord de
-la mer s'élevaient des montagnes qui rappelaient celles du Skiddaw,
-avec des ravins semblables à ceux du Saddleback; les hauts sommets
-étincelaient sous la neige fraîchement tombée, le plus élevé
-effleuré par un blanc nuage léger et rapide[52]. Plus près, les
-montagnes s'amollissaient en masses vertes et unies comme les collines
-de Malvern, sauf que leurs sommets étaient couverts d'oliviers et
-festonnés de vignes; on aperçoit le village de Mola avec ses murs
-blancs et ses toits plats, au-dessus des oliviers, dans de légères
-vapeurs de fumée bleue; au loin, une autre chaîne de montagnes court
-vers la mer. L'air était un peu frais, mais si pur et si doux, si
-chargé de parfum d'orangers que l'on se serait cru au printemps, non en
-janvier. Le temps menaçait, mais le soleil nous resta fidèle pendant
-la traversée du village; rues étroites, pittoresques et colorées, qui
-descendent vers la mer, puis, côtoyant un précipice dont la neige
-était éblouissante sous le soleil qui montait, et entre des haies de
-myrtes, nous entrons dans la plaine de Garigliano. Un gros nuage chargé
-de pluie courait[53] après nous, nous gagnant de vitesse, s'abaissant
-petit à petit, couvrant bientôt tout le bleu du ciel jusqu'à ne plus
-laisser qu'une étroite bande d'un bleu ambré[54] derrière les
-Apennins; les montagnes plus proches étaient maintenant plongées dans
-une ombre profonde, ombre de pourpre--les neiges au loin d'abord
-embrasées et donnant la plus forte lumière du paysage, puis sombres
-contre le ciel clair; des masses grises au-dessus, lugubres, lavées de
-pluie par endroits; au-dessous, un bouquet de saules qui se détachaient
-contre un fond pourpre, un peu jaune d'Inde, un peu tacheté de rouge.
-Puis c'étaient les ruines d'un aqueduc dont les murs portaient encore
-des traces de mosaïque; ses arches encadraient des collines et de
-belles prairies dont la verdure fraîche se mêlait à l'or des saules.
-À Capoue, nous perdîmes du temps à la Douane, maudite douane; nous
-avions subi le même ennui à Garigliano où des mendiants hurlants
-s'étaient rués sur nous (Caffé del Giglio d'Oro). Je vois encore un
-gamin, un vrai singe, perché sur l'épaule d'un autre gamin et qui
-faisait claquer ses mâchoires en se donnant de grands coups de poing.
-
-Le pays, à partir de Garigliano, est absolument plat; la voiture filait
-entre les festons de vigne accrochés aux ormes; la route était
-parfaitement droite et toute déchirée par une pluie diluvienne. La
-nuit venait, j'étais horriblement fatigué; de temps à autre, entre
-les nuées orageuses qui fuyaient, on apercevait un lambeau de ciel bleu
-ou encore deux ou trois pures étoiles qui cherchaient à percer les
-lourdes masses noires. Des éclairs sillonnaient le ciel quand nous
-approchâmes des portes de Naples, où nous fûmes encore retardés par
-la Douane et le visa de nos passeports. J'étais arrivé à un tel
-degré de fatigue, si exaspéré, si transi, que j'étais près de
-pleurer. Ce n'était pas ainsi que j'avais rêvé entrer à Naples!
-Aurais-je jamais pensé, lorsque, assis dans mon coin familier de Herne
-Hill, je soupirais après la neige lumineuse des montagnes, après une
-feuille d'oranger, que j'arriverais à Naples d'aussi méchante humeur
-que si j'avais passé ma journée a Londres? Mille fois plus encore!
-
-Depuis plus de dix ans, grâce à ma passion géologique, je connaissais
-à fond la structure et l'aspect du Vésuve et du mont Somma.
-_Friendship's Offering_ et _Forget me not_, à l'époque de Leoni le
-bandit, m'avaient aussi donné d'utiles notions sur la baie de Naples.
-Mais les formes admirables du mont Saint-Ange et de Capri étaient
-toutes nouvelles pour moi, et la pensée que je me trouvais là, en
-présence de forces souterraines inconnues, m'emplit d'une émotion
-profonde; pourtant le Vésuve était calme, et les lentes évolutions du
-nuage blanc suspendu au-dessus de son cratère ressemblaient à celles
-d'un simple nuage d'orage.
-
-La première vue des Alpes avait été pour moi la révélation directe
-de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante. Mais depuis
-longtemps, dans les forces volcaniques et destructrices, Homère m'avait
-appris à reconnaître--et ma raison m'avait confirmé dans cette
-pensée--sinon l'Esprit du mal en personne, tout au moins le symbole du
-mal non racheté, un monde en dehors des conditions atmosphériques,
-orages, chaleurs, gelées, d'où dépend le cours normal de la vie
-organique. Et de même que les neiges et les roses des Alpes à
-Lauterbrunnen représentaient pour moi le Paradis, de même cette
-vallée de cendres, cette gorge de lave était l'Enfer, l'Enfer visible.
-Et s'il se présentait ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi serait-il
-autre dans l'ordre surnaturel?
-
-Je n'avais pas encore lu une seule ligne du Dante. Dès que je connus
-ces vers:
-
-
-Vespero è già colà dov'è sepolto
-Lo corpo dentro al quale io facea ombra:
-Napoli l'ha, e da Brandizio è tolto[55]
-
-
-non seulement Naples, mais l'Italie tout entière, s'éclaira à cette
-flamme sacrée. Dès lors, les quelques vers de Virgile que je savais
-s'illuminèrent tout à coup; j'en compris la vérité en voyant le lac
-sans oiseaux. À moi aussi la voix enseigna la loi de vie éternelle:
-
-
-Nec te
-Nequidquam lucis Hecate præfecit Avernis
-
-
-Les légendes devenaient vérité--elles _commençaient_ à le devenir
-plutôt, devrais-je dire; tout un cortège de pensées se faisaient jour
-qui ne devaient prendre corps que quarante ans plus tard et qui, dans
-leur première éclosion, ne m'apportaient que tristesse et
-désappointement. «Il y avait donc des endroits comme ceux-là, et où
-les Sibylles vivaient! Mais est-ce là tout?»
-
-Horribles, oui, ces terrains convulsés, ce lac de soufre bouillant, la
-grotte du Chien avec son sol bas, son air lourd, empesté, si lourd
-qu'il semblait qu'on pût l'agiter avec la main. Horrible, ignoble, et
-quand on pense que c'est la Delphes de l'Italie! Les merveilles, les
-splendeurs de ces îles et de ces mers, je les voyais, comme c'était
-déjà mon habitude, sans qu'un seul de leurs défauts m'échappât.
-
-Le voyageur anglais ordinaire, auquel il est donné de cueillir une
-grappe de raisin, et auquel une jolie fille aux yeux noirs apporte sa
-bouteille de vin de Falerne, n'en demande pas davantage--en ce monde ou
-dans l'autre--et il déclare que Naples est le Paradis. Pour moi,
-hélas! dès que mes pieds foulèrent les cendres volcaniques, je
-compris qu'il n'y a pas de perfection possible, de forme ou de couleur,
-pour une montagne, quand tout y est scories. Comment admirer une mer, si
-bleue qu'elle soit, quand elle vient mourir sur un sable noir? Je
-constatai aussi avec une colère bien légitime l'épouvantable
-négligence des pouvoirs publics--que Mr Gladstone avait signalée à
-propos des prisons napolitaines. Mais ni lui, ni aucun autre Anglais,
-que je sache, en dehors de Byron et de moi, ne virent que les Apennins
-se dressaient comme un mur de prison et faisaient de la vie moderne en
-Italie une honte et un crime: crime à la fois contre l'honneur de ses
-ancêtres et la bonté de son Dieu.
-
-Mais en même temps que j'étais vivement frappé par les défauts
-d'autrui une sorte d'éclair volcanique, grâce à Dieu, me révéla les
-miens. Le sentiment que Naples et son beau golfe ne pouvaient rien me
-dire, dans l'état de maladie et de tristesse où je me trouvais, me fut
-douloureux; je me le reprochai; l'enveloppe de la chrysalide commençait
-à craquer de place en place, non sans profit, et je dis adieu aux
-derniers contours du mont Saint-Ange qui disparaissait au sud, en
-songeant vaguement à m'améliorer à l'avenir.
-
-Nous restâmes une journée entière à Mola di Gaeta afin de me
-permettre de dessiner le château d'Itri. On nous avait laissé entendre
-qu'Itri n'avait pas bonne réputation; mais nous nous étions refusés
-à croire qu'un aussi joli endroit pût offrir quelque danger, et nous
-nous y étions fait conduire pour y passer la journée. Pendant que je
-dessinais, ma mère et Mary erraient à l'aventure; Mary savait
-maintenant quelques mots d'italien, assez pour sympathiser avec toute
-Contadine portant une jolie coiffe ou un beau baby. Les voyageurs
-étaient rares à Itri, je ne crois pas qu'on y eût jamais vu
-d'Anglaises; aussi les Contadines étaient-elles enchantées et elles
-auraient fait tout au monde pour être agréables à maman et à Mary.
-Je fis un bon croquis et nous regagnâmes les bois d'orangers de Mola,
-ravis. Nous apprîmes plus tard que la population d'Itri est tout
-entière composée de bandits; de ce jour, nous n'avons plus jamais eu
-peur des bandits.
-
-Nous passâmes la journée du dimanche à Albano. Dans la matinée nous
-fîmes une longue promenade, mon père, manière, Mary et moi, dans les
-bois de chênes verts des alentours. Depuis plusieurs semaines déjà,
-je ne toussais plus, je pouvais marcher sans fatigue; je jouissais d'une
-sécurité relative lorsque, tout à coup, pendant cette promenade bien
-paisible pourtant, la toux reprit et je constatai que le mouchoir que
-j'avais porté à mes lèvres était taché de sang! Je m'assis sur le
-talus, au bord de la route, et je vis devant moi mon père très pâle.
-
-Nous regagnâmes l'auberge à pas lents et mon pauvre père, s'étant
-procuré une sorte de carriole légère, se mit en route pour aller
-lui-même à Rome chercher le docteur.
-
-J'ai bien souvent songé, avec mélancolie, aux émotions douloureuses
-qui avaient dû étreindre le tendre cœur paternel pendant cette longue
-course, dix-huit milles à travers la campagne romaine.
-
-Le bon Dr Gloag le rassura et revint avec lui. Mais il n'y avait pas
-grand'chose à dire ou à faire. Ces petites crises étaient naturelles
-au printemps, il fallait seulement redoubler de prudence. Ma mère ne
-perdit pas courage. Le lendemain, nous rentrions à Rome; et depuis ce
-temps la toux ne m'a plus incommodé.
-
-Vers Pâques, le temps fut admirable. J'assistai à la Bénédiction, je
-m'assis à la nuit tombante en face du château Saint-Ange, je vis le
-dôme de Saint-Pierre étinceler et le château étendre sur le ciel un
-grand voile de feu. J'emportai de cette dernière vision de Rome bien
-des pensées qui ont mûri lentement depuis; des pensées qui m'ont
-surtout convaincu que l'esprit protestant était mesquinement et
-coupablement borné, ne comprenant rien à la signification et au but de
-la splendeur de l'Église au moyen âge; et que l'esprit catholique
-actuel était mesquinement et coupablement borné, ignorant tout des
-moyens par lesquels il pourrait toucher l'âme italienne plutôt que ses
-yeux.
-
-En rouvrant, ces jours-ci, le livre que mon professeur de Christ Church,
-Walter Brown, m'avait recommandé comme le code le plus précieux de la
-sagesse religieuse en Angleterre, l'_Histoire naturelle de
-l'Enthousiasme_, je suis tombé par hasard sur ce passage qui a dû,
-j'imagine, être un des premiers à ébranler la satisfaction confiante
-de mon puritanisme. Depuis, j'ai lu un grand nombre de livres de
-théologie, mais je n'ai trouvé nulle part un exemple plus terrifiant
-d'absence à la fois de charité et d'intelligence:
-
-«Si l'on pouvait oublier un instant que chaque cloche, chaque vase
-sacré, chaque ornement du rite romain recèle un piège tendu à la
-liberté et au bonheur de l'humanité, que son or, ses perles, ses
-belles draperies sont des parures de mort éternelle; et si l'on compare
-tout cet appareil aux horreurs et aux ignominies des anciens rites
-polythéistes, il semble que l'on puisse rendre grâce à ceux qui l'ont
-imaginé. Poésie, effets scéniques, tout a été mis en œuvre par le
-goût et le génie des artistes italiens pour composer un spectacle qui
-laisse les plus magnifiques cérémonies du culte des idoles en Grèce
-et à Rome bien loin derrière lui.»
-
-Et cependant, je ne me souviens pas distinctement d'avoir été choqué
-par ce passage. Il me semble même que certains points de ce livre
-m'avaient plu; il est vrai que j'avais sur son auteur, et sur tous les
-auteurs du même genre, l'avantage de savoir distinguer l'art sincère
-de l'art menteur, une foi heureuse d'un insolent dogmatisme. Je savais
-que les voix qui chantaient à la Trinità di Monte n'étaient pas des
-voix de mensonge, et que la multitude qui s'agenouillait devant le
-Pontife se relevait meilleure et plus forte après avoir reçu sa
-bénédiction.
-
-Bien que j'eusse pu, le beau temps aidant, assister sans danger aux
-cérémonies de la Semaine Sainte, je j'avais pas retiré grand
-bénéfice, comme santé, de mon hiver à Rome. J'étais très
-découragé et les premières étapes du retour par Terni et Foligno
-furent assez mélancoliques; la nuit que nous passâmes à Terni,
-particulièrement triste. Car vers le soir, comme nous rentrions à
-l'hôtel après avoir été jusqu'aux Cascades, le domestique d'un jeune
-Anglais demanda à nous parler. Il était seul avec son maître qui
-brusquement était tombé malade, très malade. Mon père voudrait-il
-venir le voir? Mon père y alla et se trouva en présence d'un très
-beau garçon, un Écossais de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui se
-mourait. Il mourut en effet dans la nuit et nous pûmes rendre quelques
-services au malheureux serviteur qui était au désespoir. J'oublie
-maintenant si nous avons jamais su qui était ce jeune homme. Je trouve
-pourtant son nom inscrit dans mon journal, «Farquharson», mais rien de
-plus.
-
-À mesure que nous montions vers le nord et que nous quittions les
-régions volcaniques, je reprenais courage; Venise, Venise
-l'enchanteresse, m'apparaissait dans le lointain avec toutes ses
-séductions. Je n'avais vu Venise qu'une seule fois, six ans auparavant,
-quand je n'étais encore qu'un enfant. Que le conte de fée se
-réalisât aujourd'hui, je pouvais à peine le croire, et le départ par
-la porte de Padoue, au matin, avec la pensée que Venise--du moins des
-gens dignes de foi l'assuraient--était là, de l'autre côté, dans la
-mer: comment exprimer l'émotion ressentie!
-
-Je n'imagine pas encore la réponse que le lecteur a pu faire à la
-question que je lui posais au début de ce chapitre: Trouve-t-il que je
-sois un garçon heureux ou malheureux?
-
-S'il s'agit de la vie future, en ce monde ou dans l'autre, de la
-personnalité à venir dans l'un comme dans l'autre, il pourrait y avoir
-deux opinions à cet égard, et même trois. Ce qui est certain, c'est
-qu'en fait de bonheur j'accaparais à moi seul la part de deux cent
-cinquante mille personnes ordinaires. Je dis «personnes», non pas
-«garçons». Je ne sais pas en quoi consiste le plaisir que trouvent
-les garçons à jouer au cricket, à canoter, à tuer des oiseaux à
-coups de pierres ou à coups de carabine. Mais pour les gens ordinaires,
-marchands, employés, hommes de Bourse et de Club, certainement il n'y
-avait pas de comparaison entre la somme de bonheur dont je jouissais et
-la leur; bonheur suivi, cela va sans dire, de moments de lassitude ou de
-satiété, et en partie compensé par des contrariétés, des
-désespoirs à propos de choses qui n'auraient certainement contrarié
-personne d'autre que moi; mais un bonheur incontestablement, infiniment
-précieux en soi et complet, à propos duquel on aurait pu dire ce que
-disait Sydney Smith ayant mangé sa salade: «Je suis à l'abri des
-coups du Destin; j'ai dîné aujourd'hui.»
-
-Les deux chapitres dont l'un termine le premier et l'autre ouvre le
-second volume des _Stones of Venice_ furent écrits, je m'en aperçois
-en les relisant, sous l'impression mélancolique des événements de
-1852 et avec le désir d'indiquer très honnêtement aux voyageurs ce
-qui mérite d'être vu. Je n'essaie pas d'y retracer mes joies de 1835
-et de 1841, alors qu'on ne songeait pas à construire un pont de chemin
-de fer et que tout, la marécageuse Brenta, la moindre villa, une
-chaussée poussiéreuse, une plage de sable, me ravissait, par cette
-matinée où nous vîmes Venise surgir devant nous; et le noir chapelet
-des gondoles, dans le canal de Mestre, était à mes yeux plus beau
-qu'un lever de soleil au milieu de nuages de pourpre et d'or.
-
-Mais comment l'exprimer? Comment même me l'expliquer, l'esprit anglais,
-cultivé ou non, étant incapable de sentir ce genre d'émotion. Sir
-Philippe Sydney va à Venise et il n'a pas l'air de s'apercevoir que
-Venise est dans la mer. Lady Elisabeth Craven, en 1789, s'attendait à
-trouver une jolie ville proprette avec des quais le long de ses canaux
-et fut extrêmement désappointée: «Les maisons baignent dans l'eau,
-elles sont sales et paraissent tout à fait inconfortables; les
-innombrables gondoles, qui ont l'air de cercueils flottants, ajoutent à
-la tristesse de l'ensemble et, je l'avoue, Venise, à l'arrivée, m'a
-fait une impression d'horreur plutôt que de joie.»
-
-Sur quoi elle s'en va aux Cascine et se trouve parfaitement heureuse. Il
-ne semble pas qu'elle ait jamais lu ni le _Marchand_, ni _Othello_.
-Evelyn ne les a pas lus davantage; pourtant, de son temps comme de celui
-de Sidney, la Venise d'Othello et d'Antonio n'était pas encore tout à
-fait morte. Ma Venise, comme celle de Turner, c'était surtout Byron qui
-l'avait créée, mais il s'y ajoutait encore pour moi la joie enfantine
-de voir des bateaux glisser sur des eaux claires. J'éprouvais un
-bonheur inexprimable à regarder la pointe de la gondole pénétrer sous
-la porte de Danieli à marée haute, quand l'eau avait deux pieds de
-profondeur au bas de l'escalier, et, tout le long des rives du canal, de
-vrais murs de marbre sortir de la mer, couverts à l'extérieur de
-milliers de petits crabes et à l'intérieur de Titiens.
-
-Du 6 au 16 mai, je pris des notes sur des effets de lumière qui me
-servirent plus tard dans _Modern Painters_, et j'exécutai deux dessins
-au crayon, _Ca Contarini Fasan_ et l'_Escalier des Géants_ qui, avec
-deux dessins faits à Bologne en passant, et une demi-douzaine à Naples
-et à Amalfi sont--je puis le dire, quarante ans plus tard--de très
-bons dessins. Je n'avais aucune notion de l'architecture proprement
-dite, je n'avais jamais dessiné un plan, une coupe, un ornement; mais
-j'adorais, comme Turner jusqu'à la fin de ses jours, tout ce qui était
-gracieux et riche, que ce fût Gothique ou Renaissance; mon coup de
-crayon était parfaitement sûr et délicat, je dessinais avec une
-fidélité scrupuleuse, mettant ma joie à reproduire les choses telles
-qu'elles étaient; et c'est ce qui donne la vie à un dessin, ce qui
-fait qu'il est exact de point en point. Cela, au moins, était dans mes
-moyens et je le fis ici pour la dernière fois. L'année suivante,
-j'essayai de faire ce que je n'étais pas capable de faire, et j'ai
-continué, hélas! usant la moitié de mes jours à cette besogne
-ingrate.
-
-Je trouve une phrase dans mon journal du 6 mai qui semble en
-contradiction avec ce que j'ai dit plus haut des centres de mon travail:
-«Dieu soit béni, je suis ici; c'est le Paradis... Venise et Chamonix
-sont les deux bornes de la terre pour moi.»
-
-Il est vrai qu'alors, je ne connaissais ni Rouen, ni Pise, bien que
-j'eusse vu l'une et l'autre. (Quand j'ai cité Genève, avec Rouen et
-Pise, cela comprenait dans ma pensée Chamonix.) «Venise, continue le
-journal, est un mirage, un miroir qui reflète des étoiles. Ses clairs
-de lune sont capables de tourner la tête aux gens les plus sages quand
-ils laissent de longues traînées lumineuses sur les eaux grises.»
-
-De Venise par Padoue, où Saint-Antoine, par Milan où le Dôme étaient
-encore pour moi de purs chefs-d'œuvre; puis à Turin, et à Suse. Ma
-santé s'améliorait, la vue seule des Alpes me fit du bien et les
-brises qui en venaient semblaient me rendre mes forces. Nous passâmes
-le Mont Cenis pour la première fois. Je m'éveillai d'un lourd sommeil,
-le matin du 2 juin 1841, dans une toute petite chambre de Lans-le-Bourg,
-vers six heures du matin; au nord, les aiguilles rouges se détachaient
-sur le bleu du ciel, l'immense pyramide couverte de neige s'étendait
-jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois
-minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière
-et je gravis la pente gazonnée qui monte du côté sud jusqu'aux
-premiers pins.
-
-Je renaissais. La vie s'ouvrait de nouveau devant moi avec tout ce
-qu'elle a de meilleur: sentiment religieux, amour, admiration,
-espérance; tout ce que je savais, tout ce qu'il y avait au plus profond
-de mon être, tressaillait à cette heure; et l'œuvre que je voulais
-faire, et que les hasards de ma vie à venir ont servie, se précisa,
-fut déterminée, si je puis dire, en cette minute. Plein de
-reconnaissance, je rentrai, j'allai trouver mon père et ma mère et je
-leur dis que j'étais sûr maintenant de guérir.
-
-Les docteurs s'étaient absolument trompés sur mon cas. J'avais surtout
-besoin de grand air, d'un air vivifiant, d'exercice, de repos, sans
-aucune excitation artificielle. L'air de la campagne romaine était
-détestable pour moi et la vie de Rome la plus mauvaise que je pusse
-mener. Les trois passages suivants de mon journal, qui ont pris une
-grande signification par la suite, peuvent servir de conclusion à ce
-chapitre qui, je le crains, aura paru à mon lecteur bien ennuyeux:
-
-«I. _Genève, 5 juin._--Arrivé hier de Chambéry; un vent frais du
-nord chassait la poussière. Ravi de la grâce d'une jeune femme, la
-femme d'un confiseur, dans une petite ville que nous traversions, et à
-laquelle je demandai «une livre» de biscuits de Savoie. «Mais,
-Monsieur, une livre sera un peu volumineuse! Je vous en donnerai la
-moitié; vous verrez si cela vous suffira... Ah! Louise (ceci
-s'adressait à une petite personne aux yeux brillants, qui s'agitait
-dans l'arrière-boutique et exprimait son mécontentement de façon
-bruyante), si tu n'es pas sage, tu vas savoir[56]». Tout cela si
-gaiement, si gentiment!--Arrivé ici par une délicieuse après-midi,
-vers l'heure du coucher du soleil. Les prairies étaient si vertes, la
-Salève si brillante, le Rhône si tumultueux, le lointain Jura si beau
-que j'étais prêt à faire le vœu de ne jamais remettre les pieds en
-Italie.
-
-«II. _6 juin._--Pluie à verse toute la journée; sermon improvisé et
-péniblement débité par un jeune homme qui n'avait pas de voix, dans
-une petite chapelle dont les voûtes blanches s'emplissaient du bruit
-d'un orgue strident et de cantiques en mauvais vers. Que de fois, le
-dimanche matin, aux mêmes heures, j'ai été pris de remords, j'ai
-décidé de secouer ma paresse et de faire un effort pour m'instruire de
-façon ou d'autre, de me fortifier physiquement, de me vouer à quelque
-œuvre utile au lieu de ne songer qu'à passer agréablement le temps.
-Cette impression m'est venue très intense aujourd'hui et je donnerais
-tout au monde pour qu'elle ne s'effaçât pas. Hélas! ces émotions ne
-sont jamais durables chez moi; le lendemain, je n'y pense plus.
-
-«III. _11 décembre 1842._--C'est bien étrange, mais j'ai éprouvé
-les mêmes émotions, les mêmes remords, dans cette même petite
-église, l'année suivante, et ce fut l'origine de mon travail sur
-Turner.»
-
-
-[Note 51: En français dans le texte.]
-
-[Note 52: À remarquer que je voyais instantanément le pas du nuage--le
-travail de «Cœli Enarrant» ayant été vraiment commencé longtemps
-auparavant.--Noter aussi, un peu plus loin, le nuage de pluie.]
-
-[Note 53: Cette course, cette chasse du nuage de pluie s'oppose dans mes
-dernières conférences sur le ciel, à la formation de la nuée de
-pluie dans tout l'atmosphère sous l'influence du vent.]
-
-[Note 54: Un bleu des plus pâles, transparent, qui se fond en or.]
-
-[Note 55: C'est Virgile qui parle et qui dit:
-
-«À cette heure (une heure après le lever du soleil au Purgatoire) il
-fait soir là-bas (dans l'Italie méridionale) où est enterré mon
-corps, à l'intérieur duquel je faisais ombre (sur la terre lorsque
-j'étais vivant). Naples le possède maintenant; il y a été apporté
-de Brindisi.»
-
-Virgile, dit-on, mourut à Brindisi et son corps, par ordre d'Auguste,
-fut porté à Naples. Purgatoire. Chant III. (Note du traducteur.)]
-
-[Note 56: En français dans le texte.--Note du traducteur.]
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-FONTAINEBLEAU
-
-
-Le 29 juin, nous étions à Rochester; nous passâmes un mois à la
-maison à peser, à étudier ce qu'il y avait de mieux à faire pour ma
-santé. Depuis cette matinée de Lans-le-Bourg, j'étais convaincu que,
-si je pouvais vivre à ma guise en respirant l'air des montagnes, je
-serais vite sur pied. On prit l'avis des médecins de Londres; il fut
-décidé que le mieux était de me laisser faire et, sous la seule
-condition d'emmener Richard Fall, papa et maman consentirent à ce
-premier voyage d'indépendance. Je me mis donc en route au commencement
-d'août, me dirigeant vers le Pays de Galles. J'avais promis à mes
-parents de passer par Leamington pour y consulter une sommité
-médicale, le Dr Jephson; à la Faculté, on le qualifiait volontiers de
-charlatan, mais il nous avait été chaudement recommandé par des amis
-en qui nous avions grande confiance.
-
-Jephson n'avait rien du charlatan: c'était un homme de la plus haute
-valeur, qui possédait toutes les qualités qui font les grands
-médecins. Ses débuts avaient été modestes: employé dans une
-pharmacie, il avait fini, grâce à un travail acharné joint à une
-faculté d'observation tout à fait remarquable, par devenir le premier
-médecin de Leamington; et c'est, je puis le dire, le seul vrai médecin
-que j'aie jamais connu avant Sir William Gull.
-
-Il m'examina, m'ausculta pendant plus de dix minutes, puis me dit:
-«Installez-vous ici, et dans six semaines, si vous faites ce que je
-vous dis, vous serez guéri.» Je lui déclarai qu'il n'était nullement
-dans mes intentions de m'arrêter à Leamington, que j'allais dans le
-pays de Galles, mais que je ne demandais pas mieux de suivre, là-bas,
-les conseils qu'il lui plairait de me donner. «Non, non, fit-il, il
-faut que vous restiez ici, sinon, je ne m'occupe pas de vous.» Ceci
-sentait un peu le charlatanisme; je le saluai et continuai mon voyage
-après avoir écrit à la maison le récit détaillé de mon entrevue.
-
-À Pont-y-Monach, je trouvai une lettre de mon père m'ordonnant de
-retourner immédiatement à Leamington et de me mettre entre les mains
-du Dr Jephson. En conséquence, Richard s'en alla seul à Snowdon et moi
-je repris le premier courrier en sens inverse, et me présentai devant
-le docteur, l'oreille basse. Il m'envoya loger dans un tout petit
-appartement où je menai pendant six semaines une vie toute nouvelle
-pour moi; vie contre laquelle je pestais, comme le prouve mon journal de
-l'époque, mais qui, en fin de compte, ne m'a pas laissé de mauvais
-souvenirs. L'eau salée des sources le matin, du fer deux fois par jour;
-au déjeuner de huit heures, du thé aux herbes; au dîner d'une heure
-et au souper de six heures, de la viande, du pain et de l'eau, seulement
-de l'eau; poisson, viande de boucherie ou volaille à mon choix, pourvu
-qu'il n'y eût jamais qu'un plat de viande; ni légumes, ni fruits. Une
-promenade le matin, une l'après-midi et se coucher de bonne heure. Tel
-était le régime auquel j'étais condamné et qui contrastait avec mes
-habitudes plus sybaritiques.
-
-Je suivis docilement les ordonnances du docteur, trouvant encore la vie
-bonne dans ces conditions, et l'espoir de la voir se prolonger
-particulièrement intéressant.
-
-La situation, quoique grotesque et prosaïque, n'était pas sans
-intérêt. J'habitais une maison meublée, une petite maison de briques,
-dans la rue.... qui donnait sur une espèce de pâturage, de terrain
-vague, entouré d'une palissade en mauvais état; de l'autre côté de
-l'enclos, la Leam coulait, bourbeuse et somnolente, garnie de ronces sur
-sa rive opposée; le long de la rue, c'était d'abord toute une suite de
-boutiques misérables, puis une épicerie plus aristocratique, un ou
-deux merciers, et enfin le cabinet de lecture et la Pump-Room.
-
-Après la baie de Naples, le Mont Aventin et la place Saint-Marc,
-c'était comme un de ces changements de décors tels qu'on en voit au
-théâtre dans les féeries. Ce qui est bizarre, c'est que moi qui
-m'étais senti d'une tristesse mortelle en face du Mont Aventin, je
-n'éprouvais ici aucune disposition à la mélancolie; j'étais plutôt
-amusé, et j'avais surtout le sentiment très agréable qu'enfin les
-choses s'arrangeaient au moins pour _moi_, bien que ce que j'avais sous
-les yeux fût loin d'être aussi grandiose que Peckwater ni aussi joli
-que la place Saint-Marc. Mais je me retrouvais, après tout, à mon
-niveau de Croydon; je pouvais faire ce qui me plaisait, et je n'étais
-pas obligé de préparer des examens.
-
-La première chose que je fis fut d'aller chez le libraire prendre un
-livre, car je voulais travailler. Après mûre réflexion, je me
-décidai pour _les Poissons fossiles_, d'Agassiz; et je me mis à
-compter des écailles, à apprendre par cœur des noms impossibles, avec
-l'idée que cela me ferait faire de grands progrès en géologie. Je me
-procurai aussi quelques Marryat et quelques pains de couleur afin de
-finir un dessin dans la grande manière de Turner, le château d'Amboise
-au coucher du soleil, avec la lune qui se lève à l'horizon et dont le
-sillage lumineux glisse sous l'arche d'un pont.
-
-Je n'ai pas fait une dépense inutile le jour où j'ai acheté les
-_Poissons fossiles_, car ce livre m'a permis de constater, après avoir
-passé de longues heures à l'étudier, qu'Agassiz était un pur
-imbécile d'avoir gaspillé son argent à faire dessiner, et très bien
-dessiner, ces horreurs dont personne ne se souciait de savoir les noms.
-
-Si j'avais pensé tirer de cette étude un profit quelconque, c'eût
-été du temps perdu; ce fut au contraire du temps gagné que de me
-rendre compte que le temps passé à un travail de ce genre _était_
-perdu; et que de pêcher un gardon dans l'Avon, de l'accommoder au goût
-d'Isaac Walton, en admettant que son fumet pût monter jusqu'au Paradis
-des pêcheurs, eût été un résultat préférable à celui de classer,
-après six semaines de travail, et de pouvoir nommer, sans se tromper,
-toutes les écailles récoltées dans toutes les boues du monde. Grâce
-à ce livre, j'ai eu la perception exacte des véritables rapports qui
-existent entre les artistes et ces messieurs de la science. Car il
-n'était pas douteux pour moi que l'homme de génie, dans les _Poissons
-fossiles_, ne fût le lithographe, point du tout le savant, et que le
-livre aurait dû porter le nom de l'artiste, car ces poissons sont bien
-ses poissons, dont Mr Agassiz, en sous-ordre, n'a fait que compter les
-écailles et inventer les noms saugrenus.
-
-La seconde chose de quelque importance qui se soit accomplie dans le
-«lodging» de Leamington, c'est le dessin du château d'Amboise dont
-j'ai déjà parlé, dessin exécuté «de tête» et représentant le
-château à environ sept cents pieds au-dessus de la rivière, alors
-qu'il est en réalité à quatre-vingts tout au plus, baigné dans la
-lumière d'un couchant à la Turner; la lune se lève à l'horizon, une
-lune à la Turner; des rampes, des escaliers de marbre qui n'existent
-pas descendent jusqu'à une rivière à la Turner; mais la dentelure en
-pierre de la chapelle de Saint-Hubert est très soigneusement dessinée
-à ma manière, que je trouvais sans doute supérieure à celle de
-Turner.
-
-Ce dessin, qui devait illustrer un poème: _The Broken Chain_, après
-avoir été admirablement gravé par Goodall, me fut, ainsi que les
-vers, extrêmement salutaire en me donnant la preuve que, sous le
-rapport de l'imagination, j'étais un pire sot qu'Agassiz lui-même.
-Cependant, les jours passaient, de merveilleux jours d'automne; les
-blés étaient mûrs et une fois que j'avais laissé derrière moi
-l'enclos, le _Pump Room_ et la _Parade_, j'étais en plein Warwickshire,
-ce Warwickshire qui a tout le charme du paysage anglais. Les tours de
-Warwick dominaient les bouquets d'arbres les plus proches; je pouvais,
-en me promenant, aller jusqu'à Kenilworth ou, dans une petite voiture
-attelée d'un poney, gagner en une heure Stratford; et, tout alentour,
-c'était une admirable étendue de pays anglais avec ses collines et ses
-plaines, de vraies plaines, au travers desquelles les rivières coulent
-paresseusement et où les canaux n'ont que faire d'écluses.
-
-C'est au cours de ces paisibles promenades que je me mis à regarder
-attentivement les bluets, les chardons, les passe-roses. Je vois dans
-mes notes, au 15 septembre, que j'étais en train d'écrire le _King of
-the Golden River_, que je lisais l'_Europe_, d'Alison, et la _Chimie_ de
-Turner. Ce _King of the River_ me fait penser, et j'en rougis, que je
-n'ai point encore parlé de Dickens, dont la jeune gloire n'était
-déjà plus à son aurore. Dès l'apparition des _Sketches_, mon père
-et moi fûmes conquis; puis ce furent les livraisons de _Pickwick_, et
-celles de _Nickleby_ qui firent nos délices; nous les attendions avec
-impatience et, quelles que fussent les préoccupations du jour, ennuis
-ou chagrins, leur lecture nous procurait quelques heures de plaisir sans
-mélange. Dickens, sans doute, ne nous apprenait rien qui ne nous fût
-familier, mais quel art dans la description! Nous connaissions aussi
-bien que lui les cochers et les valets d'écurie et beaucoup mieux
-encore le Yorkshire. Sa manie pour la caricature, dans ses écrits comme
-dans leurs illustrations, l'a placé en dehors de la sphère des auteurs
-de premier ordre, c'est pourquoi il n'a pas été dans ma vie un
-élément d'éducation, mais seulement de plaisir et de réconfort.
-
-Le _King of the Golden River_ fut écrit pour amuser une petite fille;
-c'est une assez bonne imitation à la fois de Grimm et de Dickens, avec
-quelques impressions personnelles mêlées à des souvenirs des Alpes.
-Il a fait le bonheur des enfants, des enfants sages, et leur a été
-salutaire. N'empêche que la chose n'a aucune valeur. Hélas! je suis
-aussi incapable d'écrire une histoire que de composer un tableau.
-
-Jephson tint parole; au bout de six semaines il me rendit ma liberté,
-disant--et il avait parfaitement raison--que ma santé était entre
-mes mains. Il est certain que, si j'avais continué à manger du gigot,
-à prendre du fer, si j'avais appris à nager dans la mer que j'aimais,
-si je m'étais consacré à la géologie et à la pêche des poissons
-vivants plutôt que des fossiles, je me serais probablement noyé, comme
-Charles, ou que l'on m'aurait trouvé un ou deux ans plus tard.
-
-
-«On a glacier, half way up to heaven.
-Taking my final rest[57].»
-
-
-Que serait-il arrivé? Seules les Parques, divinités mystérieuses et
-muettes, pourraient le dire. Pour moi, je sais seulement ce qui n'aurait
-pas dû arriver; je sais que, rendu à la liberté après avoir quitté
-Leamington, je n'aurais pas dû me remettre à manger des pommes de
-terre frites et des tartes, et, au lieu d'apprendre à nager et à faire
-des ascensions, recommencer à écrire des vers pathétiques ni, à
-cette crise très absurde de ma vie, essayer de peindre des crépuscules
-dans la manière de Turner. Je n'étais pas assez sot pour tâcher de
-l'imiter en plein jour, mais je m'imaginais que je pourrais faire
-quelque chose dans le genre du _Château de Kenilworth_ au coucher du
-soleil, avec la laitière et la lune.
-
-Je n'ai point parlé de ce que le lecteur considérera sans doute comme
-l'un des plus grands événements de ma vie: ma présentation à Turner,
-par Mr Griffilhs, au dîner de Norwood, le 22 juin 1840.
-
-Mon journal dit: «Présenté aujourd'hui à l'homme qui, sans
-contredit, est le plus grand homme de notre époque, le plus grand par
-l'imagination, par la science de la mise en scène[58], et en même
-temps un grand peintre et un grand poète: J.-M.-W. Turner. On m'avait
-dit que l'homme était commun, bourru, même grossier, pas le moins du
-monde intellectuel. Mais je savais que cela n'était pas possible et, en
-effet, je me trouvai en présence d'un homme quelque peu excentrique,
-aux manières tranchantes, le gentleman anglais positif; de bonne humeur
-certes, mais aussi de mauvais caractère, détestant les prétentions de
-toute sorte, fin, peut-être un peu égoïste, très intellectuel, avec
-de l'esprit, mais un esprit qui ne cherche pas à briller, qui se trahit
-par un mot, un regard.» Portrait fort complet, et très exact, si l'on
-songe qu'il fut écrit le soir même, aussitôt après cette première
-entrevue.
-
-Par un hasard assez singulier, _Kenilworth_ fut l'une des œuvres du
-maître que Mr Griffilhs tira de son portefeuille après dîner; ce me
-fut l'occasion de dire quelques sottises, de déclarer entre autres que
-c'était une des «plus puissantes de la série anglaise», ce qui dut
-déplaire à Turner, car il n'y avait rien qu'il eût en horreur comme
-de voir les gens s'exalter sur tel ou tel dessin particulier. Cela
-signifiait simplement, pour lui, qu'ils ne comprenaient rien aux autres.
-
-Quoi qu'il en soit, il ne daigna pas ouvrir la bouche et la conversation
-générale se continua comme s'il n'avait pas été là. Cependant, il
-me souhaita le bonsoir avec bienveillance, et je ne le revis plus qu'à
-mon retour de Rome. Si seulement il m'eût demandé de venir le voir le
-lendemain, s'il m'eût montré un de ses croquis au crayon, s'il m'eût
-laissé voir comment il posait une teinte! Il m'eût épargné dix ans
-de travail et ses dernières années n'en eussent pas été moins
-heureuses. Mais que faire à cela? Il n'y a qu'à s'incliner et à dire:
-Ce n'était point écrit. Chaque âme a sa bataille à livrer avec la
-malechance et doit découvrir pour elle-même l'invisible.
-
-Je reviens à Leamington, où j'essayais de peindre Amboise dans le
-crépuscule et où je méditais sur les _Poissons fossiles_ et sur
-Michel-Ange. Mon traitement terminé, j'allai passer quelques jours chez
-mon ancien professeur Walter Brown, qui était maintenant recteur de
-Wendlebury, petit village situé dans les plaines, à onze milles
-d'Oxford. Je dis bien des plaines, non des marais: de beaux pâturages
-salubres, coupés de haies avec ici et là une meule et une barrière.
-Le village se composait d'une douzaine de maisonnettes couvertes de
-chaume, et du presbytère, un bâtiment carré qui s'élevait au milieu
-d'un jardin. L'église, toute proche, avait à peine quatre mètres de
-haut sur vingt de long; elle se terminait par une tour carrée
-surmontée d'un coq qui servait de girouette.
-
-Le bon Walter Brown, après avoir épousé une femme excellente, ni
-belle ni jeune mais pleine de vertus, était venu s'installera
-Wendlebury pour travailler au salut de ses habitants; point n'était
-besoin, pour cela, de tant de science et de dons si rares! Il s'était
-mis pourtant de tout cœur à l'ouvrage, bêchait lui-même son jardin
-et prenait en pension un ou deux écoliers qu'il préparait aux examens
-d'Oxford. À ses moments perdus, il étudiait l'_Histoire naturelle de
-l'Enthousiasme_; il vécut ainsi heureux et satisfait jusqu'à la fin de
-ses jours.
-
-Comme je le voyais très fier de son église et de son coq, je lui en
-fis un dessin où je mis tous mes soins; j'avais choisi l'heure du
-coucher du soleil et l'heure aussi où la lune se levait derrière
-l'église. Il se récria un peu d'abord, déclarant que j'avais mis le
-ciel à l'envers, avec les teintes bleues les plus foncées en bas, de
-manière à bien faire ressortir l'église; mais, pour une raison ou
-pour une autre, je commençais à avoir de l'autorité, et on pensait
-qu'en fait de dessin on ne pouvait pas m'en remontrer. Ce bon Brown
-avait la patience de m'écouter pendant des heures pérorer sur
-Michel-Ange et expliquer la série des gravures du _Jugement Dernier_
-que j'avais rapportées de Rome, où les muscles tracés sur le corps
-rappellent les lignes de chemin de fer sur une carte de géographie; je
-m'en étonne aujourd'hui, et cela me paraît tenir du miracle. À cette
-heure où je sais quelque chose, je ne rencontre plus de gens aussi doux
-ni aussi patients.
-
-Mr et Mrs Brown se montrèrent, à tous égards, excellents pour moi;
-ils semblaient heureux de m'avoir. Peut-être n'y avait-il là que de la
-politesse, car je ne vois pas trop ce que l'on pouvait trouver
-d'agréable en moi à cette époque, si ce n'est le désir que j'ai
-toujours eu de plaire, autant que je pouvais le faire honnêtement, et
-de dire ce qui pouvait faire plaisir à mon interlocuteur.
-
-En quittant Wendlebury, je rentrai à la maison pour achever, avec
-l'aide de Gordon, la préparation de mon examen du printemps. Je trouve
-dans mon journal cette note: «_16 novembre 1841, Herne Hill._--Enfin,
-j'ai terminé mes rangements; me voilà réinstallé, je me remettrai au
-travail demain matin avec méthode, mais sans excès.» M'installer,
-arranger mon intérieur a toujours été pour moi, à tous les âges, un
-très grand plaisir; mais, hélas! je ne suis jamais arrivé à
-maintenir, pendant plus de trois jours, l'ordre obtenu avec tant de
-peine.
-
-Le _17 novembre_, je relève ceci: «Pourquoi la gelée blanche se
-forme-t-elle en plus larges cristaux sur les nervures des feuilles et
-sur les bords que sur les autres endroits», c'est-à-dire sur les
-autres parties de la feuille? question que j'avais cru poser pour la
-première fois dans mon étude de 1879 sur la glace et qui n'a point
-encore reçu de réponse.
-
-La note du lendemain mérite aussi d'être conservée: «Suis dans
-l'admiration de Clementina dans _Sir Charles Grandison_; n'ai jamais
-rien lu qui m'ait fait une si profonde impression; pour le moment, je
-suis tenté de mettre cette œuvre au-dessus de toutes les œuvres de
-fiction que je connais. C'est très, très beau, et il me semble que je
-n'ai jamais rien lu qui ait produit sur moi un effet plus salutaire.»
-
-C'est à cette époque que je pris mes premières leçons avec Harding,
-leçons délicieuses, bien que je me rendisse compte de ce qui lui
-manquait. Mais c'était charmant de le voir dessiner, et jusqu'à un
-certain point, et à certains égards, c'était la perfection. Il
-connaissait bien la structure, la forme des arbres, il les avait
-regardés, vus, et bien vus, et rendus avec sincérité et originalité.
-Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de la vieille école
-hollandaise, il l'avait en horreur; et c'est lui, je crois, qui le
-premier m'a déclaré qu'il n'y avait là que «des ivrognes, des
-joueurs, des débauchés qui se plaisaient aux réalités de la taverne
-plus encore qu'à leur reproduction». Idées toutes nouvelles, qui
-m'ouvraient des horizons et ne pouvaient avoir sur moi qu'une très
-salutaire influence.
-
-Ainsi commença l'année 1842. Ses brumes matinales me réservaient bien
-des surprises. C'est au printemps de 1842 que s'opéra dans l'esprit de
-Turner une grande révolution. Non seulement il était décidé à faire
-désormais des aquarelles qui lui plussent, mais encore qui pussent se
-vendre. Il remit à Mr Griffilhs quinze esquisses dont il se proposait
-d'exécuter les aquarelles. Il obtint neuf commandes; parmi ces
-aquarelles, mon père m'avait autorisé à en choisir une. Ensuite, à
-force de cajoleries, j'obtins qu'il me permît d'en prendre deux. Turner
-reçut encore, de tous les coins du monde, des ordres pour sept autres.
-Aux croquis l'on avait joint quatre aquarelles achevées qui servaient
-d'échantillons et qui étaient aussi à vendre.
-
-L'un de ces dessins, le _Splugen_, me tentait extrêmement. J'espérais
-décider mon père à l'acheter; malheureusement il était alors absent,
-en voyage d'affaires. Je voulus, par déférence, attendre son retour:
-lorsqu'il revint, le _Splugen_ était vendu, ainsi qu'un adorable _Lac
-de Lucerne_, à Mr Munro de Novar.
-
-La chose fut l'occasion pour moi de graves réflexions. Dans un roman de
-Miss Edgeworth, le père fût revenu à point nommé, eût enlevé le
-_Splugen_ des mains hésitantes de Mr Munro et l'eût donné au fils
-soumis, avec un autre par-dessus le marché. Je découvris, après de
-longues méditations, que les voies de Miss Edgeworth ne sont pas
-toujours celles du monde ni de la Providence. Je m'aperçus, et ce fut
-la leçon que je tirai de l'aventure, que lorsqu'on fait une sottise on
-en souffre toujours, et qu'il importe peu, en la faisant, qu'on ait
-obéi à un bon sentiment ou à un mauvais. Je savais, à n'en point
-douter, que cette aquarelle était la meilleure vue de Suisse qui eût
-jamais été faite, qu'il était tout naturel que ce fût _moi_ qui
-l'eusse, et même qu'il était tout à fait inopportun qu'elle
-appartînt à quelqu'un d'autre. J'aurais dû m'en assurer sur l'heure,
-quitte après à demander pardon bien tendrement à mon père de ma
-hardiesse. Il se serait fâché peut-être au premier moment, il eût
-été surpris, peiné, mais il ne m'eût pas moins aimé pour cela; en
-fin de compte, il eût reconnu que j'avais raison et eût été
-enchanté. Quant à moi, j'aurais été gêné pendant quelques jours,
-mais j'aurais redoublé de tendresse vis-à-vis de mon père, me sentant
-des torts envers lui; et, la chose étant bonne en soi, j'aurais fini
-par être heureux, et même content de moi.
-
-Au contraire, le _Splugen_ fut ainsi de part et d'autre, pendant des
-années, une cause de chagrin, une épine douloureuse, mon père
-essayant toujours de le rattraper, Mr Munro, soutenu par les marchands,
-faisant monter le tableau de quatre-vingts à quatre cents guinées,
-jusqu'à ce qu'excédés, nous y renonçâmes après avoir épuisé de
-part et d'autre les meilleurs sentiments.
-
-Mais, me dira-t-on, est-ce ainsi que vous observez le «Tu ne désireras
-pas», etc.? Cher lecteur, si vous voulez absolument trouver une
-réponse à cette question, consultez mes ouvrages philosophiques. Ici,
-il n'y a place que pour des faits. La loi est formelle: si vous faites
-une sottise vous en souffrirez, quel qu'ait pu être votre mobile. Non
-que je prétende que le mobile, en soi, ne puisse être puni ou
-récompensé selon son mérite. En tout cas, cette histoire ne nous
-procura qu'ennuis et chagrins.
-
-J'essayais cependant de supporter avec courage ma déconvenue et de
-jouir des esquisses, en attendant les aquarelles. Fort heureusement,
-elles me fournissaient plus de sujets de réflexion encore que ma
-mésaventure. Je vis que c'était des impressions directes de nature,
-sans rien d'artificiel, comme dans les tableaux de Carthage et de Rome.
-Et je commençai à me demander si dans l'art de Turner il n'y avait pas
-plus de vérité encore que je n'en voyais. J'étais, à cette époque,
-très averti déjà, j'avais étudié _ses_ principes de composition,
-mais il me semblait que, dans ses derniers tableaux, la nature
-elle-même était de connivence, qu'elle les composait avec lui.
-
-Comme j'étais plongé dans ces réflexions, un jour que je me promenais
-sur la route de Norwood, j'aperçus une petite tige de lierre qui
-s'enroulait autour d'une branche d'épine et qui, si disposé à la
-critique que je fusse, ne me semblait pas mal «composée». Je me mis
-sur l'heure à la dessiner au crayon, sur mon bloc de papier gris, j'en
-fis une étude aussi minutieuse, aussi serrée que s'il se fût agi d'un
-morceau de sculpture et, plus j'y travaillais, plus ce travail me
-passionnait. La chose terminée, je compris que j'avais absolument perdu
-mon temps depuis l'âge de douze ans, puisque personne ne m'avait dit de
-dessiner les choses comme elles sont--le temps, veux-je dire, que
-j'avais consacré au dessin. Sans doute, j'avais des souvenirs de tels
-ou tels endroits, mais je n'avais su voir la beauté de rien, pas même
-la beauté d'une pierre, encore moins celle d'une feuille!
-
-Cette découverte ne m'abattit ni me m'exalta comme elle eût dû le
-faire, mais elle mit un terme aux jours chrysalidiques. À partir de ce
-moment, mes progrès, bien que lents, furent réguliers.
-
-Ceci avait dû se passer en mai; une quinzaine de jours plus tard, je
-dus subir mon examen, mais je n'en trouve aucune trace dans mon journal.
-
-Il s'agissait de mon dernier examen de baccalauréat[59], mais j'étais
-si peu fort en latin qu'il y avait de grandes chances pour que je fusse
-refusé! Mes examinateurs, toutefois, se montrèrent indulgents; les
-épreuves en théologie, en philosophie, en mathématiques ayant obtenu
-plus que la moyenne, je fus gratifié d'un _double fourth_ de faveur.
-
-Une fois sûr du succès, je m'en allai faire une bonne course dans les
-champs, au nord de New College (ces prairies ont été depuis englobées
-dans les Parks); j'étais tout heureux de me sentir libre, sans trop
-savoir que faire de ma liberté. Me voilà donc, à vingt-deux ans,
-nanti de telles et telles facultés, toutes de second ordre, sauf la
-faculté d'analyse qui était encore, comme le reste, à l'état
-embryonnaire chez moi, et que j'étais incapable d'évaluer; des goûts
-auxquels je m'étais abandonné jusqu'ici, non sans remords; un
-sentiment vague de ce que je me devais à moi-même, de ce que je devais
-à mes parents, et un sentiment de jour en jour plus vague d'une Loi
-Éternelle.
-
-Que ferais-je? Que deviendrais-je? Mon père, dans sa bonté, était
-disposé à me laisser agir à ma guise; j'étais sûr de toujours
-trouver, à la maison, la vie la plus confortable, ou si je voulais
-voyager, tout l'argent nécessaire. Mais je n'étais pas dépourvu de
-cœur au point de désirer m'en aller seul, et peut-être serait-il
-juste de m'accorder quelque mérite--oh! très léger--pour n'avoir
-jamais sérieusement pensé à quitter mon père et ma mère afin de
-courir le monde; il est vrai de dire que, si la crainte de leur faire de
-la peine dominait toutes mes pensées, je n'avais pas le moindre goût
-pour les aventures. J'aimais le confort et l'ordre, j'aurais eu peine à
-me passer, à quatre heures, d'un dîner en trois services, et, bien que
-je ne fusse pas plus lâche qu'un autre lorsque l'accident se
-produisait, j'avais l'horreur de l'inquiétude, du sentiment du danger,
-en tant qu'élément habituel. L'Inde ne me tentait pas à cause des
-tigres, la Russie à cause des ours, le Pérou à cause des tremblements
-de terre; enfin si ma tendresse pour mes parents n'était ni aussi
-chaleureuse, ni aussi reconnaissante qu'elle aurait dû l'être, de
-même qu'ils ne pouvaient se passer de moi je ne me sentais jamais tout
-à fait à mon aise sans _eux_.
-
-Aussi, pour le moment, nous contentions-nous de faire des projets. Nous
-passerions l'été en Suisse, mais sans voyager; nous nous installerions
-à Chamonix afin que j'eusse le bénéfice de l'air des montagnes et
-l'occasion depuis longtemps rêvée d'étudier les rochers du Mont-Blanc
-au point de vue géologique. Ma mère aidait Chamonix presque autant que
-moi, mais il fallait foute l'abnégation de mon père pour souscrire à
-ce projet, car il avait l'horreur de la neige et des chambres à
-cloisons de bois.
-
-Toutefois, comme il n'hésitait jamais à me sacrifier ses propres
-préférences, il me laissa régler l'itinéraire, fixer les arrêts à
-Rouen, Chartres, Fontainebleau, Auxerre. Un ou deux croquis au crayon
-accusent d'abord chez moi lin certain trouble; il semble bien que je
-n'avais plus confiance dans ma première manière; ce sont des efforts
-vers plus de lumière et d'ombre, mais sans grande portée. Le pays si
-plat entre Chartres et Fontainebleau, avec la pensée déprimante qu'il
-y avait Paris, là, au Nord, m'irritait; j'étais d'une humeur
-massacrante, presque malade, en arrivant à Fontainebleau. Je passai une
-nuit agitée et, le lendemain matin, je me sentais si mal en train qu'il
-eût été imprudent de continuer le voyage. J'étais convaincu que je
-couvais une maladie, une vraie. Cependant, vers midi, les gens de
-l'auberge m'apportèrent un panier de fraises des bois; elles étaient
-si fraîches qu'elles me firent un bien infini. Je me levai et, mettant
-mon album dans ma poche, je sortis les jambes encore un peu
-chancelantes. Je gagnai en me traînant un chemin charretier bordé de
-jeunes arbres, où il n'y avait rien à voir que le bleu du ciel à
-travers les ramures fines des branches, et je m'étendis sur le talus de
-la route pour essayer de dormir. Mais le sommeil ne vint pas et les
-branches des jeunes arbres, qui se détachaient sur le ciel bleu,
-commencèrent à m'intéresser; elles se profilaient immobiles et me
-rappelaient les tiges des arbres de Jessé dans les vitraux. Peu à peu,
-mon malaise se dissipa, et j'eus le sentiment que l'heure de ma mort
-n'avait point encore sonné, qu'on ne m'enterrerait pas dans les sables
-de la forêt. Je me redressai et me mis à dessiner très soigneusement
-un jeune tremble qui me faisait vis-à-vis.
-
-Comment je m'étais fourvoyé dans ce chemin sans horizon, lorsqu'il y
-avait aux alentours de beaux rochers, les Parques seules pourraient le
-dire. Le fait est que je n'ai jamais eu la chance, étant à
-Fontainebleau, de voir aucune des merveilles vantées par les artistes
-français, merveilles qui ont troublé l'esprit du pauvre Evelyn, autant
-que l'_horrible Alpe_, de Clifton:
-
-«_7 mars_ (_1844_).--Je me mets en route, avec quelques compagnons,
-pour Fontainebleau, un somptueux palais royal, comme pourrait être chez
-nous Hampton Court. Pour y arriver, il faut traverser une forêt
-prodigieusement encombrée de rochers hideux, des rochers d'une pierre
-blanche et dure, entassés les uns sur les autres à des hauteurs
-prodigieuses et telles que je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs
-rien d'aussi affreux et d'aussi solitaire. Au sommet de l'un de ces
-lugubres précipices, au milieu d'arbres, de broussailles, et de hauts
-rochers qui surplombent et menacent à chaque instant de rouler dans
-l'abîme, s'élève un ermitage.»
-
-Ce passage me paraît parfaitement caractéristique de la disposition du
-pur esprit anglais à l'égard des rochers. Un Anglais ne demande à un
-rocher que d'être assez grand pour lui donner l'impression du danger;
-il faut qu'il puisse se dire: S'il se détachait, je serais écrasé
-net. La gloriole moderne qui consiste à les escalader est sans doute
-accompagnée quelquefois du désir de faire progresser la science
-géographique ou autre et il est certain que la jeunesse trouve un vrai
-plaisir à grimper et à déjeuner sur l'herbe étoilée de primevères,
-mais elle semble parfaitement satisfaite du moment que le pique-nique
-est réussi et qu'on peut boire le champagne dont on a l'habitude.
-
-Les «hideux rochers» de Fontainebleau n'ont, j'ai le regret de le
-dire, jamais été assez hideux pour me plaire. Ils me faisaient l'effet
-de ne pas être trop grands pour être emballés et emportés comme
-échantillons minéralogiques en admettant qu'ils valussent les frais du
-transport; de plus, mon aversion de sauvage pour les palais et les
-allées bien sablées était telle que je n'eus jamais le cœur de
-chercher la fontaine, la fameuse fontaine, l'âme de l'endroit. Et ce
-jour-là je ne vis ni rochers, ni palais, ni fontaine, je restai étendu
-sur le talus d'un petit chemin creux, sans autre perspective qu'un jeune
-tremble qui s'enlevait sur le ciel bleu.
-
-Et languissamment, mais non paresseusement, je me suis mis à le
-dessiner, et à mesure que je dessinais, ma langueur se dissipait: les
-belles lignes pures voulaient être tracées sans faiblesse. Elles
-devenaient toujours plus belles, à mesure que, l'une après l'autre,
-elles se détachaient de l'ensemble et prenaient place dans l'air. Avec
-un étonnement qui allait toujours grandissant, je m'apercevais qu'elles
-se «composaient» d'elles-mêmes, qu'elles obéissaient à des lois
-plus délicates qu'aucune de celles qui sont connues des hommes. Enfin,
-je vis le jeune arbre se dresser devant moi, vivant, mais toutes mes
-théories antérieures sur les arbres étaient mortes.
-
-Le lierre de Norwood ne m'avait pas humilié à ce point; j'avais
-toujours eu l'impression que le lierre était fait pour être
-décoratif, et m'étais attendu à ce qu'il jouât gentiment son rôle
-à l'occasion. Mais que tous les arbres de la forêt--car je sentais
-clairement que mon jeune tremble n'était qu'une unité au milieu d'une
-foule innombrable--fussent plus beaux que les plus fins réseaux
-gothiques, que les décors des vases grecs, que les plus merveilleuses
-broderies de l'Orient, que les plus admirables peintures des plus grands
-maîtres de l'Occident, c'était la fin de tout ce que j'avais pensé
-jusque-là. J'entrevoyais un monde nouveau, le monde silvestre.
-
-Et non pas silvestre seulement. Les forêts, que je n'avais
-considérées jusqu'ici que comme des solitudes sauvages, obéissaient
-dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois
-qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière, et balançaient
-les vagues. «Il a fait toute chose belle en son temps[60].» De ce
-jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit
-humain à toutes les choses visibles, et je rentrai, suivant en sens
-inverse la petite route sous bois, avec le sentiment qu'elle m'avait
-mené loin; plus loin que l'imagination ne m'avait jamais entraîné,
-bien au delà de ce qu'on peut mesurer avec un théodolite.
-
-À ma grande surprise et à mon très grand regret, je ne trouve rien
-dans mon journal qui se rapporte aux impressions ou aux découvertes de
-cette année. Elles étaient trop nombreuses, trop ahurissantes pour
-pouvoir être formulées, encore moins écrites. C'est à peine si j'ai
-dessiné; les choses, telles que je les voyais maintenant, me
-paraissaient impossibles à rendre; je me remis cependant à la
-botanique et le mois que je voulais consacrer à étudier les rochers de
-Chamonix se passa presque tout entier à me demander ce que j'allais
-taire, ce que je pouvais faire, et où. Le hasard avait voulu qu'on
-m'eût dévolu pour guide un brave garçon très ordinaire, Michel
-Devouassoud, qui connaissait les endroits les plus fréquentés par les
-touristes, mais voilà tout. Je fis des ascensions, je humai le bon air,
-et j'évoquai à nouveau mes pensées de Fontainebleau au bord de
-sources plus douces. Le passage cité plus haut, du ii décembre, le
-seul où il soit question de ce voyage, me semble particulièrement
-intéressant; il montre que l'inspiration qui a donné une forme à ces
-pensées nouvelles dans _Modern Painters_ m'est venue pendant que
-j'accomplissais le seul devoir désagréable auquel je fusse fidèle:
-aller à l'église!--et cela deux années de suite, à Genève, qui est
-bien en vérité ma mère patrie.
-
-Nous rentrâmes en Angleterre, en 1842, par le Rhin et les Flandres;
-c'est à Cologne et à Saint-Quentin que je fis les derniers dessins
-exécutés dans ma vieille manière. Celui de la Grande Place de
-Cologne, que j'ai donné à Osborne Gordon, est peut-être encore chez
-sa sœur, Mrs Pritchard. Le Saint-Quentin a disparu.
-
-Quelle joie, au retour, de nous retrouver à Herne Hill et d'accrocher
-dans la petite salle à manger les adorables aquarelles que Turner avait
-faites pour moi: Ehrenbretstein et Lucerne. Hélas! les beaux jours de
-Herne Hill, et bien des joies avec eux, étaient terminés.
-
-Peut-être ma mère avait-elle parfois--à Hampton Court, à Chatsworth
-ou à Isola Bella--permis à son âme paisible de rêver d'un plus grand
-jardin. De temps à autre quelque camarade d'Oxford à gland d'or venait
-de Cavendish ou de Grosvenor Square pour me voir; dans ces cas-là, nous
-n'avions à lui offrir, pour s'y laver les mains, que la petite pièce
-du fond, en face de la nursery. Les affaires prospérant, mon père
-lui-même vint à penser que cela ferait bon effet, sur les clients de
-la campagne, si on leur offrait leur sherry dans une pièce où ils
-eussent la place d'étendre leurs jambes. Et maintenant que j'étais
-majeur, bachelier des arts d'Oxford, etc., n'avais-je pas besoin, _moi_
-aussi, d'une installation plus importante?
-
-Eh bien! non, mon cher lecteur, la maison me satisfaisait pleinement
-telle qu'elle était; mais depuis ma plus tendre enfance, dès le jour
-où j'avais su me servir d'une bêche, j'avais rêvé de creuser un
-canal, et d'y établir des écluses comme Harry, dans _Harry et Lucy_.
-Or, dans la prairie, derrière la maison de Denmark Hill--heure de
-faiblesse, heure de tentation--je voyais la possibilité de creuser un
-canal avec autant d'écluses que l'on voudrait dans la direction de
-Dulwich.
-
-Évoquant tous ces vieux souvenirs, je constate avec surprise à quel
-point j'étais enfant, extraordinairement enfant; je m'amusais d'un
-rien. Et en même temps, à certains égards, je voyais plus loin que
-tous les rois de Naples et tous les cardinaux de Rome.
-
-Néanmoins, nous hésitâmes longtemps, pesant le pour et le contre,
-discutant les avantages et les inconvénients de Denmark Hill. Ma mère,
-très sagement et un peu tristement, disait que cela venait bien tard
-pour elle. À son âge, pourrait-elle s'occuper d'un grand jardin? Et
-mon père, qui sentait qu'à côté de très bonnes raisons il y avait
-une question d'amour-propre, était presque aussi troublé que lorsqu'il
-s'était agi d'acheter son premier Copley Fielding.
-
-Enfin, le bail de la plus grande maison fut signé et chacun de
-s'écrier que nous avions eu bien raison; ma mère jouissait vraiment de
-ranger ses pots de fleurs sur les gradins de la serre, et la vue des
-fenêtres de la salle à manger, sur de belles prairies verdoyantes,
-était adorable. Nous achetâmes trois vaches; nous écrémions notre
-lait et faisions notre beurre. Il y avait aussi une écurie et une cour
-de ferme avec une grande meule de foin et une étable à porcs; et une
-loge, si bien que le concierge pouvait arrêter les indiscrets avant
-qu'ils ne vinssent sonner à la porte.
-
-Hélas! en dépit de toutes ces raisons d'être heureux, nous ne le
-fûmes jamais autant qu'à Herne Hill, nous ne nous sentîmes plus
-jamais «at home».
-
-À Champagnole, au contraire, comme à Chamonix, à l'hôtel de la
-Cloche à Dijon, à l'hôtel du Cygne à Lucerne, nous étions chez
-nous. C'était encore un peu de notre vie d'autrefois. Bien que nous
-ayons connu de belles années dans la maison de Denmark Hill, notre
-nouvelle manière de vivre ne nous plaisait pas autant que l'ancienne:
-les pêches que l'on récoltait à pleins paniers n'avaient pas la même
-saveur que les douze ou vingt pêches du vieux jardin; et toutes les
-pommes du grand verger ne valaient pas les quelques pommes de Sibérie
-de Herne Hill.
-
-Et après tout, je n'ai pas creusé mon canal! L'idée d'Harry,
-construisant des écluses à lui tout seul, m'avait toujours semblé
-trop grandiose, inimitable, sinon incroyable; de plus je n'avais jamais,
-jusqu'au jour où ce fut nécessaire, essayé de calculer le débit de
-l'eau. Les jardiniers réclamaient pour la serre tout le contenu des
-réservoirs. Je vis que tout ce que je pourrais obtenir, ce serait un
-fossé sans eau, incommode pour les vaches, et j'y renonçai, mais
-l'idée séductrice continua de hanter mon cerveau et, vingt ans plus
-tard, je fis installer quelques jets d'eau à l'instar de Fontainebleau.
-
-L'année suivante, il ne fut pas question de voyager; nous nous
-contentâmes d'arpenter en tous sens les allées de nos nouveaux
-jardins. Et puis, pendant l'hiver, je fus occupé du premier volume des
-_Modern Pointers_ et pendant l'été, je dus à plusieurs reprises aller
-à Oxford: ainsi le voulait le règlement. Rien dans mon journal de
-cette époque ne mérite d'être relevé, si ce n'est un court passage
-sur le vitrail de l'église de Camberwell, qui se rapporte à des choses
-qui se sont passées beaucoup plus tard.
-
-Le premier volume des _Modern Pointers_ a dû paraître le jour de la
-fête de mon père; le succès en fut assuré dès la fin de l'année,
-et le 1er janvier 1844, mon père, «comme cadeau de jour de l'an,
-m'offrit le _Slaver_». Il n'hésitait plus maintenant, il savait ce qui
-me ferait plaisir. Je l'accrochai au pied de mon lit dès le lendemain,
-comme mon propre _Loch Achray_ d'autrefois. Le plaisir que donne à son
-auteur une première œuvre, un premier tableau, chacun peut le deviner;
-mais les joies que me procurait un nouveau Turner, personne ne saurait
-les imaginer, et je renonce à les décrire.
-
-Pour achever mon second volume (qui n'était nullement destiné à être
-ce qu'il est devenu), j'avais besoin de retourner à Chamonix. Ce voyage
-devait être exclusivement un voyage de montagnes--dans les Alpes
-centrales--et le Ier juin 1844 nous nous trouvions une fois de plus, et
-avec quelle joie, sur les bords du lac Léman.
-
-
-_La jeunesse de Ruskin est finie. Viendront ensuite les journées de son
-adolescence, où sa pensée continuera de se développer, où se
-préciseront ses théories d'esthétique, et puis ce sera la vie. Mais,
-tout entière, cette vie se ressentira de la formation de sa
-sensibilité et de son intelligence dans la petite maison de Herne Hill,
-sous les amandiers en fleurs du jardin, ou dans la berline qui le mène
-vers les Alpes, Rome, Venise, le Campo Santo... Les années de jeunesse
-sont celles qui contribuent pour la plus large part à la formation du
-tempérament et du caractère, et ce récit tout imprégné de
-fraîcheur, d'éveil passionné à la vie, nous fait comprendre le
-maître de Brantwood mieux que ses livres les plus réputés._
-
-_Contraste frappant: c'est tout chargé d'années que Ruskin écrivit
-ces_ Præterita _qui se poursuivent par le récit de son existence
-jusqu'après la mort de son père. Et lorsque la plume lui tomba des
-mains, en 1900, laissant inachevé ce document précieux pour tous ceux
-qui ont senti et compris le charme de cet esprit à la fois si
-ingénieux, si vaste et si original, Ruskin était bien près de fermer
-les yeux aux splendeurs des arts et de la nature qu'il avait tant
-aimés._
-
-
-[Note 57: Sur un glacier, à mi-chemin du ciel, Dormant mon dernier
-sommeil.]
-
-[Note 58: Voulant dire par là, je suppose, le sentiment de ce qui
-pouvait le mieux faire tableau.]
-
-[Note 59: On peut être «simplement» reçu à son examen de
-baccalauréat ou en sortir avec des «honours» dont il y a plusieurs
-classes. (Note du traducteur.)]
-
-[Note 60: Ecclésiaste, III. 11.]
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- The Project Gutenberg eBook of Præterita, by John Ruskin.
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-/* Transcriber's notes */
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-<body>
-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Praeterita, by John Ruskin</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<table style='min-width:0; padding:0; margin-left:0; border-collapse:collapse'>
- <tr><td>Title:</td><td>Praeterita</td></tr>
- <tr><td></td><td>souvenirs de jeunesse</td></tr>
-</table>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: John Ruskin</div>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Translator: Mme Gaston Paris</div>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: Robert de La Sizeranne</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: February 28, 2021 [eBook #64645]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA ***</div>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
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-</div>
-
-
-<h2>JOHN RUSKIN</h2>
-
-
-<h3>«PRÆTERITA»</h3>
-
-<h3>Souvenirs de Jeunesse</h3>
-
-
-
-<h4>TRADUCTION DE</h4>
-
-<h4>M<sup>me</sup> GASTON PARIS</h4>
-
-
-
-<h4>PRÉFACE DE</h4>
-
-<h4>R. DE LA SIZERANNE</h4>
-
-
-
-
-<h4>PARIS</h4>
-
-<h5>Librairie Hachette et C<sup>ie</sup></h5>
-
-<h5>79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79</h5>
-
-<h5>1911</h5>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-<div class="figcenter" style="width: 400px;">
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-</div>
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4>
-
-
-<p>Chapitre I. <a href="#LES_SOURCES_DE_LA_WANDEL">Les sources de la Wandel</a><br />
-Chapitre II. <a href="#HERNE_HILL">Herne Hill.&mdash;Les amandiers en fleur</a><br />
-Chapitre III. <a href="#LES_RIVES_DE_LA_TAY">Les rives de la Tay</a><br />
-Chapitre IV. <a href="#SOUS_DE_NOUVEAUX_MAITRES">Sous de nouveaux maîtres</a><br />
-Chapitre V. <a href="#LE_PARNASSE_ET_LE_PLYNLIMMON">Le Parnasse et le Plynlimmon</a><br />
-Chapitre VI. <a href="#SCHAFFHOUSE_ET_MILAN">Schaffhouse et Milan</a><br />
-Chapitre VII. <a href="#PAPA_ET_MAMAN">Papa et maman</a><br />
-Chapitre VIII. <a href="#VESTER_CAMENAE">Vester, Camenæ</a><br />
-Chapitre IX. <a href="#LE_COL_DE_LA_FAUCILLE">Le col de la Faucille</a><br />
-Chapitre X. <a href="#QUEM_TU_MELPOMENE">Quem tu, Melpomène</a><br />
-Chapitre XI. <a href="#LE_CHOEUR_DE_CHRIST_CHURCH">Le chœur de Christ Church</a><br />
-Chapitre XII. <a href="#LA_CHAPELLE_DE_ROSLYN">La chapelle de Roslyn</a><br />
-Chapitre XIII. <a href="#MAJORITE">Majorité</a><br />
-Chapitre XIV. <a href="#ROME">Rome</a><br />
-Chapitre XV. <a href="#CUMAE">Cumæ</a><br />
-Chapitre XVI. <a href="#FONTAINEBLEAU">Fontainebleau</a></p>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4>INTRODUCTION</h4>
-
-<p>
-<i>Voici un livre qui fera mieux aimer Ruskin à ceux qui l'aiment et qui
-le rendra encore un peu plus antipathique aux autres. Car il y a mis
-plus de lui-même que dans ses grands ouvrages. C'est toute une vie, ou
-du moins toute une jeunesse racontée par le vieillard qui l'a vécue, ce
-sont les choses passées de cette vie</i>: Præterita...
-</p>
-
-<p>
-<i>Ce récit fut commencé en 1882, sur les instances d'un ami de Ruskin,
-le professeur américain Charles-Eliot Norton: il ne fut jamais fini.
-Ruskin l'écrivait morceau par morceau, luttant contre le mal cérébral
-qui le minait. Une première atteinte en 1876, d'autres en 1881, en 1882
-et en 1885, l'avaient brisé, semblait-il. Il passait pour fou. Mais,
-dans les intervalles de cette folie qui n'était que de l'anémie,
-c'est-à-dire dans les brefs regains de force célébrale, il se
-remettait à la besogne. Il suscitait des travaux chez ses jeunes
-confrères, éditait leurs œuvres, faisait de nouveaux plans de
-réforme sociale, enfin il racontait sa vie. Pendant l'été de 1889,
-étant à Seascale, sur la côte de Cumberland, il crut bien qu'il
-pourrait terminer cette autobiographie. Il avait résolu de la
-poursuivre jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'année 1875. Il
-n'avait plus que neuf chapitres à écrire, mais ses forces d'attention
-baissaient de jour en jour. Il lui fallut s'avouer à lui-même que la
-période active de son existence touchait à son terme. Il regagna sa
-petite habitation de Brantwood, dans les bois, sur le lac de Coniston,
-et entra dans ce repos du corps qui devait durer onze ans avant que
-commençât enfin, pour lui, ce que les croyants appellent «le repos de
-l'âme». Præterita demeura donc inachevé, comme ces portraits qu'on
-trouve dans l'atelier d'un maître, après sa mort, posés sur le
-chevalet, entourés de tout ce qui sert à les faire, avec le charme
-d'un secret dont la clef a été emportée bien loin.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Il faut savoir gré à M<sup>me</sup> Gaston Paris de nous avoir donné,
-dans une traduction littérale et littéraire à la fois, ce portrait, tout
-nouveau pour nous, de l'auteur des</i> Modern Painters. <i>Même après les
-études si consciencieuses et si fouillées de M. Collingwood et
-beaucoup plus tard de M. Jacques Bardoux, il est révélateur et, même
-si l'on n'a rien lu encore de Ruskin ni sur Ruskin, il est attirant. Car
-la parfaite sincérité du narrateur est évidente et les souffrances ou
-les émotions d'une âme impressionnable à l'excès, ses puérilités
-même nous intéressent toujours, dès que la vraisemblance en est
-certifiée et garantie par la seule chose qui certifie et garantit la
-vérité d'un portrait dont on n'a pas connu le modèle: la vie.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Or, ici, la figure est bien vivante: ses bizarreries se justifient
-toutes seules, ses traits se rejoignent, se balancent et s'expliquent
-les uns par les autres. Et dans cette ébauche de visage qu'est
-l'enfance d'un homme, nous trouvons déjà le trait de «dissemblance»
-qui nous explique en quoi différera des autres la figure définitive
-tracée plus tard par le burin des jours.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Ce trait de dissemblance, c'est la passion de la nature pour
-elle-même, en dehors de toute idée utilitaire, ou morale, ou
-religieuse, ou expressément littéraire. Ce grand trait a été souvent
-méconnu, encore que très visible, parce que Ruskin, pour gagner les
-foules à son enthousiasme, a fait appel à des sentiments auxiliaires
-infiniment plus répandus, chez ses compatriotes, que le goût de
-l'esthétique. Et, comme il avait d'ailleurs été formé, tout jeune,
-par une forte discipline religieuse et</i> tory, <i>ce fut très
-naturellement qu'il parla aux Anglais de son temps la langue la plus
-propre à les attirer à sa religion. Mais cette religion était bien
-celle du Beau, telle qu'un artiste l'éprouve directement dans la
-nature. Ce fut bien là «le Dieu qui réjouit sa jeunesse» et qui,
-lorsqu'il ne crut plus à aucun autre, bénit encore son âge mûr.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>J'ai dit le «Beau» et je n'ai pas dit «l'Art» parce qu'en effet,
-bien que Ruskin ait écrit sur l'Art, ce ne sont pas les œuvres d'art
-qui l'attirèrent tout d'abord, et que ce ne fut jamais l'œuvre d'art
-qui l'occupa tout entier. «Il vaudrait mieux que tous les tableaux
-vinssent à périr que si les oiseaux cessaient de faire leurs nids!»
-Ce mot de lui le peint assez. Maintes fois, on le vit plus touché par
-une belle loi morale que par une réussite technique et moins
-préoccupé de la survie du «buste» que du bonheur de la «cité».
-Jamais il n'eût compris ni toléré qu'on développât devant lui ce
-chétif paradoxe des «droits de l'Art», supérieurs à l'honnêteté
-et à la droiture de la vie, dont depuis si longtemps on nous rebat les
-oreilles. Et voilà, précisément, ce qui l'a fait considérer comme
-plus moraliste qu'artiste par une critique toujours prête à confondre
-la Beauté infinie et infiniment diverse de la Nature avec les
-traductions et interprétations que nous en donne l'Art; lorsqu'au
-contraire, s'il est un signe à quoi l'on reconnaisse l'artiste et qui
-le distingue nettement de l'amateur d'art, du collectionneur ou du
-critique, c'est que celui-là démêle directement les nuances les plus
-subtiles et les caractères les plus essentiels de l'objet même, tandis
-que ceux-ci ont besoin qu'il les leur ait démêlés et montrés pour
-les bien voir et pour les admirer!</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Ruskin n'eut jamais, à aucun moment, besoin d'un paysagiste pour lui
-révéler un paysage. Tout enfant, avant d'avoir couru les musées, il
-se passionnait pour les couleurs; pour «les spalts semés de galène»,
-pour les formes des montagnes du pays de Galles, pour les jeux de
-lumière sur le velours cramoisi de la chaire où parlait le pasteur. Il
-ombrait en cobalt un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel: il
-dessinait constamment, en voyage, prenant des croquis au vol. Il
-recherchait les causes de la couleur des eaux du Rhin. Vieillard, il
-renonça aisément aux musées, mais ne put jamais se passer du bois, du
-lac, de la montagne. Il vendit ses tableaux, mais il garda sa fenêtre
-ouverte sur le tableau toujours changeant des matins et des soirs. À
-cette passion il sacrifia tout. Il est vrai qu'il préféra souvent une
-beauté morale à un tableau de maître, mais il préféra toujours un
-bel effet de soleil à tous les traits de vertu et de morale qu'on a pu
-accumuler dans les rapports à l'Académie, depuis la fondation du Prix
-Montyon.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Cette passion tenait d'abord à son tempérament. Il était né
-artiste, d'une sensibilité aiguë à tous les phénomènes de la forme
-et de la couleur et d'une assez grande médiocrité dans tout le reste:
-«Ma mémoire n'était que moyenne, avoue-t-il, et je n'ai jamais vu un
-enfant plus incapable de jouer la comédie ou de raconter une histoire;
-d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la
-chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.» Il dit
-ailleurs; «Une autre disposition, étrangement tenace chez moi, c'est
-cette impossibilité de m'intéresser à une autre chose qu'à des
-choses proches ou tout au moins visibles et présentes.» De même,
-l'algèbre l'ennuyait, il ne put dépasser les équations du second
-degré, mais la géométrie le ravissait et il était toujours prêt à
-transformer les raisonnements en figures tangibles ou, au moins,
-mesurables. L'horreur de l'abstrait et de l'embrouillé, le besoin
-quasi-physique de la forme habillant l'idée, la rapidité à saisir les
-rapports «esthétiques» des choses entre elles, tout cela l'inclinait
-vers les sciences naturelles ou vers les créations artistiques, quelle
-que fût son éducation et si peu favorable que pût être son milieu.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Mais justement, son éducation et son milieu furent favorables. Non pas
-au regard superficiel d'une biographie de dictionnaire ou
-d'encyclopédie. Être ne près d'un office de marchand de vins, en
-pleine Cité, être élevé par une mère protestante rigide, avec de la
-Bible chaque jour, et jamais d'excitation dramatique, théâtrale, ni
-«artistique» d'aucune sorte, peut paraître, au premier abord, comme
-la pire des préparations à la «vie esthétique». Et l'intérêt de
-la présente autobiographie est précisément qu'elle nous montre
-comment, du milieu le moins artiste de Londres, chez le peuple le moins
-artiste de l'Europe, à l'époque la moins heureuse en artistes, a pu
-sortir le plus pénétrant visionnaire qui ait écrit sur l'Art. C'est
-que la vraie formation de l'artiste n'est point du tout la pénétration
-des œuvres d'art, mais l'observation enthousiaste et patiente de la
-Nature, et qu'à vivre dans les musées, il se forme, dans l'homme, un
-tact de collectionneur, mais non pas une âme de révélateur de
-beauté. Ce qui fut favorable au développement esthétique, chez
-Ruskin, ce fut la vie sobre, silencieuse et solitaire, à la campagne,
-puis, un peu plus tard, les voyages attentifs et dépourvus de tout
-autre intérêt que des sensations pures.</i>
-</p>
-
-<p>
-«<i>C'est une sensation particulièrement délicieuse, dit-il, que de
-parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit.
-L'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité
-absolue; le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si la voix est
-gutturale, souple ou suave, tandis que l'attitude, le geste,
-l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la
-pantomime.» Tout l'être était préparé pour vivement sentir. «Je
-noterai, dit-il, une très grande délicatesse du palais et des autres
-sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute
-espèce de gâteaux, vins, sucreries...</i>»
-</p>
-
-<p>
-<i>Éducation veut dire aussi exemple. Ruskin avait sous les yeux
-l'exemple de son père, à la fois passionné de spectacles naturels,
-curieux de les reproduire par le dessin et physiologiquement doué au
-point d'être le meilleur dégustateur de crus rares et non pas
-simplement le plus grand importateur de Xérès. Si la faculté
-artistique ou esthétique tient bien plus à des conditions
-physiologiques et à un développement des sens qu'à une disposition
-intellectuelle et à un remplissage de la mémoire, on voit que Ruskin
-était bien mieux préparé à sa tâche par ses instincts de
-naturaliste et par son milieu bourgeois que le rat de bibliothèque ou
-le policeman qui se promène dans la National Gallery peuvent l'être
-par ce qu'ils lisent ou ce qu'ils voient tous les jours.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Aussi, qu'on le note bien, ne sont-ce pas du tout les tableaux et les
-statues qui l'attirent durant les voyages qu'il fait dans sa jeunesse,
-mais les formes changeantes du ciel et de la terre qu'il tente de
-reproduire, et tous ceux d'entre nous qui ont vu ses dessins savent avec
-quelle justesse, quelle unité d'impression et quelle sobriété!</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>À Gênes, il ne cherche même pas à voir les Van Dyck qui sont dans
-les palais, mais il erre dans le dédale des petites rues et dessine
-«l'amphithéâtre des maisons qui entourent la rade, soutenues par
-leurs vieilles arches». À Florence, il n'est frappé par rien, ne
-comprend rien, n'éprouve, du fait de l'art, qu'une commotion violente:
-Michel-Ange! Mais, partout, il est attentif aux moindres «passages» de
-tons et de couleurs, et tente d'en découvrir les raisons. C'est plus
-tard, seulement, que cette passion pour «la chose vue» l'amène à
-étudier chez les grands artistes comment ceux-ci l'ont vue. Et ayant,
-maintes et maintes fois, observé dans la nature les effets de Turner,
-il se prend d'enthousiasme la première fois qu'il découvre ce qu'en a
-tiré Turner. Mais sans Turner et sans aucun artiste, Ruskin aurait
-été Ruskin et aurait pu écrive la plus grande partie des</i> Modern
-Painters. <i>Voilà le grand trait de dissemblance qui le sépare des
-autres écrivains d'art. Leur vocation a été décidée par la vue
-d'œuvres d'art qui parfois les ont amenés à observer, çà et là, les
-beautés de la Nature. Sa vocation à lui a été décidée par cette
-observation directe. Leurs découvertes n'ont jamais été que des
-découvertes dans les limites d'un cadre de tableau; les siennes ont
-été des découvertes dans le domaine même de la nature et il n'est
-pas nécessaire d'avoir visité un seul musée pour les contrôler et
-pour s'en saisir.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Parmi les circonstances favorables à cette formation esthétique, j'ai
-cité les voyages. Il ne s'agit pas du voyage tel que nous le
-connaissons et tel que le fait, à travers les espaces, un boulet de
-canon, mais de la promenade en chaise de poste, avec tous ses imprévus,
-ses déconforts, mais aussi avec ses haltes fréquentes, ses changements
-d'itinéraires possibles, ses longues contemplations du même horizon,
-ses arrivées par les vieilles portes ou au moins par les vieilles
-entrées des villes. «Courir la poste, en ce temps-là, était si
-répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, aux cris
-de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte
-cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté
-sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège
-par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient
-hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi
-sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une
-sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la
-campagne...» À toutes ces conditions de confort et d'agrément, ajoute
-Ruskin, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination, ajouter
-celle qui domine toutes les autres: pouvoir partir de l'heure qu'on veut
-et, si on est en retard, faire attendre les chevaux... Le voyage, ainsi
-décrit, eût été anachronique pour un lecteur d'il y a vingt ans et
-les itinéraires tracés par Ruskin l'eussent intéressé médiocrement.
-Ce sont des impressions tout actuelles pour le touriste d'aujourd'hui et
-les itinéraires suivis par l'auteur des</i> Modern Painters <i>sont
-exactement ceux qu'ont recommencé de suivre les automobiles succédant,
-sur les mêmes routes, après soixante ans d'interruption, aux chaises
-de poste.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>On ne crie plus: «Des chevaux! des chevaux!» en arrivant aux
-auberges. On réclame d'autres «moteurs» du marchand d'essence, debout
-sur le pas de sa porte, entre ses bicyclettes et ses bidons. Le
-pittoresque a perdu, sans doute, dans l'intérieur de la ville. Mais, en
-pleine campagne, pourvu qu'on ne soit pas affolé de vitesse, on peut
-retrouver beaucoup des impressions du voyage en chaise de poste qui
-étaient perdues depuis les chemins de fer. On y sera aidé en lisant ce
-livre. Des ombres voyageuses se lèveront pour flotter avec nous sur la
-route solitaire, lorsque l'âcre parfum des herbes de la vallée semble
-l'âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses
-rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse,
-torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une
-heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais: tout ce
-qu'évoquait à nos imaginations le voyage de nos pères vient repasser
-devant nos yeux, aux lueurs rapides des fanaux de l'automobile. Les
-pages qu'on va lire étaient oubliées, hier encore, comme nos grandes
-vieilles routes de France, depuis soixante ans abandonnées pour la voie
-ferrée. Aujourd'hui, les routes se remplissent à nouveau et revivent.
-Ces pages aussi.</i> Multa renascentur...
-</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">ROBERT DE LA SIZERANNE.</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4>PRÉFACE</h4>
-
-<p>
-J'ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée
-pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres.
-</p>
-
-<p>
-Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m'étendant un peu
-longuement peut-être sur les choses que j'avais plaisir à me rappeler,
-avec beaucoup de soin sur celles que je m'imagine pouvoir être utiles
-aux autres; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui
-n'avaient rien d'agréable, et dont le récit ne pouvait être d'aucun
-profit pour le lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m'a paru plus
-amusante que je n'avais pensé lorsque j'ai commencé à ressusciter
-tout ce long passé avec ses méthodes d'étude et ses principes de
-travail que je me crois en droit de recommander à d'autres
-travailleurs&mdash;méthodes et principes que, très certainement, les
-fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d'autant mieux qu'ils
-seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu'ici, sans aucun
-parti pris de cachotterie, je ne me suis jamais attaché à l'expliquer;
-je trouvais même, je l'avoue, un certain plaisir, je mettais une
-certaine coquetterie à courir le risque d'être incompris.
-</p>
-
-<p>
-Je trace ces quelques lignes de préface le jour anniversaire de la
-naissance de mon père, dans la pièce qui, autrefois, me servait de
-nursery, dans la vieille maison où, il y a juste soixante-deux ans, il
-nous amenait, ma mère et moi: j'avais alors quatre ans. Ce qui, sans
-cette pensée, pourrait, dans les pages qui vont suivre, sembler n'être
-que le simple passe-temps d'un vieillard qui s'amuse à cueillir des
-fleurs imaginaires dans les prairies de sa jeunesse, a pris, à mesure
-que j'écrivais, la forme plus noble d'un respectueux hommage à la
-mémoire de mes parents, ces parents auxquels je dois ce qu'il y a de
-meilleur en moi, et dont le cher souvenir enlève même toute tristesse
-au déclin de mes jours&mdash;si doux m'est l'espoir de les rejoindre
-bientôt.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">Herne Hill, 10 mai 1885.</p>
-
-<hr class="r5" />
-
-<p><br /></p>
-
-<h4>«PRÆTERITA»</h4>
-
-<h4>SOUVENIRS DE JEUNESSE</h4>
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4>CHAPITRE I</h4>
-
-<h4><a id="LES_SOURCES_DE_LA_WANDEL">LES SOURCES DE LA WANDEL</a></h4>
-
-<p>
-Je suis, et mon père le fut avant moi, un enragé tory de la vieille
-école; j'entends de l'école de Walter Scott et d'Homère. Si je cite
-ces deux noms entre tant de grands écrivains tories, c'est que je les
-aime particulièrement, qu'ils ont été mes maîtres. Je lisais les
-romans de Walter Scott et l'<i>Iliade</i>, traduction Pope, d'un bout de la
-semaine à l'autre, quand j'étais enfant; le dimanche, par contre,
-c'était <i>Robinson Crusoë</i> et le <i>Pilgrim's Progress</i>, ma mère
-ayant décidé dans son cœur de faire de moi un clergyman «évangélique».
-Fort heureusement, j'avais une tante, encore plus évangélique que ma
-mère, qui me faisait manger du gigot froid le dimanche, et je ne
-l'aimais que chaud. Ce gigot froid a fait le plus grand tort aux idées
-du <i>Pilgrim's Progress</i>. Et voilà pourquoi, en fin de compte, tout en
-m'appropriant le noble et poétique enseignement de Defoe et de Bunyan,
-je ne suis pas devenu un clergyman évangélique.
-</p>
-
-<p>
-Je recevais encore un meilleur enseignement, que j'y fusse disposé ou
-non, tous les jours de la semaine.
-</p>
-
-<p>
-Walter Scott et Homère, c'était les lectures de mon choix; en même
-temps, ma mère m'obligeait à apprendre par cœur de longs chapitres de
-la Bible. De plus, il me fallait lire à haute voix, en prononçant
-chaque syllabe et en articulant les noms les plus rébarbatifs, le Livre
-Sacré, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, au moins une fois l'an.
-C'est à cette discipline&mdash;patiente, très exacte et très
-ferme&mdash;que je dois non seulement une connaissance de la Bible qui
-m'a souvent été précieuse, mais la faculté que j'ai de me donner de
-la peine, et aussi le meilleur de mon goût en littérature. Des romans
-de Walter Scott, j'eusse pu facilement, à mesure que j'avançais en
-âge, tomber à d'autres romans; et Pope aurait pu m'amener à prendre
-l'anglais de Johnson ou de Gibbon comme type; mais quand j'eus
-appris par cœur, non seulement le trente-deuxième chapitre du
-<i>Deutéronome</i>, le CXVIII<sup>e</sup> psaume, le XV<sup>e</sup>
-chap. de la I<sup>re</sup> aux Corinthiens, le Sermon sur la Montagne et
-la plus grande partie de l'Apocalypse, comme j'ai toujours aimé à me
-rendre compte par moi-même de ce que les mots veulent dire, il ne m'a
-plus été possible, même aux jours de ma plus folle jeunesse,
-d'écrire un anglais tout à fait de surface ou de convention. Tout au
-plus aurais-je pu tomber dans l'innocente manie de pasticher le style de
-Hooker ou de George Herbert.
-</p>
-
-<p>
-C'est donc à mes maîtres préférés, Scott et Homère, que je dois
-mon toryisme, toryisme que toutes mes observations ultérieures et mon
-expérience n'ont servi qu'à confirmer. J'entends par là un amour
-sincère pour les rois et une horreur instinctive pour quiconque tentait
-de leur désobéir. Il est vrai qu'Homère et Scott me donnaient
-d'étranges idées sur les rois, idées qui sont fort démodées à
-l'heure actuelle; car il est bon de remarquer que l'auteur de
-l'<i>Iliade</i> aussi bien que celui de <i>Waverley</i> exigent de leurs
-rois et de leurs partisans les tâches les plus héroïques. Tydée ou
-Idoménée tuaient vingt Troyens pour un, et Redgauntlet harponnait plus
-de saumons qu'aucun des pêcheurs du Solway; qui plus est&mdash;et cela
-me remplissait d'admiration&mdash;non seulement ils accomplissaient plus
-de hauts faits que les autres hommes, mais, toute proportion gardée,
-ils en tiraient infiniment moins de profit; que dis-je, les meilleurs
-d'entre eux étaient prêts à gouverner pour rien, laissant à leurs
-partisans le soin de se partager le butin. À l'heure actuelle, il me
-semble que l'idée de roi a changé et que le devoir des hauts
-personnages a paru être en général de gouverner moins et d'en tirer
-plus d'avantages. Si bien qu'il est fort heureux, pour mes convictions,
-qu'au temps de ma jeunesse je n'aie pu contempler la royauté que de
-loin.
-</p>
-
-<p>
-La tante qui me faisait manger du gigot froid le dimanche était une
-sœur de mon père; elle habitait Bridge-end, dans la petite ville de
-Perth, et avait un jardin plein de groseilliers à maquereau qui
-descendait en pente jusqu'à la Tay; une petite porte ouvrait sur la
-rivière qui courait vive et claire. Le courant rapide, les remous, les
-tourbillons, quel monde infini, quel spectacle pour un enfant!
-</p>
-
-<p>
-Mon père avait débuté dans le commerce des vins, sans capitaux et
-avec un stock considérable de dettes que lui avait légué mon
-grand-père. Il accepta la succession et paya ce qui était dû,
-jusqu'au dernier sou, avant de songer à rien mettre de côté, ce qui
-le fit traiter d'imbécile par ses meilleurs amis. Pour moi, sans porter
-un jugement sur ses idées que je savais en telles matières être au
-moins aussi strictes que les miennes, j'ai fait graver sur la plaque de
-granit de son tombeau qu'il fut «un marchand intègre». Plus tard, il
-se trouva en situation de louer une maison dans Hunter Street, Brunswick
-Square, dont les fenêtres, fort heureusement pour moi, donnaient sur un
-étonnant poste d'eau où les tonneaux d'arrosage venaient se remplir.
-Le nez collé aux vitres, je voyais de merveilleuses petites trappes se
-soulever pour donner passage à des tuyaux qui avaient des airs
-étranges de boas constrictors; je n'étais jamais las de contempler ce
-mystère et le délicieux ruissellement qui en résultait. Les années
-passant, je pouvais avoir alors quatre à cinq ans, mon père put se
-donner le luxe, pendant les deux mois d'été, d'une chaise de poste à
-deux chevaux pour faire la tournée chez ceux de ses clients qui
-habitaient la campagne, ce qui était pour ma mère et moi l'occasion
-d'un délicieux petit voyage. C'est ainsi, au petit trot, par les quatre
-fenêtres de la voiture qui encadraient le paysage à la façon d'un
-panorama, perché sur une petite banquette en avant (car, louant la
-chaise pour deux mois, nous la faisions agencer et organiser à notre
-gré), que je vis les grandes routes et même la plupart des routes
-transversales de l'Angleterre, du Pays de Galles, la plus grande partie
-des lowlands d'Écosse, jusqu'à Perth où, tous les deux ans, nous
-passions l'été. Je lisais l'<i>Abbé</i> à Kinross, le <i>Monastère</i> à
-Glen Farg, que je confondais avec «Glendearg», et j'étais aussi sûr
-que la Dame Blanche avait vécu sur les bords du petit ruisseau de la
-vallée des Ochils, que la reine d'Écosse dans l'île de Loch Leven.
-</p>
-
-<p>
-C'est ainsi que, pour mon plus grand profit, pendant toute mon enfance
-et ma jeunesse, je visitai les plus beaux châteaux de l'Angleterre. Ces
-magnifiques demeures m'inspiraient un respect, une admiration où il
-aurait été impossible de relever la plus légère trace d'envie. Je
-m'aperçus très vite, dès que je fus en âge de faire des observations
-philosophiques, qu'il était infiniment préférable d'habiter une
-modeste petite maison et d'avoir la joie de visiter Warwick et de
-l'admirer, que d'habiter Warwick et de ne s'étonner de rien; en tous
-cas, que Brunswick Square ne serait en rien plus agréable à habiter,
-si l'on démolissait le château de Warwick.
-</p>
-
-<p>
-À l'heure actuelle, bien que j'aie reçu les plus aimables invitations
-de venir visiter l'Amérique, il me serait impossible, fût-ce pour deux
-ou trois mois, de vivre dans un pays assez malheureux pour ne pas
-posséder de châteaux.
-</p>
-
-<p>
-Quoi qu'il en soit, toutes mes idées sur la royauté me venant surtout
-du Fitz James de la <i>Dame du Lac</i>, et mes idées sur la noblesse du
-Douglas de la même <i>Dame</i> ou du Douglas de <i>Marmion</i>, un
-étonnement pénible envahit mon cerveau d'enfant lorsque je dus constater
-que, de nos jours, les châteaux étaient toujours inhabités. Tantallon était
-toujours debout, mais d'Archibald d'Angus, point. Stirling n'avait pas
-changé, mais on n'y rencontrait pas de chevalier de Snowdon. Les
-galeries, les parcs d'Angleterre étaient admirables, mais Sa
-Seigneurie, M<sup>me</sup> la Duchesse, toujours en ville; c'était du moins
-la réponse invariable des jardiniers ou des femmes de charge. Alors, je
-faisais des vœux passionnés pour une «Restauration», une vraie
-«Restauration», car je sentais vaguement que la tentative de Charles
-II, ce n'était pas cela, bien que je portasse pieusement, le 29 mai,
-une pomme de chêne dorée à ma boutonnière. La Restauration de
-Charles II, pour moi, comparée à la Restauration de mes rêves, était
-ce que la pomme de chêne dorée était à une vraie pomme. Avec les
-années, la raison aidant, l'envie de manger de bonnes reinettes bien
-sucrées plutôt que des pommes âcres et de voir des rois vivants
-plutôt que des rois morts m'apparut comme aussi raisonnable que
-romantique; et depuis, le principal objectif de ma vie a toujours été
-de cultiver des reinettes, et mon espérance la plus chère, de voir des
-rois<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.
-</p>
-
-<p>
-J'ai eu beau chercher, il m'a été impossible de donner à ces idées,
-ou préjugés, une origine aristocratique; car je ne sais rien de mes
-aïeux, soit du côté de mon père, soit du côté de ma mère, si ce
-n'est que ma grand'mère maternelle était la propriétaire de la
-«Tête du Vieux Roi», dans la rue du Marché à Croydon; que
-n'est-elle encore de ce monde, et que ne puis-je lui peindre, comme
-enseigne, la tête de Roi de Simone Memmi!
-</p>
-
-<p>
-Mon grand-père maternelle l'ai déjà dit, était marin et il avait
-coutume de s'embarquer à Yarmouth, comme Robinson Crusoë; il ne
-revenait que de loin en loin à maison où il ramenait la gaieté et la
-joie. J'ai quelque idée qu'il était «dans les harengs» comme mon
-père était «dans les vins», mais je ne sais rien de positif à cet
-égard, ma mère se montrant toujours très réservée à ce sujet. Il
-gâtait ma mère ainsi que sa cadette, autant qu'il était possible. Seule,
-la moindre dissimulation&mdash;que dis-je?&mdash;la moindre exagération ne
-trouvait pas grâce devant lui. Un jour qu'il avait pris ma mère en
-flagrant délit de mensonge, il envoya sur l'heure la servante acheter
-toute une poignée de ramilles neuves afin de la fustiger. «Cela ne me
-fit pas aussi mal que s'il m'avait fouettée avec une seule baguette,
-dit ma mère, mais cela me donna beaucoup à réfléchir».
-</p>
-
-<p>
-Mon grand-père mourut à trente-deux ans pour avoir voulu entrer à
-Croydon à cheval plutôt qu'à pied. Il eut la jambe écrasée contre
-le mur; la blessure s'étant envenimée, il en mourut. Ma mère avait
-alors sept ou huit ans, elle allait chez Mrs Rice qui tenait un externat
-assez fashionable pour Croydon. Elle y fut élevée dans les principes
-évangéliques et devint une petite fille modèle; tandis que ma tante,
-que les principes évangéliques faisaient cabrer, fut bientôt à la
-fois l'enfant terrible et l'enfant gâté de la maison.
-</p>
-
-<p>
-Ma mère, qui avait beaucoup de moyens et une bonne dose d'amour-propre,
-devenait tous les jours plus parfaite, sans se laisser intimider par les
-railleries de sa cadette, qui pourtant l'adorait. Cette petite sœur
-avait beaucoup plus d'esprit, infiniment moins d'orgueil et pas de sens
-moral. Lorsque ma mère fut devenue une ménagère accomplie, on
-l'envoya en Écosse pour diriger la maison de mon grand-père paternel.
-Celui-ci était alors fort occupé à se ruiner; il ne tarda pas à y
-parvenir et finit par en mourir. C'est alors que mon père partit pour
-Londres; il trouva un emploi dans une grande maison de commerce où,
-pendant neuf ans, il travailla sans prendre un seul jour de congé; au
-bout de ce temps, il commença les affaires à son compte, paya les
-dettes de son père et épousa sa perfection de cousine.
-</p>
-
-<p>
-L'autre petite cousine, ma tante, qui était restée à Croydon, avait
-épousé un boulanger. Lorsque j'eus quatre ans&mdash;époque où mes
-souvenirs commencent à se préciser&mdash;la situation commerciale de mon
-père à Londres prenant tous les jours plus d'importance, on eût pu
-constater un léger, oh! très léger embarras et tout à fait
-inexplicable pour moi comme enfant, entre notre maison de Brunswick
-Square et la boulangerie de la rue du Marché à Croydon. Ce qui
-n'empêchait pas que chaque fois que mon père était malade&mdash;et les
-soucis et le travail l'avaient déjà durement marqué de leur
-empreinte&mdash;nous nous en allions tous à Croydon pour nous faire gâter
-par la bonne petite tante, et courir sur la colline de Duppas et dans
-les bruyères d'Addington.
-</p>
-
-<p>
-Ma tante habitait une petite maison qui passe encore pour la plus belle
-de la rue du Marché, avec deux fenêtres au second au-dessus de la
-boutique; ce qui se passait dans ces régions supérieures m'inquiétait
-peu, à moins que mon père n'y fût occupé à faire quelque dessin à
-l'encre de Chine, auquel cas je m'asseyais près de lui et je le
-regardais faire dévotement; mais ce que je préférais par-dessus tout,
-c'était la boutique; le fournil et les pierres qui entouraient la
-petite source de cristal (depuis longtemps, hélas! engloutie par
-l'égout moderne); mon plus cher compagnon était le chien de ma tante,
-Towzer, qu'elle avait recueilli par pitié, transformant la pauvre bête
-errante, hargneuse et affamée, en un brave et bon chien plein de cœur:
-procédé dont elle usa toute sa vie à l'égard de tous les êtres
-vivants qu'elle croisa sur sa route.
-</p>
-
-<p>
-Pleinement satisfait d'avoir de loin en loin une vision des rivières du
-Paradis, je vécus jusqu'à plus de quatre ans sans quitter pour ainsi
-dire Hunter Street; l'été, et seulement pendant quelques semaines,
-nous louions des chambres meublées dans de petits cottages à la
-campagne (de vrais cottages, non des villas baptisées du nom de
-chaumières), soit aux environs d'Hampstead, soit à Dulwich, chez «Mrs
-Ridley», la dernière maison au bout du petit chemin bordé de haies
-qui conduit aux plaines de Dulwich, et qui lui-même était tout fleuri
-de boutons d'or au printemps et tout noir de mûres à l'automne. Mais
-les souvenirs les plus précis qui me soient restés de cette époque
-sont ceux qui se rapportent à Hunter Street.
-</p>
-
-<p>
-Le grand principe d'éducation de ma mère, c'était, grâce à une
-étroite surveillance, de me préserver autant que possible de tout mal
-et de tout danger; ceci admis, je pouvais m'amuser à ma guise, à
-condition de n'être ni de mauvaise humeur, ni ennuyeux. La règle
-établie voulait qu'on ne s'occupât pas de m'amuser; à moi de trouver
-des jeux: les joujoux même étaient d'abord défendus; et la
-commisération qu'excitait, chez ma tante de Croydon, mon dénuement
-monastique à cet égard était sans borne. À l'occasion de mon jour de
-naissance, une fois, pensant faire revenir ma mère sur sa
-détermination grâce à la splendeur du cadeau, elle m'avait acheté le
-plus beau polichinelle qu'elle eût pu trouver au bazar: un Polichinelle
-et une mère Gigogne presque aussi grands que nature, vêtus d'écarlate
-et d'or, et qui gesticulaient quand on les attachait au pied d'une
-chaise. Ces pantins m'ont fait une grande impression; je les vois
-encore, tandis que ma tante les faisait danser devant moi. Ma mère ne
-dit rien d'abord&mdash;qu'aurait-elle pu dire?&mdash;mais, quelques heures
-plus tard, tranquillement, elle déclara qu'elle ne trouvait pas bon que
-j'eusse ces joujoux; et je ne les ai jamais revus.
-</p>
-
-<p>
-Je jouais d'ordinaire avec un trousseau de clefs, du moins tant que je
-trouvai plaisir à regarder ce qui brille et à faire tinter ce qui
-sonne; plus tard, j'eus une petite charrette et une balle; vers cinq ou
-six ans, on me donna deux boîtes de morceaux de bois, bien lisses et
-bien taillés. Avec ces modestes trésors, qu'à l'heure actuelle je
-considère encore comme absolument suffisants, d'ailleurs fouetté
-immédiatement dès que je pleurais, que je désobéissais ou que je
-tombais dans l'escalier, je ne tardai pas à me créer de sûres et
-sereines méthodes de vie et de mouvement. Je pouvais m'amuser toute la
-journée à suivre le dessin et à comparer les nuances de mon tapis, à
-examiner tous les nœuds du parquet; un autre divertissement était de
-compter les briques des maisons d'en face; et je ne parle pas des
-intermèdes passionnants que me procurait le remplissage du tonneau
-d'arrosage au moyen de son serpent de cuir fixé à la colonne
-ruisselante de la pompe, ou le procédé plus admirable encore par
-lequel le cantonnier ouvrait avec sa grande clef de fer le robinet et
-faisait jaillir un immense jet d'eau au milieu de la rue. Mais le tapis,
-et les dessins de toutes sortes des rideaux, couvre-lits, papiers de
-tenture, étaient mes plus précieuses ressources; l'intérêt qu'ils
-m'inspiraient était tel que, lorsqu'on me conduisit chez Mr Northcote
-qui devait faire mon portrait&mdash;je pouvais avoir trois ans ou trois ans
-et demi&mdash;je n'étais pas avec lui depuis dix minutes que je
-m'intéressais déjà à son tapis et que je lui demandais pourquoi il
-avait des trous. Le portrait en question représente un joli enfant aux
-cheveux blonds, en robe blanche, une robe de petite fille, avec une
-large ceinture bleu de ciel, et des souliers du même bleu, qui
-n'étaient pas moins larges pour les pieds que la robe pour le corps.
-</p>
-
-<p>
-On avait envoyé au vieux peintre tous les objets de ma toilette, afin
-qu'il n'y eût rien de laissé au hasard; mais s'ils étaient à leur
-place dans la nursery, ils étonnaient dans un portrait où je suis
-représenté courant dans un champ sur la lisière d'une forêt. Les
-troncs des arbres coupent transversalement le fond du tableau à la
-manière de Sir Joshua Reynolds, tandis que deux collines rondes, du
-même bleu que les souliers, s'élèvent à l'horizon. C'est sur ma
-demande que Northcote avait mis ces collines; j'avais déjà été une
-fois, peut-être deux fois en Écosse; ma bonne, une Écossaise, me
-chantait lorsque nous approchions de la Tweed ou de l'Esk:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">For Scotland, my darling, lies full in thy view,</span><br />
-<span class="i0">With her barefooted lassies, and mountains so blue<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a>.</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Et l'idée de collines dans un lointain bleu s'associait dans mon esprit
-aux plus pures joies de la vie, c'est-à-dire au jardin de ma tante, le
-jardin plein de groseilliers qui descendait en pente jusqu'à la Tay.
-Mais le simple fait que j'eusse répondu au vieux Mr Northcote me
-demandant ce que j'aimerais qu'il peignît comme fond à mon portrait
-(et j'imagine qu'il dut être fort étonné de la netteté de ma
-réponse), le simple fait que j'eusse répondu: «des collines
-bleues», et non des groseilliers, me paraît&mdash;sans qu'il y ait
-là, je crois, aucune tendance morbide à faire trop de cas de ma
-personnalité&mdash;suffisamment curieux et plein de promesses de la part
-d'un enfant de l'âge que j'avais alors.
-</p>
-
-<p>
-J'ajouterai qu'ayant été, ainsi que je l'ai dit déjà, régulièrement
-fouetté toutes les fois que je me rendais insupportable, l'habitude
-que j'avais prise de rester parfaitement tranquille enchantait
-le vieux peintre; je pouvais en effet passer des heures immobile à
-compter les trous du tapis ou à le regarder presser ses tubes,
-opération qui me remplissait d'admiration; mais si j'aimais
-à voir étaler les couleurs sur la palette, je ne me souviens pas de
-m'être le moins du monde intéressé à la manière dont Mr Northcote
-les posait sur la toile; mes idées sur l'art et les joies qu'il pouvait
-procurer étaient alors indissolublement liées à la possession d'un
-immense pot de peinture du plus beau vert et à un gros pinceau qui en
-sortait tout ruisselant. Ma tranquillité faisait donc les délices du
-vieux peintre; aussi supplia-t-il mon père et ma mère de permettre que
-je posasse pour un de ses tableaux. Je représentais un enfant étendu
-sur une peau de léopard, tandis qu'un homme des bois lui enlevait une
-épine qu'il s'était enfoncée dans le pied.
-</p>
-
-<p>
-Jusqu'ici les méthodes de mon éducation aussi bien que les
-circonstances ne pouvaient guère, il me semble, être plus favorables,
-étant donné un enfant de mon tempérament; mais la manière dont je
-fis mes débuts dans les lettres me paraît très contestable, et je
-n'introduirai pas cette méthode dans les écoles de Saint-George sans y
-apporter de grandes modifications. Je me refusais absolument à
-apprendre à lire en séparant les syllabes, tandis que j'apprenais
-facilement des phrases entières par cœur, montrant avec mon doigt et
-sans me tromper tous les mots de la page à mesure que je les
-prononçais. Seulement, il ne fallait pas les changer de place. Ce que
-voyant, ma mère renonça aux leçons de lecture, espérant qu'avec le
-temps je consentirais à adopter le système répandu de l'étude par
-syllabes. Je continuai donc à m'amuser à ma manière, à apprendre des
-mots entiers qui se gravaient dans ma tête comme des dessins.
-</p>
-
-<p>
-L'effort que je faisais ainsi pour saisir les mots en bloc m'était
-facilité par l'admiration profonde que m'inspiraient les caractères
-d'imprimerie que je me mis à copier, pour mon plaisir, comme d'autres
-enfants auraient copié des chiens ou des chevaux. L'inscription
-suivante, qui est le <i>fac-simile</i> de la première page de mes <i>Sept
-Paladins du Christianisme</i> (à remarquer le caractère original de la
-lettre L et la hauteur du G) est, je crois, une de mes premières
-tentatives dans ce genre; et comme le Destin a voulu que les premières
-lignes de la lettre écrite cinquante ans plus tard, où je faisais mes
-recommandations à Mr Burgess, présente quelques traits de ressemblance
-assez frappants, j'ai pensé qu'il serait intéressant de les reproduire
-ensemble tels que.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 300px;">
-<img src="images/figure02.jpg" width="300" alt="" />
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Ma mère, comme elle me l'a dit plus tard, m'avait solennellement
-«voué à Dieu» dès avant ma naissance, suivant en cela l'exemple
-d'Anne, la mère du prophète Samuel. On rencontre ainsi d'excellentes
-femmes disposées à se débarrasser prématurément de leurs enfants:
-sans doute, dans l'idée que les fils de Zébédée ne devant pas être
-assis à la gauche et à la droite du Christ, elles peuvent espérer que
-leurs propres fils pourront, dans l'éternité, occuper cette
-respectable situation, surtout si elles le demandent très humblement
-chaque jour au Christ. Elles oublient, hélas! dans leur simplicité,
-que la chose ne dépend pas uniquement de Lui.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 300px;">
-<img src="images/figure03.jpg" width="300" alt="" />
-<div class="caption">
-<p class="center">Fac-similé de l'écriture de Ruskin.&mdash;LETTRE ÉCRITE
-EN 1883.</p>
-</div></div>
-
-<p>
-«Voué à Dieu» voulait dire, pour ma mère, autant qu'elle se
-comprenait, m'envoyer à l'Université, faire de moi un clergyman: je
-fus donc élevé pour «l'Église». Mon père&mdash;que son âme repose en
-paix!&mdash;qui avait la très mauvaise habitude de s'incliner devant la
-volonté de ma mère toutes les fois que les choses avaient de
-l'importance, et de faire à sa tête lorsqu'elles n'en avaient point,
-souffrit sans mot dire que je fusse soustrait au commerce du vin de
-Xérès, comme étant chose impure; peut-être, au fond, les ambitions
-de ma mère à mon égard le flattaient-elles. Car je me souviens que
-bien des années plus tard, causant avec un de nos amis, un artiste,
-grand admirateur de Raphaël, qui se désespérait que j'eusse eu
-l'audace d'exposer au public mes idées sur Turner et Raphaël, et
-s'écriait: «Quel dommage! quel aimable clergyman il eût fait.&mdash;Oui,
-reprit mon père les larmes aux yeux (larmes les plus vraies,
-larmes les plus tendres que jamais père ait versées) oui, il serait
-devenu évêque.»
-</p>
-
-<p>
-Fort heureusement pour moi, ma mère, avec le sentiment qu'elle
-remplissait un devoir, quels que fussent d'ailleurs ses secrets espoirs
-d'avenir, me conduisit de très bonne heure aux offices où, en dépit
-de mes habitudes paisibles et du flacon d'or ciselé de ma mère que
-l'on m'abandonnait dans ces grandes occasions, je m'ennuyais
-affreusement. Je ne connaissais rien de plus triste que le banc de
-l'église, pas de jour plus lugubre que le dimanche, pas d'endroit où
-il me semblait plus difficile de se tenir tranquille. (Songez que, dès
-le matin, on me retirait les livres que j'aimais le plus.) Aussi j'avais
-l'horreur du dimanche, une horreur qui s'emparait de moi dès le
-vendredi et que l'éclat du lundi et la perspective des sept jours qui
-nous séparaient du service dominical n'arrivaient pas à contrebalancer.
-</p>
-
-<p>
-Il me restait pourtant dans l'esprit des bribes de sermons que
-j'accommodais à ma façon et, de temps en temps, au retour, je
-prêchais, accoté aux coussins du grand divan rouge qui me servait de
-chaire; dans ces occasions-là, les amies les plus intimes de ma mère
-joignaient les mains avec attendrissement et déclaraient que cela
-dénotait des dispositions extraordinaires. Mon sermon, j'imagine,
-était fort court, ce qui était d'un excellent exemple, et empreint de
-la plus pure doctrine évangélique, car je me souviens qu'il
-commençait par ces mots: «Ô mes frères, soyez bons!»
-</p>
-
-<p>
-Mes parents recevaient rarement et je n'étais jamais autorisé à venir
-à table, même au dessert. Je n'eus cette permission que bien des
-années plus tard, lorsque je sus casser proprement des noisettes. Ce
-fut moi alors qui fus chargé de casser les noisettes des invités
-(j'espère qu'ils ne jugeaient pas mon intervention indiscrète) mais il
-m'était défendu d'en manger, fût-ce une seule, non plus d'ailleurs
-qu'aucune autre friandise. Je me souviens encore du jour où, à Hunter
-Street, ma mère, qui faisait des rangements dans la chambre aux
-provisions, me donna trois grains de raisin sec, et je n'oublierai
-jamais l'occasion où, pour la première fois, je mangeai de la crème
-cuite. C'était dans le petit appartement meublé de Norfolk Street où
-nous nous étions réfugiés pendant qu'on repeignait la maison. Mon
-père, qui dînait dans la pièce du devant, avait laissé un peu de
-crème sur son assiette et ma mère me l'apporta, dans la pièce du
-fond.
-</p>
-
-<p>
-Mais afin que le lecteur puisse suivre plus facilement les progrès de
-ma pauvre petite vie, progrès sur lesquels il trouve peut-être que je
-m'étends trop complaisamment, il est nécessaire que je donne quelques
-renseignements sur la situation commerciale de mon père à Londres.
-</p>
-
-<p>
-La maison de commerce dont il était le principal associé (je ne doute
-pas que dans les vieilles maisons de la Cité on ne s'en souvienne)
-avait installé ses bureaux dans un immeuble peu spacieux, situé dans
-une petite rue de l'est de Londres&mdash;Billiter Street&mdash;l'artère
-principale qui relie Leadenhall Street à Fenchurch Street. Les noms des
-trois associés brillaient sur la plaque de cuivre de la porte, juste
-au-dessous de la sonnette: Ruskin, Telford &amp; Domecq.
-</p>
-
-<p>
-Le nom de Mr Domecq, en toute justice, eût dû occuper le premier rang,
-car, en réalité, mon père et Mr Telford n'étaient que ses agents. Il
-était le seul propriétaire du vignoble qui représentait la plus
-grosse partie du capital de la maison de commerce, le vignoble de
-Macharnudo, la colline de toute la péninsule hispanique la plus
-réputée pour ses vins blancs. C'était la vendange de Macharnudo qui
-fixait la qualité du vin de Xérès&mdash;sec ou doux&mdash;depuis le temps
-de Henry V jusqu'à nos jours; la marne invariable et unique de cette terre
-donnait au raisin une force que les années ne taisaient qu'accroître
-et enrichir, sans jamais l'altérer.
-</p>
-
-<p>
-Mr Pierre Domecq, espagnol de naissance, je crois, et d'éducation
-mi-partie française et mi-partie anglaise, était un homme plein de
-délicatesse et du caractère le plus aimable. Était-il d'origine
-noble? je n'en sais rien; comment était-il devenu propriétaire de son
-vignoble? je n'en sais rien; quelle était sa situation dans la maison
-Gordon, Murphy &amp; C<sup>ie</sup>, où mon père était employé? je n'en
-sais rien. Je sais seulement qu'il avait vu mon père à l'œuvre et que
-lorsque la Société Murphy fut dissoute, il lui demanda d'être son
-représentant en Angleterre. Mon père savait qu'il pouvait avoir une
-confiance absolue dans la délicatesse de Mr Domecq, dans sa manière de
-traiter les affaires. Peut-être avait-il moins de confiance dans son sens
-pratique et dans son activité; en tous cas, il insista, bien que ne
-mettant pas de capitaux dans l'affaire et ne touchant que des
-commissions, pour être, aussi bien en nom qu'en fait, le chef de la
-maison.
-</p>
-
-<p>
-Mr Domecq habitait le plus souvent Paris; il allait rarement en Espagne,
-mais il n'en faisait pas moins prévaloir ses idées, lesquelles
-étaient fort arrêtées, sur le mode de culture de ses vignobles. Il
-avait autant d'autorité sur ses paysans qu'un chef de clan sur ses
-hommes, maintenait les vins au plus haut, comme qualité et comme prix,
-et laissait mon père libre d'organiser la vente à son gré. Le second
-associé, Mr Henry Telford, avait mis dans l'affaire le capital
-nécessaire pour que la maison de Londres pût marcher. Il possédait
-une jolie maison de campagne à Widmore, près de Bromley.
-</p>
-
-<p>
-C'était le type accompli du gentilhomme campagnard anglais de fortune
-moyenne. Célibataire, il vivait avec trois sœurs non mariées,
-extrêmement cultivées et raffinées, simples et bonnes en même temps,
-et qui, dans leurs vies si heureuses et si bienfaisantes aux autres,
-m'apparaissent comme des figures de roman, les héroïnes d'un beau
-conte, plutôt que des êtres réels. Mais ni dans les livres, ni dans
-la réalité, je n'ai jamais entendu parler, ni vu personne qui
-ressemblât à Henry Telford: doux, modeste, affectueux, plein de bon
-sens. Il adorait les chevaux, sans qu'il y eût en lui rien qui sentît,
-fût-ce de très loin, le champ de courses ou l'écurie. Je crois
-pourtant qu'il ne manquait pas une réunion tant soit peu importante et
-qu'il passait la plus grande partie de sa vie à cheval, chassant tant
-que durait la saison de la chasse; mais il ne pariait jamais, n'avait
-jamais fait de chute sérieuse et n'avait jamais blessé un cheval.
-Entre mon père et lui régnait la confiance la plus absolue, et toute
-l'amitié qui peut exister, quand la manière de vivre est aussi
-différente.
-</p>
-
-<p>
-Mon père était très fier de la position sociale de Mr Telford; Mr
-Telford admirait la capacité de travail de mon père, son instinct
-commercial si sûr.
-</p>
-
-<p>
-Le concours actif de Mr Telford se bornait, en général, à deux mois
-de présence au bureau, les deux mois d'été pendant lesquels mon père
-prenait ses vacances; il suppléait aussi mon père pendant quelques
-semaines au commencement de l'année, quand celui-ci faisait sa tournée
-chez les clients. Dans ces cas-là, Mr Telford venait tous les matins de
-Widmore à Londres à cheval, signait le courrier, lisait les journaux
-et rentrait le soir à cheval. S'il y avait la moindre décision à
-prendre, on en référait à mon père ou on attendait son retour. Tout
-le monde à Widmore eût été disposé à faire, pour ma mère et pour
-moi, les plus grands frais; mais ma mère se tenait sur la réserve:
-elle sentait trop, dans ce milieu si cultivé&mdash;et elle avait trop de
-fierté pour ne pas en souffrir&mdash;tout ce qui avait manqué à son
-éducation première: le résultat en était qu'elle n'aimait guère à
-frayer qu'avec ceux qu'elle sentait lui être, en quelque sorte,
-inférieurs.
-</p>
-
-<p>
-Quoi qu'il en soit, Mr Telford, si étrange que cela paraisse, eut une
-grande influence sur mon éducation. C'est, lui qui me fit cadeau, sur
-le conseil de ses sœurs, je crois, de l'<i>Italie</i> de Rogers, édition
-illustrée, au moment où elle parut. Et ce fut ce livre qui me donna
-l'occasion d'étudier attentivement le travail de Turner; je puis donc
-dire, en toute justice, que c'est ce cadeau qui a décidé ma vocation.
-Mais la grande erreur des biographes superficiels est de prendre
-l'accident pour la cause, quand la cause seule a de l'importance. Le
-point essentiel à noter et à expliquer, c'est que je fusse en état de
-comprendre l'œuvre de Turner dès que je la vis, et non par quel
-hasard, ou en quelle année, je la vis pour la première fois. Le pauvre
-Mr Telford, en tout cas, a toujours été tenu responsable, par mon
-père aussi bien que par ma mère, de toutes les folies que m'a
-inspirées Turner.
-</p>
-
-<p>
-Il fut mon bienfaiteur plus directement encore. Car avant que mon père
-ne se crût en droit de louer une voiture pour notre petit voyage de
-vacances, Mr Telford nous prêtait son «chariot».
-</p>
-
-<p>
-Or, le vieux chariot anglais, cette voiture légère à deux places,
-est, sans contredit, la plus confortable des voitures de voyage quand on
-est deux et même trois, surtout quand le troisième voyageur est un
-enfant de trois à quatre ans. Haut suspendu, ce chariot permettait de
-voir par-dessus les parapets de pierre et les haies qui bordent les
-routes: il est vrai que, pour y monter, il fallait déplier un petit
-marche-pied capitonné qui rentrait à l'intérieur de la portière. Ce
-marche-pied était pour moi une des grandes joies du voyage, le voir
-baisser et relever par les garçons d'écurie un délice&mdash;joie et
-délice, il est vrai, gâtés par le désir, dirai-je l'ambition, de le
-baisser et le relever moi-même. Cette ambition, ai-je besoin de le
-dire, ne fut jamais satisfaite, ma mère craignant que je ne me
-pinçasse les doigts.
-</p>
-
-<p>
-Le «dickey» (je m'étonne de n'avoir jamais eu l'idée de rechercher
-l'origine de ce mot, et aujourd'hui il m'est impossible d'y arriver),
-est ce siège élevé qui, dans la malle-poste royale, est occupé par
-le conducteur de la diligence, siège devenu légendaire, même pour les
-amateurs de littérature moderne, grâce à l'immortel colloque de Bob
-Sawyer et de Sam; le «dickey», très en arrière dans la voiture de Mr
-Telford, permettait d'allonger confortablement les jambes quand il vous
-prenait fantaisie de respirer l'air du dehors par un jour de beau temps.
-Sous le siège, il y avait place encore pour un grand coffre où l'on
-fourrait au dernier moment quantité de petits paquets et de sacs. Ce
-département des bagages était confié aux soins d'Anne, ma bonne; elle
-emballait, surveillait, aussi habile à plier une robe qu'à faire
-sauter des crêpes. Je vous prierai de remarquer que la précision et
-l'adresse demandent autant d'esprit que d'invention et que, pour faire
-une malle, comme pour diriger une bataille, la précision ne va pas sans
-prévoyance.
-</p>
-
-<p>
-Parmi tous ceux qui manquent à l'appel, combien y en a-t-il, hélas!
-quand on a passé la cinquantaine? Une des personnes que je regrette le
-plus, après mon père et ma mère (je ne veux parler ici que des pertes
-sérieuses, non des imaginaires), celle qui me manque, encore tous les
-jours, c'est cette Anne, la vieille bonne de mon père et la mienne.
-Entrée à quinze ans à la maison, elle y passa sa vie et consacra tous
-ses talents à nous servir. Anne avait un goût naturel et la
-spécialité de faire les choses les plus désagréables; elle excellait
-dans le soin des malades et triomphait quand quelqu'un d'entre nous
-était dans son lit. Mais Anne avait non seulement la spécialité de
-faire les choses désagréables, elle avait encore celle de les dire; on
-pouvait s'en rapporter à elle. Elle commençait par voir tout au pire,
-par le déclarer très haut, avant de rien faire pour y remédier. Elle
-avait, de plus, une répugnance honorable et toute républicaine à
-exécuter les ordres tels qu'on les lui donnait, si bien que, lorsque ma
-mère et elle eurent vieilli ensemble, qu'avec les années ma mère fut
-devenue un peu exigeante, qu'elle attachait une certaine importance à
-ce que sa tasse de thé fût posée à tel endroit sur la petite table
-ronde, Anne avait toujours grand soin de la mettre du côté opposé.
-Aussi ma mère me déclarait-elle gravement tous les matins à déjeuner
-que, s'il y avait femme au monde que l'esprit malin possédât, c'était
-bien la vieille Anne.
-</p>
-
-<p>
-En dépit de ces aspirations violentes mais brèves vers la liberté et
-l'indépendance, la pauvre Anne fut toute sa vie la femme la plus
-serviable; elle n'eut d'autre occupation, depuis l'âge de quinze ans
-jusqu'à celui de soixante-douze, que de faire la volonté des autres,
-de s'oublier elle-même: je n'ai pas entendu dire qu'elle ait jamais
-fait mal à personne au monde, si ce n'est peut-être en économisant
-quelques milliers de francs que ses héritiers se disputèrent après sa
-mort; la pauvre femme n'était pas enterrée qu'ils étaient tous
-brouillés.
-</p>
-
-<p>
-Le siège en question, réservé à Anne, était assez large pour que
-mon père pût y monter quand le temps était beau et le paysage
-engageant. La voiture toute chargée, bagages et le reste, roulait
-aisément enlevée par de bons chevaux sur les routes très bien
-entretenues des malles-poste; courir la poste, en ce temps-là, était
-si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, au cri
-de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte
-cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté
-sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège
-par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient
-hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi
-sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une
-sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la
-campagne. De ma place, la vue était plus étendue encore. J'étais
-assis sur la malle qui contenait mes vêtements, une petite caisse
-solide sur laquelle on avait fixé un coussin, et qui était posée de
-champ, devant mon père et ma mère. Je ne les gênais pas et la vue de
-ce siège haut perché était aussi étendue que possible. Lorsque le
-paysage n'offrait rien de particulièrement intéressant, je trottais à
-califourchon sur ma caisse, suivant les mouvements du postillon; le
-coussin me tenait lieu de selle et les jambes de mon père, de chevaux;
-au début, cela n'avait été qu'un simulacre, mais mon père m'ayant
-imprudemment fait cadeau d'un fouet de postillon à manche d'argent, la
-chose devint plus sérieuse; les jambes de papa pourraient le certifier.
-</p>
-
-<p>
-Ces vacances d'été, si délicieuses grâce à la bonté de Mr Telford,
-commençaient en général vers le 15 mai&mdash;la fête de mon père était
-le 10, et nous ne pouvions partir avant que cette solennité fût
-accomplie. Ce jour-là, on me permettait de cueillir les groseilles à
-maquereau, celles d'un certain groseillier contre le mur du nord, avec
-lesquelles on faisait la première tarte de l'année&mdash;vacances, si l'on
-veut, qui consistaient en une tournée chez les clients pour prendre les
-commandes. Nous parcourions ainsi la moitié des comtés de
-l'Angleterre; si c'était les comtés du Nord, nous poussions jusqu'en
-Écosse pour voir ma tante.
-</p>
-
-<p>
-Notre manière de voyager était aussi méthodique, aussi réglée que
-notre vie ordinaire. Nous faisions de quarante à cinquante milles par
-jour, nous mettant en route d'assez bon matin afin d'arriver, sans nous
-presser, pour le dîner de quatre heures. En général, nous partions
-vers six heures, quand les prairies sont encore couvertes de rosée et
-que les aubépines embaument l'air du matin. Si, dans notre course
-d'après-midi, on pouvait visiter quelque château, surtout celui d'un
-lord ou mieux encore d'un duc, mon père faisait dételer et nous
-conduisait, ma mère et moi, à travers les appartements de gala. Je
-nous vois, dans ce cas, parlant à voix basse à la femme de charge, au
-majordome ou à toute autre autorité en fonction et recueillant
-pieusement leurs récits.
-</p>
-
-<p>
-En analysant, plus haut, les impressions que m'ont laissées ces
-expéditions, j'ai été un peu vite, j'ai anticipé le résultat, à
-savoir qu'il est infiniment préférable de vivre dans une petite maison
-que dans une grande. Ce qui est certain c'est que, jusqu'à ce jour,
-tandis qu'il m'est impossible de passer devant un cottage couvert de
-roses et de verdure sans désirer en être le propriétaire, je n'ai pas
-encore rencontré le château qui m'ait fait porter envie au châtelain.
-Et, bien qu'au cours de ces pèlerinages pieux, j'aie recueilli
-quantité de renseignements d'art et de nature qui m'ont été
-infiniment précieux, je constate qu'ils n'ont eu aucune influence sur
-mon caractère, et que mon goût personnel, mon instinct naturel avaient
-reçu une empreinte indélébile bien avant cette époque; je restais
-attaché aux scènes modestes et simples de ma petite enfance entrevues
-sous les toits rouges et bas de Croydon, au bord des petits cours d'eau
-pleins de cresson au fond duquel dansait le sable d'or et où filaient
-les vairons, en amont des sources de la Wandel.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>La C<sup>ie</sup> de Saint-George a été fondée pour l'encouragement de
-la vie rurale, au détriment de la vie des villes; je ne concevais de
-prospérité pour l'Angleterre, comme pour tout autre pays d'ailleurs,
-quelle que fût la vie qu'on y menât, que si l'on y savait découvrir
-des hommes capables d'exercer la Souveraineté royale, et si l'on
-savait leur obéir.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Car l'Écosse, mon chéri, est là devant tes yeux.</span><br />
-<span class="i0">Avec ses filles aux pieds nus et ses montagnes bleues.</span>
-</div></div></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE II</h4>
-
-<h4><a id="HERNE_HILL">HERNE HILL. LES AMANDIERS<br />
-EN FLEUR</a></h4>
-
-<p>
-Lorsque j'eus quatre ans, mon père se trouva en situation d'acheter une
-maison à Herne Hill, jolie colline verdoyante qui se trouve à quatre
-milles au sud du «Standard in Cornhill», dont la solitude ombragée
-n'a pas changé de caractère, au moins dans ses grandes lignes:
-certaines splendeurs gothiques, auxquelles quelques-uns de nos plus
-riches voisins se sont abandonnés en ces dernières années, sont les
-seules innovations; encore sont-elles si gracieusement dissimulées par
-les beaux arbres de leurs parcs que le passant inoffensif n'en est pas
-offusqué; et lorsque je me promène sur la route, entre la taverne du
-Renard et la station du chemin de fer, je pourrais m'imaginer que j'ai
-encore quatre ans.
-</p>
-
-<p>
-Notre maison était la dernière, côté nord, du petit groupe perché
-sur la crête même de la colline, là où le terrain s'aplatit et forme
-une sorte de plate-forme semblable à celle où, sur le sommet du
-Mont-Blanc, les neiges s'accumulent; mais il redescend bientôt par une
-pente rapide jusqu'à notre vallée de Chamonix (ou plutôt de Dulwich);
-la descente du côté de «Cold Harbour Lane»<a name="FNanchor_3_1" id="FNanchor_3_1"></a><a href="#Footnote_3_1" class="fnanchor">[3]</a> est beaucoup moins
-raide.
-</p>
-
-<p>
-Au sud, la colline dévale à travers un joli pays jusque dans le vallon
-de l'Effra (Effra pour Effrena, sans doute, qui signifie «débridée»;
-pauvre petite rivière que l'on a, j'ai le regret de le dire, tout
-récemment canalisée, murée, pour la plus grande commodité de Mr
-Biffin, pharmacien, et autres); au nord, au contraire, elle se prolonge
-en pente douce sur une longueur d'un demi-mille, prend sur la paroisse
-de Lambeth le nom héroïque de «Champion Hill» et finit par se perdre
-dans les plaines de Peckham et la barbarie rurale de Goose Green.
-</p>
-
-<p>
-Le groupe dont faisait partie notre maison se composait de deux maisons
-jumelles couplées avec jardins, dépendances, le tout absolument
-identique. Ce sont encore aujourd'hui les plus hautes; on les
-aperçoit de Norwood; si bien que de la maison, une maison à trois
-étages avec greniers, on avait, en ces jours bénis où les fumées
-n'obscurcissaient pas complètement le ciel, une vue très étendue sur
-les collines de Norwood où le soleil se levait en hiver; de l'autre
-côté s'étendait la vallée de la Tamise. Avec une longue-vue on
-pouvait apercevoir Windsor dans le lointain et à l'œil nu Harrow,
-quand le temps était clair, à l'heure du coucher du soleil. Devant la
-maison et derrière, s'étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui
-du devant était planté d'arbustes à feuilles persistantes, de lilas
-et de faux ébéniers; le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante
-mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours
-pour ses poires et ses pommes, lesquelles étaient l'orgueil de notre
-prédécesseur (honte à moi, j'ai oublié le nom d'un homme auquel je
-dois tant). Il y avait encore un vieux mûrier trapu, un grand cerisier
-qui donnait des cerises à chair blanche, un merisier du comté de Kent,
-et, tout autour, une haie ininterrompue de groseilliers à grappes et de
-groseilliers à maquereau. Surchargées quand venait la saison (car le
-terrain était excellent) de fruits merveilleux que l'on voyait passer
-du vert le plus doux à l'ambre doré et au rouge vermillon, leurs
-branches épineuses s'inclinaient sous le poids des grappes de perles ou
-de rubis. Quelle joie de les découvrir sous leurs belles et larges
-feuilles, qui rappelaient celles de la vigne!
-</p>
-
-<p>
-La seule différence pour moi, entre ce jardin et celui du Paradis, tel
-du moins que je me le représentais, c'est que dans le jardin de Herne
-Hill, <i>tous</i> les fruits étaient défendus, et ensuite qu'il n'y avait
-pas d'animaux avec lesquels on pût lier amitié; mais, sous tous les
-autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis; le
-climat (était-il plus clément alors?) me permettait d'y passer la plus
-grande partie de ma vie. Ma mère, qui me faisait travailler,
-s'arrangeait pour que, si j'y mettais de la bonne volonté, toutes les
-leçons fussent finies à midi. Mais si je ne savais pas ma leçon à
-midi, tant pis pour moi, je restais jusqu'à ce qu'elle fût sue; en
-général, et cela même quand la grammaire latine vint s'ajouter aux
-Psaumes, j'étais libre avant le dîner d'une heure et pour le reste de
-la journée.
-</p>
-
-<p>
-Ma mère, qui adorait les fleurs, jardinait, taillait auprès de moi, du
-moins s'il me convenait de rester avec <i>elle</i>. Mais, si sa présence
-n'était pas pour moi une gêne (car jamais je n'aurais eu l'idée de
-faire en cachette quoi que ce soit que je n'eusse fait devant elle) elle
-n'était pas non plus un très grand plaisir; habitué à vivre seul,
-j'étais toujours occupé par une foule de petites affaires
-personnelles; à sept ans, j'avais déjà une mentalité trop
-indépendante, même vis-à-vis de mon père et de ma mère, et comme,
-en dehors d'eux, personne ne s'occupait de moi, je m'étais organisé
-une petite vie très égoïste, très heureuse, dans une suffisance de
-jeune coq et l'indépendance solitaire d'un Robinson Crusoë, vie qui
-m'apparaissait (comme il est naturel à tout animal à l'esprit
-géométrique) comme le centre de l'univers.
-</p>
-
-<p>
-Ceci tenait en partie à l'extrême modestie de mon père, en partie à
-son orgueil. Il avait une telle confiance dans le jugement de ma mère,
-qu'il considérait, dans les choses de ce genre, comme très supérieur
-au sien, qu'il ne se serait jamais avisé de la contrecarrer en rien au
-sujet de mon éducation; d'autre part, avec l'idée fixe de faire de moi
-un prélat aux grandes manières, ayant accès dans les coteries les
-plus raffinées, les plus huppées, aussi bien dans les milieux mondains
-que dans les milieux ecclésiastiques, les visites à Croydon, où
-j'étais tout le jour avec la chère et simple tante et les petits
-cousins boulangers, se firent de plus en plus rares. Pour voisiner avec
-les habitants de la colline, il eût fallu risquer de troubler notre vie
-si doucement égoïste; de sorte que, somme toute, il n'y avait pas un
-être vivant à qui j'eusse pu m'intéresser de façon enfantine, si ce
-n'est moi-même, quelques fourmilières que le jardinier dérangeait
-sans cesse et un ou deux oiseaux à demi apprivoisés, car je n'ai
-jamais eu ni le talent, ni la persévérance d'en apprivoiser un tout à
-fait. Il est vrai de dire qu'à peine y en avait-il un qui prenait assez
-confiance pour s'approcher, les chats le happaient.
-</p>
-
-<p>
-Cet état de choses donné, tout ce que je pouvais avoir d'imagination
-se reportait sur les objets inanimés: ciel, feuilles, cailloux, tout ce
-que l'on pouvait observer entre les murs du Paradis; ou encore, sous les
-prétextes les plus futiles, mon imagination s'élançait dans les
-régions de la fiction, du moins celles qui étaient compatibles avec
-les réalités objectives de l'existence au XIX<sup>e</sup> siècle, aux
-environs de Camberwell Green.
-</p>
-
-<p>
-Par bonheur, je trouvai sur ce chapitre, en mon père, un guide
-excellent, et toujours disposé à se prêter à ma fantaisie lorsqu'il
-pouvait le faire sans enfreindre aucune des règles instituées par ma
-mère. Un de mes grands plaisirs était de le voir se raser; j'avais la
-permission de monter dans sa chambre tous les matins (celle qui est
-au-dessous de celle où j'écris à l'heure actuelle), et j'assistais,
-immobile et muet, à cette grave opération.
-</p>
-
-<p>
-Je vois encore, au-dessus de la toilette, une aquarelle exécutée par
-mon père sous la direction de Nasmyth père, à l'École supérieure
-d'Édimbourg, je crois. Elle était faite dans la manière primitive que
-le D<sup>r</sup> Munro enseignait à Turner au moment même où mon père était
-au «High school»; c'est-à-dire dans ces demi-teintes à base de bleu de
-Prusse ou d'encre ordinaire, et lavées en couleurs vives dans les
-lumières. Elle représentait le château de Conway à l'embouchure de
-la rivière, avec, au premier plan, une chaumière, un pêcheur et une
-barque amarrée au bord de l'eau<a name="FNanchor_4_1" id="FNanchor_4_1"></a><a href="#Footnote_4_1" class="fnanchor">[4]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Quand mon père avait fait sa barbe, il me racontait une histoire dont
-l'aquarelle fournissait le sujet. Pure affaire de hasard, sans aucune
-préméditation de la part de mon père, la curiosité que m'inspirait
-ce pêcheur n'étant jamais satisfaite. Habitait-il la petite maison?
-Où allait-il dans son bateau? On était convenu une fois pour toutes,
-et pour avoir la paix, qu'il demeurait dans la chaumière et qu'il
-allait pêcher du côté du Château. L'histoire ensuite se corsait de
-souvenirs tirés de la tragédie de <i>Douglas</i> et du <i>Château
-Fantôme</i>, deux pièces que mon père avait jouées dans sa jeunesse à
-Édimbourg devant quelques amis et devant ma mère, alors dans toute
-l'austérité de ses vingt ans et de son rôle de «housekeeper» modèle. Elle
-avait, ce jour-là, fait taire les pieuses préventions que lui inspiraient
-toutes espèces de représentations théâtrales, et celle-ci lui avait
-laissé des souvenirs ineffaçables; elle ne se lassait pas, quand je
-fus plus âgé, de me dire combien mon père était beau dans son
-costume de Montagnard avec la haute plume noire au bonnet.
-</p>
-
-<p>
-Mon père rentrait de ses affaires tous les jours à la même heure. Il
-dînait à quatre heures et demie dans le salon du devant. Ma mère,
-assise à ses côtés, se faisait raconter les événements de la
-journée, donnant son avis, l'encourageant, car mon père était de
-nature inquiète et toujours prêt à se décourager dès que les
-commandes de vin de Xérès faiblissaient le moins du monde. À cette
-époque je restais confiné dans la nursery, je n'ai donc pas entendu
-les conversations de mon père et de ma mère, mais je les imagine
-facilement; car, entre quatre ans et six ans, j'eusse commis la plus
-grave inconvenance si je m'étais seulement approché de la porte du
-salon! Plus tard, le dîner achevé, en été, nous restions au jardin
-jusqu'à la nuit, et nous prenions le thé sous le cerisier; en hiver,
-ou quand il faisait mauvais, on servait le thé à six heures dans le
-salon. On m'apportait, à moi, une tasse de lait et une tartine de pain
-et de beurre que je mangeais dans un petit renfoncement à côté de la
-cheminée, devant lequel on plaçait une table; c'était mon sanctuaire.
-Je restais là toute la soirée, comme une idole dans sa niche, pendant
-que ma mère tricotait et que mon père faisait la lecture pour elle et
-pour moi, s'il me plaisait d'écouter.
-</p>
-
-<p>
-La série des romans de Waverley, qui touchait alors à sa fin, faisait
-les délices de tous les milieux quelque peu littéraires; je ne puis
-pas plus me souvenir du temps où je ne les connaissais pas que du temps
-où je ne lisais pas la Bible; et je vois aussi nettement que si
-c'était hier l'expression à la fois chagrine et dédaigneuse avec
-laquelle mon père laissa tomber le <i>Comte Robert de Paris</i>, après en
-avoir lu les trois ou quatre premières pages, disant: «C'est la fin de
-Walter Scott»; sentiment très complexe chez mon père et très amer:
-mépris pour le livre lui-même, mais surtout pour les misérables qui
-tourmentaient et trafiquaient du pauvre cerveau malade; mépris aussi,
-s'il faut tout dire, pour l'improbité, cause première de cette ruine.
-Mon père n'a jamais pu pardonner à Scott de n'avoir pas avoué son
-association avec Ballantyne.
-</p>
-
-<p>
-Tels étaient les purs plaisirs de Herne Hill. Mais il me faut dire
-aussi toute la reconnaissance que je dois à ma mère pour ses leçons
-inexorables, grâce auxquelles les moindres mots de la Sainte Écriture
-chantaient familièrement dans mon cœur, musique respectée en dépit
-de cette familiarité, comme devant dominer toute pensée et régler
-toute action<a name="FNanchor_5_1" id="FNanchor_5_1"></a><a href="#Footnote_5_1" class="fnanchor">[5]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Ma mère avait obtenu ce résultat non par des discours ou en usant de
-son autorité personnelle, mais en m'obligeant à lire le livre à fond,
-moi-même. Aussitôt que je sus lire couramment, nous commençâmes une
-série de lectures de la Bible qui ne furent jamais interrompues,
-jusqu'au jour de mon entrée à Oxford. Alternativement, elle et moi
-lisions un verset; elle veillait sur ma façon de dire, corrigeant
-chaque intonation fausse jusqu'à ce que j'aie compris le sens du verset
-s'il était à ma portée, que j'en aie bien senti toute la force. Il se
-pouvait que cela passât au-dessus de ma tête, elle ne s'en inquiétait
-pas, elle savait que le jour où je comprendrais, ce serait compris
-comme cela devait l'être.
-</p>
-
-<p>
-Nous commençâmes par la Genèse, allant d'un bout à l'autre jusqu'aux
-derniers versets de l'Apocalypse&mdash;mots barbares, chiffres, loi
-Lévitique, et le reste&mdash;recommençant par la Genèse dès le jour
-suivant, sans prendre le temps de respirer. Si on se heurtait à un nom
-terrible, tant mieux, c'était un excellent exercice de prononciation;
-si le chapitre était ennuyeux, quelle admirable leçon de patience!
-S'il était répugnant, quelle occasion d'exercer sa foi et de dire:
-tout est préférable au mensonge. Après la lecture des chapitres (deux
-ou trois par jour selon leur longueur, séance qui avait lieu tout de
-suite après le déjeuner, et que les domestiques ne devaient
-interrompre sous aucun prétexte; s'il venait des amis à cette heure,
-ils devaient se résigner à écouter ou attendre dans le salon; en
-voyage seulement, le règlement changeait) je devais aussi apprendre
-quelques versets par cœur, et repasser ce que j'avais déjà appris
-afin de ne pas l'oublier. En même temps, il me fallait me mettre dans
-la tête toutes les belles et vieilles paraphrases écossaises, de bons
-vers, sonores et puissants, auxquels, sans parler de la Bible
-elle-même, je dois l'éducation première de mon oreille au point de
-vue du son.
-</p>
-
-<p>
-Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre toutes les parties de la Bible
-que j'appris ainsi avec ma mère, celle que j'eus le plus de peine à
-retenir, celle qui choquait le plus mon imagination d'enfant&mdash;le
-CXVIII<sup>e</sup> psaume&mdash;est celle qui m'est devenue la plus
-précieuse en raison de cet amour pour la Loi de Dieu dont il est plein, en
-opposition avec l'abus que font les prédicateurs modernes de ce qu'ils se
-figurent être Son évangile.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'est que par un effort de volonté que j'évoque le souvenir de ces
-longues matinées de travail, aussi régulières que le lever du soleil,
-de travail très dur de part et d'autre, pendant lesquelles, années
-après années, ma mère me forçait à apprendre paraphrases et
-chapitres (le huitième du Premier des Rois entre autres; essayez-en,
-cher lecteur, un jour que vous aurez une heure de loisir!) sans qu'il
-fût permis de changer fût-ce une syllabe; me faisant répéter et
-répéter chaque phrase jusqu'à ce que l'intonation lui donnât
-complète satisfaction. Je me souviens d'une lutte entre nous qui dura
-plus de trois semaines, à propos de l'accent sur le «of» de ces vers:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i2">Shall any following spring revive</span><br />
-<span class="i2">The ashes <i>of</i> the urn?<a name="FNanchor_6_1" id="FNanchor_6_1"></a><a href="#Footnote_6_1" class="fnanchor">[6]</a></span>
-</div></div>
-
-<p>
-Je voulais par entêtement, mais poussé aussi par mon instinct naturel
-(sans attacher d'ailleurs la moindre importance aux urnes, ni à leur
-contenu), mettre l'accent sur <i>de</i>, et ce ne fut, comme je l'ai dit,
-qu'au bout de trois semaines d'efforts que ma mère réussit à me le
-faire alléger sur <i>de</i> et renforcer sur <i>cendres</i>. Mais eût-il
-fallu trois ans, elle y fût parvenue. Ne l'eût-elle pas fait, je ne sais
-trop ce qui serait arrivé; en tous cas, je lui suis très reconnaissant
-de sa persévérance.
-</p>
-
-<p>
-Je viens d'ouvrir ma Bible, la plus vieille, celle dont je me sers de
-temps immémorial; c'est un petit volume imprimé très fin, très
-serré, édité à Édimbourg par Sir D. Hunter Blair<a name="FNanchor_7_1" id="FNanchor_7_1"></a><a href="#Footnote_7_1" class="fnanchor">[7]</a> et J. Bruce,
-imprimeurs du Roi, en 1816. Toute jaunie maintenant par l'usage, elle
-n'est ni salie, ni déchirée; seuls les coins de pages du huitième
-chapitre du Premier Livre des Rois et du XXXII<sup>e</sup> du Deutéronome,
-un peu noircis et affinés, témoignent de la peine que j'ai eue à me mettre
-ces deux chapitres dans la tête. La liste des chapitres que j'ai appris
-ainsi par cœur, et sur lesquels ma mère posait les fondements de ma
-vie morale<a name="FNanchor_8_1" id="FNanchor_8_1"></a><a href="#Footnote_8_1" class="fnanchor">[8]</a>, vient de s'échapper des feuillets jaunis du vieux livre.
-</p>
-
-<p>
-Je demande au lecteur, que cela l'intéresse ou non, la permission de
-transcrire cette liste, que le hasard remet ainsi sous mes yeux:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="center">
-<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
-<tr><td align="left">Exode</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 15<sup>e</sup> et 20<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Samuel, II</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre I<sup>er</sup> du 17<sup>e</sup> V. à la fin.</td></tr>
-<tr><td align="left">Les Rois, I</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 8<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Psaumes</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 23<sup>e</sup> 32<sup>e</sup> 90<sup>e</sup> 91<sup>e</sup> 103<sup>e</sup> 112<sup>e</sup></td></tr>
-<tr><td align="left"></td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 119<sup>e</sup> 139<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Proverbes</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 2<sup>e</sup> 3<sup>e</sup> 8<sup>e</sup> 12<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Isaïe</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 58<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Matthieu</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 5<sup>e</sup> 6<sup>e</sup> 7<sup>e</sup>. </td></tr>
-<tr><td align="left">Actes</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 26<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">I<sup>re</sup> aux Corinthiens</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 13<sup>e</sup> 15<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Saint Jacques</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 4<sup>e</sup>.</td></tr>
-<tr><td align="left">Apocalypse</td><td align="left">&nbsp;&nbsp;&nbsp;Chapitre 5<sup>e</sup> et 6<sup>e</sup>.</td></tr>
-</table></div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-En vérité, si j'ai glané, ici et là, quelques connaissances
-supplémentaires en mathématiques, météorologie ou autres, dans le
-courant de ma vie, si je dois beaucoup à des maîtres excellents,
-l'insistance maternelle à me rendre cette littérature familière, à
-en pénétrer mon esprit, est ce qui m'apparaît comme l'acquisition la
-plus précieuse qu'il m'ait été donné de faire; c'est, sans
-contredit, la partie <i>essentielle</i> de toute mon éducation.
-</p>
-
-<p>
-Peut-être est-ce le moment de récapituler ce qu'en bien et en mal les
-circonstances avaient pu, jusqu'à cet âge de sept ans, laisser en moi
-de traces indélébiles.
-</p>
-
-<p>
-Commençons par les bienfaits (ce qu'un ami, qui ne manquait pas de
-sagesse, me recommandait toujours, tandis que j'ai la très mauvaise
-habitude de me lamenter pour la plus petite épine que je m'enfonce dans
-le doigt, au lieu de me dire qu'une épine est peu de chose, et que
-j'aurais pu, par exemple, me casser la main).
-</p>
-
-<p>
-Parmi les plus pures et les plus précieuses bénédictions, il me faut
-compter celle d'avoir appris à connaître l'exacte signification du mot
-Paix, en pensée, en action, en parole.
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais jamais entendu entre mon père et ma mère une discussion où
-ils eussent élevé la voix; je ne me souviens pas avoir jamais surpris
-un regard irrité, ou seulement offensé, dans les yeux de l'un ou de
-l'autre. Je n'avais jamais entendu gronder ou réprimander sévèrement
-un domestique, jamais observé le moindre désordre dans les choses de
-la maison, rien de fait à la hâte ou à une heure où cela ne devait
-pas être fait.
-</p>
-
-<p>
-Je ne soupçonnais pas l'existence d'un sentiment comme l'anxiété. Les
-petits accès de mauvaise humeur de mon père, quand il rentrait avec
-une commande de douze fût alors qu'il avait compté sur une de quinze, ne se
-manifestaient jamais devant <i>moi</i>; simple question d'amour-propre
-d'ailleurs; il s'agissait de savoir si son nom serait plus ou moins
-honorablement placé sur la liste annuelle des exportateurs de sherry;
-car, ne dépensant jamais plus de la moitié de son revenu, il aurait
-supporté facilement une petite diminution dans ses bénéfices.
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais jamais fait le mal, du moins consciemment, si ce n'est
-parfois, en omettant d'apprendre par cœur quelque verset édifiant pour
-observer une guêpe sur le carreau de la fenêtre ou un oiseau dans le
-cerisier; et je ne savais pas ce que c'était que d'avoir du chagrin.
-</p>
-
-<p>
-En même temps que ce don inappréciable de la Paix, j'avais pénétré
-le sens profond et de l'Obéissance et de la Foi. J'obéissais au doigt
-et à l'œil; un geste de mon père ou de ma mère suffisait, comme le
-navire répond au gouvernail; et non seulement sans l'ombre d'une
-résistance, mais avec le sentiment que cette direction faisait partie
-de ma vie, était ma force, que c'était une loi salutaire qui m'était
-aussi nécessaire au point de vue moral que la loi de la pesanteur l'est
-à quiconque saute.
-</p>
-
-<p>
-Quant à mon expérience en matière de Foi, elle fut bientôt
-complète: jamais de promesses fallacieuses; ce qui était promis était
-donné sur l'heure; jamais de menaces vaines, jamais de mensonges.
-</p>
-
-<p>
-La paix, l'obéissance, la foi, tels étaient les principaux bienfaits;
-venait ensuite l'habitude de l'attention, attention de l'esprit et
-attention des yeux, mais je ne m'y arrêterai pas ici, cette faculté
-étant certainement celle qui m'a été le plus utile dans le cours de
-ma vie, celle qui faisait dire à Mazzini, un ou deux ans avant sa
-mort&mdash;la conversation m'a été textuellement rapportée&mdash;que
-j'avais «le cerveau le plus analytique d'Europe». Opinion, dans la mesure
-où je connais l'Europe, que je suis tout disposé à partager.
-</p>
-
-<p>
-Je noterai, enfin, une très grande délicatesse du palais et des autres
-sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute
-espèce de gâteaux, vins, sucreries et même, sauf certaines
-circonstances exceptionnelles, de fruits; et au soin avec lequel
-étaient préparés les plats que je mangeais.
-</p>
-
-<p>
-J'estime que ce sont là les principales bénédictions de mon enfance.
-Voyons maintenant quelles en ont été les plus grandes calamités.
-</p>
-
-<p>
-Premièrement, je n'avais rien à aimer.
-</p>
-
-<p>
-Mes parents étaient pour moi des puissances visibles de la nature; je
-ne les aimais ni plus ni moins que le soleil ou la lune: j'aurais
-seulement été extrêmement ennuyé ou embarrassé si l'un ou l'autre
-s'était éclipsé, éteint (je le sens cruellement aujourd'hui que tous
-deux ont disparu derrière un nuage). J'aimais encore moins Dieu; non
-que je me fusse querellé avec Lui ou que j'en eusse peur, mais
-uniquement parce que les devoirs qu'on me disait qu'il fallait Lui
-rendre me paraissaient ennuyeux, et parce que le livre que l'on me
-disait être Son livre ne m'amusait pas. Je n'avais aucun camarade avec
-qui me disputer, personne à aider et personne à remercier. Les
-domestiques avaient ordre de ne jamais s'occuper de moi en dehors de
-leur service strict; et pourquoi aurais-je témoigné de la
-reconnaissance à la cuisinière pour faire la cuisine, au jardinier
-pour s'occuper de son jardin, quand l'une n'osait même pas me donner
-une pomme de terre cuite au four sans permission, et que l'autre ne
-pouvait pas laisser mes fourmis en repos sous le prétexte qu'elles
-abîmaient les allées? Il n'arriva pas, cependant, ce qui aurait fort
-bien pu arriver, que je devinsse égoïste, sec, peu affectueux.
-Seulement, quand les sentiments tendres s'éveillèrent en moi, ils me
-submergèrent: ce fut un véritable torrent que je fus incapable de
-maîtriser, de diriger, moi qui n'avais jusque-là rien eu à diriger.
-</p>
-
-<p>
-Car (seconde des grandes calamités) je n'avais pas appris à souffrir,
-tout m'avait été épargné: dangers, douleurs m'étaient également
-inconnus; jamais je n'avais occasion d'exercer ma force, ni mon courage,
-ni ma patience. Non que je fusse facilement effrayé: ni les revenants,
-ni le tonnerre, ni les animaux ne me faisaient peur; je me souviens
-même que le jour où, tout enfant, je fus le plus tenté de me rebeller
-contre l'autorité supérieure, ce fut une fois que je voulais jouer
-avec les petits lionceaux de la ménagerie de Wombwell.
-</p>
-
-<p>
-Troisièmement. On ne m'enseigna pas les bonnes manières, les manières
-du monde; il suffisait, quand il y avait des invités à la maison, que
-je ne fusse pas gênant et que je répondisse sans timidité quand on
-m'adressait la parole: la timidité m'est venue plus tard et elle a
-augmenté à mesure que j'ai pris conscience de ma gaucherie. Il me fut
-impossible de jamais acquérir aucune souplesse dans les exercices
-physiques, aucune adresse à aucun jeu et même la moindre aisance dans
-l'ordinaire de la vie.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, et ce fut le plus grand de tous mes maux, on ne s'appliqua jamais
-à développer en moi l'indépendance, la volonté d'agir<a name="FNanchor_9_1" id="FNanchor_9_1"></a><a href="#Footnote_9_1" class="fnanchor">[9]</a>, ni le
-jugement sur ce qui est bien et ce qui est mal, car on ne me débarrassa
-jamais ni de la bride, ni des œillères.
-</p>
-
-<p>
-Les enfants devraient avoir, comme les soldats, des moments où ils ne
-seraient pas de service, et, l'habitude de l'obéissance une fois
-donnée, l'enfant devrait, très jeune, être livré à lui-même, à
-certaines heures, abandonné à ses caprices, obligé de se débattre
-contre lui-même et de se vaincre. L'autorité qui a incessamment
-veillé sur mes jeunes années m'a longtemps rendu incapable; et
-lorsque, enfin, je me suis trouvé lancé dans le monde, je n'ai pu
-faire autre chose que me laisser emporter par ses tourbillons.
-</p>
-
-<p>
-Le jugement qu'à l'heure actuelle je serais tenté de porter sur
-l'ensemble de mon éducation, c'est d'avoir été à la fois trop
-formaliste et trop luxueuse, imprimant sa marque sur mon caractère,
-mais au moment très important où il se formait, le laissant plutôt
-comprimé que discipliné: si j'étais innocent, c'était par protection
-et non par vertu. Ma mère s'en rendit compte, elle ne le vit que trop
-clairement par la suite, et chaque fois qu'il m'arrivait de faire
-quelque chose d'injuste, de stupide ou d'inhumain (et souvent ce fut
-tout cela à la fois) elle ne manquait jamais de me dire: «C'est que
-vous étiez trop gâté.»
-</p>
-
-<p>
-Jusqu'ici, sauf certaines omissions voulues, je n'ai guère réimprimé
-que ce que j'avais déjà dit dans <i>Fors</i>; je crains que la suite du
-récit n'ait point autant d'intérêt. Ce qui me reste à dire ne
-gagnera pas à être développé et sera encore moins amusant. Dans
-<i>Fors</i>, j'ai tenté de présenter les choses de façon un peu piquante;
-je tâcherai au contraire, ici, que mon récit soit aussi simple que
-possible. Suis-je arrivé dans <i>Fors</i> à écrire avec esprit? Je ne
-sais. Ce qui est certain, c'est que j'ai été souvent fort obscur et
-que la description que j'ai donnée plus haut de Herne Hill demande à
-être faite en termes moins exagérés.
-</p>
-
-<p>
-La hauteur de la longue crête de Herne Hill, au-dessus de la Tamise ou
-plutôt du niveau de la Tamise, à Camberwell Green, n'a pas, j'imagine,
-plus de cent cinquante pieds; mais la descente sur les deux versants est
-rapide, s'étageant sur un quart de mille du côté est, aussi bien que
-du côté ouest, à travers une succession de parcs et de jardins; route
-très vite séchée après l'averse, et que les enfants dégringolaient
-en courant; mais aussi quel courage il fallait pour remonter la pente
-avec son cerceau! Du sommet, avant qu'il n'y eût de chemins de fer, la
-vue était absolument délicieuse; vers le soir, du côté du couchant,
-elle était même grandiose, embrassant une longue succession de pentes
-boisées.
-</p>
-
-<p>
-La Tamise elle-même se cachait derrière les arbres; pas d'espaces
-libres, pas de prairies, si ce n'est directement au-dessous; sur une
-étendue de vingt milles carrés, rien que des frondaisons verdoyantes
-et des bosquets. De l'autre côté, vers l'est et le sud, s'allongeaient
-les collines de Norwood, plantées de bouleaux et de chênes, coupées
-de landes, hérissées d'ajoncs et de ronces d'un vert sombre, avec, ici
-et là, des pentes gazonnées qui faisaient deviner déjà toute la
-beauté rurale du Surrey et du Kent et d'une ondulation si large
-qu'elles donnaient l'illusion de la montagne. Association d'idées qui
-paraît absolument invraisemblable aujourd'hui que le Palais de Cristal,
-sans parvenir à suggérer l'idée de grandeur et sans avoir plus de
-majesté lui-même qu'une cloche à melon posée entre deux tuyaux de
-cheminées, réussit pourtant, grâce au voisinage de sa bête de masse
-creuse, à donner des airs de pygmées aux collines environnantes, qui
-ressemblent aujourd'hui à trois gros tas d'argile prêts à être
-livrés à un entrepreneur de construction. Mais, en ce temps-là, le
-Norwood ou Northwood, comme on disait à Croydon, par opposition avec le
-Southwood des plateaux du Surrey, montait en demi-cercle sur une
-étendue de cinq milles autour de Dulwich vers le sud, coupé ici et là
-par de petits sentiers rapides bordés de haies tels que Gipsy Hill et
-autres; du sommet, le regard s'étendait dans la direction de Dartford
-et sur la plaine de Croydon. C'est devant ce spectacle qu'un jour
-j'épouvantai ma mère, en m'écriant que «je sentais mes yeux me
-sortir de la tête». Elle crut que j'avais attrapé un coup de soleil.
-</p>
-
-<p>
-Herne Hill était au centre de cet amphithéâtre, et l'un de ses
-principaux charmes consistait en ce qu'après avoir longé le faîte des
-collines, en venant de Londres, au milieu des marronniers d'Inde, des
-lilas et des pommiers dont les branches pendaient au-dessus des
-palissades des deux côtés, le pays se découvrait soudain et on se
-trouvait à l'extrémité d'une grande plaine qui dévalait vers le sud
-jusque dans la vallée de Dulwich, prairie semée de boutons d'or où
-paissaient des vaches avec, tout au fond, les beaux pâturages et les
-avenues séculaires de Dulwich, et à l'horizon le demi-cercle des
-collines de Norwood. Sur la gauche, un sentier auquel on accédait par
-une barrière et qui était si abrité que les convalescents venaient
-s'y promener dès le mois de mars; il était si paisible et si solitaire
-que, lorsque j'étais en mal d'écrire, que j'avais besoin de calme et
-de réflexion, j'y venais, le préférant au jardin. De simples balises
-en bois, hautes de quatre pieds, séparaient la route de la prairie;
-elles n'étaient là que pour empêcher les vaches de s'échapper.
-Hélas! depuis le temps où j'allais méditer dans le petit sentier, que
-de perfectionnements! Le besoin d'une nouvelle église s'étant fait
-sentir, on a bâti, en bordure de la prairie, une pauvre église
-gothique grêle dont le clocher n'est là que pour l'ornement;
-derrière, s'élève le presbytère, si bien que ces deux constructions
-bouchent les trois quarts de la vue. Ensuite, ce fut le Palais de
-Cristal, qui gâte irrémédiablement tout le panorama d'où qu'on
-l'aperçoive et qui, les jours de fête, attire une foule de piétons et
-de fumeurs dont le pauvre sentier gardait la trace toute la semaine.
-Puis ce fut le tour des chemins de fer qui vomissaient, par chaque train
-de plaisir, tous les voyous de Londres, et l'on sait que le plus grand
-plaisir de ces messieurs consiste à démolir les barrières, à
-effrayer les vaches et à casser les pauvres branches fleuries qui ont
-l'imprudence de s'avancer au-dessus des clôtures. Ce que voyant, les
-propriétaires en bordure firent élever un mur de briques pour se
-protéger.
-</p>
-
-<p>
-Le joli sentier, devenu intolérable de chaleur et de saleté, fut
-bientôt abandonné aux rôdeurs, que l'on se contentait de faire
-surveiller de loin par un policeman placé à l'entrée. Enfin, cette
-année, c'est le comble! On a élevé en face du mur une palissade en
-planches de deux mètres de haut, si bien que le malheureux
-excursionniste est réduit à goûter de la campagne, comme air et comme
-vue, ce qui peut lui en arriver soit par-dessus le mur, soit par-dessus
-la palissade; il marche, avec l'odeur d'un mauvais cigare en avant, un
-autre en arrière, un troisième dans la bouche.
-</p>
-
-<p>
-Je serais désolé que ce livre prît des allures maussades, des airs
-grognons, car ma disposition naturelle, dont je voudrais qu'il fût
-l'écho, est le plus souvent aimable&mdash;que l'on me pardonne cette
-apparence de fatuité&mdash;surtout quand on ne me contrarie pas. Je
-grognerai ailleurs, quand il faudra absolument que je grogne, et je note
-seulement en passant le tort fait aux habitants et aux promeneurs de
-Herne Hill, parce que les questions de droit de passage sont à l'ordre du
-jour et que, dans la plupart des cas, le <i>passage</i> est le moindre du
-vieux <i>droit</i> bien compris. Le droit devrait s'étendre à la jolie vue
-et au bon air.
-</p>
-
-<p>
-Je tiens aussi à faire remarquer que, bien que l'on ait toujours en
-Angleterre la Grande Charte à la bouche, il y a peu d'Anglais qui
-sachent que l'une de ses principales clauses est l'interdiction de
-trafiquer<a name="FNanchor_10_1" id="FNanchor_10_1"></a><a href="#Footnote_10_1" class="fnanchor">[10]</a> de la loi. Or, il me semble que la loi anglaise pourrait
-conserver Banstead et autres terrains aux pauvres de l'Angleterre sans
-me faire payer, comme elle vient de le faire, deux mille cinq cents
-francs pour l'exécution temporaire de ce devoir d'ailleurs gratuit.
-</p>
-
-<p>
-Il me faudra revenir plus tard sur ces années d'enfance afin de combler
-quelques lacunes, mais je tiens à expliquer ici (ce qui pourra
-paraître un peu fastidieux) que lorsque j'ai dit que «dans le jardin
-de Herne Hill tous les fruits étaient défendus», j'ai simplement
-voulu dire: défendus en dehors de certaines circonstances, car les
-cueillettes de fruits, selon les saisons, étaient de véritables
-fêtes, et la défense maternelle, sous son apparente sévérité, avait
-de grands avantages: la pêche que ma mère me donnait quand elle était
-certaine qu'elle fût mûre à point, la tarte dont j'avais trié les
-cerises une à une, afin de m'assurer qu'elles étaient bien rouges de
-tous les côtés, avaient pour moi une saveur qu'elles n'auraient pas
-eue pour un enfant habitué à manger des fruits à sa fantaisie; mais
-le plaisir absolument pur, le vrai bonheur était de voir le verger en
-fleur; je préférais mille fois ses fleurs à ses fruits. Quant aux
-jouissances gastronomiques, pommes de terre bien rissolées, petits pois
-fondants, grosses fèves ayant juste le degré d'amertume voulu, et les
-bocaux de prunes de Damas ou de groseilles, pour le remplissage annuel
-desquels on comptait encore plus sur le fruitier que sur le jardinier,
-me paraissaient d'une importance mille fois supérieure à la douzaine
-de brugnons dont on me donnait quelques bribes, ou aux deux ou trois
-boisseaux de poires que l'on gardait pour l'hiver. Si bien que, de très
-bonne heure, mes réflexions sur les arbres m'avaient amené à la
-conclusion donnée cinquante ans plus tard dans <i>Proserpine</i>, à savoir
-que graines et fruits n'étaient là que pour les fleurs, et non pas les
-fleurs pour les fruits. C'étaient les perce-neige qui me donnaient ma
-première joie de l'année; la seconde, la plus intense, je la devais
-aux amandiers en fleur; à partir de ce moment, c'était chaque jour,
-dans le jardin ou dans les bois, des plaisirs variés, une suite
-ininterrompue de fleurs brillantes ou de feuilles rougissantes; et
-pendant de longues années, ce que j'ai demandé au Ciel avec le plus
-d'ardeur, c'est qu'à l'époque de la floraison la gelée épargnât les
-amandiers!
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_3_1" id="Footnote_3_1"></a><a href="#FNanchor_3_1"><span class="label">[3]</span></a>Dans l'Histoire de Croydon, on remarque que ce nom a longtemps
-embarrassé les archéologues; on le retrouve souvent aux environs des
-anciens camps romains.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_4_1" id="Footnote_4_1"></a><a href="#FNanchor_4_1"><span class="label">[4]</span></a>Ce dessin est encore au-dessus de la cheminée de ma chambre à
-coucher à Brantwood.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_5_1" id="Footnote_5_1"></a><a href="#FNanchor_5_1"><span class="label">[5]</span></a>Comparer le 52<sup>e</sup> paragraphe du Chapitre III de la <i>Bible
-d'Amiens</i>.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_6_1" id="Footnote_6_1"></a><a href="#FNanchor_6_1"><span class="label">[6]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Un nouveau printemps ravivera-t-il</span><br />
-<span class="i0">Les cendres de l'urne?</span>
-</div></div></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_7_1" id="Footnote_7_1"></a><a href="#FNanchor_7_1"><span class="label">[7]</span></a>Cet éditeur étant devenu Lord Provost (maire) d'Édimbourg,
-reçut le titre de Baronet (Note du traducteur).</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_8_1" id="Footnote_8_1"></a><a href="#FNanchor_8_1"><span class="label">[8]</span></a>Cette expression dans <i>Fors</i> a paru signifier à quelques
-lecteurs que ma mère m'avait rendu très évangéliquement religieux.
-Il n'en était rien. J'ai voulu dire simplement qu'elle avait posé les
-fondements de ma vie à venir, fondements pratiques aussi bien que
-spirituels. (Voir le paragraphe suivant.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_9_1" id="Footnote_9_1"></a><a href="#FNanchor_9_1"><span class="label">[9]</span></a>Remarquez que je parle ici de l'<i>action</i>, car en <i>pensée</i> je
-n'étais que trop indépendant, comme on a pu le voir plus haut.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_10_1" id="Footnote_10_1"></a><a href="#FNanchor_10_1"><span class="label">[10]</span></a>«To no one will We sell, to no one will We deny or defer,
-Right or Justice.»</p>
-
-<p>(On ne vendra, on ne refusera, on ne déniera à personne le droit ou la
-justice.)</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE III</h4>
-
-<h4><a id="LES_RIVES_DE_LA_TAY">LES RIVES DE LA TAY</a></h4>
-
-<p>
-Le lecteur a remarqué, je l'espère, que, dans mon récit, j'ai surtout
-insisté sur les circonstances favorables qui ont entouré l'enfant dont
-j'ai entrepris de raconter l'histoire, et sur la docilité, la
-tranquillité de son tempérament pourtant très impressionnable.
-</p>
-
-<p>
-Je ne lui ai attribué aucun talent, aucun don particulier; car, en
-réalité, il n'en possédait pas, en dehors de cette patience dans
-l'observation, de cette précision dans la sensation qui, plus tard,
-avec le travail, a constitué ma faculté d'analyse. En dehors de ces
-dispositions, je n'avais aucune de celles qui sont la condition du
-génie. Ma mémoire n'était que moyenne et je n'ai jamais vu un enfant
-plus incapable de jouer la comédie, ou de raconter une histoire;
-d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la
-chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.
-</p>
-
-<p>
-Mais je m'aperçois que, dans le récit qui précède, et que j'aurais
-voulu extrêmement modeste, je me vante assez sottement de mon goût
-pour la grande littérature comme si elle avait été exclusivement
-l'objet de mes premières études. J'aurais dû dire que l'<i>Iliade</i> et
-ce qui était à ma portée dans la Genèse et dans l'Exode ne m'ont
-guère occupé avant l'âge de dix ans. Ma littérature de lait, si l'on
-peut dire, n'était pas toujours aussi austère. Je lisais la <i>Dame
-Wiggins of Lee</i>, <i>The Peacock at Home</i> et autres contes pour les
-enfants, ou encore le <i>Frank</i> et <i>Harry et Lucy</i> de Miss
-Edgeworth, ou les <i>Dialogues scientifiques</i> de Joyce. Les premières
-tentatives, marquant un mouvement quelconque des molécules de mon cerveau,
-sont six «poèmes» qui m'ont été inspirés par ces lectures; entre le
-quatrième et le cinquième, ma mère a écrit: janvier 1826. Cet
-opuscule, commencé au mois de septembre ou d'octobre 1826, a été
-terminé en janvier 1827. Il était écrit en caractères d'imprimerie:
-j'étais alors dans ma septième année. Je vois encore le petit cahier
-rouge réglé en bleu, et ses quarante ou cinquante pages écrites au
-crayon de chaque côté; le titre, qui a été assez exactement
-reproduit à la page suivante, était écrit à l'intérieur sur le cartonnage
-même. Des quatre volumes annoncés, il semble bien (selon une habitude
-à laquelle je suis resté fidèle jusqu'ici) que je n'en aie écrit
-qu'un seul. Sur les quarante pages, il y en avait deux consacrées aux
-«gravures», dont celle qui avait la prétention de représenter la
-«nouvelle route d'Harry». C'est, je crois, la première fois que j'aie
-essayé de dessiner une montagne. Le dernier paragraphe de ce premier
-volume me semble, pour différentes raisons, mériter d'être conservé.
-Je l'imprime tel que, avec ses interlignes et ses différents
-caractères.
-</p>
-
-<p>
-Quant à la ponctuation, nous la laisserons aux soins du lecteur. Les
-espaces, on voudra bien le remarquer, étaient destinés à égaliser
-les lignes, non que l'on y soit jamais arrivé; et les interlignes
-inégaux concourent au même effet.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p class="center">HARRY AND LUCY<br />
-<br />
-FIN<br />
-<br />
-DERNIÈRE PARTIE<br />
-<br />
-DE<br />
-<br />
-PREMIÈRES LEÇONS<br />
-<br />
-en quatre volumes<br />
-<br />
-vol I<br />
-<br />
-avec gravures<br />
-<br />
-IMPRIMÉ et composé par un petit garçon<br />
-dessiné par lui aussi.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 350px;">
-<img src="images/figure05.jpg" width="350" alt="" />
-</div>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Harry savait très bien ce que c'était et continuait à dessiner mais
-Lucy l'appela bientôt pour lui montrer un gros nuage noir qui semblait
-chargé d'électricité. Harry courut chercher un appareil électrique
-que son père lui avait donné, et le nuage électrisa l'appareil au
-positif, puis vint un autre nuage qui l'électrisa au négatif, suivi de
-nuages plus petits; devant ce nuage s'élevait une grosse nuée de
-poussière qui courait après le nuage positif elle finit par prendre
-contact avec lui et quand l'autre nuage arriva on vit un éclair
-traverser la nuée sur laquelle le nuage négatif s'étendait et se
-dissolvait en pluie ce qui bientôt éclaircit le ciel. Le phénomène
-terminé Harry revenu de sa surprise se demanda comment il pouvait se
-faire qu'il y eût de l'électricité là où il y avait tant d'eau.
-Mais il aperçut bientôt un arc-en-ciel et là-dessus montait un
-brouillard où son imagination lui fit voir la silhouette d'une femme.
-Il pensa immédiatement à la sorcière des Alpes que l'on évoquait en
-prenant<a name="FNanchor_11_1" id="FNanchor_11_1"></a><a href="#Footnote_11_1" class="fnanchor">[11]</a> un peu d'eau dans le creux de la main que l'on répandait en
-prononçant des paroles inintelligibles<a name="FNanchor_12_1" id="FNanchor_12_1"></a><a href="#Footnote_12_1" class="fnanchor">[12]</a>. Et bien que ce ne fût
-qu'un conte Harry en fut impressionné lorsqu'il vit dans les nuages une
-forme qui y ressemblait.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 50%;">fin de Harry</p>
-<p style="margin-left: 52%;">et Lucy.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Les raisons que j'ai données, et qui m'ont décidé à réimprimer
-ce morceau qui était trop littéralement une «composition» sont:
-la première, que c'est un assez bon échantillon de mon orthographe
-à l'âge de sept ans; je dis assez bon, car il était rare que
-je fisse des fautes et qu'ici il y en a deux (tak<i>e</i>ing et
-unintellig<i>a</i>ble) que je ne peux m'expliquer que par la très grande
-hâte où j'étais de terminer mon volume; la seconde, que l'idée d'utiliser
-dans mon histoire des matériaux tirés à la fois des <i>Dialogues
-scientifiques</i> de Joyce<a name="FNanchor_13_1" id="FNanchor_13_1"></a><a href="#Footnote_13_1" class="fnanchor">[13]</a> et du <i>Manfred</i> de Byron est un exemple excellent du
-mélange bizarre que présentait mon cerveau et qu'il a conservé; ce
-qui fait que les lecteurs sottement entichés de science ont toujours
-tenu mes livres en suspicion parce qu'ils y rencontraient l'amour du
-beau, et que les lecteurs sottement épris d'esthétique ne les
-prenaient pas au sérieux parce qu'ils y rencontraient l'amour de la
-science; la troisième, enfin, que la méthode de tout point
-raisonnable, du jugement définitif, au nom de laquelle je demande au
-lecteur sensé d'excuser ces fragments incohérents, ne peut trouver une
-meilleure démonstration que dans le fait qu'à sept ans, aucune
-histoire, si séduisante qu'elle fût, ne pouvait faire d'impression
-sur Harry, tant qu'il n'avait pas vu&mdash;dans les nuages ou
-ailleurs&mdash;quelque chose qui y ressemblât. Des six poèmes, le premier
-célèbre une machine à vapeur et débute ainsi:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">When furious up from mines, the water pours</span><br />
-<span class="i0">And clears from rusty moisture ail the ores;<a name="FNanchor_14_1" id="FNanchor_14_1"></a><a href="#Footnote_14_1" class="fnanchor">[14]</a></span>
-</div></div>
-
-<p>
-et le dernier, sur l'Arc-en-ciel, en vers blancs, non rimés en raison de
-son caractère didactique, est accompagné de réflexions sur
-l'ignorance et la légèreté de certains individus:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">But those that do not know about that light</span><br />
-<span class="i0">Reflect not on it; and in ail that light</span><br />
-<span class="i0">Not one of ail the colours do they know<a name="FNanchor_15_1" id="FNanchor_15_1"></a><a href="#Footnote_15_1" class="fnanchor">[15]</a>.</span>
-</div></div>
-
-<p>
-L'année de mes sept ans accomplie, ma mère joignit une leçon de latin
-à la lecture de la Bible et régla définitivement les occupations que
-j'ai énumérées dans le chapitre précédent. Mais, ce qui m'étonne
-quand j'essaie pour mon propre plaisir, si ce n'est pour celui du
-lecteur, de mettre ces souvenirs au point, c'est de ne pas me rappeler
-comment se passait la matinée. Je sais seulement que je déjeunais dans
-la nursery et que lorsque Bridget, ma cousine de Croydon, était à la
-maison, nous nous querellions à qui aurait les parties les plus rôties
-du pain grillé. Ceci même doit être postérieur, car, à l'époque
-qui nous occupe, je ne devais pas être promu à l'honneur de manger du
-pain grillé. Je n'ai de souvenirs très précis sur les événements de
-la journée qu'à partir du moment où papa partait pour la Cité. Il
-prenait la diligence, et ma mère, après avoir rapidement donné ses
-ordres, m'appelait. Nous commencions nos leçons à neuf heures et demie
-par la lecture de la Bible, comme je l'ai dit plus haut, après quoi
-j'apprenais par cœur deux ou trois versets, plus un verset de
-paraphrase; et encore une déclinaison latine ou un temps de verbe et
-huit mots du vocabulaire de la grammaire latine d'Adam, la meilleure
-qu'il y ait jamais eu. Ceci fait, j'étais libre le reste de la
-journée. Pour l'arithmétique, elle fut salutairement remise à
-beaucoup plus tard; quant à la géographie, je l'appris très
-facilement moi-même à ma façon; mes notions d'histoire, je les ai
-puisées dans les <i>Contes racontés par un grand-père</i>, de Scott. Donc,
-vers midi, je descendais au jardin quand il faisait beau; quand il
-pleuvait, je passais le temps comme je pouvais. J'ai déjà parlé des
-fameux cubes de bois qui, dès que je pus me traînera quatre pattes,
-furent mes compagnons de tous les instants; et je suis impardonnable
-d'avoir oublié à quel généreux ami (je soupçonne fort ma tante de
-Croydon) je dus, un peu plus tard, un pont à deux arches, impeccable
-quant aux voussures, aux clefs de voûte, et à l'ajustement de la
-maçonnerie taillée en biseau et assemblée en queue d'aronde sur le
-modèle du pont Waterloo. Les cintres très bien faits, et une suite de
-marches en marqueterie qui descendaient jusqu'à la rivière, faisaient
-de ce petit modèle quelque chose de vraiment instructif; je ne me
-lassais pas de le bâtir, de le <i>dé</i>bâtir (il était trop bien établi
-pour qu'on pût le jeter bas, il fallait toujours le démonter) et de le
-rebâtir. Le plaisir que j'avais à faire et à refaire les mêmes
-choses, à lire et à relire les mêmes livres, a beaucoup contribué à
-développer cette faculté, qui m'a été si précieuse, d'aller au fond
-des choses.
-</p>
-
-<p>
-Quelques personnes diront certainement que ces joujoux, donnés par
-hasard, décidèrent de mon goût pour l'architecture; mais je n'ai
-jamais entendu parler d'un autre enfant si passionnément épris de ses
-bois de construction, si ce n'est le Frank de Miss Edgeworth. Il est
-vrai qu'à l'époque où nous vivons&mdash;âge d'universelle briqueterie
-s'il en fut&mdash;on ne donne plus aux enfants pour jouer de modestes
-morceaux de bois, mais des locomotives; et ces petits êtres sont
-toujours à prendre des billets, à monter et descendre aux stations
-sans jamais chercher à s'expliquer le principe du puff-puff! À quoi
-cela leur servirait-il d'ailleurs, à moins qu'ils ne puissent apprendre
-en même temps que jamais le principe du puff-puff ne remplacera celui
-de la vie? Moi, au contraire, avec <i>Harry et Lucy</i> non seulement j'ai
-compris le système moteur du puff-puff, mais, grâce à mes briques de
-bois, je connus bientôt les lois de la stabilité en matière de tours
-et d'arceaux. J'étais aidé dans ces études par le goût passionné
-que j'avais de voir travailler des ouvriers; je pouvais rester des
-heures à regarder maçons, briquetiers, tailleurs de pierre, paveurs,
-quand ma bonne me permettait de m'arrêter pendant nos promenades;
-j'étais au comble du bonheur si, de la fenêtre de l'auberge ou de
-l'hôtel, quand nous voyagions, je pouvais voir des ouvriers travailler;
-la journée dans ce cas ne me paraissait jamais assez longue, je restais
-là des heures, en extase, et rien ne pouvait me distraire. Le plus
-souvent, au jardin, quand le temps le permettait, j'observais les
-habitudes des plantes, sans qu'il me vînt l'idée de les cultiver ou de
-les soigner; je n'aimais pas plus à m'occuper des fleurs que des
-oiseaux, des arbres, du ciel ou de la mer, mais je passais des heures à
-les regarder, à les fouiller. Sans la moindre curiosité morbide, mais
-avec une admiration étonnée, j'arrachais leurs pétales jusqu'à ce
-qu'elles m'eussent livré leurs secrets, du moins les secrets qui
-pouvaient intéresser un enfant; je faisais des collections de
-graines&mdash;elles me tenaient lieu de perles ou de billes&mdash;sans
-qu'il me vînt jamais la pensée de les semer. Un vieux jardinier venait une
-fois par semaine ratisser les allées, enlever les mauvaises herbes; je
-n'aurais pas mieux demandé que de l'aider, mais je fus découragé et
-humilié un jour où, sans rien dire, je le vis revenir sur les endroits
-déjà nettoyés par moi. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était
-de creuser des trous, forme de jardinage qui, hélas! n'avait pas
-l'approbation maternelle. Alors, tout naturellement, je retombais
-dans mes habitudes de contemplation; à neuf ans, je commençai
-un poème intitulé <i>Eudosia</i>&mdash;d'où me venait ce nom, que me
-représentait-il?&mdash;poème <i>sur l'Univers</i>. Une ou deux strophes qui
-rappellent le début à la fois de mon <i>Deucalion</i> et de ma
-<i>Proserpine</i> ne seront peut-être pas déplacées au milieu de ces graves
-souvenirs, d'autant que j'en puis donner la date exacte: 28 septembre 1828.
-Le «livre Premier» commence ainsi:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">When first the wrath of heaven o'erwhelmed the world,</span><br />
-<span class="i0">And o'er the rocks, and hills, and mountains, hurl'd</span><br />
-<span class="i0">The waters' gathering mass; and sea o'er shore&mdash;</span><br />
-<span class="i0">Then mountains fell, and vales, unknown before,</span><br />
-<span class="i0">Lay where they were. Far different was the Earth</span><br />
-<span class="i0">When first the flood came down, than at its second birth.</span><br />
-<span class="i0">Now for its produce!&mdash;Queen of flowers, O rose,</span><br />
-<span class="i0">From whose fair colored leaves such odor flows,</span><br />
-<span class="i0">Thou must now be before thy subjects named,</span><br />
-<span class="i0">Both for thy beauty and thy sweetness famed.</span><br />
-<span class="i0">Thou art the flower of England, and the flow'r</span><br />
-<span class="i0">Of Beauty too&mdash;of Venus odrous bower.</span><br />
-<span class="i0">And thou wilt often shed sweet odors round,</span><br />
-<span class="i0">And often stooping, hide thy head on ground<a name="FNanchor_16_1" id="FNanchor_16_1"></a><a href="#Footnote_16_1" class="fnanchor">[16]</a>.</span>
-<span class="i0">And then the lily, towering up so proud,</span><br />
-<span class="i0">And raising its gay head among the various crowd,</span><br />
-<span class="i0">There the black spots upon a scarlet ground,</span><br />
-<span class="i0">And there the taper-pointed leaves are found<a name="FNanchor_17_1" id="FNanchor_17_1"></a><a href="#Footnote_17_1" class="fnanchor">[17]</a>.</span>
-</div></div>
-
-<p>
-En 220 vers de cette valeur, le premier livre s'élève de la rose au
-chêne. Le second débute&mdash;à ma grande surprise et contrairement à
-toutes mes habitudes&mdash;par une apostrophe extatique à quelque chose que
-je n'avais jamais vu:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">I sing the Pine, which clothes high Switzer's head,</span><br />
-<span class="i0">And high enthroned, grows on a rocky bed,</span><br />
-<span class="i0">On gulphs so deep, on cliffs that are so high,</span><br />
-<span class="i0">He that would dare to climb them, dares to die<a name="FNanchor_18_1" id="FNanchor_18_1"></a><a href="#Footnote_18_1" class="fnanchor">[18]</a>.</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Mon enthousiasme ne se soutint pas longtemps; après une description de
-la descente de l'Alpnach, imitée de <i>Harry et Lucy</i>, en 76 vers, je
-m'arrête court. À l'autre bout et à l'envers du cahier, je fais
-observer que le «cristal de roche est entouré d'actinolithe, d'axinite
-et d'épidote au Bourg d'Oisans en Dauphiné». Mais les méditations au
-jardin ne cessèrent pas, et qui pourrait dire si ces heures de rêverie
-m'ont été profitables ou si ce fut un temps absolument perdu? En tout
-cas, il ne fut pas perdu pour mon agrément. Le bonheur que j'y trouvais
-rendait toutes les autres occupations du dehors insipides. Le lecteur
-pourra bien trouver que ces rêveries improductives eussent pu
-facilement, si ma mère l'eût voulu, servir de base à de sérieuses
-connaissances botaniques. Mais s'il y avait alors des livres de
-géologie et de minéralogie à ma portée, les livres de botanique&mdash;et
-on a fait peu de progrès à cet égard depuis&mdash;étaient tous plus ardus
-encore que la grammaire latine. Je me bornai à la minéralogie et, en
-fin de compte, je crois que le temps passé au jardin n'aurait pas pu
-être mieux employé, si ce n'est peut-être en sarclant les mauvaises
-herbes.
-</p>
-
-<p>
-À six heures, le point sur l'aiguille, je prenais le thé avec mon
-père et ma mère dans le salon, ou plutôt dans ma niche d'où il
-m'était défendu de sortir sous aucun prétexte. J'ai déjà parlé de
-ce petit recoin à côté la cheminée, bien éclairé par une fenêtre
-latérale en été, par la lampe de la cheminée en hiver, près du feu,
-sans en être gêné et à l'abri de tout courant d'air.
-</p>
-
-<p>
-Une grande table à écrire, placée devant moi, m'enfermait; on y
-posait mon assiette, ma tasse, et les livres avec lesquels je m'amusais.
-Quand il avait pris son thé, mon père faisait la lecture à ma mère,
-sans se préoccuper de moi. J'écoutais ou je lisais pour mon compte.
-Mon père nous lut ainsi, et plus d'une fois, toutes les comédies de
-Shakespeare, ses drames historiques, tout Walter Scott et <i>Don
-Quichotte</i>, dont il raffolait. J'en riais alors aux larmes; aujourd'hui
-c'est pour moi un des livres les plus tristes et même, par endroits,
-les plus choquants. Mon père était un merveilleux lecteur; vers et
-prose: Shakespeare, Pope, Spenser, Byron et Scott, comme Goldsmith,
-Addison et Johnson. Pour la poésie plus légère, il manquait
-peut-être de la finesse d'oreille, de la subtilité nécessaire; mais
-le sentiment qu'il avait de la vigueur et de la sagesse d'une expression
-juste, de la puissance des syllabes bien ordonnancées, donnait a sa
-manière déliré <i>Hamlet, Lear, Cæsar</i> ou <i>Marmion</i> une justesse et
-une grandeur harmonieuses; il n'avait, par contre, aucune idée de la
-manière dont on doit moduler le refrain d'une ballade, et la
-préciosité des sentiments exprimés l'agaçait. Ce qu'il aimait avant
-tout, dans les œuvres, c'était la volonté, une volonté héroïque et
-une haute raison; il ne tolérait pas l'amour morbide de la souffrance
-et n'aurait jamais lu pour son plaisir ou pour mon instruction des
-ballades comme <i>Burd Helen</i>, les <i>Twa Corbies</i> ou autres poèmes
-ou contes dont tout l'intérêt repose sur un amour sans espoir ou une mort
-stérile.
-</p>
-
-<p>
-Mais une pure et noble douleur vint bientôt mêler sa note grave aux
-accents joyeux de ces jours de bonheur; musique suave, magnifique comme
-un beau chant de cathédrale. Ceci m'oblige à revenir en arrière à
-parler de choses qui m'ont été contées et dont cependant certaines
-sont aussi précises que si je les avais vues de mes yeux.
-</p>
-
-<p>
-C'est aux environs de 1780 que ma grand'mère, Catherine Tweedale, se
-fit enlever par mon grand-père paternel; elle n'avait pas encore seize
-ans; ma tante Jessie, l'unique sœur de mon père, était née l'année
-suivante. Quelques semaines après cet événement, un ami entrant à
-l'improviste dans la chambre de ma grand'mère l'avait surprise dansant
-le branle à trois avec deux chaises comme partenaires, n'ayant pas, sur
-l'heure, trouvé d'autre moyen d'exprimer qu'elle trouvait la vie
-délicieuse et toute pleine de bénédictions et de promesses.
-</p>
-
-<p>
-Elles ne se réalisèrent pas toutes par la suite; tante Jessie, une
-délicieuse créature, aux yeux noirs, les beaux yeux des Highlands,
-profondément pieuse, douce et résignée (le Destin, hélas! lui fut
-souvent contraire) épousa un tanneur de Perth quelque peu rude, mais
-dont les affaires étaient assez prospères. Lorsque je les vis pour la
-première fois, ma tante et mon oncle le tanneur habitaient une maison
-carrée, en pierre grise, dans un faubourg de Perth non loin du pont; le
-jardin descendait en pente rapide jusqu'à la Tay qui tourbillonnait,
-profonde et claire, autour des marches où les servantes venaient
-remplir leurs seaux.
-</p>
-
-<p>
-Un de mes correspondants abusé s'est plaint dans <i>Fors</i> de la mauvaise
-habitude que j'avais de railler les gens qui n'ont point d'ancêtres. Je
-proteste là contre, bien que je me sente, il est vrai, toujours un peu
-gêné quand j'ai à parler de mon oncle le boulanger ou de mon oncle le
-tanneur. Mes lecteurs peuvent m'en croire quand j'affirme&mdash;évoquant
-aujourd'hui les rêves faits jadis sous le toit de l'honnête boulanger
-de Market Street à Croydon, ou chez Pierre, et non Simon, le tanneur,
-dans la petite maison du bord de la rivière&mdash;que je n'échangerais pas
-ces rêves et encore moins les tendres réalités de ces jours de mon
-enfance pour ceux des plus beaux seigneurs ou des plus grandes dames
-ayant pour théâtres des halls somptueux, de beaux gazons, des lacs, au
-milieu de parcs ombreux et profonds comme des forêts.
-</p>
-
-<p>
-Les belles pelouses, les lacs ne manquaient pas dans le North-Inch de
-Perth, et les remous de la Tay s'attardant devant Rose Terrace faisaient
-mes délices; c'est là que nous habitions (après la mort de mon oncle,
-enlevé rapidement par une attaque d'apoplexie) dans le calme des beaux
-jours d'été écossais avec ma tante devenue veuve et ma petite cousine
-Jessie, l'heureuse petite Jessie de six, sept, huit et neuf ans, la
-petite Jessie aux yeux de velours noir, profondément noirs<a name="FNanchor_19_1" id="FNanchor_19_1"></a><a href="#Footnote_19_1" class="fnanchor">[19]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Jessie avait non seulement les yeux de sa mère, elle avait sa piété;
-et le dimanche soir, elle et moi, nous passions une sorte d'examen sur
-les Écritures. C'était à qui répondrait le mieux et nous étions
-fiers comme des paons, quand les frères aînés de Jessie et sa sœur
-Marie étaient «recalés», et que Jessie ou moi étions «dux», ce
-qui arrivait presque toujours. Nous avions décidé de nous marier...
-dès que nous serions un peu plus âgés, il ne nous venait pas à
-l'idée de dire plus raisonnables.
-</p>
-
-<p>
-Le hasard avait voulu que la bonne à tout faire dans la maison de Rose
-Terrace fût une très vieille «Mause» qui avait été servante chez
-mon grand-père à Édimbourg, un vrai type, le portrait frappant de la
-Mause des <i>Puritains d'Écosse</i><a name="FNanchor_20_1" id="FNanchor_20_1"></a><a href="#Footnote_20_1" class="fnanchor">[20]</a>, avec peut-être une foi plus
-patiente encore, plus solennelle et plus intrépide; foi passée au
-crible, de souffrances sans nom; car Mause avait cruellement souffert
-dans sa jeunesse, souffert de la faim, au point de ramasser des croûtes
-de pain et des os dans les tas d'ordures. Aussi, pour elle, voir gâcher
-le plus petit atome de nourriture, c'était un crime impardonnable,
-comparable au blasphème. «Oh, Miss Margaret! s'écria-t-elle avec
-indignation en voyant ma mère jeter par la fenêtre quelques miettes de
-pain restées sur une assiette, j'aimerais mieux recevoir un coup de
-poing!» Elle faisait son dîner de tout ce que les autres servantes
-laissaient, souvent de pelures de pommes de terre, ayant donné son
-propre repas au premier pauvre venu; et elle restait debout pendant tout
-l'office&mdash;bien qu'âgée d'au moins soixante-dix ans et très faible
-quand je la connus&mdash;lorsqu'elle avait pu décider quelque dévoyé,
-rencontré dans la rue, à prendre sa place à l'église. Peut-être sa
-vieille figure parcheminée&mdash;figée dans une expression de résolution
-et de patience, qui ne savait pas sourire, et dont le sourcil froncé
-nous faisait trembler, Jessie et moi, lorsque nous osions redemander de
-la crème pour notre porridge, ou que, le dimanche, nous faisions trop
-de bruit&mdash;est-elle en partie responsable de mon tant soit peu de
-prévention contre la religion évangélique, prévention dont on
-retrouve la trace, je l'avoue, dans mes derniers ouvrages; mais je ne
-pourrai jamais être assez reconnaissant envers la Providence d'avoir pu
-voir dans notre «vieille Mause» l'esprit puritain écossais dans toute
-sa foi et toute sa vigueur, et d'avoir été par conséquent à même de
-tracer l'action de cet esprit dans la politique réformatrice de
-l'Église avec le respect et l'honneur qui lui sont dus.
-</p>
-
-<p>
-Ma tante, vraie prêtresse de Dodone<a name="FNanchor_21_1" id="FNanchor_21_1"></a><a href="#Footnote_21_1" class="fnanchor">[21]</a> dans les Highlands, si tant est
-qu'il y en ait jamais eu, était de nature infiniment plus douce;
-néanmoins, je n'osais l'approcher qu'à distance respectueuse. Elle ne
-s'était jamais consolée de la mort de trois petits enfants qu'elle
-avait perdus. Le petit Pierre, surtout, était la pierre angulaire de
-son édifice, l'amour sur lequel s'échafaudaient toutes ses autres
-tendresses. Il lui avait été enlevé si rapidement, d'une tumeur
-blanche au genou! L'enfant souffrait beaucoup, et il allait toujours
-s'affaiblissant, mais il restait obéissant, tendre et doux. Un jour que
-sa mère voulait lui faire prendre quelques gouttes de porto et qu'elle
-l'avait pris sur ses genoux, comme elle approchait le verre de ses
-lèvres: «Pas maintenant, maman, fit-il, dans une minute,» et,
-appuyant sa tête sur l'épaule maternelle, il avait poussé un grand
-soupir et était mort. Puis ç'avait été le tour de Catherine; et
-celui de ...... j'oublie le nom de l'autre petite fille; je ne les ai
-connues ni l'une ni l'autre, mais ma mère m'en a souvent parlé;
-Catherine était sa préférée. Un soir que ma tante, après une
-conversation sérieuse avec son mari sur l'éducation de leurs deux
-enfants, s'était couchée, elle fut quelque temps avant de pouvoir
-s'endormir et, comme elle s'agitait dans son lit, elle vit tout à coup
-la porte de sa chambre s'ouvrir et deux bêches entrer et se poser au
-pied de son lit. Les deux enfants mouraient quelques jours plus tard; je
-dis quelques jours, car je ne suis pas sûr de me rappeler exactement
-les paroles de ma mère.
-</p>
-
-<p>
-À l'époque où nous allions à Perth, il y avait encore Marie, la
-fille aînée, qui était chargée de surveiller les enfants quand la
-vieille Mause était trop occupée; James, John, William et Andrew (je
-ne sais plus qui était le parrain de William, le seul des garçons qui
-n'eût pas un nom d'apôtre). Ils étaient d'ailleurs tous au collège
-ou à l'Université. William et Andrew, quand ils étaient à la maison,
-ne songeaient qu'à nous taquiner, Jessie et moi, et ils mangeaient les
-plus belles poires. Quant aux grands, on ne les voyait jamais. Les
-petites filles et moi nous nous amusions à notre manière, qui était
-toujours tranquille, soit dans le North-Inch, soit sur les bords du
-Lead, un bras de la Tay qui, passant devant Rose Terrace, faisait
-tourner un moulin, et que, depuis, on a comblé. Alors, il était
-délicieux et ses eaux cristallines étaient un trésor de diamants,
-pour nous autres enfants. Mary avait alors près de douze ans; c'était
-une blonde aux yeux bleus, presque jolie; sa piété très fervente
-n'était point aussi agissante que celle de Jessie.
-</p>
-
-<p>
-Mon père, le plus souvent, profitait de notre séjour à Perth pour
-faire des excursions en Écosse et, chose étrange, ma mère elle-même
-n'était plus à Rose Terrace qu'un personnage de second plan. Je ne
-m'explique pas pourquoi elle sortait si peu avec nous; elle et ma tante
-conservaient, en dépit de tout, leurs habitudes retirées. Mary, Jessie
-et moi avions la permission de faire tout ce que nous voulions dans le
-North Inch; je ne travaillais pas pendant ces séjours à Perth, en
-dehors des concours pieux du dimanche.
-</p>
-
-<p>
-Si le hasard avait voulu qu'il se fût trouvé là quelqu'un en état de
-me donner des notions de botanique ou de minéralogie, quelle chance
-c'eût été pour moi; mais les choses étant ce qu'elles étaient, je
-passais mes journées un peu comme les chardons et les tanaisies du
-rivage, à regarder l'eau courir; d'étranges inquiétudes me venaient,
-devant les remous de la Tay, où l'eau passait du brun au bleu presque
-noir, et devant les précipices de Kinnoull; horreur sacrée créée en
-partie par mon imagination, mais aussi par les airs mystérieux que
-prenaient les servantes quand nous gravissions le chemin de Kinnoull et
-que je voulais rester en arrière, pour regarder la petite source de
-cristal de Bower's Well.
-</p>
-
-<p>
-«Vous dites pourtant que vous n'aviez peur de rien», m'écrit un ami
-qui s'inquiète, et qui ne voudrait pas que la véracité de ces
-souvenirs pût être mise en doute. En effet, j'ai dit que je n'avais
-peur ni des revenants, ni du tonnerre, ni des animaux, entendant par là
-les choses qui habituellement font la terreur des enfants. Mais chaque
-jour, la vie m'apprenait qu'il est raisonnable d'avoir peur; sans cela,
-comment aurais-je pu, dans les pages qui précèdent, me présenter
-comme la personne la plus sensée que je connaisse? C'est ainsi que
-jamais il ne m'est arrivé, même en ces années d'insouciance funeste,
-de passer sans ressentir quelque émoi devant les tourbillons noirs, que
-ne trouble aucun flocon d'écume, où la Tay se recueille, semblable à
-Méduse<a name="FNanchor_22_1" id="FNanchor_22_1"></a><a href="#Footnote_22_1" class="fnanchor">[22]</a>, et je ne dis pas non plus que je me promènerais dans un
-cimetière la nuit (ni même le jour) comme si ses pierres tumulaires
-n'étaient que des pavés mis debout. Tout au contraire. Mais il est
-très important, afin que le lecteur n'ait aucune inquiétude au sujet
-de certains de mes écrits qui ont paru extra-sensitifs et émotifs,
-qu'il sache bien que je n'ai jamais été sujet à me créer des
-fantômes, à me faire des illusions, peut-être devrais-je dire avec
-regret que je n'en ai jamais été capable et que je n'ai jamais été
-sujet non plus à avoir les nerfs ébranlés par la surprise. Lorsque
-j'avais cinq ans, nous avions à Herne Hill un gros terre-neuve que
-j'aimais beaucoup. Revenant de voyage, un été, ma première pensée
-fut de courir dire bonjour à Lion. Ma mère me laissa aller à
-l'écurie avec notre unique domestique mâle, Thomas, lui recommandant
-bien de ne pas me laisser approcher du chien qui était à la chaîne.
-Thomas, pour plus de sûreté, me prit dans ses bras. Lion, qui mangeait
-sa pâtée, ne fit pas la moindre attention à nous; je demandai alors
-la permission de le caresser. Cet imbécile de Thomas se baissa pour que
-je pusse toucher le chien qui se jeta sur moi, m'enlevant un morceau de
-la lèvre. On me remonta par l'escalier de service, saignant abondamment
-mais nullement effrayé, et n'ayant qu'une crainte, c'est qu'on ne se
-débarrassât de Lion. Il fallut en effet s'en séparer, mais ma mère
-ne renvoya pas Thomas, elle lui pardonna car elle savait à quel point
-il regrettait sa maladresse qu'elle se trouvait d'ailleurs seule à
-blâmer dans la circonstance. La morsure du chien a laissé une trace
-qui ne s'est jamais effacée, déformant la bouche (alors réellement
-jolie), mais la blessure fut vite cicatrisée. Je me souviens que les
-derniers mots que je prononçai, avant d'être réduit par le D<sup>r</sup>
-Aveline à un silence qui devait durer quelques jours, furent ceux-ci:
-«Maman, si je ne peux pas parler, je peux jouer du violon». On ne fut pas
-de cet avis à la maison, et je ne fis aucun progrès sur cet instrument,
-digne pourtant de mon génie. Cet accident ne diminua en rien mon amour
-pour les chiens, et jamais ils ne m'inspirèrent la moindre crainte.
-</p>
-
-<p>
-Je ne sais si je courus un vrai danger dans cette même écurie un jour
-où, me trouvant seul, je tombai la tête la première dans une grande
-cuve pleine d'eau qui servait à l'arrosage du jardin; j'aurais été en
-assez mauvaise posture si je ne m'étais servi du petit arrosoir que je
-tenais à la main pour toucher le fond et me donner un bon élan; après
-quoi, de la main gauche, je saisis le bord de la cuve. Cet exploit me
-valut, après coup, de grands éloges; on vanta ma présence d'esprit,
-ma décision. En songeant aux rares occasions où j'ai eu à faire
-preuve de sang-froid, je constate que j'ai toujours trouvé ma tête
-lucide quand j'en ai eu besoin, et que je suis beaucoup plus exposé à
-me laisser troubler par un accès d'admiration soudain que par un danger
-imprévu.
-</p>
-
-<p>
-Les sombres profondeurs de la Tay, point de départ de ce petit accès
-de vantardise, se trouvaient sous la rive escarpée, à l'extrémité du
-North-Inch. Nous prenions rarement le sentier qui les côtoie, si ce
-n'est au temps de la moisson, quand, pour nous amuser, nous allions
-glaner dans les champs. Au retour, Jessie et moi nous écrasions le
-grain des épis dans le moulin à poivre de la cuisine et nous en
-faisions des gâteaux au poivre qui n'auraient certainement pas trouvé
-d'acheteurs.
-</p>
-
-<p>
-Si minutieux que puissent paraître ces détails, je m'élève avec
-toute l'indignation que permettent les bonnes manières contre
-l'imputation de partialité pour ces souvenirs. Ils ne me plaisent pas
-seulement parce qu'ils sont de ma jeunesse. Cependant, j'hésite a
-enregistrer comme une vérité établie l'impression que je garde de mes
-courses à travers champs avec Jessie à la suite des glaneurs: à
-savoir que les gerbes d'Écosse sont plus dorées que celles de tous les
-autres pays du monde et qu'il n'y a nulle part des moissons qui font
-plus songer au «froment du Ciel» que celles de Strath-Tay et de
-Strath-Earn.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_11_1" id="Footnote_11_1"></a><a href="#FNanchor_11_1"><span class="label">[11]</span></a>Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant <i>takeing</i>
-pour taking (prenant). Note du traducteur.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_12_1" id="Footnote_12_1"></a><a href="#FNanchor_12_1"><span class="label">[12]</span></a>Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant
-<i>unintelligable</i> pour <i>unintelligible</i> (inintelligible). Note du
-traducteur.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_13_1" id="Footnote_13_1"></a><a href="#FNanchor_13_1"><span class="label">[13]</span></a>Le passage original est comme suit, vol. VI, édit. 1821, p.
-138:</p>
-
-<p>«Le D<sup>r</sup> Franklin parle d'un phénomène très remarquable que Mr
-Wilke, le célèbre électricien, a eu l'occasion d'observer. Le 20 juillet
-1758, à trois heures de l'après-midi, il remarqua un gros nuage de
-poussière qui s'élevait de terre; ce nuage couvrait la plaine et une
-partie de la ville qu'il habitait alors. Il n'y avait pas un souffle
-de vent et la poussière flottait doucement vers l'est, où l'on
-apercevait une nuée noire qui impressionnait, très nettement, son
-appareil électrique dans le sens positif. Cette nuée se dirigeait vers
-l'ouest, le nuage de poussière la suivit et continua de monter plus
-haut, toujours plus haut, jusqu'à former une épaisse colonne ayant la
-forme d'un pain de sucre, qui, à la fin, sembla prendre contact avec la
-nuée. À quelque distance, venait un autre gros nuage, suivi de plus
-petits, qui électrisa son appareil au négatif; lorsque ces nuages se
-trouvèrent en contact avec le nuage positif, on vit un éclair
-traverser le nuage de poussière; après quoi les nuages négatifs
-couvrirent le ciel et se fondirent en pluie, ce qui éclaircit
-l'atmosphère.»</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_14_1" id="Footnote_14_1"></a><a href="#FNanchor_14_1"><span class="label">[14]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Quand furieuse, venant des mines, l'eau s'échappe</span><br />
-<span class="i0">Et débarrasse de ses scories le minerai.</span>
-</div></div></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_15_1" id="Footnote_15_1"></a><a href="#FNanchor_15_1"><span class="label">[15]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Mais ceux qui ne connaissent pas cette lumière</span><br />
-<span class="i0">N'y songent pas; et dans toute cette lueur</span><br />
-<span class="i0">Ils ne distinguent pas une seule couleur.</span>
-</div></div></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_16_1" id="Footnote_16_1"></a><a href="#FNanchor_16_1"><span class="label">[16]</span></a>Étrange manière, par besoin de la rime, de dire que
-les roses sont souvent trop lourdes pour leurs tiges.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_17_1" id="Footnote_17_1"></a><a href="#FNanchor_17_1"><span class="label">[17]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Quand les colères du ciel envahirent le monde,</span><br />
-<span class="i0">Que rochers, collines, montagnes furent emportés</span><br />
-<span class="i0">Par les eaux montantes, que les mers débordèrent&mdash;</span><br />
-<span class="i0">Alors les montagnes croulèrent et des vallées, inconnues</span><br />
-<span class="i8">[jusqu'ici,]</span><br />
-<span class="i0">Prirent leur place. Combien différente la Terre</span><br />
-<span class="i0">À cette seconde naissance, lorsque les flots se retirèrent.</span><br />
-<span class="i0">Maintenant passons à ses produits! Toi, reine des fleurs, ô rose!</span><br />
-<span class="i0">Dont les pétales tendrement colorés répandent un si suave</span><br />
-<span class="i8">[parfum.]</span><br />
-<span class="i0">Il faut te nommer devant tes sujets,</span><br />
-<span class="i0">Pour ta beauté, pour ta douceur si connues.</span><br />
-<span class="i0">Tu es à la fois la fleur de l'Angleterre et la fleur</span><br />
-<span class="i0">De la beauté&mdash;celle du berceau embaumé de Vénus.</span><br />
-<span class="i0">Tu verseras tes parfums alentour,</span><br />
-<span class="i0">Et parfois te baissant, tu cacheras ton visage contre terre.</span><br />
-<span class="i0">Puis c'est le lis, qui se dresse si fier</span><br />
-<span class="i0">Au-dessus de la foule bariolée,</span><br />
-<span class="i0">Ici pointillé de noir sur un fond écarlate</span><br />
-<span class="i0">Au milieu de ses feuilles acuminées.</span>
-</div></div></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_18_1" id="Footnote_18_1"></a><a href="#FNanchor_18_1"><span class="label">[18]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Je chante le Pin qui couronne la cime du pays suisse,</span><br />
-<span class="i0">Et souverainement s'élève sur son lit de rochers,</span><br />
-<span class="i0">Au-dessus de gouffres profonds, de falaises si hautes</span><br />
-<span class="i0">Que celui qui tenterait de les franchir défierait la mort.</span>
-</div></div></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_19_1" id="Footnote_19_1"></a><a href="#FNanchor_19_1"><span class="label">[19]</span></a>Par opposition avec les yeux dont l'iris seul est
-noir, ce qui les fait ressembler à des cerises noires.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_20_1" id="Footnote_20_1"></a><a href="#FNanchor_20_1"><span class="label">[20]</span></a>Rien ne prouve mieux la dégénérescence du puritanisme
-moderne que l'incapacité où il est de comprendre les admirables
-portraits que Scott nous a laissés des Covenantaires. Rien que dans
-<i>les Puritains</i>, il y en a quatre d'absolument parfaits: le plus
-typique, Elspeth, pure et sublime; le second, Ephraïm Macbriar, qui met
-en lumière le côté le plus connu du caractère: l'exagération et la
-folie ascétique; le troisième, Mause, si vivant, qui prête un peu à
-rire, mais qui est si absolument sincère et pur. Enfin le dernier,
-Balfour, d'un si puissant intérêt, où se révèle la foi puritaine
-dans toute sa sincérité, greffée sur une disposition naturellement
-cruelle et basse. Si l'on ajoute à ces quatre portraits, dans ce seul
-roman, ceux du <i>Heart of Midlothian</i> et ceux de Nicol Jarvie et
-d'Andrew Fairservice dans <i>Rob Roy</i>, on aura une série d'analyses
-théologiques qui dépassent de beaucoup en portée philosophique tout ce qui
-a jamais été écrit, à ma connaissance, à n'importe quelle époque.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_21_1" id="Footnote_21_1"></a><a href="#FNanchor_21_1"><span class="label">[21]</span></a>Dodone, en Epire, sanctuaire de Zeus dont les prêtresses
-étaient appelées: πελείαδες; (colombes) (Note du traducteur).</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_22_1" id="Footnote_22_1"></a><a href="#FNanchor_22_1"><span class="label">[22]</span></a>Je me représente toujours la Tay comme une déesse et la
-Greta comme une nymphe.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE IV</h4>
-
-<h4><a id="SOUS_DE_NOUVEAUX_MAITRES">SOUS DE NOUVEAUX MAÎTRES</a></h4>
-
-<p>
-Vers l'âge de huit ou neuf ans, je fus assez gravement malade, à
-Dunkeld. Je ne sais si cette fièvre mit mes jours en danger, mais je
-sais qu'elle me causa des malaises insupportables. Je me mis au lit au
-retour d'une longue promenade pendant laquelle j'avais cueilli quantité
-de digitales que je m'amusais à effeuiller pour prendre les graines et
-les examiner. On crut d'abord que je m'étais empoisonné, ce qui était
-absurde; néanmoins l'impression que me faisaient les tourbillons de la
-rivière s'étendit aux clairières tapissées de digitales pourpres.
-C'est vers cette époque que ma cousine Jessie mourut. J'eus beaucoup de
-chagrin; moins à cause de ce qu'une affection d'enfance peut avoir de
-force que parce que je sentais que les jours de bonheur suprême à
-Perth ne reviendraient plus jamais, puisque Jessie n'était plus.
-</p>
-
-<p>
-Avant que sa maladie n'eût pris une tournure inquiétante, avant même,
-je crois, qu'elle ne se fût déclarée, ma tante avait eu un de ses
-rêves prophétiques dont l'interprétation ne pouvait être plus
-claire&mdash;vision si claire, en tout cas, qu'il était impossible de ne
-pas comprendre. Ma tante s'apprêtait à traverser à gué une rivière aux
-eaux sombres, lorsque la petite Jessie la rejoignit en courant et, la
-dépassant, passa la première. Ma tante la suivit. Une fois de l'autre
-côté, se retournant, elle aperçut à quelque distance la vieille
-Mause. Quelques jours plus tard, Jessie tombait malade et mourait; une
-année après, c'était le tour de ma tante, puis, deux ou trois ans
-plus tard, celui de Mause qui, n'ayant plus rien à faire en ce monde,
-maintenant que sa maîtresse et Jessie n'étaient plus là, pensa que le
-mieux était d'aller les retrouver.
-</p>
-
-<p>
-J'étais à Plymouth avec mon père et ma mère lors de la mort de ma
-tante. Je me souviens que, ce jour-là, j'avais joué sur la petite
-colline qui, du côté est de la ville, domine le port et la jetée. En
-rentrant, je trouvai mon père qui sanglotait; c'était la première
-fois que je le voyais ainsi.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute, cette mort de ma tante me causait de la peine, mais à cette
-époque (et pendant de longues années encore) je vivais surtout dans le
-présent, comme un petit animal, et je me souviens que le sentiment qui
-dominait en moi, c'était l'ennui, étant à Plymouth, de passer une
-soirée si pénible!
-</p>
-
-<p>
-Ce fut la fin de nos séjours en Écosse. Mary, la seule cousine qui me
-restât, vint vivre avec nous. Elle avait quatorze ans alors, et moi
-dix.
-</p>
-
-<p>
-Les heureux jours de Perth se terminent donc avec la première décade
-de ma vie. Mary était une assez jolie fillette aux yeux bleus, un peu
-lourde, très bonne, très affectueuse et très douce. Elle n'avait pas
-des moyens exceptionnels, mais beaucoup de bon sens, des principes, de
-la piété et une grande égalité d'humeur, sans rien, il est vrai, de
-cette grâce, de cette fantaisie qui font le charme des jeunes filles.
-</p>
-
-<p>
-L'harmonie familiale se trouva, grâce à elle, enrichie d'une aimable
-teinte neutre, rien de plus. Mary lisait la Bible avec ma mère et moi,
-le matin, et, dans l'après-midi, elle allait comme externe dans une
-pension du voisinage. En voyage, elle jouait auprès de moi un rôle de
-demi-institutrice. On nous permettait de sortir ensemble sans bonne,
-mais, le plus souvent, nous emmenions la vieille Anne; nous trouvions
-cela plus amusant.
-</p>
-
-<p>
-Il était maintenant d'une certaine importance de faire un choix, de
-décider à quelle église j'irais, le dimanche matin. Mon père, dont
-la santé demandait des ménagements, ne pouvait assister au très long
-office de l'église d'Angleterre et, ma mère étant très protestante,
-le plus souvent mon père se résignait à nous accompagner à la
-chapelle de Beresford, à Walworth, où le Rév. D<sup>r</sup> Andrews faisait
-tous les dimanches un sermon ingénieux, quelque peu exagéré et
-grandiloquent, mais qui ne l'ennuyait pas; on lisait les prières de
-l'office anglican, abrégées, et, vu notre haute situation sociale,
-nous étions autorisés, au grand scandale des membres plus zélés de
-l'assistance, à n'arriver que quand ces prières étaient à moitié
-dites. Dans l'après-midi, Mary et moi rédigions un court résumé de
-l'office. Ce n'était point obligatoire, mais Mary le faisait par esprit
-de devoir, et moi pour montrer que je pouvais le faire et le bien faire.
-Jamais nous ne retournions à l'église dans la journée ni le soir. Je
-me souviens encore d'avoir été tout à fait abasourdi&mdash;comme d'une
-vision annonçant le Jugement Dernier&mdash;en entrant, un an ou deux plus
-tard, pour la première fois, dans une église éclairée, le soir.
-</p>
-
-<p>
-Pas de prières en commun à la maison, ce qui n'empêchait pas ma mère
-de veiller sur ses servantes avec sollicitude; elle en avait très soin,
-ce qui n'est pas toujours le cas dans les maisons les plus
-religieusement démonstratives. Elle les aimait jeunes, et les
-choisissait de préférence sortant de familles à elle connues. C'est
-ainsi que nous avons eu des séries de sœurs et jamais une mauvaise
-domestique.
-</p>
-
-<p>
-Le dimanche soir, mon père nous lisait quelque sermon de Blair ou,
-parfois, nous avions à dîner un employé de la maison ou un client.
-Dans ce cas-là, la conversation, par politesse sans doute, roulait
-toujours sur les vins en général, et le sherry en particulier.
-</p>
-
-<p>
-Mary et moi, nous passions la soirée du dimanche comme nous pouvions
-avec le <i>Pilgrim's Progress</i>, la <i>Holy War</i> de Bunyan, les
-<i>Emblems</i> de Quarles, le <i>Book of Martyrs</i> de Foxe, la <i>Lady of
-the Manor</i>, livre terrifiant pour moi, plein d'histoires de jeunes
-personnes dépravées qui, après avoir été au bal, étaient incontinent
-emportées par une maladie, et <i>Henry Milner</i>, de Mrs Sherwood, le
-<i>Youth' Magazine</i>, <i>Alfred Campbell</i>, the <i>Young Pilgrim</i>,
-et encore, concession à la dureté de nos cœurs, la <i>Natural History</i>
-de Bingley. Personne de nous ne se souciait de chanter des cantiques ou des
-psaumes, en tant que cantiques ou psaumes, et nous étions trop honnêtes
-pour les chanter simplement pour la musique qui, d'ailleurs, ne nous
-semblait pas divertissante. Mon père et ma mère, tout en témoignant au
-D<sup>r</sup> Andrews leur intérêt pour ses œuvres sous forme de chèques
-et, à Noël, leur admiration pour ses sermons et la pureté de sa doctrine
-sous la forme de dindes et de boîtes de raisins secs, n'avaient jamais
-essayé d'entrer en relations avec leur pasteur et ne se souciaient pas du
-tout que, au cours de visites pastorales, on vînt s'enquérir de l'état
-leur âme. Néanmoins, Mary et moi nous subissions son charme, même à
-distance, et souvent nous nous promenions de long en large avec Anne sur
-la route de Walworth dans l'espoir de le voir passer. Un jour, grâce
-spéciale de la Providence, nous le croisâmes; très pressé, et se
-heurtant contre moi, il faillit se jeter par terre. Anne, tandis qu'il
-se remettait de son émotion, lui fit une profonde révérence; sur quoi
-il s'arrêta, demanda qui nous étions et se montra des plus gracieux.
-Nous rentrâmes à la maison fort surexcités, annonçant à ma mère,
-qui ne manifesta pas un grand enthousiasme, que le docteur viendrait
-nous voir un de ces jours. C'est ainsi que cette bienheureuse relation
-s'établit. Je pouvais avoir onze ou douze ans. Miss Andrews, la sœur
-aînée de «The Angel in the House», était une jeune fille de
-dix-sept ans, extrêmement jolie; elle chantait <i>Tambourgi,
-Tambourgi</i><a name="FNanchor_23_1" id="FNanchor_23_1"></a><a href="#Footnote_23_1" class="fnanchor">[23]</a> avec beaucoup d'entrain et une voix magnifique; au temps
-des mûres, elle venait en cueillir avec nous sur les haies de Norwood,
-et ses visites me laissaient sous l'impression que les jeunes filles
-sont des êtres incompréhensibles mais étrangement séduisants.
-</p>
-
-<p>
-La sympathie que j'éprouvais pour le docteur et la réputation de fin
-lettré qu'il avait (à Walworth) décidèrent mon père à lui demander
-de me donner quelques notions de grec. Le docteur, on s'en aperçut plus
-tard, ne savait pas beaucoup plus de grec que l'alphabet et les
-déclinaisons, mais il savait en tracer fort joliment les caractères et
-son oreille était très sensible au rythme. Nous commençâmes par les
-odes d'Anacréon, qu'il me fit scander ainsi que mon Virgile avec une
-extrême précision. De temps en temps, pour me reposer, il me récitait
-des passages de Shakespeare qu'il disait avec force et justesse. Le
-mètre anacréontique m'enchantait aussi bien que l'inspiration.
-J'appris la moitié des odes par cœur pour mon plaisir; et je sus
-ainsi, ce qui m'a été utile plus tard lorsque j'ai étudié l'art
-grec, que les Grecs aimaient les tourterelles, les hirondelles et les
-roses, autant que moi.
-</p>
-
-<p>
-Dans l'intervalle de ces leçons qui ne me surmenaient pas, je m'amusais
-à écrire de méchants vers, à dessiner des cartes ou à copier les
-illustrations, par Cruikshank, <i>des Contes de Fées</i> de Grimm, ce que
-je faisais avec une exactitude qui paraît extraordinaire à bien des gens.
-Le bonheur a voulu qu'une de ces copies, faite lorsque j'avais onze ou
-douze ans, ait été conservée. Quant à moi, je n'ai jamais vu travail
-d'enfant qui témoigne d'aussi peu d'originalité. J'étais incapable,
-littéralement, de dessiner quoi que ce soit, pas même un chat, une
-souris, un bateau, <i>de tête</i>; et, fort heureusement alors, ni mes
-parents, ni mon professeur n'avaient l'idée de me faire dessiner
-d'après la tête des autres.
-</p>
-
-<p>
-Cependant Mary qui, à son externat, prenait des leçons de dessin comme
-toutes ses petites compagnes, parlait avec enthousiasme de son
-professeur; la facture libre et primesautière des dessins qu'il lui
-donnait à copier intéressa mon père; il fut encore plus content
-lorsque Mary, pendant une de ses absences, eut copié au crayon, mais de
-manière à donner l'impression de la gravure à l'eau-forte, une petite
-aquarelle de Prout qui représentait une chaumière au bord de la route,
-et qui fut la première de notre collection. Nous n'avions à cette
-époque que cette seule aquarelle et deux miniatures sur ivoire. Lorsque
-je repense à la bonne exécution de cette étude de blanc et noir, je
-me dis que Mary serait arrivée à d'excellents résultats avec son
-dessin si elle avait eu de bonnes leçons et plus d'encouragement; mais
-il ne fallait rien lui demander d'après nature. Cet été-là (1829) à
-Matlock, où nous étions installés, tout ce qu'elle put faire, ce fut
-un croquis du nouvel hôtel des Bains.
-</p>
-
-<p>
-Dans le même temps, parmi le gravier étincelant, les spaths semés de
-galène des allées du jardin, dans les boutiques du joli village, dans
-nos promenades, je poursuivais avec délices mes études minéralogiques
-sur le fluor, le carbonate de chaux, le minerai de plomb; ma joie ne
-connaissait pas de bornes quand je pouvais descendre dans une mine. En
-me permettant ainsi de m'abandonner à ma passion souterraine, mon père
-et ma mère témoignaient d'une bonté dont je ne pouvais me rendre
-compte alors; car ma mère avait horreur de tout ce qui était sale, et
-mon père, très nerveux, rêvait toujours d'échelles rompues,
-d'accidents, ce qui ne les empêchait pas de me suivre partout où
-j'avais envie d'aller. Mon père est même venu avec moi dans la
-terrible mine de Speedwell, à Castleton, où, pour une fois, je
-l'avoue, je ne suis pas descendu sans émotion. De Matlock, nous dûmes
-aller dans le Cumberland, car je retrouve cette inscription de la main
-de mon père: «Commencé le 28 novembre 1830, terminé le 11 janvier
-1832» sur la première page de l'«Iteriad» un poème en quatre livres
-que je composai à cette époque et dont le sujet m'avait été inspiré
-par notre voyage sur les lacs. J'y reviendrai peut-être plus tard.
-</p>
-
-<p>
-Ce doit être au printemps de 1830 que l'on prit l'importante
-résolution de me donner un maître de dessin. Comme Mary était
-incapable de reproduire d'après nature le plus petit coin de paysage,
-et que je m'en désolais en voyage, je manifestai le désir d'apprendre
-moi-même. Sur quoi, l'aimable professeur de Mary, que mes parents
-eurent le bon sens de ne pas rendre responsable du peu de dispositions
-de leur nièce, fut prié de venir me donner une heure de leçon par
-semaine.
-</p>
-
-<p>
-Pour qu'un professeur s'impose au public, il faut sans doute qu'il ait
-une manière, un genre, qu'il s'y tienne et qu'il n'enseigne pas autre
-chose. Néanmoins, je ne puis pardonner à Mr Runciman de n'avoir pas
-développé les dispositions vraiment extraordinaires que j'avais pour
-le dessin à la plume. Tout ce que je fis dans ce genre fut seulement
-pour me divertir; Mr Runciman n'a jamais su que me faire copier et
-recopier ses propres dessins maniérés et imparfaits: il m'a gâté et
-la main et l'esprit. Il m'a pourtant appris beaucoup de choses,
-suggéré plus encore. Il m'a enseigné la perspective très
-consciencieusement et en même temps très simplement, ce qui fut pour
-moi une acquisition d'une valeur incalculable. C'est grâce à lui aussi
-que je suis arrivé à une dextérité de main qui m'a été précieuse;
-il est vrai que ç'a été quelquefois au détriment de la puissance, de
-la fermeté du trait. Il a développé en moi, je devrais plutôt dire
-créé, l'habitude de chercher d'abord les points essentiels, de les
-détacher de façon décisive; il m'a expliqué la signification et
-l'importance de la composition, bien qu'il fût lui-même incapable de
-rien composer.
-</p>
-
-<p>
-Les deux années qui suivirent furent deux années particulièrement
-heureuses. Je dessinais au crayon, cela va sans dire, infiniment moins
-bien que Mary; chacun reconnaissait sa supériorité, ce qui était un
-juste hommage rendu à sa persévérance et à son travail. Comme,
-toutefois, elle ne composait pas de poèmes en vers, qu'elle ne
-collectionnait pas de minéraux, qu'elle ne montrait de dispositions
-extraordinaires dans aucun genre, elle était en train de tomber
-beaucoup trop bas dans l'estimation de mon orgueil. Mais, pendant
-quelque temps, je ne pus prétendre l'égaler dans la copie et, quant à
-mes premiers essais d'après nature, ils parurent chez nous très peu
-faits pour flatter l'orgueil paternel.
-</p>
-
-<p>
-Je m'essayai en prévision d'un voyage à Douvres dont ma mère berçait
-les ennuis d'une maladie que je fis en 1829; je vois encore mon premier
-album de croquis, un petit in-octavo tout en hauteur, fort incommode, à
-couverture moirée et flexible. Le papier en était d'un blanc pur, un
-peu grenu; il est rempli d'ébauches jetées au hasard sur le papier,
-que j'ai gâtées en essayant de les terminer, des vues des châteaux de
-Douvres et de Tunbridge et aussi de la tour principale de la cathédrale
-de Canterbury. J'ai mis de côté pour les conserver ces croquis et une
-très bonne étude de Battle Abbey<a name="FNanchor_24_1" id="FNanchor_24_1"></a><a href="#Footnote_24_1" class="fnanchor">[24]</a> avec quelques parties de détail
-séparées; le premier croquis que j'aie réellement fait d'après
-nature est celui de la première maison d'une rue de Sevenoaks. Ces
-tentatives me donnèrent peu de satisfaction et ne me valurent aucun
-encouragement; pourtant on y retrouve l'instinct inné de l'architecture
-et cela peut être intéressant à noter pour ceux qui aiment à
-remonter aux sources des choses. J'ai donné deux petits dessins au
-crayon du porche sud et de la tour centrale de Canterbury à Miss Gale
-de Burgate House, Canterbury, et ce qui restait du carnet lui-même a
-Mrs Talbot de Tyn-y-Ffynon, Barmouth&mdash;deux de mes très chères amies.
-</p>
-
-<p>
-Mais alors, et avant tout, mon plus grand bonheur était de regarder la
-mer. Il m'était défendu d'aller en bateau, surtout en bateau à voile;
-il m'était même défendu de me promener seul sur le port. De sorte que
-je n'appris alors, des choses de la marine, rien qui vaille; mais je
-passais tous les jours quatre ou cinq heures, plongé dans une extase
-d'admiration et d'étonnement à regarder les vagues, occupation qui a
-fait mes délices jusqu'à ma quarantième année. Sur une plage,
-n'importe laquelle, j'étais heureux; il me suffisait de regarder les
-vagues monter en courant, d'entendre leur voix, d'aller au-devant
-d'elles ou de me sauver à leur approche; par contre, je n'ai jamais
-pris goût à l'histoire naturelle des coquillages, des crevettes, des
-algues ou des méduses. Les galets, quand il y en avait, c'était
-différent. Autrement, je restais des heures à suivre le va-et-vient
-puissant du flot ourlé d'écume. Comme un serin, à ce qu'il me semble
-aujourd'hui, j'ai gâché les années précieuses de ma jeunesse dans la
-rêverie et l'admiration béate; peut-être retrouverait-on là un
-certain accent byronien, qui n'est pas sans signification sans doute;
-mais que de temps perdu!
-</p>
-
-<p>
-Nous n'avons pas dû nous absenter pendant l'été de 1832, car l'album
-suivant ne contient que des esquisses d'arbres, des arbres de Dulwich,
-et la vue d'un pont sur l'Effra, aujourd'hui comblée, à l'endroit où
-passait la route de Norwood. Cette route, d'où l'on suivait le cours de
-la jolie petite rivière, forme maintenant une sorte de marécage
-fangeux, en contre-bas du chemin de fer, non loin de la station de Herne
-Hill. Ce croquis est le premier qui me valut quelques compliments de la
-part des miens. Mais c'est le jour de mes treize (?) ans, le 8 février
-1832, que l'associé de mon père, Mr Henry Telford, m'ayant donné
-l'<i>Italie</i> de Rogers, décida de ma vie.
-</p>
-
-<p>
-À cette époque, c'est à peine si je connaissais le nom de Turner; je
-me souvenais pourtant avoir entendu dire à Mr Runciman que «le monde
-s'était récemment laissé éblouir et dévoyer par quelques idées
-brillantes de Turner». Mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur les
-illustrations de Rogers que je ne voulus plus avoir d'autre maître, et
-je me mis à les copier d'aussi près que possible, à la plume.
-</p>
-
-<p>
-J'ai raconté cette histoire tant de fois que je ne sais plus au juste
-à quelle date la situer, et je regrette bien que Mr Telford n'ait pas
-mis mon nom en tête du livre; c'est mon père qui a écrit sur la
-première page: «Donné par Henry Telford Esq.», et il n'a pas, ce qui
-est tout à fait extraordinaire de sa part, pensé à ajouter la date,
-et, à une année près, cela a peu d'importance. Ce qui est certain
-c'est que, dès le printemps de 1833, Prout publiait ses croquis de
-Flandre et d'Allemagne. Je me vois encore entrant avec mon père chez le
-libraire qui recevait les souscriptions, et m'arrêtant devant la
-gravure spécimen, une fenêtre à tourelle sur la Moselle, à Coblentz.
-Le volume nous arriva à Herne Hill un peu avant l'époque où chaque
-année nous partions en voyage; et ma mère, témoin du plaisir que mon
-père et moi éprouvions devant ces paysages merveilleux, suggéra
-l'idée qu'il ne serait pas impossible d'aller les voir en réalité.
-Mon père hésita un moment, et puis, les yeux brillants, fit:
-«Pourquoi pas?» Il y eut alors deux ou trois semaines de préparatifs,
-d'agitation délicieuse. Je me souviens que, le même soir, je descendis
-mon gros livre de géographie, un de mes plus précieux trésors encore
-à l'heure actuelle, (au moment où j'écris ces lignes, je l'ouvre et,
-pour la première fois, je pense à mettre mes propres initiales sous le
-nom de mon père, à la première page), que je regardai avec Marie le
-contour du Mont-Blanc d'après Saussure, et que je lus l'information
-très curieuse sur les Alpes que ce dessin sert à illustrer. Ce qui
-prouve que la Suisse, dès le premier moment, fut comprise dans le plan
-du voyage, voyage qui s'accomplit bientôt le plus heureusement du
-monde, et qui eut les meilleures conséquences, grâce à Dieu. Nous
-gagnâmes Cologne par Calais et Bruxelles; puis nous remontâmes le Rhin
-jusqu'à Strasbourg; ensuite, par la Forêt-Noire, à Schaffhouse; puis,
-traversant rapidement la Suisse au nord par Bâle, Berne, Interlaken,
-Lucerne, Zurich, jusqu'à Constance. Là, nous suivîmes de nouveau le
-Rhin jusqu'à Coire; et, passant le Splugen, nous allâmes à Côme,
-Milan et Gênes, avec l'intention, je m'en souviens très bien, de
-pousser jusqu'à Rome. Mais la saison était déjà avancée, et la
-chaleur à Gênes nous avertit qu'il y aurait imprudence à aller plus
-loin; nous fîmes volte-face et revînmes par le Simplon jusqu'à
-Genève, en visitant Chamonix; retour par Lyon et Dijon.
-</p>
-
-<p>
-Faire ce long voyage de la seule façon qui fût possible alors,
-c'est-à-dire en chaise de poste et avec des bateaux à rames pour la
-traversée des lacs, exigeait que chaque jour l'étape fût
-minutieusement calculée. Mon père aimait à arriver de bonne heure à
-l'endroit où nous devions passer la nuit, et il ne permettait jamais
-que sous aucun prétexte on s'arrêtât. Impossible donc de prendre le
-moindre croquis en cours de route (le petit pourboire supplémentaire
-qu'il eût fallu donner y était aussi pour quelque chose). Je pris
-ainsi la très mauvaise habitude, qui a eu ses avantages quelquefois, de
-tracer quelques lignes à la hâte, de prendre des notes pendant que la
-voiture marchait et de les mettre au point le soir, de mémoire.
-J'arrivai ainsi, pendant ce premier voyage, à noircir une trentaine de
-feuilles de papier: c'était presque toujours de petits croquis à la
-plume ou à l'encre de Chine, il en tenait quatre ou cinq sur la même
-page. Quelques-uns ne manquaient pas de grâce, mais la plupart étaient
-lourds, témoignaient d'un travail pénible et n'avaient ni variété,
-ni esprit, ni originalité.
-</p>
-
-<p>
-À l'aide de ces barbouillages pris à la volée, je faisais, quand nous
-passions quelques heures dans une ville, des dessins plus finis à la
-plume ou au crayon, dont cinq ou six, tout au plus, méritent d'être
-conservés. Mon père était très fier d'une étude que j'avais faite
-ainsi de l'église Renaissance de Dijon, à tours jumelles. Elle est à
-Brantwood, accrochée à côté d'un Hôtel de Ville de Bruxelles,
-encore plus laborieux. Le dessin du même Hôtel de Ville, qui est à
-Oxford, est une copie de celui de Prout que j'avais faite pour illustrer
-un volume où j'avais commencé, en vers, le récit de notre voyage, car
-ce voyage avait surexcité au plus haut point mes pauvres petites
-facultés; il m'a procuré des jouissances dont l'essence doit être
-absolument insaisissable pour ceux qui n'ont rien éprouvé d'analogue,
-des joies plus nombreuses, en trois mois, que n'en ont goûté pendant
-toute leur vie la plupart des gens. Je tâcherai de dire, plus tard,
-l'impression que me causèrent les Alpes que j'aperçus pour la
-première fois de Schaffhouse et aussi Milan et Genève; mais, pour le
-moment, il me faut poursuivre mon récit.
-</p>
-
-<p>
-L'hiver de 1833, et les instants de loisir que je pus dérober à mes
-études en 1834, furent consacrés à rédiger, à mettre au net et à
-décorer de vignettes le fameux compte rendu poétique de notre voyage,
-à l'imitation de l'<i>Italie</i> de Rogers. Les dessins, sur feuilles
-séparées, étaient collés dans les cahiers; beaucoup ont été
-enlevés depuis, d'autres y sont encore, mais les vers qui devaient les
-expliquer n'ont jamais été écrits, car mon inspiration était
-épuisée bien avant que nous eussions gagné les bords du Rhin. Cette
-folie inachevée est aux mains de Joanie, afin qu'elle ne puisse tomber
-que sous des yeux amis.
-</p>
-
-<p>
-Mon père et ma mère, qui s'étaient enfin aperçus que le D<sup>r</sup>
-Andrews ne pouvait pas plus me préparer à l'Université qu'aux devoirs du
-Haut Sacerdoce, m'envoyèrent comme externe à l'école du Rév. Thomas Dale,
-dans Grove Lane, non loin de Herne Hill. Chargé de mon sac de livres,
-je trottinais aux côtés de mon père qui me conduisait chaque matin
-après le déjeuner; je revenais pour le dîner d'une heure, n'ayant
-plus, le soir, qu'à préparer mes leçons du lendemain.
-</p>
-
-<p>
-Dans ces conditions, je voyais peu mes camarades de classe, les deux
-fils de Mr Dale, Tom et James; et trois pensionnaires: le fils du
-colonel Matson, de Woolwich, le fils de l'alderman Key, de Denmark Hill,
-et un beau garçon plein d'entrain, Willoughby Jones, depuis Sir W...,
-qui vient de mourir, ce qui m'a fait beaucoup de peine.
-</p>
-
-<p>
-Je passais aux yeux de ces garçons pour un pur imbécile, et ils me
-traitaient, j'imagine, comme ils auraient traité une petite fille. Ils
-ne me rossaient pas, cela n'en valait pas la peine; ils ne me blaguaient
-pas non plus, ayant découvert, dès le premier jour, que la raillerie
-n'avait aucune prise sur moi. Le plus souvent, je ne comprenais pas ou,
-si je comprenais, je n'y attachais pas d'importance: la très haute
-idée que j'avais de ma valeur, dans le fond de mon cœur, me maintenait
-dans une sérénité inaltérable, me défendait contre toute
-appréciation défavorable, qu'elle vint d'un professeur ou d'un
-camarade. D'intelligence ouverte, aimant les livres, ayant de plus une
-mémoire prompte et sûre, je savais toujours admirablement mes leçons
-et, comme les autres élèves n'en apprenaient jamais que le moins
-possible, bien que je fusse très en retard sur beaucoup de points,
-j'avais presque toujours les meilleures notes. J'ai déjà raconté dans
-le premier chapitre de <i>Fiction Fair and Foul</i> que Mr Dale avait
-traité ma chère vieille grammaire latine si claire de «vieillerie
-écossaise». Ce geste, du même coup, m'éloigna à jamais de lui et,
-de ce jour, je n'appris les leçons qu'il me donnait que par devoir.
-</p>
-
-<p>
-En même temps que je travaillais les lettres, j'étudiais les
-mathématiques avec un professeur que l'on avait découvert encore dans
-ce malencontreux Walworth. Mr Rowbotham était de tout point méritant,
-recommandable et instruit dans sa partie; aidé par sa femme, et bien
-qu'encombré d'enfants, il tenait une «Académie pour jeunes gens» non
-loin de «The Elephant and Castle» dans une de ces maisons qui étalent
-sur le bord de la route de Walworth une petite bande de gazon pelé
-derrière une grille de fer.
-</p>
-
-<p>
-Il savait la grammaire latine, allemande, française; enseignait
-«l'usage des sphères» tout au moins dans la limite nécessaire à une
-école préparatoire, et en fait de mathématiques en savait bien plus
-qu'il n'en fallait pour me donner des leçons. En dehors de cela, par
-exemple, il ne fallait pas lui demander grand'chose. Il ne savait rien
-des hommes ni de leur histoire, rien de la nature, ne s'étant jamais
-demandé si elle avait un sens; au résumé, un pauvre être borné et
-triste, incapable de gaieté et de fantaisie, considérant les
-mathématiques comme la seule occupation digne d'un cerveau humain,
-asthmatique au dernier degré et sujet à des crises de suffocation que
-rien ne parvenait à soulager. Avec cela, pas le sou et aucun espoir de
-sortir de cette misère, en dépit de tous ses efforts, car, son dur
-labeur de pion terminé, il passait encore toute sa soirée à rédiger
-des manuels d'algèbre et d'arithmétique, à compiler des grammaires
-françaises et allemandes, qui n'étaient pour les éditeurs qu'autant
-d'occasions de le voler, ajoutant à grand'peine au bout de l'année,
-parce travail supplémentaire, quatre ou cinq cents francs à son
-revenu. Jamais l'Angleterre, en ce siècle, ne vit éclore plus triste
-fleur dans la serre chaude de la métropole, créature plus misérable,
-plus innocente, plus patiente, plus inerte, plus insipide et plus
-malheureuse.
-</p>
-
-<p>
-Sous la direction de Mr Rowbotham, deux fois par semaine, le soir, (on
-lui offrait toujours un thé substantiel, réconfort dont le pauvre
-asthmatique sentait la nécessité après avoir gravi la rude montée de
-Herne Hill), je fis des progrès sensibles en français. J'en avais
-grand besoin. Jusque-là, c'est à peine si, écorchant un mot par ici
-ou par là, j'arrivais à demander mon chemin; et je ne sais vraiment
-pas comment, un jour à Paris, allant au Louvre avec Salvador, notre
-courrier, je réussis à me tirer d'affaire. Je m'étais mis en tête de
-faire un croquis des <i>Disciples d'Emmaüs</i>, de Rembrandt. Salvador
-s'était adressé à un gardien, car il faut une permission spéciale,
-mais on lui avait répondu que j'étais trop jeune pour qu'on pût me
-donner une carte, quinze ans étant l'âge exigé; devant ma mine
-déconfite, le brave homme ajouta que si j'allais moi-même au
-«Bureau», si je parlais au chef, peut-être obtiendrais-je
-l'autorisation. Je demandai à être mené sur l'heure devant les
-autorités, et le gardien, me prenant sous sa protection, m'introduisit;
-là, dans mon mauvais français, j'exposai ma requête à quelques
-messieurs d'aspect très grave. J'obtins gain de cause et fis un croquis
-du <i>Souper d'Emmaüs</i> d'un sentiment vraiment assez juste, dont je fus
-extrêmement fier.
-</p>
-
-<p>
-Mais cette connaissance bornée de la langue, bien que suffisante en
-pareille affaire, fut l'occasion pour moi d'un grand chagrin et d'une
-profonde humiliation au dîner, au fatal dîner chez M. Domecq. J'avais
-l'air fort piteux sans doute, car la petite Élise, qui avait alors neuf
-ans, et l'âme compatissante, ayant remarqué que ses grandes sœurs ne
-s'occupaient pas de moi, fut touchée de mon abandon; elle traversa tout
-le salon, s'assit à côté de moi et, posant familièrement son coude
-sur mes genoux, se mit à gazouiller. Elle babilla ainsi pendant plus
-d'une heure, ne demandant pas qu'on lui répondît&mdash;elle voyait
-d'ailleurs que j'en aurais été incapable&mdash;parfaitement satisfaite de
-l'attention respectueuse et reconnaissante que je lui prêtais et de
-l'intérêt plein d'admiration qu'excitait en moi non peut-être ce
-qu'elle disait, mais la manière dont elle le disait. Elle me fit par le
-menu l'historique de sa pension, me parla des maîtresses, qui étaient
-parfaitement désagréables, et de ses petites compagnes qui étaient
-charmantes, et des punitions qui pleuvaient, mais aussi c'est si amusant
-de faire ce qui est défendu, et de revenir aux Champs-Élysées pendant
-les vacances et d'habiter Paris, un vrai paradis! Cette heure passa
-comme un rêve et me laissa bien résolu à faire tout mon possible pour
-apprendre le français.
-</p>
-
-<p>
-Et voilà pourquoi, ainsi que je l'ai déjà dit, je donnai entière
-satisfaction à Mr Rowbotham, sous ce rapport. J'étudiai aussi avec lui
-les trois premiers livres d'Euclide; et, en algèbre, j'arrivai jusqu'à
-l'équation du second degré. Mais là, je m'arrêtai et pour toujours.
-Dès que j'en arrivai aux sommes des séries, aux symboles qui expriment
-des relations, et non la grandeur réelle des choses&mdash;en partie parce
-que je n'étais pas doué, en partie parce que cela me dégoûtait et
-que j'avais déjà l'horreur saine des choses vétilleuses et vainement
-intangibles&mdash;je regimbai ou bien restai abasourdi. Plus tard, à
-Oxford, on me fit malgré moi passer par quelques sections coniques dont les
-figures dessinées me furent précieuses et qui m'apprirent autant de
-trigonométrie que j'avais besoin d'en savoir pour dessiner les
-élévations et plans de mes montagnes. En géométrie élémentaire, je
-réussissais bien, j'étais même fort pour un écolier; et, ma
-suffisance se développant avec perversité à mesure que je
-m'apercevais de la médiocrité de mes professeurs, je pris le parti de
-travailler à ma façon; pendant cette année de 1835, je passai
-beaucoup de temps à diviser un angle en trois parties égales. Que
-d'heures d'application ainsi gaspillées! J'en avais déjà le sentiment
-sans me rendre compte que j'aurais à me reprocher par la suite des
-heures plus mal employées encore.
-</p>
-
-<p>
-Tandis que l'éducation faisait de moi un petit spécimen d'arbuste
-forcé, quelques coups de gelée me dépouillaient des quelques rares
-fleurettes qui avaient poussé autour de moi, pour mon plus grand
-bonheur.
-</p>
-
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_23_1" id="Footnote_23_1"></a><a href="#FNanchor_23_1"><span class="label">[23]</span></a>Mélodies hébraïques.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_24_1" id="Footnote_24_1"></a><a href="#FNanchor_24_1"><span class="label">[24]</span></a>Battle Abbey près de Hastings. (Note du traducteur).</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE V</h4>
-
-<h4><a id="LE_PARNASSE_ET_LE_PLYNLIMMON">LE PARNASSE ET LE PLYNLIMMON</a><a name="FNanchor_25_1" id="FNanchor_25_1"></a><a href="#Footnote_25_1" class="fnanchor">[25]</a></h4>
-
-<p>
-Dans le chapitre précédent, je me suis complu à récapituler mes
-exploits d'enfant, à énumérer mes talents, et cela m'a entraîné au
-delà des années de mon enfance les plus fécondes en événements bons
-et mauvais. Je ne me fais pas scrupule d'en faire l'historique, car
-personne, en dehors de moi, ne pourrait le faire. Pour ce qui s'est
-passé plus tard, mes amis, à certains égards, me connaissent mieux
-que je ne me connais moi-même.
-</p>
-
-<p>
-La seconde décade de ma vie se trouva coupée brusquement, séparée de
-l'heureux temps de mon enfance, par la mort de ma tante de Croydon,
-morte de froid littéralement en se livrant à quelque savonnage
-domestique par un méchant vent d'est. Son grand épagneul brun taché
-de blanc, Dash, resta couché sur son cercueil tant qu'on voulut bien
-l'y laisser, après quoi on l'amena à Herne Hill où il fut mon fidèle
-et unique compagnon, jusqu'au moment où Mary vint vivre avec nous.
-</p>
-
-<p>
-La mort de ma tante de Croydon, qui survint aux environs de mes dix ans,
-mit un terme à mes courses sur les bords de la Wandel comme aussi sur
-les bords de la Tay. Nous ne quittions guère Herne Hill que pour
-voyager et nous menions une vie sans grand horizon.
-</p>
-
-<p>
-Ma tante de Croydon laissait quatre fils, John, William, George et
-Charles, et deux filles, Margaret et Bridget; c'étaient de beaux
-garçons et de jolies filles; mais Margaret, dans sa jeunesse, avait
-été victime d'un accident, et elle était restée infirme.
-Intelligente, spirituelle comme sa mère, elle ne m'intéressait
-cependant pas, bien que j'eusse pour tous mes cousins de Croydon des
-sentiments quasi fraternels. Mais je n'ai jamais beaucoup aimé les
-malades&mdash;le goût ne m'en est pas venu encore&mdash;et, qui plus est,
-Margaret se coiffait en boucles, ce que je n'ai jamais pu souffrir.
-</p>
-
-<p>
-Bridget ne ressemblait pas à sa sœur; elle avait les yeux noirs ou,
-pour parler plus exactement, couleur de noisette foncée; elle était
-svelte, très animée, avec des traits trop pointus pour être tout à
-fait jolie, des articulations trop anguleuses pour être tout à fait
-gracieuse; fantasque, un peu personnelle, mais pourtant assez agréable
-pour qu'on l'ait invitée à venir une ou deux fois à Perth pendant que
-nous y étions, et à passer quelques semaines à Herne Hill; sans
-toutefois qu'elle s'attachât beaucoup à nous, ni nous à elle. Je la
-trouvais un peu encombrante à la nursery qui était devenue, à mesure
-que j'avais grandi, ma salle d'étude; et cela ne l'amusait pas de
-travailler avec moi dans le jardin, ou peut-être ne le lui
-permettait-on pas.
-</p>
-
-<p>
-Les quatre fils étaient tous de bons garçons, sérieux et
-travailleurs. L'aîné, John, plus habitué aux affaires que les autres,
-s'embarqua bientôt pour l'Australie. Il y réussit. Le second, William,
-finit aussi par s'en tirer à Londres.
-</p>
-
-<p>
-Le troisième frère, George, qui était le meilleur des enfants et des
-hommes, n'avait pas beaucoup de moyens. Un type de George IV rural:
-belle santé, bonne humeur, en un mot l'Anglais dans sa meilleure
-expression. Il était entré dans les affaires de Market Street où il
-secondait son père, et tous deux nous témoignaient une affection qui
-faisait notre joie. D'une honnêteté scrupuleuse, ils étaient l'un et
-l'autre aussi incapables d'indélicatesse que d'habileté. Je les
-abandonnerai ici pour l'instant, occupés qu'ils sont à traîner
-gaiement leur charrette remplie de pains de quatre livres.
-</p>
-
-<p>
-Le quatrième, le plus jeune, Charles, était, comme dernier-né dans
-les contes de fées, gai, vermeil, brillant, ne manquant ni de sens
-commun ni de <i>bon</i> sens, affectueux comme tous les autres membres de
-la famille. Élève modèle à l'école, il respectait les règles de la
-grammaire et même celles de la politesse; aussi se trouvait-il très à
-son aise dans le cercle raffiné de Herne Hill. Son frère aîné avait
-dirigé son éducation de plus importantes matières encore: tout
-enfant, il lui avait fait enfourcher à poil un poney avec, pour toute
-recommandation, la menace d'une bonne fessée s'il se laissait tomber;
-aussi n'était-il pas tombé. Même procédé pour la natation. Dès la
-première leçon, John avait lancé le gamin, comme une pierre, au beau
-milieu du canal de Croydon, s'y jetant à sa suite, bien entendu; mais
-l'enfant avait regagné la rive sans secours, m'a-t-on dit. Il n'était
-pas «plus haut que cela» qu'il était déjà passé maître dans l'art
-de l'équitation et de la natation.
-</p>
-
-<p>
-Ma mère prenait d'autant plus de plaisir à conter ces deux histoires
-qu'elle-même, dans l'éducation de son fils, avait sacrifié l'orgueil
-qu'elle eût éprouvé à le voir héroïque à la crainte de l'exposer
-au moindre danger: défense expresse d'approcher seulement du bord d'un
-étang ou d'entrer dans une prairie où il y aurait eu un poney en
-liberté. Ma mauvaise étoile avait voulu, de plus, qu'aux environs de
-la maison il n'y eût pas la plus petite ferme, pas la moindre mare qui
-aurait pu obliger à modifier ces ordonnances. Mais j'ai déjà noté,
-avec reconnaissance, tout le bien que je devais à l'étang aux têtards
-de Croxted Lane; j'ai dit aussi qu'il y avait, entre la maison et
-l'école, une prairie élyséenne, sorte de lande en friche. Et à
-l'extrémité de cette lande, il y avait un étang, un grand étang,
-dont jamais personne n'avait sondé la profondeur, cette profondeur
-allant, même en été, jusqu'à trois pieds au milieu; la sombre
-couleur de ses eaux ajoutait du danger à leur mystère. Au bord du
-grand étang, sur la rive droite, s'élevait un orme majestueux. On
-racontait que d'une de ses branches&mdash;et personne n'osait mettre en
-doute la véracité du récit, pieusement accepté&mdash;un dimanche, un
-mauvais petit garçon était tombé dans l'eau, et que, du même coup, son âme
-était tombée dans un gouffre plus noir et plus profond encore.
-</p>
-
-<p>
-Un des grands bonheurs de ma petite enfance, c'était lorsqu'il m'était
-permis d'aller avec ma bonne contempler, de la route, l'étang vengeur.
-La disparition de cet étang, lorsque, par mesure sanitaire, on a
-converti la lande de Camberwell en un square bien soigné, est encore,
-pour moi, un sujet de lamentation.
-</p>
-
-<p>
-Étant donné le régime de précaution dont j'ai parlé plus haut, il
-va de soi que, lors de mes visites à Croydon, il ne m'était jamais
-permis de sortir avec mes cousins, dans la crainte qu'ils ne
-m'entraînassent à mal, et je ne connaissais pas de plaisirs plus
-aventureux que mes promenades, avec Anne ou ma mère, sur la route à
-l'endroit où le petit ruisseau qui sort de l'étang de Scarborough la
-traverse ou, dans les prairies de Duppas Hill, que de regarder mon père
-dessiner&mdash;je serais resté des heures ainsi&mdash;ou de contempler,
-sans jamais me lasser, la pompe et le ruisseau, de l'autre côté de la rue
-ou plutôt de la ruelle, car il n'y avait certainement pas trois mètres
-d'un mur à l'autre. Il n'est donc point étonnant&mdash;lorsqu'il fut
-décidé que Charles viendrait à Londres et entrerait en apprentissage
-chez Smith, Elder et C<sup>ie</sup>, avec l'insigne privilège de venir
-dîner à Herne Hill tous les dimanches&mdash;il n'est donc point étonnant
-que la présence de mon cousin Charles fût pour moi un sujet de vive
-surexcitation, car c'était, en fait, une révélation, la révélation
-des activités de la jeunesse, et je m'attachai sincèrement à lui.
-</p>
-
-<p>
-Je n'étais pas un enfant amusant pour un jeune homme, ni même pour
-personne, en dehors de papa, de maman et de Mrs Richard Gray (dont il
-sera parlé ultérieurement), car je n'étais, en vérité, rien de plus
-qu'un petit singe encombrant, suffisant et sans intérêt. Charles n'en
-fut pas moins très gentil, très affectueux toujours; il répondait
-fraternellement à l'admiration que j'avais pour lui.
-</p>
-
-<p>
-Chez Smith et Elder, ce fut bientôt, au dire de tous, un commis
-exemplaire; il connaissait aussi bien ses livres que ses clients. Comme
-tout bon employé, il s'enorgueillissait personnellement de tout ce qui
-se faisait dans la maison, de tout ce qui en sortait. Il nous apportait,
-le dimanche, un volume ou deux, spécimens des derniers parus;
-choisissant, de préférence, à cause de moi, des livres à gravures.
-C'est ainsi que je connus Stanfield et Harding bien avant de posséder,
-moi-même, une seule de leurs œuvres; mais le plus précieux cadeau que
-j'aie reçu à cette époque, celui dont l'effet a été le plus profond
-et le plus durable, je le dois à ma tante de Croydon, ce fut le <i>Forget
-me not</i>, de 1827, avec la belle gravure d'après le «Tombeau de
-Vérone» de Prout.
-</p>
-
-<p>
-Étrange, n'est-il pas vrai, que la première impulsion donnée aux
-instincts les plus raffinés de mon esprit me soit venue de cette sœur
-de ma mère, si bonne, si droite, mais sans aucune culture.
-</p>
-
-<p>
-Mais des résultats plus magnifiques furent dus aux relations de Charles
-avec la littérature, grâce à l'intérêt que nous portions tous au
-petit in-octavo, relié de façon cossue et doré, que Smith et Elder
-publiaient, chaque année, sous le titre de <i>Friendship's Offering</i>. Il
-était composé par un pieux missionnaire écossais et poète, <i>poeta
-minor</i>, très <i>minor</i>, Thomas Pringle, dont il est parlé, une ou
-deux fois, avec quelque éloge, dans la <i>Vie de Scott</i>, de Lockhart.
-Homme d'une conscience rigide, d'une méthode inflexible, mais de
-connaissances bornées, avec toute la suffisance écossaise, le goût
-des voyages, et le courage aventureux d'un Park ou d'un Livingstone;
-avec aussi, quelques jolies touches de romantisme, des velléités
-philosophiques qui tempéraient son austérité. Pringle était admis,
-bien qu'il n'y jouât qu'un rôle modeste, dans les meilleurs cercles
-littéraires et lié&mdash;ne fallait-il pas, pour composer le petit
-in-octavo doré sur tranche, s'adresser à toutes les personnalités
-littéraires?&mdash;avec toutes sortes de gens du haut en bas de l'échelle,
-jusqu'à moi, pauvre dernier petit échelon. Scott l'avait protégé; il
-était en correspondance polie avec Wordsworth et Rogers, en très bons
-termes avec le Berger d'Ettrick<a name="FNanchor_26_1" id="FNanchor_26_1"></a><a href="#Footnote_26_1" class="fnanchor">[26]</a>, et avait, lui-même, commis un
-livre en vers, sur l'Afrique, dans lequel les antilopes étaient
-appelées <i>springboks</i>, et où les mœurs et coutumes de l'Afrique
-étaient soigneusement observées.
-</p>
-
-<p>
-Pour faire plaisir au gentil commis de chez Smith, si bon garçon, qui
-racontait des merveilles de son livresque petit cousin, et aussi parce
-qu'il était constamment à la recherche de compositions légères pour
-boucher les interstices de la maçonnerie de l'<i>Offering</i>, le digne Mr
-Pringle vint nous voir à Herne Hill. Mis au courant de ma vie
-littéraire, il voulut bien s'intéresser à ses progrès et, de temps
-à autre, il emportait quelques vers de ma composition. Il fut le
-premier à déclarer franchement à mon père et à ma mère qu'il ne
-voyait, jusqu'à présent, aucune raison de penser que je ferais oublier
-Milton ou Byron; aussi, aucun de nous n'attachait-il grande importance
-à son opinion. Mais il reconnut, bien qu'oblitérées souvent par la
-vanité paternelle, les facultés naturelles, véritablement
-supérieures de mon père, la sensibilité d'un romantisme exquis dont
-il était doué et aussi l'admirable foi de ma mère dans cet Évangile
-qu'il avait choisi de prêcher. Il devint un des convives les plus
-respectés de nos dîners du dimanche et l'on prenait toujours son avis
-dans les questions touchant mon éducation. Intéressé par l'amour
-véritable que j'avais pour la nature, par ma facilité à faire les
-vers, il lut, avec attention, quelques-unes de mes élucubrations, m'en
-dit le fort et le faible, et un jour&mdash;véritable initiation
-Eleusinienne, pèlerinage Delphique&mdash;il me prit par la main et me
-conduisit chez le poète Rogers.
-</p>
-
-<p>
-Le grand homme, préalablement averti des titres qui, aux yeux de Mr
-Pringle, me permettaient d'aspirer à l'honneur d'une telle
-présentation, se montra suffisamment gracieux, bien que les soins à
-donner au génie naissant n'aient jamais été regardés par Rogers
-comme une occupation agréable pour un génie à son zénith. Il faut
-bien le dire aussi, je fus très maladroit dans le choix des réflexions
-que je crus pouvoir faire, en réponse à l'intérêt qu'il voulut bien
-me témoigner et dont j'essayais de me montrer digne. Je lui fis des
-compliments enthousiastes sur la beauté des gravures qui illustraient
-ses poèmes, sans peut-être manifester un intérêt suffisant pour les
-poèmes eux-mêmes. Le fait est que Mr Pringle détourna la conversation
-de façon un peu brusque et se mit à parler de l'Afrique, sujet plus
-fait pour intéresser le raffiné ménestrel de Saint-James's Place.
-Ici, nouvelle sottise, je me laissai entièrement absorber, au point de
-ne pouvoir en détacher mes yeux, par les tableaux accrochés aux murs
-tendus de damas rouge. Ce dont Mr Pringle prit texte, lorsque nous nous
-fûmes retirés, pour me conseiller à l'avenir, lorsque je me
-trouverais en présence d'hommes supérieurs, d'écouter plus
-attentivement ce qu'il leur plairait de dire.
-</p>
-
-<p>
-Ces événements littéraires (j'ai raconté ailleurs la visite que nous
-fit James Hogg, amené par Mr Pringle) ne me faisaient pas abandonner
-les études scientifiques qui me ravissaient et pour lesquelles j'avais
-un goût naturel. J'ai raconté plus haut leurs débuts pendant les
-promenades minéralogiques de Matlock; les affaires de mon père
-l'entraînaient quelquefois aussi du côté de Bristol; dans ce cas-là,
-il nous installait, ma mère, Mary et moi, à Clifton. L'histoire de
-Miss Edgeworth, <i>Lazy Lawrence</i>, et la visite de Harry et Lucy à
-Matlock donnaient un charme romantique à la minéralogie dans ces
-vallées; et le morceau d'oxyde de fer diamanté&mdash;sous le n° 51 de la
-collection Brantwood&mdash;fut, je crois, la pierre par laquelle débutèrent
-mes études sur la silice. Ses reflets s'éclairent de mille
-associations encore, car de Clifton nous passions généralement à
-Chepstow, et j'avais le bonheur sans pareil d'aller en bateau. La
-traversée ne durait pas plus d'une heure, mais c'était une heure de
-plaisir suprême où se concentraient toutes les joies que procure le
-canotage aux autres garçons, tout le long de l'année. Nous revenions
-ensuite par Tintern et Malvern, dont les collines délicieuses par
-elles-mêmes l'étaient doublement pour moi; on me permettait d'y courir
-librement, car elles ne recélaient ni précipices dans lesquels on pût
-tomber, ni rivières dans lesquelles on pût se noyer. Elles avaient, de
-plus, le charme d'éveiller mes souvenirs classiques à travers le
-<i>Henry Milner</i> de Mrs Sherwood, livre que j'ai adoré, lu et relu et
-pour lequel j'ai encore, à l'heure actuelle, beaucoup de respect. C'est
-ainsi que, par un hasard assez étrange, en ces années de jeunesse, mon
-imagination trouvait toujours à s'appuyer sur la réalité des choses
-et que la réalité se spiritualisait au contact plus brillant, plus
-entraînant de la fiction.
-</p>
-
-<p>
-Il y avait toutefois un district, celui des lacs de Cumberland, qui
-n'avait pas besoin d'ajouter à son charme réel ceux de l'association.
-J'ai dit quelque part que mon premier souvenir est attaché au Friar's
-Crag sur le Derwentwater; voulant dire par là, je suppose, la première
-impression de choses qui me sont devenues par la suite particulièrement
-précieuses. Ce qui est certain, c'est que je connaissais Keswick avant
-de connaître Perth, et quand les jours de Perth prirent fin, ma mère
-et moi nous passions plusieurs semaines soit au Chêne Royal, soit à
-l'auberge de Lowwood, ou encore à Coniston Waterhead pendant que mon
-père voyageait dans le Nord pour ses affaires. L'auberge de Coniston
-était située à l'extrémité supérieure du lac, sur la route qui
-longe le bord de l'eau; la vue de ce beau lac paisible, avec sa ceinture
-de collines boisées, avait pour mon père le charme plein de douceur
-qu'il goûta plus tard sur les bords des lacs d'Italie.
-</p>
-
-<p>
-L'auberge de Lowwood n'était alors qu'un modeste cottage, et Ambleside
-un tout petit village; mais la paix délicieuse, le silence, la
-félicité dont on se sentait enveloppé&mdash;pour peu qu'on eût l'amour
-des collines vertes et des eaux profondes&mdash;à chaque tournant de rive
-et de rocher, ne ressemblaient à rien de ce qui m'était connu ailleurs
-soit par la vue, soit par la lecture.
-</p>
-
-<p>
-La première fois que j'eus devant les yeux un spectacle plus grandiose,
-c'est dans le Pays de Galles; j'ai décrit, trop longuement peut-être,
-toute cette route de Hereford à Rhaiadyr, et celle sous Plynlimmon
-jusqu'à Pont-y-Monach, les délices d'une promenade avec mon père, une
-après-midi de dimanche vers Hafod, troublée seulement par le vague
-sentiment que ce n'était pas bien d'être aussi heureux, de courir les
-champs quand on aurait dû être à sa table occupé à copier un
-sermon. Car la présence de mon père, et son attitude, ne suffisaient
-pas à me rassurer: nous avions conscience l'un et l'autre d'être des
-âmes bien profanes et même quelque peu révolutionnaires, comparées
-à celle de ma mère.
-</p>
-
-<p>
-De Pont-y-Monach, nous nous dirigeâmes vers le nord, ramassant des
-cailloux sur la plage d'Aberystwith, gravissant le Cader Idris sur des
-poneys. Le Cader Idris fut, pendant des années, pour moi et à juste
-titre, le roi des monts. Puis, ce fut Harlech et ses sables, Festiniog,
-la passe d'Aberglaslyn, le merveilleux détroit de Menai et son pont
-suspendu que je regardais&mdash;en digne élève de Miss Edgeworth&mdash;avec
-une grande admiration pour le génie mécanique de l'homme. Je ne pensais
-pas alors, pauvre innocent que j'étais, à l'usage que l'homme ferait
-de ce génie dans l'espace d'un demi-siècle.
-</p>
-
-<p>
-C'était le <i>pont</i> du Menai&mdash;notez-le bien, cher lecteur, non le
-<i>tube</i>&mdash;avec son chemin en planche qui se balançait entre des
-fils de fer aussi légers que des fils de la Vierge, d'un pilier à l'autre.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi jusqu'à Llanberis, et par le Snowdon, dont l'ascension demeure
-pour moi à jamais mémorable; c'est là que, pour la première fois de
-ma vie, j'ai moi-même trouvé un vrai «minerai», un morceau de pyrite
-de cuivre! Mais l'impression que m'ont laissée, dès le premier jour,
-les formes des montagnes du Pays de Galles a été si nette et si claire
-que les voyages que j'y ai faits plus tard n'y ont rien changé et n'ont
-fait que la confirmer.
-</p>
-
-<p>
-Ah! si seulement alors mon père et ma mère avaient su discerner les
-véritables capacités et les faiblesses de leur petit John; s'ils
-m'avaient mis sur le dos de quelque poney au poil rude, laissé au soin
-d'un bon guide gallois, et de sa femme pour le cas où j'aurais eu
-besoin d'être dorloté et soigné, ils auraient fait de moi un homme
-qui eût réjoui leur cœur et qui fût devenu probablement le plus
-grand géologue de son époque.
-</p>
-
-<p>
-Si seulement! mais cela leur était aussi impossible que de me jeter,
-comme mon cousin Charles, la tête la première dans le canal de
-Croydon, en comptant sur l'instinct de la conservation pour me tirer
-d'affaire.
-</p>
-
-<p>
-Au lieu de cela, nous rentrâmes à Londres et mon père, si occupé
-qu'il fût, trouva le temps, une fois ou deux par semaine, de me
-conduire dans une sorte de prison entourée de planches, éclairée par
-le haut, et garnie d'une épaisse couche de sciure de bois, qu'on
-appelle un manège. C'était du côté de Moorfields. L'odeur seule,
-quand nous passions la porte, me remplissait d'horreur et de terreur;
-là on me hissait sur de grands chevaux qui sautaient, ruaient,
-tournaient en rond, s'en allaient toujours du côté qu'il ne fallait
-pas et me déposaient par terre le plus souvent, au plus grand
-désespoir de ma famille et à ma plus grande confusion. Enfin, m'étant
-un jour foulé l'index de la main droite (il est toujours resté un peu
-crochu depuis), on renonça au manège et mon père m'acheta un poney
-des Shetland, très sage, avec lequel, l'un portant l'autre, nous
-allions sur les routes de Norwood tenus en laisse par un professeur
-d'équitation. Je m'en tirais à peu près dans la ligne droite, mais si
-par malheur j'avais des distractions et que survînt un tournant,
-j'étais par terre. Peut-être avec de la patience serais-je arrivé à
-me tenir à peu près en selle, mais pour cela il n'aurait pas fallu que
-mes moindres chutes prissent aux yeux de ma mère la forme de
-véritables catastrophes. Comme cela, je devenais tous les jours plus
-nerveux et plus maladroit. Il fallut renoncer à faire de moi un
-cavalier; mes parents se consolèrent de cette déconvenue en se disant
-que l'impossibilité où j'étais d'apprendre à monter à cheval devait
-être la marque d'un génie particulier.
-</p>
-
-<p>
-Le reste de l'année se passa en travaux sédentaires. C'est vers cette
-époque que mon goût pour la minéralogie reçut une impulsion
-nouvelle, grâce à un ami qui, depuis, est devenu un des familiers de
-la maison, mais dont je n'ai pas encore parlé.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque j'avais été malade à Dunkeld, j'avais été soigné par deux
-médecins: ma mère et le D<sup>r</sup> Grant, un tout jeune licencié. Où mes
-parents l'avaient-ils connu? Je n'en sais rien; mais je sais que mon
-père, qui l'aimait beaucoup, avait été à même de l'aider au début
-de sa carrière. Père et mère n'en parlaient jamais qu'avec la plus
-vive tendresse, regrettant qu'il ne sût pas mettre en valeur tous les
-dons qu'il possédait.
-</p>
-
-<p>
-Pour moi, le nom du D<sup>r</sup> Grant est resté longtemps associé au
-souvenir d'une poudre brune, rhubarbe ou autre, âcre, amère, qui raclait la
-gorge, et qu'il fallait pourtant avaler. Son nom avait toujours pour mon
-oreille un son rude, granuleux et ses visites me causaient une profonde
-terreur, d'autant qu'il ne riait jamais, qu'il avait un visage pâle,
-triste, tanné, ridé, rhubarbesque en un mot. À part cela, le meilleur
-et le plus consciencieux des hommes, tendrement attaché à mon père,
-auprès duquel il assumait le rôle de conseiller médical aussi bien
-des dispositions psychiques que des dispositions physiques de son
-client.
-</p>
-
-<p>
-Ce fut sans doute en raison de sa situation de famille&mdash;il était, dans
-tous les sens du mot, un parfait gentleman&mdash;que le D<sup>r</sup> Grant
-fut nommé médecin à bord d'une des frégates de Sa Majesté qui s'en allait
-faire une croisière sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. La santé
-du bord ayant très heureusement laissé beaucoup de loisirs au docteur,
-il put consacrer la plus grande partie de son temps à l'étude de
-l'histoire naturelle de la côte du Chili et du Pérou. Un des plus
-importants résultats de cette expédition fut la prise du plus beau
-cerf-volant qu'on ait jamais vu. Il avait d'énormes pinces très
-curieuses&mdash;j'oublie ce que «chiasos» signifie en grec&mdash;mais sa
-mâchoire était chiasique. Il arriva à la maison admirablement
-emballé dans du coton, et lorsqu'on ouvrit la boîte, il excita
-l'admiration de tous les assistants; on l'appela le «Chiasognathos
-Grantii». Autre résultat de l'expédition: la collection
-véritablement complète de toutes les espèces de colibris de Valparaiso
-dont il fit un choix et dont il offrit à ma mère&mdash;merveilleuse
-envolée de pourpre et d'or&mdash;de quoi remplir deux vitrines aussi
-grandes que celles de la collection Gould au British Museum.
-Elles firent l'ornement du salon de Herne Hill et me donnèrent
-par la suite des modèles parfaits de plumage, souplesse et couleur.
-Elles sont maintenant à la place d'honneur, dans une des salles les
-mieux éclairées de l'école paroissiale de Coniston.
-</p>
-
-<p>
-Le troisième résultat de l'expédition fut plus important encore. De
-riches Espagnols, propriétaires de mines importantes dans l'Amérique
-du Sud, avaient offert au D<sup>r</sup> Grant des échantillons très curieux
-des plus beaux Lions de Copiapo. Ce fut pour moi, alors dans toute l'ardeur
-de ma passion minéralogique, un événement considérable que de voir
-la table du salon chargée de lamelles d'argent et d'or arborescent. Ce
-ne fut pas seulement l'homme de science, mais ce fut l'avare qui
-sommeillait en moi qui, en une heure ou deux, se développa prodigieusement!
-Je comptais, grain par grain, mon trésor dans les fragments
-que le D<sup>r</sup> Grant m'avait donnés; et je me souviens encore de
-l'indignation que j'éprouvai en voyant que l'enthousiasme de mon cousin
-Charles n'était nullement au diapason du mien, lorsque je l'informai
-que la mince couche supérieure d'un modeste spécimen, et dont la
-grosseur pouvait équivaloir à la seizième partie d'une pièce de
-«six pence», était de «l'argent brut».
-</p>
-
-<p>
-Ce fut au retour de ce voyage que le D<sup>r</sup> Grant s'installa à
-Richmond, où il ne tarda pas à se faire une bonne clientèle. De temps à
-autre, par une jolie matinée d'été, ou par une après-midi ensoleillée
-d'hiver, nous traversions les landes de Clapham et de Wandsworth et nous
-allions, papa, maman, Mary et moi, déjeuner à l'auberge du «Star and
-Garter» avec le D<sup>r</sup> Grant. Déjeuners qui faisaient époque dans ma
-vie, non seulement en raison de la jolie vue que l'on avait des fenêtres de
-la salle à manger, mais surtout parce que, en ces grandes
-circonstances, on me permettait de manger du pain frais, pain français,
-moi qui, même en voyage, ne mangeais jamais que du gros pain rassis.
-</p>
-
-<p>
-Mais, laissant le D<sup>r</sup> Grant au milieu de ces agréables souvenirs,
-il faut que j'en arrive aux amis qui, en dehors de ma parenté, ont eu la
-plus grande influence sur ma vie d'enfant, à Mr et Mrs Richard Gray.
-</p>
-
-<p>
-Mon père, à ses débuts, avait souvent habité l'Espagne, pour y
-apprendre les méthodes de fabrication du sherry et de la mise en cave;
-il avait vécu à Xérès, à Cadix ou à Lisbonne. À Lisbonne, il
-s'était lié avec un jeune Écossais, employé dans une maison de
-commerce espagnole, mais qui n'avait rien de l'esprit rond-de-cuir. Au
-contraire, Richard Gray renchérissait sur son ami en sentiment
-romantique et partageait cette passion pour la meilleure littérature
-qui s'alliait assez étrangement avec les habitudes rangées de l'homme
-d'affaires qu'était mon père. Aussi énergique, aussi actif, aussi
-pur, l'enthousiasme de Mr Gray flambait souvent sans profit, surtout si
-on le comparait à celui de mon père; on aurait pu dire de cette flamme
-ce que Carlyle disait du feu des Français à Dettingen par opposition
-avec le feu des Anglais, que c'était «fagot contre anthracite». Je ne
-jurerais pas toutefois que mon père ne se soit pas laissé entraîner
-quelquefois par l'ardent Richard dans quelque folle équipée à Cintra,
-quelque fête de village et même quelque course de taureau, ce qui
-pourrait paraître en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut, à
-savoir que, pendant neuf années, mon père n'avait pas pris un seul
-jour de congé! Toujours est-il que les deux jeunes gens s'étaient
-liés d'une amitié très tendre qui eut sur le caractère de mon père
-une influence égayante et bienfaisante. Amitié véritablement
-fraternelle et qui ne fut en rien diminuée lorsque, peu temps avant de
-quitter l'Espagne, Mr Gray épousa une jeune Écossaise aussi belle que
-bonne, Mary Monro.
-</p>
-
-<p>
-Absolument bonne, et bonne avec grâce, très simple, très aimante et
-très sérieuse, elle n'avait pas assez d'esprit pour être méchante,
-et trop de cœur pour être sotte. Enthousiaste, elle l'était presque
-autant que son mari. Tous deux d'une piété évangélique ardente qui
-n'était jamais agressive; tous deux religieusement autant que
-passionnément épris l'un de l'autre. Le ménage des Gray est le
-ménage le mieux assorti qu'il ait été donné de voir en ce monde où
-l'on a la manie d'arranger les mariages. Hélas! le destin a voulu
-qu'ils eussent le chagrin de ne pas avoir d'enfants. Aussi, la
-principale occupation de Mrs Gray fut-elle bientôt de <i>me</i> gâter. À
-l'époque où j'étais en âge de l'être, Mr Gray, qui avait fait
-d'assez bonnes affaires en Espagne, était venu s'installer à Londres
-avec sa femme, la mère de sa femme, et la caniche blanche de la mère
-de sa femme, Mrs Monro, qui répondait au nom de Petite. Ils vivaient
-tous quatre dans une belle maison de Camberwell Grove. L'heureuse
-famille! La vieille Mrs Monro, aussi charmante que sa fille, avec un peu
-plus de sens pratique; Richard heureux entre elles et les aimant de tout
-son cœur, et enfin Petite, qui avait de bon sens à elle seule plus que
-deux au moins des membres de la famille, qui faisait leur joie et qu'ils
-adoraient à qui mieux mieux.
-</p>
-
-<p>
-Leur maison était située au bout de l'avenue, une avenue de beaux
-arbres en ce temps-là, longue de près de trois quarts de mille,
-montant en pente rapide et offrant une admirable perspective, telle la
-nef d'une cathédrale gothique; les arbres, ormes, sycomores, trembles,
-mêlaient leurs branches les plus élevées, qui s'entrecroisaient;
-toutes les maisons de l'avenue avaient un chemin dallé qui accédait au
-perron, en passant entre de petits carrés de gazon frais tondu. Maisons
-de trois ou quatre étages, le plus souvent groupées sur des plans en
-terrasses, bâties en briques d'un ton foncé avec des toits d'ardoise
-hauts et raides, le tout bien conditionné, bien tenu, bien balayé,
-bourgeoisement cossu et vulgaire et un air parfaitement content de soi
-qui ne demande rien à personne. Près de deux kilomètres de route
-charmante séparaient Berne Hill du Grove; Mrs Gray et ma mère, sous le
-moindre prétexte, montaient ou descendaient l'une chez l'autre; la
-maison de Mr Gray nous était ouverte à toutes les heures du jour ou
-de la nuit, nous y étions chez nous. Je ne pourrais pas en dire autant
-de Herne Hill, pour les Gray, notre demeure gardant toujours une sorte
-d'inviolabilité sacrée. Cette distance observée et maintenue fait
-que, durant toute mon enfance, j'ai eu le sentiment que nous étions, de
-façon ou d'autre, des êtres supérieurs à nos amis ou à nos parents;
-nous les protégions plus on moins, nous leur faisions la grâce de leur
-donner des conseils, nous les instruisions par notre exemple, tout en
-étant tenus, aussi bien par notre dignité que par la hiérarchie
-sociale, à éviter toute familiarité.
-</p>
-
-<p>
-Il y avait pourtant une exception; et c'est là un souvenir que j'ai le
-plus grand plaisir à évoquer. Dans le premier chapitre de
-l'<i>Antiquaire</i>, l'aubergiste de Queen's Ferry offre à un hôte de
-distinction une bouteille du meilleur porto de Robert Cockburn; porto
-dont Robert Cockburn ne laissait jamais manquer Sir Walter, car il
-était à cette époque sinon le plus gros, du moins le premier
-importateur des grands vins de Portugal, comme mon père des grands vins
-d'Espagne. Mr Cockburn était d'une des bonnes familles d'Édimbourg et
-il avait fait acte de condescendance en entrant dans le commerce; d'une
-grande intelligence, d'un esprit vif et mordant, il était reçu dans la
-meilleure société d'Édimbourg, et se trouvait lié à mon père par
-mille souvenirs de «la vieille ville». C'était sans contredit le plus
-noble, le plus important des convives de nos agapes marchandes.
-</p>
-
-<p>
-Mrs Cockburn, encore mieux née, le type de la grande dame écossaise de
-la vieille école, était indulgente pourtant aux idées modernes. On
-disait que Lord Byron l'avait aimée, qu'elle était la première de ses
-premières grandes passions, la Mary Duff de Lachin-y-Gair. Quand je
-l'ai vue pour la première fois, elle était encore extrêmement belle,
-bien que d'un certain âge, pleine de bon sens, et, en dépit d'une
-certaine austérité un peu hautaine, parfaitement bonne.
-</p>
-
-<p>
-Les Cockburn avaient deux fils, Alexandre et Archibald, tous deux dans
-les affaires de leur père, tous deux intelligents et énergiques, mais
-tous deux parfaitement décidés&mdash;et en cela ils se conformaient au
-désir de leurs parents&mdash;à être avant tout des gentlemen, des
-marchands ensuite; disposition de tout point respectable et digne
-d'être encouragée de nos jours, et où, dans leur cas particulier, il
-n'entrait ni orgueil, ni pose. Ces deux Cockburn étaient bien de vrais
-gentilshommes, nés gentilshommes, et plus à leur aise dans leurs
-montagnes qu'à leur bureau où néanmoins ils s'occupaient en
-conscience de leurs affaires. Elles ne se développèrent pas cependant,
-comme elles eussent pu le faire, si elles eussent été entre des mains
-moins aristocratiques.
-</p>
-
-<p>
-Alexandre et Archibald dînaient souvent chez nous. Le premier avait
-beaucoup de l'humour de son père; le second était un beau et jeune
-Highlander aux cheveux noirs, que ma passion pour Walter Scott avait
-touché; aussi était-il toujours disposé à causer pêche et chasse
-avec moi. Car, dès l'enfance, j'ai aimé les récits d'aventures, bien
-que je ne fusse rien moins qu'aventureux. J'ai lu tous les romans du
-capitaine Marryat, sans que cela m'ait jamais inspiré la moindre envie
-de m'embarquer; j'ai visité le champ de bataille de Waterloo sans
-songer un instant à me faire soldat; je me suis passionné pour les
-récits de pêche d'Isaac Walton sans avoir jamais jeté la mouche; je savais
-par cœur le <i>Deerslayer</i> et le <i>Pathfinder</i>, de Cooper, sans
-avoir jamais eu encre les mains autre chose qu'un pistolet à bouchon et
-sans avoir découvert d'autres sentiers que ceux des solitudes de Gipsy
-Hill. S'il m'est arrivé de me raconter des histoires merveilleuses de
-batailles dont j'étais le général victorieux, cavernes où je
-découvrais des filons d'or, ce n'était que jeux d'imagination, rêves
-sans rapport avec la réalité. Dès cette époque, je redoutais de
-grandir, de vieillir; je n'aspirais pas à être plus sage. Quant aux
-projets d'avenir, je n'en faisais pas plus qu'un jeune ver à soie perdu
-au milieu de sa première feuille de mûrier.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_25_1" id="Footnote_25_1"></a><a href="#FNanchor_25_1"><span class="label">[25]</span></a>Montagne du Pays de Galles. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_26_1" id="Footnote_26_1"></a><a href="#FNanchor_26_1"><span class="label">[26]</span></a>James Hogg, poète écossais. (Note du traducteur.)</p></div>
-
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-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE VI</h4>
-
-<h4><a id="SCHAFFHOUSE_ET_MILAN">SCHAFFHOUSE ET MILAN</a></h4>
-
-<p>
-La visite au champ de bataille de Waterloo, à laquelle il est fait
-allusion dans le chapitre précédent, eut lieu lorsque j'avais cinq
-ans, à l'occasion des fêtes du couronnement de Charles X. Nous
-passâmes quelques semaines à Paris dans une pension de famille
-tranquille, et ensuite quelques jours à Bruxelles, mais je n'ai gardé
-aucun souvenir des stations intermédiaires. Lorsque je reviens sur ces
-souvenirs lointains, je m'aperçois que j'étais lent à émouvoir, que
-mes impressions s'éveillaient avec peine, et que j'avais besoin de
-séjourner deux ou trois jours dans une ville pour en avoir la plus
-légère idée; il est vrai que l'idée une fois formée était
-généralement juste. Il m'est rarement arrivé d'avoir à modifier ces
-premières impressions, et celles qui s'y ajoutaient n'étaient pas
-aussi durables. D'où, ce que les gens appellent mes préjugés et qui
-seraient plutôt des <i>après-jugés</i>, c'est-à-dire tout le contraire.
-(Je n'ai pas la prétention d'introduire le mot dans la langue, mais il
-m'est commode pour l'instant; il épargne du temps et de l'encre.)
-</p>
-
-<p>
-Une autre disposition étrangement tenace chez moi, c'est cette
-impossibilité de m'intéresser à autre chose qu'à des choses proches
-ou tout au moins visibles et présentes. J'imagine que les enfants sont
-souvent ainsi, mais cette disposition est demeurée chez moi et c'est un
-des traits de mon tempérament d'homme fait.
-</p>
-
-<p>
-De cette première visite à Paris, je garde surtout le souvenir des
-coussins de plume garnissant les fauteuils de velours rouge de l'hôtel,
-que l'on n'arrivait pas à aplatir même lorsqu'on était assis dessus
-depuis une demi-heure; du parquet bien frotté du salon et du brave
-«Boots», de «Brosse» pour parler plus correctement, qui s'escrimait
-sur les dits parquets chaque matin si bien qu'ils étaient aussi polis,
-aussi luisants qu'une table d'acajou; de la jolie cour plantée de
-fleurs et d'arbustes sur laquelle s'ouvraient les fenêtres de notre
-rez-de-chaussée; du gentil petit groom nègre au service d'une autre
-famille qui attrapait le chat de la maison, et me le mettait dans les
-bras; et d'une non moins gentille femme de chambre, très bonne fille,
-qui d'ordinaire me le reprenait dans la crainte que je ne lui fisse mal
-(l'expérience qu'elle avait des garçons, et des garçons anglais en
-particulier, l'inclinant à se méfier de la pureté de mes intentions).
-Je me souviens de ces choses, de certaines personnes, des Tuileries, et
-des jardins de «Tivoli» où mon père me fit monter sur les montagnes
-russes et où j'ai vu le plus beau feu d'artifice du monde; mais, par
-contre, j'ai parfaitement oublié la Seine et Notre-Dame, et tout ce qui
-tient à la ville ou aux environs, excepté les moulins à vent de
-Montmartre. De même à Bruxelles j'ai perdu tout souvenir de l'Hôtel
-de Ville, des rues spacieuses; il ne semble pas que j'aie été ému de
-rien, ni même surpris, tandis que je n'ai pas oublié un détail de la
-course en voiture jusqu'à Waterloo et de la promenade à pied à
-travers la plaine. On n'avait pas encore construit l'horrible levée de
-terre qui l'a déshonorée; neuf ans s'étaient à peine écoulés
-depuis la bataille, et chaque monticule, chaque pli du terrain racontait
-fidèlement les charges en avant ou les mouvements en arrière. Gravée
-dans mon esprit par des lectures postérieures, cette vision de la
-terrible lutte est restée parfaitement distincte, alors que le souvenir
-d'une visite plus récente, faite depuis la construction de la digue,
-s'est pour ainsi dire effacé.
-</p>
-
-<p>
-À noter aussi que le ravissement que m'avait causé une promenade en
-bateau à vapeur, et dont j'ai parlé dans ma dernière lettre, est plus
-récent. Quand j'étais enfant, je préférais à la vaste mer
-elle-même la plage où venaient mourir les vagues, et le sable fin où
-l'on pouvait creuser des trous. Il n'y a pas eu pour moi de «première
-vue» de la mer; je n'avais pas plus de trois ans quand, pour aller en
-Écosse, nous nous embarquions sur le cutter du capitaine Spinks, qui
-faisait alors un service régulier, et que je jouais sur le pont comme
-si j'eusse été sur la terre ferme. Il faisait d'ailleurs toujours
-beau. La grandeur de l'Océan, je ne l'ai sentie pour ainsi dire que du
-dehors; j'ai eu la vision du géant qui fait trembler la terre, en
-entendant la voix des vagues rouler sur la grève, ou soupirer sur le
-sable.
-</p>
-
-<p>
-J'avais l'intention de consacrer ici quelques lignes au souvenir d'une
-autre pauvre parente, Nanny Clowsley, une bonne vieille créature
-toujours souriante, qui vivait entre une horloge hollandaise et quelques
-tasses à thé ébréchées, dans une seule chambre à alcôve. Cette
-seule chambre était au troisième étage d'une des maisons à pignon
-qui faisaient partie de ce pâté de vieilles constructions que l'on
-vient de démolir près du pont de Battersea, du côté de Chelsea.
-Mieux vaut réserver ce que j'ai à dire sur Chelsea pour une autre
-fois, grouper tous ces souvenirs. Seulement, en parlant de galets, je ne
-puis taire l'importance qu'a eue pour moi l'espèce de vue de mer que
-l'on avait des fenêtres de Nanny Clowsley, d'où l'on pouvait guetter
-le flux et le reflux de la Tamise, voir les barques danser avec le flot
-ou se coucher à sec à marée basse.
-</p>
-
-<p>
-Mais j'ai déjà trop tardé, il faut en venir aux premières
-impressions que m'a données la vue de certaines choses.
-</p>
-
-<p>
-J'ai dit que, pour nos voyages en Angleterre, Mr Telford nous prêtait
-le plus souvent sa voiture. Mais quand nous allions en Suisse, Mary nous
-accompagnant toujours maintenant, il nous fallait des roues plus solides
-et plus de place; pour ce voyage et pour ceux qui suivirent, il fallut
-donc, premier bonheur, choisir une voiture parmi celles que louait Mr
-Hopkinson, de Long Acre.
-</p>
-
-<p>
-Les pauvres imbéciles, les pauvres esclaves modernes qui se laissent
-traîner comme du bétail ou du bois coupé à travers des pays qu'ils
-s'imaginent visiter, ne peuvent se faire une idée des joies
-innombrables qui accompagnaient le choix et l'agencement d'une voiture
-de voyage autrefois. Il y avait d'abord les considérations techniques
-de force, de bon roulement, d'équilibre et de sécurité pour les
-personnes et les bagages; l'air cossu qui doit en imposer aux modestes
-passants; l'habile disposition des coffres à provisions sous les
-banquettes, les tiroirs secrets sous les glaces de devant, les poches
-invisibles dissimulées sous les coussins capitonnés à l'abri de la
-poussière, et auxquelles on ne pouvait atteindre que par des fentes
-imperceptibles ou des trappes dignes d'un sorcier ou d'Aladin lui-même;
-l'assujettissement des coussins pour qu'ils ne glissent pas, l'arrondi
-des coins qui permet un repos délicieux; le fonctionnement aisé des
-stores, le bon état de leurs ressorts et cordons, la fermeture
-hermétique des glaces, mille choses dont le confort d'une voiture de
-voyage dépend; l'installation de tous ces détails, pour le plus grand
-bien-être de ceux qui doivent occuper cette petite boîte, et pendant
-cinq ou six mois en faire virtuellement leur home. N'est-ce pas déjà
-voyager en imagination, avoir tous les plaisirs, et aucun des ennuis du
-vrai voyage?
-</p>
-
-<p>
-Pour ce premier tour sur le continent, qui devait durer au moins six
-mois, on fit choix d'une voiture avec un siège par devant, ou plutôt
-on le fit ajouter, siège destiné à mon père et à Mary; plus, un
-autre siège par derrière assez grand, pour qu'Anne et le courrier
-pussent y tenir, et encore quatre places à l'intérieur: celles du
-devant, un peu exiguës, étaient réservées à papa et à Mary en cas
-de mauvais temps. Je me souviens que, lorsque nous eûmes enfin arrêté
-notre choix, Mr Hopkinson, le loueur, un homme extrêmement poli, au
-fait sans doute de ma réputation littéraire naissante, me demanda (à
-la plus grande joie de mon père) si je pouvais traduire la devise du
-précédent propriétaire de notre berline qui était peinte sous
-l'écusson armorié: <i>Vix ea nostra voco.</i> J'y réussis sans peine, et
-j'eus l'esprit d'ajouter que si la devise appartenait de droit à
-l'ancien propriétaire, elle pouvait plus justement encore s'appliquer
-à nous. Une voiture de famille aussi vaste, très solidement
-construite, avec les bagages et son chargement de six personnes,
-exigeait, cela va sans dire, quatre chevaux; on trouvait d'ailleurs à
-tous les relais cinq ou six attelages de rechange.
-</p>
-
-<p>
-Le lecteur moderne a peut-être autant de peine à réaliser ces méthodes
-de locomotion primitives&mdash;qui datent pourtant d'hier&mdash;que
-celles des Saxons et des Goths migrateurs, et il ne se plaindra pas si
-j'entre dans quelques détails.
-</p>
-
-<p>
-Les chevaux français, et en général tous ceux que l'on trouvait sur
-les grandes artères européennes, étaient de vigoureux chevaux de
-ferme, trottant bien, ayant du cœur, frustes de poil, et portant la
-queue longue; des chevaux gais, hennissant, toujours prêts à folâtrer
-entre eux à l'occasion; à part cela, faisant très sagement leur
-besogne, obéissant le plus souvent à la voix, la rêne n'intervenant
-que pour préciser l'ordre; le fouet, qui ne les effleurait jamais, ne
-servait par ses claquements retentissants qu'à traduire l'orgueil
-professionnel du postillon, à faire garer les voitures qui encombraient
-la route et à prévenir tous les habitants des villages que l'on
-traversait, que des personnages de distinction leur faisaient l'honneur
-de visiter leur pays. Règle générale, les quatre chevaux étaient
-menés par un seul postillon qui montait le limonier; mais si les
-chevaux étaient jeunes, ou le postillon inexpérimenté, un second
-postillon conduisait les chevaux de volée. Le plus souvent, on n'avait
-qu'un homme pour quatre chevaux; les chevaux étaient paisibles, l'homme
-qui s'enivrait rarement était ordinairement un très jeune homme, les
-hommes faits trouvant un meilleur emploi de leurs forces; un jeune
-cavalier, tant soit peu adroit, qui pouvait conduire de bonnes bêtes
-bien dressées, avait encore l'avantage de ne pas les charger. La
-moitié du poids du postillon, si ce n'est plus, était dans ses bottes,
-de larges bottes souvent jetées au travers de la selle comme deux
-seaux; le postillon, une fois les chevaux mis à la voiture, gagnait sa
-place par le timon et produisait ses jambes dans ses bottes.
-</p>
-
-<p>
-Un personnage non moins important que le postillon, dans les
-voyages en poste, était le courrier ou, pour parler correctement,
-l'avant-courrier, dont la fonction consistait à précéder la voiture
-à cheval, et à faire préparer les relais de façon à perdre le moins
-de temps possible; poste de toute confiance, car c'était le courrier
-qui passait les marchés, payait les notes, évitait à ses maîtres
-mille soucis, sans compter la peine et la honte de massacrer le
-français ou toute autre langue. Un bon courrier savait quelle était la
-meilleure auberge dans chaque ville, et les chambres les plus
-confortables dans chaque auberge, de sorte qu'il pouvait écrire
-d'avance et les retenir il devait, s'il était intelligent, savoir ce
-qu'il y avait d'intéressant à visiter dans les villes que l'on
-traversait, et au besoin, par des moyens à lui, faire voir des choses
-rares, inaccessibles au vulgaire. Murray, que le lecteur ne l'oublie
-pas, n'existait pas dans ce temps-là; le courrier était un Murray
-privé, il devinait, quand il avait de l'esprit, ce qui devait vous
-intéresser tout particulièrement. Question de tact. Le courrier
-accompagnait les dames lorsqu'elles avaient des emplettes à faire, il
-les conduisait aux bons endroits, marchandant lorsqu'il le jugeait
-nécessaire. Enfin, il était lié avec tous les autres courriers sur la
-ligne et il pouvait vous nommer, pour peu que vous en eussiez la
-curiosité, les voyageurs de marque qui se trouvaient à l'hôtel en
-même temps que vous.
-</p>
-
-<p>
-Mon père eût considéré comme révolutionnaire, c'eût été, à ses
-yeux, une sorte d'empiétement sur les privilèges de la noblesse de
-nous faire précéder par un courrier à cheval; très large d'ailleurs
-pour tout ce qui regardait le confort et l'agrément, il n'eût jamais
-consenti, par ostentation, à payer un cheval supplémentaire. On
-faisait commander les chevaux d'avance, quand c'était possible, par le
-postillon de quelque voiture partie avant nous, sinon, nous nous
-résignions à attendre le temps nécessaire pour qu'on les harnachât.
-</p>
-
-<p>
-Notre courrier donc montait sur le siège de derrière, à côté
-d'Anne, et il nous était, dans l'accomplissement de toutes ses autres
-fonctions, aussi indispensable qu'agréable. Indispensable d'abord,
-étant donné que nous ne parlions que très peu le français, à peine
-assez pour demander notre route; lorsqu'il s'agissait de discuter des
-prix ou de demander des renseignements un peu détaillés, nous ne
-pouvions pas nous en tirer, même en France; en Suisse et en Italie, je
-ne saurais nous comparer qu'à un troupeau de moutons ou d'oies de
-passage. Indispensable aussi à la tranquillité de mon père qui,
-quoique très généreux de tempérament, avait horreur d'être surfait
-et refait. Il savait bien que le courrier touchait une commission, mais
-il savait aussi que son courrier ne se laisserait pas mettre dedans et
-il avait toute confiance en lui. Non par vanité, mais par goût et
-aussi pour le plaisir d'un changement, mon père aimait les grandes
-chambres, et ma mère, fidèle à ses habitudes, exigeait une propreté
-scrupuleuse; des chambres propres et spacieuses, implique une bonne
-auberge, et le premier étage. Mon père tenait aussi à la vue; il
-disait avec raison: «À quoi bon voyager, si ce n'est pas pour en voir
-le plus possible», ce qui voulait dire: le premier sur le <i>devant</i>.
-Mon père, délicat et très petit mangeur, avait besoin d'une cuisine
-soignée et ma mère n'admettait que la viande de premier choix; ce qui
-signifiait le dîner servi à part, rien du prix fixe, bien entendu.
-Enfin, mon père, bien que n'allant jamais dans le monde, aimait à
-côtoyer avec discrétion et sans s'imposer, cela va sans dire, les gens
-du monde, j'entends de la noblesse, car il méprisait les purs mondains,
-et il éprouvait un sensible plaisir à se dire que Lord et Lady un tel
-habitaient sur le même palier, et qu'à tout moment il était exposé
-à les rencontrer et à les croiser dans l'escalier. Salvador, dûment
-averti, ou ayant avec finesse deviné les petites faiblesses
-paternelles, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient que le flatter, avait
-carte blanche pour tous les arrangements, locations, etc. Partout nous
-trouvions les meilleures chambres préparées, de bons chevaux
-attendant, et propriétaires et garçons chapeau bas à l'arrivée et au
-départ. Salvador donnait son compte toutes les semaines, et mon père
-le réglait sans jamais faire la plus petite observation.
-</p>
-
-<p>
-À toutes ces conditions de confort et d'agrément, le moderne touriste
-à la vapeur doit, en imagination ajouter celle qui domine toutes les
-autres, ne jamais avoir à se presser, pouvoir partir à l'heure qu'on
-veut, et, si on est en retard, faire attendre les chevaux. En général,
-nous déjeunions à huit heures, et à neuf heures on se mettait en
-route. Entre neuf et trois de l'après-midi, à sept milles à l'heure,
-en comptant les relais et en ne nous pressant pas, nous faisions nos
-quarante ou cinquante milles dans la journée; nous dînions à quatre
-heures et, après dîner, j'avais encore le temps de faire une longue
-promenade solitaire et délicieuse; je rentrais exactement à sept
-heures pour le thé, après quoi je mettais au point mes esquisses et,
-à neuf heures et demie, au lit. Quand l'étape à fournit était
-particulièrement longue, on partait à six heures du matin et on
-faisait ses vingt milles avant le déjeuner, mais on s'arrangeait
-toujours pour arriver pour le dîner de quatre heures. Ce n'était que
-tout à fait exceptionnellement que nous faisions un second arrêt;
-alors nous dînions dans quelque jolie auberge de village et nous
-n'arrivions que pour le thé, après avoir fait quatre-vingt ou
-quatre-vingt-dix milles. Mais nous ne faisions ces longues trottes que
-lorsque nous voulions arriver pour le dimanche dans quelque
-ville-cathédrale ou quelque joli village des Alpes. Jamais nous ne
-voyagions le dimanche; mon père et moi, le plus souvent, nous
-assistions&mdash;en philosophes&mdash;à une messe matinale, et ma mère,
-uniquement pour nous faire plaisir (car j'ai rarement vu trace de
-curiosité féminine chez elle), nous accompagnait l'après-midi dans
-quelque promenade en voiture sur le Corso ou autre lieu profane. Mais ce
-que nous préférions à tout, c'était une promenade à pied aux
-environs d'un village dans les Alpes.
-</p>
-
-<p>
-J'ai menacé mon lecteur, quelques pages plus haut, d'un complément de
-détails sur mes premières impressions en Suisse et en Italie en 1833.
-J'aurai aussi à parler de Calais. Je note ici seulement que nous avons
-remonté le Rhin jusqu'à Strasbourg où, en dépit de ses miracles
-d'architecture, j'étais déjà assez intelligent pour trouver que la
-cathédrale avait de la raideur, comme si elle eût été bâtie en fer;
-ce qui me fit le plus d'impression, ce furent les hauts toits et les
-riches façades de ses maisons de bois qui font déjà pressentir la
-Suisse et surtout de trouver encore intacte la vue si admirablement rendue
-par Prout à la 36<sup>e</sup> planche de ses Flandres et Allemagne. C'est
-dans le salon de l'hôtel, à Strasbourg, que nous tînmes conseil avec
-Salvador pour savoir si&mdash;c'était un vendredi après-midi&mdash;le
-lendemain nous pousserions jusqu'à Schaffhouse ou jusqu'à Bâle afin d'y
-passer le dimanche. Que de choses pour moi dépendaient de cette décision,
-si jamais quoi que ce soit «dépende» de quelque chose! Salvador
-inclinait à prendre la route directe qui suit le Rhin, ce qui nous
-permettait d'arriver aux Trois Rois à l'heure du coucher du soleil.
-Mais à Bâle, il fallait bien en convenir, il n'y a ni vue sur les
-Alpes, ni bruit de chutes d'eau. Salvador, pour être juste, nous avait
-honnêtement proposé une autre magnifique combinaison qui permettait de
-gagner, par la Forêt-Noire, les portes de Schaffhouse avant l'heure de
-leur fermeture.
-</p>
-
-<p>
-La Forêt-Noire! la chute du Rhin à Schaffhouse! la chaîne des Alpes!
-à quelques heures. Nous y serions dimanche! Quel dimanche au lieu du
-dimanche ordinaire à Walworth et de la promenade dans les prairies de
-Dulwich! Mes véhémentes supplications finirent par l'emporter et, aux
-premières heures du jour, nous traversions au trot égal de nos chevaux
-le pont de bateaux de Kehl. Je vois encore dans la lumière grise du
-matin se dessiner la ligne sombre des montagnes de la Forêt-Noire qui
-se précisaient et s'élevaient à mesure que nous traversions la plaine
-du Rhin. «Portes des Collines» qui s'ouvraient pour moi sur une vie
-nouvelle, et qui ne devaient plus se fermer que lorsque s'ouvriraient
-les Portes des Collines d'où l'on ne revient pas.
-</p>
-
-<p>
-Nous atteignîmes ainsi la partie basse de la Forêt-Noire, et
-pénétrâmes dans un vallon qui montait en pente raide; moins d'un
-quart d'heure plus tard, nous apercevions le premier «chalet
-suisse»<a name="FNanchor_27_1" id="FNanchor_27_1"></a><a href="#Footnote_27_1" class="fnanchor">[27]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Quelle signification pour nous tous, et pour moi quelle vision en
-quelque sorte prophétique! Il n'est pas un voyageur moderne qui puisse
-comprendre ce que cela voulait dire pour moi, dussé-je passer des
-années à le lui expliquer. Un hurlement de joie triomphante&mdash;semblable
-à tous les sifflets de locomotive s'échappant à la fois de la gare de
-jonction de Clapham&mdash;s'est élevé de toute l'imbécillité de l'Europe
-pour applaudir à la destruction de la légende de Guillaume Tell. Pour
-nous, chaque mot en était vrai, que dis-je! mythiquement éclairé
-d'une vérité surnaturelle, et là, sous les bois sombres, nous en
-retrouvions le témoignage visible, tangible et charmant sur le bois
-pourpre de mélèze, sculpté sous l'inspiration des joies de la vie
-rurale, de cette vie toujours la même, toujours immuable à l'ombre des
-grands pins sur le sol ancestral, dans la bénédiction ta sainte
-pauvreté et la paix de Dieu.
-</p>
-
-<p>
-Ah! la légende de Guillaume Tell est détruite! Et vous avez creusé un
-tunnel sous le Gothard, vous voulez combler la baie de Uri&mdash;et c'est
-pour vous, pour l'amour de vous, que les grappes de raisin dans pressoir
-de Saint-Jacob ont rendu des gouttes de sang et que la massue de bois a
-renversé cheval et heaume dans le vallon de Morgarten?
-</p>
-
-<p>
-Il est difficile d'imaginer l'époque déjà lointaine et bénie où la
-Suisse appartenait aux Suisses, et où les Alpes n'avaient été
-foulées par le pied d'aucun mortel. On ne connaissait pas encore la
-vapeur, si ce n'est à bord de certains bateaux qui ne s'aventuraient
-que lorsque le temps était calme (Y avait-il alors des paquebots qui
-traversaient l'Atlantique? Je ne m'en souviens plus). En tout cas, les
-routes de terre n'étaient point contaminées; et une fois que nous
-eûmes pénétré dans ce paradis des montagnes, nous circulâmes au
-milieu de ses vallées embaumées, de ses chalets blottis au fond de
-prairies étincelantes de rosée. Vers midi, nous atteignions des
-hauteurs moins fertiles; les côtes se faisaient plus abruptes; une ou
-deux fois, au relais, nous dûmes attendre les chevaux, si bien qu'au
-coucher soleil, il nous restait encore vingt milles à faire pour gagner
-Schaffhouse.
-</p>
-
-<p>
-Il était plus de minuit lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville;
-elles étaient fermées, mais le portier, que nous dûmes réveiller,
-consentit à les ouvrir, à les entr'ouvrir plutôt, car une de nos
-lanternes heurta la grille et fut brisée en mille pièces, comme nous
-pénétrions sous la voûte. Heureux privilège que d'entrer ainsi,
-comme en rêve, dans une ville du Moyen âge, fût-ce au prix d'une
-lanterne cassée, plutôt que d'y arriver bêtement dans la bousculade
-d'une gare de chemin de fer.
-</p>
-
-<p>
-Je ne me souviens que très vaguement de la matinée du lendemain;
-j'imagine que nous dûmes assister au service dans une église
-quelconque, et très certainement une partie de notre journée a dû se
-passer à admirer les fenêtres en saillie sur des rues d'une propreté
-invraisemblable. Aucun de nous ne semble avoir eu l'idée qu'il fût
-possible d'apercevoir les Alpes sans faire quelque ascension, exercice
-trop profane pour un dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme
-d'ordinaire et, la soirée étant admirable, nous sortîmes pour faire
-un tour.
-</p>
-
-<p>
-Nous avions prolongé notre promenade à travers la ville, le soleil
-était près de se coucher lorsque nous nous trouvâmes dans une sorte
-de jardin public situé, je crois, à l'ouest de la ville et d'où la
-vue embrasse tout le cours du Rhin et la plaine au sud et à l'ouest. Je
-regardais le pays découvert dont les larges ondulations se perdaient
-dans une brume bleue, comme j'aurais regardé de Malvern, par exemple,
-les perspectives du Worcestershire, ou de Dorking celles de Kent quand,
-tout à coup, que vis-je à l'horizon!
-</p>
-
-<p>
-Nous n'eûmes pas un instant la pensée que ce pouvait être des nuages.
-C'était d'une pureté de cristal, cela se détachait sur le ciel en
-fines arêtes déjà teintées en rose par le soleil couchant. Cela
-dépassait tout ce que nous avions jamais pensé ou rêvé. Les murs de
-l'Éden perdu n'auraient pas eu plus de beauté et les murs, entourant
-le ciel, de la Mort sacrée, plus de solennité.
-</p>
-
-<p>
-Est-il possible d'imaginer, pour un enfant d'un tempérament comme le
-mien, entrée dans la vie plus bénie! Ce tempérament, il est vrai,
-tenait à l'époque. Quelques années plus tôt, au siècle précédent,
-aucun enfant ne se serait intéressé aux montagnes comme je faisais, ni
-aux hommes qui les habitaient. Avant Rousseau, l'amour «sentimental»
-de la nature n'existait pas; et avant Scott, on n'avait pas l'idée d'un
-amour intelligent pour les «hommes de toutes classes et de toutes
-conditions», amour qui prend non seulement le cœur, mais la chair.
-Saint Bernard de Fontaine, contemplant le Mont-Blanc avec ses yeux
-d'enfant, voit au sommet la Madone. Saint Bernard de Talloires
-n'aperçoit pas le lac d'Annecy, il n'a de pensées que pour ceux qui
-sont morts entre Martigny et Aoste. Pour moi, le pays des Alpes était
-également beau par ses neiges éternelles et par le caractère de ses
-habitants et, ni pour moi-même, ni pour eux, je ne demandais la vue
-d'autres trônes dans le ciel que les rochers, d'autres esprits dans le
-ciel que les nuages.
-</p>
-
-<p>
-C'est ainsi&mdash;dans un parfait équilibre moral et physique, le cœur
-ardent, mais sans nul désir d'être autre que je n'étais, d'avoir plus
-que je n'avais; ne connaissant des larmes que ce qu'il en faut pour
-faire de la vie une affaire sérieuse, sans en détendre le ressort;
-ayant à la fois assez de science et de sentiment pour faire de cette
-première vision des Alpes non seulement la révélation de la beauté
-sur la terre, mais la première page de son livre&mdash;que je quittai ce
-soir-là le jardin en terrasse de Schaffhouse avec mon destin arrêté,
-au moins dans tout ce qu'il aura eu de sacré et d'utile. C'est vers
-cette terrasse, et vers la rive du lac de Genève que, jusqu'à ce jour,
-reviennent et mon cœur et ma foi, à chaque élan qui les fait
-noblement vivre, et à chaque pensée qui m'apporte secours ou
-consolation.
-</p>
-
-<p>
-Le matin qui suivit cette soirée de dimanche à Schaffhouse fut
-admirable; le ciel était sans nuages et nous nous fîmes conduire de
-bonne heure aux chutes. Dans la lumière du matin, nous revîmes la
-chaîne des Alpes, et nous connûmes, à Lauffen, ce qu'est une rivière
-alpestre. Au sortir des gorges de Balstall, j'eus de nouveau une vision
-inoubliable de la chaîne des Alpes, et ces aspects lointains, que le
-voyageur moderne ne soupçonne même pas, me firent apprendre et sentir
-plus que les merveilles vues de près à Thun et à Interlaken. Ce fut
-aussi un grand bonheur pour moi, que nous ayons pris, pour passer en
-Italie le plus majestueux des défilés, et que la première gorge des
-Grandes Alpes que j'aie vue ait été celle de la Via Mala, le premier
-lac d'Italie, le lac de Côme! Nous nous embarquâmes à Chiavenna, pour
-traverser le lac, et le dimanche suivant nous trouva à Cadenabbia.
-Après cela, de villa en villa jusqu'à l'autre extrémité du lac, et
-ensuite de Côme à Milan par Monza.
-</p>
-
-<p>
-Sans que la saison fût avancée, nous étions déjà en plein été, et
-je conseillerai toujours pour une première visite en Italie, de choisir
-l'été. Ce fut un bonheur aussi, bien que mon cœur me portât vers les
-paysans suisses, que chez moi le goût des choses artificielles eût
-été formé par Turner dans l'<i>Italie</i> de Rogers. Le <i>Lac de Côme</i>,
-les deux villas au clair de lune, et l'<i>Adieu</i> m'avaient préparé à
-admirer ce qui vaut la peine de l'être dans les jardins en terrasses,
-les arcades de belles proportions, les grands murs blancs ensoleillés,
-qui n'ont en général qu'attrait factice pour les imaginations
-anglaises. Chez moi, ce goût était pour ainsi dire inné, grâce à
-Turner, et tout cela, dès le premier moment, me fut familier;
-j'admirais et je vénérais. Je n'avais aucune idée alors de
-l'élément mauvais, l'élément Renaissance, qui pouvait s'y mêler.
-J'y retrouvais ce qu'on m'avait dit être l'art divin de Raphaël et de
-Léonard; et mon ignorance des dates les associait aux personnages de
-Shakespeare; la villa de Portia, le palais de Juliette devaient leur
-ressembler.
-</p>
-
-<p>
-J'ai toujours eu aussi, comme je l'ai noté dans l'épilogue de la
-nouvelle édition du deuxième volume des <i>Modern Pointers</i>, une
-perception très exacte des grandeurs, soit en fait de montagnes, soit
-en fait de monuments, une sorte d'exactitude joyeuse, si bien que je
-saisis du premier coup d'œil les vastes proportions des palais
-milanais, de la «montagne de marbre aux cent flèches», du Dôme, et
-comme je ne faisais pas encore la distinction entre le bon gothique et
-le mauvais, la richesse, la délicatesse des fines ciselures de dentelle
-qui se détachaient sur le bleu du ciel me transportèrent. Mais quelles
-extases lorsque, grimpant, et me promenant au milieu de ces merveilles,
-j'aperçus, entre les pinacles, le Mont Rose!
-</p>
-
-<p>
-J'avais pourtant été préparé à cette apparition par l'admirable
-reproduction qui en avait été donnée à Londres un ou deux ans
-auparavant, dans une exposition dont j'ai, plus tard, vivement regretté
-la disparition&mdash;le panorama de Burford, dans Leicester
-Square&mdash;tentative de la plus haute valeur éducative et qui aurait dû
-être soutenue par le Gouvernement. J'avais admiré là un tableau charmant,
-d'une facture exquise, qui représentait le panorama vu du haut de la
-cathédrale de Milan; je ne pensais pas alors que je le verrais un jour et
-il m'avait ravi et étonné; mais être là aujourd'hui, y être réellement,
-tenait du miracle.
-</p>
-
-<p>
-Nous eûmes encore le bonheur d'avoir un temps merveilleux tout le reste
-de la journée. Vers le soir, nous allions en voiture au Corso, qui, à
-cette époque, faisait le bonheur du beau monde de Milan comme le Parc
-chez nous, et d'où, avant la construction de la grande gare, on avait
-la vue, d'un côté, de toute la chaîne des Alpes, et de l'autre, de la
-belle cité dominée par son Dôme blanc. Puis le retour, en voiture
-découverte, dans le calme du crépuscule, à travers les longues rues
-silencieuses; la place du Dôme, sur les larges dalles de laquelle les
-roues glissaient sans bruit, augmentaient encore la sensation
-d'irréalité et d'émerveillement. Et cet air si pur, ce silence, la
-majesté environnante des Alpes que je venais de voir, la
-perfection&mdash;elle m'apparaissait telle alors&mdash;et la pureté de ce
-marbre immaculé qui se découpait contre le ciel! En ce monde toujours
-changeant, pouvait-on demander davantage en fait de bien apparemment
-immuable?
-</p>
-
-<p>
-J'essaie autant que possible de ne pas influencer mon lecteur et de le
-laisser juge des événements que je m'efforce de raconter simplement;
-mais ici, l'on me pardonnera de souligner tout l'avantage que nous
-tirions de nos habitudes de sauvagerie pendant ce premier voyage sur le
-continent, où notre solitude se trouvait augmentée encore par notre
-ignorance des langues étrangères, et aussi par notre amour du confort.
-C'est une sensation particulièrement délicieuse, inconnue au touriste
-moderne plus ou moins frotté d'allemand et de français, de parcourir
-les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit; l'oreille
-conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue, le
-sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si l'organe est dur, souple
-ou suave; tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage
-prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime; le moindre petit
-incident se transforme pour vous en opéra mélodieux ou bien en
-pittoresque de marionnettes à langage inarticulé. Songez aussi à tout
-ce que ce calme a de précieux.
-</p>
-
-<p>
-La plupart des jeunes gens à notre époque et même des gens plus
-âgés, s'ils ont gardé quelque curiosité, sont plutôt, en voyage, en
-quête d'aventures que d'informations. Les choses ne les intéressent
-que dans leurs rapports avec leur moi. En fait, ils ne pensent qu'à
-eux, plus attirés par les gens de belle humeur que par les
-mélancoliques, et très occupés de très petites choses. Non que je
-prétende que notre isolement eût rien de méritoire, ni que je
-soutienne qu'il vaille mieux ne pas savoir d'autre langue que la sienne,
-mais l'ignorance qui est humble a ces avantages. Nous ne voyagions pas
-pour courir les aventures, pour faire de nouvelles connaissances, mais
-pour voir avec nos yeux et sentir avec nos cœurs. La sympathie fait
-découvrir dans l'humanité des profondeurs où il y a plus de vérité
-que dans les formules et les mots; et même dans mon propre pays, j'ai
-constaté que les choses qui m'ont causé le moins de déceptions sont
-encore celles que j'ai apprises en qualité de spectateur.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_27_1" id="Footnote_27_1"></a><a href="#FNanchor_27_1"><span class="label">[27]</span></a>Suisse de caractère et de construction: les frontières
-politiques sont peu de choses.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE VII</h4>
-
-<h4><a id="PAPA_ET_MAMAN">PAPA ET MAMAN</a></h4>
-
-<p>
-Les études, dont j'ai parlé plus haut, auxquelles je me livrai pendant
-cette année 1834, encore sous l'impression des émotions du voyage,
-m'entraînaient dans quatre directions différentes; il eût fallu,
-alors, bien peu de chose, le plus petit encouragement, pour fixer mon
-choix et m'engager dans l'une ou dans l'autre. C'était d'abord l'effort
-fait pour exprimer en vers des sentiments véritablement sincères en
-dépit de ce que leur expression accusait de vanité superficielle, et
-d'une forme bien cadencée quoique fort pauvre en idées. Il m'aurait
-été impossible d'expliquer le plaisir que je trouvais à contempler la
-mer ou à errer dans les landes, mais j'éprouvais une douceur infinie
-à moduler une plainte qui rappelait le murmure des vagues ou à jeter
-un cri comme celui du vanneau.
-</p>
-
-<p>
-En second lieu, j'avais une vraie passion pour la gravure et pour les
-effets de surface et d'ombre auxquels elle se prête. Je n'ai jamais vu
-de dessins d'adolescent d'une facture aussi consciencieuse et d'une
-telle délicatesse de ligne; il y avait certainement en moi l'étoffe
-d'un bon graveur. Mais le destin en ayant décidé autrement, je
-déplore la perte que ce fut pour l'art de la gravure, moins toutefois
-que celle, déjà calculée ou plutôt incalculable, qu'avait faite en
-moi la géologie!
-</p>
-
-<p>
-Venait en troisième lieu l'instinct passionné de l'architecture, bien
-que j'eusse été incapable de rien bâtir ou de rien sculpter, n'ayant
-aucun don d'invention; et je crois bien avoir fait dans cette branche
-tout ce que j'étais capable de faire.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, quatrièmement, il y avait l'instinct géologique toujours
-vivace, toujours renaissant, associé désormais aux Alpes. Pour mes
-quinze ans, je demandai que l'on me fît cadeau de l'ouvrage de
-Saussure, <i>Voyages dans les Alpes</i>, et je me mis méthodiquement à la
-rédaction de mon dictionnaire minéralogique à l'aide des trois
-volumes de Jameson (un livre précieux), en comparant ses descriptions
-aux spécimens du British Museum; j'écrivais les miennes, infiniment
-plus éloquentes et plus complètes, en caractères sténographiques
-extrêmement ingénieux et symboliques, qui me demandaient beaucoup plus
-de temps que l'écriture ordinaire, et dont il me fut impossible, plus
-tard, de relire un seul mot. Voilà les quatre points stratégiques
-qu'il eût été facile de fortifier, les dispositions qui ne
-demandaient qu'à être cultivées; et c'est le temps d'expliquer,
-autant que je le pourrai, avec les données que je possède, le
-caractère assez particulier et le génie de mes père et mère dont
-l'influence sur moi, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie
-de ma vie, a été plus considérable que toutes les circonstances
-extérieures, toutes les amitiés, toutes les directions, à
-l'Université ou dans le monde.
-</p>
-
-<p>
-Une des choses qui ont pesé d'un poids immense et influé, non
-seulement sur ma méthode de travail, mais pensée, c'est que tandis que
-mon père, comme je l'ai déjà dit, me donnait le meilleur exemple de
-lecture poétique&mdash;je dis bien lecture, et non déclamation, chose qu'il
-méprisait et qui me déplaisait fort&mdash;ma mère voulait m'enseigner
-(elle avait tout ce qu'il fallait pour cela) une justesse absolue de
-diction et la plus grande précision d'accent en prose; elle m'a appris,
-dès que j'ai su parler, ce dont j'ai essayé plus tard de convaincre
-mes lecteurs: que la justesse de la diction implique la justesse de la
-sensation, et la précision de l'accent, la précision du sentiment.
-</p>
-
-<p>
-Bien que ma mère eût été élevée en province chez Mrs Rice, elle
-l'avait été dans les principes les plus sévères de vérité, de
-charité, d'économie domestique; dans le respect scrupuleux de la
-langue anglaise qui, dans le milieu où elle vivait, était loin d'avoir
-conservé la pureté des eaux limpides de la Wandel. J'ai déjà dit
-qu'elle était la fille de la propriétaire, restée veuve toute jeune,
-de l'auberge de la Tête du Roi, qui, au moins, existait encore il y a
-un an ou deux. L'un des côtés de la maison donnait sur la place du
-Marché de Croydon et la porte d'entrée ouvrait sur une ruelle en
-pente, impraticable aux voitures, et qui relie la rue Haute à la Ville
-basse.
-</p>
-
-<p>
-Élevée en pleine agora de Croydon, entendant parler son dialecte, ma
-mère, telle que je la vois aujourd'hui, devait être, dans sa jeunesse,
-une jeune fille extrêmement intelligente, très pratique et naïvement
-ambitieuse; elle fut toujours sans effort à la tête de sa classe et
-profita en conscience de tous les avantages que l'institution
-provinciale et sa modeste maîtresse pouvaient lui offrir. Je ne l'ai
-jamais, à aucune époque de sa vie, entendue se plaindre, tout au
-contraire, de l'éducation qu'elle avait reçue.
-</p>
-
-<p>
-J'ignore pour quelles raisons ma mère alla vivre à Édimbourg avec mon
-grand-père et ma grand'mère. Ils émigrèrent bientôt après dans la
-maison de Bower's Well, sur le versant de la colline de Kinnoull,
-au-dessus de Perth. J'ai été d'une indifférence stupide à l'égard
-de l'histoire de ma famille tant qu'il m'eût été facile de la
-connaître; et ce n'est guère que depuis la mort de ma mère que j'ai
-eu envie de savoir ce qu'elle seule aurait pu me dire!
-</p>
-
-<p>
-Ce changement de vie entraîna certainement un changement de milieu; en
-Écosse, ma mère se trouvait dans une sphère supérieure, un monde de
-gentlemen et de ladies quelquefois un peu excentriques, le plus souvent
-pauvres, mais enfin, de gentlemen et de ladies. Elle a dû se
-développer, devenir une grande belle jeune fille au visage à la fois
-doux et énergique, une maîtresse de maison accomplie, d'une tenue
-irréprochable, et réservée jusqu'à la pruderie, mais une pruderie
-naturelle, si l'on peut dire, inviolable et jamais agressive. Je n'ai
-jamais entendu un mot révélant un sentiment un peu vif, fût-ce de
-simple admiration, ayant troublé la sérénité de son règne en
-Écosse. Pourtant, j'ai remarqué qu'elle ne prononçait pas sans un
-tant soit peu d'embarras devant mon père, et non sans plaisir devant les
-autres, le nom du D<sup>r</sup> Thomas Brown. Que le D<sup>r</sup> Brown,
-professeur de philosophie morale, hôte assidu de ma grand'mère, aimât à
-causer avec Miss Margaret, cela suffit à prouver quelle place elle tenait
-dans le monde d'Édimbourg; mais elle ne négligeait pas pour cela les
-devoirs de sa charge, qu'elle ne remplissait que trop scrupuleusement.
-</p>
-
-<p>
-Un jour qu'habillée pour le dîner elle avait couru à la cuisine jeter
-un dernier coup d'œil, la vieille Mause, qui tenait une poêle à la
-main, avait, par inadvertance, ait une grosse tache sur la jolie robe
-blanche de sa jeune maîtresse; et comme il paraît que celle-ci la
-réprimanda avec trop peu de résignation aux voies de la Providence en
-cette matière, Mause s'était écriée en branlant la tête: «Ah! Miss
-Margaret, vous êtes comme Marthe, vous vous empressez et vous vous
-doublez dans le soin de beaucoup de choses<a name="FNanchor_28_1" id="FNanchor_28_1"></a><a href="#Footnote_28_1" class="fnanchor">[28]</a>.»
-</p>
-
-<p>
-À l'époque où ma mère, dans la fleur de sa vie, à vingt ans, était
-une sorte de Desdémone, occupée la plus haute philosophie morale
-«tout en ne négligeant pas les affaires du ménage», mon père était
-un adolescent de seize ans aux yeux noirs, actif, spirituel et vibrant.
-Margaret était pour lui une sorte d'institutrice, et une confidente
-révérée et admirée sans mesure, aimée avec sérénité, à laquelle
-il éprouvait le besoin de dire ses secrets, de conter ses grandes mais
-très fugitives passions, et à laquelle il demandait conseil, en toutes
-circonstances.
-</p>
-
-<p>
-Mon père avait décidé, dès cette époque, d'entrer dans commerce,
-sans pourtant abandonner ses études. Il avait appris le latin, qu'il
-savait bien, sous la noble direction d'Adam à l'École supérieure
-d'Édimbourg; en même temps, sous l'influence alors vivante et
-prépondérante de Sir Walter Scott, tous les coins de sa ville natale
-s'idéalisaient, s'imprégnaient de pure poésie des souvenirs
-historiques les plus nobles qui aient jamais sanctifié et hanté les
-rues d'une brillante capitale. Je n'ai ni le temps, ni le désir
-d'allonger encore mon récit en mettant sous les yeux du lecteur des
-lettres, manie détestable de nos biographes modernes qui se plaisent à
-confondre la conversation par lettre avec le fait vivant. Cependant, il
-faut lire cette lettre du D<sup>r</sup> Thomas Brown à mon père, écrite en
-une heure décisive, et qui témoigne de la situation qu'il occupait déjà
-parmi la jeunesse d'Édimbourg. Elle souligne de façon bien saisissante
-certains côtés de son caractère qui ont eu par la suite une grande
-importance pour lui et pour moi:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 45%;">«8, N. St. David's Street, Edinburgh,</p>
-<p style="margin-left: 60%;">18 février 1807.</p>
-
-<p>
-«Cher Monsieur, la date inscrite en tête de la lettre que vous m'avez
-fait l'honneur de m'écrire pour me demander conseil au sujet de vos
-études littéraires,&mdash;conseils dont un «proficient» comme vous n'a
-guère besoin&mdash;me remplit de confusion. Il m'a été vraiment impossible
-d'y répondre plus tôt et je vous supplie de croire que ce retard ne
-vient pas d'un manque d'intérêt pour vos progrès intellectuels. Vous
-n'étiez encore qu'un enfant que je me félicitais déjà de votre jeune
-ardeur, de vos progrès et, autant pour vous que pour votre excellente
-mère, je m'intéressais à vous, persuadé d'ailleurs que, quelle que
-fût la profession que vous adopteriez, vous vous y distingueriez.
-</p>
-
-<p>
-«Vous semblez regretter, et je crois que vous avez tort, le temps que
-vous avez consacré aux lettres. Je ne le regrette pas. Vous avez senti,
-j'en suis sûr, combien de telles études ajoutent au raffinement des
-manières et du cœur; c'est là, pour l'homme qui ne tient pas à
-être, avant tout, <i>un homme de science</i>, un des principaux bienfaits
-de la littérature. N'oubliez pas qu'il est très différent de travailler
-<i>professionnellement</i> ou simplement pour orner son esprit. Dans le
-monde où vous êtes destiné à vivre, vous entendrez nommer cinquante
-écrivains pour un savant. Ces études ont encore le grand avantage, à
-moins vraiment qu'il n'y ait abus, de ne vous faire jamais taxer de
-pédanterie; et je ne saurais en dire autant des autres branches de la
-science. Et, sans doute, il y a quelque danger à lire poésie et romans
-avec <i>gloutonnerie</i>, à y consacrer les heures qui devraient être
-réservées aux affaires, mais je sais que vous n'êtes pas homme à
-perdre ainsi votre temps. Il existe pourtant une science, la préféré
-et la plus grande de toutes pour les hommes en général, et les hommes
-d'affaires en particulier: c'est l'économie politique. Vous devriez
-vous tourner ce côté. C'est la science de votre profession, science
-qui contre-balance les&mdash;&mdash;(mot oblitéré par le cachet) et les
-habitudes mesquines que cette profession développe quelquefois; science à
-laquelle il faut toujours faire appel lorsqu'il s'agit d'affaires, ou
-commerciales, ou financières. Un commerçant qui connaît bien
-l'économie politique sera en état de donner des impulsions nouvelles,
-de diriger ses confrères; sans connaissances en économie politique, il
-ne sera jamais qu'un vulgaire marchand. Ne perdez donc pas un jour pour
-vous y mettre, procurez-vous un exemplaire la <i>Richesse des Nations</i>,
-d'Adam Smith, lisez et relisez cet ouvrage avec attention; je suis sûr
-que vous y trouverez le plus grand plaisir. En vous donnant ce conseil,
-je vous traite en <i>marchand</i>; puisque telle doit être votre profession
-dans la vie, l'important, étant donné qu'il s'agit d'un nouveau profit
-à tirer, c'est de voir s'il doit contribuer à faire de vous un
-<i>marchand distingué et honorable</i>, personnage considérable dans un
-pays comme le nôtre. À votre point de vue, dans le monde que vous
-êtes destiné à fréquenter, les sciences physiques ne peuvent avoir,
-pour vous, qu'un intérêt très secondaire. En dehors de la chimie,
-elles demandent toutes une préparation mathématique plus complète que
-celle que vous avez; et encore la chimie exige-t-elle des travaux de
-laboratoire, une série d'études pratiques et méthodiques. Cependant,
-si vous aviez occasion, à Londres, de suivre quelques cours de chimie,
-ce serait excellent; en ce cas, je vous conseillerais de vous procurer
-soit l'ouvrage du D<sup>r</sup> Thomson, soit celui de Mr Murray, cela vous
-préparerait à l'enseignement du professeur. Même de la physique il
-est bon d'avoir un aperçu général, quelque superficiel qu'il soit, et
-bien que, sans les mathématiques, vous ne puissiez aller bien loin, je
-vous engage à en acquérir quelques notions. Lisez l'<i>Économie de
-nature</i>, de Gregory; ce n'est pas un très bon livre, il n'est pas sans
-erreurs, mais c'est encore le meilleur ouvrage de vulgarisation que nous
-possédions et il est suffisamment exact pour ce que vous voulez en
-faire. Souvenez-vous, toutefois, que s'il vous est permis de n'être
-qu'un philosophe de la nature superficiel, il ne vous est pas permis de
-n'avoir pas de connaissances sérieuses en économie politique.
-</p>
-
-<p>
-«Autre chose encore. Je vous supplie de ne pas négliger l'étude des
-langues. Pour les langues modernes, il n'y a pas grand danger, vous
-serez forcé de les entretenir, ne fut-ce qu'à cause de vos affaires;
-mais les affaires commerciales ne se traitent pas en latin et vous
-pourriez l'oublier. Sans parler de la perte irréparable qu'il y aurait
-pour vous à ne pas jouir des admirables écrivains qui ont écrit dans
-cette belle langue, le latin est le complément nécessaire de la
-culture d'un gentleman et il a, en lui-même, une valeur intellectuelle
-trop haute pour qu'on y renonce de gaieté de cœur.
-</p>
-
-<p>
-«Adieu, mon cher Monsieur. Recevez les compliments de tous les miens et
-croyez à mon désir de vous être utile.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Votre ami sincère,</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">«T. Brown.»</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-On peut aisément s'expliquer que le jeune homme auquel un homme dans la
-position de Brown adressait une pareille lettre inspirât à sa jeune
-cousine de Croydon plus de respect que n'en accorde généralement à un
-écolier une jeune fille de quelques années plus âgée que lui.
-</p>
-
-<p>
-Ces relations de cousinage et d'amitié se poursuivront ainsi sans que
-surgît, ni d'un côté ni de l'autre, la pensée de liens plus intimes,
-jusqu'au jour où mon père, alors âgé de vingt-deux ou vingt-trois
-ans, après divers noviciats à Londres, songea à s'y fixer et à
-commencer les affaires à son compte. Il s'était dit, maintes fois, que
-Margaret, car il n'en faisait nullement l'héroïne d'un roman
-sentimental, serait pour lui la meilleure des femmes, et très
-tranquillement, mais très résolument aussi, il lui demanda si elle
-pensait qu'ils pourraient être heureux ensemble, et si elle consentait
-à attendre qu'il fût en situation de l'épouser.
-</p>
-
-<p>
-La jeune institutrice d'antan ne dissimula pas la joie qu'elle
-ressentait; elle ne dit pas, comme l'Agnès Wickfield, de <i>Copperfield</i>,
-qu'elle l'avait aimé toute sa vie, mais convint qu'il était très doux
-qu'il lui fût permis de l'aimer aujourd'hui. Le sentiment que lord
-Colambre éprouve pour Grace Nugent dans l'<i>Absent</i>, de Miss Edgeworth,
-ressemble beaucoup à celui qu'éprouvait mon père pour ma mère, avec
-cette différence que lord Colambre était un amant plus passionné. Mon
-père a mis dans le choix de sa femme la même espèce de décision, de
-sérénité calme que je l'ai vu mettre, plus tard, dans le choix de ses
-employés.
-</p>
-
-<p>
-Ce fut alors pour les deux jeunes gens une période de bonheur très
-doux; ma mère était, sans contredit, la plus éprise des deux: John
-s'appuyait sur elle avec confiance, il comptait sur sa tendresse et sa
-raison. Mais ni l'un ni l'autre ne permirent jamais à leurs sentiments
-de dégénérer en passion chagrine ou impatiente. L'amour, chez ma
-mère, se manifestait surtout par ses efforts persévérants pour
-cultiver son esprit, former ses manières, se rendre digne d'être la
-compagne d'un homme qu'elle jugeait très supérieur à elle; chez mon
-père, par l'ardeur qu'il mettait au travail, car son mariage dépendait
-du succès de son entreprise; il fut un fiancé exemplaire, il épargna
-toujours à ma mère toute anxiété inutile et ne lui donna jamais le
-plus léger motif de déplaisir.
-</p>
-
-<p>
-Les fiançailles se prolongèrent ainsi pendant neuf années; au bout de
-ce temps, les dettes paternelles étant payées et mon père se trouvant
-à la tête d'une maison de commerce qui prospérait, les fiancés, qui
-n'étaient plus alors de très jeunes fiancés, se marièrent à Perth
-un soir, après souper, sans que même les servantes de la maison se
-doutassent de rien. Elles devinrent ce qui s'était passé en voyant, le
-lendemain, John et Margaret partir ensemble en voiture pour Édimbourg.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque je jette un coup d'œil en arrière, rien ne m'étonne plus que
-mon manque de curiosité à l'égard de tout ce passé. Comment, lorsque
-ma mère revenait avec complaisance sur les circonstances de ce mariage
-si soigneusement tenu secret, n'ai-je jamais demandé: «Pourquoi tant
-de mystère, mère, pour un mariage attendu depuis si longtemps et que
-tous vos amis, des deux côtés, désiraient?»
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais, jusqu'ici, songé à rien écrire sur moi ou les miens en
-dehors de quelques faits et dates consignés au jour le jour. J'ai ainsi
-très légèrement, je dirais aujourd'hui très irrespectueusement,
-négligé les éditions de ma famille. «À quoi bon? me disais-je, tous
-sommes ce que nous sommes, et nous serons ce nous nous serons faits.»
-</p>
-
-<p>
-De même, jusqu'en ces derniers temps, j'avais toujours considéré que
-mes parents, touchant leur bonheur et leur mariage, avaient agi fort
-sagement et devaient être imités. Cependant, je ne voudrais pas que le
-lecteur s'imaginât que ce que j'ai pu écrire, ici ou là, sur les
-avantages des longues fiançailles, se rapportait à celles,
-particulières, de mes père et mère. Il m'est difficile de juger du
-degré d'héroïsme et de patience que cette attente exigeait des deux
-côtés; je sais seulement que, pour ce qui est de moi, j'en eusse été
-incapable et je crois bien que ce n'était pas très raisonnable. Car,
-pendant ces longues années d'attente, la santé de mon père s'altéra;
-puis, ayant commencé la vie si tard, ils durent la quitter tous deux,
-abandonnant leur enfant au moment où il commençait à justifier les
-espérances que dans leur tendresse ils avaient conçues pour lui.
-</p>
-
-<p>
-Si je me suis laissé aller à conter ici le roman de mon père et de ma
-mère et le peu que je sais des épreuves et des vertus de leur jeune
-temps, sans me soucier des dates, c'est que j'imagine que mon récit
-n'en sera que plus complet si j'écris à mesure que les souvenirs me
-reviennent et sans m'astreindre à l'ordre chronologique des faits. J'y
-suis venu en cherchant à m'expliquer comment ma mère avait acquis cet
-art consommé de lecture. C'est que, pendant ces longues fiançailles,
-elle ne s'était jamais lassée de travailler à perfectionner son
-éducation première: efforts secondés et infailliblement dirigés par
-une pureté de cœur et de conduite naturelle&mdash;ou, par son intensité,
-je pourrai bien dire surnaturelle&mdash;qui la portait toujours à faire ses
-délices du langage juste et clair dans lequel seul se traduisent les
-belles choses. La foi absolue de ma mère dans la vérité littérale de
-la Bible m'a mis, dès que j'ai été capable de réfléchir, en
-présence du monde invisible, et a exercé mes facultés d'analyse sur
-les questions de conscience, de libre arbitre et de responsabilité que
-l'on tranche d'ordinaire sans hésiter dans l'innocence de la jeunesse
-et que, plus tard, l'homme hébété par les idées reçues, souillé
-par les péchés du monde extérieur, n'aborde que l'esprit prévenu. La
-mélancolie même du dimanche, ses prohibitions, les doctrines du
-<i>Pilgrim's Progress</i>, de la <i>Holy War</i> et des <i>Embruns</i>, qui
-pesaient si lourdement sur cette septième partie de mon temps, me furent
-bienfaisantes, car c'était vraiment la seule contrainte, la seule forme
-de vexation que j'eusse à supporter; bien légères épreuves,
-compensées par la gaieté, le calme d'un intérieur où la vie commune
-était douce, où tout se passait en joie et en paix. La santé de mon
-père, altérée par tant de dures années de travail solitaire,
-réclamait impérieusement le calme. Timide à l'excès dans le monde,
-et cela d'autant qu'il se sentait plus de moyens, plus d'idées et qu'il
-avait très nettement le sentiment de ne pouvoir les exprimer, il
-était, au contraire, plutôt autoritaire et en tout cas très à son
-aise en affaires. Il allait à son bureau tous les matins, réservant
-l'après-midi au repos et à la famille. Sa finesse, sa décision, des
-principes inflexibles qui entraînaient une manière de tout traiter en
-plein jour lui enlevaient toute inquiétude, de sorte que son travail
-était plutôt un amusement qu'un souci. Ses capitaux étaient placés
-à la Banque ou aux entrepôts de Sainte-Catherine sous la forme de
-fûts remplis du meilleur xérès et assurés aux compagnies les plus
-solides. Son associé, Mr Domecq, un fier Espagnol, d'une honorabilité
-scrupuleuse, avait en lui la confiance la plus absolue se conformait
-exactement à toutes ses indications en ce qui touchait le marché de
-Londres. Les lettres pour l'Espagne indiquaient donc brièvement que le
-public, cette année, demandait du vin vieux ou jeune, blond ou chaud;
-les lettres aux clients n'étaient pas moins brèves: on leur disait,
-sans phrases, que s'ils trouvaient à redire au vin qu'on leur
-fournissait, c'est qu'ils n'y entendaient rien, et que s'ils
-réclamaient une prolongation de crédit il était impossible de la leur
-accorder. Ce laconisme un peu rébarbatif était compensé par les soins
-que mon père mettait à exécuter les ordres de ses correspondants et
-par la déférence qu'il leur témoignait en allant, lui-même, prendre
-leurs commandes. Dans les visites aux clients, il déployait infiniment
-de savoir-faire, de tact, de courtoisie et aussi beaucoup de patience;
-et la confiance qu'il inspirait aux marchands au détail de province
-était d'autant plus grande qu'ils le voyaient plus juste, plus sincère
-dans son appréciation du vin des maisons rivales de la sienne; en même
-temps la finesse de son palais lui permettait de triompher de toutes les
-épreuves auxquelles le client le plus soupçonneux pouvait le
-soumettre. Il arrivait aussi, lorsque de gros clients venaient en ville,
-que mon père fît trêve à nos habitudes de sauvagerie et les priât
-de venir dîner à Herne Hill. Tout gamin, je détestais déjà ces
-agapes commerciales et je m'étais fait&mdash;en notant avec soin les
-conversations lorsque, par hasard, elles ne roulaient pas sur le
-vin&mdash;une assez pauvre opinion de la mentalité commerciale comme telle,
-opinion que je n'ai jamais eu aucune raison de modifier depuis.
-</p>
-
-<p>
-Quant à nos voisins de Herne Hill, nous ne les voyions pas, à une
-exception près, dont j'aurai à parler par la suite. Ils appartenaient
-pour la plupart au haut commerce de Londres, et avaient peu de sympathie
-pour les façons de vivre surannées de ma mère et encore moins pour
-les sentiments romantiques de mon père.
-</p>
-
-<p>
-Autre raison, sans doute, pour que nous nous refusons à frayer avec nos
-voisins, c'est que pour la plupart ils étaient beaucoup plus fortunés
-que nous et portés à faire étalage de leur richesse. Mes parents, au
-contraire, vivaient simplement, n'avaient pas de domestiques mâles<a name="FNanchor_29_1" id="FNanchor_29_1"></a><a href="#Footnote_29_1" class="fnanchor">[29]</a>,
-s'éclairaient avec des chandelles dans des bougeoirs en plaqué, et
-n'avaient ni jardinier, ni chevaux, ni voiture. Nos voisins, tout
-boutiquiers ils étaient, avaient par contre une nombreuse suite de
-laquais, de la vaisselle plate, des jardins admirables, des serres et
-des carrosses conduits par des cochers en perruque poudrée.
-Quelques-uns de mes lecteurs se demanderont peut-être si cette froideur
-dans nos relations était uniquement de notre fait. Ce qui est certain,
-c'est que mon père avait trop d'orgueil pour accepter des invitations
-qu'il n'aurait pu rendre, et que ma mère ne se souciait pas d'aller à
-pied poser des cartes chez de belles dames qui venaient en calèche à
-sa porte.
-</p>
-
-<p>
-Protégée par ces austérités monacales et cette fierté
-aristocratique contre les pièges et les distractions du monde
-extérieur, ma vie d'enfant était aussi réglée que celle du petit
-oiseau qui sort du nid l'est par le lever et le coucher du soleil.
-Peut-être mes lecteurs s'étonneront-ils que ce soient ces années de
-calme monotone et de solitude qui m'aient laissé les meilleurs
-souvenirs! L'arrivée de ma cousine Mary, son installation à la maison
-coïncida avec l'entrée en scène des professeurs dont j'ai déjà
-parlé; et ces changements dans l'emploi de mes journées, s'ils en
-augmentaient l'intérêt, en troublaient aussi la quiétude. Les succès
-au collège ou à l'université, que mes maîtres faisaient briller à
-mes yeux, me semblaient d'assez tristes mobiles, un peu bas même,
-comparés aux reproches pleins de tristesse de ma mère, ou à un simple
-compliment tombé de ses lèvres; quant à Mary, quoique d'une nature
-modérément enjouée et d'un caractère facile et aimable, son deuil
-d'orpheline ne pouvait que jeter une certaine tristesse dans notre
-intérieur, en troubler l'harmonie, ne fût-ce que par la différence
-toute naturelle que l'on sentait dans la tendresse que ma mère portait
-à son fils et celle qu'elle portait à sa nièce.
-</p>
-
-<p>
-Bien que je me sois étendu par reconnaissance sur les joies et les
-avantages de notre vie solitaire, je prie mes lecteurs de ne pas croire
-que je préconise pour tous les enfants semblable éducation familiale
-aux portes de Londres. Mais un autre bienfait que j'en ai tiré et dont
-je n'ai pas encore parlé, c'est la perception subtile, le sentiment
-intense de la beauté de l'architecture et du paysage du continent, que
-je dois certainement à cette habitude de trouver le bonheur entre les
-quatre murs de briques de notre petit jardin; de subir avec résignation
-ce qu'un faubourg et plus encore une chapelle non-conformiste de Londres
-pouvait avoir d'esthétique. Celle du D<sup>r</sup> Andrews était d'un type
-aussi caractérisé dans son genre qu'une basilique romaine dans le
-sien&mdash;longue grange de forme rectangulaire au plafond plat, avec des
-fenêtres cintrées en briques et des petits carreaux enchâssés dans
-du plomb, qui rappelaient vaguement, comme dessin, une toile
-d'araignée; de chaque côté, une galerie soutenue par de grêles
-piliers de fer; des bancs, séparés les uns des autres par des cloisons
-de bois blanc bien fermées par des portes du même bois, à loquets de
-cuivre. Les bancs occupaient toute la longueur de la grange, à
-l'exception de deux passages latéraux où courait un tapis de paille
-fessée; au milieu, la chaire se dressait dans un sublime isolement,
-presque au centre, un peu en avant de la balustrade de l'autel, lourde
-boîte lambrissée, portée très haut sur quatre pieds et ornée d'un
-épais coussin de velours cramoisi, garni aux coins de glands d'or, ce
-qui était une source de grande distraction pour moi: quand le sermon
-m'ennuyait par trop, je m'amusais à suivre le jeu des lumières, les
-reflets et les ombres parmi les plis chatoyants du velours, lorsque le
-pasteur, dans l'ardeur de son argumentation, l'enfonçait à coups de
-poing.
-</p>
-
-<p>
-Imaginez le changement de décor, d'un dimanche à l'autre, entre le
-service du matin dans cette bâtisse vulgaire, au milieu des petits
-boutiquiers de Walworth endimanchés: la femme de notre plombier, la
-bonne grosse Mrs Goad, qui occupait le banc devant nous et qui prenait
-des airs sévères quand nous arrivions et que le service était
-commencé; imaginez le changement entre cela et la grand'messe dans la
-cathédrale de Rouen, avec sa nef pleine de paysannes portant tous les
-types de coiffes blanches d'une bonne moitié de la Normandie.
-</p>
-
-<p>
-Le contraste n'était pas moins merveilleux, moins enchanteur, entre
-l'architecture bourgeoise qui m'était familière et celle de Flandre ou
-d'Italie. La maison de commerce de mon père, située au centre de
-Billiter Street, qui a été démolie il y a quelques années, rayée du
-plan cadastral aussi bien que de la mémoire des hommes, était un
-échantillon parfait de ce qu'il y avait de bienséant dans une cité
-anglaise. Aujourd'hui les façades de nos maisons sont de véritables
-réclames, nous dépensons des centaines de mille francs pour arborer un
-masque et dissimuler nos banqueroutes. Mais, au temps de mon père, on
-faisait les affaires et on bâtissait encore honnêtement. Son
-«office» se composait d'une pièce de cinq mètres sur six, ornée des
-tables-bureaux de ses deux employés et d'une petite armoire où l'on
-enfermait les échantillons de xérès; en face, une autre pièce plus
-grande, où l'on recevait les clients de distinction et où mon père
-pouvait se faire servir une côtelette s'il était retenu en ville. Le
-rez-de-chaussée de la maison était occupé par MM. Wardell et
-C<sup>ie</sup>. d'aimables gens qui faisaient aussi, si je m'en souviens
-bien, le commerce des vins, mais au détail. Pas d'autre avis qu'une plaque
-de cuivre discrète sous la sonnette: «Ruskin, Telford &amp; Domecq», où les
-noms des trois associés brillaient, dûment astiqués par la seule
-servante de la maison, la vieille Maisie&mdash;diminutif affectueux, je
-crois, de Marion (en anglais Marianne) comme Mause de Mary&mdash;Le soin de
-toute la maison, une maison à trois étages avec des greniers, lui
-incombait; peut-être se faisait-elle aider par une femme de journée
-pour les gros ouvrages, mais en tout cas elle faisait la cuisine,
-ouvrait la porte et introduisait les visiteurs de distinction, les dits
-visiteurs étant tenus, bien entendu, de s'annoncer avec plus ou moins
-de fracas, selon leur rang dans le monde. Les employés de la maison et
-leurs pareils tiraient la sonnette (autour de laquelle l'astiquage
-journalier avait fait une belle coupe transversale à travers les
-nombreuses couches annuelles de peinture, me rappelant ainsi les stries
-de l'agate), et le principal commis, sans se déranger, au moyen d'un
-mécanisme ingénieux soulevait le loquet.
-</p>
-
-<p>
-Ce modeste établissement était situé, comme je l'ai dans Billiter
-Street, une rue étroite qui n'avait pas six mètres de large et où
-deux haquets de brasseur, rasant la muraille, avaient peine à passer.
-Je me demande même si ce miracle pouvait s'accomplir tout du long;
-cette rue était plutôt une sorte de tranchée entre des maisons à
-trois étages, en briques savamment ignées et jointoyées, et qui
-n'offrait au passant d'autre avertissement que l'excellent briquetage
-des murs et des linteaux des fenêtres.
-</p>
-
-<p>
-Type représentatif, je le répète, des constructions de ce quartier de
-Londres, du Mansion House jusqu'à la Tour où le pittoresque du
-quartier bas m'était entièrement défendu, dans la crainte que je ne
-me pissasse choir dans les bassins des Docks; mais en y joignant les
-rues de Fenchurch et de Leadenhall Street, qui représentaient pour moi
-le grand genre du haut commerce britannique, le lecteur peut s'imaginer
-l'effet que firent sur mon imagination les fantastiques pignons de Gand
-ou les cours intérieures de Gênes plantées d'orangers.
-</p>
-
-<p>
-Je ne m'explique pas par quel miracle de résignation, après les
-émotions de nos courses à l'étranger, nous pouvions nous retrouver
-avec une joie tranquille, mon père à son bureau en face du mur de
-briques de la brasserie, et moi dans ma niche, à côté de la cheminée
-du salon. Mais, pour l'un comme pour l'autre, les occupations
-régulières, la douce monotonie, les rites sacrés du home nous
-étaient plus précieux encore que toutes les ferveurs de la
-découverte, le ravissement en face de certaines scènes d'une
-incomparable beauté. De très bonne heure, j'ai compris que le plaisir
-de la nouveauté est de peu de durée, que la beauté, inépuisable en
-elle-même, épuise au bout d'un certain temps les joies et
-l'enthousiasme, et que les philosophes ne nous ont pas dit assez au
-contraire que le home, la maison, la vie sainement réglée sont
-toujours pleins de délices. Ah! l'émotion, le frisson joyeux qui me
-faisait battre les tempes, qui me bouleversait le cœur lorsque, après
-une absence, fût-elle d'un mois ou deux, j'apercevais le sommet de
-Herne Hill&mdash;et je guettais chaque tournant de la route, chaque branche
-des arbres familiers&mdash;émotion qui, pour être moins accablante, moins
-profonde, faisait vibrer de façon plus intime les fibres de mon âme;
-joies que je préférais aux joies que me donnaient les pays étrangers,
-ou même les parties de mon propre pays nouvelles pour moi. Pour ma
-mère, les soins de sa maison, ses lectures avec Mary et moi, une petite
-causette par-ci par-là avec Mrs Gray, mais surtout les préparatifs
-pour le retour de mon père, et la douce perspective de la soirée en
-famille, valaient toutes les merveilles du monde, des pôles à
-l'équateur.
-</p>
-
-<p>
-C'est ainsi que nous rentrâmes&mdash;tout pleins d'idées nouvelles, mais
-toujours fidèles aux anciennes&mdash;vers la fin de l'année 1833, pour
-goûter en joie le repos du logis. Hélas! un malheur que nous ne
-pouvions pas prévoir nous menaçait.
-</p>
-
-<p>
-Tous les jours, à Cornhill, Charles se faisait aimer davantage. Comment
-un garçon, qui vivait tout le long jour à Londres, pouvait-il garder
-des joues si roses, les cheveux bouclés d'un jeune Achille et toute la
-gaîté de sa mère, la chère tante de Croydon: cela me paraît
-inconcevable, mais le fait est qu'il combinait dans une rare perfection
-l'entrain de Jin Vin avec sérieux de Tunstall; son cœur n'était
-troublé par les charmes d'aucune Margaret, car son patron, hélas!
-n'avait pas de fille, mais seulement un fils: si bien que lorsque
-Charles scrutait l'avenir, comme tout bon apprenti doit le faire, il ne
-voyait dans la maison d'autre perspective qu'une place de caissier ou de
-premier commis. Son frère aîné, celui qui lui avait appris à nager
-en le jetant la tête la première dans le canal Croydon, réussissait
-dans le commerce, en Australie et appelait pour l'associer à ses
-affaires ce frère qui avait toujours été son préféré. Il fut donc
-décidé que Charles partirait. Les vacances de ce Noël de 1833 se
-traînèrent tristement, car j'avais beaucoup de chagrin du départ de
-Charles et Mary plus encore; quant à mon père et à ma mère, bien
-qu'en vérité ils n'aimassent que moi au monde, la pensée que Charles
-s'en allait au loin les attristait et ils ne s'y résignaient que parce
-que très sincèrement, croyaient que c'était pour son bien. Toute
-l'affaire d'ailleurs fut décidée, l'équipement de Charles acheté,
-son passage payé, les recommandations faites au capitaine en moins de
-quinze jours. Lui partit pour Portsmouth rejoindre son bâtiment, cœur
-tout joyeux. Une lettre nous apprit bientôt qu'il était à l'ancre au
-large de Cowes, mais que navire ne pouvait mettre à la voile en raison
-du vent d'ouest. Et les courriers succédaient aux courriers, le vent ne
-s'apaisait pas. Nous aimions le vent d'ouest, c'est un vent délicieux,
-mais nous trouvions qu'il prolongeait tristement les adieux. Cependant
-Charles écrivait qu'il s'amusait beaucoup et nous savions par le
-capitaine qu'il était déjà au mieux avec tous les matelots du bord
-sans compter les passagers.
-</p>
-
-<p>
-Le vent soufflait toujours de l'ouest! Combien dura cette attente, je ne
-m'en souviens plus; dix, quinze jours peut-être. Enfin, un jour ma
-mère et Mary étaient allées en ville avec mon père pour faire
-quelques emplettes ou voir une exposition, et j'étais resté à la
-maison, très agréablement occupé à je ne sais plus quoi. Les
-entendant rentrer, je courus au-devant d'eux et je commençais à
-raconter combien je m'étais amusé lorsque je les vis, figés comme des
-statues, mon père et ma mère l'air très grave; Mary regardait par la
-fenêtre la plus éloignée de la porte. Comme je continuais mon récit,
-elle se retourna soudain, le visage baigné de larmes, se baissa vers
-moi et j'entendis cette phrase coupée par un sanglot: «Charles est
-parti».
-</p>
-
-<p>
-Le vent d'ouest avait continué de souffler et, la veille, il avait
-soufflé en tempête: il s'était élevé une forte brise comme celle
-qui chasse les nuages et fait écumer les vagues autour des récifs dans
-le <i>Gosport</i> de Turner.
-</p>
-
-<p>
-Le navire envoyait son canot à terre pour chercher de l'eau, un petit
-côtre, je crois, en tout cas un bateau à voile. La mer était grosse et
-les matelots, avec un ou deux passagers, avaient eu quelque difficulté
-à embarquer. «Voulez-vous me permettre d'y aller aussi? demanda
-Charles au capitaine qui surveillait le départ.&mdash;Vous n'avez pas
-peur?&mdash;Je n'ai jamais eu peur de rien», fit Charles, et il sauta dans
-l'embarcation. Le canot n'était pas à cinquante mètres qu'il
-chavirait. Une flottille de petites barques l'entourait, comme une nuée
-de moucherons en été. Elles s'élancèrent à force de rames. Tout le
-monde fut sauvé, excepté Charles qui coula comme une pierre (22
-janvier 1834).
-</p>
-
-<p>
-Nous connûmes ces détails petit à petit. Au premier moment, nous nous
-refusions à croire à notre malheur, nous espérions qu'il avait été
-recueilli par un bateau et emmené en pleine mer. Mais, quelques jours
-plus tard, on retrouvait son corps que les vagues avaient rejeté sur la
-grève de Cowes. Son pauvre père alla lui rendre les derniers devoirs.
-La triste cérémonie terminée, quand il eut recueilli tous les
-détails de l'affreuse aventure, car le bateau était toujours à
-l'ancre, il vint à Herne Hill pour raconter à «petite tante» ce qui
-s'était passé. (Le vieillard appelait toujours ma mère «petite
-tante», la petite tante de Charles.) C'était le matin, dans la pièce
-du devant; ma mère tricotait à sa place accoutumée, près du feu;
-moi, je dessinais ou je lisais dans mon coin. Mon oncle raconta le
-tragique événement avec ce calme, ce ton tranquille, qui est
-caractéristique chez les gens du peuple en Angleterre. À la fin
-seulement, quand il eut tout dit, il éclata en sanglots. Je l'entends
-encore&mdash;j'entends ses derniers mots: «Ils ont rattrapé sa casquette,
-sa casquette qui était sur sa tête, mais ils n'ont pas pu sauver.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_28_1" id="Footnote_28_1"></a><a href="#FNanchor_28_1"><span class="label">[28]</span></a>S. Luc, X, 41, L. de Sacy.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_29_1" id="Footnote_29_1"></a><a href="#FNanchor_29_1"><span class="label">[29]</span></a>Thomas nous avait quitté peu après l'accident qui m'était
-survenu: il ne pouvait, je crois, supporter la vue de ma lèvre qui
-avait conservé la marque de la morsure du chien. Il ne fut pas
-remplacé.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE VIII</h4>
-
-<h4><a id="VESTER_CAMENAE">VESTER, CAMENÆ</a><a name="FNanchor_30_1" id="FNanchor_30_1"></a><a href="#Footnote_30_1" class="fnanchor">[30]</a></h4>
-
-<p>
-Après la mort de Charles, les portes de mon cœur, qui s'étaient
-entr'ouvertes un instant, se refermèrent. La vie monotone, un peu
-personnelle, de Herne Hill continua sans qu'il se passât cette
-année-là rien qui mérite d'être retenu, encore moins d'être
-raconté. Cependant, mes parents firent une nouvelle tentative pour me
-donner un camarade, un bon camarade auquel je suis redevable de beaucoup
-plus de choses que je ne le croyais alors.
-</p>
-
-<p>
-À quelque six ou sept grilles de chez nous, en descendant vers les
-champs et la vue (vue dont le propriétaire actuel, Mr Sopper, attendri
-par mes lamentions, a bien voulu rendre la jouissance au public, ce dont
-je le remercie sincèrement) la six ou septième grille, donc, ouvrait
-sur une jolie pelouse ombragée d'un cèdre. La maison, très soignée,
-était occupée par deux personnes aussi simples que mon père et ma
-mère: Mr et Mrs Fall, mais plus heureux qu'eux, en ce sens qu'ils
-avaient non seulement un fils mais une fille. Richard Fall était d'un
-an plus jeune que moi, mais il était déjà au Collège à Shrewsbury
-et par conséquent, à certains égards, plus développé que moi; sa
-sœur, plus jeune, était une petite perfection qui ne quittait guère
-les jupes de sa mère. Aussi simples l'une que l'autre, mais de
-principes sévères et tout à fait convaincues qu'elles possédaient la
-véritable religion comme toutes les connaissances nécessaires:
-d'ailleurs, le modèle de toutes les vertus et de toutes les convenances
-à Herne Hill et autres lieux. Je frémis encore au souvenir du regard
-que me jeta Mrs Fall un jour que j'avais prononcé «naivette» pour
-«naïveté».
-</p>
-
-<p>
-Ce doit être en 1832 que mon père, frappé de la tenue irréprochable
-de cette famille en toutes circonstances, écrivit en termes courtois à
-Mr Fall pour lui demander, lorsque Richard serait à la maison, de
-permettre qu'il vînt jouer ou travailler avec moi. L'offre de mon père
-fut bien accueillie, les deux garçons s'y prêtant, et comme je venais
-d'être jugé digne d'avoir une salle d'étude particulière et que
-Richard n'avait qu'une chambre qui n'était pas toujours à l'abri des
-incursions de sa petite sœur, le plus souvent, quand Richard n'était
-pas au collège, il arrivait vers dix heures et faisait ses devoirs à
-la même table que moi, m'aidant quand je trouvais les miens difficiles.
-Nous sortions ensuite avec Dash, Gipsy, ou tel autre chien favori du
-jour.
-</p>
-
-<p>
-Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la neige de Noël, en ce
-temps-là, fût plus blanche que celle d'aujourd'hui, mais j'ai au moins
-de bonnes raisons de croire qu'elle restait plus longtemps blanche. Ce
-que j'affirme positivement, c'est qu'il tombait plus de neige aux
-environs de Londres, à cette époque, que depuis vingt ou vingt-cinq
-ans. Il n'était pas rare, dans les vallons des collines de Norwood, de
-trouver les clôtures des champs disparues sous des ondulations de
-neige, tandis du haut des collines, la moitié des comtés de Kent et de
-Surrey luisait jusqu'à l'horizon, comme une mer arctique sans dangers
-et sans nuages.
-</p>
-
-<p>
-Richard Fall était un tout à fait bon garçon, plein sens pratique.
-S'il n'avait pas de goûts très personnels, il avait un dégoût
-marqué pour mon genre, aussi bien artistique que littéraire. Il
-refusait sèchement de se prononcer sur les mérites de mes œuvres, me
-blaguait, prenait vis-à-vis de moi des airs d'indulgence et de
-protection au lieu de se montrer flatté d'avoir pour ami un auteur de
-grand avenir! Jamais malveillant, mais se moquant de moi sans merci, et
-se demandant pourquoi je m'obstinais à écrire du mauvais anglais, pour
-le plaisir d'écrire en vers&mdash;et des sottises aussi bien en prose qu'en
-vers. En tout cas, nous primes l'habitude de vivre ensemble et, par la
-suite, nous avons béni le hasard toutes les fois qu'il nous a
-rapprochés.
-</p>
-
-<p>
-L'année 1834 s'écoula sans grand mal, mais sans grand profit dans les
-quatre études dont j'ai parlé, et que j'avais entreprises pour mon
-plaisir, avec, temps à autre, un petit effort du côté des études
-classiques, pour lesquelles je n'avais pas grand goût et dont je ne
-sentais pas la nécessité.
-</p>
-
-<p>
-Sans <i>grand</i> mal, ai-je dit, car il y avait un certain danger, pour un
-enfant même bien intentionné, à n'être virtuellement soumis à
-aucune discipline, à n'en faire jamais qu'à sa tête, sans que rien
-vînt lui faire sentir que sa manière de penser pouvait ne pas être
-toujours la meilleure.
-</p>
-
-<p>
-Il me serait impossible de dire, sans prendre une peine que, sans doute,
-mon lecteur trouverait disproportionnée avec son objet, le bien et le
-mal que j'ai tiré de la littérature de troisième ou de quatrième
-ordre que je préférais aux classiques latins. Le volume du <i>Forget
-me not</i>, auquel je dois la précieuse gravure de Vérone (et par un
-hasard assez curieux une autre de Prout, de Saint-Marc de Venise),
-était quelque peu au-dessus des annuaires ordinaires comme impression
-typographique; il contenait trois histoires: <i>The Red-nosed
-Lieutenant</i>, du Rév. Georges Croly, <i>Hans in Kelder</i>, de
-l'auteur des <i>Chronicles of London Bridge</i> et <i>The Comet</i>,
-d'Henry Neele Esq. qui, toutes à leur manière, me firent une grande
-impression. L'habitude enfantine, quelque peu idiote, que j'avais de
-regarder fixement les mêmes objets pendant une journée entière, je
-l'appliquais à mes lectures; j'étais capable de lire et de relire les
-mêmes livres d'un bout à l'autre de l'année. Comme il m'eût été
-parfaitement inutile de garder le souvenir de toutes ces histoires, je
-me vantais plutôt de la faculté d'oubli qui me permettait de les
-goûter à nouveau; et, vers treize ou quatorze ans, j'ai dû lire ces
-livres préférés et beaucoup d'autres du même genre vingt fois de
-suite.
-</p>
-
-<p>
-Je m'étonne un peu que l'on m'ait laissé si longtemps dans mon coin en
-compagnie seulement de mon <i>Italie</i> de Rogers, de mon <i>Forget me
-not</i>, de mon <i>Continental Annual</i>, de mon <i>Friendship's
-Offering</i>, pour livres de fonds; et je m'étonne encore plus que mon
-père, qui se berçait du fol espoir de me voir un jour écrire comme
-Byron, n'ait jamais remarqué que la précocité de Byron tenait à la
-lecture des maîtres dans toutes les branches de la littérature. Je
-doute même que semblable richesse de lecture ait été jamais égalée
-chez un jeune homme, étudiant ou auteur. J'eusse d'ailleurs été tout
-à fait incapable d'un tel travail cérébral, et les dispositions
-réelles que j'avais pour le dessin m'obligeaient à y consacrer le
-meilleur mes forces. Je me reposais en lisant <i>Hans in Kelder</i> et
-<i>The Comet</i>.
-</p>
-
-<p>
-Je ne me souviens pas du moment précis où mon père commença à me
-lire du Byron, s'attendant bien à ce que je l'aimerais. Mes premières
-émotions littéraires, je les dois à l'<i>Iliade</i> et à Scott. Je devais
-avoir douze ou treize ans, sans cela comment aurais-je oublié ma
-première impression? <i>Manfred</i> avait dû me frapper, comme
-<i>Macbeth</i> avec ses sorcières. Plusieurs changements, d'ailleurs plus
-ou moins heureux, eurent lieu vers cette année-là dans la discipline
-monacale de Herne Hill. J'eus la permission de boire du vin, on me
-conduisit au théâtre, et il fut décidé que, les jours de fête, je dînerais
-avec mon père et ma mère à quatre heures. C'est dans ces occasions
-solennelles, au dessert, que mon père nous lisait les <i>Noctes
-Ambrosianœ</i>, à mesure qu'elles paraissaient et sans en passer un seul
-mot, fût-ce le plus vif. Un soir, il nous lut le Naufrage dans <i>Don
-Juan</i> et fut si heureux de voir que je l'appréciais qu'il finit par
-lire presque tout le reste. Je vois encore le regard, un peu inquiet,
-que mon père et ma mère échangèrent à travers la table un jour l'on
-cherchait ce qu'on pourrait lire, et que je demandai <i>Juan et Haidée</i>.
-Mon choix ne fut pas ratifié et, sentant que j'avais dit une sottise
-sans trop savoir laquelle, je n'insistai pas et même je balbutiai
-quelques excuses, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Peut-être
-m'accorda-t-on un morceau de <i>Childe Harold</i>, que j'aimais presque
-autant à cette époque. D'ailleurs, je ne tardai pas à me lasser
-d'Haidée, dont je trouvais l'histoire trop triste. Ce qui est certain
-c'est que, vers la fin de 1834, j'étais familier avec mon Byron à peu
-près d'un bout à l'autre, à l'exception de <i>Caïn, Werner</i>, le
-<i>Deformed Transformed</i>, et la <i>Vision of Judgment</i>, qui n'étaient
-pas à ma portée, et que papa et maman trouvaient inutile de m'expliquer.
-</p>
-
-<p>
-Mon lecteur, qui a de l'esprit, je n'en doute pas, s'étonne sans doute
-que ma mère se prêtât à ce genre de lectures. Il devient donc
-nécessaire d'expliquer certaines particularités de la pruderie
-maternelle, qu'il aurait peine à comprendre d'après ce qu'il sait
-d'elle. Et, sans doute, il a dû se dire que puisqu'elle m'avait fait
-lire la Bible plus de six fois d'un bout à l'autre, c'est qu'elle
-n'avait pas peur d'appeler les choses par leur nom; mais ce dont il
-pourrait ne pas s'être rendu compte, c'est qu'énergique et
-passionnée, elle sentait les grandeurs et les beautés de Byron aussi
-vivement que mon père, et que son puritanisme était doublé d'assez de
-bon sens pour se dire que, du moment que Shakespeare et Burns restaient
-ouverts sur la table toute la journée, il n'y avait aucune raison pour
-me défendre Byron. Cependant, ce ne fut que quelques années plus tard
-que je fus autorisé à le lire moi-même. Ma mère avait confiance dans
-mon honnêteté naturelle, dans l'éducation que j'avais reçue, et ne
-redoutait pas plus de me voir devenir un Corsaire ou un Giaour qu'un
-Richard III ou un Salomon. Elle avait raison. Byron ne m'a jamais fait
-le moindre mal; ce qui m'a fait du mal ce sont les événements de la
-vie, et les livres d'un genre plus bas, y compris nombre d'œuvres dont
-les auteurs passent pour être de grands éducateurs, depuis Victor Hugo
-jusqu'au D<sup>r</sup> Watts.
-</p>
-
-<p>
-Je demanderai la permission de profiter de l'occasion pour expliquer ce
-que j'entends lorsque je dis que ma mère était une prude
-«inoffensive». Aussi stricte pour elle-même qu'Alice Bridgenorth,
-elle était pénétrée du vrai esprit de sa religion et, sans se
-frapper la poitrine, sans faire parade de sa confession de «misérable
-pécheresse», elle savait que, selon la doctrine de cette religion, et
-probablement en fait, Madge Wildfire n'était pas plus pécheresse
-qu'elle-même. Elle avait la charité universelle de sa sœur.
-Sympathique à toutes les passions comme à toutes les vertus
-véritablement féminines, peut-être, dans le fond de son cœur,
-aimait-elle autant la vraie Margherita Cogni que la femme idéale de
-Faliero.
-</p>
-
-<p>
-Autre trait du caractère de ma mère que je tiens à affirmer ici, afin
-de couper court à une légende qui menace de s'accréditer grâce aux
-commentaires de certains journaux, et d'après lesquels je la ferais
-ressembler à la tante dévote d'Esther dans <i>Bleak House</i>. Tout au
-contraire, il y avait chez ma mère une gaîté franche, souvent un rire
-inextinguible et de bon aloi! Rire qui n'était jamais sardonique, mais
-qui avait bien quelque chose du rire de Smollett, ce qui fait qu'elle
-jouissait pleinement, avec mon père, de leur <i>Humphrey Clinker</i>, bien
-avant que je ne pusse, quant à moi, en comprendre ni le sel, ni la
-portée. Que dis-je, une plaisanterie à la Smollett un peu grasse la
-mettait en joie. Je me souviens qu'un jour, bien des années plus tard,
-lors d'une de nos traversées du Simplon, arrivés au sommet nous nous
-étions arrêtés pour jouir de la vue; Anne, notre vieille Anne,
-s'était assise pour se reposer sur une des balustrades qui bordent la
-route, en face du monastère, à pic vers la vallée. En se retournant
-pour regarder le panorama, Anne perdit l'équilibre et roula tête en
-bas, jambes en l'air, sur la pente. Mon père, en riant, ne put
-s'empêcher de dire qu'elle l'avait fait exprès, pour le plus grand
-plaisir des bons Pères et, depuis, ni lui ni ma mère ne pouvaient
-faire allusion à la «performance» d'Anne, comme ils disaient, sans
-rire pendant un bon quart d'heure.
-</p>
-
-<p>
-Si, toutefois, une plaisanterie avait quoi que ce soit d'amer ou
-d'ironique, ma mère ne la goûtait pas, tandis que mon père et moi ne
-l'en aimions que davantage si elle était juste; et dans la mesure où
-je le comprenais, je jouissais bien de tout le sarcasme de <i>Don Juan</i>.
-Mais la résolution que je pris, après la lecture des derniers chants
-de <i>Don Juan</i>, de reconnaître Byron pour mon maître en poésie, comme
-Turner l'était en peinture, se dessina dès l'époque où le jeune
-oisillon, disons plus poliment si vous voulez, le jeune cygne, essayait
-ses ailes sans avoir conscience des instincts plus profonds qui l'y
-poussaient; je ne voyais nettement que deux choses, c'est que son
-observation était la plus exacte, et son expression la plus concentrée
-que j'eusse encore rencontrée en littérature. J'avais lu, avec mon
-père, les deux premiers livres de Tite-Live, je savais donc ce que
-c'est qu'un style concis; mais je m'étais déjà rendu compte que
-Tite-Live, comme je m'en rendis compte plus tard pour Horace et Tacite,
-était volontairement, souvent péniblement et quelquefois obscurément
-concis. Byron, au contraire, écrit aussi aisément que l'épervier
-vole, son style est aussi clair que les eaux claires d'un beau lac. Il
-dit la stricte vérité, en aussi peu de mots que possible, et non
-seulement la vérité exacte, mais la vérité essentielle et centrale.
-</p>
-
-<p>
-Je ne pouvais alors, cela va sans dire, évaluer les dons prodigieux de
-Byron pas plus que ceux de Turner; mais je voyais que tous deux avaient
-raison dans toutes les choses où j'étais capable de distinguer le vrai
-de l'erreur, et par conséquent que je devais les pendre pour maîtres,
-chacun dans son domaine propre. Le lecteur moderne, pour ne pas dire
-l'érudit moderne, est si complètement ignorant des qualités
-maîtresses de Byron, qu'il m'est difficile de raconter l'histoire de
-mon noviciat sans préciser à l'aide de quelques exemples ce qui me
-paraissait absolument unique dans son œuvre.
-</p>
-
-<p>
-Pour cela, je choisirai sa prose plutôt que ses vers, d'autant que sa
-versification, son rythme, soulèvent des questions différentes de
-celles qui nous occupent ici. Lisez par exemple, pour commencer, la
-phrase sur Sheridan dans sa lettre à Thomas Moore, datée de Venise, le
-Ier juin (ou 2 juin à l'aube) 1818: «Les Whigs l'outragent; et
-néanmoins il leur reste fidèle; des imbéciles de ce calibre ne
-méritent ni crédit ni pitié. Quant à ses créanciers, n'oubliez pas
-que Sheridan n'a jamais eu le sou et qu'il s'est jeté avec des dons
-puissants et des passions ardentes dans la mêlée du monde, qu'il s'est
-trouvé au faîte de la gloire, sans fortune. Fox a-t-il jamais payé
-ses dettes? Sheridan s'est-il jamais prêté à une souscription à son
-bénéfice? L'ivrognerie de...... était-elle plus excusable que la
-sienne? Ses aventures galantes étaient-elles plus scandaleuses que
-celles de ses contemporains? Pourquoi faut-il que sa mémoire soit
-ternie, quand on respecte les leurs? Ne vous laissez pas impressionner
-par les criailleries, mais comparez-le comme principes avec Fox le grand
-faiseur de coalitions, avec Burke le pensionné, avec dix fois cent
-mille autres pour les idées personnelles. Quant au talent, il n'est pas
-de comparaison possible, aucun ne lui vient seulement à la cheville.
-Sans fortune, sans relations, sans réputation (ce qui n'était
-peut-être pas vrai au début, et ce qui a pu ensuite le pousser au
-désespoir et à la folie) il les a tous battus sur tous les terrains.
-Mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonsoir, ou plutôt bonjour. Il est
-quatre heures, l'aube blanchit le Grand Canal et le Rialto sort des
-ombres.»
-</p>
-
-<p>
-Remarquez-le, ce passage a de la grandeur, d'abord parce qu'il condense
-dans le moins de mots possible le plus de pensées justes, sages et
-généreuses. Il n'est pas seulement grand et noble, il est <i>parfait</i>;
-tout ce qu'il veut dire est là, sans concision artificielle ou
-compliquée; c'est net, c'est rapide, c'est le coup de marteau du
-forgeron sur le fer rougi à blanc; et avec un choix de mots qui, par
-leur position dans la phrase, les fait dépasser de beaucoup la
-signification qu'ils ont dans le dictionnaire. Par exemple, il emploie
-«néanmoins» (however) au lieu de «toutefois» (yet), parce que
-«néanmoins» est là pour «quoi qu'ils fassent». La «mêlée du
-monde» veut dire non seulement la foule mais la poussière, le
-brouillard qui l'enveloppe; «dix fois cent mille», pour «un million»
-ou «mille fois mille», afin d'enlever au nombre sa grandeur et nous
-faire sentir qu'il s'agit d'une quantité de nullités. Remarquez aussi
-la phrase entre parenthèses: «ce qui n'était peut-être pas
-vrai...»; elle est obscure; il serait impossible en effet d'être clair
-sans s'arrêter et perdre beaucoup de temps; au lecteur de compléter le
-sens et de dire: «il n'était peut-être pas vrai à l'origine de dire
-qu'il n'avait pas de réputation», etc... Enfin, cette aube qui
-soulève les voiles diminue les ombres qui enveloppent le Rialto, mais
-elle ne l'éclaire pas comme elle éclairerait une étendue d'eau.
-</p>
-
-<p>
-Prenons maintenant, si vous le voulez bien, les deux passages sur la
-poésie dans les lettres à Murray du 15 septembre 1817 et du 12 avril
-1818; (pour bien juger de la force collective de ces deux lettres,
-comparez exposé réfléchi qu'il publia dans la réponse à Blackwood
-en 1820).
-</p>
-
-<p>
-1817. «Pour ce qui est de la poésie en général, je suis convaincu,
-plus j'y réfléchis, que lui (Moore) et nous tous d'ailleurs, Scott,
-Southey, Wordsworth, Moore, Campbell et moi, nous sommes dans l'erreur
-les uns comme les autres; nous nous sommes engagés dans une voie
-révolutionnaire qui est mauvaise; nos systèmes poétiques n'ont aucune
-valeur en eux-mêmes, seuls Rogers et Crabbe y ont échappé et les
-générations à venir, et même la génération actuelle, leur
-donneront raison. J'en suis convaincu depuis que j'ai relu quelques-uns
-de nos classiques, et en particulier Pope. Et voici comment j'en ai fait
-l'expérience. J'ai pris les poèmes de Moore, les miens et quelques
-autres; je les ai lus en les comparant avec ceux de Pope, et j'ai été
-surpris (je n'aurais pas dû l'être) et mortifié de la distance
-immense qui nous sépare&mdash;au point de vue de la raison, du savoir de
-l'effet, et même de l'<i>imagination</i>, de la passion et de
-l'<i>invention</i>&mdash;nous autres, hommes du Bas-Empire, du petit homme
-du temps de la Reine Anne. Croyez-moi, il y avait des Horace en ce
-temps-là; et maintenant on est des Claudien, et je vous assure qui si
-c'était à recommencer, je m'arrangerais en conséquence. Crabbe est
-bien l'homme; seulement son sujet est impossible, grossier et......
-c'est un retraité en demi-solde; il fera bien d'en finir à moins de
-faire comme il faisait autrefois.»
-</p>
-
-<p>
-1818. «J'avais pensé à écrire une préface pour défendre Lord
-Hervey contre les attaques de Pope&mdash;mais Pope lui-même, en tant que
-poète, envers et contre tous, car il est en butte à d'inqualifiables
-attaques inaugurées par Warton et continuées de nos jours par la
-nouvelle école des critiques et des écrivailleurs qui se croient
-poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Ce mauvais goût et
-cette damnée blague m'exaspèrent; notre génération tout entière ne
-vaut pas un seul chant du <i>Rape of the Lock</i>, de <i>The Essay on
-man</i>, de la <i>Dunciad</i>, ni aucune des choses qui lui appartiennent.»
-</p>
-
-<p>
-Il n'y a rien qui ait besoin d'être expliqué dans la brièveté et les
-aménités de ces deux fragments, si ce n'est, dans le premier,
-l'énumération si précise et si complète des qualités de la grande
-poésie. Remarquez surtout l'ordre dans lequel il les met:
-</p>
-
-<p>
-A. La Raison. Cela veut dire que la première chose à faire est de se
-demander si le soi-disant poète est un homme de bon sens, un homme
-raisonnable; il insiste là-dessus dans la réponse à Blackwood: «On
-l'appelle (Pope) le poète de la Raison! Est-ce une raison pour qu'il ne
-soit pas poète?»
-</p>
-
-<p>
-B. Le Savoir. Burns, le laboureur d'Ayrshire, si richement doué qu'il
-soit, ne saurait être mis en parallèle avec Homère, Dante ou Milton.
-</p>
-
-<p>
-C. L'Effet. Son vers a-t-il de l'action, de l'effet, frappe-t-il
-instantanément l'oreille et l'esprit? Voyez l'«effet» sur l'auditoire
-des «ottave» de Béatrice à la page 286 des <i>Songs of Toscany</i> de
-Miss Alexander.
-</p>
-
-<p>
-D. L'Imagination. Elle est reléguée à un rang aussi bas parce que
-beaucoup de romanciers et d'artistes qui ont de l'imagination ne sont
-pas poètes pour cela, et même ne sont pas de grands romanciers, pas de
-grands peintres, car il leur manque la raison qui leur permettrait de
-s'en servir, et l'art de l'amener à l'effet.
-</p>
-
-<p>
-E. La Passion. La Passion est placée encore plus bas, tous les braves
-gens en ayant autant qu'homme, femme, ou Poète a besoin d'en avoir.
-</p>
-
-<p>
-F. L'Invention. Enfin, l'invention tout en bas de l'échelle, car on
-peut être un grand poète sans avoir aucune invention. Byron lui-même
-n'en avait pour ainsi dire pas, et Scott, qui en avait à revendre, n'a
-jamais pu écrire une pièce de théâtre.
-</p>
-
-<p>
-Mais ce n'est ni la force, ni la précision, ni la cadence de son style
-qui, principalement, m'ont fait prendre Byron pour maître. Je savais
-par cœur le <i>Cantique de Moïse</i>, le <i>Sermon sur la Montagne</i> et
-la moitié de l'<i>Apocalypse</i>; je n'avais donc pas besoin que l'on
-m'enseignât la majesté et la simplicité dans l'usage des mots anglais
-et, quant à leur arrangement logique, j'avais eu pour maître le propre
-maître de Byron, Pope, dès que j'avais su parler. Mais la chose
-absolument nouvelle et précieuse que je découvrais chez Byron,
-c'était cette <i>vérité</i> vivante et mesurée, mesurée si on la compare
-à celle d'Homère, et vivante si on la compare à celle de tous les
-autres. Ma propre mesure, mon inexorable baguette, non la baguette du
-magicien, mais celle du drapier ou de l'architecte réduisait à néant
-toutes les hyperboles des poètes que l'on a coutume de qualifier de
-sublimes. Il ne servait de rien qu'Homère m'affirmât que Pélion
-s'élevât au-dessus d'Ossa, je savais parfaitement que Pélion ne
-monterait pas sur Ossa; de rien que Pope me dît que les arbres sur
-lesquels se reposaient les yeux de sa maîtresse se groupaient autour
-d'elle pour l'ombrager; je savais parfaitement qu'ils ne pouvaient rien
-faire de la sorte. Que dis-je? le monde tel que me le représentait la
-poésie ou la théologie m'apparaissait tous les jours plus nébuleux et
-plus impossible. Les histoires de Pallas, de Vénus, d'Achille et
-d'Énée, d'Élie et de saint Jean me ravissaient: et sans mettre en
-doute, dans le fond de mon cœur, qu'il existât de réels esprits de
-sagesse et de beauté, des héros invincibles et des prophètes
-inspirés, je sentais déjà avec une tristesse mortelle et toujours
-grandissante que je ne rencontrais nulle part l'expression claire de ce
-qu'ils étaient, qu'il n'existait, pour <i>moi</i>, ni déesses tutélaires,
-ni maîtres prophètes; et que les histoires poétiques de ce monde ou
-de l'autre étaient pour moi comme les nouvelles apportées aux
-disciples enfermés, «des contes qu'ils ne pouvaient pas croire».
-</p>
-
-<p>
-Ici enfin je rencontrais un homme qui ne parlait que des choses qu'il
-avait vues, connues; et il en parlait sans exagération, sans mystère,
-sans rancune et sans «Les choses <i>sont</i> ainsi, tirez-en ce que vous
-pourrez! Shakespeare nous dit que les Alpes épanchent leur <i>rhume</i>
-dans les vallées, ce qui est strictement vrai, d'une vérité aussi
-définitive dans l'espèce que celle de James Forbes; seulement il le
-dit sous une forme mythique, et avec une désagréable tendance
-britannique au malpropre. Mais Byron disant «que la froide et toujours
-mouvante masse du glacier s'avançait jour en jour», dit simplement ce
-qu'il voit, ce qu'il sait, rien de plus. De même, j'avais lu dans les
-<i>Mille et une nuits</i> des histoires de voleurs qui vivaient dans des
-souterrains enchantés, de belles princesses qui luttaient dans les airs
-avec des génies; Byron, lui, me racontait des histoires de voleurs avec
-lesquels il avait parcouru à cheval les montagnes où ils régnaient en
-maîtres, de belles Persanes ou de belles Grecques qui avaient vécu et
-étaient mortes sous le même soleil que je voyais se lever sur mes
-collines de Norwood.
-</p>
-
-<p>
-Dans le champ restreint mais sûr de cette vérité, pour Byron comme
-pour moi, l'amour apparaissait comme une chose bien fugitive, la mort
-comme une chose bien terrible. Il n'essayait point de me consoler de la
-mort de Jessie en me disant qu'elle était plus heureuse au Ciel; qu'il
-y avait dans celle de Charles une intention providentielle à mon
-adresse! Il ne me disait pas que la guerre est la juste rançon de la
-gloire des grands capitaines, ou que le meurtre, commis au nom
-d'intérêts nationaux, n'est plus un crime. Il en appelait aux faits,
-pour tout ce qui ne dépasse pas la portée de l'esprit humain, et
-faisait avec équité la part des natures.
-</p>
-
-<p>
-Il est vrai qu'il eût pu faire tout cela sans que je le reconnusse pour
-maître, si nous n'avions communié dans un même amour plein de
-vénération pour le beau, dans une même horreur pour le laid. La
-sorcière du Staubbach dans son arc-en-ciel évoquait une vision qui
-m'était mille fois plus agréable que celle de Shakespeare qui est
-comme un rat sans queue, ou celle de Burns en haillons.
-</p>
-
-<p>
-Conrad, le roi des mers, me paraissait bien supérieur au vieux marin
-décharné et tanné de Coleridge; les gracieuses descriptions de la
-forêt de Windsor et de ses ruisseaux, si honnêtement senties qu'elles
-fussent par Pope, n'étaient pour moi que «tintement de cymbale»,
-comparées aux accents passionnés de Byron chantant Lachin-y-Gair.
-</p>
-
-<p>
-Mais il me faut borner là cette recherche des raisons de son influence
-sur moi, dans la crainte que le lecteur ne se méprenne et ne confonde
-l'analyse que j'en donne aujourd'hui avec les sentiments que j'étais
-capable d'éprouver à quinze ans. La plupart étaient pourtant en germe
-dans le bourgeon non développé de mon intelligence, tel l'or du crocus
-encore caché sous la terre; et Byron, bien qu'il ne pût m'apprendre à
-aimer les montagnes ou la mer plus que je ne les aimais dans mon
-enfance, est le premier qui les ait animées pour moi d'un souffle
-humain plein de grandeur et de tristesse. C'est grâce à lui que j'ai
-compris Chillon et Meillerie et que j'ai cherché tout d'abord à Venise
-les palais en ruines de Foscari et de Falieri.
-</p>
-
-<p>
-Remarquez-le, l'impression qu'il faisait était d'autant plus grande
-qu'il y avait dans ses histoires des personnages plus réels, dans ses
-pensées des principes plus fermes. Quant au romanesque, je m'en étais
-imprégné, j'en avais abusé, si je puis dire, à l'école de Scott,
-dont la Dame du lac était aussi fabuleuse pour moi que sa Dame blanche
-d'Avenel; tandis que Rogers n'était qu'un simple dilettante auquel il
-importait peu de débarquer au point où Tell avait abordé ou sur le
-sol «qu'avait foulé Saint-Preux». La Venise même de Shakespeare
-était imaginaire; et Portia aussi irréelle que Miranda. C'est Byron
-qui a animé, qui a fait revivre pour moi les êtres de chair et d'os
-dont les pieds ont usé les dalles de marbre que je foulais aujourd'hui.
-</p>
-
-<p>
-Un mot encore, quoiqu'il empiète sur un sujet que je me réserve de
-traiter plus tard, un mot sur le rythme de Byron. L'aisance naturelle de
-sa forme, qui a souvent la simplicité de la prose, m'intéressait
-extrêmement, par opposition à la fois avec les divisions symétriques
-de Pope et les strophes contre-balancées de la poésie classique et
-hébraïque. Mais bien que j'imitasse sa manière, dès que je
-versifiais pour mon plaisir, j'avais un tel respect pour la construction
-massive classique en opposition avec les formes modernes plus fluides,
-que j'ai longtemps essayé, écrivant en prose, de garder la phrase
-cadencée de Pope et de Johnson dans toutes les occasions où il fallait
-du sérieux. J'y étais encouragé par le mépris que Byron manifestait
-pour ses propres vers et aussi par l'instinct architectural inné en
-moi, qui m'inclinait au «principe de la pyramide». Je dirai aussi plus
-loin l'influence que Johnson eut sur moi; pour le moment, il me faut
-revenir aux jours où le petit cours d'eau que j'étais, chantait
-doucement en courant à travers sa pauvre petite cressonnière de vie.
-</p>
-
-<p>
-Au printemps de 1835 j'eus une pleurésie assez grave; je crois que,
-pendant trois ou quatre jours, je fus en quelque danger. Ma mère et le
-vieux médecin de la famille, le D<sup>r</sup> Walshman, eurent grand'peine
-à empêcher qu'on me saignât à blanc comme l'aurait voulut la sommité
-médicale appelée en consultation. «Il n'a pas trop de tout le sang
-qu'il a dans les veines pour combattre la maladie», disait notre vieux
-docteur, qui finit par me tirer d'affaire. Je sortis de cette épreuve
-assez faible pour nécessiter une quinzaine de soins et de gâteries. C'est
-pendant cette convalescence que je lus <i>La Jolie fille de Perth</i>,
-que j'appris la chanson de <i>Pauvre Louise</i> et que je fis mes délices
-du dessin de Stanfield du Mont-Saint-Michel reproduit dans la <i>Coast
-Scenery</i>; de la «Santa Saba», du «Pool of Bethesda» et de la
-«Corinthe» de Turner, dans sa série biblique. Que n'ai-je pas appris
-en regardant ces quatre gravures, et combien je suis heureux aujourd'hui
-de posséder les originaux de Bethesda et de Corinthe!
-</p>
-
-<p>
-Je préparais aussi l'itinéraire du voyage en Suisse que nous devions
-faire dès que je serais rétabli. J'ombrais en cobalt un
-«cyanomètre» qui devait me permettre de mesurer le bleu du ciel;
-j'achetai aussi un carnet de notes pour y consigner mes observations
-géologiques, ainsi qu'un grand in-quarto destiné aux croquis
-d'architecture, et sur lequel était ingénieusement fixée une règle
-plate. Je décidai aussi que les incidents de ce voyage et les
-sentiments qu'il m'inspirerait feraient l'objet d'un journal poétique
-écrit dans le style de <i>Don Juan</i>, habilement combiné avec celui de
-<i>Childe Harold</i>.
-</p>
-
-<p>
-J'écrivis deux chants de cet ouvrage&mdash;la traversée de la France
-jusqu'à Chamonix&mdash;là, je m'arrêtai à bout de souffle, ayant épuisé
-pour le Jura tous les termes descriptifs dont je disposais, et m'étant
-aperçu qu'il ne m'en restait plus pour les Alpes. J'essaierai, dans le
-chapitre suivant, de raconter cette partie de notre voyage dans un
-langage moins élevé.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_30_1" id="Footnote_30_1"></a><a href="#FNanchor_30_1"><span class="label">[30]</span></a>«Je suis vôtre, ô Muses!»</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE IX</h4>
-
-<h4><a id="LE_COL_DE_LA_FAUCILLE">LE COL DE LA FAUCILLE</a></h4>
-
-<p>
-À l'heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend
-à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross parle train du
-matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des
-luttes qu'il lui a fallu soutenir pour s'assurer un coin dans le train
-à Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s'il
-approche d'Amiens et de son buffet, est près de s'impatienter en voyant
-le train s'arrêter encore; la station lui semble sans intérêt, c'est
-<i>Abbeville</i>. Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait,
-s'il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours
-carrées, assez singulièrement reliées par un arceau à meneaux, qui
-dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu'il
-est en train de traverser. Je doute qu'il le fasse et en tout cas qu'il
-ait envie d'en voir davantage, et je crains de ne pouvoir faire
-comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l'influence que ces deux
-tours ont exercée sur ma vie. La ville qui s'est groupée autour
-d'elles n'était autrefois, comme Croyland, qu'un simple asile pour les
-moines et les paysans (le «refuge», comme on l'a appelé). Perdue au
-milieu des marais de la Somme, elle reçut vers l'an 650 le nom de
-«Abbatis Villa» (j'allais écrire «Abbot's ford»); manoir et village
-dépendaient du grand monastère fondé par saint Riquier sur la colline
-où il était né, à cinq milles à l'est de la ville actuelle. Pour ce
-qui regarde saint Riquier, je transcris l'article du <i>Dictionnaire des
-Sciences ecclésiastiques</i> qui, étant donné les circonstances
-politiques actuelles, intéressera mes lecteurs pour des raisons plus
-puissantes que celles que pourrait lui inspirer ma petite personnalité
-naissante:
-</p>
-
-<p>
-«Saint Riquier, en latin <i>Sanctus Richarius</i>, né au village de
-Centule, à deux lieues d'Abbeville, fut si touché par la grande
-piété de deux saints prêtres venus d'Irlande, auxquels il avait
-donné l'hospitalité, qu'à leur exemple il embrassa «la pénitence».
-Ayant été ordonné prêtre, il se voua à la prédication et passa en
-Angleterre. De retour dans le Ponthieu, il devint, par la grâce de
-Dieu, puissant en œuvres et en parole. Il prêcha à la Cour de
-Dagobert et, peu de temps après la mort de ce prince, fonda le
-monastère qui porte son nom et un autre appelé Forest-Moutier, dans la
-forêt de Crécy, où il acheva ses jours.»
-</p>
-
-<p>
-Je trouve encore dans l'<i>Histoire ecclésiastique d'Abbeville</i>, publiée
-en 1646 par François Pélican, «rue Saint-Jacques, à l'enseigne du
-Pélican», que saint Riquier était lui-même de sang royal, que saint
-Angilbert, le septième abbé, avait épousé la seconde fille de
-Charlemagne, Bertha, «qui se rendit aussi Religieuse de l'ordre de
-Saint-Benoist». Louis, le onzième abbé, était cousin germain de
-Charles le Chauve; le douzième fut le fils de saint Angilbert, par
-conséquent petit-fils de Charlemagne; Raoul, treizième abbé, était
-le frère de l'impératrice Judith; et Carloman, seizième abbé, le
-fils de Charles le Chauve.
-</p>
-
-<p>
-Levez les yeux encore une fois, cher lecteur, au moment où le train
-reprend sa marche et vous apercevrez, étincelant au soleil sur la
-colline, le village tout blanc et son abbaye. Ce ne sont plus, en
-vérité, murs qui ont abrité ces princes et ces princesses&mdash;ceux-là
-se sont écroulés depuis longtemps&mdash;ce sont ceux de l'abbaye encore
-belle construite sur leurs fondations par les moines de Saint-Maur.
-</p>
-
-<p>
-L'année où l'<i>Histoire d'Abbeville</i>, à laquelle j'emprunte cette
-citation, fut écrite (sans doute vers 1600), la ville que l'on appelait
-alors «Abbeville la Fidèle» comprenait 40.000 âmes qui vivaient en
-grande union et grande franchise, craignant de faire tort à leurs
-voisins; les femmes étaient modestes, honnêtes, pleines de foi et
-charité, ornées des grâces de la beauté et de l'innocence; la
-noblesse était nombreuse, hardie et habile aux armes; les <i>maistrises</i>
-d'art et de commerce possédaient d'excellents ouvriers dans toutes les
-professions, sous la juridiction de soixante-quatre Major-Bannerets ou
-chefs des corporations, lesquels élisaient le maire de la ville,
-gouverneur indépendant «de grande probité, autorité et sans
-reproche», et avec lui quatre échevins de l'année présente, et
-quatre de l'année passée; ayant foute autorité pour la justice, la
-police et la guerre, à charge de surveiller et garder les poids et les
-mesures, de punir ceux qui se permettraient de les falsifier, de vendre
-à faux poids, ou de laisser passer des marchandises sans qu'elles
-portassent le sceau de la vile. La ville contenait, en dehors de la
-grande église de Saint Wulfran, treize églises paroissiales, six
-monastères, huit couvents de femmes et cinq hôpitaux. Il me faut,
-parmi les églises, citer celle de Saint-Georges qui fut commencée par
-notre roi Édouard en 1368, le 10 janvier; transférée, puis consacrée
-de nouveau en 1469 par l'évêque de Bethléem; plus tard, en 1536,
-agrandie par les Marguilliers, «les Paroissiens étant devenus si
-nombreux que beaucoup étaient obligés de rester dehors les jours de
-fête».
-</p>
-
-<p>
-Ces constructions et reconstructions se faisaient vite et bien à
-Abbeville, qui possédait non seulement des ouvriers excellents, mais
-une pierre qui se travaillait facilement et un sol qui ne permettait que
-des fondations sur pilotis, ce qui explique qu'il ne reste presque rien
-des bâtiments antérieurs au XV<sup>e</sup> siècle. Saint Wulfran, Saint
-Riquier et tout ce qui subsiste des églises paroissiales (seulement quatre,
-je crois, en dehors de Saint Wulfran) sont de ce même gothique flamboyant,
-murailles et tours, contemporain des maisons à pignons de bois qui
-bordaient les rues principales, lorsque je vins à Abbeville pour la
-première fois.
-</p>
-
-<p>
-Il me faut ici, par anticipation, expliquer à mes lecteurs que ma vie
-intellectuelle a eu, en somme, trois grands centres: Rouen, Genève et
-Pise. Tout ce que j'ai fait à Venise a été fait en marge, car son
-histoire très falsifiée, était ignorée même des gens du pays; dans
-le monde de la peinture, Tintoret était délaissé, Véronèse
-incompris, et on ne connaissait même pas le nom de Carpaccio quand j'ai
-commencé à m'en occuper. Peut-être faut-il compter aussi pour quelque
-chose mon goût pour les promenades en gondole! Mais Rouen, Genève et
-Pise m'ont appris tout ce que je sais, elles furent des maîtresses
-adorées et obéies, dès le jour où je passai leurs portes.
-</p>
-
-<p>
-Dans ce voyage de 1835, je vis pour la première fois Rouen et Venise;
-Pise, seulement en 1840; mais je n'ai senti toute la beauté et la force
-de ces villes merveilleuses que beaucoup plus tard. Pour Abbeville, qui
-est comme la préface et l'interprétation de Rouen, j'étais tout prêt
-ce 5 juin et j'ai compris sur l'heure que c'était une ère de travail
-salutaire et de joies fécondes qui s'ouvrait pour moi.
-</p>
-
-<p>
-Car ici je trouvais de l'art local, la religion et la vie humaine
-actuelle en parfaite harmonie. Ces églises aux fines sculptures ne
-connaissaient pas la solitude mortelle des six jours de la semaine, le
-lourd ennui du septième; pas de sacristain pour vous fermer la porte au
-nez, pas de bedeau pour vous enfermer dans quelque banc. Je pouvais y
-errer à toute heure, m'imaginer que j'étais un revenant, m'embusquer
-derrière leurs piliers comme Rob Roy, m'y agenouiller sans scandaliser
-personne, y dessiner sans doubler qui que ce soit. Au dehors, la vieille
-ville fidèle se groupait et se blottissait sous leurs contreforts comme
-de petits poussins sous les ailes de leur mère; l'aristocratie, calme
-et inoffensive, des rues silencieuses du quartier neuf ne laissait
-qu'entrevoir la dignité de ses hôtels entre cour et jardin. Le
-quartier du commerce, que coupait la grande rue, ne comptait que des
-boutiques qui, sans se faire concurrence, étaient nécessaires pour le
-débit des denrées du pays: drap, bonneterie, étoffes tissées sur
-place, fromages de Neufchâtel, tout proche, fruits des jardins
-d'alentour; pain du froment poussé dans les champs situés au-dessus
-des verts coteaux; viande de leurs propres troupeaux et que le fer-blanc
-américain n'avait pas gâtée; tous les outils: faux, socs de charrue,
-frappés au grand air sur l'enclume; épiceries fines, café que l'on
-brûlait le plus souvent devant la porte et qui embaumait; quant aux
-modistes, peut-être faisaient-elles venir un ou deux chapeaux de Paris,
-mais le reste était du cru et les paysannes des environs et les belles
-dames du Ponthieu s'en contentaient. Au-dessus de la boutique prospère,
-sereinement active et bienfaisante, il y avait l'habitation du maître,
-la vieille maison habitée de père en fils avec ses sculptures aimables
-à voir, son toit fier et qui gardait son rang, sans empiéter ni par en
-bas, ni par en haut, depuis des siècles. Autour de la petite ville
-couraient les remparts sous de longues avenues rafraîchies par la
-brise, du haut desquels on apercevait ici et là, toujours calme,
-toujours claire, la jolie rivière navigable et vive qui faisait tourner
-les roues des moulins, la Somme, aux eaux vertes un peu laiteuses.
-</p>
-
-<p>
-Les joies les plus intenses que j'aie goûtées, c'est aux montagnes que
-je les dois. Mais rien ne me procurait un plaisir plus sain, toujours
-renouvelé, que la vue d'Abbeville lorsque, par une belle après-midi
-d'été, je descendais de voiture dans la cour de l'hôtel de l'Europe,
-et que je me précipitais pour revoir Saint Wulfran avant que le soleil
-n'eût quitté ses tours! Souvenirs précieux... à jamais.
-</p>
-
-<p>
-Pour Rouen et sa cathédrale, je dirai ce que j'ai à en dire, si Dieu
-me prête vie, dans <i>Nos Pères nous ont dit</i>. La vue de la ville et des
-flèches de sa cathédrale, avec la journée du lendemain où nous
-remontâmes la Seine jusqu'à Paris, et ensuite Soissons et Reims
-fixèrent, comme je l'ai déjà dit, le premier point central de mon
-travail à venir. Au delà de Reims, à Bar-le-Duc, je me retrouvai
-déjà sous l'influence des Alpes et mon père avait la bonté de faire
-le crochet par Plombières et Dijon, afin que je pusse en approcher par
-le passage du Jura.
-</p>
-
-<p>
-Le lecteur me pardonnera si, en racontant ce que je crois devoir
-l'intéresser, je mêle ce qui est spécial à ce voyage de 1835 et ce
-qui se rapporte à ceux qui ont suivi; il m'est extrêmement difficile
-aujourd'hui de ne pas confondre ces différents voyages, étant donné
-que nous descendions toujours dans les mêmes hôtels, où nous
-occupions tantôt la chambre bleue, tantôt la chambre verte, que nous
-voyions les mêmes choses, et que nous éprouvions encore plus
-déplaisir à les revoir qu'à les voir pour la première fois.
-</p>
-
-<p>
-Cette dernière partie de la route de Paris à Genève, si belle, si
-adorablement riante et charmante, m'est devenue par la suite si
-familière qu'il m'est très doux s'attarder à évoquer tant de chers
-souvenirs.
-</p>
-
-<p>
-Le plus souvent nous quittions «La Cloche» à Dijon vers sept heures
-du matin, après avoir gaiement déjeuné. Le petit salon, au premier
-sur le devant, communiquait avec une chambre à coucher d'où, par les
-fenêtres du côté ouest, on apercevait, au-dessus d'une maison basse,
-les flèches de la cathédrale. J'occupais toujours cette chambre. Je
-vois encore le lit dans l'alcôve au fond, séparée seulement par une
-légère cloison du passage qui conduisait par un balcon extérieur à
-la chambre d'Anne. C'était un bonheur pour Anne, qu'elle escomptait
-tout le long du voyage que d'ouvrir une petite porte dissimulée dans ce
-passage, qui donnait dans l'alcôve juste au-dessus de ma tête, et de
-venir me réveiller le matin.
-</p>
-
-<p>
-Je ne me souviens pas de nous être jamais mis en route par la pluie,
-sauf une seule fois. Le plus souvent, le soleil matinal faisait une
-poussière de diamants avec l'eau de la fontaine du faubourg Sud-Est et
-allongeait l'ombre des peupliers sur la route de Genlis.
-</p>
-
-<p>
-Genlis, Auxonne, Dole, Mont-sous-Vaudrey, trois étapes de douze ou
-quatorze kilomètres chacune, deux de dix-huit, en tout environ
-soixante-dix kilomètres des portes de Dijon au pied du Jura. Nous
-courions en droite ligne sur les montagnes, déjeunant de pruneaux et de
-pain.
-</p>
-
-<p>
-Le pays est plat et sans intérêt jusqu'à Auxonne. Je m'étonnais que
-des créatures humaines pussent vivre ainsi en vue du Jura, sans y être
-jamais allées. À Auxonne, on traverse la Saône aux eaux d'émeraude:
-ce n'est encore qu'un torrent descendu de la montagne, mais on devine
-qu'il est né dans le Jura. Encore une heure de patience et enfin à
-Dole, des coteaux coupés de calcaire jaune, on aperçoit la houle bleue
-des pentes du Jura qui se perdent dans le lointain vers le sud, aussi
-loin que l'œil peut les suivre. Au nord-est, la chaîne se coupe
-brusquement et un bloc hardi se détache du reste, île escarpée qui
-s'élève comme un écueil formidable au-dessus de Salins. Au delà de
-Dôle, c'est une succession de collines et de vallées, pays sauvage,
-étrange, avec ses chaumières d'argile coiffées d'immenses toits de
-chaume à hauts pignons. Je m'étonne de ne m'être jamais inquiété de
-savoir s'il y avait une raison pour construire des toits de cette forme;
-je m'étonne aussi de n'être jamais entré dans une de ces chaumières
-pour en visiter l'intérieur!
-</p>
-
-<p>
-Le village, ou plutôt la petite ville de Poligny, se compose de
-vieilles maisons de pierre solidement bâties au milieu de jardins et de
-vergers; elles se serrent au milieu pour former un semblant de rue, et
-s'étagent entre les racines de la chaîne du Jura, à l'entrée d'une
-petite vallée qui serait une gorge dans nos comtés calcaires d'York et
-de Derby, au fond de laquelle coulerait entre des collines onduleuses un
-ruisseau babillard; dans le Jura, c'est une longue succession de
-terrasses en amphithéâtre, de petits bouts de champs, de vergers, qui
-s'accrochent au flanc de la montagne, partout où il est possible de
-mettre le pied; au fond, un couvent avec sa flèche aérienne, de jolies
-chaumières blotties dans des coins verdoyants ou perchées sur des
-saillies de rochers. Pas de cours d'eau, pour ainsi dire, ni aucune
-source, ni d'autre raison d'être pour cette vallée que la volonté du
-Créateur.
-</p>
-
-<p>
-«Une longue succession,» ai-je dit, c'est-à-dire, à un mille environ
-dans la montagne, une coulée qui permet à la grande route de Paris à
-Genève de serpenter capricieusement, grâce à des travaux d'art
-primitifs, se trouvant tout à coup où elle n'avait nulle intention
-d'aller, et se demandant comment elle pourra gagner l'endroit où il
-faut qu'elle passe. Si l'on se retourne, on voit la plaine de Bourgogne
-s'élargissant à mesure que l'on monte jusqu'à ce que, sous un dernier
-rocher escarpé, la route prenne le parti d'escalader le ravin et d'en
-sortir tout à fait, là où il se ferme aussi déraisonnablement qu'il
-s'est ouvert; et le voyageur étonné se trouve transporté comme par
-magie au milieu d'une plaine qui semble appartenir à un autre monde.
-C'est ici une plaine unie au sol rocheux, avec, à sa surface, une terre
-jaune qui laisse pousser une herbe rare, mais bonne. Çà et là, on
-voit au loin une levée de pins toujours surmontée, si le matin ou le
-soir est clair, d'une petite vapeur argentine qui paraît être un
-nuage.
-</p>
-
-<p>
-Ces premières zones du Jura sont plus riantes que les plaines crayeuses
-d'Ingleborough, auxquelles on pourrait les comparer en Angleterre. Les
-landes du Yorkshire, plus élevées, sont souvent balayées par la pluie
-au gré des vents violents qui règnent presque constamment dans la
-région. Ce sont dévastés étendues de schiste, mélangé d'argile et
-de sable provenant de la pierre meulière-sol qui nourrit une herbe
-grossière et forme par endroits des marécages. Aucun arbre n'y peut
-résister aux vents de tempête, s'il n'a eu la chance de rencontrer
-quelque coin abrité. Le ciel du Jura, au contraire, est aussi calme et
-clair que celui du reste de la France, et le soleil, lorsqu'il brille
-dans la plaine, fait étinceler les montagnes qui l'entourent; les
-rochers du Jura, passant de la craie au marbre, se fendent, formant
-d'étranges replis, des sillons profonds, mais ils résistent et se sont
-revêtus, depuis de longs siècles, soit des fleurs de la forêt, soit
-d'un gazon ras et fin avec toutes les floraisons qui aiment le soleil.
-L'air, qui est si pur même à ces altitudes modérées&mdash;un millier de
-pieds à peine au-dessus du niveau de la mer&mdash;entretient leurs plus
-doux parfums et leurs plus vives couleurs et, l'hiver leur donne un repos
-ininterrompu sous le calme de la neige.
-</p>
-
-<p>
-La différence est plus grande encore et plus surprenante en ce qui
-touche les cours d'eau. Dans les moors du Yorkshire, ils ont beau se
-cacher, paraître et disparaître, on ne les perd jamais de vue
-entièrement, sait qu'ils étaient là hier, on connaît les puits
-qu'ils viendront emplir à la première averse, et un petit filet d'eau,
-au fond d'un ravin escarpé, ou le bruit d'une cascade, qui tombe du
-sommet d'un rocher, vous fait toujours vous demander si celui-ci est une
-des sources de l'Aire, si celui-là est un des ruisselets du Ribble, ou
-du Bolton Strid, ou bien l'un des fils d'argent qui, tissés,
-deviendront la Tees.
-</p>
-
-<p>
-Mais ni soupir, ni murmure, ni caquet, ni chanson de ruisseaux ne
-troublent le silence enchanté du Jura. Les nuages chargés de pluie
-étreignent ses flancs, flottent sur ses plaines, les inondent; ils
-passent, et une heure plus tard les rochers sont secs, il n'y paraît
-plus. Quelques perles de rosée seulement s'attardent, suspendues aux
-feuilles des alchémilles, mais de ruisseau, point; on n'en voit pas
-trace, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. À travers d'invisibles
-fissures, de mystérieuses crevasses, les eaux de la plaine de la
-montagne se sont écoulées; tout en bas seulement, au plus profond de
-la vallée principale, coule la rivière, la rivière puissante déjà,
-et que rien ne vient troubler dans son cours. Tels sont les premiers
-enseignements de la route. Entre Poligny et Champagnole, deux relais
-sans montée, sur un sol aride, pas une flaque d'eau où puisse
-seulement pousser un brin de cresson, où un têtard ait la place de
-remuer la queue; ensuite, par une route ombragée et sinueuse qui est à
-la fois le parc et le boulevard du petit village pensif, on gagne un
-pont d'une seule arche. L'Ain, au-dessous, semble dormir dans de belles
-profondeurs d'un vert tendre comme celui des jeunes feuilles d'avril;
-puis, tout à coup, il s'éveille et s'élance avec fracas au milieu de
-tourbillons d'écume, saute par-dessus des barrages, forme des cascades
-naturelles ou artificielles, se divise en une infinité de petits
-courants qui se glissent sous d'énormes rochers minés par les eaux qui
-surplombent, et d'où pendent des chevelures de verdure. La seule
-merveille pour quiconque connaît un peu la structure jurassique, c'est
-qu'on puisse apercevoir les rivières, que les rochers soient assez
-résistants pour les mener à ciel ouvert à travers les vallées, sans
-ces «pertes» fréquentes comme celles du Rhône. C'est ainsi
-qu'au-dessous du lac de Joux, l'Orbe se perd pour reparaître six cent
-quatre-vingts pieds plus bas, dans un site dont j'emprunte la
-description à Papa Saussure:
-</p>
-
-<p>
-«Un rocher demi-circulaire élevé au moins de deux cents pieds,
-composé de grandes assises horizontales taillées à pic, et
-entrecoupées par des lignes de sapins qui croissent sur les corniches
-que forment leurs parties saillantes, ferme du côté du couchant la
-vallée de Valorbe. Des montagnes plus élevées encore et couvertes de
-forêts forment autour de ce rocher une enceinte qui ne s'ouvre que pour
-le cours de l'Orbe, dont la source est au pied de ce même rocher. Ses
-eaux, d'une limpidité parfaite, coulent d'abord avec une tranquillité
-majestueuse sur un lit tapissé d'une belle mousse verte (<i>Fontinalis
-antipyretica</i>), mais, bientôt entraîné par une pente rapide, le fil
-du courant se brise en écume contre des rochers qui occupent le milieu
-de son lit, tandis que les bords, moins agités, coulant toujours sur un
-fond vert, font ressortir la blancheur du milieu de la rivière; et
-ainsi elle se dérobe à la vue, en suivant le cours d'une vallée
-profonde, couverte de sapins, dont la noirceur est rendue plus frappante
-par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d'eux...
-</p>
-
-<p>
-Ah si PÉTRARQUE avait vu cette source, et qu'il y eût trouvé sa
-LAURE, combien ne l'aurait-il pas préférée à celle de Vaucluse, plus
-abondante peut-être et plus rapide, mais dont les rochers stériles
-n'ont ni la grandeur, ni la riche parure qui embellit la nôtre.<a name="FNanchor_31_1" id="FNanchor_31_1"></a><a href="#Footnote_31_1" class="fnanchor">[31]</a>»
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai pas vu la source de l'Orbe, mais je recommande à l'attention du
-lecteur les sources des grandes rivières. Comme elles sont belles
-lorsqu'elles surgissent, s'élancent au pied des rochers, au lieu de
-tomber, comme on se l'imagine volontiers, du haut d'une falaise ou d'une
-paroi de roc! Malham Cove&mdash;une source qui rappelle celle de
-l'Orbe&mdash;bouillonne pareillement au pied du rocher et semble sortir
-d'un réservoir intérieur plus profond.
-</p>
-
-<p>
-Le vieil hôtel de la Poste, à Champagnole, était situé juste
-au-dessus du pont de l'Ain, en face de la ville, à l'endroit où la
-route s'aplanit de nouveau avant de s'élancer vers Genève. Ce doit
-être en 1842 que, pour la première fois, en quittant Dijon nous
-allâmes tout d'une traite au delà de Poligny jusqu'à Champagnole;
-mais, de ce jour, l'hôtel de la Poste à Champagnole devint un arrêt
-habituel, une sorte de home. À l'aller, nous y étions si joyeux et au
-retour nous y rapportions une si belle provision d'idées qu'il nous
-semblait qu'une large tranche de notre vie s'était écoulée dans la
-paix du joli village de Champagnole. Nous n'y rencontrions jamais
-personne, mais il suffisait au bonheur du propriétaire, qui était en
-même temps cultivateur, que quelques voyageurs s'y arrêtassent de loin
-en loin. Ceux qui y couchaient par hasard repartaient le plus souvent
-pour Genève le lendemain de grand matin. Nous, dont la prochaine étape
-était Morez, n'étions pas si pressés. Au retour, nous nous arrangions
-pour quitter Genève le vendredi, afin de passer la journée du dimanche
-à Champagnole. C'était un vrai bonheur pour moi, arrivant de Dijon par
-une belle soirée de juin, après avoir dîné d'une truite et d'une
-côtelette vite accommodées, de faire ma première promenade au milieu
-des rochers et des pins.
-</p>
-
-<p>
-En dépit de mes préventions Tories (mes principes, devrais-je dire),
-j'avoue que l'un des grands charmes de la Suisse, surtout de la Suisse
-jurassique, c'était <i>la liberté</i> dont on y jouissait: non pas une
-liberté seulement théorique, mais une liberté réelle. Dans les
-montagnes plus élevées, on ne peut pas toujours aller où l'on veut:
-si l'on désire aller ici, c'est trop escarpé, si l'on veut aller là,
-c'est trop éloigné. Dans le Jura, chacun peut aller où bon lui semble
-et être heureux partout. Quand j'avais le temps, je grimpais le rocher
-isolé au nord du village, où sont les ruines d'un vieux château fort
-et les allées encore à demi tracées de son jardin, pour voir si
-j'apercevrais à l'horizon les blanches apparitions. Là, dans le clair
-crépuscule, j'ai revu, d'années en années&mdash;et chaque fois ils me
-semblaient plus admirables&mdash;les «derniers rochers» et la calotte du
-Mont-Blanc, c'est-à-dire autant qu'on en peut apercevoir au delà du
-dôme du Goûté, de Saint-Martin. Mais de Champagnole, il a tout autant
-d'importance quand on le voit s'embraser aux derniers feux du soir,
-comme une pleine lune de septembre.
-</p>
-
-<p>
-Si je n'avais pas le temps de monter jusqu'aux ruines, j'allais me
-promener dans les bois qui dominent l'Ain, pour cueillir <i>mes</i>
-premières fleurs des Alpes. Quelle reconnaissance ne dois-je pas à ce
-que Herne Hill avait de compassé et même de vulgaire, ce qui, par
-contraste, m'a fait sentir si vivement la divine sauvagerie des forêts
-du Jura.
-</p>
-
-<p>
-Le lendemain, nous traversions en voiture la haute vallée de l'Ain; la
-route suit le cours sinueux de la rivière qui descend vers la plaine.
-On se demande, sans pouvoir se l'expliquer, comment ces routes en
-lacets, qui montent si lentement, arrivent à franchir de telles
-hauteurs. Je n'avais pas marché une heure en suivant la voiture&mdash;une
-heure qui m'avait semblé une minute&mdash;que nous étions déjà sur le
-haut plateau de Saint-Laurent. L'herbe du bord de la route se piquait de
-gentianes et à l'horizon les grands pins se balançaient, vaste océan
-d'ombre. Toute la Suisse était là en espérance, et ce qu'il y avait
-de moins grand que la Suisse lui était en quelque sorte supérieur dans
-sa douceur simple et sa pureté saine. Les chaumières du Jura ne sont
-pas aussi richement sculptées que celles du contour de Berne; elles
-n'ont pas la solidité, les airs de forteresse de celles d'Uri; elles
-sont couvertes de pierres plates, très minces; leurs grands toits en
-auvent tombent jusqu'à terre comme pour mieux les garantir de la pluie,
-et elles n'ont pour tout ornement, sous les fenêtres, que quelques
-lattes entrecroisées. Il n'y a ni jardins à fleurs, ni basses-cours
-attenant à ces bons petits chalets qui abritent d'autres occupations que
-celles du cultivateur&mdash;horlogerie et travaux du même genre&mdash;bien
-que les gentianes bleues fleurissent jusqu'au seuil des maisons campées
-au milieu des prairies et que le muguet sauvage croisse à sa guise dans
-les taillis voisins.
-</p>
-
-<p>
-Les joies que me donnait la vue de ces maisonnettes, de ces vies actives
-et heureuses, et le sentiment de solidarité humaine qui se dégageait
-de ces scènes paisibles et rurales étaient certainement à la base des
-émotions que me faisait éprouver leur beauté. Reportez-vous au
-passage des <i>Sept Lampes</i>, écrit beaucoup plus tard, où je dis qu'il
-est naturel à l'homme d'arriver à l'admiration par la sympathie.
-Hélas! j'ai eu, depuis, maintes fois l'occasion d'observer avec
-mélancolie combien nombreux, au contraire, sont ceux qui ne regardent
-les choses que dans leurs rapports avec eux-mêmes. Mais le sentiment
-qui me donnait de si grandes joies alors, qui m'en a donné tant
-d'autres par la suite, était bien différent, par son caractère
-impersonnel, de celui qu'éprouvent pas mal de personnes même parmi les
-plus aimables et les meilleures.
-</p>
-
-<p>
-Au début de la correspondance Carlyle-Emerson, publiée par mon cher
-ami Charles Norton sans assez de commentaires, je trouve à la page 18
-cette exclamation tout à fait discutable et, à mon idée, puisque
-indiscutée, très blâmable et indigne de mon maître, à savoir que
-«ce n'est que lorsque nous sentons que l'on pense à nous, qu'on nous
-aime, que la vaste terre devient un jardin habité». Mon éducation,
-comme le lecteur a déjà pu s'en apercevoir, m'avait amené à une
-conclusion toute contraire. Mes heures de bonheur étaient celles où
-personne ne pensait à moi, et mes plus grands ennuis, les obstacles
-apportés à mes projets, à mes expériences, étaient toujours dus à
-l'intervention du public représenté par ma mère et le jardinier. Le
-jardin ne me semblait pas désert par la raison que je ne m'imaginais
-pas être un objet d'intérêt pour les fourmis ou les papillons, et la
-seule ombre à la joie absolue que j'éprouvais lorsque je me promenais
-le soir, à Champagnole ou à Saint-Laurent, c'était précisément le
-sentiment que mon père et ma mère pensaient à moi, et qu'ils
-s'inquiéteraient si j'étais en retard pour le thé.
-</p>
-
-<p>
-Non pas, croyez-le bien, que j'eusse pu me passer d'eux. Ils étaient
-beaucoup plus pour moi que n'était sa femme pour Carlyle; et si
-Carlyle, au lieu d'écrire qu'il espérait qu'Emerson penserait à lui
-en Amérique, avait dit qu'il souhaitait que son père et sa mère
-pensassent à lui à Ecclefechan, c'eût été bien. Mais cette opinion:
-que le fait de n'avoir pas d'admirateurs suffît à transformer le monde
-en désert, m'apparaît comme un misérable état d'esprit, et je serais
-tenté, pour une fois, de me féliciter que ma solitude m'eût inspiré
-des sentiments tout contraires. Mon plus grand bonheur était de pouvoir
-observer sans être vu; si j'avais pu rendre invisible, j'aurais été
-ravi. Les hommes, leurs mœurs m'inspiraient un intérêt analogue à
-celui que m'inspiraient les marmottes, les chamois, les mésanges et les
-truites. Si seulement ils voulaient bien se tenir tranquilles, me
-laisser les regarder, ne pas s'envoler ou disparaître dans leurs trous! Ce
-monde débordant de vie&mdash;vie des champs, vie des nids&mdash;ces forces
-supérieures de l'air, des rochers, des eaux, vivre au milieu de tout
-cela, s'en réjouir et s'en émerveiller, heureux d'aider à cette vie
-si c'était en mon pouvoir, plus heureux encore si elle n'avait pas
-besoin de mon secours, voilà comment je comprenais l'amour de <i>la
-Nature</i>, voilà ce que je retrouve à la racine de tout ce qui a pu se
-développer en moi d'utile, voilà la lumière qui éclaire ce qu'il y a
-de meilleur en moi.
-</p>
-
-<p>
-Que nous passions la nuit à Saint-Laurent ou à Morez, la matinée du
-lendemain était toujours féconde en événements. Par beau temps, la
-montée de Morez aux Rousses, à pied le plus souvent, était un pur
-enchantement; et le déjeuner, et la moisson de gentianes frangées aux
-Rousses! Suivait une heure d'angoisse: je tremblais de voir le ciel se
-couvrir; car, si tôt que nous partions le matin, il était impossible
-d'arriver au Col de la Faucille avant deux heures, et même plus tard si
-les chevaux n'étaient pas excellents; et dès deux heures, lorsqu'il y
-a des nuages sur le Jura, on peut être certain qu'il y en aura sur les
-Alpes.
-</p>
-
-<p>
-Il est intéressant de faire remarquer, car Saussure lui-même n'en dit
-rien, que ce passage du Jura&mdash;le plus important&mdash;très différent
-en cela des principaux défilés des Alpes, se trouve au sommet le plus
-élevé de la chaîne. Le col séparant les eaux de la Bienne, qui
-descend vers Morez et Saint-Claude, de celles de la Valsérine qui
-serpente à travers le Jura jusqu'au Rhône à Bellegarde, est un
-contrefort de la Dôle elle-même. Au long de la chaîne, la route
-continue encore sur un espace de six milles et arrive, par une montée
-douce, au Col de la Faucille, où la chaîne s'ouvre brusquement, et
-après cinq minutes de trot, on aperçoit le lac de Genève et, à
-l'horizon, sur une longueur de plus de cent milles, la chaîne des
-Alpes.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai vu parfaitement ce panorama merveilleux qu'une seule fois, en
-1835, quand je le dessinai avec exactitude, dans ma manière d'alors, et
-j'ai toujours eu plaisir à regarder ce dessin, qui était pour moi le
-complément de cette première apparition des Alpes, à Schaffhouse.
-Très rares étaient les voyageurs, même en ce temps-là, qui
-jouissaient de ce spectacle; fatigués par une longue journée de
-voyage&mdash;s'ils venaient de Paris&mdash;lorsqu'ils atteignaient le col,
-ils ne pensaient, le plus souvent, qu'au dîner et au bon lit qui les
-attendaient à Genève; les Guides n'en parlaient pas, et si les
-touristes regardaient comme un devoir de faire l'ascension du Righi, il
-ne venait à l'idée de personne qu'il y eût quelque chose à regarder
-de la Dôle.
-</p>
-
-<p>
-Ces deux montagnes ont eu une énorme influence sur ma vie, mais tandis
-que mes impressions de la Dôle ont toujours été calmes et sereines,
-celles du Righi, au contraire, ont été souvent douloureuses, comme on
-le verra. Le Col de la Faucille, en ce beau jour de 1835, m'a ouvert les
-cieux. J'ai entrevu&mdash;vision de terre promise&mdash;l'avenir de mon
-œuvre, ma véritable patrie en ce monde. Mes yeux s'ouvraient et mon cœur en
-même temps; ils voyaient, ils possédaient un royaume, et quel royaume!
-Aussi loin que la vue pouvait s'étendre&mdash;tout ce pays et ses rivières
-tumultueuses et ses lacs calmes; l'Arve et ses portes à Cluse et les
-glaciers de sa source; le Rhône avec l'infini de son lac de saphir, si
-calme au bord des prairies semées de narcisses de Vevey, si dangereux
-près des promontoires de Sierre&mdash;tout cela se détachait sur le ciel et
-puis s'y fondait, ciel de montagnes, de neiges éternelles. Puis
-c'était la plaine vivante, bruissante de joie humaine, une voie lactée
-de blanches demeures jetées à travers l'azur de l'espace ensoleillé.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_31_1" id="Footnote_31_1"></a><a href="#FNanchor_31_1"><span class="label">[31]</span></a><i>Voyages dans les Alpes</i>... par <i>Horace-Bénédict de
-Saussure</i>... <i>Tome premier</i>, 1779, Chapitre XVI.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE X</h4>
-
-<h4><a id="QUEM_TU_MELPOMENE">QUEM TU, MELPOMÈNE</a><a name="FNanchor_32_1" id="FNanchor_32_1"></a><a href="#Footnote_32_1" class="fnanchor">[32]</a></h4>
-
-<p>
-Il est impossible, qu'il s'agisse de la biographie d'une nation ou de
-celle d'un individu, de suivre, de façon inflexible, le cours des
-années. Certaines dispositions s'affaiblissent quand d'autres se
-développent, la plupart se manifestent sans régularité, elles
-correspondent tantôt à des périodes d'exaltation, tantôt à des
-moments de lassitude; pour éviter la confusion, il faut passer des unes
-aux autres en négligeant ce qui peut en même temps se produire dans
-d'autres directions.
-</p>
-
-<p>
-J'abandonnerai donc, pour l'instant, les tentatives poétiques et
-artistiques de l'année 1835, et je retournerai en arrière pour parler
-d'une autre branche de mes éludes qui eût pu porter de meilleurs
-fruits.
-</p>
-
-<p>
-Je ne me rappelle pas exactement, et peut-être mon lecteur m'en
-saura-t-il gré, sous quelles inspirations, (Apollon s'en mêla-t-il?),
-je déclarai à mon père et à ma mère, également incrédules, je
-dois l'avouer, que «si je ne pouvais pas parler, du moins je pouvais
-jouer du violon». Aujourd'hui encore, je ne me console pas d'avoir
-perdu l'occasion d'affirmer mes talents musicaux, lors d'un grand dîner
-militaire offert dans la salle des fêtes de l'hôtel Sussex à
-Tunbridge Wells, où nous passions quelques jours quand j'avais huit ou
-neuf ans. Nous respirions le bon air, nous jouissions de la vue de la
-jolie fontaine et des promenades en voiture aux High Rocks. Après le
-dîner, musique militaire et, grâce à la connivence des domestiques,
-Anne et moi avions pu nous y faufiler au dessert. J'étais plutôt alors
-un joli petit garçon; je portais, ce qui était assez original, une
-sorte de jaquette boutonnée garnie de galons. Comme j'étais là,
-bouche bée, à regarder les musiciens, mais surtout le tambour, le
-colonel remarqua mon extase et, amusé, envoya un sous-lieutenant me
-chercher. Il avait deviné ma pensée, sans doute, car il me dit que je
-pouvais aller demander au tambour de me prêter ses jolies baguettes.
-Quelle tentation! car je me croyais sûr de pouvoir m'en servir. Mais ma
-stupide timidité l'emporta et je me contentai de secouer la tête
-tristement. C'en était fait de ma carrière musicale. Qui sait ce que
-j'aurais tiré de ce tambour, ou, si mon père, par hasard, m'avait
-emmené en Espagne, ce que j'aurais pu faire d'un tambourin.
-</p>
-
-<p>
-Ma mère, occupée de choses plus graves, n'avait jamais cultivé le peu
-qu'elle avait appris en musique, bien qu'elle en jouît extrêmement.
-Mrs Richard Gray se mettait quelquefois au piano et c'était pour moi
-une vraie fête; mais comme chaque fois qu'il lui arrivait de faire une
-fausse note, son mari se mettait à courir tout autour de la chambre en
-faisant mille contorsions, se bouchant les oreilles et criant: «Oh!
-Mary, Mary, je vous en prie!» elle s'arrêtait, intimidée. Quant à
-notre Mary à nous, elle faisait consciencieusement ses gammes, mais
-c'était à peu près tout. Cependant je trouvais un grand encouragement
-auprès d'amis jeunes et artistes, dont j'aurais dû parler depuis
-longtemps, si j'avais suivi avec rigueur l'ordre chronologique des
-faits.
-</p>
-
-<p>
-En décrivant, plus haut, l'office de mon père, j'ai parlé d'un
-certain cordon au moyen duquel le premier commis ouvrait la porte sans
-se déranger. Ce premier commis ou, plus simplement, le premier des deux
-et seuls employés du bureau, Henry Watson, tenait une très grande
-place dans la vie de mon père et dans la mienne. Nos rapports, quand
-j'y songe aujourd'hui, doux et bienfaisants à certains égards, eurent
-d'assez malheureuses conséquences pour lui comme pour nous.
-</p>
-
-<p>
-Un grave défaut de mon père, une disposition fâcheuse de son esprit
-(je le dis en tout respect, car il y avait, en lui, beaucoup plus à
-admirer qu'à blâmer), c'était de ne supporter aucune supériorité.
-Il estimait à leur valeur ses talents, ses dons, mais il savait aussi
-qu'il lui manquait l'énergie nécessaire pour en tirer tout le parti
-possible; et c'était une raison de plus pour ne pas admettre, sur son
-propre terrain, un semblant d'égalité. Lorsqu'il choisissait un
-employé, il lui demandait d'abord d'être honnête et ensuite
-<i>in</i>capable. Je n'affirme pas qu'il eût renvoyé un commis intelligent,
-si le hasard lui en avait fait rencontrer un, mais ce qu'il exigeait de
-ses employés, c'était non d'avoir le génie commercial, mais d'être
-des subordonnés satisfaits de rester subordonnés toute leur vie.
-Frédéric le Grand choisissait ses ministres d'après les mêmes
-principes; il est vrai que ses commis ne pouvaient rêver de devenir
-roi, tandis que les commis d'une maison de commerce rêvent toujours de
-devenir les associés du patron et même de lui succéder. Il faut dire
-aussi que les commis de Frédéric étaient d'admirables commis, tandis
-que ceux de mon père en étaient de fort médiocres. Mon père, qui ne
-cessait de se plaindre de leur incapacité, ne faisait rien pour trouver
-des gens plus capables. S'il envoyait Henry Watson faire une tournée
-chez les clients, c'était, chaque fois, pour déclarer qu'il avait fait
-plus de que de bien; s'il laissait, de temps à autre, Henry Ritchie
-écrire une lettre d'affaires, il lui fallait&mdash;et je crois que ce
-n'était pas sans une certaine satisfaction en écrire deux lui-même,
-pour en expliquer ou réparer les bévues. Il n'y avait pas de jour
-qu'il ne rentrât agacé, parce qu'on avait fait ceci ou qu'on n'avait
-pas fait cela. Et cependant, ses deux commis sont restés avec lui
-jusqu'à sa mort.
-</p>
-
-<p>
-Je parlerai de Mr Ritchie ultérieurement; quant à Henry Watson, le
-premier commis, l'homme de confiance, il y a déjà longtemps que
-j'aurais dû m'en occuper. Il était, je crois, le principal soutien
-d'une mère veuve et de trois sœurs, jeunes filles aimables,
-cultivées, et assez sensées, infiniment plus raffinées qu'on ne
-l'était, en général, dans leur monde, et désireuses, non par sotte
-vanité, de le dépasser. Non par vanité, ai-je dit, et pour le plaisir
-de voir de beaux équipages s'arrêter devant leur porte, mais parce
-qu'elles avaient le sentiment de ce qu'il y a de <i>réellement</i> bon dans
-la bonne société de Londres et dans ses usages. Elles aimaient,
-aspirant leurs <i>h</i>, à causer avec des gens qui n'oubliaient pas les
-leurs; elles aimaient se tenir au courant de ce qui se passait dans le
-monde élégant, à avoir leur entrée à telle ou telle agréable
-sauterie, à tel ou tel bon concert. Étant elles-mêmes à la fois de
-bonnes et agréables musiciennes (ce qui ne se rencontre pas toujours
-parmi les musiciens), cela ne leur était pas difficile; il est vrai que
-cela impliquait une maison dans un quartier à la mode, non loin du
-Parc, de jolies toilettes et même quelques réceptions. Au total, cela
-sous-entendait non seulement tout ce que gagnait Henry, mais encore ce
-que gagnaient, dans quelques emplois plus ou moins huppés, deux autres
-frères qui s'appelaient David et William. Ce dernier, maintenant que
-j'y réfléchis, était aussi dans le commerce des vins, dans le
-West-End; il fournissait la noblesse de Clos-Vougeot, de Hochheimer, de
-champagne des plus grands crus, et autres nectars qui ne viennent que
-des vignes des grands-ducs et des comtes de l'Empire. Les Watson
-vivaient largement sans faire d'économies; ces demoiselles s'amusaient,
-apprenaient l'allemand&mdash;ce qui était dans ce temps-là fort distingué
-et même poétique&mdash;chantaient avec grâce, s'habillaient à ravir, bien
-que d'une façon un peu particulière, un peu vieillotte, qui avait son
-charme; toute la famille se piquait d'appartenir à une <i>élit</i>, élite
-de bon goût, de vertu.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque Henry Watson entra chez mon père, à seize ou dix-sept ans,
-cela fut considéré par toute la famille comme un véritable coup de
-fortune. Les Watson, dans leur reconnaissance, auraient fait tout au
-monde pour être agréables à mes parents. Mais ces dames ne tardèrent
-pas à s'apercevoir qu'il n'était pas facile de faire des frais pour ma
-mère; bientôt elles se montrèrent surprises, puis mécontentes de la
-façon dont les choses se passaient tant dans Billiter Street qu'à
-Herne Hill. Au bureau, beaucoup de travail, à la maison, peu de
-réceptions; les commis ne pouvaient, sous aucun prétexte, garden-party
-ou autre, abandonner le travail avant l'heure, et le soir on n'avait
-permission de s'éclairer qu'avec des chandelles. Le fait que le Patron
-habitât une moitié de maison, au delà du faubourg de Camberwell,
-était fort humiliant pour tous ceux qui touchaient, de près ou de
-loin, à l'Affaire! Que de plus, chaque matin, Henry dût prendre un
-omnibus pour aller à son travail du côté de Billingsgate au lieu de
-traverser les quartiers élégants et d'avoir un bureau dans Saint-James
-Street, c'était aussi pénible pour lui que déshonorant pour mon père
-dont cela soulignait le peu dégoût et le manque d'habitudes du monde.
-À ces dames, en outre, ma mère faisait l'effet d'un phénomène
-singulier et les rapports avec elle étaient d'une difficulté qui les
-attristait. Ne prenant elle-même aucun intérêt à l'étude de
-l'allemand et se souciant fort peu de ce qui se passait à Mayfair et de
-ce qui s'y disait, elle jugeait avec quelque sévérité&mdash;une
-sévérité où il se mêlait peut-être un peu jalousie&mdash;ce qu'elle
-appelait, les prétentions de ces demoiselles; de leur côté, tout en
-rendant justice aux grandes qualités de ma mère&mdash;et avec le temps,
-s'étant sincèrement attachées à elle&mdash;celles-ci n'étaient pas
-disposées à tenir compte des idées d'une femme qui ne savait pas
-d'autre langue que la sienne, et se montraient peu disposées à
-accueillir des témoignages d'amitié qui, souvent, prenaient la forme
-de conseils.
-</p>
-
-<p>
-En dépit de ces manières de voir très différentes, il existait des
-relations vraiment agréables et même affectueuses entre ma mère et
-les misses Watson. Avec ce goût naturel pour la campagne qui répond à
-ce qu'il y a de meilleur dans la nature féminine, dès le printemps,
-Fanny, Hélène, la petite Juliette, la plus futile mais peut-être
-aussi la mieux douée, accouraient. Elles abandonnaient avec joie, pour
-un jour ou deux, l'élégance poussiéreuse de leur rue aristocratique
-de Mayfair pour les lilas et les faux ébéniers de Herne Hill; toujours
-prêtes, ainsi que leur frère Henry, à répondre au premier appel, à
-aider à recevoir tel ou tel gros correspondant de la maison, à lui
-chanter les plus jolis airs de l'opéra à la mode, sans négliger pour
-cela, les classiques allemands.
-</p>
-
-<p>
-Henry avait une très belle voix de ténor et les trois sœurs, bien
-qu'aucune n'eût un véritable talent, chantaient avec goût et
-ensemble. C'est ainsi que, dès l'enfance, j'eus l'occasion d'entendre
-beaucoup de bonne musique.
-</p>
-
-<p>
-Si le quatuor avait chanté des <i>glees</i> anglais, des ballades
-écossaises, des chansons de marins; ou si l'une sœurs avait
-été assez douée pour rendre dans toute sa splendeur la grande
-musique, j'aurais sans doute quitté mes études géographiques ou
-minéralogiques pour venir écouter. Mais les compositions savantes des
-Allemands me paraissaient simplement ennuyeuses et les jolies
-modulations italiennes, dont je ne comprenais pas un mot, me plaisaient
-seulement comme auraient pu me plaire les trilles des merles qui,
-parfois venaient faire concurrence aux chanteurs quand, par les belles
-soirées de printemps, on laissait les fenêtres ouvertes sur le jardin.
-Néanmoins, l'éducation de mon oreille et de mon goût se faisait sans
-que j'y pensasse. Je ne crois pas avoir entendu une exécution musicale
-vraiment magistrale avant qu'un bon hasard me fît entendre la meilleure
-de toutes, ce qui n'était possible que durant quelques années de ma
-jeunesse.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai pas suffisamment expliqué la phrase qui m'a échappé à propos
-du «fatal dîner chez Mr Domecq», lorsque j'avais quatorze ans.
-L'associé espagnol de mon père habitait aux Champs-Élysées avec sa
-femme, une Anglaise, et ses cinq filles; l'aînée, Diana, était à la
-veille d'épouser un des officiers de Napoléon, le Comte Maison; les
-quatre autres, beaucoup plus jeunes, se trouvaient par hasard ce
-jour-là à la maison, car elles étaient élevées au couvent. Après
-le dîner, un dîner de famille, maman, les jeunes filles et un vieux
-monsieur français délicieux, Mr Badell, m'avaient fait jouer à «la
-toilette de madame»; malheureusement, il m'était impossible de me
-rappeler si j'étais le collier ou les jarretières. La partie
-terminée, Clotilde et Cécile nous jouèrent «Les Échos», et toutes
-sortes de valses et de polkas, seulement je ne savais pas danser; à la
-fin Élise, touchée, de ma détresse, s'occupa de moi comme j'ai dit.
-Les grandes personnes ne parlaient que de la mort de Bellini, du deuil
-où cette mort avait plongé Paris et de la façon admirable dont <i>I
-Puritani</i> de ce maître étaient chantés par les quatre grands artistes
-en vogue alors, et pour lesquels d'ailleurs Bellini les avait
-écrits<a name="FNanchor_33_1" id="FNanchor_33_1"></a><a href="#Footnote_33_1" class="fnanchor">[33]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Je ne m'explique pas que je n'aie gardé aucun souvenir de ma première
-soirée à l'Opéra, ni, quant à cela, de ma première soirée à aucun
-théâtre, malgré que j'eusse bien douze ans lorsque j'y fus mené; et
-dès lors c'était un ravissement d'un genre pas très sublime d'être
-mené à une <i>pantomime</i>. À l'heure actuelle, j'aime encore beaucoup le
-théâtre, c'est un des plaisirs sur lesquels je suis le moins blasé.
-Comment se fait-il donc que moi qui me souviens du rocher de <i>Friar's
-Crag</i> à Derwentwater, que j'ai vu quand j'avais quatre ans, qui vois
-encore la cour de l'hôtel à Paris, où nous étions descendus quand
-j'en avais cinq, je n'aie conservé aucun souvenir de ma première
-soirée au théâtre? Être mené alors à Paris à une représentation
-des <i>Puritains</i>, dont le livret n'a qu'un médiocre intérêt
-dramatique, ne m'était pas un très grand plaisir, mais j'entendais à
-cette occasion, ce qui n'est possible qu'une ou deux fois dans un
-siècle, quatre très grands artistes chanter ensemble avec le désir
-sincère de s'aider, non de s'éclipser, et de mettre en valeur, non
-seulement leurs voix et leurs talents, mais la musique qu'ils
-interprétaient!
-</p>
-
-<p>
-Le bonheur avait voulu, qui plus est, qu'une femme incomparable&mdash;la
-Taglioni&mdash;dansât; cette femme, douée de toutes les grâces, joignait
-à la nature la plus pure, à l'ardeur la plus sincère, le respect et
-la passion de son art. Ma mère, bien qu'elle me laissât accompagner
-mon père, avait contre le théâtre tous les préjugés puritains; elle
-l'aimait pourtant et j'imagine que, si elle se privait d'y venir avec
-nous, c'était dans une idée de sacrifice, d'expiation: la rançon pour
-ce qu'il pouvait y avoir de criminel dans la concession qu'elle nous
-faisait, à mon père et à moi. Cependant ma mère nous avait
-accompagnés ce jour-là pour entendre ces artistes incomparables dont
-la renommé était européenne; et, phénomène étrange, et bien
-touchant aussi, sa pureté si intransigeante fut conquise sur l'heure
-par la pureté, l'innocence, la beauté de chacun des gestes de la
-divine artiste; de ce jour, ma mère ne se refusa jamais à venir avec
-nous voir la Taglioni.
-</p>
-
-<p>
-Il ne s'est guère passé de saison, depuis, que je n'aie entendu au
-moins deux ou trois fois ces quatre grands chanteurs. Ce sont eux qui
-m'ont initié à la musique sans jamais la torturer, sans jamais lui
-faire dire autre chose que ce qu'elle voulait dire. Combien je suis
-heureux aujourd'hui d'avoir entendu <i>leur</i> interprétation de Mozart et
-de Rossini! C'est un bonheur qui n'arrive plus à personne, de nos
-jours, où l'on a la manie de presser tous les mouvements. Grisi, la
-Malibran chantaient un tiers moins vite que n'importe laquelle de nos
-cantatrices modernes<a name="FNanchor_34_1" id="FNanchor_34_1"></a><a href="#Footnote_34_1" class="fnanchor">[34]</a>; et la Patti, la dernière fois que je l'ai
-entendue, a massacré le rôle de Zerline dans <i>Là ci darem</i>, comme si
-le public et elle n'avaient d'autre but que d'en finir avec l'air de
-Mozart le plus tôt possible!
-</p>
-
-<p>
-Quelques années plus tard (à quoi bon retarder cette confession?),
-lorsque j'étais à Christ Church, les élèves sérieux avaient
-organisé une société musicale, sous direction de l'organiste de la
-cathédrale, Mr Marshall, et cet excellent homme s'était mis dans la
-tête de me faire chanter <i>Come mai posso vivere se Rosina non
-m'ascolta</i>, et jouer ce que je pouvais déchiffrer des accompagnements
-d'autres romances sentimentales. Je ne suis jamais arrivé à
-déchiffrer de façon convenable, mais j'avais de l'oreille, le sens du
-rythme et, de plus, j'étais amoureux; ce qui m'aida à pénétrer
-quelques principes d'art musical, que je pourrai peut-être exposer
-quelque jour pour le plus grand bien de ceux qui aiment la musique, si
-seulement j'arrive au bout de cette autobiographie.
-</p>
-
-<p>
-Quel profit pourrais-je tirer de Christ Church? Où ces études me
-mèneraient-elles? C'est ce que ni mon père ni ma mère n'avaient
-encore songé à se demander. Ma mère, qui voyait se développer en moi
-le goût des sciences naturelles et du travail méthodique, ne
-s'inquiétait pas, je crois; elle était convaincue qu'il y avait en moi
-l'étoffe d'un autre White de Selborne ou d'un Vicaire de Wakefield,
-vainqueur de toutes les controverses, whistoniennes et autres.
-</p>
-
-<p>
-Mon père rêvait peut-être d'une carrière plus brillante, mais ni
-l'un ni l'autre n'en parlait, quelque importance qu'ils y attachassent
-au fond de leur cœur; et l'on me permit, sans me tourmenter autrement,
-de continuer à mesurer le bleu du ciel, à regarder courir les nuages,
-si bien que j'avais oublié presque tout le latin que j'aie jamais su et
-tout mon grec, sauf l'ode à la rose d'Anacréon.
-</p>
-
-<p>
-En 1836, cependant, un léger effort fut tenté pour me faire sortir de
-mon ornière: on m'envoya entendre les conférences de Mr Dale à King's
-College. C'est à lui qu'un jour, dans la cour d'entrée, j'expliquai
-qu'un portique ne devrait jamais être soutenu par des arcs. C'était le
-temps où j'avais une très haute idée de moi, parce que j'entrais par
-la même porte que les étudiants en bonnet carré. Le sujet des
-conférences était la littérature anglaise primitive, et bien que je
-ne connusse rien, que je n'eusse rien lu de plus ancien que Pope, je me
-croyais aussi bon juge en la matière que Mr Dale. Je n'ai jamais
-oublié sa citation: «Knut the king came sailing by»; mais je crois
-bien que c'est tout ce que j'ai appris cet été-là. Car ma mauvaise
-étoile avait voulu que Mr Domecq, l'associé de mon père, en tournée
-chez ses clients d'Angleterre, eût demandé la permission de laisser
-ses filles à Herne Hill pendant son voyage, afin de leur donner
-l'occasion de voir les lions de la Tour et autres curiosités. Pour
-comprendre comment nous avions pu les loger toutes à Herne Hill, il
-faudrait avoir le plan des trois étages. L'installation, il est vrai,
-participait de l'arche de Noé et de la maison de poupée, mais enfin on
-tenait. Clotilde, quinze ans, blonde, le visage ovale et la tournure
-pleine de grâce; Cécile, treize ans, brune, avec un beau front et des
-traits parfaits; Élise, une autre blonde, ayant le visage rond d'une
-petite anglaise, un trésor de bon naturel et de bon sens; enfin la
-dernière, Caroline, une étrange et délicate petite créature de onze
-ans. Nées sur le continent, Clotilde à Cadix, elles étaient élevées
-au convent à Paris, ce qui ne les empêchait pas d'être très
-mondaines pendant les vacances.
-</p>
-
-<p>
-Le souvenir de notre première rencontre aux Champs-Élysées était
-resté profondément gravé dans mon cœur. Il est vrai de dire que
-c'étaient les premières jeunes filles du monde, les premières jeunes
-filles parfaitement bien élevées et bien mises que je rencontrais ou
-tout au moins auxquelles je parlais. J'entends naturellement par bien
-mises: habillées simplement, mais avec la coupe et l'ajustement
-parisiens. Elles étaient toutes des catholiques «bigotes», comme
-disent les protestants, convaincues, comme ils devraient dire; elles
-parlaient le français et l'espagnol avec grâce, l'anglais correctement
-bien qu'avec une certaine peine, et elles étaient toutes quatre assez
-raisonnables, Clotilde avec un peu d'austérité et de raideur, Élise
-avec gaîté et bonne humeur, Cécile avec sérénité, Caroline avec
-passion. Est-il possible d'imaginer pareille constellation, réunion
-d'étoiles plus brillantes, traversant tout à coup le ciel obscur de
-mon faubourg de Londres?
-</p>
-
-<p>
-Comment mes parents ont-ils pu laisser ma jeunesse exposée sans
-défense à tous ces dangers, c'est ce que le lecteur se demandera sans
-doute avec surprise et c'est ce que, seules, les Parques pourraient
-dire; il est vrai, et c'est là sans doute leur excuse, qu'ils ne
-m'avaient jamais vu jusqu'ici intéressé le moins du monde par les
-jeunes filles. Je fuyais systématiquement, au contraire, les promenades
-de Cheltenham, de Bath ou la plage de Douvres; bien mieux, je grognais
-si l'on voulait m'y traîner, et je me sauvais dès que je pouvais
-m'échapper; mes chers parents m'avaient, qui plus est, élevé dans un
-torysme anglais si intransigeant et si orthodoxe, dans un évangélisme
-plus orthodoxe encore, qu'ils ne pouvaient imaginer le jeune homme pieux
-épris de science, l'admirateur du roi George III que j'étais, troublé
-dans son équilibre constitutionnel et penchant du côté du
-catholicisme français!
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais jamais parlé de mes souvenirs des Champs-Élysées, bien
-entendu! J'étais élevé plus sévèrement que les jeunes filles
-elles-mêmes dans leur couvent; je n'avais pas connu la douceur,
-l'apaisement d'une affection féminine, d'une amitié de sœur. Et comme
-j'avais l'horreur de tous les sports, où j'étais d'ailleurs
-extrêmement maladroit, rien ne vint contrebalancer ma disposition à la
-rêverie, et je me trouvai jeté pieds et poings liés, avec toute la
-simplicité de mon innocence, dans la fournaise, exposé au feu croisé
-de ces quatre jeunes filles, lesquelles, cela va sans dire, en moins de
-quatre jours, ne laissèrent de moi qu'un tas de cendres blanches.
-Quatre jours suffirent pour me réduire en cendres, mais ce mercredi des
-Cendres dura quatre années.
-</p>
-
-<p>
-Rien de plus comique quant aux circonstances extérieures, rien de plus
-tragique dans son essence n'eût pu fournir matière au plus habile des
-dramaturges. Comme manière d'être, comme état d'esprit, j'offrais un
-étrange mélange où il y avait à la fois du Mr Traddles, du Mr Toots
-et du Mr Winkle: la fidélité poussée jusqu'à l'idée fixe de Mr
-Traddles, la conversation brillante de Mr Toots, l'ambition héroïque
-de Mr Winkle; le tout éclairé par une imagination qui rappelait celle
-de Copperfield a son premier dîner de Norwood.
-</p>
-
-<p>
-La beauté de Clotilde (Adèle-Clotilde, en vérité; ses sœurs
-l'appelaient Clotilde en souvenir de la reine-sainte, et moi Adèle
-parce que cela rimait avec plusieurs épithètes poétiques) brillait
-d'un éclat incomparable, rehaussée encore par la beauté de ses
-sœurs; tandis que ma timidité, ma gaucherie ordinaires s'augmentent de
-toutes les préventions à la fois patriotiques et protestantes dont
-j'avais été nourri, et que ni la politesse ni la sympathie
-n'arrivaient à modérer. Dès qu'il y avait du monde, je restais assis
-dans mon coin, rongé de jalousie, comme un stock-fish (j'imagine que je
-devais assez ressembler à la raie qui essaie de gravir la vitre d'un
-aquarium); si le bonheur voulait que nous fussions seuls, j'essayais
-d'exposer à ma maîtresse, sans tenir compte du sang espagnol qui
-coulait dans ses veines, de son éducation parisienne et de son cœur de
-catholique, mes idées sur l'invincible Armada, la bataille de Waterloo
-et la doctrine la Transubstantiation.
-</p>
-
-<p>
-Et je n'avais garde, en même temps, bien entendu, d'oublier les petits
-talents que je croyais posséder. J'écrivis, en suant sang et eau et en
-me torturant l'imagination, une histoire napolitaine (notez que je
-n'avais jamais vu Naples), où, dans le «Bandit Leoni», je traçais le
-caractère idéal du bandit&mdash;le bandit que j'aurais rêvé d'être&mdash;et
-où je dotais la «jouvencelle Julietta» de toutes les perfections de
-la bien-aimée. Les relations que nous avions avec les éditeurs, MM.
-Smith et Elder, me permirent de faire paraître cette petite histoire
-dans <i>Friendship's Offering</i>. Mais en la lisant, Adèle fut prise d'un
-tel fou rire, la chose lui parut si ridicule et si drôle qu'elle ne
-songea pas une seconde à ménager mon amour-propre d'auteur. Je
-souffris sans me plaindre: c'était déjà du bonheur de la voir rire!
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais jamais osé lui adresser mes vers directement, mais, quand
-elle partit pour Paris, je lui écrivis une lettre en français, sept
-pages in-quarto, où je décrivais la désolation et la solitude de
-Herne Hill depuis qu'elle l'avait quitté. Je sus par Élise ou par
-Caroline qu'elle avait reçu ma lettre, qu'elle l'avait lue et qu'elle
-avait «bien ri de mon français». Élise et Caroline, par bonté, ne
-disaient pas qu'elle avait ri aussi du contenu.
-</p>
-
-<p>
-Mes parents ne voyaient pas grand mal à ce petit roman, et Mr Domecq,
-qui était très bon et se connaissait en hommes, avait un certain goût
-pour moi; il avait pu constater que j'étais d'humeur douce, et que
-j'avais quelques idées dans la cervelle qui se développeraient avec le
-temps: dans l'intérêt des affaires, il aurait été disposé à me
-donner celle de ses filles qui me plairait, à condition qu'elle-même y
-fût disposée, mais il ne trouvait pas que le moment fût encore venu
-d'en parler. Mon père partageait son sentiment; et de plus, il avait
-été enchanté de me voir imprimé dans <i>Friendship's Offering</i>,
-enchanté de voir que je me plaisais dans la société de jeunes filles
-distinguées. Il espérait, si j'écrivais des vers sur elles, et pour
-elles, qu'ils seraient aussi beaux que ceux des <i>Hours of Idleness</i> de
-Byron. Quant à ma mère, la pensée que je pourrais épouser une
-catholique romaine lui paraissait tellement monstrueuse qu'il ne lui
-semblait pas possible que cela entrât dans les desseins de la
-Providence; elle ne s'en tourmentait donc pas, mais trouvait toute cette
-affaire stupide et en était ennuyée, comme elle l'eût été si une de
-ses cheminées s'était mise à fumer, sans croire un moment que le feu
-était à la maison. Elle jugeai mieux que mon père, toutefois, de la
-profondeur de mon amour, mais sa tendresse maternelle répugnait à me
-faire souffrir par une opposition trop violente, espérait, une fois les
-Domecq partis, que le souvenir d'Adèle s'effacerait, fondrait avec la
-neige du prochain hiver.
-</p>
-
-<p>
-Toutes ces indulgences aidant, et bien que cruellement embarrassé de
-mon personnage, je n'étais en rien corrigé de ma fatuité, de ma folie
-qui, cette fois, avait pour base un sentiment très réel et très
-profond, car il y avait là (prenez-y bien garde, cher lecteur), une
-véritable et magnifique révélation du miracle nouvellement entrevu
-par moi, de l'amour humain, l'amour exaltant la beauté du monde
-extérieur que je n'avais cherchée jusqu'ici que pour elle-même. Et
-c'est ainsi que, dans ma dix-septième année, sous l'empire de cette
-passion amoureuse, et dans un état de majestueuse imbécillité, je me
-mis à écrire une tragédie qui avait pour théâtre Venise et où
-toutes les douleurs de mon âme devaient être traduites en vers
-immortels. Bianca, la belle héroïne, serait douée de toutes les
-perfections de Desdémone, de toutes les grâces de Juliette, et je
-trouverais pour décrire Venise et l'amour des accents inconnus. Je
-note, en passant, qu'en voyant le Palais Ducal l'année précédente
-pour la première fois, j'avais annoncé gravement à mon père et à ma
-mère que j'allais en faire un dessin comme on n'en avait jamais vu.
-Dans cette intention, j'avais pris des notes, j'avais fait un ou deux
-croquis et j'avais mis le dessin au point à Trévise, de chic. Ce
-dessin existe; il est tout à fait manqué comme perspective, ce qui est
-assez étonnant, mais j'étais alors si infatué de moi-même que je
-dédaignais de m'astreindre aux règles; le quadrillé rouge et blanc
-des marbres donne un effet de panneaux en relief. Aucune figure humaine
-ne vient troubler la sereine tranquillité de la Riva et les
-gondoles&mdash;qui ont la forme de croissants, le croissant turc
-renversé&mdash;flottent à l'aventure sans le secours de gondoliers.
-</p>
-
-<p>
-Les autres souvenirs de cette année 1836 se sont effacés, mais je me
-vois encore sous le grand mûrier, au fond du jardin, écrivant ma
-tragédie. Je ne sais plus si nous avons voyagé, ni comment se passait
-le reste de mes journées. Tout a disparu, tout, excepté Venise et
-Bianca, et la route qui traversait Shooter's Hill, où se portaient sans
-cesse mes regards, la route de Paris.
-</p>
-
-<p>
-J'ai dû lire du grec, mais quoi! je l'ai oublié. J'ai dû faire des
-mathématiques, car je savais la différence entre une racine carrée et
-une racine cubique, quand j'entrai à Oxford et que mon professeur me
-plongea dans Hérodote qui me fournit la matière d'une chanson à boire
-scythe à l'imitation du <i>Giaour</i>.
-</p>
-
-<p>
-Je crains fort que mon lecteur ne soit tenté de mettre en doute ce que
-j'ai affirmé plus haut, à savoir que Byron ne m'a fait aucun mal.
-Qu'il se tranquillise; et, sans doute, la forme que prit ma folie me fut
-inspirée par lui, mais cette forme était la meilleure qu'elle pût
-prendre. Mon anglais a plus gagné à se modeler sur le <i>Giaour</i> et la
-<i>Fiancée d'Abydos</i> qu'il n'eût fait sous tout autre maître (la
-tragédie, cela va de soi, était shakespearienne), et mon état
-d'esprit&mdash;par sa faute et par celle des circonstances&mdash;n'était
-pas celui de Byron. C'est dans cette même année, 1836, que je me mis à
-étudier Shelley et que je perdis des heures à lire et à relire <i>The
-Sensitive Plant</i> et <i>Epipsychidion</i>. Shelley, <i>lui</i>, m'a fait
-beaucoup de mal; car je me suis mis à écrire des vers comme ceux-ci:
-«prickly and pulpous and blistered and blue», ou encore: «It was a little
-lawny islet by anemone and vi'let&mdash;like mosaic paven», etc. Il est
-vrai que, dans l'état de déséquilibre où j'étais, je ne pouvais tirer grand
-bien de quoi que ce soit. La persévérance que j'ai mise à aller
-jusqu'au bout de la <i>Révolte de l'Islam</i> et de savoir (je n'y suis
-jamais arrivé) qui s'était révolté, et contre qui, m'apparaît
-toutefois comme un effort honorable; et le <i>Prométhée</i> m'a
-certainement fait comprendre quelque chose d'Eschyle. Et après tout,
-étant donné ce que je devais être par la suite, je ne vois pas
-comment ces années d'effervescence eussent pu se mieux passer;
-c'était, en tout cas, infiniment préférable de les employer ainsi
-plutôt qu'à chasser à courre ou à tir, à fumer ou à jouer. La
-chose qui me paraît la plus explicable, quand je songe à cette
-aventure amoureuse, c'est le manque absolu chez moi de raisonnement, de
-volonté, de projets arrêtés; je n'avais ni la décision nécessaire
-pour conquérir Adèle, ni le courage de me passer d'elle, et non plus
-la raison de me demander ce qui pouvait sortir de tout cela; ni le bon
-sens de voir que je me rendais odieux à tout mon entourage. En
-vérité, je n'avais pas plus d'intelligence qu'une petite chouette qui
-sort du nid, ou qu'un chien de lait qui hurle désespérément à la
-lune.
-</p>
-
-<p>
-Je fus tiré de mes rêveries, arraché à mes contemplations sidérales
-par une lettre de Christ Church annonçant qu'on pourrait m'y recevoir
-en janvier 1837; d'ici là, c'est-à-dire en octobre 1836, je devais me
-faire immatriculer.
-</p>
-
-<p>
-Ce qui est étrange, c'est que mon père n'avait pris aucun
-renseignement sur cette immatriculation; le jour où il m'emmena
-à Oxford, nous étions aussi novices l'un que l'autre. Son idée
-avait toujours été de me faire entrer dans le collège le plus
-aristocratique; j'étais inscrit à Christ Church depuis plusieurs
-années, mais il ne savait pas qu'il y eût deux catégories d'étudiants:
-la fashionable et la non-fashionable: les Gentlemen-Commoners
-et les Commoners, étudiants privilégiés et étudiants ordinaires,
-ceux-ci occupant une position intermédiaire entre les étudiants
-privilégiés et les serviteurs. Ces «odieuses» distinctions ont
-d'ailleurs disparu depuis la réforme de l'Université; même
-lorsqu'on ne pose pas pour le gentilhomme, on ne tient pas à
-être <i>du commun</i> et les parents qui demandent le plus énergiquement
-des bourses seraient furieux de penser que leur fils portât au collège
-la robe d'un «servitor».
-</p>
-
-<p>
-On pourra juger, d'après mes écrits, dans quelle mesure je partage à
-cet égard les nobles sentiments du citoyen britannique moderne; mais
-ici, sans me permettre le moindre commentaire, je laisserai le lecteur
-juger du résultat qu'eut pour moi un système aboli.
-</p>
-
-<p>
-Mon père n'aimait pas ce nom de «commoner», d'autant moins, sans
-doute, que tous nos parents étaient plutôt de braves gens un peu
-communs, et aussi parce que, tout en trouvant sa profession parfaitement
-honorable, il avait découvert chez son fils des talents qui ne
-pouvaient se déployer à l'aise dans le commerce du xérès. Il faisait
-d'autres rêves pour moi. Il croyait à mon génie. Il me voyait dans la
-meilleure société de l'Université, y remportant tous les prix et, à
-la fin de mes études, le grade de «double first»; j'épousais lady
-Clara Vere de Vere; j'écrivais des vers aussi parfaits que ceux de
-Byron, mais plus pieux; je prêchais des sermons aussi beaux que ceux de
-Bossuet, mais des sermons protestants; à quarante ans, j'étais
-évêque de Winchester, et à cinquante, Primat d'Angleterre.
-</p>
-
-<p>
-En dépit de toutes ces espérances et de toutes ces tentations, mon
-père conservait le sentiment très net des convenances et de ce
-qu'exigeait, à cet égard, sa situation personnelle. Il s'en ouvrit
-franchement au Dean<a name="FNanchor_35_1" id="FNanchor_35_1"></a><a href="#Footnote_35_1" class="fnanchor">[35]</a> de Christ Church, (Gaisford), à mon futur
-professeur, Mr Walter Brown, et leur demanda si une personne dans sa
-position pouvait, sans inconvenance, faire entrer son fils à Oxford
-comme étudiant privilégié. Je n'assistais pas à ces entretiens, mais
-j'imagine que le vieux Dean dut marmotter entre ses dents que mon père
-avait bien le droit de faire de moi un gentleman-commoner si cela lui
-plaisait et s'il pouvait payer. Le professeur, entrant plus avant dans
-les détails et les conditions, dut lui laisser entendre, avec
-politesse, que sans doute il serait avantageux pour le collège qu'il se
-rencontrât un travailleur parmi les gentlemen-commoners qui, en règle
-générale, n'étaient pas fort studieux; mais il dut aussi insinuer
-qu'étant donné la manière dont j'avais travaillé jusqu'ici, il
-n'était pas certain que je pusse passer l'examen d'entrée auquel les
-étudiants non-privilégiés étaient astreints. Cette dernière
-considération fut décisive. Il était inadmissible que le fils qui
-devait récolter tous les lauriers fût exposé à trébucher au premier
-obstacle.
-</p>
-
-<p>
-Je fus donc inscrit sans plus ample discussion comme gentleman-commoner
-et je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'orgueil qui me
-gonflait le cœur le jour où, pour la première fois, je quittai
-l'Angel Hotel et passai devant University College au bras de mon père,
-ayant coiffé le bonnet de velours et revêtu la robe de soie du
-gentleman-commoner.
-</p>
-
-<p>
-Eh oui, cher lecteur, la robe de soie et le bonnet de velours nous
-faisaient beaucoup d'impression, et non seulement à ma mère, mais à
-moi! À la maison, ce qui avait fait pencher la balance et décidé
-notre choix, c'était que la robe du commoner n'était que d'étoffe
-grossière, qu'elle ne formait pas de beaux plis; que ce n'était, en
-somme, qu'un méchant morceau d'étoffe noire qu'on s'accrochait à
-l'épaule. N'est-on pas trois fois un homme de robe quand on porte une
-robe flottante qui tombe avec noblesse?
-</p>
-
-<p>
-Je suis si loin, aujourd'hui que mes cheveux ont blanchi, de railler ces
-sentiments peu philosophiques, qu'au lieu d'applaudir à la suppression
-(sauf pour les clubs de canotage) de ces différences dans le costume à
-l'Université, je serais tout disposé à les étendre à toute la
-nation. Je suis d'avis que les duchesses seules devraient être
-autorisées à porter des diamants, qu'on devrait reconnaître un lord
-à ses étoiles, d'une lieue de loin; que chaque paysanne devrait
-arborer à son bonnet ou à son corsage un signe quelconque qui dirait
-à quel comté elle appartient; et que, dans la rue, on devrait
-distinguer immédiatement, rien qu'à la coupe de son casaquin, un
-cabaretier d'un marchand de poisson.
-</p>
-
-<p>
-Cette promenade jusqu'aux Schools, l'attente devant la <i>Divinity
-School</i> dont j'admirais le portail, et la cérémonie de
-l'immatriculation, que de bons souvenirs! La fin de l'année s'est écoulée
-sans autres incidents. Au commencement de l'année suivante, nous partîmes
-pour Oxford, ma mère et moi, et nous y entrâmes par cette admirable route
-d'Henley. Nous étions un peu fatigués lorsque nous arrivâmes au
-dernier relais à Dorchester, et très émus, en dépit du bonnet de
-velours et de la robe de soie, lorsqu'au crépuscule nous passâmes sous
-les tours; après une dernière nuit sous le toit tutélaire de l'Ange,
-je me trouvai, le lendemain soir, seul au coin de mon feu, le maître de
-ma destinée, dans ma propre chambre de Peckwater.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_32_1" id="Footnote_32_1"></a><a href="#FNanchor_32_1"><span class="label">[32]</span></a>Celui que tu ravis, Melpomène.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_33_1" id="Footnote_33_1"></a><a href="#FNanchor_33_1"><span class="label">[33]</span></a>Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, sans doute. (Note
-du tracteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_34_1" id="Footnote_34_1"></a><a href="#FNanchor_34_1"><span class="label">[34]</span></a>Quelle prétention, de la part des musiciens, de se dire
-scientifiques quand ils n'ont pu encore adopter une unité de temps!</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_35_1" id="Footnote_35_1"></a><a href="#FNanchor_35_1"><span class="label">[35]</span></a>Dean-doyen.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE XI</h4>
-
-<h4><a id="LE_CHOEUR_DE_CHRIST_CHURCH">LE CHŒUR DE CHRIST CHURCH</a></h4>
-
-<p>
-Seul, au coin du feu, dans la petite chambre de derrière qui donnait
-sur l'étroite ruelle, tout du long de laquelle il ne s'élevait guère
-que des écuries, je réfléchissais et me préparais à ma vie de
-collège.
-</p>
-
-<p>
-Me préparer à quoi, me prémunir contre quoi? J'étais aussi
-inexpérimenté quant au présent, aussi peu éclairé quant à l'avenir
-que l'aurait été à ma place Davie Gellatly. Encore Davie m'était-il
-supérieur, car je ne savais ni danser, ni chanter, ni faire cuire des
-œufs. Le jeu n'offrait pas de dangers pour moi, je n'avais jamais
-touché une carte de ma vie et je regardais les dés comme on regarde
-maintenant la dynamite; j'étais à l'abri de la «femme étrangère»,
-car n'étais-je pas amoureux et d'ailleurs il fallait être rentré à
-neuf heures et demie. Aucun risque de faire des dettes puisqu'à Oxford
-il n'y avait pas de Turner à acheter et que rien d'autre ne me tentait
-en fait d'objets matériels. Aucun danger de me tuer à la chasse à
-courre, puisque j'étais incapable de monter le cheval le plus
-pacifique; aucun danger de me ruiner aux courses: je n'avais assisté
-qu'une seule fois de ma vie à une course et je ne trouvais pas amusant
-de gagner l'argent de mon prochain.
-</p>
-
-<p>
-J'étais préparé à ce qu'on se moquât de mon ingénuité, mais
-j'étais trop infatué pour craindre le ridicule; la seule chose qui
-m'inquiétait, et à juste titre, c'était de savoir si j'aurais la
-persévérance d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de poursuivre
-pendant trois ans des études qui ne m'offraient pas le moindre
-intérêt. Je pris toutefois la résolution de faire mon possible pour
-faire honneur à mes parents et, après avoir prié Dieu du fond du
-cœur, je me couchai plein d'espérance.
-</p>
-
-<p>
-Il me faut ici m'arrêter un moment, pour expliquer quel était alors
-mon état d'esprit au point de vue religieux.
-</p>
-
-<p>
-Autant que je puis m'en souvenir, les lectures quotidiennes de la Bible,
-avec ma mère, n'avaient pas été reprises après notre premier voyage
-sur le continent, pendant lequel nous avions bien été forcés d'y
-renoncer. En effet, comment lire trois chapitres après le déjeuner,
-quand les chevaux s'impatientent à la porte? Les trois chapitres furent
-donc remplacés par un seul que je lisais dans mon particulier, le matin
-et le soir, et auquel j'adjoignais naturellement l'oraison dominicale
-où je demandais au ciel tout ce qui pouvait convenir à moi-même et
-aux miens. Ceci fait, je veillais ou je dormais, ne m'occupant guère,
-le jour comme la nuit, que de mes affaires terrestres. Il ne m'était
-jamais venu à l'idée de mettre en doute la vérité de la Bible, bien
-que je me fusse rendu compte déjà que la lettre pouvait en être
-comprise tout autrement que ma mère ne me l'avait enseigné; mais plus
-j'y croyais, semblait-il, moins j'en retirais de bien. Quel mérite
-Abraham avait-il à faire ce que lui disait l'Ange? Moi aussi,
-j'obéirais aux anges s'ils me parlaient; mais aucun ange ne m'était
-jamais apparu, dont j'eusse connaissance, même sous la forme d'Adèle,
-qui ne pouvait pas être un ange puisqu'elle était catholique.
-</p>
-
-<p>
-De même si j'avais vécu au temps du Christ, je ne doutais pas que je
-ne l'eusse suivi sur la montagne, ou que je ne fusse monté avec Lui
-dans la barque sur le lac de Galilée; c'était tout autre chose que
-d'aller à la chapelle Beresford, à Walworth, ou à l'église de
-Sainte-Bride dans Fleet Street. Aussi, tout en sentant que je devais, en
-quelque sorte, imiter le Christian du <i>Pilgrim's Progress</i>, je ne
-pouvais croire que Billiter Street, ou le quai de la Tour, où était
-l'entrepôt de mon père, ou le jardin fleuri de Herne Hill, où ma
-mère empotait ses boutures, étaient des lieux que je dusse fuir comme
-la «Cité de Perdition». Instinctivement, j'étais virtuellement
-arrivé à cette conclusion, d'après mes lectures de la Bible, que,
-n'ayant jamais eu l'intention de faire le mal, je n'étais pas en grand
-danger d'aller en enfer; j'avais remarqué aussi que même la crème de
-la crème des gens pieux n'étaient nullement pressés de monter au
-ciel. Somme toute, il me semblait qu'on ne me demandait pas autre chose
-que de faire mes prières, d'aller à l'église, d'apprendre mes
-leçons, d'obéir à mes parents et de dîner avec plaisir.
-</p>
-
-<p>
-C'est dans ces dispositions d'esprit que, par un sombre matin d'hiver,
-debout à la fenêtre de ma petite chambre d'étudiant, je regardais le
-bâtiment de la bibliothèque de Christ Church et le square bien sablé
-de Peckwater, un peu vexé que ma fenêtre ne fût pas une tourelle en
-encorbellement et n'ouvrît pas sur une chapelle gothique, mais sans
-avoir conscience du malheur qui s'était abattu sur moi, de tout ce que
-je perdais à n'avoir pour tout horizon, au printemps des deux plus
-belles années de ma jeunesse, que la bibliothèque de Christ Church et
-un square sablé!
-</p>
-
-<p>
-Ce matin-là, j'eus l'impression que l'ensemble, bien que triste, avait
-de la grandeur; que l'architecture, bien que Renaissance, était hardie,
-savante, bien proportionnée et diversement didactique. En réalité, on
-aurait aussi bien pu m'envoyer dans la prison de Chillon, sauf pour ce
-qui est de l'humidité, si par la meurtrière j'avais pu apercevoir les
-trois petits arbres grêles, une belle voûte et un beau pavage à la
-place des hideux meubles modernes de ma chambre.
-</p>
-
-<p>
-À première vue, la chapelle du collège elle-même me causa une
-déception, après les vastes églises du continent; ses voûtes
-étroites, il est vrai, avaient d'autres fonctions à remplir.
-</p>
-
-<p>
-En somme, parmi les édifices où les âmes anglaises venaient se
-sanctifier, le chœur de Christ Church était, à cette époque de
-l'histoire d'Angleterre, virtuellement le cœur et le foyer de la vie.
-On y conservait la tradition non interrompue de la religion du temps
-d'Élisabeth et des époques normandes et saxonnes, le souvenir d'un pur
-loyalisme, une science véritable; et chaque matin venait s'y
-agenouiller, par obéissance sans doute, mais aussi en toute sincérité
-de cœur, pour apprendre là les plus hautes vertus de dévouement au
-pays, ce qu'il y avait de plus noble parmi la jeune noblesse de
-l'Angleterre. La plupart des pairs du Royaume, et en général ce qu'il
-y avait de mieux parmi ses squires, passaient par Christ Church.
-</p>
-
-<p>
-La cathédrale elle-même était un abrégé de l'histoire d'Angleterre.
-Chaque pierre, chaque vitrail, chaque panneau sculpté était
-authentique, de son époque; rien de ces mensonges, de ces restaurations
-truquées dont s'enorgueillissent nos architectes. Le premier reliquaire
-de sainte Frideswide, il est vrai, a été détruit, son corps mis en
-pièces, ses cendres dispersées par les Puritains; mais la seconde
-châsse est encore très belle dans son genre, c'est un merveilleux
-travail anglais, dans lequel un très habile ouvrier a mis tout son
-cœur. Les voûtes normandes, celles du dessus, sont du plus pur normand
-anglais; un peu grossières, un peu rudes, il est vrai mais
-pouvions-nous espérer faire mieux, livrés à nos propres forces et
-sans l'aide des Français? Le plafond est de l'époque Tudor, un Tudor
-exaspéré, mais ingénieusement construit et finement sculpté. Ce
-plafond et celui de l'escalier du hall proclament l'habileté des
-merveilleux ouvriers du XV<sup>e</sup> siècle. La fenêtre de l'ouest avec
-sa peinture maladroite, l'Adoration des Bergers, est un spécimen de cet
-art de transition qui relie la verrière à la peinture et qui aboutit
-aux tableaux hollandais où l'on retrouve bien le troupeau, mais où il
-n'y a plus ni bergers, ni Christ; tout de même, c'est ce que les
-verriers de l'époque pouvaient faire de mieux. Et la boiserie simple
-des stalles représentait le dernier art qui ait fleuri en Angleterre
-sous la forme d'un travail de menuiserie bien exécuté.
-</p>
-
-<p>
-Dans ce chœur d'église, sur les murs duquel est gravée pour ainsi
-dire jour par jour toute l'histoire du pays, se rencontrait chaque matin
-le meilleur de ce que l'Angleterre a produit, cette fleur de jeunesse,
-rangée comme l'équipage d'un navire de guerre, sous le beau vaisseau
-de son temple; chaque homme à sa place, selon son rang, son âge, son
-savoir&mdash;tout homme de bon sens et de cœur reconnaissant qu'il est ici
-ou pour remplir, ou pour apprendre à remplir les plus hauts devoirs qui
-incombent à un Anglais. Un étranger instruit, auquel il aurait été
-donné d'assister à cet office du matin, aurait pu juger, d'un coup
-d'œil, tout ce que ce pays avait été dans le passé, ce qu'il était
-capable d'être encore dans l'avenir; une heure passée dans la chapelle
-de Christ Church lui en aurait appris plus que plusieurs mois de séjour
-à la cour ou à la ville. Assis dans sa stalle, il aurait vu le plus
-grand théologien de l'Angleterre, et, sous sa stalle d'honneur, son
-plus grand érudit; et parmi les <i>tutors</i>, le Dean actuel Liddell, et
-un homme de singulière puissance intellectuelle et de vertu sans
-prétention: Osborne Gordon. Le groupe des gentilshommes comptait le
-marquis de Kildare, le comte de Desart, le comte d'Emlyn et Francis
-Charteris, maintenant lord Wemyss, les plus brillants échantillons de
-noble race et d'activité puissante. Henry Acland et Charles Newton
-étaient parmi les étudiants vétérans, moi, parmi les nouveaux. Que
-d'espérances en germe il y avait là! Aucun de nous alors ne rêvait de
-rien changer à tout cela, n'en sentait la nécessité, et, moins que
-personne, le chef intransigeant au front bombé, aux yeux noirs, qui
-conduisait d'une voix de tonnerre les <i>repons</i> en latin de la prière
-du matin.
-</p>
-
-<p>
-Aujourd'hui, après tant d'années passées, mon cœur est encore plein
-de reconnaissance pour tout ce que j'ai vu là, pour toutes les pensées
-qui me sont venues dans le chœur de cette cathédrale.
-</p>
-
-<p>
-L'influence qu'a eue sur moi l'autre beau bâtiment du collège, le
-hall, est toute différente et étrangement mêlée. Si on ne l'eût
-utilisé, comme cela eût dû se faire, que comme réfectoire et dans
-les grandes occasions: galas, réceptions d'hôtes illustres, discours
-solennels, le hall, comme la cathédrale, ne m'eût laissé que des
-impressions bienfaisantes et graves qui eussent sanctifié le pain de
-chaque jour; de même, si notre Dean eût daigné diner avec nous de
-temps à autre, le plat de venaison partagé avec lui ne nous eût
-semblé que meilleur. Mais avec ce comble de mauvais goût, (qui, à mon
-sens, est le péché capital de notre temps, la raison de notre goût
-pour l'argent et de notre dégoût pour tout ce que l'argent peut
-procurer de meilleur), l'Abbé avait permis que le hall servît aux
-«collections». Le mot seul me semble abominable, soit qu'il se
-rapporte aux charités extorquées à l'église pour les pauvres ou aux
-connaissances arrachées de force aux malheureux candidats.
-«Collections», dans le langage du collège, signifiait les examens
-trimestriels, auxquels l'Abbé avait la mauvaise habitude d'assister
-comme grand inquisiteur, lui qui n'aurait jamais eu, fût-ce une fois,
-l'idée de présider notre dîner.
-</p>
-
-<p>
-Il va sans dire que tout ce que les candidats, même les plus forts,
-pouvaient savoir de grec, <i>lui</i> paraissait absolument dérisoire.
-Méprisant dès les premiers mots, exaspéré, vindicatif et tonnant
-ensuite, plus sombre et plus menaçant à mesure que la journée
-avançait, glacial et Gorgonien, il allait et venait d'un bout à
-l'autre de l'immense salle de torture, aussi vaste que celle du Grand
-Conseil à Venise, mais déshonorée par les terreurs des malheureux
-candidats qui, serrés les uns contre les autres comme de pauvres
-hirondelles transies, ne pensaient qu'à dissimuler leurs traductions
-lorsqu'approchait le terrible Abbé. Ce n'était pas mon cas, ai-je
-besoin de le dire? Mais j'imagine que le Dean eût préféré que je me
-servisse de cinquante traductions plutôt que d'avoir l'air embarrassé
-et malheureux que j'avais, quelle que fût la question que l'on me
-posait. Et comme mes thèmes latins étaient les plus mauvais de toute
-l'Université, que je n'ai jamais pu reconnaître un futur présent d'un
-futur passé, et que même au bout de mes trois années d'Oxford, il
-m'aurait été impossible de dire où vivaient les Pélasges et d'où
-sont venus les Héraclides, on peut imaginer de quel air le Dean, au
-moment de mon départ, me tendit le second et le troisième doigt de sa
-main droite, et toutes les tortures que je souffrais lorsque mon père
-et ma mère m'interrogeaient sur mes succès éclatants au collège.
-</p>
-
-<p>
-À mesure que les années passaient, il m'était toujours plus
-impossible de ne pas associer dans ma pensée le hall du collège aux
-terreurs et aux humiliations des jours d'examen; mais, même dès le
-premier jour, l'étonnement et l'exaltation que j'éprouvais à dîner
-dans cette vaste salle ne furent pas sans mélange. Il est certain que
-le contraste était écrasant entre la petite pièce à Herne Hill, où
-nous mangions notre pudding, ma mère, Mary et moi, et un hall aussi
-grand que la nef de la cathédrale de Canterbury, dont l'extrémité se
-perd dans la brume, tandis que son plafond est noyé dans l'ombre, et
-que les convives en longues files paraissent et disparaissent selon les
-caprices de la lumière: spectacle qui me remplissait d'épouvante plus
-qu'il ne me mettait en appétit. Je fus d'ailleurs gêné, depuis le
-premier jour jusqu'au dernier, par le sentiment que moi, pauvre rustre,
-je n'avais que faire ici.
-</p>
-
-<p>
-Dans la cathédrale, né ou pas né, je me sentais chez moi tout autant
-que Monseigneur; et même, à certaines heures, l'édifice me semblait
-à moi plus qu'à lui-même. Mais à table, cette foule de savants et de
-nobles convives, ce service pompeux, ce luxe m'étaient étrangers; il y
-avait entre mes habitudes très simples et ces splendeurs une distance
-infranchissable. Autour d'un gigot rôti à point, garni de pommes de
-terre et servi dans l'arrière-boutique de Market Street, autour de la
-marmite de quelque gipsy sur la colline d'Addington (non que j'eusse
-jamais soupé avec une gipsy, quelque désir que j'en eusse), ou d'un
-bon gâteau d'avoine bien beurré&mdash;j'ai toujours été gourmand
-hélas!&mdash;dans la chaumière d'un berger d'Écosse, régal à partager
-avec le chien, j'étais moi-même, je me sentais à ma place; mais à la
-table des étudiants privilégiés, dans la salle à manger du Cardinal
-Wolsey, je fus de toutes façons, et tout de suite, moins que moi-même:
-à des places où je n'aurais pas dû être, jamais à ma place.
-</p>
-
-<p>
-Autant conter ici une petite aventure qui m'arriva peu de temps après
-mon entrée au Collège et qui, si insignifiante qu'elle fût, n'en
-contribua pas moins à me dégoûter à tout jamais du hall de Christ
-Church. J'avais été reçu comme un bon petit roquet sans prétention,
-avec une condescendance un peu dédaigneuse, par les chiens à pedigree
-de la table des gentlemen-commoners; mon professeur, mes camarades de
-classe commençaient à s'apercevoir que je lisais bien, que j'avais
-l'air de comprendre ce que je lisais et même que je posais parfois des
-questions embarrassantes au professeur, au point qu'un jour, à la
-sortie, je fus félicité par toute la classe pour la façon magistrale
-dont je l'avais <i>collé</i>. Je n'avais eu, pauvre innocent que j'étais,
-aucune intention de cette sorte; le hasard avait voulu simplement que je
-lui eusse demandé, à la grande joie de mes camarades, quelque chose
-qu'il ne savait pas. Bien avant cela, j'avais fait une tentative directe
-pour me faire remarquer, qui avait eu moins de succès.
-</p>
-
-<p>
-Il était de règle au collège que, chaque semaine, un des étudiants
-écrivît un essai philosophique sur un texte d'Horace, de Juvénal ou
-autre. On donnait lecture du meilleur travail, le samedi après-midi,
-dans le hall; tous les étudiants étaient obligés d'assister à la
-lecture. Voilà, pensai-je, une bonne occasion de déployer mes talents.
-Très consciencieusement, et d'ailleurs avec un réel plaisir,
-j'écrivis mon essai, dans lequel je mis toute la pénétration et toute
-l'éloquence dont j'étais capable. Aussi, si je fus flatté, je ne fus
-pas surpris lorsque, quelques semaines après mon arrivée à Oxford,
-mon professeur m'annonça d'un air bienveillant que ce serait moi qui
-lirais le samedi suivant.
-</p>
-
-<p>
-Donc, sans m'émouvoir, car j'avais de sérieuses raisons de compter sur
-mon talent de lecture, et avec la gravité qui me paraissait convenir à
-la circonstance, je lus mon essai, et j'ai tout lieu de croire que je le
-lus bien. Aussi, descendant de la tribune, je m'attendais à recevoir
-les félicitations et les remerciements de mes camarades fiers d'avoir
-été si bien représentés. Mais la pauvre Clara, après son premier
-bal, recevant dans le vestiaire les compliments de son cousin, ne fut
-pas plus surprise que je ne le fus de l'accueil que me firent mes
-cousins de la longue table. Ce n'était pas de l'envie, certes, mais du
-dédain, de la colère qui se donnaient carrière sous toutes les
-formes, depuis le sarcasme olympien de Charteris jusqu'à la volée
-d'injures de Grimston.
-</p>
-
-<p>
-On m'expliqua que je m'étais rendu coupable de lèse-majesté
-vis-à-vis de l'ordre des Gentlemen-Commoners; que jamais l'essai d'un
-étudiant privilégié ne devait avoir plus de douze lignes, et encore
-des lignes de quatre mots, et que, si disposé qu'on fût à passer sur
-ma sottise, ma suffisance, mon manque de <i>savoir-faire</i><a name="FNanchor_36_1" id="FNanchor_36_1"></a><a href="#Footnote_36_1" class="fnanchor">[36]</a>,
-l'inconvenance que j'avais commise en écrivant un essai qui eût le
-sens commun, comme un vulgaire étudiant, l'incurie et l'audace dont
-j'avais fait preuve en les tenant là pendant un grand quart d'heure,
-pouvaient peut-être se pardonner une fois à un jeune serin tel que
-moi, mais il fallait que j'y prisse garde: si jamais je recommençais,
-on m'enverrait tout droit à Coventry. Que dis-je? Coventry serait
-encore trop bon pour moi.
-</p>
-
-<p>
-J'ai quelque plaisir, au moins, à me rappeler que je tombai du haut de
-mes nuages sans me faire grand mal sans témoigner un étonnement trop
-ridicule. Je reconnus la justesse des observations qui m'étaient faites
-que cela me fît en rien modifier ma manière d'écrire; je ne me
-rappelle plus ce que j'avais décidé de faire, au cas où j'aurais
-l'honneur de faire les frais d'une autre réunion du samedi. Mes essais
-furent-ils moins heureux, par la suite, mes professeurs en étaient-ils
-fatigués? Toujours est-il que je ne fus plus prié de lire.
-</p>
-
-<p>
-J'aurais dû faire observer que, si ma présentation aux jeunes gens de
-ma table s'était faite si aisément, c'était grâce à un hasard qui
-avait voulu que, pendant deux jours, en 1834, je me fusse trouvé
-bloqué par le mauvais temps à l'hospice du Grimsel avec une trentaine
-de voyageurs de toutes les parties du monde, et entre autres, avec un
-des étudiants privilégiés de Christ Church, un Mr Strangways, avec
-lequel j'avais joue aux échecs et qui s'était un peu intéressé à la
-façon dont je dessinais les rochers de granit dans la neige. À la
-table de Christ Church, il daigna me considérer comme un de ses
-semblables, et le reste de sa bande ayant découvert qu'on pouvait tirer
-de moi quelque amusement sans que je m'en doutasse, et reconnu aussi que
-je ne cherchais pas à réformer les mœurs de mes camarades par esprit
-évangélique ou sous tout autre prétexte également impertinent, on
-m'accueillit avec bienveillance; et, au bout de quinze jours, j'étais
-à peu près à même de choisir parmi les étudiants du collège les
-camarades qui me plaisaient le plus.
-</p>
-
-<p>
-Le bonheur voulut&mdash;un bonheur que je ne saurais rendre avec des
-mots&mdash;que Henry Acland, d'un an ou deux mon aîné, me choisît pour
-ami; il sentit qu'il y avait en moi certaines possibilités qui ne
-pouvaient se développer toutes seules et il me prit affectueusement en
-main. Son appartement, tout voisin de la porte nord de Canterbury,
-était à une cinquantaine de mètres du mien; ce fut bientôt le seul
-endroit où je me sentais heureux, il m'enseigna avec sérénité quelle
-devait être la manière de vivre d'un jeune Anglais de' bon sens, de
-bonne famille et d'éducation large; déjà, nous vivions tous deux dans
-un monde de pensées qui s'étendait bien au delà des murs du collège.
-Il m'entretenait des plaines de Troie; un ou deux ans plus tard, je lui
-indiquai, à l'occasion de son voyage de noces, le sentier qui gravit le
-Montenvers. L'amitié qui nous unit ne s'est jamais altérée, si ce
-n'est pour devenir plus profonde tous les jours.
-</p>
-
-<p>
-J'avais encore d'autres amis, dont quelques-uns furent très gentils
-pour moi, un «college tutor» de premier ordre, et plus tard j'eus pour
-maître particulier le savant à l'esprit si large et si droit dont j'ai
-déjà parlé, Osborne Gordon. À l'angle du grand quadrilatère de Christ
-Church vivait aussi le D<sup>r</sup> Buckland, que j'ai toujours trouvé
-prêt à m'aider dans mon travail, ou, faveur plus grande encore, à me
-laisser l'aider dans le sien, en préparant les épures qui lui étaient
-nécessaires pour ses conférences. Mon dessin des filons granitiques de
-Trewavas Head, avec le petit cutter qui double la pointe, au milieu de
-la rafale, dessin dans le style de Copley Fielding, est encore, je
-crois, dans les archives de la section géologique. Mr Parker, qui
-s'occupait alors de fonder la Société d'architecture, et Charles
-Newton, déjà si profondément observateur, me témoignaient beaucoup
-de sympathie; ils avaient deviné mes goûts et ils me faisaient
-travailler plus scientifiquement l'architecture. La galerie de tableaux
-de Blenheim<a name="FNanchor_37_1" id="FNanchor_37_1"></a><a href="#Footnote_37_1" class="fnanchor">[37]</a> n'était pas à plus de huit milles. Un garçon de mon
-âge pouvait-il se trouver dans de meilleures conditions? Que n'eut-il
-l'esprit de s'en rendre compte et la volonté d'en profiter! Eh bien
-non, j'étais là, ne sachant à quoi me décider, moitié par
-indécision, moitié par bêtise. Rien parmi les humains et les bêtes
-ne peindrait mieux mon attitude d'alors que la description par la pauvre
-petite bergère Agnès du «caneton fourvoyé».
-</p>
-
-<p>
-Je note comme étant un peu à mon honneur le fait que j'aie été
-heureux et non gêné par la présence de ma mère à Oxford. Elle
-était venue s'y installer afin de veiller sur moi autant qu'il était
-en son pouvoir. Pendant mes trois années d'Oxford, elle habita des
-chambres meublées dans High Street (d'abord dans la jolie maison du
-XVI<sup>e</sup> siècle, de Mr Adams, aux boiseries sculptées); mon père
-restait seul à Herne Hill toute la semaine, séparé à la fois de sa femme et
-de son fils, pour l'amour de ce fils. Le samedi il venait nous
-rejoindre, et le dimanche nous allions en famille à Saint-Pierre pour
-le service du matin. À part cela, jamais mes parents ne se montraient
-en public avec moi, dans la crainte que mes camarades ne se moquassent
-de moi ou n'exerçassent leur verve sur le brave Mr Ruskin, marchand de
-vin de Xérès, et la bonne Mrs Ruskin, aux toilettes surannées.
-</p>
-
-<p>
-Personne d'ailleurs, pendant tout le temps que je fus au collège, ne se
-permit de dire un mot malveillant ni sur l'un, ni sur l'autre; personne
-ne se moqua de l'habitude que j'avais de passer mes soirées avec ma
-mère. Mais une fois que la sœur aînée d'Adèle était venue avec son
-mari visiter Oxford, et que j'avais eu la sottise de dire à dîner,
-fort inutilement j'en conviens, que je la connaissais, que c'était la
-comtesse Diane de Maison, mes camarades me blaguèrent sans merci un
-mois durant.
-</p>
-
-<p>
-Le lecteur voudra bien observer aussi que si ma mère m'avait suivi à
-Oxford, ce n'était nullement parce qu'elle ne pouvait pas se passer de
-moi, encore moins parce qu'elle n'avait pas confiance en moi. Elle
-était venue uniquement pour être là en cas d'accident ou de maladie
-subite. Ma mère avait toujours été à la fois mon médecin et ma
-garde-malade et elle m'avait à plusieurs reprises sauvé la vie. Cette
-fois encore, qu'aurais-je fait sans elle? Pendant les deux premières
-années de ma vie d'étudiant, je ne lui causai aucune inquiétude; et
-quelle douceur pour moi, quand venait l'heure du thé, d'aller lui
-raconter ce que j'avais fait ou appris dans la journée!
-</p>
-
-<p>
-Ce qu'était la routine journalière il n'est peut-être pas inutile de
-le dire ici. Après une heure d'étude, même en hiver, l'office du
-matin à la chapelle, auquel je ne manquais jamais; petit déjeuner à
-neuf heures, pendant lequel, tout en savourant un petit pain au beurre,
-je lisais un roman du capitaine Marryat. Ensuite, cours jusqu'à une
-heure, lunch et petite causette avec les uns ou les autres. À deux
-heures, cours de Buckland ou autres. Promenade jusqu'à cinq heures,
-dîner dans le hall; «vin» chez moi ou chez un autre étudiant, corsé
-d'une bonne causerie avec les piocheurs ou quelque fredaine avec mes
-camarades de table. Mais, quoi qu'il arrivât, je m'arrangeais toujours
-pour être à High Street pour l'heure du thé de ma mère,
-c'est-à-dire sept heures, et y rester jusqu'à ce que Tom<a name="FNanchor_38_1" id="FNanchor_38_1"></a><a href="#Footnote_38_1" class="fnanchor">[38]</a>
-m'appelât. Je prenais alors mon galop, et j'arrivais juste au moment
-où l'on fermait la porte de Canterbury; rentré chez moi, je lisais
-encore jusqu'à dix heures. Mais, en somme, tout cela ne donnait pas
-plus de six heures de vrai travail dans la journée; ces six heures, au
-moins, je puis me rendre la justice de constater que je les ai toujours
-employées sans marchander.
-</p>
-
-<p>
-J'ai bien appris, toujours, mon histoire d'Hérodote et, aujourd'hui
-encore, je sens tout le prix de cette acquisition. Walter Brown, mon
-«tutor» auquel je m'étais attaché, était arrivé, par la douceur,
-à me faire entrer quelques verbes grecs dans la tête. Pour les
-mathématiques, elles marchaient bien sous la direction d'un autre
-professeur, Mr Hill; j'avais d'ailleurs l'instinct géométrique et ce
-que je savais, dans cet ordre, je le savais bien. Lors de mon «little
-go»<a name="FNanchor_39_1" id="FNanchor_39_1"></a><a href="#Footnote_39_1" class="fnanchor">[39]</a>, au printemps de 1838, on me remit un graphique des figures
-d'Euclide, comme il était d'usage, avec l'énoncé des problèmes. Je
-repoussai la feuille, disant dédaigneusement à l'examinateur: «Je n'ai
-pas besoin de figures, monsieur.&mdash;Vous ferez mieux de les garder»,
-me répondit-il d'un air bénin; ce que je fis puisqu'il m'en priait;
-mais je pouvais alors et je puis encore dicter, les yeux fermés, la
-démonstration de n'importe quel problème avec les lettres que l'on
-voudra à tous les points. Je passai tout juste pour le latin à
-l'écrit, mais je m'en tirai bien pour le reste et mon professeur fut
-content, sans se rendre compte que, pour cet examen, j'avais donné à
-peu près tout ce que je pouvais donner dans ce genre.
-</p>
-
-<p>
-Pour mon malheur, les deux professeurs supérieurs collège, Kynaston
-(depuis Principal de Saint Paul's), qui enseignait le grec, et Hussey,
-le censeur, qui enseignait je ne sais plus quelle chose ennuyeuse,
-m'étaient antipathiques. Tous deux avaient d'ailleurs pour moi le
-dédain qu'inspire généralement à tout professeur l'enfant élevé à
-la maison. De la part de Kynaston ce n'était pas sans raison, car je
-ne savais pas assez de grec pour comprendre ce qu'il disait,
-et quand un jour, dans une bonne intention, et pour me donner
-l'occasion de déployer mes talents, il me mit en face Ὃρα δέ γʹεἵσω
-τριγλύφων, δʹποι χενὸν δέμας χαθεῐναι, de l'<i>Iphigénie en Tauride</i>,
-et qu'il découvrit, à son grand étonnement et à celui de toute
-la classe, que je ne savais pas ce que c'était qu'un triglyphe,
-son mépris ne connut plus de bornes; de ce jour, lorsqu'il m'adressait
-la parole, c'était avec une sorte d'irritation, de colère sourde.
-Cependant, bien des années plus tard, à l'occasion d'une fête à
-Saint Paul's, il me reçut avec égards et bonté.
-</p>
-
-<p>
-Seuls, les très bons élèves trouvaient grâce devant Hussey. C'était
-le type du censeur-chien. Et de fait, les mœurs du collège étaient
-telles, malheureusement, qu'elles forçaient le plus débonnaire des
-censeurs à devenir féroce. Il avait, de plus, ainsi l'avait voulu le
-ciel dans sa justice, une physionomie terrible; dès le premier jour, il
-fut pour moi une sorte de Gorgone, la Gorgone ou l'Érinnye de Christ
-Church, dont le passage assombrissait non seulement le ciel mais la
-terre.
-</p>
-
-<p>
-Cela m'amuse, quand je jette un coup d'œil en arrière, de voir que
-professeurs et camarades prenaient toujours à mes yeux une forme
-esthétique; je me les représentais comme dans un tableau et je me
-refusais de prime abord à m'intéresser à ceux dont on n'aurait pas pu
-faire de beaux portraits. Mon idéal de professeur, c'était l'<i>Érasme</i>
-d'Holbein ou le <i>Melanchthon</i> de Durer; j'allais même jusqu'aux doges
-du Titien et aux évêques de Bonifazio. Mais je n'en rencontrais guère
-dans Tom ou Peckwater<a name="FNanchor_40_1" id="FNanchor_40_1"></a><a href="#Footnote_40_1" class="fnanchor">[40]</a>. Le D<sup>r</sup> Pusey, lui-même qui ne m'a jamais
-adressé la parole, n'avait rien de pittoresque ni de majestueux. Ce
-n'était qu'un gentilhomme anglais, un ecclésiastique maladif et assez
-dégingandé qui ne vous regardait jamais en face et avait toujours
-l'air d'être tombé de la lune.
-</p>
-
-<p>
-Quant à mon professeur de collège, il avait des yeux noirs, il était
-agréable et animé, mais sans rien de particulièrement impressionnant.
-Je le vois encore allant et venant d'un air important que nous trouvions
-assez ridicule. Kynaston avait une ressemblance comique avec un écolier
-joufflu, Hussey, renfrogné, noir et sec, aussi incapable de gaîté
-que d'enthousiasme; à part cela, faisant son devoir consciencieusement.
-C'était un des membres les plus estimables du collège et de
-l'Université, mais pour moi une calamité de tous les instants, un
-homme dont l'influence me fut beaucoup plus pernicieuse que je ne
-pouvais l'imaginer alors.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, le Doyen dont la droiture évidente, la dignité morale, la
-véritable puissance intellectuelle, d'un genre un peu rude, m'avaient
-inspiré le respect dès le début: mais son aspect général rappelait
-trop l'enseigne du «Cochon rouge» que j'ai vu plus tard à la foire de
-Chartres et qu'un épicier ingénieux avait représenté en raisins
-secs, avec des grains de cassis en guise d'yeux. Sa présence en chair
-et en os, ou seulement la crainte de voir apparaître son fantôme,
-m'inspirait une terreur qui allait jusqu'à la torture; pour moi,
-c'était l'anathème, l'anathème sous la tiare et sous le dais.
-</p>
-
-<p>
-Pourtant, il y avait un des professeurs, avec lequel j'avais peu de
-relations, qui approchait de mon idéal, sans réaliser mes espérances
-en ce temps-là ni peut-être les siennes depuis. Moi, je m'imagine
-qu'il était, pour son malheur, sous la domination de l'ὰνάγκη,
-grecque, représentée par le Doyen actuel. C'était, c'est encore l'un
-des types les plus nobles de l'Anglais distingué, mais je soupçonne
-que ce ne fut passa bonne étoile qui le fit naître Anglais,
-l'élément prosaïque et pratique en lui ayant fini par l'emporter sur
-le sensitif. C'était le seul entre tous les professeurs de mon époque
-qui entendît quoi que ce soit à l'art; et cette réflexion très fine
-qui lui échappa un jour, en parlant Turner, «qu'il s'acharnait sur un
-idéal faux», m'eût été alors bien profitable s'il l'avait
-expliquée et appuyée. Mais, il ne trouvait pas, je pense, que je
-valusse la peine qu'il s'occupât de moi, et, ce qui est plus grave, il
-ne voyait pas assez clair en lui-même pour cultiver ses dispositions
-artistiques.
-</p>
-
-<p>
-Il y avait encore à Oxford, dans le bâtiment de l'angle nord-ouest du
-square du Cardinal, un homme d'un grand esprit et d'un grand cœur; les
-mauvaises chances dont j'eus à souffrir, surtout par ma faute, il faut
-bien le dire, furent largement compensées par le très grand avantage
-de le connaître, avantage dont j'eus le bon esprit de profiter. Le
-D<sup>r</sup> Buckland<a name="FNanchor_41_1" id="FNanchor_41_1"></a><a href="#Footnote_41_1" class="fnanchor">[41]</a> était chanoine de la cathédrale; lui, sa femme, ses
-enfants avaient de la gaîté, de la bonté et assez d'originalité pour
-donner de la vie et de la saveur au collège tout entier.
-</p>
-
-<p>
-Originalité qui tendait à devenir un peu grotesque, ce qui diminuait
-l'influence qu'il aurait pu avoir sans cela. Le Docteur avait trop
-d'humour pour suivre longtemps le côté ennuyeux d'un sujet. Frank
-s'occupait trop de son ourson apprivoisé pour essayer de réprimer les
-instincts un peu ours de sa propre nature; et il ne se passait guère de
-jour que Mit ne commît quelque frasque qui indignait les filles des
-autres professeurs du collège, lesquelles se piquaient de tenue. Mais
-ils étaient tous bons, intelligents, ouverts, animés et vivants au
-plus haut degré; leur fréquentation fut pour moi le meilleur des
-médicaments, elle me sauva.
-</p>
-
-<p>
-Le D<sup>r</sup> Buckland faisait penser à Sydney Smith; il ne l'égalait
-pas comme esprit, mais c'était la même bonne humeur, le même bon sens, la
-même religion bienveillante et joyeuse. Je rencontrais à sa table les
-maîtres de la science: Herschel et d'autres encore, et souvent des
-étrangers polis et intelligents auprès desquels le peu de français
-que je savais, et que mes conversations avec Adèle avaient sensiblement
-amélioré, me fut souvent utile. Autour de cette table hospitalière,
-on se sentait toujours à l'aise, on s'amusait; menus et service
-étaient également intéressants. Je ne me suis jamais consolé, un
-jour que j'étais pris par un malencontreux rendez-vous, d'avoir manqué
-une délicate fricassée de souris; et je me souviens avec ravissement
-d'avoir reçu les bons offices, par une étouffante matinée d'été, de
-deux gracieux petits lézards de la Caroline qui étaient chargés
-d'éloigner les mouches.
-</p>
-
-<p>
-J'ai déjà dit le bonheur, plus grand encore, que j'eus d'être adopté
-par Acland à mon arrivée à Oxford. Sans lui j'eusse perdu la tête,
-mais il me soutenait, me réconfortait; son ironie elle-même était
-douce. Je le trouvais toujours plein de sympathie pour ce qu'il y avait
-de meilleur en moi, d'indulgence pour ce qu'il y avait de pire; de plus,
-il me donnait l'exemple d'une jeune et noble vie anglaise dans toute sa
-pureté, sa sagacité, sa dignité, son insouciance hardie et sa piété
-joyeuse; sa fierté anglaise brillait gentiment à travers tout cela
-comme celle d'une jeune fille heureuse de sa beauté. C'est un sujet
-d'étude intéressant pour moi de comparer l'orgueil silencieux de
-l'Anglais, conscient de ce qu'il est, à l'agitation impatiente du
-Français affamé de «gloire», gloire qu'il devra acquérir au prix
-d'efforts douloureux pour devenir ce qu'il n'est pas.
-</p>
-
-<p>
-Un jour que la Cherwell, grossie par la pluie, roulait ses flots
-impétueux au-dessus d'un déversoir glissant, nous discutions, Acland
-et moi, pour savoir s'il était possible de passer. J'avais déclaré
-péremptoirement que c'était impossible. Sur quoi Acland, enlevant
-souliers et chaussettes, traversa tranquillement, puis revint me
-trouver. Il ne courait d'autre risque que celui de prendre un bain, car
-c'était un nageur de premier ordre: et je crois d'ailleurs qu'il était
-assez raisonnable pour ne pas tenter l'aventure si elle avait présenté
-un réel danger. Mais il l'aurait risquée, je pense, car il possédait
-au plus haut degré la sérénité anglaise à l'heure du danger, ce
-qui, chez les sots, dégénère en goût du danger pour le danger, mais
-ce qui, chez les gens sensés, soldats ou médecins, est la raison du succès.
-Lorsque, trente ans plus tard, le D<sup>r</sup> Acland fit naufrage sur le
-vapeur <i>Tyne</i>, non loin de la côte de Dorset&mdash;le navire s'étant
-échoué la nuit sur des rochers où il resta engagé&mdash;et qu'à l'aube
-on se rendit compte qu'on se trouvait à environ un demi-mille de la
-terre mais séparé d'elle par un dangereux ressac, comme les officiers,
-anxieux, tenaient conseil, que l'équipage s'agitait, que les passagers
-pleuraient ou priaient, on vit avec indignation le D<sup>r</sup> Acland
-paraître à la porte du salon, tiré à quatre épingles dans sa toilette du
-matin, et annoncer que le «déjeuner était servi». Aux clameurs qui
-accueillirent cette apparente indifférence il ne répondit rien,
-faisant remarquer simplement qu'il était impossible qu'aucun canot
-gagnât la plage, et encore plus impossible qu'un canot quittât la
-plage, étant donné l'état de la mer, pour venir à leur secours.
-Donc, tout ce qu'on pouvait espérer, c'était qu'on pût haler les
-passagers à l'aide de cordes jusque sur le rivage, sauf ceux qui
-auraient le courage d'essayer de se sauver à la nage. En tout cas il
-serait sage, mouillés et gelés comme ils l'étaient pour la plupart,
-de commencer la journée en déjeunant comme d'habitude. Les cris
-cessèrent, l'agitation se calma, chacun retrouva ses esprits dans la
-mesure du possible et l'on n'eut à déplorer la mort de personne.
-</p>
-
-<p>
-Le fier et joyeux héroïsme d'Henry Acland m'enchantait, j'y prenais
-plaisir comme aux ébats d'un léopard ou d'un faucon sans que cela
-affectât en rien ma disposition particulière et me donnât envie de
-l'imiter. Trop souvent, je m'étais entendu répéter: Prends garde,
-fais attention. Aussi, n'ai-je jamais songé à le suivre sur les
-barrages glissants ou dans les canots de sauvetage au milieu des vagues
-blanches d'écume; je le suivais plus volontiers dans les sentiers de
-l'art et de la science, car il était de plusieurs années en avance sur
-moi; à défaut d'autre chose, ma sympathie l'encourageait. Avant mon
-entrée à l'Université, il était seul, littéralement seul, à s'intéresser
-sérieusement à ces matières. La géologie, pour le D<sup>r</sup>
-Buckland, n'était qu'une distraction; mais la vie, après tout,
-était-elle pour lui, autre chose? Pour Henry Acland la physiologie
-était un évangile, la bonne parole dont il avait la garde, qu'il
-devait prêcher aux païens, et déjà, dans sa petite chambre
-d'étudiant de Canterbury College, il esquissait le plan d'études qu'il
-a réalisé plus tard dans son cabinet de consultation du quadrilatère
-de Tom, en y introduisant l'étude de la physiologie qui a fait de
-l'Université ce qu'elle est aujourd'hui. La caractéristique d'Acland
-c'est que, tout jeune, il avait déjà le jugement sûr, un but
-déterminé, du talent; s'il n'eût pas, en avançant en âge, été
-écrasé par la routine de ses devoirs professionnels, s'il n'eût pas
-été heureux et pleinement satisfait dans une admirable vie de famille,
-on ne peut dire à quoi il serait arrivé; mais ceux qui l'aiment ne
-sauraient avoir aucun regret, ils ne peuvent qu'être reconnaissants
-qu'il ait été ce qu'il est.
-</p>
-
-<p>
-Après Acland, mais bien loin derrière lui, parmi les idoles
-esthétiques de mon choix auxquelles je demandais d'abord, à quelque
-sexe qu'elles appartinssent, d'être avant tout de belle apparence,
-venait Francis Charteris. Charteris, pour moi, était l'idéal de
-l'Écossais, le plus beau type de la race caucasienne qu'il m'ait été
-donné de voir; son ironie délicate et aisée, sans le moindre venin,
-son sens pratique donnaient un air de hauteur, d'ailleurs inoffensif, à
-sa beauté délicate. Personne ne pouvait lui résister, du moins
-personne ayant quelque peu le sens de l'humour; et quand, un jour, le
-vieux vice-doyen, sortant du portail de Canterbury, croisa Charteris qui
-descendait de cheval en habit rouge défendu aux étudiants, et que
-celui-ci, le pied encore sur l'étrier, se tourna gaiement vers lui et
-lui dit «qu'il avait suivi la meute du Doyen», le vieillard et le
-jeune homme avaient l'air aussi contents l'un que l'autre.
-</p>
-
-<p>
-Charteris, toujours heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ne se
-troublait de rien. Naturellement bien doué, plein d'activité, il
-faisait tout en se jouant; jamais il n'était tombé de cheval à la
-chasse, jamais il n'avait été intimidé en classe, jamais il ne
-s'était troublé à un examen, jamais il n'avait fait de sottises. Un
-seul point noir, il était de santé délicate, ce qui expliquerait
-qu'ait n'ait pas laissé de traces plus profondes.
-</p>
-
-<p>
-Le comte de Desart, après Charteris, était celui de mes camarades de
-table qui m'intéressait le plus. Très bien doué aussi et d'un aimable
-caractère, il avait moins d'activité et, en sa qualité d'Irlandais,
-moins de sens pratique que l'Écossais. L'Université, d'ailleurs, ne
-fit rien pour lui en faire acquérir. Notre époque a mis tout son
-orgueil à niveler les positions, à effacer distinctions entre nobles
-et serviteurs; peut-être eût-il été plus sage, au lieu d'effacer les
-distinctions, d'intervertir les rôles. Alors le droit d'entrée au
-collège de l'humble étudiant et son entretien dépendaient de son
-application, tandis que c'était un des privilèges des nobles de faire
-à l'Université des dons princiers. Ils n'en attendaient rien en retour
-et achetaient, pour des sommes qui dépendaient de leur situation
-sociale, le privilège de ne rien apprendre et de vivre à leur
-fantaisie. Il me semble étrange&mdash;et cela ne me donne pas une très
-haute idée du caractère anglais&mdash;de penser qu'il ne soit jamais venu
-à l'esprit d'un vieux doyen ou d'un jeune duc l'idée que l'Église
-d'Angleterre et la Chambre des Pairs auraient une tout autre situation
-dans le pays, si l'examen d'entrée, au contraire, avait été plus
-difficile pour les riches que pour les pauvres, et si la naissance et
-les bonnes manières d'un étudiant avaient été proclamées à la fois
-par le blason de son sceau, le gland de son bonnet, l'excellence de sa
-conduite et la solidité de son érudition.
-</p>
-
-<p>
-À cet égard, on reconnaîtra toujours un élève d'Eton ou de Harrow,
-qu'il arrive à quelque chose ou qu'il n'arrive à rien. Mais combien
-des plus hautes qualités de la noblesse anglaise se trouvent perdues
-par l'incurie de son éducation universitaire! Hélas! elle n'aura
-peut-être que trop tôt l'occasion de s'en apercevoir.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai pas grand'chose à dire de mon camarade irlandais, si ce n'est
-que je l'admirais beaucoup et que c'est lui qui a offert le souper où,
-étudiant de première année, mon entrée au corps des étudiants
-privilégiés fut solennellement ratifiée. J'eus à soutenir le feu des
-regards curieux lors de l'épreuve des toasts obligatoires, mais mes
-amphitryons n'avaient pas soupçonné que je pouvais me connaître en
-vins autant qu'eux. Lorsque nous nous séparâmes au petit jour, j'aidai
-à descendre le fils du doyen et je dus retraverser la cour de Peckwater
-pour rentrer chez moi; je me souviens que, tout en marchant, je me
-demandais si la trigonométrie ne pouvait pas m'aider à savoir si je me
-dirigeais en droite ligne sur le réverbère au-dessus de la porte. À
-partir de ce jour, c'est-à-dire environ trois semaines après mon
-installation au collège, on fut obligé de reconnaître que, si
-empoté, si poule mouillée que je fusse, je savais à l'occasion me
-faire respecter aussi bien qu'un autre, et, le trimestre suivant, quand
-ce fut à mon tour de rendre la politesse, on admit que j'offrais
-d'excellent vin, bien qu'il ne portât aucune étiquette révélatrice,
-et que je regardais sans mauvaise humeur apparente mes camarades lancer
-par la fenêtre aux enfants du concierge les fruits que j'avais fait
-venir de Londres à grands frais; ce qui était bien mieux encore, que
-j'acceptais la plaisanterie sans me fâcher, quoique je ne pusse pas
-moi-même plaisanter, et que je m'intéressais à la conversation même
-quand je n'en comprenais pas le premier mot, au point qu'un jour Bob
-Grimston me fit l'honneur de m'emmener à la taverne au delà de
-Magdalen Bridge: il voulait obtenir du landlord quelques renseignements
-sur les chevaux engagés dans le Derby, chose fort délicate à laquelle
-on n'arrivait qu'en usant de diplomatie, en s'asseyant sur le bout de la
-table de la cuisine et en causant d'un air détaché.
-</p>
-
-<p>
-Quelques-uns de mes camarades, parmi les plus sérieux, s'intéressaient
-à mes dessins; et deux d'entre eux&mdash;Scott Murray et lord
-Kildare&mdash;étaient aussi exacts que moi-même à l'office quotidien; nous
-avions sur la vie du collège et ses résultats des idées communes.
-Cette seconde année passa agréablement et mes parents purent
-s'imaginer que je prenais position à l'Université. Je fus reçu, sans
-opposition, du Cercle de Christ Church qui tenait ses réunions au coin
-d'Oriel Lane, en face du «beau portail» de l'église St-Mary. Les
-registres de la Société portaient les noms de la plupart des hommes du
-monde les plus distingués qui avaient passé par Christ Church dans les
-dix ou douze années précédentes.
-</p>
-
-<p>
-Dans ce milieu luxueux et honorable aux yeux du monde, mon esprit, qui
-avait recouvré sa tranquillité et son ressort, acquérait
-insensiblement chaque jour un tant soit peu de sens pratique, et je
-crois vraiment que pendant cette année j'ai plus et mieux travaillé
-que je ne le pensais alors. Il me semble aujourd'hui j'ai connu
-Thucydide, comme j'ai connu Homère (celui de Pope), dès que j'ai su
-lire. En tous les cas le fait qu'un garçon, qui savait si peu de grec
-à dix-sept sût son Thucydide sur le bout du doigt à dix-huit,
-implique un effort sérieux. L'honnêteté admirable du soldat grec, sa
-haute éducation, la profondeur de ses vues politiques, le mépris qu'il
-avait de la forme&mdash;car il ne cherchait qu'à dire avec force ce qu'il
-avait à dire&mdash;tout m'intéressait puissamment en lui comme écrivain;
-en même temps son sujet, la plus grande tragédie qui se soit jouée
-dans le monde, le suicide de la Grèce, éveillait en moi une sympathie
-qui développait en même temps mon cœur et mon intelligence.
-</p>
-
-<p>
-J'ouvre et je pose à côté de moi, pendant que j'écris le troisième
-volume si soigneusement conservé sur lequel j'ai tant peiné. Je
-retrouve, entre ses pages mes notes d'une fine écriture serrée; et je
-lis avec une surprise pleine de reconnaissance la dernière phrase de la
-préface d'Arnold datée de Fox How, Ambleside, janvier 1835:
-</p>
-
-<p>
-«Les plus folles extravagances du néfaste athéisme des temps modernes
-n'iront jamais plus loin que les sophistes de la Grèce ne sont allés.
-Tout ce que l'audace peut oser et inventer pour changer le sens des mots
-«le bien» et «le mal», on l'a essayé au temps de Platon; mais
-grâce à son éloquence, à sa sagesse, à sa foi inébranlable, ils
-ont été confondus.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_36_1" id="Footnote_36_1"></a><a href="#FNanchor_36_1"><span class="label">[36]</span></a>En français dans le texte.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_37_1" id="Footnote_37_1"></a><a href="#FNanchor_37_1"><span class="label">[37]</span></a>Château du duc de Marlborough. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_38_1" id="Footnote_38_1"></a><a href="#FNanchor_38_1"><span class="label">[38]</span></a>J'essaie autant que possible de ne pas abuser des notes, mais
-je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas Anglais
-que «Tom» est le nom de la grosse cloche d'Oxford, celle de la tour de
-l'ouest de Christ Church.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_39_1" id="Footnote_39_1"></a><a href="#FNanchor_39_1"><span class="label">[39]</span></a>Le premier examen du baccalauréat «little go» ou «smalls»
-terme usité à Cambridge et à Oxford. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_40_1" id="Footnote_40_1"></a><a href="#FNanchor_40_1"><span class="label">[40]</span></a>Cours ou quadrangles du grand collège de Christ Church. (Note
-du traducteur).</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_41_1" id="Footnote_41_1"></a><a href="#FNanchor_41_1"><span class="label">[41]</span></a>Plus tard, doyen de Westminster, célèbre surtout comme
-géologue. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE XII</h4>
-
-<h4><a id="LA_CHAPELLE_DE_ROSLYN">LA CHAPELLE DE ROSLYN</a></h4>
-
-<p>
-Il me faut revenir, avant de clore le récit fort décousu de ces vingt
-premières années, sur deux ou trois épisodes perdus au milieu de
-cette année 1836, car ils eurent de l'influence sur la suite de mes
-travaux.
-</p>
-
-<p>
-Il m'est impossible de retrouver à quelle date mon père fit
-l'acquisition de son premier Copley Fielding: <i>Between King's House and
-Inveroran, Argyllshire</i>. Nous le payâmes un prix extrêmement élevé
-pour <i>nous</i>, douze cents francs; le jour où on nous l'apporta il y eut
-fête à la maison, et, encore bien des jours après, nous passâmes des
-heures à l'admirer en nous figurant que collines, pluie, tout cela
-était vrai.
-</p>
-
-<p>
-Mon père et moi nous nous entendions à merveille sur Copley Fielding
-et vraiment je regrette souvent de n'avoir pas vécu dans quelque coin
-perdu du monde sans avoir jamais vu d'autre peinture que celle de Prout
-et la sienne. Nous n'eûmes plus qu'une idée, après avoir acheté
-notre Fielding, faire sa connaissance; et combien cette amitié nous fut
-précieuse, car c'était le plus modeste des présidents, le plus naïf
-des peintres, sans ombre de romantisme avec seulement un amour
-passionné pour le soleil du Bon Dieu et pour les collines natales.
-Tandis que Stanfield Harding et Roberts voyageaient en Italie, en
-Sicile, en Styrie, en Bohême, en Illyrie, dans les Alpes, les
-Pyrénées, la Sierra Morena, Fielding n'allait même pas jusqu'à
-Calais; chaque année, il retournait à Saddleback et à Ben Venue, et
-souvent même Sandgate et les dunes de Sussex lui suffisaient.
-</p>
-
-<p>
-Les dessins que j'exécutai en 1835 étaient réellement intéressants,
-même pour des artistes; ils indiquaient des dispositions suffisantes
-pour que mon père ait jugé utile de me faire passer de l'enseignement
-de Mr Runciman à quelque chose de tout à fait supérieur. Tout membre
-de la Société des aquarellistes faisait payer ses leçons une guinée;
-il est vrai qu'en six leçons, on arrivait, disait-on, à un bon talent
-d'aquarelliste amateur. Notre choix, comme professeur, était fait
-d'avance, et je ne saurais dire qui de moi ou de mon père a le plus
-joui de ces six heures passées dans l'atelier de Fielding. L'admiration
-de mon père touchait l'artiste, qui trouvait le plus grand plaisir à
-causer avec lui pendant que je prenais ma leçon, et cependant mon
-père, timide et réservé, n'était réellement lui-même que la plume
-à la main. J'ai eu le bonheur de retrouver une lettre de 1830 qui
-montre bien quelle valeur Northcote attachait à l'opinion de mon père.
-C'était à propos d'un ouvrage de critique demeuré classique, le
-meilleur qu'on ait fait jusqu'ici basé sur les principes de l'école de
-Reynolds:
-</p>
-
-<p>
-«Cher Monsieur, j'ai reçu votre lettre si aimable et si encourageante,
-mais j'ai été désolé d'apprendre que vous aviez été malade;
-j'espère que vous êtes tout à fait rétabli. Les éloges que vous
-voulez bien faire de moi et du volume de «Conversations» me font plus
-de plaisir que vous ne pouvez imaginer; d'autant que le livre a paru
-sans mon autorisation, et sous sa première forme, dans les Revues, sans
-même que j'en eusse connaissance. J'ai fait tout ce qui était en mon
-pouvoir pour en arrêter la publication parce qu'il s'y trouve quelques
-jugements très sévères sur des personnes, que je n'aurais pas voulu
-voir imprimés; de plus, Hazlitt, qui est un homme de beaucoup de
-talent, a la dent fort dure et il a souvent exagéré ce que je lui
-avais dit en confidence. Quoi qu'il en soit, je bénis Dieu que ce
-livre, qui a été pour moi l'occasion de tant de trouble, ait
-l'approbation d'un esprit comme le vôtre. Cette approbation est un
-grand réconfort; elle me met l'âme en repos.
-</p>
-
-<p>
-«Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mrs Ruskin qui, je
-l'espère, est en bonne santé. Mes bons souvenirs à votre fils.
-</p>
-
-<p>
-«Toujours, cher Monsieur, votre ami très reconnaissant<a name="FNanchor_42_1" id="FNanchor_42_1"></a><a href="#Footnote_42_1" class="fnanchor">[42]</a> et très
-humble serviteur.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">«JAMES NORTHCOTE.»</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">Argyll-House, 13 octobre 1830.</p>
-<p style="margin-left: 15%;">À John J. Ruskin, Esq.</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Les six leçons s'allongèrent, en devinrent huit ou neuf, pendant
-lesquelles Copley Fielding m'apprit à superposer des lavis de teintes
-diverses, à confectionner ainsi des ciels avec du cobalt, de la garance
-et de l'ocre jaune, à faire les sommets de montagnes au moyen de
-touches brisées, inégales; à représenter un lac aux eaux calmes par
-de larges bandes d'ombre séparées à des intervalles de trois ou
-quatre millimètres par des lignes lumineuses; à faire les nuages noirs
-et la pluie à l'aide de douze ou vingt lavis successifs, et, avec un
-pinceau sec, à saupoudrer de terre de Sienne brûlée les feuillages et
-les premiers plans. À l'aide de ces principes, je réussis à copier
-une aquarelle de 12 x 9 de Ben Venue et des Trosachs, avec des vaches
-brunes sur les bords du Loch Achray, que Fielding fit devant moi.
-J'étais si content de mon aquarelle que je l'accrochai au-dessus de la
-cheminée de ma chambre; je m'endormais le soir en la contemplant, et,
-le matin, c'était la première chose que je voyais au réveil. Plaisir
-fait d'amour-propre satisfait sans doute, mais aussi du sentiment que
-j'avais acquis quelque chose de nouveau. Je me sentais comme exalté,
-soulevé par un air plus léger et en même temps plus fort. Hélas!
-cette première conquête ne fut pas suivie de beaucoup d'autres. Je
-m'étais attendu à des progrès constants et réguliers, il n'en fut
-rien. Mes pauvres lavis, quelque soin que j'y misse, n'arrivaient jamais
-au fondu de Fielding, et mes saupoudrages de terre brûlée, toujours
-les mêmes, donnaient de la monotonie. Ce qui me découragea surtout,
-c'était l'impossibilité d'utiliser les procédés de Fielding pour les
-Alpes. Mes touches brisées, inégales, ne représentaient pas mieux des
-aiguilles que mes ombres régulières les eaux du lac de Genève.
-J'abandonnai l'aquarelle avec l'idée, que je ne formulais pas, que je
-n'étais pas doué pour cet art&mdash;la vérité, c'est que la composition
-en couleur n'était pas dans mes cordes&mdash;et je me remis au dessin, au
-pur dessin, avec courage.
-</p>
-
-<p>
-À cette époque, je n'avais pas encore vu une aquarelle de Turner.
-Était-ce lourdeur d'esprit ou prudence, je continuais en toute
-tranquillité à copier les reproductions dans le volume de Rogers sans
-m'inquiéter même de savoir où étaient les originaux. Ils étaient
-enfouis au fond d'un vieux tiroir dans Queen Anne Street, aussi
-inaccessible pour moi que le fond de la mer; si je les avais vus,
-peut-être cela n'eût-il servi qu'à me gâter le plaisir que me
-donnaient les gravures. Mon indifférence à cet égard eut du bon, et
-plus je songe à mon manque de curiosité, dont ce n'est là qu'un
-exemple, plus j'éprouve de reconnaissance et même de respect pour
-cette habitude, que j'ai conservée toute ma vie, de travailler avec
-résignation à ce que j'ai sous la main, tant que je peux le faire, et
-à regarder ce que j'ai sous les yeux tant que je peux le voir. D'autre
-part, pour les grands Turner, la pensée de les imiter ne me venait
-même pas et l'effet qu'ils ont produit sur moi avant 1836 est fort mêlé;
-plusieurs, comme <i>Quillebœuf</i> ou <i>Les chargeurs de charbon</i>,
-étaient peu agréables de couleur; et la <i>Fontaine de l'Indolence</i> ou
-la <i>Branche d'or</i> m'apparaissaient sans doute quelque peu fantastiques
-à côté du naturalisme de Landseer, de l'émotion humaine, et de
-l'intelligibilité de Wilkie.
-</p>
-
-<p>
-Mais en 1836, Turner exposa trois tableaux dans sa dernière manière et
-où son originalité se traduisait avec tout l'art dont il était capable;
-c'était <i>Juliette avec sa nourrice, Rome vue du Mont Aventin</i>,
-et <i>Mercure et Argus</i>. La fantaisie qui lui avait fait choisir comme
-cadre à sa <i>Juliette</i> Venise au lieu de Vérone, les fantasmagories de
-l'éclairage, les feux d'artifice au travers desquels on reconnaissait
-à peine Venise, furent l'occasion d'un article qui parut dans le
-<i>Blackwood's Magazine</i> et où le critique, avec beaucoup de force mais
-sans aucun ménagement et encore moins de politesse, exprimait les
-sentiments que suggéraient aux élèves de sir George Beaumont ces vues
-de nature qui n'avaient rien d'orthodoxe.
-</p>
-
-<p>
-Cet article souleva en moi une «sainte colère», qui ne s'est jamais
-calmée d'ailleurs, et comme j'étais déjà plein de confiance dans mes
-talents d'écrivain, que je sentais et pouvais expliquer le charme de
-l'œuvre de Turner, j'écrivis une réponse au <i>Blackwood</i> dont je
-serais curieux aujourd'hui de retrouver quelques fragments. Mon père
-jugea convenable de demander à Turner la permission de publier cette
-réponse. Je la recopiai donc de ma plus belle écriture, et l'envoyai
-au Maître qui, à cette occasion, m'écrivit la lettre suivante:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 40%;">47, Queen Ann (<i>sic</i>) Street West.</p>
-<p style="margin-left: 45%;">6 octobre 1836.</p>
-
-<p>
-«Mon cher monsieur, laissez-moi vous remercier de votre zèle, de votre
-amabilité et de la peine que vous avez prise au sujet des critiques que
-le <i>Blackwood's Magazine</i> d'octobre a faites de mes tableaux; je ne
-m'agite pas pour si peu; ces choses-là sont sans importance; répondre
-ne sert qu'à aggraver le mal. On a peur que mes idées ne fassent
-tourner la pâte et que toute la provision de farine ne soit gâtée.
-</p>
-
-<p>
-«P. S.&mdash;Si vous désirez que je vous renvoie le manuscrit, soyez assez
-aimable pour me le faire savoir. Sinon, et avec votre permission, je
-l'enverrai au possesseur du tableau de <i>Juliette</i>.»
-</p>
-
-<p>
-La signature manque au bas de la lettre; je l'ai coupée, sans doute
-pour le plus grand bonheur d'un amateur d'autographes. Quelques années
-plus tard, les lettres de Turner à mon père se terminaient par cette
-formule toujours la même: «Bien sincèrement vôtre», celles qu'il
-m'adressait, simplement par «Sincèrement vôtre».
-</p>
-
-<p>
-Le «possesseur du tableau» était Mr Munro de Novar, qui ne m'a jamais
-parlé de la façon dont le premier chapitre de <i>Modern Pointers</i> était
-tombé entre ses mains, et, de mon côté, je n'ai pas attaché assez
-d'importance à la chose pour lui en parler. Je continuai de travailler
-d'après les gravures de Turner pendant un ou deux ans, tout en mettant
-à profit les procédés de Copley Fielding, chaque fois qu'en voyage,
-pendant les vacances, je faisais une étude en couleur. Nous fîmes
-trois voyages, trois étés de suite, sans traverser la Manche. En 1837,
-le Yorkshire et les lacs; en 1838, l'Écosse; en 1839, les Cornouailles.
-</p>
-
-<p>
-C'est pendant le voyage de 1837, j'avais dix-huit ans, que j'éprouvai
-pour la dernière fois l'amour pur et enfantin de la nature, où
-Wordsworth, bien légèrement, voit une preuve de l'immortalité. Nous
-passâmes par la North Road, comme nous en avions l'habitude; le
-quatrième jour, nous arrivions à Catterick Bridge, où le joli
-ruisseau clair, qui court sur un lit de cailloux à travers une vallée
-entourée de collines, fait pressentir les landes et les ravins de la
-partie montagneuse du Yorkshire. Au bord du petit ruisseau, je ressentis
-cette émotion comme je ne l'ai plus retrouvée depuis; émotion qui
-n'est possible que dans la jeunesse, car tout souci, tout regret, la
-conscience du mal la détruit: elle veut une sensibilité intacte et
-l'espérance dans l'avenir; non que je croie la jeunesse incapable de
-sentir ce qu'il y a de meilleur dans cet amour, à l'heure de la maladie
-et dans l'attente de la mort, mais seulement si la mort lui semble un
-don de Dieu.
-</p>
-
-<p>
-Ces émotions, quant à moi, je ne les ai jamais éprouvées que dans
-des lieux sauvages, j'entends par là des endroits où la main de
-l'homme n'était pas intervenue, et en particulier au bord des rivières
-ou dans le voisinage de la mer. Le sentiment de la liberté, de la
-grandeur, de la puissance non profanée de la nature y était un
-élément essentiel. Je jouissais d'une pelouse, d'un jardin, d'une
-prairie émaillée de pâquerettes, d'un étang paisible, comme en
-jouissent les autres enfants; mais sur les rives de la Wandel, sur les
-dunes de Sandgate ou au bord d'un ruisseau dans un ravin du Yorkshire,
-je ne me sentais pas semblable aux autres enfants; mais comment exprimer
-cette émotion, même lorsqu'on l'a le plus fortement éprouvée?
-L'expression de Wordsworth: «j'en étais hanté comme par une
-passion», ne la traduit qu'imparfaitement: ce n'est pas comme une
-passion, qu'il faudrait dire, car <i>c'est</i> une passion; et la question,
-question délicate, est précisément de savoir en quoi elle <i>diffère</i>
-des autres passions; quel est le sentiment humain, humain au plus haut
-degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la pierre, un
-nuage pour l'amour du nuage? Le singe aime le singe pour l'amour du
-singe, il aime une noisette pour l'amande qu'elle renferme, mais il
-n'aime pas une pierre pour une pierre. Les pierres étaient pour moi du
-pain sans que le Démon y fût pour rien.
-</p>
-
-<p>
-J'étais très différent, qu'on me permette de le redire encore une
-fois, des autres enfants, même de ceux qui me ressemblaient le plus,
-pas tant par la nature du sentiment que parle mélange et la diversité
-de ses éléments. Ma petite cruche d'argile débordait à la fois, si
-je puis dire, de la vénération de Wordsworth, de la sensibilité de
-Shelley, et de la précision de Turner. Je voyais comme Wordsworth dans
-un perce-neige une partie du Sermon sur la Montagne; mais je n'aurais
-jamais adressé de sonnets à la chélidoine, parce qu'elle est d'un
-jaune criard et de forme imparfaite. Comme Shelley, j'aimais le ciel
-bleu et les yeux bleus, mais je n'ai jamais un instant confondu les
-cieux avec ma pauvre petite âme. La vénération et la passion
-gardaient leurs places respectives, grâce à l'élément constructif,
-à la Turner, qu'il y avait en moi. Je ne m'épuisais pas à souhaiter
-qu'une pâquerette pût se réjouir de la beauté de son ombre. Je
-m'appliquais tout bonnement à dessiner exactement cette ombre.
-</p>
-
-<p>
-Mais les lois qui régissaient ma nature étaient si fermes, si
-chimiquement inaltérables, qu'à l'heure actuelle, 1886, jetant un coup
-d'œil en arrière, sur les rives de ce cours d'eau, vers ce ruisseau de
-1837 où je vois se dérouler toute ma jeunesse, je ne me trouve
-<i>changé</i> en rien. Quelques parties de moi-même sont mortes, mais
-d'autres, plus nombreuses, se sont fortifiées. J'ai appris certaines
-choses, j'en ai oublié beaucoup; au total, je ne suis que le même
-adolescent, déçu et rhumatisant.
-</p>
-
-<p>
-Pour mieux faire comprendre cette opiniâtreté de ma nature qui n'a
-rien du durcissement du bois par les années, mais tient plutôt du
-tissu de la moelle, que l'on me permette d'insister encore un instant
-sur l'étrange plaisir que je ressentis en 1837 à revoir les lieux où,
-écolier, j'avais erré. Il n'est pas d'enfant qui ait ressenti une
-impression plus vive à la vue de l'Italie et des Alpes; il n'est pas
-d'enfant, pas d'homme qui fit mieux la différence entre une chaumière
-du Cumberland et un palais vénitien, entre un ruisseau du Cumberland et
-le Rhône: c'est ce dont on trouve une expression, l'année suivante,
-dans ma première tentative littéraire qui donnât des espérances.
-</p>
-
-<p>
-Si grand, toutefois, qu'ait été mon enthousiasme, si délirantes les
-joies éprouvées sur le continent, rien ne peut se comparer au bonheur
-que j'eus à me retrouver sur les bords d'un ruisseau du Yorkshire.
-C'était pour moi retrouver le ciel. Nous poussâmes jusqu'au Cumberland
-que nous connaissions déjà si bien, mon père me faisant faire
-l'ascension du Scawfell et de l'Helvellyn avec un guide expérimenté de
-Keswick, Mr Wright, qui se connaissait en minéralogie; et notre été
-se passa paisiblement et non sans profit.
-</p>
-
-<p>
-Un petit incident, que je situe vers le commencement de 1838, prouve que
-j'avais recouvré ma tranquillité d'âme et mon bon sens, et que l'on
-aurait pu me décider alors sans trop de peine à me fixer dans une vie
-simple et saine, mais il aurait fallu pour cela que mes parents sussent
-profiter de la chance qui se présentait.
-</p>
-
-<p>
-J'ai oublié de dire, lorsque j'ai parlé de nos amis Mr et Mrs Richard
-Gray, que, dans mon enfance, ma mère avait aussi une autre amie, qui
-habitait en haut de Camberwell Grove. Elle s'appelait Mrs Withers.
-C'était une excellente femme, très pieuse, qui aidait ma mère dans
-ses charités. Mr Withers, gros négociant en charbons, fit plus tard de
-mauvaises affaires. L'un et l'autre ne m'ont laissé qu'un souvenir
-effacé. Mrs Withers, qui avait été très mêlée à la vie de ma
-mère, avait disparu de notre horizon avant que je ne d'âge à
-conserver fusse d'elle une impression nette.
-</p>
-
-<p>
-Au printemps de cette année 1838, Mr Withers, devenu veuf, qui vivait
-retiré à la campagne, était venu à Londres pour affaires; il avait
-amené sa fille unique afin de la présenter à ma mère; et ma
-mère&mdash;comment expliquer un fait si contraire à ses
-habitudes?&mdash;l'avait invitée à passer quelques jours avec nous pendant
-que son père faisait une tournée d'affaires.
-</p>
-
-<p>
-Charlotte Withers avait seize ans, elle était mignonne, un peu frêle,
-délicate, impressionnable et blonde, avec un teint charmant malgré des
-taches de rousseur, et une grâce naturelle qui rappelait celle d'une
-fleur des prés; intelligente, affectueuse, l'âme tout à fait droite,
-et d'une piété qui n'avait rien d'agressif. En somme, une petite
-créature douce, un peu ordinaire, pas jolie, mais agréable à regarder
-lorsque ses yeux se posaient sur les vôtres et qu'elle n'était pas
-distraite.
-</p>
-
-<p>
-En moins d'une semaine, nous étions devenus très bons amis. Nous
-causions musique, peinture; j'écrivis pour son édification un essai de
-neuf pages, grand format, sur beau papier, où j'exposais triomphalement
-mes idées sans rien laisser subsister des siennes. C'était ma manière
-ordinaire de faire ma cour aux femmes. Charlotte Withers fut très
-flattée du grand honneur que je lui faisais, et elle emporta mon essai
-comme un bon élève le prix qu'on vient de lui décerner. Comme je le
-disais plus haut, si mon père et ma mère avaient voulu qu'elle
-prolongeât son séjour d'un mois, nous serions certainement tombés
-amoureux l'un de l'autre, très doucement, en toute sérénité; il ne
-dépendait que d'eux de me faire épouser cette gentille petite femme,
-et de m'installer, étant donné mon goût pour la géologie, dans le
-commerce du charbon, je n'aurais opposé aucune résistance. Mais je ne
-crois pas que l'idée leur en soit seulement venue. Charlotte n'était
-pas la femme qu'ils rêvaient pour moi. Si bien que Charlotte nous
-quitta à la fin de la semaine au retour de son père. Je l'accompagnai
-jusqu'à Cumberland Green, nous nous séparâmes avec quelque tristesse
-de part et d'autre au coin de la New Road, et cette possibilité d'un
-bonheur paisible s'évanouit pour toujours. Peu après, son père
-«négocia» pour elle un mariage avec un gros commerçant de Newcastle.
-Elle se soumit, en fille obéissante qu'elle était. Traitée par son
-mari à peu près comme un de ses sacs de charbon, elle mourut au bout
-d'un ou deux ans de mariage.
-</p>
-
-<p>
-Ce petit incident me prouva, et j'en fus humilié, que ma mère avait eu
-raison lorsque, à ma grande indignation, elle m'avait assuré qu'Adèle
-n'était pas la seule jeune fille qu'il y eût au monde; et les joies
-que me donna le voyage que nous fîmes cette année-là dans les
-Trosachs n'eurent pas les honneurs d'une description en vers byroniens;
-j'avais aussi renoncé à la tragédie, car, après avoir décrit une
-gondole, un bravo, la divine Bianca et le clair de lune sur le Grand
-Canal, j'avais trouvé que je n'avais plus grand'chose à dire.
-</p>
-
-<p>
-Le pays de Scott me prit tout entier. À quoi bon dire au lecteur
-d'aujourd'hui que les bords du Loch Katrine, à l'extrémité est du
-lac, étaient encore tels que Scott les a vus et décrits:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Onward, amid the copse 'gan peep,</span><br />
-<span class="i0">A narrow inlet, still and deep<a name="FNanchor_43_1" id="FNanchor_43_1"></a><a href="#Footnote_43_1" class="fnanchor">[43]</a>!</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Rien de plus vrai, de plus adorablement exact. Au bord du sentier (ce
-n'était qu'un sentier) qui serpentait à travers les Trosachs, sombre
-et silencieux, sous les myrtilles, rêvait un étang aux eaux limpides,
-aux rives sinueuses, un étang qui n'avait pas plus de cinq pieds de
-large à sa naissance et qui reflétait les herbes et les mousses
-entrelacées de ses bords sous une voûte de feuillage si touffue qu'à
-peine apercevait-on le bleu du ciel au travers.
-</p>
-
-<p>
-Ce petit bras du Loch Katrine est étrange par lui-même; je n'ai vu
-nulle part rien qui y ressemblât. C'est un méandre aux eaux profondes,
-sans ruisseau apparent qui vienne l'alimenter, phénomène qui n'est
-possible, j'imagine, qu'au milieu de ces amas de rochers bizarres des
-Trosachs. Cette beauté étrange, cette merveille naturelle, le plus
-beau des poèmes que l'Écosse ait chantés au bord de ses cours d'eau
-l'a immortalisée. Pourrait-on croire que tout ce que le XIX<sup>e</sup>
-siècle a su inventer pour honorer ce délicieux coin de montagne, cet
-héritage sacré, ç'a été de permettre à un bateau à vapeur de venir y
-fourrer son nez, de cacher ses myrtilles sous une plate-forme en
-planches et d'y faire courir au pas de charge des hordes de touristes?
-</p>
-
-<p>
-C'eût été un grand bienfait pour moi de faire l'ascension du Ben
-Venue et du Ben Ledi, le marteau à la main, comme Scawfell et
-Helvellyn. Mais j'étais absorbé alors par un travail littéraire,
-auquel la vue de Roslyn et de Melrose donnait encore plus d'intérêt.
-L'idée m'en était venue pendant l'été de 1837; elle était née,
-j'imagine, du contraste, qui m'avait vivement frappé, entre les
-habitations rustiques du Westmoreland et celles d'Italie. Toujours
-est-il que le numéro de novembre 1837 de l'<i>Architectural Magazine</i> de
-Loudon débute par un article intitulé: «Introduction à la poésie de
-l'Architecture», ou «l'Architecture des Nations de l'Europe envisagée
-dans ses rapports avec l'aspect naturel du pays et le caractère
-national», par Kataphusin. Il m'était impossible de donner en moins de
-mots, et en mots plus significatifs, la définition de ce que je devais
-passer plus de la moitié de ma vie à expliquer. «Selon la nature»
-disait l'esprit dans lequel je devais traiter ce sujet aussi bien que
-tous les autres. Que j'aie cru devoir prendre un nom de plume me semble
-indiquer (comme aussi que je n'aie pas signé la première édition des
-<i>Modern Pointers</i>) une confiance dans mon jugement assez déplacée chez
-un garçon de dix-huit ans. Si mon père ou mon professeur m'avait dit
-alors: «Écris comme un jeune homme doit écrire, laisse au lecteur le
-soin de découvrir ce que tu sais, amène-le doucement à tes idées»,
-je n'aurais sans doute pas à rougir de mes premiers essais.
-M'eussent-ils dit plus sévèrement encore: «Tais-toi, attends le
-moment où tu n'auras plus besoin de t'excuser auprès de ton lecteur»,
-j'aurais été peut-être, plus tard, satisfait de mon œuvre. Tels
-qu'ils sont, en dépit de leur prétention, de leur peu de profondeur,
-ces essais de ma jeunesse vont assez droit au but; et ils se distinguent
-déjà de la littérature de l'époque par l'ingéniosité de la forme,
-qualité que le public a bien voulu me reconnaître dès le début.
-</p>
-
-<p>
-J'ai dit plus haut que c'était la lecture assidue de la Bible qui
-m'avait empêché de modeler mon style entièrement sur celui de
-Johnson. Dans une certaine mesure, c'est ce que j'ai fait; et dans ces
-premiers essais je m'y suis appliqué, en partie parce que je ne pouvais
-pas faire autrement, en partie de propos délibéré.
-</p>
-
-<p>
-Lors de nos voyages à l'étranger, comme il était important de ne pas
-augmenter inutilement le poids des bagages, mon père avait jugé que quatre
-petits volumes de Johnson&mdash;<i>the Idler et the Rambler</i>&mdash;sous
-des noms appropriés aux circonstances, contenaient autant de nourriture
-substantielle pour l'esprit qu'il était possible d'en trouver sous une
-forme aussi réduite. Par conséquent, quand j'avais une heure de liberté,
-ou quand il pleuvait, je lisais quelques pages dudit <i>Rambler</i>
-ou dudit <i>Idler</i>. Ces tournures de phrases qui revenaient ainsi sans
-cesse se gravèrent dans mon esprit; et il me fut impossible, pendant de
-longues années, de me débarrasser du rythme de la cadence
-johnsonienne, phrases comme des coups de sabre, propres à fendre le
-cimier d'un ennemi ou comme des coups de pilon, capables d'enfoncer les
-fondations d'un principe. Il ne m'est jamais venu à l'idée, fût-ce un
-instant, de comparer Johnson à Scott, Pope, Byron ou à aucun des
-grands écrivains vraiment grands que j'aimais, mais j'avais dès le premier
-moment&mdash;et je n'ai point changé à cet égard&mdash;toujours reconnu
-en lui un écrivain absolument sincère, appréciant les choses et les
-coutumes du monde à leur juste valeur. Je prisais sa phrase, non
-seulement en raison de sa symétrie, mais aussi parce qu'elle était
-juste et claire. C'est un goût qui n'est pas très commun; le public
-demande plus souvent à un auteur d'exposer ses propres idées en termes
-élégants, et on le trouve aussi disposé à applaudir une phrase de
-Macaulay, qui peut très bien ne rien dire du tout, qu'à faire fit d'une
-de celles de Johnson, si elle est hostile à leurs préventions, bien
-que la symétrie en fût celle de coups de tonnerre se répondant d'un
-horizon à l'autre.
-</p>
-
-<p>
-Ce fut un très grand bonheur pour moi, au cours de ces voyages sur le
-continent, dans la surexcitation que me causaient tant de choses
-nouvelles, que Johnson ait été le seul auteur que j'aie eu sous la
-main. Aucun écrivain ne pouvait mieux combattre les entraînements de
-mon tempérament à la fois métaphysique et sanguin. Il m'apprit à
-prendre la mesure de la vie et à me méfier de la fortune; et il
-m'empêcha par son bon sens solide comme le diamant de me laisser
-prendre aux toiles d'araignées de la métaphysique germanique, ou de
-m'embourber dans les marécages produits par son infiltration en
-Angleterre.
-</p>
-
-<p>
-Tout en écrivant ces lignes, j'ouvre le plus gros des volumes de cet
-<i>Idler</i> auquel je dois tant, et après avoir feuilleté quelques pages,
-je tombe sur cette phrase que je copie, afin de montrer au lecteur ce
-que j'y ai appris, et, relisant ces mots aujourd'hui, j'y souscris à
-nouveau. «Que ceux qui aspirent à mériter les mêmes éloges que ces
-savants imitent leur assiduité, évitent leur excès de scrupule.
-N'oublions jamais que la vie est courte, que le savoir est un puits sans
-fond et qu'il est bien des doutes qui ne méritent pas d'être
-éclaircis. Laissons ceux que la nature et le travail ont qualifiés
-pour enseigner l'humanité nous dire ce qu'ils ont appris pendant qu'ils
-peuvent encore le faire sans se préoccuper de leur réputation.»
-</p>
-
-<p>
-Il m'est impossible aujourd'hui de savoir si mon sincère désir de
-vérité, et le sentiment ému de ce qui est immédiatement secourable
-aux malheureux qui périssent, m'auraient amené à cette conclusion, si
-Johnson n'avait pas été là pour me guider. Ce qui est certain, c'est
-qu'il m'a mis dans la bonne voie dès le commencement, et quelque temps
-que j'aie perdu en vains plaisirs ou en efforts stériles, il m'a sauvé
-à jamais des idées fausses et des spéculations creuses.
-</p>
-
-<p>
-Je ne sais pourquoi, car Mr Loudon n'était certainement pas fatigué de
-ma collaboration, les articles de Kataphusin cessèrent brusquement de
-paraître, comme si je n'avais plus rien à dire sur les formes
-supérieures de l'architecture civile et religieuse, sans un mot
-d'excuse ni d'explication. Il est pourtant fait allusion à une suite,
-dans une phrase fort lourde de l'article sur la chaumière du
-Westmoreland; il y est dit «que l'on verra, lorsque nous abandonnerons
-l'humble vallée pour le ravin profond, et la colline verdoyante pour le
-gouffre hérissé de rochers, que si les architectes du continent ne
-savent pas orner d'humbles toits les pâturages, ils savent couronner la
-cime des rochers d'éternels créneaux».
-</p>
-
-<p>
-Ces belles promesses n'aboutirent à rien... un chapitre «sur les
-cheminées» illustré, à ce que je vois ce matin avec surprise, par un
-assez bon dessin du bâtiment sur lequel donne la fenêtre de mon
-cabinet de travail, Coniston Hall.
-</p>
-
-<p>
-Au total, ces articles, écrits dans le courant de l'année 1838
-marquent un progrès constant, des idées nettes sur des sujets
-particuliers, en dépit de l'engourdissement de chrysalide où j'étais.
-</p>
-
-<p>
-En quittant les Trosachs, nous nous rendîmes à Édimbourg: et c'est
-quelque part sur la route, aux environs de Linlithgow, que mon père,
-lisant son courrier du matin, nous annonça avec le plus grand calme, à
-ma mère et à moi, que Mr Domecq ramenait ses quatre filles en
-Angleterre, dans l'intention de les mettre en pension à New Hall, près
-de Chelmsford, pour achever leur éducation.
-</p>
-
-<p>
-Le reste du voyage ne m'a laissé aucun souvenir; j'ai aussi oublié
-tout ce qui a suivi, excepté notre course en voiture à Chelmsford.
-Pourquoi ma mère avait-elle jugé bon, de se faire accompagner par moi,
-dans cette visite au couvent? J'imagine que ce fut par bonté qu'elle
-m'emmena, ayant trouvé que ce serait bien cruel de me laisser à la
-maison. Les jeunes filles nous reçurent au parloir, et furent
-autorisées à venir passer leurs jours de congé à Herne Hill. Ainsi
-s'ouvrit une seconde période de cette partie de ma vie, qui n'est pas
-«digne de mémoire» mais seulement du «Guarda e Passa».
-</p>
-
-<p>
-Il y avait pour moi quelque adoucissement, pendant mes études de
-l'automne, à me dire qu'Elle était en Angleterre, là, tout près, que
-je pouvais, de la fenêtre de mon cabinet de travail, apercevoir le
-lambeau de ciel qui flottait au-dessus de Chelmsford; il ne me
-déplaisait pas non plus qu'elle fût au couvent, que personne ne pût
-la voir, ni lui parler, excepté les religieuses. Cette vie monotone,
-qui lui serait sans doute pénible, lui ferait trouver de l'agrément à
-celle de Herne Hill, et j'espérais la trouver plus humaine.
-</p>
-
-<p>
-Je me demande ce qui serait advenu de moi si l'amour, au lieu de m'être
-contraire, m'eût été propice, si j'avais connu les joies d'une
-tendresse partagée, et la force incalculable que donne la sympathie.
-</p>
-
-<p>
-Mais ce sont sans doute délices défendues à ce bas monde. Les hommes
-capables de haute passion imaginative sont sans cesse ballottés sur une
-houle de feu, ceux qui ne connaissent pas ces tempêtes sont d'une toute
-autre école. Le second employé de mon père, Mr Ritchie, écrivait
-sans ménagement à son pauvre collègue Henry, qui avait renoncé au
-mariage par dévouement pour sa mère et pour ses sœurs: «Si vous
-voulez connaître le bonheur, mariez-vous, ayez une douzaine d'enfants
-et venez habiter Margate.» Il est vrai que Mr Ritchie ne fut jamais
-qu'un monsieur bedonnant et important, avec des yeux en boule de loto,
-un affilié de la religion Irvingite.
-</p>
-
-<p>
-Je ne nie pas que les mariages d'inclination du type squire-anglais ne
-soient heureux; cependant, je constate que les squires anglais
-sacrifient une grande partie de leur vie, si heureuse, aux renards<a name="FNanchor_44_1" id="FNanchor_44_1"></a><a href="#Footnote_44_1" class="fnanchor">[44]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Il va sans dire que lorsque Adèle et ses sœurs vinrent passer à la
-maison les quatre ou cinq semaines des vacances de Noël, les idées les
-plus folles, les sentiments les plus passionnés que j'avais domptés ou
-oubliés revinrent avec un redoublement de violence.
-</p>
-
-<p>
-Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Adèle eût été une jeune
-fille d'une beauté et d'une amabilité parfaites et si elle eût eu le
-moindre goût pour moi. Mais, bien qu'elle eût été d'une beauté
-exquise à quinze ans, Adèle à dix-huit ans n'était pas plus jolie
-que ne le sont en général les Françaises de cet âge; elle était
-d'un caractère ferme et impétueux, avec de grands principes, mais,
-comme on a déjà pu s'en douter, pas du tout aimable; et bien qu'elle
-m'eût épousé si son père l'eût désiré, en attendant, elle était
-toujours enchantée de se débarrasser de moi. Mais mon amour était
-d'essence trop haute, trop exalté pour changer: je ne l'en aimais pas
-moins, parce qu'elle était moins jolie, et que je le voyais clairement;
-car à aucun moment je n'ai été aveuglé par l'amour. Rien ne pouvait
-entamer mon sens critique.
-</p>
-
-<p>
-Et les jours succédaient aux jours, tissés de folie, d'absurdités, de
-chagrins, d'erreurs, de tendresses perdues, d'inutiles demi-vertus;
-souvenirs sur lesquels je ne veux pas m'appesantir, que je voudrais
-écarter à coups de balai de ce que je puis me rappeler de meilleur
-pendant cette période de ma vie, avec l'espoir que le tas, aussi petit
-que possible, le tas de cendres finisse par être enlevé tout à fait
-par le chiffonnier Oubli.
-</p>
-
-<p>
-J'ajouterai ici une réflexion d'ordre général sur l'attitude des
-enfants vis-à-vis de leurs parents, et je dirai que l'obéissance
-extérieure, si complète qu'elle paraisse, peut n'être pas de
-l'obéissance, car l'obéissance doit être joyeuse et totale; le
-<i>désir</i> de désobéir est déjà de la désobéissance. À cette
-époque, bien que je fisse réellement quantité de choses qui me
-coûtaient pour plaire à mes parents, je ne saurais en tirer la moindre
-consolation, tant mon obéissance était mêlée de mauvaise humeur, et
-tant cette maussaderie gâtait les maigres sacrifices que je pouvais
-faire.
-</p>
-
-<p>
-Mais avant d'abandonner cette phase romanesque de mon existence, que
-l'on me permette d'écrire l'épitaphe de l'un de ses plus doux
-fantômes. Ceux qui ont connu le fantôme m'en seront reconnaissants.
-J'ai déjà dit que le rez-de-chaussée de la maison de Billiter Street
-était occupé par MM. Wardell et Cie. Le chef de la maison était un
-homme déjà âgé, mais très distingué et extrêmement intelligent;
-il portait de longs cheveux bouclés, il avait les yeux brillants, l'air
-gracieux et aimable; je ne sais s'il était toujours d'une sagesse
-parfaite, mais il était toujours très content de lui-même, et
-parfaitement heureux, ayant le bonheur d'avoir une femme intelligente et
-une fille unique, aussi bonne que charmante.&mdash;Pas toujours sage, ai-je
-dit; ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme d'affaires consommé,
-plus âgé et, je suppose, déjà infiniment plus riche que mon père.
-Il habitait une belle maison dans Hampstead et n'épargnait rien pour
-l'éducation de sa fille.
-</p>
-
-<p>
-Ce doit être vers 1839, ou 1838, que mon père, confiant à Mr Wardell
-tous les soucis que je lui donnais au sujet d'Adèle, celui-ci lui
-proposa, pour faire diversion, de m'inviter à passer quelques jours
-chez lui. Mon père n'avait pas encore renoncé à me faire épouser une
-lady Clara Vere de Vere, mais miss Wardell était délicieuse; et
-c'était l'héritière d'une fortune égale, sinon supérieure à celle
-à laquelle je pouvais prétendre plus tard. Les deux pères tombèrent
-d'accord; rien ne pouvait être plus raisonnable, plus désirable qu'un
-tel arrangement. Je fus donc expédie à Hampstead; je devais y passer
-l'après-midi et y rester à dîner.
-</p>
-
-<p>
-Pour un garçon pas tout à fait niais, c'eût été l'occasion de
-passer une après-midi délicieuse. Miss Wardell avait entendu parler de
-moi par son père, elle savait que j'étais un jeune homme de conduite
-exemplaire, que j'avais déjà quelque réputation littéraire, que
-j'étais l'auteur de la <i>Poésie de l'Architecture</i>, lauréat du
-Newdigate, un premier prix en herbe de mon Université. Élevée comme
-moi, dans la retraite, par des parents qui l'adoraient, elle n'avait
-guère quitté la jolie villa des environs de Londres, le jardin fleuri
-où elle sautait à la corde et cueillait des fleurs. La principale
-différence entre nous, c'est que dès son plus jeune âge, miss Wardell
-avait eu les meilleurs maîtres, et qu'elle était alors une délicieuse
-enfant de dix-sept ans, pleine de talents, de grâce et d'intelligence;
-un peu délicate peut-être, mais d'une délicatesse qui ajoutait à sa
-beauté l'intérêt qu'inspire tout ce qui est fragile. À cette
-époque, elle était aussi bien portante que peut l'être une enfant qui
-grandit vite; elle était brune, fine et svelte, avec les cheveux noirs
-de son père, qui jouaient en boucles folles autour d'un joli visage
-doux et un peu pensif qu'éclairaient deux yeux d'un bleu gris.
-</p>
-
-<p>
-Je ne me rappelle rien de cette après-midi d'Hampstead, si ce n'est
-qu'il faisait beau et que nous nous promenâmes dans le jardin. Maman
-s'était fait un devoir de politesse de m'accompagner, cette visite
-étant la première que je faisais aux Wardell; combien il eût été
-plus sage de nous laisser nous tirer d'affaire à nous deux! La jolie
-petite créature m'inspirait une admiration profonde, et j'étais prêt
-à faire et à dire tout ce qu'on aurait voulu pour lui plaire, pour lui
-plaire au sens littéral: c'est toujours mon désir, vis-à-vis des
-jeunes filles, en dépit de mes maladresses. Très sincèrement, ma
-première pensée est toujours de me demander en quoi je pourrais leur
-être utile, comment je pourrais les rendre heureuses et si elles
-pouvaient se servir de moi comme d'une planche pour traverser un
-ruisseau, ou comme d'un poteau pour accrocher une balançoire, si je
-pouvais leur rendre quelque service analogue ne m'obligeant pas à
-parler, je serais parfaitement heureux auprès d'elles et ne demanderais
-qu'à rester éternellement à leur service. Ce dévouement très
-sincère, l'intense jouissance que me donnent la beauté ou la grâce,
-et une sympathie qu'augmente encore la confiance que j'ai dans la
-rectitude du jugement féminin, tout cela fait que j'ai le plus souvent
-pas mal d'influence sur les jeunes filles, bien que je ne me sois que
-très rarement senti à l'aise auprès d'elles. Aussi ai-je le
-sentiment, pendant cette longue après-midi d'Hampstead, d'avoir plutôt
-ennuyé la pauvre petite. De plus, bien que j'admirasse miss Wardell, ce
-n'était pas mon type de beauté. J'aime les visages ovales, les cheveux
-d'un blond translucide et plutôt plats; en tout cas à peine ondulés
-et tombant en longues nattes; j'aime une démarche élastique, un pas
-ferme. La grâce brune, un peu languissante, de miss Wardell
-m'impressionnait moins qu'elle ne m'intimidait. Je craignais quelle ne
-me trouvât ennuyeux. Je crois pourtant qu'au total, je ne m'en étais
-pas trop mal tiré, car elle consentit peu après à venir à Herne Hill
-pour voir nos tableaux, et je me souviens de son air un peu effarouché,
-mais satisfait tout de même, lorsque je m'agenouillai devant elle pour
-soutenir un livre ou un dessin qu'elle regardait.
-</p>
-
-<p>
-Après cette seconde entrevue, mon père et ma mère m'ayant demandé
-sérieusement ce que j'en pensais, je leur expliquai que, tout en
-reconnaissant ses mérites, sa beauté, sa grâce, ce n'était pas mon
-type. Les négociations en restèrent là pour le moment, et elles ne
-furent jamais reprises. À Hampstead, on continuait à accabler la
-délicate petite créature sous les leçons de l'allemand le plus
-transcendant, du «French of Paris»; elle pâlissait sur la
-<i>Métaphysique</i> de Kant, sur les <i>Principes</i> de Newton; après cela
-on lui fit visiter Paris, on lui fit tout voir, sans merci, tous les jours
-et toute la journée, sans se rendre compte qu'il y avait là une
-fatigue extrême pour la petite solitaire d'Hampstead; aussi
-devenait-elle chaque jour plus faible et plus pâle. On finit par la
-ramener en Angleterre au bord de la mer; là elle fut prise de fièvre.
-Pâle, tous les jours plus pâle, elle passa&mdash;avec, dans ses yeux si
-doux, l'ombre de la mort. La pauvre petite ne devait jamais revoir les
-jardins fleuris d'Hampstead!
-</p>
-
-<p>
-Comment ses parents&mdash;surtout le pauvre père&mdash;ont-ils pu supporter
-un pareil malheur? C'est ce que je me suis souvent demandé; mais ils
-avaient de solides principes religieux, et ils n'avaient rien à se
-reprocher, si ce n'est de ne pas avoir compris. Le père, bien que son
-visage portât la trace de son chagrin, n'abandonna pas ses affaires et
-il vécut même fort âgé.
-</p>
-
-<p>
-Je ne suis sûr ni de la date de la mort de miss Withers, si de celle de
-miss Wardell; celle de Sibylla Dowie, que l'ai racontée dans <i>Fors</i>,
-et qui est encore plus triste, leur est postérieure: mais nous avions
-ressenti la perte de cette tendre petite âme, qui n'avait pu survivre
-à celui qu'elle aimait, avant l'époque qui m'occupe. Je n'avais, quant
-à moi, jamais vu la mort de près ni connu la douleur, l'anxiété de
-ces veilles auprès de malades chéris, pas plus que je n'avais vu, ni
-même imaginé les horreurs de la misère privée de secours; mais on
-m'avait accoutumé de bonne heure à la pensée de la mort, et celle de
-créatures jeunes, que j'avais vues pleines de joie, m'inspirait un
-sentiment d'immense pitié pour elles, plutôt que de chagrin pour moi;
-il se mêlait aux pensées qui, au contact des grands tragiques,
-Homère, Eschyle, Shakespeare, commençaient à modifier la foi de mon
-enfance. Le bleu des montagnes prenait à mes yeux un assombrissement de
-deuil; les nuages qui se rassemblent autour du soleil couchant
-m'impressionnaient comme les accents d'un <i>Miserere</i>, et toutes les
-forces, toute la charpente de mon esprit, devenaient ténébreux comme
-les voûtes de Roslyn quand un feu mystérieux vient éclairer ses
-piliers enguirlandés de feuillages et que, dans la profondeur du
-crépuscule, «s'embrase chaque contrefort ciselé de roses.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_42_1" id="Footnote_42_1"></a><a href="#FNanchor_42_1"><span class="label">[42]</span></a>En mémoire du doux vieillard qui nous honorait, comme on le
-voit, de son amitié, et avec le sentiment que j'ai de leur valeur,
-j'espère un jour faire réimprimer quelques fragments des
-«Conversations» qu'il eût aimé conserver.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_43_1" id="Footnote_43_1"></a><a href="#FNanchor_43_1"><span class="label">[43]</span></a>Plus loin, au milieu des taillis, on voit paraître un filet
-d'eau calme et profond.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_44_1" id="Footnote_44_1"></a><a href="#FNanchor_44_1"><span class="label">[44]</span></a>Psaume LXII. II (Vulgate) «ils deviendront le partage des
-renards». (Note du traducteur.)</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE XIII</h4>
-
-<h4><a id="MAJORITE">MAJORITÉ</a></h4>
-
-<p>
-Les chapitres suivants seront, je le crains, moins agréables au grand
-public auprès duquel j'ai trouvé jusqu'ici un accueil si bienveillant;
-non que je me lasse de conter, mais parce que mes histoires deviendront
-de plus en plus personnelles. À mesure que je me regarde dans le
-miroir, je me trouve plus curieux que je n'aurais cru, plus différent
-des autres; ainsi je m'imaginais que tout le monde aimerait les nuages
-et les rochers si seulement on forçait chacun à les regarder, je
-m'aperçois qu'il n'en est rien même de nos jours; et je sais de longue
-date que, dans les temps anciens, ces nuages et ces montagnes, qui ont
-été ma vie, n'étaient qu'ennui et épouvante pour le commun des
-mortels.
-</p>
-
-<p>
-J'ai déjà dit les joies que j'avais connues à Clifton, et les débuts
-de mes études sur le quartz. Il est intéressant de comparer mes
-émotions enfantines avec le jugement que le même site inspira au très
-sérieux John Evelyn, en 1654:
-</p>
-
-<p>
-«La ville (de Bristol), uniquement commerçante, bâtie sur la
-célèbre Severne, est aussi commodément située pour faire le commerce
-avec l'Irlande qu'avec le monde occidental. C'est là que, pour la
-première fois, j'ai vu raffiner le sucre, le couler en pain, et c'est
-là aussi que nous fîmes une collation d'œufs cuits dans le four à
-sucre<a name="FNanchor_45_1" id="FNanchor_45_1"></a><a href="#Footnote_45_1" class="fnanchor">[45]</a>, et arrosés d'excellent vin d'Espagne. Mais ce qui m'a
-surtout paru prodigieux, c'est le rocher de Saint-Vincent non loin de la
-ville; sa paroi à pic forme un précipice d'une profondeur
-vertigineuse, même si on le compare avec les cataractes des Alpes les
-plus effrayantes, et la rivière coule à ses pieds au fond d'un gouffre
-insondable. Nous y cherchâmes des diamants et aussi, aux environs, les
-sources chaudes. Non loin de cette <i>horrible</i> (<i>horrid</i>)
-montagne, il y a un endroit très romantique: nous regagnâmes Bath dans la
-soirée.»
-</p>
-
-<p>
-Sans doute, Evelyn emploie ici le mot <i>horrid</i> dans le sens latin;
-mais il est certain qu'il éprouve un sentiment de soulagement quand il se
-retrouve à Bath; et bien que, un peu plus loin, il décrive sans effroi
-la ville et le comté de Nottingham, «qui semble ne former qu'un seul
-et même rocher», son indulgence pour cette bizarrerie s'explique par
-la fin de sa phrase: «un comté charmant, très bien habité». Quant
-à ses impressions sur les «prodigieux rochers de Fontainebleau, et les
-rudes habitants du Simplon», j'aurai à y revenir plus tard.
-</p>
-
-<p>
-Sur ces points particuliers et sur d'autres, l'esprit anglais-type,
-aussi bien autrefois que de nos jours, me semble tellement opposé au
-mien et à celui de mes rares compagnons de route que j'éprouve un
-intérêt darwinien à suivre l'évolution de mon espèce dès
-l'origine. Je ne veux donc pas prendre mon lecteur en traître, je lui
-demande pardon, et je l'avertis que tandis qu'un homme modeste,
-écrivant sa biographie, s'applique à faire le portrait de tous les
-gens qu'il a rencontrés, je ne puis, étant données les limites de mon
-plan, parler que de ceux qui ont eu une action véritable et
-bienfaisante en élevant, redressant ou élaguant l'humble petit arbuste
-que je suis.
-</p>
-
-<p>
-Je reviens d'abord à mon vrai professeur de mathématiques, le pauvre
-Mr Rowbotham. Il regretta vivement, cela va sans dire, ses soirées de
-Herne Hill lorsque je partis pour Oxford. Mais chaque fois que je
-revenais à la maison il était entendu que, s'il se sentait assez bien,
-il gravirait au moins tous les quinze jours la colline à l'heure du
-thé. C'était toujours avec ennui, hélas! que nous le voyions arriver;
-mais le devoir, un très petit devoir, était clair: supporter pendant
-une heure ou deux d'entendre le pauvre homme souffler et soupirer, pour
-lui procurer un moment de repos, bien rare dans sa misérable vie. Nous
-n'étions pas d'ailleurs sans avoir quelque affection pour lui. Son
-pauvre visage ravagé avait une certaine noblesse due à l'habitude de
-la souffrance patiente, une sorte d'innocence étonnée, et quelques
-lignes fermes qui dénotaient la faculté géométrique. Il nous
-apportait les nouvelles du monde mathématique et grammatical et avait
-toujours à nous conter quelque découverte, quelque trouvaille, surtout
-s'il avait été voir son ami, Mr Crawshay. L'intérieur du pauvre
-professeur était plus triste d'année en année, jusqu'au jour où son
-cher petit Peepy, un enfant de dix ans, s'étrangla en avalant un
-tonton. Le pauvre père nous raconta en pleurant les phases douloureuses
-de la lente agonie de l'enfant, et puis il ajouta qu'il valait mieux
-qu'il en fût ainsi, que Dieu avait bien fait de le rappeler, que
-c'était une délivrance aussi bien pour lui que pour ses parents. La
-pauvre cervelle mathématique avait évidemment vu là la solution d'un
-des problèmes qui lui avaient paru les plus difficiles à résoudre, et
-le visage tiré du malheureux père avait, ce soir-là, une expression
-de calme qui ne lui était pas habituelle.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai jamais oublié la leçon, ni mieux senti ce que c'était que la
-vie dans les faubourgs de Londres. L'austère muse de Mr Pringle avait
-vers cette époque émigré dans l'Afrique ou, espérons-le, l'Arabie
-heureuse de l'autre monde; et les rênes de mon génie poétique avaient
-été confiées à l'aimable Mr W.-H. Harrison de Vauxhall Road, dont il
-a été parlé au premier chapitre de <i>On the old Road</i>, du moins
-suffisamment pour que nous n'ayons pas à nous en occuper davantage pour
-le moment.
-</p>
-
-<p>
-Revenons aussi au D<sup>r</sup> Grant, le médecin de mon père et son ami
-très cher. Sa clientèle et sa réputation augmentant de pair, il épousa Mrs
-Sidney, une veuve qui avait quelque fortune et une bonne position à
-Richmond. Il devint le tuteur des deux filles de sa femme, Augusta et
-Emma; intelligentes et charmantes, elles s'attachèrent tendrement à
-leur beau-père. Toutes deux avaient de suite apprécié les qualités
-de ma mère comme elles méritaient de l'être, et elles devinrent
-bientôt des habituées de la maison; la plus jeune, Emma, avait du
-goût, elle dessinait agréablement et joignait à ce talent une foule
-d'autres, plus discrets les uns que les autres. À cette époque, les
-déjeuners du «Star and Garter» étaient devenus rares, ils n'avaient
-guère lieu qu'à l'occasion des visites à Hampton Court, où la grande
-vigne et le labyrinthe étaient pour moi des objets constants de
-délices, et où les cartons de Raphaël commençaient à prendre à mes
-yeux un aspect ennuyeux et presque de cauchemar, qu'ils n'ont jamais
-perdu. Mes expéditions avec cousine Mary dans le labyrinthe (et une
-fois, au milieu d'allées dantesques, dans la verdure phosphorescente
-d'un clair de lune, avec Adèle et Élise), ont toujours eu quelque
-chose de l'enchantement d'un conte de fée: je continuais à dessiner
-des labyrinthes de plus en plus compliqués sur les marges de mes
-cahiers d'étude, perdant, je pense, au moins autant de temps à cette
-occupation à la trisection de l'angle.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'en est pas moins à ces délassements que je dois savoir mieux
-compris les monnaies de Cnosse, et les personnages de Dédale, de
-Thésée et du Minotaure; j'ai sur eux, dans mes tiroirs, quantité de
-manuscrits non imprimés qui devaient trouver place dans <i>Ariadne
-Florentina</i> et autres volumes labyrinthesques, mais dont il faudra bien
-que le monde essaie de se passer.
-</p>
-
-<p>
-Les années s'écoulaient et, dans Camberwell Grove, la vieille maman
-Monro aux cheveux blancs, et la petite chienne aux poils d'argent
-dormaient leur dernier sommeil. La pauvre Mrs Gray n'avait plus le cœur
-à rien: que lui importaient maintenant sa maison, les arbres son
-avenue? Quant à Mr Gray, il se consolait avec <i>Don Quichotte</i> et
-s'intéressait chaque jour davantage à mes élucubrations poétiques,
-au point même que ses affaires en souffraient. À la fin, ils
-pensèrent, en bons Écossais qu'ils étaient, qu'ils trouveraient la
-vie moins triste de l'autre côté de la frontière. Ils partirent donc
-pour Glasgow, où Mr Gray créa une sorte de commerce de vin et lut <i>Rob
-Roy</i> au lieu de <i>Don Quichotte</i>. Nous allâmes les voir, lors de
-notre voyage en Écosse, et nous eûmes le chagrin de constater que, bien que
-rentrés au pays natal, ils n'en continuaient pas moins à descendre la
-pente. Afin de les distraire, ma mère les invita à venir à Oxford
-assister aux succès de leur cher Johnnie; le digne couple, assis à
-l'ombre de l'orgue de la cathédrale de Christ Church, me vit entrer
-avec mes camarades: nous défilions en robe de soie tandis que Mr
-Marshall, l'organiste, préludait, que les cierges mettaient des reflets
-à la Rembrandt sur les colonnes normandes et que mes vieux amis
-fondaient en larmes; larmes de joie, de respect attendri, émotion qui
-leur fit perdre la parole, pour tout le reste de la soirée. Il me faut
-dire aussi la bonté constante que nous témoignaient Mr Telford et ses
-sœurs, trois femmes distinguées, sages sans sévérité ni
-ostentation, qui mettaient leurs talents au service de leurs voisins, et
-donnaient l'exemple du bonheur familial et de l'amour fraternel le plus
-tendre. La belle figure calme de Henry Telford, un peu mélancolique
-peut-être et nerveuse, son teint bruni par le grand air et les courses
-à cheval, de Bromley à Billiter Street, est pour moi une des
-physionomies les plus attirantes, un des portraits les plus précieux de
-ma galerie intime.
-</p>
-
-<p>
-Mr et Mrs Robert Cockburn, avec les années, devenaient de plus en plus
-aimables, tout en blâmant de plus en plus les habitudes monacales de
-Herne Hill; ils se montraient sévères aussi pour mes goûts
-littéraires qu'ils qualifiaient de bizarres, pour ne pas dire pervers
-et déconcertants. Mrs Cockburn prêchait ma mère sur la nécessité de
-m'obliger à aller dans le monde: cela me dégrossirait, disait-elle, me
-donnerait de bonnes manières.
-</p>
-
-<p>
-Mais ma mère était très satisfaite de son fils tel qu'il était et,
-qui plus est, n'était pas dans les meilleurs termes avec Mrs Cockburn.
-Jamais elle n'avait voulu accepter d'y dîner, il aurait fallu pour cela
-rompre avec toutes ses habitudes et je crois même qu'elle ne lui
-rendait pas très exactement ses visites. Mrs Cockburn&mdash;ce qui est
-étrange de la part d'une femme de sens&mdash;au lieu de regretter
-simplement la sauvagerie de ma mère, d'essayer de lui faire oublier
-qu'elles n'étaient pas tout à fait du même monde, s'en froissait. C'est à
-elle toutefois que j'ai dû une des belles chances de ma vie: dans
-désir de faire de moi un homme du monde, elle m'invita à dîner avec
-Lockhart<a name="FNanchor_46_1" id="FNanchor_46_1"></a><a href="#Footnote_46_1" class="fnanchor">[46]</a> et sa fille, une gracieuse petite campanule des prés. Mrs
-Cockburn lui avait dit, sans doute, que j'étais un admirateur
-passionné de Scott, car je ne crois pas avoir eu, pendant le dîner,
-l'occasion de manifester mes sentiments à cet égard. Je souviens
-seulement qu'au dessert, les dames s'étant étirées, j'avais essayé
-de faire parade de mon orthodoxie Oxonienne et de mon érudition, au
-sujet de la fondation de l'Église, et j'avais été surpris, et quelque
-peu déconfit, en m'apercevant que Mr Lockhart connaissait les mots
-grecs pour «évêque» et «ancien» aussi bien que moi. Rentré au
-salon, je fis de mon mieux pour gagner les bonnes grâces de la petite
-Charlotte aux yeux noirs, et je fus désolé&mdash;mais je ne crois pas que
-l'enfant l'ait été&mdash;quand on l'envoya coucher.
-</p>
-
-<p>
-Mais l'un des dons les plus précieux que me fit dame Fortune, en cette
-année 1839, de m'envoyer à Herne Hill, comme précepteur, Osborne
-Gordon. Saisissant, d'une main experte, les fils embrouillés de ma
-pensée, ceux qui pouvaient encore servir, être peignés et filés, il
-commença à y mettre de l'ordre; ce ne fut pas sans peine au début,
-mais il réussit, à la fin, à leur donner toute la consistance dont
-ils étaient capables.
-</p>
-
-<p>
-Et d'abord, il s'opposa à tout excès de travail ou de lecture. Sa
-maxime était: «Quand vous avez trop à faire, ne faites rien», parole
-d'or, que j'ai bien souvent répétée depuis, mais à laquelle je n'ai
-pas été assez fidèle.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Gordon lui-même, je me demande si sa maxime favorite lui a
-été avantageuse. C'était un homme exceptionnellement doué et il est
-difficile de dire à quoi il serait arrivé, s'il l'avait voulu. Mais,
-de bonne heure, le sentiment intense, qui n'excluait pas chez lui la
-bienveillance, de l'absurdité du monde, lui avait enlevé toute envie
-de travailler à son perfectionnement&mdash;peut-être aurais-je dû dire
-plutôt l'opacité, la non-malléabilité du monde, que son absurdité.
-Gordon pensait qu'il n'y avait rien à en faire et qu'après tout, mieux
-valait le laisser s'en tirer à lui tout seul. À l'automne, quand nous
-arpentions ensemble les collines de Norwood, lui, qui était déjà ou
-sur le point d'être ordonné prêtre, il m'étonnait beaucoup en
-évitant&mdash;à quoi bon agiter des questions insolubles?&mdash;un sujet de
-conversation auquel je revenais sans cesse: la torpeur des Églises
-protestantes et le devoir, tel qu'il m'apparaissait pour elles, avant
-d'entreprendre des missions lointaines ou de s'établir confortablement
-sur de bonnes paroisses en Angleterre, d'étouffer définitivement le
-«feu diabolique» du papisme, dans tous les pays catholiques. Car
-j'étais alors, par éducation, par réflexion, par le peu
-d'expériences que j'avais pu faire, le protestant le plus zélé, le
-plus agressif, le plus querelleur, le plus sûr de soi qu'il fût
-possible de rencontrer, et cela d'autant que je ne connaissais pas le
-premier mot de l'histoire du Christianisme; ensuite, seconde raison de
-mon absolutisme&mdash;dont la responsabilité incombe à l'Église de
-Rome&mdash;tous les cantons catholiques de Suisse, y compris la Savoie,
-sont sales, leurs habitants paresseux, tandis que ceux des cantons
-protestants sont propres et actifs, circonstances qui avaient vivement
-impressionné mon évangélique mère, pour laquelle le premier devoir
-et le premier luxe de la vie étaient la propreté chez les personnes et
-dans les choses; et, ainsi que mon père, elle regardait la paresse
-comme absolument satanique. Ils ne manquaient donc jamais de déterminer
-soigneusement, sur la carte, le pont, la vallée, le col qui séparaient
-les cantons protestants des cantons enveloppés dans les ténèbres du
-catholicisme; il était rare, d'ailleurs, que la première ou la seconde
-ferme ou chaumière au delà de la frontière ne justifiât pas
-pleinement leur parti pris. Ils triomphaient alors et m'assuraient, le
-cœur plein d'indignation et aussi de tristesse, que c'était une
-conséquence toute naturelle du papisme.
-</p>
-
-<p>
-La troisième raison, qui me rendait si absolu dans ma manière de voir
-à cette époque, est assez curieuse. Plus les cérémonies religieuses
-à l'étranger me donnaient de plaisir et d'émotion, plus j'étais en
-défiance; il me semblait que des sentiments religieux basés sur des
-émotions douces ne pouvaient être que faux. Je ne les méprisais pas
-sottement, en tant qu'expression de la foi catholique, mais je
-méprisais infiniment la sensualité qui s'y complait au point de faire
-dépendre une conversion «des gémissements d'un orgue». C'est ainsi
-que ma raison, aussi bien que les plaisirs romantiques que je goûtais
-sur le continent, se combinaient pour rendre mon protestantisme plus
-fermé, mais non malveillant ni sans générosité; car jamais je n'ai
-accusé les prêtres catholiques de malhonnêteté ni douté de la
-pureté de l'Église catholique d'autrefois. J'étais le cavalier
-protestant, non le protestait tête-ronde, désireux de conserver tout
-ce qu'il y a de noble et de traditionnel dans les coutumes religieuses.
-Je respectais la piété des paysans catholiques; le «feu diabolique»
-que je voulais qu'on éteignît, c'était seulement le catholicisme
-corrompu, qui rendait possible les vices de Paris et la saleté de la
-Savoie. Ces choses-là, j'étais en droit de penser qu'il était du
-devoir de tout prêtre chrétien de les attaquer et de les détruire.
-</p>
-
-<p>
-Osborne, au contraire, était l'anglais pratique, bien que du type le
-plus fin et le plus doux; sa perspicacité lui faisait découvrir, sur
-l'heure, toutes les folies; mais comme en même temps toutes les erreurs
-humaines lui semblaient des folies, il était prêt à les excuser.
-Christ Church était tout pour lui! Toutes ses ambitions étaient
-concentrées là. Il avait déjà la confiance du vieux Doyen; c'était,
-après lui, l'homme d'Oxford qui savait le plus de grec et celui qui
-était le plus au courant de la routine universitaire. L'Église
-d'Angleterre, pour ne parler que d'Oxford, lui semblait avoir assez à
-faire, si elle voulait corriger ses propres défauts, sans aller
-s'occuper de ceux des autres; aussi, dans nos promenades champêtres,
-cherchait-il plutôt à calmer mes haines protestantes, à accroître
-mes connaissances en histoire ecclésiastique, et à ramener attention
-sur la chose présente, c'est-à-dire à me faire jouir autant que
-possible de la promenade et à me faire parler de nos lectures de la
-matinée.
-</p>
-
-<p>
-Il était impossible à un professeur de montrer plus de zèle et de
-patience. C'était un maître incomparable; sa mémoire, instrument
-indispensable à tout grand érudit, était impeccable et facile en
-littérature; son jugement était sûr et son sentiment sain; son
-interprétation des événements politiques toujours rationnelle et
-appuyée sur une foule de renseignements tirés aux sources. Tout cela,
-sans jamais s'enorgueillir de son érudition classique et sans chercher
-à brider les tendances qui m'entraînaient en d'autres directions. Il
-avait gagné les <i>premiers</i> honneurs aux examens sans donner toute sa
-mesure, et il aurait fait bien davantage encore, sans en tirer vanité.
-Il s'amusait de ma facilité pour la versification; il reconnaissait en
-moi un véritable tempérament de peintre, et partageait mon goût pour
-la campagne et les villes pittoresques, mais toujours de façon
-reposante et calmante.
-</p>
-
-<p>
-Un jour, quelques années plus tard, qu'agacé de ne pouvoir lire
-facilement le grec, j'avais manifeste l'intention de tout planter là
-pour m'y consacrer exclusivement. «Je crois, fit-il tranquillement, que
-cela vous donnerait plus de peine que cela ne vaut.» Une autre fois que
-je travaillais au dessin de <i>Chamonix dans le soleil d'après-midi</i>,
-que je lui avais promis (et qui est maintenant chez sa sœur), comme je
-m'irritais de ne pouvoir mieux dessiner: «Moi, fit-il, je serais déjà
-enchanté, si je savais seulement dessiner.»
-</p>
-
-<p>
-C'est pendant le séjour de Gordon à la maison, dans l'automne de 1839,
-que nous achetâmes notre second Turner. Ce qui est curieux, c'est que
-j'ai tout à fait oublié quand je <i>vis</i> le premier! J'ai l'impression
-que le salon de Mr Windus à Tottenham m'a toujours été familier, dès
-les premières années de Brunswick Square. Mr Godfrey Windus était un
-carrossier retiré, qui habitait une jolie villa, composée au
-rez-de-chaussée d'une suite de pièces basses dont les murs étaient
-couverts, mais non encombrés, de dessins de Turner de la série
-anglaise; tandis que dans ses portefeuilles reposaient, depuis leur
-sortie de chez les éditeurs, les séries entières des illustrations de
-Scott, de Byron, de la Côte du Sud, et de la Bible de Finden.
-</p>
-
-<p>
-Personne en Angleterre à cette époque&mdash;Turner avait déjà soixante
-ans&mdash;ne s'intéressait véritablement à Turner, si ce n'est le
-carrossier retiré et moi!
-</p>
-
-<p>
-Il est vrai que le public n'avait jamais eu occasion de voir ses dessins
-et de les apprécier. Ceux de Mr Fawkes restaient enfermés à Farnley;
-ceux de Sir Peregrine Acland moisissaient dans des corridors humides et
-Mr Windus achetait tous ceux qui étaient destinés à la gravure dès
-que le graveur n'en avait plus besoin. Un jour par semaine, toutefois,
-il autorisait le public à visiter ses collections; mais moi, j'avais la
-permission d'y venir autant que je le voulais. Bienfait inestimable pour
-ceux qui voulaient étudier Turner; pour moi, ce fut ce qui me permit
-d'écrire les <i>Modern Pointers</i>.
-</p>
-
-<p>
-Il peut être intéressant de noter que, bien que j'eusse été attiré
-d'abord vers Turner par sa manière si vraie de rendre les montagnes
-dans l'<i>Italie</i> de Rogers, lorsqu'il me fut donné de voir les dessins
-originaux, je fus fasciné, à l'exclusion de tout le reste, par les
-pures qualités artistiques, quel que fût le sujet. Et c'est pourquoi
-la beauté du <i>Llanberis</i> ou du <i>Melrose</i> de Mr Windus ne
-m'empêcha pas d'être parfaitement heureux le jour où mon père me donna
-enfin, non dans l'intention de commencer une collection de Turner, mais
-afin que j'aie un spécimen de sa manière, le <i>Richmond Bridge,
-Surrey</i>.
-</p>
-
-<p>
-Rentrant à la maison en triomphateurs, mon père et moi, nous vantions
-notre acquisition, où toutes les qualités de Turner se trouvaient
-réunies: «des arbres, l'architecture, de l'eau, un ciel adorable et
-tout un groupe brillant de personnages».
-</p>
-
-<p>
-De fait le <i>Richmond</i> fut, pendant plus de deux ans, le seul Turner en
-notre possession; le second que nous ayons acheté, le <i>Gosport</i>, fit
-son entrée à la maison pendant le séjour de Gordon. On n'y retrouvait
-rien de la beauté délicate de Turner, si ce n'est dans le ciel;
-d'ailleurs, ni moi, ni mon père, n'étions le moins du monde choqués
-par les chapeaux ridicules des dames qui se promenaient sur le cutter,
-ni du fait la tête du timonier fût mise à l'envers. Le lecteur aurait
-tort, me voyant parler si librement des défauts de Turner, de penser
-que je les vois mieux et les juge plus sévèrement aujourd'hui. Je les
-voyais au moment de l'acquisition du <i>Richmond</i> et du <i>Gosport</i>,
-aussi bien que quiconque, mais je savais aussi ce que ces défauts mêmes
-révélaient de puissance, ce qui était assez extraordinaire pour un
-gamin de mon âge. Mon plus grand bonheur alors, quand j'avais fermé
-mes livres de grec ou de trigonométrie et quitté la salle d'étude,
-était de descendre et de me repaître de mon <i>Gosport</i>.
-</p>
-
-<p>
-Après Noël, je retournai à Oxford pour livrer le dernier assaut,
-janvier 1840; je fis de bonne besogne grâce à Gordon, dans le petit
-logement de la rue Saint-Aldate<a name="FNanchor_47_1" id="FNanchor_47_1"></a><a href="#Footnote_47_1" class="fnanchor">[47]</a>; la pensée que ma majorité
-approchait augmentait le sentiment de ma responsabilité. C'est le jour
-de mes vingt et un ans que mon père m'offrit l'aquarelle de
-<i>Winchelsea</i>, choix étrange et de mauvaise augure. Le ciel menaçant,
-les vapeurs d'orage qui enveloppaient la vieille porte et l'église à
-peine visible, n'étaient que des symboles trop exacts des temps qui se
-préparaient pour nous; mais ni lui ni moi n'étions adonné à
-l'interprétation des présages et nous ne les redoutions pas non plus.
-Mon père avait sans doute été séduit par la vigueur du dessin, et
-puis, il aimait les soldats. Je fus désappointé et je vis pour la
-première fois clairement que le plaisir que Rubens et sir Joshua
-donnaient à mon père l'empêchait d'être sensible à la touche
-microscopique de Turner. Mais je n'étais pas moins profondément
-reconnaissant de l'intention, et très heureux d'avoir un dessin de
-Turner de plus, quel qu'il fût; et comme à la maison le <i>Gosport</i>
-faisait les délices de mes heures de récréation, à Oxford le
-<i>Winchelsea</i> me reposait des fatigues de l'étude. Ce cadeau d'un
-Turner était, si je puis dire, surérogatoire. Le même jour, mon père
-transférait, à mon nom, un capital qui devait me rapporter pour le
-moins 5 000 francs par an; non sans se demander, je crois, avec une
-certaine inquiétude, quel usage j'allais faire du premier argent dont
-je pouvais disposer. Ce n'est pas qu'on m'eût jamais rien refusé; à
-Oxford, les principaux fournisseurs avaient ordre de me donner tout ce
-dont je pouvais avoir besoin, et chaque semaine ils envoyaient leurs
-notes à ma mère. Jamais il n'y eut de difficultés, de récriminations
-ni d'un côté ni de l'autre. Il est vrai qu'en dehors des dépenses
-courantes, il n'y avait rien à Oxford qui pût me tenter, si ce n'est
-pourtant une gravure du tableau de Turner, <i>le Grand Canal</i>, que
-j'avais achetée et qui ornait le mur de ma chambre, et <i>Monsieur
-Jabot</i>, l'inimitable Mr Jabot, dont je fis la connaissance un jour de
-migraine, et qui est un des chefs-d'œuvre du grand caricaturiste qu'est
-Topffer. Pour tout ce qui touchait dignité ou mon confort, mon père était
-infiniment moins raisonnable que moi; seule, ma passion minéralogique
-l'inquiétait, et, dans l'été de l'année précédente, mon père
-avait été tout à fait contrarié et déconfit de ce que j'avais payé
-onze shillings un morceau de calcédoine de Cornouaille. Mais le seul
-fait que je n'eusse pas l'idée d'acheter un caillou sans lui en dire le
-prix, marque assez l'intimité qui existait entre nous. Malheureusement,
-je perdais un peu de la confiance que j'avais eue jusqu'ici dans son
-jugement, en raison de ces petites taquineries, et je lui manifestai
-avec trop peu de ménagement la très haute idée que j'avais du mien,
-peu après le moment où il avait eu la bonté d'assurer, comme je l'ai
-dit, mon indépendance. Les aquarelles de Turner que nous avions
-achetés jusqu'à présent, <i>Richmond, Gosport, Winchelsea</i>, nous
-avaient tous été vendus par Mr Griffilhs, un agent en qui Turner avait
-la plus grande confiance, et dont au contraire mon père se méfiait.
-Ils se trompaient tous deux et leur erreur eut de fâcheuses
-conséquences. Si Turner avait traité directement avec mon père, quel
-bonheur pour nous trois! Si mon père n'avait pas été convaincu que Mr
-Griffilhs ne pensait qu'à le mettre dedans, il aurait pu à cette
-époque acheter quelques-unes des plus adorables aquarelles que Turner
-ait jamais faites, à des prix tout à fait raisonnables. Mais la
-manière dont Mr Griffilhs faisait les affaires exaspérait mon père;
-il laissa aller les meilleurs Turner uniquement parce que Mr Griffilhs les
-lui recommandait, et il acheta le <i>Winchelsea</i> et le <i>Gosport</i> en
-grande partie parce que Mr Griffilhs avait déclaré qu'ils n'étaient
-pas dignes de figurer dans notre collection. Parmi les plus belles
-aquarelles qui lui restaient alors en portefeuille, il y en avait une
-que je désirais passionnément, le <i>Harlech</i>. On l'avait marchandée,
-discutée; était-elle de vente ou non? C'était une aquarelle plus
-petite que celles de la série anglaise ou de la série de Wales; sur la
-place, on trouvait le prix demandé injustifiable. Le jour de
-l'exposition particulière de l'<i>Old Watercolor Society</i>, comme nous
-flânions, mon père et moi, bras dessus, bras dessous, nous
-rencontrâmes Mr Griffilhs; au bout de quelques minutes de conversation
-à bâtons rompus, après nous avoir demandé si l'exposition nous
-plaisait, se tournant plus particulièrement vers moi, il me dit: «J'ai
-une bonne nouvelle à vous annoncer. On se décide à vendre le
-<i>Harlech</i>.&mdash;Alors, je l'achète», fis-je, sans même jeter un coup
-d'œil du côté de mon père et sans en demander le prix. Avec un
-sourire où il entrait un peu d'ironie, Mr Griffilhs continua: «Pour
-soixante-dix guinées». Le ton signifiait que c'était là un prix
-étonnant de bon marché, un prix d'ami. Ce n'en était pas moins trente
-guinées plus cher que le <i>Winchelsea</i> et vingt-quatre guinées que le
-<i>Gosport</i>. Mon père était convaincu, cela va sans dire, que Mr
-Griffilhs venait sur l'heure de majorer le prix. Il me jeta un regard
-triste où se mêlait une ombre de mépris; je compris que je lui avais
-manqué d'égards, mais j'étais si pressé d'avoir mon <i>Harlech</i> que je
-ne pris pas le temps de m'excuser. Il y eut ainsi entre nous une suite
-de malentendus, inévitables de son côté, maladroits du mien. J'ai
-peine à comprendre aujourd'hui comment j'ai pu attacher autant
-d'importance à l'acquisition de ce <i>Harlech</i>, surtout quand je songe
-que c'est ce même hiver que le mariage d'Adèle était en train de
-s'arranger à Paris. Ce mariage ne paraît donc point m'avoir brisé
-autant que je m'y attendais. Je retrouve cependant dans le bête de
-journal que je commençai à rédiger peu après certaines phrases sur
-mon mépris général de la vie qui ne s'accordent pas très bien avec
-la joie folle que me causait l'acquisition d'une aquarelle de seize
-pouces sur neuf; mais les germes de tout ce qu'il y a de meilleur en moi
-se concentraient alors dans cette passion pour Turner. Ce n'était pas
-un simple morceau de papier colorié que je venais de payer soixante-dix
-guinées, mais bien un château et un village gallois, et le Snowdon
-dans un nuage bleu. Tout ceci avait dû se passer pendant les vacances
-de Pâques; je rapportai le <i>Harlech</i> à la maison et l'accrochai au
-salon dans le panneau à droite de la cheminée, qui faisait pendant à
-ma niche d'idole; après quoi je rentrai triomphalement à la rue
-Saint-Aldate et à mon <i>Winchelsea</i>.
-</p>
-
-<p>
-En dépit des efforts de Gordon, qui cherchait à modérer et à régler
-mon travail, c'était du surchauffage à haute dose. Je travaillais de
-six heures du matin à minuit sans prendre, pour ainsi dire, d'exercice
-ni de divertissement, avec la pensée très déprimante que tout ce
-travail ne servirait jamais, ni à moi, ni à personne; pendant ce
-temps, les choses à Paris allaient tout droit à la catastrophe. Un
-soir, Gordon venait de me quitter, il pouvait être dix heures, lorsque
-je fus pris d'une petite toux sèche, accompagnée d'une étrange
-sensation dans la gorge, et dans la bouche d'un goût que je ne
-m'expliquais pas: c'était du sang. Cet accident avait dû se produire
-un samedi ou un dimanche soir, car mon père et ma mère étaient tous
-deux dans l'appartement de High Street. J'y courus et leur contai ce qui
-venait de m'arriver.
-</p>
-
-<p>
-Ma mère, très experte en pareille matière, ne s'effraya pas
-autrement, mais envoya immédiatement au doyennat demander la
-permission, pour moi, de ne pas rentrer coucher à l'Université. Les
-médecins, consultés le lendemain, conseillèrent de voir des
-spécialistes à Londres; ceux-ci interdirent tout travail, et le Doyen
-fut obligé, en grognant, de m'autoriser à remettre mon examen à
-l'année prochaine.
-</p>
-
-<p>
-Pendant les deux mois qui suivirent mon retour à Herne Hill, mon père,
-très inquiet de ma santé, n'eut pas le loisir de pleurer les succès
-universitaires qu'il avait rêvés pour moi. Je fus repris une ou deux
-fois encore de quintes de toux, accompagnées de ce même goût
-douceâtre dans la bouche, le goût du sang; mais c'était peu de chose,
-et ma mère soutint toujours qu'il n'y avait rien là de sérieux, que
-j'avais seulement besoin de repos et de grand air. Les médecins à
-l'unanimité&mdash;sauf pourtant sir James Clarke&mdash;étaient plus
-pessimistes. Sir James gaiement, mais très énergiquement, ordonna le
-changement d'air et le continent. «Emmenez-moi ce garçon-là avant
-l'automne, avait-il dit; qu'il se promène le plus possible en voiture
-découverte et qu'il passe l'hiver en Italie.»
-</p>
-
-<p>
-Mr Telford consentit à remplacer mon père au bureau, et celui-ci, que
-ses affaires n'intéressaient qu'à cause de moi, les abandonna pour
-s'occuper exclusivement de ma santé.
-</p>
-
-<p>
-Mon pauvre père cherchait autant que possible à dissimuler ses
-inquiétudes; quant à moi, nerveux, malade, de mauvaise humeur, je
-n'insiste pas sur le genre de sentiments que j'éprouvais, ou plutôt le
-manque total de sentiments et d'intérêt pour tout ce qui n'était pas
-moi, sauf sur un seul point. J'étais toujours sensible à la beauté de
-la nature, j'aimais les arts, les sciences qui lui servent
-d'interprètes. C'est avec un certain entrain que je m'occupai des
-préparatifs du voyage; ma mère était toujours bravement, calmement,
-sereinement gaie; quant à mon père, qui adorait les voyages et en
-particulier les voyages de nature, il était heureux, en dépit de ses
-inquiétudes, à la pensée de voir le Sud de l'Italie. Nous nous
-occupions de notre itinéraire avec quelque chose de la bonne humeur de
-jadis.
-</p>
-
-<p>
-Afin d'éviter Paris, nous décidâmes de descendre par Rouen et la
-Loire, jusqu'à Tours; ensuite de traverser l'Auvergne, et par le Rhône
-de gagner Avignon; de là, par la Riviera et Florence, le Sud de
-l'Italie. «Très bien, mais est-ce que nous n'entendrons plus parler
-d'Oxford?» me demande Froude d'un ton de doux reproche, dans une lettre
-que je viens de recevoir à propos de ces souvenirs. Froude était à
-Oriel pendant que j'étais à Christ Church, et il ne trouvait pas que
-j'eusse épuisé la matière et donné une idée assez complète des
-études et des mœurs de l'Oxford de notre temps.
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! non, cher ami, l'espace me manque ici pour m'étendre sur des
-avantages dont je n'ai pas profité, et d'autre part, je ne trouve pas
-que mon insuccès particulier me donne le droit de blâmer, en admettant
-que cela serve à quelque chose, un système qui n'existe plus. J'ai
-appris à l'Université tout le grec et le latin qu'il m'était possible
-d'apprendre, et bien qu'on eût pu m'y dire aussi que les fritillaires
-poussent dans les prés d'Iffley, il valait mieux, après tout, qu'elle
-me laissât faire cette découverte moi-même plutôt que de
-m'expliquer, comme on le ferait certainement à l'heure actuelle, que
-leur jolie couleur ne sert qu'à attirer les moucherons. Pour le reste,
-mon esprit, tout le temps que je passai à l'Université, rappelait
-beaucoup une cosse de légumineux avant la formation des pois, et il est
-demeuré en cet état, j'ai le regret de le dire, pendant un ou deux ans
-encore; de sorte que, en ce qui concerne ma vraie vie, les petits
-racontars, les événements de cette période de préparation, de
-mitonnage, ne nous avanceraient pas à grand'chose. Il faut que j'arrive
-maintenant aux jours où la vue s'étend, où le travail devient
-efficace, à une éducation plus noble que tous les hommes qui ouvrent
-largement leurs cœurs reçoivent dans la Suite des Temps.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_45_1" id="Footnote_45_1"></a><a href="#FNanchor_45_1"><span class="label">[45]</span></a>Sorte de divertissement qui ressemble à celui qui est de mode
-aujourd'hui, de faire cuire un beefsteak sur la pelle du chauffeur et de
-boire du porter dans les grandes brasseries de Londres. (Note de
-l'éditeur d'Evelyn en 1827.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_46_1" id="Footnote_46_1"></a><a href="#FNanchor_46_1"><span class="label">[46]</span></a>Gendre et biographe de Walter Scott. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_47_1" id="Footnote_47_1"></a><a href="#FNanchor_47_1"><span class="label">[47]</span></a>Rue qui tire son nom de l'église paroissiale et qui longe
-Christ Church, en descendant vers la rivière. La règle ordinaire
-voulait qu'un Gentleman-Commoner commençât par résider à Peckwater,
-puis passât à Tom Quad, et finalement vécût au dehors, pendant le
-dernier trimestre. Je n'ai aucune idée, pour l'instant, de
-Saint-Aldate. Que les visiteurs américains sachent bien qu'à Oxford on
-leur demandera de prononcer Saint-Old.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE XIV</h4>
-
-<h4><a id="ROME">ROME</a></h4>
-
-<p>
-Quoique chèrement achetée, la permission de cesser tout travail
-intellectuel, et de réserver ce que je pouvais avoir de forces pour mon
-dessin, fut un grand stimulant pour les facultés qui s'étaient
-développées en moi de façon latente; aussi, albums, blocs, compas,
-crayons, tout fut préparé en vue du voyage, et préparé avec un luxe
-de méthode sans précédent.
-</p>
-
-<p>
-Le hasard avait voulu que, au printemps de cette même année, David
-Roberts eût rapporté et exposé ses croquis d'Égypte et de Terre
-Sainte. C'était les premières études consciencieuses faites par un
-peintre anglais, non pour s'exhiber ou gagner de l'argent, mais pour
-donner une idée fidèle de scènes d'un intérêt religieux et
-historique. Elles étaient rendues avec une fidélité et une facture
-laborieuse qui dépassait de beaucoup tout ce que j'avais vu dans ce
-genre jusqu'ici. Je sentais aussi que cette méthode restreinte rentrait
-dans mes moyens et que je pourrais l'appliquer à ce j'avais en vue.
-</p>
-
-<p>
-Les défauts de Roberts et sa manière personnelle n'importent pas ici.
-Il m'a appris et bien appris l'usage de la pointe fine; le souci, la
-minutieuse exactitude du détail; le moyen le plus simple pour faire la
-lumière et l'ombre sur un fond gris, c'est-à-dire lavis plat pour les
-ombres profondes et rehaussement des lumières plus ou moins vives avec
-du blanc.
-</p>
-
-<p>
-Je fis l'essai de ces méthodes pour la première fois dans la cour du
-Château de Blois, et revins vers mon père et ma mère en déclarant
-que «Prout se ferait couper les oreilles pour exécuter un dessin comme
-celui-là».
-</p>
-
-<p>
-J'aurais pu dire, avec plus de vérité et de modestie, qu'il aurait
-volontiers échangé ses yeux contre les miens; car Prout a toujours
-été grandement gêné par sa myopie. Ce croquis de Blois témoignait,
-il faut bien le dire, de certaines dispositions naissantes, du sentiment
-des proportions, il avait de la largeur; c'était la première fois que
-j'arrivais à rendre un sujet continental en lui conservant son
-caractère, à faire sentir l'épaisseur, la rondeur, la solidité des
-piliers et des sculptures.
-</p>
-
-<p>
-Nous passâmes agréablement les derniers beaux jours de l'été à
-Amboise, Tours, Aubusson, Pont-Gibaud et Le Puy; mais au moment où nous
-pénétrâmes dans la vallée du Rhône, l'automne se fit sentir et
-sentir durement; le voyage par Valence jusqu'à Avignon fut lugubre, à
-travers un pays qui venait d'être ravagé par l'inondation; à
-Montélimar l'eau avait envahi les rues, laissant en se retirant une
-couche épaisse de vase qui couvrait aussi les prairies sur une étendue
-que je ne saurais déterminer sans avoir l'air d'exagérer. Le Rhône,
-au milieu de ces vastes plateaux sablonneux, n'était qu'une masse
-fuyante d'eau trouble et décolorée; de l'autre côté se dressaient
-les Alpes, dans le dépouillement de l'automne; la neige avait fondu
-jusqu'à mi-hauteur, et les pics les plus élevés disparaissent au
-milieu des nuages; une bise aigre semblait dire: prenez garde, prenez
-garde, vous ne savez pas combien le vent est méchant par ici.
-Peut-être y étais-je plus sensible dans l'état de ma santé et de mes
-nerfs. Ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais eu envie de revoir
-ce pays du bas Rhône; et de ce jour, à ma préférence pour les
-chaumières sur les châteaux, s'ajouta cet autre principe
-irréductible: c'est qu'en cas de métamorphose, s'il était permis de
-choisir son importance, il serait infiniment plus agréable et plus
-prudent d'être une rivière comme la Tees ou la Wharfe, qu'un fleuve
-comme le Rhône.
-</p>
-
-<p>
-C'est à Fréjus, sur l'Esterel et la Riviera, que, pour la première
-fois, je distinguai quelques caractères nettement italiens, très
-différents de ceux de la Lombardie: l'Italie des pins parasols, des
-orangers et des palmiers, des blanches villas, et de la mer bleue: elle
-me fit l'effet, et je ne me trompai pas, d'une ruine due à une écurie
-criminelle.
-</p>
-
-<p>
-Je ne crois pas avoir encore dit à mon lecteur que j'avais hérité de
-ma mère un amour de l'ordre et de la propreté poussé jusqu'à la
-manie; pour moi, un des charmes les plus poétiques de la Suisse, après
-ses neiges blanches, c'était les manches blanches de ses paysannes. Je
-tenais en même temps de mon père le goût de tout ce qui est solide et
-vrai, l'horreur du plaqué, du truqué; ici, sur la Riviera, il y a bien
-des citrons et des palmiers, mais des citrons pâles qui n'ont pour
-ainsi dire que la peau; des palmiers à peine plus larges que des
-ombrelles; la mer est d'un bleu admirable sans doute, mais ses plages
-sont dégoûtantes; des palais somptueux et prétentieux y abondent,
-bouclés et fardés comme un clown, menaçant ruine aux extrémités,
-avec en façade des entablements peints trompe-l'œil au-dessus de
-fenêtres sans carreaux; les rochers sont schisteux, effrités, le
-peuple sale; et, recouvrant le tout, une couche de poussière blanche.
-Bah! vous étiez de mauvaise humeur! me dira-t-on. N'empêche que tout
-cela ne soit vrai, et que la dernière fois que je suis allé à Sestri,
-les dames que j'accompagnais, sinon moi, ne voulurent et ne purent pas y
-rester à cause de la saleté de l'auberge. Je me souviens aussi que,
-passant par Gênes, en 1882, j'ai fait le tour des remparts, uniquement
-pour voir quelles étaient les vilaines plantes qui aimaient à vivre
-dans la poussière, et à ramper comme des lézards entre les pierres
-disjointes des ruines.
-</p>
-
-<p>
-C'est lors de ce voyage que je vis pour la première fois, à Gênes, la
-<i>Pietà</i> en médaillon de Michel-Ange ce fut mon initiation à l'art
-italien. À cette époque, je n'entendais quoique ce soit à la peinture
-italienne; je ne connaissais que Rubens, Van Dyck et Velasquez. À
-Gênes, je n'ai même pas cherché les Van Dyck; je me promenais dans le
-dédale des ruelles qui longent le port; on voyait la mer alors, car on
-n'avait pas encore construit le quai qui la cache; je dessinai
-l'amphithéâtre de maisons qui entourent la rade, portées sur leurs
-vieilles arches: beau sujet, et l'un des meilleurs croquis que j'aie
-faits de ma vie.
-</p>
-
-<p>
-Le voyage au delà de Gênes, le long de la Riviera orientale, voyage
-très agréable, commença à me remettre d'aplomb; je reprenais
-courage. Je revois, en écrivant ces souvenirs, la traversée de la
-Magra et des autres ruisseaux qui descendent de la montagne; combien
-tout cela est différent aujourd'hui!
-</p>
-
-<p>
-Cela me paraît à peine croyable quand j'y songe, mais n'y avait alors
-sur les plus grandes rivières que d'étroits ponts pour les mules, qui
-reliaient entre eux les villages groupés sur les rives opposées et
-enjambaient la rivière à l'endroit où le courant se ralentit et où
-se fait sentir la barre de la mer. Il va sans dire que dans les grandes
-villes, Albenga, Savone, Vintimille, etc., il y avait des ponts
-convenables; mais dans les villages de moyenne importance (et les
-torrents autour de l'embouchure desquels ils s'étaient formés étaient
-souvent formidables), les paysans comptaient sur le ralentissement du
-courant à la barre, et sur les moments où la rivière était à sec en
-été, pour traverser dans leurs carrioles: ils n'avaient ni l'idée, ni
-les moyens de construire des ponts Waterloo pour la plus grande
-commodité des voitures anglaises attelées de quatre chevaux. La
-voiture anglaise se tirait du mauvais pas et des galets comme elle
-pouvait; si les chevaux ne suffisaient pas, tous les gamins du village
-s'attelaient devant et tiraient; par mauvais temps, quand l'eau était
-haute en delà de la barre, et qu'il y avait des brisants bleus au
-delà, cela faisait songer aux roues ralenties des chars de Pharaon.
-</p>
-
-<p>
-Or, le malheur avait voulu qu'il eût plu pendant deux jours quand nous
-dépassâmes la Riviera occidentale. L'orage avait éclaté après une
-nuit d'une chaleur accablante. Nous étions à Albenga et je me souviens
-mon père, ne pouvant dormir, avait composé fort irrévérencieusement
-une parodie de «Malheur à moi, Alhama», dont le refrain était
-«Malheur à moi, Albenga», les minarets de la vieille ville et ses
-légendes sarrasines lui ayant rappelé, je suppose, «le roi Maure à
-cheval qui passait et repassait». La pluie tombait à torrents, le
-sirocco soufflait, et non loin de Savone, sur le bord d'un de ces cours
-d'eau rapides, nous nous demandions si la voiture pourrait passer.
-Chargée comme elle l'était, il n'y fallait pas penser; ordre fut donc
-donné à tout le monde de descendre; on traverserait les voyageurs à
-dos, et la voiture suivrait et se tirerait d'affaire comme elle
-pourrait. Tout le monde obéit, se soumettant en riant aux coutumes du
-pays, excepté ma mère qui refusa péremptoirement de se laisser porter
-dans les bras par un héros d'opéra déguenillé lui rappelant les
-bandits qui enlevaient la Cerito ou la Taglioni épouvantées. Aucune
-prière ne put la décider à quitter la voiture; si la voiture passait,
-elle passerait avec. Mon père était à la fois inquiet et irrité,
-mais comme le corps de ballet qui nous entourait ne paraissait pas
-prendre la chose au tragique, voyant là plutôt une occasion de
-«baiocchi» supplémentaires, ma mère l'emporta. Un bon attelage de
-jeunes gars aux jambes nues se joignit aux chevaux, et ma mère et la
-voiture entrèrent dans l'eau au milieu de cris et de hurlements. Le lit
-de la rivière était de sable mou, on enfonçait, et, aux deux tiers,
-hommes et bêtes s'arrêtèrent pour reprendre haleine. On parlementa de
-nouveau, cette fois très sérieusement, mon père tout de bon en
-colère, ma mère résistant toujours. Nous étions tous trois un peu
-nerveux car, nous croyant dans la baie de Lancastre, nous songions aux
-sables mouvants. Mais ma mère s'entêta, refusant de bouger; les
-chevaux ayant soufflé, et les gamins aussi, à grand renfort de coups
-de fouet, de cris, d'éclaboussage, voiture et dama Inglese furent enfin
-victorieusement remorquées sur la terre ferme; là, il y eut échange
-de bons procédés entre les deux nations.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai qu'un souvenir confus du passage de la Magra, quelques jours
-plus tard. Y avait-il peu d'eau ou beaucoup? Je me souviens seulement
-d'innombrables petites rigoles qui se creusaient un passage au milieu du
-galet et je sais que je pensais surtout aux montagnes de Carrare qui se
-dressaient devant nous. La plupart des cours d'eau se passaient à gué:
-pour les piétons, on posait sur des pierres quelques planches, l'on
-remplaçait après chaque orage; lorsqu'il s'agissait de rivières plus
-fortes, qui n'avaient ni ponts ni gués, on se servait de bacs très
-primitifs, et un jour ma mère n'eut d'autre alternative que de
-traverser pieds nus ou de se laisser porter. Elle subit cette ignominie
-avec l'idée sans doute que ce devait être une des conséquences de la
-Révolution française, et en resta irritée et de mauvaise humeur tout
-le reste du voyage, jusqu'à Carrare.
-</p>
-
-<p>
-Nous avions décidé de coucher à Massa, mais auparavant nous eûmes le
-temps de monter par une route étincelante de blancheur jusqu'à la
-première carrière, et de visiter un ou deux «ateliers». C'est là,
-je crois, qu'est né le mépris qui m'est toujours resté pour les
-ateliers. Cependant, mon père ayant jugé qu'il était convenable de
-rapporter «une bagatelle de Matlock» et l'interprétation du sujet
-nous ayant paru ingénieuse, nous achetâmes un <i>Bacchus et Ariane</i> de
-deux pieds de haut, la copie, nous dit-on, de je ne sais quel original
-que nous supposions antique, et qui n'avait pas plus de valeur
-artistique que n'importe quelle pendule française. Le groupe orna
-longtemps la bibliothèque de Denmark Hill, mais il finit par devenir si
-noir, à cause des fumées de Londres, qu'il fallut l'exiler.
-</p>
-
-<p>
-Avec le passage de la Magra et l'acquisition du <i>Bacchus et Ariane</i>,
-monument symbolique de mon classicisme de deux pieds de haut, se termine
-la phase de ma vie où toutes les idées que je pouvais avoir en
-sculpture ne dépassaient pas Chantrey d'un côté, et Roubilliac de
-l'autre. La Magra traversée, j'eus la sensation d'être en Italie, la
-vraie Italie; dès le lendemain nous passions le pont de Serchio et nous
-entrions à Lucques.
-</p>
-
-<p>
-J'ai tort de dire que j'eus <i>alors</i> la sensation d'être en Italie. Ce
-n'est que beaucoup plus tard, jetant un regard en arrière, que je
-distinguai le moment où le courant qui m'entraînait changea de
-direction. Jusqu'ici, la signification de l'art chrétien primitif
-m'avait échappé, je ne me doutais pas de ce qu'était la sculpture, la
-sculpture vivante; j'étais en pleines ténèbres; elles ne
-commencèrent à se dissiper que pour me laisser dans une sorte
-d'étonnement vague et d'embarras respectueux en présence du nouveau
-mystère qui m'entourait. L'impression que j'eus de Lucques, cette
-première fois, se confond maintenant avec celle, infiniment plus
-profonde, que m'a laissée ma visite de 1845. Ce fut tout le contraire
-pour Pise. À première vue, la grandeur, la pureté de son architecture
-me firent une profonde impression, surtout, il est vrai, à travers
-Byron et Shelley. Dans la cathédrale de Lucques, j'eus ma première
-rencontre avec un frère de la Miséricorde, la tête couverte de la
-cagoule; et la pensée qu'à chaque instant, dans les rues
-ensoleillées, on pouvait voir surgir ces sombres figures drapées,
-surexcitait mon imagination et mes nerfs et ajoutait aux charmes de ces
-vieilles villes. Je dessinai la Chapelle de l'Épine auprès du
-Ponte-a-Mare avec soin et succès; mais la langueur de l'Arno aux eaux
-troubles, comparé à la Reuss ou au Rhône à Genève, me rendit fort
-sceptique à l'égard des descriptions enthousiastes, soit modernes,
-soit anciennes, des rivières italiennes. Chose assez singulière, ce
-n'est qu'en 1882 que j'ai vu l'Arno couler à pleins bords et que j'ai
-compris que toutes les rivières d'Italie sont des torrents de montagne.
-</p>
-
-<p>
-C'est le cœur plein de confusion que je relis, et c'est par devoir que
-j'imprime le passage de mon journal où sont notées mes premières
-impressions sur Florence:
-</p>
-
-<p>
-«<i>13 novembre 1840.</i>&mdash;Je viens de faire un tour, j'ai flâné sur
-la place aux statues: l'air était plein d'une douceur printanière et je
-n'oublierai jamais l'impression que m'a faite cette place dominée par
-la masse énorme du Palazzo Vecchio ni celle que m'a faite le Duomo. Je
-ne m'attendais pas à voir une église de très grande dimension, mais
-plutôt quelque chose d'élégant, comme La Salute à Venise.
-Débouchant par l'angle du sud-est, du côté où la galerie autour de
-la coupole est achevée, je demeurai cloué par la surprise, et faillis
-me faire écraser. L'effet est prodigieux. Non que ce soit de la bonne
-architecture, même si on admet ce style barbare, mais on est abasourdi,
-on ne saurait expliquer ce qu'on éprouve, tant la richesse de tous ces
-marbres à l'extérieur est confondante, et la profusion des magnifiques
-sculptures en marbre et en bronze, sur la grande place, m'a vivement
-impressionné.
-</p>
-
-<p>
-«<i>15 novembre.</i>&mdash;Je ne puis démêler encore mes impressions sur
-Florence. Cependant, ce qui domine, c'est le désappointement. Les
-galeries que j'ai parcourues hier sont sans doute curieuses; mais comme
-agrément, j'aimerais autant le British Muséum, n'étaient les
-Raphaëls. Tout le reste est pour moi lettre morte, je n'y comprends
-rien, je ne comprends même pas grand'chose aux Raphaëls.»
-</p>
-
-<p>
-Lors donc de cette première visite à Florence, les palais qui me
-rappelaient la prison de Newgate m'étaient à juste titre odieux; au
-contraire, les vieilles rues, les marchés en plein vent m'enchantaient;
-l'intérieur du Dôme me semblait une horreur, l'extérieur un
-casse-tête chinois. Tout l'art sacré, fresques, peinture à la
-détrempe, que sais-je? rien, un zéro, ce que c'était pour les
-Italiens eux-mêmes; la campagne alentour, des murs borgnes et des
-oliviers poussiéreux; l'ensemble, mystification et ennui sauf pour un
-maître: Michel-Ange.
-</p>
-
-<p>
-Je sentis du premier coup chez lui une émotion, une vie supérieures à
-celle qu'on trouve chez les Grecs, et une sévérité et une noblesse
-d'intention qui n'existait pas chez Rubens. Comme j'entendais autour de
-moi dire et redire qu'il n'y avait rien de supérieur à Michel-Ange, je
-fus très fier de le goûter; la haute idée que j'avais de ma propre
-infaillibilité s'en trouva encore grandie; avec l'aide de Rogers pour
-la Chapelle Lorenzo et grâce à de longues stations devant le
-<i>Bacchus</i>, aux Offices, je fis de rapides progrès dans le sens
-Michel-Angelesque. Par contre, dès le premier jour, je déclarai le
-<i>Rémouleur</i> de la Tribune vulgaire et assommant, et je n'ai pas changé
-d'avis depuis; la <i>Vénus</i> de Médicis, une petite personne sans
-intérêt; le <i>Saint Jean</i> de Raphaël d'une boursouflure poussée au
-noir, et la collection des Offices en général, un mélange incongru,
-l'œuvre de gens qui ne s'y connaissaient pas, n'entendaient rien à
-l'art<a name="FNanchor_48_1" id="FNanchor_48_1"></a><a href="#Footnote_48_1" class="fnanchor">[48]</a>, ne s'en souciaient pas. De fait, lorsque je revis les Offices
-en 1882&mdash;je n'y suis pas retourné depuis&mdash;j'ai retrouvé ma
-première impression et j'ai éprouvé quelque fierté de ma perspicacité
-précoce. On ne pouvait guère s'attendre, à cette époque, à me voir
-aimer l'Angelico ou Botticelli; y eussé-je été disposé, le corridor
-du haut des Offices n'était pas un endroit convenable pour y admirer la
-grande <i>Madone</i> de l'un ou la <i>Vénus</i> de l'autre. Elles étaient
-alors toutes deux dans le passage extérieur qui conduit à la Tribune.
-</p>
-
-<p>
-Une fois que mes réflexions m'eurent amené là, je m'installai au
-milieu du Ponte Vecchio et je fis un bon croquis, très exact, de ses
-boutiques et des constructions que l'on a devant soi quand on regarde du
-côté du Dôme. Il semble que je n'aie eu ni le temps, ni l'envie d'en
-faire plus à Florence; le Marché Vieux était trop encombré pour
-qu'on y pût travailler et quant aux sculptures du Dôme, elles étaient
-inséparables de la couleur. Dans l'espoir&mdash;espoir qui allait
-s'affaiblissant chaque jour&mdash;de trouver les choses plus à notre goût
-dans le Sud, nous quittâmes Florence par la Porta Romana.
-</p>
-
-<p>
-Sienne, Radicofani, Viterbe et, le quatrième jour, Rome; voyage
-lugubre avec des arrêts plus lugubres encore. J'avais un affreux
-mal de tête à Sienne et la cathédrale me parut le comble de
-l'absurde&mdash;sursculptée, surbariolée, surdécoupée, surélevée de
-trop de pignons&mdash;une immense pièce montée, un monument de vanité,
-sans le moindre sentiment religieux. Et c'est bien cela, en somme: la
-vraie beauté de Sienne était tout entière dans sa vieille
-cathédrale, le Westminster de <i>son</i> Édouard le Confesseur. Les ruines,
-au moins, sont-elles encore respectées?
-</p>
-
-<p>
-La solitude volcanique de Radicofani, l'orage qui grondait, les
-hurlements du vent, ses sifflements aigus à travers les portes mal
-jointes et les trous de serrures de la plus misérable des auberges,
-resta longtemps pour nous un véritable cauchemar. À Viterbe, j'étais
-moins souffrant et je fis un dessin du couvent qui est d'un sentiment
-juste et d'une bonne facture. Le quatrième jour, papa et maman
-remarquèrent avec une joie triomphante, bien qu'ils souffrissent
-d'être si cahotés, que plus on approchait de Rome, plus la route
-devenait mauvaise.
-</p>
-
-<p>
-Tout mon bagage scientifique, ce qui devait m'aider à comprendre la
-Ville Éternelle, consistait dans les deux premiers livres de Tite-Live,
-que je n'avais jamais approfondis et quelques noms géographiques qui
-flottaient dans ma mémoire, sans que j'eusse seulement regardé où ils
-se trouvaient sur la carte: Juvénal, une ou deux pages de Tacite, et,
-dans Virgile, l'incendie de Troyes, l'histoire de Didon, l'épisode
-d'Euryale et le dernier combat. J'avais sans doute lu pour ainsi dire
-toute l'<i>Énéide</i>, mais la majeure partie ne m'avait semblé que du
-fatras. Sur l'histoire romaine moins ancienne, je n'avais lu que des
-auteurs anglais fort sévères pour les vices impériaux, et je n'étais
-pas éloigné de penser que la malaria de la campagne romaine était une
-conséquence naturelle de la papauté. J'avais été élevé dans
-l'idée qu'il ne pouvait pas plus y avoir un bon empereur romain qu'un
-bon pape; je ne savais pas trop si Trajan vivait avant le Christ ou
-après, et j'aurais été sincèrement reconnaissant à quiconque m'eût
-dit que Marc-Aurèle était un philosophe romain, contemporain de
-Socrate.
-</p>
-
-<p>
-L'apparition du dôme de Saint-Pierre dans le lointain ne nous fit pas
-plus d'impression que si c'eût été une borne kilométrique, nous
-annonçant que nous avions encore une vingtaine de milles à faire sur
-une route cahotante, avant de nous reposer. Quand nous nous approchâmes
-du Tibre&mdash;le Tibre nonchalant, aux rives boueuses, aux eaux épaisses
-et jaunes&mdash;j'éprouvai une sensation de dégoût mêlée de tristesse. Quel
-contraste avec le flot montant de la Tamise poussé par le vent, que
-j'aimais à regarder de la fenêtre de Nanny Clowsley! La Piazza del
-Popolo m'était aussi familière&mdash;je l'avais vue tant de fois
-reproduite&mdash;que Cheapside, et me paraissait beaucoup moins
-intéressante. Nous descendîmes, cela va sans dire, dans un des hôtels
-de la place d'Espagne; je me couchai fatigué et de mauvaise humeur de
-me trouver dans la rue bruyante d'une grande ville moderne avec rien à
-dessiner et une foule de petits ennuis en perspective. Le lendemain
-matin, en me réveillant bien reposé, je me dis comme Mr Rogers: «Je
-suis à Rome», et j'accompagnai papa et maman à Saint-Pierre, avec un
-certain sentiment de curiosité, j'en conviens.
-</p>
-
-<p>
-Voyageurs et livres m'avaient crié sur tous les tons que je serais
-désappointé, que la basilique ne me ferait pas l'effet de grandeur
-auquel je m'attendais; mais je ne me suis pas vanté en vain d'avoir le
-sentiment exact des proportions, et le fait est que j'eus la conscience
-nette de son immensité. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est à
-la lourdeur, à l'ennui de la façade, au mauvais goût, à l'insipide
-distribution de l'intérieur. Nous en fîmes le tour, regardant les
-copies en mosaïque de tableaux qui ne nous intéressaient pas, les
-tombeaux magnifiques de gens dont nous ne connaissions même pas les
-noms; enfin, nous nous retrouvâmes au grand air, devant les fontaines,
-avec un immense sentiment de soulagement. Aucun de nous n'a jamais remis
-les pieds à Saint-Pierre, si ce n'est pour entendre de la musique, ou
-pour voir des processions et des cérémonies religieuses.
-</p>
-
-<p>
-Nous rentrâmes déjeuner et, l'après-midi, nous fîmes en voiture le
-tour classique par le Forum, le Colisée, et le reste! Je n'avais qu'une
-idée très vague du Forum, de ce qu'il était, ou de ce qu'il avait
-été. Je ne comprenais pas ce que venaient faire là ces trois
-colonnes, ou les sept, et cet Arc de Sévère sous lequel ne passe pas
-de route, et surtout cette masse de constructions sordides qui se
-dressent au-dessus, flanquée d'une tour du XVIII<sup>e</sup> siècle sans le
-moindre caractère. Un des grands avantages de mon ignorance était, en
-tout cas, de me permettre de voir les choses à ma manière, comme elles
-étaient; et bien que mon éducation religieuse, comme je l'ai dit plus
-haut, m'inclinât à penser que la malaria de la campagne romaine était
-une conséquence de la papauté, cela n'influait nullement sur la
-perception très nette et très claire que j'avais de la beauté de
-ligne du Soracte, tandis que les lignes des premiers plans, en tuf et
-pouzzolane, me semblaient détestables, que la pouzzolane fût papale ou
-protestante. Le rôle du Forum ou du Capitole dans l'histoire ne
-m'importait utilement; ce qui me frappait, c'est que les colonnes du
-Forum étaient de petite dimension, leurs chapiteaux sculptés sans
-finesse et que les maisons qui le dominaient étaient beaucoup moins
-intéressantes à regarder que n'importe quelle «close» de l'«Auld
-toun» d'Édimbourg.
-</p>
-
-<p>
-Étant arrivé à ces conclusions sur la ville et ses ruines, il me
-fallait commencer la visite des musées. Ai-je besoin de dire que la
-grande peinture religieuse: le vestibule du Pérugin, la chapelle
-d'Angelico et tout le premier étage de la Sixtine étaient lettre morte
-pour moi? Personne ne m'avait conseillé de les regarder, et j'étais
-incapable, à moi tout seul, de les découvrir. Tout le monde, au
-contraire, m'avait dit: voyez le plafond de la chapelle Sixtine; je le
-trouvai très beau; tout le monde m'avait aussi recommandé de voir la
-<i>Transfiguration</i> de Raphaël et le <i>Saint Jérôme</i> du Dominicain;
-ce que je fis très attentivement et très docilement, après quoi je
-déclarai sans la moindre hésitation que le tableau du Dominicain
-était détestable, et celui de Raphaël fort laid; de ce jour, je ne
-fis plus aucune attention à ce que me disaient les gens, en fait de
-peinture, à moins qu'ils ne fussent de mon avis.
-</p>
-
-<p>
-Mais sir Joshua n'était pas tout le monde. Son opinion sur les
-<i>Stanze</i> fit que je les étudiai longuement et soigneusement; je vis
-tout de suite qu'il y avait là quantité de choses que je n'étais même pas
-en état de voir, encore moins de comprendre; mais en tout cas, ce qui
-était certain, c'est qu'elles ne me procuraient aucun plaisir; la
-religion, d'ailleurs, qui m'avait été enseignée à Walworth me
-rendait réfractaire à ce mélange de paganisme et de papisme.
-</p>
-
-<p>
-Ces bases posées en vue de mes futures études, je n'y revins plus et
-je n'ai pas eu, depuis, de raisons sérieuses de les modifier. Je ne
-parle jamais du Dominicain, ou si j'en parle par déférence pour sir
-Joshua, ce n'est que pour dire que c'est un peintre détestable; des
-<i>Stanze</i> que comme ne pouvant satisfaire en quoi que ce soit un esprit
-sain, équilibré, désireux de savoir à quoi ressemblaient les Sibylles,
-ou comment un Grec se représentait les Muses; et l'opposition entre
-le <i>Parnasse</i> et la <i>Dispute</i> présentée dans les <i>Stones of
-Venise</i><a name="FNanchor_49_1" id="FNanchor_49_1"></a><a href="#Footnote_49_1" class="fnanchor">[49]</a>, comme annonçant la chute de la théologie catholique.
-</p>
-
-<p>
-Quand nous eûmes visité les principales curiosités de Rome, et
-pendant que nous explorions les choses de moindre importance, nous
-pensâmes que le moment était venu d'utiliser la lettre d'introduction
-qu'Henry Acland m'avait donnée pour Mr Joseph Severn. Bien que, dans le
-gros in-octavo qui contenait les œuvres de Coleridge, de Shelley et de
-Keats, et qui avait si souvent traîné sur la table devant ma niche de
-Herne Hill, la partie de Keats ne m'eût jamais attiré (elle me
-troublait plutôt) j'avais suffisamment conscience de sa valeur, j'avais
-été trop ému par sa mort pour ne pas désirer faire la connaissance
-de son fidèle ami. J'ai oublié où habitait Mr Severn; tout ce dont je
-me souviens, c'est que sa porte était à droite, tout en haut d'un
-immense escalier carré, aussi large qu'un de nos chemins anglais où
-deux carrioles peuvent passer côte à côte, un escalier monumental aux
-marches très basses. Je montais lentement, car le docteur m'avait
-surtout recommandé de ne pas m'essouffler; il me restait peut-être une
-vingtaine de marches à gravir lorsque la porte de Mr Severn s'ouvrit
-pour livrer passage à deux messieurs, et se referma sur eux avec un
-bruit sec qui paraissait dire au reste du monde: on ne passe plus. Ces
-messieurs me croisèrent sur la gauche. L'un était court, le teint
-animé, l'air réjoui; l'autre petit aussi, mais pâle, avec un beau
-front bien modelé et des yeux noirs à la fois vifs et doux.
-</p>
-
-<p>
-Ils me regardèrent, mais par timidité, et aussi parce que je trouve
-impoli d'arrêter les gens et surtout de les empêcher de sortir, je ne
-fis pas un geste et les laissai descendre en paix. Je ralentis même mon
-pas, et ce ne fut que quelques minutes plus tard que je sonnai à la
-porte de Mr Severn. Je laissai ma carte et ma lettre d'introduction au
-domestique qui me dit que Monsieur venait de sortir. Le compagnon aux
-yeux noirs de Severn était George Richmond, pour lequel Acland m'avait
-aussi donné un mot. Tous deux accoururent pour nous voir. La manière
-d'être simple, réservée, originale de mon père et de ma mère les
-intéressa d'abord, leur plut ensuite, et finalement les conquit au
-point que, Noël venu, ils nous choisirent, entre tous leurs amis de
-Rome, pour fêter la Noël. Et cela, bien plus pour mon père et ma
-mère que pour moi; non qu'ils ne s'intéressassent pas à moi, mais
-comme mes idées, qui n'étaient jamais celles de tout le monde,
-étaient plutôt tapageuses, qu'à chaque instant j'allumais sous leurs
-pieds des pétards et des fusées, qui ne les troublaient pas seulement
-au moment où ils éclataient, mais se continuaient en objections
-réfléchies qu'ils ne pouvaient pas toujours réfuter&mdash;car je
-m'attaquais aux choses sacro-saintes, aux maîtres incontestés et aux
-splendeurs les plus authentiques de Rome&mdash;nos conversations se
-terminaient le plus souvent par des conseils où se glissaient quelques
-reproches qu'ils jugeaient nécessaires; ils avaient de longues
-conférences avec mon père et ma mère, parents et amis se demandaient
-ce qu'on pourrait bien faire pour me ramener à des idées plus saines.
-Dès le premier moment, tous deux avaient inspiré à mes parents une
-confiance absolue, et cela uniquement, je crois, parce que, lorsque nous
-nous étions croisés dans l'escalier, Mr Severn avait dit à mi-voix à
-Mr Richmond en me regardant: «Quelle physionomie poétique!» et que ma
-récente folie, mon impardonnable entêtement dans l'affaire du
-<i>Harlech</i>, jointe aux impertinences que je me permettais à l'égard de
-Raphaël et du Dominicain, me donnaient, aux yeux de mes parents, des
-airs d'Enfant prodigue.
-</p>
-
-<p>
-La coalition contre laquelle j'avais à lutter se trouva encore
-renforcée par l'entrée en scène d'un frère cadet de Mr Richmond,
-Tom, que je trouvai, lors d'une de nos premières visites à l'atelier
-qu'ils occupaient en commun, s'escrimant de tout son cœur à peindre un
-torse nu avec des ombres bleu de cobalt, sur lesquelles, à ce qu'on
-voulut bien m'expliquer, on devait passer un glacis qui leur donnerait
-le ton de la chair du Titien. Comme, à cette époque, je ne voyais rien
-de particulier dans la chair du Titien, et de plus que je ne pensais pas
-qu'on arrivât à la rendre par ce procédé, l'abîme qui nous
-séparait, mes amis et moi, se creusa encore davantage; et de fait, ces
-divergences firent que s'accroître avec le temps et leur effet
-immédiat fut de décider de la façon dont j'emploierais mon temps à
-Rome et en Italie. Car, ayant déclaré une fois pour toutes que je ne
-pouvais pas plus comprendre la pensée de Raphaël que la couleur du
-Titien; que les salles de sculpture du Vatican m'ennuyaient, que je n'y
-comprenais rien, je pris le taureau par les cornes et me mis à chercher
-ce que, à Rome, je pensais pouvoir dessiner à ma manière, choisissant
-pour commencer&mdash;et c'était en quelque sorte un défi jeté à Raphaël,
-au Titien, à l'Apollon du Belvédère tout ensemble&mdash;l'étude
-minutieuse de guenilles qui pendaient aux vieilles fenêtres du quartier
-juif.
-</p>
-
-<p>
-La guerre déclarée, il ne restait plus aux deux Richmond et à mon
-père qu'à s'amuser autant qu'ils le pourraient de mes essais
-révolutionnaires qui, une fois mon point de départ admis, n'étaient
-pas sans intérêt. Je payai ma dette au Forum, en en dessinant avec le
-grand soin une vue d'ensemble; je fis une étude des aqueducs vus de
-Saint-Jean-de-Latran, une autre du Mont Aventin prise du pont Rotto,
-toutes deux jugées bonnes en général. À la fin, Richmond lui-même
-s'adoucit au point de me demander un dessin de la Trinità dei Monte,
-associée pour lui à d'heureux souvenirs. C'est alors qu'il se
-présenta, pour moi, une occasion d'utiliser de façon pratique mes
-dispositions particulières, en prenant de précieuses notes sur les
-principales villes d'Italie; mais il était dit que toutes les chances
-que j'avais d'être autre chose que ce que je suis avorteraient les unes
-après les autres. Un hasard, qui ne me sembla alors qu'un mirage
-moqueur, fut, bien des années plus tard, la source d'une des plus
-belles et des plus profondes émotions de ma vie.
-</p>
-
-<p>
-Entre mon Protestantisme et mon Proutisme&mdash;comme l'appelait très
-justement Tom Richmond&mdash;j'avais déclaré sans intérêt toute
-cérémonie romaine; je me refusais à rien voir, et je protestais avec
-mauvaise humeur, toutes les fois que l'on me proposait d'entrer dans une
-église, dans un palais romain ou dans une galerie. Pourtant papa et
-maman s'aperçurent que je ne me faisais jamais tirer l'oreille
-lorsqu'il s'agissait d'aller entendre de la musique sacrée, fallût-il
-pour cela subir les ennuis d'un office: ce qu'ils attribuaient au goût
-que j'avais toujours manifesté pour le chant grégorien et à
-l'intérêt toujours croissant que m'inspirait la musique. La vérité,
-c'est qu'à l'église j'avais chance d'apercevoir, au-dessus des têtes
-pieusement penchées de la foule italienne&mdash;au moins un instant avant
-qu'elle s'inclinât à son tour&mdash;la gracieuse silhouette d'une anglaise
-blonde d'une grande beauté, la reine de la colonie anglaise cet
-hiver-là, à Rome, et qui réalisait pour moi le type de la beauté
-féminine, type rêvé jusqu'ici, et rêvé en vain, une beauté
-sculpturale, mais pleine de vie, et aussi de douceur et de grâce. Je ne
-crois pas être jamais parvenu à l'approcher à plus de quarante
-mètres, mais ces apparitions, si lointaines qu'elles fussent, et les
-émotions qu'elles me causaient n'en firent pas moins la joie et la
-consolation de mon hiver à Rome.
-</p>
-
-<p>
-Pendant ce temps, mon père, que notre médecin de Rome avait
-complètement rassuré sur mon état, reprenait sa gaîté et jouissait
-de tout en conscience. Avec Marie qui, quoique de nature peu
-enthousiaste, était une voyageuse infatigable, il allait voir sans se
-lasser tout ce qu'il y avait à voir. Jamais, surtout, il ne manquait
-une fête musicale, et il était radieux lorsque son maniaque de fils
-consentait (pour l'amour de miss Tollemache<a name="FNanchor_50_1" id="FNanchor_50_1"></a><a href="#Footnote_50_1" class="fnanchor">[50]</a>, mais chut!) à les
-accompagner; et tous les jours Mr Severn et George Richmond se
-montraient plus affectueux et plus serviables. Aucun habitué du monde
-élégant de Londres ne s'étonnera du plaisir que nous pouvions trouver
-à pénétrer toujours davantage dans l'intimité de George Richmond.
-Mais je n'ai vu nulle part, dans aucun monde ou ailleurs, rien qui
-approche de la situation qu'avait alors à Rome, Mr Joseph Severn.
-Personne ne savait mieux que lui mettre les gens en valeur, naturels du
-pays, étrangers, laïques ou ecclésiastiques. Il ne voyait dans chacun
-que le meilleur: ce qui aurait excité la colère chez d'autres le
-disait simplement sourire. Comment s'étonner que le pape soit à
-Saint-Pierre, qu'il y ait des mendiants sur les marches du Pincio?
-N'est-ce pas dans la nature des choses? Il pardonnait au Pape son
-papisme, respectait la longue barbe du mendiant et ne doutait pas que
-les marches du Pincio, celles de l'Aracœli aussi bien que celles du
-Latran et du Capitole conduisissent au ciel; nous montions tous, de
-façon ou d'autre, et en attendant il fallait tâcher d'être heureux
-là où on se trouvait. Raisonnable avec légèreté, sage avec gaieté,
-spirituel sans malice, délicatement sentimental, il tenait conseil avec
-les cardinaux un jour, et s'en allait le lendemain picniquer dans la
-Campagne romaine avec les pins belles Anglaises qui passaient l'hiver à
-Rome; prenant les cœurs dans les mailles dorées de sa bonne grâce, de
-sa sympathie ouverte, comme si la vie n'était pour lui que la mélodie
-ondoyante de sa chanson favorite, <i>Gente, è qui l'uccellatore.</i>
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_48_1" id="Footnote_48_1"></a><a href="#FNanchor_48_1"><span class="label">[48]</span></a>Ils s'en souciaient, mais à rebours, prisant surtout
-l'habileté des procédés les plus mesquins et employés de la pire
-façon.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_49_1" id="Footnote_49_1"></a><a href="#FNanchor_49_1"><span class="label">[49]</span></a>J'ai autorisé la nouvelle édition de ce livre dans sa forme
-primitive, surtout en raison de la clarté avec laquelle, le lecteur en
-jugera, j'établis de façon incontestable que la théologie de la
-Renaissance eut sur les arts en Italie, et sur la religion du monde, une
-influence fatale.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_50_1" id="Footnote_50_1"></a><a href="#FNanchor_50_1"><span class="label">[50]</span></a>Qui épousa le philanthrope Lord Mount-Temple.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE XV</h4>
-
-<h4><a id="CUMAE">CUMÆ</a></h4>
-
-<p>
-Pour être fidèle à la règle que je me suis tracée de suivre l'ordre
-des faits en laissant au lecteur le soin de tirer ses conclusions, j'ai
-passé un peu vite, et il me semble qu'il ne serait point inutile de
-savoir, ou tout au moins d'essayer de deviner ce que pense mon lecteur!
-</p>
-
-<p>
-Trouve-t-il que je suis un garçon heureux ou malheureux? A-t-il pour
-moi quelque estime, ou le contraire? Pense-t-il que l'on avait raison de
-fonder sur moi quelque espérance? Ou les talents que je pouvais avoir
-étaient-ils de ceux qui ne brillent au matin que pour se flétrir avant
-le soir? Si je le lui demande, c'est que j'ai reçu quelques lettres
-d'amis qui se disent enchantés et me déclarent que ces souvenirs ont
-jeté sur mon caractère des lumières toutes nouvelles, que je leur
-plais ainsi beaucoup plus qu'auparavant. Voilà un résultat qui n'est
-nullement celui que je cherchais, et qui est en contradiction avec
-l'impression que j'éprouve moi-même quand, me retournant, je me
-regarde face à face. Je suis extrêmement peiné et humilié lorsque je
-constate, aujourd'hui que je suis un peu moins ignorant, le peu que je
-valais alors, et tout ce que je laissais perdre de temps, d'occasions et de
-devoirs&mdash;un devoir manqué étant la pire des pertes&mdash;et je ne vois
-vraiment pas ce que mes amis ont pu trouver dans ces souvenirs d'enfance
-de plus aimable qu'ils n'eussent pu deviner chez l'auteur de <i>Time and
-Tide</i> ou de <i>Unto This Last</i>. En vérité, et quoi qu'ils en disent,
-je n'étais alors, et je le suis demeuré encore un an ou deux, qu'un petit
-têtard informe, ruisselant, glissant, rien qu'un estomac avec une
-queue, se gonflant, s'aplatissant, se tortillant au milieu des ondes de
-cristal et sur les sables purs des sources de la jeunesse.
-</p>
-
-<p>
-Mais fort heureusement j'ai toujours eu des yeux excellents et la bonne
-habitude de nager contre le courant; et maintenant le temps était venu
-où je commençais à désirer me mettre au service de belles
-princesses, pour aller chercher leurs balles au fond de l'eau, lorsque
-soudain je me vis sous ma véritable forme, et cette vision me laissa
-effaré et découragé. Ceci se passait à Rome, vers l'époque de
-Noël.
-</p>
-
-<p>
-Parmi les objets d'art toujours de mode à Rome, et dont les voyageurs
-de distinction ne devaient pas manquer d'emporter des spécimens,
-étaient ces camées taillés dans de jolis coquillages roses. Afin de
-nous conformer à l'usage, nous achetâmes un coquillage quelconque de
-Dieux et de Grâces. Mais les artistes tailleurs de camées étaient
-habiles aussi à faire le portrait de simples mortels, et mon père et
-ma mère, escomptant l'avenir, résolurent de faire graver pour la
-postérité le profil de leur futur grand homme.
-</p>
-
-<p>
-Ce que j'apercevais, quand je me regardais dans le miroir, me suffisait,
-et je n'avais jamais songé à me demander de quel effet était mon
-profil. Le camée terminé, j'en admirai le travail, mais l'image
-qu'elle donnait de moi ne me satisfaisait pas. Je ne l'ai pas analysée
-alors; aujourd'hui, si je cherchais à la décrire, je dirais qu'elle
-rappelait un penny de George III, avec un soupçon de George IV,
-l'orgueil du Grand Turc et l'humeur de huit petits lucifers
-déchaînés.
-</p>
-
-<p>
-Et sans doute je savais que j'étais orgueilleux, et depuis quelque
-temps maussade; cependant ce n'était ni l'orgueil ni la maussaderie qui
-étaient les caractéristiques de ma nature. Tout au contraire, personne
-n'était plus respectueux des choses réellement grandes que moi, et
-personne n'était d'humeur plus facile quand on me laissait faire à ma
-tête. Que peut-on demander de plus à la plupart des garçons ou des
-animaux?
-</p>
-
-<p>
-Et il me semblait dur que l'on insistât surtout sur les défauts
-passagers, oubliant les qualités véritables, et que ceux-ci
-demeurassent fixés à jamais d'après le témoignage un peu fantaisiste
-du camée. À propos de ce camée et d'autres portraits plus récents de
-moi&mdash;est-ce vanité?&mdash;mais je tiens à dire pour ceux qui les
-verraient et qui éprouveraient quelque déception, que ce qu'il y a de mieux
-dans mon visage, comme ce qui m'a été le plus utile dans la vie, ce sont
-les yeux, et encore seulement quand on les voit de près. Un ami très
-cher et très perspicace, un Français, m'a fait remarquer aussi, mais
-bien des années plus tard, que la bouche&mdash;si elle n'était pas digne
-d'Apollon&mdash;avait de la bonté: quant au type George III et George IV,
-il était très marqué dans la famille et en particulier chez mon cousin
-George de Croydon; et pour la forme de la tête, par devant et par
-derrière, j'ai mes idées là-dessus, mais ce n'est pas l'instant de
-les exposer. Le moment est venu, par contre, de dire plus en détail non
-seulement ce qui m'arriva maintenant que j'étais majeur, mais ce qu'il
-y avait en moi: c'est dans ce but que je transcris ici un ou deux
-fragments de mon journal écrits pour moi seul, non pour faire plaisir
-à mon père ou pour être imprimés, après corrections, par Mr
-Harrison.
-</p>
-
-<p>
-En feuilletant ces vieux cahiers, je m'aperçois que j'ai trop poussé
-au noir mes souvenirs de la Riviera. Témoin cette page sur un endroit
-que je voyais alors pour la première fois et qui a joué un grand rôle
-dans ma vie, le promontoire de Sestri di Levante:
-</p>
-
-<p>
-«<i>Sestri, 4 novembre</i> (<i>1840</i>).&mdash;Matinée très pluvieuse; à
-peine si nous avons pu franchir les quatre milles qui nous séparaient de
-cet adorable village; les nuages, emportés comme de la fumée le long des
-collines, enveloppaient de guirlandes les églises blanches accrochées
-aux pentes boisées. Avons dû attendre ici jusqu'à trois heures; le
-temps s'est éclairci, nous avons gravi le promontoire boisé qui domine
-le village. Les nuées s'élevaient lentement au-dessus des Apennins,
-laissant ici et là des flocons légers qui s'accrochaient au fond des
-ravins et s'enlevaient sur les parties ensoleillées comme autant de
-langues de feu; à l'horizon, la ligne bleu foncé des montagnes, pure
-comme le cristal, se profilait nettement sur le ciel d'un vert pâle; le
-soleil touchait çà et là les verts précipices, et les villages
-blancs de la côte luisaient comme de l'argent au Nord-Ouest; c'était
-ensuite la masse des hautes montagnes qui dévalaient dans les sombres
-vallées plantées d'oliviers; leurs cimes d'abord toutes grises dans la
-pluie se teintaient de bleu foncé, lorsque les nuées se dispersaient,
-chassées par le vent. Puis tout à coup le soleil reparaissait et ses
-rayons doraient les bois les plus proches, faisaient flamboyer les
-troncs lisses des arbres, les feuillages déjà magnifiquement nuancés
-par l'automne, les revêtant d'une splendeur comme Turner seul pourrait
-en imaginer une, et que mettait en valeur le fond gris d'orage. Au sud,
-c'était la mer sur laquelle se reflétaient et miroitaient quantité de
-petits nuages blancs venus des Alpes, entre de longues bandes du bleu le
-plus pur, tandis que le soleil, très bas déjà, dardait de longs
-rayons obliques loin, très loin de l'horizon; les vagues venaient se
-briser au milieu de panaches d'écume contre des rochers de marbre noir,
-et de grandes masses floconneuses couraient, poussées par la marée,
-vers la pleine mer. Au-dessus de nos têtes, un groupe sombre de pins
-d'Italie et de chênes verts enveloppaient d'ombre un adorable coin de
-prairie, tel qu'on en pourrait trouver dans les parties les plus
-fertiles des îles de Derwentwater. Cette féerie dura jusqu'au moment
-du coucher du soleil; alors un double arc-en-ciel s'élança au-dessus
-des bois embrasés, puis à mesure que le soleil baissait à l'horizon,
-les nuées d'orage se revêtirent de pourpre; l'arc-en-ciel dont les
-nuances se fondaient, semblait une large ceinture cramoisie au-dessus de
-laquelle les nuages flambaient; magnifique spectacle qu'il n'est pas
-donné à l'homme de contempler plus d'une ou deux fois dans sa vie.»
-</p>
-
-<p>
-Je vois que nous sommes arrivés à Rome le samedi 28 novembre. La note,
-écrite dès le lendemain matin, mérite peut-être d'être conservée.
-</p>
-
-<p>
-«<i>Dimanche 29 novembre.</i>&mdash;La ville est en l'air parce que le Pape
-officie à la Chapelle Sixtine; c'est aujourd'hui le premier jour de
-l'Avent. Me suis fait bousculer, étouffer, pour rien: musique
-médiocre, sorte de mascarade avec le Pape et des cardinaux mal tenus.
-L'extérieur et la façade occidentale de Saint-Pierre ont certainement
-beaucoup d'apparence; l'intérieur conviendrait à une salle de bal, ou
-ne devrait servir qu'à cela.»
-</p>
-
-<p>
-«<i>30 novembre.</i>&mdash;Monté en voiture au Capitole place pleine
-d'immondices, lugubre et dégoûtante; descendu ensuite au Forum, très
-bon sujet de tableau certainement. Puis marché longtemps, parmi des tas
-de briques et de décombres, jusqu'à en avoir mal au cœur.»
-</p>
-
-<p>
-Écœuré, ai-je voulu dire. Mais entre le 20 et le 25 décembre, je fus
-réellement malade; accès de fièvre terrible, c'est un miracle que je
-m'en sois tiré. Le 30, j'étais sur pied; je continue ainsi:
-</p>
-
-<p>
-«Petite promenade de long en large sur le Pincio; je suis incapable de
-faire autre chose depuis cette maudite maladie. Pourquoi donc faut-il
-que toute joie s'affadisse si vite, que les plus vives impressions si
-rapidement s'effacent? Rome était là devant moi: tours, coupoles,
-cyprès, palais, enchevêtrés, formant d'admirables groupes; une petite
-brume de décembre se mêlait à quelques légères fumées de bois et
-cernaient d'une jolie ligne grise toutes les formes qui se dressaient
-entre moi et le soleil; au delà des admirables chênes verts des
-jardins Borghèse, on apercevait les Apennins d'où émergeait un grand
-pic couvert de neige, semblable à la traînée lumineuse d'une comète.
-Ce n'était pas le clair de lune, ce n'était pas la lumière du soleil,
-c'était quelque chose d'aussi doux que l'un, d'aussi puissant que
-l'autre. Et j'étais là au milieu de ces magnificences, et je ne le
-sentais pas! Je rentrais de ma promenade, aussi las de mon devoir
-accompli que si j'étais sur la route de Norwood.»
-</p>
-
-<p>
-Des yeux, je suivais une jeune fille qui promenait des enfants et dont
-le petit bonnet coquettement posé sur ses cheveux très bien coiffés
-trahissait la nationalité: j'étais fixé, bien avant de l'avoir
-entendu dire à l'un des enfants qui jabotait en anglais avec une
-volubilité comparable seulement au murmure de la fontaine de l'autre
-côté de la route: «qu'elle n'en comprenait pas un mot»<a name="FNanchor_51_1" id="FNanchor_51_1"></a><a href="#Footnote_51_1" class="fnanchor">[51]</a>. Après
-deux ou trois allées et venues, la jeune fille s'assit à côté d'une
-autre bonne; elles bavardaient, elles riaient, l'air parfaitement
-heureux, ne pensant pas plus aux montagnes qui se dressaient derrière
-elles, et à la ville qui s'étendait sous leurs pieds, qu'au Grand
-Turc; tandis que moi, emporté par mes sentiments dans des sphères que
-je jugeais très supérieures, je souffrais cruellement, en face d'un
-spectacle qui aurait dû me procurer d'infinies jouissances, de sentir
-les heures peser si lourdement sur mes épaules. Voilà bien l'orgueil, cher
-lecteur, et la maussaderie&mdash;<i>dum pituita molestat</i>&mdash;bien
-dûment établis.
-</p>
-
-<p>
-Mais faut-il être bien orgueilleux pour se croire supérieur au point
-de vue du <i>sentiment</i> à une petite <i>bonne</i> française? Très
-sincèrement, je ne me croyais pas supérieur à cette fille, ni
-meilleur; mais je savais qu'il existait entre moi et le lointain
-Soracte, ou même entre moi et l'invisible Vultur, un lien qu'elle ne
-soupçonnait même pas; et que cela impliquait un horizon terrestre,
-sinon céleste, plus étendu; nous n'étions pas nés sous la même
-étoile.
-</p>
-
-<p>
-Pendant ce temps, au pied de la colline, ma mère tricotait dans la
-grande chambre romaine, aussi paisiblement que si elle eût été chez
-elle&mdash;cette grande chambre qui avait sur les auberges de Provence le
-mérite d'être propre. Les jours passaient et l'heure vint de songer au
-voyage de Naples, avant qu'aucun de nous ne fût fatigué de Rome. Cette
-bonne cousine Mary, à laquelle je ne daignais jamais demander son avis
-sur rien, était celle d'entre nous qui avait le plus profité de ce
-séjour. Réellement très bonne musicienne (elle avait pris quelques
-leçons de Moscheles), elle jouissait des maîtrises des églises,
-lisait attentivement son guide, savait toujours où elle était et,
-profondément religieuse, était arrivée à vaincre ses préjugés
-puritains au point de visiter avec une émotion respectueuse le tombeau
-de saint Paul et la maison de sainte Cécile. Je crois même qu'elle
-finit par monter à genoux la Scala Santa, comme toute bonne Romaine.
-</p>
-
-<p>
-L'hiver avait passé, et le soleil du printemps réchauffait doucement
-l'atmosphère quand nous gravîmes les monts Albains pour descendre dans
-la vallée au-dessous de La Riccia, que j'ai décrite dans l'un des
-chapitres les plus souvent cités des <i>Modern Painters</i>. Mon journal
-dit: «Un abîme, et sur la colline opposée un autre village haut
-perché, avec le clocher et le toit de son église formant un groupe
-très réussi. Un hérissement d'arbres descendait jusqu'au fond du
-ravin d'où s'élançait près de moi, en clair sur le fond d'ombre, la
-paroi grise d'un rocher merveilleusement brodé de lichens aux mille
-couleurs.»
-</p>
-
-<p>
-Suivent encore quelques phrases du même genre, et puis une description
-des marais Pontins où j'insiste beaucoup sur les taches mouvantes que
-mettent çà et là les grands troupeaux noirs, les vols de mouettes
-blanches, les cochons aux soies hérissées, les oiseaux de toutes
-sortes, échassiers et plongeurs en nombre incalculable. Il est
-extrêmement intéressant, au moins pour moi, de voir qu'à cette
-époque où je ne faisais encore que des croquis au crayon, c'était
-surtout la couleur qui me frappait: je voyais les choses d'abord en
-couleur, comme elles doivent être vues.
-</p>
-
-<p>
-Certains détails du voyage de Mola à Naples, sur lesquels je me
-permets d'insister, prouvent la constante préoccupation d'exactitude
-qui fait le fond des principes que j'ai formulés, plus tard, dans
-<i>Modern Pointers</i>, bien qu'à cette époque je n'eusse pas la plus
-légère idée d'écrire ce livre, ni aucun autre, et que je prisse ces
-notes uniquement pour me souvenir de ce que je voyais, et sans me
-préoccuper de savoir si elles me serviraient à autre chose.
-</p>
-
-<p>
-«<i>Naples, 9 janvier</i> (<i>1841</i>).&mdash;Pendant que je m'habillais
-hier à Mola auprès de la fenêtre, j'ai vu le soleil se lever au milieu des
-brumes qui montaient de la mer; le petit bois d'orangers qui descend en
-pente douce vers la plage rougissait sous ses caresses; Gaëte, en face,
-étincelait sur son promontoire. J'ai couru à la terrasse, un petit
-toit de zinc orné d'orangers et de figuiers d'Inde en pots. Au bord de
-la mer s'élevaient des montagnes qui rappelaient celles du Skiddaw,
-avec des ravins semblables à ceux du Saddleback; les hauts sommets
-étincelaient sous la neige fraîchement tombée, le plus élevé
-effleuré par un blanc nuage léger et rapide<a name="FNanchor_52_1" id="FNanchor_52_1"></a><a href="#Footnote_52_1" class="fnanchor">[52]</a>. Plus près, les
-montagnes s'amollissaient en masses vertes et unies comme les collines
-de Malvern, sauf que leurs sommets étaient couverts d'oliviers et
-festonnés de vignes; on aperçoit le village de Mola avec ses murs
-blancs et ses toits plats, au-dessus des oliviers, dans de légères
-vapeurs de fumée bleue; au loin, une autre chaîne de montagnes court
-vers la mer. L'air était un peu frais, mais si pur et si doux, si
-chargé de parfum d'orangers que l'on se serait cru au printemps, non en
-janvier. Le temps menaçait, mais le soleil nous resta fidèle pendant
-la traversée du village; rues étroites, pittoresques et colorées, qui
-descendent vers la mer, puis, côtoyant un précipice dont la neige
-était éblouissante sous le soleil qui montait, et entre des haies de
-myrtes, nous entrons dans la plaine de Garigliano. Un gros nuage chargé
-de pluie courait<a name="FNanchor_53_1" id="FNanchor_53_1"></a><a href="#Footnote_53_1" class="fnanchor">[53]</a> après nous, nous gagnant de vitesse, s'abaissant
-petit à petit, couvrant bientôt tout le bleu du ciel jusqu'à ne plus
-laisser qu'une étroite bande d'un bleu ambré<a name="FNanchor_54_1" id="FNanchor_54_1"></a><a href="#Footnote_54_1" class="fnanchor">[54]</a> derrière les
-Apennins; les montagnes plus proches étaient maintenant plongées dans
-une ombre profonde, ombre de pourpre&mdash;les neiges au loin d'abord
-embrasées et donnant la plus forte lumière du paysage, puis sombres
-contre le ciel clair; des masses grises au-dessus, lugubres, lavées de
-pluie par endroits; au-dessous, un bouquet de saules qui se détachaient
-contre un fond pourpre, un peu jaune d'Inde, un peu tacheté de rouge.
-Puis c'étaient les ruines d'un aqueduc dont les murs portaient encore
-des traces de mosaïque; ses arches encadraient des collines et de
-belles prairies dont la verdure fraîche se mêlait à l'or des saules.
-À Capoue, nous perdîmes du temps à la Douane, maudite douane; nous
-avions subi le même ennui à Garigliano où des mendiants hurlants
-s'étaient rués sur nous (Caffé del Giglio d'Oro). Je vois encore un
-gamin, un vrai singe, perché sur l'épaule d'un autre gamin et qui
-faisait claquer ses mâchoires en se donnant de grands coups de poing.
-</p>
-
-<p>
-Le pays, à partir de Garigliano, est absolument plat; la voiture filait
-entre les festons de vigne accrochés aux ormes; la route était
-parfaitement droite et toute déchirée par une pluie diluvienne. La
-nuit venait, j'étais horriblement fatigué; de temps à autre, entre
-les nuées orageuses qui fuyaient, on apercevait un lambeau de ciel bleu
-ou encore deux ou trois pures étoiles qui cherchaient à percer les
-lourdes masses noires. Des éclairs sillonnaient le ciel quand nous
-approchâmes des portes de Naples, où nous fûmes encore retardés par
-la Douane et le visa de nos passeports. J'étais arrivé à un tel
-degré de fatigue, si exaspéré, si transi, que j'étais près de
-pleurer. Ce n'était pas ainsi que j'avais rêvé entrer à Naples!
-Aurais-je jamais pensé, lorsque, assis dans mon coin familier de Herne
-Hill, je soupirais après la neige lumineuse des montagnes, après une
-feuille d'oranger, que j'arriverais à Naples d'aussi méchante humeur
-que si j'avais passé ma journée a Londres? Mille fois plus encore!
-</p>
-
-<p>
-Depuis plus de dix ans, grâce à ma passion géologique, je connaissais
-à fond la structure et l'aspect du Vésuve et du mont Somma.
-<i>Friendship's Offering</i> et <i>Forget me not</i>, à l'époque de Leoni
-le bandit, m'avaient aussi donné d'utiles notions sur la baie de Naples.
-Mais les formes admirables du mont Saint-Ange et de Capri étaient
-toutes nouvelles pour moi, et la pensée que je me trouvais là, en
-présence de forces souterraines inconnues, m'emplit d'une émotion
-profonde; pourtant le Vésuve était calme, et les lentes évolutions du
-nuage blanc suspendu au-dessus de son cratère ressemblaient à celles
-d'un simple nuage d'orage.
-</p>
-
-<p>
-La première vue des Alpes avait été pour moi la révélation directe
-de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante. Mais depuis
-longtemps, dans les forces volcaniques et destructrices, Homère m'avait
-appris à reconnaître&mdash;et ma raison m'avait confirmé dans cette
-pensée&mdash;sinon l'Esprit du mal en personne, tout au moins le symbole du
-mal non racheté, un monde en dehors des conditions atmosphériques,
-orages, chaleurs, gelées, d'où dépend le cours normal de la vie
-organique. Et de même que les neiges et les roses des Alpes à
-Lauterbrunnen représentaient pour moi le Paradis, de même cette
-vallée de cendres, cette gorge de lave était l'Enfer, l'Enfer visible.
-Et s'il se présentait ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi serait-il
-autre dans l'ordre surnaturel?
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais pas encore lu une seule ligne du Dante. Dès que je connus
-ces vers:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Vespero è già colà dov'è sepolto</span><br />
-<span class="i0">Lo corpo dentro al quale io facea ombra:</span><br />
-<span class="i0">Napoli l'ha, e da Brandizio è tolto<a name="FNanchor_55_1" id="FNanchor_55_1"></a><a href="#Footnote_55_1" class="fnanchor">[55]</a></span>
-</div></div>
-
-<p>
-non seulement Naples, mais l'Italie tout entière, s'éclaira à cette
-flamme sacrée. Dès lors, les quelques vers de Virgile que je savais
-s'illuminèrent tout à coup; j'en compris la vérité en voyant le lac
-sans oiseaux. À moi aussi la voix enseigna la loi de vie éternelle:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i8">Nec te</span><br />
-<span class="i0">Nequidquam lucis Hecate præfecit Avernis</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Les légendes devenaient vérité&mdash;elles <i>commençaient</i> à le devenir
-plutôt, devrais-je dire; tout un cortège de pensées se faisaient jour
-qui ne devaient prendre corps que quarante ans plus tard et qui, dans
-leur première éclosion, ne m'apportaient que tristesse et
-désappointement. «Il y avait donc des endroits comme ceux-là, et où
-les Sibylles vivaient! Mais est-ce là tout?»
-</p>
-
-<p>
-Horribles, oui, ces terrains convulsés, ce lac de soufre bouillant, la
-grotte du Chien avec son sol bas, son air lourd, empesté, si lourd
-qu'il semblait qu'on pût l'agiter avec la main. Horrible, ignoble, et
-quand on pense que c'est la Delphes de l'Italie! Les merveilles, les
-splendeurs de ces îles et de ces mers, je les voyais, comme c'était
-déjà mon habitude, sans qu'un seul de leurs défauts m'échappât.
-</p>
-
-<p>
-Le voyageur anglais ordinaire, auquel il est donné de cueillir une
-grappe de raisin, et auquel une jolie fille aux yeux noirs apporte sa
-bouteille de vin de Falerne, n'en demande pas davantage&mdash;en ce monde
-ou dans l'autre&mdash;et il déclare que Naples est le Paradis. Pour moi,
-hélas! dès que mes pieds foulèrent les cendres volcaniques, je
-compris qu'il n'y a pas de perfection possible, de forme ou de couleur,
-pour une montagne, quand tout y est scories. Comment admirer une mer, si
-bleue qu'elle soit, quand elle vient mourir sur un sable noir? Je
-constatai aussi avec une colère bien légitime l'épouvantable
-négligence des pouvoirs publics&mdash;que Mr Gladstone avait signalée à
-propos des prisons napolitaines. Mais ni lui, ni aucun autre Anglais,
-que je sache, en dehors de Byron et de moi, ne virent que les Apennins
-se dressaient comme un mur de prison et faisaient de la vie moderne en
-Italie une honte et un crime: crime à la fois contre l'honneur de ses
-ancêtres et la bonté de son Dieu.
-</p>
-
-<p>
-Mais en même temps que j'étais vivement frappé par les défauts
-d'autrui une sorte d'éclair volcanique, grâce à Dieu, me révéla les
-miens. Le sentiment que Naples et son beau golfe ne pouvaient rien me
-dire, dans l'état de maladie et de tristesse où je me trouvais, me fut
-douloureux; je me le reprochai; l'enveloppe de la chrysalide commençait
-à craquer de place en place, non sans profit, et je dis adieu aux
-derniers contours du mont Saint-Ange qui disparaissait au sud, en
-songeant vaguement à m'améliorer à l'avenir.
-</p>
-
-<p>
-Nous restâmes une journée entière à Mola di Gaeta afin de me
-permettre de dessiner le château d'Itri. On nous avait laissé entendre
-qu'Itri n'avait pas bonne réputation; mais nous nous étions refusés
-à croire qu'un aussi joli endroit pût offrir quelque danger, et nous
-nous y étions fait conduire pour y passer la journée. Pendant que je
-dessinais, ma mère et Mary erraient à l'aventure; Mary savait
-maintenant quelques mots d'italien, assez pour sympathiser avec toute
-Contadine portant une jolie coiffe ou un beau baby. Les voyageurs
-étaient rares à Itri, je ne crois pas qu'on y eût jamais vu
-d'Anglaises; aussi les Contadines étaient-elles enchantées et elles
-auraient fait tout au monde pour être agréables à maman et à Mary.
-Je fis un bon croquis et nous regagnâmes les bois d'orangers de Mola,
-ravis. Nous apprîmes plus tard que la population d'Itri est tout
-entière composée de bandits; de ce jour, nous n'avons plus jamais eu
-peur des bandits.
-</p>
-
-<p>
-Nous passâmes la journée du dimanche à Albano. Dans la matinée nous
-fîmes une longue promenade, mon père, manière, Mary et moi, dans les
-bois de chênes verts des alentours. Depuis plusieurs semaines déjà,
-je ne toussais plus, je pouvais marcher sans fatigue; je jouissais d'une
-sécurité relative lorsque, tout à coup, pendant cette promenade bien
-paisible pourtant, la toux reprit et je constatai que le mouchoir que
-j'avais porté à mes lèvres était taché de sang! Je m'assis sur le
-talus, au bord de la route, et je vis devant moi mon père très pâle.
-</p>
-
-<p>
-Nous regagnâmes l'auberge à pas lents et mon pauvre père, s'étant
-procuré une sorte de carriole légère, se mit en route pour aller
-lui-même à Rome chercher le docteur.
-</p>
-
-<p>
-J'ai bien souvent songé, avec mélancolie, aux émotions douloureuses
-qui avaient dû étreindre le tendre cœur paternel pendant cette longue
-course, dix-huit milles à travers la campagne romaine.
-</p>
-
-<p>
-Le bon D<sup>r</sup> Gloag le rassura et revint avec lui. Mais il n'y avait
-pas grand'chose à dire ou à faire. Ces petites crises étaient naturelles
-au printemps, il fallait seulement redoubler de prudence. Ma mère ne
-perdit pas courage. Le lendemain, nous rentrions à Rome; et depuis ce
-temps la toux ne m'a plus incommodé.
-</p>
-
-<p>
-Vers Pâques, le temps fut admirable. J'assistai à la Bénédiction, je
-m'assis à la nuit tombante en face du château Saint-Ange, je vis le
-dôme de Saint-Pierre étinceler et le château étendre sur le ciel un
-grand voile de feu. J'emportai de cette dernière vision de Rome bien
-des pensées qui ont mûri lentement depuis; des pensées qui m'ont
-surtout convaincu que l'esprit protestant était mesquinement et
-coupablement borné, ne comprenant rien à la signification et au but de
-la splendeur de l'Église au moyen âge; et que l'esprit catholique
-actuel était mesquinement et coupablement borné, ignorant tout des
-moyens par lesquels il pourrait toucher l'âme italienne plutôt que ses
-yeux.
-</p>
-
-<p>
-En rouvrant, ces jours-ci, le livre que mon professeur de Christ Church,
-Walter Brown, m'avait recommandé comme le code le plus précieux de la
-sagesse religieuse en Angleterre, l'<i>Histoire naturelle de
-l'Enthousiasme</i>, je suis tombé par hasard sur ce passage qui a dû,
-j'imagine, être un des premiers à ébranler la satisfaction confiante
-de mon puritanisme. Depuis, j'ai lu un grand nombre de livres de
-théologie, mais je n'ai trouvé nulle part un exemple plus terrifiant
-d'absence à la fois de charité et d'intelligence:
-</p>
-
-<p>
-«Si l'on pouvait oublier un instant que chaque cloche, chaque vase
-sacré, chaque ornement du rite romain recèle un piège tendu à la
-liberté et au bonheur de l'humanité, que son or, ses perles, ses
-belles draperies sont des parures de mort éternelle; et si l'on compare
-tout cet appareil aux horreurs et aux ignominies des anciens rites
-polythéistes, il semble que l'on puisse rendre grâce à ceux qui l'ont
-imaginé. Poésie, effets scéniques, tout a été mis en œuvre par le
-goût et le génie des artistes italiens pour composer un spectacle qui
-laisse les plus magnifiques cérémonies du culte des idoles en Grèce
-et à Rome bien loin derrière lui.»
-</p>
-
-<p>
-Et cependant, je ne me souviens pas distinctement d'avoir été choqué
-par ce passage. Il me semble même que certains points de ce livre
-m'avaient plu; il est vrai que j'avais sur son auteur, et sur tous les
-auteurs du même genre, l'avantage de savoir distinguer l'art sincère
-de l'art menteur, une foi heureuse d'un insolent dogmatisme. Je savais
-que les voix qui chantaient à la Trinità di Monte n'étaient pas des
-voix de mensonge, et que la multitude qui s'agenouillait devant le
-Pontife se relevait meilleure et plus forte après avoir reçu sa
-bénédiction.
-</p>
-
-<p>
-Bien que j'eusse pu, le beau temps aidant, assister sans danger aux
-cérémonies de la Semaine Sainte, je j'avais pas retiré grand
-bénéfice, comme santé, de mon hiver à Rome. J'étais très
-découragé et les premières étapes du retour par Terni et Foligno
-furent assez mélancoliques; la nuit que nous passâmes à Terni,
-particulièrement triste. Car vers le soir, comme nous rentrions à
-l'hôtel après avoir été jusqu'aux Cascades, le domestique d'un jeune
-Anglais demanda à nous parler. Il était seul avec son maître qui
-brusquement était tombé malade, très malade. Mon père voudrait-il
-venir le voir? Mon père y alla et se trouva en présence d'un très
-beau garçon, un Écossais de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui se
-mourait. Il mourut en effet dans la nuit et nous pûmes rendre quelques
-services au malheureux serviteur qui était au désespoir. J'oublie
-maintenant si nous avons jamais su qui était ce jeune homme. Je trouve
-pourtant son nom inscrit dans mon journal, «Farquharson», mais rien de
-plus.
-</p>
-
-<p>
-À mesure que nous montions vers le nord et que nous quittions les
-régions volcaniques, je reprenais courage; Venise, Venise
-l'enchanteresse, m'apparaissait dans le lointain avec toutes ses
-séductions. Je n'avais vu Venise qu'une seule fois, six ans auparavant,
-quand je n'étais encore qu'un enfant. Que le conte de fée se
-réalisât aujourd'hui, je pouvais à peine le croire, et le départ par
-la porte de Padoue, au matin, avec la pensée que Venise&mdash;du moins des
-gens dignes de foi l'assuraient&mdash;était là, de l'autre côté, dans la
-mer: comment exprimer l'émotion ressentie!
-</p>
-
-<p>
-Je n'imagine pas encore la réponse que le lecteur a pu faire à la
-question que je lui posais au début de ce chapitre: Trouve-t-il que je
-sois un garçon heureux ou malheureux?
-</p>
-
-<p>
-S'il s'agit de la vie future, en ce monde ou dans l'autre, de la
-personnalité à venir dans l'un comme dans l'autre, il pourrait y avoir
-deux opinions à cet égard, et même trois. Ce qui est certain, c'est
-qu'en fait de bonheur j'accaparais à moi seul la part de deux cent
-cinquante mille personnes ordinaires. Je dis «personnes», non pas
-«garçons». Je ne sais pas en quoi consiste le plaisir que trouvent
-les garçons à jouer au cricket, à canoter, à tuer des oiseaux à
-coups de pierres ou à coups de carabine. Mais pour les gens ordinaires,
-marchands, employés, hommes de Bourse et de Club, certainement il n'y
-avait pas de comparaison entre la somme de bonheur dont je jouissais et
-la leur; bonheur suivi, cela va sans dire, de moments de lassitude ou de
-satiété, et en partie compensé par des contrariétés, des
-désespoirs à propos de choses qui n'auraient certainement contrarié
-personne d'autre que moi; mais un bonheur incontestablement, infiniment
-précieux en soi et complet, à propos duquel on aurait pu dire ce que
-disait Sydney Smith ayant mangé sa salade: «Je suis à l'abri des
-coups du Destin; j'ai dîné aujourd'hui.»
-</p>
-
-<p>
-Les deux chapitres dont l'un termine le premier et l'autre ouvre le
-second volume des <i>Stones of Venice</i> furent écrits, je m'en aperçois
-en les relisant, sous l'impression mélancolique des événements de
-1852 et avec le désir d'indiquer très honnêtement aux voyageurs ce
-qui mérite d'être vu. Je n'essaie pas d'y retracer mes joies de 1835
-et de 1841, alors qu'on ne songeait pas à construire un pont de chemin
-de fer et que tout, la marécageuse Brenta, la moindre villa, une
-chaussée poussiéreuse, une plage de sable, me ravissait, par cette
-matinée où nous vîmes Venise surgir devant nous; et le noir chapelet
-des gondoles, dans le canal de Mestre, était à mes yeux plus beau
-qu'un lever de soleil au milieu de nuages de pourpre et d'or.
-</p>
-
-<p>
-Mais comment l'exprimer? Comment même me l'expliquer, l'esprit anglais,
-cultivé ou non, étant incapable de sentir ce genre d'émotion. Sir
-Philippe Sydney va à Venise et il n'a pas l'air de s'apercevoir que
-Venise est dans la mer. Lady Elisabeth Craven, en 1789, s'attendait à
-trouver une jolie ville proprette avec des quais le long de ses canaux
-et fut extrêmement désappointée: «Les maisons baignent dans l'eau,
-elles sont sales et paraissent tout à fait inconfortables; les
-innombrables gondoles, qui ont l'air de cercueils flottants, ajoutent à
-la tristesse de l'ensemble et, je l'avoue, Venise, à l'arrivée, m'a
-fait une impression d'horreur plutôt que de joie.»
-</p>
-
-<p>
-Sur quoi elle s'en va aux Cascine et se trouve parfaitement heureuse. Il
-ne semble pas qu'elle ait jamais lu ni le <i>Marchand</i>, ni
-<i>Othello</i>. Evelyn ne les a pas lus davantage; pourtant, de son temps
-comme de celui de Sidney, la Venise d'Othello et d'Antonio n'était pas
-encore tout à fait morte. Ma Venise, comme celle de Turner, c'était surtout
-Byron qui l'avait créée, mais il s'y ajoutait encore pour moi la joie
-enfantine de voir des bateaux glisser sur des eaux claires. J'éprouvais un
-bonheur inexprimable à regarder la pointe de la gondole pénétrer sous
-la porte de Danieli à marée haute, quand l'eau avait deux pieds de
-profondeur au bas de l'escalier, et, tout le long des rives du canal, de
-vrais murs de marbre sortir de la mer, couverts à l'extérieur de
-milliers de petits crabes et à l'intérieur de Titiens.
-</p>
-
-<p>
-Du 6 au 16 mai, je pris des notes sur des effets de lumière qui me
-servirent plus tard dans <i>Modern Painters</i>, et j'exécutai deux dessins
-au crayon, <i>Ca Contarini Fasan</i> et l'<i>Escalier des Géants</i> qui,
-avec deux dessins faits à Bologne en passant, et une demi-douzaine à Naples
-et à Amalfi sont&mdash;je puis le dire, quarante ans plus tard&mdash;de
-très bons dessins. Je n'avais aucune notion de l'architecture proprement
-dite, je n'avais jamais dessiné un plan, une coupe, un ornement; mais
-j'adorais, comme Turner jusqu'à la fin de ses jours, tout ce qui était
-gracieux et riche, que ce fût Gothique ou Renaissance; mon coup de
-crayon était parfaitement sûr et délicat, je dessinais avec une
-fidélité scrupuleuse, mettant ma joie à reproduire les choses telles
-qu'elles étaient; et c'est ce qui donne la vie à un dessin, ce qui
-fait qu'il est exact de point en point. Cela, au moins, était dans mes
-moyens et je le fis ici pour la dernière fois. L'année suivante,
-j'essayai de faire ce que je n'étais pas capable de faire, et j'ai
-continué, hélas! usant la moitié de mes jours à cette besogne
-ingrate.
-</p>
-
-<p>
-Je trouve une phrase dans mon journal du 6 mai qui semble en
-contradiction avec ce que j'ai dit plus haut des centres de mon travail:
-«Dieu soit béni, je suis ici; c'est le Paradis... Venise et Chamonix
-sont les deux bornes de la terre pour moi.»
-</p>
-
-<p>
-Il est vrai qu'alors, je ne connaissais ni Rouen, ni Pise, bien que
-j'eusse vu l'une et l'autre. (Quand j'ai cité Genève, avec Rouen et
-Pise, cela comprenait dans ma pensée Chamonix.) «Venise, continue le
-journal, est un mirage, un miroir qui reflète des étoiles. Ses clairs
-de lune sont capables de tourner la tête aux gens les plus sages quand
-ils laissent de longues traînées lumineuses sur les eaux grises.»
-</p>
-
-<p>
-De Venise par Padoue, où Saint-Antoine, par Milan où le Dôme étaient
-encore pour moi de purs chefs-d'œuvre; puis à Turin, et à Suse. Ma
-santé s'améliorait, la vue seule des Alpes me fit du bien et les
-brises qui en venaient semblaient me rendre mes forces. Nous passâmes
-le Mont Cenis pour la première fois. Je m'éveillai d'un lourd sommeil,
-le matin du 2 juin 1841, dans une toute petite chambre de Lans-le-Bourg,
-vers six heures du matin; au nord, les aiguilles rouges se détachaient
-sur le bleu du ciel, l'immense pyramide couverte de neige s'étendait
-jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois
-minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière
-et je gravis la pente gazonnée qui monte du côté sud jusqu'aux
-premiers pins.
-</p>
-
-<p>
-Je renaissais. La vie s'ouvrait de nouveau devant moi avec tout ce
-qu'elle a de meilleur: sentiment religieux, amour, admiration,
-espérance; tout ce que je savais, tout ce qu'il y avait au plus profond
-de mon être, tressaillait à cette heure; et l'œuvre que je voulais
-faire, et que les hasards de ma vie à venir ont servie, se précisa,
-fut déterminée, si je puis dire, en cette minute. Plein de
-reconnaissance, je rentrai, j'allai trouver mon père et ma mère et je
-leur dis que j'étais sûr maintenant de guérir.
-</p>
-
-<p>
-Les docteurs s'étaient absolument trompés sur mon cas. J'avais surtout
-besoin de grand air, d'un air vivifiant, d'exercice, de repos, sans
-aucune excitation artificielle. L'air de la campagne romaine était
-détestable pour moi et la vie de Rome la plus mauvaise que je pusse
-mener. Les trois passages suivants de mon journal, qui ont pris une
-grande signification par la suite, peuvent servir de conclusion à ce
-chapitre qui, je le crains, aura paru à mon lecteur bien ennuyeux:
-</p>
-
-<p>
-«I. <i>Genève, 5 juin.</i>&mdash;Arrivé hier de Chambéry; un vent frais du
-nord chassait la poussière. Ravi de la grâce d'une jeune femme, la
-femme d'un confiseur, dans une petite ville que nous traversions, et à
-laquelle je demandai «une livre» de biscuits de Savoie. «Mais,
-Monsieur, une livre sera un peu volumineuse! Je vous en donnerai la
-moitié; vous verrez si cela vous suffira... Ah! Louise (ceci
-s'adressait à une petite personne aux yeux brillants, qui s'agitait
-dans l'arrière-boutique et exprimait son mécontentement de façon
-bruyante), si tu n'es pas sage, tu vas savoir<a name="FNanchor_56_1" id="FNanchor_56_1"></a><a href="#Footnote_56_1" class="fnanchor">[56]</a>». Tout cela si
-gaiement, si gentiment!&mdash;Arrivé ici par une délicieuse après-midi,
-vers l'heure du coucher du soleil. Les prairies étaient si vertes, la
-Salève si brillante, le Rhône si tumultueux, le lointain Jura si beau
-que j'étais prêt à faire le vœu de ne jamais remettre les pieds en
-Italie.
-</p>
-
-<p>
-«II. <i>6 juin.</i>&mdash;Pluie à verse toute la journée; sermon improvisé
-et péniblement débité par un jeune homme qui n'avait pas de voix, dans
-une petite chapelle dont les voûtes blanches s'emplissaient du bruit
-d'un orgue strident et de cantiques en mauvais vers. Que de fois, le
-dimanche matin, aux mêmes heures, j'ai été pris de remords, j'ai
-décidé de secouer ma paresse et de faire un effort pour m'instruire de
-façon ou d'autre, de me fortifier physiquement, de me vouer à quelque
-œuvre utile au lieu de ne songer qu'à passer agréablement le temps.
-Cette impression m'est venue très intense aujourd'hui et je donnerais
-tout au monde pour qu'elle ne s'effaçât pas. Hélas! ces émotions ne
-sont jamais durables chez moi; le lendemain, je n'y pense plus.
-</p>
-
-<p>
-«III. <i>11 décembre 1842.</i>&mdash;C'est bien étrange, mais j'ai éprouvé
-les mêmes émotions, les mêmes remords, dans cette même petite
-église, l'année suivante, et ce fut l'origine de mon travail sur
-Turner.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_51_1" id="Footnote_51_1"></a><a href="#FNanchor_51_1"><span class="label">[51]</span></a>En français dans le texte.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_52_1" id="Footnote_52_1"></a><a href="#FNanchor_52_1"><span class="label">[52]</span></a>À remarquer que je voyais instantanément le pas du nuage&mdash;le
-travail de «Cœli Enarrant» ayant été vraiment commencé longtemps
-auparavant.&mdash;Noter aussi, un peu plus loin, le nuage de pluie.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_53_1" id="Footnote_53_1"></a><a href="#FNanchor_53_1"><span class="label">[53]</span></a>Cette course, cette chasse du nuage de pluie s'oppose dans mes
-dernières conférences sur le ciel, à la formation de la nuée de
-pluie dans tout l'atmosphère sous l'influence du vent.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_54_1" id="Footnote_54_1"></a><a href="#FNanchor_54_1"><span class="label">[54]</span></a>Un bleu des plus pâles, transparent, qui se fond en or.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_55_1" id="Footnote_55_1"></a><a href="#FNanchor_55_1"><span class="label">[55]</span></a>C'est Virgile qui parle et qui dit:</p>
-
-<p>«À cette heure (une heure après le lever du soleil au Purgatoire) il
-fait soir là-bas (dans l'Italie méridionale) où est enterré mon
-corps, à l'intérieur duquel je faisais ombre (sur la terre lorsque
-j'étais vivant). Naples le possède maintenant; il y a été apporté
-de Brindisi.»</p>
-
-<p>Virgile, dit-on, mourut à Brindisi et son corps, par ordre d'Auguste,
-fut porté à Naples. Purgatoire. Chant III. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_56_1" id="Footnote_56_1"></a><a href="#FNanchor_56_1"><span class="label">[56]</span></a>En français dans le texte.&mdash;Note du traducteur.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-
-<h4>CHAPITRE XVI</h4>
-
-<h4><a id="FONTAINEBLEAU">FONTAINEBLEAU</a></h4>
-
-<p>
-Le 29 juin, nous étions à Rochester; nous passâmes un mois à la
-maison à peser, à étudier ce qu'il y avait de mieux à faire pour ma
-santé. Depuis cette matinée de Lans-le-Bourg, j'étais convaincu que,
-si je pouvais vivre à ma guise en respirant l'air des montagnes, je
-serais vite sur pied. On prit l'avis des médecins de Londres; il fut
-décidé que le mieux était de me laisser faire et, sous la seule
-condition d'emmener Richard Fall, papa et maman consentirent à ce
-premier voyage d'indépendance. Je me mis donc en route au commencement
-d'août, me dirigeant vers le Pays de Galles. J'avais promis à mes
-parents de passer par Leamington pour y consulter une sommité médicale,
-le D<sup>r</sup> Jephson; à la Faculté, on le qualifiait volontiers de
-charlatan, mais il nous avait été chaudement recommandé par des amis
-en qui nous avions grande confiance.
-</p>
-
-<p>
-Jephson n'avait rien du charlatan: c'était un homme de la plus haute
-valeur, qui possédait toutes les qualités qui font les grands
-médecins. Ses débuts avaient été modestes: employé dans une
-pharmacie, il avait fini, grâce à un travail acharné joint à une
-faculté d'observation tout à fait remarquable, par devenir le premier
-médecin de Leamington; et c'est, je puis le dire, le seul vrai médecin
-que j'aie jamais connu avant Sir William Gull.
-</p>
-
-<p>
-Il m'examina, m'ausculta pendant plus de dix minutes, puis me dit:
-«Installez-vous ici, et dans six semaines, si vous faites ce que je
-vous dis, vous serez guéri.» Je lui déclarai qu'il n'était nullement
-dans mes intentions de m'arrêter à Leamington, que j'allais dans le
-pays de Galles, mais que je ne demandais pas mieux de suivre, là-bas,
-les conseils qu'il lui plairait de me donner. «Non, non, fit-il, il
-faut que vous restiez ici, sinon, je ne m'occupe pas de vous.» Ceci
-sentait un peu le charlatanisme; je le saluai et continuai mon voyage
-après avoir écrit à la maison le récit détaillé de mon entrevue.
-</p>
-
-<p>
-À Pont-y-Monach, je trouvai une lettre de mon père m'ordonnant de
-retourner immédiatement à Leamington et de me mettre entre les mains
-du D<sup>r</sup> Jephson. En conséquence, Richard s'en alla seul à Snowdon
-et moi je repris le premier courrier en sens inverse, et me présentai
-devant le docteur, l'oreille basse. Il m'envoya loger dans un tout petit
-appartement où je menai pendant six semaines une vie toute nouvelle
-pour moi; vie contre laquelle je pestais, comme le prouve mon journal de
-l'époque, mais qui, en fin de compte, ne m'a pas laissé de mauvais
-souvenirs. L'eau salée des sources le matin, du fer deux fois par jour;
-au déjeuner de huit heures, du thé aux herbes; au dîner d'une heure
-et au souper de six heures, de la viande, du pain et de l'eau, seulement
-de l'eau; poisson, viande de boucherie ou volaille à mon choix, pourvu
-qu'il n'y eût jamais qu'un plat de viande; ni légumes, ni fruits. Une
-promenade le matin, une l'après-midi et se coucher de bonne heure. Tel
-était le régime auquel j'étais condamné et qui contrastait avec mes
-habitudes plus sybaritiques.
-</p>
-
-<p>
-Je suivis docilement les ordonnances du docteur, trouvant encore la vie
-bonne dans ces conditions, et l'espoir de la voir se prolonger
-particulièrement intéressant.
-</p>
-
-<p>
-La situation, quoique grotesque et prosaïque, n'était pas sans
-intérêt. J'habitais une maison meublée, une petite maison de briques,
-dans la rue.... qui donnait sur une espèce de pâturage, de terrain
-vague, entouré d'une palissade en mauvais état; de l'autre côté de
-l'enclos, la Leam coulait, bourbeuse et somnolente, garnie de ronces sur
-sa rive opposée; le long de la rue, c'était d'abord toute une suite de
-boutiques misérables, puis une épicerie plus aristocratique, un ou
-deux merciers, et enfin le cabinet de lecture et la Pump-Room.
-</p>
-
-<p>
-Après la baie de Naples, le Mont Aventin et la place Saint-Marc,
-c'était comme un de ces changements de décors tels qu'on en voit au
-théâtre dans les féeries. Ce qui est bizarre, c'est que moi qui
-m'étais senti d'une tristesse mortelle en face du Mont Aventin, je
-n'éprouvais ici aucune disposition à la mélancolie; j'étais plutôt
-amusé, et j'avais surtout le sentiment très agréable qu'enfin les
-choses s'arrangeaient au moins pour <i>moi</i>, bien que ce que j'avais
-sous les yeux fût loin d'être aussi grandiose que Peckwater ni aussi joli
-que la place Saint-Marc. Mais je me retrouvais, après tout, à mon
-niveau de Croydon; je pouvais faire ce qui me plaisait, et je n'étais
-pas obligé de préparer des examens.
-</p>
-
-<p>
-La première chose que je fis fut d'aller chez le libraire prendre un
-livre, car je voulais travailler. Après mûre réflexion, je me
-décidai pour <i>les Poissons fossiles</i>, d'Agassiz; et je me mis à
-compter des écailles, à apprendre par cœur des noms impossibles, avec
-l'idée que cela me ferait faire de grands progrès en géologie. Je me
-procurai aussi quelques Marryat et quelques pains de couleur afin de
-finir un dessin dans la grande manière de Turner, le château d'Amboise
-au coucher du soleil, avec la lune qui se lève à l'horizon et dont le
-sillage lumineux glisse sous l'arche d'un pont.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai pas fait une dépense inutile le jour où j'ai acheté les
-<i>Poissons fossiles</i>, car ce livre m'a permis de constater, après avoir
-passé de longues heures à l'étudier, qu'Agassiz était un pur
-imbécile d'avoir gaspillé son argent à faire dessiner, et très bien
-dessiner, ces horreurs dont personne ne se souciait de savoir les noms.
-</p>
-
-<p>
-Si j'avais pensé tirer de cette étude un profit quelconque, c'eût
-été du temps perdu; ce fut au contraire du temps gagné que de me
-rendre compte que le temps passé à un travail de ce genre <i>était</i>
-perdu; et que de pêcher un gardon dans l'Avon, de l'accommoder au goût
-d'Isaac Walton, en admettant que son fumet pût monter jusqu'au Paradis
-des pêcheurs, eût été un résultat préférable à celui de classer,
-après six semaines de travail, et de pouvoir nommer, sans se tromper,
-toutes les écailles récoltées dans toutes les boues du monde. Grâce
-à ce livre, j'ai eu la perception exacte des véritables rapports qui
-existent entre les artistes et ces messieurs de la science. Car il
-n'était pas douteux pour moi que l'homme de génie, dans les <i>Poissons
-fossiles</i>, ne fût le lithographe, point du tout le savant, et que le
-livre aurait dû porter le nom de l'artiste, car ces poissons sont bien
-ses poissons, dont Mr Agassiz, en sous-ordre, n'a fait que compter les
-écailles et inventer les noms saugrenus.
-</p>
-
-<p>
-La seconde chose de quelque importance qui se soit accomplie dans le
-«lodging» de Leamington, c'est le dessin du château d'Amboise dont
-j'ai déjà parlé, dessin exécuté «de tête» et représentant le
-château à environ sept cents pieds au-dessus de la rivière, alors
-qu'il est en réalité à quatre-vingts tout au plus, baigné dans la
-lumière d'un couchant à la Turner; la lune se lève à l'horizon, une
-lune à la Turner; des rampes, des escaliers de marbre qui n'existent
-pas descendent jusqu'à une rivière à la Turner; mais la dentelure en
-pierre de la chapelle de Saint-Hubert est très soigneusement dessinée
-à ma manière, que je trouvais sans doute supérieure à celle de
-Turner.
-</p>
-
-<p>
-Ce dessin, qui devait illustrer un poème: <i>The Broken Chain</i>, après
-avoir été admirablement gravé par Goodall, me fut, ainsi que les
-vers, extrêmement salutaire en me donnant la preuve que, sous le
-rapport de l'imagination, j'étais un pire sot qu'Agassiz lui-même.
-Cependant, les jours passaient, de merveilleux jours d'automne; les
-blés étaient mûrs et une fois que j'avais laissé derrière moi l'enclos,
-le <i>Pump Room</i> et la <i>Parade</i>, j'étais en plein Warwickshire,
-ce Warwickshire qui a tout le charme du paysage anglais. Les tours de
-Warwick dominaient les bouquets d'arbres les plus proches; je pouvais,
-en me promenant, aller jusqu'à Kenilworth ou, dans une petite voiture
-attelée d'un poney, gagner en une heure Stratford; et, tout alentour,
-c'était une admirable étendue de pays anglais avec ses collines et ses
-plaines, de vraies plaines, au travers desquelles les rivières coulent
-paresseusement et où les canaux n'ont que faire d'écluses.
-</p>
-
-<p>
-C'est au cours de ces paisibles promenades que je me mis à regarder
-attentivement les bluets, les chardons, les passe-roses. Je vois dans
-mes notes, au 15 septembre, que j'étais en train d'écrire le <i>King of
-the Golden River</i>, que je lisais l'<i>Europe</i>, d'Alison, et la
-<i>Chimie</i> de Turner. Ce <i>King of the River</i> me fait penser, et
-j'en rougis, que je n'ai point encore parlé de Dickens, dont la jeune
-gloire n'était déjà plus à son aurore. Dès l'apparition des
-<i>Sketches</i>, mon père et moi fûmes conquis; puis ce furent les
-livraisons de <i>Pickwick</i>, et celles de <i>Nickleby</i> qui firent nos
-délices; nous les attendions avec impatience et, quelles que fussent les
-préoccupations du jour, ennuis ou chagrins, leur lecture nous procurait
-quelques heures de plaisir sans mélange. Dickens, sans doute, ne nous
-apprenait rien qui ne nous fût familier, mais quel art dans la description!
-Nous connaissions aussi bien que lui les cochers et les valets d'écurie et
-beaucoup mieux encore le Yorkshire. Sa manie pour la caricature, dans ses
-écrits comme dans leurs illustrations, l'a placé en dehors de la sphère des
-auteurs de premier ordre, c'est pourquoi il n'a pas été dans ma vie un
-élément d'éducation, mais seulement de plaisir et de réconfort.
-</p>
-
-<p>
-Le <i>King of the Golden River</i> fut écrit pour amuser une petite fille;
-c'est une assez bonne imitation à la fois de Grimm et de Dickens, avec
-quelques impressions personnelles mêlées à des souvenirs des Alpes.
-Il a fait le bonheur des enfants, des enfants sages, et leur a été
-salutaire. N'empêche que la chose n'a aucune valeur. Hélas! je suis
-aussi incapable d'écrire une histoire que de composer un tableau.
-</p>
-
-<p>
-Jephson tint parole; au bout de six semaines il me rendit ma liberté,
-disant&mdash;et il avait parfaitement raison&mdash;que ma santé était entre
-mes mains. Il est certain que, si j'avais continué à manger du gigot,
-à prendre du fer, si j'avais appris à nager dans la mer que j'aimais,
-si je m'étais consacré à la géologie et à la pêche des poissons
-vivants plutôt que des fossiles, je me serais probablement noyé, comme
-Charles, ou que l'on m'aurait trouvé un ou deux ans plus tard.
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">«On a glacier, half way up to heaven.</span><br />
-<span class="i4">Taking my final rest<a name="FNanchor_57_1" id="FNanchor_57_1"></a><a href="#Footnote_57_1" class="fnanchor">[57]</a>.»</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Que serait-il arrivé? Seules les Parques, divinités mystérieuses et
-muettes, pourraient le dire. Pour moi, je sais seulement ce qui n'aurait
-pas dû arriver; je sais que, rendu à la liberté après avoir quitté
-Leamington, je n'aurais pas dû me remettre à manger des pommes de
-terre frites et des tartes, et, au lieu d'apprendre à nager et à faire
-des ascensions, recommencer à écrire des vers pathétiques ni, à
-cette crise très absurde de ma vie, essayer de peindre des crépuscules
-dans la manière de Turner. Je n'étais pas assez sot pour tâcher de
-l'imiter en plein jour, mais je m'imaginais que je pourrais faire
-quelque chose dans le genre du <i>Château de Kenilworth</i> au coucher du
-soleil, avec la laitière et la lune.
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai point parlé de ce que le lecteur considérera sans doute comme
-l'un des plus grands événements de ma vie: ma présentation à Turner,
-par Mr Griffilhs, au dîner de Norwood, le 22 juin 1840.
-</p>
-
-<p>
-Mon journal dit: «Présenté aujourd'hui à l'homme qui, sans
-contredit, est le plus grand homme de notre époque, le plus grand par
-l'imagination, par la science de la mise en scène<a name="FNanchor_58_1" id="FNanchor_58_1"></a><a href="#Footnote_58_1" class="fnanchor">[58]</a>, et en même
-temps un grand peintre et un grand poète: J.-M.-W. Turner. On m'avait
-dit que l'homme était commun, bourru, même grossier, pas le moins du
-monde intellectuel. Mais je savais que cela n'était pas possible et, en
-effet, je me trouvai en présence d'un homme quelque peu excentrique,
-aux manières tranchantes, le gentleman anglais positif; de bonne humeur
-certes, mais aussi de mauvais caractère, détestant les prétentions de
-toute sorte, fin, peut-être un peu égoïste, très intellectuel, avec
-de l'esprit, mais un esprit qui ne cherche pas à briller, qui se trahit
-par un mot, un regard.» Portrait fort complet, et très exact, si l'on
-songe qu'il fut écrit le soir même, aussitôt après cette première
-entrevue.
-</p>
-
-<p>
-Par un hasard assez singulier, <i>Kenilworth</i> fut l'une des œuvres du
-maître que Mr Griffilhs tira de son portefeuille après dîner; ce me
-fut l'occasion de dire quelques sottises, de déclarer entre autres que
-c'était une des «plus puissantes de la série anglaise», ce qui dut
-déplaire à Turner, car il n'y avait rien qu'il eût en horreur comme
-de voir les gens s'exalter sur tel ou tel dessin particulier. Cela
-signifiait simplement, pour lui, qu'ils ne comprenaient rien aux autres.
-</p>
-
-<p>
-Quoi qu'il en soit, il ne daigna pas ouvrir la bouche et la conversation
-générale se continua comme s'il n'avait pas été là. Cependant, il
-me souhaita le bonsoir avec bienveillance, et je ne le revis plus qu'à
-mon retour de Rome. Si seulement il m'eût demandé de venir le voir le
-lendemain, s'il m'eût montré un de ses croquis au crayon, s'il m'eût
-laissé voir comment il posait une teinte! Il m'eût épargné dix ans
-de travail et ses dernières années n'en eussent pas été moins
-heureuses. Mais que faire à cela? Il n'y a qu'à s'incliner et à dire:
-Ce n'était point écrit. Chaque âme a sa bataille à livrer avec la
-malechance et doit découvrir pour elle-même l'invisible.
-</p>
-
-<p>
-Je reviens à Leamington, où j'essayais de peindre Amboise dans le
-crépuscule et où je méditais sur les <i>Poissons fossiles</i> et sur
-Michel-Ange. Mon traitement terminé, j'allai passer quelques jours chez
-mon ancien professeur Walter Brown, qui était maintenant recteur de
-Wendlebury, petit village situé dans les plaines, à onze milles
-d'Oxford. Je dis bien des plaines, non des marais: de beaux pâturages
-salubres, coupés de haies avec ici et là une meule et une barrière.
-Le village se composait d'une douzaine de maisonnettes couvertes de
-chaume, et du presbytère, un bâtiment carré qui s'élevait au milieu
-d'un jardin. L'église, toute proche, avait à peine quatre mètres de
-haut sur vingt de long; elle se terminait par une tour carrée
-surmontée d'un coq qui servait de girouette.
-</p>
-
-<p>
-Le bon Walter Brown, après avoir épousé une femme excellente, ni
-belle ni jeune mais pleine de vertus, était venu s'installera
-Wendlebury pour travailler au salut de ses habitants; point n'était
-besoin, pour cela, de tant de science et de dons si rares! Il s'était
-mis pourtant de tout cœur à l'ouvrage, bêchait lui-même son jardin
-et prenait en pension un ou deux écoliers qu'il préparait aux examens
-d'Oxford. À ses moments perdus, il étudiait l'<i>Histoire naturelle de
-l'Enthousiasme</i>; il vécut ainsi heureux et satisfait jusqu'à la fin de
-ses jours.
-</p>
-
-<p>
-Comme je le voyais très fier de son église et de son coq, je lui en
-fis un dessin où je mis tous mes soins; j'avais choisi l'heure du
-coucher du soleil et l'heure aussi où la lune se levait derrière
-l'église. Il se récria un peu d'abord, déclarant que j'avais mis le
-ciel à l'envers, avec les teintes bleues les plus foncées en bas, de
-manière à bien faire ressortir l'église; mais, pour une raison ou
-pour une autre, je commençais à avoir de l'autorité, et on pensait
-qu'en fait de dessin on ne pouvait pas m'en remontrer. Ce bon Brown
-avait la patience de m'écouter pendant des heures pérorer sur
-Michel-Ange et expliquer la série des gravures du <i>Jugement Dernier</i>
-que j'avais rapportées de Rome, où les muscles tracés sur le corps
-rappellent les lignes de chemin de fer sur une carte de géographie; je
-m'en étonne aujourd'hui, et cela me paraît tenir du miracle. À cette
-heure où je sais quelque chose, je ne rencontre plus de gens aussi doux
-ni aussi patients.
-</p>
-
-<p>
-Mr et Mrs Brown se montrèrent, à tous égards, excellents pour moi;
-ils semblaient heureux de m'avoir. Peut-être n'y avait-il là que de la
-politesse, car je ne vois pas trop ce que l'on pouvait trouver
-d'agréable en moi à cette époque, si ce n'est le désir que j'ai
-toujours eu de plaire, autant que je pouvais le faire honnêtement, et
-de dire ce qui pouvait faire plaisir à mon interlocuteur.
-</p>
-
-<p>
-En quittant Wendlebury, je rentrai à la maison pour achever, avec
-l'aide de Gordon, la préparation de mon examen du printemps. Je trouve dans
-mon journal cette note: «<i>16 novembre 1841, Herne Hill.</i>&mdash;Enfin,
-j'ai terminé mes rangements; me voilà réinstallé, je me remettrai au
-travail demain matin avec méthode, mais sans excès.» M'installer,
-arranger mon intérieur a toujours été pour moi, à tous les âges, un
-très grand plaisir; mais, hélas! je ne suis jamais arrivé à
-maintenir, pendant plus de trois jours, l'ordre obtenu avec tant de
-peine.
-</p>
-
-<p>
-Le <i>17 novembre</i>, je relève ceci: «Pourquoi la gelée blanche se
-forme-t-elle en plus larges cristaux sur les nervures des feuilles et
-sur les bords que sur les autres endroits», c'est-à-dire sur les
-autres parties de la feuille? question que j'avais cru poser pour la
-première fois dans mon étude de 1879 sur la glace et qui n'a point
-encore reçu de réponse.
-</p>
-
-<p>
-La note du lendemain mérite aussi d'être conservée: «Suis dans
-l'admiration de Clementina dans <i>Sir Charles Grandison</i>; n'ai jamais
-rien lu qui m'ait fait une si profonde impression; pour le moment, je
-suis tenté de mettre cette œuvre au-dessus de toutes les œuvres de
-fiction que je connais. C'est très, très beau, et il me semble que je
-n'ai jamais rien lu qui ait produit sur moi un effet plus salutaire.»
-</p>
-
-<p>
-C'est à cette époque que je pris mes premières leçons avec Harding,
-leçons délicieuses, bien que je me rendisse compte de ce qui lui
-manquait. Mais c'était charmant de le voir dessiner, et jusqu'à un
-certain point, et à certains égards, c'était la perfection. Il
-connaissait bien la structure, la forme des arbres, il les avait
-regardés, vus, et bien vus, et rendus avec sincérité et originalité.
-Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de la vieille école
-hollandaise, il l'avait en horreur; et c'est lui, je crois, qui le
-premier m'a déclaré qu'il n'y avait là que «des ivrognes, des
-joueurs, des débauchés qui se plaisaient aux réalités de la taverne
-plus encore qu'à leur reproduction». Idées toutes nouvelles, qui
-m'ouvraient des horizons et ne pouvaient avoir sur moi qu'une très
-salutaire influence.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi commença l'année 1842. Ses brumes matinales me réservaient bien
-des surprises. C'est au printemps de 1842 que s'opéra dans l'esprit de
-Turner une grande révolution. Non seulement il était décidé à faire
-désormais des aquarelles qui lui plussent, mais encore qui pussent se
-vendre. Il remit à Mr Griffilhs quinze esquisses dont il se proposait
-d'exécuter les aquarelles. Il obtint neuf commandes; parmi ces
-aquarelles, mon père m'avait autorisé à en choisir une. Ensuite, à
-force de cajoleries, j'obtins qu'il me permît d'en prendre deux. Turner
-reçut encore, de tous les coins du monde, des ordres pour sept autres.
-Aux croquis l'on avait joint quatre aquarelles achevées qui servaient
-d'échantillons et qui étaient aussi à vendre.
-</p>
-
-<p>
-L'un de ces dessins, le <i>Splugen</i>, me tentait extrêmement. J'espérais
-décider mon père à l'acheter; malheureusement il était alors absent,
-en voyage d'affaires. Je voulus, par déférence, attendre son retour:
-lorsqu'il revint, le <i>Splugen</i> était vendu, ainsi qu'un adorable
-<i>Lac de Lucerne</i>, à Mr Munro de Novar.
-</p>
-
-<p>
-La chose fut l'occasion pour moi de graves réflexions. Dans un roman de
-Miss Edgeworth, le père fût revenu à point nommé, eût enlevé le
-<i>Splugen</i> des mains hésitantes de Mr Munro et l'eût donné au fils
-soumis, avec un autre par-dessus le marché. Je découvris, après de
-longues méditations, que les voies de Miss Edgeworth ne sont pas
-toujours celles du monde ni de la Providence. Je m'aperçus, et ce fut
-la leçon que je tirai de l'aventure, que lorsqu'on fait une sottise on
-en souffre toujours, et qu'il importe peu, en la faisant, qu'on ait
-obéi à un bon sentiment ou à un mauvais. Je savais, à n'en point
-douter, que cette aquarelle était la meilleure vue de Suisse qui eût
-jamais été faite, qu'il était tout naturel que ce fût <i>moi</i> qui
-l'eusse, et même qu'il était tout à fait inopportun qu'elle
-appartînt à quelqu'un d'autre. J'aurais dû m'en assurer sur l'heure,
-quitte après à demander pardon bien tendrement à mon père de ma
-hardiesse. Il se serait fâché peut-être au premier moment, il eût
-été surpris, peiné, mais il ne m'eût pas moins aimé pour cela; en
-fin de compte, il eût reconnu que j'avais raison et eût été
-enchanté. Quant à moi, j'aurais été gêné pendant quelques jours,
-mais j'aurais redoublé de tendresse vis-à-vis de mon père, me sentant
-des torts envers lui; et, la chose étant bonne en soi, j'aurais fini
-par être heureux, et même content de moi.
-</p>
-
-<p>
-Au contraire, le <i>Splugen</i> fut ainsi de part et d'autre, pendant des
-années, une cause de chagrin, une épine douloureuse, mon père
-essayant toujours de le rattraper, Mr Munro, soutenu par les marchands,
-faisant monter le tableau de quatre-vingts à quatre cents guinées,
-jusqu'à ce qu'excédés, nous y renonçâmes après avoir épuisé de
-part et d'autre les meilleurs sentiments.
-</p>
-
-<p>
-Mais, me dira-t-on, est-ce ainsi que vous observez le «Tu ne désireras
-pas», etc.? Cher lecteur, si vous voulez absolument trouver une
-réponse à cette question, consultez mes ouvrages philosophiques. Ici,
-il n'y a place que pour des faits. La loi est formelle: si vous faites
-une sottise vous en souffrirez, quel qu'ait pu être votre mobile. Non
-que je prétende que le mobile, en soi, ne puisse être puni ou
-récompensé selon son mérite. En tout cas, cette histoire ne nous
-procura qu'ennuis et chagrins.
-</p>
-
-<p>
-J'essayais cependant de supporter avec courage ma déconvenue et de
-jouir des esquisses, en attendant les aquarelles. Fort heureusement,
-elles me fournissaient plus de sujets de réflexion encore que ma
-mésaventure. Je vis que c'était des impressions directes de nature,
-sans rien d'artificiel, comme dans les tableaux de Carthage et de Rome.
-Et je commençai à me demander si dans l'art de Turner il n'y avait pas
-plus de vérité encore que je n'en voyais. J'étais, à cette époque,
-très averti déjà, j'avais étudié <i>ses</i> principes de composition,
-mais il me semblait que, dans ses derniers tableaux, la nature
-elle-même était de connivence, qu'elle les composait avec lui.
-</p>
-
-<p>
-Comme j'étais plongé dans ces réflexions, un jour que je me promenais
-sur la route de Norwood, j'aperçus une petite tige de lierre qui
-s'enroulait autour d'une branche d'épine et qui, si disposé à la
-critique que je fusse, ne me semblait pas mal «composée». Je me mis
-sur l'heure à la dessiner au crayon, sur mon bloc de papier gris, j'en
-fis une étude aussi minutieuse, aussi serrée que s'il se fût agi d'un
-morceau de sculpture et, plus j'y travaillais, plus ce travail me
-passionnait. La chose terminée, je compris que j'avais absolument perdu
-mon temps depuis l'âge de douze ans, puisque personne ne m'avait dit de
-dessiner les choses comme elles sont&mdash;le temps, veux-je dire, que
-j'avais consacré au dessin. Sans doute, j'avais des souvenirs de tels
-ou tels endroits, mais je n'avais su voir la beauté de rien, pas même
-la beauté d'une pierre, encore moins celle d'une feuille!
-</p>
-
-<p>
-Cette découverte ne m'abattit ni me m'exalta comme elle eût dû le
-faire, mais elle mit un terme aux jours chrysalidiques. À partir de ce
-moment, mes progrès, bien que lents, furent réguliers.
-</p>
-
-<p>
-Ceci avait dû se passer en mai; une quinzaine de jours plus tard, je
-dus subir mon examen, mais je n'en trouve aucune trace dans mon journal.
-</p>
-
-<p>
-Il s'agissait de mon dernier examen de baccalauréat<a name="FNanchor_59_1" id="FNanchor_59_1"></a><a href="#Footnote_59_1" class="fnanchor">[59]</a>, mais j'étais
-si peu fort en latin qu'il y avait de grandes chances pour que je fusse
-refusé! Mes examinateurs, toutefois, se montrèrent indulgents; les
-épreuves en théologie, en philosophie, en mathématiques ayant obtenu
-plus que la moyenne, je fus gratifié d'un <i>double fourth</i> de faveur.
-</p>
-
-<p>
-Une fois sûr du succès, je m'en allai faire une bonne course dans les
-champs, au nord de New College (ces prairies ont été depuis englobées
-dans les Parks); j'étais tout heureux de me sentir libre, sans trop
-savoir que faire de ma liberté. Me voilà donc, à vingt-deux ans,
-nanti de telles et telles facultés, toutes de second ordre, sauf la
-faculté d'analyse qui était encore, comme le reste, à l'état
-embryonnaire chez moi, et que j'étais incapable d'évaluer; des goûts
-auxquels je m'étais abandonné jusqu'ici, non sans remords; un
-sentiment vague de ce que je me devais à moi-même, de ce que je devais
-à mes parents, et un sentiment de jour en jour plus vague d'une Loi
-Éternelle.
-</p>
-
-<p>
-Que ferais-je? Que deviendrais-je? Mon père, dans sa bonté, était
-disposé à me laisser agir à ma guise; j'étais sûr de toujours
-trouver, à la maison, la vie la plus confortable, ou si je voulais
-voyager, tout l'argent nécessaire. Mais je n'étais pas dépourvu de
-cœur au point de désirer m'en aller seul, et peut-être serait-il
-juste de m'accorder quelque mérite&mdash;oh! très léger&mdash;pour n'avoir
-jamais sérieusement pensé à quitter mon père et ma mère afin de
-courir le monde; il est vrai de dire que, si la crainte de leur faire de
-la peine dominait toutes mes pensées, je n'avais pas le moindre goût
-pour les aventures. J'aimais le confort et l'ordre, j'aurais eu peine à
-me passer, à quatre heures, d'un dîner en trois services, et, bien que
-je ne fusse pas plus lâche qu'un autre lorsque l'accident se
-produisait, j'avais l'horreur de l'inquiétude, du sentiment du danger,
-en tant qu'élément habituel. L'Inde ne me tentait pas à cause des
-tigres, la Russie à cause des ours, le Pérou à cause des tremblements
-de terre; enfin si ma tendresse pour mes parents n'était ni aussi
-chaleureuse, ni aussi reconnaissante qu'elle aurait dû l'être, de
-même qu'ils ne pouvaient se passer de moi je ne me sentais jamais tout
-à fait à mon aise sans <i>eux</i>.
-</p>
-
-<p>
-Aussi, pour le moment, nous contentions-nous de faire des projets. Nous
-passerions l'été en Suisse, mais sans voyager; nous nous installerions
-à Chamonix afin que j'eusse le bénéfice de l'air des montagnes et
-l'occasion depuis longtemps rêvée d'étudier les rochers du Mont-Blanc
-au point de vue géologique. Ma mère aidait Chamonix presque autant que
-moi, mais il fallait foute l'abnégation de mon père pour souscrire à
-ce projet, car il avait l'horreur de la neige et des chambres à
-cloisons de bois.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois, comme il n'hésitait jamais à me sacrifier ses propres
-préférences, il me laissa régler l'itinéraire, fixer les arrêts à
-Rouen, Chartres, Fontainebleau, Auxerre. Un ou deux croquis au crayon
-accusent d'abord chez moi lin certain trouble; il semble bien que je
-n'avais plus confiance dans ma première manière; ce sont des efforts
-vers plus de lumière et d'ombre, mais sans grande portée. Le pays si
-plat entre Chartres et Fontainebleau, avec la pensée déprimante qu'il
-y avait Paris, là, au Nord, m'irritait; j'étais d'une humeur
-massacrante, presque malade, en arrivant à Fontainebleau. Je passai une
-nuit agitée et, le lendemain matin, je me sentais si mal en train qu'il
-eût été imprudent de continuer le voyage. J'étais convaincu que je
-couvais une maladie, une vraie. Cependant, vers midi, les gens de
-l'auberge m'apportèrent un panier de fraises des bois; elles étaient
-si fraîches qu'elles me firent un bien infini. Je me levai et, mettant
-mon album dans ma poche, je sortis les jambes encore un peu
-chancelantes. Je gagnai en me traînant un chemin charretier bordé de
-jeunes arbres, où il n'y avait rien à voir que le bleu du ciel à
-travers les ramures fines des branches, et je m'étendis sur le talus de
-la route pour essayer de dormir. Mais le sommeil ne vint pas et les
-branches des jeunes arbres, qui se détachaient sur le ciel bleu,
-commencèrent à m'intéresser; elles se profilaient immobiles et me
-rappelaient les tiges des arbres de Jessé dans les vitraux. Peu à peu,
-mon malaise se dissipa, et j'eus le sentiment que l'heure de ma mort
-n'avait point encore sonné, qu'on ne m'enterrerait pas dans les sables
-de la forêt. Je me redressai et me mis à dessiner très soigneusement
-un jeune tremble qui me faisait vis-à-vis.
-</p>
-
-<p>
-Comment je m'étais fourvoyé dans ce chemin sans horizon, lorsqu'il y
-avait aux alentours de beaux rochers, les Parques seules pourraient le
-dire. Le fait est que je n'ai jamais eu la chance, étant à
-Fontainebleau, de voir aucune des merveilles vantées par les artistes
-français, merveilles qui ont troublé l'esprit du pauvre Evelyn, autant
-que l'<i>horrible Alpe</i>, de Clifton:
-</p>
-
-<p>
-«<i>7 mars</i> (<i>1844</i>).&mdash;Je me mets en route, avec quelques
-compagnons, pour Fontainebleau, un somptueux palais royal, comme pourrait
-être chez nous Hampton Court. Pour y arriver, il faut traverser une forêt
-prodigieusement encombrée de rochers hideux, des rochers d'une pierre
-blanche et dure, entassés les uns sur les autres à des hauteurs
-prodigieuses et telles que je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs
-rien d'aussi affreux et d'aussi solitaire. Au sommet de l'un de ces
-lugubres précipices, au milieu d'arbres, de broussailles, et de hauts
-rochers qui surplombent et menacent à chaque instant de rouler dans
-l'abîme, s'élève un ermitage.»
-</p>
-
-<p>
-Ce passage me paraît parfaitement caractéristique de la disposition du
-pur esprit anglais à l'égard des rochers. Un Anglais ne demande à un
-rocher que d'être assez grand pour lui donner l'impression du danger;
-il faut qu'il puisse se dire: S'il se détachait, je serais écrasé
-net. La gloriole moderne qui consiste à les escalader est sans doute
-accompagnée quelquefois du désir de faire progresser la science
-géographique ou autre et il est certain que la jeunesse trouve un vrai
-plaisir à grimper et à déjeuner sur l'herbe étoilée de primevères,
-mais elle semble parfaitement satisfaite du moment que le pique-nique
-est réussi et qu'on peut boire le champagne dont on a l'habitude.
-</p>
-
-<p>
-Les «hideux rochers» de Fontainebleau n'ont, j'ai le regret de le
-dire, jamais été assez hideux pour me plaire. Ils me faisaient l'effet
-de ne pas être trop grands pour être emballés et emportés comme
-échantillons minéralogiques en admettant qu'ils valussent les frais du
-transport; de plus, mon aversion de sauvage pour les palais et les
-allées bien sablées était telle que je n'eus jamais le cœur de
-chercher la fontaine, la fameuse fontaine, l'âme de l'endroit. Et ce
-jour-là je ne vis ni rochers, ni palais, ni fontaine, je restai étendu
-sur le talus d'un petit chemin creux, sans autre perspective qu'un jeune
-tremble qui s'enlevait sur le ciel bleu.
-</p>
-
-<p>
-Et languissamment, mais non paresseusement, je me suis mis à le
-dessiner, et à mesure que je dessinais, ma langueur se dissipait: les
-belles lignes pures voulaient être tracées sans faiblesse. Elles
-devenaient toujours plus belles, à mesure que, l'une après l'autre,
-elles se détachaient de l'ensemble et prenaient place dans l'air. Avec
-un étonnement qui allait toujours grandissant, je m'apercevais qu'elles
-se «composaient» d'elles-mêmes, qu'elles obéissaient à des lois
-plus délicates qu'aucune de celles qui sont connues des hommes. Enfin,
-je vis le jeune arbre se dresser devant moi, vivant, mais toutes mes
-théories antérieures sur les arbres étaient mortes.
-</p>
-
-<p>
-Le lierre de Norwood ne m'avait pas humilié à ce point; j'avais
-toujours eu l'impression que le lierre était fait pour être
-décoratif, et m'étais attendu à ce qu'il jouât gentiment son rôle
-à l'occasion. Mais que tous les arbres de la forêt&mdash;car je sentais
-clairement que mon jeune tremble n'était qu'une unité au milieu d'une
-foule innombrable&mdash;fussent plus beaux que les plus fins réseaux
-gothiques, que les décors des vases grecs, que les plus merveilleuses
-broderies de l'Orient, que les plus admirables peintures des plus grands
-maîtres de l'Occident, c'était la fin de tout ce que j'avais pensé
-jusque-là. J'entrevoyais un monde nouveau, le monde silvestre.
-</p>
-
-<p>
-Et non pas silvestre seulement. Les forêts, que je n'avais
-considérées jusqu'ici que comme des solitudes sauvages, obéissaient
-dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois
-qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière, et balançaient
-les vagues. «Il a fait toute chose belle en son temps<a name="FNanchor_60_1" id="FNanchor_60_1"></a><a href="#Footnote_60_1" class="fnanchor">[60]</a>.» De ce
-jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit
-humain à toutes les choses visibles, et je rentrai, suivant en sens
-inverse la petite route sous bois, avec le sentiment qu'elle m'avait
-mené loin; plus loin que l'imagination ne m'avait jamais entraîné,
-bien au delà de ce qu'on peut mesurer avec un théodolite.
-</p>
-
-<p>
-À ma grande surprise et à mon très grand regret, je ne trouve rien
-dans mon journal qui se rapporte aux impressions ou aux découvertes de
-cette année. Elles étaient trop nombreuses, trop ahurissantes pour
-pouvoir être formulées, encore moins écrites. C'est à peine si j'ai
-dessiné; les choses, telles que je les voyais maintenant, me
-paraissaient impossibles à rendre; je me remis cependant à la
-botanique et le mois que je voulais consacrer à étudier les rochers de
-Chamonix se passa presque tout entier à me demander ce que j'allais
-taire, ce que je pouvais faire, et où. Le hasard avait voulu qu'on
-m'eût dévolu pour guide un brave garçon très ordinaire, Michel
-Devouassoud, qui connaissait les endroits les plus fréquentés par les
-touristes, mais voilà tout. Je fis des ascensions, je humai le bon air,
-et j'évoquai à nouveau mes pensées de Fontainebleau au bord de
-sources plus douces. Le passage cité plus haut, du ii décembre, le
-seul où il soit question de ce voyage, me semble particulièrement
-intéressant; il montre que l'inspiration qui a donné une forme à ces
-pensées nouvelles dans <i>Modern Painters</i> m'est venue pendant que
-j'accomplissais le seul devoir désagréable auquel je fusse fidèle:
-aller à l'église!&mdash;et cela deux années de suite, à Genève, qui est
-bien en vérité ma mère patrie.
-</p>
-
-<p>
-Nous rentrâmes en Angleterre, en 1842, par le Rhin et les Flandres;
-c'est à Cologne et à Saint-Quentin que je fis les derniers dessins
-exécutés dans ma vieille manière. Celui de la Grande Place de
-Cologne, que j'ai donné à Osborne Gordon, est peut-être encore chez
-sa sœur, Mrs Pritchard. Le Saint-Quentin a disparu.
-</p>
-
-<p>
-Quelle joie, au retour, de nous retrouver à Herne Hill et d'accrocher
-dans la petite salle à manger les adorables aquarelles que Turner avait
-faites pour moi: Ehrenbretstein et Lucerne. Hélas! les beaux jours de
-Herne Hill, et bien des joies avec eux, étaient terminés.
-</p>
-
-<p>
-Peut-être ma mère avait-elle parfois&mdash;à Hampton Court, à Chatsworth
-ou à Isola Bella&mdash;permis à son âme paisible de rêver d'un plus grand
-jardin. De temps à autre quelque camarade d'Oxford à gland d'or venait
-de Cavendish ou de Grosvenor Square pour me voir; dans ces cas-là, nous
-n'avions à lui offrir, pour s'y laver les mains, que la petite pièce
-du fond, en face de la nursery. Les affaires prospérant, mon père
-lui-même vint à penser que cela ferait bon effet, sur les clients de
-la campagne, si on leur offrait leur sherry dans une pièce où ils
-eussent la place d'étendre leurs jambes. Et maintenant que j'étais
-majeur, bachelier des arts d'Oxford, etc., n'avais-je pas besoin,
-<i>moi</i> aussi, d'une installation plus importante?
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! non, mon cher lecteur, la maison me satisfaisait pleinement
-telle qu'elle était; mais depuis ma plus tendre enfance, dès le jour
-où j'avais su me servir d'une bêche, j'avais rêvé de creuser un
-canal, et d'y établir des écluses comme Harry, dans <i>Harry et Lucy</i>.
-Or, dans la prairie, derrière la maison de Denmark Hill&mdash;heure de
-faiblesse, heure de tentation&mdash;je voyais la possibilité de creuser un
-canal avec autant d'écluses que l'on voudrait dans la direction de
-Dulwich.
-</p>
-
-<p>
-Évoquant tous ces vieux souvenirs, je constate avec surprise à quel
-point j'étais enfant, extraordinairement enfant; je m'amusais d'un
-rien. Et en même temps, à certains égards, je voyais plus loin que
-tous les rois de Naples et tous les cardinaux de Rome.
-</p>
-
-<p>
-Néanmoins, nous hésitâmes longtemps, pesant le pour et le contre,
-discutant les avantages et les inconvénients de Denmark Hill. Ma mère,
-très sagement et un peu tristement, disait que cela venait bien tard
-pour elle. À son âge, pourrait-elle s'occuper d'un grand jardin? Et
-mon père, qui sentait qu'à côté de très bonnes raisons il y avait
-une question d'amour-propre, était presque aussi troublé que lorsqu'il
-s'était agi d'acheter son premier Copley Fielding.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, le bail de la plus grande maison fut signé et chacun de
-s'écrier que nous avions eu bien raison; ma mère jouissait vraiment de
-ranger ses pots de fleurs sur les gradins de la serre, et la vue des
-fenêtres de la salle à manger, sur de belles prairies verdoyantes,
-était adorable. Nous achetâmes trois vaches; nous écrémions notre
-lait et faisions notre beurre. Il y avait aussi une écurie et une cour
-de ferme avec une grande meule de foin et une étable à porcs; et une
-loge, si bien que le concierge pouvait arrêter les indiscrets avant
-qu'ils ne vinssent sonner à la porte.
-</p>
-
-<p>
-Hélas! en dépit de toutes ces raisons d'être heureux, nous ne le
-fûmes jamais autant qu'à Herne Hill, nous ne nous sentîmes plus
-jamais «at home».
-</p>
-
-<p>
-À Champagnole, au contraire, comme à Chamonix, à l'hôtel de la
-Cloche à Dijon, à l'hôtel du Cygne à Lucerne, nous étions chez
-nous. C'était encore un peu de notre vie d'autrefois. Bien que nous
-ayons connu de belles années dans la maison de Denmark Hill, notre
-nouvelle manière de vivre ne nous plaisait pas autant que l'ancienne:
-les pêches que l'on récoltait à pleins paniers n'avaient pas la même
-saveur que les douze ou vingt pêches du vieux jardin; et toutes les
-pommes du grand verger ne valaient pas les quelques pommes de Sibérie
-de Herne Hill.
-</p>
-
-<p>
-Et après tout, je n'ai pas creusé mon canal! L'idée d'Harry,
-construisant des écluses à lui tout seul, m'avait toujours semblé
-trop grandiose, inimitable, sinon incroyable; de plus je n'avais jamais,
-jusqu'au jour où ce fut nécessaire, essayé de calculer le débit de
-l'eau. Les jardiniers réclamaient pour la serre tout le contenu des
-réservoirs. Je vis que tout ce que je pourrais obtenir, ce serait un
-fossé sans eau, incommode pour les vaches, et j'y renonçai, mais
-l'idée séductrice continua de hanter mon cerveau et, vingt ans plus
-tard, je fis installer quelques jets d'eau à l'instar de Fontainebleau.
-</p>
-
-<p>
-L'année suivante, il ne fut pas question de voyager; nous nous
-contentâmes d'arpenter en tous sens les allées de nos nouveaux
-jardins. Et puis, pendant l'hiver, je fus occupé du premier volume des
-<i>Modern Pointers</i> et pendant l'été, je dus à plusieurs reprises aller
-à Oxford: ainsi le voulait le règlement. Rien dans mon journal de
-cette époque ne mérite d'être relevé, si ce n'est un court passage
-sur le vitrail de l'église de Camberwell, qui se rapporte à des choses
-qui se sont passées beaucoup plus tard.
-</p>
-
-<p>
-Le premier volume des <i>Modern Pointers</i> a dû paraître le jour de la
-fête de mon père; le succès en fut assuré dès la fin de l'année,
-et le 1er janvier 1844, mon père, «comme cadeau de jour de l'an,
-m'offrit le <i>Slaver</i>». Il n'hésitait plus maintenant, il savait ce qui
-me ferait plaisir. Je l'accrochai au pied de mon lit dès le lendemain,
-comme mon propre <i>Loch Achray</i> d'autrefois. Le plaisir que donne à son
-auteur une première œuvre, un premier tableau, chacun peut le deviner;
-mais les joies que me procurait un nouveau Turner, personne ne saurait
-les imaginer, et je renonce à les décrire.
-</p>
-
-<p>
-Pour achever mon second volume (qui n'était nullement destiné à être
-ce qu'il est devenu), j'avais besoin de retourner à Chamonix. Ce voyage
-devait être exclusivement un voyage de montagnes&mdash;dans les Alpes
-centrales&mdash;et le I<sup>er</sup> juin 1844 nous nous trouvions une fois
-de plus, et avec quelle joie, sur les bords du lac Léman.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-<i>La jeunesse de Ruskin est finie. Viendront ensuite les journées de son
-adolescence, où sa pensée continuera de se développer, où se
-préciseront ses théories d'esthétique, et puis ce sera la vie. Mais,
-tout entière, cette vie se ressentira de la formation de sa
-sensibilité et de son intelligence dans la petite maison de Herne Hill,
-sous les amandiers en fleurs du jardin, ou dans la berline qui le mène
-vers les Alpes, Rome, Venise, le Campo Santo... Les années de jeunesse
-sont celles qui contribuent pour la plus large part à la formation du
-tempérament et du caractère, et ce récit tout imprégné de
-fraîcheur, d'éveil passionné à la vie, nous fait comprendre le
-maître de Brantwood mieux que ses livres les plus réputés.</i>
-</p>
-
-<p>
-<i>Contraste frappant: c'est tout chargé d'années que Ruskin écrivit
-ces</i> Præterita <i>qui se poursuivent par le récit de son existence
-jusqu'après la mort de son père. Et lorsque la plume lui tomba des
-mains, en 1900, laissant inachevé ce document précieux pour tous ceux
-qui ont senti et compris le charme de cet esprit à la fois si
-ingénieux, si vaste et si original, Ruskin était bien près de fermer
-les yeux aux splendeurs des arts et de la nature qu'il avait tant
-aimés.</i>
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_57_1" id="Footnote_57_1"></a><a href="#FNanchor_57_1"><span class="label">[57]</span></a></p>
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i0">Sur un glacier, à mi-chemin du ciel, </span><br />
-<span class="i0">Dormant mon dernier sommeil.</span>
-</div></div></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_58_1" id="Footnote_58_1"></a><a href="#FNanchor_58_1"><span class="label">[58]</span></a>Voulant dire par là, je suppose, le sentiment de ce qui
-pouvait le mieux faire tableau.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_59_1" id="Footnote_59_1"></a><a href="#FNanchor_59_1"><span class="label">[59]</span></a>On peut être «simplement» reçu à son examen de
-baccalauréat ou en sortir avec des «honours» dont il y a plusieurs
-classes. (Note du traducteur.)</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_60_1" id="Footnote_60_1"></a><a href="#FNanchor_60_1"><span class="label">[60]</span></a>Ecclésiaste, III. 11.</p></div>
-
-
-<div class="figcenter" style="width: 100px;">
-<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" />
-</div>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA ***</div>
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-
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-forth in Section 3 below.
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-1.F.
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-</div>
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-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
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-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-
-</body>
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