diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 4 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 | ||||
| -rw-r--r-- | old/64645-0.txt | 10488 | ||||
| -rw-r--r-- | old/64645-0.zip | bin | 249594 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h.zip | bin | 1699491 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/64645-h.htm | 12417 | ||||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/images/figure01.jpg | bin | 246738 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/images/figure02.jpg | bin | 126917 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/images/figure03.jpg | bin | 245135 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/images/figure04.jpg | bin | 7446 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/images/figure05.jpg | bin | 130190 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/64645-h/images/praeterita_cover.jpg | bin | 684802 -> 0 bytes |
13 files changed, 17 insertions, 22905 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..87d3c5c --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #64645 (https://www.gutenberg.org/ebooks/64645) diff --git a/old/64645-0.txt b/old/64645-0.txt deleted file mode 100644 index 52a1ebe..0000000 --- a/old/64645-0.txt +++ /dev/null @@ -1,10488 +0,0 @@ -The Project Gutenberg eBook of Praeterita, by John Ruskin - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Praeterita - souvenirs de jeunesse - -Author: John Ruskin - -Translator: Mme Gaston Paris - -Contributor: Robert de La Sizeranne - -Release Date: February 28, 2021 [eBook #64645] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously - made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA *** - -JOHN RUSKIN - - -«PRÆTERITA» - -Souvenirs de Jeunesse - - - -TRADUCTION DE - -Mme GASTON PARIS - - - -PRÉFACE DE - -R. DE LA SIZERANNE - - - - -PARIS - -Librairie Hachette et Cie - -79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 - -1911 - - - - -[Figure01] - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - -Chapitre I. Les sources de la Wandel - -Chapitre II. Herne Hill.--Les amandiers en fleur - -Chapitre III. Les rives de la Tay - -Chapitre IV. Sous de nouveaux maîtres - -Chapitre V. Le Parnasse et le Plynlimmon - -Chapitre VI. Schaffhouse et Milan - -Chapitre VII. Papa et maman - -Chapitre VIII. Vester, Camenæ - -Chapitre IX. Le col de la Faucille - -Chapitre X. Quem tu, Melpomene - -Chapitre XI. Le chœur de Christ Church - -Chapitre XII. La chapelle de Roslyn - -Chapitre XIII. Majorité - -Chapitre XIV. Rome - -Chapitre XV. Cumæ - -Chapitre XVI. Fontainebleau - - - - -INTRODUCTION - - -_Voici un livre qui fera mieux aimer Ruskin à ceux qui l'aiment et qui -le rendra encore un peu plus antipathique aux autres. Car il y a mis -plus de lui-même que dans ses grands ouvrages. C'est toute une vie, ou -du moins toute une jeunesse racontée par le vieillard qui l'a vécue, ce -sont les choses passées de cette vie_: Præterita... - -_Ce récit fut commencé en 1882, sur les instances d'un ami de Ruskin, -le professeur américain Charles-Eliot Norton: il ne fut jamais fini. -Ruskin l'écrivait morceau par morceau, luttant contre le mal cérébral -qui le minait. Une première atteinte en 1876, d'autres en 1881, en 1882 -et en 1885, l'avaient brisé, semblait-il. Il passait pour fou. Mais, -dans les intervalles de cette folie qui n'était que de l'anémie, -c'est-à-dire dans les brefs regains de force célébrale, il se -remettait à la besogne. Il suscitait des travaux chez ses jeunes -confrères, éditait leurs œuvres, faisait de nouveaux plans de -réforme sociale, enfin il racontait sa vie. Pendant l'été de 1889, -étant à Seascale, sur la côte de Cumberland, il crut bien qu'il -pourrait terminer cette autobiographie. Il avait résolu de la -poursuivre jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'année 1875. Il -n'avait plus que neuf chapitres à écrire, mais ses forces d'attention -baissaient de jour en jour. Il lui fallut s'avouer à lui-même que la -période active de son existence touchait à son terme. Il regagna sa -petite habitation de Brantwood, dans les bois, sur le lac de Coniston, -et entra dans ce repos du corps qui devait durer onze ans avant que -commençât enfin, pour lui, ce que les croyants appellent «le repos de -l'âme». Præterita demeura donc inachevé, comme ces portraits qu'on -trouve dans l'atelier d'un maître, après sa mort, posés sur le -chevalet, entourés de tout ce qui sert à les faire, avec le charme -d'un secret dont la clef a été emportée bien loin._ - -_Il faut savoir gré à Mme Gaston Paris de nous avoir donné, dans une -traduction littérale et littéraire à la fois, ce portrait, tout -nouveau pour nous, de l'auteur des_ Modern Painters. _Même après les -études si consciencieuses et si fouillées de M. Collingwood et -beaucoup plus tard de M. Jacques Bardoux, il est révélateur et, même -si l'on n'a rien lu encore de Ruskin ni sur Ruskin, il est attirant. Car -la parfaite sincérité du narrateur est évidente et les souffrances ou -les émotions d'une âme impressionnable à l'excès, ses puérilités -même nous intéressent toujours, dès que la vraisemblance en est -certifiée et garantie par la seule chose qui certifie et garantit la -vérité d'un portrait dont on n'a pas connu le modèle: la vie._ - -_Or, ici, la figure est bien vivante: ses bizarreries se justifient -toutes seules, ses traits se rejoignent, se balancent et s'expliquent -les uns par les autres. Et dans cette ébauche de visage qu'est -l'enfance d'un homme, nous trouvons déjà le trait de «dissemblance» -qui nous explique en quoi différera des autres la figure définitive -tracée plus tard par le burin des jours._ - -_Ce trait de dissemblance, c'est la passion de la nature pour -elle-même, en dehors de toute idée utilitaire, ou morale, ou -religieuse, ou expressément littéraire. Ce grand trait a été souvent -méconnu, encore que très visible, parce que Ruskin, pour gagner les -foules à son enthousiasme, a fait appel à des sentiments auxiliaires -infiniment plus répandus, chez ses compatriotes, que le goût de -l'esthétique. Et, comme il avait d'ailleurs été formé, tout jeune, -par une forte discipline religieuse et_ tory, _ce fut très -naturellement qu'il parla aux Anglais de son temps la langue la plus -propre à les attirer à sa religion. Mais cette religion était bien -celle du Beau, telle qu'un artiste l'éprouve directement dans la -nature. Ce fut bien là «le Dieu qui réjouit sa jeunesse» et qui, -lorsqu'il ne crut plus à aucun autre, bénit encore son âge mûr._ - -_J'ai dit le «Beau» et je n'ai pas dit «l'Art» parce qu'en effet, -bien que Ruskin ait écrit sur l'Art, ce ne sont pas les œuvres d'art -qui l'attirèrent tout d'abord, et que ce ne fut jamais l'œuvre d'art -qui l'occupa tout entier. «Il vaudrait mieux que tous les tableaux -vinssent à périr que si les oiseaux cessaient de faire leurs nids!» -Ce mot de lui le peint assez. Maintes fois, on le vit plus touché par -une belle loi morale que par une réussite technique et moins -préoccupé de la survie du «buste» que du bonheur de la «cité». -Jamais il n'eût compris ni toléré qu'on développât devant lui ce -chétif paradoxe des «droits de l'Art», supérieurs à l'honnêteté -et à la droiture de la vie, dont depuis si longtemps on nous rebat les -oreilles. Et voilà, précisément, ce qui l'a fait considérer comme -plus moraliste qu'artiste par une critique toujours prête à confondre -la Beauté infinie et infiniment diverse de la Nature avec les -traductions et interprétations que nous en donne l'Art; lorsqu'au -contraire, s'il est un signe à quoi l'on reconnaisse l'artiste et qui -le distingue nettement de l'amateur d'art, du collectionneur ou du -critique, c'est que celui-là démêle directement les nuances les plus -subtiles et les caractères les plus essentiels de l'objet même, tandis -que ceux-ci ont besoin qu'il les leur ait démêlés et montrés pour -les bien voir et pour les admirer!_ - -_Ruskin n'eut jamais, à aucun moment, besoin d'un paysagiste pour lui -révéler un paysage. Tout enfant, avant d'avoir couru les musées, il -se passionnait pour les couleurs; pour «les spalts semés de galène», -pour les formes des montagnes du pays de Galles, pour les jeux de -lumière sur le velours cramoisi de la chaire où parlait le pasteur. Il -ombrait en cobalt un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel: il -dessinait constamment, en voyage, prenant des croquis au vol. Il -recherchait les causes de la couleur des eaux du Rhin. Vieillard, il -renonça aisément aux musées, mais ne put jamais se passer du bois, du -lac, de la montagne. Il vendit ses tableaux, mais il garda sa fenêtre -ouverte sur le tableau toujours changeant des matins et des soirs. À -cette passion il sacrifia tout. Il est vrai qu'il préféra souvent une -beauté morale à un tableau de maître, mais il préféra toujours un -bel effet de soleil à tous les traits de vertu et de morale qu'on a pu -accumuler dans les rapports à l'Académie, depuis la fondation du Prix -Montyon._ - -_Cette passion tenait d'abord à son tempérament. Il était né -artiste, d'une sensibilité aiguë à tous les phénomènes de la forme -et de la couleur et d'une assez grande médiocrité dans tout le reste: -«Ma mémoire n'était que moyenne, avoue-t-il, et je n'ai jamais vu un -enfant plus incapable de jouer la comédie ou de raconter une histoire; -d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la -chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.» Il dit -ailleurs; «Une autre disposition, étrangement tenace chez moi, c'est -cette impossibilité de m'intéresser à une autre chose qu'à des -choses proches ou tout au moins visibles et présentes.» De même, -l'algèbre l'ennuyait, il ne put dépasser les équations du second -degré, mais la géométrie le ravissait et il était toujours prêt à -transformer les raisonnements en figures tangibles ou, au moins, -mesurables. L'horreur de l'abstrait et de l'embrouillé, le besoin -quasi-physique de la forme habillant l'idée, la rapidité à saisir les -rapports «esthétiques» des choses entre elles, tout cela l'inclinait -vers les sciences naturelles ou vers les créations artistiques, quelle -que fût son éducation et si peu favorable que pût être son milieu._ - -_Mais justement, son éducation et son milieu furent favorables. Non pas -au regard superficiel d'une biographie de dictionnaire ou -d'encyclopédie. Être ne près d'un office de marchand de vins, en -pleine Cité, être élevé par une mère protestante rigide, avec de la -Bible chaque jour, et jamais d'excitation dramatique, théâtrale, ni -«artistique» d'aucune sorte, peut paraître, au premier abord, comme -la pire des préparations à la «vie esthétique». Et l'intérêt de -la présente autobiographie est précisément qu'elle nous montre -comment, du milieu le moins artiste de Londres, chez le peuple le moins -artiste de l'Europe, à l'époque la moins heureuse en artistes, a pu -sortir le plus pénétrant visionnaire qui ait écrit sur l'Art. C'est -que la vraie formation de l'artiste n'est point du tout la pénétration -des œuvres d'art, mais l'observation enthousiaste et patiente de la -Nature, et qu'à vivre dans les musées, il se forme, dans l'homme, un -tact de collectionneur, mais non pas une âme de révélateur de -beauté. Ce qui fut favorable au développement esthétique, chez -Ruskin, ce fut la vie sobre, silencieuse et solitaire, à la campagne, -puis, un peu plus tard, les voyages attentifs et dépourvus de tout -autre intérêt que des sensations pures._ - -«_C'est une sensation particulièrement délicieuse, dit-il, que de -parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit. -L'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité -absolue; le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si la voix est -gutturale, souple ou suave, tandis que l'attitude, le geste, -l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la -pantomime.» Tout l'être était préparé pour vivement sentir. «Je -noterai, dit-il, une très grande délicatesse du palais et des autres -sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute -espèce de gâteaux, vins, sucreries..._» - -_Éducation veut dire aussi exemple. Ruskin avait sous les yeux -l'exemple de son père, à la fois passionné de spectacles naturels, -curieux de les reproduire par le dessin et physiologiquement doué au -point d'être le meilleur dégustateur de crus rares et non pas -simplement le plus grand importateur de Xérès. Si la faculté -artistique ou esthétique tient bien plus à des conditions -physiologiques et à un développement des sens qu'à une disposition -intellectuelle et à un remplissage de la mémoire, on voit que Ruskin -était bien mieux préparé à sa tâche par ses instincts de -naturaliste et par son milieu bourgeois que le rat de bibliothèque ou -le policeman qui se promène dans la National Gallery peuvent l'être -par ce qu'ils lisent ou ce qu'ils voient tous les jours._ - -_Aussi, qu'on le note bien, ne sont-ce pas du tout les tableaux et les -statues qui l'attirent durant les voyages qu'il fait dans sa jeunesse, -mais les formes changeantes du ciel et de la terre qu'il tente de -reproduire, et tous ceux d'entre nous qui ont vu ses dessins savent avec -quelle justesse, quelle unité d'impression et quelle sobriété!_ - -_À Gênes, il ne cherche même pas à voir les Van Dyck qui sont dans -les palais, mais il erre dans le dédale des petites rues et dessine -«l'amphithéâtre des maisons qui entourent la rade, soutenues par -leurs vieilles arches». À Florence, il n'est frappé par rien, ne -comprend rien, n'éprouve, du fait de l'art, qu'une commotion violente: -Michel-Ange! Mais, partout, il est attentif aux moindres «passages» de -tons et de couleurs, et tente d'en découvrir les raisons. C'est plus -tard, seulement, que cette passion pour «la chose vue» l'amène à -étudier chez les grands artistes comment ceux-ci l'ont vue. Et ayant, -maintes et maintes fois, observé dans la nature les effets de Turner, -il se prend d'enthousiasme la première fois qu'il découvre ce qu'en a -tiré Turner. Mais sans Turner et sans aucun artiste, Ruskin aurait -été Ruskin et aurait pu écrive la plus grande partie des_ Modern -Painters. _Voilà le grand trait de dissemblance qui le sépare des -autres écrivains d'art. Leur vocation a été décidée par la vue -d'œuvres d'art qui parfois les ont amenés à observer, çà et là, les -beautés de la Nature. Sa vocation à lui a été décidée par cette -observation directe. Leurs découvertes n'ont jamais été que des -découvertes dans les limites d'un cadre de tableau; les siennes ont -été des découvertes dans le domaine même de la nature et il n'est -pas nécessaire d'avoir visité un seul musée pour les contrôler et -pour s'en saisir._ - -_Parmi les circonstances favorables à cette formation esthétique, j'ai -cité les voyages. Il ne s'agit pas du voyage tel que nous le -connaissons et tel que le fait, à travers les espaces, un boulet de -canon, mais de la promenade en chaise de poste, avec tous ses imprévus, -ses déconforts, mais aussi avec ses haltes fréquentes, ses changements -d'itinéraires possibles, ses longues contemplations du même horizon, -ses arrivées par les vieilles portes ou au moins par les vieilles -entrées des villes. «Courir la poste, en ce temps-là, était si -répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, aux cris -de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte -cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté -sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège -par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient -hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi -sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une -sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la -campagne...» À toutes ces conditions de confort et d'agrément, ajoute -Ruskin, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination, ajouter -celle qui domine toutes les autres: pouvoir partir de l'heure qu'on veut -et, si on est en retard, faire attendre les chevaux... Le voyage, ainsi -décrit, eût été anachronique pour un lecteur d'il y a vingt ans et -les itinéraires tracés par Ruskin l'eussent intéressé médiocrement. -Ce sont des impressions tout actuelles pour le touriste d'aujourd'hui et -les itinéraires suivis par l'auteur des_ Modern Painters _sont -exactement ceux qu'ont recommencé de suivre les automobiles succédant, -sur les mêmes routes, après soixante ans d'interruption, aux chaises -de poste._ - -_On ne crie plus: «Des chevaux! des chevaux!» en arrivant aux -auberges. On réclame d'autres «moteurs» du marchand d'essence, debout -sur le pas de sa porte, entre ses bicyclettes et ses bidons. Le -pittoresque a perdu, sans doute, dans l'intérieur de la ville. Mais, en -pleine campagne, pourvu qu'on ne soit pas affolé de vitesse, on peut -retrouver beaucoup des impressions du voyage en chaise de poste qui -étaient perdues depuis les chemins de fer. On y sera aidé en lisant ce -livre. Des ombres voyageuses se lèveront pour flotter avec nous sur la -route solitaire, lorsque l'âcre parfum des herbes de la vallée semble -l'âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses -rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse, -torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une -heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais: tout ce -qu'évoquait à nos imaginations le voyage de nos pères vient repasser -devant nos yeux, aux lueurs rapides des fanaux de l'automobile. Les -pages qu'on va lire étaient oubliées, hier encore, comme nos grandes -vieilles routes de France, depuis soixante ans abandonnées pour la voie -ferrée. Aujourd'hui, les routes se remplissent à nouveau et revivent. -Ces pages aussi._ Multa renascentur... - - -ROBERT DE LA SIZERANNE. - - - - -PRÉFACE - - -J'ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée -pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres. - -Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m'étendant un peu -longuement peut-être sur les choses que j'avais plaisir à me rappeler, -avec beaucoup de soin sur celles que je m'imagine pouvoir être utiles -aux autres; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui -n'avaient rien d'agréable, et dont le récit ne pouvait être d'aucun -profit pour le lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m'a paru plus -amusante que je n'avais pensé lorsque j'ai commencé à ressusciter -tout ce long passé avec ses méthodes d'étude et ses principes de -travail que je me crois en droit de recommander à d'autres -travailleurs--méthodes et principes que, très certainement, les -fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d'autant mieux qu'ils -seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu'ici, sans aucun -parti pris de cachotterie, je ne me suis jamais attaché à l'expliquer; -je trouvais même, je l'avoue, un certain plaisir, je mettais une -certaine coquetterie à courir le risque d'être incompris. - -Je trace ces quelques lignes de préface le jour anniversaire de la -naissance de mon père, dans la pièce qui, autrefois, me servait de -nursery, dans la vieille maison où, il y a juste soixante-deux ans, il -nous amenait, ma mère et moi: j'avais alors quatre ans. Ce qui, sans -cette pensée, pourrait, dans les pages qui vont suivre, sembler n'être -que le simple passe-temps d'un vieillard qui s'amuse à cueillir des -fleurs imaginaires dans les prairies de sa jeunesse, a pris, à mesure -que j'écrivais, la forme plus noble d'un respectueux hommage à la -mémoire de mes parents, ces parents auxquels je dois ce qu'il y a de -meilleur en moi, et dont le cher souvenir enlève même toute tristesse -au déclin de mes jours--si doux m'est l'espoir de les rejoindre -bientôt. - - -Herne Hill, 10 mai 1885. - - - - -«PRÆTERITA» - -SOUVENIRS DE JEUNESSE - - - - -CHAPITRE I - -LES SOURCES DE LA WANDEL - - -Je suis, et mon père le fut avant moi, un enragé tory de la vieille -école; j'entends de l'école de Walter Scott et d'Homère. Si je cite -ces deux noms entre tant de grands écrivains tories, c'est que je les -aime particulièrement, qu'ils ont été mes maîtres. Je lisais les -romans de Walter Scott et l'_Iliade_, traduction Pope, d'un bout de la -semaine à l'autre, quand j'étais enfant; le dimanche, par contre, -c'était _Robinson Crusoë_ et le _Pilgrim's Progress_, ma mère ayant -décidé dans son cœur de faire de moi un clergyman «évangélique». -Fort heureusement, j'avais une tante, encore plus évangélique que ma -mère, qui me faisait manger du gigot froid le dimanche, et je ne -l'aimais que chaud. Ce gigot froid a fait le plus grand tort aux idées -du _Pilgrim's Progress_. Et voilà pourquoi, en fin de compte, tout en -m'appropriant le noble et poétique enseignement de Defoe et de Bunyan, -je ne suis pas devenu un clergyman évangélique. - -Je recevais encore un meilleur enseignement, que j'y fusse disposé ou -non, tous les jours de la semaine. - -Walter Scott et Homère, c'était les lectures de mon choix; en même -temps, ma mère m'obligeait à apprendre par cœur de longs chapitres de -la Bible. De plus, il me fallait lire à haute voix, en prononçant -chaque syllabe et en articulant les noms les plus rébarbatifs, le Livre -Sacré, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, au moins une fois l'an. -C'est à cette discipline--patiente, très exacte et très ferme--que je -dois non seulement une connaissance de la Bible qui m'a souvent été -précieuse, mais la faculté que j'ai de me donner de la peine, et aussi -le meilleur de mon goût en littérature. Des romans de Walter Scott, -j'eusse pu facilement, à mesure que j'avançais en âge, tomber à -d'autres romans; et Pope aurait pu m'amener à prendre l'anglais de -Johnson ou de Gibbon comme type; mais quand j'eus appris par cœur, non -seulement le trente-deuxième chapitre du _Deutéronome_, le CXVIIIe -psaume, le XVe chap. de la Ire aux Corinthiens, le Sermon sur la -Montagne et la plus grande partie de l'Apocalypse, comme j'ai toujours -aimé à me rendre compte par moi-même de ce que les mots veulent dire, -il ne m'a plus été possible, même aux jours de ma plus folle -jeunesse, d'écrire un anglais tout à fait de surface ou de convention. -Tout au plus aurais-je pu tomber dans l'innocente manie de pasticher le -style de Hooker ou de George Herbert. - -C'est donc à mes maîtres préférés, Scott et Homère, que je dois -mon toryisme, toryisme que toutes mes observations ultérieures et mon -expérience n'ont servi qu'à confirmer. J'entends par là un amour -sincère pour les rois et une horreur instinctive pour quiconque tentait -de leur désobéir. Il est vrai qu'Homère et Scott me donnaient -d'étranges idées sur les rois, idées qui sont fort démodées à -l'heure actuelle; car il est bon de remarquer que l'auteur de l'_Iliade_ -aussi bien que celui de _Waverley_ exigent de leurs rois et de leurs -partisans les tâches les plus héroïques. Tydée ou Idoménée tuaient -vingt Troyens pour un, et Redgauntlet harponnait plus de saumons -qu'aucun des pêcheurs du Solway; qui plus est--et cela me remplissait -d'admiration--non seulement ils accomplissaient plus de hauts faits que -les autres hommes, mais, toute proportion gardée, ils en tiraient -infiniment moins de profit; que dis-je, les meilleurs d'entre eux -étaient prêts à gouverner pour rien, laissant à leurs partisans le -soin de se partager le butin. À l'heure actuelle, il me semble que -l'idée de roi a changé et que le devoir des hauts personnages a paru -être en général de gouverner moins et d'en tirer plus d'avantages. Si -bien qu'il est fort heureux, pour mes convictions, qu'au temps de ma -jeunesse je n'aie pu contempler la royauté que de loin. - -La tante qui me faisait manger du gigot froid le dimanche était une -sœur de mon père; elle habitait Bridge-end, dans la petite ville de -Perth, et avait un jardin plein de groseilliers à maquereau qui -descendait en pente jusqu'à la Tay; une petite porte ouvrait sur la -rivière qui courait vive et claire. Le courant rapide, les remous, les -tourbillons, quel monde infini, quel spectacle pour un enfant! - -Mon père avait débuté dans le commerce des vins, sans capitaux et -avec un stock considérable de dettes que lui avait légué mon -grand-père. Il accepta la succession et paya ce qui était dû, -jusqu'au dernier sou, avant de songer à rien mettre de côté, ce qui -le fit traiter d'imbécile par ses meilleurs amis. Pour moi, sans porter -un jugement sur ses idées que je savais en telles matières être au -moins aussi strictes que les miennes, j'ai fait graver sur la plaque de -granit de son tombeau qu'il fut «un marchand intègre». Plus tard, il -se trouva en situation de louer une maison dans Hunter Street, Brunswick -Square, dont les fenêtres, fort heureusement pour moi, donnaient sur un -étonnant poste d'eau où les tonneaux d'arrosage venaient se remplir. -Le nez collé aux vitres, je voyais de merveilleuses petites trappes se -soulever pour donner passage à des tuyaux qui avaient des airs -étranges de boas constrictors; je n'étais jamais las de contempler ce -mystère et le délicieux ruissellement qui en résultait. Les années -passant, je pouvais avoir alors quatre à cinq ans, mon père put se -donner le luxe, pendant les deux mois d'été, d'une chaise de poste à -deux chevaux pour faire la tournée chez ceux de ses clients qui -habitaient la campagne, ce qui était pour ma mère et moi l'occasion -d'un délicieux petit voyage. C'est ainsi, au petit trot, par les quatre -fenêtres de la voiture qui encadraient le paysage à la façon d'un -panorama, perché sur une petite banquette en avant (car, louant la -chaise pour deux mois, nous la faisions agencer et organiser à notre -gré), que je vis les grandes routes et même la plupart des routes -transversales de l'Angleterre, du Pays de Galles, la plus grande partie -des lowlands d'Écosse, jusqu'à Perth où, tous les deux ans, nous -passions l'été. Je lisais l'_Abbé_ à Kinross, le _Monastère_ à -Glen Farg, que je confondais avec «Glendearg», et j'étais aussi sûr -que la Dame Blanche avait vécu sur les bords du petit ruisseau de la -vallée des Ochils, que la reine d'Écosse dans l'île de Loch Leven. - -C'est ainsi que, pour mon plus grand profit, pendant toute mon enfance -et ma jeunesse, je visitai les plus beaux châteaux de l'Angleterre. Ces -magnifiques demeures m'inspiraient un respect, une admiration où il -aurait été impossible de relever la plus légère trace d'envie. Je -m'aperçus très vite, dès que je fus en âge de faire des observations -philosophiques, qu'il était infiniment préférable d'habiter une -modeste petite maison et d'avoir la joie de visiter Warwick et de -l'admirer, que d'habiter Warwick et de ne s'étonner de rien; en tous -cas, que Brunswick Square ne serait en rien plus agréable à habiter, -si l'on démolissait le château de Warwick. - -À l'heure actuelle, bien que j'aie reçu les plus aimables invitations -de venir visiter l'Amérique, il me serait impossible, fût-ce pour deux -ou trois mois, de vivre dans un pays assez malheureux pour ne pas -posséder de châteaux. - -Quoi qu'il en soit, toutes mes idées sur la royauté me venant surtout -du Fitz James de la _Dame du Lac_, et mes idées sur la noblesse du -Douglas de la même _Dame_ ou du Douglas de _Marmion_, un étonnement -pénible envahit mon cerveau d'enfant lorsque je dus constater que, de -nos jours, les châteaux étaient toujours inhabités. Tantallon était -toujours debout, mais d'Archibald d'Angus, point. Stirling n'avait pas -changé, mais on n'y rencontrait pas de chevalier de Snowdon. Les -galeries, les parcs d'Angleterre étaient admirables, mais Sa -Seigneurie, Mme la Duchesse, toujours en ville; c'était du moins la -réponse invariable des jardiniers ou des femmes de charge. Alors, je -faisais des vœux passionnés pour une «Restauration», une vraie -«Restauration», car je sentais vaguement que la tentative de Charles -II, ce n'était pas cela, bien que je portasse pieusement, le 29 mai, -une pomme de chêne dorée à ma boutonnière. La Restauration de -Charles II, pour moi, comparée à la Restauration de mes rêves, était -ce que la pomme de chêne dorée était à une vraie pomme. Avec les -années, la raison aidant, l'envie de manger de bonnes reinettes bien -sucrées plutôt que des pommes âcres et de voir des rois vivants -plutôt que des rois morts m'apparut comme aussi raisonnable que -romantique; et depuis, le principal objectif de ma vie a toujours été -de cultiver des reinettes, et mon espérance la plus chère, de voir des -rois[1]. - -J'ai eu beau chercher, il m'a été impossible de donner à ces idées, -ou préjugés, une origine aristocratique; car je ne sais rien de mes -aïeux, soit du côté de mon père, soit du côté de ma mère, si ce -n'est que ma grand'mère maternelle était la propriétaire de la -«Tête du Vieux Roi», dans la rue du Marché à Croydon; que -n'est-elle encore de ce monde, et que ne puis-je lui peindre, comme -enseigne, la tête de Roi de Simone Memmi! - -Mon grand-père maternelle l'ai déjà dit, était marin et il avait -coutume de s'embarquer à Yarmouth, comme Robinson Crusoë; il ne -revenait que de loin en loin à maison où il ramenait la gaieté et la -joie. J'ai quelque idée qu'il était «dans les harengs» comme mon -père était «dans les vins», mais je ne sais rien de positif à cet -égard, ma mère se montrant toujours très réservée à ce sujet. Il -gâtait ma mère ainsi que sa cadette, autant qu'il était possible. -Seule, la moindre dissimulation--que dis-je?--la moindre exagération ne -trouvait pas grâce devant lui. Un jour qu'il avait pris ma mère en -flagrant délit de mensonge, il envoya sur l'heure la servante acheter -toute une poignée de ramilles neuves afin de la fustiger. «Cela ne me -fit pas aussi mal que s'il m'avait fouettée avec une seule baguette, -dit ma mère, mais cela me donna beaucoup à réfléchir». - -Mon grand-père mourut à trente-deux ans pour avoir voulu entrer à -Croydon à cheval plutôt qu'à pied. Il eut la jambe écrasée contre -le mur; la blessure s'étant envenimée, il en mourut. Ma mère avait -alors sept ou huit ans, elle allait chez Mrs Rice qui tenait un externat -assez fashionable pour Croydon. Elle y fut élevée dans les principes -évangéliques et devint une petite fille modèle; tandis que ma tante, -que les principes évangéliques faisaient cabrer, fut bientôt à la -fois l'enfant terrible et l'enfant gâté de la maison. - -Ma mère, qui avait beaucoup de moyens et une bonne dose d'amour-propre, -devenait tous les jours plus parfaite, sans se laisser intimider par les -railleries de sa cadette, qui pourtant l'adorait. Cette petite sœur -avait beaucoup plus d'esprit, infiniment moins d'orgueil et pas de sens -moral. Lorsque ma mère fut devenue une ménagère accomplie, on -l'envoya en Écosse pour diriger la maison de mon grand-père paternel. -Celui-ci était alors fort occupé à se ruiner; il ne tarda pas à y -parvenir et finit par en mourir. C'est alors que mon père partit pour -Londres; il trouva un emploi dans une grande maison de commerce où, -pendant neuf ans, il travailla sans prendre un seul jour de congé; au -bout de ce temps, il commença les affaires à son compte, paya les -dettes de son père et épousa sa perfection de cousine. - -L'autre petite cousine, ma tante, qui était restée à Croydon, avait -épousé un boulanger. Lorsque j'eus quatre ans--époque où mes -souvenirs commencent à se préciser--la situation commerciale de mon -père à Londres prenant tous les jours plus d'importance, on eût pu -constater un léger, oh! très léger embarras et tout à fait -inexplicable pour moi comme enfant, entre notre maison de Brunswick -Square et la boulangerie de la rue du Marché à Croydon. Ce qui -n'empêchait pas que chaque fois que mon père était malade--et les -soucis et le travail l'avaient déjà durement marqué de leur -empreinte--nous nous en allions tous à Croydon pour nous faire gâter -par la bonne petite tante, et courir sur la colline de Duppas et dans -les bruyères d'Addington. - -Ma tante habitait une petite maison qui passe encore pour la plus belle -de la rue du Marché, avec deux fenêtres au second au-dessus de la -boutique; ce qui se passait dans ces régions supérieures m'inquiétait -peu, à moins que mon père n'y fût occupé à faire quelque dessin à -l'encre de Chine, auquel cas je m'asseyais près de lui et je le -regardais faire dévotement; mais ce que je préférais par-dessus tout, -c'était la boutique; le fournil et les pierres qui entouraient la -petite source de cristal (depuis longtemps, hélas! engloutie par -l'égout moderne); mon plus cher compagnon était le chien de ma tante, -Towzer, qu'elle avait recueilli par pitié, transformant la pauvre bête -errante, hargneuse et affamée, en un brave et bon chien plein de cœur: -procédé dont elle usa toute sa vie à l'égard de tous les êtres -vivants qu'elle croisa sur sa route. - -Pleinement satisfait d'avoir de loin en loin une vision des rivières du -Paradis, je vécus jusqu'à plus de quatre ans sans quitter pour ainsi -dire Hunter Street; l'été, et seulement pendant quelques semaines, -nous louions des chambres meublées dans de petits cottages à la -campagne (de vrais cottages, non des villas baptisées du nom de -chaumières), soit aux environs d'Hampstead, soit à Dulwich, chez «Mrs -Ridley», la dernière maison au bout du petit chemin bordé de haies -qui conduit aux plaines de Dulwich, et qui lui-même était tout fleuri -de boutons d'or au printemps et tout noir de mûres à l'automne. Mais -les souvenirs les plus précis qui me soient restés de cette époque -sont ceux qui se rapportent à Hunter Street. - -Le grand principe d'éducation de ma mère, c'était, grâce à une -étroite surveillance, de me préserver autant que possible de tout mal -et de tout danger; ceci admis, je pouvais m'amuser à ma guise, à -condition de n'être ni de mauvaise humeur, ni ennuyeux. La règle -établie voulait qu'on ne s'occupât pas de m'amuser; à moi de trouver -des jeux: les joujoux même étaient d'abord défendus; et la -commisération qu'excitait, chez ma tante de Croydon, mon dénuement -monastique à cet égard était sans borne. À l'occasion de mon jour de -naissance, une fois, pensant faire revenir ma mère sur sa -détermination grâce à la splendeur du cadeau, elle m'avait acheté le -plus beau polichinelle qu'elle eût pu trouver au bazar: un Polichinelle -et une mère Gigogne presque aussi grands que nature, vêtus d'écarlate -et d'or, et qui gesticulaient quand on les attachait au pied d'une -chaise. Ces pantins m'ont fait une grande impression; je les vois -encore, tandis que ma tante les faisait danser devant moi. Ma mère ne -dit rien d'abord--qu'aurait-elle pu dire?--mais, quelques heures plus -tard, tranquillement, elle déclara qu'elle ne trouvait pas bon que -j'eusse ces joujoux; et je ne les ai jamais revus. - -Je jouais d'ordinaire avec un trousseau de clefs, du moins tant que je -trouvai plaisir à regarder ce qui brille et à faire tinter ce qui -sonne; plus tard, j'eus une petite charrette et une balle; vers cinq ou -six ans, on me donna deux boîtes de morceaux de bois, bien lisses et -bien taillés. Avec ces modestes trésors, qu'à l'heure actuelle je -considère encore comme absolument suffisants, d'ailleurs fouetté -immédiatement dès que je pleurais, que je désobéissais ou que je -tombais dans l'escalier, je ne tardai pas à me créer de sûres et -sereines méthodes de vie et de mouvement. Je pouvais m'amuser toute la -journée à suivre le dessin et à comparer les nuances de mon tapis, à -examiner tous les nœuds du parquet; un autre divertissement était de -compter les briques des maisons d'en face; et je ne parle pas des -intermèdes passionnants que me procurait le remplissage du tonneau -d'arrosage au moyen de son serpent de cuir fixé à la colonne -ruisselante de la pompe, ou le procédé plus admirable encore par -lequel le cantonnier ouvrait avec sa grande clef de fer le robinet et -faisait jaillir un immense jet d'eau au milieu de la rue. Mais le tapis, -et les dessins de toutes sortes des rideaux, couvre-lits, papiers de -tenture, étaient mes plus précieuses ressources; l'intérêt qu'ils -m'inspiraient était tel que, lorsqu'on me conduisit chez Mr Northcote -qui devait faire mon portrait--je pouvais avoir trois ans ou trois ans -et demi--je n'étais pas avec lui depuis dix minutes que je -m'intéressais déjà à son tapis et que je lui demandais pourquoi il -avait des trous. Le portrait en question représente un joli enfant aux -cheveux blonds, en robe blanche, une robe de petite fille, avec une -large ceinture bleu de ciel, et des souliers du même bleu, qui -n'étaient pas moins larges pour les pieds que la robe pour le corps. - -On avait envoyé au vieux peintre tous les objets de ma toilette, afin -qu'il n'y eût rien de laissé au hasard; mais s'ils étaient à leur -place dans la nursery, ils étonnaient dans un portrait où je suis -représenté courant dans un champ sur la lisière d'une forêt. Les -troncs des arbres coupent transversalement le fond du tableau à la -manière de Sir Joshua Reynolds, tandis que deux collines rondes, du -même bleu que les souliers, s'élèvent à l'horizon. C'est sur ma -demande que Northcote avait mis ces collines; j'avais déjà été une -fois, peut-être deux fois en Écosse; ma bonne, une Écossaise, me -chantait lorsque nous approchions de la Tweed ou de l'Esk: - - -For Scotland, my darling, lies full in thy view, -With her barefooted lassies, and mountains so blue[2]. - - -Et l'idée de collines dans un lointain bleu s'associait dans mon esprit -aux plus pures joies de la vie, c'est-à-dire au jardin de ma tante, le -jardin plein de groseilliers qui descendait en pente jusqu'à la Tay. -Mais le simple fait que j'eusse répondu au vieux Mr Northcote me -demandant ce que j'aimerais qu'il peignît comme fond à mon portrait -(et j'imagine qu'il dut être fort étonné de la netteté de ma -réponse), le simple fait que j'eusse répondu: «des collines -bleues», et non des groseilliers, me paraît--sans qu'il y ait -là, je crois, aucune tendance morbide à faire trop de cas de ma -personnalité--suffisamment curieux et plein de promesses de la part -d'un enfant de l'âge que j'avais alors. - -J'ajouterai qu'ayant été, ainsi que je l'ai dit déjà, régulièrement -fouetté toutes les fois que je me rendais insupportable, l'habitude -que j'avais prise de rester parfaitement tranquille enchantait -le vieux peintre; je pouvais en effet passer des heures immobile à -compter les trous du tapis ou à le regarder presser ses tubes, -opération qui me remplissait d'admiration; mais si j'aimais -à voir étaler les couleurs sur la palette, je ne me souviens pas de -m'être le moins du monde intéressé à la manière dont Mr Northcote -les posait sur la toile; mes idées sur l'art et les joies qu'il pouvait -procurer étaient alors indissolublement liées à la possession d'un -immense pot de peinture du plus beau vert et à un gros pinceau qui en -sortait tout ruisselant. Ma tranquillité faisait donc les délices du -vieux peintre; aussi supplia-t-il mon père et ma mère de permettre que -je posasse pour un de ses tableaux. Je représentais un enfant étendu -sur une peau de léopard, tandis qu'un homme des bois lui enlevait une -épine qu'il s'était enfoncée dans le pied. - -Jusqu'ici les méthodes de mon éducation aussi bien que les -circonstances ne pouvaient guère, il me semble, être plus favorables, -étant donné un enfant de mon tempérament; mais la manière dont je -fis mes débuts dans les lettres me paraît très contestable, et je -n'introduirai pas cette méthode dans les écoles de Saint-George sans y -apporter de grandes modifications. Je me refusais absolument à -apprendre à lire en séparant les syllabes, tandis que j'apprenais -facilement des phrases entières par cœur, montrant avec mon doigt et -sans me tromper tous les mots de la page à mesure que je les -prononçais. Seulement, il ne fallait pas les changer de place. Ce que -voyant, ma mère renonça aux leçons de lecture, espérant qu'avec le -temps je consentirais à adopter le système répandu de l'étude par -syllabes. Je continuai donc à m'amuser à ma manière, à apprendre des -mots entiers qui se gravaient dans ma tête comme des dessins. - -L'effort que je faisais ainsi pour saisir les mots en bloc m'était -facilité par l'admiration profonde que m'inspiraient les caractères -d'imprimerie que je me mis à copier, pour mon plaisir, comme d'autres -enfants auraient copié des chiens ou des chevaux. L'inscription -suivante, qui est le _fac-simile_ de la première page de mes _Sept -Paladins du Christianisme_ (à remarquer le caractère original de la -lettre L et la hauteur du G) est, je crois, une de mes premières -tentatives dans ce genre; et comme le Destin a voulu que les premières -lignes de la lettre écrite cinquante ans plus tard, où je faisais mes -recommandations à Mr Burgess, présente quelques traits de ressemblance -assez frappants, j'ai pensé qu'il serait intéressant de les reproduire -ensemble tels que. - - -[Figure 02] - - -Ma mère, comme elle me l'a dit plus tard, m'avait solennellement -«voué à Dieu» dès avant ma naissance, suivant en cela l'exemple -d'Anne, la mère du prophète Samuel. On rencontre ainsi d'excellentes -femmes disposées à se débarrasser prématurément de leurs enfants: -sans doute, dans l'idée que les fils de Zébédée ne devant pas être -assis à la gauche et à la droite du Christ, elles peuvent espérer que -leurs propres fils pourront, dans l'éternité, occuper cette -respectable situation, surtout si elles le demandent très humblement -chaque jour au Christ. Elles oublient, hélas! dans leur simplicité, -que la chose ne dépend pas uniquement de Lui. - - -[Figure 03: Fac-similé de l'écriture de Ruskin.--LETTRE ÉCRITE -EN 1883.] - - -«Voué à Dieu» voulait dire, pour ma mère, autant qu'elle se -comprenait, m'envoyer à l'Université, faire de moi un clergyman: je -fus donc élevé pour «l'Église». Mon père--que son âme repose en -paix!--qui avait la très mauvaise habitude de s'incliner devant la -volonté de ma mère toutes les fois que les choses avaient de -l'importance, et de faire à sa tête lorsqu'elles n'en avaient point, -souffrit sans mot dire que je fusse soustrait au commerce du vin de -Xérès, comme étant chose impure; peut-être, au fond, les ambitions -de ma mère à mon égard le flattaient-elles. Car je me souviens que -bien des années plus tard, causant avec un de nos amis, un artiste, -grand admirateur de Raphaël, qui se désespérait que j'eusse eu -l'audace d'exposer au public mes idées sur Turner et Raphaël, et -s'écriait: «Quel dommage! quel aimable clergyman il eût fait.--Oui, -reprit mon père les larmes aux yeux (larmes les plus vraies, -larmes les plus tendres que jamais père ait versées) oui, il serait -devenu évêque.» - -Fort heureusement pour moi, ma mère, avec le sentiment qu'elle -remplissait un devoir, quels que fussent d'ailleurs ses secrets espoirs -d'avenir, me conduisit de très bonne heure aux offices où, en dépit -de mes habitudes paisibles et du flacon d'or ciselé de ma mère que -l'on m'abandonnait dans ces grandes occasions, je m'ennuyais -affreusement. Je ne connaissais rien de plus triste que le banc de -l'église, pas de jour plus lugubre que le dimanche, pas d'endroit où -il me semblait plus difficile de se tenir tranquille. (Songez que, dès -le matin, on me retirait les livres que j'aimais le plus.) Aussi j'avais -l'horreur du dimanche, une horreur qui s'emparait de moi dès le -vendredi et que l'éclat du lundi et la perspective des sept jours qui -nous séparaient du service dominical n'arrivaient pas à contrebalancer. - -Il me restait pourtant dans l'esprit des bribes de sermons que -j'accommodais à ma façon et, de temps en temps, au retour, je -prêchais, accoté aux coussins du grand divan rouge qui me servait de -chaire; dans ces occasions-là, les amies les plus intimes de ma mère -joignaient les mains avec attendrissement et déclaraient que cela -dénotait des dispositions extraordinaires. Mon sermon, j'imagine, -était fort court, ce qui était d'un excellent exemple, et empreint de -la plus pure doctrine évangélique, car je me souviens qu'il -commençait par ces mots: «Ô mes frères, soyez bons!» - -Mes parents recevaient rarement et je n'étais jamais autorisé à venir -à table, même au dessert. Je n'eus cette permission que bien des -années plus tard, lorsque je sus casser proprement des noisettes. Ce -fut moi alors qui fus chargé de casser les noisettes des invités -(j'espère qu'ils ne jugeaient pas mon intervention indiscrète) mais il -m'était défendu d'en manger, fût-ce une seule, non plus d'ailleurs -qu'aucune autre friandise. Je me souviens encore du jour où, à Hunter -Street, ma mère, qui faisait des rangements dans la chambre aux -provisions, me donna trois grains de raisin sec, et je n'oublierai -jamais l'occasion où, pour la première fois, je mangeai de la crème -cuite. C'était dans le petit appartement meublé de Norfolk Street où -nous nous étions réfugiés pendant qu'on repeignait la maison. Mon -père, qui dînait dans la pièce du devant, avait laissé un peu de -crème sur son assiette et ma mère me l'apporta, dans la pièce du -fond. - -Mais afin que le lecteur puisse suivre plus facilement les progrès de -ma pauvre petite vie, progrès sur lesquels il trouve peut-être que je -m'étends trop complaisamment, il est nécessaire que je donne quelques -renseignements sur la situation commerciale de mon père à Londres. - -La maison de commerce dont il était le principal associé (je ne doute -pas que dans les vieilles maisons de la Cité on ne s'en souvienne) -avait installé ses bureaux dans un immeuble peu spacieux, situé dans -une petite rue de l'est de Londres--Billiter Street--l'artère -principale qui relie Leadenhall Street à Fenchurch Street. Les noms des -trois associés brillaient sur la plaque de cuivre de la porte, juste -au-dessous de la sonnette: Ruskin, Telford & Domecq. - -Le nom de Mr Domecq, en toute justice, eût dû occuper le premier rang, -car, en réalité, mon père et Mr Telford n'étaient que ses agents. Il -était le seul propriétaire du vignoble qui représentait la plus -grosse partie du capital de la maison de commerce, le vignoble de -Macharnudo, la colline de toute la péninsule hispanique la plus -réputée pour ses vins blancs. C'était la vendange de Macharnudo qui -fixait la qualité du vin de Xérès--sec ou doux--depuis le temps de -Henry V jusqu'à nos jours; la marne invariable et unique de cette terre -donnait au raisin une force que les années ne taisaient qu'accroître -et enrichir, sans jamais l'altérer. - -Mr Pierre Domecq, espagnol de naissance, je crois, et d'éducation -mi-partie française et mi-partie anglaise, était un homme plein de -délicatesse et du caractère le plus aimable. Était-il d'origine -noble? je n'en sais rien; comment était-il devenu propriétaire de son -vignoble? je n'en sais rien; quelle était sa situation dans la maison -Gordon, Murphy & Cie, où mon père était employé? je n'en sais rien. -Je sais seulement qu'il avait vu mon père à l'œuvre et que lorsque la -Société Murphy fut dissoute, il lui demanda d'être son représentant -en Angleterre. Mon père savait qu'il pouvait avoir une confiance -absolue dans la délicatesse de Mr Domecq, dans sa manière de traiter -les affaires. Peut-être avait-il moins de confiance dans son sens -pratique et dans son activité; en tous cas, il insista, bien que ne -mettant pas de capitaux dans l'affaire et ne touchant que des -commissions, pour être, aussi bien en nom qu'en fait, le chef de la -maison. - -Mr Domecq habitait le plus souvent Paris; il allait rarement en Espagne, -mais il n'en faisait pas moins prévaloir ses idées, lesquelles -étaient fort arrêtées, sur le mode de culture de ses vignobles. Il -avait autant d'autorité sur ses paysans qu'un chef de clan sur ses -hommes, maintenait les vins au plus haut, comme qualité et comme prix, -et laissait mon père libre d'organiser la vente à son gré. Le second -associé, Mr Henry Telford, avait mis dans l'affaire le capital -nécessaire pour que la maison de Londres pût marcher. Il possédait -une jolie maison de campagne à Widmore, près de Bromley. - -C'était le type accompli du gentilhomme campagnard anglais de fortune -moyenne. Célibataire, il vivait avec trois sœurs non mariées, -extrêmement cultivées et raffinées, simples et bonnes en même temps, -et qui, dans leurs vies si heureuses et si bienfaisantes aux autres, -m'apparaissent comme des figures de roman, les héroïnes d'un beau -conte, plutôt que des êtres réels. Mais ni dans les livres, ni dans -la réalité, je n'ai jamais entendu parler, ni vu personne qui -ressemblât à Henry Telford: doux, modeste, affectueux, plein de bon -sens. Il adorait les chevaux, sans qu'il y eût en lui rien qui sentît, -fût-ce de très loin, le champ de courses ou l'écurie. Je crois -pourtant qu'il ne manquait pas une réunion tant soit peu importante et -qu'il passait la plus grande partie de sa vie à cheval, chassant tant -que durait la saison de la chasse; mais il ne pariait jamais, n'avait -jamais fait de chute sérieuse et n'avait jamais blessé un cheval. -Entre mon père et lui régnait la confiance la plus absolue, et toute -l'amitié qui peut exister, quand la manière de vivre est aussi -différente. - -Mon père était très fier de la position sociale de Mr Telford; Mr -Telford admirait la capacité de travail de mon père, son instinct -commercial si sûr. - -Le concours actif de Mr Telford se bornait, en général, à deux mois -de présence au bureau, les deux mois d'été pendant lesquels mon père -prenait ses vacances; il suppléait aussi mon père pendant quelques -semaines au commencement de l'année, quand celui-ci faisait sa tournée -chez les clients. Dans ces cas-là, Mr Telford venait tous les matins de -Widmore à Londres à cheval, signait le courrier, lisait les journaux -et rentrait le soir à cheval. S'il y avait la moindre décision à -prendre, on en référait à mon père ou on attendait son retour. Tout -le monde à Widmore eût été disposé à faire, pour ma mère et pour -moi, les plus grands frais; mais ma mère se tenait sur la réserve: -elle sentait trop, dans ce milieu si cultivé--et elle avait trop de -fierté pour ne pas en souffrir--tout ce qui avait manqué à son -éducation première: le résultat en était qu'elle n'aimait guère à -frayer qu'avec ceux qu'elle sentait lui être, en quelque sorte, -inférieurs. - -Quoi qu'il en soit, Mr Telford, si étrange que cela paraisse, eut une -grande influence sur mon éducation. C'est, lui qui me fit cadeau, sur -le conseil de ses sœurs, je crois, de l'_Italie_ de Rogers, édition -illustrée, au moment où elle parut. Et ce fut ce livre qui me donna -l'occasion d'étudier attentivement le travail de Turner; je puis donc -dire, en toute justice, que c'est ce cadeau qui a décidé ma vocation. -Mais la grande erreur des biographes superficiels est de prendre -l'accident pour la cause, quand la cause seule a de l'importance. Le -point essentiel à noter et à expliquer, c'est que je fusse en état de -comprendre l'œuvre de Turner dès que je la vis, et non par quel -hasard, ou en quelle année, je la vis pour la première fois. Le pauvre -Mr Telford, en tout cas, a toujours été tenu responsable, par mon -père aussi bien que par ma mère, de toutes les folies que m'a -inspirées Turner. - -Il fut mon bienfaiteur plus directement encore. Car avant que mon père -ne se crût en droit de louer une voiture pour notre petit voyage de -vacances, Mr Telford nous prêtait son «chariot». - -Or, le vieux chariot anglais, cette voiture légère à deux places, -est, sans contredit, la plus confortable des voitures de voyage quand on -est deux et même trois, surtout quand le troisième voyageur est un -enfant de trois à quatre ans. Haut suspendu, ce chariot permettait de -voir par-dessus les parapets de pierre et les haies qui bordent les -routes: il est vrai que, pour y monter, il fallait déplier un petit -marche-pied capitonné qui rentrait à l'intérieur de la portière. Ce -marche-pied était pour moi une des grandes joies du voyage, le voir -baisser et relever par les garçons d'écurie un délice--joie et -délice, il est vrai, gâtés par le désir, dirai-je l'ambition, de le -baisser et le relever moi-même. Cette ambition, ai-je besoin de le -dire, ne fut jamais satisfaite, ma mère craignant que je ne me -pinçasse les doigts. - -Le «dickey» (je m'étonne de n'avoir jamais eu l'idée de rechercher -l'origine de ce mot, et aujourd'hui il m'est impossible d'y arriver), -est ce siège élevé qui, dans la malle-poste royale, est occupé par -le conducteur de la diligence, siège devenu légendaire, même pour les -amateurs de littérature moderne, grâce à l'immortel colloque de Bob -Sawyer et de Sam; le «dickey», très en arrière dans la voiture de Mr -Telford, permettait d'allonger confortablement les jambes quand il vous -prenait fantaisie de respirer l'air du dehors par un jour de beau temps. -Sous le siège, il y avait place encore pour un grand coffre où l'on -fourrait au dernier moment quantité de petits paquets et de sacs. Ce -département des bagages était confié aux soins d'Anne, ma bonne; elle -emballait, surveillait, aussi habile à plier une robe qu'à faire -sauter des crêpes. Je vous prierai de remarquer que la précision et -l'adresse demandent autant d'esprit que d'invention et que, pour faire -une malle, comme pour diriger une bataille, la précision ne va pas sans -prévoyance. - -Parmi tous ceux qui manquent à l'appel, combien y en a-t-il, hélas! -quand on a passé la cinquantaine? Une des personnes que je regrette le -plus, après mon père et ma mère (je ne veux parler ici que des pertes -sérieuses, non des imaginaires), celle qui me manque, encore tous les -jours, c'est cette Anne, la vieille bonne de mon père et la mienne. -Entrée à quinze ans à la maison, elle y passa sa vie et consacra tous -ses talents à nous servir. Anne avait un goût naturel et la -spécialité de faire les choses les plus désagréables; elle excellait -dans le soin des malades et triomphait quand quelqu'un d'entre nous -était dans son lit. Mais Anne avait non seulement la spécialité de -faire les choses désagréables, elle avait encore celle de les dire; on -pouvait s'en rapporter à elle. Elle commençait par voir tout au pire, -par le déclarer très haut, avant de rien faire pour y remédier. Elle -avait, de plus, une répugnance honorable et toute républicaine à -exécuter les ordres tels qu'on les lui donnait, si bien que, lorsque ma -mère et elle eurent vieilli ensemble, qu'avec les années ma mère fut -devenue un peu exigeante, qu'elle attachait une certaine importance à -ce que sa tasse de thé fût posée à tel endroit sur la petite table -ronde, Anne avait toujours grand soin de la mettre du côté opposé. -Aussi ma mère me déclarait-elle gravement tous les matins à déjeuner -que, s'il y avait femme au monde que l'esprit malin possédât, c'était -bien la vieille Anne. - -En dépit de ces aspirations violentes mais brèves vers la liberté et -l'indépendance, la pauvre Anne fut toute sa vie la femme la plus -serviable; elle n'eut d'autre occupation, depuis l'âge de quinze ans -jusqu'à celui de soixante-douze, que de faire la volonté des autres, -de s'oublier elle-même: je n'ai pas entendu dire qu'elle ait jamais -fait mal à personne au monde, si ce n'est peut-être en économisant -quelques milliers de francs que ses héritiers se disputèrent après sa -mort; la pauvre femme n'était pas enterrée qu'ils étaient tous -brouillés. - -Le siège en question, réservé à Anne, était assez large pour que -mon père pût y monter quand le temps était beau et le paysage -engageant. La voiture toute chargée, bagages et le reste, roulait -aisément enlevée par de bons chevaux sur les routes très bien -entretenues des malles-poste; courir la poste, en ce temps-là, était -si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, au cri -de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte -cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté -sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège -par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient -hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi -sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une -sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la -campagne. De ma place, la vue était plus étendue encore. J'étais -assis sur la malle qui contenait mes vêtements, une petite caisse -solide sur laquelle on avait fixé un coussin, et qui était posée de -champ, devant mon père et ma mère. Je ne les gênais pas et la vue de -ce siège haut perché était aussi étendue que possible. Lorsque le -paysage n'offrait rien de particulièrement intéressant, je trottais à -califourchon sur ma caisse, suivant les mouvements du postillon; le -coussin me tenait lieu de selle et les jambes de mon père, de chevaux; -au début, cela n'avait été qu'un simulacre, mais mon père m'ayant -imprudemment fait cadeau d'un fouet de postillon à manche d'argent, la -chose devint plus sérieuse; les jambes de papa pourraient le certifier. - -Ces vacances d'été, si délicieuses grâce à la bonté de Mr Telford, -commençaient en général vers le 15 mai--la fête de mon père était -le 10, et nous ne pouvions partir avant que cette solennité fût -accomplie. Ce jour-là, on me permettait de cueillir les groseilles à -maquereau, celles d'un certain groseillier contre le mur du nord, avec -lesquelles on faisait la première tarte de l'année--vacances, si l'on -veut, qui consistaient en une tournée chez les clients pour prendre les -commandes. Nous parcourions ainsi la moitié des comtés de -l'Angleterre; si c'était les comtés du Nord, nous poussions jusqu'en -Écosse pour voir ma tante. - -Notre manière de voyager était aussi méthodique, aussi réglée que -notre vie ordinaire. Nous faisions de quarante à cinquante milles par -jour, nous mettant en route d'assez bon matin afin d'arriver, sans nous -presser, pour le dîner de quatre heures. En général, nous partions -vers six heures, quand les prairies sont encore couvertes de rosée et -que les aubépines embaument l'air du matin. Si, dans notre course -d'après-midi, on pouvait visiter quelque château, surtout celui d'un -lord ou mieux encore d'un duc, mon père faisait dételer et nous -conduisait, ma mère et moi, à travers les appartements de gala. Je -nous vois, dans ce cas, parlant à voix basse à la femme de charge, au -majordome ou à toute autre autorité en fonction et recueillant -pieusement leurs récits. - -En analysant, plus haut, les impressions que m'ont laissées ces -expéditions, j'ai été un peu vite, j'ai anticipé le résultat, à -savoir qu'il est infiniment préférable de vivre dans une petite maison -que dans une grande. Ce qui est certain c'est que, jusqu'à ce jour, -tandis qu'il m'est impossible de passer devant un cottage couvert de -roses et de verdure sans désirer en être le propriétaire, je n'ai pas -encore rencontré le château qui m'ait fait porter envie au châtelain. -Et, bien qu'au cours de ces pèlerinages pieux, j'aie recueilli -quantité de renseignements d'art et de nature qui m'ont été -infiniment précieux, je constate qu'ils n'ont eu aucune influence sur -mon caractère, et que mon goût personnel, mon instinct naturel avaient -reçu une empreinte indélébile bien avant cette époque; je restais -attaché aux scènes modestes et simples de ma petite enfance entrevues -sous les toits rouges et bas de Croydon, au bord des petits cours d'eau -pleins de cresson au fond duquel dansait le sable d'or et où filaient -les vairons, en amont des sources de la Wandel. - - -[Note 1: La Cie de Saint-George a été fondée pour l'encouragement de -la vie rurale, au détriment de la vie des villes; je ne concevais de -prospérité pour l'Angleterre, comme pour tout autre pays d'ailleurs, -quelle que fût la vie qu'on y menât, que si l'on y savait découvrir -des hommes capables d'exercer la Souveraineté royale, et si l'on -savait leur obéir.] - -[Note 2: Car l'Écosse, mon chéri, est là devant tes yeux. -Avec ses filles aux pieds nus et ses montagnes bleues.] - - - - -CHAPITRE II - -HERNE HILL. LES AMANDIERS -EN FLEUR - - -Lorsque j'eus quatre ans, mon père se trouva en situation d'acheter une -maison à Herne Hill, jolie colline verdoyante qui se trouve à quatre -milles au sud du «Standard in Cornhill», dont la solitude ombragée -n'a pas changé de caractère, au moins dans ses grandes lignes: -certaines splendeurs gothiques, auxquelles quelques-uns de nos plus -riches voisins se sont abandonnés en ces dernières années, sont les -seules innovations; encore sont-elles si gracieusement dissimulées par -les beaux arbres de leurs parcs que le passant inoffensif n'en est pas -offusqué; et lorsque je me promène sur la route, entre la taverne du -Renard et la station du chemin de fer, je pourrais m'imaginer que j'ai -encore quatre ans. - -Notre maison était la dernière, côté nord, du petit groupe perché -sur la crête même de la colline, là où le terrain s'aplatit et forme -une sorte de plate-forme semblable à celle où, sur le sommet du -Mont-Blanc, les neiges s'accumulent; mais il redescend bientôt par une -pente rapide jusqu'à notre vallée de Chamonix (ou plutôt de Dulwich); -la descente du côté de «Cold Harbour Lane»[3] est beaucoup moins -raide. - -Au sud, la colline dévale à travers un joli pays jusque dans le vallon -de l'Effra (Effra pour Effrena, sans doute, qui signifie «débridée»; -pauvre petite rivière que l'on a, j'ai le regret de le dire, tout -récemment canalisée, murée, pour la plus grande commodité de Mr -Biffin, pharmacien, et autres); au nord, au contraire, elle se prolonge -en pente douce sur une longueur d'un demi-mille, prend sur la paroisse -de Lambeth le nom héroïque de «Champion Hill» et finit par se perdre -dans les plaines de Peckham et la barbarie rurale de Goose Green. - -Le groupe dont faisait partie notre maison se composait de deux maisons -jumelles couplées avec jardins, dépendances, le tout absolument -identique. Ce sont encore aujourd'hui les plus hautes; on les -aperçoit de Norwood; si bien que de la maison, une maison à trois -étages avec greniers, on avait, en ces jours bénis où les fumées -n'obscurcissaient pas complètement le ciel, une vue très étendue sur -les collines de Norwood où le soleil se levait en hiver; de l'autre -côté s'étendait la vallée de la Tamise. Avec une longue-vue on -pouvait apercevoir Windsor dans le lointain et à l'œil nu Harrow, -quand le temps était clair, à l'heure du coucher du soleil. Devant la -maison et derrière, s'étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui -du devant était planté d'arbustes à feuilles persistantes, de lilas -et de faux ébéniers; le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante -mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours -pour ses poires et ses pommes, lesquelles étaient l'orgueil de notre -prédécesseur (honte à moi, j'ai oublié le nom d'un homme auquel je -dois tant). Il y avait encore un vieux mûrier trapu, un grand cerisier -qui donnait des cerises à chair blanche, un merisier du comté de Kent, -et, tout autour, une haie ininterrompue de groseilliers à grappes et de -groseilliers à maquereau. Surchargées quand venait la saison (car le -terrain était excellent) de fruits merveilleux que l'on voyait passer -du vert le plus doux à l'ambre doré et au rouge vermillon, leurs -branches épineuses s'inclinaient sous le poids des grappes de perles ou -de rubis. Quelle joie de les découvrir sous leurs belles et larges -feuilles, qui rappelaient celles de la vigne! - -La seule différence pour moi, entre ce jardin et celui du Paradis, tel -du moins que je me le représentais, c'est que dans le jardin de Herne -Hill, _tous_ les fruits étaient défendus, et ensuite qu'il n'y avait -pas d'animaux avec lesquels on pût lier amitié; mais, sous tous les -autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis; le -climat (était-il plus clément alors?) me permettait d'y passer la plus -grande partie de ma vie. Ma mère, qui me faisait travailler, -s'arrangeait pour que, si j'y mettais de la bonne volonté, toutes les -leçons fussent finies à midi. Mais si je ne savais pas ma leçon à -midi, tant pis pour moi, je restais jusqu'à ce qu'elle fût sue; en -général, et cela même quand la grammaire latine vint s'ajouter aux -Psaumes, j'étais libre avant le dîner d'une heure et pour le reste de -la journée. - -Ma mère, qui adorait les fleurs, jardinait, taillait auprès de moi, du -moins s'il me convenait de rester avec _elle_. Mais, si sa présence -n'était pas pour moi une gêne (car jamais je n'aurais eu l'idée de -faire en cachette quoi que ce soit que je n'eusse fait devant elle) elle -n'était pas non plus un très grand plaisir; habitué à vivre seul, -j'étais toujours occupé par une foule de petites affaires -personnelles; à sept ans, j'avais déjà une mentalité trop -indépendante, même vis-à-vis de mon père et de ma mère, et comme, -en dehors d'eux, personne ne s'occupait de moi, je m'étais organisé -une petite vie très égoïste, très heureuse, dans une suffisance de -jeune coq et l'indépendance solitaire d'un Robinson Crusoë, vie qui -m'apparaissait (comme il est naturel à tout animal à l'esprit -géométrique) comme le centre de l'univers. - -Ceci tenait en partie à l'extrême modestie de mon père, en partie à -son orgueil. Il avait une telle confiance dans le jugement de ma mère, -qu'il considérait, dans les choses de ce genre, comme très supérieur -au sien, qu'il ne se serait jamais avisé de la contrecarrer en rien au -sujet de mon éducation; d'autre part, avec l'idée fixe de faire de moi -un prélat aux grandes manières, ayant accès dans les coteries les -plus raffinées, les plus huppées, aussi bien dans les milieux mondains -que dans les milieux ecclésiastiques, les visites à Croydon, où -j'étais tout le jour avec la chère et simple tante et les petits -cousins boulangers, se firent de plus en plus rares. Pour voisiner avec -les habitants de la colline, il eût fallu risquer de troubler notre vie -si doucement égoïste; de sorte que, somme toute, il n'y avait pas un -être vivant à qui j'eusse pu m'intéresser de façon enfantine, si ce -n'est moi-même, quelques fourmilières que le jardinier dérangeait -sans cesse et un ou deux oiseaux à demi apprivoisés, car je n'ai -jamais eu ni le talent, ni la persévérance d'en apprivoiser un tout à -fait. Il est vrai de dire qu'à peine y en avait-il un qui prenait assez -confiance pour s'approcher, les chats le happaient. - -Cet état de choses donné, tout ce que je pouvais avoir d'imagination -se reportait sur les objets inanimés: ciel, feuilles, cailloux, tout ce -que l'on pouvait observer entre les murs du Paradis; ou encore, sous les -prétextes les plus futiles, mon imagination s'élançait dans les -régions de la fiction, du moins celles qui étaient compatibles avec -les réalités objectives de l'existence au XIXe siècle, aux environs -de Camberwell Green. - -Par bonheur, je trouvai sur ce chapitre, en mon père, un guide -excellent, et toujours disposé à se prêter à ma fantaisie lorsqu'il -pouvait le faire sans enfreindre aucune des règles instituées par ma -mère. Un de mes grands plaisirs était de le voir se raser; j'avais la -permission de monter dans sa chambre tous les matins (celle qui est -au-dessous de celle où j'écris à l'heure actuelle), et j'assistais, -immobile et muet, à cette grave opération. - -Je vois encore, au-dessus de la toilette, une aquarelle exécutée par -mon père sous la direction de Nasmyth père, à l'École supérieure -d'Édimbourg, je crois. Elle était faite dans la manière primitive que -le Dr Munro enseignait à Turner au moment même où mon père était au -«High school»; c'est-à-dire dans ces demi-teintes à base de bleu de -Prusse ou d'encre ordinaire, et lavées en couleurs vives dans les -lumières. Elle représentait le château de Conway à l'embouchure de -la rivière, avec, au premier plan, une chaumière, un pêcheur et une -barque amarrée au bord de l'eau[4]. - -Quand mon père avait fait sa barbe, il me racontait une histoire dont -l'aquarelle fournissait le sujet. Pure affaire de hasard, sans aucune -préméditation de la part de mon père, la curiosité que m'inspirait -ce pêcheur n'étant jamais satisfaite. Habitait-il la petite maison? -Où allait-il dans son bateau? On était convenu une fois pour toutes, -et pour avoir la paix, qu'il demeurait dans la chaumière et qu'il -allait pêcher du côté du Château. L'histoire ensuite se corsait de -souvenirs tirés de la tragédie de _Douglas_ et du _Château Fantôme_, -deux pièces que mon père avait jouées dans sa jeunesse à Édimbourg -devant quelques amis et devant ma mère, alors dans toute l'austérité -de ses vingt ans et de son rôle de «housekeeper» modèle. Elle avait, -ce jour-là, fait taire les pieuses préventions que lui inspiraient -toutes espèces de représentations théâtrales, et celle-ci lui avait -laissé des souvenirs ineffaçables; elle ne se lassait pas, quand je -fus plus âgé, de me dire combien mon père était beau dans son -costume de Montagnard avec la haute plume noire au bonnet. - -Mon père rentrait de ses affaires tous les jours à la même heure. Il -dînait à quatre heures et demie dans le salon du devant. Ma mère, -assise à ses côtés, se faisait raconter les événements de la -journée, donnant son avis, l'encourageant, car mon père était de -nature inquiète et toujours prêt à se décourager dès que les -commandes de vin de Xérès faiblissaient le moins du monde. À cette -époque je restais confiné dans la nursery, je n'ai donc pas entendu -les conversations de mon père et de ma mère, mais je les imagine -facilement; car, entre quatre ans et six ans, j'eusse commis la plus -grave inconvenance si je m'étais seulement approché de la porte du -salon! Plus tard, le dîner achevé, en été, nous restions au jardin -jusqu'à la nuit, et nous prenions le thé sous le cerisier; en hiver, -ou quand il faisait mauvais, on servait le thé à six heures dans le -salon. On m'apportait, à moi, une tasse de lait et une tartine de pain -et de beurre que je mangeais dans un petit renfoncement à côté de la -cheminée, devant lequel on plaçait une table; c'était mon sanctuaire. -Je restais là toute la soirée, comme une idole dans sa niche, pendant -que ma mère tricotait et que mon père faisait la lecture pour elle et -pour moi, s'il me plaisait d'écouter. - -La série des romans de Waverley, qui touchait alors à sa fin, faisait -les délices de tous les milieux quelque peu littéraires; je ne puis -pas plus me souvenir du temps où je ne les connaissais pas que du temps -où je ne lisais pas la Bible; et je vois aussi nettement que si -c'était hier l'expression à la fois chagrine et dédaigneuse avec -laquelle mon père laissa tomber le _Comte Robert de Paris_, après en -avoir lu les trois ou quatre premières pages, disant: «C'est la fin de -Walter Scott»; sentiment très complexe chez mon père et très amer: -mépris pour le livre lui-même, mais surtout pour les misérables qui -tourmentaient et trafiquaient du pauvre cerveau malade; mépris aussi, -s'il faut tout dire, pour l'improbité, cause première de cette ruine. -Mon père n'a jamais pu pardonner à Scott de n'avoir pas avoué son -association avec Ballantyne. - -Tels étaient les purs plaisirs de Herne Hill. Mais il me faut dire -aussi toute la reconnaissance que je dois à ma mère pour ses leçons -inexorables, grâce auxquelles les moindres mots de la Sainte Écriture -chantaient familièrement dans mon cœur, musique respectée en dépit -de cette familiarité, comme devant dominer toute pensée et régler -toute action[5]. - -Ma mère avait obtenu ce résultat non par des discours ou en usant de -son autorité personnelle, mais en m'obligeant à lire le livre à fond, -moi-même. Aussitôt que je sus lire couramment, nous commençâmes une -série de lectures de la Bible qui ne furent jamais interrompues, -jusqu'au jour de mon entrée à Oxford. Alternativement, elle et moi -lisions un verset; elle veillait sur ma façon de dire, corrigeant -chaque intonation fausse jusqu'à ce que j'aie compris le sens du verset -s'il était à ma portée, que j'en aie bien senti toute la force. Il se -pouvait que cela passât au-dessus de ma tête, elle ne s'en inquiétait -pas, elle savait que le jour où je comprendrais, ce serait compris -comme cela devait l'être. - -Nous commençâmes par la Genèse, allant d'un bout à l'autre jusqu'aux -derniers versets de l'Apocalypse--mots barbares, chiffres, loi -Lévitique, et le reste--recommençant par la Genèse dès le jour -suivant, sans prendre le temps de respirer. Si on se heurtait à un nom -terrible, tant mieux, c'était un excellent exercice de prononciation; -si le chapitre était ennuyeux, quelle admirable leçon de patience! -S'il était répugnant, quelle occasion d'exercer sa foi et de dire: -tout est préférable au mensonge. Après la lecture des chapitres (deux -ou trois par jour selon leur longueur, séance qui avait lieu tout de -suite après le déjeuner, et que les domestiques ne devaient -interrompre sous aucun prétexte; s'il venait des amis à cette heure, -ils devaient se résigner à écouter ou attendre dans le salon; en -voyage seulement, le règlement changeait) je devais aussi apprendre -quelques versets par cœur, et repasser ce que j'avais déjà appris -afin de ne pas l'oublier. En même temps, il me fallait me mettre dans -la tête toutes les belles et vieilles paraphrases écossaises, de bons -vers, sonores et puissants, auxquels, sans parler de la Bible -elle-même, je dois l'éducation première de mon oreille au point de -vue du son. - -Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre toutes les parties de la Bible -que j'appris ainsi avec ma mère, celle que j'eus le plus de peine à -retenir, celle qui choquait le plus mon imagination d'enfant--le CXVIIIe -psaume--est celle qui m'est devenue la plus précieuse en raison de cet -amour pour la Loi de Dieu dont il est plein, en opposition avec l'abus -que font les prédicateurs modernes de ce qu'ils se figurent être Son -évangile. - -Ce n'est que par un effort de volonté que j'évoque le souvenir de ces -longues matinées de travail, aussi régulières que le lever du soleil, -de travail très dur de part et d'autre, pendant lesquelles, années -après années, ma mère me forçait à apprendre paraphrases et -chapitres (le huitième du Premier des Rois entre autres; essayez-en, -cher lecteur, un jour que vous aurez une heure de loisir!) sans qu'il -fût permis de changer fût-ce une syllabe; me faisant répéter et -répéter chaque phrase jusqu'à ce que l'intonation lui donnât -complète satisfaction. Je me souviens d'une lutte entre nous qui dura -plus de trois semaines, à propos de l'accent sur le «of» de ces vers: - - -Shall any following spring revive -The ashes _of_ the urn?[6] - - -Je voulais par entêtement, mais poussé aussi par mon instinct naturel -(sans attacher d'ailleurs la moindre importance aux urnes, ni à leur -contenu), mettre l'accent sur _de_, et ce ne fut, comme je l'ai dit, -qu'au bout de trois semaines d'efforts que ma mère réussit à me le -faire alléger sur _de_ et renforcer sur _cendres_. Mais eût-il fallu -trois ans, elle y fût parvenue. Ne l'eût-elle pas fait, je ne sais -trop ce qui serait arrivé; en tous cas, je lui suis très reconnaissant -de sa persévérance. - -Je viens d'ouvrir ma Bible, la plus vieille, celle dont je me sers de -temps immémorial; c'est un petit volume imprimé très fin, très -serré, édité à Édimbourg par Sir D. Hunter Blair[7] et J. Bruce, -imprimeurs du Roi, en 1816. Toute jaunie maintenant par l'usage, elle -n'est ni salie, ni déchirée; seuls les coins de pages du huitième -chapitre du Premier Livre des Rois et du XXXIIe du Deutéronome, un peu -noircis et affinés, témoignent de la peine que j'ai eue à me mettre -ces deux chapitres dans la tête. La liste des chapitres que j'ai appris -ainsi par cœur, et sur lesquels ma mère posait les fondements de ma -vie morale[8], vient de s'échapper des feuillets jaunis du vieux livre. - -Je demande au lecteur, que cela l'intéresse ou non, la permission de -transcrire cette liste, que le hasard remet ainsi sous mes yeux: - - -Exode..................... Chapitre 15e et 20e. - -Samuel, II................ — Ier du 17e V. à la fin. - -Les Rois, I............... — 8e. - -Psaumes................... — 23e 32e 90e 91e 103e 112e - 119e 139e. - -Proverbes................. — 2e 3e 8e 12e. - -Isaïe..................... — 58e. - -Matthieu.................. — 5e 6e 7e. - -Actes..................... — 26e. - -Ire aux Corinthiens....... — 13e 15e. - -Saint Jacques............. — 4e. - -Apocalypse................ — 5e et 6e. - - -En vérité, si j'ai glané, ici et là, quelques connaissances -supplémentaires en mathématiques, météorologie ou autres, dans le -courant de ma vie, si je dois beaucoup à des maîtres excellents, -l'insistance maternelle à me rendre cette littérature familière, à -en pénétrer mon esprit, est ce qui m'apparaît comme l'acquisition la -plus précieuse qu'il m'ait été donné de faire; c'est, sans -contredit, la partie _essentielle_ de toute mon éducation. - -Peut-être est-ce le moment de récapituler ce qu'en bien et en mal les -circonstances avaient pu, jusqu'à cet âge de sept ans, laisser en moi -de traces indélébiles. - -Commençons par les bienfaits (ce qu'un ami, qui ne manquait pas de -sagesse, me recommandait toujours, tandis que j'ai la très mauvaise -habitude de me lamenter pour la plus petite épine que je m'enfonce dans -le doigt, au lieu de me dire qu'une épine est peu de chose, et que -j'aurais pu, par exemple, me casser la main). - -Parmi les plus pures et les plus précieuses bénédictions, il me faut -compter celle d'avoir appris à connaître l'exacte signification du mot -Paix, en pensée, en action, en parole. - -Je n'avais jamais entendu entre mon père et ma mère une discussion où -ils eussent élevé la voix; je ne me souviens pas avoir jamais surpris -un regard irrité, ou seulement offensé, dans les yeux de l'un ou de -l'autre. Je n'avais jamais entendu gronder ou réprimander sévèrement -un domestique, jamais observé le moindre désordre dans les choses de -la maison, rien de fait à la hâte ou à une heure où cela ne devait -pas être fait. - -Je ne soupçonnais pas l'existence d'un sentiment comme l'anxiété. Les -petits accès de mauvaise humeur de mon père, quand il rentrait avec -une commande de douze fût alors qu'il avait compté sur une de quinze, -ne se manifestaient jamais devant _moi_; simple question d'amour-propre -d'ailleurs; il s'agissait de savoir si son nom serait plus ou moins -honorablement placé sur la liste annuelle des exportateurs de sherry; -car, ne dépensant jamais plus de la moitié de son revenu, il aurait -supporté facilement une petite diminution dans ses bénéfices. - -Je n'avais jamais fait le mal, du moins consciemment, si ce n'est -parfois, en omettant d'apprendre par cœur quelque verset édifiant pour -observer une guêpe sur le carreau de la fenêtre ou un oiseau dans le -cerisier; et je ne savais pas ce que c'était que d'avoir du chagrin. - -En même temps que ce don inappréciable de la Paix, j'avais pénétré -le sens profond et de l'Obéissance et de la Foi. J'obéissais au doigt -et à l'œil; un geste de mon père ou de ma mère suffisait, comme le -navire répond au gouvernail; et non seulement sans l'ombre d'une -résistance, mais avec le sentiment que cette direction faisait partie -de ma vie, était ma force, que c'était une loi salutaire qui m'était -aussi nécessaire au point de vue moral que la loi de la pesanteur l'est -à quiconque saute. - -Quant à mon expérience en matière de Foi, elle fut bientôt -complète: jamais de promesses fallacieuses; ce qui était promis était -donné sur l'heure; jamais de menaces vaines, jamais de mensonges. - -La paix, l'obéissance, la foi, tels étaient les principaux bienfaits; -venait ensuite l'habitude de l'attention, attention de l'esprit et -attention des yeux, mais je ne m'y arrêterai pas ici, cette faculté -étant certainement celle qui m'a été le plus utile dans le cours de -ma vie, celle qui faisait dire à Mazzini, un ou deux ans avant sa -mort--la conversation m'a été textuellement rapportée--que j'avais -«le cerveau le plus analytique d'Europe». Opinion, dans la mesure où -je connais l'Europe, que je suis tout disposé à partager. - -Je noterai, enfin, une très grande délicatesse du palais et des autres -sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute -espèce de gâteaux, vins, sucreries et même, sauf certaines -circonstances exceptionnelles, de fruits; et au soin avec lequel -étaient préparés les plats que je mangeais. - -J'estime que ce sont là les principales bénédictions de mon enfance. -Voyons maintenant quelles en ont été les plus grandes calamités. - -Premièrement, je n'avais rien à aimer. - -Mes parents étaient pour moi des puissances visibles de la nature; je -ne les aimais ni plus ni moins que le soleil ou la lune: j'aurais -seulement été extrêmement ennuyé ou embarrassé si l'un ou l'autre -s'était éclipsé, éteint (je le sens cruellement aujourd'hui que tous -deux ont disparu derrière un nuage). J'aimais encore moins Dieu; non -que je me fusse querellé avec Lui ou que j'en eusse peur, mais -uniquement parce que les devoirs qu'on me disait qu'il fallait Lui -rendre me paraissaient ennuyeux, et parce que le livre que l'on me -disait être Son livre ne m'amusait pas. Je n'avais aucun camarade avec -qui me disputer, personne à aider et personne à remercier. Les -domestiques avaient ordre de ne jamais s'occuper de moi en dehors de -leur service strict; et pourquoi aurais-je témoigné de la -reconnaissance à la cuisinière pour faire la cuisine, au jardinier -pour s'occuper de son jardin, quand l'une n'osait même pas me donner -une pomme de terre cuite au four sans permission, et que l'autre ne -pouvait pas laisser mes fourmis en repos sous le prétexte qu'elles -abîmaient les allées? Il n'arriva pas, cependant, ce qui aurait fort -bien pu arriver, que je devinsse égoïste, sec, peu affectueux. -Seulement, quand les sentiments tendres s'éveillèrent en moi, ils me -submergèrent: ce fut un véritable torrent que je fus incapable de -maîtriser, de diriger, moi qui n'avais jusque-là rien eu à diriger. - -Car (seconde des grandes calamités) je n'avais pas appris à souffrir, -tout m'avait été épargné: dangers, douleurs m'étaient également -inconnus; jamais je n'avais occasion d'exercer ma force, ni mon courage, -ni ma patience. Non que je fusse facilement effrayé: ni les revenants, -ni le tonnerre, ni les animaux ne me faisaient peur; je me souviens -même que le jour où, tout enfant, je fus le plus tenté de me rebeller -contre l'autorité supérieure, ce fut une fois que je voulais jouer -avec les petits lionceaux de la ménagerie de Wombwell. - -Troisièmement. On ne m'enseigna pas les bonnes manières, les manières -du monde; il suffisait, quand il y avait des invités à la maison, que -je ne fusse pas gênant et que je répondisse sans timidité quand on -m'adressait la parole: la timidité m'est venue plus tard et elle a -augmenté à mesure que j'ai pris conscience de ma gaucherie. Il me fut -impossible de jamais acquérir aucune souplesse dans les exercices -physiques, aucune adresse à aucun jeu et même la moindre aisance dans -l'ordinaire de la vie. - -Enfin, et ce fut le plus grand de tous mes maux, on ne s'appliqua jamais -à développer en moi l'indépendance, la volonté d'agir[9], ni le -jugement sur ce qui est bien et ce qui est mal, car on ne me débarrassa -jamais ni de la bride, ni des œillères. - -Les enfants devraient avoir, comme les soldats, des moments où ils ne -seraient pas de service, et, l'habitude de l'obéissance une fois -donnée, l'enfant devrait, très jeune, être livré à lui-même, à -certaines heures, abandonné à ses caprices, obligé de se débattre -contre lui-même et de se vaincre. L'autorité qui a incessamment -veillé sur mes jeunes années m'a longtemps rendu incapable; et -lorsque, enfin, je me suis trouvé lancé dans le monde, je n'ai pu -faire autre chose que me laisser emporter par ses tourbillons. - -Le jugement qu'à l'heure actuelle je serais tenté de porter sur -l'ensemble de mon éducation, c'est d'avoir été à la fois trop -formaliste et trop luxueuse, imprimant sa marque sur mon caractère, -mais au moment très important où il se formait, le laissant plutôt -comprimé que discipliné: si j'étais innocent, c'était par protection -et non par vertu. Ma mère s'en rendit compte, elle ne le vit que trop -clairement par la suite, et chaque fois qu'il m'arrivait de faire -quelque chose d'injuste, de stupide ou d'inhumain (et souvent ce fut -tout cela à la fois) elle ne manquait jamais de me dire: «C'est que -vous étiez trop gâté.» - -Jusqu'ici, sauf certaines omissions voulues, je n'ai guère réimprimé -que ce que j'avais déjà dit dans _Fors_; je crains que la suite du -récit n'ait point autant d'intérêt. Ce qui me reste à dire ne -gagnera pas à être développé et sera encore moins amusant. Dans -_Fors_, j'ai tenté de présenter les choses de façon un peu piquante; -je tâcherai au contraire, ici, que mon récit soit aussi simple que -possible. Suis-je arrivé dans _Fors_ à écrire avec esprit? Je ne -sais. Ce qui est certain, c'est que j'ai été souvent fort obscur et -que la description que j'ai donnée plus haut de Herne Hill demande à -être faite en termes moins exagérés. - -La hauteur de la longue crête de Herne Hill, au-dessus de la Tamise ou -plutôt du niveau de la Tamise, à Camberwell Green, n'a pas, j'imagine, -plus de cent cinquante pieds; mais la descente sur les deux versants est -rapide, s'étageant sur un quart de mille du côté est, aussi bien que -du côté ouest, à travers une succession de parcs et de jardins; route -très vite séchée après l'averse, et que les enfants dégringolaient -en courant; mais aussi quel courage il fallait pour remonter la pente -avec son cerceau! Du sommet, avant qu'il n'y eût de chemins de fer, la -vue était absolument délicieuse; vers le soir, du côté du couchant, -elle était même grandiose, embrassant une longue succession de pentes -boisées. - -La Tamise elle-même se cachait derrière les arbres; pas d'espaces -libres, pas de prairies, si ce n'est directement au-dessous; sur une -étendue de vingt milles carrés, rien que des frondaisons verdoyantes -et des bosquets. De l'autre côté, vers l'est et le sud, s'allongeaient -les collines de Norwood, plantées de bouleaux et de chênes, coupées -de landes, hérissées d'ajoncs et de ronces d'un vert sombre, avec, ici -et là, des pentes gazonnées qui faisaient deviner déjà toute la -beauté rurale du Surrey et du Kent et d'une ondulation si large -qu'elles donnaient l'illusion de la montagne. Association d'idées qui -paraît absolument invraisemblable aujourd'hui que le Palais de Cristal, -sans parvenir à suggérer l'idée de grandeur et sans avoir plus de -majesté lui-même qu'une cloche à melon posée entre deux tuyaux de -cheminées, réussit pourtant, grâce au voisinage de sa bête de masse -creuse, à donner des airs de pygmées aux collines environnantes, qui -ressemblent aujourd'hui à trois gros tas d'argile prêts à être -livrés à un entrepreneur de construction. Mais, en ce temps-là, le -Norwood ou Northwood, comme on disait à Croydon, par opposition avec le -Southwood des plateaux du Surrey, montait en demi-cercle sur une -étendue de cinq milles autour de Dulwich vers le sud, coupé ici et là -par de petits sentiers rapides bordés de haies tels que Gipsy Hill et -autres; du sommet, le regard s'étendait dans la direction de Dartford -et sur la plaine de Croydon. C'est devant ce spectacle qu'un jour -j'épouvantai ma mère, en m'écriant que «je sentais mes yeux me -sortir de la tête». Elle crut que j'avais attrapé un coup de soleil. - -Herne Hill était au centre de cet amphithéâtre, et l'un de ses -principaux charmes consistait en ce qu'après avoir longé le faîte des -collines, en venant de Londres, au milieu des marronniers d'Inde, des -lilas et des pommiers dont les branches pendaient au-dessus des -palissades des deux côtés, le pays se découvrait soudain et on se -trouvait à l'extrémité d'une grande plaine qui dévalait vers le sud -jusque dans la vallée de Dulwich, prairie semée de boutons d'or où -paissaient des vaches avec, tout au fond, les beaux pâturages et les -avenues séculaires de Dulwich, et à l'horizon le demi-cercle des -collines de Norwood. Sur la gauche, un sentier auquel on accédait par -une barrière et qui était si abrité que les convalescents venaient -s'y promener dès le mois de mars; il était si paisible et si solitaire -que, lorsque j'étais en mal d'écrire, que j'avais besoin de calme et -de réflexion, j'y venais, le préférant au jardin. De simples balises -en bois, hautes de quatre pieds, séparaient la route de la prairie; -elles n'étaient là que pour empêcher les vaches de s'échapper. -Hélas! depuis le temps où j'allais méditer dans le petit sentier, que -de perfectionnements! Le besoin d'une nouvelle église s'étant fait -sentir, on a bâti, en bordure de la prairie, une pauvre église -gothique grêle dont le clocher n'est là que pour l'ornement; -derrière, s'élève le presbytère, si bien que ces deux constructions -bouchent les trois quarts de la vue. Ensuite, ce fut le Palais de -Cristal, qui gâte irrémédiablement tout le panorama d'où qu'on -l'aperçoive et qui, les jours de fête, attire une foule de piétons et -de fumeurs dont le pauvre sentier gardait la trace toute la semaine. -Puis ce fut le tour des chemins de fer qui vomissaient, par chaque train -de plaisir, tous les voyous de Londres, et l'on sait que le plus grand -plaisir de ces messieurs consiste à démolir les barrières, à -effrayer les vaches et à casser les pauvres branches fleuries qui ont -l'imprudence de s'avancer au-dessus des clôtures. Ce que voyant, les -propriétaires en bordure firent élever un mur de briques pour se -protéger. - -Le joli sentier, devenu intolérable de chaleur et de saleté, fut -bientôt abandonné aux rôdeurs, que l'on se contentait de faire -surveiller de loin par un policeman placé à l'entrée. Enfin, cette -année, c'est le comble! On a élevé en face du mur une palissade en -planches de deux mètres de haut, si bien que le malheureux -excursionniste est réduit à goûter de la campagne, comme air et comme -vue, ce qui peut lui en arriver soit par-dessus le mur, soit par-dessus -la palissade; il marche, avec l'odeur d'un mauvais cigare en avant, un -autre en arrière, un troisième dans la bouche. - -Je serais désolé que ce livre prît des allures maussades, des airs -grognons, car ma disposition naturelle, dont je voudrais qu'il fût -l'écho, est le plus souvent aimable--que l'on me pardonne cette -apparence de fatuité--surtout quand on ne me contrarie pas. Je -grognerai ailleurs, quand il faudra absolument que je grogne, et je note -seulement en passant le tort fait aux habitants et aux promeneurs de -Herne Hill, parce que les questions de droit de passage sont à l'ordre -du jour et que, dans la plupart des cas, le _passage_ est le moindre du -vieux _droit_ bien compris. Le droit devrait s'étendre à la jolie vue -et au bon air. - -Je tiens aussi à faire remarquer que, bien que l'on ait toujours en -Angleterre la Grande Charte à la bouche, il y a peu d'Anglais qui -sachent que l'une de ses principales clauses est l'interdiction de -trafiquer[10] de la loi. Or, il me semble que la loi anglaise pourrait -conserver Banstead et autres terrains aux pauvres de l'Angleterre sans -me faire payer, comme elle vient de le faire, deux mille cinq cents -francs pour l'exécution temporaire de ce devoir d'ailleurs gratuit. - -Il me faudra revenir plus tard sur ces années d'enfance afin de combler -quelques lacunes, mais je tiens à expliquer ici (ce qui pourra -paraître un peu fastidieux) que lorsque j'ai dit que «dans le jardin -de Herne Hill tous les fruits étaient défendus», j'ai simplement -voulu dire: défendus en dehors de certaines circonstances, car les -cueillettes de fruits, selon les saisons, étaient de véritables -fêtes, et la défense maternelle, sous son apparente sévérité, avait -de grands avantages: la pêche que ma mère me donnait quand elle était -certaine qu'elle fût mûre à point, la tarte dont j'avais trié les -cerises une à une, afin de m'assurer qu'elles étaient bien rouges de -tous les côtés, avaient pour moi une saveur qu'elles n'auraient pas -eue pour un enfant habitué à manger des fruits à sa fantaisie; mais -le plaisir absolument pur, le vrai bonheur était de voir le verger en -fleur; je préférais mille fois ses fleurs à ses fruits. Quant aux -jouissances gastronomiques, pommes de terre bien rissolées, petits pois -fondants, grosses fèves ayant juste le degré d'amertume voulu, et les -bocaux de prunes de Damas ou de groseilles, pour le remplissage annuel -desquels on comptait encore plus sur le fruitier que sur le jardinier, -me paraissaient d'une importance mille fois supérieure à la douzaine -de brugnons dont on me donnait quelques bribes, ou aux deux ou trois -boisseaux de poires que l'on gardait pour l'hiver. Si bien que, de très -bonne heure, mes réflexions sur les arbres m'avaient amené à la -conclusion donnée cinquante ans plus tard dans _Proserpine_, à savoir -que graines et fruits n'étaient là que pour les fleurs, et non pas les -fleurs pour les fruits. C'étaient les perce-neige qui me donnaient ma -première joie de l'année; la seconde, la plus intense, je la devais -aux amandiers en fleur; à partir de ce moment, c'était chaque jour, -dans le jardin ou dans les bois, des plaisirs variés, une suite -ininterrompue de fleurs brillantes ou de feuilles rougissantes; et -pendant de longues années, ce que j'ai demandé au Ciel avec le plus -d'ardeur, c'est qu'à l'époque de la floraison la gelée épargnât les -amandiers! - - -[Note 3: Dans l'Histoire de Croydon, on remarque que ce nom a longtemps -embarrassé les archéologues; on le retrouve souvent aux environs des -anciens camps romains.] - -[Note 4: Ce dessin est encore au-dessus de la cheminée de ma chambre à -coucher à Brantwood.] - -[Note 5: Comparer le 52e paragraphe du Chapitre III de la _Bible -d'Amiens_.] - -[Note 6: Un nouveau printemps ravivera-t-il Les cendres de l'urne?] - -[Note 7: Cet éditeur étant devenu Lord Provost (maire) d'Édimbourg, -reçut le titre de Baronet (Note du traducteur).] - -[Note 8: Cette expression dans _Fors_ a paru signifier à quelques -lecteurs que ma mère m'avait rendu très évangéliquement religieux. -Il n'en était rien. J'ai voulu dire simplement qu'elle avait posé les -fondements de ma vie à venir, fondements pratiques aussi bien que -spirituels. (Voir le paragraphe suivant.)] - -[Note 9: Remarquez que je parle ici de l'_action_, car en _pensée_ je -n'étais que trop indépendant, comme on a pu le voir plus haut.] - -[Note 10: «To no one will We sell, to no one will We deny or defer, -Right or Justice.» - -(On ne vendra, on ne refusera, on ne déniera à personne le droit ou la -justice.)] - - - - -CHAPITRE III - -LES RIVES DE LA TAY - - -Le lecteur a remarqué, je l'espère, que, dans mon récit, j'ai surtout -insisté sur les circonstances favorables qui ont entouré l'enfant dont -j'ai entrepris de raconter l'histoire, et sur la docilité, la -tranquillité de son tempérament pourtant très impressionnable. - -Je ne lui ai attribué aucun talent, aucun don particulier; car, en -réalité, il n'en possédait pas, en dehors de cette patience dans -l'observation, de cette précision dans la sensation qui, plus tard, -avec le travail, a constitué ma faculté d'analyse. En dehors de ces -dispositions, je n'avais aucune de celles qui sont la condition du -génie. Ma mémoire n'était que moyenne et je n'ai jamais vu un enfant -plus incapable de jouer la comédie, ou de raconter une histoire; -d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la -chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique. - -Mais je m'aperçois que, dans le récit qui précède, et que j'aurais -voulu extrêmement modeste, je me vante assez sottement de mon goût -pour la grande littérature comme si elle avait été exclusivement -l'objet de mes premières études. J'aurais dû dire que l'_Iliade_ et -ce qui était à ma portée dans la Genèse et dans l'Exode ne m'ont -guère occupé avant l'âge de dix ans. Ma littérature de lait, si l'on -peut dire, n'était pas toujours aussi austère. Je lisais la _Dame -Wiggins of Lee_, _The Peacock at Home_ et autres contes pour les -enfants, ou encore le _Frank_ et _Harry et Lucy_ de Miss Edgeworth, ou -les _Dialogues scientifiques_ de Joyce. Les premières tentatives, -marquant un mouvement quelconque des molécules de mon cerveau, sont six -«poèmes» qui m'ont été inspirés par ces lectures; entre le -quatrième et le cinquième, ma mère a écrit: janvier 1826. Cet -opuscule, commencé au mois de septembre ou d'octobre 1826, a été -terminé en janvier 1827. Il était écrit en caractères d'imprimerie: -j'étais alors dans ma septième année. Je vois encore le petit cahier -rouge réglé en bleu, et ses quarante ou cinquante pages écrites au -crayon de chaque côté; le titre, qui a été assez exactement -reproduit à la page suivante, était écrit à l'intérieur sur le cartonnage -même. Des quatre volumes annoncés, il semble bien (selon une habitude -à laquelle je suis resté fidèle jusqu'ici) que je n'en aie écrit -qu'un seul. Sur les quarante pages, il y en avait deux consacrées aux -«gravures», dont celle qui avait la prétention de représenter la -«nouvelle route d'Harry». C'est, je crois, la première fois que j'aie -essayé de dessiner une montagne. Le dernier paragraphe de ce premier -volume me semble, pour différentes raisons, mériter d'être conservé. -Je l'imprime tel que, avec ses interlignes et ses différents -caractères. - -Quant à la ponctuation, nous la laisserons aux soins du lecteur. Les -espaces, on voudra bien le remarquer, étaient destinés à égaliser -les lignes, non que l'on y soit jamais arrivé; et les interlignes -inégaux concourent au même effet. - - -HARRY AND LUCY - -FIN - -DERNIÈRE PARTIE - -DE - -PREMIÈRES LEÇONS - -en quatre volumes - -vol I - -avec gravures - -IMPRIMÉ et composé par un petit garçon -dessiné par lui aussi. - - -[Figure 05] - - -Harry savait très bien ce que c'était et continuait à dessiner mais -Lucy l'appela bientôt pour lui montrer un gros nuage noir qui semblait -chargé d'électricité. Harry courut chercher un appareil électrique -que son père lui avait donné, et le nuage électrisa l'appareil au -positif, puis vint un autre nuage qui l'électrisa au négatif, suivi de -nuages plus petits; devant ce nuage s'élevait une grosse nuée de -poussière qui courait après le nuage positif elle finit par prendre -contact avec lui et quand l'autre nuage arriva on vit un éclair -traverser la nuée sur laquelle le nuage négatif s'étendait et se -dissolvait en pluie ce qui bientôt éclaircit le ciel. Le phénomène -terminé Harry revenu de sa surprise se demanda comment il pouvait se -faire qu'il y eût de l'électricité là où il y avait tant d'eau. -Mais il aperçut bientôt un arc-en-ciel et là-dessus montait un -brouillard où son imagination lui fit voir la silhouette d'une femme. -Il pensa immédiatement à la sorcière des Alpes que l'on évoquait en -prenant[11] un peu d'eau dans le creux de la main que l'on répandait en -prononçant des paroles inintelligibles[12]. Et bien que ce ne fût -qu'un conte Harry en fut impressionné lorsqu'il vit dans les nuages une -forme qui y ressemblait. - -fin de Harry et Lucy. - - -Les raisons que j'ai données, et qui m'ont décidé à réimprimer ce -morceau qui était trop littéralement une «composition» sont: la -première, que c'est un assez bon échantillon de mon orthographe à -l'âge de sept ans; je dis assez bon, car il était rare que je fisse -des fautes et qu'ici il y en a deux (tak_e_ing et unintellig_a_ble) que -je ne peux m'expliquer que par la très grande hâte où j'étais de -terminer mon volume; la seconde, que l'idée d'utiliser dans mon -histoire des matériaux tirés à la fois des _Dialogues scientifiques_ -de Joyce[13] et du _Manfred_ de Byron est un exemple excellent du -mélange bizarre que présentait mon cerveau et qu'il a conservé; ce -qui fait que les lecteurs sottement entichés de science ont toujours -tenu mes livres en suspicion parce qu'ils y rencontraient l'amour du -beau, et que les lecteurs sottement épris d'esthétique ne les -prenaient pas au sérieux parce qu'ils y rencontraient l'amour de la -science; la troisième, enfin, que la méthode de tout point -raisonnable, du jugement définitif, au nom de laquelle je demande au -lecteur sensé d'excuser ces fragments incohérents, ne peut trouver une -meilleure démonstration que dans le fait qu'à sept ans, aucune -histoire, si séduisante qu'elle fût, ne pouvait faire d'impression -sur Harry, tant qu'il n'avait pas vu--dans les nuages ou -ailleurs--quelque chose qui y ressemblât. Des six poèmes, le premier -célèbre une machine à vapeur et débute ainsi: - - -When furious up from mines, the water pours -And clears from rusty moisture ail the ores;[14] - - -et le dernier, sur l'Arc-en-ciel, en vers blancs, non rimés en raison de -son caractère didactique, est accompagné de réflexions sur -l'ignorance et la légèreté de certains individus: - - -But those that do not know about that light -Reflect not on it; and in ail that light -Not one of ail the colours do they know[15]. - - -L'année de mes sept ans accomplie, ma mère joignit une leçon de latin -à la lecture de la Bible et régla définitivement les occupations que -j'ai énumérées dans le chapitre précédent. Mais, ce qui m'étonne -quand j'essaie pour mon propre plaisir, si ce n'est pour celui du -lecteur, de mettre ces souvenirs au point, c'est de ne pas me rappeler -comment se passait la matinée. Je sais seulement que je déjeunais dans -la nursery et que lorsque Bridget, ma cousine de Croydon, était à la -maison, nous nous querellions à qui aurait les parties les plus rôties -du pain grillé. Ceci même doit être postérieur, car, à l'époque -qui nous occupe, je ne devais pas être promu à l'honneur de manger du -pain grillé. Je n'ai de souvenirs très précis sur les événements de -la journée qu'à partir du moment où papa partait pour la Cité. Il -prenait la diligence, et ma mère, après avoir rapidement donné ses -ordres, m'appelait. Nous commencions nos leçons à neuf heures et demie -par la lecture de la Bible, comme je l'ai dit plus haut, après quoi -j'apprenais par cœur deux ou trois versets, plus un verset de -paraphrase; et encore une déclinaison latine ou un temps de verbe et -huit mots du vocabulaire de la grammaire latine d'Adam, la meilleure -qu'il y ait jamais eu. Ceci fait, j'étais libre le reste de la -journée. Pour l'arithmétique, elle fut salutairement remise à -beaucoup plus tard; quant à la géographie, je l'appris très -facilement moi-même à ma façon; mes notions d'histoire, je les ai -puisées dans les _Contes racontés par un grand-père_, de Scott. Donc, -vers midi, je descendais au jardin quand il faisait beau; quand il -pleuvait, je passais le temps comme je pouvais. J'ai déjà parlé des -fameux cubes de bois qui, dès que je pus me traînera quatre pattes, -furent mes compagnons de tous les instants; et je suis impardonnable -d'avoir oublié à quel généreux ami (je soupçonne fort ma tante de -Croydon) je dus, un peu plus tard, un pont à deux arches, impeccable -quant aux voussures, aux clefs de voûte, et à l'ajustement de la -maçonnerie taillée en biseau et assemblée en queue d'aronde sur le -modèle du pont Waterloo. Les cintres très bien faits, et une suite de -marches en marqueterie qui descendaient jusqu'à la rivière, faisaient -de ce petit modèle quelque chose de vraiment instructif; je ne me -lassais pas de le bâtir, de le _dé_bâtir (il était trop bien établi -pour qu'on pût le jeter bas, il fallait toujours le démonter) et de le -rebâtir. Le plaisir que j'avais à faire et à refaire les mêmes -choses, à lire et à relire les mêmes livres, a beaucoup contribué à -développer cette faculté, qui m'a été si précieuse, d'aller au fond -des choses. - -Quelques personnes diront certainement que ces joujoux, donnés par -hasard, décidèrent de mon goût pour l'architecture; mais je n'ai -jamais entendu parler d'un autre enfant si passionnément épris de ses -bois de construction, si ce n'est le Frank de Miss Edgeworth. Il est -vrai qu'à l'époque où nous vivons--âge d'universelle briqueterie -s'il en fut--on ne donne plus aux enfants pour jouer de modestes -morceaux de bois, mais des locomotives; et ces petits êtres sont -toujours à prendre des billets, à monter et descendre aux stations -sans jamais chercher à s'expliquer le principe du puff-puff! À quoi -cela leur servirait-il d'ailleurs, à moins qu'ils ne puissent apprendre -en même temps que jamais le principe du puff-puff ne remplacera celui -de la vie? Moi, au contraire, avec _Harry et Lucy_ non seulement j'ai -compris le système moteur du puff-puff, mais, grâce à mes briques de -bois, je connus bientôt les lois de la stabilité en matière de tours -et d'arceaux. J'étais aidé dans ces études par le goût passionné -que j'avais de voir travailler des ouvriers; je pouvais rester des -heures à regarder maçons, briquetiers, tailleurs de pierre, paveurs, -quand ma bonne me permettait de m'arrêter pendant nos promenades; -j'étais au comble du bonheur si, de la fenêtre de l'auberge ou de -l'hôtel, quand nous voyagions, je pouvais voir des ouvriers travailler; -la journée dans ce cas ne me paraissait jamais assez longue, je restais -là des heures, en extase, et rien ne pouvait me distraire. Le plus -souvent, au jardin, quand le temps le permettait, j'observais les -habitudes des plantes, sans qu'il me vînt l'idée de les cultiver ou de -les soigner; je n'aimais pas plus à m'occuper des fleurs que des -oiseaux, des arbres, du ciel ou de la mer, mais je passais des heures à -les regarder, à les fouiller. Sans la moindre curiosité morbide, mais -avec une admiration étonnée, j'arrachais leurs pétales jusqu'à ce -qu'elles m'eussent livré leurs secrets, du moins les secrets qui -pouvaient intéresser un enfant; je faisais des collections de -graines--elles me tenaient lieu de perles ou de billes--sans qu'il me -vînt jamais la pensée de les semer. Un vieux jardinier venait une fois -par semaine ratisser les allées, enlever les mauvaises herbes; je -n'aurais pas mieux demandé que de l'aider, mais je fus découragé et -humilié un jour où, sans rien dire, je le vis revenir sur les endroits -déjà nettoyés par moi. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était -de creuser des trous, forme de jardinage qui, hélas! n'avait pas -l'approbation maternelle. Alors, tout naturellement, je retombais -dans mes habitudes de contemplation; à neuf ans, je commençai -un poème intitulé _Eudosia_--d'où me venait ce nom, que me -représentait-il?--poème _sur l'Univers_. Une ou deux strophes qui -rappellent le début à la fois de mon _Deucalion_ et de ma _Proserpine_ -ne seront peut-être pas déplacées au milieu de ces graves souvenirs, -d'autant que j'en puis donner la date exacte: 28 septembre 1828. Le -«livre Premier» commence ainsi: - - -When first the wrath of heaven o'erwhelmed the world, -And o'er the rocks, and hills, and mountains, hurl'd -The waters' gathering mass; and sea o'er shore-- -Then mountains fell, and vales, unknown before, -Lay where they were. Far different was the Earth -When first the flood came down, than at its second birth. -Now for its produce!--Queen of flowers, O rose, -From whose fair colored leaves such odor flows, -Thou must now be before thy subjects named, -Both for thy beauty and thy sweetness famed. -Thou art the flower of England, and the flow'r -Of Beauty too--of Venus odrous bower. -And thou wilt often shed sweet odors round, -And often stooping, hide thy head on ground[16]. -And then the lily, towering up so proud, -And raising its gay head among the various crowd, -There the black spots upon a scarlet ground, -And there the taper-pointed leaves are found[17]. - - -En 220 vers de cette valeur, le premier livre s'élève de la rose au -chêne. Le second débute--à ma grande surprise et contrairement à -toutes mes habitudes--par une apostrophe extatique à quelque chose que -je n'avais jamais vu: - - -I sing the Pine, which clothes high Switzer's head, -And high enthroned, grows on a rocky bed, -On gulphs so deep, on cliffs that are so high, -He that would dare to climb them, dares to die[18]. - - -Mon enthousiasme ne se soutint pas longtemps; après une description de -la descente de l'Alpnach, imitée de _Harry et Lucy_, en 76 vers, je -m'arrête court. À l'autre bout et à l'envers du cahier, je fais -observer que le «cristal de roche est entouré d'actinolithe, d'axinite -et d'épidote au Bourg d'Oisans en Dauphiné». Mais les méditations au -jardin ne cessèrent pas, et qui pourrait dire si ces heures de rêverie -m'ont été profitables ou si ce fut un temps absolument perdu? En tout -cas, il ne fut pas perdu pour mon agrément. Le bonheur que j'y trouvais -rendait toutes les autres occupations du dehors insipides. Le lecteur -pourra bien trouver que ces rêveries improductives eussent pu -facilement, si ma mère l'eût voulu, servir de base à de sérieuses -connaissances botaniques. Mais s'il y avait alors des livres de -géologie et de minéralogie à ma portée, les livres de botanique--et -on a fait peu de progrès à cet égard depuis--étaient tous plus ardus -encore que la grammaire latine. Je me bornai à la minéralogie et, en -fin de compte, je crois que le temps passé au jardin n'aurait pas pu -être mieux employé, si ce n'est peut-être en sarclant les mauvaises -herbes. - -À six heures, le point sur l'aiguille, je prenais le thé avec mon -père et ma mère dans le salon, ou plutôt dans ma niche d'où il -m'était défendu de sortir sous aucun prétexte. J'ai déjà parlé de -ce petit recoin à côté la cheminée, bien éclairé par une fenêtre -latérale en été, par la lampe de la cheminée en hiver, près du feu, -sans en être gêné et à l'abri de tout courant d'air. - -Une grande table à écrire, placée devant moi, m'enfermait; on y -posait mon assiette, ma tasse, et les livres avec lesquels je m'amusais. -Quand il avait pris son thé, mon père faisait la lecture à ma mère, -sans se préoccuper de moi. J'écoutais ou je lisais pour mon compte. -Mon père nous lut ainsi, et plus d'une fois, toutes les comédies de -Shakespeare, ses drames historiques, tout Walter Scott et _Don -Quichotte_, dont il raffolait. J'en riais alors aux larmes; aujourd'hui -c'est pour moi un des livres les plus tristes et même, par endroits, -les plus choquants. Mon père était un merveilleux lecteur; vers et -prose: Shakespeare, Pope, Spenser, Byron et Scott, comme Goldsmith, -Addison et Johnson. Pour la poésie plus légère, il manquait -peut-être de la finesse d'oreille, de la subtilité nécessaire; mais -le sentiment qu'il avait de la vigueur et de la sagesse d'une expression -juste, de la puissance des syllabes bien ordonnancées, donnait a sa -manière déliré _Hamlet, Lear, Cæsar_ ou _Marmion_ une justesse et -une grandeur harmonieuses; il n'avait, par contre, aucune idée de la -manière dont on doit moduler le refrain d'une ballade, et la -préciosité des sentiments exprimés l'agaçait. Ce qu'il aimait avant -tout, dans les œuvres, c'était la volonté, une volonté héroïque et -une haute raison; il ne tolérait pas l'amour morbide de la souffrance -et n'aurait jamais lu pour son plaisir ou pour mon instruction des -ballades comme _Burd Helen_, les _Twa Corbies_ ou autres poèmes ou -contes dont tout l'intérêt repose sur un amour sans espoir ou une mort -stérile. - -Mais une pure et noble douleur vint bientôt mêler sa note grave aux -accents joyeux de ces jours de bonheur; musique suave, magnifique comme -un beau chant de cathédrale. Ceci m'oblige à revenir en arrière à -parler de choses qui m'ont été contées et dont cependant certaines -sont aussi précises que si je les avais vues de mes yeux. - -C'est aux environs de 1780 que ma grand'mère, Catherine Tweedale, se -fit enlever par mon grand-père paternel; elle n'avait pas encore seize -ans; ma tante Jessie, l'unique sœur de mon père, était née l'année -suivante. Quelques semaines après cet événement, un ami entrant à -l'improviste dans la chambre de ma grand'mère l'avait surprise dansant -le branle à trois avec deux chaises comme partenaires, n'ayant pas, sur -l'heure, trouvé d'autre moyen d'exprimer qu'elle trouvait la vie -délicieuse et toute pleine de bénédictions et de promesses. - -Elles ne se réalisèrent pas toutes par la suite; tante Jessie, une -délicieuse créature, aux yeux noirs, les beaux yeux des Highlands, -profondément pieuse, douce et résignée (le Destin, hélas! lui fut -souvent contraire) épousa un tanneur de Perth quelque peu rude, mais -dont les affaires étaient assez prospères. Lorsque je les vis pour la -première fois, ma tante et mon oncle le tanneur habitaient une maison -carrée, en pierre grise, dans un faubourg de Perth non loin du pont; le -jardin descendait en pente rapide jusqu'à la Tay qui tourbillonnait, -profonde et claire, autour des marches où les servantes venaient -remplir leurs seaux. - -Un de mes correspondants abusé s'est plaint dans _Fors_ de la mauvaise -habitude que j'avais de railler les gens qui n'ont point d'ancêtres. Je -proteste là contre, bien que je me sente, il est vrai, toujours un peu -gêné quand j'ai à parler de mon oncle le boulanger ou de mon oncle le -tanneur. Mes lecteurs peuvent m'en croire quand j'affirme--évoquant -aujourd'hui les rêves faits jadis sous le toit de l'honnête boulanger -de Market Street à Croydon, ou chez Pierre, et non Simon, le tanneur, -dans la petite maison du bord de la rivière--que je n'échangerais pas -ces rêves et encore moins les tendres réalités de ces jours de mon -enfance pour ceux des plus beaux seigneurs ou des plus grandes dames -ayant pour théâtres des halls somptueux, de beaux gazons, des lacs, au -milieu de parcs ombreux et profonds comme des forêts. - -Les belles pelouses, les lacs ne manquaient pas dans le North-Inch de -Perth, et les remous de la Tay s'attardant devant Rose Terrace faisaient -mes délices; c'est là que nous habitions (après la mort de mon oncle, -enlevé rapidement par une attaque d'apoplexie) dans le calme des beaux -jours d'été écossais avec ma tante devenue veuve et ma petite cousine -Jessie, l'heureuse petite Jessie de six, sept, huit et neuf ans, la -petite Jessie aux yeux de velours noir, profondément noirs[19]. - -Jessie avait non seulement les yeux de sa mère, elle avait sa piété; -et le dimanche soir, elle et moi, nous passions une sorte d'examen sur -les Écritures. C'était à qui répondrait le mieux et nous étions -fiers comme des paons, quand les frères aînés de Jessie et sa sœur -Marie étaient «recalés», et que Jessie ou moi étions «dux», ce -qui arrivait presque toujours. Nous avions décidé de nous marier... -dès que nous serions un peu plus âgés, il ne nous venait pas à -l'idée de dire plus raisonnables. - -Le hasard avait voulu que la bonne à tout faire dans la maison de Rose -Terrace fût une très vieille «Mause» qui avait été servante chez -mon grand-père à Édimbourg, un vrai type, le portrait frappant de la -Mause des _Puritains d'Écosse_[20], avec peut-être une foi plus -patiente encore, plus solennelle et plus intrépide; foi passée au -crible, de souffrances sans nom; car Mause avait cruellement souffert -dans sa jeunesse, souffert de la faim, au point de ramasser des croûtes -de pain et des os dans les tas d'ordures. Aussi, pour elle, voir gâcher -le plus petit atome de nourriture, c'était un crime impardonnable, -comparable au blasphème. «Oh, Miss Margaret! s'écria-t-elle avec -indignation en voyant ma mère jeter par la fenêtre quelques miettes de -pain restées sur une assiette, j'aimerais mieux recevoir un coup de -poing!» Elle faisait son dîner de tout ce que les autres servantes -laissaient, souvent de pelures de pommes de terre, ayant donné son -propre repas au premier pauvre venu; et elle restait debout pendant tout -l'office--bien qu'âgée d'au moins soixante-dix ans et très faible -quand je la connus--lorsqu'elle avait pu décider quelque dévoyé, -rencontré dans la rue, à prendre sa place à l'église. Peut-être sa -vieille figure parcheminée--figée dans une expression de résolution -et de patience, qui ne savait pas sourire, et dont le sourcil froncé -nous faisait trembler, Jessie et moi, lorsque nous osions redemander de -la crème pour notre porridge, ou que, le dimanche, nous faisions trop -de bruit--est-elle en partie responsable de mon tant soit peu de -prévention contre la religion évangélique, prévention dont on -retrouve la trace, je l'avoue, dans mes derniers ouvrages; mais je ne -pourrai jamais être assez reconnaissant envers la Providence d'avoir pu -voir dans notre «vieille Mause» l'esprit puritain écossais dans toute -sa foi et toute sa vigueur, et d'avoir été par conséquent à même de -tracer l'action de cet esprit dans la politique réformatrice de -l'Église avec le respect et l'honneur qui lui sont dus. - -Ma tante, vraie prêtresse de Dodone[21] dans les Highlands, si tant est -qu'il y en ait jamais eu, était de nature infiniment plus douce; -néanmoins, je n'osais l'approcher qu'à distance respectueuse. Elle ne -s'était jamais consolée de la mort de trois petits enfants qu'elle -avait perdus. Le petit Pierre, surtout, était la pierre angulaire de -son édifice, l'amour sur lequel s'échafaudaient toutes ses autres -tendresses. Il lui avait été enlevé si rapidement, d'une tumeur -blanche au genou! L'enfant souffrait beaucoup, et il allait toujours -s'affaiblissant, mais il restait obéissant, tendre et doux. Un jour que -sa mère voulait lui faire prendre quelques gouttes de porto et qu'elle -l'avait pris sur ses genoux, comme elle approchait le verre de ses -lèvres: «Pas maintenant, maman, fit-il, dans une minute,» et, -appuyant sa tête sur l'épaule maternelle, il avait poussé un grand -soupir et était mort. Puis ç'avait été le tour de Catherine; et -celui de ...... j'oublie le nom de l'autre petite fille; je ne les ai -connues ni l'une ni l'autre, mais ma mère m'en a souvent parlé; -Catherine était sa préférée. Un soir que ma tante, après une -conversation sérieuse avec son mari sur l'éducation de leurs deux -enfants, s'était couchée, elle fut quelque temps avant de pouvoir -s'endormir et, comme elle s'agitait dans son lit, elle vit tout à coup -la porte de sa chambre s'ouvrir et deux bêches entrer et se poser au -pied de son lit. Les deux enfants mouraient quelques jours plus tard; je -dis quelques jours, car je ne suis pas sûr de me rappeler exactement -les paroles de ma mère. - -À l'époque où nous allions à Perth, il y avait encore Marie, la -fille aînée, qui était chargée de surveiller les enfants quand la -vieille Mause était trop occupée; James, John, William et Andrew (je -ne sais plus qui était le parrain de William, le seul des garçons qui -n'eût pas un nom d'apôtre). Ils étaient d'ailleurs tous au collège -ou à l'Université. William et Andrew, quand ils étaient à la maison, -ne songeaient qu'à nous taquiner, Jessie et moi, et ils mangeaient les -plus belles poires. Quant aux grands, on ne les voyait jamais. Les -petites filles et moi nous nous amusions à notre manière, qui était -toujours tranquille, soit dans le North-Inch, soit sur les bords du -Lead, un bras de la Tay qui, passant devant Rose Terrace, faisait -tourner un moulin, et que, depuis, on a comblé. Alors, il était -délicieux et ses eaux cristallines étaient un trésor de diamants, -pour nous autres enfants. Mary avait alors près de douze ans; c'était -une blonde aux yeux bleus, presque jolie; sa piété très fervente -n'était point aussi agissante que celle de Jessie. - -Mon père, le plus souvent, profitait de notre séjour à Perth pour -faire des excursions en Écosse et, chose étrange, ma mère elle-même -n'était plus à Rose Terrace qu'un personnage de second plan. Je ne -m'explique pas pourquoi elle sortait si peu avec nous; elle et ma tante -conservaient, en dépit de tout, leurs habitudes retirées. Mary, Jessie -et moi avions la permission de faire tout ce que nous voulions dans le -North Inch; je ne travaillais pas pendant ces séjours à Perth, en -dehors des concours pieux du dimanche. - -Si le hasard avait voulu qu'il se fût trouvé là quelqu'un en état de -me donner des notions de botanique ou de minéralogie, quelle chance -c'eût été pour moi; mais les choses étant ce qu'elles étaient, je -passais mes journées un peu comme les chardons et les tanaisies du -rivage, à regarder l'eau courir; d'étranges inquiétudes me venaient, -devant les remous de la Tay, où l'eau passait du brun au bleu presque -noir, et devant les précipices de Kinnoull; horreur sacrée créée en -partie par mon imagination, mais aussi par les airs mystérieux que -prenaient les servantes quand nous gravissions le chemin de Kinnoull et -que je voulais rester en arrière, pour regarder la petite source de -cristal de Bower's Well. - -«Vous dites pourtant que vous n'aviez peur de rien», m'écrit un ami -qui s'inquiète, et qui ne voudrait pas que la véracité de ces -souvenirs pût être mise en doute. En effet, j'ai dit que je n'avais -peur ni des revenants, ni du tonnerre, ni des animaux, entendant par là -les choses qui habituellement font la terreur des enfants. Mais chaque -jour, la vie m'apprenait qu'il est raisonnable d'avoir peur; sans cela, -comment aurais-je pu, dans les pages qui précèdent, me présenter -comme la personne la plus sensée que je connaisse? C'est ainsi que -jamais il ne m'est arrivé, même en ces années d'insouciance funeste, -de passer sans ressentir quelque émoi devant les tourbillons noirs, que -ne trouble aucun flocon d'écume, où la Tay se recueille, semblable à -Méduse[22], et je ne dis pas non plus que je me promènerais dans un -cimetière la nuit (ni même le jour) comme si ses pierres tumulaires -n'étaient que des pavés mis debout. Tout au contraire. Mais il est -très important, afin que le lecteur n'ait aucune inquiétude au sujet -de certains de mes écrits qui ont paru extra-sensitifs et émotifs, -qu'il sache bien que je n'ai jamais été sujet à me créer des -fantômes, à me faire des illusions, peut-être devrais-je dire avec -regret que je n'en ai jamais été capable et que je n'ai jamais été -sujet non plus à avoir les nerfs ébranlés par la surprise. Lorsque -j'avais cinq ans, nous avions à Herne Hill un gros terre-neuve que -j'aimais beaucoup. Revenant de voyage, un été, ma première pensée -fut de courir dire bonjour à Lion. Ma mère me laissa aller à -l'écurie avec notre unique domestique mâle, Thomas, lui recommandant -bien de ne pas me laisser approcher du chien qui était à la chaîne. -Thomas, pour plus de sûreté, me prit dans ses bras. Lion, qui mangeait -sa pâtée, ne fit pas la moindre attention à nous; je demandai alors -la permission de le caresser. Cet imbécile de Thomas se baissa pour que -je pusse toucher le chien qui se jeta sur moi, m'enlevant un morceau de -la lèvre. On me remonta par l'escalier de service, saignant abondamment -mais nullement effrayé, et n'ayant qu'une crainte, c'est qu'on ne se -débarrassât de Lion. Il fallut en effet s'en séparer, mais ma mère -ne renvoya pas Thomas, elle lui pardonna car elle savait à quel point -il regrettait sa maladresse qu'elle se trouvait d'ailleurs seule à -blâmer dans la circonstance. La morsure du chien a laissé une trace -qui ne s'est jamais effacée, déformant la bouche (alors réellement -jolie), mais la blessure fut vite cicatrisée. Je me souviens que les -derniers mots que je prononçai, avant d'être réduit par le Dr Aveline -à un silence qui devait durer quelques jours, furent ceux-ci: «Maman, -si je ne peux pas parler, je peux jouer du violon». On ne fut pas de -cet avis à la maison, et je ne fis aucun progrès sur cet instrument, -digne pourtant de mon génie. Cet accident ne diminua en rien mon amour -pour les chiens, et jamais ils ne m'inspirèrent la moindre crainte. - -Je ne sais si je courus un vrai danger dans cette même écurie un jour -où, me trouvant seul, je tombai la tête la première dans une grande -cuve pleine d'eau qui servait à l'arrosage du jardin; j'aurais été en -assez mauvaise posture si je ne m'étais servi du petit arrosoir que je -tenais à la main pour toucher le fond et me donner un bon élan; après -quoi, de la main gauche, je saisis le bord de la cuve. Cet exploit me -valut, après coup, de grands éloges; on vanta ma présence d'esprit, -ma décision. En songeant aux rares occasions où j'ai eu à faire -preuve de sang-froid, je constate que j'ai toujours trouvé ma tête -lucide quand j'en ai eu besoin, et que je suis beaucoup plus exposé à -me laisser troubler par un accès d'admiration soudain que par un danger -imprévu. - -Les sombres profondeurs de la Tay, point de départ de ce petit accès -de vantardise, se trouvaient sous la rive escarpée, à l'extrémité du -North-Inch. Nous prenions rarement le sentier qui les côtoie, si ce -n'est au temps de la moisson, quand, pour nous amuser, nous allions -glaner dans les champs. Au retour, Jessie et moi nous écrasions le -grain des épis dans le moulin à poivre de la cuisine et nous en -faisions des gâteaux au poivre qui n'auraient certainement pas trouvé -d'acheteurs. - -Si minutieux que puissent paraître ces détails, je m'élève avec -toute l'indignation que permettent les bonnes manières contre -l'imputation de partialité pour ces souvenirs. Ils ne me plaisent pas -seulement parce qu'ils sont de ma jeunesse. Cependant, j'hésite a -enregistrer comme une vérité établie l'impression que je garde de mes -courses à travers champs avec Jessie à la suite des glaneurs: à -savoir que les gerbes d'Écosse sont plus dorées que celles de tous les -autres pays du monde et qu'il n'y a nulle part des moissons qui font -plus songer au «froment du Ciel» que celles de Strath-Tay et de -Strath-Earn. - - -[Note 11: Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant _takeing_ -pour taking (prenant). Note du traducteur.] - -[Note 12: Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant -_unintelligable_ pour _unintelligible_ (inintelligible). Note du -traducteur.] - -[Note 13: Le passage original est comme suit, vol. VI, édit. 1821, p. -138: - -«Le Dr Franklin parle d'un phénomène très remarquable que Mr Wilke, -le célèbre électricien, a eu l'occasion d'observer. Le 20 juillet -1758, à trois heures de l'après-midi, il remarqua un gros nuage de -poussière qui s'élevait de terre; ce nuage couvrait la plaine et une -partie de la ville qu'il habitait alors. Il n'y avait pas un souffle -de vent et la poussière flottait doucement vers l'est, où l'on -apercevait une nuée noire qui impressionnait, très nettement, son -appareil électrique dans le sens positif. Cette nuée se dirigeait vers -l'ouest, le nuage de poussière la suivit et continua de monter plus -haut, toujours plus haut, jusqu'à former une épaisse colonne ayant la -forme d'un pain de sucre, qui, à la fin, sembla prendre contact avec la -nuée. À quelque distance, venait un autre gros nuage, suivi de plus -petits, qui électrisa son appareil au négatif; lorsque ces nuages se -trouvèrent en contact avec le nuage positif, on vit un éclair -traverser le nuage de poussière; après quoi les nuages négatifs -couvrirent le ciel et se fondirent en pluie, ce qui éclaircit -l'atmosphère.»] - -[Note 14: Quand furieuse, venant des mines, l'eau s'échappe -Et débarrasse de ses scories le minerai.] - -[Note 15: Mais ceux qui ne connaissent pas cette lumière -N'y songent pas; et dans toute cette lueur -Ils ne distinguent pas une seule couleur.] - -[Note 16: Étrange manière, par besoin de la rime, de dire que -les roses sont souvent trop lourdes pour leurs tiges.] - -[Note 17: Quand les colères du ciel envahirent le monde, -Que rochers, collines, montagnes furent emportés -Par les eaux montantes, que les mers débordèrent-- -Alors les montagnes croulèrent et des vallées, inconnues -[jusqu'ici,] -Prirent leur place. Combien différente la Terre -À cette seconde naissance, lorsque les flots se retirèrent. -Maintenant passons à ses produits! Toi, reine des fleurs, ô rose! -Dont les pétales tendrement colorés répandent un si suave -[parfum.] -Il faut te nommer devant tes sujets, -Pour ta beauté, pour ta douceur si connues. -Tu es à la fois la fleur de l'Angleterre et la fleur -De la beauté--celle du berceau embaumé de Vénus. -Tu verseras tes parfums alentour, -Et parfois te baissant, tu cacheras ton visage contre terre. -Puis c'est le lis, qui se dresse si fier -Au-dessus de la foule bariolée, -Ici pointillé de noir sur un fond écarlate -Au milieu de ses feuilles acuminées.] - -[Note 18: Je chante le Pin qui couronne la cime du pays suisse, -Et souverainement s'élève sur son lit de rochers, -Au-dessus de gouffres profonds, de falaises si hautes -Que celui qui tenterait de les franchir défierait la mort.] - -[Note 19: Par opposition avec les yeux dont l'iris seul est -noir, ce qui les fait ressembler à des cerises noires.] - -[Note 20: Rien ne prouve mieux la dégénérescence du puritanisme -moderne que l'incapacité où il est de comprendre les admirables -portraits que Scott nous a laissés des Covenantaires. Rien que dans -_les Puritains_, il y en a quatre d'absolument parfaits: le plus -typique, Elspeth, pure et sublime; le second, Ephraïm Macbriar, qui met -en lumière le côté le plus connu du caractère: l'exagération et la -folie ascétique; le troisième, Mause, si vivant, qui prête un peu à -rire, mais qui est si absolument sincère et pur. Enfin le dernier, -Balfour, d'un si puissant intérêt, où se révèle la foi puritaine -dans toute sa sincérité, greffée sur une disposition naturellement -cruelle et basse. Si l'on ajoute à ces quatre portraits, dans ce seul -roman, ceux du _Heart of Midlothian_ et ceux de Nicol Jarvie et d'Andrew -Fairservice dans _Rob Roy_, on aura une série d'analyses théologiques -qui dépassent de beaucoup en portée philosophique tout ce qui a jamais -été écrit, à ma connaissance, à n'importe quelle époque.] - -[Note 21: Dodone, en Epire, sanctuaire de Zeus dont les prêtresses -étaient appelées: πελείαδες; (colombes) (Note du traducteur).] - -[Note 22: Je me représente toujours la Tay comme une déesse et la -Greta comme une nymphe.] - - - - -CHAPITRE IV - -SOUS DE NOUVEAUX MAÎTRES - - -Vers l'âge de huit ou neuf ans, je fus assez gravement malade, à -Dunkeld. Je ne sais si cette fièvre mit mes jours en danger, mais je -sais qu'elle me causa des malaises insupportables. Je me mis au lit au -retour d'une longue promenade pendant laquelle j'avais cueilli quantité -de digitales que je m'amusais à effeuiller pour prendre les graines et -les examiner. On crut d'abord que je m'étais empoisonné, ce qui était -absurde; néanmoins l'impression que me faisaient les tourbillons de la -rivière s'étendit aux clairières tapissées de digitales pourpres. -C'est vers cette époque que ma cousine Jessie mourut. J'eus beaucoup de -chagrin; moins à cause de ce qu'une affection d'enfance peut avoir de -force que parce que je sentais que les jours de bonheur suprême à -Perth ne reviendraient plus jamais, puisque Jessie n'était plus. - -Avant que sa maladie n'eût pris une tournure inquiétante, avant même, -je crois, qu'elle ne se fût déclarée, ma tante avait eu un de ses -rêves prophétiques dont l'interprétation ne pouvait être plus -claire--vision si claire, en tout cas, qu'il était impossible de ne pas -comprendre. Ma tante s'apprêtait à traverser à gué une rivière aux -eaux sombres, lorsque la petite Jessie la rejoignit en courant et, la -dépassant, passa la première. Ma tante la suivit. Une fois de l'autre -côté, se retournant, elle aperçut à quelque distance la vieille -Mause. Quelques jours plus tard, Jessie tombait malade et mourait; une -année après, c'était le tour de ma tante, puis, deux ou trois ans -plus tard, celui de Mause qui, n'ayant plus rien à faire en ce monde, -maintenant que sa maîtresse et Jessie n'étaient plus là, pensa que le -mieux était d'aller les retrouver. - -J'étais à Plymouth avec mon père et ma mère lors de la mort de ma -tante. Je me souviens que, ce jour-là, j'avais joué sur la petite -colline qui, du côté est de la ville, domine le port et la jetée. En -rentrant, je trouvai mon père qui sanglotait; c'était la première -fois que je le voyais ainsi. - -Sans doute, cette mort de ma tante me causait de la peine, mais à cette -époque (et pendant de longues années encore) je vivais surtout dans le -présent, comme un petit animal, et je me souviens que le sentiment qui -dominait en moi, c'était l'ennui, étant à Plymouth, de passer une -soirée si pénible! - -Ce fut la fin de nos séjours en Écosse. Mary, la seule cousine qui me -restât, vint vivre avec nous. Elle avait quatorze ans alors, et moi -dix. - -Les heureux jours de Perth se terminent donc avec la première décade -de ma vie. Mary était une assez jolie fillette aux yeux bleus, un peu -lourde, très bonne, très affectueuse et très douce. Elle n'avait pas -des moyens exceptionnels, mais beaucoup de bon sens, des principes, de -la piété et une grande égalité d'humeur, sans rien, il est vrai, de -cette grâce, de cette fantaisie qui font le charme des jeunes filles. - -L'harmonie familiale se trouva, grâce à elle, enrichie d'une aimable -teinte neutre, rien de plus. Mary lisait la Bible avec ma mère et moi, -le matin, et, dans l'après-midi, elle allait comme externe dans une -pension du voisinage. En voyage, elle jouait auprès de moi un rôle de -demi-institutrice. On nous permettait de sortir ensemble sans bonne, -mais, le plus souvent, nous emmenions la vieille Anne; nous trouvions -cela plus amusant. - -Il était maintenant d'une certaine importance de faire un choix, de -décider à quelle église j'irais, le dimanche matin. Mon père, dont -la santé demandait des ménagements, ne pouvait assister au très long -office de l'église d'Angleterre et, ma mère étant très protestante, -le plus souvent mon père se résignait à nous accompagner à la -chapelle de Beresford, à Walworth, où le Rév. Dr Andrews faisait tous -les dimanches un sermon ingénieux, quelque peu exagéré et -grandiloquent, mais qui ne l'ennuyait pas; on lisait les prières de -l'office anglican, abrégées, et, vu notre haute situation sociale, -nous étions autorisés, au grand scandale des membres plus zélés de -l'assistance, à n'arriver que quand ces prières étaient à moitié -dites. Dans l'après-midi, Mary et moi rédigions un court résumé de -l'office. Ce n'était point obligatoire, mais Mary le faisait par esprit -de devoir, et moi pour montrer que je pouvais le faire et le bien faire. -Jamais nous ne retournions à l'église dans la journée ni le soir. Je -me souviens encore d'avoir été tout à fait abasourdi--comme d'une -vision annonçant le Jugement Dernier--en entrant, un an ou deux plus -tard, pour la première fois, dans une église éclairée, le soir. - -Pas de prières en commun à la maison, ce qui n'empêchait pas ma mère -de veiller sur ses servantes avec sollicitude; elle en avait très soin, -ce qui n'est pas toujours le cas dans les maisons les plus -religieusement démonstratives. Elle les aimait jeunes, et les -choisissait de préférence sortant de familles à elle connues. C'est -ainsi que nous avons eu des séries de sœurs et jamais une mauvaise -domestique. - -Le dimanche soir, mon père nous lisait quelque sermon de Blair ou, -parfois, nous avions à dîner un employé de la maison ou un client. -Dans ce cas-là, la conversation, par politesse sans doute, roulait -toujours sur les vins en général, et le sherry en particulier. - -Mary et moi, nous passions la soirée du dimanche comme nous pouvions -avec le _Pilgrim's Progress_, la _Holy War_ de Bunyan, les _Emblems_ de -Quarles, le _Book of Martyrs_ de Foxe, la _Lady of the Manor_, livre -terrifiant pour moi, plein d'histoires de jeunes personnes dépravées -qui, après avoir été au bal, étaient incontinent emportées par une -maladie, et _Henry Milner_, de Mrs Sherwood, le _Youth' Magazine_, -_Alfred Campbell_, the _Young Pilgrim_, et encore, concession à la -dureté de nos cœurs, la _Natural History_ de Bingley. Personne de nous -ne se souciait de chanter des cantiques ou des psaumes, en tant que -cantiques ou psaumes, et nous étions trop honnêtes pour les chanter -simplement pour la musique qui, d'ailleurs, ne nous semblait pas -divertissante. Mon père et ma mère, tout en témoignant au Dr Andrews -leur intérêt pour ses œuvres sous forme de chèques et, à Noël, -leur admiration pour ses sermons et la pureté de sa doctrine sous la -forme de dindes et de boîtes de raisins secs, n'avaient jamais essayé -d'entrer en relations avec leur pasteur et ne se souciaient pas du tout -que, au cours de visites pastorales, on vînt s'enquérir de l'état -leur âme. Néanmoins, Mary et moi nous subissions son charme, même à -distance, et souvent nous nous promenions de long en large avec Anne sur -la route de Walworth dans l'espoir de le voir passer. Un jour, grâce -spéciale de la Providence, nous le croisâmes; très pressé, et se -heurtant contre moi, il faillit se jeter par terre. Anne, tandis qu'il -se remettait de son émotion, lui fit une profonde révérence; sur quoi -il s'arrêta, demanda qui nous étions et se montra des plus gracieux. -Nous rentrâmes à la maison fort surexcités, annonçant à ma mère, -qui ne manifesta pas un grand enthousiasme, que le docteur viendrait -nous voir un de ces jours. C'est ainsi que cette bienheureuse relation -s'établit. Je pouvais avoir onze ou douze ans. Miss Andrews, la sœur -aînée de «The Angel in the House», était une jeune fille de -dix-sept ans, extrêmement jolie; elle chantait _Tambourgi, -Tambourgi_[23] avec beaucoup d'entrain et une voix magnifique; au temps -des mûres, elle venait en cueillir avec nous sur les haies de Norwood, -et ses visites me laissaient sous l'impression que les jeunes filles -sont des êtres incompréhensibles mais étrangement séduisants. - -La sympathie que j'éprouvais pour le docteur et la réputation de fin -lettré qu'il avait (à Walworth) décidèrent mon père à lui demander -de me donner quelques notions de grec. Le docteur, on s'en aperçut plus -tard, ne savait pas beaucoup plus de grec que l'alphabet et les -déclinaisons, mais il savait en tracer fort joliment les caractères et -son oreille était très sensible au rythme. Nous commençâmes par les -odes d'Anacréon, qu'il me fit scander ainsi que mon Virgile avec une -extrême précision. De temps en temps, pour me reposer, il me récitait -des passages de Shakespeare qu'il disait avec force et justesse. Le -mètre anacréontique m'enchantait aussi bien que l'inspiration. -J'appris la moitié des odes par cœur pour mon plaisir; et je sus -ainsi, ce qui m'a été utile plus tard lorsque j'ai étudié l'art -grec, que les Grecs aimaient les tourterelles, les hirondelles et les -roses, autant que moi. - -Dans l'intervalle de ces leçons qui ne me surmenaient pas, je m'amusais -à écrire de méchants vers, à dessiner des cartes ou à copier les -illustrations, par Cruikshank, _des Contes de Fées_ de Grimm, ce que je -faisais avec une exactitude qui paraît extraordinaire à bien des gens. -Le bonheur a voulu qu'une de ces copies, faite lorsque j'avais onze ou -douze ans, ait été conservée. Quant à moi, je n'ai jamais vu travail -d'enfant qui témoigne d'aussi peu d'originalité. J'étais incapable, -littéralement, de dessiner quoi que ce soit, pas même un chat, une -souris, un bateau, _de tête_; et, fort heureusement alors, ni mes -parents, ni mon professeur n'avaient l'idée de me faire dessiner -d'après la tête des autres. - -Cependant Mary qui, à son externat, prenait des leçons de dessin comme -toutes ses petites compagnes, parlait avec enthousiasme de son -professeur; la facture libre et primesautière des dessins qu'il lui -donnait à copier intéressa mon père; il fut encore plus content -lorsque Mary, pendant une de ses absences, eut copié au crayon, mais de -manière à donner l'impression de la gravure à l'eau-forte, une petite -aquarelle de Prout qui représentait une chaumière au bord de la route, -et qui fut la première de notre collection. Nous n'avions à cette -époque que cette seule aquarelle et deux miniatures sur ivoire. Lorsque -je repense à la bonne exécution de cette étude de blanc et noir, je -me dis que Mary serait arrivée à d'excellents résultats avec son -dessin si elle avait eu de bonnes leçons et plus d'encouragement; mais -il ne fallait rien lui demander d'après nature. Cet été-là (1829) à -Matlock, où nous étions installés, tout ce qu'elle put faire, ce fut -un croquis du nouvel hôtel des Bains. - -Dans le même temps, parmi le gravier étincelant, les spaths semés de -galène des allées du jardin, dans les boutiques du joli village, dans -nos promenades, je poursuivais avec délices mes études minéralogiques -sur le fluor, le carbonate de chaux, le minerai de plomb; ma joie ne -connaissait pas de bornes quand je pouvais descendre dans une mine. En -me permettant ainsi de m'abandonner à ma passion souterraine, mon père -et ma mère témoignaient d'une bonté dont je ne pouvais me rendre -compte alors; car ma mère avait horreur de tout ce qui était sale, et -mon père, très nerveux, rêvait toujours d'échelles rompues, -d'accidents, ce qui ne les empêchait pas de me suivre partout où -j'avais envie d'aller. Mon père est même venu avec moi dans la -terrible mine de Speedwell, à Castleton, où, pour une fois, je -l'avoue, je ne suis pas descendu sans émotion. De Matlock, nous dûmes -aller dans le Cumberland, car je retrouve cette inscription de la main -de mon père: «Commencé le 28 novembre 1830, terminé le 11 janvier -1832» sur la première page de l'«Iteriad» un poème en quatre livres -que je composai à cette époque et dont le sujet m'avait été inspiré -par notre voyage sur les lacs. J'y reviendrai peut-être plus tard. - -Ce doit être au printemps de 1830 que l'on prit l'importante -résolution de me donner un maître de dessin. Comme Mary était -incapable de reproduire d'après nature le plus petit coin de paysage, -et que je m'en désolais en voyage, je manifestai le désir d'apprendre -moi-même. Sur quoi, l'aimable professeur de Mary, que mes parents -eurent le bon sens de ne pas rendre responsable du peu de dispositions -de leur nièce, fut prié de venir me donner une heure de leçon par -semaine. - -Pour qu'un professeur s'impose au public, il faut sans doute qu'il ait -une manière, un genre, qu'il s'y tienne et qu'il n'enseigne pas autre -chose. Néanmoins, je ne puis pardonner à Mr Runciman de n'avoir pas -développé les dispositions vraiment extraordinaires que j'avais pour -le dessin à la plume. Tout ce que je fis dans ce genre fut seulement -pour me divertir; Mr Runciman n'a jamais su que me faire copier et -recopier ses propres dessins maniérés et imparfaits: il m'a gâté et -la main et l'esprit. Il m'a pourtant appris beaucoup de choses, -suggéré plus encore. Il m'a enseigné la perspective très -consciencieusement et en même temps très simplement, ce qui fut pour -moi une acquisition d'une valeur incalculable. C'est grâce à lui aussi -que je suis arrivé à une dextérité de main qui m'a été précieuse; -il est vrai que ç'a été quelquefois au détriment de la puissance, de -la fermeté du trait. Il a développé en moi, je devrais plutôt dire -créé, l'habitude de chercher d'abord les points essentiels, de les -détacher de façon décisive; il m'a expliqué la signification et -l'importance de la composition, bien qu'il fût lui-même incapable de -rien composer. - -Les deux années qui suivirent furent deux années particulièrement -heureuses. Je dessinais au crayon, cela va sans dire, infiniment moins -bien que Mary; chacun reconnaissait sa supériorité, ce qui était un -juste hommage rendu à sa persévérance et à son travail. Comme, -toutefois, elle ne composait pas de poèmes en vers, qu'elle ne -collectionnait pas de minéraux, qu'elle ne montrait de dispositions -extraordinaires dans aucun genre, elle était en train de tomber -beaucoup trop bas dans l'estimation de mon orgueil. Mais, pendant -quelque temps, je ne pus prétendre l'égaler dans la copie et, quant à -mes premiers essais d'après nature, ils parurent chez nous très peu -faits pour flatter l'orgueil paternel. - -Je m'essayai en prévision d'un voyage à Douvres dont ma mère berçait -les ennuis d'une maladie que je fis en 1829; je vois encore mon premier -album de croquis, un petit in-octavo tout en hauteur, fort incommode, à -couverture moirée et flexible. Le papier en était d'un blanc pur, un -peu grenu; il est rempli d'ébauches jetées au hasard sur le papier, -que j'ai gâtées en essayant de les terminer, des vues des châteaux de -Douvres et de Tunbridge et aussi de la tour principale de la cathédrale -de Canterbury. J'ai mis de côté pour les conserver ces croquis et une -très bonne étude de Battle Abbey[24] avec quelques parties de détail -séparées; le premier croquis que j'aie réellement fait d'après -nature est celui de la première maison d'une rue de Sevenoaks. Ces -tentatives me donnèrent peu de satisfaction et ne me valurent aucun -encouragement; pourtant on y retrouve l'instinct inné de l'architecture -et cela peut être intéressant à noter pour ceux qui aiment à -remonter aux sources des choses. J'ai donné deux petits dessins au -crayon du porche sud et de la tour centrale de Canterbury à Miss Gale -de Burgate House, Canterbury, et ce qui restait du carnet lui-même a -Mrs Talbot de Tyn-y-Ffynon, Barmouth--deux de mes très chères amies. - -Mais alors, et avant tout, mon plus grand bonheur était de regarder la -mer. Il m'était défendu d'aller en bateau, surtout en bateau à voile; -il m'était même défendu de me promener seul sur le port. De sorte que -je n'appris alors, des choses de la marine, rien qui vaille; mais je -passais tous les jours quatre ou cinq heures, plongé dans une extase -d'admiration et d'étonnement à regarder les vagues, occupation qui a -fait mes délices jusqu'à ma quarantième année. Sur une plage, -n'importe laquelle, j'étais heureux; il me suffisait de regarder les -vagues monter en courant, d'entendre leur voix, d'aller au-devant -d'elles ou de me sauver à leur approche; par contre, je n'ai jamais -pris goût à l'histoire naturelle des coquillages, des crevettes, des -algues ou des méduses. Les galets, quand il y en avait, c'était -différent. Autrement, je restais des heures à suivre le va-et-vient -puissant du flot ourlé d'écume. Comme un serin, à ce qu'il me semble -aujourd'hui, j'ai gâché les années précieuses de ma jeunesse dans la -rêverie et l'admiration béate; peut-être retrouverait-on là un -certain accent byronien, qui n'est pas sans signification sans doute; -mais que de temps perdu! - -Nous n'avons pas dû nous absenter pendant l'été de 1832, car l'album -suivant ne contient que des esquisses d'arbres, des arbres de Dulwich, -et la vue d'un pont sur l'Effra, aujourd'hui comblée, à l'endroit où -passait la route de Norwood. Cette route, d'où l'on suivait le cours de -la jolie petite rivière, forme maintenant une sorte de marécage -fangeux, en contre-bas du chemin de fer, non loin de la station de Herne -Hill. Ce croquis est le premier qui me valut quelques compliments de la -part des miens. Mais c'est le jour de mes treize (?) ans, le 8 février -1832, que l'associé de mon père, Mr Henry Telford, m'ayant donné -l'_Italie_ de Rogers, décida de ma vie. - -À cette époque, c'est à peine si je connaissais le nom de Turner; je -me souvenais pourtant avoir entendu dire à Mr Runciman que «le monde -s'était récemment laissé éblouir et dévoyer par quelques idées -brillantes de Turner». Mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur les -illustrations de Rogers que je ne voulus plus avoir d'autre maître, et -je me mis à les copier d'aussi près que possible, à la plume. - -J'ai raconté cette histoire tant de fois que je ne sais plus au juste -à quelle date la situer, et je regrette bien que Mr Telford n'ait pas -mis mon nom en tête du livre; c'est mon père qui a écrit sur la -première page: «Donné par Henry Telford Esq.», et il n'a pas, ce qui -est tout à fait extraordinaire de sa part, pensé à ajouter la date, -et, à une année près, cela a peu d'importance. Ce qui est certain -c'est que, dès le printemps de 1833, Prout publiait ses croquis de -Flandre et d'Allemagne. Je me vois encore entrant avec mon père chez le -libraire qui recevait les souscriptions, et m'arrêtant devant la -gravure spécimen, une fenêtre à tourelle sur la Moselle, à Coblentz. -Le volume nous arriva à Herne Hill un peu avant l'époque où chaque -année nous partions en voyage; et ma mère, témoin du plaisir que mon -père et moi éprouvions devant ces paysages merveilleux, suggéra -l'idée qu'il ne serait pas impossible d'aller les voir en réalité. -Mon père hésita un moment, et puis, les yeux brillants, fit: -«Pourquoi pas?» Il y eut alors deux ou trois semaines de préparatifs, -d'agitation délicieuse. Je me souviens que, le même soir, je descendis -mon gros livre de géographie, un de mes plus précieux trésors encore -à l'heure actuelle, (au moment où j'écris ces lignes, je l'ouvre et, -pour la première fois, je pense à mettre mes propres initiales sous le -nom de mon père, à la première page), que je regardai avec Marie le -contour du Mont-Blanc d'après Saussure, et que je lus l'information -très curieuse sur les Alpes que ce dessin sert à illustrer. Ce qui -prouve que la Suisse, dès le premier moment, fut comprise dans le plan -du voyage, voyage qui s'accomplit bientôt le plus heureusement du -monde, et qui eut les meilleures conséquences, grâce à Dieu. Nous -gagnâmes Cologne par Calais et Bruxelles; puis nous remontâmes le Rhin -jusqu'à Strasbourg; ensuite, par la Forêt-Noire, à Schaffhouse; puis, -traversant rapidement la Suisse au nord par Bâle, Berne, Interlaken, -Lucerne, Zurich, jusqu'à Constance. Là, nous suivîmes de nouveau le -Rhin jusqu'à Coire; et, passant le Splugen, nous allâmes à Côme, -Milan et Gênes, avec l'intention, je m'en souviens très bien, de -pousser jusqu'à Rome. Mais la saison était déjà avancée, et la -chaleur à Gênes nous avertit qu'il y aurait imprudence à aller plus -loin; nous fîmes volte-face et revînmes par le Simplon jusqu'à -Genève, en visitant Chamonix; retour par Lyon et Dijon. - -Faire ce long voyage de la seule façon qui fût possible alors, -c'est-à-dire en chaise de poste et avec des bateaux à rames pour la -traversée des lacs, exigeait que chaque jour l'étape fût -minutieusement calculée. Mon père aimait à arriver de bonne heure à -l'endroit où nous devions passer la nuit, et il ne permettait jamais -que sous aucun prétexte on s'arrêtât. Impossible donc de prendre le -moindre croquis en cours de route (le petit pourboire supplémentaire -qu'il eût fallu donner y était aussi pour quelque chose). Je pris -ainsi la très mauvaise habitude, qui a eu ses avantages quelquefois, de -tracer quelques lignes à la hâte, de prendre des notes pendant que la -voiture marchait et de les mettre au point le soir, de mémoire. -J'arrivai ainsi, pendant ce premier voyage, à noircir une trentaine de -feuilles de papier: c'était presque toujours de petits croquis à la -plume ou à l'encre de Chine, il en tenait quatre ou cinq sur la même -page. Quelques-uns ne manquaient pas de grâce, mais la plupart étaient -lourds, témoignaient d'un travail pénible et n'avaient ni variété, -ni esprit, ni originalité. - -À l'aide de ces barbouillages pris à la volée, je faisais, quand nous -passions quelques heures dans une ville, des dessins plus finis à la -plume ou au crayon, dont cinq ou six, tout au plus, méritent d'être -conservés. Mon père était très fier d'une étude que j'avais faite -ainsi de l'église Renaissance de Dijon, à tours jumelles. Elle est à -Brantwood, accrochée à côté d'un Hôtel de Ville de Bruxelles, -encore plus laborieux. Le dessin du même Hôtel de Ville, qui est à -Oxford, est une copie de celui de Prout que j'avais faite pour illustrer -un volume où j'avais commencé, en vers, le récit de notre voyage, car -ce voyage avait surexcité au plus haut point mes pauvres petites -facultés; il m'a procuré des jouissances dont l'essence doit être -absolument insaisissable pour ceux qui n'ont rien éprouvé d'analogue, -des joies plus nombreuses, en trois mois, que n'en ont goûté pendant -toute leur vie la plupart des gens. Je tâcherai de dire, plus tard, -l'impression que me causèrent les Alpes que j'aperçus pour la -première fois de Schaffhouse et aussi Milan et Genève; mais, pour le -moment, il me faut poursuivre mon récit. - -L'hiver de 1833, et les instants de loisir que je pus dérober à mes -études en 1834, furent consacrés à rédiger, à mettre au net et à -décorer de vignettes le fameux compte rendu poétique de notre voyage, -à l'imitation de l'_Italie_ de Rogers. Les dessins, sur feuilles -séparées, étaient collés dans les cahiers; beaucoup ont été -enlevés depuis, d'autres y sont encore, mais les vers qui devaient les -expliquer n'ont jamais été écrits, car mon inspiration était -épuisée bien avant que nous eussions gagné les bords du Rhin. Cette -folie inachevée est aux mains de Joanie, afin qu'elle ne puisse tomber -que sous des yeux amis. - -Mon père et ma mère, qui s'étaient enfin aperçus que le Dr Andrews -ne pouvait pas plus me préparer à l'Université qu'aux devoirs du Haut -Sacerdoce, m'envoyèrent comme externe à l'école du Rév. Thomas Dale, -dans Grove Lane, non loin de Herne Hill. Chargé de mon sac de livres, -je trottinais aux côtés de mon père qui me conduisait chaque matin -après le déjeuner; je revenais pour le dîner d'une heure, n'ayant -plus, le soir, qu'à préparer mes leçons du lendemain. - -Dans ces conditions, je voyais peu mes camarades de classe, les deux -fils de Mr Dale, Tom et James; et trois pensionnaires: le fils du -colonel Matson, de Woolwich, le fils de l'alderman Key, de Denmark Hill, -et un beau garçon plein d'entrain, Willoughby Jones, depuis Sir W..., -qui vient de mourir, ce qui m'a fait beaucoup de peine. - -Je passais aux yeux de ces garçons pour un pur imbécile, et ils me -traitaient, j'imagine, comme ils auraient traité une petite fille. Ils -ne me rossaient pas, cela n'en valait pas la peine; ils ne me blaguaient -pas non plus, ayant découvert, dès le premier jour, que la raillerie -n'avait aucune prise sur moi. Le plus souvent, je ne comprenais pas ou, -si je comprenais, je n'y attachais pas d'importance: la très haute -idée que j'avais de ma valeur, dans le fond de mon cœur, me maintenait -dans une sérénité inaltérable, me défendait contre toute -appréciation défavorable, qu'elle vint d'un professeur ou d'un -camarade. D'intelligence ouverte, aimant les livres, ayant de plus une -mémoire prompte et sûre, je savais toujours admirablement mes leçons -et, comme les autres élèves n'en apprenaient jamais que le moins -possible, bien que je fusse très en retard sur beaucoup de points, -j'avais presque toujours les meilleures notes. J'ai déjà raconté dans -le premier chapitre de _Fiction Fair and Foul_ que Mr Dale avait traité -ma chère vieille grammaire latine si claire de «vieillerie -écossaise». Ce geste, du même coup, m'éloigna à jamais de lui et, -de ce jour, je n'appris les leçons qu'il me donnait que par devoir. - -En même temps que je travaillais les lettres, j'étudiais les -mathématiques avec un professeur que l'on avait découvert encore dans -ce malencontreux Walworth. Mr Rowbotham était de tout point méritant, -recommandable et instruit dans sa partie; aidé par sa femme, et bien -qu'encombré d'enfants, il tenait une «Académie pour jeunes gens» non -loin de «The Elephant and Castle» dans une de ces maisons qui étalent -sur le bord de la route de Walworth une petite bande de gazon pelé -derrière une grille de fer. - -Il savait la grammaire latine, allemande, française; enseignait -«l'usage des sphères» tout au moins dans la limite nécessaire à une -école préparatoire, et en fait de mathématiques en savait bien plus -qu'il n'en fallait pour me donner des leçons. En dehors de cela, par -exemple, il ne fallait pas lui demander grand'chose. Il ne savait rien -des hommes ni de leur histoire, rien de la nature, ne s'étant jamais -demandé si elle avait un sens; au résumé, un pauvre être borné et -triste, incapable de gaieté et de fantaisie, considérant les -mathématiques comme la seule occupation digne d'un cerveau humain, -asthmatique au dernier degré et sujet à des crises de suffocation que -rien ne parvenait à soulager. Avec cela, pas le sou et aucun espoir de -sortir de cette misère, en dépit de tous ses efforts, car, son dur -labeur de pion terminé, il passait encore toute sa soirée à rédiger -des manuels d'algèbre et d'arithmétique, à compiler des grammaires -françaises et allemandes, qui n'étaient pour les éditeurs qu'autant -d'occasions de le voler, ajoutant à grand'peine au bout de l'année, -parce travail supplémentaire, quatre ou cinq cents francs à son -revenu. Jamais l'Angleterre, en ce siècle, ne vit éclore plus triste -fleur dans la serre chaude de la métropole, créature plus misérable, -plus innocente, plus patiente, plus inerte, plus insipide et plus -malheureuse. - -Sous la direction de Mr Rowbotham, deux fois par semaine, le soir, (on -lui offrait toujours un thé substantiel, réconfort dont le pauvre -asthmatique sentait la nécessité après avoir gravi la rude montée de -Herne Hill), je fis des progrès sensibles en français. J'en avais -grand besoin. Jusque-là, c'est à peine si, écorchant un mot par ici -ou par là, j'arrivais à demander mon chemin; et je ne sais vraiment -pas comment, un jour à Paris, allant au Louvre avec Salvador, notre -courrier, je réussis à me tirer d'affaire. Je m'étais mis en tête de -faire un croquis des _Disciples d'Emmaüs_, de Rembrandt. Salvador -s'était adressé à un gardien, car il faut une permission spéciale, -mais on lui avait répondu que j'étais trop jeune pour qu'on pût me -donner une carte, quinze ans étant l'âge exigé; devant ma mine -déconfite, le brave homme ajouta que si j'allais moi-même au -«Bureau», si je parlais au chef, peut-être obtiendrais-je -l'autorisation. Je demandai à être mené sur l'heure devant les -autorités, et le gardien, me prenant sous sa protection, m'introduisit; -là, dans mon mauvais français, j'exposai ma requête à quelques -messieurs d'aspect très grave. J'obtins gain de cause et fis un croquis -du _Souper d'Emmaüs_ d'un sentiment vraiment assez juste, dont je fus -extrêmement fier. - -Mais cette connaissance bornée de la langue, bien que suffisante en -pareille affaire, fut l'occasion pour moi d'un grand chagrin et d'une -profonde humiliation au dîner, au fatal dîner chez M. Domecq. J'avais -l'air fort piteux sans doute, car la petite Élise, qui avait alors neuf -ans, et l'âme compatissante, ayant remarqué que ses grandes sœurs ne -s'occupaient pas de moi, fut touchée de mon abandon; elle traversa tout -le salon, s'assit à côté de moi et, posant familièrement son coude -sur mes genoux, se mit à gazouiller. Elle babilla ainsi pendant plus -d'une heure, ne demandant pas qu'on lui répondît--elle voyait -d'ailleurs que j'en aurais été incapable--parfaitement satisfaite de -l'attention respectueuse et reconnaissante que je lui prêtais et de -l'intérêt plein d'admiration qu'excitait en moi non peut-être ce -qu'elle disait, mais la manière dont elle le disait. Elle me fit par le -menu l'historique de sa pension, me parla des maîtresses, qui étaient -parfaitement désagréables, et de ses petites compagnes qui étaient -charmantes, et des punitions qui pleuvaient, mais aussi c'est si amusant -de faire ce qui est défendu, et de revenir aux Champs-Élysées pendant -les vacances et d'habiter Paris, un vrai paradis! Cette heure passa -comme un rêve et me laissa bien résolu à faire tout mon possible pour -apprendre le français. - -Et voilà pourquoi, ainsi que je l'ai déjà dit, je donnai entière -satisfaction à Mr Rowbotham, sous ce rapport. J'étudiai aussi avec lui -les trois premiers livres d'Euclide; et, en algèbre, j'arrivai jusqu'à -l'équation du second degré. Mais là, je m'arrêtai et pour toujours. -Dès que j'en arrivai aux sommes des séries, aux symboles qui expriment -des relations, et non la grandeur réelle des choses--en partie parce -que je n'étais pas doué, en partie parce que cela me dégoûtait et -que j'avais déjà l'horreur saine des choses vétilleuses et vainement -intangibles--je regimbai ou bien restai abasourdi. Plus tard, à Oxford, -on me fit malgré moi passer par quelques sections coniques dont les -figures dessinées me furent précieuses et qui m'apprirent autant de -trigonométrie que j'avais besoin d'en savoir pour dessiner les -élévations et plans de mes montagnes. En géométrie élémentaire, je -réussissais bien, j'étais même fort pour un écolier; et, ma -suffisance se développant avec perversité à mesure que je -m'apercevais de la médiocrité de mes professeurs, je pris le parti de -travailler à ma façon; pendant cette année de 1835, je passai -beaucoup de temps à diviser un angle en trois parties égales. Que -d'heures d'application ainsi gaspillées! J'en avais déjà le sentiment -sans me rendre compte que j'aurais à me reprocher par la suite des -heures plus mal employées encore. - -Tandis que l'éducation faisait de moi un petit spécimen d'arbuste -forcé, quelques coups de gelée me dépouillaient des quelques rares -fleurettes qui avaient poussé autour de moi, pour mon plus grand -bonheur. - - -[Note 23: Mélodies hébraïques.] - -[Note 24: Battle Abbey près de Hastings. (Note du traducteur).] - - - - -CHAPITRE V - -LE PARNASSE ET LE PLYNLIMMON[25] - - -Dans le chapitre précédent, je me suis complu à récapituler mes -exploits d'enfant, à énumérer mes talents, et cela m'a entraîné au -delà des années de mon enfance les plus fécondes en événements bons -et mauvais. Je ne me fais pas scrupule d'en faire l'historique, car -personne, en dehors de moi, ne pourrait le faire. Pour ce qui s'est -passé plus tard, mes amis, à certains égards, me connaissent mieux -que je ne me connais moi-même. - -La seconde décade de ma vie se trouva coupée brusquement, séparée de -l'heureux temps de mon enfance, par la mort de ma tante de Croydon, -morte de froid littéralement en se livrant à quelque savonnage -domestique par un méchant vent d'est. Son grand épagneul brun taché -de blanc, Dash, resta couché sur son cercueil tant qu'on voulut bien -l'y laisser, après quoi on l'amena à Herne Hill où il fut mon fidèle -et unique compagnon, jusqu'au moment où Mary vint vivre avec nous. - -La mort de ma tante de Croydon, qui survint aux environs de mes dix ans, -mit un terme à mes courses sur les bords de la Wandel comme aussi sur -les bords de la Tay. Nous ne quittions guère Herne Hill que pour -voyager et nous menions une vie sans grand horizon. - -Ma tante de Croydon laissait quatre fils, John, William, George et -Charles, et deux filles, Margaret et Bridget; c'étaient de beaux -garçons et de jolies filles; mais Margaret, dans sa jeunesse, avait -été victime d'un accident, et elle était restée infirme. -Intelligente, spirituelle comme sa mère, elle ne m'intéressait -cependant pas, bien que j'eusse pour tous mes cousins de Croydon des -sentiments quasi fraternels. Mais je n'ai jamais beaucoup aimé les -malades--le goût ne m'en est pas venu encore--et, qui plus est, -Margaret se coiffait en boucles, ce que je n'ai jamais pu souffrir. - -Bridget ne ressemblait pas à sa sœur; elle avait les yeux noirs ou, -pour parler plus exactement, couleur de noisette foncée; elle était -svelte, très animée, avec des traits trop pointus pour être tout à -fait jolie, des articulations trop anguleuses pour être tout à fait -gracieuse; fantasque, un peu personnelle, mais pourtant assez agréable -pour qu'on l'ait invitée à venir une ou deux fois à Perth pendant que -nous y étions, et à passer quelques semaines à Herne Hill; sans -toutefois qu'elle s'attachât beaucoup à nous, ni nous à elle. Je la -trouvais un peu encombrante à la nursery qui était devenue, à mesure -que j'avais grandi, ma salle d'étude; et cela ne l'amusait pas de -travailler avec moi dans le jardin, ou peut-être ne le lui -permettait-on pas. - -Les quatre fils étaient tous de bons garçons, sérieux et -travailleurs. L'aîné, John, plus habitué aux affaires que les autres, -s'embarqua bientôt pour l'Australie. Il y réussit. Le second, William, -finit aussi par s'en tirer à Londres. - -Le troisième frère, George, qui était le meilleur des enfants et des -hommes, n'avait pas beaucoup de moyens. Un type de George IV rural: -belle santé, bonne humeur, en un mot l'Anglais dans sa meilleure -expression. Il était entré dans les affaires de Market Street où il -secondait son père, et tous deux nous témoignaient une affection qui -faisait notre joie. D'une honnêteté scrupuleuse, ils étaient l'un et -l'autre aussi incapables d'indélicatesse que d'habileté. Je les -abandonnerai ici pour l'instant, occupés qu'ils sont à traîner -gaiement leur charrette remplie de pains de quatre livres. - -Le quatrième, le plus jeune, Charles, était, comme dernier-né dans -les contes de fées, gai, vermeil, brillant, ne manquant ni de sens -commun ni de _bon_ sens, affectueux comme tous les autres membres de la -famille. Élève modèle à l'école, il respectait les règles de la -grammaire et même celles de la politesse; aussi se trouvait-il très à -son aise dans le cercle raffiné de Herne Hill. Son frère aîné avait -dirigé son éducation de plus importantes matières encore: tout -enfant, il lui avait fait enfourcher à poil un poney avec, pour toute -recommandation, la menace d'une bonne fessée s'il se laissait tomber; -aussi n'était-il pas tombé. Même procédé pour la natation. Dès la -première leçon, John avait lancé le gamin, comme une pierre, au beau -milieu du canal de Croydon, s'y jetant à sa suite, bien entendu; mais -l'enfant avait regagné la rive sans secours, m'a-t-on dit. Il n'était -pas «plus haut que cela» qu'il était déjà passé maître dans l'art -de l'équitation et de la natation. - -Ma mère prenait d'autant plus de plaisir à conter ces deux histoires -qu'elle-même, dans l'éducation de son fils, avait sacrifié l'orgueil -qu'elle eût éprouvé à le voir héroïque à la crainte de l'exposer -au moindre danger: défense expresse d'approcher seulement du bord d'un -étang ou d'entrer dans une prairie où il y aurait eu un poney en -liberté. Ma mauvaise étoile avait voulu, de plus, qu'aux environs de -la maison il n'y eût pas la plus petite ferme, pas la moindre mare qui -aurait pu obliger à modifier ces ordonnances. Mais j'ai déjà noté, -avec reconnaissance, tout le bien que je devais à l'étang aux têtards -de Croxted Lane; j'ai dit aussi qu'il y avait, entre la maison et -l'école, une prairie élyséenne, sorte de lande en friche. Et à -l'extrémité de cette lande, il y avait un étang, un grand étang, -dont jamais personne n'avait sondé la profondeur, cette profondeur -allant, même en été, jusqu'à trois pieds au milieu; la sombre -couleur de ses eaux ajoutait du danger à leur mystère. Au bord du -grand étang, sur la rive droite, s'élevait un orme majestueux. On -racontait que d'une de ses branches--et personne n'osait mettre en doute -la véracité du récit, pieusement accepté--un dimanche, un mauvais -petit garçon était tombé dans l'eau, et que, du même coup, son âme -était tombée dans un gouffre plus noir et plus profond encore. - -Un des grands bonheurs de ma petite enfance, c'était lorsqu'il m'était -permis d'aller avec ma bonne contempler, de la route, l'étang vengeur. -La disparition de cet étang, lorsque, par mesure sanitaire, on a -converti la lande de Camberwell en un square bien soigné, est encore, -pour moi, un sujet de lamentation. - -Étant donné le régime de précaution dont j'ai parlé plus haut, il -va de soi que, lors de mes visites à Croydon, il ne m'était jamais -permis de sortir avec mes cousins, dans la crainte qu'ils ne -m'entraînassent à mal, et je ne connaissais pas de plaisirs plus -aventureux que mes promenades, avec Anne ou ma mère, sur la route à -l'endroit où le petit ruisseau qui sort de l'étang de Scarborough la -traverse ou, dans les prairies de Duppas Hill, que de regarder mon père -dessiner--je serais resté des heures ainsi--ou de contempler, sans -jamais me lasser, la pompe et le ruisseau, de l'autre côté de la rue -ou plutôt de la ruelle, car il n'y avait certainement pas trois mètres -d'un mur à l'autre. Il n'est donc point étonnant--lorsqu'il fut -décidé que Charles viendrait à Londres et entrerait en apprentissage -chez Smith, Elder et Cie, avec l'insigne privilège de venir dîner à -Herne Hill tous les dimanches--il n'est donc point étonnant que la -présence de mon cousin Charles fût pour moi un sujet de vive -surexcitation, car c'était, en fait, une révélation, la révélation -des activités de la jeunesse, et je m'attachai sincèrement à lui. - -Je n'étais pas un enfant amusant pour un jeune homme, ni même pour -personne, en dehors de papa, de maman et de Mrs Richard Gray (dont il -sera parlé ultérieurement), car je n'étais, en vérité, rien de plus -qu'un petit singe encombrant, suffisant et sans intérêt. Charles n'en -fut pas moins très gentil, très affectueux toujours; il répondait -fraternellement à l'admiration que j'avais pour lui. - -Chez Smith et Elder, ce fut bientôt, au dire de tous, un commis -exemplaire; il connaissait aussi bien ses livres que ses clients. Comme -tout bon employé, il s'enorgueillissait personnellement de tout ce qui -se faisait dans la maison, de tout ce qui en sortait. Il nous apportait, -le dimanche, un volume ou deux, spécimens des derniers parus; -choisissant, de préférence, à cause de moi, des livres à gravures. -C'est ainsi que je connus Stanfield et Harding bien avant de posséder, -moi-même, une seule de leurs œuvres; mais le plus précieux cadeau que -j'aie reçu à cette époque, celui dont l'effet a été le plus profond -et le plus durable, je le dois à ma tante de Croydon, ce fut le _Forget -me not_, de 1827, avec la belle gravure d'après le «Tombeau de -Vérone» de Prout. - -Étrange, n'est-il pas vrai, que la première impulsion donnée aux -instincts les plus raffinés de mon esprit me soit venue de cette sœur -de ma mère, si bonne, si droite, mais sans aucune culture. - -Mais des résultats plus magnifiques furent dus aux relations de Charles -avec la littérature, grâce à l'intérêt que nous portions tous au -petit in-octavo, relié de façon cossue et doré, que Smith et Elder -publiaient, chaque année, sous le titre de _Friendship's Offering_. Il -était composé par un pieux missionnaire écossais et poète, _poeta -minor_, très _minor_, Thomas Pringle, dont il est parlé, une ou deux -fois, avec quelque éloge, dans la _Vie de Scott_, de Lockhart. Homme -d'une conscience rigide, d'une méthode inflexible, mais de -connaissances bornées, avec toute la suffisance écossaise, le goût -des voyages, et le courage aventureux d'un Park ou d'un Livingstone; -avec aussi, quelques jolies touches de romantisme, des velléités -philosophiques qui tempéraient son austérité. Pringle était admis, -bien qu'il n'y jouât qu'un rôle modeste, dans les meilleurs cercles -littéraires et lié--ne fallait-il pas, pour composer le petit -in-octavo doré sur tranche, s'adresser à toutes les personnalités -littéraires?--avec toutes sortes de gens du haut en bas de l'échelle, -jusqu'à moi, pauvre dernier petit échelon. Scott l'avait protégé; il -était en correspondance polie avec Wordsworth et Rogers, en très bons -termes avec le Berger d'Ettrick[26], et avait, lui-même, commis un -livre en vers, sur l'Afrique, dans lequel les antilopes étaient -appelées _springboks_, et où les mœurs et coutumes de l'Afrique -étaient soigneusement observées. - -Pour faire plaisir au gentil commis de chez Smith, si bon garçon, qui -racontait des merveilles de son livresque petit cousin, et aussi parce -qu'il était constamment à la recherche de compositions légères pour -boucher les interstices de la maçonnerie de l'_Offering_, le digne Mr -Pringle vint nous voir à Herne Hill. Mis au courant de ma vie -littéraire, il voulut bien s'intéresser à ses progrès et, de temps -à autre, il emportait quelques vers de ma composition. Il fut le -premier à déclarer franchement à mon père et à ma mère qu'il ne -voyait, jusqu'à présent, aucune raison de penser que je ferais oublier -Milton ou Byron; aussi, aucun de nous n'attachait-il grande importance -à son opinion. Mais il reconnut, bien qu'oblitérées souvent par la -vanité paternelle, les facultés naturelles, véritablement -supérieures de mon père, la sensibilité d'un romantisme exquis dont -il était doué et aussi l'admirable foi de ma mère dans cet Évangile -qu'il avait choisi de prêcher. Il devint un des convives les plus -respectés de nos dîners du dimanche et l'on prenait toujours son avis -dans les questions touchant mon éducation. Intéressé par l'amour -véritable que j'avais pour la nature, par ma facilité à faire les -vers, il lut, avec attention, quelques-unes de mes élucubrations, m'en -dit le fort et le faible, et un jour--véritable initiation -Eleusinienne, pèlerinage Delphique--il me prit par la main et me -conduisit chez le poète Rogers. - -Le grand homme, préalablement averti des titres qui, aux yeux de Mr -Pringle, me permettaient d'aspirer à l'honneur d'une telle -présentation, se montra suffisamment gracieux, bien que les soins à -donner au génie naissant n'aient jamais été regardés par Rogers -comme une occupation agréable pour un génie à son zénith. Il faut -bien le dire aussi, je fus très maladroit dans le choix des réflexions -que je crus pouvoir faire, en réponse à l'intérêt qu'il voulut bien -me témoigner et dont j'essayais de me montrer digne. Je lui fis des -compliments enthousiastes sur la beauté des gravures qui illustraient -ses poèmes, sans peut-être manifester un intérêt suffisant pour les -poèmes eux-mêmes. Le fait est que Mr Pringle détourna la conversation -de façon un peu brusque et se mit à parler de l'Afrique, sujet plus -fait pour intéresser le raffiné ménestrel de Saint-James's Place. -Ici, nouvelle sottise, je me laissai entièrement absorber, au point de -ne pouvoir en détacher mes yeux, par les tableaux accrochés aux murs -tendus de damas rouge. Ce dont Mr Pringle prit texte, lorsque nous nous -fûmes retirés, pour me conseiller à l'avenir, lorsque je me -trouverais en présence d'hommes supérieurs, d'écouter plus -attentivement ce qu'il leur plairait de dire. - -Ces événements littéraires (j'ai raconté ailleurs la visite que nous -fit James Hogg, amené par Mr Pringle) ne me faisaient pas abandonner -les études scientifiques qui me ravissaient et pour lesquelles j'avais -un goût naturel. J'ai raconté plus haut leurs débuts pendant les -promenades minéralogiques de Matlock; les affaires de mon père -l'entraînaient quelquefois aussi du côté de Bristol; dans ce cas-là, -il nous installait, ma mère, Mary et moi, à Clifton. L'histoire de -Miss Edgeworth, _Lazy Lawrence_, et la visite de Harry et Lucy à -Matlock donnaient un charme romantique à la minéralogie dans ces -vallées; et le morceau d'oxyde de fer diamanté--sous le n° 51 de la -collection Brantwood--fut, je crois, la pierre par laquelle débutèrent -mes études sur la silice. Ses reflets s'éclairent de mille -associations encore, car de Clifton nous passions généralement à -Chepstow, et j'avais le bonheur sans pareil d'aller en bateau. La -traversée ne durait pas plus d'une heure, mais c'était une heure de -plaisir suprême où se concentraient toutes les joies que procure le -canotage aux autres garçons, tout le long de l'année. Nous revenions -ensuite par Tintern et Malvern, dont les collines délicieuses par -elles-mêmes l'étaient doublement pour moi; on me permettait d'y courir -librement, car elles ne recélaient ni précipices dans lesquels on pût -tomber, ni rivières dans lesquelles on pût se noyer. Elles avaient, de -plus, le charme d'éveiller mes souvenirs classiques à travers le -_Henry Milner_ de Mrs Sherwood, livre que j'ai adoré, lu et relu et -pour lequel j'ai encore, à l'heure actuelle, beaucoup de respect. C'est -ainsi que, par un hasard assez étrange, en ces années de jeunesse, mon -imagination trouvait toujours à s'appuyer sur la réalité des choses -et que la réalité se spiritualisait au contact plus brillant, plus -entraînant de la fiction. - -Il y avait toutefois un district, celui des lacs de Cumberland, qui -n'avait pas besoin d'ajouter à son charme réel ceux de l'association. -J'ai dit quelque part que mon premier souvenir est attaché au Friar's -Crag sur le Derwentwater; voulant dire par là, je suppose, la première -impression de choses qui me sont devenues par la suite particulièrement -précieuses. Ce qui est certain, c'est que je connaissais Keswick avant -de connaître Perth, et quand les jours de Perth prirent fin, ma mère -et moi nous passions plusieurs semaines soit au Chêne Royal, soit à -l'auberge de Lowwood, ou encore à Coniston Waterhead pendant que mon -père voyageait dans le Nord pour ses affaires. L'auberge de Coniston -était située à l'extrémité supérieure du lac, sur la route qui -longe le bord de l'eau; la vue de ce beau lac paisible, avec sa ceinture -de collines boisées, avait pour mon père le charme plein de douceur -qu'il goûta plus tard sur les bords des lacs d'Italie. - -L'auberge de Lowwood n'était alors qu'un modeste cottage, et Ambleside -un tout petit village; mais la paix délicieuse, le silence, la -félicité dont on se sentait enveloppé--pour peu qu'on eût l'amour -des collines vertes et des eaux profondes--à chaque tournant de rive et -de rocher, ne ressemblaient à rien de ce qui m'était connu ailleurs -soit par la vue, soit par la lecture. - -La première fois que j'eus devant les yeux un spectacle plus grandiose, -c'est dans le Pays de Galles; j'ai décrit, trop longuement peut-être, -toute cette route de Hereford à Rhaiadyr, et celle sous Plynlimmon -jusqu'à Pont-y-Monach, les délices d'une promenade avec mon père, une -après-midi de dimanche vers Hafod, troublée seulement par le vague -sentiment que ce n'était pas bien d'être aussi heureux, de courir les -champs quand on aurait dû être à sa table occupé à copier un -sermon. Car la présence de mon père, et son attitude, ne suffisaient -pas à me rassurer: nous avions conscience l'un et l'autre d'être des -âmes bien profanes et même quelque peu révolutionnaires, comparées -à celle de ma mère. - -De Pont-y-Monach, nous nous dirigeâmes vers le nord, ramassant des -cailloux sur la plage d'Aberystwith, gravissant le Cader Idris sur des -poneys. Le Cader Idris fut, pendant des années, pour moi et à juste -titre, le roi des monts. Puis, ce fut Harlech et ses sables, Festiniog, -la passe d'Aberglaslyn, le merveilleux détroit de Menai et son pont -suspendu que je regardais--en digne élève de Miss Edgeworth--avec une -grande admiration pour le génie mécanique de l'homme. Je ne pensais -pas alors, pauvre innocent que j'étais, à l'usage que l'homme ferait -de ce génie dans l'espace d'un demi-siècle. - -C'était le _pont_ du Menai--notez-le bien, cher lecteur, non le -_tube_--avec son chemin en planche qui se balançait entre des fils de -fer aussi légers que des fils de la Vierge, d'un pilier à l'autre. - -Ainsi jusqu'à Llanberis, et par le Snowdon, dont l'ascension demeure -pour moi à jamais mémorable; c'est là que, pour la première fois de -ma vie, j'ai moi-même trouvé un vrai «minerai», un morceau de pyrite -de cuivre! Mais l'impression que m'ont laissée, dès le premier jour, -les formes des montagnes du Pays de Galles a été si nette et si claire -que les voyages que j'y ai faits plus tard n'y ont rien changé et n'ont -fait que la confirmer. - -Ah! si seulement alors mon père et ma mère avaient su discerner les -véritables capacités et les faiblesses de leur petit John; s'ils -m'avaient mis sur le dos de quelque poney au poil rude, laissé au soin -d'un bon guide gallois, et de sa femme pour le cas où j'aurais eu -besoin d'être dorloté et soigné, ils auraient fait de moi un homme -qui eût réjoui leur cœur et qui fût devenu probablement le plus -grand géologue de son époque. - -Si seulement! mais cela leur était aussi impossible que de me jeter, -comme mon cousin Charles, la tête la première dans le canal de -Croydon, en comptant sur l'instinct de la conservation pour me tirer -d'affaire. - -Au lieu de cela, nous rentrâmes à Londres et mon père, si occupé -qu'il fût, trouva le temps, une fois ou deux par semaine, de me -conduire dans une sorte de prison entourée de planches, éclairée par -le haut, et garnie d'une épaisse couche de sciure de bois, qu'on -appelle un manège. C'était du côté de Moorfields. L'odeur seule, -quand nous passions la porte, me remplissait d'horreur et de terreur; -là on me hissait sur de grands chevaux qui sautaient, ruaient, -tournaient en rond, s'en allaient toujours du côté qu'il ne fallait -pas et me déposaient par terre le plus souvent, au plus grand -désespoir de ma famille et à ma plus grande confusion. Enfin, m'étant -un jour foulé l'index de la main droite (il est toujours resté un peu -crochu depuis), on renonça au manège et mon père m'acheta un poney -des Shetland, très sage, avec lequel, l'un portant l'autre, nous -allions sur les routes de Norwood tenus en laisse par un professeur -d'équitation. Je m'en tirais à peu près dans la ligne droite, mais si -par malheur j'avais des distractions et que survînt un tournant, -j'étais par terre. Peut-être avec de la patience serais-je arrivé à -me tenir à peu près en selle, mais pour cela il n'aurait pas fallu que -mes moindres chutes prissent aux yeux de ma mère la forme de -véritables catastrophes. Comme cela, je devenais tous les jours plus -nerveux et plus maladroit. Il fallut renoncer à faire de moi un -cavalier; mes parents se consolèrent de cette déconvenue en se disant -que l'impossibilité où j'étais d'apprendre à monter à cheval devait -être la marque d'un génie particulier. - -Le reste de l'année se passa en travaux sédentaires. C'est vers cette -époque que mon goût pour la minéralogie reçut une impulsion -nouvelle, grâce à un ami qui, depuis, est devenu un des familiers de -la maison, mais dont je n'ai pas encore parlé. - -Lorsque j'avais été malade à Dunkeld, j'avais été soigné par deux -médecins: ma mère et le Dr Grant, un tout jeune licencié. Où mes -parents l'avaient-ils connu? Je n'en sais rien; mais je sais que mon -père, qui l'aimait beaucoup, avait été à même de l'aider au début -de sa carrière. Père et mère n'en parlaient jamais qu'avec la plus -vive tendresse, regrettant qu'il ne sût pas mettre en valeur tous les -dons qu'il possédait. - -Pour moi, le nom du Dr Grant est resté longtemps associé au souvenir -d'une poudre brune, rhubarbe ou autre, âcre, amère, qui raclait la -gorge, et qu'il fallait pourtant avaler. Son nom avait toujours pour mon -oreille un son rude, granuleux et ses visites me causaient une profonde -terreur, d'autant qu'il ne riait jamais, qu'il avait un visage pâle, -triste, tanné, ridé, rhubarbesque en un mot. À part cela, le meilleur -et le plus consciencieux des hommes, tendrement attaché à mon père, -auprès duquel il assumait le rôle de conseiller médical aussi bien -des dispositions psychiques que des dispositions physiques de son -client. - -Ce fut sans doute en raison de sa situation de famille--il était, dans -tous les sens du mot, un parfait gentleman--que le Dr Grant fut nommé -médecin à bord d'une des frégates de Sa Majesté qui s'en allait -faire une croisière sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. La santé -du bord ayant très heureusement laissé beaucoup de loisirs au docteur, -il put consacrer la plus grande partie de son temps à l'étude de -l'histoire naturelle de la côte du Chili et du Pérou. Un des plus -importants résultats de cette expédition fut la prise du plus beau -cerf-volant qu'on ait jamais vu. Il avait d'énormes pinces très -curieuses--j'oublie ce que «chiasos» signifie en grec--mais sa -mâchoire était chiasique. Il arriva à la maison admirablement -emballé dans du coton, et lorsqu'on ouvrit la boîte, il excita -l'admiration de tous les assistants; on l'appela le «Chiasognathos -Grantii». Autre résultat de l'expédition: la collection -véritablement complète de toutes les espèces de colibris de Valparaiso -dont il fit un choix et dont il offrit à ma mère--merveilleuse -envolée de pourpre et d'or--de quoi remplir deux vitrines aussi -grandes que celles de la collection Gould au British Museum. -Elles firent l'ornement du salon de Herne Hill et me donnèrent -par la suite des modèles parfaits de plumage, souplesse et couleur. -Elles sont maintenant à la place d'honneur, dans une des salles les -mieux éclairées de l'école paroissiale de Coniston. - -Le troisième résultat de l'expédition fut plus important encore. De -riches Espagnols, propriétaires de mines importantes dans l'Amérique -du Sud, avaient offert au Dr Grant des échantillons très curieux des -plus beaux Lions de Copiapo. Ce fut pour moi, alors dans toute l'ardeur -de ma passion minéralogique, un événement considérable que de voir -la table du salon chargée de lamelles d'argent et d'or arborescent. Ce -ne fut pas seulement l'homme de science, mais ce fut l'avare qui -sommeillait en moi qui, en une heure ou deux, se développa -prodigieusement! Je comptais, grain par grain, mon trésor dans les -fragments que le Dr Grant m'avait donnés; et je me souviens encore de -l'indignation que j'éprouvai en voyant que l'enthousiasme de mon cousin -Charles n'était nullement au diapason du mien, lorsque je l'informai -que la mince couche supérieure d'un modeste spécimen, et dont la -grosseur pouvait équivaloir à la seizième partie d'une pièce de -«six pence», était de «l'argent brut». - -Ce fut au retour de ce voyage que le Dr Grant s'installa à Richmond, -où il ne tarda pas à se faire une bonne clientèle. De temps à autre, -par une jolie matinée d'été, ou par une après-midi ensoleillée -d'hiver, nous traversions les landes de Clapham et de Wandsworth et nous -allions, papa, maman, Mary et moi, déjeuner à l'auberge du «Star and -Garter» avec le Dr Grant. Déjeuners qui faisaient époque dans ma vie, -non seulement en raison de la jolie vue que l'on avait des fenêtres de -la salle à manger, mais surtout parce que, en ces grandes -circonstances, on me permettait de manger du pain frais, pain français, -moi qui, même en voyage, ne mangeais jamais que du gros pain rassis. - -Mais, laissant le Dr Grant au milieu de ces agréables souvenirs, il -faut que j'en arrive aux amis qui, en dehors de ma parenté, ont eu la -plus grande influence sur ma vie d'enfant, à Mr et Mrs Richard Gray. - -Mon père, à ses débuts, avait souvent habité l'Espagne, pour y -apprendre les méthodes de fabrication du sherry et de la mise en cave; -il avait vécu à Xérès, à Cadix ou à Lisbonne. À Lisbonne, il -s'était lié avec un jeune Écossais, employé dans une maison de -commerce espagnole, mais qui n'avait rien de l'esprit rond-de-cuir. Au -contraire, Richard Gray renchérissait sur son ami en sentiment -romantique et partageait cette passion pour la meilleure littérature -qui s'alliait assez étrangement avec les habitudes rangées de l'homme -d'affaires qu'était mon père. Aussi énergique, aussi actif, aussi -pur, l'enthousiasme de Mr Gray flambait souvent sans profit, surtout si -on le comparait à celui de mon père; on aurait pu dire de cette flamme -ce que Carlyle disait du feu des Français à Dettingen par opposition -avec le feu des Anglais, que c'était «fagot contre anthracite». Je ne -jurerais pas toutefois que mon père ne se soit pas laissé entraîner -quelquefois par l'ardent Richard dans quelque folle équipée à Cintra, -quelque fête de village et même quelque course de taureau, ce qui -pourrait paraître en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut, à -savoir que, pendant neuf années, mon père n'avait pas pris un seul -jour de congé! Toujours est-il que les deux jeunes gens s'étaient -liés d'une amitié très tendre qui eut sur le caractère de mon père -une influence égayante et bienfaisante. Amitié véritablement -fraternelle et qui ne fut en rien diminuée lorsque, peu temps avant de -quitter l'Espagne, Mr Gray épousa une jeune Écossaise aussi belle que -bonne, Mary Monro. - -Absolument bonne, et bonne avec grâce, très simple, très aimante et -très sérieuse, elle n'avait pas assez d'esprit pour être méchante, -et trop de cœur pour être sotte. Enthousiaste, elle l'était presque -autant que son mari. Tous deux d'une piété évangélique ardente qui -n'était jamais agressive; tous deux religieusement autant que -passionnément épris l'un de l'autre. Le ménage des Gray est le -ménage le mieux assorti qu'il ait été donné de voir en ce monde où -l'on a la manie d'arranger les mariages. Hélas! le destin a voulu -qu'ils eussent le chagrin de ne pas avoir d'enfants. Aussi, la -principale occupation de Mrs Gray fut-elle bientôt de _me_ gâter. À -l'époque où j'étais en âge de l'être, Mr Gray, qui avait fait -d'assez bonnes affaires en Espagne, était venu s'installer à Londres -avec sa femme, la mère de sa femme, et la caniche blanche de la mère -de sa femme, Mrs Monro, qui répondait au nom de Petite. Ils vivaient -tous quatre dans une belle maison de Camberwell Grove. L'heureuse -famille! La vieille Mrs Monro, aussi charmante que sa fille, avec un peu -plus de sens pratique; Richard heureux entre elles et les aimant de tout -son cœur, et enfin Petite, qui avait de bon sens à elle seule plus que -deux au moins des membres de la famille, qui faisait leur joie et qu'ils -adoraient à qui mieux mieux. - -Leur maison était située au bout de l'avenue, une avenue de beaux -arbres en ce temps-là, longue de près de trois quarts de mille, -montant en pente rapide et offrant une admirable perspective, telle la -nef d'une cathédrale gothique; les arbres, ormes, sycomores, trembles, -mêlaient leurs branches les plus élevées, qui s'entrecroisaient; -toutes les maisons de l'avenue avaient un chemin dallé qui accédait au -perron, en passant entre de petits carrés de gazon frais tondu. Maisons -de trois ou quatre étages, le plus souvent groupées sur des plans en -terrasses, bâties en briques d'un ton foncé avec des toits d'ardoise -hauts et raides, le tout bien conditionné, bien tenu, bien balayé, -bourgeoisement cossu et vulgaire et un air parfaitement content de soi -qui ne demande rien à personne. Près de deux kilomètres de route -charmante séparaient Berne Hill du Grove; Mrs Gray et ma mère, sous le -moindre prétexte, montaient ou descendaient l'une chez l'autre; la -maison de Mr Gray nous était ouverte à toutes les heures du jour ou -de la nuit, nous y étions chez nous. Je ne pourrais pas en dire autant -de Herne Hill, pour les Gray, notre demeure gardant toujours une sorte -d'inviolabilité sacrée. Cette distance observée et maintenue fait -que, durant toute mon enfance, j'ai eu le sentiment que nous étions, de -façon ou d'autre, des êtres supérieurs à nos amis ou à nos parents; -nous les protégions plus on moins, nous leur faisions la grâce de leur -donner des conseils, nous les instruisions par notre exemple, tout en -étant tenus, aussi bien par notre dignité que par la hiérarchie -sociale, à éviter toute familiarité. - -Il y avait pourtant une exception; et c'est là un souvenir que j'ai le -plus grand plaisir à évoquer. Dans le premier chapitre de -l'_Antiquaire_, l'aubergiste de Queen's Ferry offre à un hôte de -distinction une bouteille du meilleur porto de Robert Cockburn; porto -dont Robert Cockburn ne laissait jamais manquer Sir Walter, car il -était à cette époque sinon le plus gros, du moins le premier -importateur des grands vins de Portugal, comme mon père des grands vins -d'Espagne. Mr Cockburn était d'une des bonnes familles d'Édimbourg et -il avait fait acte de condescendance en entrant dans le commerce; d'une -grande intelligence, d'un esprit vif et mordant, il était reçu dans la -meilleure société d'Édimbourg, et se trouvait lié à mon père par -mille souvenirs de «la vieille ville». C'était sans contredit le plus -noble, le plus important des convives de nos agapes marchandes. - -Mrs Cockburn, encore mieux née, le type de la grande dame écossaise de -la vieille école, était indulgente pourtant aux idées modernes. On -disait que Lord Byron l'avait aimée, qu'elle était la première de ses -premières grandes passions, la Mary Duff de Lachin-y-Gair. Quand je -l'ai vue pour la première fois, elle était encore extrêmement belle, -bien que d'un certain âge, pleine de bon sens, et, en dépit d'une -certaine austérité un peu hautaine, parfaitement bonne. - -Les Cockburn avaient deux fils, Alexandre et Archibald, tous deux dans -les affaires de leur père, tous deux intelligents et énergiques, mais -tous deux parfaitement décidés--et en cela ils se conformaient au -désir de leurs parents--à être avant tout des gentlemen, des -marchands ensuite; disposition de tout point respectable et digne -d'être encouragée de nos jours, et où, dans leur cas particulier, il -n'entrait ni orgueil, ni pose. Ces deux Cockburn étaient bien de vrais -gentilshommes, nés gentilshommes, et plus à leur aise dans leurs -montagnes qu'à leur bureau où néanmoins ils s'occupaient en -conscience de leurs affaires. Elles ne se développèrent pas cependant, -comme elles eussent pu le faire, si elles eussent été entre des mains -moins aristocratiques. - -Alexandre et Archibald dînaient souvent chez nous. Le premier avait -beaucoup de l'humour de son père; le second était un beau et jeune -Highlander aux cheveux noirs, que ma passion pour Walter Scott avait -touché; aussi était-il toujours disposé à causer pêche et chasse -avec moi. Car, dès l'enfance, j'ai aimé les récits d'aventures, bien -que je ne fusse rien moins qu'aventureux. J'ai lu tous les romans du -capitaine Marryat, sans que cela m'ait jamais inspiré la moindre envie -de m'embarquer; j'ai visité le champ de bataille de Waterloo sans -songer un instant à me faire soldat; je me suis passionné pour les -récits de pêche d'Isaac Walton sans avoir jamais jeté la mouche; je -savais par cœur le _Deerslayer_ et le _Pathfinder_, de Cooper, sans -avoir jamais eu encre les mains autre chose qu'un pistolet à bouchon et -sans avoir découvert d'autres sentiers que ceux des solitudes de Gipsy -Hill. S'il m'est arrivé de me raconter des histoires merveilleuses de -batailles dont j'étais le général victorieux, cavernes où je -découvrais des filons d'or, ce n'était que jeux d'imagination, rêves -sans rapport avec la réalité. Dès cette époque, je redoutais de -grandir, de vieillir; je n'aspirais pas à être plus sage. Quant aux -projets d'avenir, je n'en faisais pas plus qu'un jeune ver à soie perdu -au milieu de sa première feuille de mûrier. - - -[Note 25: Montagne du Pays de Galles. (Note du traducteur.)] - -[Note 26: James Hogg, poète écossais. (Note du traducteur.)] - - - - -CHAPITRE VI - -SCHAFFHOUSE ET MILAN - - -La visite au champ de bataille de Waterloo, à laquelle il est fait -allusion dans le chapitre précédent, eut lieu lorsque j'avais cinq -ans, à l'occasion des fêtes du couronnement de Charles X. Nous -passâmes quelques semaines à Paris dans une pension de famille -tranquille, et ensuite quelques jours à Bruxelles, mais je n'ai gardé -aucun souvenir des stations intermédiaires. Lorsque je reviens sur ces -souvenirs lointains, je m'aperçois que j'étais lent à émouvoir, que -mes impressions s'éveillaient avec peine, et que j'avais besoin de -séjourner deux ou trois jours dans une ville pour en avoir la plus -légère idée; il est vrai que l'idée une fois formée était -généralement juste. Il m'est rarement arrivé d'avoir à modifier ces -premières impressions, et celles qui s'y ajoutaient n'étaient pas -aussi durables. D'où, ce que les gens appellent mes préjugés et qui -seraient plutôt des _après-jugés_, c'est-à-dire tout le contraire. -(Je n'ai pas la prétention d'introduire le mot dans la langue, mais il -m'est commode pour l'instant; il épargne du temps et de l'encre.) - -Une autre disposition étrangement tenace chez moi, c'est cette -impossibilité de m'intéresser à autre chose qu'à des choses proches -ou tout au moins visibles et présentes. J'imagine que les enfants sont -souvent ainsi, mais cette disposition est demeurée chez moi et c'est un -des traits de mon tempérament d'homme fait. - -De cette première visite à Paris, je garde surtout le souvenir des -coussins de plume garnissant les fauteuils de velours rouge de l'hôtel, -que l'on n'arrivait pas à aplatir même lorsqu'on était assis dessus -depuis une demi-heure; du parquet bien frotté du salon et du brave -«Boots», de «Brosse» pour parler plus correctement, qui s'escrimait -sur les dits parquets chaque matin si bien qu'ils étaient aussi polis, -aussi luisants qu'une table d'acajou; de la jolie cour plantée de -fleurs et d'arbustes sur laquelle s'ouvraient les fenêtres de notre -rez-de-chaussée; du gentil petit groom nègre au service d'une autre -famille qui attrapait le chat de la maison, et me le mettait dans les -bras; et d'une non moins gentille femme de chambre, très bonne fille, -qui d'ordinaire me le reprenait dans la crainte que je ne lui fisse mal -(l'expérience qu'elle avait des garçons, et des garçons anglais en -particulier, l'inclinant à se méfier de la pureté de mes intentions). -Je me souviens de ces choses, de certaines personnes, des Tuileries, et -des jardins de «Tivoli» où mon père me fit monter sur les montagnes -russes et où j'ai vu le plus beau feu d'artifice du monde; mais, par -contre, j'ai parfaitement oublié la Seine et Notre-Dame, et tout ce qui -tient à la ville ou aux environs, excepté les moulins à vent de -Montmartre. De même à Bruxelles j'ai perdu tout souvenir de l'Hôtel -de Ville, des rues spacieuses; il ne semble pas que j'aie été ému de -rien, ni même surpris, tandis que je n'ai pas oublié un détail de la -course en voiture jusqu'à Waterloo et de la promenade à pied à -travers la plaine. On n'avait pas encore construit l'horrible levée de -terre qui l'a déshonorée; neuf ans s'étaient à peine écoulés -depuis la bataille, et chaque monticule, chaque pli du terrain racontait -fidèlement les charges en avant ou les mouvements en arrière. Gravée -dans mon esprit par des lectures postérieures, cette vision de la -terrible lutte est restée parfaitement distincte, alors que le souvenir -d'une visite plus récente, faite depuis la construction de la digue, -s'est pour ainsi dire effacé. - -À noter aussi que le ravissement que m'avait causé une promenade en -bateau à vapeur, et dont j'ai parlé dans ma dernière lettre, est plus -récent. Quand j'étais enfant, je préférais à la vaste mer -elle-même la plage où venaient mourir les vagues, et le sable fin où -l'on pouvait creuser des trous. Il n'y a pas eu pour moi de «première -vue» de la mer; je n'avais pas plus de trois ans quand, pour aller en -Écosse, nous nous embarquions sur le cutter du capitaine Spinks, qui -faisait alors un service régulier, et que je jouais sur le pont comme -si j'eusse été sur la terre ferme. Il faisait d'ailleurs toujours -beau. La grandeur de l'Océan, je ne l'ai sentie pour ainsi dire que du -dehors; j'ai eu la vision du géant qui fait trembler la terre, en -entendant la voix des vagues rouler sur la grève, ou soupirer sur le -sable. - -J'avais l'intention de consacrer ici quelques lignes au souvenir d'une -autre pauvre parente, Nanny Clowsley, une bonne vieille créature -toujours souriante, qui vivait entre une horloge hollandaise et quelques -tasses à thé ébréchées, dans une seule chambre à alcôve. Cette -seule chambre était au troisième étage d'une des maisons à pignon -qui faisaient partie de ce pâté de vieilles constructions que l'on -vient de démolir près du pont de Battersea, du côté de Chelsea. -Mieux vaut réserver ce que j'ai à dire sur Chelsea pour une autre -fois, grouper tous ces souvenirs. Seulement, en parlant de galets, je ne -puis taire l'importance qu'a eue pour moi l'espèce de vue de mer que -l'on avait des fenêtres de Nanny Clowsley, d'où l'on pouvait guetter -le flux et le reflux de la Tamise, voir les barques danser avec le flot -ou se coucher à sec à marée basse. - -Mais j'ai déjà trop tardé, il faut en venir aux premières -impressions que m'a données la vue de certaines choses. - -J'ai dit que, pour nos voyages en Angleterre, Mr Telford nous prêtait -le plus souvent sa voiture. Mais quand nous allions en Suisse, Mary nous -accompagnant toujours maintenant, il nous fallait des roues plus solides -et plus de place; pour ce voyage et pour ceux qui suivirent, il fallut -donc, premier bonheur, choisir une voiture parmi celles que louait Mr -Hopkinson, de Long Acre. - -Les pauvres imbéciles, les pauvres esclaves modernes qui se laissent -traîner comme du bétail ou du bois coupé à travers des pays qu'ils -s'imaginent visiter, ne peuvent se faire une idée des joies -innombrables qui accompagnaient le choix et l'agencement d'une voiture -de voyage autrefois. Il y avait d'abord les considérations techniques -de force, de bon roulement, d'équilibre et de sécurité pour les -personnes et les bagages; l'air cossu qui doit en imposer aux modestes -passants; l'habile disposition des coffres à provisions sous les -banquettes, les tiroirs secrets sous les glaces de devant, les poches -invisibles dissimulées sous les coussins capitonnés à l'abri de la -poussière, et auxquelles on ne pouvait atteindre que par des fentes -imperceptibles ou des trappes dignes d'un sorcier ou d'Aladin lui-même; -l'assujettissement des coussins pour qu'ils ne glissent pas, l'arrondi -des coins qui permet un repos délicieux; le fonctionnement aisé des -stores, le bon état de leurs ressorts et cordons, la fermeture -hermétique des glaces, mille choses dont le confort d'une voiture de -voyage dépend; l'installation de tous ces détails, pour le plus grand -bien-être de ceux qui doivent occuper cette petite boîte, et pendant -cinq ou six mois en faire virtuellement leur home. N'est-ce pas déjà -voyager en imagination, avoir tous les plaisirs, et aucun des ennuis du -vrai voyage? - -Pour ce premier tour sur le continent, qui devait durer au moins six -mois, on fit choix d'une voiture avec un siège par devant, ou plutôt -on le fit ajouter, siège destiné à mon père et à Mary; plus, un -autre siège par derrière assez grand, pour qu'Anne et le courrier -pussent y tenir, et encore quatre places à l'intérieur: celles du -devant, un peu exiguës, étaient réservées à papa et à Mary en cas -de mauvais temps. Je me souviens que, lorsque nous eûmes enfin arrêté -notre choix, Mr Hopkinson, le loueur, un homme extrêmement poli, au -fait sans doute de ma réputation littéraire naissante, me demanda (à -la plus grande joie de mon père) si je pouvais traduire la devise du -précédent propriétaire de notre berline qui était peinte sous -l'écusson armorié: _Vix ea nostra voco._ J'y réussis sans peine, et -j'eus l'esprit d'ajouter que si la devise appartenait de droit à -l'ancien propriétaire, elle pouvait plus justement encore s'appliquer -à nous. Une voiture de famille aussi vaste, très solidement -construite, avec les bagages et son chargement de six personnes, -exigeait, cela va sans dire, quatre chevaux; on trouvait d'ailleurs à -tous les relais cinq ou six attelages de rechange. - -Le lecteur moderne a peut-être autant de peine à réaliser ces -méthodes de locomotion primitives--qui datent pourtant d'hier--que -celles des Saxons et des Goths migrateurs, et il ne se plaindra pas si -j'entre dans quelques détails. - -Les chevaux français, et en général tous ceux que l'on trouvait sur -les grandes artères européennes, étaient de vigoureux chevaux de -ferme, trottant bien, ayant du cœur, frustes de poil, et portant la -queue longue; des chevaux gais, hennissant, toujours prêts à folâtrer -entre eux à l'occasion; à part cela, faisant très sagement leur -besogne, obéissant le plus souvent à la voix, la rêne n'intervenant -que pour préciser l'ordre; le fouet, qui ne les effleurait jamais, ne -servait par ses claquements retentissants qu'à traduire l'orgueil -professionnel du postillon, à faire garer les voitures qui encombraient -la route et à prévenir tous les habitants des villages que l'on -traversait, que des personnages de distinction leur faisaient l'honneur -de visiter leur pays. Règle générale, les quatre chevaux étaient -menés par un seul postillon qui montait le limonier; mais si les -chevaux étaient jeunes, ou le postillon inexpérimenté, un second -postillon conduisait les chevaux de volée. Le plus souvent, on n'avait -qu'un homme pour quatre chevaux; les chevaux étaient paisibles, l'homme -qui s'enivrait rarement était ordinairement un très jeune homme, les -hommes faits trouvant un meilleur emploi de leurs forces; un jeune -cavalier, tant soit peu adroit, qui pouvait conduire de bonnes bêtes -bien dressées, avait encore l'avantage de ne pas les charger. La -moitié du poids du postillon, si ce n'est plus, était dans ses bottes, -de larges bottes souvent jetées au travers de la selle comme deux -seaux; le postillon, une fois les chevaux mis à la voiture, gagnait sa -place par le timon et produisait ses jambes dans ses bottes. - -Un personnage non moins important que le postillon, dans les -voyages en poste, était le courrier ou, pour parler correctement, -l'avant-courrier, dont la fonction consistait à précéder la voiture -à cheval, et à faire préparer les relais de façon à perdre le moins -de temps possible; poste de toute confiance, car c'était le courrier -qui passait les marchés, payait les notes, évitait à ses maîtres -mille soucis, sans compter la peine et la honte de massacrer le -français ou toute autre langue. Un bon courrier savait quelle était la -meilleure auberge dans chaque ville, et les chambres les plus -confortables dans chaque auberge, de sorte qu'il pouvait écrire -d'avance et les retenir il devait, s'il était intelligent, savoir ce -qu'il y avait d'intéressant à visiter dans les villes que l'on -traversait, et au besoin, par des moyens à lui, faire voir des choses -rares, inaccessibles au vulgaire. Murray, que le lecteur ne l'oublie -pas, n'existait pas dans ce temps-là; le courrier était un Murray -privé, il devinait, quand il avait de l'esprit, ce qui devait vous -intéresser tout particulièrement. Question de tact. Le courrier -accompagnait les dames lorsqu'elles avaient des emplettes à faire, il -les conduisait aux bons endroits, marchandant lorsqu'il le jugeait -nécessaire. Enfin, il était lié avec tous les autres courriers sur la -ligne et il pouvait vous nommer, pour peu que vous en eussiez la -curiosité, les voyageurs de marque qui se trouvaient à l'hôtel en -même temps que vous. - -Mon père eût considéré comme révolutionnaire, c'eût été, à ses -yeux, une sorte d'empiétement sur les privilèges de la noblesse de -nous faire précéder par un courrier à cheval; très large d'ailleurs -pour tout ce qui regardait le confort et l'agrément, il n'eût jamais -consenti, par ostentation, à payer un cheval supplémentaire. On -faisait commander les chevaux d'avance, quand c'était possible, par le -postillon de quelque voiture partie avant nous, sinon, nous nous -résignions à attendre le temps nécessaire pour qu'on les harnachât. - -Notre courrier donc montait sur le siège de derrière, à côté -d'Anne, et il nous était, dans l'accomplissement de toutes ses autres -fonctions, aussi indispensable qu'agréable. Indispensable d'abord, -étant donné que nous ne parlions que très peu le français, à peine -assez pour demander notre route; lorsqu'il s'agissait de discuter des -prix ou de demander des renseignements un peu détaillés, nous ne -pouvions pas nous en tirer, même en France; en Suisse et en Italie, je -ne saurais nous comparer qu'à un troupeau de moutons ou d'oies de -passage. Indispensable aussi à la tranquillité de mon père qui, -quoique très généreux de tempérament, avait horreur d'être surfait -et refait. Il savait bien que le courrier touchait une commission, mais -il savait aussi que son courrier ne se laisserait pas mettre dedans et -il avait toute confiance en lui. Non par vanité, mais par goût et -aussi pour le plaisir d'un changement, mon père aimait les grandes -chambres, et ma mère, fidèle à ses habitudes, exigeait une propreté -scrupuleuse; des chambres propres et spacieuses, implique une bonne -auberge, et le premier étage. Mon père tenait aussi à la vue; il -disait avec raison: «À quoi bon voyager, si ce n'est pas pour en voir -le plus possible», ce qui voulait dire: le premier sur le _devant_. Mon -père, délicat et très petit mangeur, avait besoin d'une cuisine -soignée et ma mère n'admettait que la viande de premier choix; ce qui -signifiait le dîner servi à part, rien du prix fixe, bien entendu. -Enfin, mon père, bien que n'allant jamais dans le monde, aimait à -côtoyer avec discrétion et sans s'imposer, cela va sans dire, les gens -du monde, j'entends de la noblesse, car il méprisait les purs mondains, -et il éprouvait un sensible plaisir à se dire que Lord et Lady un tel -habitaient sur le même palier, et qu'à tout moment il était exposé -à les rencontrer et à les croiser dans l'escalier. Salvador, dûment -averti, ou ayant avec finesse deviné les petites faiblesses -paternelles, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient que le flatter, avait -carte blanche pour tous les arrangements, locations, etc. Partout nous -trouvions les meilleures chambres préparées, de bons chevaux -attendant, et propriétaires et garçons chapeau bas à l'arrivée et au -départ. Salvador donnait son compte toutes les semaines, et mon père -le réglait sans jamais faire la plus petite observation. - -À toutes ces conditions de confort et d'agrément, le moderne touriste -à la vapeur doit, en imagination ajouter celle qui domine toutes les -autres, ne jamais avoir à se presser, pouvoir partir à l'heure qu'on -veut, et, si on est en retard, faire attendre les chevaux. En général, -nous déjeunions à huit heures, et à neuf heures on se mettait en -route. Entre neuf et trois de l'après-midi, à sept milles à l'heure, -en comptant les relais et en ne nous pressant pas, nous faisions nos -quarante ou cinquante milles dans la journée; nous dînions à quatre -heures et, après dîner, j'avais encore le temps de faire une longue -promenade solitaire et délicieuse; je rentrais exactement à sept -heures pour le thé, après quoi je mettais au point mes esquisses et, -à neuf heures et demie, au lit. Quand l'étape à fournit était -particulièrement longue, on partait à six heures du matin et on -faisait ses vingt milles avant le déjeuner, mais on s'arrangeait -toujours pour arriver pour le dîner de quatre heures. Ce n'était que -tout à fait exceptionnellement que nous faisions un second arrêt; -alors nous dînions dans quelque jolie auberge de village et nous -n'arrivions que pour le thé, après avoir fait quatre-vingt ou -quatre-vingt-dix milles. Mais nous ne faisions ces longues trottes que -lorsque nous voulions arriver pour le dimanche dans quelque -ville-cathédrale ou quelque joli village des Alpes. Jamais nous ne -voyagions le dimanche; mon père et moi, le plus souvent, nous -assistions--en philosophes--à une messe matinale, et ma mère, -uniquement pour nous faire plaisir (car j'ai rarement vu trace de -curiosité féminine chez elle), nous accompagnait l'après-midi dans -quelque promenade en voiture sur le Corso ou autre lieu profane. Mais ce -que nous préférions à tout, c'était une promenade à pied aux -environs d'un village dans les Alpes. - -J'ai menacé mon lecteur, quelques pages plus haut, d'un complément de -détails sur mes premières impressions en Suisse et en Italie en 1833. -J'aurai aussi à parler de Calais. Je note ici seulement que nous avons -remonté le Rhin jusqu'à Strasbourg où, en dépit de ses miracles -d'architecture, j'étais déjà assez intelligent pour trouver que la -cathédrale avait de la raideur, comme si elle eût été bâtie en fer; -ce qui me fit le plus d'impression, ce furent les hauts toits et les -riches façades de ses maisons de bois qui font déjà pressentir la -Suisse et surtout de trouver encore intacte la vue si admirablement -rendue par Prout à la 36e planche de ses Flandres et Allemagne. C'est -dans le salon de l'hôtel, à Strasbourg, que nous tînmes conseil avec -Salvador pour savoir si--c'était un vendredi après-midi--le lendemain -nous pousserions jusqu'à Schaffhouse ou jusqu'à Bâle afin d'y passer -le dimanche. Que de choses pour moi dépendaient de cette décision, si -jamais quoi que ce soit «dépende» de quelque chose! Salvador -inclinait à prendre la route directe qui suit le Rhin, ce qui nous -permettait d'arriver aux Trois Rois à l'heure du coucher du soleil. -Mais à Bâle, il fallait bien en convenir, il n'y a ni vue sur les -Alpes, ni bruit de chutes d'eau. Salvador, pour être juste, nous avait -honnêtement proposé une autre magnifique combinaison qui permettait de -gagner, par la Forêt-Noire, les portes de Schaffhouse avant l'heure de -leur fermeture. - -La Forêt-Noire! la chute du Rhin à Schaffhouse! la chaîne des Alpes! -à quelques heures. Nous y serions dimanche! Quel dimanche au lieu du -dimanche ordinaire à Walworth et de la promenade dans les prairies de -Dulwich! Mes véhémentes supplications finirent par l'emporter et, aux -premières heures du jour, nous traversions au trot égal de nos chevaux -le pont de bateaux de Kehl. Je vois encore dans la lumière grise du -matin se dessiner la ligne sombre des montagnes de la Forêt-Noire qui -se précisaient et s'élevaient à mesure que nous traversions la plaine -du Rhin. «Portes des Collines» qui s'ouvraient pour moi sur une vie -nouvelle, et qui ne devaient plus se fermer que lorsque s'ouvriraient -les Portes des Collines d'où l'on ne revient pas. - -Nous atteignîmes ainsi la partie basse de la Forêt-Noire, et -pénétrâmes dans un vallon qui montait en pente raide; moins d'un -quart d'heure plus tard, nous apercevions le premier «chalet -suisse»[27]. - -Quelle signification pour nous tous, et pour moi quelle vision en -quelque sorte prophétique! Il n'est pas un voyageur moderne qui puisse -comprendre ce que cela voulait dire pour moi, dussé-je passer des -années à le lui expliquer. Un hurlement de joie triomphante--semblable -à tous les sifflets de locomotive s'échappant à la fois de la gare de -jonction de Clapham--s'est élevé de toute l'imbécillité de l'Europe -pour applaudir à la destruction de la légende de Guillaume Tell. Pour -nous, chaque mot en était vrai, que dis-je! mythiquement éclairé -d'une vérité surnaturelle, et là, sous les bois sombres, nous en -retrouvions le témoignage visible, tangible et charmant sur le bois -pourpre de mélèze, sculpté sous l'inspiration des joies de la vie -rurale, de cette vie toujours la même, toujours immuable à l'ombre des -grands pins sur le sol ancestral, dans la bénédiction ta sainte -pauvreté et la paix de Dieu. - -Ah! la légende de Guillaume Tell est détruite! Et vous avez creusé un -tunnel sous le Gothard, vous voulez combler la baie de Uri--et c'est -pour vous, pour l'amour de vous, que les grappes de raisin dans pressoir -de Saint-Jacob ont rendu des gouttes de sang et que la massue de bois a -renversé cheval et heaume dans le vallon de Morgarten? - -Il est difficile d'imaginer l'époque déjà lointaine et bénie où la -Suisse appartenait aux Suisses, et où les Alpes n'avaient été -foulées par le pied d'aucun mortel. On ne connaissait pas encore la -vapeur, si ce n'est à bord de certains bateaux qui ne s'aventuraient -que lorsque le temps était calme (Y avait-il alors des paquebots qui -traversaient l'Atlantique? Je ne m'en souviens plus). En tout cas, les -routes de terre n'étaient point contaminées; et une fois que nous -eûmes pénétré dans ce paradis des montagnes, nous circulâmes au -milieu de ses vallées embaumées, de ses chalets blottis au fond de -prairies étincelantes de rosée. Vers midi, nous atteignions des -hauteurs moins fertiles; les côtes se faisaient plus abruptes; une ou -deux fois, au relais, nous dûmes attendre les chevaux, si bien qu'au -coucher soleil, il nous restait encore vingt milles à faire pour gagner -Schaffhouse. - -Il était plus de minuit lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville; -elles étaient fermées, mais le portier, que nous dûmes réveiller, -consentit à les ouvrir, à les entr'ouvrir plutôt, car une de nos -lanternes heurta la grille et fut brisée en mille pièces, comme nous -pénétrions sous la voûte. Heureux privilège que d'entrer ainsi, -comme en rêve, dans une ville du Moyen âge, fût-ce au prix d'une -lanterne cassée, plutôt que d'y arriver bêtement dans la bousculade -d'une gare de chemin de fer. - -Je ne me souviens que très vaguement de la matinée du lendemain; -j'imagine que nous dûmes assister au service dans une église -quelconque, et très certainement une partie de notre journée a dû se -passer à admirer les fenêtres en saillie sur des rues d'une propreté -invraisemblable. Aucun de nous ne semble avoir eu l'idée qu'il fût -possible d'apercevoir les Alpes sans faire quelque ascension, exercice -trop profane pour un dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme -d'ordinaire et, la soirée étant admirable, nous sortîmes pour faire -un tour. - -Nous avions prolongé notre promenade à travers la ville, le soleil -était près de se coucher lorsque nous nous trouvâmes dans une sorte -de jardin public situé, je crois, à l'ouest de la ville et d'où la -vue embrasse tout le cours du Rhin et la plaine au sud et à l'ouest. Je -regardais le pays découvert dont les larges ondulations se perdaient -dans une brume bleue, comme j'aurais regardé de Malvern, par exemple, -les perspectives du Worcestershire, ou de Dorking celles de Kent quand, -tout à coup, que vis-je à l'horizon! - -Nous n'eûmes pas un instant la pensée que ce pouvait être des nuages. -C'était d'une pureté de cristal, cela se détachait sur le ciel en -fines arêtes déjà teintées en rose par le soleil couchant. Cela -dépassait tout ce que nous avions jamais pensé ou rêvé. Les murs de -l'Éden perdu n'auraient pas eu plus de beauté et les murs, entourant -le ciel, de la Mort sacrée, plus de solennité. - -Est-il possible d'imaginer, pour un enfant d'un tempérament comme le -mien, entrée dans la vie plus bénie! Ce tempérament, il est vrai, -tenait à l'époque. Quelques années plus tôt, au siècle précédent, -aucun enfant ne se serait intéressé aux montagnes comme je faisais, ni -aux hommes qui les habitaient. Avant Rousseau, l'amour «sentimental» -de la nature n'existait pas; et avant Scott, on n'avait pas l'idée d'un -amour intelligent pour les «hommes de toutes classes et de toutes -conditions», amour qui prend non seulement le cœur, mais la chair. -Saint Bernard de Fontaine, contemplant le Mont-Blanc avec ses yeux -d'enfant, voit au sommet la Madone. Saint Bernard de Talloires -n'aperçoit pas le lac d'Annecy, il n'a de pensées que pour ceux qui -sont morts entre Martigny et Aoste. Pour moi, le pays des Alpes était -également beau par ses neiges éternelles et par le caractère de ses -habitants et, ni pour moi-même, ni pour eux, je ne demandais la vue -d'autres trônes dans le ciel que les rochers, d'autres esprits dans le -ciel que les nuages. - -C'est ainsi--dans un parfait équilibre moral et physique, le cœur -ardent, mais sans nul désir d'être autre que je n'étais, d'avoir plus -que je n'avais; ne connaissant des larmes que ce qu'il en faut pour -faire de la vie une affaire sérieuse, sans en détendre le ressort; -ayant à la fois assez de science et de sentiment pour faire de cette -première vision des Alpes non seulement la révélation de la beauté -sur la terre, mais la première page de son livre--que je quittai ce -soir-là le jardin en terrasse de Schaffhouse avec mon destin arrêté, -au moins dans tout ce qu'il aura eu de sacré et d'utile. C'est vers -cette terrasse, et vers la rive du lac de Genève que, jusqu'à ce jour, -reviennent et mon cœur et ma foi, à chaque élan qui les fait -noblement vivre, et à chaque pensée qui m'apporte secours ou -consolation. - -Le matin qui suivit cette soirée de dimanche à Schaffhouse fut -admirable; le ciel était sans nuages et nous nous fîmes conduire de -bonne heure aux chutes. Dans la lumière du matin, nous revîmes la -chaîne des Alpes, et nous connûmes, à Lauffen, ce qu'est une rivière -alpestre. Au sortir des gorges de Balstall, j'eus de nouveau une vision -inoubliable de la chaîne des Alpes, et ces aspects lointains, que le -voyageur moderne ne soupçonne même pas, me firent apprendre et sentir -plus que les merveilles vues de près à Thun et à Interlaken. Ce fut -aussi un grand bonheur pour moi, que nous ayons pris, pour passer en -Italie le plus majestueux des défilés, et que la première gorge des -Grandes Alpes que j'aie vue ait été celle de la Via Mala, le premier -lac d'Italie, le lac de Côme! Nous nous embarquâmes à Chiavenna, pour -traverser le lac, et le dimanche suivant nous trouva à Cadenabbia. -Après cela, de villa en villa jusqu'à l'autre extrémité du lac, et -ensuite de Côme à Milan par Monza. - -Sans que la saison fût avancée, nous étions déjà en plein été, et -je conseillerai toujours pour une première visite en Italie, de choisir -l'été. Ce fut un bonheur aussi, bien que mon cœur me portât vers les -paysans suisses, que chez moi le goût des choses artificielles eût -été formé par Turner dans l'_Italie_ de Rogers. Le _Lac de Côme_, -les deux villas au clair de lune, et l'_Adieu_ m'avaient préparé à -admirer ce qui vaut la peine de l'être dans les jardins en terrasses, -les arcades de belles proportions, les grands murs blancs ensoleillés, -qui n'ont en général qu'attrait factice pour les imaginations -anglaises. Chez moi, ce goût était pour ainsi dire inné, grâce à -Turner, et tout cela, dès le premier moment, me fut familier; -j'admirais et je vénérais. Je n'avais aucune idée alors de -l'élément mauvais, l'élément Renaissance, qui pouvait s'y mêler. -J'y retrouvais ce qu'on m'avait dit être l'art divin de Raphaël et de -Léonard; et mon ignorance des dates les associait aux personnages de -Shakespeare; la villa de Portia, le palais de Juliette devaient leur -ressembler. - -J'ai toujours eu aussi, comme je l'ai noté dans l'épilogue de la -nouvelle édition du deuxième volume des _Modern Pointers_, une -perception très exacte des grandeurs, soit en fait de montagnes, soit -en fait de monuments, une sorte d'exactitude joyeuse, si bien que je -saisis du premier coup d'œil les vastes proportions des palais -milanais, de la «montagne de marbre aux cent flèches», du Dôme, et -comme je ne faisais pas encore la distinction entre le bon gothique et -le mauvais, la richesse, la délicatesse des fines ciselures de dentelle -qui se détachaient sur le bleu du ciel me transportèrent. Mais quelles -extases lorsque, grimpant, et me promenant au milieu de ces merveilles, -j'aperçus, entre les pinacles, le Mont Rose! - -J'avais pourtant été préparé à cette apparition par l'admirable -reproduction qui en avait été donnée à Londres un ou deux ans -auparavant, dans une exposition dont j'ai, plus tard, vivement regretté -la disparition--le panorama de Burford, dans Leicester Square--tentative -de la plus haute valeur éducative et qui aurait dû être soutenue par -le Gouvernement. J'avais admiré là un tableau charmant, d'une facture -exquise, qui représentait le panorama vu du haut de la cathédrale de -Milan; je ne pensais pas alors que je le verrais un jour et il m'avait -ravi et étonné; mais être là aujourd'hui, y être réellement, -tenait du miracle. - -Nous eûmes encore le bonheur d'avoir un temps merveilleux tout le reste -de la journée. Vers le soir, nous allions en voiture au Corso, qui, à -cette époque, faisait le bonheur du beau monde de Milan comme le Parc -chez nous, et d'où, avant la construction de la grande gare, on avait -la vue, d'un côté, de toute la chaîne des Alpes, et de l'autre, de la -belle cité dominée par son Dôme blanc. Puis le retour, en voiture -découverte, dans le calme du crépuscule, à travers les longues rues -silencieuses; la place du Dôme, sur les larges dalles de laquelle les -roues glissaient sans bruit, augmentaient encore la sensation -d'irréalité et d'émerveillement. Et cet air si pur, ce silence, la -majesté environnante des Alpes que je venais de voir, la -perfection--elle m'apparaissait telle alors--et la pureté de ce marbre -immaculé qui se découpait contre le ciel! En ce monde toujours -changeant, pouvait-on demander davantage en fait de bien apparemment -immuable? - -J'essaie autant que possible de ne pas influencer mon lecteur et de le -laisser juge des événements que je m'efforce de raconter simplement; -mais ici, l'on me pardonnera de souligner tout l'avantage que nous -tirions de nos habitudes de sauvagerie pendant ce premier voyage sur le -continent, où notre solitude se trouvait augmentée encore par notre -ignorance des langues étrangères, et aussi par notre amour du confort. -C'est une sensation particulièrement délicieuse, inconnue au touriste -moderne plus ou moins frotté d'allemand et de français, de parcourir -les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit; l'oreille -conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue, le -sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si l'organe est dur, souple -ou suave; tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage -prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime; le moindre petit -incident se transforme pour vous en opéra mélodieux ou bien en -pittoresque de marionnettes à langage inarticulé. Songez aussi à tout -ce que ce calme a de précieux. - -La plupart des jeunes gens à notre époque et même des gens plus -âgés, s'ils ont gardé quelque curiosité, sont plutôt, en voyage, en -quête d'aventures que d'informations. Les choses ne les intéressent -que dans leurs rapports avec leur moi. En fait, ils ne pensent qu'à -eux, plus attirés par les gens de belle humeur que par les -mélancoliques, et très occupés de très petites choses. Non que je -prétende que notre isolement eût rien de méritoire, ni que je -soutienne qu'il vaille mieux ne pas savoir d'autre langue que la sienne, -mais l'ignorance qui est humble a ces avantages. Nous ne voyagions pas -pour courir les aventures, pour faire de nouvelles connaissances, mais -pour voir avec nos yeux et sentir avec nos cœurs. La sympathie fait -découvrir dans l'humanité des profondeurs où il y a plus de vérité -que dans les formules et les mots; et même dans mon propre pays, j'ai -constaté que les choses qui m'ont causé le moins de déceptions sont -encore celles que j'ai apprises en qualité de spectateur. - - -[Note 27: Suisse de caractère et de construction: les frontières -politiques sont peu de choses.] - - - - -CHAPITRE VII - -PAPA ET MAMAN - - -Les études, dont j'ai parlé plus haut, auxquelles je me livrai pendant -cette année 1834, encore sous l'impression des émotions du voyage, -m'entraînaient dans quatre directions différentes; il eût fallu, -alors, bien peu de chose, le plus petit encouragement, pour fixer mon -choix et m'engager dans l'une ou dans l'autre. C'était d'abord l'effort -fait pour exprimer en vers des sentiments véritablement sincères en -dépit de ce que leur expression accusait de vanité superficielle, et -d'une forme bien cadencée quoique fort pauvre en idées. Il m'aurait -été impossible d'expliquer le plaisir que je trouvais à contempler la -mer ou à errer dans les landes, mais j'éprouvais une douceur infinie -à moduler une plainte qui rappelait le murmure des vagues ou à jeter -un cri comme celui du vanneau. - -En second lieu, j'avais une vraie passion pour la gravure et pour les -effets de surface et d'ombre auxquels elle se prête. Je n'ai jamais vu -de dessins d'adolescent d'une facture aussi consciencieuse et d'une -telle délicatesse de ligne; il y avait certainement en moi l'étoffe -d'un bon graveur. Mais le destin en ayant décidé autrement, je -déplore la perte que ce fut pour l'art de la gravure, moins toutefois -que celle, déjà calculée ou plutôt incalculable, qu'avait faite en -moi la géologie! - -Venait en troisième lieu l'instinct passionné de l'architecture, bien -que j'eusse été incapable de rien bâtir ou de rien sculpter, n'ayant -aucun don d'invention; et je crois bien avoir fait dans cette branche -tout ce que j'étais capable de faire. - -Enfin, quatrièmement, il y avait l'instinct géologique toujours -vivace, toujours renaissant, associé désormais aux Alpes. Pour mes -quinze ans, je demandai que l'on me fît cadeau de l'ouvrage de -Saussure, _Voyages dans les Alpes_, et je me mis méthodiquement à la -rédaction de mon dictionnaire minéralogique à l'aide des trois -volumes de Jameson (un livre précieux), en comparant ses descriptions -aux spécimens du British Museum; j'écrivais les miennes, infiniment -plus éloquentes et plus complètes, en caractères sténographiques -extrêmement ingénieux et symboliques, qui me demandaient beaucoup plus -de temps que l'écriture ordinaire, et dont il me fut impossible, plus -tard, de relire un seul mot. Voilà les quatre points stratégiques -qu'il eût été facile de fortifier, les dispositions qui ne -demandaient qu'à être cultivées; et c'est le temps d'expliquer, -autant que je le pourrai, avec les données que je possède, le -caractère assez particulier et le génie de mes père et mère dont -l'influence sur moi, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie -de ma vie, a été plus considérable que toutes les circonstances -extérieures, toutes les amitiés, toutes les directions, à -l'Université ou dans le monde. - -Une des choses qui ont pesé d'un poids immense et influé, non -seulement sur ma méthode de travail, mais pensée, c'est que tandis que -mon père, comme je l'ai déjà dit, me donnait le meilleur exemple de -lecture poétique--je dis bien lecture, et non déclamation, chose qu'il -méprisait et qui me déplaisait fort--ma mère voulait m'enseigner -(elle avait tout ce qu'il fallait pour cela) une justesse absolue de -diction et la plus grande précision d'accent en prose; elle m'a appris, -dès que j'ai su parler, ce dont j'ai essayé plus tard de convaincre -mes lecteurs: que la justesse de la diction implique la justesse de la -sensation, et la précision de l'accent, la précision du sentiment. - -Bien que ma mère eût été élevée en province chez Mrs Rice, elle -l'avait été dans les principes les plus sévères de vérité, de -charité, d'économie domestique; dans le respect scrupuleux de la -langue anglaise qui, dans le milieu où elle vivait, était loin d'avoir -conservé la pureté des eaux limpides de la Wandel. J'ai déjà dit -qu'elle était la fille de la propriétaire, restée veuve toute jeune, -de l'auberge de la Tête du Roi, qui, au moins, existait encore il y a -un an ou deux. L'un des côtés de la maison donnait sur la place du -Marché de Croydon et la porte d'entrée ouvrait sur une ruelle en -pente, impraticable aux voitures, et qui relie la rue Haute à la Ville -basse. - -Élevée en pleine agora de Croydon, entendant parler son dialecte, ma -mère, telle que je la vois aujourd'hui, devait être, dans sa jeunesse, -une jeune fille extrêmement intelligente, très pratique et naïvement -ambitieuse; elle fut toujours sans effort à la tête de sa classe et -profita en conscience de tous les avantages que l'institution -provinciale et sa modeste maîtresse pouvaient lui offrir. Je ne l'ai -jamais, à aucune époque de sa vie, entendue se plaindre, tout au -contraire, de l'éducation qu'elle avait reçue. - -J'ignore pour quelles raisons ma mère alla vivre à Édimbourg avec mon -grand-père et ma grand'mère. Ils émigrèrent bientôt après dans la -maison de Bower's Well, sur le versant de la colline de Kinnoull, -au-dessus de Perth. J'ai été d'une indifférence stupide à l'égard -de l'histoire de ma famille tant qu'il m'eût été facile de la -connaître; et ce n'est guère que depuis la mort de ma mère que j'ai -eu envie de savoir ce qu'elle seule aurait pu me dire! - -Ce changement de vie entraîna certainement un changement de milieu; en -Écosse, ma mère se trouvait dans une sphère supérieure, un monde de -gentlemen et de ladies quelquefois un peu excentriques, le plus souvent -pauvres, mais enfin, de gentlemen et de ladies. Elle a dû se -développer, devenir une grande belle jeune fille au visage à la fois -doux et énergique, une maîtresse de maison accomplie, d'une tenue -irréprochable, et réservée jusqu'à la pruderie, mais une pruderie -naturelle, si l'on peut dire, inviolable et jamais agressive. Je n'ai -jamais entendu un mot révélant un sentiment un peu vif, fût-ce de -simple admiration, ayant troublé la sérénité de son règne en -Écosse. Pourtant, j'ai remarqué qu'elle ne prononçait pas sans un -tant soit peu d'embarras devant mon père, et non sans plaisir devant -les autres, le nom du Dr Thomas Brown. Que le Dr Brown, professeur de -philosophie morale, hôte assidu de ma grand'mère, aimât à causer -avec Miss Margaret, cela suffit à prouver quelle place elle tenait dans -le monde d'Édimbourg; mais elle ne négligeait pas pour cela les -devoirs de sa charge, qu'elle ne remplissait que trop scrupuleusement. - -Un jour qu'habillée pour le dîner elle avait couru à la cuisine jeter -un dernier coup d'œil, la vieille Mause, qui tenait une poêle à la -main, avait, par inadvertance, ait une grosse tache sur la jolie robe -blanche de sa jeune maîtresse; et comme il paraît que celle-ci la -réprimanda avec trop peu de résignation aux voies de la Providence en -cette matière, Mause s'était écriée en branlant la tête: «Ah! Miss -Margaret, vous êtes comme Marthe, vous vous empressez et vous vous -doublez dans le soin de beaucoup de choses[28].» - -À l'époque où ma mère, dans la fleur de sa vie, à vingt ans, était -une sorte de Desdémone, occupée la plus haute philosophie morale -«tout en ne négligeant pas les affaires du ménage», mon père était -un adolescent de seize ans aux yeux noirs, actif, spirituel et vibrant. -Margaret était pour lui une sorte d'institutrice, et une confidente -révérée et admirée sans mesure, aimée avec sérénité, à laquelle -il éprouvait le besoin de dire ses secrets, de conter ses grandes mais -très fugitives passions, et à laquelle il demandait conseil, en toutes -circonstances. - -Mon père avait décidé, dès cette époque, d'entrer dans commerce, -sans pourtant abandonner ses études. Il avait appris le latin, qu'il -savait bien, sous la noble direction d'Adam à l'École supérieure -d'Édimbourg; en même temps, sous l'influence alors vivante et -prépondérante de Sir Walter Scott, tous les coins de sa ville natale -s'idéalisaient, s'imprégnaient de pure poésie des souvenirs -historiques les plus nobles qui aient jamais sanctifié et hanté les -rues d'une brillante capitale. Je n'ai ni le temps, ni le désir -d'allonger encore mon récit en mettant sous les yeux du lecteur des -lettres, manie détestable de nos biographes modernes qui se plaisent à -confondre la conversation par lettre avec le fait vivant. Cependant, il -faut lire cette lettre du Dr Thomas Brown à mon père, écrite en une -heure décisive, et qui témoigne de la situation qu'il occupait déjà -parmi la jeunesse d'Édimbourg. Elle souligne de façon bien saisissante -certains côtés de son caractère qui ont eu par la suite une grande -importance pour lui et pour moi: - - - -«8, N. St. David's Street, Edinburgh, -18 février 1807. - -«Cher Monsieur, la date inscrite en tête de la lettre que vous m'avez -fait l'honneur de m'écrire pour me demander conseil au sujet de vos -études littéraires,--conseils dont un «proficient» comme vous n'a -guère besoin--me remplit de confusion. Il m'a été vraiment impossible -d'y répondre plus tôt et je vous supplie de croire que ce retard ne -vient pas d'un manque d'intérêt pour vos progrès intellectuels. Vous -n'étiez encore qu'un enfant que je me félicitais déjà de votre jeune -ardeur, de vos progrès et, autant pour vous que pour votre excellente -mère, je m'intéressais à vous, persuadé d'ailleurs que, quelle que -fût la profession que vous adopteriez, vous vous y distingueriez. - -«Vous semblez regretter, et je crois que vous avez tort, le temps que -vous avez consacré aux lettres. Je ne le regrette pas. Vous avez senti, -j'en suis sûr, combien de telles études ajoutent au raffinement des -manières et du cœur; c'est là, pour l'homme qui ne tient pas à -être, avant tout, _un homme de science_, un des principaux bienfaits de -la littérature. N'oubliez pas qu'il est très différent de travailler -_professionnellement_ ou simplement pour orner son esprit. Dans le monde -où vous êtes destiné à vivre, vous entendrez nommer cinquante -écrivains pour un savant. Ces études ont encore le grand avantage, à -moins vraiment qu'il n'y ait abus, de ne vous faire jamais taxer de -pédanterie; et je ne saurais en dire autant des autres branches de la -science. Et, sans doute, il y a quelque danger à lire poésie et romans -avec _gloutonnerie_, à y consacrer les heures qui devraient être -réservées aux affaires, mais je sais que vous n'êtes pas homme à -perdre ainsi votre temps. Il existe pourtant une science, la préféré -et la plus grande de toutes pour les hommes en général, et les hommes -d'affaires en particulier: c'est l'économie politique. Vous devriez -vous tourner ce côté. C'est la science de votre profession, science -qui contre-balance les----(mot oblitéré par le cachet) et les habitudes -mesquines que cette profession développe quelquefois; science à -laquelle il faut toujours faire appel lorsqu'il s'agit d'affaires, ou -commerciales, ou financières. Un commerçant qui connaît bien -l'économie politique sera en état de donner des impulsions nouvelles, -de diriger ses confrères; sans connaissances en économie politique, il -ne sera jamais qu'un vulgaire marchand. Ne perdez donc pas un jour pour -vous y mettre, procurez-vous un exemplaire la _Richesse des Nations_, -d'Adam Smith, lisez et relisez cet ouvrage avec attention; je suis sûr -que vous y trouverez le plus grand plaisir. En vous donnant ce conseil, -je vous traite en _marchand_; puisque telle doit être votre profession -dans la vie, l'important, étant donné qu'il s'agit d'un nouveau profit -à tirer, c'est de voir s'il doit contribuer à faire de vous un -_marchand distingué et honorable_, personnage considérable dans un -pays comme le nôtre. À votre point de vue, dans le monde que vous -êtes destiné à fréquenter, les sciences physiques ne peuvent avoir, -pour vous, qu'un intérêt très secondaire. En dehors de la chimie, -elles demandent toutes une préparation mathématique plus complète que -celle que vous avez; et encore la chimie exige-t-elle des travaux de -laboratoire, une série d'études pratiques et méthodiques. Cependant, -si vous aviez occasion, à Londres, de suivre quelques cours de chimie, -ce serait excellent; en ce cas, je vous conseillerais de vous procurer -soit l'ouvrage du Dr Thomson, soit celui de Mr Murray, cela vous -préparerait à l'enseignement du professeur. Même de la physique il -est bon d'avoir un aperçu général, quelque superficiel qu'il soit, et -bien que, sans les mathématiques, vous ne puissiez aller bien loin, je -vous engage à en acquérir quelques notions. Lisez l'_Économie de -nature_, de Gregory; ce n'est pas un très bon livre, il n'est pas sans -erreurs, mais c'est encore le meilleur ouvrage de vulgarisation que nous -possédions et il est suffisamment exact pour ce que vous voulez en -faire. Souvenez-vous, toutefois, que s'il vous est permis de n'être -qu'un philosophe de la nature superficiel, il ne vous est pas permis de -n'avoir pas de connaissances sérieuses en économie politique. - -«Autre chose encore. Je vous supplie de ne pas négliger l'étude des -langues. Pour les langues modernes, il n'y a pas grand danger, vous -serez forcé de les entretenir, ne fut-ce qu'à cause de vos affaires; -mais les affaires commerciales ne se traitent pas en latin et vous -pourriez l'oublier. Sans parler de la perte irréparable qu'il y aurait -pour vous à ne pas jouir des admirables écrivains qui ont écrit dans -cette belle langue, le latin est le complément nécessaire de la -culture d'un gentleman et il a, en lui-même, une valeur intellectuelle -trop haute pour qu'on y renonce de gaieté de cœur. - -«Adieu, mon cher Monsieur. Recevez les compliments de tous les miens et -croyez à mon désir de vous être utile. - -«Votre ami sincère, - -«T. Brown.» - - -On peut aisément s'expliquer que le jeune homme auquel un homme dans la -position de Brown adressait une pareille lettre inspirât à sa jeune -cousine de Croydon plus de respect que n'en accorde généralement à un -écolier une jeune fille de quelques années plus âgée que lui. - -Ces relations de cousinage et d'amitié se poursuivront ainsi sans que -surgît, ni d'un côté ni de l'autre, la pensée de liens plus intimes, -jusqu'au jour où mon père, alors âgé de vingt-deux ou vingt-trois -ans, après divers noviciats à Londres, songea à s'y fixer et à -commencer les affaires à son compte. Il s'était dit, maintes fois, que -Margaret, car il n'en faisait nullement l'héroïne d'un roman -sentimental, serait pour lui la meilleure des femmes, et très -tranquillement, mais très résolument aussi, il lui demanda si elle -pensait qu'ils pourraient être heureux ensemble, et si elle consentait -à attendre qu'il fût en situation de l'épouser. - -La jeune institutrice d'antan ne dissimula pas la joie qu'elle -ressentait; elle ne dit pas, comme l'Agnès Wickfield, de _Copperfield_, -qu'elle l'avait aimé toute sa vie, mais convint qu'il était très doux -qu'il lui fût permis de l'aimer aujourd'hui. Le sentiment que lord -Colambre éprouve pour Grace Nugent dans l'_Absent_, de Miss Edgeworth, -ressemble beaucoup à celui qu'éprouvait mon père pour ma mère, avec -cette différence que lord Colambre était un amant plus passionné. Mon -père a mis dans le choix de sa femme la même espèce de décision, de -sérénité calme que je l'ai vu mettre, plus tard, dans le choix de ses -employés. - -Ce fut alors pour les deux jeunes gens une période de bonheur très -doux; ma mère était, sans contredit, la plus éprise des deux: John -s'appuyait sur elle avec confiance, il comptait sur sa tendresse et sa -raison. Mais ni l'un ni l'autre ne permirent jamais à leurs sentiments -de dégénérer en passion chagrine ou impatiente. L'amour, chez ma -mère, se manifestait surtout par ses efforts persévérants pour -cultiver son esprit, former ses manières, se rendre digne d'être la -compagne d'un homme qu'elle jugeait très supérieur à elle; chez mon -père, par l'ardeur qu'il mettait au travail, car son mariage dépendait -du succès de son entreprise; il fut un fiancé exemplaire, il épargna -toujours à ma mère toute anxiété inutile et ne lui donna jamais le -plus léger motif de déplaisir. - -Les fiançailles se prolongèrent ainsi pendant neuf années; au bout de -ce temps, les dettes paternelles étant payées et mon père se trouvant -à la tête d'une maison de commerce qui prospérait, les fiancés, qui -n'étaient plus alors de très jeunes fiancés, se marièrent à Perth -un soir, après souper, sans que même les servantes de la maison se -doutassent de rien. Elles devinrent ce qui s'était passé en voyant, le -lendemain, John et Margaret partir ensemble en voiture pour Édimbourg. - -Lorsque je jette un coup d'œil en arrière, rien ne m'étonne plus que -mon manque de curiosité à l'égard de tout ce passé. Comment, lorsque -ma mère revenait avec complaisance sur les circonstances de ce mariage -si soigneusement tenu secret, n'ai-je jamais demandé: «Pourquoi tant -de mystère, mère, pour un mariage attendu depuis si longtemps et que -tous vos amis, des deux côtés, désiraient?» - -Je n'avais, jusqu'ici, songé à rien écrire sur moi ou les miens en -dehors de quelques faits et dates consignés au jour le jour. J'ai ainsi -très légèrement, je dirais aujourd'hui très irrespectueusement, -négligé les éditions de ma famille. «À quoi bon? me disais-je, tous -sommes ce que nous sommes, et nous serons ce nous nous serons faits.» - -De même, jusqu'en ces derniers temps, j'avais toujours considéré que -mes parents, touchant leur bonheur et leur mariage, avaient agi fort -sagement et devaient être imités. Cependant, je ne voudrais pas que le -lecteur s'imaginât que ce que j'ai pu écrire, ici ou là, sur les -avantages des longues fiançailles, se rapportait à celles, -particulières, de mes père et mère. Il m'est difficile de juger du -degré d'héroïsme et de patience que cette attente exigeait des deux -côtés; je sais seulement que, pour ce qui est de moi, j'en eusse été -incapable et je crois bien que ce n'était pas très raisonnable. Car, -pendant ces longues années d'attente, la santé de mon père s'altéra; -puis, ayant commencé la vie si tard, ils durent la quitter tous deux, -abandonnant leur enfant au moment où il commençait à justifier les -espérances que dans leur tendresse ils avaient conçues pour lui. - -Si je me suis laissé aller à conter ici le roman de mon père et de ma -mère et le peu que je sais des épreuves et des vertus de leur jeune -temps, sans me soucier des dates, c'est que j'imagine que mon récit -n'en sera que plus complet si j'écris à mesure que les souvenirs me -reviennent et sans m'astreindre à l'ordre chronologique des faits. J'y -suis venu en cherchant à m'expliquer comment ma mère avait acquis cet -art consommé de lecture. C'est que, pendant ces longues fiançailles, -elle ne s'était jamais lassée de travailler à perfectionner son -éducation première: efforts secondés et infailliblement dirigés par -une pureté de cœur et de conduite naturelle--ou, par son intensité, -je pourrai bien dire surnaturelle--qui la portait toujours à faire ses -délices du langage juste et clair dans lequel seul se traduisent les -belles choses. La foi absolue de ma mère dans la vérité littérale de -la Bible m'a mis, dès que j'ai été capable de réfléchir, en -présence du monde invisible, et a exercé mes facultés d'analyse sur -les questions de conscience, de libre arbitre et de responsabilité que -l'on tranche d'ordinaire sans hésiter dans l'innocence de la jeunesse -et que, plus tard, l'homme hébété par les idées reçues, souillé -par les péchés du monde extérieur, n'aborde que l'esprit prévenu. La -mélancolie même du dimanche, ses prohibitions, les doctrines du -_Pilgrim's Progress_, de la _Holy War_ et des _Embruns_, qui pesaient si -lourdement sur cette septième partie de mon temps, me furent -bienfaisantes, car c'était vraiment la seule contrainte, la seule forme -de vexation que j'eusse à supporter; bien légères épreuves, -compensées par la gaieté, le calme d'un intérieur où la vie commune -était douce, où tout se passait en joie et en paix. La santé de mon -père, altérée par tant de dures années de travail solitaire, -réclamait impérieusement le calme. Timide à l'excès dans le monde, -et cela d'autant qu'il se sentait plus de moyens, plus d'idées et qu'il -avait très nettement le sentiment de ne pouvoir les exprimer, il -était, au contraire, plutôt autoritaire et en tout cas très à son -aise en affaires. Il allait à son bureau tous les matins, réservant -l'après-midi au repos et à la famille. Sa finesse, sa décision, des -principes inflexibles qui entraînaient une manière de tout traiter en -plein jour lui enlevaient toute inquiétude, de sorte que son travail -était plutôt un amusement qu'un souci. Ses capitaux étaient placés -à la Banque ou aux entrepôts de Sainte-Catherine sous la forme de -fûts remplis du meilleur xérès et assurés aux compagnies les plus -solides. Son associé, Mr Domecq, un fier Espagnol, d'une honorabilité -scrupuleuse, avait en lui la confiance la plus absolue se conformait -exactement à toutes ses indications en ce qui touchait le marché de -Londres. Les lettres pour l'Espagne indiquaient donc brièvement que le -public, cette année, demandait du vin vieux ou jeune, blond ou chaud; -les lettres aux clients n'étaient pas moins brèves: on leur disait, -sans phrases, que s'ils trouvaient à redire au vin qu'on leur -fournissait, c'est qu'ils n'y entendaient rien, et que s'ils -réclamaient une prolongation de crédit il était impossible de la leur -accorder. Ce laconisme un peu rébarbatif était compensé par les soins -que mon père mettait à exécuter les ordres de ses correspondants et -par la déférence qu'il leur témoignait en allant, lui-même, prendre -leurs commandes. Dans les visites aux clients, il déployait infiniment -de savoir-faire, de tact, de courtoisie et aussi beaucoup de patience; -et la confiance qu'il inspirait aux marchands au détail de province -était d'autant plus grande qu'ils le voyaient plus juste, plus sincère -dans son appréciation du vin des maisons rivales de la sienne; en même -temps la finesse de son palais lui permettait de triompher de toutes les -épreuves auxquelles le client le plus soupçonneux pouvait le -soumettre. Il arrivait aussi, lorsque de gros clients venaient en ville, -que mon père fît trêve à nos habitudes de sauvagerie et les priât -de venir dîner à Herne Hill. Tout gamin, je détestais déjà ces -agapes commerciales et je m'étais fait--en notant avec soin les -conversations lorsque, par hasard, elles ne roulaient pas sur le -vin--une assez pauvre opinion de la mentalité commerciale comme telle, -opinion que je n'ai jamais eu aucune raison de modifier depuis. - -Quant à nos voisins de Herne Hill, nous ne les voyions pas, à une -exception près, dont j'aurai à parler par la suite. Ils appartenaient -pour la plupart au haut commerce de Londres, et avaient peu de sympathie -pour les façons de vivre surannées de ma mère et encore moins pour -les sentiments romantiques de mon père. - -Autre raison, sans doute, pour que nous nous refusons à frayer avec nos -voisins, c'est que pour la plupart ils étaient beaucoup plus fortunés -que nous et portés à faire étalage de leur richesse. Mes parents, au -contraire, vivaient simplement, n'avaient pas de domestiques mâles[29], -s'éclairaient avec des chandelles dans des bougeoirs en plaqué, et -n'avaient ni jardinier, ni chevaux, ni voiture. Nos voisins, tout -boutiquiers ils étaient, avaient par contre une nombreuse suite de -laquais, de la vaisselle plate, des jardins admirables, des serres et -des carrosses conduits par des cochers en perruque poudrée. -Quelques-uns de mes lecteurs se demanderont peut-être si cette froideur -dans nos relations était uniquement de notre fait. Ce qui est certain, -c'est que mon père avait trop d'orgueil pour accepter des invitations -qu'il n'aurait pu rendre, et que ma mère ne se souciait pas d'aller à -pied poser des cartes chez de belles dames qui venaient en calèche à -sa porte. - -Protégée par ces austérités monacales et cette fierté -aristocratique contre les pièges et les distractions du monde -extérieur, ma vie d'enfant était aussi réglée que celle du petit -oiseau qui sort du nid l'est par le lever et le coucher du soleil. -Peut-être mes lecteurs s'étonneront-ils que ce soient ces années de -calme monotone et de solitude qui m'aient laissé les meilleurs -souvenirs! L'arrivée de ma cousine Mary, son installation à la maison -coïncida avec l'entrée en scène des professeurs dont j'ai déjà -parlé; et ces changements dans l'emploi de mes journées, s'ils en -augmentaient l'intérêt, en troublaient aussi la quiétude. Les succès -au collège ou à l'université, que mes maîtres faisaient briller à -mes yeux, me semblaient d'assez tristes mobiles, un peu bas même, -comparés aux reproches pleins de tristesse de ma mère, ou à un simple -compliment tombé de ses lèvres; quant à Mary, quoique d'une nature -modérément enjouée et d'un caractère facile et aimable, son deuil -d'orpheline ne pouvait que jeter une certaine tristesse dans notre -intérieur, en troubler l'harmonie, ne fût-ce que par la différence -toute naturelle que l'on sentait dans la tendresse que ma mère portait -à son fils et celle qu'elle portait à sa nièce. - -Bien que je me sois étendu par reconnaissance sur les joies et les -avantages de notre vie solitaire, je prie mes lecteurs de ne pas croire -que je préconise pour tous les enfants semblable éducation familiale -aux portes de Londres. Mais un autre bienfait que j'en ai tiré et dont -je n'ai pas encore parlé, c'est la perception subtile, le sentiment -intense de la beauté de l'architecture et du paysage du continent, que -je dois certainement à cette habitude de trouver le bonheur entre les -quatre murs de briques de notre petit jardin; de subir avec résignation -ce qu'un faubourg et plus encore une chapelle non-conformiste de Londres -pouvait avoir d'esthétique. Celle du Dr Andrews était d'un type aussi -caractérisé dans son genre qu'une basilique romaine dans le -sien--longue grange de forme rectangulaire au plafond plat, avec des -fenêtres cintrées en briques et des petits carreaux enchâssés dans -du plomb, qui rappelaient vaguement, comme dessin, une toile -d'araignée; de chaque côté, une galerie soutenue par de grêles -piliers de fer; des bancs, séparés les uns des autres par des cloisons -de bois blanc bien fermées par des portes du même bois, à loquets de -cuivre. Les bancs occupaient toute la longueur de la grange, à -l'exception de deux passages latéraux où courait un tapis de paille -fessée; au milieu, la chaire se dressait dans un sublime isolement, -presque au centre, un peu en avant de la balustrade de l'autel, lourde -boîte lambrissée, portée très haut sur quatre pieds et ornée d'un -épais coussin de velours cramoisi, garni aux coins de glands d'or, ce -qui était une source de grande distraction pour moi: quand le sermon -m'ennuyait par trop, je m'amusais à suivre le jeu des lumières, les -reflets et les ombres parmi les plis chatoyants du velours, lorsque le -pasteur, dans l'ardeur de son argumentation, l'enfonçait à coups de -poing. - -Imaginez le changement de décor, d'un dimanche à l'autre, entre le -service du matin dans cette bâtisse vulgaire, au milieu des petits -boutiquiers de Walworth endimanchés: la femme de notre plombier, la -bonne grosse Mrs Goad, qui occupait le banc devant nous et qui prenait -des airs sévères quand nous arrivions et que le service était -commencé; imaginez le changement entre cela et la grand'messe dans la -cathédrale de Rouen, avec sa nef pleine de paysannes portant tous les -types de coiffes blanches d'une bonne moitié de la Normandie. - -Le contraste n'était pas moins merveilleux, moins enchanteur, entre -l'architecture bourgeoise qui m'était familière et celle de Flandre ou -d'Italie. La maison de commerce de mon père, située au centre de -Billiter Street, qui a été démolie il y a quelques années, rayée du -plan cadastral aussi bien que de la mémoire des hommes, était un -échantillon parfait de ce qu'il y avait de bienséant dans une cité -anglaise. Aujourd'hui les façades de nos maisons sont de véritables -réclames, nous dépensons des centaines de mille francs pour arborer un -masque et dissimuler nos banqueroutes. Mais, au temps de mon père, on -faisait les affaires et on bâtissait encore honnêtement. Son -«office» se composait d'une pièce de cinq mètres sur six, ornée des -tables-bureaux de ses deux employés et d'une petite armoire où l'on -enfermait les échantillons de xérès; en face, une autre pièce plus -grande, où l'on recevait les clients de distinction et où mon père -pouvait se faire servir une côtelette s'il était retenu en ville. Le -rez-de-chaussée de la maison était occupé par MM. Wardell et Cie. -d'aimables gens qui faisaient aussi, si je m'en souviens bien, le -commerce des vins, mais au détail. Pas d'autre avis qu'une plaque de -cuivre discrète sous la sonnette: «Ruskin, Telford & Domecq», où les -noms des trois associés brillaient, dûment astiqués par la seule -servante de la maison, la vieille Maisie--diminutif affectueux, je -crois, de Marion (en anglais Marianne) comme Mause de Mary--Le soin de -toute la maison, une maison à trois étages avec des greniers, lui -incombait; peut-être se faisait-elle aider par une femme de journée -pour les gros ouvrages, mais en tout cas elle faisait la cuisine, -ouvrait la porte et introduisait les visiteurs de distinction, les dits -visiteurs étant tenus, bien entendu, de s'annoncer avec plus ou moins -de fracas, selon leur rang dans le monde. Les employés de la maison et -leurs pareils tiraient la sonnette (autour de laquelle l'astiquage -journalier avait fait une belle coupe transversale à travers les -nombreuses couches annuelles de peinture, me rappelant ainsi les stries -de l'agate), et le principal commis, sans se déranger, au moyen d'un -mécanisme ingénieux soulevait le loquet. - -Ce modeste établissement était situé, comme je l'ai dans Billiter -Street, une rue étroite qui n'avait pas six mètres de large et où -deux haquets de brasseur, rasant la muraille, avaient peine à passer. -Je me demande même si ce miracle pouvait s'accomplir tout du long; -cette rue était plutôt une sorte de tranchée entre des maisons à -trois étages, en briques savamment ignées et jointoyées, et qui -n'offrait au passant d'autre avertissement que l'excellent briquetage -des murs et des linteaux des fenêtres. - -Type représentatif, je le répète, des constructions de ce quartier de -Londres, du Mansion House jusqu'à la Tour où le pittoresque du -quartier bas m'était entièrement défendu, dans la crainte que je ne -me pissasse choir dans les bassins des Docks; mais en y joignant les -rues de Fenchurch et de Leadenhall Street, qui représentaient pour moi -le grand genre du haut commerce britannique, le lecteur peut s'imaginer -l'effet que firent sur mon imagination les fantastiques pignons de Gand -ou les cours intérieures de Gênes plantées d'orangers. - -Je ne m'explique pas par quel miracle de résignation, après les -émotions de nos courses à l'étranger, nous pouvions nous retrouver -avec une joie tranquille, mon père à son bureau en face du mur de -briques de la brasserie, et moi dans ma niche, à côté de la cheminée -du salon. Mais, pour l'un comme pour l'autre, les occupations -régulières, la douce monotonie, les rites sacrés du home nous -étaient plus précieux encore que toutes les ferveurs de la -découverte, le ravissement en face de certaines scènes d'une -incomparable beauté. De très bonne heure, j'ai compris que le plaisir -de la nouveauté est de peu de durée, que la beauté, inépuisable en -elle-même, épuise au bout d'un certain temps les joies et -l'enthousiasme, et que les philosophes ne nous ont pas dit assez au -contraire que le home, la maison, la vie sainement réglée sont -toujours pleins de délices. Ah! l'émotion, le frisson joyeux qui me -faisait battre les tempes, qui me bouleversait le cœur lorsque, après -une absence, fût-elle d'un mois ou deux, j'apercevais le sommet de -Herne Hill--et je guettais chaque tournant de la route, chaque branche -des arbres familiers--émotion qui, pour être moins accablante, moins -profonde, faisait vibrer de façon plus intime les fibres de mon âme; -joies que je préférais aux joies que me donnaient les pays étrangers, -ou même les parties de mon propre pays nouvelles pour moi. Pour ma -mère, les soins de sa maison, ses lectures avec Mary et moi, une petite -causette par-ci par-là avec Mrs Gray, mais surtout les préparatifs -pour le retour de mon père, et la douce perspective de la soirée en -famille, valaient toutes les merveilles du monde, des pôles à -l'équateur. - -C'est ainsi que nous rentrâmes--tout pleins d'idées nouvelles, mais -toujours fidèles aux anciennes--vers la fin de l'année 1833, pour -goûter en joie le repos du logis. Hélas! un malheur que nous ne -pouvions pas prévoir nous menaçait. - -Tous les jours, à Cornhill, Charles se faisait aimer davantage. Comment -un garçon, qui vivait tout le long jour à Londres, pouvait-il garder -des joues si roses, les cheveux bouclés d'un jeune Achille et toute la -gaîté de sa mère, la chère tante de Croydon: cela me paraît -inconcevable, mais le fait est qu'il combinait dans une rare perfection -l'entrain de Jin Vin avec sérieux de Tunstall; son cœur n'était -troublé par les charmes d'aucune Margaret, car son patron, hélas! -n'avait pas de fille, mais seulement un fils: si bien que lorsque -Charles scrutait l'avenir, comme tout bon apprenti doit le faire, il ne -voyait dans la maison d'autre perspective qu'une place de caissier ou de -premier commis. Son frère aîné, celui qui lui avait appris à nager -en le jetant la tête la première dans le canal Croydon, réussissait -dans le commerce, en Australie et appelait pour l'associer à ses -affaires ce frère qui avait toujours été son préféré. Il fut donc -décidé que Charles partirait. Les vacances de ce Noël de 1833 se -traînèrent tristement, car j'avais beaucoup de chagrin du départ de -Charles et Mary plus encore; quant à mon père et à ma mère, bien -qu'en vérité ils n'aimassent que moi au monde, la pensée que Charles -s'en allait au loin les attristait et ils ne s'y résignaient que parce -que très sincèrement, croyaient que c'était pour son bien. Toute -l'affaire d'ailleurs fut décidée, l'équipement de Charles acheté, -son passage payé, les recommandations faites au capitaine en moins de -quinze jours. Lui partit pour Portsmouth rejoindre son bâtiment, cœur -tout joyeux. Une lettre nous apprit bientôt qu'il était à l'ancre au -large de Cowes, mais que navire ne pouvait mettre à la voile en raison -du vent d'ouest. Et les courriers succédaient aux courriers, le vent ne -s'apaisait pas. Nous aimions le vent d'ouest, c'est un vent délicieux, -mais nous trouvions qu'il prolongeait tristement les adieux. Cependant -Charles écrivait qu'il s'amusait beaucoup et nous savions par le -capitaine qu'il était déjà au mieux avec tous les matelots du bord -sans compter les passagers. - -Le vent soufflait toujours de l'ouest! Combien dura cette attente, je ne -m'en souviens plus; dix, quinze jours peut-être. Enfin, un jour ma -mère et Mary étaient allées en ville avec mon père pour faire -quelques emplettes ou voir une exposition, et j'étais resté à la -maison, très agréablement occupé à je ne sais plus quoi. Les -entendant rentrer, je courus au-devant d'eux et je commençais à -raconter combien je m'étais amusé lorsque je les vis, figés comme des -statues, mon père et ma mère l'air très grave; Mary regardait par la -fenêtre la plus éloignée de la porte. Comme je continuais mon récit, -elle se retourna soudain, le visage baigné de larmes, se baissa vers -moi et j'entendis cette phrase coupée par un sanglot: «Charles est -parti». - -Le vent d'ouest avait continué de souffler et, la veille, il avait -soufflé en tempête: il s'était élevé une forte brise comme celle -qui chasse les nuages et fait écumer les vagues autour des récifs dans -le _Gosport_ de Turner. - -Le navire envoyait son canot à terre pour chercher de l'eau, un petit -côtre, je crois, en tout cas un bateau à voile. La mer était grosse et -les matelots, avec un ou deux passagers, avaient eu quelque difficulté -à embarquer. «Voulez-vous me permettre d'y aller aussi? demanda -Charles au capitaine qui surveillait le départ.--Vous n'avez pas -peur?--Je n'ai jamais eu peur de rien», fit Charles, et il sauta dans -l'embarcation. Le canot n'était pas à cinquante mètres qu'il -chavirait. Une flottille de petites barques l'entourait, comme une nuée -de moucherons en été. Elles s'élancèrent à force de rames. Tout le -monde fut sauvé, excepté Charles qui coula comme une pierre (22 -janvier 1834). - -Nous connûmes ces détails petit à petit. Au premier moment, nous nous -refusions à croire à notre malheur, nous espérions qu'il avait été -recueilli par un bateau et emmené en pleine mer. Mais, quelques jours -plus tard, on retrouvait son corps que les vagues avaient rejeté sur la -grève de Cowes. Son pauvre père alla lui rendre les derniers devoirs. -La triste cérémonie terminée, quand il eut recueilli tous les -détails de l'affreuse aventure, car le bateau était toujours à -l'ancre, il vint à Herne Hill pour raconter à «petite tante» ce qui -s'était passé. (Le vieillard appelait toujours ma mère «petite -tante», la petite tante de Charles.) C'était le matin, dans la pièce -du devant; ma mère tricotait à sa place accoutumée, près du feu; -moi, je dessinais ou je lisais dans mon coin. Mon oncle raconta le -tragique événement avec ce calme, ce ton tranquille, qui est -caractéristique chez les gens du peuple en Angleterre. À la fin -seulement, quand il eut tout dit, il éclata en sanglots. Je l'entends -encore--j'entends ses derniers mots: «Ils ont rattrapé sa casquette, -sa casquette qui était sur sa tête, mais ils n'ont pas pu sauver.» - -[Note 28: S. Luc, X, 41, L. de Sacy.] - -[Note 29: Thomas nous avait quitté peu après l'accident qui m'était -survenu: il ne pouvait, je crois, supporter la vue de ma lèvre qui -avait conservé la marque de la morsure du chien. Il ne fut pas -remplacé.] - - - - -CHAPITRE VIII - -VESTER, CAMENÆ[30] - - -Après la mort de Charles, les portes de mon cœur, qui s'étaient -entr'ouvertes un instant, se refermèrent. La vie monotone, un peu -personnelle, de Herne Hill continua sans qu'il se passât cette -année-là rien qui mérite d'être retenu, encore moins d'être -raconté. Cependant, mes parents firent une nouvelle tentative pour me -donner un camarade, un bon camarade auquel je suis redevable de beaucoup -plus de choses que je ne le croyais alors. - -À quelque six ou sept grilles de chez nous, en descendant vers les -champs et la vue (vue dont le propriétaire actuel, Mr Sopper, attendri -par mes lamentions, a bien voulu rendre la jouissance au public, ce dont -je le remercie sincèrement) la six ou septième grille, donc, ouvrait -sur une jolie pelouse ombragée d'un cèdre. La maison, très soignée, -était occupée par deux personnes aussi simples que mon père et ma -mère: Mr et Mrs Fall, mais plus heureux qu'eux, en ce sens qu'ils -avaient non seulement un fils mais une fille. Richard Fall était d'un -an plus jeune que moi, mais il était déjà au Collège à Shrewsbury -et par conséquent, à certains égards, plus développé que moi; sa -sœur, plus jeune, était une petite perfection qui ne quittait guère -les jupes de sa mère. Aussi simples l'une que l'autre, mais de -principes sévères et tout à fait convaincues qu'elles possédaient la -véritable religion comme toutes les connaissances nécessaires: -d'ailleurs, le modèle de toutes les vertus et de toutes les convenances -à Herne Hill et autres lieux. Je frémis encore au souvenir du regard -que me jeta Mrs Fall un jour que j'avais prononcé «naivette» pour -«naïveté». - -Ce doit être en 1832 que mon père, frappé de la tenue irréprochable -de cette famille en toutes circonstances, écrivit en termes courtois à -Mr Fall pour lui demander, lorsque Richard serait à la maison, de -permettre qu'il vînt jouer ou travailler avec moi. L'offre de mon père -fut bien accueillie, les deux garçons s'y prêtant, et comme je venais -d'être jugé digne d'avoir une salle d'étude particulière et que -Richard n'avait qu'une chambre qui n'était pas toujours à l'abri des -incursions de sa petite sœur, le plus souvent, quand Richard n'était -pas au collège, il arrivait vers dix heures et faisait ses devoirs à -la même table que moi, m'aidant quand je trouvais les miens difficiles. -Nous sortions ensuite avec Dash, Gipsy, ou tel autre chien favori du -jour. - -Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la neige de Noël, en ce -temps-là, fût plus blanche que celle d'aujourd'hui, mais j'ai au moins -de bonnes raisons de croire qu'elle restait plus longtemps blanche. Ce -que j'affirme positivement, c'est qu'il tombait plus de neige aux -environs de Londres, à cette époque, que depuis vingt ou vingt-cinq -ans. Il n'était pas rare, dans les vallons des collines de Norwood, de -trouver les clôtures des champs disparues sous des ondulations de -neige, tandis du haut des collines, la moitié des comtés de Kent et de -Surrey luisait jusqu'à l'horizon, comme une mer arctique sans dangers -et sans nuages. - -Richard Fall était un tout à fait bon garçon, plein sens pratique. -S'il n'avait pas de goûts très personnels, il avait un dégoût -marqué pour mon genre, aussi bien artistique que littéraire. Il -refusait sèchement de se prononcer sur les mérites de mes œuvres, me -blaguait, prenait vis-à-vis de moi des airs d'indulgence et de -protection au lieu de se montrer flatté d'avoir pour ami un auteur de -grand avenir! Jamais malveillant, mais se moquant de moi sans merci, et -se demandant pourquoi je m'obstinais à écrire du mauvais anglais, pour -le plaisir d'écrire en vers--et des sottises aussi bien en prose qu'en -vers. En tout cas, nous primes l'habitude de vivre ensemble et, par la -suite, nous avons béni le hasard toutes les fois qu'il nous a -rapprochés. - -L'année 1834 s'écoula sans grand mal, mais sans grand profit dans les -quatre études dont j'ai parlé, et que j'avais entreprises pour mon -plaisir, avec, temps à autre, un petit effort du côté des études -classiques, pour lesquelles je n'avais pas grand goût et dont je ne -sentais pas la nécessité. - -Sans _grand_ mal, ai-je dit, car il y avait un certain danger, pour un -enfant même bien intentionné, à n'être virtuellement soumis à -aucune discipline, à n'en faire jamais qu'à sa tête, sans que rien -vînt lui faire sentir que sa manière de penser pouvait ne pas être -toujours la meilleure. - -Il me serait impossible de dire, sans prendre une peine que, sans doute, -mon lecteur trouverait disproportionnée avec son objet, le bien et le -mal que j'ai tiré de la littérature de troisième ou de quatrième -ordre que je préférais aux classiques latins. Le volume du _Forget me -not_, auquel je dois la précieuse gravure de Vérone (et par un hasard -assez curieux une autre de Prout, de Saint-Marc de Venise), était -quelque peu au-dessus des annuaires ordinaires comme impression -typographique; il contenait trois histoires: _The Red-nosed Lieutenant_, -du Rév. Georges Croly, _Hans in Kelder_, de l'auteur des _Chronicles of -London Bridge_ et _The Comet_, d'Henry Neele Esq. qui, toutes à leur -manière, me firent une grande impression. L'habitude enfantine, quelque -peu idiote, que j'avais de regarder fixement les mêmes objets pendant -une journée entière, je l'appliquais à mes lectures; j'étais capable -de lire et de relire les mêmes livres d'un bout à l'autre de l'année. -Comme il m'eût été parfaitement inutile de garder le souvenir de -toutes ces histoires, je me vantais plutôt de la faculté d'oubli qui -me permettait de les goûter à nouveau; et, vers treize ou quatorze -ans, j'ai dû lire ces livres préférés et beaucoup d'autres du même -genre vingt fois de suite. - -Je m'étonne un peu que l'on m'ait laissé si longtemps dans mon coin en -compagnie seulement de mon _Italie_ de Rogers, de mon _Forget me not_, -de mon _Continental Annual_, de mon _Friendship's Offering_, pour livres -de fonds; et je m'étonne encore plus que mon père, qui se berçait du -fol espoir de me voir un jour écrire comme Byron, n'ait jamais -remarqué que la précocité de Byron tenait à la lecture des maîtres -dans toutes les branches de la littérature. Je doute même que -semblable richesse de lecture ait été jamais égalée chez un jeune -homme, étudiant ou auteur. J'eusse d'ailleurs été tout à fait -incapable d'un tel travail cérébral, et les dispositions réelles que -j'avais pour le dessin m'obligeaient à y consacrer le meilleur mes -forces. Je me reposais en lisant _Hans in Kelder_ et _The Comet_. - -Je ne me souviens pas du moment précis où mon père commença à me -lire du Byron, s'attendant bien à ce que je l'aimerais. Mes premières -émotions littéraires, je les dois à l'_Iliade_ et à Scott. Je devais -avoir douze ou treize ans, sans cela comment aurais-je oublié ma -première impression? _Manfred_ avait dû me frapper, comme _Macbeth_ -avec ses sorcières. Plusieurs changements, d'ailleurs plus ou moins -heureux, eurent lieu vers cette année-là dans la discipline monacale -de Herne Hill. J'eus la permission de boire du vin, on me conduisit au -théâtre, et il fut décidé que, les jours de fête, je dînerais avec -mon père et ma mère à quatre heures. C'est dans ces occasions -solennelles, au dessert, que mon père nous lisait les _Noctes -Ambrosianœ_, à mesure qu'elles paraissaient et sans en passer un seul -mot, fût-ce le plus vif. Un soir, il nous lut le Naufrage dans _Don -Juan_ et fut si heureux de voir que je l'appréciais qu'il finit par -lire presque tout le reste. Je vois encore le regard, un peu inquiet, -que mon père et ma mère échangèrent à travers la table un jour l'on -cherchait ce qu'on pourrait lire, et que je demandai _Juan et Haidée_. -Mon choix ne fut pas ratifié et, sentant que j'avais dit une sottise -sans trop savoir laquelle, je n'insistai pas et même je balbutiai -quelques excuses, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Peut-être -m'accorda-t-on un morceau de _Childe Harold_, que j'aimais presque -autant à cette époque. D'ailleurs, je ne tardai pas à me lasser -d'Haidée, dont je trouvais l'histoire trop triste. Ce qui est certain -c'est que, vers la fin de 1834, j'étais familier avec mon Byron à peu -près d'un bout à l'autre, à l'exception de _Caïn, Werner_, le -_Deformed Transformed_, et la _Vision of Judgment_, qui n'étaient pas -à ma portée, et que papa et maman trouvaient inutile de m'expliquer. - -Mon lecteur, qui a de l'esprit, je n'en doute pas, s'étonne sans doute -que ma mère se prêtât à ce genre de lectures. Il devient donc -nécessaire d'expliquer certaines particularités de la pruderie -maternelle, qu'il aurait peine à comprendre d'après ce qu'il sait -d'elle. Et, sans doute, il a dû se dire que puisqu'elle m'avait fait -lire la Bible plus de six fois d'un bout à l'autre, c'est qu'elle -n'avait pas peur d'appeler les choses par leur nom; mais ce dont il -pourrait ne pas s'être rendu compte, c'est qu'énergique et -passionnée, elle sentait les grandeurs et les beautés de Byron aussi -vivement que mon père, et que son puritanisme était doublé d'assez de -bon sens pour se dire que, du moment que Shakespeare et Burns restaient -ouverts sur la table toute la journée, il n'y avait aucune raison pour -me défendre Byron. Cependant, ce ne fut que quelques années plus tard -que je fus autorisé à le lire moi-même. Ma mère avait confiance dans -mon honnêteté naturelle, dans l'éducation que j'avais reçue, et ne -redoutait pas plus de me voir devenir un Corsaire ou un Giaour qu'un -Richard III ou un Salomon. Elle avait raison. Byron ne m'a jamais fait -le moindre mal; ce qui m'a fait du mal ce sont les événements de la -vie, et les livres d'un genre plus bas, y compris nombre d'œuvres dont -les auteurs passent pour être de grands éducateurs, depuis Victor Hugo -jusqu'au Dr Watts. - -Je demanderai la permission de profiter de l'occasion pour expliquer ce -que j'entends lorsque je dis que ma mère était une prude -«inoffensive». Aussi stricte pour elle-même qu'Alice Bridgenorth, -elle était pénétrée du vrai esprit de sa religion et, sans se -frapper la poitrine, sans faire parade de sa confession de «misérable -pécheresse», elle savait que, selon la doctrine de cette religion, et -probablement en fait, Madge Wildfire n'était pas plus pécheresse -qu'elle-même. Elle avait la charité universelle de sa sœur. -Sympathique à toutes les passions comme à toutes les vertus -véritablement féminines, peut-être, dans le fond de son cœur, -aimait-elle autant la vraie Margherita Cogni que la femme idéale de -Faliero. - -Autre trait du caractère de ma mère que je tiens à affirmer ici, afin -de couper court à une légende qui menace de s'accréditer grâce aux -commentaires de certains journaux, et d'après lesquels je la ferais -ressembler à la tante dévote d'Esther dans _Bleak House_. Tout au -contraire, il y avait chez ma mère une gaîté franche, souvent un rire -inextinguible et de bon aloi! Rire qui n'était jamais sardonique, mais -qui avait bien quelque chose du rire de Smollett, ce qui fait qu'elle -jouissait pleinement, avec mon père, de leur _Humphrey Clinker_, bien -avant que je ne pusse, quant à moi, en comprendre ni le sel, ni la -portée. Que dis-je, une plaisanterie à la Smollett un peu grasse la -mettait en joie. Je me souviens qu'un jour, bien des années plus tard, -lors d'une de nos traversées du Simplon, arrivés au sommet nous nous -étions arrêtés pour jouir de la vue; Anne, notre vieille Anne, -s'était assise pour se reposer sur une des balustrades qui bordent la -route, en face du monastère, à pic vers la vallée. En se retournant -pour regarder le panorama, Anne perdit l'équilibre et roula tête en -bas, jambes en l'air, sur la pente. Mon père, en riant, ne put -s'empêcher de dire qu'elle l'avait fait exprès, pour le plus grand -plaisir des bons Pères et, depuis, ni lui ni ma mère ne pouvaient -faire allusion à la «performance» d'Anne, comme ils disaient, sans -rire pendant un bon quart d'heure. - -Si, toutefois, une plaisanterie avait quoi que ce soit d'amer ou -d'ironique, ma mère ne la goûtait pas, tandis que mon père et moi ne -l'en aimions que davantage si elle était juste; et dans la mesure où -je le comprenais, je jouissais bien de tout le sarcasme de _Don Juan_. -Mais la résolution que je pris, après la lecture des derniers chants -de _Don Juan_, de reconnaître Byron pour mon maître en poésie, comme -Turner l'était en peinture, se dessina dès l'époque où le jeune -oisillon, disons plus poliment si vous voulez, le jeune cygne, essayait -ses ailes sans avoir conscience des instincts plus profonds qui l'y -poussaient; je ne voyais nettement que deux choses, c'est que son -observation était la plus exacte, et son expression la plus concentrée -que j'eusse encore rencontrée en littérature. J'avais lu, avec mon -père, les deux premiers livres de Tite-Live, je savais donc ce que -c'est qu'un style concis; mais je m'étais déjà rendu compte que -Tite-Live, comme je m'en rendis compte plus tard pour Horace et Tacite, -était volontairement, souvent péniblement et quelquefois obscurément -concis. Byron, au contraire, écrit aussi aisément que l'épervier -vole, son style est aussi clair que les eaux claires d'un beau lac. Il -dit la stricte vérité, en aussi peu de mots que possible, et non -seulement la vérité exacte, mais la vérité essentielle et centrale. - -Je ne pouvais alors, cela va sans dire, évaluer les dons prodigieux de -Byron pas plus que ceux de Turner; mais je voyais que tous deux avaient -raison dans toutes les choses où j'étais capable de distinguer le vrai -de l'erreur, et par conséquent que je devais les pendre pour maîtres, -chacun dans son domaine propre. Le lecteur moderne, pour ne pas dire -l'érudit moderne, est si complètement ignorant des qualités -maîtresses de Byron, qu'il m'est difficile de raconter l'histoire de -mon noviciat sans préciser à l'aide de quelques exemples ce qui me -paraissait absolument unique dans son œuvre. - -Pour cela, je choisirai sa prose plutôt que ses vers, d'autant que sa -versification, son rythme, soulèvent des questions différentes de -celles qui nous occupent ici. Lisez par exemple, pour commencer, la -phrase sur Sheridan dans sa lettre à Thomas Moore, datée de Venise, le -Ier juin (ou 2 juin à l'aube) 1818: «Les Whigs l'outragent; et -néanmoins il leur reste fidèle; des imbéciles de ce calibre ne -méritent ni crédit ni pitié. Quant à ses créanciers, n'oubliez pas -que Sheridan n'a jamais eu le sou et qu'il s'est jeté avec des dons -puissants et des passions ardentes dans la mêlée du monde, qu'il s'est -trouvé au faîte de la gloire, sans fortune. Fox a-t-il jamais payé -ses dettes? Sheridan s'est-il jamais prêté à une souscription à son -bénéfice? L'ivrognerie de...... était-elle plus excusable que la -sienne? Ses aventures galantes étaient-elles plus scandaleuses que -celles de ses contemporains? Pourquoi faut-il que sa mémoire soit -ternie, quand on respecte les leurs? Ne vous laissez pas impressionner -par les criailleries, mais comparez-le comme principes avec Fox le grand -faiseur de coalitions, avec Burke le pensionné, avec dix fois cent -mille autres pour les idées personnelles. Quant au talent, il n'est pas -de comparaison possible, aucun ne lui vient seulement à la cheville. -Sans fortune, sans relations, sans réputation (ce qui n'était -peut-être pas vrai au début, et ce qui a pu ensuite le pousser au -désespoir et à la folie) il les a tous battus sur tous les terrains. -Mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonsoir, ou plutôt bonjour. Il est -quatre heures, l'aube blanchit le Grand Canal et le Rialto sort des -ombres.» - -Remarquez-le, ce passage a de la grandeur, d'abord parce qu'il condense -dans le moins de mots possible le plus de pensées justes, sages et -généreuses. Il n'est pas seulement grand et noble, il est _parfait_; -tout ce qu'il veut dire est là, sans concision artificielle ou -compliquée; c'est net, c'est rapide, c'est le coup de marteau du -forgeron sur le fer rougi à blanc; et avec un choix de mots qui, par -leur position dans la phrase, les fait dépasser de beaucoup la -signification qu'ils ont dans le dictionnaire. Par exemple, il emploie -«néanmoins» (however) au lieu de «toutefois» (yet), parce que -«néanmoins» est là pour «quoi qu'ils fassent». La «mêlée du -monde» veut dire non seulement la foule mais la poussière, le -brouillard qui l'enveloppe; «dix fois cent mille», pour «un million» -ou «mille fois mille», afin d'enlever au nombre sa grandeur et nous -faire sentir qu'il s'agit d'une quantité de nullités. Remarquez aussi -la phrase entre parenthèses: «ce qui n'était peut-être pas -vrai...»; elle est obscure; il serait impossible en effet d'être clair -sans s'arrêter et perdre beaucoup de temps; au lecteur de compléter le -sens et de dire: «il n'était peut-être pas vrai à l'origine de dire -qu'il n'avait pas de réputation», etc... Enfin, cette aube qui -soulève les voiles diminue les ombres qui enveloppent le Rialto, mais -elle ne l'éclaire pas comme elle éclairerait une étendue d'eau. - -Prenons maintenant, si vous le voulez bien, les deux passages sur la -poésie dans les lettres à Murray du 15 septembre 1817 et du 12 avril -1818; (pour bien juger de la force collective de ces deux lettres, -comparez exposé réfléchi qu'il publia dans la réponse à Blackwood -en 1820). - -1817. «Pour ce qui est de la poésie en général, je suis convaincu, -plus j'y réfléchis, que lui (Moore) et nous tous d'ailleurs, Scott, -Southey, Wordsworth, Moore, Campbell et moi, nous sommes dans l'erreur -les uns comme les autres; nous nous sommes engagés dans une voie -révolutionnaire qui est mauvaise; nos systèmes poétiques n'ont aucune -valeur en eux-mêmes, seuls Rogers et Crabbe y ont échappé et les -générations à venir, et même la génération actuelle, leur -donneront raison. J'en suis convaincu depuis que j'ai relu quelques-uns -de nos classiques, et en particulier Pope. Et voici comment j'en ai fait -l'expérience. J'ai pris les poèmes de Moore, les miens et quelques -autres; je les ai lus en les comparant avec ceux de Pope, et j'ai été -surpris (je n'aurais pas dû l'être) et mortifié de la distance -immense qui nous sépare--au point de vue de la raison, du savoir de -l'effet, et même de l'_imagination_, de la passion et de -l'_invention_--nous autres, hommes du Bas-Empire, du petit homme du -temps de la Reine Anne. Croyez-moi, il y avait des Horace en ce -temps-là; et maintenant on est des Claudien, et je vous assure qui si -c'était à recommencer, je m'arrangerais en conséquence. Crabbe est -bien l'homme; seulement son sujet est impossible, grossier et...... -c'est un retraité en demi-solde; il fera bien d'en finir à moins de -faire comme il faisait autrefois.» - -1818. «J'avais pensé à écrire une préface pour défendre Lord -Hervey contre les attaques de Pope--mais Pope lui-même, en tant que -poète, envers et contre tous, car il est en butte à d'inqualifiables -attaques inaugurées par Warton et continuées de nos jours par la -nouvelle école des critiques et des écrivailleurs qui se croient -poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Ce mauvais goût et -cette damnée blague m'exaspèrent; notre génération tout entière ne -vaut pas un seul chant du _Rape of the Lock_, de _The Essay on man_, de -la _Dunciad_, ni aucune des choses qui lui appartiennent.» - -Il n'y a rien qui ait besoin d'être expliqué dans la brièveté et les -aménités de ces deux fragments, si ce n'est, dans le premier, -l'énumération si précise et si complète des qualités de la grande -poésie. Remarquez surtout l'ordre dans lequel il les met: - -A. La Raison. Cela veut dire que la première chose à faire est de se -demander si le soi-disant poète est un homme de bon sens, un homme -raisonnable; il insiste là-dessus dans la réponse à Blackwood: «On -l'appelle (Pope) le poète de la Raison! Est-ce une raison pour qu'il ne -soit pas poète?» - -B. Le Savoir. Burns, le laboureur d'Ayrshire, si richement doué qu'il -soit, ne saurait être mis en parallèle avec Homère, Dante ou Milton. - -C. L'Effet. Son vers a-t-il de l'action, de l'effet, frappe-t-il -instantanément l'oreille et l'esprit? Voyez l'«effet» sur l'auditoire -des «ottave» de Béatrice à la page 286 des _Songs of Toscany_ de -Miss Alexander. - -D. L'Imagination. Elle est reléguée à un rang aussi bas parce que -beaucoup de romanciers et d'artistes qui ont de l'imagination ne sont -pas poètes pour cela, et même ne sont pas de grands romanciers, pas de -grands peintres, car il leur manque la raison qui leur permettrait de -s'en servir, et l'art de l'amener à l'effet. - -E. La Passion. La Passion est placée encore plus bas, tous les braves -gens en ayant autant qu'homme, femme, ou Poète a besoin d'en avoir. - -F. L'Invention. Enfin, l'invention tout en bas de l'échelle, car on -peut être un grand poète sans avoir aucune invention. Byron lui-même -n'en avait pour ainsi dire pas, et Scott, qui en avait à revendre, n'a -jamais pu écrire une pièce de théâtre. - -Mais ce n'est ni la force, ni la précision, ni la cadence de son style -qui, principalement, m'ont fait prendre Byron pour maître. Je savais -par cœur le _Cantique de Moïse_, le _Sermon sur la Montagne_ et la -moitié de l'_Apocalypse_; je n'avais donc pas besoin que l'on -m'enseignât la majesté et la simplicité dans l'usage des mots anglais -et, quant à leur arrangement logique, j'avais eu pour maître le propre -maître de Byron, Pope, dès que j'avais su parler. Mais la chose -absolument nouvelle et précieuse que je découvrais chez Byron, -c'était cette _vérité_ vivante et mesurée, mesurée si on la compare -à celle d'Homère, et vivante si on la compare à celle de tous les -autres. Ma propre mesure, mon inexorable baguette, non la baguette du -magicien, mais celle du drapier ou de l'architecte réduisait à néant -toutes les hyperboles des poètes que l'on a coutume de qualifier de -sublimes. Il ne servait de rien qu'Homère m'affirmât que Pélion -s'élevât au-dessus d'Ossa, je savais parfaitement que Pélion ne -monterait pas sur Ossa; de rien que Pope me dît que les arbres sur -lesquels se reposaient les yeux de sa maîtresse se groupaient autour -d'elle pour l'ombrager; je savais parfaitement qu'ils ne pouvaient rien -faire de la sorte. Que dis-je? le monde tel que me le représentait la -poésie ou la théologie m'apparaissait tous les jours plus nébuleux et -plus impossible. Les histoires de Pallas, de Vénus, d'Achille et -d'Énée, d'Élie et de saint Jean me ravissaient: et sans mettre en -doute, dans le fond de mon cœur, qu'il existât de réels esprits de -sagesse et de beauté, des héros invincibles et des prophètes -inspirés, je sentais déjà avec une tristesse mortelle et toujours -grandissante que je ne rencontrais nulle part l'expression claire de ce -qu'ils étaient, qu'il n'existait, pour _moi_, ni déesses tutélaires, -ni maîtres prophètes; et que les histoires poétiques de ce monde ou -de l'autre étaient pour moi comme les nouvelles apportées aux -disciples enfermés, «des contes qu'ils ne pouvaient pas croire». - -Ici enfin je rencontrais un homme qui ne parlait que des choses qu'il -avait vues, connues; et il en parlait sans exagération, sans mystère, -sans rancune et sans «Les choses _sont_ ainsi, tirez-en ce que vous -pourrez! Shakespeare nous dit que les Alpes épanchent leur _rhume_ dans -les vallées, ce qui est strictement vrai, d'une vérité aussi -définitive dans l'espèce que celle de James Forbes; seulement il le -dit sous une forme mythique, et avec une désagréable tendance -britannique au malpropre. Mais Byron disant «que la froide et toujours -mouvante masse du glacier s'avançait jour en jour», dit simplement ce -qu'il voit, ce qu'il sait, rien de plus. De même, j'avais lu dans les -_Mille et une nuits_ des histoires de voleurs qui vivaient dans des -souterrains enchantés, de belles princesses qui luttaient dans les airs -avec des génies; Byron, lui, me racontait des histoires de voleurs avec -lesquels il avait parcouru à cheval les montagnes où ils régnaient en -maîtres, de belles Persanes ou de belles Grecques qui avaient vécu et -étaient mortes sous le même soleil que je voyais se lever sur mes -collines de Norwood. - -Dans le champ restreint mais sûr de cette vérité, pour Byron comme -pour moi, l'amour apparaissait comme une chose bien fugitive, la mort -comme une chose bien terrible. Il n'essayait point de me consoler de la -mort de Jessie en me disant qu'elle était plus heureuse au Ciel; qu'il -y avait dans celle de Charles une intention providentielle à mon -adresse! Il ne me disait pas que la guerre est la juste rançon de la -gloire des grands capitaines, ou que le meurtre, commis au nom -d'intérêts nationaux, n'est plus un crime. Il en appelait aux faits, -pour tout ce qui ne dépasse pas la portée de l'esprit humain, et -faisait avec équité la part des natures. - -Il est vrai qu'il eût pu faire tout cela sans que je le reconnusse pour -maître, si nous n'avions communié dans un même amour plein de -vénération pour le beau, dans une même horreur pour le laid. La -sorcière du Staubbach dans son arc-en-ciel évoquait une vision qui -m'était mille fois plus agréable que celle de Shakespeare qui est -comme un rat sans queue, ou celle de Burns en haillons. - -Conrad, le roi des mers, me paraissait bien supérieur au vieux marin -décharné et tanné de Coleridge; les gracieuses descriptions de la -forêt de Windsor et de ses ruisseaux, si honnêtement senties qu'elles -fussent par Pope, n'étaient pour moi que «tintement de cymbale», -comparées aux accents passionnés de Byron chantant Lachin-y-Gair. - -Mais il me faut borner là cette recherche des raisons de son influence -sur moi, dans la crainte que le lecteur ne se méprenne et ne confonde -l'analyse que j'en donne aujourd'hui avec les sentiments que j'étais -capable d'éprouver à quinze ans. La plupart étaient pourtant en germe -dans le bourgeon non développé de mon intelligence, tel l'or du crocus -encore caché sous la terre; et Byron, bien qu'il ne pût m'apprendre à -aimer les montagnes ou la mer plus que je ne les aimais dans mon -enfance, est le premier qui les ait animées pour moi d'un souffle -humain plein de grandeur et de tristesse. C'est grâce à lui que j'ai -compris Chillon et Meillerie et que j'ai cherché tout d'abord à Venise -les palais en ruines de Foscari et de Falieri. - -Remarquez-le, l'impression qu'il faisait était d'autant plus grande -qu'il y avait dans ses histoires des personnages plus réels, dans ses -pensées des principes plus fermes. Quant au romanesque, je m'en étais -imprégné, j'en avais abusé, si je puis dire, à l'école de Scott, -dont la Dame du lac était aussi fabuleuse pour moi que sa Dame blanche -d'Avenel; tandis que Rogers n'était qu'un simple dilettante auquel il -importait peu de débarquer au point où Tell avait abordé ou sur le -sol «qu'avait foulé Saint-Preux». La Venise même de Shakespeare -était imaginaire; et Portia aussi irréelle que Miranda. C'est Byron -qui a animé, qui a fait revivre pour moi les êtres de chair et d'os -dont les pieds ont usé les dalles de marbre que je foulais aujourd'hui. - -Un mot encore, quoiqu'il empiète sur un sujet que je me réserve de -traiter plus tard, un mot sur le rythme de Byron. L'aisance naturelle de -sa forme, qui a souvent la simplicité de la prose, m'intéressait -extrêmement, par opposition à la fois avec les divisions symétriques -de Pope et les strophes contre-balancées de la poésie classique et -hébraïque. Mais bien que j'imitasse sa manière, dès que je -versifiais pour mon plaisir, j'avais un tel respect pour la construction -massive classique en opposition avec les formes modernes plus fluides, -que j'ai longtemps essayé, écrivant en prose, de garder la phrase -cadencée de Pope et de Johnson dans toutes les occasions où il fallait -du sérieux. J'y étais encouragé par le mépris que Byron manifestait -pour ses propres vers et aussi par l'instinct architectural inné en -moi, qui m'inclinait au «principe de la pyramide». Je dirai aussi plus -loin l'influence que Johnson eut sur moi; pour le moment, il me faut -revenir aux jours où le petit cours d'eau que j'étais, chantait -doucement en courant à travers sa pauvre petite cressonnière de vie. - -Au printemps de 1835 j'eus une pleurésie assez grave; je crois que, -pendant trois ou quatre jours, je fus en quelque danger. Ma mère et le -vieux médecin de la famille, le Dr Walshman, eurent grand'peine à -empêcher qu'on me saignât à blanc comme l'aurait voulut la sommité -médicale appelée en consultation. «Il n'a pas trop de tout le sang -qu'il a dans les veines pour combattre la maladie», disait notre vieux -docteur, qui finit par me tirer d'affaire. Je sortis de cette épreuve -assez faible pour nécessiter une quinzaine de soins et de gâteries. -C'est pendant cette convalescence que je lus _La Jolie fille de Perth_, -que j'appris la chanson de _Pauvre Louise_ et que je fis mes délices du -dessin de Stanfield du Mont-Saint-Michel reproduit dans la _Coast -Scenery_; de la «Santa Saba», du «Pool of Bethesda» et de la -«Corinthe» de Turner, dans sa série biblique. Que n'ai-je pas appris -en regardant ces quatre gravures, et combien je suis heureux aujourd'hui -de posséder les originaux de Bethesda et de Corinthe! - -Je préparais aussi l'itinéraire du voyage en Suisse que nous devions -faire dès que je serais rétabli. J'ombrais en cobalt un -«cyanomètre» qui devait me permettre de mesurer le bleu du ciel; -j'achetai aussi un carnet de notes pour y consigner mes observations -géologiques, ainsi qu'un grand in-quarto destiné aux croquis -d'architecture, et sur lequel était ingénieusement fixée une règle -plate. Je décidai aussi que les incidents de ce voyage et les -sentiments qu'il m'inspirerait feraient l'objet d'un journal poétique -écrit dans le style de _Don Juan_, habilement combiné avec celui de -_Childe Harold_. - -J'écrivis deux chants de cet ouvrage--la traversée de la France -jusqu'à Chamonix--là, je m'arrêtai à bout de souffle, ayant épuisé -pour le Jura tous les termes descriptifs dont je disposais, et m'étant -aperçu qu'il ne m'en restait plus pour les Alpes. J'essaierai, dans le -chapitre suivant, de raconter cette partie de notre voyage dans un -langage moins élevé. - - -[Note 30: «Je suis vôtre, ô Muses!»] - - - - -CHAPITRE IX - -LE COL DE LA FAUCILLE - - -À l'heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend -à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross parle train du -matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des -luttes qu'il lui a fallu soutenir pour s'assurer un coin dans le train -à Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s'il -approche d'Amiens et de son buffet, est près de s'impatienter en voyant -le train s'arrêter encore; la station lui semble sans intérêt, c'est -_Abbeville_. Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, s'il -voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours -carrées, assez singulièrement reliées par un arceau à meneaux, qui -dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu'il -est en train de traverser. Je doute qu'il le fasse et en tout cas qu'il -ait envie d'en voir davantage, et je crains de ne pouvoir faire -comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l'influence que ces deux -tours ont exercée sur ma vie. La ville qui s'est groupée autour -d'elles n'était autrefois, comme Croyland, qu'un simple asile pour les -moines et les paysans (le «refuge», comme on l'a appelé). Perdue au -milieu des marais de la Somme, elle reçut vers l'an 650 le nom de -«Abbatis Villa» (j'allais écrire «Abbot's ford»); manoir et village -dépendaient du grand monastère fondé par saint Riquier sur la colline -où il était né, à cinq milles à l'est de la ville actuelle. Pour ce -qui regarde saint Riquier, je transcris l'article du _Dictionnaire des -Sciences ecclésiastiques_ qui, étant donné les circonstances -politiques actuelles, intéressera mes lecteurs pour des raisons plus -puissantes que celles que pourrait lui inspirer ma petite personnalité -naissante: - -«Saint Riquier, en latin _Sanctus Richarius_, né au village de -Centule, à deux lieues d'Abbeville, fut si touché par la grande -piété de deux saints prêtres venus d'Irlande, auxquels il avait -donné l'hospitalité, qu'à leur exemple il embrassa «la pénitence». -Ayant été ordonné prêtre, il se voua à la prédication et passa en -Angleterre. De retour dans le Ponthieu, il devint, par la grâce de -Dieu, puissant en œuvres et en parole. Il prêcha à la Cour de -Dagobert et, peu de temps après la mort de ce prince, fonda le -monastère qui porte son nom et un autre appelé Forest-Moutier, dans la -forêt de Crécy, où il acheva ses jours.» - -Je trouve encore dans l'_Histoire ecclésiastique d'Abbeville_, publiée -en 1646 par François Pélican, «rue Saint-Jacques, à l'enseigne du -Pélican», que saint Riquier était lui-même de sang royal, que saint -Angilbert, le septième abbé, avait épousé la seconde fille de -Charlemagne, Bertha, «qui se rendit aussi Religieuse de l'ordre de -Saint-Benoist». Louis, le onzième abbé, était cousin germain de -Charles le Chauve; le douzième fut le fils de saint Angilbert, par -conséquent petit-fils de Charlemagne; Raoul, treizième abbé, était -le frère de l'impératrice Judith; et Carloman, seizième abbé, le -fils de Charles le Chauve. - -Levez les yeux encore une fois, cher lecteur, au moment où le train -reprend sa marche et vous apercevrez, étincelant au soleil sur la -colline, le village tout blanc et son abbaye. Ce ne sont plus, en -vérité, murs qui ont abrité ces princes et ces princesses--ceux-là -se sont écroulés depuis longtemps--ce sont ceux de l'abbaye encore -belle construite sur leurs fondations par les moines de Saint-Maur. - -L'année où l'_Histoire d'Abbeville_, à laquelle j'emprunte cette -citation, fut écrite (sans doute vers 1600), la ville que l'on appelait -alors «Abbeville la Fidèle» comprenait 40.000 âmes qui vivaient en -grande union et grande franchise, craignant de faire tort à leurs -voisins; les femmes étaient modestes, honnêtes, pleines de foi et -charité, ornées des grâces de la beauté et de l'innocence; la -noblesse était nombreuse, hardie et habile aux armes; les _maistrises_ -d'art et de commerce possédaient d'excellents ouvriers dans toutes les -professions, sous la juridiction de soixante-quatre Major-Bannerets ou -chefs des corporations, lesquels élisaient le maire de la ville, -gouverneur indépendant «de grande probité, autorité et sans -reproche», et avec lui quatre échevins de l'année présente, et -quatre de l'année passée; ayant foute autorité pour la justice, la -police et la guerre, à charge de surveiller et garder les poids et les -mesures, de punir ceux qui se permettraient de les falsifier, de vendre -à faux poids, ou de laisser passer des marchandises sans qu'elles -portassent le sceau de la vile. La ville contenait, en dehors de la -grande église de Saint Wulfran, treize églises paroissiales, six -monastères, huit couvents de femmes et cinq hôpitaux. Il me faut, -parmi les églises, citer celle de Saint-Georges qui fut commencée par -notre roi Édouard en 1368, le 10 janvier; transférée, puis consacrée -de nouveau en 1469 par l'évêque de Bethléem; plus tard, en 1536, -agrandie par les Marguilliers, «les Paroissiens étant devenus si -nombreux que beaucoup étaient obligés de rester dehors les jours de -fête». - -Ces constructions et reconstructions se faisaient vite et bien à -Abbeville, qui possédait non seulement des ouvriers excellents, mais -une pierre qui se travaillait facilement et un sol qui ne permettait que -des fondations sur pilotis, ce qui explique qu'il ne reste presque rien -des bâtiments antérieurs au XVe siècle. Saint Wulfran, Saint Riquier -et tout ce qui subsiste des églises paroissiales (seulement quatre, je -crois, en dehors de Saint Wulfran) sont de ce même gothique flamboyant, -murailles et tours, contemporain des maisons à pignons de bois qui -bordaient les rues principales, lorsque je vins à Abbeville pour la -première fois. - -Il me faut ici, par anticipation, expliquer à mes lecteurs que ma vie -intellectuelle a eu, en somme, trois grands centres: Rouen, Genève et -Pise. Tout ce que j'ai fait à Venise a été fait en marge, car son -histoire très falsifiée, était ignorée même des gens du pays; dans -le monde de la peinture, Tintoret était délaissé, Véronèse -incompris, et on ne connaissait même pas le nom de Carpaccio quand j'ai -commencé à m'en occuper. Peut-être faut-il compter aussi pour quelque -chose mon goût pour les promenades en gondole! Mais Rouen, Genève et -Pise m'ont appris tout ce que je sais, elles furent des maîtresses -adorées et obéies, dès le jour où je passai leurs portes. - -Dans ce voyage de 1835, je vis pour la première fois Rouen et Venise; -Pise, seulement en 1840; mais je n'ai senti toute la beauté et la force -de ces villes merveilleuses que beaucoup plus tard. Pour Abbeville, qui -est comme la préface et l'interprétation de Rouen, j'étais tout prêt -ce 5 juin et j'ai compris sur l'heure que c'était une ère de travail -salutaire et de joies fécondes qui s'ouvrait pour moi. - -Car ici je trouvais de l'art local, la religion et la vie humaine -actuelle en parfaite harmonie. Ces églises aux fines sculptures ne -connaissaient pas la solitude mortelle des six jours de la semaine, le -lourd ennui du septième; pas de sacristain pour vous fermer la porte au -nez, pas de bedeau pour vous enfermer dans quelque banc. Je pouvais y -errer à toute heure, m'imaginer que j'étais un revenant, m'embusquer -derrière leurs piliers comme Rob Roy, m'y agenouiller sans scandaliser -personne, y dessiner sans doubler qui que ce soit. Au dehors, la vieille -ville fidèle se groupait et se blottissait sous leurs contreforts comme -de petits poussins sous les ailes de leur mère; l'aristocratie, calme -et inoffensive, des rues silencieuses du quartier neuf ne laissait -qu'entrevoir la dignité de ses hôtels entre cour et jardin. Le -quartier du commerce, que coupait la grande rue, ne comptait que des -boutiques qui, sans se faire concurrence, étaient nécessaires pour le -débit des denrées du pays: drap, bonneterie, étoffes tissées sur -place, fromages de Neufchâtel, tout proche, fruits des jardins -d'alentour; pain du froment poussé dans les champs situés au-dessus -des verts coteaux; viande de leurs propres troupeaux et que le fer-blanc -américain n'avait pas gâtée; tous les outils: faux, socs de charrue, -frappés au grand air sur l'enclume; épiceries fines, café que l'on -brûlait le plus souvent devant la porte et qui embaumait; quant aux -modistes, peut-être faisaient-elles venir un ou deux chapeaux de Paris, -mais le reste était du cru et les paysannes des environs et les belles -dames du Ponthieu s'en contentaient. Au-dessus de la boutique prospère, -sereinement active et bienfaisante, il y avait l'habitation du maître, -la vieille maison habitée de père en fils avec ses sculptures aimables -à voir, son toit fier et qui gardait son rang, sans empiéter ni par en -bas, ni par en haut, depuis des siècles. Autour de la petite ville -couraient les remparts sous de longues avenues rafraîchies par la -brise, du haut desquels on apercevait ici et là, toujours calme, -toujours claire, la jolie rivière navigable et vive qui faisait tourner -les roues des moulins, la Somme, aux eaux vertes un peu laiteuses. - -Les joies les plus intenses que j'aie goûtées, c'est aux montagnes que -je les dois. Mais rien ne me procurait un plaisir plus sain, toujours -renouvelé, que la vue d'Abbeville lorsque, par une belle après-midi -d'été, je descendais de voiture dans la cour de l'hôtel de l'Europe, -et que je me précipitais pour revoir Saint Wulfran avant que le soleil -n'eût quitté ses tours! Souvenirs précieux... à jamais. - -Pour Rouen et sa cathédrale, je dirai ce que j'ai à en dire, si Dieu -me prête vie, dans _Nos Pères nous ont dit_. La vue de la ville et des -flèches de sa cathédrale, avec la journée du lendemain où nous -remontâmes la Seine jusqu'à Paris, et ensuite Soissons et Reims -fixèrent, comme je l'ai déjà dit, le premier point central de mon -travail à venir. Au delà de Reims, à Bar-le-Duc, je me retrouvai -déjà sous l'influence des Alpes et mon père avait la bonté de faire -le crochet par Plombières et Dijon, afin que je pusse en approcher par -le passage du Jura. - -Le lecteur me pardonnera si, en racontant ce que je crois devoir -l'intéresser, je mêle ce qui est spécial à ce voyage de 1835 et ce -qui se rapporte à ceux qui ont suivi; il m'est extrêmement difficile -aujourd'hui de ne pas confondre ces différents voyages, étant donné -que nous descendions toujours dans les mêmes hôtels, où nous -occupions tantôt la chambre bleue, tantôt la chambre verte, que nous -voyions les mêmes choses, et que nous éprouvions encore plus -déplaisir à les revoir qu'à les voir pour la première fois. - -Cette dernière partie de la route de Paris à Genève, si belle, si -adorablement riante et charmante, m'est devenue par la suite si -familière qu'il m'est très doux s'attarder à évoquer tant de chers -souvenirs. - -Le plus souvent nous quittions «La Cloche» à Dijon vers sept heures -du matin, après avoir gaiement déjeuné. Le petit salon, au premier -sur le devant, communiquait avec une chambre à coucher d'où, par les -fenêtres du côté ouest, on apercevait, au-dessus d'une maison basse, -les flèches de la cathédrale. J'occupais toujours cette chambre. Je -vois encore le lit dans l'alcôve au fond, séparée seulement par une -légère cloison du passage qui conduisait par un balcon extérieur à -la chambre d'Anne. C'était un bonheur pour Anne, qu'elle escomptait -tout le long du voyage que d'ouvrir une petite porte dissimulée dans ce -passage, qui donnait dans l'alcôve juste au-dessus de ma tête, et de -venir me réveiller le matin. - -Je ne me souviens pas de nous être jamais mis en route par la pluie, -sauf une seule fois. Le plus souvent, le soleil matinal faisait une -poussière de diamants avec l'eau de la fontaine du faubourg Sud-Est et -allongeait l'ombre des peupliers sur la route de Genlis. - -Genlis, Auxonne, Dole, Mont-sous-Vaudrey, trois étapes de douze ou -quatorze kilomètres chacune, deux de dix-huit, en tout environ -soixante-dix kilomètres des portes de Dijon au pied du Jura. Nous -courions en droite ligne sur les montagnes, déjeunant de pruneaux et de -pain. - -Le pays est plat et sans intérêt jusqu'à Auxonne. Je m'étonnais que -des créatures humaines pussent vivre ainsi en vue du Jura, sans y être -jamais allées. À Auxonne, on traverse la Saône aux eaux d'émeraude: -ce n'est encore qu'un torrent descendu de la montagne, mais on devine -qu'il est né dans le Jura. Encore une heure de patience et enfin à -Dole, des coteaux coupés de calcaire jaune, on aperçoit la houle bleue -des pentes du Jura qui se perdent dans le lointain vers le sud, aussi -loin que l'œil peut les suivre. Au nord-est, la chaîne se coupe -brusquement et un bloc hardi se détache du reste, île escarpée qui -s'élève comme un écueil formidable au-dessus de Salins. Au delà de -Dôle, c'est une succession de collines et de vallées, pays sauvage, -étrange, avec ses chaumières d'argile coiffées d'immenses toits de -chaume à hauts pignons. Je m'étonne de ne m'être jamais inquiété de -savoir s'il y avait une raison pour construire des toits de cette forme; -je m'étonne aussi de n'être jamais entré dans une de ces chaumières -pour en visiter l'intérieur! - -Le village, ou plutôt la petite ville de Poligny, se compose de -vieilles maisons de pierre solidement bâties au milieu de jardins et de -vergers; elles se serrent au milieu pour former un semblant de rue, et -s'étagent entre les racines de la chaîne du Jura, à l'entrée d'une -petite vallée qui serait une gorge dans nos comtés calcaires d'York et -de Derby, au fond de laquelle coulerait entre des collines onduleuses un -ruisseau babillard; dans le Jura, c'est une longue succession de -terrasses en amphithéâtre, de petits bouts de champs, de vergers, qui -s'accrochent au flanc de la montagne, partout où il est possible de -mettre le pied; au fond, un couvent avec sa flèche aérienne, de jolies -chaumières blotties dans des coins verdoyants ou perchées sur des -saillies de rochers. Pas de cours d'eau, pour ainsi dire, ni aucune -source, ni d'autre raison d'être pour cette vallée que la volonté du -Créateur. - -«Une longue succession,» ai-je dit, c'est-à-dire, à un mille environ -dans la montagne, une coulée qui permet à la grande route de Paris à -Genève de serpenter capricieusement, grâce à des travaux d'art -primitifs, se trouvant tout à coup où elle n'avait nulle intention -d'aller, et se demandant comment elle pourra gagner l'endroit où il -faut qu'elle passe. Si l'on se retourne, on voit la plaine de Bourgogne -s'élargissant à mesure que l'on monte jusqu'à ce que, sous un dernier -rocher escarpé, la route prenne le parti d'escalader le ravin et d'en -sortir tout à fait, là où il se ferme aussi déraisonnablement qu'il -s'est ouvert; et le voyageur étonné se trouve transporté comme par -magie au milieu d'une plaine qui semble appartenir à un autre monde. -C'est ici une plaine unie au sol rocheux, avec, à sa surface, une terre -jaune qui laisse pousser une herbe rare, mais bonne. Çà et là, on -voit au loin une levée de pins toujours surmontée, si le matin ou le -soir est clair, d'une petite vapeur argentine qui paraît être un -nuage. - -Ces premières zones du Jura sont plus riantes que les plaines crayeuses -d'Ingleborough, auxquelles on pourrait les comparer en Angleterre. Les -landes du Yorkshire, plus élevées, sont souvent balayées par la pluie -au gré des vents violents qui règnent presque constamment dans la -région. Ce sont dévastés étendues de schiste, mélangé d'argile et -de sable provenant de la pierre meulière-sol qui nourrit une herbe -grossière et forme par endroits des marécages. Aucun arbre n'y peut -résister aux vents de tempête, s'il n'a eu la chance de rencontrer -quelque coin abrité. Le ciel du Jura, au contraire, est aussi calme et -clair que celui du reste de la France, et le soleil, lorsqu'il brille -dans la plaine, fait étinceler les montagnes qui l'entourent; les -rochers du Jura, passant de la craie au marbre, se fendent, formant -d'étranges replis, des sillons profonds, mais ils résistent et se sont -revêtus, depuis de longs siècles, soit des fleurs de la forêt, soit -d'un gazon ras et fin avec toutes les floraisons qui aiment le soleil. -L'air, qui est si pur même à ces altitudes modérées--un millier de -pieds à peine au-dessus du niveau de la mer--entretient leurs plus doux -parfums et leurs plus vives couleurs et, l'hiver leur donne un repos -ininterrompu sous le calme de la neige. - -La différence est plus grande encore et plus surprenante en ce qui -touche les cours d'eau. Dans les moors du Yorkshire, ils ont beau se -cacher, paraître et disparaître, on ne les perd jamais de vue -entièrement, sait qu'ils étaient là hier, on connaît les puits -qu'ils viendront emplir à la première averse, et un petit filet d'eau, -au fond d'un ravin escarpé, ou le bruit d'une cascade, qui tombe du -sommet d'un rocher, vous fait toujours vous demander si celui-ci est une -des sources de l'Aire, si celui-là est un des ruisselets du Ribble, ou -du Bolton Strid, ou bien l'un des fils d'argent qui, tissés, -deviendront la Tees. - -Mais ni soupir, ni murmure, ni caquet, ni chanson de ruisseaux ne -troublent le silence enchanté du Jura. Les nuages chargés de pluie -étreignent ses flancs, flottent sur ses plaines, les inondent; ils -passent, et une heure plus tard les rochers sont secs, il n'y paraît -plus. Quelques perles de rosée seulement s'attardent, suspendues aux -feuilles des alchémilles, mais de ruisseau, point; on n'en voit pas -trace, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. À travers d'invisibles -fissures, de mystérieuses crevasses, les eaux de la plaine de la -montagne se sont écoulées; tout en bas seulement, au plus profond de -la vallée principale, coule la rivière, la rivière puissante déjà, -et que rien ne vient troubler dans son cours. Tels sont les premiers -enseignements de la route. Entre Poligny et Champagnole, deux relais -sans montée, sur un sol aride, pas une flaque d'eau où puisse -seulement pousser un brin de cresson, où un têtard ait la place de -remuer la queue; ensuite, par une route ombragée et sinueuse qui est à -la fois le parc et le boulevard du petit village pensif, on gagne un -pont d'une seule arche. L'Ain, au-dessous, semble dormir dans de belles -profondeurs d'un vert tendre comme celui des jeunes feuilles d'avril; -puis, tout à coup, il s'éveille et s'élance avec fracas au milieu de -tourbillons d'écume, saute par-dessus des barrages, forme des cascades -naturelles ou artificielles, se divise en une infinité de petits -courants qui se glissent sous d'énormes rochers minés par les eaux qui -surplombent, et d'où pendent des chevelures de verdure. La seule -merveille pour quiconque connaît un peu la structure jurassique, c'est -qu'on puisse apercevoir les rivières, que les rochers soient assez -résistants pour les mener à ciel ouvert à travers les vallées, sans -ces «pertes» fréquentes comme celles du Rhône. C'est ainsi -qu'au-dessous du lac de Joux, l'Orbe se perd pour reparaître six cent -quatre-vingts pieds plus bas, dans un site dont j'emprunte la -description à Papa Saussure: - -«Un rocher demi-circulaire élevé au moins de deux cents pieds, -composé de grandes assises horizontales taillées à pic, et -entrecoupées par des lignes de sapins qui croissent sur les corniches -que forment leurs parties saillantes, ferme du côté du couchant la -vallée de Valorbe. Des montagnes plus élevées encore et couvertes de -forêts forment autour de ce rocher une enceinte qui ne s'ouvre que pour -le cours de l'Orbe, dont la source est au pied de ce même rocher. Ses -eaux, d'une limpidité parfaite, coulent d'abord avec une tranquillité -majestueuse sur un lit tapissé d'une belle mousse verte (_Fontinalis -antipyretica_), mais, bientôt entraîné par une pente rapide, le fil -du courant se brise en écume contre des rochers qui occupent le milieu -de son lit, tandis que les bords, moins agités, coulant toujours sur un -fond vert, font ressortir la blancheur du milieu de la rivière; et -ainsi elle se dérobe à la vue, en suivant le cours d'une vallée -profonde, couverte de sapins, dont la noirceur est rendue plus frappante -par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d'eux... - -Ah si PÉTRARQUE avait vu cette source, et qu'il y eût trouvé sa -LAURE, combien ne l'aurait-il pas préférée à celle de Vaucluse, plus -abondante peut-être et plus rapide, mais dont les rochers stériles -n'ont ni la grandeur, ni la riche parure qui embellit la nôtre.[31]» - -Je n'ai pas vu la source de l'Orbe, mais je recommande à l'attention du -lecteur les sources des grandes rivières. Comme elles sont belles -lorsqu'elles surgissent, s'élancent au pied des rochers, au lieu de -tomber, comme on se l'imagine volontiers, du haut d'une falaise ou d'une -paroi de roc! Malham Cove--une source qui rappelle celle de -l'Orbe--bouillonne pareillement au pied du rocher et semble sortir d'un -réservoir intérieur plus profond. - -Le vieil hôtel de la Poste, à Champagnole, était situé juste -au-dessus du pont de l'Ain, en face de la ville, à l'endroit où la -route s'aplanit de nouveau avant de s'élancer vers Genève. Ce doit -être en 1842 que, pour la première fois, en quittant Dijon nous -allâmes tout d'une traite au delà de Poligny jusqu'à Champagnole; -mais, de ce jour, l'hôtel de la Poste à Champagnole devint un arrêt -habituel, une sorte de home. À l'aller, nous y étions si joyeux et au -retour nous y rapportions une si belle provision d'idées qu'il nous -semblait qu'une large tranche de notre vie s'était écoulée dans la -paix du joli village de Champagnole. Nous n'y rencontrions jamais -personne, mais il suffisait au bonheur du propriétaire, qui était en -même temps cultivateur, que quelques voyageurs s'y arrêtassent de loin -en loin. Ceux qui y couchaient par hasard repartaient le plus souvent -pour Genève le lendemain de grand matin. Nous, dont la prochaine étape -était Morez, n'étions pas si pressés. Au retour, nous nous arrangions -pour quitter Genève le vendredi, afin de passer la journée du dimanche -à Champagnole. C'était un vrai bonheur pour moi, arrivant de Dijon par -une belle soirée de juin, après avoir dîné d'une truite et d'une -côtelette vite accommodées, de faire ma première promenade au milieu -des rochers et des pins. - -En dépit de mes préventions Tories (mes principes, devrais-je dire), -j'avoue que l'un des grands charmes de la Suisse, surtout de la Suisse -jurassique, c'était _la liberté_ dont on y jouissait: non pas une -liberté seulement théorique, mais une liberté réelle. Dans les -montagnes plus élevées, on ne peut pas toujours aller où l'on veut: -si l'on désire aller ici, c'est trop escarpé, si l'on veut aller là, -c'est trop éloigné. Dans le Jura, chacun peut aller où bon lui semble -et être heureux partout. Quand j'avais le temps, je grimpais le rocher -isolé au nord du village, où sont les ruines d'un vieux château fort -et les allées encore à demi tracées de son jardin, pour voir si -j'apercevrais à l'horizon les blanches apparitions. Là, dans le clair -crépuscule, j'ai revu, d'années en années--et chaque fois ils me -semblaient plus admirables--les «derniers rochers» et la calotte du -Mont-Blanc, c'est-à-dire autant qu'on en peut apercevoir au delà du -dôme du Goûté, de Saint-Martin. Mais de Champagnole, il a tout autant -d'importance quand on le voit s'embraser aux derniers feux du soir, -comme une pleine lune de septembre. - -Si je n'avais pas le temps de monter jusqu'aux ruines, j'allais me -promener dans les bois qui dominent l'Ain, pour cueillir _mes_ -premières fleurs des Alpes. Quelle reconnaissance ne dois-je pas à ce -que Herne Hill avait de compassé et même de vulgaire, ce qui, par -contraste, m'a fait sentir si vivement la divine sauvagerie des forêts -du Jura. - -Le lendemain, nous traversions en voiture la haute vallée de l'Ain; la -route suit le cours sinueux de la rivière qui descend vers la plaine. -On se demande, sans pouvoir se l'expliquer, comment ces routes en -lacets, qui montent si lentement, arrivent à franchir de telles -hauteurs. Je n'avais pas marché une heure en suivant la voiture--une -heure qui m'avait semblé une minute--que nous étions déjà sur le -haut plateau de Saint-Laurent. L'herbe du bord de la route se piquait de -gentianes et à l'horizon les grands pins se balançaient, vaste océan -d'ombre. Toute la Suisse était là en espérance, et ce qu'il y avait -de moins grand que la Suisse lui était en quelque sorte supérieur dans -sa douceur simple et sa pureté saine. Les chaumières du Jura ne sont -pas aussi richement sculptées que celles du contour de Berne; elles -n'ont pas la solidité, les airs de forteresse de celles d'Uri; elles -sont couvertes de pierres plates, très minces; leurs grands toits en -auvent tombent jusqu'à terre comme pour mieux les garantir de la pluie, -et elles n'ont pour tout ornement, sous les fenêtres, que quelques -lattes entrecroisées. Il n'y a ni jardins à fleurs, ni basses-cours -attenant à ces bons petits chalets qui abritent d'autres occupations -que celles du cultivateur--horlogerie et travaux du même genre--bien -que les gentianes bleues fleurissent jusqu'au seuil des maisons campées -au milieu des prairies et que le muguet sauvage croisse à sa guise dans -les taillis voisins. - -Les joies que me donnait la vue de ces maisonnettes, de ces vies actives -et heureuses, et le sentiment de solidarité humaine qui se dégageait -de ces scènes paisibles et rurales étaient certainement à la base des -émotions que me faisait éprouver leur beauté. Reportez-vous au -passage des _Sept Lampes_, écrit beaucoup plus tard, où je dis qu'il -est naturel à l'homme d'arriver à l'admiration par la sympathie. -Hélas! j'ai eu, depuis, maintes fois l'occasion d'observer avec -mélancolie combien nombreux, au contraire, sont ceux qui ne regardent -les choses que dans leurs rapports avec eux-mêmes. Mais le sentiment -qui me donnait de si grandes joies alors, qui m'en a donné tant -d'autres par la suite, était bien différent, par son caractère -impersonnel, de celui qu'éprouvent pas mal de personnes même parmi les -plus aimables et les meilleures. - -Au début de la correspondance Carlyle-Emerson, publiée par mon cher -ami Charles Norton sans assez de commentaires, je trouve à la page 18 -cette exclamation tout à fait discutable et, à mon idée, puisque -indiscutée, très blâmable et indigne de mon maître, à savoir que -«ce n'est que lorsque nous sentons que l'on pense à nous, qu'on nous -aime, que la vaste terre devient un jardin habité». Mon éducation, -comme le lecteur a déjà pu s'en apercevoir, m'avait amené à une -conclusion toute contraire. Mes heures de bonheur étaient celles où -personne ne pensait à moi, et mes plus grands ennuis, les obstacles -apportés à mes projets, à mes expériences, étaient toujours dus à -l'intervention du public représenté par ma mère et le jardinier. Le -jardin ne me semblait pas désert par la raison que je ne m'imaginais -pas être un objet d'intérêt pour les fourmis ou les papillons, et la -seule ombre à la joie absolue que j'éprouvais lorsque je me promenais -le soir, à Champagnole ou à Saint-Laurent, c'était précisément le -sentiment que mon père et ma mère pensaient à moi, et qu'ils -s'inquiéteraient si j'étais en retard pour le thé. - -Non pas, croyez-le bien, que j'eusse pu me passer d'eux. Ils étaient -beaucoup plus pour moi que n'était sa femme pour Carlyle; et si -Carlyle, au lieu d'écrire qu'il espérait qu'Emerson penserait à lui -en Amérique, avait dit qu'il souhaitait que son père et sa mère -pensassent à lui à Ecclefechan, c'eût été bien. Mais cette opinion: -que le fait de n'avoir pas d'admirateurs suffît à transformer le monde -en désert, m'apparaît comme un misérable état d'esprit, et je serais -tenté, pour une fois, de me féliciter que ma solitude m'eût inspiré -des sentiments tout contraires. Mon plus grand bonheur était de pouvoir -observer sans être vu; si j'avais pu rendre invisible, j'aurais été -ravi. Les hommes, leurs mœurs m'inspiraient un intérêt analogue à -celui que m'inspiraient les marmottes, les chamois, les mésanges et les -truites. Si seulement ils voulaient bien se tenir tranquilles, me -laisser les regarder, ne pas s'envoler ou disparaître dans leurs trous! -Ce monde débordant de vie--vie des champs, vie des nids--ces forces -supérieures de l'air, des rochers, des eaux, vivre au milieu de tout -cela, s'en réjouir et s'en émerveiller, heureux d'aider à cette vie -si c'était en mon pouvoir, plus heureux encore si elle n'avait pas -besoin de mon secours, voilà comment je comprenais l'amour de _la -Nature_, voilà ce que je retrouve à la racine de tout ce qui a pu se -développer en moi d'utile, voilà la lumière qui éclaire ce qu'il y a -de meilleur en moi. - -Que nous passions la nuit à Saint-Laurent ou à Morez, la matinée du -lendemain était toujours féconde en événements. Par beau temps, la -montée de Morez aux Rousses, à pied le plus souvent, était un pur -enchantement; et le déjeuner, et la moisson de gentianes frangées aux -Rousses! Suivait une heure d'angoisse: je tremblais de voir le ciel se -couvrir; car, si tôt que nous partions le matin, il était impossible -d'arriver au Col de la Faucille avant deux heures, et même plus tard si -les chevaux n'étaient pas excellents; et dès deux heures, lorsqu'il y -a des nuages sur le Jura, on peut être certain qu'il y en aura sur les -Alpes. - -Il est intéressant de faire remarquer, car Saussure lui-même n'en dit -rien, que ce passage du Jura--le plus important--très différent en -cela des principaux défilés des Alpes, se trouve au sommet le plus -élevé de la chaîne. Le col séparant les eaux de la Bienne, qui -descend vers Morez et Saint-Claude, de celles de la Valsérine qui -serpente à travers le Jura jusqu'au Rhône à Bellegarde, est un -contrefort de la Dôle elle-même. Au long de la chaîne, la route -continue encore sur un espace de six milles et arrive, par une montée -douce, au Col de la Faucille, où la chaîne s'ouvre brusquement, et -après cinq minutes de trot, on aperçoit le lac de Genève et, à -l'horizon, sur une longueur de plus de cent milles, la chaîne des -Alpes. - -Je n'ai vu parfaitement ce panorama merveilleux qu'une seule fois, en -1835, quand je le dessinai avec exactitude, dans ma manière d'alors, et -j'ai toujours eu plaisir à regarder ce dessin, qui était pour moi le -complément de cette première apparition des Alpes, à Schaffhouse. -Très rares étaient les voyageurs, même en ce temps-là, qui -jouissaient de ce spectacle; fatigués par une longue journée de -voyage--s'ils venaient de Paris--lorsqu'ils atteignaient le col, ils ne -pensaient, le plus souvent, qu'au dîner et au bon lit qui les -attendaient à Genève; les Guides n'en parlaient pas, et si les -touristes regardaient comme un devoir de faire l'ascension du Righi, il -ne venait à l'idée de personne qu'il y eût quelque chose à regarder -de la Dôle. - -Ces deux montagnes ont eu une énorme influence sur ma vie, mais tandis -que mes impressions de la Dôle ont toujours été calmes et sereines, -celles du Righi, au contraire, ont été souvent douloureuses, comme on -le verra. Le Col de la Faucille, en ce beau jour de 1835, m'a ouvert les -cieux. J'ai entrevu--vision de terre promise--l'avenir de mon œuvre, ma -véritable patrie en ce monde. Mes yeux s'ouvraient et mon cœur en -même temps; ils voyaient, ils possédaient un royaume, et quel royaume! -Aussi loin que la vue pouvait s'étendre--tout ce pays et ses rivières -tumultueuses et ses lacs calmes; l'Arve et ses portes à Cluse et les -glaciers de sa source; le Rhône avec l'infini de son lac de saphir, si -calme au bord des prairies semées de narcisses de Vevey, si dangereux -près des promontoires de Sierre--tout cela se détachait sur le ciel et -puis s'y fondait, ciel de montagnes, de neiges éternelles. Puis -c'était la plaine vivante, bruissante de joie humaine, une voie lactée -de blanches demeures jetées à travers l'azur de l'espace ensoleillé. - - -[Note 31: _Voyages dans les Alpes_... par _Horace-Bénédict de -Saussure_... _Tome premier_, 1779, Chapitre XVI.] - - - - -CHAPITRE X - -QUEM TU, MELPOMÈNE[32] - - -Il est impossible, qu'il s'agisse de la biographie d'une nation ou de -celle d'un individu, de suivre, de façon inflexible, le cours des -années. Certaines dispositions s'affaiblissent quand d'autres se -développent, la plupart se manifestent sans régularité, elles -correspondent tantôt à des périodes d'exaltation, tantôt à des -moments de lassitude; pour éviter la confusion, il faut passer des unes -aux autres en négligeant ce qui peut en même temps se produire dans -d'autres directions. - -J'abandonnerai donc, pour l'instant, les tentatives poétiques et -artistiques de l'année 1835, et je retournerai en arrière pour parler -d'une autre branche de mes éludes qui eût pu porter de meilleurs -fruits. - -Je ne me rappelle pas exactement, et peut-être mon lecteur m'en -saura-t-il gré, sous quelles inspirations, (Apollon s'en mêla-t-il?), -je déclarai à mon père et à ma mère, également incrédules, je -dois l'avouer, que «si je ne pouvais pas parler, du moins je pouvais -jouer du violon». Aujourd'hui encore, je ne me console pas d'avoir -perdu l'occasion d'affirmer mes talents musicaux, lors d'un grand dîner -militaire offert dans la salle des fêtes de l'hôtel Sussex à -Tunbridge Wells, où nous passions quelques jours quand j'avais huit ou -neuf ans. Nous respirions le bon air, nous jouissions de la vue de la -jolie fontaine et des promenades en voiture aux High Rocks. Après le -dîner, musique militaire et, grâce à la connivence des domestiques, -Anne et moi avions pu nous y faufiler au dessert. J'étais plutôt alors -un joli petit garçon; je portais, ce qui était assez original, une -sorte de jaquette boutonnée garnie de galons. Comme j'étais là, -bouche bée, à regarder les musiciens, mais surtout le tambour, le -colonel remarqua mon extase et, amusé, envoya un sous-lieutenant me -chercher. Il avait deviné ma pensée, sans doute, car il me dit que je -pouvais aller demander au tambour de me prêter ses jolies baguettes. -Quelle tentation! car je me croyais sûr de pouvoir m'en servir. Mais ma -stupide timidité l'emporta et je me contentai de secouer la tête -tristement. C'en était fait de ma carrière musicale. Qui sait ce que -j'aurais tiré de ce tambour, ou, si mon père, par hasard, m'avait -emmené en Espagne, ce que j'aurais pu faire d'un tambourin. - -Ma mère, occupée de choses plus graves, n'avait jamais cultivé le peu -qu'elle avait appris en musique, bien qu'elle en jouît extrêmement. -Mrs Richard Gray se mettait quelquefois au piano et c'était pour moi -une vraie fête; mais comme chaque fois qu'il lui arrivait de faire une -fausse note, son mari se mettait à courir tout autour de la chambre en -faisant mille contorsions, se bouchant les oreilles et criant: «Oh! -Mary, Mary, je vous en prie!» elle s'arrêtait, intimidée. Quant à -notre Mary à nous, elle faisait consciencieusement ses gammes, mais -c'était à peu près tout. Cependant je trouvais un grand encouragement -auprès d'amis jeunes et artistes, dont j'aurais dû parler depuis -longtemps, si j'avais suivi avec rigueur l'ordre chronologique des -faits. - -En décrivant, plus haut, l'office de mon père, j'ai parlé d'un -certain cordon au moyen duquel le premier commis ouvrait la porte sans -se déranger. Ce premier commis ou, plus simplement, le premier des deux -et seuls employés du bureau, Henry Watson, tenait une très grande -place dans la vie de mon père et dans la mienne. Nos rapports, quand -j'y songe aujourd'hui, doux et bienfaisants à certains égards, eurent -d'assez malheureuses conséquences pour lui comme pour nous. - -Un grave défaut de mon père, une disposition fâcheuse de son esprit -(je le dis en tout respect, car il y avait, en lui, beaucoup plus à -admirer qu'à blâmer), c'était de ne supporter aucune supériorité. -Il estimait à leur valeur ses talents, ses dons, mais il savait aussi -qu'il lui manquait l'énergie nécessaire pour en tirer tout le parti -possible; et c'était une raison de plus pour ne pas admettre, sur son -propre terrain, un semblant d'égalité. Lorsqu'il choisissait un -employé, il lui demandait d'abord d'être honnête et ensuite -_in_capable. Je n'affirme pas qu'il eût renvoyé un commis intelligent, -si le hasard lui en avait fait rencontrer un, mais ce qu'il exigeait de -ses employés, c'était non d'avoir le génie commercial, mais d'être -des subordonnés satisfaits de rester subordonnés toute leur vie. -Frédéric le Grand choisissait ses ministres d'après les mêmes -principes; il est vrai que ses commis ne pouvaient rêver de devenir -roi, tandis que les commis d'une maison de commerce rêvent toujours de -devenir les associés du patron et même de lui succéder. Il faut dire -aussi que les commis de Frédéric étaient d'admirables commis, tandis -que ceux de mon père en étaient de fort médiocres. Mon père, qui ne -cessait de se plaindre de leur incapacité, ne faisait rien pour trouver -des gens plus capables. S'il envoyait Henry Watson faire une tournée -chez les clients, c'était, chaque fois, pour déclarer qu'il avait fait -plus de que de bien; s'il laissait, de temps à autre, Henry Ritchie -écrire une lettre d'affaires, il lui fallait--et je crois que ce -n'était pas sans une certaine satisfaction en écrire deux lui-même, -pour en expliquer ou réparer les bévues. Il n'y avait pas de jour -qu'il ne rentrât agacé, parce qu'on avait fait ceci ou qu'on n'avait -pas fait cela. Et cependant, ses deux commis sont restés avec lui -jusqu'à sa mort. - -Je parlerai de Mr Ritchie ultérieurement; quant à Henry Watson, le -premier commis, l'homme de confiance, il y a déjà longtemps que -j'aurais dû m'en occuper. Il était, je crois, le principal soutien -d'une mère veuve et de trois sœurs, jeunes filles aimables, -cultivées, et assez sensées, infiniment plus raffinées qu'on ne -l'était, en général, dans leur monde, et désireuses, non par sotte -vanité, de le dépasser. Non par vanité, ai-je dit, et pour le plaisir -de voir de beaux équipages s'arrêter devant leur porte, mais parce -qu'elles avaient le sentiment de ce qu'il y a de _réellement_ bon dans -la bonne société de Londres et dans ses usages. Elles aimaient, -aspirant leurs _h_, à causer avec des gens qui n'oubliaient pas les -leurs; elles aimaient se tenir au courant de ce qui se passait dans le -monde élégant, à avoir leur entrée à telle ou telle agréable -sauterie, à tel ou tel bon concert. Étant elles-mêmes à la fois de -bonnes et agréables musiciennes (ce qui ne se rencontre pas toujours -parmi les musiciens), cela ne leur était pas difficile; il est vrai que -cela impliquait une maison dans un quartier à la mode, non loin du -Parc, de jolies toilettes et même quelques réceptions. Au total, cela -sous-entendait non seulement tout ce que gagnait Henry, mais encore ce -que gagnaient, dans quelques emplois plus ou moins huppés, deux autres -frères qui s'appelaient David et William. Ce dernier, maintenant que -j'y réfléchis, était aussi dans le commerce des vins, dans le -West-End; il fournissait la noblesse de Clos-Vougeot, de Hochheimer, de -champagne des plus grands crus, et autres nectars qui ne viennent que -des vignes des grands-ducs et des comtes de l'Empire. Les Watson -vivaient largement sans faire d'économies; ces demoiselles s'amusaient, -apprenaient l'allemand--ce qui était dans ce temps-là fort distingué -et même poétique--chantaient avec grâce, s'habillaient à ravir, bien -que d'une façon un peu particulière, un peu vieillotte, qui avait son -charme; toute la famille se piquait d'appartenir à une _élit_, élite -de bon goût, de vertu. - -Lorsque Henry Watson entra chez mon père, à seize ou dix-sept ans, -cela fut considéré par toute la famille comme un véritable coup de -fortune. Les Watson, dans leur reconnaissance, auraient fait tout au -monde pour être agréables à mes parents. Mais ces dames ne tardèrent -pas à s'apercevoir qu'il n'était pas facile de faire des frais pour ma -mère; bientôt elles se montrèrent surprises, puis mécontentes de la -façon dont les choses se passaient tant dans Billiter Street qu'à -Herne Hill. Au bureau, beaucoup de travail, à la maison, peu de -réceptions; les commis ne pouvaient, sous aucun prétexte, garden-party -ou autre, abandonner le travail avant l'heure, et le soir on n'avait -permission de s'éclairer qu'avec des chandelles. Le fait que le Patron -habitât une moitié de maison, au delà du faubourg de Camberwell, -était fort humiliant pour tous ceux qui touchaient, de près ou de -loin, à l'Affaire! Que de plus, chaque matin, Henry dût prendre un -omnibus pour aller à son travail du côté de Billingsgate au lieu de -traverser les quartiers élégants et d'avoir un bureau dans Saint-James -Street, c'était aussi pénible pour lui que déshonorant pour mon père -dont cela soulignait le peu dégoût et le manque d'habitudes du monde. -À ces dames, en outre, ma mère faisait l'effet d'un phénomène -singulier et les rapports avec elle étaient d'une difficulté qui les -attristait. Ne prenant elle-même aucun intérêt à l'étude de -l'allemand et se souciant fort peu de ce qui se passait à Mayfair et de -ce qui s'y disait, elle jugeait avec quelque sévérité--une -sévérité où il se mêlait peut-être un peu jalousie--ce qu'elle -appelait, les prétentions de ces demoiselles; de leur côté, tout en -rendant justice aux grandes qualités de ma mère--et avec le temps, -s'étant sincèrement attachées à elle--celles-ci n'étaient pas -disposées à tenir compte des idées d'une femme qui ne savait pas -d'autre langue que la sienne, et se montraient peu disposées à -accueillir des témoignages d'amitié qui, souvent, prenaient la forme -de conseils. - -En dépit de ces manières de voir très différentes, il existait des -relations vraiment agréables et même affectueuses entre ma mère et -les misses Watson. Avec ce goût naturel pour la campagne qui répond à -ce qu'il y a de meilleur dans la nature féminine, dès le printemps, -Fanny, Hélène, la petite Juliette, la plus futile mais peut-être -aussi la mieux douée, accouraient. Elles abandonnaient avec joie, pour -un jour ou deux, l'élégance poussiéreuse de leur rue aristocratique -de Mayfair pour les lilas et les faux ébéniers de Herne Hill; toujours -prêtes, ainsi que leur frère Henry, à répondre au premier appel, à -aider à recevoir tel ou tel gros correspondant de la maison, à lui -chanter les plus jolis airs de l'opéra à la mode, sans négliger pour -cela, les classiques allemands. - -Henry avait une très belle voix de ténor et les trois sœurs, bien -qu'aucune n'eût un véritable talent, chantaient avec goût et -ensemble. C'est ainsi que, dès l'enfance, j'eus l'occasion d'entendre -beaucoup de bonne musique. - -Si le quatuor avait chanté des _glees_ anglais, des ballades -écossaises, des chansons de marins; ou si l'une sœurs avait -été assez douée pour rendre dans toute sa splendeur la grande -musique, j'aurais sans doute quitté mes études géographiques ou -minéralogiques pour venir écouter. Mais les compositions savantes des -Allemands me paraissaient simplement ennuyeuses et les jolies -modulations italiennes, dont je ne comprenais pas un mot, me plaisaient -seulement comme auraient pu me plaire les trilles des merles qui, -parfois venaient faire concurrence aux chanteurs quand, par les belles -soirées de printemps, on laissait les fenêtres ouvertes sur le jardin. -Néanmoins, l'éducation de mon oreille et de mon goût se faisait sans -que j'y pensasse. Je ne crois pas avoir entendu une exécution musicale -vraiment magistrale avant qu'un bon hasard me fît entendre la meilleure -de toutes, ce qui n'était possible que durant quelques années de ma -jeunesse. - -Je n'ai pas suffisamment expliqué la phrase qui m'a échappé à propos -du «fatal dîner chez Mr Domecq», lorsque j'avais quatorze ans. -L'associé espagnol de mon père habitait aux Champs-Élysées avec sa -femme, une Anglaise, et ses cinq filles; l'aînée, Diana, était à la -veille d'épouser un des officiers de Napoléon, le Comte Maison; les -quatre autres, beaucoup plus jeunes, se trouvaient par hasard ce -jour-là à la maison, car elles étaient élevées au couvent. Après -le dîner, un dîner de famille, maman, les jeunes filles et un vieux -monsieur français délicieux, Mr Badell, m'avaient fait jouer à «la -toilette de madame»; malheureusement, il m'était impossible de me -rappeler si j'étais le collier ou les jarretières. La partie -terminée, Clotilde et Cécile nous jouèrent «Les Échos», et toutes -sortes de valses et de polkas, seulement je ne savais pas danser; à la -fin Élise, touchée, de ma détresse, s'occupa de moi comme j'ai dit. -Les grandes personnes ne parlaient que de la mort de Bellini, du deuil -où cette mort avait plongé Paris et de la façon admirable dont _I -Puritani_ de ce maître étaient chantés par les quatre grands artistes -en vogue alors, et pour lesquels d'ailleurs Bellini les avait -écrits[33]. - -Je ne m'explique pas que je n'aie gardé aucun souvenir de ma première -soirée à l'Opéra, ni, quant à cela, de ma première soirée à aucun -théâtre, malgré que j'eusse bien douze ans lorsque j'y fus mené; et -dès lors c'était un ravissement d'un genre pas très sublime d'être -mené à une _pantomime_. À l'heure actuelle, j'aime encore beaucoup le -théâtre, c'est un des plaisirs sur lesquels je suis le moins blasé. -Comment se fait-il donc que moi qui me souviens du rocher de _Friar's -Crag_ à Derwentwater, que j'ai vu quand j'avais quatre ans, qui vois -encore la cour de l'hôtel à Paris, où nous étions descendus quand -j'en avais cinq, je n'aie conservé aucun souvenir de ma première -soirée au théâtre? Être mené alors à Paris à une représentation -des _Puritains_, dont le livret n'a qu'un médiocre intérêt -dramatique, ne m'était pas un très grand plaisir, mais j'entendais à -cette occasion, ce qui n'est possible qu'une ou deux fois dans un -siècle, quatre très grands artistes chanter ensemble avec le désir -sincère de s'aider, non de s'éclipser, et de mettre en valeur, non -seulement leurs voix et leurs talents, mais la musique qu'ils -interprétaient! - -Le bonheur avait voulu, qui plus est, qu'une femme incomparable--la -Taglioni--dansât; cette femme, douée de toutes les grâces, joignait -à la nature la plus pure, à l'ardeur la plus sincère, le respect et -la passion de son art. Ma mère, bien qu'elle me laissât accompagner -mon père, avait contre le théâtre tous les préjugés puritains; elle -l'aimait pourtant et j'imagine que, si elle se privait d'y venir avec -nous, c'était dans une idée de sacrifice, d'expiation: la rançon pour -ce qu'il pouvait y avoir de criminel dans la concession qu'elle nous -faisait, à mon père et à moi. Cependant ma mère nous avait -accompagnés ce jour-là pour entendre ces artistes incomparables dont -la renommé était européenne; et, phénomène étrange, et bien -touchant aussi, sa pureté si intransigeante fut conquise sur l'heure -par la pureté, l'innocence, la beauté de chacun des gestes de la -divine artiste; de ce jour, ma mère ne se refusa jamais à venir avec -nous voir la Taglioni. - -Il ne s'est guère passé de saison, depuis, que je n'aie entendu au -moins deux ou trois fois ces quatre grands chanteurs. Ce sont eux qui -m'ont initié à la musique sans jamais la torturer, sans jamais lui -faire dire autre chose que ce qu'elle voulait dire. Combien je suis -heureux aujourd'hui d'avoir entendu _leur_ interprétation de Mozart et -de Rossini! C'est un bonheur qui n'arrive plus à personne, de nos -jours, où l'on a la manie de presser tous les mouvements. Grisi, la -Malibran chantaient un tiers moins vite que n'importe laquelle de nos -cantatrices modernes[34]; et la Patti, la dernière fois que je l'ai -entendue, a massacré le rôle de Zerline dans _Là ci darem_, comme si -le public et elle n'avaient d'autre but que d'en finir avec l'air de -Mozart le plus tôt possible! - -Quelques années plus tard (à quoi bon retarder cette confession?), -lorsque j'étais à Christ Church, les élèves sérieux avaient -organisé une société musicale, sous direction de l'organiste de la -cathédrale, Mr Marshall, et cet excellent homme s'était mis dans la -tête de me faire chanter _Come mai posso vivere se Rosina non -m'ascolta_, et jouer ce que je pouvais déchiffrer des accompagnements -d'autres romances sentimentales. Je ne suis jamais arrivé à -déchiffrer de façon convenable, mais j'avais de l'oreille, le sens du -rythme et, de plus, j'étais amoureux; ce qui m'aida à pénétrer -quelques principes d'art musical, que je pourrai peut-être exposer -quelque jour pour le plus grand bien de ceux qui aiment la musique, si -seulement j'arrive au bout de cette autobiographie. - -Quel profit pourrais-je tirer de Christ Church? Où ces études me -mèneraient-elles? C'est ce que ni mon père ni ma mère n'avaient -encore songé à se demander. Ma mère, qui voyait se développer en moi -le goût des sciences naturelles et du travail méthodique, ne -s'inquiétait pas, je crois; elle était convaincue qu'il y avait en moi -l'étoffe d'un autre White de Selborne ou d'un Vicaire de Wakefield, -vainqueur de toutes les controverses, whistoniennes et autres. - -Mon père rêvait peut-être d'une carrière plus brillante, mais ni -l'un ni l'autre n'en parlait, quelque importance qu'ils y attachassent -au fond de leur cœur; et l'on me permit, sans me tourmenter autrement, -de continuer à mesurer le bleu du ciel, à regarder courir les nuages, -si bien que j'avais oublié presque tout le latin que j'aie jamais su et -tout mon grec, sauf l'ode à la rose d'Anacréon. - -En 1836, cependant, un léger effort fut tenté pour me faire sortir de -mon ornière: on m'envoya entendre les conférences de Mr Dale à King's -College. C'est à lui qu'un jour, dans la cour d'entrée, j'expliquai -qu'un portique ne devrait jamais être soutenu par des arcs. C'était le -temps où j'avais une très haute idée de moi, parce que j'entrais par -la même porte que les étudiants en bonnet carré. Le sujet des -conférences était la littérature anglaise primitive, et bien que je -ne connusse rien, que je n'eusse rien lu de plus ancien que Pope, je me -croyais aussi bon juge en la matière que Mr Dale. Je n'ai jamais -oublié sa citation: «Knut the king came sailing by»; mais je crois -bien que c'est tout ce que j'ai appris cet été-là. Car ma mauvaise -étoile avait voulu que Mr Domecq, l'associé de mon père, en tournée -chez ses clients d'Angleterre, eût demandé la permission de laisser -ses filles à Herne Hill pendant son voyage, afin de leur donner -l'occasion de voir les lions de la Tour et autres curiosités. Pour -comprendre comment nous avions pu les loger toutes à Herne Hill, il -faudrait avoir le plan des trois étages. L'installation, il est vrai, -participait de l'arche de Noé et de la maison de poupée, mais enfin on -tenait. Clotilde, quinze ans, blonde, le visage ovale et la tournure -pleine de grâce; Cécile, treize ans, brune, avec un beau front et des -traits parfaits; Élise, une autre blonde, ayant le visage rond d'une -petite anglaise, un trésor de bon naturel et de bon sens; enfin la -dernière, Caroline, une étrange et délicate petite créature de onze -ans. Nées sur le continent, Clotilde à Cadix, elles étaient élevées -au convent à Paris, ce qui ne les empêchait pas d'être très -mondaines pendant les vacances. - -Le souvenir de notre première rencontre aux Champs-Élysées était -resté profondément gravé dans mon cœur. Il est vrai de dire que -c'étaient les premières jeunes filles du monde, les premières jeunes -filles parfaitement bien élevées et bien mises que je rencontrais ou -tout au moins auxquelles je parlais. J'entends naturellement par bien -mises: habillées simplement, mais avec la coupe et l'ajustement -parisiens. Elles étaient toutes des catholiques «bigotes», comme -disent les protestants, convaincues, comme ils devraient dire; elles -parlaient le français et l'espagnol avec grâce, l'anglais correctement -bien qu'avec une certaine peine, et elles étaient toutes quatre assez -raisonnables, Clotilde avec un peu d'austérité et de raideur, Élise -avec gaîté et bonne humeur, Cécile avec sérénité, Caroline avec -passion. Est-il possible d'imaginer pareille constellation, réunion -d'étoiles plus brillantes, traversant tout à coup le ciel obscur de -mon faubourg de Londres? - -Comment mes parents ont-ils pu laisser ma jeunesse exposée sans -défense à tous ces dangers, c'est ce que le lecteur se demandera sans -doute avec surprise et c'est ce que, seules, les Parques pourraient -dire; il est vrai, et c'est là sans doute leur excuse, qu'ils ne -m'avaient jamais vu jusqu'ici intéressé le moins du monde par les -jeunes filles. Je fuyais systématiquement, au contraire, les promenades -de Cheltenham, de Bath ou la plage de Douvres; bien mieux, je grognais -si l'on voulait m'y traîner, et je me sauvais dès que je pouvais -m'échapper; mes chers parents m'avaient, qui plus est, élevé dans un -torysme anglais si intransigeant et si orthodoxe, dans un évangélisme -plus orthodoxe encore, qu'ils ne pouvaient imaginer le jeune homme pieux -épris de science, l'admirateur du roi George III que j'étais, troublé -dans son équilibre constitutionnel et penchant du côté du -catholicisme français! - -Je n'avais jamais parlé de mes souvenirs des Champs-Élysées, bien -entendu! J'étais élevé plus sévèrement que les jeunes filles -elles-mêmes dans leur couvent; je n'avais pas connu la douceur, -l'apaisement d'une affection féminine, d'une amitié de sœur. Et comme -j'avais l'horreur de tous les sports, où j'étais d'ailleurs -extrêmement maladroit, rien ne vint contrebalancer ma disposition à la -rêverie, et je me trouvai jeté pieds et poings liés, avec toute la -simplicité de mon innocence, dans la fournaise, exposé au feu croisé -de ces quatre jeunes filles, lesquelles, cela va sans dire, en moins de -quatre jours, ne laissèrent de moi qu'un tas de cendres blanches. -Quatre jours suffirent pour me réduire en cendres, mais ce mercredi des -Cendres dura quatre années. - -Rien de plus comique quant aux circonstances extérieures, rien de plus -tragique dans son essence n'eût pu fournir matière au plus habile des -dramaturges. Comme manière d'être, comme état d'esprit, j'offrais un -étrange mélange où il y avait à la fois du Mr Traddles, du Mr Toots -et du Mr Winkle: la fidélité poussée jusqu'à l'idée fixe de Mr -Traddles, la conversation brillante de Mr Toots, l'ambition héroïque -de Mr Winkle; le tout éclairé par une imagination qui rappelait celle -de Copperfield a son premier dîner de Norwood. - -La beauté de Clotilde (Adèle-Clotilde, en vérité; ses sœurs -l'appelaient Clotilde en souvenir de la reine-sainte, et moi Adèle -parce que cela rimait avec plusieurs épithètes poétiques) brillait -d'un éclat incomparable, rehaussée encore par la beauté de ses -sœurs; tandis que ma timidité, ma gaucherie ordinaires s'augmentent de -toutes les préventions à la fois patriotiques et protestantes dont -j'avais été nourri, et que ni la politesse ni la sympathie -n'arrivaient à modérer. Dès qu'il y avait du monde, je restais assis -dans mon coin, rongé de jalousie, comme un stock-fish (j'imagine que je -devais assez ressembler à la raie qui essaie de gravir la vitre d'un -aquarium); si le bonheur voulait que nous fussions seuls, j'essayais -d'exposer à ma maîtresse, sans tenir compte du sang espagnol qui -coulait dans ses veines, de son éducation parisienne et de son cœur de -catholique, mes idées sur l'invincible Armada, la bataille de Waterloo -et la doctrine la Transubstantiation. - -Et je n'avais garde, en même temps, bien entendu, d'oublier les petits -talents que je croyais posséder. J'écrivis, en suant sang et eau et en -me torturant l'imagination, une histoire napolitaine (notez que je -n'avais jamais vu Naples), où, dans le «Bandit Leoni», je traçais le -caractère idéal du bandit--le bandit que j'aurais rêvé d'être--et -où je dotais la «jouvencelle Julietta» de toutes les perfections de -la bien-aimée. Les relations que nous avions avec les éditeurs, MM. -Smith et Elder, me permirent de faire paraître cette petite histoire -dans _Friendship's Offering_. Mais en la lisant, Adèle fut prise d'un -tel fou rire, la chose lui parut si ridicule et si drôle qu'elle ne -songea pas une seconde à ménager mon amour-propre d'auteur. Je -souffris sans me plaindre: c'était déjà du bonheur de la voir rire! - -Je n'avais jamais osé lui adresser mes vers directement, mais, quand -elle partit pour Paris, je lui écrivis une lettre en français, sept -pages in-quarto, où je décrivais la désolation et la solitude de -Herne Hill depuis qu'elle l'avait quitté. Je sus par Élise ou par -Caroline qu'elle avait reçu ma lettre, qu'elle l'avait lue et qu'elle -avait «bien ri de mon français». Élise et Caroline, par bonté, ne -disaient pas qu'elle avait ri aussi du contenu. - -Mes parents ne voyaient pas grand mal à ce petit roman, et Mr Domecq, -qui était très bon et se connaissait en hommes, avait un certain goût -pour moi; il avait pu constater que j'étais d'humeur douce, et que -j'avais quelques idées dans la cervelle qui se développeraient avec le -temps: dans l'intérêt des affaires, il aurait été disposé à me -donner celle de ses filles qui me plairait, à condition qu'elle-même y -fût disposée, mais il ne trouvait pas que le moment fût encore venu -d'en parler. Mon père partageait son sentiment; et de plus, il avait -été enchanté de me voir imprimé dans _Friendship's Offering_, -enchanté de voir que je me plaisais dans la société de jeunes filles -distinguées. Il espérait, si j'écrivais des vers sur elles, et pour -elles, qu'ils seraient aussi beaux que ceux des _Hours of Idleness_ de -Byron. Quant à ma mère, la pensée que je pourrais épouser une -catholique romaine lui paraissait tellement monstrueuse qu'il ne lui -semblait pas possible que cela entrât dans les desseins de la -Providence; elle ne s'en tourmentait donc pas, mais trouvait toute cette -affaire stupide et en était ennuyée, comme elle l'eût été si une de -ses cheminées s'était mise à fumer, sans croire un moment que le feu -était à la maison. Elle jugeai mieux que mon père, toutefois, de la -profondeur de mon amour, mais sa tendresse maternelle répugnait à me -faire souffrir par une opposition trop violente, espérait, une fois les -Domecq partis, que le souvenir d'Adèle s'effacerait, fondrait avec la -neige du prochain hiver. - -Toutes ces indulgences aidant, et bien que cruellement embarrassé de -mon personnage, je n'étais en rien corrigé de ma fatuité, de ma folie -qui, cette fois, avait pour base un sentiment très réel et très -profond, car il y avait là (prenez-y bien garde, cher lecteur), une -véritable et magnifique révélation du miracle nouvellement entrevu -par moi, de l'amour humain, l'amour exaltant la beauté du monde -extérieur que je n'avais cherchée jusqu'ici que pour elle-même. Et -c'est ainsi que, dans ma dix-septième année, sous l'empire de cette -passion amoureuse, et dans un état de majestueuse imbécillité, je me -mis à écrire une tragédie qui avait pour théâtre Venise et où -toutes les douleurs de mon âme devaient être traduites en vers -immortels. Bianca, la belle héroïne, serait douée de toutes les -perfections de Desdémone, de toutes les grâces de Juliette, et je -trouverais pour décrire Venise et l'amour des accents inconnus. Je -note, en passant, qu'en voyant le Palais Ducal l'année précédente -pour la première fois, j'avais annoncé gravement à mon père et à ma -mère que j'allais en faire un dessin comme on n'en avait jamais vu. -Dans cette intention, j'avais pris des notes, j'avais fait un ou deux -croquis et j'avais mis le dessin au point à Trévise, de chic. Ce -dessin existe; il est tout à fait manqué comme perspective, ce qui est -assez étonnant, mais j'étais alors si infatué de moi-même que je -dédaignais de m'astreindre aux règles; le quadrillé rouge et blanc -des marbres donne un effet de panneaux en relief. Aucune figure humaine -ne vient troubler la sereine tranquillité de la Riva et les -gondoles--qui ont la forme de croissants, le croissant turc -renversé--flottent à l'aventure sans le secours de gondoliers. - -Les autres souvenirs de cette année 1836 se sont effacés, mais je me -vois encore sous le grand mûrier, au fond du jardin, écrivant ma -tragédie. Je ne sais plus si nous avons voyagé, ni comment se passait -le reste de mes journées. Tout a disparu, tout, excepté Venise et -Bianca, et la route qui traversait Shooter's Hill, où se portaient sans -cesse mes regards, la route de Paris. - -J'ai dû lire du grec, mais quoi! je l'ai oublié. J'ai dû faire des -mathématiques, car je savais la différence entre une racine carrée et -une racine cubique, quand j'entrai à Oxford et que mon professeur me -plongea dans Hérodote qui me fournit la matière d'une chanson à boire -scythe à l'imitation du _Giaour_. - -Je crains fort que mon lecteur ne soit tenté de mettre en doute ce que -j'ai affirmé plus haut, à savoir que Byron ne m'a fait aucun mal. -Qu'il se tranquillise; et, sans doute, la forme que prit ma folie me fut -inspirée par lui, mais cette forme était la meilleure qu'elle pût -prendre. Mon anglais a plus gagné à se modeler sur le _Giaour_ et la -_Fiancée d'Abydos_ qu'il n'eût fait sous tout autre maître (la -tragédie, cela va de soi, était shakespearienne), et mon état -d'esprit--par sa faute et par celle des circonstances--n'était pas -celui de Byron. C'est dans cette même année, 1836, que je me mis à -étudier Shelley et que je perdis des heures à lire et à relire _The -Sensitive Plant_ et _Epipsychidion_. Shelley, _lui_, m'a fait beaucoup -de mal; car je me suis mis à écrire des vers comme ceux-ci: «prickly -and pulpous and blistered and blue», ou encore: «It was a little lawny -islet by anemone and vi'let--like mosaic paven», etc. Il est vrai que, -dans l'état de déséquilibre où j'étais, je ne pouvais tirer grand -bien de quoi que ce soit. La persévérance que j'ai mise à aller -jusqu'au bout de la _Révolte de l'Islam_ et de savoir (je n'y suis -jamais arrivé) qui s'était révolté, et contre qui, m'apparaît -toutefois comme un effort honorable; et le _Prométhée_ m'a -certainement fait comprendre quelque chose d'Eschyle. Et après tout, -étant donné ce que je devais être par la suite, je ne vois pas -comment ces années d'effervescence eussent pu se mieux passer; -c'était, en tout cas, infiniment préférable de les employer ainsi -plutôt qu'à chasser à courre ou à tir, à fumer ou à jouer. La -chose qui me paraît la plus explicable, quand je songe à cette -aventure amoureuse, c'est le manque absolu chez moi de raisonnement, de -volonté, de projets arrêtés; je n'avais ni la décision nécessaire -pour conquérir Adèle, ni le courage de me passer d'elle, et non plus -la raison de me demander ce qui pouvait sortir de tout cela; ni le bon -sens de voir que je me rendais odieux à tout mon entourage. En -vérité, je n'avais pas plus d'intelligence qu'une petite chouette qui -sort du nid, ou qu'un chien de lait qui hurle désespérément à la -lune. - -Je fus tiré de mes rêveries, arraché à mes contemplations sidérales -par une lettre de Christ Church annonçant qu'on pourrait m'y recevoir -en janvier 1837; d'ici là, c'est-à-dire en octobre 1836, je devais me -faire immatriculer. - -Ce qui est étrange, c'est que mon père n'avait pris aucun -renseignement sur cette immatriculation; le jour où il m'emmena -à Oxford, nous étions aussi novices l'un que l'autre. Son idée -avait toujours été de me faire entrer dans le collège le plus -aristocratique; j'étais inscrit à Christ Church depuis plusieurs -années, mais il ne savait pas qu'il y eût deux catégories d'étudiants: -la fashionable et la non-fashionable: les Gentlemen-Commoners -et les Commoners, étudiants privilégiés et étudiants ordinaires, -ceux-ci occupant une position intermédiaire entre les étudiants -privilégiés et les serviteurs. Ces «odieuses» distinctions ont -d'ailleurs disparu depuis la réforme de l'Université; même -lorsqu'on ne pose pas pour le gentilhomme, on ne tient pas à -être _du commun_ et les parents qui demandent le plus énergiquement -des bourses seraient furieux de penser que leur fils portât au collège -la robe d'un «servitor». - -On pourra juger, d'après mes écrits, dans quelle mesure je partage à -cet égard les nobles sentiments du citoyen britannique moderne; mais -ici, sans me permettre le moindre commentaire, je laisserai le lecteur -juger du résultat qu'eut pour moi un système aboli. - -Mon père n'aimait pas ce nom de «commoner», d'autant moins, sans -doute, que tous nos parents étaient plutôt de braves gens un peu -communs, et aussi parce que, tout en trouvant sa profession parfaitement -honorable, il avait découvert chez son fils des talents qui ne -pouvaient se déployer à l'aise dans le commerce du xérès. Il faisait -d'autres rêves pour moi. Il croyait à mon génie. Il me voyait dans la -meilleure société de l'Université, y remportant tous les prix et, à -la fin de mes études, le grade de «double first»; j'épousais lady -Clara Vere de Vere; j'écrivais des vers aussi parfaits que ceux de -Byron, mais plus pieux; je prêchais des sermons aussi beaux que ceux de -Bossuet, mais des sermons protestants; à quarante ans, j'étais -évêque de Winchester, et à cinquante, Primat d'Angleterre. - -En dépit de toutes ces espérances et de toutes ces tentations, mon -père conservait le sentiment très net des convenances et de ce -qu'exigeait, à cet égard, sa situation personnelle. Il s'en ouvrit -franchement au Dean[35] de Christ Church, (Gaisford), à mon futur -professeur, Mr Walter Brown, et leur demanda si une personne dans sa -position pouvait, sans inconvenance, faire entrer son fils à Oxford -comme étudiant privilégié. Je n'assistais pas à ces entretiens, mais -j'imagine que le vieux Dean dut marmotter entre ses dents que mon père -avait bien le droit de faire de moi un gentleman-commoner si cela lui -plaisait et s'il pouvait payer. Le professeur, entrant plus avant dans -les détails et les conditions, dut lui laisser entendre, avec -politesse, que sans doute il serait avantageux pour le collège qu'il se -rencontrât un travailleur parmi les gentlemen-commoners qui, en règle -générale, n'étaient pas fort studieux; mais il dut aussi insinuer -qu'étant donné la manière dont j'avais travaillé jusqu'ici, il -n'était pas certain que je pusse passer l'examen d'entrée auquel les -étudiants non-privilégiés étaient astreints. Cette dernière -considération fut décisive. Il était inadmissible que le fils qui -devait récolter tous les lauriers fût exposé à trébucher au premier -obstacle. - -Je fus donc inscrit sans plus ample discussion comme gentleman-commoner -et je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'orgueil qui me -gonflait le cœur le jour où, pour la première fois, je quittai -l'Angel Hotel et passai devant University College au bras de mon père, -ayant coiffé le bonnet de velours et revêtu la robe de soie du -gentleman-commoner. - -Eh oui, cher lecteur, la robe de soie et le bonnet de velours nous -faisaient beaucoup d'impression, et non seulement à ma mère, mais à -moi! À la maison, ce qui avait fait pencher la balance et décidé -notre choix, c'était que la robe du commoner n'était que d'étoffe -grossière, qu'elle ne formait pas de beaux plis; que ce n'était, en -somme, qu'un méchant morceau d'étoffe noire qu'on s'accrochait à -l'épaule. N'est-on pas trois fois un homme de robe quand on porte une -robe flottante qui tombe avec noblesse? - -Je suis si loin, aujourd'hui que mes cheveux ont blanchi, de railler ces -sentiments peu philosophiques, qu'au lieu d'applaudir à la suppression -(sauf pour les clubs de canotage) de ces différences dans le costume à -l'Université, je serais tout disposé à les étendre à toute la -nation. Je suis d'avis que les duchesses seules devraient être -autorisées à porter des diamants, qu'on devrait reconnaître un lord -à ses étoiles, d'une lieue de loin; que chaque paysanne devrait -arborer à son bonnet ou à son corsage un signe quelconque qui dirait -à quel comté elle appartient; et que, dans la rue, on devrait -distinguer immédiatement, rien qu'à la coupe de son casaquin, un -cabaretier d'un marchand de poisson. - -Cette promenade jusqu'aux Schools, l'attente devant la _Divinity School_ -dont j'admirais le portail, et la cérémonie de l'immatriculation, que -de bons souvenirs! La fin de l'année s'est écoulée sans autres -incidents. Au commencement de l'année suivante, nous partîmes pour -Oxford, ma mère et moi, et nous y entrâmes par cette admirable route -d'Henley. Nous étions un peu fatigués lorsque nous arrivâmes au -dernier relais à Dorchester, et très émus, en dépit du bonnet de -velours et de la robe de soie, lorsqu'au crépuscule nous passâmes sous -les tours; après une dernière nuit sous le toit tutélaire de l'Ange, -je me trouvai, le lendemain soir, seul au coin de mon feu, le maître de -ma destinée, dans ma propre chambre de Peckwater. - - -[Note 32: Celui que tu ravis, Melpomène.] - -[Note 33: Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, sans doute. (Note -du tracteur.)] - -[Note 34: Quelle prétention, de la part des musiciens, de se dire -scientifiques quand ils n'ont pu encore adopter une unité de temps!] - - -[Note 35: Dean-doyen.] - - - -CHAPITRE XI - -LE CHŒUR DE CHRIST CHURCH - - -Seul, au coin du feu, dans la petite chambre de derrière qui donnait -sur l'étroite ruelle, tout du long de laquelle il ne s'élevait guère -que des écuries, je réfléchissais et me préparais à ma vie de -collège. - -Me préparer à quoi, me prémunir contre quoi? J'étais aussi -inexpérimenté quant au présent, aussi peu éclairé quant à l'avenir -que l'aurait été à ma place Davie Gellatly. Encore Davie m'était-il -supérieur, car je ne savais ni danser, ni chanter, ni faire cuire des -œufs. Le jeu n'offrait pas de dangers pour moi, je n'avais jamais -touché une carte de ma vie et je regardais les dés comme on regarde -maintenant la dynamite; j'étais à l'abri de la «femme étrangère», -car n'étais-je pas amoureux et d'ailleurs il fallait être rentré à -neuf heures et demie. Aucun risque de faire des dettes puisqu'à Oxford -il n'y avait pas de Turner à acheter et que rien d'autre ne me tentait -en fait d'objets matériels. Aucun danger de me tuer à la chasse à -courre, puisque j'étais incapable de monter le cheval le plus -pacifique; aucun danger de me ruiner aux courses: je n'avais assisté -qu'une seule fois de ma vie à une course et je ne trouvais pas amusant -de gagner l'argent de mon prochain. - -J'étais préparé à ce qu'on se moquât de mon ingénuité, mais -j'étais trop infatué pour craindre le ridicule; la seule chose qui -m'inquiétait, et à juste titre, c'était de savoir si j'aurais la -persévérance d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de poursuivre -pendant trois ans des études qui ne m'offraient pas le moindre -intérêt. Je pris toutefois la résolution de faire mon possible pour -faire honneur à mes parents et, après avoir prié Dieu du fond du -cœur, je me couchai plein d'espérance. - -Il me faut ici m'arrêter un moment, pour expliquer quel était alors -mon état d'esprit au point de vue religieux. - -Autant que je puis m'en souvenir, les lectures quotidiennes de la Bible, -avec ma mère, n'avaient pas été reprises après notre premier voyage -sur le continent, pendant lequel nous avions bien été forcés d'y -renoncer. En effet, comment lire trois chapitres après le déjeuner, -quand les chevaux s'impatientent à la porte? Les trois chapitres furent -donc remplacés par un seul que je lisais dans mon particulier, le matin -et le soir, et auquel j'adjoignais naturellement l'oraison dominicale -où je demandais au ciel tout ce qui pouvait convenir à moi-même et -aux miens. Ceci fait, je veillais ou je dormais, ne m'occupant guère, -le jour comme la nuit, que de mes affaires terrestres. Il ne m'était -jamais venu à l'idée de mettre en doute la vérité de la Bible, bien -que je me fusse rendu compte déjà que la lettre pouvait en être -comprise tout autrement que ma mère ne me l'avait enseigné; mais plus -j'y croyais, semblait-il, moins j'en retirais de bien. Quel mérite -Abraham avait-il à faire ce que lui disait l'Ange? Moi aussi, -j'obéirais aux anges s'ils me parlaient; mais aucun ange ne m'était -jamais apparu, dont j'eusse connaissance, même sous la forme d'Adèle, -qui ne pouvait pas être un ange puisqu'elle était catholique. - -De même si j'avais vécu au temps du Christ, je ne doutais pas que je -ne l'eusse suivi sur la montagne, ou que je ne fusse monté avec Lui -dans la barque sur le lac de Galilée; c'était tout autre chose que -d'aller à la chapelle Beresford, à Walworth, ou à l'église de -Sainte-Bride dans Fleet Street. Aussi, tout en sentant que je devais, en -quelque sorte, imiter le Christian du _Pilgrim's Progress_, je ne -pouvais croire que Billiter Street, ou le quai de la Tour, où était -l'entrepôt de mon père, ou le jardin fleuri de Herne Hill, où ma -mère empotait ses boutures, étaient des lieux que je dusse fuir comme -la «Cité de Perdition». Instinctivement, j'étais virtuellement -arrivé à cette conclusion, d'après mes lectures de la Bible, que, -n'ayant jamais eu l'intention de faire le mal, je n'étais pas en grand -danger d'aller en enfer; j'avais remarqué aussi que même la crème de -la crème des gens pieux n'étaient nullement pressés de monter au -ciel. Somme toute, il me semblait qu'on ne me demandait pas autre chose -que de faire mes prières, d'aller à l'église, d'apprendre mes -leçons, d'obéir à mes parents et de dîner avec plaisir. - -C'est dans ces dispositions d'esprit que, par un sombre matin d'hiver, -debout à la fenêtre de ma petite chambre d'étudiant, je regardais le -bâtiment de la bibliothèque de Christ Church et le square bien sablé -de Peckwater, un peu vexé que ma fenêtre ne fût pas une tourelle en -encorbellement et n'ouvrît pas sur une chapelle gothique, mais sans -avoir conscience du malheur qui s'était abattu sur moi, de tout ce que -je perdais à n'avoir pour tout horizon, au printemps des deux plus -belles années de ma jeunesse, que la bibliothèque de Christ Church et -un square sablé! - -Ce matin-là, j'eus l'impression que l'ensemble, bien que triste, avait -de la grandeur; que l'architecture, bien que Renaissance, était hardie, -savante, bien proportionnée et diversement didactique. En réalité, on -aurait aussi bien pu m'envoyer dans la prison de Chillon, sauf pour ce -qui est de l'humidité, si par la meurtrière j'avais pu apercevoir les -trois petits arbres grêles, une belle voûte et un beau pavage à la -place des hideux meubles modernes de ma chambre. - -À première vue, la chapelle du collège elle-même me causa une -déception, après les vastes églises du continent; ses voûtes -étroites, il est vrai, avaient d'autres fonctions à remplir. - -En somme, parmi les édifices où les âmes anglaises venaient se -sanctifier, le chœur de Christ Church était, à cette époque de -l'histoire d'Angleterre, virtuellement le cœur et le foyer de la vie. -On y conservait la tradition non interrompue de la religion du temps -d'Élisabeth et des époques normandes et saxonnes, le souvenir d'un pur -loyalisme, une science véritable; et chaque matin venait s'y -agenouiller, par obéissance sans doute, mais aussi en toute sincérité -de cœur, pour apprendre là les plus hautes vertus de dévouement au -pays, ce qu'il y avait de plus noble parmi la jeune noblesse de -l'Angleterre. La plupart des pairs du Royaume, et en général ce qu'il -y avait de mieux parmi ses squires, passaient par Christ Church. - -La cathédrale elle-même était un abrégé de l'histoire d'Angleterre. -Chaque pierre, chaque vitrail, chaque panneau sculpté était -authentique, de son époque; rien de ces mensonges, de ces restaurations -truquées dont s'enorgueillissent nos architectes. Le premier reliquaire -de sainte Frideswide, il est vrai, a été détruit, son corps mis en -pièces, ses cendres dispersées par les Puritains; mais la seconde -châsse est encore très belle dans son genre, c'est un merveilleux -travail anglais, dans lequel un très habile ouvrier a mis tout son -cœur. Les voûtes normandes, celles du dessus, sont du plus pur normand -anglais; un peu grossières, un peu rudes, il est vrai mais -pouvions-nous espérer faire mieux, livrés à nos propres forces et -sans l'aide des Français? Le plafond est de l'époque Tudor, un Tudor -exaspéré, mais ingénieusement construit et finement sculpté. Ce -plafond et celui de l'escalier du hall proclament l'habileté des -merveilleux ouvriers du XVe siècle. La fenêtre de l'ouest avec sa -peinture maladroite, l'Adoration des Bergers, est un spécimen de cet -art de transition qui relie la verrière à la peinture et qui aboutit -aux tableaux hollandais où l'on retrouve bien le troupeau, mais où il -n'y a plus ni bergers, ni Christ; tout de même, c'est ce que les -verriers de l'époque pouvaient faire de mieux. Et la boiserie simple -des stalles représentait le dernier art qui ait fleuri en Angleterre -sous la forme d'un travail de menuiserie bien exécuté. - -Dans ce chœur d'église, sur les murs duquel est gravée pour ainsi -dire jour par jour toute l'histoire du pays, se rencontrait chaque matin -le meilleur de ce que l'Angleterre a produit, cette fleur de jeunesse, -rangée comme l'équipage d'un navire de guerre, sous le beau vaisseau -de son temple; chaque homme à sa place, selon son rang, son âge, son -savoir--tout homme de bon sens et de cœur reconnaissant qu'il est ici -ou pour remplir, ou pour apprendre à remplir les plus hauts devoirs qui -incombent à un Anglais. Un étranger instruit, auquel il aurait été -donné d'assister à cet office du matin, aurait pu juger, d'un coup -d'œil, tout ce que ce pays avait été dans le passé, ce qu'il était -capable d'être encore dans l'avenir; une heure passée dans la chapelle -de Christ Church lui en aurait appris plus que plusieurs mois de séjour -à la cour ou à la ville. Assis dans sa stalle, il aurait vu le plus -grand théologien de l'Angleterre, et, sous sa stalle d'honneur, son -plus grand érudit; et parmi les _tutors_, le Dean actuel Liddell, et un -homme de singulière puissance intellectuelle et de vertu sans -prétention: Osborne Gordon. Le groupe des gentilshommes comptait le -marquis de Kildare, le comte de Desart, le comte d'Emlyn et Francis -Charteris, maintenant lord Wemyss, les plus brillants échantillons de -noble race et d'activité puissante. Henry Acland et Charles Newton -étaient parmi les étudiants vétérans, moi, parmi les nouveaux. Que -d'espérances en germe il y avait là! Aucun de nous alors ne rêvait de -rien changer à tout cela, n'en sentait la nécessité, et, moins que -personne, le chef intransigeant au front bombé, aux yeux noirs, qui -conduisait d'une voix de tonnerre les _repons_ en latin de la prière du -matin. - -Aujourd'hui, après tant d'années passées, mon cœur est encore plein -de reconnaissance pour tout ce que j'ai vu là, pour toutes les pensées -qui me sont venues dans le chœur de cette cathédrale. - -L'influence qu'a eue sur moi l'autre beau bâtiment du collège, le -hall, est toute différente et étrangement mêlée. Si on ne l'eût -utilisé, comme cela eût dû se faire, que comme réfectoire et dans -les grandes occasions: galas, réceptions d'hôtes illustres, discours -solennels, le hall, comme la cathédrale, ne m'eût laissé que des -impressions bienfaisantes et graves qui eussent sanctifié le pain de -chaque jour; de même, si notre Dean eût daigné diner avec nous de -temps à autre, le plat de venaison partagé avec lui ne nous eût -semblé que meilleur. Mais avec ce comble de mauvais goût, (qui, à mon -sens, est le péché capital de notre temps, la raison de notre goût -pour l'argent et de notre dégoût pour tout ce que l'argent peut -procurer de meilleur), l'Abbé avait permis que le hall servît aux -«collections». Le mot seul me semble abominable, soit qu'il se -rapporte aux charités extorquées à l'église pour les pauvres ou aux -connaissances arrachées de force aux malheureux candidats. -«Collections», dans le langage du collège, signifiait les examens -trimestriels, auxquels l'Abbé avait la mauvaise habitude d'assister -comme grand inquisiteur, lui qui n'aurait jamais eu, fût-ce une fois, -l'idée de présider notre dîner. - -Il va sans dire que tout ce que les candidats, même les plus forts, -pouvaient savoir de grec, _lui_ paraissait absolument dérisoire. -Méprisant dès les premiers mots, exaspéré, vindicatif et tonnant -ensuite, plus sombre et plus menaçant à mesure que la journée -avançait, glacial et Gorgonien, il allait et venait d'un bout à -l'autre de l'immense salle de torture, aussi vaste que celle du Grand -Conseil à Venise, mais déshonorée par les terreurs des malheureux -candidats qui, serrés les uns contre les autres comme de pauvres -hirondelles transies, ne pensaient qu'à dissimuler leurs traductions -lorsqu'approchait le terrible Abbé. Ce n'était pas mon cas, ai-je -besoin de le dire? Mais j'imagine que le Dean eût préféré que je me -servisse de cinquante traductions plutôt que d'avoir l'air embarrassé -et malheureux que j'avais, quelle que fût la question que l'on me -posait. Et comme mes thèmes latins étaient les plus mauvais de toute -l'Université, que je n'ai jamais pu reconnaître un futur présent d'un -futur passé, et que même au bout de mes trois années d'Oxford, il -m'aurait été impossible de dire où vivaient les Pélasges et d'où -sont venus les Héraclides, on peut imaginer de quel air le Dean, au -moment de mon départ, me tendit le second et le troisième doigt de sa -main droite, et toutes les tortures que je souffrais lorsque mon père -et ma mère m'interrogeaient sur mes succès éclatants au collège. - -À mesure que les années passaient, il m'était toujours plus -impossible de ne pas associer dans ma pensée le hall du collège aux -terreurs et aux humiliations des jours d'examen; mais, même dès le -premier jour, l'étonnement et l'exaltation que j'éprouvais à dîner -dans cette vaste salle ne furent pas sans mélange. Il est certain que -le contraste était écrasant entre la petite pièce à Herne Hill, où -nous mangions notre pudding, ma mère, Mary et moi, et un hall aussi -grand que la nef de la cathédrale de Canterbury, dont l'extrémité se -perd dans la brume, tandis que son plafond est noyé dans l'ombre, et -que les convives en longues files paraissent et disparaissent selon les -caprices de la lumière: spectacle qui me remplissait d'épouvante plus -qu'il ne me mettait en appétit. Je fus d'ailleurs gêné, depuis le -premier jour jusqu'au dernier, par le sentiment que moi, pauvre rustre, -je n'avais que faire ici. - -Dans la cathédrale, né ou pas né, je me sentais chez moi tout autant -que Monseigneur; et même, à certaines heures, l'édifice me semblait -à moi plus qu'à lui-même. Mais à table, cette foule de savants et de -nobles convives, ce service pompeux, ce luxe m'étaient étrangers; il y -avait entre mes habitudes très simples et ces splendeurs une distance -infranchissable. Autour d'un gigot rôti à point, garni de pommes de -terre et servi dans l'arrière-boutique de Market Street, autour de la -marmite de quelque gipsy sur la colline d'Addington (non que j'eusse -jamais soupé avec une gipsy, quelque désir que j'en eusse), ou d'un -bon gâteau d'avoine bien beurré--j'ai toujours été gourmand -hélas!--dans la chaumière d'un berger d'Écosse, régal à partager -avec le chien, j'étais moi-même, je me sentais à ma place; mais à la -table des étudiants privilégiés, dans la salle à manger du Cardinal -Wolsey, je fus de toutes façons, et tout de suite, moins que moi-même: -à des places où je n'aurais pas dû être, jamais à ma place. - -Autant conter ici une petite aventure qui m'arriva peu de temps après -mon entrée au Collège et qui, si insignifiante qu'elle fût, n'en -contribua pas moins à me dégoûter à tout jamais du hall de Christ -Church. J'avais été reçu comme un bon petit roquet sans prétention, -avec une condescendance un peu dédaigneuse, par les chiens à pedigree -de la table des gentlemen-commoners; mon professeur, mes camarades de -classe commençaient à s'apercevoir que je lisais bien, que j'avais -l'air de comprendre ce que je lisais et même que je posais parfois des -questions embarrassantes au professeur, au point qu'un jour, à la -sortie, je fus félicité par toute la classe pour la façon magistrale -dont je l'avais _collé_. Je n'avais eu, pauvre innocent que j'étais, -aucune intention de cette sorte; le hasard avait voulu simplement que je -lui eusse demandé, à la grande joie de mes camarades, quelque chose -qu'il ne savait pas. Bien avant cela, j'avais fait une tentative directe -pour me faire remarquer, qui avait eu moins de succès. - -Il était de règle au collège que, chaque semaine, un des étudiants -écrivît un essai philosophique sur un texte d'Horace, de Juvénal ou -autre. On donnait lecture du meilleur travail, le samedi après-midi, -dans le hall; tous les étudiants étaient obligés d'assister à la -lecture. Voilà, pensai-je, une bonne occasion de déployer mes talents. -Très consciencieusement, et d'ailleurs avec un réel plaisir, -j'écrivis mon essai, dans lequel je mis toute la pénétration et toute -l'éloquence dont j'étais capable. Aussi, si je fus flatté, je ne fus -pas surpris lorsque, quelques semaines après mon arrivée à Oxford, -mon professeur m'annonça d'un air bienveillant que ce serait moi qui -lirais le samedi suivant. - -Donc, sans m'émouvoir, car j'avais de sérieuses raisons de compter sur -mon talent de lecture, et avec la gravité qui me paraissait convenir à -la circonstance, je lus mon essai, et j'ai tout lieu de croire que je le -lus bien. Aussi, descendant de la tribune, je m'attendais à recevoir -les félicitations et les remerciements de mes camarades fiers d'avoir -été si bien représentés. Mais la pauvre Clara, après son premier -bal, recevant dans le vestiaire les compliments de son cousin, ne fut -pas plus surprise que je ne le fus de l'accueil que me firent mes -cousins de la longue table. Ce n'était pas de l'envie, certes, mais du -dédain, de la colère qui se donnaient carrière sous toutes les -formes, depuis le sarcasme olympien de Charteris jusqu'à la volée -d'injures de Grimston. - -On m'expliqua que je m'étais rendu coupable de lèse-majesté -vis-à-vis de l'ordre des Gentlemen-Commoners; que jamais l'essai d'un -étudiant privilégié ne devait avoir plus de douze lignes, et encore -des lignes de quatre mots, et que, si disposé qu'on fût à passer sur -ma sottise, ma suffisance, mon manque de _savoir-faire_[36], -l'inconvenance que j'avais commise en écrivant un essai qui eût le -sens commun, comme un vulgaire étudiant, l'incurie et l'audace dont -j'avais fait preuve en les tenant là pendant un grand quart d'heure, -pouvaient peut-être se pardonner une fois à un jeune serin tel que -moi, mais il fallait que j'y prisse garde: si jamais je recommençais, -on m'enverrait tout droit à Coventry. Que dis-je? Coventry serait -encore trop bon pour moi. - -J'ai quelque plaisir, au moins, à me rappeler que je tombai du haut de -mes nuages sans me faire grand mal sans témoigner un étonnement trop -ridicule. Je reconnus la justesse des observations qui m'étaient faites -que cela me fît en rien modifier ma manière d'écrire; je ne me -rappelle plus ce que j'avais décidé de faire, au cas où j'aurais -l'honneur de faire les frais d'une autre réunion du samedi. Mes essais -furent-ils moins heureux, par la suite, mes professeurs en étaient-ils -fatigués? Toujours est-il que je ne fus plus prié de lire. - -J'aurais dû faire observer que, si ma présentation aux jeunes gens de -ma table s'était faite si aisément, c'était grâce à un hasard qui -avait voulu que, pendant deux jours, en 1834, je me fusse trouvé -bloqué par le mauvais temps à l'hospice du Grimsel avec une trentaine -de voyageurs de toutes les parties du monde, et entre autres, avec un -des étudiants privilégiés de Christ Church, un Mr Strangways, avec -lequel j'avais joue aux échecs et qui s'était un peu intéressé à la -façon dont je dessinais les rochers de granit dans la neige. À la -table de Christ Church, il daigna me considérer comme un de ses -semblables, et le reste de sa bande ayant découvert qu'on pouvait tirer -de moi quelque amusement sans que je m'en doutasse, et reconnu aussi que -je ne cherchais pas à réformer les mœurs de mes camarades par esprit -évangélique ou sous tout autre prétexte également impertinent, on -m'accueillit avec bienveillance; et, au bout de quinze jours, j'étais -à peu près à même de choisir parmi les étudiants du collège les -camarades qui me plaisaient le plus. - -Le bonheur voulut--un bonheur que je ne saurais rendre avec des -mots--que Henry Acland, d'un an ou deux mon aîné, me choisît pour -ami; il sentit qu'il y avait en moi certaines possibilités qui ne -pouvaient se développer toutes seules et il me prit affectueusement en -main. Son appartement, tout voisin de la porte nord de Canterbury, -était à une cinquantaine de mètres du mien; ce fut bientôt le seul -endroit où je me sentais heureux, il m'enseigna avec sérénité quelle -devait être la manière de vivre d'un jeune Anglais de' bon sens, de -bonne famille et d'éducation large; déjà, nous vivions tous deux dans -un monde de pensées qui s'étendait bien au delà des murs du collège. -Il m'entretenait des plaines de Troie; un ou deux ans plus tard, je lui -indiquai, à l'occasion de son voyage de noces, le sentier qui gravit le -Montenvers. L'amitié qui nous unit ne s'est jamais altérée, si ce -n'est pour devenir plus profonde tous les jours. - -J'avais encore d'autres amis, dont quelques-uns furent très gentils -pour moi, un «college tutor» de premier ordre, et plus tard j'eus pour -maître particulier le savant à l'esprit si large et si droit dont j'ai -déjà parlé, Osborne Gordon. À l'angle du grand quadrilatère de -Christ Church vivait aussi le Dr Buckland, que j'ai toujours trouvé -prêt à m'aider dans mon travail, ou, faveur plus grande encore, à me -laisser l'aider dans le sien, en préparant les épures qui lui étaient -nécessaires pour ses conférences. Mon dessin des filons granitiques de -Trewavas Head, avec le petit cutter qui double la pointe, au milieu de -la rafale, dessin dans le style de Copley Fielding, est encore, je -crois, dans les archives de la section géologique. Mr Parker, qui -s'occupait alors de fonder la Société d'architecture, et Charles -Newton, déjà si profondément observateur, me témoignaient beaucoup -de sympathie; ils avaient deviné mes goûts et ils me faisaient -travailler plus scientifiquement l'architecture. La galerie de tableaux -de Blenheim[37] n'était pas à plus de huit milles. Un garçon de mon -âge pouvait-il se trouver dans de meilleures conditions? Que n'eut-il -l'esprit de s'en rendre compte et la volonté d'en profiter! Eh bien -non, j'étais là, ne sachant à quoi me décider, moitié par -indécision, moitié par bêtise. Rien parmi les humains et les bêtes -ne peindrait mieux mon attitude d'alors que la description par la pauvre -petite bergère Agnès du «caneton fourvoyé». - -Je note comme étant un peu à mon honneur le fait que j'aie été -heureux et non gêné par la présence de ma mère à Oxford. Elle -était venue s'y installer afin de veiller sur moi autant qu'il était -en son pouvoir. Pendant mes trois années d'Oxford, elle habita des -chambres meublées dans High Street (d'abord dans la jolie maison du -XVIe siècle, de Mr Adams, aux boiseries sculptées); mon père restait -seul à Herne Hill toute la semaine, séparé à la fois de sa femme et -de son fils, pour l'amour de ce fils. Le samedi il venait nous -rejoindre, et le dimanche nous allions en famille à Saint-Pierre pour -le service du matin. À part cela, jamais mes parents ne se montraient -en public avec moi, dans la crainte que mes camarades ne se moquassent -de moi ou n'exerçassent leur verve sur le brave Mr Ruskin, marchand de -vin de Xérès, et la bonne Mrs Ruskin, aux toilettes surannées. - -Personne d'ailleurs, pendant tout le temps que je fus au collège, ne se -permit de dire un mot malveillant ni sur l'un, ni sur l'autre; personne -ne se moqua de l'habitude que j'avais de passer mes soirées avec ma -mère. Mais une fois que la sœur aînée d'Adèle était venue avec son -mari visiter Oxford, et que j'avais eu la sottise de dire à dîner, -fort inutilement j'en conviens, que je la connaissais, que c'était la -comtesse Diane de Maison, mes camarades me blaguèrent sans merci un -mois durant. - -Le lecteur voudra bien observer aussi que si ma mère m'avait suivi à -Oxford, ce n'était nullement parce qu'elle ne pouvait pas se passer de -moi, encore moins parce qu'elle n'avait pas confiance en moi. Elle -était venue uniquement pour être là en cas d'accident ou de maladie -subite. Ma mère avait toujours été à la fois mon médecin et ma -garde-malade et elle m'avait à plusieurs reprises sauvé la vie. Cette -fois encore, qu'aurais-je fait sans elle? Pendant les deux premières -années de ma vie d'étudiant, je ne lui causai aucune inquiétude; et -quelle douceur pour moi, quand venait l'heure du thé, d'aller lui -raconter ce que j'avais fait ou appris dans la journée! - -Ce qu'était la routine journalière il n'est peut-être pas inutile de -le dire ici. Après une heure d'étude, même en hiver, l'office du -matin à la chapelle, auquel je ne manquais jamais; petit déjeuner à -neuf heures, pendant lequel, tout en savourant un petit pain au beurre, -je lisais un roman du capitaine Marryat. Ensuite, cours jusqu'à une -heure, lunch et petite causette avec les uns ou les autres. À deux -heures, cours de Buckland ou autres. Promenade jusqu'à cinq heures, -dîner dans le hall; «vin» chez moi ou chez un autre étudiant, corsé -d'une bonne causerie avec les piocheurs ou quelque fredaine avec mes -camarades de table. Mais, quoi qu'il arrivât, je m'arrangeais toujours -pour être à High Street pour l'heure du thé de ma mère, -c'est-à-dire sept heures, et y rester jusqu'à ce que Tom[38] -m'appelât. Je prenais alors mon galop, et j'arrivais juste au moment -où l'on fermait la porte de Canterbury; rentré chez moi, je lisais -encore jusqu'à dix heures. Mais, en somme, tout cela ne donnait pas -plus de six heures de vrai travail dans la journée; ces six heures, au -moins, je puis me rendre la justice de constater que je les ai toujours -employées sans marchander. - -J'ai bien appris, toujours, mon histoire d'Hérodote et, aujourd'hui -encore, je sens tout le prix de cette acquisition. Walter Brown, mon -«tutor» auquel je m'étais attaché, était arrivé, par la douceur, -à me faire entrer quelques verbes grecs dans la tête. Pour les -mathématiques, elles marchaient bien sous la direction d'un autre -professeur, Mr Hill; j'avais d'ailleurs l'instinct géométrique et ce -que je savais, dans cet ordre, je le savais bien. Lors de mon «little -go»[39], au printemps de 1838, on me remit un graphique des figures -d'Euclide, comme il était d'usage, avec l'énoncé des problèmes. Je -repoussai la feuille, disant dédaigneusement à l'examinateur: «Je -n'ai pas besoin de figures, monsieur.--Vous ferez mieux de les garder», -me répondit-il d'un air bénin; ce que je fis puisqu'il m'en priait; -mais je pouvais alors et je puis encore dicter, les yeux fermés, la -démonstration de n'importe quel problème avec les lettres que l'on -voudra à tous les points. Je passai tout juste pour le latin à -l'écrit, mais je m'en tirai bien pour le reste et mon professeur fut -content, sans se rendre compte que, pour cet examen, j'avais donné à -peu près tout ce que je pouvais donner dans ce genre. - -Pour mon malheur, les deux professeurs supérieurs collège, Kynaston -(depuis Principal de Saint Paul's), qui enseignait le grec, et Hussey, -le censeur, qui enseignait je ne sais plus quelle chose ennuyeuse, -m'étaient antipathiques. Tous deux avaient d'ailleurs pour moi le -dédain qu'inspire généralement à tout professeur l'enfant élevé à -la maison. De la part de Kynaston ce n'était pas sans raison, car je -ne savais pas assez de grec pour comprendre ce qu'il disait, -et quand un jour, dans une bonne intention, et pour me donner -l'occasion de déployer mes talents, il me mit en face Ὃρα δέ γʹεἵσω -τριγλύφων, δʹποι χενὸν δέμας χαθεῐναι, de l'_Iphigénie en Tauride_, -et qu'il découvrit, à son grand étonnement et à celui de toute -la classe, que je ne savais pas ce que c'était qu'un triglyphe, -son mépris ne connut plus de bornes; de ce jour, lorsqu'il m'adressait -la parole, c'était avec une sorte d'irritation, de colère sourde. -Cependant, bien des années plus tard, à l'occasion d'une fête à -Saint Paul's, il me reçut avec égards et bonté. - -Seuls, les très bons élèves trouvaient grâce devant Hussey. C'était -le type du censeur-chien. Et de fait, les mœurs du collège étaient -telles, malheureusement, qu'elles forçaient le plus débonnaire des -censeurs à devenir féroce. Il avait, de plus, ainsi l'avait voulu le -ciel dans sa justice, une physionomie terrible; dès le premier jour, il -fut pour moi une sorte de Gorgone, la Gorgone ou l'Érinnye de Christ -Church, dont le passage assombrissait non seulement le ciel mais la -terre. - -Cela m'amuse, quand je jette un coup d'œil en arrière, de voir que -professeurs et camarades prenaient toujours à mes yeux une forme -esthétique; je me les représentais comme dans un tableau et je me -refusais de prime abord à m'intéresser à ceux dont on n'aurait pas pu -faire de beaux portraits. Mon idéal de professeur, c'était l'_Érasme_ -d'Holbein ou le _Melanchthon_ de Durer; j'allais même jusqu'aux doges -du Titien et aux évêques de Bonifazio. Mais je n'en rencontrais guère -dans Tom ou Peckwater[40]. Le Dr Pusey, lui-même qui ne m'a jamais -adressé la parole, n'avait rien de pittoresque ni de majestueux. Ce -n'était qu'un gentilhomme anglais, un ecclésiastique maladif et assez -dégingandé qui ne vous regardait jamais en face et avait toujours -l'air d'être tombé de la lune. - -Quant à mon professeur de collège, il avait des yeux noirs, il était -agréable et animé, mais sans rien de particulièrement impressionnant. -Je le vois encore allant et venant d'un air important que nous trouvions -assez ridicule. Kynaston avait une ressemblance comique avec un écolier -joufflu, Hussey, renfrogné, noir et sec, aussi incapable de gaîté -que d'enthousiasme; à part cela, faisant son devoir consciencieusement. -C'était un des membres les plus estimables du collège et de -l'Université, mais pour moi une calamité de tous les instants, un -homme dont l'influence me fut beaucoup plus pernicieuse que je ne -pouvais l'imaginer alors. - -Enfin, le Doyen dont la droiture évidente, la dignité morale, la -véritable puissance intellectuelle, d'un genre un peu rude, m'avaient -inspiré le respect dès le début: mais son aspect général rappelait -trop l'enseigne du «Cochon rouge» que j'ai vu plus tard à la foire de -Chartres et qu'un épicier ingénieux avait représenté en raisins -secs, avec des grains de cassis en guise d'yeux. Sa présence en chair -et en os, ou seulement la crainte de voir apparaître son fantôme, -m'inspirait une terreur qui allait jusqu'à la torture; pour moi, -c'était l'anathème, l'anathème sous la tiare et sous le dais. - -Pourtant, il y avait un des professeurs, avec lequel j'avais peu de -relations, qui approchait de mon idéal, sans réaliser mes espérances -en ce temps-là ni peut-être les siennes depuis. Moi, je m'imagine -qu'il était, pour son malheur, sous la domination de l'ὰνάγκη, -grecque, représentée par le Doyen actuel. C'était, c'est encore l'un -des types les plus nobles de l'Anglais distingué, mais je soupçonne -que ce ne fut passa bonne étoile qui le fit naître Anglais, -l'élément prosaïque et pratique en lui ayant fini par l'emporter sur -le sensitif. C'était le seul entre tous les professeurs de mon époque -qui entendît quoi que ce soit à l'art; et cette réflexion très fine -qui lui échappa un jour, en parlant Turner, «qu'il s'acharnait sur un -idéal faux», m'eût été alors bien profitable s'il l'avait -expliquée et appuyée. Mais, il ne trouvait pas, je pense, que je -valusse la peine qu'il s'occupât de moi, et, ce qui est plus grave, il -ne voyait pas assez clair en lui-même pour cultiver ses dispositions -artistiques. - -Il y avait encore à Oxford, dans le bâtiment de l'angle nord-ouest du -square du Cardinal, un homme d'un grand esprit et d'un grand cœur; les -mauvaises chances dont j'eus à souffrir, surtout par ma faute, il faut -bien le dire, furent largement compensées par le très grand avantage -de le connaître, avantage dont j'eus le bon esprit de profiter. Le Dr -Buckland[41] était chanoine de la cathédrale; lui, sa femme, ses -enfants avaient de la gaîté, de la bonté et assez d'originalité pour -donner de la vie et de la saveur au collège tout entier. - -Originalité qui tendait à devenir un peu grotesque, ce qui diminuait -l'influence qu'il aurait pu avoir sans cela. Le Docteur avait trop -d'humour pour suivre longtemps le côté ennuyeux d'un sujet. Frank -s'occupait trop de son ourson apprivoisé pour essayer de réprimer les -instincts un peu ours de sa propre nature; et il ne se passait guère de -jour que Mit ne commît quelque frasque qui indignait les filles des -autres professeurs du collège, lesquelles se piquaient de tenue. Mais -ils étaient tous bons, intelligents, ouverts, animés et vivants au -plus haut degré; leur fréquentation fut pour moi le meilleur des -médicaments, elle me sauva. - -Le Dr Buckland faisait penser à Sydney Smith; il ne l'égalait pas -comme esprit, mais c'était la même bonne humeur, le même bon sens, la -même religion bienveillante et joyeuse. Je rencontrais à sa table les -maîtres de la science: Herschel et d'autres encore, et souvent des -étrangers polis et intelligents auprès desquels le peu de français -que je savais, et que mes conversations avec Adèle avaient sensiblement -amélioré, me fut souvent utile. Autour de cette table hospitalière, -on se sentait toujours à l'aise, on s'amusait; menus et service -étaient également intéressants. Je ne me suis jamais consolé, un -jour que j'étais pris par un malencontreux rendez-vous, d'avoir manqué -une délicate fricassée de souris; et je me souviens avec ravissement -d'avoir reçu les bons offices, par une étouffante matinée d'été, de -deux gracieux petits lézards de la Caroline qui étaient chargés -d'éloigner les mouches. - -J'ai déjà dit le bonheur, plus grand encore, que j'eus d'être adopté -par Acland à mon arrivée à Oxford. Sans lui j'eusse perdu la tête, -mais il me soutenait, me réconfortait; son ironie elle-même était -douce. Je le trouvais toujours plein de sympathie pour ce qu'il y avait -de meilleur en moi, d'indulgence pour ce qu'il y avait de pire; de plus, -il me donnait l'exemple d'une jeune et noble vie anglaise dans toute sa -pureté, sa sagacité, sa dignité, son insouciance hardie et sa piété -joyeuse; sa fierté anglaise brillait gentiment à travers tout cela -comme celle d'une jeune fille heureuse de sa beauté. C'est un sujet -d'étude intéressant pour moi de comparer l'orgueil silencieux de -l'Anglais, conscient de ce qu'il est, à l'agitation impatiente du -Français affamé de «gloire», gloire qu'il devra acquérir au prix -d'efforts douloureux pour devenir ce qu'il n'est pas. - -Un jour que la Cherwell, grossie par la pluie, roulait ses flots -impétueux au-dessus d'un déversoir glissant, nous discutions, Acland -et moi, pour savoir s'il était possible de passer. J'avais déclaré -péremptoirement que c'était impossible. Sur quoi Acland, enlevant -souliers et chaussettes, traversa tranquillement, puis revint me -trouver. Il ne courait d'autre risque que celui de prendre un bain, car -c'était un nageur de premier ordre: et je crois d'ailleurs qu'il était -assez raisonnable pour ne pas tenter l'aventure si elle avait présenté -un réel danger. Mais il l'aurait risquée, je pense, car il possédait -au plus haut degré la sérénité anglaise à l'heure du danger, ce -qui, chez les sots, dégénère en goût du danger pour le danger, mais -ce qui, chez les gens sensés, soldats ou médecins, est la raison du -succès. Lorsque, trente ans plus tard, le Dr Acland fit naufrage sur le -vapeur _Tyne_, non loin de la côte de Dorset--le navire s'étant -échoué la nuit sur des rochers où il resta engagé--et qu'à l'aube -on se rendit compte qu'on se trouvait à environ un demi-mille de la -terre mais séparé d'elle par un dangereux ressac, comme les officiers, -anxieux, tenaient conseil, que l'équipage s'agitait, que les passagers -pleuraient ou priaient, on vit avec indignation le Dr Acland paraître -à la porte du salon, tiré à quatre épingles dans sa toilette du -matin, et annoncer que le «déjeuner était servi». Aux clameurs qui -accueillirent cette apparente indifférence il ne répondit rien, -faisant remarquer simplement qu'il était impossible qu'aucun canot -gagnât la plage, et encore plus impossible qu'un canot quittât la -plage, étant donné l'état de la mer, pour venir à leur secours. -Donc, tout ce qu'on pouvait espérer, c'était qu'on pût haler les -passagers à l'aide de cordes jusque sur le rivage, sauf ceux qui -auraient le courage d'essayer de se sauver à la nage. En tout cas il -serait sage, mouillés et gelés comme ils l'étaient pour la plupart, -de commencer la journée en déjeunant comme d'habitude. Les cris -cessèrent, l'agitation se calma, chacun retrouva ses esprits dans la -mesure du possible et l'on n'eut à déplorer la mort de personne. - -Le fier et joyeux héroïsme d'Henry Acland m'enchantait, j'y prenais -plaisir comme aux ébats d'un léopard ou d'un faucon sans que cela -affectât en rien ma disposition particulière et me donnât envie de -l'imiter. Trop souvent, je m'étais entendu répéter: Prends garde, -fais attention. Aussi, n'ai-je jamais songé à le suivre sur les -barrages glissants ou dans les canots de sauvetage au milieu des vagues -blanches d'écume; je le suivais plus volontiers dans les sentiers de -l'art et de la science, car il était de plusieurs années en avance sur -moi; à défaut d'autre chose, ma sympathie l'encourageait. Avant mon -entrée à l'Université, il était seul, littéralement seul, à -s'intéresser sérieusement à ces matières. La géologie, pour le Dr -Buckland, n'était qu'une distraction; mais la vie, après tout, -était-elle pour lui, autre chose? Pour Henry Acland la physiologie -était un évangile, la bonne parole dont il avait la garde, qu'il -devait prêcher aux païens, et déjà, dans sa petite chambre -d'étudiant de Canterbury College, il esquissait le plan d'études qu'il -a réalisé plus tard dans son cabinet de consultation du quadrilatère -de Tom, en y introduisant l'étude de la physiologie qui a fait de -l'Université ce qu'elle est aujourd'hui. La caractéristique d'Acland -c'est que, tout jeune, il avait déjà le jugement sûr, un but -déterminé, du talent; s'il n'eût pas, en avançant en âge, été -écrasé par la routine de ses devoirs professionnels, s'il n'eût pas -été heureux et pleinement satisfait dans une admirable vie de famille, -on ne peut dire à quoi il serait arrivé; mais ceux qui l'aiment ne -sauraient avoir aucun regret, ils ne peuvent qu'être reconnaissants -qu'il ait été ce qu'il est. - -Après Acland, mais bien loin derrière lui, parmi les idoles -esthétiques de mon choix auxquelles je demandais d'abord, à quelque -sexe qu'elles appartinssent, d'être avant tout de belle apparence, -venait Francis Charteris. Charteris, pour moi, était l'idéal de -l'Écossais, le plus beau type de la race caucasienne qu'il m'ait été -donné de voir; son ironie délicate et aisée, sans le moindre venin, -son sens pratique donnaient un air de hauteur, d'ailleurs inoffensif, à -sa beauté délicate. Personne ne pouvait lui résister, du moins -personne ayant quelque peu le sens de l'humour; et quand, un jour, le -vieux vice-doyen, sortant du portail de Canterbury, croisa Charteris qui -descendait de cheval en habit rouge défendu aux étudiants, et que -celui-ci, le pied encore sur l'étrier, se tourna gaiement vers lui et -lui dit «qu'il avait suivi la meute du Doyen», le vieillard et le -jeune homme avaient l'air aussi contents l'un que l'autre. - -Charteris, toujours heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ne se -troublait de rien. Naturellement bien doué, plein d'activité, il -faisait tout en se jouant; jamais il n'était tombé de cheval à la -chasse, jamais il n'avait été intimidé en classe, jamais il ne -s'était troublé à un examen, jamais il n'avait fait de sottises. Un -seul point noir, il était de santé délicate, ce qui expliquerait -qu'ait n'ait pas laissé de traces plus profondes. - -Le comte de Desart, après Charteris, était celui de mes camarades de -table qui m'intéressait le plus. Très bien doué aussi et d'un aimable -caractère, il avait moins d'activité et, en sa qualité d'Irlandais, -moins de sens pratique que l'Écossais. L'Université, d'ailleurs, ne -fit rien pour lui en faire acquérir. Notre époque a mis tout son -orgueil à niveler les positions, à effacer distinctions entre nobles -et serviteurs; peut-être eût-il été plus sage, au lieu d'effacer les -distinctions, d'intervertir les rôles. Alors le droit d'entrée au -collège de l'humble étudiant et son entretien dépendaient de son -application, tandis que c'était un des privilèges des nobles de faire -à l'Université des dons princiers. Ils n'en attendaient rien en retour -et achetaient, pour des sommes qui dépendaient de leur situation -sociale, le privilège de ne rien apprendre et de vivre à leur -fantaisie. Il me semble étrange--et cela ne me donne pas une très -haute idée du caractère anglais--de penser qu'il ne soit jamais venu -à l'esprit d'un vieux doyen ou d'un jeune duc l'idée que l'Église -d'Angleterre et la Chambre des Pairs auraient une tout autre situation -dans le pays, si l'examen d'entrée, au contraire, avait été plus -difficile pour les riches que pour les pauvres, et si la naissance et -les bonnes manières d'un étudiant avaient été proclamées à la fois -par le blason de son sceau, le gland de son bonnet, l'excellence de sa -conduite et la solidité de son érudition. - -À cet égard, on reconnaîtra toujours un élève d'Eton ou de Harrow, -qu'il arrive à quelque chose ou qu'il n'arrive à rien. Mais combien -des plus hautes qualités de la noblesse anglaise se trouvent perdues -par l'incurie de son éducation universitaire! Hélas! elle n'aura -peut-être que trop tôt l'occasion de s'en apercevoir. - -Je n'ai pas grand'chose à dire de mon camarade irlandais, si ce n'est -que je l'admirais beaucoup et que c'est lui qui a offert le souper où, -étudiant de première année, mon entrée au corps des étudiants -privilégiés fut solennellement ratifiée. J'eus à soutenir le feu des -regards curieux lors de l'épreuve des toasts obligatoires, mais mes -amphitryons n'avaient pas soupçonné que je pouvais me connaître en -vins autant qu'eux. Lorsque nous nous séparâmes au petit jour, j'aidai -à descendre le fils du doyen et je dus retraverser la cour de Peckwater -pour rentrer chez moi; je me souviens que, tout en marchant, je me -demandais si la trigonométrie ne pouvait pas m'aider à savoir si je me -dirigeais en droite ligne sur le réverbère au-dessus de la porte. À -partir de ce jour, c'est-à-dire environ trois semaines après mon -installation au collège, on fut obligé de reconnaître que, si -empoté, si poule mouillée que je fusse, je savais à l'occasion me -faire respecter aussi bien qu'un autre, et, le trimestre suivant, quand -ce fut à mon tour de rendre la politesse, on admit que j'offrais -d'excellent vin, bien qu'il ne portât aucune étiquette révélatrice, -et que je regardais sans mauvaise humeur apparente mes camarades lancer -par la fenêtre aux enfants du concierge les fruits que j'avais fait -venir de Londres à grands frais; ce qui était bien mieux encore, que -j'acceptais la plaisanterie sans me fâcher, quoique je ne pusse pas -moi-même plaisanter, et que je m'intéressais à la conversation même -quand je n'en comprenais pas le premier mot, au point qu'un jour Bob -Grimston me fit l'honneur de m'emmener à la taverne au delà de -Magdalen Bridge: il voulait obtenir du landlord quelques renseignements -sur les chevaux engagés dans le Derby, chose fort délicate à laquelle -on n'arrivait qu'en usant de diplomatie, en s'asseyant sur le bout de la -table de la cuisine et en causant d'un air détaché. - -Quelques-uns de mes camarades, parmi les plus sérieux, s'intéressaient -à mes dessins; et deux d'entre eux--Scott Murray et lord -Kildare--étaient aussi exacts que moi-même à l'office quotidien; nous -avions sur la vie du collège et ses résultats des idées communes. -Cette seconde année passa agréablement et mes parents purent -s'imaginer que je prenais position à l'Université. Je fus reçu, sans -opposition, du Cercle de Christ Church qui tenait ses réunions au coin -d'Oriel Lane, en face du «beau portail» de l'église St-Mary. Les -registres de la Société portaient les noms de la plupart des hommes du -monde les plus distingués qui avaient passé par Christ Church dans les -dix ou douze années précédentes. - -Dans ce milieu luxueux et honorable aux yeux du monde, mon esprit, qui -avait recouvré sa tranquillité et son ressort, acquérait -insensiblement chaque jour un tant soit peu de sens pratique, et je -crois vraiment que pendant cette année j'ai plus et mieux travaillé -que je ne le pensais alors. Il me semble aujourd'hui j'ai connu -Thucydide, comme j'ai connu Homère (celui de Pope), dès que j'ai su -lire. En tous les cas le fait qu'un garçon, qui savait si peu de grec -à dix-sept sût son Thucydide sur le bout du doigt à dix-huit, -implique un effort sérieux. L'honnêteté admirable du soldat grec, sa -haute éducation, la profondeur de ses vues politiques, le mépris qu'il -avait de la forme--car il ne cherchait qu'à dire avec force ce qu'il -avait à dire--tout m'intéressait puissamment en lui comme écrivain; -en même temps son sujet, la plus grande tragédie qui se soit jouée -dans le monde, le suicide de la Grèce, éveillait en moi une sympathie -qui développait en même temps mon cœur et mon intelligence. - -J'ouvre et je pose à côté de moi, pendant que j'écris le troisième -volume si soigneusement conservé sur lequel j'ai tant peiné. Je -retrouve, entre ses pages mes notes d'une fine écriture serrée; et je -lis avec une surprise pleine de reconnaissance la dernière phrase de la -préface d'Arnold datée de Fox How, Ambleside, janvier 1835: - -«Les plus folles extravagances du néfaste athéisme des temps modernes -n'iront jamais plus loin que les sophistes de la Grèce ne sont allés. -Tout ce que l'audace peut oser et inventer pour changer le sens des mots -«le bien» et «le mal», on l'a essayé au temps de Platon; mais -grâce à son éloquence, à sa sagesse, à sa foi inébranlable, ils -ont été confondus.» - -[Note 36: En français dans le texte.] - -[Note 37: Château du duc de Marlborough. (Note du traducteur.)] - -[Note 38: J'essaie autant que possible de ne pas abuser des notes, mais -je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas Anglais -que «Tom» est le nom de la grosse cloche d'Oxford, celle de la tour de -l'ouest de Christ Church.] - -[Note 39: Le premier examen du baccalauréat «little go» ou «smalls» -terme usité à Cambridge et à Oxford. (Note du traducteur.)] - -[Note 40: Cours ou quadrangles du grand collège de Christ Church. (Note -du traducteur).] - -[Note 41: Plus tard, doyen de Westminster, célèbre surtout comme -géologue. (Note du traducteur.)] - - - - -CHAPITRE XII - -LA CHAPELLE DE ROSLYN - - -Il me faut revenir, avant de clore le récit fort décousu de ces vingt -premières années, sur deux ou trois épisodes perdus au milieu de -cette année 1836, car ils eurent de l'influence sur la suite de mes -travaux. - -Il m'est impossible de retrouver à quelle date mon père fit -l'acquisition de son premier Copley Fielding: _Between King's House and -Inveroran, Argyllshire_. Nous le payâmes un prix extrêmement élevé -pour _nous_, douze cents francs; le jour où on nous l'apporta il y eut -fête à la maison, et, encore bien des jours après, nous passâmes des -heures à l'admirer en nous figurant que collines, pluie, tout cela -était vrai. - -Mon père et moi nous nous entendions à merveille sur Copley Fielding -et vraiment je regrette souvent de n'avoir pas vécu dans quelque coin -perdu du monde sans avoir jamais vu d'autre peinture que celle de Prout -et la sienne. Nous n'eûmes plus qu'une idée, après avoir acheté -notre Fielding, faire sa connaissance; et combien cette amitié nous fut -précieuse, car c'était le plus modeste des présidents, le plus naïf -des peintres, sans ombre de romantisme avec seulement un amour -passionné pour le soleil du Bon Dieu et pour les collines natales. -Tandis que Stanfield Harding et Roberts voyageaient en Italie, en -Sicile, en Styrie, en Bohême, en Illyrie, dans les Alpes, les -Pyrénées, la Sierra Morena, Fielding n'allait même pas jusqu'à -Calais; chaque année, il retournait à Saddleback et à Ben Venue, et -souvent même Sandgate et les dunes de Sussex lui suffisaient. - -Les dessins que j'exécutai en 1835 étaient réellement intéressants, -même pour des artistes; ils indiquaient des dispositions suffisantes -pour que mon père ait jugé utile de me faire passer de l'enseignement -de Mr Runciman à quelque chose de tout à fait supérieur. Tout membre -de la Société des aquarellistes faisait payer ses leçons une guinée; -il est vrai qu'en six leçons, on arrivait, disait-on, à un bon talent -d'aquarelliste amateur. Notre choix, comme professeur, était fait -d'avance, et je ne saurais dire qui de moi ou de mon père a le plus -joui de ces six heures passées dans l'atelier de Fielding. L'admiration -de mon père touchait l'artiste, qui trouvait le plus grand plaisir à -causer avec lui pendant que je prenais ma leçon, et cependant mon -père, timide et réservé, n'était réellement lui-même que la plume -à la main. J'ai eu le bonheur de retrouver une lettre de 1830 qui -montre bien quelle valeur Northcote attachait à l'opinion de mon père. -C'était à propos d'un ouvrage de critique demeuré classique, le -meilleur qu'on ait fait jusqu'ici basé sur les principes de l'école de -Reynolds: - -«Cher Monsieur, j'ai reçu votre lettre si aimable et si encourageante, -mais j'ai été désolé d'apprendre que vous aviez été malade; -j'espère que vous êtes tout à fait rétabli. Les éloges que vous -voulez bien faire de moi et du volume de «Conversations» me font plus -de plaisir que vous ne pouvez imaginer; d'autant que le livre a paru -sans mon autorisation, et sous sa première forme, dans les Revues, sans -même que j'en eusse connaissance. J'ai fait tout ce qui était en mon -pouvoir pour en arrêter la publication parce qu'il s'y trouve quelques -jugements très sévères sur des personnes, que je n'aurais pas voulu -voir imprimés; de plus, Hazlitt, qui est un homme de beaucoup de -talent, a la dent fort dure et il a souvent exagéré ce que je lui -avais dit en confidence. Quoi qu'il en soit, je bénis Dieu que ce -livre, qui a été pour moi l'occasion de tant de trouble, ait -l'approbation d'un esprit comme le vôtre. Cette approbation est un -grand réconfort; elle me met l'âme en repos. - -«Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mrs Ruskin qui, je -l'espère, est en bonne santé. Mes bons souvenirs à votre fils. - -«Toujours, cher Monsieur, votre ami très reconnaissant[42] et très -humble serviteur. - -«JAMES NORTHCOTE.» - -Argyll-House, 13 octobre 1830. -À John J. Ruskin, Esq. - - -Les six leçons s'allongèrent, en devinrent huit ou neuf, pendant -lesquelles Copley Fielding m'apprit à superposer des lavis de teintes -diverses, à confectionner ainsi des ciels avec du cobalt, de la garance -et de l'ocre jaune, à faire les sommets de montagnes au moyen de -touches brisées, inégales; à représenter un lac aux eaux calmes par -de larges bandes d'ombre séparées à des intervalles de trois ou -quatre millimètres par des lignes lumineuses; à faire les nuages noirs -et la pluie à l'aide de douze ou vingt lavis successifs, et, avec un -pinceau sec, à saupoudrer de terre de Sienne brûlée les feuillages et -les premiers plans. À l'aide de ces principes, je réussis à copier -une aquarelle de 12 x 9 de Ben Venue et des Trosachs, avec des vaches -brunes sur les bords du Loch Achray, que Fielding fit devant moi. -J'étais si content de mon aquarelle que je l'accrochai au-dessus de la -cheminée de ma chambre; je m'endormais le soir en la contemplant, et, -le matin, c'était la première chose que je voyais au réveil. Plaisir -fait d'amour-propre satisfait sans doute, mais aussi du sentiment que -j'avais acquis quelque chose de nouveau. Je me sentais comme exalté, -soulevé par un air plus léger et en même temps plus fort. Hélas! -cette première conquête ne fut pas suivie de beaucoup d'autres. Je -m'étais attendu à des progrès constants et réguliers, il n'en fut -rien. Mes pauvres lavis, quelque soin que j'y misse, n'arrivaient jamais -au fondu de Fielding, et mes saupoudrages de terre brûlée, toujours -les mêmes, donnaient de la monotonie. Ce qui me découragea surtout, -c'était l'impossibilité d'utiliser les procédés de Fielding pour les -Alpes. Mes touches brisées, inégales, ne représentaient pas mieux des -aiguilles que mes ombres régulières les eaux du lac de Genève. -J'abandonnai l'aquarelle avec l'idée, que je ne formulais pas, que je -n'étais pas doué pour cet art--la vérité, c'est que la composition -en couleur n'était pas dans mes cordes--et je me remis au dessin, au -pur dessin, avec courage. - -À cette époque, je n'avais pas encore vu une aquarelle de Turner. -Était-ce lourdeur d'esprit ou prudence, je continuais en toute -tranquillité à copier les reproductions dans le volume de Rogers sans -m'inquiéter même de savoir où étaient les originaux. Ils étaient -enfouis au fond d'un vieux tiroir dans Queen Anne Street, aussi -inaccessible pour moi que le fond de la mer; si je les avais vus, -peut-être cela n'eût-il servi qu'à me gâter le plaisir que me -donnaient les gravures. Mon indifférence à cet égard eut du bon, et -plus je songe à mon manque de curiosité, dont ce n'est là qu'un -exemple, plus j'éprouve de reconnaissance et même de respect pour -cette habitude, que j'ai conservée toute ma vie, de travailler avec -résignation à ce que j'ai sous la main, tant que je peux le faire, et -à regarder ce que j'ai sous les yeux tant que je peux le voir. D'autre -part, pour les grands Turner, la pensée de les imiter ne me venait -même pas et l'effet qu'ils ont produit sur moi avant 1836 est fort -mêlé; plusieurs, comme _Quillebœuf_ ou _Les chargeurs de charbon_, -étaient peu agréables de couleur; et la _Fontaine de l'Indolence_ ou -la _Branche d'or_ m'apparaissaient sans doute quelque peu fantastiques -à côté du naturalisme de Landseer, de l'émotion humaine, et de -l'intelligibilité de Wilkie. - -Mais en 1836, Turner exposa trois tableaux dans sa dernière manière et -où son originalité se traduisait avec tout l'art dont il était -capable; c'était _Juliette avec sa nourrice, Rome vue du Mont Aventin_, -et _Mercure et Argus_. La fantaisie qui lui avait fait choisir comme -cadre à sa _Juliette_ Venise au lieu de Vérone, les fantasmagories de -l'éclairage, les feux d'artifice au travers desquels on reconnaissait -à peine Venise, furent l'occasion d'un article qui parut dans le -_Blackwood's Magazine_ et où le critique, avec beaucoup de force mais -sans aucun ménagement et encore moins de politesse, exprimait les -sentiments que suggéraient aux élèves de sir George Beaumont ces vues -de nature qui n'avaient rien d'orthodoxe. - -Cet article souleva en moi une «sainte colère», qui ne s'est jamais -calmée d'ailleurs, et comme j'étais déjà plein de confiance dans mes -talents d'écrivain, que je sentais et pouvais expliquer le charme de -l'œuvre de Turner, j'écrivis une réponse au _Blackwood_ dont je -serais curieux aujourd'hui de retrouver quelques fragments. Mon père -jugea convenable de demander à Turner la permission de publier cette -réponse. Je la recopiai donc de ma plus belle écriture, et l'envoyai -au Maître qui, à cette occasion, m'écrivit la lettre suivante: - - -47, Queen Ann (_sic_) Street West. -6 octobre 1836. - -«Mon cher monsieur, laissez-moi vous remercier de votre zèle, de votre -amabilité et de la peine que vous avez prise au sujet des critiques que -le _Blackwood's Magazine_ d'octobre a faites de mes tableaux; je ne -m'agite pas pour si peu; ces choses-là sont sans importance; répondre -ne sert qu'à aggraver le mal. On a peur que mes idées ne fassent -tourner la pâte et que toute la provision de farine ne soit gâtée. - -«P. S.--Si vous désirez que je vous renvoie le manuscrit, soyez assez -aimable pour me le faire savoir. Sinon, et avec votre permission, je -l'enverrai au possesseur du tableau de _Juliette_.» - - -La signature manque au bas de la lettre; je l'ai coupée, sans doute -pour le plus grand bonheur d'un amateur d'autographes. Quelques années -plus tard, les lettres de Turner à mon père se terminaient par cette -formule toujours la même: «Bien sincèrement vôtre», celles qu'il -m'adressait, simplement par «Sincèrement vôtre». - -Le «possesseur du tableau» était Mr Munro de Novar, qui ne m'a jamais -parlé de la façon dont le premier chapitre de _Modern Pointers_ était -tombé entre ses mains, et, de mon côté, je n'ai pas attaché assez -d'importance à la chose pour lui en parler. Je continuai de travailler -d'après les gravures de Turner pendant un ou deux ans, tout en mettant -à profit les procédés de Copley Fielding, chaque fois qu'en voyage, -pendant les vacances, je faisais une étude en couleur. Nous fîmes -trois voyages, trois étés de suite, sans traverser la Manche. En 1837, -le Yorkshire et les lacs; en 1838, l'Écosse; en 1839, les Cornouailles. - -C'est pendant le voyage de 1837, j'avais dix-huit ans, que j'éprouvai -pour la dernière fois l'amour pur et enfantin de la nature, où -Wordsworth, bien légèrement, voit une preuve de l'immortalité. Nous -passâmes par la North Road, comme nous en avions l'habitude; le -quatrième jour, nous arrivions à Catterick Bridge, où le joli -ruisseau clair, qui court sur un lit de cailloux à travers une vallée -entourée de collines, fait pressentir les landes et les ravins de la -partie montagneuse du Yorkshire. Au bord du petit ruisseau, je ressentis -cette émotion comme je ne l'ai plus retrouvée depuis; émotion qui -n'est possible que dans la jeunesse, car tout souci, tout regret, la -conscience du mal la détruit: elle veut une sensibilité intacte et -l'espérance dans l'avenir; non que je croie la jeunesse incapable de -sentir ce qu'il y a de meilleur dans cet amour, à l'heure de la maladie -et dans l'attente de la mort, mais seulement si la mort lui semble un -don de Dieu. - -Ces émotions, quant à moi, je ne les ai jamais éprouvées que dans -des lieux sauvages, j'entends par là des endroits où la main de -l'homme n'était pas intervenue, et en particulier au bord des rivières -ou dans le voisinage de la mer. Le sentiment de la liberté, de la -grandeur, de la puissance non profanée de la nature y était un -élément essentiel. Je jouissais d'une pelouse, d'un jardin, d'une -prairie émaillée de pâquerettes, d'un étang paisible, comme en -jouissent les autres enfants; mais sur les rives de la Wandel, sur les -dunes de Sandgate ou au bord d'un ruisseau dans un ravin du Yorkshire, -je ne me sentais pas semblable aux autres enfants; mais comment exprimer -cette émotion, même lorsqu'on l'a le plus fortement éprouvée? -L'expression de Wordsworth: «j'en étais hanté comme par une -passion», ne la traduit qu'imparfaitement: ce n'est pas comme une -passion, qu'il faudrait dire, car _c'est_ une passion; et la question, -question délicate, est précisément de savoir en quoi elle _diffère_ -des autres passions; quel est le sentiment humain, humain au plus haut -degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la pierre, un -nuage pour l'amour du nuage? Le singe aime le singe pour l'amour du -singe, il aime une noisette pour l'amande qu'elle renferme, mais il -n'aime pas une pierre pour une pierre. Les pierres étaient pour moi du -pain sans que le Démon y fût pour rien. - -J'étais très différent, qu'on me permette de le redire encore une -fois, des autres enfants, même de ceux qui me ressemblaient le plus, -pas tant par la nature du sentiment que parle mélange et la diversité -de ses éléments. Ma petite cruche d'argile débordait à la fois, si -je puis dire, de la vénération de Wordsworth, de la sensibilité de -Shelley, et de la précision de Turner. Je voyais comme Wordsworth dans -un perce-neige une partie du Sermon sur la Montagne; mais je n'aurais -jamais adressé de sonnets à la chélidoine, parce qu'elle est d'un -jaune criard et de forme imparfaite. Comme Shelley, j'aimais le ciel -bleu et les yeux bleus, mais je n'ai jamais un instant confondu les -cieux avec ma pauvre petite âme. La vénération et la passion -gardaient leurs places respectives, grâce à l'élément constructif, -à la Turner, qu'il y avait en moi. Je ne m'épuisais pas à souhaiter -qu'une pâquerette pût se réjouir de la beauté de son ombre. Je -m'appliquais tout bonnement à dessiner exactement cette ombre. - -Mais les lois qui régissaient ma nature étaient si fermes, si -chimiquement inaltérables, qu'à l'heure actuelle, 1886, jetant un coup -d'œil en arrière, sur les rives de ce cours d'eau, vers ce ruisseau de -1837 où je vois se dérouler toute ma jeunesse, je ne me trouve -_changé_ en rien. Quelques parties de moi-même sont mortes, mais -d'autres, plus nombreuses, se sont fortifiées. J'ai appris certaines -choses, j'en ai oublié beaucoup; au total, je ne suis que le même -adolescent, déçu et rhumatisant. - -Pour mieux faire comprendre cette opiniâtreté de ma nature qui n'a -rien du durcissement du bois par les années, mais tient plutôt du -tissu de la moelle, que l'on me permette d'insister encore un instant -sur l'étrange plaisir que je ressentis en 1837 à revoir les lieux où, -écolier, j'avais erré. Il n'est pas d'enfant qui ait ressenti une -impression plus vive à la vue de l'Italie et des Alpes; il n'est pas -d'enfant, pas d'homme qui fit mieux la différence entre une chaumière -du Cumberland et un palais vénitien, entre un ruisseau du Cumberland et -le Rhône: c'est ce dont on trouve une expression, l'année suivante, -dans ma première tentative littéraire qui donnât des espérances. - -Si grand, toutefois, qu'ait été mon enthousiasme, si délirantes les -joies éprouvées sur le continent, rien ne peut se comparer au bonheur -que j'eus à me retrouver sur les bords d'un ruisseau du Yorkshire. -C'était pour moi retrouver le ciel. Nous poussâmes jusqu'au Cumberland -que nous connaissions déjà si bien, mon père me faisant faire -l'ascension du Scawfell et de l'Helvellyn avec un guide expérimenté de -Keswick, Mr Wright, qui se connaissait en minéralogie; et notre été -se passa paisiblement et non sans profit. - -Un petit incident, que je situe vers le commencement de 1838, prouve que -j'avais recouvré ma tranquillité d'âme et mon bon sens, et que l'on -aurait pu me décider alors sans trop de peine à me fixer dans une vie -simple et saine, mais il aurait fallu pour cela que mes parents sussent -profiter de la chance qui se présentait. - -J'ai oublié de dire, lorsque j'ai parlé de nos amis Mr et Mrs Richard -Gray, que, dans mon enfance, ma mère avait aussi une autre amie, qui -habitait en haut de Camberwell Grove. Elle s'appelait Mrs Withers. -C'était une excellente femme, très pieuse, qui aidait ma mère dans -ses charités. Mr Withers, gros négociant en charbons, fit plus tard de -mauvaises affaires. L'un et l'autre ne m'ont laissé qu'un souvenir -effacé. Mrs Withers, qui avait été très mêlée à la vie de ma -mère, avait disparu de notre horizon avant que je ne d'âge à -conserver fusse d'elle une impression nette. - -Au printemps de cette année 1838, Mr Withers, devenu veuf, qui vivait -retiré à la campagne, était venu à Londres pour affaires; il avait -amené sa fille unique afin de la présenter à ma mère; et ma -mère--comment expliquer un fait si contraire à ses habitudes?--l'avait -invitée à passer quelques jours avec nous pendant que son père -faisait une tournée d'affaires. - -Charlotte Withers avait seize ans, elle était mignonne, un peu frêle, -délicate, impressionnable et blonde, avec un teint charmant malgré des -taches de rousseur, et une grâce naturelle qui rappelait celle d'une -fleur des prés; intelligente, affectueuse, l'âme tout à fait droite, -et d'une piété qui n'avait rien d'agressif. En somme, une petite -créature douce, un peu ordinaire, pas jolie, mais agréable à regarder -lorsque ses yeux se posaient sur les vôtres et qu'elle n'était pas -distraite. - -En moins d'une semaine, nous étions devenus très bons amis. Nous -causions musique, peinture; j'écrivis pour son édification un essai de -neuf pages, grand format, sur beau papier, où j'exposais triomphalement -mes idées sans rien laisser subsister des siennes. C'était ma manière -ordinaire de faire ma cour aux femmes. Charlotte Withers fut très -flattée du grand honneur que je lui faisais, et elle emporta mon essai -comme un bon élève le prix qu'on vient de lui décerner. Comme je le -disais plus haut, si mon père et ma mère avaient voulu qu'elle -prolongeât son séjour d'un mois, nous serions certainement tombés -amoureux l'un de l'autre, très doucement, en toute sérénité; il ne -dépendait que d'eux de me faire épouser cette gentille petite femme, -et de m'installer, étant donné mon goût pour la géologie, dans le -commerce du charbon, je n'aurais opposé aucune résistance. Mais je ne -crois pas que l'idée leur en soit seulement venue. Charlotte n'était -pas la femme qu'ils rêvaient pour moi. Si bien que Charlotte nous -quitta à la fin de la semaine au retour de son père. Je l'accompagnai -jusqu'à Cumberland Green, nous nous séparâmes avec quelque tristesse -de part et d'autre au coin de la New Road, et cette possibilité d'un -bonheur paisible s'évanouit pour toujours. Peu après, son père -«négocia» pour elle un mariage avec un gros commerçant de Newcastle. -Elle se soumit, en fille obéissante qu'elle était. Traitée par son -mari à peu près comme un de ses sacs de charbon, elle mourut au bout -d'un ou deux ans de mariage. - -Ce petit incident me prouva, et j'en fus humilié, que ma mère avait eu -raison lorsque, à ma grande indignation, elle m'avait assuré qu'Adèle -n'était pas la seule jeune fille qu'il y eût au monde; et les joies -que me donna le voyage que nous fîmes cette année-là dans les -Trosachs n'eurent pas les honneurs d'une description en vers byroniens; -j'avais aussi renoncé à la tragédie, car, après avoir décrit une -gondole, un bravo, la divine Bianca et le clair de lune sur le Grand -Canal, j'avais trouvé que je n'avais plus grand'chose à dire. - -Le pays de Scott me prit tout entier. À quoi bon dire au lecteur -d'aujourd'hui que les bords du Loch Katrine, à l'extrémité est du -lac, étaient encore tels que Scott les a vus et décrits: - - -Onward, amid the copse 'gan peep, -A narrow inlet, still and deep[43]! - - -Rien de plus vrai, de plus adorablement exact. Au bord du sentier (ce -n'était qu'un sentier) qui serpentait à travers les Trosachs, sombre -et silencieux, sous les myrtilles, rêvait un étang aux eaux limpides, -aux rives sinueuses, un étang qui n'avait pas plus de cinq pieds de -large à sa naissance et qui reflétait les herbes et les mousses -entrelacées de ses bords sous une voûte de feuillage si touffue qu'à -peine apercevait-on le bleu du ciel au travers. - -Ce petit bras du Loch Katrine est étrange par lui-même; je n'ai vu -nulle part rien qui y ressemblât. C'est un méandre aux eaux profondes, -sans ruisseau apparent qui vienne l'alimenter, phénomène qui n'est -possible, j'imagine, qu'au milieu de ces amas de rochers bizarres des -Trosachs. Cette beauté étrange, cette merveille naturelle, le plus -beau des poèmes que l'Écosse ait chantés au bord de ses cours d'eau -l'a immortalisée. Pourrait-on croire que tout ce que le XIXe siècle a -su inventer pour honorer ce délicieux coin de montagne, cet héritage -sacré, ç'a été de permettre à un bateau à vapeur de venir y -fourrer son nez, de cacher ses myrtilles sous une plate-forme en -planches et d'y faire courir au pas de charge des hordes de touristes? - -C'eût été un grand bienfait pour moi de faire l'ascension du Ben -Venue et du Ben Ledi, le marteau à la main, comme Scawfell et -Helvellyn. Mais j'étais absorbé alors par un travail littéraire, -auquel la vue de Roslyn et de Melrose donnait encore plus d'intérêt. -L'idée m'en était venue pendant l'été de 1837; elle était née, -j'imagine, du contraste, qui m'avait vivement frappé, entre les -habitations rustiques du Westmoreland et celles d'Italie. Toujours -est-il que le numéro de novembre 1837 de l'_Architectural Magazine_ de -Loudon débute par un article intitulé: «Introduction à la poésie de -l'Architecture», ou «l'Architecture des Nations de l'Europe envisagée -dans ses rapports avec l'aspect naturel du pays et le caractère -national», par Kataphusin. Il m'était impossible de donner en moins de -mots, et en mots plus significatifs, la définition de ce que je devais -passer plus de la moitié de ma vie à expliquer. «Selon la nature» -disait l'esprit dans lequel je devais traiter ce sujet aussi bien que -tous les autres. Que j'aie cru devoir prendre un nom de plume me semble -indiquer (comme aussi que je n'aie pas signé la première édition des -_Modern Pointers_) une confiance dans mon jugement assez déplacée chez -un garçon de dix-huit ans. Si mon père ou mon professeur m'avait dit -alors: «Écris comme un jeune homme doit écrire, laisse au lecteur le -soin de découvrir ce que tu sais, amène-le doucement à tes idées», -je n'aurais sans doute pas à rougir de mes premiers essais. -M'eussent-ils dit plus sévèrement encore: «Tais-toi, attends le -moment où tu n'auras plus besoin de t'excuser auprès de ton lecteur», -j'aurais été peut-être, plus tard, satisfait de mon œuvre. Tels -qu'ils sont, en dépit de leur prétention, de leur peu de profondeur, -ces essais de ma jeunesse vont assez droit au but; et ils se distinguent -déjà de la littérature de l'époque par l'ingéniosité de la forme, -qualité que le public a bien voulu me reconnaître dès le début. - -J'ai dit plus haut que c'était la lecture assidue de la Bible qui -m'avait empêché de modeler mon style entièrement sur celui de -Johnson. Dans une certaine mesure, c'est ce que j'ai fait; et dans ces -premiers essais je m'y suis appliqué, en partie parce que je ne pouvais -pas faire autrement, en partie de propos délibéré. - -Lors de nos voyages à l'étranger, comme il était important de ne pas -augmenter inutilement le poids des bagages, mon père avait jugé que -quatre petits volumes de Johnson--_the Idler et the Rambler_--sous des -noms appropriés aux circonstances, contenaient autant de nourriture -substantielle pour l'esprit qu'il était possible d'en trouver sous une -forme aussi réduite. Par conséquent, quand j'avais une heure de -liberté, ou quand il pleuvait, je lisais quelques pages dudit _Rambler_ -ou dudit _Idler_. Ces tournures de phrases qui revenaient ainsi sans -cesse se gravèrent dans mon esprit; et il me fut impossible, pendant de -longues années, de me débarrasser du rythme de la cadence -johnsonienne, phrases comme des coups de sabre, propres à fendre le -cimier d'un ennemi ou comme des coups de pilon, capables d'enfoncer les -fondations d'un principe. Il ne m'est jamais venu à l'idée, fût-ce un -instant, de comparer Johnson à Scott, Pope, Byron ou à aucun des -grands écrivains vraiment grands que j'aimais, mais j'avais dès le -premier moment--et je n'ai point changé à cet égard--toujours reconnu -en lui un écrivain absolument sincère, appréciant les choses et les -coutumes du monde à leur juste valeur. Je prisais sa phrase, non -seulement en raison de sa symétrie, mais aussi parce qu'elle était -juste et claire. C'est un goût qui n'est pas très commun; le public -demande plus souvent à un auteur d'exposer ses propres idées en termes -élégants, et on le trouve aussi disposé à applaudir une phrase de -Macaulay, qui peut très bien ne rien dire du tout, qu'à faire fit d'une -de celles de Johnson, si elle est hostile à leurs préventions, bien -que la symétrie en fût celle de coups de tonnerre se répondant d'un -horizon à l'autre. - -Ce fut un très grand bonheur pour moi, au cours de ces voyages sur le -continent, dans la surexcitation que me causaient tant de choses -nouvelles, que Johnson ait été le seul auteur que j'aie eu sous la -main. Aucun écrivain ne pouvait mieux combattre les entraînements de -mon tempérament à la fois métaphysique et sanguin. Il m'apprit à -prendre la mesure de la vie et à me méfier de la fortune; et il -m'empêcha par son bon sens solide comme le diamant de me laisser -prendre aux toiles d'araignées de la métaphysique germanique, ou de -m'embourber dans les marécages produits par son infiltration en -Angleterre. - -Tout en écrivant ces lignes, j'ouvre le plus gros des volumes de cet -_Idler_ auquel je dois tant, et après avoir feuilleté quelques pages, -je tombe sur cette phrase que je copie, afin de montrer au lecteur ce -que j'y ai appris, et, relisant ces mots aujourd'hui, j'y souscris à -nouveau. «Que ceux qui aspirent à mériter les mêmes éloges que ces -savants imitent leur assiduité, évitent leur excès de scrupule. -N'oublions jamais que la vie est courte, que le savoir est un puits sans -fond et qu'il est bien des doutes qui ne méritent pas d'être -éclaircis. Laissons ceux que la nature et le travail ont qualifiés -pour enseigner l'humanité nous dire ce qu'ils ont appris pendant qu'ils -peuvent encore le faire sans se préoccuper de leur réputation.» - -Il m'est impossible aujourd'hui de savoir si mon sincère désir de -vérité, et le sentiment ému de ce qui est immédiatement secourable -aux malheureux qui périssent, m'auraient amené à cette conclusion, si -Johnson n'avait pas été là pour me guider. Ce qui est certain, c'est -qu'il m'a mis dans la bonne voie dès le commencement, et quelque temps -que j'aie perdu en vains plaisirs ou en efforts stériles, il m'a sauvé -à jamais des idées fausses et des spéculations creuses. - -Je ne sais pourquoi, car Mr Loudon n'était certainement pas fatigué de -ma collaboration, les articles de Kataphusin cessèrent brusquement de -paraître, comme si je n'avais plus rien à dire sur les formes -supérieures de l'architecture civile et religieuse, sans un mot -d'excuse ni d'explication. Il est pourtant fait allusion à une suite, -dans une phrase fort lourde de l'article sur la chaumière du -Westmoreland; il y est dit «que l'on verra, lorsque nous abandonnerons -l'humble vallée pour le ravin profond, et la colline verdoyante pour le -gouffre hérissé de rochers, que si les architectes du continent ne -savent pas orner d'humbles toits les pâturages, ils savent couronner la -cime des rochers d'éternels créneaux». - -Ces belles promesses n'aboutirent à rien... un chapitre «sur les -cheminées» illustré, à ce que je vois ce matin avec surprise, par un -assez bon dessin du bâtiment sur lequel donne la fenêtre de mon -cabinet de travail, Coniston Hall. - -Au total, ces articles, écrits dans le courant de l'année 1838 -marquent un progrès constant, des idées nettes sur des sujets -particuliers, en dépit de l'engourdissement de chrysalide où j'étais. - -En quittant les Trosachs, nous nous rendîmes à Édimbourg: et c'est -quelque part sur la route, aux environs de Linlithgow, que mon père, -lisant son courrier du matin, nous annonça avec le plus grand calme, à -ma mère et à moi, que Mr Domecq ramenait ses quatre filles en -Angleterre, dans l'intention de les mettre en pension à New Hall, près -de Chelmsford, pour achever leur éducation. - -Le reste du voyage ne m'a laissé aucun souvenir; j'ai aussi oublié -tout ce qui a suivi, excepté notre course en voiture à Chelmsford. -Pourquoi ma mère avait-elle jugé bon, de se faire accompagner par moi, -dans cette visite au couvent? J'imagine que ce fut par bonté qu'elle -m'emmena, ayant trouvé que ce serait bien cruel de me laisser à la -maison. Les jeunes filles nous reçurent au parloir, et furent -autorisées à venir passer leurs jours de congé à Herne Hill. Ainsi -s'ouvrit une seconde période de cette partie de ma vie, qui n'est pas -«digne de mémoire» mais seulement du «Guarda e Passa». - -Il y avait pour moi quelque adoucissement, pendant mes études de -l'automne, à me dire qu'Elle était en Angleterre, là, tout près, que -je pouvais, de la fenêtre de mon cabinet de travail, apercevoir le -lambeau de ciel qui flottait au-dessus de Chelmsford; il ne me -déplaisait pas non plus qu'elle fût au couvent, que personne ne pût -la voir, ni lui parler, excepté les religieuses. Cette vie monotone, -qui lui serait sans doute pénible, lui ferait trouver de l'agrément à -celle de Herne Hill, et j'espérais la trouver plus humaine. - -Je me demande ce qui serait advenu de moi si l'amour, au lieu de m'être -contraire, m'eût été propice, si j'avais connu les joies d'une -tendresse partagée, et la force incalculable que donne la sympathie. - -Mais ce sont sans doute délices défendues à ce bas monde. Les hommes -capables de haute passion imaginative sont sans cesse ballottés sur une -houle de feu, ceux qui ne connaissent pas ces tempêtes sont d'une toute -autre école. Le second employé de mon père, Mr Ritchie, écrivait -sans ménagement à son pauvre collègue Henry, qui avait renoncé au -mariage par dévouement pour sa mère et pour ses sœurs: «Si vous -voulez connaître le bonheur, mariez-vous, ayez une douzaine d'enfants -et venez habiter Margate.» Il est vrai que Mr Ritchie ne fut jamais -qu'un monsieur bedonnant et important, avec des yeux en boule de loto, -un affilié de la religion Irvingite. - -Je ne nie pas que les mariages d'inclination du type squire-anglais ne -soient heureux; cependant, je constate que les squires anglais -sacrifient une grande partie de leur vie, si heureuse, aux renards[44]. - -Il va sans dire que lorsque Adèle et ses sœurs vinrent passer à la -maison les quatre ou cinq semaines des vacances de Noël, les idées les -plus folles, les sentiments les plus passionnés que j'avais domptés ou -oubliés revinrent avec un redoublement de violence. - -Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Adèle eût été une jeune -fille d'une beauté et d'une amabilité parfaites et si elle eût eu le -moindre goût pour moi. Mais, bien qu'elle eût été d'une beauté -exquise à quinze ans, Adèle à dix-huit ans n'était pas plus jolie -que ne le sont en général les Françaises de cet âge; elle était -d'un caractère ferme et impétueux, avec de grands principes, mais, -comme on a déjà pu s'en douter, pas du tout aimable; et bien qu'elle -m'eût épousé si son père l'eût désiré, en attendant, elle était -toujours enchantée de se débarrasser de moi. Mais mon amour était -d'essence trop haute, trop exalté pour changer: je ne l'en aimais pas -moins, parce qu'elle était moins jolie, et que je le voyais clairement; -car à aucun moment je n'ai été aveuglé par l'amour. Rien ne pouvait -entamer mon sens critique. - -Et les jours succédaient aux jours, tissés de folie, d'absurdités, de -chagrins, d'erreurs, de tendresses perdues, d'inutiles demi-vertus; -souvenirs sur lesquels je ne veux pas m'appesantir, que je voudrais -écarter à coups de balai de ce que je puis me rappeler de meilleur -pendant cette période de ma vie, avec l'espoir que le tas, aussi petit -que possible, le tas de cendres finisse par être enlevé tout à fait -par le chiffonnier Oubli. - -J'ajouterai ici une réflexion d'ordre général sur l'attitude des -enfants vis-à-vis de leurs parents, et je dirai que l'obéissance -extérieure, si complète qu'elle paraisse, peut n'être pas de -l'obéissance, car l'obéissance doit être joyeuse et totale; le -_désir_ de désobéir est déjà de la désobéissance. À cette -époque, bien que je fisse réellement quantité de choses qui me -coûtaient pour plaire à mes parents, je ne saurais en tirer la moindre -consolation, tant mon obéissance était mêlée de mauvaise humeur, et -tant cette maussaderie gâtait les maigres sacrifices que je pouvais -faire. - -Mais avant d'abandonner cette phase romanesque de mon existence, que -l'on me permette d'écrire l'épitaphe de l'un de ses plus doux -fantômes. Ceux qui ont connu le fantôme m'en seront reconnaissants. -J'ai déjà dit que le rez-de-chaussée de la maison de Billiter Street -était occupé par MM. Wardell et Cie. Le chef de la maison était un -homme déjà âgé, mais très distingué et extrêmement intelligent; -il portait de longs cheveux bouclés, il avait les yeux brillants, l'air -gracieux et aimable; je ne sais s'il était toujours d'une sagesse -parfaite, mais il était toujours très content de lui-même, et -parfaitement heureux, ayant le bonheur d'avoir une femme intelligente et -une fille unique, aussi bonne que charmante.--Pas toujours sage, ai-je -dit; ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme d'affaires consommé, -plus âgé et, je suppose, déjà infiniment plus riche que mon père. -Il habitait une belle maison dans Hampstead et n'épargnait rien pour -l'éducation de sa fille. - -Ce doit être vers 1839, ou 1838, que mon père, confiant à Mr Wardell -tous les soucis que je lui donnais au sujet d'Adèle, celui-ci lui -proposa, pour faire diversion, de m'inviter à passer quelques jours -chez lui. Mon père n'avait pas encore renoncé à me faire épouser une -lady Clara Vere de Vere, mais miss Wardell était délicieuse; et -c'était l'héritière d'une fortune égale, sinon supérieure à celle -à laquelle je pouvais prétendre plus tard. Les deux pères tombèrent -d'accord; rien ne pouvait être plus raisonnable, plus désirable qu'un -tel arrangement. Je fus donc expédie à Hampstead; je devais y passer -l'après-midi et y rester à dîner. - -Pour un garçon pas tout à fait niais, c'eût été l'occasion de -passer une après-midi délicieuse. Miss Wardell avait entendu parler de -moi par son père, elle savait que j'étais un jeune homme de conduite -exemplaire, que j'avais déjà quelque réputation littéraire, que -j'étais l'auteur de la _Poésie de l'Architecture_, lauréat du -Newdigate, un premier prix en herbe de mon Université. Élevée comme -moi, dans la retraite, par des parents qui l'adoraient, elle n'avait -guère quitté la jolie villa des environs de Londres, le jardin fleuri -où elle sautait à la corde et cueillait des fleurs. La principale -différence entre nous, c'est que dès son plus jeune âge, miss Wardell -avait eu les meilleurs maîtres, et qu'elle était alors une délicieuse -enfant de dix-sept ans, pleine de talents, de grâce et d'intelligence; -un peu délicate peut-être, mais d'une délicatesse qui ajoutait à sa -beauté l'intérêt qu'inspire tout ce qui est fragile. À cette -époque, elle était aussi bien portante que peut l'être une enfant qui -grandit vite; elle était brune, fine et svelte, avec les cheveux noirs -de son père, qui jouaient en boucles folles autour d'un joli visage -doux et un peu pensif qu'éclairaient deux yeux d'un bleu gris. - -Je ne me rappelle rien de cette après-midi d'Hampstead, si ce n'est -qu'il faisait beau et que nous nous promenâmes dans le jardin. Maman -s'était fait un devoir de politesse de m'accompagner, cette visite -étant la première que je faisais aux Wardell; combien il eût été -plus sage de nous laisser nous tirer d'affaire à nous deux! La jolie -petite créature m'inspirait une admiration profonde, et j'étais prêt -à faire et à dire tout ce qu'on aurait voulu pour lui plaire, pour lui -plaire au sens littéral: c'est toujours mon désir, vis-à-vis des -jeunes filles, en dépit de mes maladresses. Très sincèrement, ma -première pensée est toujours de me demander en quoi je pourrais leur -être utile, comment je pourrais les rendre heureuses et si elles -pouvaient se servir de moi comme d'une planche pour traverser un -ruisseau, ou comme d'un poteau pour accrocher une balançoire, si je -pouvais leur rendre quelque service analogue ne m'obligeant pas à -parler, je serais parfaitement heureux auprès d'elles et ne demanderais -qu'à rester éternellement à leur service. Ce dévouement très -sincère, l'intense jouissance que me donnent la beauté ou la grâce, -et une sympathie qu'augmente encore la confiance que j'ai dans la -rectitude du jugement féminin, tout cela fait que j'ai le plus souvent -pas mal d'influence sur les jeunes filles, bien que je ne me sois que -très rarement senti à l'aise auprès d'elles. Aussi ai-je le -sentiment, pendant cette longue après-midi d'Hampstead, d'avoir plutôt -ennuyé la pauvre petite. De plus, bien que j'admirasse miss Wardell, ce -n'était pas mon type de beauté. J'aime les visages ovales, les cheveux -d'un blond translucide et plutôt plats; en tout cas à peine ondulés -et tombant en longues nattes; j'aime une démarche élastique, un pas -ferme. La grâce brune, un peu languissante, de miss Wardell -m'impressionnait moins qu'elle ne m'intimidait. Je craignais quelle ne -me trouvât ennuyeux. Je crois pourtant qu'au total, je ne m'en étais -pas trop mal tiré, car elle consentit peu après à venir à Herne Hill -pour voir nos tableaux, et je me souviens de son air un peu effarouché, -mais satisfait tout de même, lorsque je m'agenouillai devant elle pour -soutenir un livre ou un dessin qu'elle regardait. - -Après cette seconde entrevue, mon père et ma mère m'ayant demandé -sérieusement ce que j'en pensais, je leur expliquai que, tout en -reconnaissant ses mérites, sa beauté, sa grâce, ce n'était pas mon -type. Les négociations en restèrent là pour le moment, et elles ne -furent jamais reprises. À Hampstead, on continuait à accabler la -délicate petite créature sous les leçons de l'allemand le plus -transcendant, du «French of Paris»; elle pâlissait sur la -_Métaphysique_ de Kant, sur les _Principes_ de Newton; après cela on -lui fit visiter Paris, on lui fit tout voir, sans merci, tous les jours -et toute la journée, sans se rendre compte qu'il y avait là une -fatigue extrême pour la petite solitaire d'Hampstead; aussi -devenait-elle chaque jour plus faible et plus pâle. On finit par la -ramener en Angleterre au bord de la mer; là elle fut prise de fièvre. -Pâle, tous les jours plus pâle, elle passa--avec, dans ses yeux si -doux, l'ombre de la mort. La pauvre petite ne devait jamais revoir les -jardins fleuris d'Hampstead! - -Comment ses parents--surtout le pauvre père--ont-ils pu supporter un -pareil malheur? C'est ce que je me suis souvent demandé; mais ils -avaient de solides principes religieux, et ils n'avaient rien à se -reprocher, si ce n'est de ne pas avoir compris. Le père, bien que son -visage portât la trace de son chagrin, n'abandonna pas ses affaires et -il vécut même fort âgé. - -Je ne suis sûr ni de la date de la mort de miss Withers, si de celle de -miss Wardell; celle de Sibylla Dowie, que l'ai racontée dans _Fors_, et -qui est encore plus triste, leur est postérieure: mais nous avions -ressenti la perte de cette tendre petite âme, qui n'avait pu survivre -à celui qu'elle aimait, avant l'époque qui m'occupe. Je n'avais, quant -à moi, jamais vu la mort de près ni connu la douleur, l'anxiété de -ces veilles auprès de malades chéris, pas plus que je n'avais vu, ni -même imaginé les horreurs de la misère privée de secours; mais on -m'avait accoutumé de bonne heure à la pensée de la mort, et celle de -créatures jeunes, que j'avais vues pleines de joie, m'inspirait un -sentiment d'immense pitié pour elles, plutôt que de chagrin pour moi; -il se mêlait aux pensées qui, au contact des grands tragiques, -Homère, Eschyle, Shakespeare, commençaient à modifier la foi de mon -enfance. Le bleu des montagnes prenait à mes yeux un assombrissement de -deuil; les nuages qui se rassemblent autour du soleil couchant -m'impressionnaient comme les accents d'un _Miserere_, et toutes les -forces, toute la charpente de mon esprit, devenaient ténébreux comme -les voûtes de Roslyn quand un feu mystérieux vient éclairer ses -piliers enguirlandés de feuillages et que, dans la profondeur du -crépuscule, «s'embrase chaque contrefort ciselé de roses.» - - -[Note 42: En mémoire du doux vieillard qui nous honorait, comme on le -voit, de son amitié, et avec le sentiment que j'ai de leur valeur, -j'espère un jour faire réimprimer quelques fragments des -«Conversations» qu'il eût aimé conserver.] - -[Note 43: Plus loin, au milieu des taillis, on voit paraître un filet -d'eau calme et profond.] - -[Note 44: Psaume LXII. II (Vulgate) «ils deviendront le partage des -renards». (Note du traducteur.)] - - - - -CHAPITRE XIII - -MAJORITÉ - - -Les chapitres suivants seront, je le crains, moins agréables au grand -public auprès duquel j'ai trouvé jusqu'ici un accueil si bienveillant; -non que je me lasse de conter, mais parce que mes histoires deviendront -de plus en plus personnelles. À mesure que je me regarde dans le -miroir, je me trouve plus curieux que je n'aurais cru, plus différent -des autres; ainsi je m'imaginais que tout le monde aimerait les nuages -et les rochers si seulement on forçait chacun à les regarder, je -m'aperçois qu'il n'en est rien même de nos jours; et je sais de longue -date que, dans les temps anciens, ces nuages et ces montagnes, qui ont -été ma vie, n'étaient qu'ennui et épouvante pour le commun des -mortels. - -J'ai déjà dit les joies que j'avais connues à Clifton, et les débuts -de mes études sur le quartz. Il est intéressant de comparer mes -émotions enfantines avec le jugement que le même site inspira au très -sérieux John Evelyn, en 1654: - -«La ville (de Bristol), uniquement commerçante, bâtie sur la -célèbre Severne, est aussi commodément située pour faire le commerce -avec l'Irlande qu'avec le monde occidental. C'est là que, pour la -première fois, j'ai vu raffiner le sucre, le couler en pain, et c'est -là aussi que nous fîmes une collation d'œufs cuits dans le four à -sucre[45], et arrosés d'excellent vin d'Espagne. Mais ce qui m'a -surtout paru prodigieux, c'est le rocher de Saint-Vincent non loin de la -ville; sa paroi à pic forme un précipice d'une profondeur -vertigineuse, même si on le compare avec les cataractes des Alpes les -plus effrayantes, et la rivière coule à ses pieds au fond d'un gouffre -insondable. Nous y cherchâmes des diamants et aussi, aux environs, les -sources chaudes. Non loin de cette _horrible_ (_horrid_) montagne, il y -a un endroit très romantique: nous regagnâmes Bath dans la soirée.» - -Sans doute, Evelyn emploie ici le mot _horrid_ dans le sens latin; mais -il est certain qu'il éprouve un sentiment de soulagement quand il se -retrouve à Bath; et bien que, un peu plus loin, il décrive sans effroi -la ville et le comté de Nottingham, «qui semble ne former qu'un seul -et même rocher», son indulgence pour cette bizarrerie s'explique par -la fin de sa phrase: «un comté charmant, très bien habité». Quant -à ses impressions sur les «prodigieux rochers de Fontainebleau, et les -rudes habitants du Simplon», j'aurai à y revenir plus tard. - -Sur ces points particuliers et sur d'autres, l'esprit anglais-type, -aussi bien autrefois que de nos jours, me semble tellement opposé au -mien et à celui de mes rares compagnons de route que j'éprouve un -intérêt darwinien à suivre l'évolution de mon espèce dès -l'origine. Je ne veux donc pas prendre mon lecteur en traître, je lui -demande pardon, et je l'avertis que tandis qu'un homme modeste, -écrivant sa biographie, s'applique à faire le portrait de tous les -gens qu'il a rencontrés, je ne puis, étant données les limites de mon -plan, parler que de ceux qui ont eu une action véritable et -bienfaisante en élevant, redressant ou élaguant l'humble petit arbuste -que je suis. - -Je reviens d'abord à mon vrai professeur de mathématiques, le pauvre -Mr Rowbotham. Il regretta vivement, cela va sans dire, ses soirées de -Herne Hill lorsque je partis pour Oxford. Mais chaque fois que je -revenais à la maison il était entendu que, s'il se sentait assez bien, -il gravirait au moins tous les quinze jours la colline à l'heure du -thé. C'était toujours avec ennui, hélas! que nous le voyions arriver; -mais le devoir, un très petit devoir, était clair: supporter pendant -une heure ou deux d'entendre le pauvre homme souffler et soupirer, pour -lui procurer un moment de repos, bien rare dans sa misérable vie. Nous -n'étions pas d'ailleurs sans avoir quelque affection pour lui. Son -pauvre visage ravagé avait une certaine noblesse due à l'habitude de -la souffrance patiente, une sorte d'innocence étonnée, et quelques -lignes fermes qui dénotaient la faculté géométrique. Il nous -apportait les nouvelles du monde mathématique et grammatical et avait -toujours à nous conter quelque découverte, quelque trouvaille, surtout -s'il avait été voir son ami, Mr Crawshay. L'intérieur du pauvre -professeur était plus triste d'année en année, jusqu'au jour où son -cher petit Peepy, un enfant de dix ans, s'étrangla en avalant un -tonton. Le pauvre père nous raconta en pleurant les phases douloureuses -de la lente agonie de l'enfant, et puis il ajouta qu'il valait mieux -qu'il en fût ainsi, que Dieu avait bien fait de le rappeler, que -c'était une délivrance aussi bien pour lui que pour ses parents. La -pauvre cervelle mathématique avait évidemment vu là la solution d'un -des problèmes qui lui avaient paru les plus difficiles à résoudre, et -le visage tiré du malheureux père avait, ce soir-là, une expression -de calme qui ne lui était pas habituelle. - -Je n'ai jamais oublié la leçon, ni mieux senti ce que c'était que la -vie dans les faubourgs de Londres. L'austère muse de Mr Pringle avait -vers cette époque émigré dans l'Afrique ou, espérons-le, l'Arabie -heureuse de l'autre monde; et les rênes de mon génie poétique avaient -été confiées à l'aimable Mr W.-H. Harrison de Vauxhall Road, dont il -a été parlé au premier chapitre de _On the old Road_, du moins -suffisamment pour que nous n'ayons pas à nous en occuper davantage pour -le moment. - -Revenons aussi au Dr Grant, le médecin de mon père et son ami très -cher. Sa clientèle et sa réputation augmentant de pair, il épousa Mrs -Sidney, une veuve qui avait quelque fortune et une bonne position à -Richmond. Il devint le tuteur des deux filles de sa femme, Augusta et -Emma; intelligentes et charmantes, elles s'attachèrent tendrement à -leur beau-père. Toutes deux avaient de suite apprécié les qualités -de ma mère comme elles méritaient de l'être, et elles devinrent -bientôt des habituées de la maison; la plus jeune, Emma, avait du -goût, elle dessinait agréablement et joignait à ce talent une foule -d'autres, plus discrets les uns que les autres. À cette époque, les -déjeuners du «Star and Garter» étaient devenus rares, ils n'avaient -guère lieu qu'à l'occasion des visites à Hampton Court, où la grande -vigne et le labyrinthe étaient pour moi des objets constants de -délices, et où les cartons de Raphaël commençaient à prendre à mes -yeux un aspect ennuyeux et presque de cauchemar, qu'ils n'ont jamais -perdu. Mes expéditions avec cousine Mary dans le labyrinthe (et une -fois, au milieu d'allées dantesques, dans la verdure phosphorescente -d'un clair de lune, avec Adèle et Élise), ont toujours eu quelque -chose de l'enchantement d'un conte de fée: je continuais à dessiner -des labyrinthes de plus en plus compliqués sur les marges de mes -cahiers d'étude, perdant, je pense, au moins autant de temps à cette -occupation à la trisection de l'angle. - -Ce n'en est pas moins à ces délassements que je dois savoir mieux -compris les monnaies de Cnosse, et les personnages de Dédale, de -Thésée et du Minotaure; j'ai sur eux, dans mes tiroirs, quantité de -manuscrits non imprimés qui devaient trouver place dans _Ariadne -Florentina_ et autres volumes labyrinthesques, mais dont il faudra bien -que le monde essaie de se passer. - -Les années s'écoulaient et, dans Camberwell Grove, la vieille maman -Monro aux cheveux blancs, et la petite chienne aux poils d'argent -dormaient leur dernier sommeil. La pauvre Mrs Gray n'avait plus le cœur -à rien: que lui importaient maintenant sa maison, les arbres son -avenue? Quant à Mr Gray, il se consolait avec _Don Quichotte_ et -s'intéressait chaque jour davantage à mes élucubrations poétiques, -au point même que ses affaires en souffraient. À la fin, ils -pensèrent, en bons Écossais qu'ils étaient, qu'ils trouveraient la -vie moins triste de l'autre côté de la frontière. Ils partirent donc -pour Glasgow, où Mr Gray créa une sorte de commerce de vin et lut _Rob -Roy_ au lieu de _Don Quichotte_. Nous allâmes les voir, lors de notre -voyage en Écosse, et nous eûmes le chagrin de constater que, bien que -rentrés au pays natal, ils n'en continuaient pas moins à descendre la -pente. Afin de les distraire, ma mère les invita à venir à Oxford -assister aux succès de leur cher Johnnie; le digne couple, assis à -l'ombre de l'orgue de la cathédrale de Christ Church, me vit entrer -avec mes camarades: nous défilions en robe de soie tandis que Mr -Marshall, l'organiste, préludait, que les cierges mettaient des reflets -à la Rembrandt sur les colonnes normandes et que mes vieux amis -fondaient en larmes; larmes de joie, de respect attendri, émotion qui -leur fit perdre la parole, pour tout le reste de la soirée. Il me faut -dire aussi la bonté constante que nous témoignaient Mr Telford et ses -sœurs, trois femmes distinguées, sages sans sévérité ni -ostentation, qui mettaient leurs talents au service de leurs voisins, et -donnaient l'exemple du bonheur familial et de l'amour fraternel le plus -tendre. La belle figure calme de Henry Telford, un peu mélancolique -peut-être et nerveuse, son teint bruni par le grand air et les courses -à cheval, de Bromley à Billiter Street, est pour moi une des -physionomies les plus attirantes, un des portraits les plus précieux de -ma galerie intime. - -Mr et Mrs Robert Cockburn, avec les années, devenaient de plus en plus -aimables, tout en blâmant de plus en plus les habitudes monacales de -Herne Hill; ils se montraient sévères aussi pour mes goûts -littéraires qu'ils qualifiaient de bizarres, pour ne pas dire pervers -et déconcertants. Mrs Cockburn prêchait ma mère sur la nécessité de -m'obliger à aller dans le monde: cela me dégrossirait, disait-elle, me -donnerait de bonnes manières. - -Mais ma mère était très satisfaite de son fils tel qu'il était et, -qui plus est, n'était pas dans les meilleurs termes avec Mrs Cockburn. -Jamais elle n'avait voulu accepter d'y dîner, il aurait fallu pour cela -rompre avec toutes ses habitudes et je crois même qu'elle ne lui -rendait pas très exactement ses visites. Mrs Cockburn--ce qui est -étrange de la part d'une femme de sens--au lieu de regretter simplement -la sauvagerie de ma mère, d'essayer de lui faire oublier qu'elles -n'étaient pas tout à fait du même monde, s'en froissait. C'est à -elle toutefois que j'ai dû une des belles chances de ma vie: dans -désir de faire de moi un homme du monde, elle m'invita à dîner avec -Lockhart[46] et sa fille, une gracieuse petite campanule des prés. Mrs -Cockburn lui avait dit, sans doute, que j'étais un admirateur -passionné de Scott, car je ne crois pas avoir eu, pendant le dîner, -l'occasion de manifester mes sentiments à cet égard. Je souviens -seulement qu'au dessert, les dames s'étant étirées, j'avais essayé -de faire parade de mon orthodoxie Oxonienne et de mon érudition, au -sujet de la fondation de l'Église, et j'avais été surpris, et quelque -peu déconfit, en m'apercevant que Mr Lockhart connaissait les mots -grecs pour «évêque» et «ancien» aussi bien que moi. Rentré au -salon, je fis de mon mieux pour gagner les bonnes grâces de la petite -Charlotte aux yeux noirs, et je fus désolé--mais je ne crois pas que -l'enfant l'ait été--quand on l'envoya coucher. - -Mais l'un des dons les plus précieux que me fit dame Fortune, en cette -année 1839, de m'envoyer à Herne Hill, comme précepteur, Osborne -Gordon. Saisissant, d'une main experte, les fils embrouillés de ma -pensée, ceux qui pouvaient encore servir, être peignés et filés, il -commença à y mettre de l'ordre; ce ne fut pas sans peine au début, -mais il réussit, à la fin, à leur donner toute la consistance dont -ils étaient capables. - -Et d'abord, il s'opposa à tout excès de travail ou de lecture. Sa -maxime était: «Quand vous avez trop à faire, ne faites rien», parole -d'or, que j'ai bien souvent répétée depuis, mais à laquelle je n'ai -pas été assez fidèle. - -Quant à Gordon lui-même, je me demande si sa maxime favorite lui a -été avantageuse. C'était un homme exceptionnellement doué et il est -difficile de dire à quoi il serait arrivé, s'il l'avait voulu. Mais, -de bonne heure, le sentiment intense, qui n'excluait pas chez lui la -bienveillance, de l'absurdité du monde, lui avait enlevé toute envie -de travailler à son perfectionnement--peut-être aurais-je dû dire -plutôt l'opacité, la non-malléabilité du monde, que son absurdité. -Gordon pensait qu'il n'y avait rien à en faire et qu'après tout, mieux -valait le laisser s'en tirer à lui tout seul. À l'automne, quand nous -arpentions ensemble les collines de Norwood, lui, qui était déjà ou -sur le point d'être ordonné prêtre, il m'étonnait beaucoup en -évitant--à quoi bon agiter des questions insolubles?--un sujet de -conversation auquel je revenais sans cesse: la torpeur des Églises -protestantes et le devoir, tel qu'il m'apparaissait pour elles, avant -d'entreprendre des missions lointaines ou de s'établir confortablement -sur de bonnes paroisses en Angleterre, d'étouffer définitivement le -«feu diabolique» du papisme, dans tous les pays catholiques. Car -j'étais alors, par éducation, par réflexion, par le peu -d'expériences que j'avais pu faire, le protestant le plus zélé, le -plus agressif, le plus querelleur, le plus sûr de soi qu'il fût -possible de rencontrer, et cela d'autant que je ne connaissais pas le -premier mot de l'histoire du Christianisme; ensuite, seconde raison de -mon absolutisme--dont la responsabilité incombe à l'Église de -Rome--tous les cantons catholiques de Suisse, y compris la Savoie, sont -sales, leurs habitants paresseux, tandis que ceux des cantons -protestants sont propres et actifs, circonstances qui avaient vivement -impressionné mon évangélique mère, pour laquelle le premier devoir -et le premier luxe de la vie étaient la propreté chez les personnes et -dans les choses; et, ainsi que mon père, elle regardait la paresse -comme absolument satanique. Ils ne manquaient donc jamais de déterminer -soigneusement, sur la carte, le pont, la vallée, le col qui séparaient -les cantons protestants des cantons enveloppés dans les ténèbres du -catholicisme; il était rare, d'ailleurs, que la première ou la seconde -ferme ou chaumière au delà de la frontière ne justifiât pas -pleinement leur parti pris. Ils triomphaient alors et m'assuraient, le -cœur plein d'indignation et aussi de tristesse, que c'était une -conséquence toute naturelle du papisme. - -La troisième raison, qui me rendait si absolu dans ma manière de voir -à cette époque, est assez curieuse. Plus les cérémonies religieuses -à l'étranger me donnaient de plaisir et d'émotion, plus j'étais en -défiance; il me semblait que des sentiments religieux basés sur des -émotions douces ne pouvaient être que faux. Je ne les méprisais pas -sottement, en tant qu'expression de la foi catholique, mais je -méprisais infiniment la sensualité qui s'y complait au point de faire -dépendre une conversion «des gémissements d'un orgue». C'est ainsi -que ma raison, aussi bien que les plaisirs romantiques que je goûtais -sur le continent, se combinaient pour rendre mon protestantisme plus -fermé, mais non malveillant ni sans générosité; car jamais je n'ai -accusé les prêtres catholiques de malhonnêteté ni douté de la -pureté de l'Église catholique d'autrefois. J'étais le cavalier -protestant, non le protestait tête-ronde, désireux de conserver tout -ce qu'il y a de noble et de traditionnel dans les coutumes religieuses. -Je respectais la piété des paysans catholiques; le «feu diabolique» -que je voulais qu'on éteignît, c'était seulement le catholicisme -corrompu, qui rendait possible les vices de Paris et la saleté de la -Savoie. Ces choses-là, j'étais en droit de penser qu'il était du -devoir de tout prêtre chrétien de les attaquer et de les détruire. - -Osborne, au contraire, était l'anglais pratique, bien que du type le -plus fin et le plus doux; sa perspicacité lui faisait découvrir, sur -l'heure, toutes les folies; mais comme en même temps toutes les erreurs -humaines lui semblaient des folies, il était prêt à les excuser. -Christ Church était tout pour lui! Toutes ses ambitions étaient -concentrées là. Il avait déjà la confiance du vieux Doyen; c'était, -après lui, l'homme d'Oxford qui savait le plus de grec et celui qui -était le plus au courant de la routine universitaire. L'Église -d'Angleterre, pour ne parler que d'Oxford, lui semblait avoir assez à -faire, si elle voulait corriger ses propres défauts, sans aller -s'occuper de ceux des autres; aussi, dans nos promenades champêtres, -cherchait-il plutôt à calmer mes haines protestantes, à accroître -mes connaissances en histoire ecclésiastique, et à ramener attention -sur la chose présente, c'est-à-dire à me faire jouir autant que -possible de la promenade et à me faire parler de nos lectures de la -matinée. - -Il était impossible à un professeur de montrer plus de zèle et de -patience. C'était un maître incomparable; sa mémoire, instrument -indispensable à tout grand érudit, était impeccable et facile en -littérature; son jugement était sûr et son sentiment sain; son -interprétation des événements politiques toujours rationnelle et -appuyée sur une foule de renseignements tirés aux sources. Tout cela, -sans jamais s'enorgueillir de son érudition classique et sans chercher -à brider les tendances qui m'entraînaient en d'autres directions. Il -avait gagné les _premiers_ honneurs aux examens sans donner toute sa -mesure, et il aurait fait bien davantage encore, sans en tirer vanité. -Il s'amusait de ma facilité pour la versification; il reconnaissait en -moi un véritable tempérament de peintre, et partageait mon goût pour -la campagne et les villes pittoresques, mais toujours de façon -reposante et calmante. - -Un jour, quelques années plus tard, qu'agacé de ne pouvoir lire -facilement le grec, j'avais manifeste l'intention de tout planter là -pour m'y consacrer exclusivement. «Je crois, fit-il tranquillement, que -cela vous donnerait plus de peine que cela ne vaut.» Une autre fois que -je travaillais au dessin de _Chamonix dans le soleil d'après-midi_, que -je lui avais promis (et qui est maintenant chez sa sœur), comme je -m'irritais de ne pouvoir mieux dessiner: «Moi, fit-il, je serais déjà -enchanté, si je savais seulement dessiner.» - -C'est pendant le séjour de Gordon à la maison, dans l'automne de 1839, -que nous achetâmes notre second Turner. Ce qui est curieux, c'est que -j'ai tout à fait oublié quand je _vis_ le premier! J'ai l'impression -que le salon de Mr Windus à Tottenham m'a toujours été familier, dès -les premières années de Brunswick Square. Mr Godfrey Windus était un -carrossier retiré, qui habitait une jolie villa, composée au -rez-de-chaussée d'une suite de pièces basses dont les murs étaient -couverts, mais non encombrés, de dessins de Turner de la série -anglaise; tandis que dans ses portefeuilles reposaient, depuis leur -sortie de chez les éditeurs, les séries entières des illustrations de -Scott, de Byron, de la Côte du Sud, et de la Bible de Finden. - -Personne en Angleterre à cette époque--Turner avait déjà soixante -ans--ne s'intéressait véritablement à Turner, si ce n'est le -carrossier retiré et moi! - -Il est vrai que le public n'avait jamais eu occasion de voir ses dessins -et de les apprécier. Ceux de Mr Fawkes restaient enfermés à Farnley; -ceux de Sir Peregrine Acland moisissaient dans des corridors humides et -Mr Windus achetait tous ceux qui étaient destinés à la gravure dès -que le graveur n'en avait plus besoin. Un jour par semaine, toutefois, -il autorisait le public à visiter ses collections; mais moi, j'avais la -permission d'y venir autant que je le voulais. Bienfait inestimable pour -ceux qui voulaient étudier Turner; pour moi, ce fut ce qui me permit -d'écrire les _Modern Pointers_. - -Il peut être intéressant de noter que, bien que j'eusse été attiré -d'abord vers Turner par sa manière si vraie de rendre les montagnes -dans l'_Italie_ de Rogers, lorsqu'il me fut donné de voir les dessins -originaux, je fus fasciné, à l'exclusion de tout le reste, par les -pures qualités artistiques, quel que fût le sujet. Et c'est pourquoi -la beauté du _Llanberis_ ou du _Melrose_ de Mr Windus ne m'empêcha pas -d'être parfaitement heureux le jour où mon père me donna enfin, non -dans l'intention de commencer une collection de Turner, mais afin que -j'aie un spécimen de sa manière, le _Richmond Bridge, Surrey_. - -Rentrant à la maison en triomphateurs, mon père et moi, nous vantions -notre acquisition, où toutes les qualités de Turner se trouvaient -réunies: «des arbres, l'architecture, de l'eau, un ciel adorable et -tout un groupe brillant de personnages». - -De fait le _Richmond_ fut, pendant plus de deux ans, le seul Turner en -notre possession; le second que nous ayons acheté, le _Gosport_, fit -son entrée à la maison pendant le séjour de Gordon. On n'y retrouvait -rien de la beauté délicate de Turner, si ce n'est dans le ciel; -d'ailleurs, ni moi, ni mon père, n'étions le moins du monde choqués -par les chapeaux ridicules des dames qui se promenaient sur le cutter, -ni du fait la tête du timonier fût mise à l'envers. Le lecteur aurait -tort, me voyant parler si librement des défauts de Turner, de penser -que je les vois mieux et les juge plus sévèrement aujourd'hui. Je les -voyais au moment de l'acquisition du _Richmond_ et du _Gosport_, aussi -bien que quiconque, mais je savais aussi ce que ces défauts mêmes -révélaient de puissance, ce qui était assez extraordinaire pour un -gamin de mon âge. Mon plus grand bonheur alors, quand j'avais fermé -mes livres de grec ou de trigonométrie et quitté la salle d'étude, -était de descendre et de me repaître de mon _Gosport_. - -Après Noël, je retournai à Oxford pour livrer le dernier assaut, -janvier 1840; je fis de bonne besogne grâce à Gordon, dans le petit -logement de la rue Saint-Aldate[47]; la pensée que ma majorité -approchait augmentait le sentiment de ma responsabilité. C'est le jour -de mes vingt et un ans que mon père m'offrit l'aquarelle de -_Winchelsea_, choix étrange et de mauvaise augure. Le ciel menaçant, -les vapeurs d'orage qui enveloppaient la vieille porte et l'église à -peine visible, n'étaient que des symboles trop exacts des temps qui se -préparaient pour nous; mais ni lui ni moi n'étions adonné à -l'interprétation des présages et nous ne les redoutions pas non plus. -Mon père avait sans doute été séduit par la vigueur du dessin, et -puis, il aimait les soldats. Je fus désappointé et je vis pour la -première fois clairement que le plaisir que Rubens et sir Joshua -donnaient à mon père l'empêchait d'être sensible à la touche -microscopique de Turner. Mais je n'étais pas moins profondément -reconnaissant de l'intention, et très heureux d'avoir un dessin de -Turner de plus, quel qu'il fût; et comme à la maison le _Gosport_ -faisait les délices de mes heures de récréation, à Oxford le -_Winchelsea_ me reposait des fatigues de l'étude. Ce cadeau d'un Turner -était, si je puis dire, surérogatoire. Le même jour, mon père -transférait, à mon nom, un capital qui devait me rapporter pour le -moins 5 000 francs par an; non sans se demander, je crois, avec une -certaine inquiétude, quel usage j'allais faire du premier argent dont -je pouvais disposer. Ce n'est pas qu'on m'eût jamais rien refusé; à -Oxford, les principaux fournisseurs avaient ordre de me donner tout ce -dont je pouvais avoir besoin, et chaque semaine ils envoyaient leurs -notes à ma mère. Jamais il n'y eut de difficultés, de récriminations -ni d'un côté ni de l'autre. Il est vrai qu'en dehors des dépenses -courantes, il n'y avait rien à Oxford qui pût me tenter, si ce n'est -pourtant une gravure du tableau de Turner, _le Grand Canal_, que j'avais -achetée et qui ornait le mur de ma chambre, et _Monsieur Jabot_, -l'inimitable Mr Jabot, dont je fis la connaissance un jour de migraine, -et qui est un des chefs-d'œuvre du grand caricaturiste qu'est Topffer. -Pour tout ce qui touchait dignité ou mon confort, mon père était -infiniment moins raisonnable que moi; seule, ma passion minéralogique -l'inquiétait, et, dans l'été de l'année précédente, mon père -avait été tout à fait contrarié et déconfit de ce que j'avais payé -onze shillings un morceau de calcédoine de Cornouaille. Mais le seul -fait que je n'eusse pas l'idée d'acheter un caillou sans lui en dire le -prix, marque assez l'intimité qui existait entre nous. Malheureusement, -je perdais un peu de la confiance que j'avais eue jusqu'ici dans son -jugement, en raison de ces petites taquineries, et je lui manifestai -avec trop peu de ménagement la très haute idée que j'avais du mien, -peu après le moment où il avait eu la bonté d'assurer, comme je l'ai -dit, mon indépendance. Les aquarelles de Turner que nous avions -achetés jusqu'à présent, _Richmond, Gosport, Winchelsea_, nous -avaient tous été vendus par Mr Griffilhs, un agent en qui Turner avait -la plus grande confiance, et dont au contraire mon père se méfiait. -Ils se trompaient tous deux et leur erreur eut de fâcheuses -conséquences. Si Turner avait traité directement avec mon père, quel -bonheur pour nous trois! Si mon père n'avait pas été convaincu que Mr -Griffilhs ne pensait qu'à le mettre dedans, il aurait pu à cette -époque acheter quelques-unes des plus adorables aquarelles que Turner -ait jamais faites, à des prix tout à fait raisonnables. Mais la -manière dont Mr Griffilhs faisait les affaires exaspérait mon père; -il laissa aller les meilleurs Turner uniquement parce que Mr Griffilhs -les lui recommandait, et il acheta le _Winchelsea_ et le _Gosport_ en -grande partie parce que Mr Griffilhs avait déclaré qu'ils n'étaient -pas dignes de figurer dans notre collection. Parmi les plus belles -aquarelles qui lui restaient alors en portefeuille, il y en avait une -que je désirais passionnément, le _Harlech_. On l'avait marchandée, -discutée; était-elle de vente ou non? C'était une aquarelle plus -petite que celles de la série anglaise ou de la série de Wales; sur la -place, on trouvait le prix demandé injustifiable. Le jour de -l'exposition particulière de l'_Old Watercolor Society_, comme nous -flânions, mon père et moi, bras dessus, bras dessous, nous -rencontrâmes Mr Griffilhs; au bout de quelques minutes de conversation -à bâtons rompus, après nous avoir demandé si l'exposition nous -plaisait, se tournant plus particulièrement vers moi, il me dit: «J'ai -une bonne nouvelle à vous annoncer. On se décide à vendre le -_Harlech_.--Alors, je l'achète», fis-je, sans même jeter un coup -d'œil du côté de mon père et sans en demander le prix. Avec un -sourire où il entrait un peu d'ironie, Mr Griffilhs continua: «Pour -soixante-dix guinées». Le ton signifiait que c'était là un prix -étonnant de bon marché, un prix d'ami. Ce n'en était pas moins trente -guinées plus cher que le _Winchelsea_ et vingt-quatre guinées que le -_Gosport_. Mon père était convaincu, cela va sans dire, que Mr -Griffilhs venait sur l'heure de majorer le prix. Il me jeta un regard -triste où se mêlait une ombre de mépris; je compris que je lui avais -manqué d'égards, mais j'étais si pressé d'avoir mon _Harlech_ que je -ne pris pas le temps de m'excuser. Il y eut ainsi entre nous une suite -de malentendus, inévitables de son côté, maladroits du mien. J'ai -peine à comprendre aujourd'hui comment j'ai pu attacher autant -d'importance à l'acquisition de ce _Harlech_, surtout quand je songe -que c'est ce même hiver que le mariage d'Adèle était en train de -s'arranger à Paris. Ce mariage ne paraît donc point m'avoir brisé -autant que je m'y attendais. Je retrouve cependant dans le bête de -journal que je commençai à rédiger peu après certaines phrases sur -mon mépris général de la vie qui ne s'accordent pas très bien avec -la joie folle que me causait l'acquisition d'une aquarelle de seize -pouces sur neuf; mais les germes de tout ce qu'il y a de meilleur en moi -se concentraient alors dans cette passion pour Turner. Ce n'était pas -un simple morceau de papier colorié que je venais de payer soixante-dix -guinées, mais bien un château et un village gallois, et le Snowdon -dans un nuage bleu. Tout ceci avait dû se passer pendant les vacances -de Pâques; je rapportai le _Harlech_ à la maison et l'accrochai au -salon dans le panneau à droite de la cheminée, qui faisait pendant à -ma niche d'idole; après quoi je rentrai triomphalement à la rue -Saint-Aldate et à mon _Winchelsea_. - -En dépit des efforts de Gordon, qui cherchait à modérer et à régler -mon travail, c'était du surchauffage à haute dose. Je travaillais de -six heures du matin à minuit sans prendre, pour ainsi dire, d'exercice -ni de divertissement, avec la pensée très déprimante que tout ce -travail ne servirait jamais, ni à moi, ni à personne; pendant ce -temps, les choses à Paris allaient tout droit à la catastrophe. Un -soir, Gordon venait de me quitter, il pouvait être dix heures, lorsque -je fus pris d'une petite toux sèche, accompagnée d'une étrange -sensation dans la gorge, et dans la bouche d'un goût que je ne -m'expliquais pas: c'était du sang. Cet accident avait dû se produire -un samedi ou un dimanche soir, car mon père et ma mère étaient tous -deux dans l'appartement de High Street. J'y courus et leur contai ce qui -venait de m'arriver. - -Ma mère, très experte en pareille matière, ne s'effraya pas -autrement, mais envoya immédiatement au doyennat demander la -permission, pour moi, de ne pas rentrer coucher à l'Université. Les -médecins, consultés le lendemain, conseillèrent de voir des -spécialistes à Londres; ceux-ci interdirent tout travail, et le Doyen -fut obligé, en grognant, de m'autoriser à remettre mon examen à -l'année prochaine. - -Pendant les deux mois qui suivirent mon retour à Herne Hill, mon père, -très inquiet de ma santé, n'eut pas le loisir de pleurer les succès -universitaires qu'il avait rêvés pour moi. Je fus repris une ou deux -fois encore de quintes de toux, accompagnées de ce même goût -douceâtre dans la bouche, le goût du sang; mais c'était peu de chose, -et ma mère soutint toujours qu'il n'y avait rien là de sérieux, que -j'avais seulement besoin de repos et de grand air. Les médecins à -l'unanimité--sauf pourtant sir James Clarke--étaient plus pessimistes. -Sir James gaiement, mais très énergiquement, ordonna le changement -d'air et le continent. «Emmenez-moi ce garçon-là avant l'automne, -avait-il dit; qu'il se promène le plus possible en voiture découverte -et qu'il passe l'hiver en Italie.» - -Mr Telford consentit à remplacer mon père au bureau, et celui-ci, que -ses affaires n'intéressaient qu'à cause de moi, les abandonna pour -s'occuper exclusivement de ma santé. - -Mon pauvre père cherchait autant que possible à dissimuler ses -inquiétudes; quant à moi, nerveux, malade, de mauvaise humeur, je -n'insiste pas sur le genre de sentiments que j'éprouvais, ou plutôt le -manque total de sentiments et d'intérêt pour tout ce qui n'était pas -moi, sauf sur un seul point. J'étais toujours sensible à la beauté de -la nature, j'aimais les arts, les sciences qui lui servent -d'interprètes. C'est avec un certain entrain que je m'occupai des -préparatifs du voyage; ma mère était toujours bravement, calmement, -sereinement gaie; quant à mon père, qui adorait les voyages et en -particulier les voyages de nature, il était heureux, en dépit de ses -inquiétudes, à la pensée de voir le Sud de l'Italie. Nous nous -occupions de notre itinéraire avec quelque chose de la bonne humeur de -jadis. - -Afin d'éviter Paris, nous décidâmes de descendre par Rouen et la -Loire, jusqu'à Tours; ensuite de traverser l'Auvergne, et par le Rhône -de gagner Avignon; de là, par la Riviera et Florence, le Sud de -l'Italie. «Très bien, mais est-ce que nous n'entendrons plus parler -d'Oxford?» me demande Froude d'un ton de doux reproche, dans une lettre -que je viens de recevoir à propos de ces souvenirs. Froude était à -Oriel pendant que j'étais à Christ Church, et il ne trouvait pas que -j'eusse épuisé la matière et donné une idée assez complète des -études et des mœurs de l'Oxford de notre temps. - -Eh bien! non, cher ami, l'espace me manque ici pour m'étendre sur des -avantages dont je n'ai pas profité, et d'autre part, je ne trouve pas -que mon insuccès particulier me donne le droit de blâmer, en admettant -que cela serve à quelque chose, un système qui n'existe plus. J'ai -appris à l'Université tout le grec et le latin qu'il m'était possible -d'apprendre, et bien qu'on eût pu m'y dire aussi que les fritillaires -poussent dans les prés d'Iffley, il valait mieux, après tout, qu'elle -me laissât faire cette découverte moi-même plutôt que de -m'expliquer, comme on le ferait certainement à l'heure actuelle, que -leur jolie couleur ne sert qu'à attirer les moucherons. Pour le reste, -mon esprit, tout le temps que je passai à l'Université, rappelait -beaucoup une cosse de légumineux avant la formation des pois, et il est -demeuré en cet état, j'ai le regret de le dire, pendant un ou deux ans -encore; de sorte que, en ce qui concerne ma vraie vie, les petits -racontars, les événements de cette période de préparation, de -mitonnage, ne nous avanceraient pas à grand'chose. Il faut que j'arrive -maintenant aux jours où la vue s'étend, où le travail devient -efficace, à une éducation plus noble que tous les hommes qui ouvrent -largement leurs cœurs reçoivent dans la Suite des Temps. - - -[Note 45: Sorte de divertissement qui ressemble à celui qui est de mode -aujourd'hui, de faire cuire un beefsteak sur la pelle du chauffeur et de -boire du porter dans les grandes brasseries de Londres. (Note de -l'éditeur d'Evelyn en 1827.)] - -[Note 46: Gendre et biographe de Walter Scott. (Note du traducteur.)] - -[Note 47: Rue qui tire son nom de l'église paroissiale et qui longe -Christ Church, en descendant vers la rivière. La règle ordinaire -voulait qu'un Gentleman-Commoner commençât par résider à Peckwater, -puis passât à Tom Quad, et finalement vécût au dehors, pendant le -dernier trimestre. Je n'ai aucune idée, pour l'instant, de -Saint-Aldate. Que les visiteurs américains sachent bien qu'à Oxford on -leur demandera de prononcer Saint-Old.] - - - - -CHAPITRE XIV - -ROME - - -Quoique chèrement achetée, la permission de cesser tout travail -intellectuel, et de réserver ce que je pouvais avoir de forces pour mon -dessin, fut un grand stimulant pour les facultés qui s'étaient -développées en moi de façon latente; aussi, albums, blocs, compas, -crayons, tout fut préparé en vue du voyage, et préparé avec un luxe -de méthode sans précédent. - -Le hasard avait voulu que, au printemps de cette même année, David -Roberts eût rapporté et exposé ses croquis d'Égypte et de Terre -Sainte. C'était les premières études consciencieuses faites par un -peintre anglais, non pour s'exhiber ou gagner de l'argent, mais pour -donner une idée fidèle de scènes d'un intérêt religieux et -historique. Elles étaient rendues avec une fidélité et une facture -laborieuse qui dépassait de beaucoup tout ce que j'avais vu dans ce -genre jusqu'ici. Je sentais aussi que cette méthode restreinte rentrait -dans mes moyens et que je pourrais l'appliquer à ce j'avais en vue. - -Les défauts de Roberts et sa manière personnelle n'importent pas ici. -Il m'a appris et bien appris l'usage de la pointe fine; le souci, la -minutieuse exactitude du détail; le moyen le plus simple pour faire la -lumière et l'ombre sur un fond gris, c'est-à-dire lavis plat pour les -ombres profondes et rehaussement des lumières plus ou moins vives avec -du blanc. - -Je fis l'essai de ces méthodes pour la première fois dans la cour du -Château de Blois, et revins vers mon père et ma mère en déclarant -que «Prout se ferait couper les oreilles pour exécuter un dessin comme -celui-là». - -J'aurais pu dire, avec plus de vérité et de modestie, qu'il aurait -volontiers échangé ses yeux contre les miens; car Prout a toujours -été grandement gêné par sa myopie. Ce croquis de Blois témoignait, -il faut bien le dire, de certaines dispositions naissantes, du sentiment -des proportions, il avait de la largeur; c'était la première fois que -j'arrivais à rendre un sujet continental en lui conservant son -caractère, à faire sentir l'épaisseur, la rondeur, la solidité des -piliers et des sculptures. - -Nous passâmes agréablement les derniers beaux jours de l'été à -Amboise, Tours, Aubusson, Pont-Gibaud et Le Puy; mais au moment où nous -pénétrâmes dans la vallée du Rhône, l'automne se fit sentir et -sentir durement; le voyage par Valence jusqu'à Avignon fut lugubre, à -travers un pays qui venait d'être ravagé par l'inondation; à -Montélimar l'eau avait envahi les rues, laissant en se retirant une -couche épaisse de vase qui couvrait aussi les prairies sur une étendue -que je ne saurais déterminer sans avoir l'air d'exagérer. Le Rhône, -au milieu de ces vastes plateaux sablonneux, n'était qu'une masse -fuyante d'eau trouble et décolorée; de l'autre côté se dressaient -les Alpes, dans le dépouillement de l'automne; la neige avait fondu -jusqu'à mi-hauteur, et les pics les plus élevés disparaissent au -milieu des nuages; une bise aigre semblait dire: prenez garde, prenez -garde, vous ne savez pas combien le vent est méchant par ici. -Peut-être y étais-je plus sensible dans l'état de ma santé et de mes -nerfs. Ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais eu envie de revoir -ce pays du bas Rhône; et de ce jour, à ma préférence pour les -chaumières sur les châteaux, s'ajouta cet autre principe -irréductible: c'est qu'en cas de métamorphose, s'il était permis de -choisir son importance, il serait infiniment plus agréable et plus -prudent d'être une rivière comme la Tees ou la Wharfe, qu'un fleuve -comme le Rhône. - -C'est à Fréjus, sur l'Esterel et la Riviera, que, pour la première -fois, je distinguai quelques caractères nettement italiens, très -différents de ceux de la Lombardie: l'Italie des pins parasols, des -orangers et des palmiers, des blanches villas, et de la mer bleue: elle -me fit l'effet, et je ne me trompai pas, d'une ruine due à une écurie -criminelle. - -Je ne crois pas avoir encore dit à mon lecteur que j'avais hérité de -ma mère un amour de l'ordre et de la propreté poussé jusqu'à la -manie; pour moi, un des charmes les plus poétiques de la Suisse, après -ses neiges blanches, c'était les manches blanches de ses paysannes. Je -tenais en même temps de mon père le goût de tout ce qui est solide et -vrai, l'horreur du plaqué, du truqué; ici, sur la Riviera, il y a bien -des citrons et des palmiers, mais des citrons pâles qui n'ont pour -ainsi dire que la peau; des palmiers à peine plus larges que des -ombrelles; la mer est d'un bleu admirable sans doute, mais ses plages -sont dégoûtantes; des palais somptueux et prétentieux y abondent, -bouclés et fardés comme un clown, menaçant ruine aux extrémités, -avec en façade des entablements peints trompe-l'œil au-dessus de -fenêtres sans carreaux; les rochers sont schisteux, effrités, le -peuple sale; et, recouvrant le tout, une couche de poussière blanche. -Bah! vous étiez de mauvaise humeur! me dira-t-on. N'empêche que tout -cela ne soit vrai, et que la dernière fois que je suis allé à Sestri, -les dames que j'accompagnais, sinon moi, ne voulurent et ne purent pas y -rester à cause de la saleté de l'auberge. Je me souviens aussi que, -passant par Gênes, en 1882, j'ai fait le tour des remparts, uniquement -pour voir quelles étaient les vilaines plantes qui aimaient à vivre -dans la poussière, et à ramper comme des lézards entre les pierres -disjointes des ruines. - -C'est lors de ce voyage que je vis pour la première fois, à Gênes, la -_Pietà_ en médaillon de Michel-Ange ce fut mon initiation à l'art -italien. À cette époque, je n'entendais quoique ce soit à la peinture -italienne; je ne connaissais que Rubens, Van Dyck et Velasquez. À -Gênes, je n'ai même pas cherché les Van Dyck; je me promenais dans le -dédale des ruelles qui longent le port; on voyait la mer alors, car on -n'avait pas encore construit le quai qui la cache; je dessinai -l'amphithéâtre de maisons qui entourent la rade, portées sur leurs -vieilles arches: beau sujet, et l'un des meilleurs croquis que j'aie -faits de ma vie. - -Le voyage au delà de Gênes, le long de la Riviera orientale, voyage -très agréable, commença à me remettre d'aplomb; je reprenais -courage. Je revois, en écrivant ces souvenirs, la traversée de la -Magra et des autres ruisseaux qui descendent de la montagne; combien -tout cela est différent aujourd'hui! - -Cela me paraît à peine croyable quand j'y songe, mais n'y avait alors -sur les plus grandes rivières que d'étroits ponts pour les mules, qui -reliaient entre eux les villages groupés sur les rives opposées et -enjambaient la rivière à l'endroit où le courant se ralentit et où -se fait sentir la barre de la mer. Il va sans dire que dans les grandes -villes, Albenga, Savone, Vintimille, etc., il y avait des ponts -convenables; mais dans les villages de moyenne importance (et les -torrents autour de l'embouchure desquels ils s'étaient formés étaient -souvent formidables), les paysans comptaient sur le ralentissement du -courant à la barre, et sur les moments où la rivière était à sec en -été, pour traverser dans leurs carrioles: ils n'avaient ni l'idée, ni -les moyens de construire des ponts Waterloo pour la plus grande -commodité des voitures anglaises attelées de quatre chevaux. La -voiture anglaise se tirait du mauvais pas et des galets comme elle -pouvait; si les chevaux ne suffisaient pas, tous les gamins du village -s'attelaient devant et tiraient; par mauvais temps, quand l'eau était -haute en delà de la barre, et qu'il y avait des brisants bleus au -delà, cela faisait songer aux roues ralenties des chars de Pharaon. - -Or, le malheur avait voulu qu'il eût plu pendant deux jours quand nous -dépassâmes la Riviera occidentale. L'orage avait éclaté après une -nuit d'une chaleur accablante. Nous étions à Albenga et je me souviens -mon père, ne pouvant dormir, avait composé fort irrévérencieusement -une parodie de «Malheur à moi, Alhama», dont le refrain était -«Malheur à moi, Albenga», les minarets de la vieille ville et ses -légendes sarrasines lui ayant rappelé, je suppose, «le roi Maure à -cheval qui passait et repassait». La pluie tombait à torrents, le -sirocco soufflait, et non loin de Savone, sur le bord d'un de ces cours -d'eau rapides, nous nous demandions si la voiture pourrait passer. -Chargée comme elle l'était, il n'y fallait pas penser; ordre fut donc -donné à tout le monde de descendre; on traverserait les voyageurs à -dos, et la voiture suivrait et se tirerait d'affaire comme elle -pourrait. Tout le monde obéit, se soumettant en riant aux coutumes du -pays, excepté ma mère qui refusa péremptoirement de se laisser porter -dans les bras par un héros d'opéra déguenillé lui rappelant les -bandits qui enlevaient la Cerito ou la Taglioni épouvantées. Aucune -prière ne put la décider à quitter la voiture; si la voiture passait, -elle passerait avec. Mon père était à la fois inquiet et irrité, -mais comme le corps de ballet qui nous entourait ne paraissait pas -prendre la chose au tragique, voyant là plutôt une occasion de -«baiocchi» supplémentaires, ma mère l'emporta. Un bon attelage de -jeunes gars aux jambes nues se joignit aux chevaux, et ma mère et la -voiture entrèrent dans l'eau au milieu de cris et de hurlements. Le lit -de la rivière était de sable mou, on enfonçait, et, aux deux tiers, -hommes et bêtes s'arrêtèrent pour reprendre haleine. On parlementa de -nouveau, cette fois très sérieusement, mon père tout de bon en -colère, ma mère résistant toujours. Nous étions tous trois un peu -nerveux car, nous croyant dans la baie de Lancastre, nous songions aux -sables mouvants. Mais ma mère s'entêta, refusant de bouger; les -chevaux ayant soufflé, et les gamins aussi, à grand renfort de coups -de fouet, de cris, d'éclaboussage, voiture et dama Inglese furent enfin -victorieusement remorquées sur la terre ferme; là, il y eut échange -de bons procédés entre les deux nations. - -Je n'ai qu'un souvenir confus du passage de la Magra, quelques jours -plus tard. Y avait-il peu d'eau ou beaucoup? Je me souviens seulement -d'innombrables petites rigoles qui se creusaient un passage au milieu du -galet et je sais que je pensais surtout aux montagnes de Carrare qui se -dressaient devant nous. La plupart des cours d'eau se passaient à gué: -pour les piétons, on posait sur des pierres quelques planches, l'on -remplaçait après chaque orage; lorsqu'il s'agissait de rivières plus -fortes, qui n'avaient ni ponts ni gués, on se servait de bacs très -primitifs, et un jour ma mère n'eut d'autre alternative que de -traverser pieds nus ou de se laisser porter. Elle subit cette ignominie -avec l'idée sans doute que ce devait être une des conséquences de la -Révolution française, et en resta irritée et de mauvaise humeur tout -le reste du voyage, jusqu'à Carrare. - -Nous avions décidé de coucher à Massa, mais auparavant nous eûmes le -temps de monter par une route étincelante de blancheur jusqu'à la -première carrière, et de visiter un ou deux «ateliers». C'est là, -je crois, qu'est né le mépris qui m'est toujours resté pour les -ateliers. Cependant, mon père ayant jugé qu'il était convenable de -rapporter «une bagatelle de Matlock» et l'interprétation du sujet -nous ayant paru ingénieuse, nous achetâmes un _Bacchus et Ariane_ de -deux pieds de haut, la copie, nous dit-on, de je ne sais quel original -que nous supposions antique, et qui n'avait pas plus de valeur -artistique que n'importe quelle pendule française. Le groupe orna -longtemps la bibliothèque de Denmark Hill, mais il finit par devenir si -noir, à cause des fumées de Londres, qu'il fallut l'exiler. - -Avec le passage de la Magra et l'acquisition du _Bacchus et Ariane_, -monument symbolique de mon classicisme de deux pieds de haut, se termine -la phase de ma vie où toutes les idées que je pouvais avoir en -sculpture ne dépassaient pas Chantrey d'un côté, et Roubilliac de -l'autre. La Magra traversée, j'eus la sensation d'être en Italie, la -vraie Italie; dès le lendemain nous passions le pont de Serchio et nous -entrions à Lucques. - -J'ai tort de dire que j'eus _alors_ la sensation d'être en Italie. Ce -n'est que beaucoup plus tard, jetant un regard en arrière, que je -distinguai le moment où le courant qui m'entraînait changea de -direction. Jusqu'ici, la signification de l'art chrétien primitif -m'avait échappé, je ne me doutais pas de ce qu'était la sculpture, la -sculpture vivante; j'étais en pleines ténèbres; elles ne -commencèrent à se dissiper que pour me laisser dans une sorte -d'étonnement vague et d'embarras respectueux en présence du nouveau -mystère qui m'entourait. L'impression que j'eus de Lucques, cette -première fois, se confond maintenant avec celle, infiniment plus -profonde, que m'a laissée ma visite de 1845. Ce fut tout le contraire -pour Pise. À première vue, la grandeur, la pureté de son architecture -me firent une profonde impression, surtout, il est vrai, à travers -Byron et Shelley. Dans la cathédrale de Lucques, j'eus ma première -rencontre avec un frère de la Miséricorde, la tête couverte de la -cagoule; et la pensée qu'à chaque instant, dans les rues -ensoleillées, on pouvait voir surgir ces sombres figures drapées, -surexcitait mon imagination et mes nerfs et ajoutait aux charmes de ces -vieilles villes. Je dessinai la Chapelle de l'Épine auprès du -Ponte-a-Mare avec soin et succès; mais la langueur de l'Arno aux eaux -troubles, comparé à la Reuss ou au Rhône à Genève, me rendit fort -sceptique à l'égard des descriptions enthousiastes, soit modernes, -soit anciennes, des rivières italiennes. Chose assez singulière, ce -n'est qu'en 1882 que j'ai vu l'Arno couler à pleins bords et que j'ai -compris que toutes les rivières d'Italie sont des torrents de montagne. - -C'est le cœur plein de confusion que je relis, et c'est par devoir que -j'imprime le passage de mon journal où sont notées mes premières -impressions sur Florence: - -«_13 novembre 1840._--Je viens de faire un tour, j'ai flâné sur la -place aux statues: l'air était plein d'une douceur printanière et je -n'oublierai jamais l'impression que m'a faite cette place dominée par -la masse énorme du Palazzo Vecchio ni celle que m'a faite le Duomo. Je -ne m'attendais pas à voir une église de très grande dimension, mais -plutôt quelque chose d'élégant, comme La Salute à Venise. -Débouchant par l'angle du sud-est, du côté où la galerie autour de -la coupole est achevée, je demeurai cloué par la surprise, et faillis -me faire écraser. L'effet est prodigieux. Non que ce soit de la bonne -architecture, même si on admet ce style barbare, mais on est abasourdi, -on ne saurait expliquer ce qu'on éprouve, tant la richesse de tous ces -marbres à l'extérieur est confondante, et la profusion des magnifiques -sculptures en marbre et en bronze, sur la grande place, m'a vivement -impressionné. - -«_15 novembre._--Je ne puis démêler encore mes impressions sur -Florence. Cependant, ce qui domine, c'est le désappointement. Les -galeries que j'ai parcourues hier sont sans doute curieuses; mais comme -agrément, j'aimerais autant le British Muséum, n'étaient les -Raphaëls. Tout le reste est pour moi lettre morte, je n'y comprends -rien, je ne comprends même pas grand'chose aux Raphaëls.» - -Lors donc de cette première visite à Florence, les palais qui me -rappelaient la prison de Newgate m'étaient à juste titre odieux; au -contraire, les vieilles rues, les marchés en plein vent m'enchantaient; -l'intérieur du Dôme me semblait une horreur, l'extérieur un -casse-tête chinois. Tout l'art sacré, fresques, peinture à la -détrempe, que sais-je? rien, un zéro, ce que c'était pour les -Italiens eux-mêmes; la campagne alentour, des murs borgnes et des -oliviers poussiéreux; l'ensemble, mystification et ennui sauf pour un -maître: Michel-Ange. - -Je sentis du premier coup chez lui une émotion, une vie supérieures à -celle qu'on trouve chez les Grecs, et une sévérité et une noblesse -d'intention qui n'existait pas chez Rubens. Comme j'entendais autour de -moi dire et redire qu'il n'y avait rien de supérieur à Michel-Ange, je -fus très fier de le goûter; la haute idée que j'avais de ma propre -infaillibilité s'en trouva encore grandie; avec l'aide de Rogers pour -la Chapelle Lorenzo et grâce à de longues stations devant le -_Bacchus_, aux Offices, je fis de rapides progrès dans le sens -Michel-Angelesque. Par contre, dès le premier jour, je déclarai le -_Rémouleur_ de la Tribune vulgaire et assommant, et je n'ai pas changé -d'avis depuis; la _Vénus_ de Médicis, une petite personne sans -intérêt; le _Saint Jean_ de Raphaël d'une boursouflure poussée au -noir, et la collection des Offices en général, un mélange incongru, -l'œuvre de gens qui ne s'y connaissaient pas, n'entendaient rien à -l'art[48], ne s'en souciaient pas. De fait, lorsque je revis les Offices -en 1882--je n'y suis pas retourné depuis--j'ai retrouvé ma première -impression et j'ai éprouvé quelque fierté de ma perspicacité -précoce. On ne pouvait guère s'attendre, à cette époque, à me voir -aimer l'Angelico ou Botticelli; y eussé-je été disposé, le corridor -du haut des Offices n'était pas un endroit convenable pour y admirer la -grande _Madone_ de l'un ou la _Vénus_ de l'autre. Elles étaient alors -toutes deux dans le passage extérieur qui conduit à la Tribune. - -Une fois que mes réflexions m'eurent amené là, je m'installai au -milieu du Ponte Vecchio et je fis un bon croquis, très exact, de ses -boutiques et des constructions que l'on a devant soi quand on regarde du -côté du Dôme. Il semble que je n'aie eu ni le temps, ni l'envie d'en -faire plus à Florence; le Marché Vieux était trop encombré pour -qu'on y pût travailler et quant aux sculptures du Dôme, elles étaient -inséparables de la couleur. Dans l'espoir--espoir qui allait -s'affaiblissant chaque jour--de trouver les choses plus à notre goût -dans le Sud, nous quittâmes Florence par la Porta Romana. - -Sienne, Radicofani, Viterbe et, le quatrième jour, Rome; voyage -lugubre avec des arrêts plus lugubres encore. J'avais un affreux -mal de tête à Sienne et la cathédrale me parut le comble de -l'absurde--sursculptée, surbariolée, surdécoupée, surélevée de -trop de pignons--une immense pièce montée, un monument de vanité, -sans le moindre sentiment religieux. Et c'est bien cela, en somme: la -vraie beauté de Sienne était tout entière dans sa vieille -cathédrale, le Westminster de _son_ Édouard le Confesseur. Les ruines, -au moins, sont-elles encore respectées? - -La solitude volcanique de Radicofani, l'orage qui grondait, les -hurlements du vent, ses sifflements aigus à travers les portes mal -jointes et les trous de serrures de la plus misérable des auberges, -resta longtemps pour nous un véritable cauchemar. À Viterbe, j'étais -moins souffrant et je fis un dessin du couvent qui est d'un sentiment -juste et d'une bonne facture. Le quatrième jour, papa et maman -remarquèrent avec une joie triomphante, bien qu'ils souffrissent -d'être si cahotés, que plus on approchait de Rome, plus la route -devenait mauvaise. - -Tout mon bagage scientifique, ce qui devait m'aider à comprendre la -Ville Éternelle, consistait dans les deux premiers livres de Tite-Live, -que je n'avais jamais approfondis et quelques noms géographiques qui -flottaient dans ma mémoire, sans que j'eusse seulement regardé où ils -se trouvaient sur la carte: Juvénal, une ou deux pages de Tacite, et, -dans Virgile, l'incendie de Troyes, l'histoire de Didon, l'épisode -d'Euryale et le dernier combat. J'avais sans doute lu pour ainsi dire -toute l'_Énéide_, mais la majeure partie ne m'avait semblé que du -fatras. Sur l'histoire romaine moins ancienne, je n'avais lu que des -auteurs anglais fort sévères pour les vices impériaux, et je n'étais -pas éloigné de penser que la malaria de la campagne romaine était une -conséquence naturelle de la papauté. J'avais été élevé dans -l'idée qu'il ne pouvait pas plus y avoir un bon empereur romain qu'un -bon pape; je ne savais pas trop si Trajan vivait avant le Christ ou -après, et j'aurais été sincèrement reconnaissant à quiconque m'eût -dit que Marc-Aurèle était un philosophe romain, contemporain de -Socrate. - -L'apparition du dôme de Saint-Pierre dans le lointain ne nous fit pas -plus d'impression que si c'eût été une borne kilométrique, nous -annonçant que nous avions encore une vingtaine de milles à faire sur -une route cahotante, avant de nous reposer. Quand nous nous approchâmes -du Tibre--le Tibre nonchalant, aux rives boueuses, aux eaux épaisses et -jaunes--j'éprouvai une sensation de dégoût mêlée de tristesse. Quel -contraste avec le flot montant de la Tamise poussé par le vent, que -j'aimais à regarder de la fenêtre de Nanny Clowsley! La Piazza del -Popolo m'était aussi familière--je l'avais vue tant de fois -reproduite--que Cheapside, et me paraissait beaucoup moins -intéressante. Nous descendîmes, cela va sans dire, dans un des hôtels -de la place d'Espagne; je me couchai fatigué et de mauvaise humeur de -me trouver dans la rue bruyante d'une grande ville moderne avec rien à -dessiner et une foule de petits ennuis en perspective. Le lendemain -matin, en me réveillant bien reposé, je me dis comme Mr Rogers: «Je -suis à Rome», et j'accompagnai papa et maman à Saint-Pierre, avec un -certain sentiment de curiosité, j'en conviens. - -Voyageurs et livres m'avaient crié sur tous les tons que je serais -désappointé, que la basilique ne me ferait pas l'effet de grandeur -auquel je m'attendais; mais je ne me suis pas vanté en vain d'avoir le -sentiment exact des proportions, et le fait est que j'eus la conscience -nette de son immensité. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est à -la lourdeur, à l'ennui de la façade, au mauvais goût, à l'insipide -distribution de l'intérieur. Nous en fîmes le tour, regardant les -copies en mosaïque de tableaux qui ne nous intéressaient pas, les -tombeaux magnifiques de gens dont nous ne connaissions même pas les -noms; enfin, nous nous retrouvâmes au grand air, devant les fontaines, -avec un immense sentiment de soulagement. Aucun de nous n'a jamais remis -les pieds à Saint-Pierre, si ce n'est pour entendre de la musique, ou -pour voir des processions et des cérémonies religieuses. - -Nous rentrâmes déjeuner et, l'après-midi, nous fîmes en voiture le -tour classique par le Forum, le Colisée, et le reste! Je n'avais qu'une -idée très vague du Forum, de ce qu'il était, ou de ce qu'il avait -été. Je ne comprenais pas ce que venaient faire là ces trois -colonnes, ou les sept, et cet Arc de Sévère sous lequel ne passe pas -de route, et surtout cette masse de constructions sordides qui se -dressent au-dessus, flanquée d'une tour du XVIIIe siècle sans le -moindre caractère. Un des grands avantages de mon ignorance était, en -tout cas, de me permettre de voir les choses à ma manière, comme elles -étaient; et bien que mon éducation religieuse, comme je l'ai dit plus -haut, m'inclinât à penser que la malaria de la campagne romaine était -une conséquence de la papauté, cela n'influait nullement sur la -perception très nette et très claire que j'avais de la beauté de -ligne du Soracte, tandis que les lignes des premiers plans, en tuf et -pouzzolane, me semblaient détestables, que la pouzzolane fût papale ou -protestante. Le rôle du Forum ou du Capitole dans l'histoire ne -m'importait utilement; ce qui me frappait, c'est que les colonnes du -Forum étaient de petite dimension, leurs chapiteaux sculptés sans -finesse et que les maisons qui le dominaient étaient beaucoup moins -intéressantes à regarder que n'importe quelle «close» de l'«Auld -toun» d'Édimbourg. - -Étant arrivé à ces conclusions sur la ville et ses ruines, il me -fallait commencer la visite des musées. Ai-je besoin de dire que la -grande peinture religieuse: le vestibule du Pérugin, la chapelle -d'Angelico et tout le premier étage de la Sixtine étaient lettre morte -pour moi? Personne ne m'avait conseillé de les regarder, et j'étais -incapable, à moi tout seul, de les découvrir. Tout le monde, au -contraire, m'avait dit: voyez le plafond de la chapelle Sixtine; je le -trouvai très beau; tout le monde m'avait aussi recommandé de voir la -_Transfiguration_ de Raphaël et le _Saint Jérôme_ du Dominicain; ce -que je fis très attentivement et très docilement, après quoi je -déclarai sans la moindre hésitation que le tableau du Dominicain -était détestable, et celui de Raphaël fort laid; de ce jour, je ne -fis plus aucune attention à ce que me disaient les gens, en fait de -peinture, à moins qu'ils ne fussent de mon avis. - -Mais sir Joshua n'était pas tout le monde. Son opinion sur les _Stanze_ -fit que je les étudiai longuement et soigneusement; je vis tout de -suite qu'il y avait là quantité de choses que je n'étais même pas en -état de voir, encore moins de comprendre; mais en tout cas, ce qui -était certain, c'est qu'elles ne me procuraient aucun plaisir; la -religion, d'ailleurs, qui m'avait été enseignée à Walworth me -rendait réfractaire à ce mélange de paganisme et de papisme. - -Ces bases posées en vue de mes futures études, je n'y revins plus et -je n'ai pas eu, depuis, de raisons sérieuses de les modifier. Je ne -parle jamais du Dominicain, ou si j'en parle par déférence pour sir -Joshua, ce n'est que pour dire que c'est un peintre détestable; des -_Stanze_ que comme ne pouvant satisfaire en quoi que ce soit un esprit -sain, équilibré, désireux de savoir à quoi ressemblaient les -Sibylles, ou comment un Grec se représentait les Muses; et l'opposition -entre le _Parnasse_ et la _Dispute_ présentée dans les _Stones of -Venise_[49], comme annonçant la chute de la théologie catholique. - -Quand nous eûmes visité les principales curiosités de Rome, et -pendant que nous explorions les choses de moindre importance, nous -pensâmes que le moment était venu d'utiliser la lettre d'introduction -qu'Henry Acland m'avait donnée pour Mr Joseph Severn. Bien que, dans le -gros in-octavo qui contenait les œuvres de Coleridge, de Shelley et de -Keats, et qui avait si souvent traîné sur la table devant ma niche de -Herne Hill, la partie de Keats ne m'eût jamais attiré (elle me -troublait plutôt) j'avais suffisamment conscience de sa valeur, j'avais -été trop ému par sa mort pour ne pas désirer faire la connaissance -de son fidèle ami. J'ai oublié où habitait Mr Severn; tout ce dont je -me souviens, c'est que sa porte était à droite, tout en haut d'un -immense escalier carré, aussi large qu'un de nos chemins anglais où -deux carrioles peuvent passer côte à côte, un escalier monumental aux -marches très basses. Je montais lentement, car le docteur m'avait -surtout recommandé de ne pas m'essouffler; il me restait peut-être une -vingtaine de marches à gravir lorsque la porte de Mr Severn s'ouvrit -pour livrer passage à deux messieurs, et se referma sur eux avec un -bruit sec qui paraissait dire au reste du monde: on ne passe plus. Ces -messieurs me croisèrent sur la gauche. L'un était court, le teint -animé, l'air réjoui; l'autre petit aussi, mais pâle, avec un beau -front bien modelé et des yeux noirs à la fois vifs et doux. - -Ils me regardèrent, mais par timidité, et aussi parce que je trouve -impoli d'arrêter les gens et surtout de les empêcher de sortir, je ne -fis pas un geste et les laissai descendre en paix. Je ralentis même mon -pas, et ce ne fut que quelques minutes plus tard que je sonnai à la -porte de Mr Severn. Je laissai ma carte et ma lettre d'introduction au -domestique qui me dit que Monsieur venait de sortir. Le compagnon aux -yeux noirs de Severn était George Richmond, pour lequel Acland m'avait -aussi donné un mot. Tous deux accoururent pour nous voir. La manière -d'être simple, réservée, originale de mon père et de ma mère les -intéressa d'abord, leur plut ensuite, et finalement les conquit au -point que, Noël venu, ils nous choisirent, entre tous leurs amis de -Rome, pour fêter la Noël. Et cela, bien plus pour mon père et ma -mère que pour moi; non qu'ils ne s'intéressassent pas à moi, mais -comme mes idées, qui n'étaient jamais celles de tout le monde, -étaient plutôt tapageuses, qu'à chaque instant j'allumais sous leurs -pieds des pétards et des fusées, qui ne les troublaient pas seulement -au moment où ils éclataient, mais se continuaient en objections -réfléchies qu'ils ne pouvaient pas toujours réfuter--car je -m'attaquais aux choses sacro-saintes, aux maîtres incontestés et aux -splendeurs les plus authentiques de Rome--nos conversations se -terminaient le plus souvent par des conseils où se glissaient quelques -reproches qu'ils jugeaient nécessaires; ils avaient de longues -conférences avec mon père et ma mère, parents et amis se demandaient -ce qu'on pourrait bien faire pour me ramener à des idées plus saines. -Dès le premier moment, tous deux avaient inspiré à mes parents une -confiance absolue, et cela uniquement, je crois, parce que, lorsque nous -nous étions croisés dans l'escalier, Mr Severn avait dit à mi-voix à -Mr Richmond en me regardant: «Quelle physionomie poétique!» et que ma -récente folie, mon impardonnable entêtement dans l'affaire du -_Harlech_, jointe aux impertinences que je me permettais à l'égard de -Raphaël et du Dominicain, me donnaient, aux yeux de mes parents, des -airs d'Enfant prodigue. - -La coalition contre laquelle j'avais à lutter se trouva encore -renforcée par l'entrée en scène d'un frère cadet de Mr Richmond, -Tom, que je trouvai, lors d'une de nos premières visites à l'atelier -qu'ils occupaient en commun, s'escrimant de tout son cœur à peindre un -torse nu avec des ombres bleu de cobalt, sur lesquelles, à ce qu'on -voulut bien m'expliquer, on devait passer un glacis qui leur donnerait -le ton de la chair du Titien. Comme, à cette époque, je ne voyais rien -de particulier dans la chair du Titien, et de plus que je ne pensais pas -qu'on arrivât à la rendre par ce procédé, l'abîme qui nous -séparait, mes amis et moi, se creusa encore davantage; et de fait, ces -divergences firent que s'accroître avec le temps et leur effet -immédiat fut de décider de la façon dont j'emploierais mon temps à -Rome et en Italie. Car, ayant déclaré une fois pour toutes que je ne -pouvais pas plus comprendre la pensée de Raphaël que la couleur du -Titien; que les salles de sculpture du Vatican m'ennuyaient, que je n'y -comprenais rien, je pris le taureau par les cornes et me mis à chercher -ce que, à Rome, je pensais pouvoir dessiner à ma manière, choisissant -pour commencer--et c'était en quelque sorte un défi jeté à Raphaël, -au Titien, à l'Apollon du Belvédère tout ensemble--l'étude -minutieuse de guenilles qui pendaient aux vieilles fenêtres du quartier -juif. - -La guerre déclarée, il ne restait plus aux deux Richmond et à mon -père qu'à s'amuser autant qu'ils le pourraient de mes essais -révolutionnaires qui, une fois mon point de départ admis, n'étaient -pas sans intérêt. Je payai ma dette au Forum, en en dessinant avec le -grand soin une vue d'ensemble; je fis une étude des aqueducs vus de -Saint-Jean-de-Latran, une autre du Mont Aventin prise du pont Rotto, -toutes deux jugées bonnes en général. À la fin, Richmond lui-même -s'adoucit au point de me demander un dessin de la Trinità dei Monte, -associée pour lui à d'heureux souvenirs. C'est alors qu'il se -présenta, pour moi, une occasion d'utiliser de façon pratique mes -dispositions particulières, en prenant de précieuses notes sur les -principales villes d'Italie; mais il était dit que toutes les chances -que j'avais d'être autre chose que ce que je suis avorteraient les unes -après les autres. Un hasard, qui ne me sembla alors qu'un mirage -moqueur, fut, bien des années plus tard, la source d'une des plus -belles et des plus profondes émotions de ma vie. - -Entre mon Protestantisme et mon Proutisme--comme l'appelait très -justement Tom Richmond--j'avais déclaré sans intérêt toute -cérémonie romaine; je me refusais à rien voir, et je protestais avec -mauvaise humeur, toutes les fois que l'on me proposait d'entrer dans une -église, dans un palais romain ou dans une galerie. Pourtant papa et -maman s'aperçurent que je ne me faisais jamais tirer l'oreille -lorsqu'il s'agissait d'aller entendre de la musique sacrée, fallût-il -pour cela subir les ennuis d'un office: ce qu'ils attribuaient au goût -que j'avais toujours manifesté pour le chant grégorien et à -l'intérêt toujours croissant que m'inspirait la musique. La vérité, -c'est qu'à l'église j'avais chance d'apercevoir, au-dessus des têtes -pieusement penchées de la foule italienne--au moins un instant avant -qu'elle s'inclinât à son tour--la gracieuse silhouette d'une anglaise -blonde d'une grande beauté, la reine de la colonie anglaise cet -hiver-là, à Rome, et qui réalisait pour moi le type de la beauté -féminine, type rêvé jusqu'ici, et rêvé en vain, une beauté -sculpturale, mais pleine de vie, et aussi de douceur et de grâce. Je ne -crois pas être jamais parvenu à l'approcher à plus de quarante -mètres, mais ces apparitions, si lointaines qu'elles fussent, et les -émotions qu'elles me causaient n'en firent pas moins la joie et la -consolation de mon hiver à Rome. - -Pendant ce temps, mon père, que notre médecin de Rome avait -complètement rassuré sur mon état, reprenait sa gaîté et jouissait -de tout en conscience. Avec Marie qui, quoique de nature peu -enthousiaste, était une voyageuse infatigable, il allait voir sans se -lasser tout ce qu'il y avait à voir. Jamais, surtout, il ne manquait -une fête musicale, et il était radieux lorsque son maniaque de fils -consentait (pour l'amour de miss Tollemache[50], mais chut!) à les -accompagner; et tous les jours Mr Severn et George Richmond se -montraient plus affectueux et plus serviables. Aucun habitué du monde -élégant de Londres ne s'étonnera du plaisir que nous pouvions trouver -à pénétrer toujours davantage dans l'intimité de George Richmond. -Mais je n'ai vu nulle part, dans aucun monde ou ailleurs, rien qui -approche de la situation qu'avait alors à Rome, Mr Joseph Severn. -Personne ne savait mieux que lui mettre les gens en valeur, naturels du -pays, étrangers, laïques ou ecclésiastiques. Il ne voyait dans chacun -que le meilleur: ce qui aurait excité la colère chez d'autres le -disait simplement sourire. Comment s'étonner que le pape soit à -Saint-Pierre, qu'il y ait des mendiants sur les marches du Pincio? -N'est-ce pas dans la nature des choses? Il pardonnait au Pape son -papisme, respectait la longue barbe du mendiant et ne doutait pas que -les marches du Pincio, celles de l'Aracœli aussi bien que celles du -Latran et du Capitole conduisissent au ciel; nous montions tous, de -façon ou d'autre, et en attendant il fallait tâcher d'être heureux -là où on se trouvait. Raisonnable avec légèreté, sage avec gaieté, -spirituel sans malice, délicatement sentimental, il tenait conseil avec -les cardinaux un jour, et s'en allait le lendemain picniquer dans la -Campagne romaine avec les pins belles Anglaises qui passaient l'hiver à -Rome; prenant les cœurs dans les mailles dorées de sa bonne grâce, de -sa sympathie ouverte, comme si la vie n'était pour lui que la mélodie -ondoyante de sa chanson favorite, _Gente, è qui l'uccellatore._ - - -[Note 48: Ils s'en souciaient, mais à rebours, prisant surtout -l'habileté des procédés les plus mesquins et employés de la pire -façon.] - -[Note 49: J'ai autorisé la nouvelle édition de ce livre dans sa forme -primitive, surtout en raison de la clarté avec laquelle, le lecteur en -jugera, j'établis de façon incontestable que la théologie de la -Renaissance eut sur les arts en Italie, et sur la religion du monde, une -influence fatale.] - -[Note 50: Qui épousa le philanthrope Lord Mount-Temple.] - - - - -CHAPITRE XV - -CUMÆ - - -Pour être fidèle à la règle que je me suis tracée de suivre l'ordre -des faits en laissant au lecteur le soin de tirer ses conclusions, j'ai -passé un peu vite, et il me semble qu'il ne serait point inutile de -savoir, ou tout au moins d'essayer de deviner ce que pense mon lecteur! - -Trouve-t-il que je suis un garçon heureux ou malheureux? A-t-il pour -moi quelque estime, ou le contraire? Pense-t-il que l'on avait raison de -fonder sur moi quelque espérance? Ou les talents que je pouvais avoir -étaient-ils de ceux qui ne brillent au matin que pour se flétrir avant -le soir? Si je le lui demande, c'est que j'ai reçu quelques lettres -d'amis qui se disent enchantés et me déclarent que ces souvenirs ont -jeté sur mon caractère des lumières toutes nouvelles, que je leur -plais ainsi beaucoup plus qu'auparavant. Voilà un résultat qui n'est -nullement celui que je cherchais, et qui est en contradiction avec -l'impression que j'éprouve moi-même quand, me retournant, je me -regarde face à face. Je suis extrêmement peiné et humilié lorsque je -constate, aujourd'hui que je suis un peu moins ignorant, le peu que je -valais alors, et tout ce que je laissais perdre de temps, d'occasions et -de devoirs--un devoir manqué étant la pire des pertes--et je ne vois -vraiment pas ce que mes amis ont pu trouver dans ces souvenirs d'enfance -de plus aimable qu'ils n'eussent pu deviner chez l'auteur de _Time and -Tide_ ou de _Unto This Last_. En vérité, et quoi qu'ils en disent, je -n'étais alors, et je le suis demeuré encore un an ou deux, qu'un petit -têtard informe, ruisselant, glissant, rien qu'un estomac avec une -queue, se gonflant, s'aplatissant, se tortillant au milieu des ondes de -cristal et sur les sables purs des sources de la jeunesse. - -Mais fort heureusement j'ai toujours eu des yeux excellents et la bonne -habitude de nager contre le courant; et maintenant le temps était venu -où je commençais à désirer me mettre au service de belles -princesses, pour aller chercher leurs balles au fond de l'eau, lorsque -soudain je me vis sous ma véritable forme, et cette vision me laissa -effaré et découragé. Ceci se passait à Rome, vers l'époque de -Noël. - -Parmi les objets d'art toujours de mode à Rome, et dont les voyageurs -de distinction ne devaient pas manquer d'emporter des spécimens, -étaient ces camées taillés dans de jolis coquillages roses. Afin de -nous conformer à l'usage, nous achetâmes un coquillage quelconque de -Dieux et de Grâces. Mais les artistes tailleurs de camées étaient -habiles aussi à faire le portrait de simples mortels, et mon père et -ma mère, escomptant l'avenir, résolurent de faire graver pour la -postérité le profil de leur futur grand homme. - -Ce que j'apercevais, quand je me regardais dans le miroir, me suffisait, -et je n'avais jamais songé à me demander de quel effet était mon -profil. Le camée terminé, j'en admirai le travail, mais l'image -qu'elle donnait de moi ne me satisfaisait pas. Je ne l'ai pas analysée -alors; aujourd'hui, si je cherchais à la décrire, je dirais qu'elle -rappelait un penny de George III, avec un soupçon de George IV, -l'orgueil du Grand Turc et l'humeur de huit petits lucifers -déchaînés. - -Et sans doute je savais que j'étais orgueilleux, et depuis quelque -temps maussade; cependant ce n'était ni l'orgueil ni la maussaderie qui -étaient les caractéristiques de ma nature. Tout au contraire, personne -n'était plus respectueux des choses réellement grandes que moi, et -personne n'était d'humeur plus facile quand on me laissait faire à ma -tête. Que peut-on demander de plus à la plupart des garçons ou des -animaux? - -Et il me semblait dur que l'on insistât surtout sur les défauts -passagers, oubliant les qualités véritables, et que ceux-ci -demeurassent fixés à jamais d'après le témoignage un peu fantaisiste -du camée. À propos de ce camée et d'autres portraits plus récents de -moi--est-ce vanité?--mais je tiens à dire pour ceux qui les verraient -et qui éprouveraient quelque déception, que ce qu'il y a de mieux dans -mon visage, comme ce qui m'a été le plus utile dans la vie, ce sont -les yeux, et encore seulement quand on les voit de près. Un ami très -cher et très perspicace, un Français, m'a fait remarquer aussi, mais -bien des années plus tard, que la bouche--si elle n'était pas digne -d'Apollon--avait de la bonté: quant au type George III et George IV, il -était très marqué dans la famille et en particulier chez mon cousin -George de Croydon; et pour la forme de la tête, par devant et par -derrière, j'ai mes idées là-dessus, mais ce n'est pas l'instant de -les exposer. Le moment est venu, par contre, de dire plus en détail non -seulement ce qui m'arriva maintenant que j'étais majeur, mais ce qu'il -y avait en moi: c'est dans ce but que je transcris ici un ou deux -fragments de mon journal écrits pour moi seul, non pour faire plaisir -à mon père ou pour être imprimés, après corrections, par Mr -Harrison. - -En feuilletant ces vieux cahiers, je m'aperçois que j'ai trop poussé -au noir mes souvenirs de la Riviera. Témoin cette page sur un endroit -que je voyais alors pour la première fois et qui a joué un grand rôle -dans ma vie, le promontoire de Sestri di Levante: - -«_Sestri, 4 novembre_ (_1840_).--Matinée très pluvieuse; à peine si -nous avons pu franchir les quatre milles qui nous séparaient de cet -adorable village; les nuages, emportés comme de la fumée le long des -collines, enveloppaient de guirlandes les églises blanches accrochées -aux pentes boisées. Avons dû attendre ici jusqu'à trois heures; le -temps s'est éclairci, nous avons gravi le promontoire boisé qui domine -le village. Les nuées s'élevaient lentement au-dessus des Apennins, -laissant ici et là des flocons légers qui s'accrochaient au fond des -ravins et s'enlevaient sur les parties ensoleillées comme autant de -langues de feu; à l'horizon, la ligne bleu foncé des montagnes, pure -comme le cristal, se profilait nettement sur le ciel d'un vert pâle; le -soleil touchait çà et là les verts précipices, et les villages -blancs de la côte luisaient comme de l'argent au Nord-Ouest; c'était -ensuite la masse des hautes montagnes qui dévalaient dans les sombres -vallées plantées d'oliviers; leurs cimes d'abord toutes grises dans la -pluie se teintaient de bleu foncé, lorsque les nuées se dispersaient, -chassées par le vent. Puis tout à coup le soleil reparaissait et ses -rayons doraient les bois les plus proches, faisaient flamboyer les -troncs lisses des arbres, les feuillages déjà magnifiquement nuancés -par l'automne, les revêtant d'une splendeur comme Turner seul pourrait -en imaginer une, et que mettait en valeur le fond gris d'orage. Au sud, -c'était la mer sur laquelle se reflétaient et miroitaient quantité de -petits nuages blancs venus des Alpes, entre de longues bandes du bleu le -plus pur, tandis que le soleil, très bas déjà, dardait de longs -rayons obliques loin, très loin de l'horizon; les vagues venaient se -briser au milieu de panaches d'écume contre des rochers de marbre noir, -et de grandes masses floconneuses couraient, poussées par la marée, -vers la pleine mer. Au-dessus de nos têtes, un groupe sombre de pins -d'Italie et de chênes verts enveloppaient d'ombre un adorable coin de -prairie, tel qu'on en pourrait trouver dans les parties les plus -fertiles des îles de Derwentwater. Cette féerie dura jusqu'au moment -du coucher du soleil; alors un double arc-en-ciel s'élança au-dessus -des bois embrasés, puis à mesure que le soleil baissait à l'horizon, -les nuées d'orage se revêtirent de pourpre; l'arc-en-ciel dont les -nuances se fondaient, semblait une large ceinture cramoisie au-dessus de -laquelle les nuages flambaient; magnifique spectacle qu'il n'est pas -donné à l'homme de contempler plus d'une ou deux fois dans sa vie.» - -Je vois que nous sommes arrivés à Rome le samedi 28 novembre. La note, -écrite dès le lendemain matin, mérite peut-être d'être conservée. - -«_Dimanche 29 novembre._--La ville est en l'air parce que le Pape -officie à la Chapelle Sixtine; c'est aujourd'hui le premier jour de -l'Avent. Me suis fait bousculer, étouffer, pour rien: musique -médiocre, sorte de mascarade avec le Pape et des cardinaux mal tenus. -L'extérieur et la façade occidentale de Saint-Pierre ont certainement -beaucoup d'apparence; l'intérieur conviendrait à une salle de bal, ou -ne devrait servir qu'à cela.» - -«_30 novembre._--Monté en voiture au Capitole place pleine -d'immondices, lugubre et dégoûtante; descendu ensuite au Forum, très -bon sujet de tableau certainement. Puis marché longtemps, parmi des tas -de briques et de décombres, jusqu'à en avoir mal au cœur.» - -Écœuré, ai-je voulu dire. Mais entre le 20 et le 25 décembre, je fus -réellement malade; accès de fièvre terrible, c'est un miracle que je -m'en sois tiré. Le 30, j'étais sur pied; je continue ainsi: - -«Petite promenade de long en large sur le Pincio; je suis incapable de -faire autre chose depuis cette maudite maladie. Pourquoi donc faut-il -que toute joie s'affadisse si vite, que les plus vives impressions si -rapidement s'effacent? Rome était là devant moi: tours, coupoles, -cyprès, palais, enchevêtrés, formant d'admirables groupes; une petite -brume de décembre se mêlait à quelques légères fumées de bois et -cernaient d'une jolie ligne grise toutes les formes qui se dressaient -entre moi et le soleil; au delà des admirables chênes verts des -jardins Borghèse, on apercevait les Apennins d'où émergeait un grand -pic couvert de neige, semblable à la traînée lumineuse d'une comète. -Ce n'était pas le clair de lune, ce n'était pas la lumière du soleil, -c'était quelque chose d'aussi doux que l'un, d'aussi puissant que -l'autre. Et j'étais là au milieu de ces magnificences, et je ne le -sentais pas! Je rentrais de ma promenade, aussi las de mon devoir -accompli que si j'étais sur la route de Norwood.» - -Des yeux, je suivais une jeune fille qui promenait des enfants et dont -le petit bonnet coquettement posé sur ses cheveux très bien coiffés -trahissait la nationalité: j'étais fixé, bien avant de l'avoir -entendu dire à l'un des enfants qui jabotait en anglais avec une -volubilité comparable seulement au murmure de la fontaine de l'autre -côté de la route: «qu'elle n'en comprenait pas un mot»[51]. Après -deux ou trois allées et venues, la jeune fille s'assit à côté d'une -autre bonne; elles bavardaient, elles riaient, l'air parfaitement -heureux, ne pensant pas plus aux montagnes qui se dressaient derrière -elles, et à la ville qui s'étendait sous leurs pieds, qu'au Grand -Turc; tandis que moi, emporté par mes sentiments dans des sphères que -je jugeais très supérieures, je souffrais cruellement, en face d'un -spectacle qui aurait dû me procurer d'infinies jouissances, de sentir -les heures peser si lourdement sur mes épaules. Voilà bien l'orgueil, -cher lecteur, et la maussaderie--_dum pituita molestat_--bien dûment -établis. - -Mais faut-il être bien orgueilleux pour se croire supérieur au point -de vue du _sentiment_ à une petite _bonne_ française? Très -sincèrement, je ne me croyais pas supérieur à cette fille, ni -meilleur; mais je savais qu'il existait entre moi et le lointain -Soracte, ou même entre moi et l'invisible Vultur, un lien qu'elle ne -soupçonnait même pas; et que cela impliquait un horizon terrestre, -sinon céleste, plus étendu; nous n'étions pas nés sous la même -étoile. - -Pendant ce temps, au pied de la colline, ma mère tricotait dans la -grande chambre romaine, aussi paisiblement que si elle eût été chez -elle--cette grande chambre qui avait sur les auberges de Provence le -mérite d'être propre. Les jours passaient et l'heure vint de songer au -voyage de Naples, avant qu'aucun de nous ne fût fatigué de Rome. Cette -bonne cousine Mary, à laquelle je ne daignais jamais demander son avis -sur rien, était celle d'entre nous qui avait le plus profité de ce -séjour. Réellement très bonne musicienne (elle avait pris quelques -leçons de Moscheles), elle jouissait des maîtrises des églises, -lisait attentivement son guide, savait toujours où elle était et, -profondément religieuse, était arrivée à vaincre ses préjugés -puritains au point de visiter avec une émotion respectueuse le tombeau -de saint Paul et la maison de sainte Cécile. Je crois même qu'elle -finit par monter à genoux la Scala Santa, comme toute bonne Romaine. - -L'hiver avait passé, et le soleil du printemps réchauffait doucement -l'atmosphère quand nous gravîmes les monts Albains pour descendre dans -la vallée au-dessous de La Riccia, que j'ai décrite dans l'un des -chapitres les plus souvent cités des _Modern Painters_. Mon journal -dit: «Un abîme, et sur la colline opposée un autre village haut -perché, avec le clocher et le toit de son église formant un groupe -très réussi. Un hérissement d'arbres descendait jusqu'au fond du -ravin d'où s'élançait près de moi, en clair sur le fond d'ombre, la -paroi grise d'un rocher merveilleusement brodé de lichens aux mille -couleurs.» - -Suivent encore quelques phrases du même genre, et puis une description -des marais Pontins où j'insiste beaucoup sur les taches mouvantes que -mettent çà et là les grands troupeaux noirs, les vols de mouettes -blanches, les cochons aux soies hérissées, les oiseaux de toutes -sortes, échassiers et plongeurs en nombre incalculable. Il est -extrêmement intéressant, au moins pour moi, de voir qu'à cette -époque où je ne faisais encore que des croquis au crayon, c'était -surtout la couleur qui me frappait: je voyais les choses d'abord en -couleur, comme elles doivent être vues. - -Certains détails du voyage de Mola à Naples, sur lesquels je me -permets d'insister, prouvent la constante préoccupation d'exactitude -qui fait le fond des principes que j'ai formulés, plus tard, dans -_Modern Pointers_, bien qu'à cette époque je n'eusse pas la plus -légère idée d'écrire ce livre, ni aucun autre, et que je prisse ces -notes uniquement pour me souvenir de ce que je voyais, et sans me -préoccuper de savoir si elles me serviraient à autre chose. - -«_Naples, 9 janvier_ (_1841_).--Pendant que je m'habillais hier à Mola -auprès de la fenêtre, j'ai vu le soleil se lever au milieu des brumes -qui montaient de la mer; le petit bois d'orangers qui descend en pente -douce vers la plage rougissait sous ses caresses; Gaëte, en face, -étincelait sur son promontoire. J'ai couru à la terrasse, un petit -toit de zinc orné d'orangers et de figuiers d'Inde en pots. Au bord de -la mer s'élevaient des montagnes qui rappelaient celles du Skiddaw, -avec des ravins semblables à ceux du Saddleback; les hauts sommets -étincelaient sous la neige fraîchement tombée, le plus élevé -effleuré par un blanc nuage léger et rapide[52]. Plus près, les -montagnes s'amollissaient en masses vertes et unies comme les collines -de Malvern, sauf que leurs sommets étaient couverts d'oliviers et -festonnés de vignes; on aperçoit le village de Mola avec ses murs -blancs et ses toits plats, au-dessus des oliviers, dans de légères -vapeurs de fumée bleue; au loin, une autre chaîne de montagnes court -vers la mer. L'air était un peu frais, mais si pur et si doux, si -chargé de parfum d'orangers que l'on se serait cru au printemps, non en -janvier. Le temps menaçait, mais le soleil nous resta fidèle pendant -la traversée du village; rues étroites, pittoresques et colorées, qui -descendent vers la mer, puis, côtoyant un précipice dont la neige -était éblouissante sous le soleil qui montait, et entre des haies de -myrtes, nous entrons dans la plaine de Garigliano. Un gros nuage chargé -de pluie courait[53] après nous, nous gagnant de vitesse, s'abaissant -petit à petit, couvrant bientôt tout le bleu du ciel jusqu'à ne plus -laisser qu'une étroite bande d'un bleu ambré[54] derrière les -Apennins; les montagnes plus proches étaient maintenant plongées dans -une ombre profonde, ombre de pourpre--les neiges au loin d'abord -embrasées et donnant la plus forte lumière du paysage, puis sombres -contre le ciel clair; des masses grises au-dessus, lugubres, lavées de -pluie par endroits; au-dessous, un bouquet de saules qui se détachaient -contre un fond pourpre, un peu jaune d'Inde, un peu tacheté de rouge. -Puis c'étaient les ruines d'un aqueduc dont les murs portaient encore -des traces de mosaïque; ses arches encadraient des collines et de -belles prairies dont la verdure fraîche se mêlait à l'or des saules. -À Capoue, nous perdîmes du temps à la Douane, maudite douane; nous -avions subi le même ennui à Garigliano où des mendiants hurlants -s'étaient rués sur nous (Caffé del Giglio d'Oro). Je vois encore un -gamin, un vrai singe, perché sur l'épaule d'un autre gamin et qui -faisait claquer ses mâchoires en se donnant de grands coups de poing. - -Le pays, à partir de Garigliano, est absolument plat; la voiture filait -entre les festons de vigne accrochés aux ormes; la route était -parfaitement droite et toute déchirée par une pluie diluvienne. La -nuit venait, j'étais horriblement fatigué; de temps à autre, entre -les nuées orageuses qui fuyaient, on apercevait un lambeau de ciel bleu -ou encore deux ou trois pures étoiles qui cherchaient à percer les -lourdes masses noires. Des éclairs sillonnaient le ciel quand nous -approchâmes des portes de Naples, où nous fûmes encore retardés par -la Douane et le visa de nos passeports. J'étais arrivé à un tel -degré de fatigue, si exaspéré, si transi, que j'étais près de -pleurer. Ce n'était pas ainsi que j'avais rêvé entrer à Naples! -Aurais-je jamais pensé, lorsque, assis dans mon coin familier de Herne -Hill, je soupirais après la neige lumineuse des montagnes, après une -feuille d'oranger, que j'arriverais à Naples d'aussi méchante humeur -que si j'avais passé ma journée a Londres? Mille fois plus encore! - -Depuis plus de dix ans, grâce à ma passion géologique, je connaissais -à fond la structure et l'aspect du Vésuve et du mont Somma. -_Friendship's Offering_ et _Forget me not_, à l'époque de Leoni le -bandit, m'avaient aussi donné d'utiles notions sur la baie de Naples. -Mais les formes admirables du mont Saint-Ange et de Capri étaient -toutes nouvelles pour moi, et la pensée que je me trouvais là, en -présence de forces souterraines inconnues, m'emplit d'une émotion -profonde; pourtant le Vésuve était calme, et les lentes évolutions du -nuage blanc suspendu au-dessus de son cratère ressemblaient à celles -d'un simple nuage d'orage. - -La première vue des Alpes avait été pour moi la révélation directe -de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante. Mais depuis -longtemps, dans les forces volcaniques et destructrices, Homère m'avait -appris à reconnaître--et ma raison m'avait confirmé dans cette -pensée--sinon l'Esprit du mal en personne, tout au moins le symbole du -mal non racheté, un monde en dehors des conditions atmosphériques, -orages, chaleurs, gelées, d'où dépend le cours normal de la vie -organique. Et de même que les neiges et les roses des Alpes à -Lauterbrunnen représentaient pour moi le Paradis, de même cette -vallée de cendres, cette gorge de lave était l'Enfer, l'Enfer visible. -Et s'il se présentait ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi serait-il -autre dans l'ordre surnaturel? - -Je n'avais pas encore lu une seule ligne du Dante. Dès que je connus -ces vers: - - -Vespero è già colà dov'è sepolto -Lo corpo dentro al quale io facea ombra: -Napoli l'ha, e da Brandizio è tolto[55] - - -non seulement Naples, mais l'Italie tout entière, s'éclaira à cette -flamme sacrée. Dès lors, les quelques vers de Virgile que je savais -s'illuminèrent tout à coup; j'en compris la vérité en voyant le lac -sans oiseaux. À moi aussi la voix enseigna la loi de vie éternelle: - - -Nec te -Nequidquam lucis Hecate præfecit Avernis - - -Les légendes devenaient vérité--elles _commençaient_ à le devenir -plutôt, devrais-je dire; tout un cortège de pensées se faisaient jour -qui ne devaient prendre corps que quarante ans plus tard et qui, dans -leur première éclosion, ne m'apportaient que tristesse et -désappointement. «Il y avait donc des endroits comme ceux-là, et où -les Sibylles vivaient! Mais est-ce là tout?» - -Horribles, oui, ces terrains convulsés, ce lac de soufre bouillant, la -grotte du Chien avec son sol bas, son air lourd, empesté, si lourd -qu'il semblait qu'on pût l'agiter avec la main. Horrible, ignoble, et -quand on pense que c'est la Delphes de l'Italie! Les merveilles, les -splendeurs de ces îles et de ces mers, je les voyais, comme c'était -déjà mon habitude, sans qu'un seul de leurs défauts m'échappât. - -Le voyageur anglais ordinaire, auquel il est donné de cueillir une -grappe de raisin, et auquel une jolie fille aux yeux noirs apporte sa -bouteille de vin de Falerne, n'en demande pas davantage--en ce monde ou -dans l'autre--et il déclare que Naples est le Paradis. Pour moi, -hélas! dès que mes pieds foulèrent les cendres volcaniques, je -compris qu'il n'y a pas de perfection possible, de forme ou de couleur, -pour une montagne, quand tout y est scories. Comment admirer une mer, si -bleue qu'elle soit, quand elle vient mourir sur un sable noir? Je -constatai aussi avec une colère bien légitime l'épouvantable -négligence des pouvoirs publics--que Mr Gladstone avait signalée à -propos des prisons napolitaines. Mais ni lui, ni aucun autre Anglais, -que je sache, en dehors de Byron et de moi, ne virent que les Apennins -se dressaient comme un mur de prison et faisaient de la vie moderne en -Italie une honte et un crime: crime à la fois contre l'honneur de ses -ancêtres et la bonté de son Dieu. - -Mais en même temps que j'étais vivement frappé par les défauts -d'autrui une sorte d'éclair volcanique, grâce à Dieu, me révéla les -miens. Le sentiment que Naples et son beau golfe ne pouvaient rien me -dire, dans l'état de maladie et de tristesse où je me trouvais, me fut -douloureux; je me le reprochai; l'enveloppe de la chrysalide commençait -à craquer de place en place, non sans profit, et je dis adieu aux -derniers contours du mont Saint-Ange qui disparaissait au sud, en -songeant vaguement à m'améliorer à l'avenir. - -Nous restâmes une journée entière à Mola di Gaeta afin de me -permettre de dessiner le château d'Itri. On nous avait laissé entendre -qu'Itri n'avait pas bonne réputation; mais nous nous étions refusés -à croire qu'un aussi joli endroit pût offrir quelque danger, et nous -nous y étions fait conduire pour y passer la journée. Pendant que je -dessinais, ma mère et Mary erraient à l'aventure; Mary savait -maintenant quelques mots d'italien, assez pour sympathiser avec toute -Contadine portant une jolie coiffe ou un beau baby. Les voyageurs -étaient rares à Itri, je ne crois pas qu'on y eût jamais vu -d'Anglaises; aussi les Contadines étaient-elles enchantées et elles -auraient fait tout au monde pour être agréables à maman et à Mary. -Je fis un bon croquis et nous regagnâmes les bois d'orangers de Mola, -ravis. Nous apprîmes plus tard que la population d'Itri est tout -entière composée de bandits; de ce jour, nous n'avons plus jamais eu -peur des bandits. - -Nous passâmes la journée du dimanche à Albano. Dans la matinée nous -fîmes une longue promenade, mon père, manière, Mary et moi, dans les -bois de chênes verts des alentours. Depuis plusieurs semaines déjà, -je ne toussais plus, je pouvais marcher sans fatigue; je jouissais d'une -sécurité relative lorsque, tout à coup, pendant cette promenade bien -paisible pourtant, la toux reprit et je constatai que le mouchoir que -j'avais porté à mes lèvres était taché de sang! Je m'assis sur le -talus, au bord de la route, et je vis devant moi mon père très pâle. - -Nous regagnâmes l'auberge à pas lents et mon pauvre père, s'étant -procuré une sorte de carriole légère, se mit en route pour aller -lui-même à Rome chercher le docteur. - -J'ai bien souvent songé, avec mélancolie, aux émotions douloureuses -qui avaient dû étreindre le tendre cœur paternel pendant cette longue -course, dix-huit milles à travers la campagne romaine. - -Le bon Dr Gloag le rassura et revint avec lui. Mais il n'y avait pas -grand'chose à dire ou à faire. Ces petites crises étaient naturelles -au printemps, il fallait seulement redoubler de prudence. Ma mère ne -perdit pas courage. Le lendemain, nous rentrions à Rome; et depuis ce -temps la toux ne m'a plus incommodé. - -Vers Pâques, le temps fut admirable. J'assistai à la Bénédiction, je -m'assis à la nuit tombante en face du château Saint-Ange, je vis le -dôme de Saint-Pierre étinceler et le château étendre sur le ciel un -grand voile de feu. J'emportai de cette dernière vision de Rome bien -des pensées qui ont mûri lentement depuis; des pensées qui m'ont -surtout convaincu que l'esprit protestant était mesquinement et -coupablement borné, ne comprenant rien à la signification et au but de -la splendeur de l'Église au moyen âge; et que l'esprit catholique -actuel était mesquinement et coupablement borné, ignorant tout des -moyens par lesquels il pourrait toucher l'âme italienne plutôt que ses -yeux. - -En rouvrant, ces jours-ci, le livre que mon professeur de Christ Church, -Walter Brown, m'avait recommandé comme le code le plus précieux de la -sagesse religieuse en Angleterre, l'_Histoire naturelle de -l'Enthousiasme_, je suis tombé par hasard sur ce passage qui a dû, -j'imagine, être un des premiers à ébranler la satisfaction confiante -de mon puritanisme. Depuis, j'ai lu un grand nombre de livres de -théologie, mais je n'ai trouvé nulle part un exemple plus terrifiant -d'absence à la fois de charité et d'intelligence: - -«Si l'on pouvait oublier un instant que chaque cloche, chaque vase -sacré, chaque ornement du rite romain recèle un piège tendu à la -liberté et au bonheur de l'humanité, que son or, ses perles, ses -belles draperies sont des parures de mort éternelle; et si l'on compare -tout cet appareil aux horreurs et aux ignominies des anciens rites -polythéistes, il semble que l'on puisse rendre grâce à ceux qui l'ont -imaginé. Poésie, effets scéniques, tout a été mis en œuvre par le -goût et le génie des artistes italiens pour composer un spectacle qui -laisse les plus magnifiques cérémonies du culte des idoles en Grèce -et à Rome bien loin derrière lui.» - -Et cependant, je ne me souviens pas distinctement d'avoir été choqué -par ce passage. Il me semble même que certains points de ce livre -m'avaient plu; il est vrai que j'avais sur son auteur, et sur tous les -auteurs du même genre, l'avantage de savoir distinguer l'art sincère -de l'art menteur, une foi heureuse d'un insolent dogmatisme. Je savais -que les voix qui chantaient à la Trinità di Monte n'étaient pas des -voix de mensonge, et que la multitude qui s'agenouillait devant le -Pontife se relevait meilleure et plus forte après avoir reçu sa -bénédiction. - -Bien que j'eusse pu, le beau temps aidant, assister sans danger aux -cérémonies de la Semaine Sainte, je j'avais pas retiré grand -bénéfice, comme santé, de mon hiver à Rome. J'étais très -découragé et les premières étapes du retour par Terni et Foligno -furent assez mélancoliques; la nuit que nous passâmes à Terni, -particulièrement triste. Car vers le soir, comme nous rentrions à -l'hôtel après avoir été jusqu'aux Cascades, le domestique d'un jeune -Anglais demanda à nous parler. Il était seul avec son maître qui -brusquement était tombé malade, très malade. Mon père voudrait-il -venir le voir? Mon père y alla et se trouva en présence d'un très -beau garçon, un Écossais de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui se -mourait. Il mourut en effet dans la nuit et nous pûmes rendre quelques -services au malheureux serviteur qui était au désespoir. J'oublie -maintenant si nous avons jamais su qui était ce jeune homme. Je trouve -pourtant son nom inscrit dans mon journal, «Farquharson», mais rien de -plus. - -À mesure que nous montions vers le nord et que nous quittions les -régions volcaniques, je reprenais courage; Venise, Venise -l'enchanteresse, m'apparaissait dans le lointain avec toutes ses -séductions. Je n'avais vu Venise qu'une seule fois, six ans auparavant, -quand je n'étais encore qu'un enfant. Que le conte de fée se -réalisât aujourd'hui, je pouvais à peine le croire, et le départ par -la porte de Padoue, au matin, avec la pensée que Venise--du moins des -gens dignes de foi l'assuraient--était là, de l'autre côté, dans la -mer: comment exprimer l'émotion ressentie! - -Je n'imagine pas encore la réponse que le lecteur a pu faire à la -question que je lui posais au début de ce chapitre: Trouve-t-il que je -sois un garçon heureux ou malheureux? - -S'il s'agit de la vie future, en ce monde ou dans l'autre, de la -personnalité à venir dans l'un comme dans l'autre, il pourrait y avoir -deux opinions à cet égard, et même trois. Ce qui est certain, c'est -qu'en fait de bonheur j'accaparais à moi seul la part de deux cent -cinquante mille personnes ordinaires. Je dis «personnes», non pas -«garçons». Je ne sais pas en quoi consiste le plaisir que trouvent -les garçons à jouer au cricket, à canoter, à tuer des oiseaux à -coups de pierres ou à coups de carabine. Mais pour les gens ordinaires, -marchands, employés, hommes de Bourse et de Club, certainement il n'y -avait pas de comparaison entre la somme de bonheur dont je jouissais et -la leur; bonheur suivi, cela va sans dire, de moments de lassitude ou de -satiété, et en partie compensé par des contrariétés, des -désespoirs à propos de choses qui n'auraient certainement contrarié -personne d'autre que moi; mais un bonheur incontestablement, infiniment -précieux en soi et complet, à propos duquel on aurait pu dire ce que -disait Sydney Smith ayant mangé sa salade: «Je suis à l'abri des -coups du Destin; j'ai dîné aujourd'hui.» - -Les deux chapitres dont l'un termine le premier et l'autre ouvre le -second volume des _Stones of Venice_ furent écrits, je m'en aperçois -en les relisant, sous l'impression mélancolique des événements de -1852 et avec le désir d'indiquer très honnêtement aux voyageurs ce -qui mérite d'être vu. Je n'essaie pas d'y retracer mes joies de 1835 -et de 1841, alors qu'on ne songeait pas à construire un pont de chemin -de fer et que tout, la marécageuse Brenta, la moindre villa, une -chaussée poussiéreuse, une plage de sable, me ravissait, par cette -matinée où nous vîmes Venise surgir devant nous; et le noir chapelet -des gondoles, dans le canal de Mestre, était à mes yeux plus beau -qu'un lever de soleil au milieu de nuages de pourpre et d'or. - -Mais comment l'exprimer? Comment même me l'expliquer, l'esprit anglais, -cultivé ou non, étant incapable de sentir ce genre d'émotion. Sir -Philippe Sydney va à Venise et il n'a pas l'air de s'apercevoir que -Venise est dans la mer. Lady Elisabeth Craven, en 1789, s'attendait à -trouver une jolie ville proprette avec des quais le long de ses canaux -et fut extrêmement désappointée: «Les maisons baignent dans l'eau, -elles sont sales et paraissent tout à fait inconfortables; les -innombrables gondoles, qui ont l'air de cercueils flottants, ajoutent à -la tristesse de l'ensemble et, je l'avoue, Venise, à l'arrivée, m'a -fait une impression d'horreur plutôt que de joie.» - -Sur quoi elle s'en va aux Cascine et se trouve parfaitement heureuse. Il -ne semble pas qu'elle ait jamais lu ni le _Marchand_, ni _Othello_. -Evelyn ne les a pas lus davantage; pourtant, de son temps comme de celui -de Sidney, la Venise d'Othello et d'Antonio n'était pas encore tout à -fait morte. Ma Venise, comme celle de Turner, c'était surtout Byron qui -l'avait créée, mais il s'y ajoutait encore pour moi la joie enfantine -de voir des bateaux glisser sur des eaux claires. J'éprouvais un -bonheur inexprimable à regarder la pointe de la gondole pénétrer sous -la porte de Danieli à marée haute, quand l'eau avait deux pieds de -profondeur au bas de l'escalier, et, tout le long des rives du canal, de -vrais murs de marbre sortir de la mer, couverts à l'extérieur de -milliers de petits crabes et à l'intérieur de Titiens. - -Du 6 au 16 mai, je pris des notes sur des effets de lumière qui me -servirent plus tard dans _Modern Painters_, et j'exécutai deux dessins -au crayon, _Ca Contarini Fasan_ et l'_Escalier des Géants_ qui, avec -deux dessins faits à Bologne en passant, et une demi-douzaine à Naples -et à Amalfi sont--je puis le dire, quarante ans plus tard--de très -bons dessins. Je n'avais aucune notion de l'architecture proprement -dite, je n'avais jamais dessiné un plan, une coupe, un ornement; mais -j'adorais, comme Turner jusqu'à la fin de ses jours, tout ce qui était -gracieux et riche, que ce fût Gothique ou Renaissance; mon coup de -crayon était parfaitement sûr et délicat, je dessinais avec une -fidélité scrupuleuse, mettant ma joie à reproduire les choses telles -qu'elles étaient; et c'est ce qui donne la vie à un dessin, ce qui -fait qu'il est exact de point en point. Cela, au moins, était dans mes -moyens et je le fis ici pour la dernière fois. L'année suivante, -j'essayai de faire ce que je n'étais pas capable de faire, et j'ai -continué, hélas! usant la moitié de mes jours à cette besogne -ingrate. - -Je trouve une phrase dans mon journal du 6 mai qui semble en -contradiction avec ce que j'ai dit plus haut des centres de mon travail: -«Dieu soit béni, je suis ici; c'est le Paradis... Venise et Chamonix -sont les deux bornes de la terre pour moi.» - -Il est vrai qu'alors, je ne connaissais ni Rouen, ni Pise, bien que -j'eusse vu l'une et l'autre. (Quand j'ai cité Genève, avec Rouen et -Pise, cela comprenait dans ma pensée Chamonix.) «Venise, continue le -journal, est un mirage, un miroir qui reflète des étoiles. Ses clairs -de lune sont capables de tourner la tête aux gens les plus sages quand -ils laissent de longues traînées lumineuses sur les eaux grises.» - -De Venise par Padoue, où Saint-Antoine, par Milan où le Dôme étaient -encore pour moi de purs chefs-d'œuvre; puis à Turin, et à Suse. Ma -santé s'améliorait, la vue seule des Alpes me fit du bien et les -brises qui en venaient semblaient me rendre mes forces. Nous passâmes -le Mont Cenis pour la première fois. Je m'éveillai d'un lourd sommeil, -le matin du 2 juin 1841, dans une toute petite chambre de Lans-le-Bourg, -vers six heures du matin; au nord, les aiguilles rouges se détachaient -sur le bleu du ciel, l'immense pyramide couverte de neige s'étendait -jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois -minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière -et je gravis la pente gazonnée qui monte du côté sud jusqu'aux -premiers pins. - -Je renaissais. La vie s'ouvrait de nouveau devant moi avec tout ce -qu'elle a de meilleur: sentiment religieux, amour, admiration, -espérance; tout ce que je savais, tout ce qu'il y avait au plus profond -de mon être, tressaillait à cette heure; et l'œuvre que je voulais -faire, et que les hasards de ma vie à venir ont servie, se précisa, -fut déterminée, si je puis dire, en cette minute. Plein de -reconnaissance, je rentrai, j'allai trouver mon père et ma mère et je -leur dis que j'étais sûr maintenant de guérir. - -Les docteurs s'étaient absolument trompés sur mon cas. J'avais surtout -besoin de grand air, d'un air vivifiant, d'exercice, de repos, sans -aucune excitation artificielle. L'air de la campagne romaine était -détestable pour moi et la vie de Rome la plus mauvaise que je pusse -mener. Les trois passages suivants de mon journal, qui ont pris une -grande signification par la suite, peuvent servir de conclusion à ce -chapitre qui, je le crains, aura paru à mon lecteur bien ennuyeux: - -«I. _Genève, 5 juin._--Arrivé hier de Chambéry; un vent frais du -nord chassait la poussière. Ravi de la grâce d'une jeune femme, la -femme d'un confiseur, dans une petite ville que nous traversions, et à -laquelle je demandai «une livre» de biscuits de Savoie. «Mais, -Monsieur, une livre sera un peu volumineuse! Je vous en donnerai la -moitié; vous verrez si cela vous suffira... Ah! Louise (ceci -s'adressait à une petite personne aux yeux brillants, qui s'agitait -dans l'arrière-boutique et exprimait son mécontentement de façon -bruyante), si tu n'es pas sage, tu vas savoir[56]». Tout cela si -gaiement, si gentiment!--Arrivé ici par une délicieuse après-midi, -vers l'heure du coucher du soleil. Les prairies étaient si vertes, la -Salève si brillante, le Rhône si tumultueux, le lointain Jura si beau -que j'étais prêt à faire le vœu de ne jamais remettre les pieds en -Italie. - -«II. _6 juin._--Pluie à verse toute la journée; sermon improvisé et -péniblement débité par un jeune homme qui n'avait pas de voix, dans -une petite chapelle dont les voûtes blanches s'emplissaient du bruit -d'un orgue strident et de cantiques en mauvais vers. Que de fois, le -dimanche matin, aux mêmes heures, j'ai été pris de remords, j'ai -décidé de secouer ma paresse et de faire un effort pour m'instruire de -façon ou d'autre, de me fortifier physiquement, de me vouer à quelque -œuvre utile au lieu de ne songer qu'à passer agréablement le temps. -Cette impression m'est venue très intense aujourd'hui et je donnerais -tout au monde pour qu'elle ne s'effaçât pas. Hélas! ces émotions ne -sont jamais durables chez moi; le lendemain, je n'y pense plus. - -«III. _11 décembre 1842._--C'est bien étrange, mais j'ai éprouvé -les mêmes émotions, les mêmes remords, dans cette même petite -église, l'année suivante, et ce fut l'origine de mon travail sur -Turner.» - - -[Note 51: En français dans le texte.] - -[Note 52: À remarquer que je voyais instantanément le pas du nuage--le -travail de «Cœli Enarrant» ayant été vraiment commencé longtemps -auparavant.--Noter aussi, un peu plus loin, le nuage de pluie.] - -[Note 53: Cette course, cette chasse du nuage de pluie s'oppose dans mes -dernières conférences sur le ciel, à la formation de la nuée de -pluie dans tout l'atmosphère sous l'influence du vent.] - -[Note 54: Un bleu des plus pâles, transparent, qui se fond en or.] - -[Note 55: C'est Virgile qui parle et qui dit: - -«À cette heure (une heure après le lever du soleil au Purgatoire) il -fait soir là-bas (dans l'Italie méridionale) où est enterré mon -corps, à l'intérieur duquel je faisais ombre (sur la terre lorsque -j'étais vivant). Naples le possède maintenant; il y a été apporté -de Brindisi.» - -Virgile, dit-on, mourut à Brindisi et son corps, par ordre d'Auguste, -fut porté à Naples. Purgatoire. Chant III. (Note du traducteur.)] - -[Note 56: En français dans le texte.--Note du traducteur.] - - - -CHAPITRE XVI - -FONTAINEBLEAU - - -Le 29 juin, nous étions à Rochester; nous passâmes un mois à la -maison à peser, à étudier ce qu'il y avait de mieux à faire pour ma -santé. Depuis cette matinée de Lans-le-Bourg, j'étais convaincu que, -si je pouvais vivre à ma guise en respirant l'air des montagnes, je -serais vite sur pied. On prit l'avis des médecins de Londres; il fut -décidé que le mieux était de me laisser faire et, sous la seule -condition d'emmener Richard Fall, papa et maman consentirent à ce -premier voyage d'indépendance. Je me mis donc en route au commencement -d'août, me dirigeant vers le Pays de Galles. J'avais promis à mes -parents de passer par Leamington pour y consulter une sommité -médicale, le Dr Jephson; à la Faculté, on le qualifiait volontiers de -charlatan, mais il nous avait été chaudement recommandé par des amis -en qui nous avions grande confiance. - -Jephson n'avait rien du charlatan: c'était un homme de la plus haute -valeur, qui possédait toutes les qualités qui font les grands -médecins. Ses débuts avaient été modestes: employé dans une -pharmacie, il avait fini, grâce à un travail acharné joint à une -faculté d'observation tout à fait remarquable, par devenir le premier -médecin de Leamington; et c'est, je puis le dire, le seul vrai médecin -que j'aie jamais connu avant Sir William Gull. - -Il m'examina, m'ausculta pendant plus de dix minutes, puis me dit: -«Installez-vous ici, et dans six semaines, si vous faites ce que je -vous dis, vous serez guéri.» Je lui déclarai qu'il n'était nullement -dans mes intentions de m'arrêter à Leamington, que j'allais dans le -pays de Galles, mais que je ne demandais pas mieux de suivre, là-bas, -les conseils qu'il lui plairait de me donner. «Non, non, fit-il, il -faut que vous restiez ici, sinon, je ne m'occupe pas de vous.» Ceci -sentait un peu le charlatanisme; je le saluai et continuai mon voyage -après avoir écrit à la maison le récit détaillé de mon entrevue. - -À Pont-y-Monach, je trouvai une lettre de mon père m'ordonnant de -retourner immédiatement à Leamington et de me mettre entre les mains -du Dr Jephson. En conséquence, Richard s'en alla seul à Snowdon et moi -je repris le premier courrier en sens inverse, et me présentai devant -le docteur, l'oreille basse. Il m'envoya loger dans un tout petit -appartement où je menai pendant six semaines une vie toute nouvelle -pour moi; vie contre laquelle je pestais, comme le prouve mon journal de -l'époque, mais qui, en fin de compte, ne m'a pas laissé de mauvais -souvenirs. L'eau salée des sources le matin, du fer deux fois par jour; -au déjeuner de huit heures, du thé aux herbes; au dîner d'une heure -et au souper de six heures, de la viande, du pain et de l'eau, seulement -de l'eau; poisson, viande de boucherie ou volaille à mon choix, pourvu -qu'il n'y eût jamais qu'un plat de viande; ni légumes, ni fruits. Une -promenade le matin, une l'après-midi et se coucher de bonne heure. Tel -était le régime auquel j'étais condamné et qui contrastait avec mes -habitudes plus sybaritiques. - -Je suivis docilement les ordonnances du docteur, trouvant encore la vie -bonne dans ces conditions, et l'espoir de la voir se prolonger -particulièrement intéressant. - -La situation, quoique grotesque et prosaïque, n'était pas sans -intérêt. J'habitais une maison meublée, une petite maison de briques, -dans la rue.... qui donnait sur une espèce de pâturage, de terrain -vague, entouré d'une palissade en mauvais état; de l'autre côté de -l'enclos, la Leam coulait, bourbeuse et somnolente, garnie de ronces sur -sa rive opposée; le long de la rue, c'était d'abord toute une suite de -boutiques misérables, puis une épicerie plus aristocratique, un ou -deux merciers, et enfin le cabinet de lecture et la Pump-Room. - -Après la baie de Naples, le Mont Aventin et la place Saint-Marc, -c'était comme un de ces changements de décors tels qu'on en voit au -théâtre dans les féeries. Ce qui est bizarre, c'est que moi qui -m'étais senti d'une tristesse mortelle en face du Mont Aventin, je -n'éprouvais ici aucune disposition à la mélancolie; j'étais plutôt -amusé, et j'avais surtout le sentiment très agréable qu'enfin les -choses s'arrangeaient au moins pour _moi_, bien que ce que j'avais sous -les yeux fût loin d'être aussi grandiose que Peckwater ni aussi joli -que la place Saint-Marc. Mais je me retrouvais, après tout, à mon -niveau de Croydon; je pouvais faire ce qui me plaisait, et je n'étais -pas obligé de préparer des examens. - -La première chose que je fis fut d'aller chez le libraire prendre un -livre, car je voulais travailler. Après mûre réflexion, je me -décidai pour _les Poissons fossiles_, d'Agassiz; et je me mis à -compter des écailles, à apprendre par cœur des noms impossibles, avec -l'idée que cela me ferait faire de grands progrès en géologie. Je me -procurai aussi quelques Marryat et quelques pains de couleur afin de -finir un dessin dans la grande manière de Turner, le château d'Amboise -au coucher du soleil, avec la lune qui se lève à l'horizon et dont le -sillage lumineux glisse sous l'arche d'un pont. - -Je n'ai pas fait une dépense inutile le jour où j'ai acheté les -_Poissons fossiles_, car ce livre m'a permis de constater, après avoir -passé de longues heures à l'étudier, qu'Agassiz était un pur -imbécile d'avoir gaspillé son argent à faire dessiner, et très bien -dessiner, ces horreurs dont personne ne se souciait de savoir les noms. - -Si j'avais pensé tirer de cette étude un profit quelconque, c'eût -été du temps perdu; ce fut au contraire du temps gagné que de me -rendre compte que le temps passé à un travail de ce genre _était_ -perdu; et que de pêcher un gardon dans l'Avon, de l'accommoder au goût -d'Isaac Walton, en admettant que son fumet pût monter jusqu'au Paradis -des pêcheurs, eût été un résultat préférable à celui de classer, -après six semaines de travail, et de pouvoir nommer, sans se tromper, -toutes les écailles récoltées dans toutes les boues du monde. Grâce -à ce livre, j'ai eu la perception exacte des véritables rapports qui -existent entre les artistes et ces messieurs de la science. Car il -n'était pas douteux pour moi que l'homme de génie, dans les _Poissons -fossiles_, ne fût le lithographe, point du tout le savant, et que le -livre aurait dû porter le nom de l'artiste, car ces poissons sont bien -ses poissons, dont Mr Agassiz, en sous-ordre, n'a fait que compter les -écailles et inventer les noms saugrenus. - -La seconde chose de quelque importance qui se soit accomplie dans le -«lodging» de Leamington, c'est le dessin du château d'Amboise dont -j'ai déjà parlé, dessin exécuté «de tête» et représentant le -château à environ sept cents pieds au-dessus de la rivière, alors -qu'il est en réalité à quatre-vingts tout au plus, baigné dans la -lumière d'un couchant à la Turner; la lune se lève à l'horizon, une -lune à la Turner; des rampes, des escaliers de marbre qui n'existent -pas descendent jusqu'à une rivière à la Turner; mais la dentelure en -pierre de la chapelle de Saint-Hubert est très soigneusement dessinée -à ma manière, que je trouvais sans doute supérieure à celle de -Turner. - -Ce dessin, qui devait illustrer un poème: _The Broken Chain_, après -avoir été admirablement gravé par Goodall, me fut, ainsi que les -vers, extrêmement salutaire en me donnant la preuve que, sous le -rapport de l'imagination, j'étais un pire sot qu'Agassiz lui-même. -Cependant, les jours passaient, de merveilleux jours d'automne; les -blés étaient mûrs et une fois que j'avais laissé derrière moi -l'enclos, le _Pump Room_ et la _Parade_, j'étais en plein Warwickshire, -ce Warwickshire qui a tout le charme du paysage anglais. Les tours de -Warwick dominaient les bouquets d'arbres les plus proches; je pouvais, -en me promenant, aller jusqu'à Kenilworth ou, dans une petite voiture -attelée d'un poney, gagner en une heure Stratford; et, tout alentour, -c'était une admirable étendue de pays anglais avec ses collines et ses -plaines, de vraies plaines, au travers desquelles les rivières coulent -paresseusement et où les canaux n'ont que faire d'écluses. - -C'est au cours de ces paisibles promenades que je me mis à regarder -attentivement les bluets, les chardons, les passe-roses. Je vois dans -mes notes, au 15 septembre, que j'étais en train d'écrire le _King of -the Golden River_, que je lisais l'_Europe_, d'Alison, et la _Chimie_ de -Turner. Ce _King of the River_ me fait penser, et j'en rougis, que je -n'ai point encore parlé de Dickens, dont la jeune gloire n'était -déjà plus à son aurore. Dès l'apparition des _Sketches_, mon père -et moi fûmes conquis; puis ce furent les livraisons de _Pickwick_, et -celles de _Nickleby_ qui firent nos délices; nous les attendions avec -impatience et, quelles que fussent les préoccupations du jour, ennuis -ou chagrins, leur lecture nous procurait quelques heures de plaisir sans -mélange. Dickens, sans doute, ne nous apprenait rien qui ne nous fût -familier, mais quel art dans la description! Nous connaissions aussi -bien que lui les cochers et les valets d'écurie et beaucoup mieux -encore le Yorkshire. Sa manie pour la caricature, dans ses écrits comme -dans leurs illustrations, l'a placé en dehors de la sphère des auteurs -de premier ordre, c'est pourquoi il n'a pas été dans ma vie un -élément d'éducation, mais seulement de plaisir et de réconfort. - -Le _King of the Golden River_ fut écrit pour amuser une petite fille; -c'est une assez bonne imitation à la fois de Grimm et de Dickens, avec -quelques impressions personnelles mêlées à des souvenirs des Alpes. -Il a fait le bonheur des enfants, des enfants sages, et leur a été -salutaire. N'empêche que la chose n'a aucune valeur. Hélas! je suis -aussi incapable d'écrire une histoire que de composer un tableau. - -Jephson tint parole; au bout de six semaines il me rendit ma liberté, -disant--et il avait parfaitement raison--que ma santé était entre -mes mains. Il est certain que, si j'avais continué à manger du gigot, -à prendre du fer, si j'avais appris à nager dans la mer que j'aimais, -si je m'étais consacré à la géologie et à la pêche des poissons -vivants plutôt que des fossiles, je me serais probablement noyé, comme -Charles, ou que l'on m'aurait trouvé un ou deux ans plus tard. - - -«On a glacier, half way up to heaven. -Taking my final rest[57].» - - -Que serait-il arrivé? Seules les Parques, divinités mystérieuses et -muettes, pourraient le dire. Pour moi, je sais seulement ce qui n'aurait -pas dû arriver; je sais que, rendu à la liberté après avoir quitté -Leamington, je n'aurais pas dû me remettre à manger des pommes de -terre frites et des tartes, et, au lieu d'apprendre à nager et à faire -des ascensions, recommencer à écrire des vers pathétiques ni, à -cette crise très absurde de ma vie, essayer de peindre des crépuscules -dans la manière de Turner. Je n'étais pas assez sot pour tâcher de -l'imiter en plein jour, mais je m'imaginais que je pourrais faire -quelque chose dans le genre du _Château de Kenilworth_ au coucher du -soleil, avec la laitière et la lune. - -Je n'ai point parlé de ce que le lecteur considérera sans doute comme -l'un des plus grands événements de ma vie: ma présentation à Turner, -par Mr Griffilhs, au dîner de Norwood, le 22 juin 1840. - -Mon journal dit: «Présenté aujourd'hui à l'homme qui, sans -contredit, est le plus grand homme de notre époque, le plus grand par -l'imagination, par la science de la mise en scène[58], et en même -temps un grand peintre et un grand poète: J.-M.-W. Turner. On m'avait -dit que l'homme était commun, bourru, même grossier, pas le moins du -monde intellectuel. Mais je savais que cela n'était pas possible et, en -effet, je me trouvai en présence d'un homme quelque peu excentrique, -aux manières tranchantes, le gentleman anglais positif; de bonne humeur -certes, mais aussi de mauvais caractère, détestant les prétentions de -toute sorte, fin, peut-être un peu égoïste, très intellectuel, avec -de l'esprit, mais un esprit qui ne cherche pas à briller, qui se trahit -par un mot, un regard.» Portrait fort complet, et très exact, si l'on -songe qu'il fut écrit le soir même, aussitôt après cette première -entrevue. - -Par un hasard assez singulier, _Kenilworth_ fut l'une des œuvres du -maître que Mr Griffilhs tira de son portefeuille après dîner; ce me -fut l'occasion de dire quelques sottises, de déclarer entre autres que -c'était une des «plus puissantes de la série anglaise», ce qui dut -déplaire à Turner, car il n'y avait rien qu'il eût en horreur comme -de voir les gens s'exalter sur tel ou tel dessin particulier. Cela -signifiait simplement, pour lui, qu'ils ne comprenaient rien aux autres. - -Quoi qu'il en soit, il ne daigna pas ouvrir la bouche et la conversation -générale se continua comme s'il n'avait pas été là. Cependant, il -me souhaita le bonsoir avec bienveillance, et je ne le revis plus qu'à -mon retour de Rome. Si seulement il m'eût demandé de venir le voir le -lendemain, s'il m'eût montré un de ses croquis au crayon, s'il m'eût -laissé voir comment il posait une teinte! Il m'eût épargné dix ans -de travail et ses dernières années n'en eussent pas été moins -heureuses. Mais que faire à cela? Il n'y a qu'à s'incliner et à dire: -Ce n'était point écrit. Chaque âme a sa bataille à livrer avec la -malechance et doit découvrir pour elle-même l'invisible. - -Je reviens à Leamington, où j'essayais de peindre Amboise dans le -crépuscule et où je méditais sur les _Poissons fossiles_ et sur -Michel-Ange. Mon traitement terminé, j'allai passer quelques jours chez -mon ancien professeur Walter Brown, qui était maintenant recteur de -Wendlebury, petit village situé dans les plaines, à onze milles -d'Oxford. Je dis bien des plaines, non des marais: de beaux pâturages -salubres, coupés de haies avec ici et là une meule et une barrière. -Le village se composait d'une douzaine de maisonnettes couvertes de -chaume, et du presbytère, un bâtiment carré qui s'élevait au milieu -d'un jardin. L'église, toute proche, avait à peine quatre mètres de -haut sur vingt de long; elle se terminait par une tour carrée -surmontée d'un coq qui servait de girouette. - -Le bon Walter Brown, après avoir épousé une femme excellente, ni -belle ni jeune mais pleine de vertus, était venu s'installera -Wendlebury pour travailler au salut de ses habitants; point n'était -besoin, pour cela, de tant de science et de dons si rares! Il s'était -mis pourtant de tout cœur à l'ouvrage, bêchait lui-même son jardin -et prenait en pension un ou deux écoliers qu'il préparait aux examens -d'Oxford. À ses moments perdus, il étudiait l'_Histoire naturelle de -l'Enthousiasme_; il vécut ainsi heureux et satisfait jusqu'à la fin de -ses jours. - -Comme je le voyais très fier de son église et de son coq, je lui en -fis un dessin où je mis tous mes soins; j'avais choisi l'heure du -coucher du soleil et l'heure aussi où la lune se levait derrière -l'église. Il se récria un peu d'abord, déclarant que j'avais mis le -ciel à l'envers, avec les teintes bleues les plus foncées en bas, de -manière à bien faire ressortir l'église; mais, pour une raison ou -pour une autre, je commençais à avoir de l'autorité, et on pensait -qu'en fait de dessin on ne pouvait pas m'en remontrer. Ce bon Brown -avait la patience de m'écouter pendant des heures pérorer sur -Michel-Ange et expliquer la série des gravures du _Jugement Dernier_ -que j'avais rapportées de Rome, où les muscles tracés sur le corps -rappellent les lignes de chemin de fer sur une carte de géographie; je -m'en étonne aujourd'hui, et cela me paraît tenir du miracle. À cette -heure où je sais quelque chose, je ne rencontre plus de gens aussi doux -ni aussi patients. - -Mr et Mrs Brown se montrèrent, à tous égards, excellents pour moi; -ils semblaient heureux de m'avoir. Peut-être n'y avait-il là que de la -politesse, car je ne vois pas trop ce que l'on pouvait trouver -d'agréable en moi à cette époque, si ce n'est le désir que j'ai -toujours eu de plaire, autant que je pouvais le faire honnêtement, et -de dire ce qui pouvait faire plaisir à mon interlocuteur. - -En quittant Wendlebury, je rentrai à la maison pour achever, avec -l'aide de Gordon, la préparation de mon examen du printemps. Je trouve -dans mon journal cette note: «_16 novembre 1841, Herne Hill._--Enfin, -j'ai terminé mes rangements; me voilà réinstallé, je me remettrai au -travail demain matin avec méthode, mais sans excès.» M'installer, -arranger mon intérieur a toujours été pour moi, à tous les âges, un -très grand plaisir; mais, hélas! je ne suis jamais arrivé à -maintenir, pendant plus de trois jours, l'ordre obtenu avec tant de -peine. - -Le _17 novembre_, je relève ceci: «Pourquoi la gelée blanche se -forme-t-elle en plus larges cristaux sur les nervures des feuilles et -sur les bords que sur les autres endroits», c'est-à-dire sur les -autres parties de la feuille? question que j'avais cru poser pour la -première fois dans mon étude de 1879 sur la glace et qui n'a point -encore reçu de réponse. - -La note du lendemain mérite aussi d'être conservée: «Suis dans -l'admiration de Clementina dans _Sir Charles Grandison_; n'ai jamais -rien lu qui m'ait fait une si profonde impression; pour le moment, je -suis tenté de mettre cette œuvre au-dessus de toutes les œuvres de -fiction que je connais. C'est très, très beau, et il me semble que je -n'ai jamais rien lu qui ait produit sur moi un effet plus salutaire.» - -C'est à cette époque que je pris mes premières leçons avec Harding, -leçons délicieuses, bien que je me rendisse compte de ce qui lui -manquait. Mais c'était charmant de le voir dessiner, et jusqu'à un -certain point, et à certains égards, c'était la perfection. Il -connaissait bien la structure, la forme des arbres, il les avait -regardés, vus, et bien vus, et rendus avec sincérité et originalité. -Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de la vieille école -hollandaise, il l'avait en horreur; et c'est lui, je crois, qui le -premier m'a déclaré qu'il n'y avait là que «des ivrognes, des -joueurs, des débauchés qui se plaisaient aux réalités de la taverne -plus encore qu'à leur reproduction». Idées toutes nouvelles, qui -m'ouvraient des horizons et ne pouvaient avoir sur moi qu'une très -salutaire influence. - -Ainsi commença l'année 1842. Ses brumes matinales me réservaient bien -des surprises. C'est au printemps de 1842 que s'opéra dans l'esprit de -Turner une grande révolution. Non seulement il était décidé à faire -désormais des aquarelles qui lui plussent, mais encore qui pussent se -vendre. Il remit à Mr Griffilhs quinze esquisses dont il se proposait -d'exécuter les aquarelles. Il obtint neuf commandes; parmi ces -aquarelles, mon père m'avait autorisé à en choisir une. Ensuite, à -force de cajoleries, j'obtins qu'il me permît d'en prendre deux. Turner -reçut encore, de tous les coins du monde, des ordres pour sept autres. -Aux croquis l'on avait joint quatre aquarelles achevées qui servaient -d'échantillons et qui étaient aussi à vendre. - -L'un de ces dessins, le _Splugen_, me tentait extrêmement. J'espérais -décider mon père à l'acheter; malheureusement il était alors absent, -en voyage d'affaires. Je voulus, par déférence, attendre son retour: -lorsqu'il revint, le _Splugen_ était vendu, ainsi qu'un adorable _Lac -de Lucerne_, à Mr Munro de Novar. - -La chose fut l'occasion pour moi de graves réflexions. Dans un roman de -Miss Edgeworth, le père fût revenu à point nommé, eût enlevé le -_Splugen_ des mains hésitantes de Mr Munro et l'eût donné au fils -soumis, avec un autre par-dessus le marché. Je découvris, après de -longues méditations, que les voies de Miss Edgeworth ne sont pas -toujours celles du monde ni de la Providence. Je m'aperçus, et ce fut -la leçon que je tirai de l'aventure, que lorsqu'on fait une sottise on -en souffre toujours, et qu'il importe peu, en la faisant, qu'on ait -obéi à un bon sentiment ou à un mauvais. Je savais, à n'en point -douter, que cette aquarelle était la meilleure vue de Suisse qui eût -jamais été faite, qu'il était tout naturel que ce fût _moi_ qui -l'eusse, et même qu'il était tout à fait inopportun qu'elle -appartînt à quelqu'un d'autre. J'aurais dû m'en assurer sur l'heure, -quitte après à demander pardon bien tendrement à mon père de ma -hardiesse. Il se serait fâché peut-être au premier moment, il eût -été surpris, peiné, mais il ne m'eût pas moins aimé pour cela; en -fin de compte, il eût reconnu que j'avais raison et eût été -enchanté. Quant à moi, j'aurais été gêné pendant quelques jours, -mais j'aurais redoublé de tendresse vis-à-vis de mon père, me sentant -des torts envers lui; et, la chose étant bonne en soi, j'aurais fini -par être heureux, et même content de moi. - -Au contraire, le _Splugen_ fut ainsi de part et d'autre, pendant des -années, une cause de chagrin, une épine douloureuse, mon père -essayant toujours de le rattraper, Mr Munro, soutenu par les marchands, -faisant monter le tableau de quatre-vingts à quatre cents guinées, -jusqu'à ce qu'excédés, nous y renonçâmes après avoir épuisé de -part et d'autre les meilleurs sentiments. - -Mais, me dira-t-on, est-ce ainsi que vous observez le «Tu ne désireras -pas», etc.? Cher lecteur, si vous voulez absolument trouver une -réponse à cette question, consultez mes ouvrages philosophiques. Ici, -il n'y a place que pour des faits. La loi est formelle: si vous faites -une sottise vous en souffrirez, quel qu'ait pu être votre mobile. Non -que je prétende que le mobile, en soi, ne puisse être puni ou -récompensé selon son mérite. En tout cas, cette histoire ne nous -procura qu'ennuis et chagrins. - -J'essayais cependant de supporter avec courage ma déconvenue et de -jouir des esquisses, en attendant les aquarelles. Fort heureusement, -elles me fournissaient plus de sujets de réflexion encore que ma -mésaventure. Je vis que c'était des impressions directes de nature, -sans rien d'artificiel, comme dans les tableaux de Carthage et de Rome. -Et je commençai à me demander si dans l'art de Turner il n'y avait pas -plus de vérité encore que je n'en voyais. J'étais, à cette époque, -très averti déjà, j'avais étudié _ses_ principes de composition, -mais il me semblait que, dans ses derniers tableaux, la nature -elle-même était de connivence, qu'elle les composait avec lui. - -Comme j'étais plongé dans ces réflexions, un jour que je me promenais -sur la route de Norwood, j'aperçus une petite tige de lierre qui -s'enroulait autour d'une branche d'épine et qui, si disposé à la -critique que je fusse, ne me semblait pas mal «composée». Je me mis -sur l'heure à la dessiner au crayon, sur mon bloc de papier gris, j'en -fis une étude aussi minutieuse, aussi serrée que s'il se fût agi d'un -morceau de sculpture et, plus j'y travaillais, plus ce travail me -passionnait. La chose terminée, je compris que j'avais absolument perdu -mon temps depuis l'âge de douze ans, puisque personne ne m'avait dit de -dessiner les choses comme elles sont--le temps, veux-je dire, que -j'avais consacré au dessin. Sans doute, j'avais des souvenirs de tels -ou tels endroits, mais je n'avais su voir la beauté de rien, pas même -la beauté d'une pierre, encore moins celle d'une feuille! - -Cette découverte ne m'abattit ni me m'exalta comme elle eût dû le -faire, mais elle mit un terme aux jours chrysalidiques. À partir de ce -moment, mes progrès, bien que lents, furent réguliers. - -Ceci avait dû se passer en mai; une quinzaine de jours plus tard, je -dus subir mon examen, mais je n'en trouve aucune trace dans mon journal. - -Il s'agissait de mon dernier examen de baccalauréat[59], mais j'étais -si peu fort en latin qu'il y avait de grandes chances pour que je fusse -refusé! Mes examinateurs, toutefois, se montrèrent indulgents; les -épreuves en théologie, en philosophie, en mathématiques ayant obtenu -plus que la moyenne, je fus gratifié d'un _double fourth_ de faveur. - -Une fois sûr du succès, je m'en allai faire une bonne course dans les -champs, au nord de New College (ces prairies ont été depuis englobées -dans les Parks); j'étais tout heureux de me sentir libre, sans trop -savoir que faire de ma liberté. Me voilà donc, à vingt-deux ans, -nanti de telles et telles facultés, toutes de second ordre, sauf la -faculté d'analyse qui était encore, comme le reste, à l'état -embryonnaire chez moi, et que j'étais incapable d'évaluer; des goûts -auxquels je m'étais abandonné jusqu'ici, non sans remords; un -sentiment vague de ce que je me devais à moi-même, de ce que je devais -à mes parents, et un sentiment de jour en jour plus vague d'une Loi -Éternelle. - -Que ferais-je? Que deviendrais-je? Mon père, dans sa bonté, était -disposé à me laisser agir à ma guise; j'étais sûr de toujours -trouver, à la maison, la vie la plus confortable, ou si je voulais -voyager, tout l'argent nécessaire. Mais je n'étais pas dépourvu de -cœur au point de désirer m'en aller seul, et peut-être serait-il -juste de m'accorder quelque mérite--oh! très léger--pour n'avoir -jamais sérieusement pensé à quitter mon père et ma mère afin de -courir le monde; il est vrai de dire que, si la crainte de leur faire de -la peine dominait toutes mes pensées, je n'avais pas le moindre goût -pour les aventures. J'aimais le confort et l'ordre, j'aurais eu peine à -me passer, à quatre heures, d'un dîner en trois services, et, bien que -je ne fusse pas plus lâche qu'un autre lorsque l'accident se -produisait, j'avais l'horreur de l'inquiétude, du sentiment du danger, -en tant qu'élément habituel. L'Inde ne me tentait pas à cause des -tigres, la Russie à cause des ours, le Pérou à cause des tremblements -de terre; enfin si ma tendresse pour mes parents n'était ni aussi -chaleureuse, ni aussi reconnaissante qu'elle aurait dû l'être, de -même qu'ils ne pouvaient se passer de moi je ne me sentais jamais tout -à fait à mon aise sans _eux_. - -Aussi, pour le moment, nous contentions-nous de faire des projets. Nous -passerions l'été en Suisse, mais sans voyager; nous nous installerions -à Chamonix afin que j'eusse le bénéfice de l'air des montagnes et -l'occasion depuis longtemps rêvée d'étudier les rochers du Mont-Blanc -au point de vue géologique. Ma mère aidait Chamonix presque autant que -moi, mais il fallait foute l'abnégation de mon père pour souscrire à -ce projet, car il avait l'horreur de la neige et des chambres à -cloisons de bois. - -Toutefois, comme il n'hésitait jamais à me sacrifier ses propres -préférences, il me laissa régler l'itinéraire, fixer les arrêts à -Rouen, Chartres, Fontainebleau, Auxerre. Un ou deux croquis au crayon -accusent d'abord chez moi lin certain trouble; il semble bien que je -n'avais plus confiance dans ma première manière; ce sont des efforts -vers plus de lumière et d'ombre, mais sans grande portée. Le pays si -plat entre Chartres et Fontainebleau, avec la pensée déprimante qu'il -y avait Paris, là, au Nord, m'irritait; j'étais d'une humeur -massacrante, presque malade, en arrivant à Fontainebleau. Je passai une -nuit agitée et, le lendemain matin, je me sentais si mal en train qu'il -eût été imprudent de continuer le voyage. J'étais convaincu que je -couvais une maladie, une vraie. Cependant, vers midi, les gens de -l'auberge m'apportèrent un panier de fraises des bois; elles étaient -si fraîches qu'elles me firent un bien infini. Je me levai et, mettant -mon album dans ma poche, je sortis les jambes encore un peu -chancelantes. Je gagnai en me traînant un chemin charretier bordé de -jeunes arbres, où il n'y avait rien à voir que le bleu du ciel à -travers les ramures fines des branches, et je m'étendis sur le talus de -la route pour essayer de dormir. Mais le sommeil ne vint pas et les -branches des jeunes arbres, qui se détachaient sur le ciel bleu, -commencèrent à m'intéresser; elles se profilaient immobiles et me -rappelaient les tiges des arbres de Jessé dans les vitraux. Peu à peu, -mon malaise se dissipa, et j'eus le sentiment que l'heure de ma mort -n'avait point encore sonné, qu'on ne m'enterrerait pas dans les sables -de la forêt. Je me redressai et me mis à dessiner très soigneusement -un jeune tremble qui me faisait vis-à-vis. - -Comment je m'étais fourvoyé dans ce chemin sans horizon, lorsqu'il y -avait aux alentours de beaux rochers, les Parques seules pourraient le -dire. Le fait est que je n'ai jamais eu la chance, étant à -Fontainebleau, de voir aucune des merveilles vantées par les artistes -français, merveilles qui ont troublé l'esprit du pauvre Evelyn, autant -que l'_horrible Alpe_, de Clifton: - -«_7 mars_ (_1844_).--Je me mets en route, avec quelques compagnons, -pour Fontainebleau, un somptueux palais royal, comme pourrait être chez -nous Hampton Court. Pour y arriver, il faut traverser une forêt -prodigieusement encombrée de rochers hideux, des rochers d'une pierre -blanche et dure, entassés les uns sur les autres à des hauteurs -prodigieuses et telles que je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs -rien d'aussi affreux et d'aussi solitaire. Au sommet de l'un de ces -lugubres précipices, au milieu d'arbres, de broussailles, et de hauts -rochers qui surplombent et menacent à chaque instant de rouler dans -l'abîme, s'élève un ermitage.» - -Ce passage me paraît parfaitement caractéristique de la disposition du -pur esprit anglais à l'égard des rochers. Un Anglais ne demande à un -rocher que d'être assez grand pour lui donner l'impression du danger; -il faut qu'il puisse se dire: S'il se détachait, je serais écrasé -net. La gloriole moderne qui consiste à les escalader est sans doute -accompagnée quelquefois du désir de faire progresser la science -géographique ou autre et il est certain que la jeunesse trouve un vrai -plaisir à grimper et à déjeuner sur l'herbe étoilée de primevères, -mais elle semble parfaitement satisfaite du moment que le pique-nique -est réussi et qu'on peut boire le champagne dont on a l'habitude. - -Les «hideux rochers» de Fontainebleau n'ont, j'ai le regret de le -dire, jamais été assez hideux pour me plaire. Ils me faisaient l'effet -de ne pas être trop grands pour être emballés et emportés comme -échantillons minéralogiques en admettant qu'ils valussent les frais du -transport; de plus, mon aversion de sauvage pour les palais et les -allées bien sablées était telle que je n'eus jamais le cœur de -chercher la fontaine, la fameuse fontaine, l'âme de l'endroit. Et ce -jour-là je ne vis ni rochers, ni palais, ni fontaine, je restai étendu -sur le talus d'un petit chemin creux, sans autre perspective qu'un jeune -tremble qui s'enlevait sur le ciel bleu. - -Et languissamment, mais non paresseusement, je me suis mis à le -dessiner, et à mesure que je dessinais, ma langueur se dissipait: les -belles lignes pures voulaient être tracées sans faiblesse. Elles -devenaient toujours plus belles, à mesure que, l'une après l'autre, -elles se détachaient de l'ensemble et prenaient place dans l'air. Avec -un étonnement qui allait toujours grandissant, je m'apercevais qu'elles -se «composaient» d'elles-mêmes, qu'elles obéissaient à des lois -plus délicates qu'aucune de celles qui sont connues des hommes. Enfin, -je vis le jeune arbre se dresser devant moi, vivant, mais toutes mes -théories antérieures sur les arbres étaient mortes. - -Le lierre de Norwood ne m'avait pas humilié à ce point; j'avais -toujours eu l'impression que le lierre était fait pour être -décoratif, et m'étais attendu à ce qu'il jouât gentiment son rôle -à l'occasion. Mais que tous les arbres de la forêt--car je sentais -clairement que mon jeune tremble n'était qu'une unité au milieu d'une -foule innombrable--fussent plus beaux que les plus fins réseaux -gothiques, que les décors des vases grecs, que les plus merveilleuses -broderies de l'Orient, que les plus admirables peintures des plus grands -maîtres de l'Occident, c'était la fin de tout ce que j'avais pensé -jusque-là. J'entrevoyais un monde nouveau, le monde silvestre. - -Et non pas silvestre seulement. Les forêts, que je n'avais -considérées jusqu'ici que comme des solitudes sauvages, obéissaient -dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois -qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière, et balançaient -les vagues. «Il a fait toute chose belle en son temps[60].» De ce -jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit -humain à toutes les choses visibles, et je rentrai, suivant en sens -inverse la petite route sous bois, avec le sentiment qu'elle m'avait -mené loin; plus loin que l'imagination ne m'avait jamais entraîné, -bien au delà de ce qu'on peut mesurer avec un théodolite. - -À ma grande surprise et à mon très grand regret, je ne trouve rien -dans mon journal qui se rapporte aux impressions ou aux découvertes de -cette année. Elles étaient trop nombreuses, trop ahurissantes pour -pouvoir être formulées, encore moins écrites. C'est à peine si j'ai -dessiné; les choses, telles que je les voyais maintenant, me -paraissaient impossibles à rendre; je me remis cependant à la -botanique et le mois que je voulais consacrer à étudier les rochers de -Chamonix se passa presque tout entier à me demander ce que j'allais -taire, ce que je pouvais faire, et où. Le hasard avait voulu qu'on -m'eût dévolu pour guide un brave garçon très ordinaire, Michel -Devouassoud, qui connaissait les endroits les plus fréquentés par les -touristes, mais voilà tout. Je fis des ascensions, je humai le bon air, -et j'évoquai à nouveau mes pensées de Fontainebleau au bord de -sources plus douces. Le passage cité plus haut, du ii décembre, le -seul où il soit question de ce voyage, me semble particulièrement -intéressant; il montre que l'inspiration qui a donné une forme à ces -pensées nouvelles dans _Modern Painters_ m'est venue pendant que -j'accomplissais le seul devoir désagréable auquel je fusse fidèle: -aller à l'église!--et cela deux années de suite, à Genève, qui est -bien en vérité ma mère patrie. - -Nous rentrâmes en Angleterre, en 1842, par le Rhin et les Flandres; -c'est à Cologne et à Saint-Quentin que je fis les derniers dessins -exécutés dans ma vieille manière. Celui de la Grande Place de -Cologne, que j'ai donné à Osborne Gordon, est peut-être encore chez -sa sœur, Mrs Pritchard. Le Saint-Quentin a disparu. - -Quelle joie, au retour, de nous retrouver à Herne Hill et d'accrocher -dans la petite salle à manger les adorables aquarelles que Turner avait -faites pour moi: Ehrenbretstein et Lucerne. Hélas! les beaux jours de -Herne Hill, et bien des joies avec eux, étaient terminés. - -Peut-être ma mère avait-elle parfois--à Hampton Court, à Chatsworth -ou à Isola Bella--permis à son âme paisible de rêver d'un plus grand -jardin. De temps à autre quelque camarade d'Oxford à gland d'or venait -de Cavendish ou de Grosvenor Square pour me voir; dans ces cas-là, nous -n'avions à lui offrir, pour s'y laver les mains, que la petite pièce -du fond, en face de la nursery. Les affaires prospérant, mon père -lui-même vint à penser que cela ferait bon effet, sur les clients de -la campagne, si on leur offrait leur sherry dans une pièce où ils -eussent la place d'étendre leurs jambes. Et maintenant que j'étais -majeur, bachelier des arts d'Oxford, etc., n'avais-je pas besoin, _moi_ -aussi, d'une installation plus importante? - -Eh bien! non, mon cher lecteur, la maison me satisfaisait pleinement -telle qu'elle était; mais depuis ma plus tendre enfance, dès le jour -où j'avais su me servir d'une bêche, j'avais rêvé de creuser un -canal, et d'y établir des écluses comme Harry, dans _Harry et Lucy_. -Or, dans la prairie, derrière la maison de Denmark Hill--heure de -faiblesse, heure de tentation--je voyais la possibilité de creuser un -canal avec autant d'écluses que l'on voudrait dans la direction de -Dulwich. - -Évoquant tous ces vieux souvenirs, je constate avec surprise à quel -point j'étais enfant, extraordinairement enfant; je m'amusais d'un -rien. Et en même temps, à certains égards, je voyais plus loin que -tous les rois de Naples et tous les cardinaux de Rome. - -Néanmoins, nous hésitâmes longtemps, pesant le pour et le contre, -discutant les avantages et les inconvénients de Denmark Hill. Ma mère, -très sagement et un peu tristement, disait que cela venait bien tard -pour elle. À son âge, pourrait-elle s'occuper d'un grand jardin? Et -mon père, qui sentait qu'à côté de très bonnes raisons il y avait -une question d'amour-propre, était presque aussi troublé que lorsqu'il -s'était agi d'acheter son premier Copley Fielding. - -Enfin, le bail de la plus grande maison fut signé et chacun de -s'écrier que nous avions eu bien raison; ma mère jouissait vraiment de -ranger ses pots de fleurs sur les gradins de la serre, et la vue des -fenêtres de la salle à manger, sur de belles prairies verdoyantes, -était adorable. Nous achetâmes trois vaches; nous écrémions notre -lait et faisions notre beurre. Il y avait aussi une écurie et une cour -de ferme avec une grande meule de foin et une étable à porcs; et une -loge, si bien que le concierge pouvait arrêter les indiscrets avant -qu'ils ne vinssent sonner à la porte. - -Hélas! en dépit de toutes ces raisons d'être heureux, nous ne le -fûmes jamais autant qu'à Herne Hill, nous ne nous sentîmes plus -jamais «at home». - -À Champagnole, au contraire, comme à Chamonix, à l'hôtel de la -Cloche à Dijon, à l'hôtel du Cygne à Lucerne, nous étions chez -nous. C'était encore un peu de notre vie d'autrefois. Bien que nous -ayons connu de belles années dans la maison de Denmark Hill, notre -nouvelle manière de vivre ne nous plaisait pas autant que l'ancienne: -les pêches que l'on récoltait à pleins paniers n'avaient pas la même -saveur que les douze ou vingt pêches du vieux jardin; et toutes les -pommes du grand verger ne valaient pas les quelques pommes de Sibérie -de Herne Hill. - -Et après tout, je n'ai pas creusé mon canal! L'idée d'Harry, -construisant des écluses à lui tout seul, m'avait toujours semblé -trop grandiose, inimitable, sinon incroyable; de plus je n'avais jamais, -jusqu'au jour où ce fut nécessaire, essayé de calculer le débit de -l'eau. Les jardiniers réclamaient pour la serre tout le contenu des -réservoirs. Je vis que tout ce que je pourrais obtenir, ce serait un -fossé sans eau, incommode pour les vaches, et j'y renonçai, mais -l'idée séductrice continua de hanter mon cerveau et, vingt ans plus -tard, je fis installer quelques jets d'eau à l'instar de Fontainebleau. - -L'année suivante, il ne fut pas question de voyager; nous nous -contentâmes d'arpenter en tous sens les allées de nos nouveaux -jardins. Et puis, pendant l'hiver, je fus occupé du premier volume des -_Modern Pointers_ et pendant l'été, je dus à plusieurs reprises aller -à Oxford: ainsi le voulait le règlement. Rien dans mon journal de -cette époque ne mérite d'être relevé, si ce n'est un court passage -sur le vitrail de l'église de Camberwell, qui se rapporte à des choses -qui se sont passées beaucoup plus tard. - -Le premier volume des _Modern Pointers_ a dû paraître le jour de la -fête de mon père; le succès en fut assuré dès la fin de l'année, -et le 1er janvier 1844, mon père, «comme cadeau de jour de l'an, -m'offrit le _Slaver_». Il n'hésitait plus maintenant, il savait ce qui -me ferait plaisir. Je l'accrochai au pied de mon lit dès le lendemain, -comme mon propre _Loch Achray_ d'autrefois. Le plaisir que donne à son -auteur une première œuvre, un premier tableau, chacun peut le deviner; -mais les joies que me procurait un nouveau Turner, personne ne saurait -les imaginer, et je renonce à les décrire. - -Pour achever mon second volume (qui n'était nullement destiné à être -ce qu'il est devenu), j'avais besoin de retourner à Chamonix. Ce voyage -devait être exclusivement un voyage de montagnes--dans les Alpes -centrales--et le Ier juin 1844 nous nous trouvions une fois de plus, et -avec quelle joie, sur les bords du lac Léman. - - -_La jeunesse de Ruskin est finie. Viendront ensuite les journées de son -adolescence, où sa pensée continuera de se développer, où se -préciseront ses théories d'esthétique, et puis ce sera la vie. Mais, -tout entière, cette vie se ressentira de la formation de sa -sensibilité et de son intelligence dans la petite maison de Herne Hill, -sous les amandiers en fleurs du jardin, ou dans la berline qui le mène -vers les Alpes, Rome, Venise, le Campo Santo... Les années de jeunesse -sont celles qui contribuent pour la plus large part à la formation du -tempérament et du caractère, et ce récit tout imprégné de -fraîcheur, d'éveil passionné à la vie, nous fait comprendre le -maître de Brantwood mieux que ses livres les plus réputés._ - -_Contraste frappant: c'est tout chargé d'années que Ruskin écrivit -ces_ Præterita _qui se poursuivent par le récit de son existence -jusqu'après la mort de son père. Et lorsque la plume lui tomba des -mains, en 1900, laissant inachevé ce document précieux pour tous ceux -qui ont senti et compris le charme de cet esprit à la fois si -ingénieux, si vaste et si original, Ruskin était bien près de fermer -les yeux aux splendeurs des arts et de la nature qu'il avait tant -aimés._ - - -[Note 57: Sur un glacier, à mi-chemin du ciel, Dormant mon dernier -sommeil.] - -[Note 58: Voulant dire par là, je suppose, le sentiment de ce qui -pouvait le mieux faire tableau.] - -[Note 59: On peut être «simplement» reçu à son examen de -baccalauréat ou en sortir avec des «honours» dont il y a plusieurs -classes. (Note du traducteur.)] - -[Note 60: Ecclésiaste, III. 11.] - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for -copies of this eBook, complying with the trademark license is very -easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation -of derivative works, reports, performances and research. Project -Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may -do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected -by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country other than the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you will have to check the laws of the country where - you are located before using this eBook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm website -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that: - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of -the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set -forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation's website -and official page at www.gutenberg.org/contact - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without -widespread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/64645-0.zip b/old/64645-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index ebb6d23..0000000 --- a/old/64645-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h.zip b/old/64645-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 5daf978..0000000 --- a/old/64645-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h/64645-h.htm b/old/64645-h/64645-h.htm deleted file mode 100644 index f067b38..0000000 --- a/old/64645-h/64645-h.htm +++ /dev/null @@ -1,12417 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Præterita, by John Ruskin. - </title> - <style type="text/css"> - -body { - margin-left: 10%; - margin-right: 10%; - background-color: #FFF3E6 -} - - h1,h2,h3,h4,h5,h6 { - text-align: center; /* all headings centered */ - clear: both; -} - -p { - margin-top: .51em; - text-align: justify; - margin-bottom: .49em; -} - -.p2 {margin-top: 2em;} -.p4 {margin-top: 4em;} -.p6 {margin-top: 6em;} - -hr { - width: 33%; - margin-top: 2em; - margin-bottom: 2em; - margin-left: auto; - margin-right: auto; - clear: both; -} - -hr.tb {width: 45%;} -hr.chap {width: 65%} -hr.full {width: 95%;} - -hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} -hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;} - -ul.index { list-style-type: none; } -li.ifrst { margin-top: 1em; } -li.indx { margin-top: .5em; } -li.isub1 {text-indent: 1em;} -li.isub2 {text-indent: 2em;} -li.isub3 {text-indent: 3em;} - -table { - margin-left: auto; - margin-right: auto; -} - - .tdl {text-align: left;} - .tdr {text-align: right;} - .tdc {text-align: center;} - table.poem { margin-left: 3em;} -td.original { font-style: italic; text-align: left } -td.translated { text-align: left } - -.pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ - /* visibility: hidden; */ - position: absolute; - left: 92%; - font-size: smaller; - text-align: right; -} /* page numbers */ - -.linenum { - position: absolute; - top: auto; - right: 10%; -} /* poetry number */ - -.blockquot { - margin-left: 5%; - margin-right: 10%; -} - -.blockquot-half { - padding-top: 2em; - padding-bottom: 2em; - margin-left: 50%; -} - -.sidenote { - width: 10%; - padding-bottom: .5em; - padding-top: .5em; - padding-left: .5em; - padding-right: .5em; - margin-left: .5em; - float: left; - clear: left; - margin-top: .5em; - font-size: smaller; - color: black; - background: #eeeeee; - border: dashed 1px; -} - -.bb {border-bottom: solid 2px;} - -.bl {border-left: solid 2px;} - -.bt {border-top: solid 2px;} - -.br {border-right: solid 2px;} - -.bbox {border: solid 2px;} - -.center {text-align: center;} - -.right {text-align: right;} - -.smcap {font-variant: small-caps;} - -.u {text-decoration: underline;} - -.gesperrt -{ - letter-spacing: 0.2em; - margin-right: -0.2em; -} - -em.gesperrt -{ - font-style: normal; -} - -.caption {font-weight: normal; - font-size: 90%; - text-align: right; - padding-bottom: 1em;} - -/* Images */ -.figcenter { - margin: auto; - text-align: center; -} - -.figleft { - float: left; - clear: left; - margin-left: 0; - margin-bottom: 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 1em; - padding: 0; - text-align: center; -} - -.figright { - float: right; - clear: right; - margin-left: 1em; - margin-bottom: - 1em; - margin-top: 1em; - margin-right: 0; - padding: 0; - text-align: center; -} - -/* Notes */ -.footnotes {margin-top:2em; border: dashed 1px;} - -.footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} - -.footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} - -.fnanchor { - vertical-align: super; - font-size: .8em; - text-decoration: - none; -} - -.actor {font-size: 0.8em; - text-align: center;} - -/* Poetry */ -.poem { - margin-left:10%; - margin-right:10%; - text-align: left; -} - -.poem br {display: none;} - -.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} -.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i1 {display: block; margin-left: .45em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i2 {display: block; margin-left: 1em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i3 {display: block; margin-left: 2em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i4 {display: block; margin-left: 3em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i6 {display: block; margin-left: 4em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} -.poem span.i8 {display: block; margin-left: 7em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} - -/* Transcriber's notes */ -.transnote {background-color: #E6E6FA; - color: black; - font-size:smaller; - padding:0.5em; - margin-bottom:5em; - margin-top:2em; - font-family:sans-serif, serif; } - - </style> - </head> -<body> - -<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Praeterita, by John Ruskin</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<table style='min-width:0; padding:0; margin-left:0; border-collapse:collapse'> - <tr><td>Title:</td><td>Praeterita</td></tr> - <tr><td></td><td>souvenirs de jeunesse</td></tr> -</table> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: John Ruskin</div> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Translator: Mme Gaston Paris</div> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: Robert de La Sizeranne</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: February 28, 2021 [eBook #64645]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA ***</div> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<img src="images/praeterita_cover.jpg" width="500" alt="" /> -</div> - - -<h2>JOHN RUSKIN</h2> - - -<h3>«PRÆTERITA»</h3> - -<h3>Souvenirs de Jeunesse</h3> - - - -<h4>TRADUCTION DE</h4> - -<h4>M<sup>me</sup> GASTON PARIS</h4> - - - -<h4>PRÉFACE DE</h4> - -<h4>R. DE LA SIZERANNE</h4> - - - - -<h4>PARIS</h4> - -<h5>Librairie Hachette et C<sup>ie</sup></h5> - -<h5>79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79</h5> - -<h5>1911</h5> - - -<hr class="r5" /> - -<div class="figcenter" style="width: 400px;"> -<img src="images/figure01.jpg" width="400" alt="" /> -</div> - -<hr class="r5" /> - - -<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4> - - -<p>Chapitre I. <a href="#LES_SOURCES_DE_LA_WANDEL">Les sources de la Wandel</a><br /> -Chapitre II. <a href="#HERNE_HILL">Herne Hill.—Les amandiers en fleur</a><br /> -Chapitre III. <a href="#LES_RIVES_DE_LA_TAY">Les rives de la Tay</a><br /> -Chapitre IV. <a href="#SOUS_DE_NOUVEAUX_MAITRES">Sous de nouveaux maîtres</a><br /> -Chapitre V. <a href="#LE_PARNASSE_ET_LE_PLYNLIMMON">Le Parnasse et le Plynlimmon</a><br /> -Chapitre VI. <a href="#SCHAFFHOUSE_ET_MILAN">Schaffhouse et Milan</a><br /> -Chapitre VII. <a href="#PAPA_ET_MAMAN">Papa et maman</a><br /> -Chapitre VIII. <a href="#VESTER_CAMENAE">Vester, Camenæ</a><br /> -Chapitre IX. <a href="#LE_COL_DE_LA_FAUCILLE">Le col de la Faucille</a><br /> -Chapitre X. <a href="#QUEM_TU_MELPOMENE">Quem tu, Melpomène</a><br /> -Chapitre XI. <a href="#LE_CHOEUR_DE_CHRIST_CHURCH">Le chœur de Christ Church</a><br /> -Chapitre XII. <a href="#LA_CHAPELLE_DE_ROSLYN">La chapelle de Roslyn</a><br /> -Chapitre XIII. <a href="#MAJORITE">Majorité</a><br /> -Chapitre XIV. <a href="#ROME">Rome</a><br /> -Chapitre XV. <a href="#CUMAE">Cumæ</a><br /> -Chapitre XVI. <a href="#FONTAINEBLEAU">Fontainebleau</a></p> - - -<hr class="r5" /> - - -<h4>INTRODUCTION</h4> - -<p> -<i>Voici un livre qui fera mieux aimer Ruskin à ceux qui l'aiment et qui -le rendra encore un peu plus antipathique aux autres. Car il y a mis -plus de lui-même que dans ses grands ouvrages. C'est toute une vie, ou -du moins toute une jeunesse racontée par le vieillard qui l'a vécue, ce -sont les choses passées de cette vie</i>: Præterita... -</p> - -<p> -<i>Ce récit fut commencé en 1882, sur les instances d'un ami de Ruskin, -le professeur américain Charles-Eliot Norton: il ne fut jamais fini. -Ruskin l'écrivait morceau par morceau, luttant contre le mal cérébral -qui le minait. Une première atteinte en 1876, d'autres en 1881, en 1882 -et en 1885, l'avaient brisé, semblait-il. Il passait pour fou. Mais, -dans les intervalles de cette folie qui n'était que de l'anémie, -c'est-à-dire dans les brefs regains de force célébrale, il se -remettait à la besogne. Il suscitait des travaux chez ses jeunes -confrères, éditait leurs œuvres, faisait de nouveaux plans de -réforme sociale, enfin il racontait sa vie. Pendant l'été de 1889, -étant à Seascale, sur la côte de Cumberland, il crut bien qu'il -pourrait terminer cette autobiographie. Il avait résolu de la -poursuivre jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'année 1875. Il -n'avait plus que neuf chapitres à écrire, mais ses forces d'attention -baissaient de jour en jour. Il lui fallut s'avouer à lui-même que la -période active de son existence touchait à son terme. Il regagna sa -petite habitation de Brantwood, dans les bois, sur le lac de Coniston, -et entra dans ce repos du corps qui devait durer onze ans avant que -commençât enfin, pour lui, ce que les croyants appellent «le repos de -l'âme». Præterita demeura donc inachevé, comme ces portraits qu'on -trouve dans l'atelier d'un maître, après sa mort, posés sur le -chevalet, entourés de tout ce qui sert à les faire, avec le charme -d'un secret dont la clef a été emportée bien loin.</i> -</p> - -<p> -<i>Il faut savoir gré à M<sup>me</sup> Gaston Paris de nous avoir donné, -dans une traduction littérale et littéraire à la fois, ce portrait, tout -nouveau pour nous, de l'auteur des</i> Modern Painters. <i>Même après les -études si consciencieuses et si fouillées de M. Collingwood et -beaucoup plus tard de M. Jacques Bardoux, il est révélateur et, même -si l'on n'a rien lu encore de Ruskin ni sur Ruskin, il est attirant. Car -la parfaite sincérité du narrateur est évidente et les souffrances ou -les émotions d'une âme impressionnable à l'excès, ses puérilités -même nous intéressent toujours, dès que la vraisemblance en est -certifiée et garantie par la seule chose qui certifie et garantit la -vérité d'un portrait dont on n'a pas connu le modèle: la vie.</i> -</p> - -<p> -<i>Or, ici, la figure est bien vivante: ses bizarreries se justifient -toutes seules, ses traits se rejoignent, se balancent et s'expliquent -les uns par les autres. Et dans cette ébauche de visage qu'est -l'enfance d'un homme, nous trouvons déjà le trait de «dissemblance» -qui nous explique en quoi différera des autres la figure définitive -tracée plus tard par le burin des jours.</i> -</p> - -<p> -<i>Ce trait de dissemblance, c'est la passion de la nature pour -elle-même, en dehors de toute idée utilitaire, ou morale, ou -religieuse, ou expressément littéraire. Ce grand trait a été souvent -méconnu, encore que très visible, parce que Ruskin, pour gagner les -foules à son enthousiasme, a fait appel à des sentiments auxiliaires -infiniment plus répandus, chez ses compatriotes, que le goût de -l'esthétique. Et, comme il avait d'ailleurs été formé, tout jeune, -par une forte discipline religieuse et</i> tory, <i>ce fut très -naturellement qu'il parla aux Anglais de son temps la langue la plus -propre à les attirer à sa religion. Mais cette religion était bien -celle du Beau, telle qu'un artiste l'éprouve directement dans la -nature. Ce fut bien là «le Dieu qui réjouit sa jeunesse» et qui, -lorsqu'il ne crut plus à aucun autre, bénit encore son âge mûr.</i> -</p> - -<p> -<i>J'ai dit le «Beau» et je n'ai pas dit «l'Art» parce qu'en effet, -bien que Ruskin ait écrit sur l'Art, ce ne sont pas les œuvres d'art -qui l'attirèrent tout d'abord, et que ce ne fut jamais l'œuvre d'art -qui l'occupa tout entier. «Il vaudrait mieux que tous les tableaux -vinssent à périr que si les oiseaux cessaient de faire leurs nids!» -Ce mot de lui le peint assez. Maintes fois, on le vit plus touché par -une belle loi morale que par une réussite technique et moins -préoccupé de la survie du «buste» que du bonheur de la «cité». -Jamais il n'eût compris ni toléré qu'on développât devant lui ce -chétif paradoxe des «droits de l'Art», supérieurs à l'honnêteté -et à la droiture de la vie, dont depuis si longtemps on nous rebat les -oreilles. Et voilà, précisément, ce qui l'a fait considérer comme -plus moraliste qu'artiste par une critique toujours prête à confondre -la Beauté infinie et infiniment diverse de la Nature avec les -traductions et interprétations que nous en donne l'Art; lorsqu'au -contraire, s'il est un signe à quoi l'on reconnaisse l'artiste et qui -le distingue nettement de l'amateur d'art, du collectionneur ou du -critique, c'est que celui-là démêle directement les nuances les plus -subtiles et les caractères les plus essentiels de l'objet même, tandis -que ceux-ci ont besoin qu'il les leur ait démêlés et montrés pour -les bien voir et pour les admirer!</i> -</p> - -<p> -<i>Ruskin n'eut jamais, à aucun moment, besoin d'un paysagiste pour lui -révéler un paysage. Tout enfant, avant d'avoir couru les musées, il -se passionnait pour les couleurs; pour «les spalts semés de galène», -pour les formes des montagnes du pays de Galles, pour les jeux de -lumière sur le velours cramoisi de la chaire où parlait le pasteur. Il -ombrait en cobalt un cyanomètre pour mesurer le bleu du ciel: il -dessinait constamment, en voyage, prenant des croquis au vol. Il -recherchait les causes de la couleur des eaux du Rhin. Vieillard, il -renonça aisément aux musées, mais ne put jamais se passer du bois, du -lac, de la montagne. Il vendit ses tableaux, mais il garda sa fenêtre -ouverte sur le tableau toujours changeant des matins et des soirs. À -cette passion il sacrifia tout. Il est vrai qu'il préféra souvent une -beauté morale à un tableau de maître, mais il préféra toujours un -bel effet de soleil à tous les traits de vertu et de morale qu'on a pu -accumuler dans les rapports à l'Académie, depuis la fondation du Prix -Montyon.</i> -</p> - -<p> -<i>Cette passion tenait d'abord à son tempérament. Il était né -artiste, d'une sensibilité aiguë à tous les phénomènes de la forme -et de la couleur et d'une assez grande médiocrité dans tout le reste: -«Ma mémoire n'était que moyenne, avoue-t-il, et je n'ai jamais vu un -enfant plus incapable de jouer la comédie ou de raconter une histoire; -d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la -chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique.» Il dit -ailleurs; «Une autre disposition, étrangement tenace chez moi, c'est -cette impossibilité de m'intéresser à une autre chose qu'à des -choses proches ou tout au moins visibles et présentes.» De même, -l'algèbre l'ennuyait, il ne put dépasser les équations du second -degré, mais la géométrie le ravissait et il était toujours prêt à -transformer les raisonnements en figures tangibles ou, au moins, -mesurables. L'horreur de l'abstrait et de l'embrouillé, le besoin -quasi-physique de la forme habillant l'idée, la rapidité à saisir les -rapports «esthétiques» des choses entre elles, tout cela l'inclinait -vers les sciences naturelles ou vers les créations artistiques, quelle -que fût son éducation et si peu favorable que pût être son milieu.</i> -</p> - -<p> -<i>Mais justement, son éducation et son milieu furent favorables. Non pas -au regard superficiel d'une biographie de dictionnaire ou -d'encyclopédie. Être ne près d'un office de marchand de vins, en -pleine Cité, être élevé par une mère protestante rigide, avec de la -Bible chaque jour, et jamais d'excitation dramatique, théâtrale, ni -«artistique» d'aucune sorte, peut paraître, au premier abord, comme -la pire des préparations à la «vie esthétique». Et l'intérêt de -la présente autobiographie est précisément qu'elle nous montre -comment, du milieu le moins artiste de Londres, chez le peuple le moins -artiste de l'Europe, à l'époque la moins heureuse en artistes, a pu -sortir le plus pénétrant visionnaire qui ait écrit sur l'Art. C'est -que la vraie formation de l'artiste n'est point du tout la pénétration -des œuvres d'art, mais l'observation enthousiaste et patiente de la -Nature, et qu'à vivre dans les musées, il se forme, dans l'homme, un -tact de collectionneur, mais non pas une âme de révélateur de -beauté. Ce qui fut favorable au développement esthétique, chez -Ruskin, ce fut la vie sobre, silencieuse et solitaire, à la campagne, -puis, un peu plus tard, les voyages attentifs et dépourvus de tout -autre intérêt que des sensations pures.</i> -</p> - -<p> -«<i>C'est une sensation particulièrement délicieuse, dit-il, que de -parcourir les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit. -L'oreille conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité -absolue; le sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si la voix est -gutturale, souple ou suave, tandis que l'attitude, le geste, -l'expression du visage prennent la valeur qu'ils ont dans la -pantomime.» Tout l'être était préparé pour vivement sentir. «Je -noterai, dit-il, une très grande délicatesse du palais et des autres -sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute -espèce de gâteaux, vins, sucreries...</i>» -</p> - -<p> -<i>Éducation veut dire aussi exemple. Ruskin avait sous les yeux -l'exemple de son père, à la fois passionné de spectacles naturels, -curieux de les reproduire par le dessin et physiologiquement doué au -point d'être le meilleur dégustateur de crus rares et non pas -simplement le plus grand importateur de Xérès. Si la faculté -artistique ou esthétique tient bien plus à des conditions -physiologiques et à un développement des sens qu'à une disposition -intellectuelle et à un remplissage de la mémoire, on voit que Ruskin -était bien mieux préparé à sa tâche par ses instincts de -naturaliste et par son milieu bourgeois que le rat de bibliothèque ou -le policeman qui se promène dans la National Gallery peuvent l'être -par ce qu'ils lisent ou ce qu'ils voient tous les jours.</i> -</p> - -<p> -<i>Aussi, qu'on le note bien, ne sont-ce pas du tout les tableaux et les -statues qui l'attirent durant les voyages qu'il fait dans sa jeunesse, -mais les formes changeantes du ciel et de la terre qu'il tente de -reproduire, et tous ceux d'entre nous qui ont vu ses dessins savent avec -quelle justesse, quelle unité d'impression et quelle sobriété!</i> -</p> - -<p> -<i>À Gênes, il ne cherche même pas à voir les Van Dyck qui sont dans -les palais, mais il erre dans le dédale des petites rues et dessine -«l'amphithéâtre des maisons qui entourent la rade, soutenues par -leurs vieilles arches». À Florence, il n'est frappé par rien, ne -comprend rien, n'éprouve, du fait de l'art, qu'une commotion violente: -Michel-Ange! Mais, partout, il est attentif aux moindres «passages» de -tons et de couleurs, et tente d'en découvrir les raisons. C'est plus -tard, seulement, que cette passion pour «la chose vue» l'amène à -étudier chez les grands artistes comment ceux-ci l'ont vue. Et ayant, -maintes et maintes fois, observé dans la nature les effets de Turner, -il se prend d'enthousiasme la première fois qu'il découvre ce qu'en a -tiré Turner. Mais sans Turner et sans aucun artiste, Ruskin aurait -été Ruskin et aurait pu écrive la plus grande partie des</i> Modern -Painters. <i>Voilà le grand trait de dissemblance qui le sépare des -autres écrivains d'art. Leur vocation a été décidée par la vue -d'œuvres d'art qui parfois les ont amenés à observer, çà et là, les -beautés de la Nature. Sa vocation à lui a été décidée par cette -observation directe. Leurs découvertes n'ont jamais été que des -découvertes dans les limites d'un cadre de tableau; les siennes ont -été des découvertes dans le domaine même de la nature et il n'est -pas nécessaire d'avoir visité un seul musée pour les contrôler et -pour s'en saisir.</i> -</p> - -<p> -<i>Parmi les circonstances favorables à cette formation esthétique, j'ai -cité les voyages. Il ne s'agit pas du voyage tel que nous le -connaissons et tel que le fait, à travers les espaces, un boulet de -canon, mais de la promenade en chaise de poste, avec tous ses imprévus, -ses déconforts, mais aussi avec ses haltes fréquentes, ses changements -d'itinéraires possibles, ses longues contemplations du même horizon, -ses arrivées par les vieilles portes ou au moins par les vieilles -entrées des villes. «Courir la poste, en ce temps-là, était si -répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, aux cris -de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte -cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté -sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège -par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient -hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi -sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une -sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la -campagne...» À toutes ces conditions de confort et d'agrément, ajoute -Ruskin, le moderne touriste à la vapeur doit, en imagination, ajouter -celle qui domine toutes les autres: pouvoir partir de l'heure qu'on veut -et, si on est en retard, faire attendre les chevaux... Le voyage, ainsi -décrit, eût été anachronique pour un lecteur d'il y a vingt ans et -les itinéraires tracés par Ruskin l'eussent intéressé médiocrement. -Ce sont des impressions tout actuelles pour le touriste d'aujourd'hui et -les itinéraires suivis par l'auteur des</i> Modern Painters <i>sont -exactement ceux qu'ont recommencé de suivre les automobiles succédant, -sur les mêmes routes, après soixante ans d'interruption, aux chaises -de poste.</i> -</p> - -<p> -<i>On ne crie plus: «Des chevaux! des chevaux!» en arrivant aux -auberges. On réclame d'autres «moteurs» du marchand d'essence, debout -sur le pas de sa porte, entre ses bicyclettes et ses bidons. Le -pittoresque a perdu, sans doute, dans l'intérieur de la ville. Mais, en -pleine campagne, pourvu qu'on ne soit pas affolé de vitesse, on peut -retrouver beaucoup des impressions du voyage en chaise de poste qui -étaient perdues depuis les chemins de fer. On y sera aidé en lisant ce -livre. Des ombres voyageuses se lèveront pour flotter avec nous sur la -route solitaire, lorsque l'âcre parfum des herbes de la vallée semble -l'âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses -rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse, -torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une -heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais: tout ce -qu'évoquait à nos imaginations le voyage de nos pères vient repasser -devant nos yeux, aux lueurs rapides des fanaux de l'automobile. Les -pages qu'on va lire étaient oubliées, hier encore, comme nos grandes -vieilles routes de France, depuis soixante ans abandonnées pour la voie -ferrée. Aujourd'hui, les routes se remplissent à nouveau et revivent. -Ces pages aussi.</i> Multa renascentur... -</p> - -<p style="margin-left: 60%;">ROBERT DE LA SIZERANNE.</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4>PRÉFACE</h4> - -<p> -J'ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée -pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres. -</p> - -<p> -Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m'étendant un peu -longuement peut-être sur les choses que j'avais plaisir à me rappeler, -avec beaucoup de soin sur celles que je m'imagine pouvoir être utiles -aux autres; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui -n'avaient rien d'agréable, et dont le récit ne pouvait être d'aucun -profit pour le lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m'a paru plus -amusante que je n'avais pensé lorsque j'ai commencé à ressusciter -tout ce long passé avec ses méthodes d'étude et ses principes de -travail que je me crois en droit de recommander à d'autres -travailleurs—méthodes et principes que, très certainement, les -fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d'autant mieux qu'ils -seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu'ici, sans aucun -parti pris de cachotterie, je ne me suis jamais attaché à l'expliquer; -je trouvais même, je l'avoue, un certain plaisir, je mettais une -certaine coquetterie à courir le risque d'être incompris. -</p> - -<p> -Je trace ces quelques lignes de préface le jour anniversaire de la -naissance de mon père, dans la pièce qui, autrefois, me servait de -nursery, dans la vieille maison où, il y a juste soixante-deux ans, il -nous amenait, ma mère et moi: j'avais alors quatre ans. Ce qui, sans -cette pensée, pourrait, dans les pages qui vont suivre, sembler n'être -que le simple passe-temps d'un vieillard qui s'amuse à cueillir des -fleurs imaginaires dans les prairies de sa jeunesse, a pris, à mesure -que j'écrivais, la forme plus noble d'un respectueux hommage à la -mémoire de mes parents, ces parents auxquels je dois ce qu'il y a de -meilleur en moi, et dont le cher souvenir enlève même toute tristesse -au déclin de mes jours—si doux m'est l'espoir de les rejoindre -bientôt. -</p> - -<p style="margin-left: 10%;">Herne Hill, 10 mai 1885.</p> - -<hr class="r5" /> - -<p><br /></p> - -<h4>«PRÆTERITA»</h4> - -<h4>SOUVENIRS DE JEUNESSE</h4> - -<hr class="r5" /> - - -<h4>CHAPITRE I</h4> - -<h4><a id="LES_SOURCES_DE_LA_WANDEL">LES SOURCES DE LA WANDEL</a></h4> - -<p> -Je suis, et mon père le fut avant moi, un enragé tory de la vieille -école; j'entends de l'école de Walter Scott et d'Homère. Si je cite -ces deux noms entre tant de grands écrivains tories, c'est que je les -aime particulièrement, qu'ils ont été mes maîtres. Je lisais les -romans de Walter Scott et l'<i>Iliade</i>, traduction Pope, d'un bout de la -semaine à l'autre, quand j'étais enfant; le dimanche, par contre, -c'était <i>Robinson Crusoë</i> et le <i>Pilgrim's Progress</i>, ma mère -ayant décidé dans son cœur de faire de moi un clergyman «évangélique». -Fort heureusement, j'avais une tante, encore plus évangélique que ma -mère, qui me faisait manger du gigot froid le dimanche, et je ne -l'aimais que chaud. Ce gigot froid a fait le plus grand tort aux idées -du <i>Pilgrim's Progress</i>. Et voilà pourquoi, en fin de compte, tout en -m'appropriant le noble et poétique enseignement de Defoe et de Bunyan, -je ne suis pas devenu un clergyman évangélique. -</p> - -<p> -Je recevais encore un meilleur enseignement, que j'y fusse disposé ou -non, tous les jours de la semaine. -</p> - -<p> -Walter Scott et Homère, c'était les lectures de mon choix; en même -temps, ma mère m'obligeait à apprendre par cœur de longs chapitres de -la Bible. De plus, il me fallait lire à haute voix, en prononçant -chaque syllabe et en articulant les noms les plus rébarbatifs, le Livre -Sacré, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, au moins une fois l'an. -C'est à cette discipline—patiente, très exacte et très -ferme—que je dois non seulement une connaissance de la Bible qui -m'a souvent été précieuse, mais la faculté que j'ai de me donner de -la peine, et aussi le meilleur de mon goût en littérature. Des romans -de Walter Scott, j'eusse pu facilement, à mesure que j'avançais en -âge, tomber à d'autres romans; et Pope aurait pu m'amener à prendre -l'anglais de Johnson ou de Gibbon comme type; mais quand j'eus -appris par cœur, non seulement le trente-deuxième chapitre du -<i>Deutéronome</i>, le CXVIII<sup>e</sup> psaume, le XV<sup>e</sup> -chap. de la I<sup>re</sup> aux Corinthiens, le Sermon sur la Montagne et -la plus grande partie de l'Apocalypse, comme j'ai toujours aimé à me -rendre compte par moi-même de ce que les mots veulent dire, il ne m'a -plus été possible, même aux jours de ma plus folle jeunesse, -d'écrire un anglais tout à fait de surface ou de convention. Tout au -plus aurais-je pu tomber dans l'innocente manie de pasticher le style de -Hooker ou de George Herbert. -</p> - -<p> -C'est donc à mes maîtres préférés, Scott et Homère, que je dois -mon toryisme, toryisme que toutes mes observations ultérieures et mon -expérience n'ont servi qu'à confirmer. J'entends par là un amour -sincère pour les rois et une horreur instinctive pour quiconque tentait -de leur désobéir. Il est vrai qu'Homère et Scott me donnaient -d'étranges idées sur les rois, idées qui sont fort démodées à -l'heure actuelle; car il est bon de remarquer que l'auteur de -l'<i>Iliade</i> aussi bien que celui de <i>Waverley</i> exigent de leurs -rois et de leurs partisans les tâches les plus héroïques. Tydée ou -Idoménée tuaient vingt Troyens pour un, et Redgauntlet harponnait plus -de saumons qu'aucun des pêcheurs du Solway; qui plus est—et cela -me remplissait d'admiration—non seulement ils accomplissaient plus -de hauts faits que les autres hommes, mais, toute proportion gardée, -ils en tiraient infiniment moins de profit; que dis-je, les meilleurs -d'entre eux étaient prêts à gouverner pour rien, laissant à leurs -partisans le soin de se partager le butin. À l'heure actuelle, il me -semble que l'idée de roi a changé et que le devoir des hauts -personnages a paru être en général de gouverner moins et d'en tirer -plus d'avantages. Si bien qu'il est fort heureux, pour mes convictions, -qu'au temps de ma jeunesse je n'aie pu contempler la royauté que de -loin. -</p> - -<p> -La tante qui me faisait manger du gigot froid le dimanche était une -sœur de mon père; elle habitait Bridge-end, dans la petite ville de -Perth, et avait un jardin plein de groseilliers à maquereau qui -descendait en pente jusqu'à la Tay; une petite porte ouvrait sur la -rivière qui courait vive et claire. Le courant rapide, les remous, les -tourbillons, quel monde infini, quel spectacle pour un enfant! -</p> - -<p> -Mon père avait débuté dans le commerce des vins, sans capitaux et -avec un stock considérable de dettes que lui avait légué mon -grand-père. Il accepta la succession et paya ce qui était dû, -jusqu'au dernier sou, avant de songer à rien mettre de côté, ce qui -le fit traiter d'imbécile par ses meilleurs amis. Pour moi, sans porter -un jugement sur ses idées que je savais en telles matières être au -moins aussi strictes que les miennes, j'ai fait graver sur la plaque de -granit de son tombeau qu'il fut «un marchand intègre». Plus tard, il -se trouva en situation de louer une maison dans Hunter Street, Brunswick -Square, dont les fenêtres, fort heureusement pour moi, donnaient sur un -étonnant poste d'eau où les tonneaux d'arrosage venaient se remplir. -Le nez collé aux vitres, je voyais de merveilleuses petites trappes se -soulever pour donner passage à des tuyaux qui avaient des airs -étranges de boas constrictors; je n'étais jamais las de contempler ce -mystère et le délicieux ruissellement qui en résultait. Les années -passant, je pouvais avoir alors quatre à cinq ans, mon père put se -donner le luxe, pendant les deux mois d'été, d'une chaise de poste à -deux chevaux pour faire la tournée chez ceux de ses clients qui -habitaient la campagne, ce qui était pour ma mère et moi l'occasion -d'un délicieux petit voyage. C'est ainsi, au petit trot, par les quatre -fenêtres de la voiture qui encadraient le paysage à la façon d'un -panorama, perché sur une petite banquette en avant (car, louant la -chaise pour deux mois, nous la faisions agencer et organiser à notre -gré), que je vis les grandes routes et même la plupart des routes -transversales de l'Angleterre, du Pays de Galles, la plus grande partie -des lowlands d'Écosse, jusqu'à Perth où, tous les deux ans, nous -passions l'été. Je lisais l'<i>Abbé</i> à Kinross, le <i>Monastère</i> à -Glen Farg, que je confondais avec «Glendearg», et j'étais aussi sûr -que la Dame Blanche avait vécu sur les bords du petit ruisseau de la -vallée des Ochils, que la reine d'Écosse dans l'île de Loch Leven. -</p> - -<p> -C'est ainsi que, pour mon plus grand profit, pendant toute mon enfance -et ma jeunesse, je visitai les plus beaux châteaux de l'Angleterre. Ces -magnifiques demeures m'inspiraient un respect, une admiration où il -aurait été impossible de relever la plus légère trace d'envie. Je -m'aperçus très vite, dès que je fus en âge de faire des observations -philosophiques, qu'il était infiniment préférable d'habiter une -modeste petite maison et d'avoir la joie de visiter Warwick et de -l'admirer, que d'habiter Warwick et de ne s'étonner de rien; en tous -cas, que Brunswick Square ne serait en rien plus agréable à habiter, -si l'on démolissait le château de Warwick. -</p> - -<p> -À l'heure actuelle, bien que j'aie reçu les plus aimables invitations -de venir visiter l'Amérique, il me serait impossible, fût-ce pour deux -ou trois mois, de vivre dans un pays assez malheureux pour ne pas -posséder de châteaux. -</p> - -<p> -Quoi qu'il en soit, toutes mes idées sur la royauté me venant surtout -du Fitz James de la <i>Dame du Lac</i>, et mes idées sur la noblesse du -Douglas de la même <i>Dame</i> ou du Douglas de <i>Marmion</i>, un -étonnement pénible envahit mon cerveau d'enfant lorsque je dus constater -que, de nos jours, les châteaux étaient toujours inhabités. Tantallon était -toujours debout, mais d'Archibald d'Angus, point. Stirling n'avait pas -changé, mais on n'y rencontrait pas de chevalier de Snowdon. Les -galeries, les parcs d'Angleterre étaient admirables, mais Sa -Seigneurie, M<sup>me</sup> la Duchesse, toujours en ville; c'était du moins -la réponse invariable des jardiniers ou des femmes de charge. Alors, je -faisais des vœux passionnés pour une «Restauration», une vraie -«Restauration», car je sentais vaguement que la tentative de Charles -II, ce n'était pas cela, bien que je portasse pieusement, le 29 mai, -une pomme de chêne dorée à ma boutonnière. La Restauration de -Charles II, pour moi, comparée à la Restauration de mes rêves, était -ce que la pomme de chêne dorée était à une vraie pomme. Avec les -années, la raison aidant, l'envie de manger de bonnes reinettes bien -sucrées plutôt que des pommes âcres et de voir des rois vivants -plutôt que des rois morts m'apparut comme aussi raisonnable que -romantique; et depuis, le principal objectif de ma vie a toujours été -de cultiver des reinettes, et mon espérance la plus chère, de voir des -rois<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. -</p> - -<p> -J'ai eu beau chercher, il m'a été impossible de donner à ces idées, -ou préjugés, une origine aristocratique; car je ne sais rien de mes -aïeux, soit du côté de mon père, soit du côté de ma mère, si ce -n'est que ma grand'mère maternelle était la propriétaire de la -«Tête du Vieux Roi», dans la rue du Marché à Croydon; que -n'est-elle encore de ce monde, et que ne puis-je lui peindre, comme -enseigne, la tête de Roi de Simone Memmi! -</p> - -<p> -Mon grand-père maternelle l'ai déjà dit, était marin et il avait -coutume de s'embarquer à Yarmouth, comme Robinson Crusoë; il ne -revenait que de loin en loin à maison où il ramenait la gaieté et la -joie. J'ai quelque idée qu'il était «dans les harengs» comme mon -père était «dans les vins», mais je ne sais rien de positif à cet -égard, ma mère se montrant toujours très réservée à ce sujet. Il -gâtait ma mère ainsi que sa cadette, autant qu'il était possible. Seule, -la moindre dissimulation—que dis-je?—la moindre exagération ne -trouvait pas grâce devant lui. Un jour qu'il avait pris ma mère en -flagrant délit de mensonge, il envoya sur l'heure la servante acheter -toute une poignée de ramilles neuves afin de la fustiger. «Cela ne me -fit pas aussi mal que s'il m'avait fouettée avec une seule baguette, -dit ma mère, mais cela me donna beaucoup à réfléchir». -</p> - -<p> -Mon grand-père mourut à trente-deux ans pour avoir voulu entrer à -Croydon à cheval plutôt qu'à pied. Il eut la jambe écrasée contre -le mur; la blessure s'étant envenimée, il en mourut. Ma mère avait -alors sept ou huit ans, elle allait chez Mrs Rice qui tenait un externat -assez fashionable pour Croydon. Elle y fut élevée dans les principes -évangéliques et devint une petite fille modèle; tandis que ma tante, -que les principes évangéliques faisaient cabrer, fut bientôt à la -fois l'enfant terrible et l'enfant gâté de la maison. -</p> - -<p> -Ma mère, qui avait beaucoup de moyens et une bonne dose d'amour-propre, -devenait tous les jours plus parfaite, sans se laisser intimider par les -railleries de sa cadette, qui pourtant l'adorait. Cette petite sœur -avait beaucoup plus d'esprit, infiniment moins d'orgueil et pas de sens -moral. Lorsque ma mère fut devenue une ménagère accomplie, on -l'envoya en Écosse pour diriger la maison de mon grand-père paternel. -Celui-ci était alors fort occupé à se ruiner; il ne tarda pas à y -parvenir et finit par en mourir. C'est alors que mon père partit pour -Londres; il trouva un emploi dans une grande maison de commerce où, -pendant neuf ans, il travailla sans prendre un seul jour de congé; au -bout de ce temps, il commença les affaires à son compte, paya les -dettes de son père et épousa sa perfection de cousine. -</p> - -<p> -L'autre petite cousine, ma tante, qui était restée à Croydon, avait -épousé un boulanger. Lorsque j'eus quatre ans—époque où mes -souvenirs commencent à se préciser—la situation commerciale de mon -père à Londres prenant tous les jours plus d'importance, on eût pu -constater un léger, oh! très léger embarras et tout à fait -inexplicable pour moi comme enfant, entre notre maison de Brunswick -Square et la boulangerie de la rue du Marché à Croydon. Ce qui -n'empêchait pas que chaque fois que mon père était malade—et les -soucis et le travail l'avaient déjà durement marqué de leur -empreinte—nous nous en allions tous à Croydon pour nous faire gâter -par la bonne petite tante, et courir sur la colline de Duppas et dans -les bruyères d'Addington. -</p> - -<p> -Ma tante habitait une petite maison qui passe encore pour la plus belle -de la rue du Marché, avec deux fenêtres au second au-dessus de la -boutique; ce qui se passait dans ces régions supérieures m'inquiétait -peu, à moins que mon père n'y fût occupé à faire quelque dessin à -l'encre de Chine, auquel cas je m'asseyais près de lui et je le -regardais faire dévotement; mais ce que je préférais par-dessus tout, -c'était la boutique; le fournil et les pierres qui entouraient la -petite source de cristal (depuis longtemps, hélas! engloutie par -l'égout moderne); mon plus cher compagnon était le chien de ma tante, -Towzer, qu'elle avait recueilli par pitié, transformant la pauvre bête -errante, hargneuse et affamée, en un brave et bon chien plein de cœur: -procédé dont elle usa toute sa vie à l'égard de tous les êtres -vivants qu'elle croisa sur sa route. -</p> - -<p> -Pleinement satisfait d'avoir de loin en loin une vision des rivières du -Paradis, je vécus jusqu'à plus de quatre ans sans quitter pour ainsi -dire Hunter Street; l'été, et seulement pendant quelques semaines, -nous louions des chambres meublées dans de petits cottages à la -campagne (de vrais cottages, non des villas baptisées du nom de -chaumières), soit aux environs d'Hampstead, soit à Dulwich, chez «Mrs -Ridley», la dernière maison au bout du petit chemin bordé de haies -qui conduit aux plaines de Dulwich, et qui lui-même était tout fleuri -de boutons d'or au printemps et tout noir de mûres à l'automne. Mais -les souvenirs les plus précis qui me soient restés de cette époque -sont ceux qui se rapportent à Hunter Street. -</p> - -<p> -Le grand principe d'éducation de ma mère, c'était, grâce à une -étroite surveillance, de me préserver autant que possible de tout mal -et de tout danger; ceci admis, je pouvais m'amuser à ma guise, à -condition de n'être ni de mauvaise humeur, ni ennuyeux. La règle -établie voulait qu'on ne s'occupât pas de m'amuser; à moi de trouver -des jeux: les joujoux même étaient d'abord défendus; et la -commisération qu'excitait, chez ma tante de Croydon, mon dénuement -monastique à cet égard était sans borne. À l'occasion de mon jour de -naissance, une fois, pensant faire revenir ma mère sur sa -détermination grâce à la splendeur du cadeau, elle m'avait acheté le -plus beau polichinelle qu'elle eût pu trouver au bazar: un Polichinelle -et une mère Gigogne presque aussi grands que nature, vêtus d'écarlate -et d'or, et qui gesticulaient quand on les attachait au pied d'une -chaise. Ces pantins m'ont fait une grande impression; je les vois -encore, tandis que ma tante les faisait danser devant moi. Ma mère ne -dit rien d'abord—qu'aurait-elle pu dire?—mais, quelques heures -plus tard, tranquillement, elle déclara qu'elle ne trouvait pas bon que -j'eusse ces joujoux; et je ne les ai jamais revus. -</p> - -<p> -Je jouais d'ordinaire avec un trousseau de clefs, du moins tant que je -trouvai plaisir à regarder ce qui brille et à faire tinter ce qui -sonne; plus tard, j'eus une petite charrette et une balle; vers cinq ou -six ans, on me donna deux boîtes de morceaux de bois, bien lisses et -bien taillés. Avec ces modestes trésors, qu'à l'heure actuelle je -considère encore comme absolument suffisants, d'ailleurs fouetté -immédiatement dès que je pleurais, que je désobéissais ou que je -tombais dans l'escalier, je ne tardai pas à me créer de sûres et -sereines méthodes de vie et de mouvement. Je pouvais m'amuser toute la -journée à suivre le dessin et à comparer les nuances de mon tapis, à -examiner tous les nœuds du parquet; un autre divertissement était de -compter les briques des maisons d'en face; et je ne parle pas des -intermèdes passionnants que me procurait le remplissage du tonneau -d'arrosage au moyen de son serpent de cuir fixé à la colonne -ruisselante de la pompe, ou le procédé plus admirable encore par -lequel le cantonnier ouvrait avec sa grande clef de fer le robinet et -faisait jaillir un immense jet d'eau au milieu de la rue. Mais le tapis, -et les dessins de toutes sortes des rideaux, couvre-lits, papiers de -tenture, étaient mes plus précieuses ressources; l'intérêt qu'ils -m'inspiraient était tel que, lorsqu'on me conduisit chez Mr Northcote -qui devait faire mon portrait—je pouvais avoir trois ans ou trois ans -et demi—je n'étais pas avec lui depuis dix minutes que je -m'intéressais déjà à son tapis et que je lui demandais pourquoi il -avait des trous. Le portrait en question représente un joli enfant aux -cheveux blonds, en robe blanche, une robe de petite fille, avec une -large ceinture bleu de ciel, et des souliers du même bleu, qui -n'étaient pas moins larges pour les pieds que la robe pour le corps. -</p> - -<p> -On avait envoyé au vieux peintre tous les objets de ma toilette, afin -qu'il n'y eût rien de laissé au hasard; mais s'ils étaient à leur -place dans la nursery, ils étonnaient dans un portrait où je suis -représenté courant dans un champ sur la lisière d'une forêt. Les -troncs des arbres coupent transversalement le fond du tableau à la -manière de Sir Joshua Reynolds, tandis que deux collines rondes, du -même bleu que les souliers, s'élèvent à l'horizon. C'est sur ma -demande que Northcote avait mis ces collines; j'avais déjà été une -fois, peut-être deux fois en Écosse; ma bonne, une Écossaise, me -chantait lorsque nous approchions de la Tweed ou de l'Esk: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">For Scotland, my darling, lies full in thy view,</span><br /> -<span class="i0">With her barefooted lassies, and mountains so blue<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a>.</span> -</div></div> - -<p> -Et l'idée de collines dans un lointain bleu s'associait dans mon esprit -aux plus pures joies de la vie, c'est-à-dire au jardin de ma tante, le -jardin plein de groseilliers qui descendait en pente jusqu'à la Tay. -Mais le simple fait que j'eusse répondu au vieux Mr Northcote me -demandant ce que j'aimerais qu'il peignît comme fond à mon portrait -(et j'imagine qu'il dut être fort étonné de la netteté de ma -réponse), le simple fait que j'eusse répondu: «des collines -bleues», et non des groseilliers, me paraît—sans qu'il y ait -là, je crois, aucune tendance morbide à faire trop de cas de ma -personnalité—suffisamment curieux et plein de promesses de la part -d'un enfant de l'âge que j'avais alors. -</p> - -<p> -J'ajouterai qu'ayant été, ainsi que je l'ai dit déjà, régulièrement -fouetté toutes les fois que je me rendais insupportable, l'habitude -que j'avais prise de rester parfaitement tranquille enchantait -le vieux peintre; je pouvais en effet passer des heures immobile à -compter les trous du tapis ou à le regarder presser ses tubes, -opération qui me remplissait d'admiration; mais si j'aimais -à voir étaler les couleurs sur la palette, je ne me souviens pas de -m'être le moins du monde intéressé à la manière dont Mr Northcote -les posait sur la toile; mes idées sur l'art et les joies qu'il pouvait -procurer étaient alors indissolublement liées à la possession d'un -immense pot de peinture du plus beau vert et à un gros pinceau qui en -sortait tout ruisselant. Ma tranquillité faisait donc les délices du -vieux peintre; aussi supplia-t-il mon père et ma mère de permettre que -je posasse pour un de ses tableaux. Je représentais un enfant étendu -sur une peau de léopard, tandis qu'un homme des bois lui enlevait une -épine qu'il s'était enfoncée dans le pied. -</p> - -<p> -Jusqu'ici les méthodes de mon éducation aussi bien que les -circonstances ne pouvaient guère, il me semble, être plus favorables, -étant donné un enfant de mon tempérament; mais la manière dont je -fis mes débuts dans les lettres me paraît très contestable, et je -n'introduirai pas cette méthode dans les écoles de Saint-George sans y -apporter de grandes modifications. Je me refusais absolument à -apprendre à lire en séparant les syllabes, tandis que j'apprenais -facilement des phrases entières par cœur, montrant avec mon doigt et -sans me tromper tous les mots de la page à mesure que je les -prononçais. Seulement, il ne fallait pas les changer de place. Ce que -voyant, ma mère renonça aux leçons de lecture, espérant qu'avec le -temps je consentirais à adopter le système répandu de l'étude par -syllabes. Je continuai donc à m'amuser à ma manière, à apprendre des -mots entiers qui se gravaient dans ma tête comme des dessins. -</p> - -<p> -L'effort que je faisais ainsi pour saisir les mots en bloc m'était -facilité par l'admiration profonde que m'inspiraient les caractères -d'imprimerie que je me mis à copier, pour mon plaisir, comme d'autres -enfants auraient copié des chiens ou des chevaux. L'inscription -suivante, qui est le <i>fac-simile</i> de la première page de mes <i>Sept -Paladins du Christianisme</i> (à remarquer le caractère original de la -lettre L et la hauteur du G) est, je crois, une de mes premières -tentatives dans ce genre; et comme le Destin a voulu que les premières -lignes de la lettre écrite cinquante ans plus tard, où je faisais mes -recommandations à Mr Burgess, présente quelques traits de ressemblance -assez frappants, j'ai pensé qu'il serait intéressant de les reproduire -ensemble tels que. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 300px;"> -<img src="images/figure02.jpg" width="300" alt="" /> -</div> - -<p><br /></p> - -<p> -Ma mère, comme elle me l'a dit plus tard, m'avait solennellement -«voué à Dieu» dès avant ma naissance, suivant en cela l'exemple -d'Anne, la mère du prophète Samuel. On rencontre ainsi d'excellentes -femmes disposées à se débarrasser prématurément de leurs enfants: -sans doute, dans l'idée que les fils de Zébédée ne devant pas être -assis à la gauche et à la droite du Christ, elles peuvent espérer que -leurs propres fils pourront, dans l'éternité, occuper cette -respectable situation, surtout si elles le demandent très humblement -chaque jour au Christ. Elles oublient, hélas! dans leur simplicité, -que la chose ne dépend pas uniquement de Lui. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 300px;"> -<img src="images/figure03.jpg" width="300" alt="" /> -<div class="caption"> -<p class="center">Fac-similé de l'écriture de Ruskin.—LETTRE ÉCRITE -EN 1883.</p> -</div></div> - -<p> -«Voué à Dieu» voulait dire, pour ma mère, autant qu'elle se -comprenait, m'envoyer à l'Université, faire de moi un clergyman: je -fus donc élevé pour «l'Église». Mon père—que son âme repose en -paix!—qui avait la très mauvaise habitude de s'incliner devant la -volonté de ma mère toutes les fois que les choses avaient de -l'importance, et de faire à sa tête lorsqu'elles n'en avaient point, -souffrit sans mot dire que je fusse soustrait au commerce du vin de -Xérès, comme étant chose impure; peut-être, au fond, les ambitions -de ma mère à mon égard le flattaient-elles. Car je me souviens que -bien des années plus tard, causant avec un de nos amis, un artiste, -grand admirateur de Raphaël, qui se désespérait que j'eusse eu -l'audace d'exposer au public mes idées sur Turner et Raphaël, et -s'écriait: «Quel dommage! quel aimable clergyman il eût fait.—Oui, -reprit mon père les larmes aux yeux (larmes les plus vraies, -larmes les plus tendres que jamais père ait versées) oui, il serait -devenu évêque.» -</p> - -<p> -Fort heureusement pour moi, ma mère, avec le sentiment qu'elle -remplissait un devoir, quels que fussent d'ailleurs ses secrets espoirs -d'avenir, me conduisit de très bonne heure aux offices où, en dépit -de mes habitudes paisibles et du flacon d'or ciselé de ma mère que -l'on m'abandonnait dans ces grandes occasions, je m'ennuyais -affreusement. Je ne connaissais rien de plus triste que le banc de -l'église, pas de jour plus lugubre que le dimanche, pas d'endroit où -il me semblait plus difficile de se tenir tranquille. (Songez que, dès -le matin, on me retirait les livres que j'aimais le plus.) Aussi j'avais -l'horreur du dimanche, une horreur qui s'emparait de moi dès le -vendredi et que l'éclat du lundi et la perspective des sept jours qui -nous séparaient du service dominical n'arrivaient pas à contrebalancer. -</p> - -<p> -Il me restait pourtant dans l'esprit des bribes de sermons que -j'accommodais à ma façon et, de temps en temps, au retour, je -prêchais, accoté aux coussins du grand divan rouge qui me servait de -chaire; dans ces occasions-là, les amies les plus intimes de ma mère -joignaient les mains avec attendrissement et déclaraient que cela -dénotait des dispositions extraordinaires. Mon sermon, j'imagine, -était fort court, ce qui était d'un excellent exemple, et empreint de -la plus pure doctrine évangélique, car je me souviens qu'il -commençait par ces mots: «Ô mes frères, soyez bons!» -</p> - -<p> -Mes parents recevaient rarement et je n'étais jamais autorisé à venir -à table, même au dessert. Je n'eus cette permission que bien des -années plus tard, lorsque je sus casser proprement des noisettes. Ce -fut moi alors qui fus chargé de casser les noisettes des invités -(j'espère qu'ils ne jugeaient pas mon intervention indiscrète) mais il -m'était défendu d'en manger, fût-ce une seule, non plus d'ailleurs -qu'aucune autre friandise. Je me souviens encore du jour où, à Hunter -Street, ma mère, qui faisait des rangements dans la chambre aux -provisions, me donna trois grains de raisin sec, et je n'oublierai -jamais l'occasion où, pour la première fois, je mangeai de la crème -cuite. C'était dans le petit appartement meublé de Norfolk Street où -nous nous étions réfugiés pendant qu'on repeignait la maison. Mon -père, qui dînait dans la pièce du devant, avait laissé un peu de -crème sur son assiette et ma mère me l'apporta, dans la pièce du -fond. -</p> - -<p> -Mais afin que le lecteur puisse suivre plus facilement les progrès de -ma pauvre petite vie, progrès sur lesquels il trouve peut-être que je -m'étends trop complaisamment, il est nécessaire que je donne quelques -renseignements sur la situation commerciale de mon père à Londres. -</p> - -<p> -La maison de commerce dont il était le principal associé (je ne doute -pas que dans les vieilles maisons de la Cité on ne s'en souvienne) -avait installé ses bureaux dans un immeuble peu spacieux, situé dans -une petite rue de l'est de Londres—Billiter Street—l'artère -principale qui relie Leadenhall Street à Fenchurch Street. Les noms des -trois associés brillaient sur la plaque de cuivre de la porte, juste -au-dessous de la sonnette: Ruskin, Telford & Domecq. -</p> - -<p> -Le nom de Mr Domecq, en toute justice, eût dû occuper le premier rang, -car, en réalité, mon père et Mr Telford n'étaient que ses agents. Il -était le seul propriétaire du vignoble qui représentait la plus -grosse partie du capital de la maison de commerce, le vignoble de -Macharnudo, la colline de toute la péninsule hispanique la plus -réputée pour ses vins blancs. C'était la vendange de Macharnudo qui -fixait la qualité du vin de Xérès—sec ou doux—depuis le temps -de Henry V jusqu'à nos jours; la marne invariable et unique de cette terre -donnait au raisin une force que les années ne taisaient qu'accroître -et enrichir, sans jamais l'altérer. -</p> - -<p> -Mr Pierre Domecq, espagnol de naissance, je crois, et d'éducation -mi-partie française et mi-partie anglaise, était un homme plein de -délicatesse et du caractère le plus aimable. Était-il d'origine -noble? je n'en sais rien; comment était-il devenu propriétaire de son -vignoble? je n'en sais rien; quelle était sa situation dans la maison -Gordon, Murphy & C<sup>ie</sup>, où mon père était employé? je n'en -sais rien. Je sais seulement qu'il avait vu mon père à l'œuvre et que -lorsque la Société Murphy fut dissoute, il lui demanda d'être son -représentant en Angleterre. Mon père savait qu'il pouvait avoir une -confiance absolue dans la délicatesse de Mr Domecq, dans sa manière de -traiter les affaires. Peut-être avait-il moins de confiance dans son sens -pratique et dans son activité; en tous cas, il insista, bien que ne -mettant pas de capitaux dans l'affaire et ne touchant que des -commissions, pour être, aussi bien en nom qu'en fait, le chef de la -maison. -</p> - -<p> -Mr Domecq habitait le plus souvent Paris; il allait rarement en Espagne, -mais il n'en faisait pas moins prévaloir ses idées, lesquelles -étaient fort arrêtées, sur le mode de culture de ses vignobles. Il -avait autant d'autorité sur ses paysans qu'un chef de clan sur ses -hommes, maintenait les vins au plus haut, comme qualité et comme prix, -et laissait mon père libre d'organiser la vente à son gré. Le second -associé, Mr Henry Telford, avait mis dans l'affaire le capital -nécessaire pour que la maison de Londres pût marcher. Il possédait -une jolie maison de campagne à Widmore, près de Bromley. -</p> - -<p> -C'était le type accompli du gentilhomme campagnard anglais de fortune -moyenne. Célibataire, il vivait avec trois sœurs non mariées, -extrêmement cultivées et raffinées, simples et bonnes en même temps, -et qui, dans leurs vies si heureuses et si bienfaisantes aux autres, -m'apparaissent comme des figures de roman, les héroïnes d'un beau -conte, plutôt que des êtres réels. Mais ni dans les livres, ni dans -la réalité, je n'ai jamais entendu parler, ni vu personne qui -ressemblât à Henry Telford: doux, modeste, affectueux, plein de bon -sens. Il adorait les chevaux, sans qu'il y eût en lui rien qui sentît, -fût-ce de très loin, le champ de courses ou l'écurie. Je crois -pourtant qu'il ne manquait pas une réunion tant soit peu importante et -qu'il passait la plus grande partie de sa vie à cheval, chassant tant -que durait la saison de la chasse; mais il ne pariait jamais, n'avait -jamais fait de chute sérieuse et n'avait jamais blessé un cheval. -Entre mon père et lui régnait la confiance la plus absolue, et toute -l'amitié qui peut exister, quand la manière de vivre est aussi -différente. -</p> - -<p> -Mon père était très fier de la position sociale de Mr Telford; Mr -Telford admirait la capacité de travail de mon père, son instinct -commercial si sûr. -</p> - -<p> -Le concours actif de Mr Telford se bornait, en général, à deux mois -de présence au bureau, les deux mois d'été pendant lesquels mon père -prenait ses vacances; il suppléait aussi mon père pendant quelques -semaines au commencement de l'année, quand celui-ci faisait sa tournée -chez les clients. Dans ces cas-là, Mr Telford venait tous les matins de -Widmore à Londres à cheval, signait le courrier, lisait les journaux -et rentrait le soir à cheval. S'il y avait la moindre décision à -prendre, on en référait à mon père ou on attendait son retour. Tout -le monde à Widmore eût été disposé à faire, pour ma mère et pour -moi, les plus grands frais; mais ma mère se tenait sur la réserve: -elle sentait trop, dans ce milieu si cultivé—et elle avait trop de -fierté pour ne pas en souffrir—tout ce qui avait manqué à son -éducation première: le résultat en était qu'elle n'aimait guère à -frayer qu'avec ceux qu'elle sentait lui être, en quelque sorte, -inférieurs. -</p> - -<p> -Quoi qu'il en soit, Mr Telford, si étrange que cela paraisse, eut une -grande influence sur mon éducation. C'est, lui qui me fit cadeau, sur -le conseil de ses sœurs, je crois, de l'<i>Italie</i> de Rogers, édition -illustrée, au moment où elle parut. Et ce fut ce livre qui me donna -l'occasion d'étudier attentivement le travail de Turner; je puis donc -dire, en toute justice, que c'est ce cadeau qui a décidé ma vocation. -Mais la grande erreur des biographes superficiels est de prendre -l'accident pour la cause, quand la cause seule a de l'importance. Le -point essentiel à noter et à expliquer, c'est que je fusse en état de -comprendre l'œuvre de Turner dès que je la vis, et non par quel -hasard, ou en quelle année, je la vis pour la première fois. Le pauvre -Mr Telford, en tout cas, a toujours été tenu responsable, par mon -père aussi bien que par ma mère, de toutes les folies que m'a -inspirées Turner. -</p> - -<p> -Il fut mon bienfaiteur plus directement encore. Car avant que mon père -ne se crût en droit de louer une voiture pour notre petit voyage de -vacances, Mr Telford nous prêtait son «chariot». -</p> - -<p> -Or, le vieux chariot anglais, cette voiture légère à deux places, -est, sans contredit, la plus confortable des voitures de voyage quand on -est deux et même trois, surtout quand le troisième voyageur est un -enfant de trois à quatre ans. Haut suspendu, ce chariot permettait de -voir par-dessus les parapets de pierre et les haies qui bordent les -routes: il est vrai que, pour y monter, il fallait déplier un petit -marche-pied capitonné qui rentrait à l'intérieur de la portière. Ce -marche-pied était pour moi une des grandes joies du voyage, le voir -baisser et relever par les garçons d'écurie un délice—joie et -délice, il est vrai, gâtés par le désir, dirai-je l'ambition, de le -baisser et le relever moi-même. Cette ambition, ai-je besoin de le -dire, ne fut jamais satisfaite, ma mère craignant que je ne me -pinçasse les doigts. -</p> - -<p> -Le «dickey» (je m'étonne de n'avoir jamais eu l'idée de rechercher -l'origine de ce mot, et aujourd'hui il m'est impossible d'y arriver), -est ce siège élevé qui, dans la malle-poste royale, est occupé par -le conducteur de la diligence, siège devenu légendaire, même pour les -amateurs de littérature moderne, grâce à l'immortel colloque de Bob -Sawyer et de Sam; le «dickey», très en arrière dans la voiture de Mr -Telford, permettait d'allonger confortablement les jambes quand il vous -prenait fantaisie de respirer l'air du dehors par un jour de beau temps. -Sous le siège, il y avait place encore pour un grand coffre où l'on -fourrait au dernier moment quantité de petits paquets et de sacs. Ce -département des bagages était confié aux soins d'Anne, ma bonne; elle -emballait, surveillait, aussi habile à plier une robe qu'à faire -sauter des crêpes. Je vous prierai de remarquer que la précision et -l'adresse demandent autant d'esprit que d'invention et que, pour faire -une malle, comme pour diriger une bataille, la précision ne va pas sans -prévoyance. -</p> - -<p> -Parmi tous ceux qui manquent à l'appel, combien y en a-t-il, hélas! -quand on a passé la cinquantaine? Une des personnes que je regrette le -plus, après mon père et ma mère (je ne veux parler ici que des pertes -sérieuses, non des imaginaires), celle qui me manque, encore tous les -jours, c'est cette Anne, la vieille bonne de mon père et la mienne. -Entrée à quinze ans à la maison, elle y passa sa vie et consacra tous -ses talents à nous servir. Anne avait un goût naturel et la -spécialité de faire les choses les plus désagréables; elle excellait -dans le soin des malades et triomphait quand quelqu'un d'entre nous -était dans son lit. Mais Anne avait non seulement la spécialité de -faire les choses désagréables, elle avait encore celle de les dire; on -pouvait s'en rapporter à elle. Elle commençait par voir tout au pire, -par le déclarer très haut, avant de rien faire pour y remédier. Elle -avait, de plus, une répugnance honorable et toute républicaine à -exécuter les ordres tels qu'on les lui donnait, si bien que, lorsque ma -mère et elle eurent vieilli ensemble, qu'avec les années ma mère fut -devenue un peu exigeante, qu'elle attachait une certaine importance à -ce que sa tasse de thé fût posée à tel endroit sur la petite table -ronde, Anne avait toujours grand soin de la mettre du côté opposé. -Aussi ma mère me déclarait-elle gravement tous les matins à déjeuner -que, s'il y avait femme au monde que l'esprit malin possédât, c'était -bien la vieille Anne. -</p> - -<p> -En dépit de ces aspirations violentes mais brèves vers la liberté et -l'indépendance, la pauvre Anne fut toute sa vie la femme la plus -serviable; elle n'eut d'autre occupation, depuis l'âge de quinze ans -jusqu'à celui de soixante-douze, que de faire la volonté des autres, -de s'oublier elle-même: je n'ai pas entendu dire qu'elle ait jamais -fait mal à personne au monde, si ce n'est peut-être en économisant -quelques milliers de francs que ses héritiers se disputèrent après sa -mort; la pauvre femme n'était pas enterrée qu'ils étaient tous -brouillés. -</p> - -<p> -Le siège en question, réservé à Anne, était assez large pour que -mon père pût y monter quand le temps était beau et le paysage -engageant. La voiture toute chargée, bagages et le reste, roulait -aisément enlevée par de bons chevaux sur les routes très bien -entretenues des malles-poste; courir la poste, en ce temps-là, était -si répandu qu'aux relais, dans quelque pays qu'on se trouvât, au cri -de: «Des chevaux! des chevaux!» on voyait apparaître, sous la porte -cochère, le postillon en bottes et en veste de couleur voyante, monté -sur ses chevaux caparaçonnés qui trottaient gaiement. Pas de siège -par devant, pas de cocher; mais quatre larges vitres qui fermaient -hermétiquement, glissant l'une sur l'autre, et qui se baissaient aussi -sans la moindre peine. Ces glaces formaient un large cadre mouvant, une -sorte de fenêtre en saillie à travers laquelle on pouvait voir la -campagne. De ma place, la vue était plus étendue encore. J'étais -assis sur la malle qui contenait mes vêtements, une petite caisse -solide sur laquelle on avait fixé un coussin, et qui était posée de -champ, devant mon père et ma mère. Je ne les gênais pas et la vue de -ce siège haut perché était aussi étendue que possible. Lorsque le -paysage n'offrait rien de particulièrement intéressant, je trottais à -califourchon sur ma caisse, suivant les mouvements du postillon; le -coussin me tenait lieu de selle et les jambes de mon père, de chevaux; -au début, cela n'avait été qu'un simulacre, mais mon père m'ayant -imprudemment fait cadeau d'un fouet de postillon à manche d'argent, la -chose devint plus sérieuse; les jambes de papa pourraient le certifier. -</p> - -<p> -Ces vacances d'été, si délicieuses grâce à la bonté de Mr Telford, -commençaient en général vers le 15 mai—la fête de mon père était -le 10, et nous ne pouvions partir avant que cette solennité fût -accomplie. Ce jour-là, on me permettait de cueillir les groseilles à -maquereau, celles d'un certain groseillier contre le mur du nord, avec -lesquelles on faisait la première tarte de l'année—vacances, si l'on -veut, qui consistaient en une tournée chez les clients pour prendre les -commandes. Nous parcourions ainsi la moitié des comtés de -l'Angleterre; si c'était les comtés du Nord, nous poussions jusqu'en -Écosse pour voir ma tante. -</p> - -<p> -Notre manière de voyager était aussi méthodique, aussi réglée que -notre vie ordinaire. Nous faisions de quarante à cinquante milles par -jour, nous mettant en route d'assez bon matin afin d'arriver, sans nous -presser, pour le dîner de quatre heures. En général, nous partions -vers six heures, quand les prairies sont encore couvertes de rosée et -que les aubépines embaument l'air du matin. Si, dans notre course -d'après-midi, on pouvait visiter quelque château, surtout celui d'un -lord ou mieux encore d'un duc, mon père faisait dételer et nous -conduisait, ma mère et moi, à travers les appartements de gala. Je -nous vois, dans ce cas, parlant à voix basse à la femme de charge, au -majordome ou à toute autre autorité en fonction et recueillant -pieusement leurs récits. -</p> - -<p> -En analysant, plus haut, les impressions que m'ont laissées ces -expéditions, j'ai été un peu vite, j'ai anticipé le résultat, à -savoir qu'il est infiniment préférable de vivre dans une petite maison -que dans une grande. Ce qui est certain c'est que, jusqu'à ce jour, -tandis qu'il m'est impossible de passer devant un cottage couvert de -roses et de verdure sans désirer en être le propriétaire, je n'ai pas -encore rencontré le château qui m'ait fait porter envie au châtelain. -Et, bien qu'au cours de ces pèlerinages pieux, j'aie recueilli -quantité de renseignements d'art et de nature qui m'ont été -infiniment précieux, je constate qu'ils n'ont eu aucune influence sur -mon caractère, et que mon goût personnel, mon instinct naturel avaient -reçu une empreinte indélébile bien avant cette époque; je restais -attaché aux scènes modestes et simples de ma petite enfance entrevues -sous les toits rouges et bas de Croydon, au bord des petits cours d'eau -pleins de cresson au fond duquel dansait le sable d'or et où filaient -les vairons, en amont des sources de la Wandel. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>La C<sup>ie</sup> de Saint-George a été fondée pour l'encouragement de -la vie rurale, au détriment de la vie des villes; je ne concevais de -prospérité pour l'Angleterre, comme pour tout autre pays d'ailleurs, -quelle que fût la vie qu'on y menât, que si l'on y savait découvrir -des hommes capables d'exercer la Souveraineté royale, et si l'on -savait leur obéir.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Car l'Écosse, mon chéri, est là devant tes yeux.</span><br /> -<span class="i0">Avec ses filles aux pieds nus et ses montagnes bleues.</span> -</div></div></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE II</h4> - -<h4><a id="HERNE_HILL">HERNE HILL. LES AMANDIERS<br /> -EN FLEUR</a></h4> - -<p> -Lorsque j'eus quatre ans, mon père se trouva en situation d'acheter une -maison à Herne Hill, jolie colline verdoyante qui se trouve à quatre -milles au sud du «Standard in Cornhill», dont la solitude ombragée -n'a pas changé de caractère, au moins dans ses grandes lignes: -certaines splendeurs gothiques, auxquelles quelques-uns de nos plus -riches voisins se sont abandonnés en ces dernières années, sont les -seules innovations; encore sont-elles si gracieusement dissimulées par -les beaux arbres de leurs parcs que le passant inoffensif n'en est pas -offusqué; et lorsque je me promène sur la route, entre la taverne du -Renard et la station du chemin de fer, je pourrais m'imaginer que j'ai -encore quatre ans. -</p> - -<p> -Notre maison était la dernière, côté nord, du petit groupe perché -sur la crête même de la colline, là où le terrain s'aplatit et forme -une sorte de plate-forme semblable à celle où, sur le sommet du -Mont-Blanc, les neiges s'accumulent; mais il redescend bientôt par une -pente rapide jusqu'à notre vallée de Chamonix (ou plutôt de Dulwich); -la descente du côté de «Cold Harbour Lane»<a name="FNanchor_3_1" id="FNanchor_3_1"></a><a href="#Footnote_3_1" class="fnanchor">[3]</a> est beaucoup moins -raide. -</p> - -<p> -Au sud, la colline dévale à travers un joli pays jusque dans le vallon -de l'Effra (Effra pour Effrena, sans doute, qui signifie «débridée»; -pauvre petite rivière que l'on a, j'ai le regret de le dire, tout -récemment canalisée, murée, pour la plus grande commodité de Mr -Biffin, pharmacien, et autres); au nord, au contraire, elle se prolonge -en pente douce sur une longueur d'un demi-mille, prend sur la paroisse -de Lambeth le nom héroïque de «Champion Hill» et finit par se perdre -dans les plaines de Peckham et la barbarie rurale de Goose Green. -</p> - -<p> -Le groupe dont faisait partie notre maison se composait de deux maisons -jumelles couplées avec jardins, dépendances, le tout absolument -identique. Ce sont encore aujourd'hui les plus hautes; on les -aperçoit de Norwood; si bien que de la maison, une maison à trois -étages avec greniers, on avait, en ces jours bénis où les fumées -n'obscurcissaient pas complètement le ciel, une vue très étendue sur -les collines de Norwood où le soleil se levait en hiver; de l'autre -côté s'étendait la vallée de la Tamise. Avec une longue-vue on -pouvait apercevoir Windsor dans le lointain et à l'œil nu Harrow, -quand le temps était clair, à l'heure du coucher du soleil. Devant la -maison et derrière, s'étendaient deux jardins de taille moyenne. Celui -du devant était planté d'arbustes à feuilles persistantes, de lilas -et de faux ébéniers; le jardin du fond, qui pouvait avoir soixante -mètres de long sur dix-huit de large, était renommé aux alentours -pour ses poires et ses pommes, lesquelles étaient l'orgueil de notre -prédécesseur (honte à moi, j'ai oublié le nom d'un homme auquel je -dois tant). Il y avait encore un vieux mûrier trapu, un grand cerisier -qui donnait des cerises à chair blanche, un merisier du comté de Kent, -et, tout autour, une haie ininterrompue de groseilliers à grappes et de -groseilliers à maquereau. Surchargées quand venait la saison (car le -terrain était excellent) de fruits merveilleux que l'on voyait passer -du vert le plus doux à l'ambre doré et au rouge vermillon, leurs -branches épineuses s'inclinaient sous le poids des grappes de perles ou -de rubis. Quelle joie de les découvrir sous leurs belles et larges -feuilles, qui rappelaient celles de la vigne! -</p> - -<p> -La seule différence pour moi, entre ce jardin et celui du Paradis, tel -du moins que je me le représentais, c'est que dans le jardin de Herne -Hill, <i>tous</i> les fruits étaient défendus, et ensuite qu'il n'y avait -pas d'animaux avec lesquels on pût lier amitié; mais, sous tous les -autres rapports, ce petit coin était vraiment pour moi le Paradis; le -climat (était-il plus clément alors?) me permettait d'y passer la plus -grande partie de ma vie. Ma mère, qui me faisait travailler, -s'arrangeait pour que, si j'y mettais de la bonne volonté, toutes les -leçons fussent finies à midi. Mais si je ne savais pas ma leçon à -midi, tant pis pour moi, je restais jusqu'à ce qu'elle fût sue; en -général, et cela même quand la grammaire latine vint s'ajouter aux -Psaumes, j'étais libre avant le dîner d'une heure et pour le reste de -la journée. -</p> - -<p> -Ma mère, qui adorait les fleurs, jardinait, taillait auprès de moi, du -moins s'il me convenait de rester avec <i>elle</i>. Mais, si sa présence -n'était pas pour moi une gêne (car jamais je n'aurais eu l'idée de -faire en cachette quoi que ce soit que je n'eusse fait devant elle) elle -n'était pas non plus un très grand plaisir; habitué à vivre seul, -j'étais toujours occupé par une foule de petites affaires -personnelles; à sept ans, j'avais déjà une mentalité trop -indépendante, même vis-à-vis de mon père et de ma mère, et comme, -en dehors d'eux, personne ne s'occupait de moi, je m'étais organisé -une petite vie très égoïste, très heureuse, dans une suffisance de -jeune coq et l'indépendance solitaire d'un Robinson Crusoë, vie qui -m'apparaissait (comme il est naturel à tout animal à l'esprit -géométrique) comme le centre de l'univers. -</p> - -<p> -Ceci tenait en partie à l'extrême modestie de mon père, en partie à -son orgueil. Il avait une telle confiance dans le jugement de ma mère, -qu'il considérait, dans les choses de ce genre, comme très supérieur -au sien, qu'il ne se serait jamais avisé de la contrecarrer en rien au -sujet de mon éducation; d'autre part, avec l'idée fixe de faire de moi -un prélat aux grandes manières, ayant accès dans les coteries les -plus raffinées, les plus huppées, aussi bien dans les milieux mondains -que dans les milieux ecclésiastiques, les visites à Croydon, où -j'étais tout le jour avec la chère et simple tante et les petits -cousins boulangers, se firent de plus en plus rares. Pour voisiner avec -les habitants de la colline, il eût fallu risquer de troubler notre vie -si doucement égoïste; de sorte que, somme toute, il n'y avait pas un -être vivant à qui j'eusse pu m'intéresser de façon enfantine, si ce -n'est moi-même, quelques fourmilières que le jardinier dérangeait -sans cesse et un ou deux oiseaux à demi apprivoisés, car je n'ai -jamais eu ni le talent, ni la persévérance d'en apprivoiser un tout à -fait. Il est vrai de dire qu'à peine y en avait-il un qui prenait assez -confiance pour s'approcher, les chats le happaient. -</p> - -<p> -Cet état de choses donné, tout ce que je pouvais avoir d'imagination -se reportait sur les objets inanimés: ciel, feuilles, cailloux, tout ce -que l'on pouvait observer entre les murs du Paradis; ou encore, sous les -prétextes les plus futiles, mon imagination s'élançait dans les -régions de la fiction, du moins celles qui étaient compatibles avec -les réalités objectives de l'existence au XIX<sup>e</sup> siècle, aux -environs de Camberwell Green. -</p> - -<p> -Par bonheur, je trouvai sur ce chapitre, en mon père, un guide -excellent, et toujours disposé à se prêter à ma fantaisie lorsqu'il -pouvait le faire sans enfreindre aucune des règles instituées par ma -mère. Un de mes grands plaisirs était de le voir se raser; j'avais la -permission de monter dans sa chambre tous les matins (celle qui est -au-dessous de celle où j'écris à l'heure actuelle), et j'assistais, -immobile et muet, à cette grave opération. -</p> - -<p> -Je vois encore, au-dessus de la toilette, une aquarelle exécutée par -mon père sous la direction de Nasmyth père, à l'École supérieure -d'Édimbourg, je crois. Elle était faite dans la manière primitive que -le D<sup>r</sup> Munro enseignait à Turner au moment même où mon père était -au «High school»; c'est-à-dire dans ces demi-teintes à base de bleu de -Prusse ou d'encre ordinaire, et lavées en couleurs vives dans les -lumières. Elle représentait le château de Conway à l'embouchure de -la rivière, avec, au premier plan, une chaumière, un pêcheur et une -barque amarrée au bord de l'eau<a name="FNanchor_4_1" id="FNanchor_4_1"></a><a href="#Footnote_4_1" class="fnanchor">[4]</a>. -</p> - -<p> -Quand mon père avait fait sa barbe, il me racontait une histoire dont -l'aquarelle fournissait le sujet. Pure affaire de hasard, sans aucune -préméditation de la part de mon père, la curiosité que m'inspirait -ce pêcheur n'étant jamais satisfaite. Habitait-il la petite maison? -Où allait-il dans son bateau? On était convenu une fois pour toutes, -et pour avoir la paix, qu'il demeurait dans la chaumière et qu'il -allait pêcher du côté du Château. L'histoire ensuite se corsait de -souvenirs tirés de la tragédie de <i>Douglas</i> et du <i>Château -Fantôme</i>, deux pièces que mon père avait jouées dans sa jeunesse à -Édimbourg devant quelques amis et devant ma mère, alors dans toute -l'austérité de ses vingt ans et de son rôle de «housekeeper» modèle. Elle -avait, ce jour-là, fait taire les pieuses préventions que lui inspiraient -toutes espèces de représentations théâtrales, et celle-ci lui avait -laissé des souvenirs ineffaçables; elle ne se lassait pas, quand je -fus plus âgé, de me dire combien mon père était beau dans son -costume de Montagnard avec la haute plume noire au bonnet. -</p> - -<p> -Mon père rentrait de ses affaires tous les jours à la même heure. Il -dînait à quatre heures et demie dans le salon du devant. Ma mère, -assise à ses côtés, se faisait raconter les événements de la -journée, donnant son avis, l'encourageant, car mon père était de -nature inquiète et toujours prêt à se décourager dès que les -commandes de vin de Xérès faiblissaient le moins du monde. À cette -époque je restais confiné dans la nursery, je n'ai donc pas entendu -les conversations de mon père et de ma mère, mais je les imagine -facilement; car, entre quatre ans et six ans, j'eusse commis la plus -grave inconvenance si je m'étais seulement approché de la porte du -salon! Plus tard, le dîner achevé, en été, nous restions au jardin -jusqu'à la nuit, et nous prenions le thé sous le cerisier; en hiver, -ou quand il faisait mauvais, on servait le thé à six heures dans le -salon. On m'apportait, à moi, une tasse de lait et une tartine de pain -et de beurre que je mangeais dans un petit renfoncement à côté de la -cheminée, devant lequel on plaçait une table; c'était mon sanctuaire. -Je restais là toute la soirée, comme une idole dans sa niche, pendant -que ma mère tricotait et que mon père faisait la lecture pour elle et -pour moi, s'il me plaisait d'écouter. -</p> - -<p> -La série des romans de Waverley, qui touchait alors à sa fin, faisait -les délices de tous les milieux quelque peu littéraires; je ne puis -pas plus me souvenir du temps où je ne les connaissais pas que du temps -où je ne lisais pas la Bible; et je vois aussi nettement que si -c'était hier l'expression à la fois chagrine et dédaigneuse avec -laquelle mon père laissa tomber le <i>Comte Robert de Paris</i>, après en -avoir lu les trois ou quatre premières pages, disant: «C'est la fin de -Walter Scott»; sentiment très complexe chez mon père et très amer: -mépris pour le livre lui-même, mais surtout pour les misérables qui -tourmentaient et trafiquaient du pauvre cerveau malade; mépris aussi, -s'il faut tout dire, pour l'improbité, cause première de cette ruine. -Mon père n'a jamais pu pardonner à Scott de n'avoir pas avoué son -association avec Ballantyne. -</p> - -<p> -Tels étaient les purs plaisirs de Herne Hill. Mais il me faut dire -aussi toute la reconnaissance que je dois à ma mère pour ses leçons -inexorables, grâce auxquelles les moindres mots de la Sainte Écriture -chantaient familièrement dans mon cœur, musique respectée en dépit -de cette familiarité, comme devant dominer toute pensée et régler -toute action<a name="FNanchor_5_1" id="FNanchor_5_1"></a><a href="#Footnote_5_1" class="fnanchor">[5]</a>. -</p> - -<p> -Ma mère avait obtenu ce résultat non par des discours ou en usant de -son autorité personnelle, mais en m'obligeant à lire le livre à fond, -moi-même. Aussitôt que je sus lire couramment, nous commençâmes une -série de lectures de la Bible qui ne furent jamais interrompues, -jusqu'au jour de mon entrée à Oxford. Alternativement, elle et moi -lisions un verset; elle veillait sur ma façon de dire, corrigeant -chaque intonation fausse jusqu'à ce que j'aie compris le sens du verset -s'il était à ma portée, que j'en aie bien senti toute la force. Il se -pouvait que cela passât au-dessus de ma tête, elle ne s'en inquiétait -pas, elle savait que le jour où je comprendrais, ce serait compris -comme cela devait l'être. -</p> - -<p> -Nous commençâmes par la Genèse, allant d'un bout à l'autre jusqu'aux -derniers versets de l'Apocalypse—mots barbares, chiffres, loi -Lévitique, et le reste—recommençant par la Genèse dès le jour -suivant, sans prendre le temps de respirer. Si on se heurtait à un nom -terrible, tant mieux, c'était un excellent exercice de prononciation; -si le chapitre était ennuyeux, quelle admirable leçon de patience! -S'il était répugnant, quelle occasion d'exercer sa foi et de dire: -tout est préférable au mensonge. Après la lecture des chapitres (deux -ou trois par jour selon leur longueur, séance qui avait lieu tout de -suite après le déjeuner, et que les domestiques ne devaient -interrompre sous aucun prétexte; s'il venait des amis à cette heure, -ils devaient se résigner à écouter ou attendre dans le salon; en -voyage seulement, le règlement changeait) je devais aussi apprendre -quelques versets par cœur, et repasser ce que j'avais déjà appris -afin de ne pas l'oublier. En même temps, il me fallait me mettre dans -la tête toutes les belles et vieilles paraphrases écossaises, de bons -vers, sonores et puissants, auxquels, sans parler de la Bible -elle-même, je dois l'éducation première de mon oreille au point de -vue du son. -</p> - -<p> -Ce qui est extraordinaire, c'est qu'entre toutes les parties de la Bible -que j'appris ainsi avec ma mère, celle que j'eus le plus de peine à -retenir, celle qui choquait le plus mon imagination d'enfant—le -CXVIII<sup>e</sup> psaume—est celle qui m'est devenue la plus -précieuse en raison de cet amour pour la Loi de Dieu dont il est plein, en -opposition avec l'abus que font les prédicateurs modernes de ce qu'ils se -figurent être Son évangile. -</p> - -<p> -Ce n'est que par un effort de volonté que j'évoque le souvenir de ces -longues matinées de travail, aussi régulières que le lever du soleil, -de travail très dur de part et d'autre, pendant lesquelles, années -après années, ma mère me forçait à apprendre paraphrases et -chapitres (le huitième du Premier des Rois entre autres; essayez-en, -cher lecteur, un jour que vous aurez une heure de loisir!) sans qu'il -fût permis de changer fût-ce une syllabe; me faisant répéter et -répéter chaque phrase jusqu'à ce que l'intonation lui donnât -complète satisfaction. Je me souviens d'une lutte entre nous qui dura -plus de trois semaines, à propos de l'accent sur le «of» de ces vers: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i2">Shall any following spring revive</span><br /> -<span class="i2">The ashes <i>of</i> the urn?<a name="FNanchor_6_1" id="FNanchor_6_1"></a><a href="#Footnote_6_1" class="fnanchor">[6]</a></span> -</div></div> - -<p> -Je voulais par entêtement, mais poussé aussi par mon instinct naturel -(sans attacher d'ailleurs la moindre importance aux urnes, ni à leur -contenu), mettre l'accent sur <i>de</i>, et ce ne fut, comme je l'ai dit, -qu'au bout de trois semaines d'efforts que ma mère réussit à me le -faire alléger sur <i>de</i> et renforcer sur <i>cendres</i>. Mais eût-il -fallu trois ans, elle y fût parvenue. Ne l'eût-elle pas fait, je ne sais -trop ce qui serait arrivé; en tous cas, je lui suis très reconnaissant -de sa persévérance. -</p> - -<p> -Je viens d'ouvrir ma Bible, la plus vieille, celle dont je me sers de -temps immémorial; c'est un petit volume imprimé très fin, très -serré, édité à Édimbourg par Sir D. Hunter Blair<a name="FNanchor_7_1" id="FNanchor_7_1"></a><a href="#Footnote_7_1" class="fnanchor">[7]</a> et J. Bruce, -imprimeurs du Roi, en 1816. Toute jaunie maintenant par l'usage, elle -n'est ni salie, ni déchirée; seuls les coins de pages du huitième -chapitre du Premier Livre des Rois et du XXXII<sup>e</sup> du Deutéronome, -un peu noircis et affinés, témoignent de la peine que j'ai eue à me mettre -ces deux chapitres dans la tête. La liste des chapitres que j'ai appris -ainsi par cœur, et sur lesquels ma mère posait les fondements de ma -vie morale<a name="FNanchor_8_1" id="FNanchor_8_1"></a><a href="#Footnote_8_1" class="fnanchor">[8]</a>, vient de s'échapper des feuillets jaunis du vieux livre. -</p> - -<p> -Je demande au lecteur, que cela l'intéresse ou non, la permission de -transcrire cette liste, que le hasard remet ainsi sous mes yeux: -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="center"> -<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> -<tr><td align="left">Exode</td><td align="left"> Chapitre 15<sup>e</sup> et 20<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Samuel, II</td><td align="left"> Chapitre I<sup>er</sup> du 17<sup>e</sup> V. à la fin.</td></tr> -<tr><td align="left">Les Rois, I</td><td align="left"> Chapitre 8<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Psaumes</td><td align="left"> Chapitre 23<sup>e</sup> 32<sup>e</sup> 90<sup>e</sup> 91<sup>e</sup> 103<sup>e</sup> 112<sup>e</sup></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="left"> Chapitre 119<sup>e</sup> 139<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Proverbes</td><td align="left"> Chapitre 2<sup>e</sup> 3<sup>e</sup> 8<sup>e</sup> 12<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Isaïe</td><td align="left"> Chapitre 58<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Matthieu</td><td align="left"> Chapitre 5<sup>e</sup> 6<sup>e</sup> 7<sup>e</sup>. </td></tr> -<tr><td align="left">Actes</td><td align="left"> Chapitre 26<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">I<sup>re</sup> aux Corinthiens</td><td align="left"> Chapitre 13<sup>e</sup> 15<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Saint Jacques</td><td align="left"> Chapitre 4<sup>e</sup>.</td></tr> -<tr><td align="left">Apocalypse</td><td align="left"> Chapitre 5<sup>e</sup> et 6<sup>e</sup>.</td></tr> -</table></div> - -<p><br /></p> - -<p> -En vérité, si j'ai glané, ici et là, quelques connaissances -supplémentaires en mathématiques, météorologie ou autres, dans le -courant de ma vie, si je dois beaucoup à des maîtres excellents, -l'insistance maternelle à me rendre cette littérature familière, à -en pénétrer mon esprit, est ce qui m'apparaît comme l'acquisition la -plus précieuse qu'il m'ait été donné de faire; c'est, sans -contredit, la partie <i>essentielle</i> de toute mon éducation. -</p> - -<p> -Peut-être est-ce le moment de récapituler ce qu'en bien et en mal les -circonstances avaient pu, jusqu'à cet âge de sept ans, laisser en moi -de traces indélébiles. -</p> - -<p> -Commençons par les bienfaits (ce qu'un ami, qui ne manquait pas de -sagesse, me recommandait toujours, tandis que j'ai la très mauvaise -habitude de me lamenter pour la plus petite épine que je m'enfonce dans -le doigt, au lieu de me dire qu'une épine est peu de chose, et que -j'aurais pu, par exemple, me casser la main). -</p> - -<p> -Parmi les plus pures et les plus précieuses bénédictions, il me faut -compter celle d'avoir appris à connaître l'exacte signification du mot -Paix, en pensée, en action, en parole. -</p> - -<p> -Je n'avais jamais entendu entre mon père et ma mère une discussion où -ils eussent élevé la voix; je ne me souviens pas avoir jamais surpris -un regard irrité, ou seulement offensé, dans les yeux de l'un ou de -l'autre. Je n'avais jamais entendu gronder ou réprimander sévèrement -un domestique, jamais observé le moindre désordre dans les choses de -la maison, rien de fait à la hâte ou à une heure où cela ne devait -pas être fait. -</p> - -<p> -Je ne soupçonnais pas l'existence d'un sentiment comme l'anxiété. Les -petits accès de mauvaise humeur de mon père, quand il rentrait avec -une commande de douze fût alors qu'il avait compté sur une de quinze, ne se -manifestaient jamais devant <i>moi</i>; simple question d'amour-propre -d'ailleurs; il s'agissait de savoir si son nom serait plus ou moins -honorablement placé sur la liste annuelle des exportateurs de sherry; -car, ne dépensant jamais plus de la moitié de son revenu, il aurait -supporté facilement une petite diminution dans ses bénéfices. -</p> - -<p> -Je n'avais jamais fait le mal, du moins consciemment, si ce n'est -parfois, en omettant d'apprendre par cœur quelque verset édifiant pour -observer une guêpe sur le carreau de la fenêtre ou un oiseau dans le -cerisier; et je ne savais pas ce que c'était que d'avoir du chagrin. -</p> - -<p> -En même temps que ce don inappréciable de la Paix, j'avais pénétré -le sens profond et de l'Obéissance et de la Foi. J'obéissais au doigt -et à l'œil; un geste de mon père ou de ma mère suffisait, comme le -navire répond au gouvernail; et non seulement sans l'ombre d'une -résistance, mais avec le sentiment que cette direction faisait partie -de ma vie, était ma force, que c'était une loi salutaire qui m'était -aussi nécessaire au point de vue moral que la loi de la pesanteur l'est -à quiconque saute. -</p> - -<p> -Quant à mon expérience en matière de Foi, elle fut bientôt -complète: jamais de promesses fallacieuses; ce qui était promis était -donné sur l'heure; jamais de menaces vaines, jamais de mensonges. -</p> - -<p> -La paix, l'obéissance, la foi, tels étaient les principaux bienfaits; -venait ensuite l'habitude de l'attention, attention de l'esprit et -attention des yeux, mais je ne m'y arrêterai pas ici, cette faculté -étant certainement celle qui m'a été le plus utile dans le cours de -ma vie, celle qui faisait dire à Mazzini, un ou deux ans avant sa -mort—la conversation m'a été textuellement rapportée—que -j'avais «le cerveau le plus analytique d'Europe». Opinion, dans la mesure -où je connais l'Europe, que je suis tout disposé à partager. -</p> - -<p> -Je noterai, enfin, une très grande délicatesse du palais et des autres -sens: odorat, ouïe. Ce que je dois à l'interdiction absolue de toute -espèce de gâteaux, vins, sucreries et même, sauf certaines -circonstances exceptionnelles, de fruits; et au soin avec lequel -étaient préparés les plats que je mangeais. -</p> - -<p> -J'estime que ce sont là les principales bénédictions de mon enfance. -Voyons maintenant quelles en ont été les plus grandes calamités. -</p> - -<p> -Premièrement, je n'avais rien à aimer. -</p> - -<p> -Mes parents étaient pour moi des puissances visibles de la nature; je -ne les aimais ni plus ni moins que le soleil ou la lune: j'aurais -seulement été extrêmement ennuyé ou embarrassé si l'un ou l'autre -s'était éclipsé, éteint (je le sens cruellement aujourd'hui que tous -deux ont disparu derrière un nuage). J'aimais encore moins Dieu; non -que je me fusse querellé avec Lui ou que j'en eusse peur, mais -uniquement parce que les devoirs qu'on me disait qu'il fallait Lui -rendre me paraissaient ennuyeux, et parce que le livre que l'on me -disait être Son livre ne m'amusait pas. Je n'avais aucun camarade avec -qui me disputer, personne à aider et personne à remercier. Les -domestiques avaient ordre de ne jamais s'occuper de moi en dehors de -leur service strict; et pourquoi aurais-je témoigné de la -reconnaissance à la cuisinière pour faire la cuisine, au jardinier -pour s'occuper de son jardin, quand l'une n'osait même pas me donner -une pomme de terre cuite au four sans permission, et que l'autre ne -pouvait pas laisser mes fourmis en repos sous le prétexte qu'elles -abîmaient les allées? Il n'arriva pas, cependant, ce qui aurait fort -bien pu arriver, que je devinsse égoïste, sec, peu affectueux. -Seulement, quand les sentiments tendres s'éveillèrent en moi, ils me -submergèrent: ce fut un véritable torrent que je fus incapable de -maîtriser, de diriger, moi qui n'avais jusque-là rien eu à diriger. -</p> - -<p> -Car (seconde des grandes calamités) je n'avais pas appris à souffrir, -tout m'avait été épargné: dangers, douleurs m'étaient également -inconnus; jamais je n'avais occasion d'exercer ma force, ni mon courage, -ni ma patience. Non que je fusse facilement effrayé: ni les revenants, -ni le tonnerre, ni les animaux ne me faisaient peur; je me souviens -même que le jour où, tout enfant, je fus le plus tenté de me rebeller -contre l'autorité supérieure, ce fut une fois que je voulais jouer -avec les petits lionceaux de la ménagerie de Wombwell. -</p> - -<p> -Troisièmement. On ne m'enseigna pas les bonnes manières, les manières -du monde; il suffisait, quand il y avait des invités à la maison, que -je ne fusse pas gênant et que je répondisse sans timidité quand on -m'adressait la parole: la timidité m'est venue plus tard et elle a -augmenté à mesure que j'ai pris conscience de ma gaucherie. Il me fut -impossible de jamais acquérir aucune souplesse dans les exercices -physiques, aucune adresse à aucun jeu et même la moindre aisance dans -l'ordinaire de la vie. -</p> - -<p> -Enfin, et ce fut le plus grand de tous mes maux, on ne s'appliqua jamais -à développer en moi l'indépendance, la volonté d'agir<a name="FNanchor_9_1" id="FNanchor_9_1"></a><a href="#Footnote_9_1" class="fnanchor">[9]</a>, ni le -jugement sur ce qui est bien et ce qui est mal, car on ne me débarrassa -jamais ni de la bride, ni des œillères. -</p> - -<p> -Les enfants devraient avoir, comme les soldats, des moments où ils ne -seraient pas de service, et, l'habitude de l'obéissance une fois -donnée, l'enfant devrait, très jeune, être livré à lui-même, à -certaines heures, abandonné à ses caprices, obligé de se débattre -contre lui-même et de se vaincre. L'autorité qui a incessamment -veillé sur mes jeunes années m'a longtemps rendu incapable; et -lorsque, enfin, je me suis trouvé lancé dans le monde, je n'ai pu -faire autre chose que me laisser emporter par ses tourbillons. -</p> - -<p> -Le jugement qu'à l'heure actuelle je serais tenté de porter sur -l'ensemble de mon éducation, c'est d'avoir été à la fois trop -formaliste et trop luxueuse, imprimant sa marque sur mon caractère, -mais au moment très important où il se formait, le laissant plutôt -comprimé que discipliné: si j'étais innocent, c'était par protection -et non par vertu. Ma mère s'en rendit compte, elle ne le vit que trop -clairement par la suite, et chaque fois qu'il m'arrivait de faire -quelque chose d'injuste, de stupide ou d'inhumain (et souvent ce fut -tout cela à la fois) elle ne manquait jamais de me dire: «C'est que -vous étiez trop gâté.» -</p> - -<p> -Jusqu'ici, sauf certaines omissions voulues, je n'ai guère réimprimé -que ce que j'avais déjà dit dans <i>Fors</i>; je crains que la suite du -récit n'ait point autant d'intérêt. Ce qui me reste à dire ne -gagnera pas à être développé et sera encore moins amusant. Dans -<i>Fors</i>, j'ai tenté de présenter les choses de façon un peu piquante; -je tâcherai au contraire, ici, que mon récit soit aussi simple que -possible. Suis-je arrivé dans <i>Fors</i> à écrire avec esprit? Je ne -sais. Ce qui est certain, c'est que j'ai été souvent fort obscur et -que la description que j'ai donnée plus haut de Herne Hill demande à -être faite en termes moins exagérés. -</p> - -<p> -La hauteur de la longue crête de Herne Hill, au-dessus de la Tamise ou -plutôt du niveau de la Tamise, à Camberwell Green, n'a pas, j'imagine, -plus de cent cinquante pieds; mais la descente sur les deux versants est -rapide, s'étageant sur un quart de mille du côté est, aussi bien que -du côté ouest, à travers une succession de parcs et de jardins; route -très vite séchée après l'averse, et que les enfants dégringolaient -en courant; mais aussi quel courage il fallait pour remonter la pente -avec son cerceau! Du sommet, avant qu'il n'y eût de chemins de fer, la -vue était absolument délicieuse; vers le soir, du côté du couchant, -elle était même grandiose, embrassant une longue succession de pentes -boisées. -</p> - -<p> -La Tamise elle-même se cachait derrière les arbres; pas d'espaces -libres, pas de prairies, si ce n'est directement au-dessous; sur une -étendue de vingt milles carrés, rien que des frondaisons verdoyantes -et des bosquets. De l'autre côté, vers l'est et le sud, s'allongeaient -les collines de Norwood, plantées de bouleaux et de chênes, coupées -de landes, hérissées d'ajoncs et de ronces d'un vert sombre, avec, ici -et là, des pentes gazonnées qui faisaient deviner déjà toute la -beauté rurale du Surrey et du Kent et d'une ondulation si large -qu'elles donnaient l'illusion de la montagne. Association d'idées qui -paraît absolument invraisemblable aujourd'hui que le Palais de Cristal, -sans parvenir à suggérer l'idée de grandeur et sans avoir plus de -majesté lui-même qu'une cloche à melon posée entre deux tuyaux de -cheminées, réussit pourtant, grâce au voisinage de sa bête de masse -creuse, à donner des airs de pygmées aux collines environnantes, qui -ressemblent aujourd'hui à trois gros tas d'argile prêts à être -livrés à un entrepreneur de construction. Mais, en ce temps-là, le -Norwood ou Northwood, comme on disait à Croydon, par opposition avec le -Southwood des plateaux du Surrey, montait en demi-cercle sur une -étendue de cinq milles autour de Dulwich vers le sud, coupé ici et là -par de petits sentiers rapides bordés de haies tels que Gipsy Hill et -autres; du sommet, le regard s'étendait dans la direction de Dartford -et sur la plaine de Croydon. C'est devant ce spectacle qu'un jour -j'épouvantai ma mère, en m'écriant que «je sentais mes yeux me -sortir de la tête». Elle crut que j'avais attrapé un coup de soleil. -</p> - -<p> -Herne Hill était au centre de cet amphithéâtre, et l'un de ses -principaux charmes consistait en ce qu'après avoir longé le faîte des -collines, en venant de Londres, au milieu des marronniers d'Inde, des -lilas et des pommiers dont les branches pendaient au-dessus des -palissades des deux côtés, le pays se découvrait soudain et on se -trouvait à l'extrémité d'une grande plaine qui dévalait vers le sud -jusque dans la vallée de Dulwich, prairie semée de boutons d'or où -paissaient des vaches avec, tout au fond, les beaux pâturages et les -avenues séculaires de Dulwich, et à l'horizon le demi-cercle des -collines de Norwood. Sur la gauche, un sentier auquel on accédait par -une barrière et qui était si abrité que les convalescents venaient -s'y promener dès le mois de mars; il était si paisible et si solitaire -que, lorsque j'étais en mal d'écrire, que j'avais besoin de calme et -de réflexion, j'y venais, le préférant au jardin. De simples balises -en bois, hautes de quatre pieds, séparaient la route de la prairie; -elles n'étaient là que pour empêcher les vaches de s'échapper. -Hélas! depuis le temps où j'allais méditer dans le petit sentier, que -de perfectionnements! Le besoin d'une nouvelle église s'étant fait -sentir, on a bâti, en bordure de la prairie, une pauvre église -gothique grêle dont le clocher n'est là que pour l'ornement; -derrière, s'élève le presbytère, si bien que ces deux constructions -bouchent les trois quarts de la vue. Ensuite, ce fut le Palais de -Cristal, qui gâte irrémédiablement tout le panorama d'où qu'on -l'aperçoive et qui, les jours de fête, attire une foule de piétons et -de fumeurs dont le pauvre sentier gardait la trace toute la semaine. -Puis ce fut le tour des chemins de fer qui vomissaient, par chaque train -de plaisir, tous les voyous de Londres, et l'on sait que le plus grand -plaisir de ces messieurs consiste à démolir les barrières, à -effrayer les vaches et à casser les pauvres branches fleuries qui ont -l'imprudence de s'avancer au-dessus des clôtures. Ce que voyant, les -propriétaires en bordure firent élever un mur de briques pour se -protéger. -</p> - -<p> -Le joli sentier, devenu intolérable de chaleur et de saleté, fut -bientôt abandonné aux rôdeurs, que l'on se contentait de faire -surveiller de loin par un policeman placé à l'entrée. Enfin, cette -année, c'est le comble! On a élevé en face du mur une palissade en -planches de deux mètres de haut, si bien que le malheureux -excursionniste est réduit à goûter de la campagne, comme air et comme -vue, ce qui peut lui en arriver soit par-dessus le mur, soit par-dessus -la palissade; il marche, avec l'odeur d'un mauvais cigare en avant, un -autre en arrière, un troisième dans la bouche. -</p> - -<p> -Je serais désolé que ce livre prît des allures maussades, des airs -grognons, car ma disposition naturelle, dont je voudrais qu'il fût -l'écho, est le plus souvent aimable—que l'on me pardonne cette -apparence de fatuité—surtout quand on ne me contrarie pas. Je -grognerai ailleurs, quand il faudra absolument que je grogne, et je note -seulement en passant le tort fait aux habitants et aux promeneurs de -Herne Hill, parce que les questions de droit de passage sont à l'ordre du -jour et que, dans la plupart des cas, le <i>passage</i> est le moindre du -vieux <i>droit</i> bien compris. Le droit devrait s'étendre à la jolie vue -et au bon air. -</p> - -<p> -Je tiens aussi à faire remarquer que, bien que l'on ait toujours en -Angleterre la Grande Charte à la bouche, il y a peu d'Anglais qui -sachent que l'une de ses principales clauses est l'interdiction de -trafiquer<a name="FNanchor_10_1" id="FNanchor_10_1"></a><a href="#Footnote_10_1" class="fnanchor">[10]</a> de la loi. Or, il me semble que la loi anglaise pourrait -conserver Banstead et autres terrains aux pauvres de l'Angleterre sans -me faire payer, comme elle vient de le faire, deux mille cinq cents -francs pour l'exécution temporaire de ce devoir d'ailleurs gratuit. -</p> - -<p> -Il me faudra revenir plus tard sur ces années d'enfance afin de combler -quelques lacunes, mais je tiens à expliquer ici (ce qui pourra -paraître un peu fastidieux) que lorsque j'ai dit que «dans le jardin -de Herne Hill tous les fruits étaient défendus», j'ai simplement -voulu dire: défendus en dehors de certaines circonstances, car les -cueillettes de fruits, selon les saisons, étaient de véritables -fêtes, et la défense maternelle, sous son apparente sévérité, avait -de grands avantages: la pêche que ma mère me donnait quand elle était -certaine qu'elle fût mûre à point, la tarte dont j'avais trié les -cerises une à une, afin de m'assurer qu'elles étaient bien rouges de -tous les côtés, avaient pour moi une saveur qu'elles n'auraient pas -eue pour un enfant habitué à manger des fruits à sa fantaisie; mais -le plaisir absolument pur, le vrai bonheur était de voir le verger en -fleur; je préférais mille fois ses fleurs à ses fruits. Quant aux -jouissances gastronomiques, pommes de terre bien rissolées, petits pois -fondants, grosses fèves ayant juste le degré d'amertume voulu, et les -bocaux de prunes de Damas ou de groseilles, pour le remplissage annuel -desquels on comptait encore plus sur le fruitier que sur le jardinier, -me paraissaient d'une importance mille fois supérieure à la douzaine -de brugnons dont on me donnait quelques bribes, ou aux deux ou trois -boisseaux de poires que l'on gardait pour l'hiver. Si bien que, de très -bonne heure, mes réflexions sur les arbres m'avaient amené à la -conclusion donnée cinquante ans plus tard dans <i>Proserpine</i>, à savoir -que graines et fruits n'étaient là que pour les fleurs, et non pas les -fleurs pour les fruits. C'étaient les perce-neige qui me donnaient ma -première joie de l'année; la seconde, la plus intense, je la devais -aux amandiers en fleur; à partir de ce moment, c'était chaque jour, -dans le jardin ou dans les bois, des plaisirs variés, une suite -ininterrompue de fleurs brillantes ou de feuilles rougissantes; et -pendant de longues années, ce que j'ai demandé au Ciel avec le plus -d'ardeur, c'est qu'à l'époque de la floraison la gelée épargnât les -amandiers! -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_3_1" id="Footnote_3_1"></a><a href="#FNanchor_3_1"><span class="label">[3]</span></a>Dans l'Histoire de Croydon, on remarque que ce nom a longtemps -embarrassé les archéologues; on le retrouve souvent aux environs des -anciens camps romains.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_4_1" id="Footnote_4_1"></a><a href="#FNanchor_4_1"><span class="label">[4]</span></a>Ce dessin est encore au-dessus de la cheminée de ma chambre à -coucher à Brantwood.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_5_1" id="Footnote_5_1"></a><a href="#FNanchor_5_1"><span class="label">[5]</span></a>Comparer le 52<sup>e</sup> paragraphe du Chapitre III de la <i>Bible -d'Amiens</i>.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_6_1" id="Footnote_6_1"></a><a href="#FNanchor_6_1"><span class="label">[6]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Un nouveau printemps ravivera-t-il</span><br /> -<span class="i0">Les cendres de l'urne?</span> -</div></div></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_7_1" id="Footnote_7_1"></a><a href="#FNanchor_7_1"><span class="label">[7]</span></a>Cet éditeur étant devenu Lord Provost (maire) d'Édimbourg, -reçut le titre de Baronet (Note du traducteur).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_8_1" id="Footnote_8_1"></a><a href="#FNanchor_8_1"><span class="label">[8]</span></a>Cette expression dans <i>Fors</i> a paru signifier à quelques -lecteurs que ma mère m'avait rendu très évangéliquement religieux. -Il n'en était rien. J'ai voulu dire simplement qu'elle avait posé les -fondements de ma vie à venir, fondements pratiques aussi bien que -spirituels. (Voir le paragraphe suivant.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_9_1" id="Footnote_9_1"></a><a href="#FNanchor_9_1"><span class="label">[9]</span></a>Remarquez que je parle ici de l'<i>action</i>, car en <i>pensée</i> je -n'étais que trop indépendant, comme on a pu le voir plus haut.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_10_1" id="Footnote_10_1"></a><a href="#FNanchor_10_1"><span class="label">[10]</span></a>«To no one will We sell, to no one will We deny or defer, -Right or Justice.»</p> - -<p>(On ne vendra, on ne refusera, on ne déniera à personne le droit ou la -justice.)</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE III</h4> - -<h4><a id="LES_RIVES_DE_LA_TAY">LES RIVES DE LA TAY</a></h4> - -<p> -Le lecteur a remarqué, je l'espère, que, dans mon récit, j'ai surtout -insisté sur les circonstances favorables qui ont entouré l'enfant dont -j'ai entrepris de raconter l'histoire, et sur la docilité, la -tranquillité de son tempérament pourtant très impressionnable. -</p> - -<p> -Je ne lui ai attribué aucun talent, aucun don particulier; car, en -réalité, il n'en possédait pas, en dehors de cette patience dans -l'observation, de cette précision dans la sensation qui, plus tard, -avec le travail, a constitué ma faculté d'analyse. En dehors de ces -dispositions, je n'avais aucune de celles qui sont la condition du -génie. Ma mémoire n'était que moyenne et je n'ai jamais vu un enfant -plus incapable de jouer la comédie, ou de raconter une histoire; -d'autre part, je n'en ai jamais connu un dont le goût pour le fait, la -chose vue, fût à la fois aussi ardent et aussi méthodique. -</p> - -<p> -Mais je m'aperçois que, dans le récit qui précède, et que j'aurais -voulu extrêmement modeste, je me vante assez sottement de mon goût -pour la grande littérature comme si elle avait été exclusivement -l'objet de mes premières études. J'aurais dû dire que l'<i>Iliade</i> et -ce qui était à ma portée dans la Genèse et dans l'Exode ne m'ont -guère occupé avant l'âge de dix ans. Ma littérature de lait, si l'on -peut dire, n'était pas toujours aussi austère. Je lisais la <i>Dame -Wiggins of Lee</i>, <i>The Peacock at Home</i> et autres contes pour les -enfants, ou encore le <i>Frank</i> et <i>Harry et Lucy</i> de Miss -Edgeworth, ou les <i>Dialogues scientifiques</i> de Joyce. Les premières -tentatives, marquant un mouvement quelconque des molécules de mon cerveau, -sont six «poèmes» qui m'ont été inspirés par ces lectures; entre le -quatrième et le cinquième, ma mère a écrit: janvier 1826. Cet -opuscule, commencé au mois de septembre ou d'octobre 1826, a été -terminé en janvier 1827. Il était écrit en caractères d'imprimerie: -j'étais alors dans ma septième année. Je vois encore le petit cahier -rouge réglé en bleu, et ses quarante ou cinquante pages écrites au -crayon de chaque côté; le titre, qui a été assez exactement -reproduit à la page suivante, était écrit à l'intérieur sur le cartonnage -même. Des quatre volumes annoncés, il semble bien (selon une habitude -à laquelle je suis resté fidèle jusqu'ici) que je n'en aie écrit -qu'un seul. Sur les quarante pages, il y en avait deux consacrées aux -«gravures», dont celle qui avait la prétention de représenter la -«nouvelle route d'Harry». C'est, je crois, la première fois que j'aie -essayé de dessiner une montagne. Le dernier paragraphe de ce premier -volume me semble, pour différentes raisons, mériter d'être conservé. -Je l'imprime tel que, avec ses interlignes et ses différents -caractères. -</p> - -<p> -Quant à la ponctuation, nous la laisserons aux soins du lecteur. Les -espaces, on voudra bien le remarquer, étaient destinés à égaliser -les lignes, non que l'on y soit jamais arrivé; et les interlignes -inégaux concourent au même effet. -</p> - -<p><br /></p> - -<p class="center">HARRY AND LUCY<br /> -<br /> -FIN<br /> -<br /> -DERNIÈRE PARTIE<br /> -<br /> -DE<br /> -<br /> -PREMIÈRES LEÇONS<br /> -<br /> -en quatre volumes<br /> -<br /> -vol I<br /> -<br /> -avec gravures<br /> -<br /> -IMPRIMÉ et composé par un petit garçon<br /> -dessiné par lui aussi.</p> - -<p><br /></p> - -<div class="figcenter" style="width: 350px;"> -<img src="images/figure05.jpg" width="350" alt="" /> -</div> - -<p><br /></p> - -<p> -Harry savait très bien ce que c'était et continuait à dessiner mais -Lucy l'appela bientôt pour lui montrer un gros nuage noir qui semblait -chargé d'électricité. Harry courut chercher un appareil électrique -que son père lui avait donné, et le nuage électrisa l'appareil au -positif, puis vint un autre nuage qui l'électrisa au négatif, suivi de -nuages plus petits; devant ce nuage s'élevait une grosse nuée de -poussière qui courait après le nuage positif elle finit par prendre -contact avec lui et quand l'autre nuage arriva on vit un éclair -traverser la nuée sur laquelle le nuage négatif s'étendait et se -dissolvait en pluie ce qui bientôt éclaircit le ciel. Le phénomène -terminé Harry revenu de sa surprise se demanda comment il pouvait se -faire qu'il y eût de l'électricité là où il y avait tant d'eau. -Mais il aperçut bientôt un arc-en-ciel et là-dessus montait un -brouillard où son imagination lui fit voir la silhouette d'une femme. -Il pensa immédiatement à la sorcière des Alpes que l'on évoquait en -prenant<a name="FNanchor_11_1" id="FNanchor_11_1"></a><a href="#Footnote_11_1" class="fnanchor">[11]</a> un peu d'eau dans le creux de la main que l'on répandait en -prononçant des paroles inintelligibles<a name="FNanchor_12_1" id="FNanchor_12_1"></a><a href="#Footnote_12_1" class="fnanchor">[12]</a>. Et bien que ce ne fût -qu'un conte Harry en fut impressionné lorsqu'il vit dans les nuages une -forme qui y ressemblait. -</p> - -<p style="margin-left: 50%;">fin de Harry</p> -<p style="margin-left: 52%;">et Lucy.</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Les raisons que j'ai données, et qui m'ont décidé à réimprimer -ce morceau qui était trop littéralement une «composition» sont: -la première, que c'est un assez bon échantillon de mon orthographe -à l'âge de sept ans; je dis assez bon, car il était rare que -je fisse des fautes et qu'ici il y en a deux (tak<i>e</i>ing et -unintellig<i>a</i>ble) que je ne peux m'expliquer que par la très grande -hâte où j'étais de terminer mon volume; la seconde, que l'idée d'utiliser -dans mon histoire des matériaux tirés à la fois des <i>Dialogues -scientifiques</i> de Joyce<a name="FNanchor_13_1" id="FNanchor_13_1"></a><a href="#Footnote_13_1" class="fnanchor">[13]</a> et du <i>Manfred</i> de Byron est un exemple excellent du -mélange bizarre que présentait mon cerveau et qu'il a conservé; ce -qui fait que les lecteurs sottement entichés de science ont toujours -tenu mes livres en suspicion parce qu'ils y rencontraient l'amour du -beau, et que les lecteurs sottement épris d'esthétique ne les -prenaient pas au sérieux parce qu'ils y rencontraient l'amour de la -science; la troisième, enfin, que la méthode de tout point -raisonnable, du jugement définitif, au nom de laquelle je demande au -lecteur sensé d'excuser ces fragments incohérents, ne peut trouver une -meilleure démonstration que dans le fait qu'à sept ans, aucune -histoire, si séduisante qu'elle fût, ne pouvait faire d'impression -sur Harry, tant qu'il n'avait pas vu—dans les nuages ou -ailleurs—quelque chose qui y ressemblât. Des six poèmes, le premier -célèbre une machine à vapeur et débute ainsi: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">When furious up from mines, the water pours</span><br /> -<span class="i0">And clears from rusty moisture ail the ores;<a name="FNanchor_14_1" id="FNanchor_14_1"></a><a href="#Footnote_14_1" class="fnanchor">[14]</a></span> -</div></div> - -<p> -et le dernier, sur l'Arc-en-ciel, en vers blancs, non rimés en raison de -son caractère didactique, est accompagné de réflexions sur -l'ignorance et la légèreté de certains individus: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">But those that do not know about that light</span><br /> -<span class="i0">Reflect not on it; and in ail that light</span><br /> -<span class="i0">Not one of ail the colours do they know<a name="FNanchor_15_1" id="FNanchor_15_1"></a><a href="#Footnote_15_1" class="fnanchor">[15]</a>.</span> -</div></div> - -<p> -L'année de mes sept ans accomplie, ma mère joignit une leçon de latin -à la lecture de la Bible et régla définitivement les occupations que -j'ai énumérées dans le chapitre précédent. Mais, ce qui m'étonne -quand j'essaie pour mon propre plaisir, si ce n'est pour celui du -lecteur, de mettre ces souvenirs au point, c'est de ne pas me rappeler -comment se passait la matinée. Je sais seulement que je déjeunais dans -la nursery et que lorsque Bridget, ma cousine de Croydon, était à la -maison, nous nous querellions à qui aurait les parties les plus rôties -du pain grillé. Ceci même doit être postérieur, car, à l'époque -qui nous occupe, je ne devais pas être promu à l'honneur de manger du -pain grillé. Je n'ai de souvenirs très précis sur les événements de -la journée qu'à partir du moment où papa partait pour la Cité. Il -prenait la diligence, et ma mère, après avoir rapidement donné ses -ordres, m'appelait. Nous commencions nos leçons à neuf heures et demie -par la lecture de la Bible, comme je l'ai dit plus haut, après quoi -j'apprenais par cœur deux ou trois versets, plus un verset de -paraphrase; et encore une déclinaison latine ou un temps de verbe et -huit mots du vocabulaire de la grammaire latine d'Adam, la meilleure -qu'il y ait jamais eu. Ceci fait, j'étais libre le reste de la -journée. Pour l'arithmétique, elle fut salutairement remise à -beaucoup plus tard; quant à la géographie, je l'appris très -facilement moi-même à ma façon; mes notions d'histoire, je les ai -puisées dans les <i>Contes racontés par un grand-père</i>, de Scott. Donc, -vers midi, je descendais au jardin quand il faisait beau; quand il -pleuvait, je passais le temps comme je pouvais. J'ai déjà parlé des -fameux cubes de bois qui, dès que je pus me traînera quatre pattes, -furent mes compagnons de tous les instants; et je suis impardonnable -d'avoir oublié à quel généreux ami (je soupçonne fort ma tante de -Croydon) je dus, un peu plus tard, un pont à deux arches, impeccable -quant aux voussures, aux clefs de voûte, et à l'ajustement de la -maçonnerie taillée en biseau et assemblée en queue d'aronde sur le -modèle du pont Waterloo. Les cintres très bien faits, et une suite de -marches en marqueterie qui descendaient jusqu'à la rivière, faisaient -de ce petit modèle quelque chose de vraiment instructif; je ne me -lassais pas de le bâtir, de le <i>dé</i>bâtir (il était trop bien établi -pour qu'on pût le jeter bas, il fallait toujours le démonter) et de le -rebâtir. Le plaisir que j'avais à faire et à refaire les mêmes -choses, à lire et à relire les mêmes livres, a beaucoup contribué à -développer cette faculté, qui m'a été si précieuse, d'aller au fond -des choses. -</p> - -<p> -Quelques personnes diront certainement que ces joujoux, donnés par -hasard, décidèrent de mon goût pour l'architecture; mais je n'ai -jamais entendu parler d'un autre enfant si passionnément épris de ses -bois de construction, si ce n'est le Frank de Miss Edgeworth. Il est -vrai qu'à l'époque où nous vivons—âge d'universelle briqueterie -s'il en fut—on ne donne plus aux enfants pour jouer de modestes -morceaux de bois, mais des locomotives; et ces petits êtres sont -toujours à prendre des billets, à monter et descendre aux stations -sans jamais chercher à s'expliquer le principe du puff-puff! À quoi -cela leur servirait-il d'ailleurs, à moins qu'ils ne puissent apprendre -en même temps que jamais le principe du puff-puff ne remplacera celui -de la vie? Moi, au contraire, avec <i>Harry et Lucy</i> non seulement j'ai -compris le système moteur du puff-puff, mais, grâce à mes briques de -bois, je connus bientôt les lois de la stabilité en matière de tours -et d'arceaux. J'étais aidé dans ces études par le goût passionné -que j'avais de voir travailler des ouvriers; je pouvais rester des -heures à regarder maçons, briquetiers, tailleurs de pierre, paveurs, -quand ma bonne me permettait de m'arrêter pendant nos promenades; -j'étais au comble du bonheur si, de la fenêtre de l'auberge ou de -l'hôtel, quand nous voyagions, je pouvais voir des ouvriers travailler; -la journée dans ce cas ne me paraissait jamais assez longue, je restais -là des heures, en extase, et rien ne pouvait me distraire. Le plus -souvent, au jardin, quand le temps le permettait, j'observais les -habitudes des plantes, sans qu'il me vînt l'idée de les cultiver ou de -les soigner; je n'aimais pas plus à m'occuper des fleurs que des -oiseaux, des arbres, du ciel ou de la mer, mais je passais des heures à -les regarder, à les fouiller. Sans la moindre curiosité morbide, mais -avec une admiration étonnée, j'arrachais leurs pétales jusqu'à ce -qu'elles m'eussent livré leurs secrets, du moins les secrets qui -pouvaient intéresser un enfant; je faisais des collections de -graines—elles me tenaient lieu de perles ou de billes—sans -qu'il me vînt jamais la pensée de les semer. Un vieux jardinier venait une -fois par semaine ratisser les allées, enlever les mauvaises herbes; je -n'aurais pas mieux demandé que de l'aider, mais je fus découragé et -humilié un jour où, sans rien dire, je le vis revenir sur les endroits -déjà nettoyés par moi. Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était -de creuser des trous, forme de jardinage qui, hélas! n'avait pas -l'approbation maternelle. Alors, tout naturellement, je retombais -dans mes habitudes de contemplation; à neuf ans, je commençai -un poème intitulé <i>Eudosia</i>—d'où me venait ce nom, que me -représentait-il?—poème <i>sur l'Univers</i>. Une ou deux strophes qui -rappellent le début à la fois de mon <i>Deucalion</i> et de ma -<i>Proserpine</i> ne seront peut-être pas déplacées au milieu de ces graves -souvenirs, d'autant que j'en puis donner la date exacte: 28 septembre 1828. -Le «livre Premier» commence ainsi: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">When first the wrath of heaven o'erwhelmed the world,</span><br /> -<span class="i0">And o'er the rocks, and hills, and mountains, hurl'd</span><br /> -<span class="i0">The waters' gathering mass; and sea o'er shore—</span><br /> -<span class="i0">Then mountains fell, and vales, unknown before,</span><br /> -<span class="i0">Lay where they were. Far different was the Earth</span><br /> -<span class="i0">When first the flood came down, than at its second birth.</span><br /> -<span class="i0">Now for its produce!—Queen of flowers, O rose,</span><br /> -<span class="i0">From whose fair colored leaves such odor flows,</span><br /> -<span class="i0">Thou must now be before thy subjects named,</span><br /> -<span class="i0">Both for thy beauty and thy sweetness famed.</span><br /> -<span class="i0">Thou art the flower of England, and the flow'r</span><br /> -<span class="i0">Of Beauty too—of Venus odrous bower.</span><br /> -<span class="i0">And thou wilt often shed sweet odors round,</span><br /> -<span class="i0">And often stooping, hide thy head on ground<a name="FNanchor_16_1" id="FNanchor_16_1"></a><a href="#Footnote_16_1" class="fnanchor">[16]</a>.</span> -<span class="i0">And then the lily, towering up so proud,</span><br /> -<span class="i0">And raising its gay head among the various crowd,</span><br /> -<span class="i0">There the black spots upon a scarlet ground,</span><br /> -<span class="i0">And there the taper-pointed leaves are found<a name="FNanchor_17_1" id="FNanchor_17_1"></a><a href="#Footnote_17_1" class="fnanchor">[17]</a>.</span> -</div></div> - -<p> -En 220 vers de cette valeur, le premier livre s'élève de la rose au -chêne. Le second débute—à ma grande surprise et contrairement à -toutes mes habitudes—par une apostrophe extatique à quelque chose que -je n'avais jamais vu: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">I sing the Pine, which clothes high Switzer's head,</span><br /> -<span class="i0">And high enthroned, grows on a rocky bed,</span><br /> -<span class="i0">On gulphs so deep, on cliffs that are so high,</span><br /> -<span class="i0">He that would dare to climb them, dares to die<a name="FNanchor_18_1" id="FNanchor_18_1"></a><a href="#Footnote_18_1" class="fnanchor">[18]</a>.</span> -</div></div> - -<p> -Mon enthousiasme ne se soutint pas longtemps; après une description de -la descente de l'Alpnach, imitée de <i>Harry et Lucy</i>, en 76 vers, je -m'arrête court. À l'autre bout et à l'envers du cahier, je fais -observer que le «cristal de roche est entouré d'actinolithe, d'axinite -et d'épidote au Bourg d'Oisans en Dauphiné». Mais les méditations au -jardin ne cessèrent pas, et qui pourrait dire si ces heures de rêverie -m'ont été profitables ou si ce fut un temps absolument perdu? En tout -cas, il ne fut pas perdu pour mon agrément. Le bonheur que j'y trouvais -rendait toutes les autres occupations du dehors insipides. Le lecteur -pourra bien trouver que ces rêveries improductives eussent pu -facilement, si ma mère l'eût voulu, servir de base à de sérieuses -connaissances botaniques. Mais s'il y avait alors des livres de -géologie et de minéralogie à ma portée, les livres de botanique—et -on a fait peu de progrès à cet égard depuis—étaient tous plus ardus -encore que la grammaire latine. Je me bornai à la minéralogie et, en -fin de compte, je crois que le temps passé au jardin n'aurait pas pu -être mieux employé, si ce n'est peut-être en sarclant les mauvaises -herbes. -</p> - -<p> -À six heures, le point sur l'aiguille, je prenais le thé avec mon -père et ma mère dans le salon, ou plutôt dans ma niche d'où il -m'était défendu de sortir sous aucun prétexte. J'ai déjà parlé de -ce petit recoin à côté la cheminée, bien éclairé par une fenêtre -latérale en été, par la lampe de la cheminée en hiver, près du feu, -sans en être gêné et à l'abri de tout courant d'air. -</p> - -<p> -Une grande table à écrire, placée devant moi, m'enfermait; on y -posait mon assiette, ma tasse, et les livres avec lesquels je m'amusais. -Quand il avait pris son thé, mon père faisait la lecture à ma mère, -sans se préoccuper de moi. J'écoutais ou je lisais pour mon compte. -Mon père nous lut ainsi, et plus d'une fois, toutes les comédies de -Shakespeare, ses drames historiques, tout Walter Scott et <i>Don -Quichotte</i>, dont il raffolait. J'en riais alors aux larmes; aujourd'hui -c'est pour moi un des livres les plus tristes et même, par endroits, -les plus choquants. Mon père était un merveilleux lecteur; vers et -prose: Shakespeare, Pope, Spenser, Byron et Scott, comme Goldsmith, -Addison et Johnson. Pour la poésie plus légère, il manquait -peut-être de la finesse d'oreille, de la subtilité nécessaire; mais -le sentiment qu'il avait de la vigueur et de la sagesse d'une expression -juste, de la puissance des syllabes bien ordonnancées, donnait a sa -manière déliré <i>Hamlet, Lear, Cæsar</i> ou <i>Marmion</i> une justesse et -une grandeur harmonieuses; il n'avait, par contre, aucune idée de la -manière dont on doit moduler le refrain d'une ballade, et la -préciosité des sentiments exprimés l'agaçait. Ce qu'il aimait avant -tout, dans les œuvres, c'était la volonté, une volonté héroïque et -une haute raison; il ne tolérait pas l'amour morbide de la souffrance -et n'aurait jamais lu pour son plaisir ou pour mon instruction des -ballades comme <i>Burd Helen</i>, les <i>Twa Corbies</i> ou autres poèmes -ou contes dont tout l'intérêt repose sur un amour sans espoir ou une mort -stérile. -</p> - -<p> -Mais une pure et noble douleur vint bientôt mêler sa note grave aux -accents joyeux de ces jours de bonheur; musique suave, magnifique comme -un beau chant de cathédrale. Ceci m'oblige à revenir en arrière à -parler de choses qui m'ont été contées et dont cependant certaines -sont aussi précises que si je les avais vues de mes yeux. -</p> - -<p> -C'est aux environs de 1780 que ma grand'mère, Catherine Tweedale, se -fit enlever par mon grand-père paternel; elle n'avait pas encore seize -ans; ma tante Jessie, l'unique sœur de mon père, était née l'année -suivante. Quelques semaines après cet événement, un ami entrant à -l'improviste dans la chambre de ma grand'mère l'avait surprise dansant -le branle à trois avec deux chaises comme partenaires, n'ayant pas, sur -l'heure, trouvé d'autre moyen d'exprimer qu'elle trouvait la vie -délicieuse et toute pleine de bénédictions et de promesses. -</p> - -<p> -Elles ne se réalisèrent pas toutes par la suite; tante Jessie, une -délicieuse créature, aux yeux noirs, les beaux yeux des Highlands, -profondément pieuse, douce et résignée (le Destin, hélas! lui fut -souvent contraire) épousa un tanneur de Perth quelque peu rude, mais -dont les affaires étaient assez prospères. Lorsque je les vis pour la -première fois, ma tante et mon oncle le tanneur habitaient une maison -carrée, en pierre grise, dans un faubourg de Perth non loin du pont; le -jardin descendait en pente rapide jusqu'à la Tay qui tourbillonnait, -profonde et claire, autour des marches où les servantes venaient -remplir leurs seaux. -</p> - -<p> -Un de mes correspondants abusé s'est plaint dans <i>Fors</i> de la mauvaise -habitude que j'avais de railler les gens qui n'ont point d'ancêtres. Je -proteste là contre, bien que je me sente, il est vrai, toujours un peu -gêné quand j'ai à parler de mon oncle le boulanger ou de mon oncle le -tanneur. Mes lecteurs peuvent m'en croire quand j'affirme—évoquant -aujourd'hui les rêves faits jadis sous le toit de l'honnête boulanger -de Market Street à Croydon, ou chez Pierre, et non Simon, le tanneur, -dans la petite maison du bord de la rivière—que je n'échangerais pas -ces rêves et encore moins les tendres réalités de ces jours de mon -enfance pour ceux des plus beaux seigneurs ou des plus grandes dames -ayant pour théâtres des halls somptueux, de beaux gazons, des lacs, au -milieu de parcs ombreux et profonds comme des forêts. -</p> - -<p> -Les belles pelouses, les lacs ne manquaient pas dans le North-Inch de -Perth, et les remous de la Tay s'attardant devant Rose Terrace faisaient -mes délices; c'est là que nous habitions (après la mort de mon oncle, -enlevé rapidement par une attaque d'apoplexie) dans le calme des beaux -jours d'été écossais avec ma tante devenue veuve et ma petite cousine -Jessie, l'heureuse petite Jessie de six, sept, huit et neuf ans, la -petite Jessie aux yeux de velours noir, profondément noirs<a name="FNanchor_19_1" id="FNanchor_19_1"></a><a href="#Footnote_19_1" class="fnanchor">[19]</a>. -</p> - -<p> -Jessie avait non seulement les yeux de sa mère, elle avait sa piété; -et le dimanche soir, elle et moi, nous passions une sorte d'examen sur -les Écritures. C'était à qui répondrait le mieux et nous étions -fiers comme des paons, quand les frères aînés de Jessie et sa sœur -Marie étaient «recalés», et que Jessie ou moi étions «dux», ce -qui arrivait presque toujours. Nous avions décidé de nous marier... -dès que nous serions un peu plus âgés, il ne nous venait pas à -l'idée de dire plus raisonnables. -</p> - -<p> -Le hasard avait voulu que la bonne à tout faire dans la maison de Rose -Terrace fût une très vieille «Mause» qui avait été servante chez -mon grand-père à Édimbourg, un vrai type, le portrait frappant de la -Mause des <i>Puritains d'Écosse</i><a name="FNanchor_20_1" id="FNanchor_20_1"></a><a href="#Footnote_20_1" class="fnanchor">[20]</a>, avec peut-être une foi plus -patiente encore, plus solennelle et plus intrépide; foi passée au -crible, de souffrances sans nom; car Mause avait cruellement souffert -dans sa jeunesse, souffert de la faim, au point de ramasser des croûtes -de pain et des os dans les tas d'ordures. Aussi, pour elle, voir gâcher -le plus petit atome de nourriture, c'était un crime impardonnable, -comparable au blasphème. «Oh, Miss Margaret! s'écria-t-elle avec -indignation en voyant ma mère jeter par la fenêtre quelques miettes de -pain restées sur une assiette, j'aimerais mieux recevoir un coup de -poing!» Elle faisait son dîner de tout ce que les autres servantes -laissaient, souvent de pelures de pommes de terre, ayant donné son -propre repas au premier pauvre venu; et elle restait debout pendant tout -l'office—bien qu'âgée d'au moins soixante-dix ans et très faible -quand je la connus—lorsqu'elle avait pu décider quelque dévoyé, -rencontré dans la rue, à prendre sa place à l'église. Peut-être sa -vieille figure parcheminée—figée dans une expression de résolution -et de patience, qui ne savait pas sourire, et dont le sourcil froncé -nous faisait trembler, Jessie et moi, lorsque nous osions redemander de -la crème pour notre porridge, ou que, le dimanche, nous faisions trop -de bruit—est-elle en partie responsable de mon tant soit peu de -prévention contre la religion évangélique, prévention dont on -retrouve la trace, je l'avoue, dans mes derniers ouvrages; mais je ne -pourrai jamais être assez reconnaissant envers la Providence d'avoir pu -voir dans notre «vieille Mause» l'esprit puritain écossais dans toute -sa foi et toute sa vigueur, et d'avoir été par conséquent à même de -tracer l'action de cet esprit dans la politique réformatrice de -l'Église avec le respect et l'honneur qui lui sont dus. -</p> - -<p> -Ma tante, vraie prêtresse de Dodone<a name="FNanchor_21_1" id="FNanchor_21_1"></a><a href="#Footnote_21_1" class="fnanchor">[21]</a> dans les Highlands, si tant est -qu'il y en ait jamais eu, était de nature infiniment plus douce; -néanmoins, je n'osais l'approcher qu'à distance respectueuse. Elle ne -s'était jamais consolée de la mort de trois petits enfants qu'elle -avait perdus. Le petit Pierre, surtout, était la pierre angulaire de -son édifice, l'amour sur lequel s'échafaudaient toutes ses autres -tendresses. Il lui avait été enlevé si rapidement, d'une tumeur -blanche au genou! L'enfant souffrait beaucoup, et il allait toujours -s'affaiblissant, mais il restait obéissant, tendre et doux. Un jour que -sa mère voulait lui faire prendre quelques gouttes de porto et qu'elle -l'avait pris sur ses genoux, comme elle approchait le verre de ses -lèvres: «Pas maintenant, maman, fit-il, dans une minute,» et, -appuyant sa tête sur l'épaule maternelle, il avait poussé un grand -soupir et était mort. Puis ç'avait été le tour de Catherine; et -celui de ...... j'oublie le nom de l'autre petite fille; je ne les ai -connues ni l'une ni l'autre, mais ma mère m'en a souvent parlé; -Catherine était sa préférée. Un soir que ma tante, après une -conversation sérieuse avec son mari sur l'éducation de leurs deux -enfants, s'était couchée, elle fut quelque temps avant de pouvoir -s'endormir et, comme elle s'agitait dans son lit, elle vit tout à coup -la porte de sa chambre s'ouvrir et deux bêches entrer et se poser au -pied de son lit. Les deux enfants mouraient quelques jours plus tard; je -dis quelques jours, car je ne suis pas sûr de me rappeler exactement -les paroles de ma mère. -</p> - -<p> -À l'époque où nous allions à Perth, il y avait encore Marie, la -fille aînée, qui était chargée de surveiller les enfants quand la -vieille Mause était trop occupée; James, John, William et Andrew (je -ne sais plus qui était le parrain de William, le seul des garçons qui -n'eût pas un nom d'apôtre). Ils étaient d'ailleurs tous au collège -ou à l'Université. William et Andrew, quand ils étaient à la maison, -ne songeaient qu'à nous taquiner, Jessie et moi, et ils mangeaient les -plus belles poires. Quant aux grands, on ne les voyait jamais. Les -petites filles et moi nous nous amusions à notre manière, qui était -toujours tranquille, soit dans le North-Inch, soit sur les bords du -Lead, un bras de la Tay qui, passant devant Rose Terrace, faisait -tourner un moulin, et que, depuis, on a comblé. Alors, il était -délicieux et ses eaux cristallines étaient un trésor de diamants, -pour nous autres enfants. Mary avait alors près de douze ans; c'était -une blonde aux yeux bleus, presque jolie; sa piété très fervente -n'était point aussi agissante que celle de Jessie. -</p> - -<p> -Mon père, le plus souvent, profitait de notre séjour à Perth pour -faire des excursions en Écosse et, chose étrange, ma mère elle-même -n'était plus à Rose Terrace qu'un personnage de second plan. Je ne -m'explique pas pourquoi elle sortait si peu avec nous; elle et ma tante -conservaient, en dépit de tout, leurs habitudes retirées. Mary, Jessie -et moi avions la permission de faire tout ce que nous voulions dans le -North Inch; je ne travaillais pas pendant ces séjours à Perth, en -dehors des concours pieux du dimanche. -</p> - -<p> -Si le hasard avait voulu qu'il se fût trouvé là quelqu'un en état de -me donner des notions de botanique ou de minéralogie, quelle chance -c'eût été pour moi; mais les choses étant ce qu'elles étaient, je -passais mes journées un peu comme les chardons et les tanaisies du -rivage, à regarder l'eau courir; d'étranges inquiétudes me venaient, -devant les remous de la Tay, où l'eau passait du brun au bleu presque -noir, et devant les précipices de Kinnoull; horreur sacrée créée en -partie par mon imagination, mais aussi par les airs mystérieux que -prenaient les servantes quand nous gravissions le chemin de Kinnoull et -que je voulais rester en arrière, pour regarder la petite source de -cristal de Bower's Well. -</p> - -<p> -«Vous dites pourtant que vous n'aviez peur de rien», m'écrit un ami -qui s'inquiète, et qui ne voudrait pas que la véracité de ces -souvenirs pût être mise en doute. En effet, j'ai dit que je n'avais -peur ni des revenants, ni du tonnerre, ni des animaux, entendant par là -les choses qui habituellement font la terreur des enfants. Mais chaque -jour, la vie m'apprenait qu'il est raisonnable d'avoir peur; sans cela, -comment aurais-je pu, dans les pages qui précèdent, me présenter -comme la personne la plus sensée que je connaisse? C'est ainsi que -jamais il ne m'est arrivé, même en ces années d'insouciance funeste, -de passer sans ressentir quelque émoi devant les tourbillons noirs, que -ne trouble aucun flocon d'écume, où la Tay se recueille, semblable à -Méduse<a name="FNanchor_22_1" id="FNanchor_22_1"></a><a href="#Footnote_22_1" class="fnanchor">[22]</a>, et je ne dis pas non plus que je me promènerais dans un -cimetière la nuit (ni même le jour) comme si ses pierres tumulaires -n'étaient que des pavés mis debout. Tout au contraire. Mais il est -très important, afin que le lecteur n'ait aucune inquiétude au sujet -de certains de mes écrits qui ont paru extra-sensitifs et émotifs, -qu'il sache bien que je n'ai jamais été sujet à me créer des -fantômes, à me faire des illusions, peut-être devrais-je dire avec -regret que je n'en ai jamais été capable et que je n'ai jamais été -sujet non plus à avoir les nerfs ébranlés par la surprise. Lorsque -j'avais cinq ans, nous avions à Herne Hill un gros terre-neuve que -j'aimais beaucoup. Revenant de voyage, un été, ma première pensée -fut de courir dire bonjour à Lion. Ma mère me laissa aller à -l'écurie avec notre unique domestique mâle, Thomas, lui recommandant -bien de ne pas me laisser approcher du chien qui était à la chaîne. -Thomas, pour plus de sûreté, me prit dans ses bras. Lion, qui mangeait -sa pâtée, ne fit pas la moindre attention à nous; je demandai alors -la permission de le caresser. Cet imbécile de Thomas se baissa pour que -je pusse toucher le chien qui se jeta sur moi, m'enlevant un morceau de -la lèvre. On me remonta par l'escalier de service, saignant abondamment -mais nullement effrayé, et n'ayant qu'une crainte, c'est qu'on ne se -débarrassât de Lion. Il fallut en effet s'en séparer, mais ma mère -ne renvoya pas Thomas, elle lui pardonna car elle savait à quel point -il regrettait sa maladresse qu'elle se trouvait d'ailleurs seule à -blâmer dans la circonstance. La morsure du chien a laissé une trace -qui ne s'est jamais effacée, déformant la bouche (alors réellement -jolie), mais la blessure fut vite cicatrisée. Je me souviens que les -derniers mots que je prononçai, avant d'être réduit par le D<sup>r</sup> -Aveline à un silence qui devait durer quelques jours, furent ceux-ci: -«Maman, si je ne peux pas parler, je peux jouer du violon». On ne fut pas -de cet avis à la maison, et je ne fis aucun progrès sur cet instrument, -digne pourtant de mon génie. Cet accident ne diminua en rien mon amour -pour les chiens, et jamais ils ne m'inspirèrent la moindre crainte. -</p> - -<p> -Je ne sais si je courus un vrai danger dans cette même écurie un jour -où, me trouvant seul, je tombai la tête la première dans une grande -cuve pleine d'eau qui servait à l'arrosage du jardin; j'aurais été en -assez mauvaise posture si je ne m'étais servi du petit arrosoir que je -tenais à la main pour toucher le fond et me donner un bon élan; après -quoi, de la main gauche, je saisis le bord de la cuve. Cet exploit me -valut, après coup, de grands éloges; on vanta ma présence d'esprit, -ma décision. En songeant aux rares occasions où j'ai eu à faire -preuve de sang-froid, je constate que j'ai toujours trouvé ma tête -lucide quand j'en ai eu besoin, et que je suis beaucoup plus exposé à -me laisser troubler par un accès d'admiration soudain que par un danger -imprévu. -</p> - -<p> -Les sombres profondeurs de la Tay, point de départ de ce petit accès -de vantardise, se trouvaient sous la rive escarpée, à l'extrémité du -North-Inch. Nous prenions rarement le sentier qui les côtoie, si ce -n'est au temps de la moisson, quand, pour nous amuser, nous allions -glaner dans les champs. Au retour, Jessie et moi nous écrasions le -grain des épis dans le moulin à poivre de la cuisine et nous en -faisions des gâteaux au poivre qui n'auraient certainement pas trouvé -d'acheteurs. -</p> - -<p> -Si minutieux que puissent paraître ces détails, je m'élève avec -toute l'indignation que permettent les bonnes manières contre -l'imputation de partialité pour ces souvenirs. Ils ne me plaisent pas -seulement parce qu'ils sont de ma jeunesse. Cependant, j'hésite a -enregistrer comme une vérité établie l'impression que je garde de mes -courses à travers champs avec Jessie à la suite des glaneurs: à -savoir que les gerbes d'Écosse sont plus dorées que celles de tous les -autres pays du monde et qu'il n'y a nulle part des moissons qui font -plus songer au «froment du Ciel» que celles de Strath-Tay et de -Strath-Earn. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_11_1" id="Footnote_11_1"></a><a href="#FNanchor_11_1"><span class="label">[11]</span></a>Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant <i>takeing</i> -pour taking (prenant). Note du traducteur.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_12_1" id="Footnote_12_1"></a><a href="#FNanchor_12_1"><span class="label">[12]</span></a>Ruskin avait ici commis deux fautes en écrivant -<i>unintelligable</i> pour <i>unintelligible</i> (inintelligible). Note du -traducteur.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_13_1" id="Footnote_13_1"></a><a href="#FNanchor_13_1"><span class="label">[13]</span></a>Le passage original est comme suit, vol. VI, édit. 1821, p. -138:</p> - -<p>«Le D<sup>r</sup> Franklin parle d'un phénomène très remarquable que Mr -Wilke, le célèbre électricien, a eu l'occasion d'observer. Le 20 juillet -1758, à trois heures de l'après-midi, il remarqua un gros nuage de -poussière qui s'élevait de terre; ce nuage couvrait la plaine et une -partie de la ville qu'il habitait alors. Il n'y avait pas un souffle -de vent et la poussière flottait doucement vers l'est, où l'on -apercevait une nuée noire qui impressionnait, très nettement, son -appareil électrique dans le sens positif. Cette nuée se dirigeait vers -l'ouest, le nuage de poussière la suivit et continua de monter plus -haut, toujours plus haut, jusqu'à former une épaisse colonne ayant la -forme d'un pain de sucre, qui, à la fin, sembla prendre contact avec la -nuée. À quelque distance, venait un autre gros nuage, suivi de plus -petits, qui électrisa son appareil au négatif; lorsque ces nuages se -trouvèrent en contact avec le nuage positif, on vit un éclair -traverser le nuage de poussière; après quoi les nuages négatifs -couvrirent le ciel et se fondirent en pluie, ce qui éclaircit -l'atmosphère.»</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_14_1" id="Footnote_14_1"></a><a href="#FNanchor_14_1"><span class="label">[14]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Quand furieuse, venant des mines, l'eau s'échappe</span><br /> -<span class="i0">Et débarrasse de ses scories le minerai.</span> -</div></div></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_15_1" id="Footnote_15_1"></a><a href="#FNanchor_15_1"><span class="label">[15]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Mais ceux qui ne connaissent pas cette lumière</span><br /> -<span class="i0">N'y songent pas; et dans toute cette lueur</span><br /> -<span class="i0">Ils ne distinguent pas une seule couleur.</span> -</div></div></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_16_1" id="Footnote_16_1"></a><a href="#FNanchor_16_1"><span class="label">[16]</span></a>Étrange manière, par besoin de la rime, de dire que -les roses sont souvent trop lourdes pour leurs tiges.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_17_1" id="Footnote_17_1"></a><a href="#FNanchor_17_1"><span class="label">[17]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Quand les colères du ciel envahirent le monde,</span><br /> -<span class="i0">Que rochers, collines, montagnes furent emportés</span><br /> -<span class="i0">Par les eaux montantes, que les mers débordèrent—</span><br /> -<span class="i0">Alors les montagnes croulèrent et des vallées, inconnues</span><br /> -<span class="i8">[jusqu'ici,]</span><br /> -<span class="i0">Prirent leur place. Combien différente la Terre</span><br /> -<span class="i0">À cette seconde naissance, lorsque les flots se retirèrent.</span><br /> -<span class="i0">Maintenant passons à ses produits! Toi, reine des fleurs, ô rose!</span><br /> -<span class="i0">Dont les pétales tendrement colorés répandent un si suave</span><br /> -<span class="i8">[parfum.]</span><br /> -<span class="i0">Il faut te nommer devant tes sujets,</span><br /> -<span class="i0">Pour ta beauté, pour ta douceur si connues.</span><br /> -<span class="i0">Tu es à la fois la fleur de l'Angleterre et la fleur</span><br /> -<span class="i0">De la beauté—celle du berceau embaumé de Vénus.</span><br /> -<span class="i0">Tu verseras tes parfums alentour,</span><br /> -<span class="i0">Et parfois te baissant, tu cacheras ton visage contre terre.</span><br /> -<span class="i0">Puis c'est le lis, qui se dresse si fier</span><br /> -<span class="i0">Au-dessus de la foule bariolée,</span><br /> -<span class="i0">Ici pointillé de noir sur un fond écarlate</span><br /> -<span class="i0">Au milieu de ses feuilles acuminées.</span> -</div></div></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_18_1" id="Footnote_18_1"></a><a href="#FNanchor_18_1"><span class="label">[18]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Je chante le Pin qui couronne la cime du pays suisse,</span><br /> -<span class="i0">Et souverainement s'élève sur son lit de rochers,</span><br /> -<span class="i0">Au-dessus de gouffres profonds, de falaises si hautes</span><br /> -<span class="i0">Que celui qui tenterait de les franchir défierait la mort.</span> -</div></div></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_19_1" id="Footnote_19_1"></a><a href="#FNanchor_19_1"><span class="label">[19]</span></a>Par opposition avec les yeux dont l'iris seul est -noir, ce qui les fait ressembler à des cerises noires.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_20_1" id="Footnote_20_1"></a><a href="#FNanchor_20_1"><span class="label">[20]</span></a>Rien ne prouve mieux la dégénérescence du puritanisme -moderne que l'incapacité où il est de comprendre les admirables -portraits que Scott nous a laissés des Covenantaires. Rien que dans -<i>les Puritains</i>, il y en a quatre d'absolument parfaits: le plus -typique, Elspeth, pure et sublime; le second, Ephraïm Macbriar, qui met -en lumière le côté le plus connu du caractère: l'exagération et la -folie ascétique; le troisième, Mause, si vivant, qui prête un peu à -rire, mais qui est si absolument sincère et pur. Enfin le dernier, -Balfour, d'un si puissant intérêt, où se révèle la foi puritaine -dans toute sa sincérité, greffée sur une disposition naturellement -cruelle et basse. Si l'on ajoute à ces quatre portraits, dans ce seul -roman, ceux du <i>Heart of Midlothian</i> et ceux de Nicol Jarvie et -d'Andrew Fairservice dans <i>Rob Roy</i>, on aura une série d'analyses -théologiques qui dépassent de beaucoup en portée philosophique tout ce qui -a jamais été écrit, à ma connaissance, à n'importe quelle époque.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_21_1" id="Footnote_21_1"></a><a href="#FNanchor_21_1"><span class="label">[21]</span></a>Dodone, en Epire, sanctuaire de Zeus dont les prêtresses -étaient appelées: πελείαδες; (colombes) (Note du traducteur).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_22_1" id="Footnote_22_1"></a><a href="#FNanchor_22_1"><span class="label">[22]</span></a>Je me représente toujours la Tay comme une déesse et la -Greta comme une nymphe.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE IV</h4> - -<h4><a id="SOUS_DE_NOUVEAUX_MAITRES">SOUS DE NOUVEAUX MAÎTRES</a></h4> - -<p> -Vers l'âge de huit ou neuf ans, je fus assez gravement malade, à -Dunkeld. Je ne sais si cette fièvre mit mes jours en danger, mais je -sais qu'elle me causa des malaises insupportables. Je me mis au lit au -retour d'une longue promenade pendant laquelle j'avais cueilli quantité -de digitales que je m'amusais à effeuiller pour prendre les graines et -les examiner. On crut d'abord que je m'étais empoisonné, ce qui était -absurde; néanmoins l'impression que me faisaient les tourbillons de la -rivière s'étendit aux clairières tapissées de digitales pourpres. -C'est vers cette époque que ma cousine Jessie mourut. J'eus beaucoup de -chagrin; moins à cause de ce qu'une affection d'enfance peut avoir de -force que parce que je sentais que les jours de bonheur suprême à -Perth ne reviendraient plus jamais, puisque Jessie n'était plus. -</p> - -<p> -Avant que sa maladie n'eût pris une tournure inquiétante, avant même, -je crois, qu'elle ne se fût déclarée, ma tante avait eu un de ses -rêves prophétiques dont l'interprétation ne pouvait être plus -claire—vision si claire, en tout cas, qu'il était impossible de ne -pas comprendre. Ma tante s'apprêtait à traverser à gué une rivière aux -eaux sombres, lorsque la petite Jessie la rejoignit en courant et, la -dépassant, passa la première. Ma tante la suivit. Une fois de l'autre -côté, se retournant, elle aperçut à quelque distance la vieille -Mause. Quelques jours plus tard, Jessie tombait malade et mourait; une -année après, c'était le tour de ma tante, puis, deux ou trois ans -plus tard, celui de Mause qui, n'ayant plus rien à faire en ce monde, -maintenant que sa maîtresse et Jessie n'étaient plus là, pensa que le -mieux était d'aller les retrouver. -</p> - -<p> -J'étais à Plymouth avec mon père et ma mère lors de la mort de ma -tante. Je me souviens que, ce jour-là, j'avais joué sur la petite -colline qui, du côté est de la ville, domine le port et la jetée. En -rentrant, je trouvai mon père qui sanglotait; c'était la première -fois que je le voyais ainsi. -</p> - -<p> -Sans doute, cette mort de ma tante me causait de la peine, mais à cette -époque (et pendant de longues années encore) je vivais surtout dans le -présent, comme un petit animal, et je me souviens que le sentiment qui -dominait en moi, c'était l'ennui, étant à Plymouth, de passer une -soirée si pénible! -</p> - -<p> -Ce fut la fin de nos séjours en Écosse. Mary, la seule cousine qui me -restât, vint vivre avec nous. Elle avait quatorze ans alors, et moi -dix. -</p> - -<p> -Les heureux jours de Perth se terminent donc avec la première décade -de ma vie. Mary était une assez jolie fillette aux yeux bleus, un peu -lourde, très bonne, très affectueuse et très douce. Elle n'avait pas -des moyens exceptionnels, mais beaucoup de bon sens, des principes, de -la piété et une grande égalité d'humeur, sans rien, il est vrai, de -cette grâce, de cette fantaisie qui font le charme des jeunes filles. -</p> - -<p> -L'harmonie familiale se trouva, grâce à elle, enrichie d'une aimable -teinte neutre, rien de plus. Mary lisait la Bible avec ma mère et moi, -le matin, et, dans l'après-midi, elle allait comme externe dans une -pension du voisinage. En voyage, elle jouait auprès de moi un rôle de -demi-institutrice. On nous permettait de sortir ensemble sans bonne, -mais, le plus souvent, nous emmenions la vieille Anne; nous trouvions -cela plus amusant. -</p> - -<p> -Il était maintenant d'une certaine importance de faire un choix, de -décider à quelle église j'irais, le dimanche matin. Mon père, dont -la santé demandait des ménagements, ne pouvait assister au très long -office de l'église d'Angleterre et, ma mère étant très protestante, -le plus souvent mon père se résignait à nous accompagner à la -chapelle de Beresford, à Walworth, où le Rév. D<sup>r</sup> Andrews faisait -tous les dimanches un sermon ingénieux, quelque peu exagéré et -grandiloquent, mais qui ne l'ennuyait pas; on lisait les prières de -l'office anglican, abrégées, et, vu notre haute situation sociale, -nous étions autorisés, au grand scandale des membres plus zélés de -l'assistance, à n'arriver que quand ces prières étaient à moitié -dites. Dans l'après-midi, Mary et moi rédigions un court résumé de -l'office. Ce n'était point obligatoire, mais Mary le faisait par esprit -de devoir, et moi pour montrer que je pouvais le faire et le bien faire. -Jamais nous ne retournions à l'église dans la journée ni le soir. Je -me souviens encore d'avoir été tout à fait abasourdi—comme d'une -vision annonçant le Jugement Dernier—en entrant, un an ou deux plus -tard, pour la première fois, dans une église éclairée, le soir. -</p> - -<p> -Pas de prières en commun à la maison, ce qui n'empêchait pas ma mère -de veiller sur ses servantes avec sollicitude; elle en avait très soin, -ce qui n'est pas toujours le cas dans les maisons les plus -religieusement démonstratives. Elle les aimait jeunes, et les -choisissait de préférence sortant de familles à elle connues. C'est -ainsi que nous avons eu des séries de sœurs et jamais une mauvaise -domestique. -</p> - -<p> -Le dimanche soir, mon père nous lisait quelque sermon de Blair ou, -parfois, nous avions à dîner un employé de la maison ou un client. -Dans ce cas-là, la conversation, par politesse sans doute, roulait -toujours sur les vins en général, et le sherry en particulier. -</p> - -<p> -Mary et moi, nous passions la soirée du dimanche comme nous pouvions -avec le <i>Pilgrim's Progress</i>, la <i>Holy War</i> de Bunyan, les -<i>Emblems</i> de Quarles, le <i>Book of Martyrs</i> de Foxe, la <i>Lady of -the Manor</i>, livre terrifiant pour moi, plein d'histoires de jeunes -personnes dépravées qui, après avoir été au bal, étaient incontinent -emportées par une maladie, et <i>Henry Milner</i>, de Mrs Sherwood, le -<i>Youth' Magazine</i>, <i>Alfred Campbell</i>, the <i>Young Pilgrim</i>, -et encore, concession à la dureté de nos cœurs, la <i>Natural History</i> -de Bingley. Personne de nous ne se souciait de chanter des cantiques ou des -psaumes, en tant que cantiques ou psaumes, et nous étions trop honnêtes -pour les chanter simplement pour la musique qui, d'ailleurs, ne nous -semblait pas divertissante. Mon père et ma mère, tout en témoignant au -D<sup>r</sup> Andrews leur intérêt pour ses œuvres sous forme de chèques -et, à Noël, leur admiration pour ses sermons et la pureté de sa doctrine -sous la forme de dindes et de boîtes de raisins secs, n'avaient jamais -essayé d'entrer en relations avec leur pasteur et ne se souciaient pas du -tout que, au cours de visites pastorales, on vînt s'enquérir de l'état -leur âme. Néanmoins, Mary et moi nous subissions son charme, même à -distance, et souvent nous nous promenions de long en large avec Anne sur -la route de Walworth dans l'espoir de le voir passer. Un jour, grâce -spéciale de la Providence, nous le croisâmes; très pressé, et se -heurtant contre moi, il faillit se jeter par terre. Anne, tandis qu'il -se remettait de son émotion, lui fit une profonde révérence; sur quoi -il s'arrêta, demanda qui nous étions et se montra des plus gracieux. -Nous rentrâmes à la maison fort surexcités, annonçant à ma mère, -qui ne manifesta pas un grand enthousiasme, que le docteur viendrait -nous voir un de ces jours. C'est ainsi que cette bienheureuse relation -s'établit. Je pouvais avoir onze ou douze ans. Miss Andrews, la sœur -aînée de «The Angel in the House», était une jeune fille de -dix-sept ans, extrêmement jolie; elle chantait <i>Tambourgi, -Tambourgi</i><a name="FNanchor_23_1" id="FNanchor_23_1"></a><a href="#Footnote_23_1" class="fnanchor">[23]</a> avec beaucoup d'entrain et une voix magnifique; au temps -des mûres, elle venait en cueillir avec nous sur les haies de Norwood, -et ses visites me laissaient sous l'impression que les jeunes filles -sont des êtres incompréhensibles mais étrangement séduisants. -</p> - -<p> -La sympathie que j'éprouvais pour le docteur et la réputation de fin -lettré qu'il avait (à Walworth) décidèrent mon père à lui demander -de me donner quelques notions de grec. Le docteur, on s'en aperçut plus -tard, ne savait pas beaucoup plus de grec que l'alphabet et les -déclinaisons, mais il savait en tracer fort joliment les caractères et -son oreille était très sensible au rythme. Nous commençâmes par les -odes d'Anacréon, qu'il me fit scander ainsi que mon Virgile avec une -extrême précision. De temps en temps, pour me reposer, il me récitait -des passages de Shakespeare qu'il disait avec force et justesse. Le -mètre anacréontique m'enchantait aussi bien que l'inspiration. -J'appris la moitié des odes par cœur pour mon plaisir; et je sus -ainsi, ce qui m'a été utile plus tard lorsque j'ai étudié l'art -grec, que les Grecs aimaient les tourterelles, les hirondelles et les -roses, autant que moi. -</p> - -<p> -Dans l'intervalle de ces leçons qui ne me surmenaient pas, je m'amusais -à écrire de méchants vers, à dessiner des cartes ou à copier les -illustrations, par Cruikshank, <i>des Contes de Fées</i> de Grimm, ce que -je faisais avec une exactitude qui paraît extraordinaire à bien des gens. -Le bonheur a voulu qu'une de ces copies, faite lorsque j'avais onze ou -douze ans, ait été conservée. Quant à moi, je n'ai jamais vu travail -d'enfant qui témoigne d'aussi peu d'originalité. J'étais incapable, -littéralement, de dessiner quoi que ce soit, pas même un chat, une -souris, un bateau, <i>de tête</i>; et, fort heureusement alors, ni mes -parents, ni mon professeur n'avaient l'idée de me faire dessiner -d'après la tête des autres. -</p> - -<p> -Cependant Mary qui, à son externat, prenait des leçons de dessin comme -toutes ses petites compagnes, parlait avec enthousiasme de son -professeur; la facture libre et primesautière des dessins qu'il lui -donnait à copier intéressa mon père; il fut encore plus content -lorsque Mary, pendant une de ses absences, eut copié au crayon, mais de -manière à donner l'impression de la gravure à l'eau-forte, une petite -aquarelle de Prout qui représentait une chaumière au bord de la route, -et qui fut la première de notre collection. Nous n'avions à cette -époque que cette seule aquarelle et deux miniatures sur ivoire. Lorsque -je repense à la bonne exécution de cette étude de blanc et noir, je -me dis que Mary serait arrivée à d'excellents résultats avec son -dessin si elle avait eu de bonnes leçons et plus d'encouragement; mais -il ne fallait rien lui demander d'après nature. Cet été-là (1829) à -Matlock, où nous étions installés, tout ce qu'elle put faire, ce fut -un croquis du nouvel hôtel des Bains. -</p> - -<p> -Dans le même temps, parmi le gravier étincelant, les spaths semés de -galène des allées du jardin, dans les boutiques du joli village, dans -nos promenades, je poursuivais avec délices mes études minéralogiques -sur le fluor, le carbonate de chaux, le minerai de plomb; ma joie ne -connaissait pas de bornes quand je pouvais descendre dans une mine. En -me permettant ainsi de m'abandonner à ma passion souterraine, mon père -et ma mère témoignaient d'une bonté dont je ne pouvais me rendre -compte alors; car ma mère avait horreur de tout ce qui était sale, et -mon père, très nerveux, rêvait toujours d'échelles rompues, -d'accidents, ce qui ne les empêchait pas de me suivre partout où -j'avais envie d'aller. Mon père est même venu avec moi dans la -terrible mine de Speedwell, à Castleton, où, pour une fois, je -l'avoue, je ne suis pas descendu sans émotion. De Matlock, nous dûmes -aller dans le Cumberland, car je retrouve cette inscription de la main -de mon père: «Commencé le 28 novembre 1830, terminé le 11 janvier -1832» sur la première page de l'«Iteriad» un poème en quatre livres -que je composai à cette époque et dont le sujet m'avait été inspiré -par notre voyage sur les lacs. J'y reviendrai peut-être plus tard. -</p> - -<p> -Ce doit être au printemps de 1830 que l'on prit l'importante -résolution de me donner un maître de dessin. Comme Mary était -incapable de reproduire d'après nature le plus petit coin de paysage, -et que je m'en désolais en voyage, je manifestai le désir d'apprendre -moi-même. Sur quoi, l'aimable professeur de Mary, que mes parents -eurent le bon sens de ne pas rendre responsable du peu de dispositions -de leur nièce, fut prié de venir me donner une heure de leçon par -semaine. -</p> - -<p> -Pour qu'un professeur s'impose au public, il faut sans doute qu'il ait -une manière, un genre, qu'il s'y tienne et qu'il n'enseigne pas autre -chose. Néanmoins, je ne puis pardonner à Mr Runciman de n'avoir pas -développé les dispositions vraiment extraordinaires que j'avais pour -le dessin à la plume. Tout ce que je fis dans ce genre fut seulement -pour me divertir; Mr Runciman n'a jamais su que me faire copier et -recopier ses propres dessins maniérés et imparfaits: il m'a gâté et -la main et l'esprit. Il m'a pourtant appris beaucoup de choses, -suggéré plus encore. Il m'a enseigné la perspective très -consciencieusement et en même temps très simplement, ce qui fut pour -moi une acquisition d'une valeur incalculable. C'est grâce à lui aussi -que je suis arrivé à une dextérité de main qui m'a été précieuse; -il est vrai que ç'a été quelquefois au détriment de la puissance, de -la fermeté du trait. Il a développé en moi, je devrais plutôt dire -créé, l'habitude de chercher d'abord les points essentiels, de les -détacher de façon décisive; il m'a expliqué la signification et -l'importance de la composition, bien qu'il fût lui-même incapable de -rien composer. -</p> - -<p> -Les deux années qui suivirent furent deux années particulièrement -heureuses. Je dessinais au crayon, cela va sans dire, infiniment moins -bien que Mary; chacun reconnaissait sa supériorité, ce qui était un -juste hommage rendu à sa persévérance et à son travail. Comme, -toutefois, elle ne composait pas de poèmes en vers, qu'elle ne -collectionnait pas de minéraux, qu'elle ne montrait de dispositions -extraordinaires dans aucun genre, elle était en train de tomber -beaucoup trop bas dans l'estimation de mon orgueil. Mais, pendant -quelque temps, je ne pus prétendre l'égaler dans la copie et, quant à -mes premiers essais d'après nature, ils parurent chez nous très peu -faits pour flatter l'orgueil paternel. -</p> - -<p> -Je m'essayai en prévision d'un voyage à Douvres dont ma mère berçait -les ennuis d'une maladie que je fis en 1829; je vois encore mon premier -album de croquis, un petit in-octavo tout en hauteur, fort incommode, à -couverture moirée et flexible. Le papier en était d'un blanc pur, un -peu grenu; il est rempli d'ébauches jetées au hasard sur le papier, -que j'ai gâtées en essayant de les terminer, des vues des châteaux de -Douvres et de Tunbridge et aussi de la tour principale de la cathédrale -de Canterbury. J'ai mis de côté pour les conserver ces croquis et une -très bonne étude de Battle Abbey<a name="FNanchor_24_1" id="FNanchor_24_1"></a><a href="#Footnote_24_1" class="fnanchor">[24]</a> avec quelques parties de détail -séparées; le premier croquis que j'aie réellement fait d'après -nature est celui de la première maison d'une rue de Sevenoaks. Ces -tentatives me donnèrent peu de satisfaction et ne me valurent aucun -encouragement; pourtant on y retrouve l'instinct inné de l'architecture -et cela peut être intéressant à noter pour ceux qui aiment à -remonter aux sources des choses. J'ai donné deux petits dessins au -crayon du porche sud et de la tour centrale de Canterbury à Miss Gale -de Burgate House, Canterbury, et ce qui restait du carnet lui-même a -Mrs Talbot de Tyn-y-Ffynon, Barmouth—deux de mes très chères amies. -</p> - -<p> -Mais alors, et avant tout, mon plus grand bonheur était de regarder la -mer. Il m'était défendu d'aller en bateau, surtout en bateau à voile; -il m'était même défendu de me promener seul sur le port. De sorte que -je n'appris alors, des choses de la marine, rien qui vaille; mais je -passais tous les jours quatre ou cinq heures, plongé dans une extase -d'admiration et d'étonnement à regarder les vagues, occupation qui a -fait mes délices jusqu'à ma quarantième année. Sur une plage, -n'importe laquelle, j'étais heureux; il me suffisait de regarder les -vagues monter en courant, d'entendre leur voix, d'aller au-devant -d'elles ou de me sauver à leur approche; par contre, je n'ai jamais -pris goût à l'histoire naturelle des coquillages, des crevettes, des -algues ou des méduses. Les galets, quand il y en avait, c'était -différent. Autrement, je restais des heures à suivre le va-et-vient -puissant du flot ourlé d'écume. Comme un serin, à ce qu'il me semble -aujourd'hui, j'ai gâché les années précieuses de ma jeunesse dans la -rêverie et l'admiration béate; peut-être retrouverait-on là un -certain accent byronien, qui n'est pas sans signification sans doute; -mais que de temps perdu! -</p> - -<p> -Nous n'avons pas dû nous absenter pendant l'été de 1832, car l'album -suivant ne contient que des esquisses d'arbres, des arbres de Dulwich, -et la vue d'un pont sur l'Effra, aujourd'hui comblée, à l'endroit où -passait la route de Norwood. Cette route, d'où l'on suivait le cours de -la jolie petite rivière, forme maintenant une sorte de marécage -fangeux, en contre-bas du chemin de fer, non loin de la station de Herne -Hill. Ce croquis est le premier qui me valut quelques compliments de la -part des miens. Mais c'est le jour de mes treize (?) ans, le 8 février -1832, que l'associé de mon père, Mr Henry Telford, m'ayant donné -l'<i>Italie</i> de Rogers, décida de ma vie. -</p> - -<p> -À cette époque, c'est à peine si je connaissais le nom de Turner; je -me souvenais pourtant avoir entendu dire à Mr Runciman que «le monde -s'était récemment laissé éblouir et dévoyer par quelques idées -brillantes de Turner». Mais je n'eus pas plutôt jeté les yeux sur les -illustrations de Rogers que je ne voulus plus avoir d'autre maître, et -je me mis à les copier d'aussi près que possible, à la plume. -</p> - -<p> -J'ai raconté cette histoire tant de fois que je ne sais plus au juste -à quelle date la situer, et je regrette bien que Mr Telford n'ait pas -mis mon nom en tête du livre; c'est mon père qui a écrit sur la -première page: «Donné par Henry Telford Esq.», et il n'a pas, ce qui -est tout à fait extraordinaire de sa part, pensé à ajouter la date, -et, à une année près, cela a peu d'importance. Ce qui est certain -c'est que, dès le printemps de 1833, Prout publiait ses croquis de -Flandre et d'Allemagne. Je me vois encore entrant avec mon père chez le -libraire qui recevait les souscriptions, et m'arrêtant devant la -gravure spécimen, une fenêtre à tourelle sur la Moselle, à Coblentz. -Le volume nous arriva à Herne Hill un peu avant l'époque où chaque -année nous partions en voyage; et ma mère, témoin du plaisir que mon -père et moi éprouvions devant ces paysages merveilleux, suggéra -l'idée qu'il ne serait pas impossible d'aller les voir en réalité. -Mon père hésita un moment, et puis, les yeux brillants, fit: -«Pourquoi pas?» Il y eut alors deux ou trois semaines de préparatifs, -d'agitation délicieuse. Je me souviens que, le même soir, je descendis -mon gros livre de géographie, un de mes plus précieux trésors encore -à l'heure actuelle, (au moment où j'écris ces lignes, je l'ouvre et, -pour la première fois, je pense à mettre mes propres initiales sous le -nom de mon père, à la première page), que je regardai avec Marie le -contour du Mont-Blanc d'après Saussure, et que je lus l'information -très curieuse sur les Alpes que ce dessin sert à illustrer. Ce qui -prouve que la Suisse, dès le premier moment, fut comprise dans le plan -du voyage, voyage qui s'accomplit bientôt le plus heureusement du -monde, et qui eut les meilleures conséquences, grâce à Dieu. Nous -gagnâmes Cologne par Calais et Bruxelles; puis nous remontâmes le Rhin -jusqu'à Strasbourg; ensuite, par la Forêt-Noire, à Schaffhouse; puis, -traversant rapidement la Suisse au nord par Bâle, Berne, Interlaken, -Lucerne, Zurich, jusqu'à Constance. Là, nous suivîmes de nouveau le -Rhin jusqu'à Coire; et, passant le Splugen, nous allâmes à Côme, -Milan et Gênes, avec l'intention, je m'en souviens très bien, de -pousser jusqu'à Rome. Mais la saison était déjà avancée, et la -chaleur à Gênes nous avertit qu'il y aurait imprudence à aller plus -loin; nous fîmes volte-face et revînmes par le Simplon jusqu'à -Genève, en visitant Chamonix; retour par Lyon et Dijon. -</p> - -<p> -Faire ce long voyage de la seule façon qui fût possible alors, -c'est-à-dire en chaise de poste et avec des bateaux à rames pour la -traversée des lacs, exigeait que chaque jour l'étape fût -minutieusement calculée. Mon père aimait à arriver de bonne heure à -l'endroit où nous devions passer la nuit, et il ne permettait jamais -que sous aucun prétexte on s'arrêtât. Impossible donc de prendre le -moindre croquis en cours de route (le petit pourboire supplémentaire -qu'il eût fallu donner y était aussi pour quelque chose). Je pris -ainsi la très mauvaise habitude, qui a eu ses avantages quelquefois, de -tracer quelques lignes à la hâte, de prendre des notes pendant que la -voiture marchait et de les mettre au point le soir, de mémoire. -J'arrivai ainsi, pendant ce premier voyage, à noircir une trentaine de -feuilles de papier: c'était presque toujours de petits croquis à la -plume ou à l'encre de Chine, il en tenait quatre ou cinq sur la même -page. Quelques-uns ne manquaient pas de grâce, mais la plupart étaient -lourds, témoignaient d'un travail pénible et n'avaient ni variété, -ni esprit, ni originalité. -</p> - -<p> -À l'aide de ces barbouillages pris à la volée, je faisais, quand nous -passions quelques heures dans une ville, des dessins plus finis à la -plume ou au crayon, dont cinq ou six, tout au plus, méritent d'être -conservés. Mon père était très fier d'une étude que j'avais faite -ainsi de l'église Renaissance de Dijon, à tours jumelles. Elle est à -Brantwood, accrochée à côté d'un Hôtel de Ville de Bruxelles, -encore plus laborieux. Le dessin du même Hôtel de Ville, qui est à -Oxford, est une copie de celui de Prout que j'avais faite pour illustrer -un volume où j'avais commencé, en vers, le récit de notre voyage, car -ce voyage avait surexcité au plus haut point mes pauvres petites -facultés; il m'a procuré des jouissances dont l'essence doit être -absolument insaisissable pour ceux qui n'ont rien éprouvé d'analogue, -des joies plus nombreuses, en trois mois, que n'en ont goûté pendant -toute leur vie la plupart des gens. Je tâcherai de dire, plus tard, -l'impression que me causèrent les Alpes que j'aperçus pour la -première fois de Schaffhouse et aussi Milan et Genève; mais, pour le -moment, il me faut poursuivre mon récit. -</p> - -<p> -L'hiver de 1833, et les instants de loisir que je pus dérober à mes -études en 1834, furent consacrés à rédiger, à mettre au net et à -décorer de vignettes le fameux compte rendu poétique de notre voyage, -à l'imitation de l'<i>Italie</i> de Rogers. Les dessins, sur feuilles -séparées, étaient collés dans les cahiers; beaucoup ont été -enlevés depuis, d'autres y sont encore, mais les vers qui devaient les -expliquer n'ont jamais été écrits, car mon inspiration était -épuisée bien avant que nous eussions gagné les bords du Rhin. Cette -folie inachevée est aux mains de Joanie, afin qu'elle ne puisse tomber -que sous des yeux amis. -</p> - -<p> -Mon père et ma mère, qui s'étaient enfin aperçus que le D<sup>r</sup> -Andrews ne pouvait pas plus me préparer à l'Université qu'aux devoirs du -Haut Sacerdoce, m'envoyèrent comme externe à l'école du Rév. Thomas Dale, -dans Grove Lane, non loin de Herne Hill. Chargé de mon sac de livres, -je trottinais aux côtés de mon père qui me conduisait chaque matin -après le déjeuner; je revenais pour le dîner d'une heure, n'ayant -plus, le soir, qu'à préparer mes leçons du lendemain. -</p> - -<p> -Dans ces conditions, je voyais peu mes camarades de classe, les deux -fils de Mr Dale, Tom et James; et trois pensionnaires: le fils du -colonel Matson, de Woolwich, le fils de l'alderman Key, de Denmark Hill, -et un beau garçon plein d'entrain, Willoughby Jones, depuis Sir W..., -qui vient de mourir, ce qui m'a fait beaucoup de peine. -</p> - -<p> -Je passais aux yeux de ces garçons pour un pur imbécile, et ils me -traitaient, j'imagine, comme ils auraient traité une petite fille. Ils -ne me rossaient pas, cela n'en valait pas la peine; ils ne me blaguaient -pas non plus, ayant découvert, dès le premier jour, que la raillerie -n'avait aucune prise sur moi. Le plus souvent, je ne comprenais pas ou, -si je comprenais, je n'y attachais pas d'importance: la très haute -idée que j'avais de ma valeur, dans le fond de mon cœur, me maintenait -dans une sérénité inaltérable, me défendait contre toute -appréciation défavorable, qu'elle vint d'un professeur ou d'un -camarade. D'intelligence ouverte, aimant les livres, ayant de plus une -mémoire prompte et sûre, je savais toujours admirablement mes leçons -et, comme les autres élèves n'en apprenaient jamais que le moins -possible, bien que je fusse très en retard sur beaucoup de points, -j'avais presque toujours les meilleures notes. J'ai déjà raconté dans -le premier chapitre de <i>Fiction Fair and Foul</i> que Mr Dale avait -traité ma chère vieille grammaire latine si claire de «vieillerie -écossaise». Ce geste, du même coup, m'éloigna à jamais de lui et, -de ce jour, je n'appris les leçons qu'il me donnait que par devoir. -</p> - -<p> -En même temps que je travaillais les lettres, j'étudiais les -mathématiques avec un professeur que l'on avait découvert encore dans -ce malencontreux Walworth. Mr Rowbotham était de tout point méritant, -recommandable et instruit dans sa partie; aidé par sa femme, et bien -qu'encombré d'enfants, il tenait une «Académie pour jeunes gens» non -loin de «The Elephant and Castle» dans une de ces maisons qui étalent -sur le bord de la route de Walworth une petite bande de gazon pelé -derrière une grille de fer. -</p> - -<p> -Il savait la grammaire latine, allemande, française; enseignait -«l'usage des sphères» tout au moins dans la limite nécessaire à une -école préparatoire, et en fait de mathématiques en savait bien plus -qu'il n'en fallait pour me donner des leçons. En dehors de cela, par -exemple, il ne fallait pas lui demander grand'chose. Il ne savait rien -des hommes ni de leur histoire, rien de la nature, ne s'étant jamais -demandé si elle avait un sens; au résumé, un pauvre être borné et -triste, incapable de gaieté et de fantaisie, considérant les -mathématiques comme la seule occupation digne d'un cerveau humain, -asthmatique au dernier degré et sujet à des crises de suffocation que -rien ne parvenait à soulager. Avec cela, pas le sou et aucun espoir de -sortir de cette misère, en dépit de tous ses efforts, car, son dur -labeur de pion terminé, il passait encore toute sa soirée à rédiger -des manuels d'algèbre et d'arithmétique, à compiler des grammaires -françaises et allemandes, qui n'étaient pour les éditeurs qu'autant -d'occasions de le voler, ajoutant à grand'peine au bout de l'année, -parce travail supplémentaire, quatre ou cinq cents francs à son -revenu. Jamais l'Angleterre, en ce siècle, ne vit éclore plus triste -fleur dans la serre chaude de la métropole, créature plus misérable, -plus innocente, plus patiente, plus inerte, plus insipide et plus -malheureuse. -</p> - -<p> -Sous la direction de Mr Rowbotham, deux fois par semaine, le soir, (on -lui offrait toujours un thé substantiel, réconfort dont le pauvre -asthmatique sentait la nécessité après avoir gravi la rude montée de -Herne Hill), je fis des progrès sensibles en français. J'en avais -grand besoin. Jusque-là, c'est à peine si, écorchant un mot par ici -ou par là, j'arrivais à demander mon chemin; et je ne sais vraiment -pas comment, un jour à Paris, allant au Louvre avec Salvador, notre -courrier, je réussis à me tirer d'affaire. Je m'étais mis en tête de -faire un croquis des <i>Disciples d'Emmaüs</i>, de Rembrandt. Salvador -s'était adressé à un gardien, car il faut une permission spéciale, -mais on lui avait répondu que j'étais trop jeune pour qu'on pût me -donner une carte, quinze ans étant l'âge exigé; devant ma mine -déconfite, le brave homme ajouta que si j'allais moi-même au -«Bureau», si je parlais au chef, peut-être obtiendrais-je -l'autorisation. Je demandai à être mené sur l'heure devant les -autorités, et le gardien, me prenant sous sa protection, m'introduisit; -là, dans mon mauvais français, j'exposai ma requête à quelques -messieurs d'aspect très grave. J'obtins gain de cause et fis un croquis -du <i>Souper d'Emmaüs</i> d'un sentiment vraiment assez juste, dont je fus -extrêmement fier. -</p> - -<p> -Mais cette connaissance bornée de la langue, bien que suffisante en -pareille affaire, fut l'occasion pour moi d'un grand chagrin et d'une -profonde humiliation au dîner, au fatal dîner chez M. Domecq. J'avais -l'air fort piteux sans doute, car la petite Élise, qui avait alors neuf -ans, et l'âme compatissante, ayant remarqué que ses grandes sœurs ne -s'occupaient pas de moi, fut touchée de mon abandon; elle traversa tout -le salon, s'assit à côté de moi et, posant familièrement son coude -sur mes genoux, se mit à gazouiller. Elle babilla ainsi pendant plus -d'une heure, ne demandant pas qu'on lui répondît—elle voyait -d'ailleurs que j'en aurais été incapable—parfaitement satisfaite de -l'attention respectueuse et reconnaissante que je lui prêtais et de -l'intérêt plein d'admiration qu'excitait en moi non peut-être ce -qu'elle disait, mais la manière dont elle le disait. Elle me fit par le -menu l'historique de sa pension, me parla des maîtresses, qui étaient -parfaitement désagréables, et de ses petites compagnes qui étaient -charmantes, et des punitions qui pleuvaient, mais aussi c'est si amusant -de faire ce qui est défendu, et de revenir aux Champs-Élysées pendant -les vacances et d'habiter Paris, un vrai paradis! Cette heure passa -comme un rêve et me laissa bien résolu à faire tout mon possible pour -apprendre le français. -</p> - -<p> -Et voilà pourquoi, ainsi que je l'ai déjà dit, je donnai entière -satisfaction à Mr Rowbotham, sous ce rapport. J'étudiai aussi avec lui -les trois premiers livres d'Euclide; et, en algèbre, j'arrivai jusqu'à -l'équation du second degré. Mais là, je m'arrêtai et pour toujours. -Dès que j'en arrivai aux sommes des séries, aux symboles qui expriment -des relations, et non la grandeur réelle des choses—en partie parce -que je n'étais pas doué, en partie parce que cela me dégoûtait et -que j'avais déjà l'horreur saine des choses vétilleuses et vainement -intangibles—je regimbai ou bien restai abasourdi. Plus tard, à -Oxford, on me fit malgré moi passer par quelques sections coniques dont les -figures dessinées me furent précieuses et qui m'apprirent autant de -trigonométrie que j'avais besoin d'en savoir pour dessiner les -élévations et plans de mes montagnes. En géométrie élémentaire, je -réussissais bien, j'étais même fort pour un écolier; et, ma -suffisance se développant avec perversité à mesure que je -m'apercevais de la médiocrité de mes professeurs, je pris le parti de -travailler à ma façon; pendant cette année de 1835, je passai -beaucoup de temps à diviser un angle en trois parties égales. Que -d'heures d'application ainsi gaspillées! J'en avais déjà le sentiment -sans me rendre compte que j'aurais à me reprocher par la suite des -heures plus mal employées encore. -</p> - -<p> -Tandis que l'éducation faisait de moi un petit spécimen d'arbuste -forcé, quelques coups de gelée me dépouillaient des quelques rares -fleurettes qui avaient poussé autour de moi, pour mon plus grand -bonheur. -</p> - - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_23_1" id="Footnote_23_1"></a><a href="#FNanchor_23_1"><span class="label">[23]</span></a>Mélodies hébraïques.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_24_1" id="Footnote_24_1"></a><a href="#FNanchor_24_1"><span class="label">[24]</span></a>Battle Abbey près de Hastings. (Note du traducteur).</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE V</h4> - -<h4><a id="LE_PARNASSE_ET_LE_PLYNLIMMON">LE PARNASSE ET LE PLYNLIMMON</a><a name="FNanchor_25_1" id="FNanchor_25_1"></a><a href="#Footnote_25_1" class="fnanchor">[25]</a></h4> - -<p> -Dans le chapitre précédent, je me suis complu à récapituler mes -exploits d'enfant, à énumérer mes talents, et cela m'a entraîné au -delà des années de mon enfance les plus fécondes en événements bons -et mauvais. Je ne me fais pas scrupule d'en faire l'historique, car -personne, en dehors de moi, ne pourrait le faire. Pour ce qui s'est -passé plus tard, mes amis, à certains égards, me connaissent mieux -que je ne me connais moi-même. -</p> - -<p> -La seconde décade de ma vie se trouva coupée brusquement, séparée de -l'heureux temps de mon enfance, par la mort de ma tante de Croydon, -morte de froid littéralement en se livrant à quelque savonnage -domestique par un méchant vent d'est. Son grand épagneul brun taché -de blanc, Dash, resta couché sur son cercueil tant qu'on voulut bien -l'y laisser, après quoi on l'amena à Herne Hill où il fut mon fidèle -et unique compagnon, jusqu'au moment où Mary vint vivre avec nous. -</p> - -<p> -La mort de ma tante de Croydon, qui survint aux environs de mes dix ans, -mit un terme à mes courses sur les bords de la Wandel comme aussi sur -les bords de la Tay. Nous ne quittions guère Herne Hill que pour -voyager et nous menions une vie sans grand horizon. -</p> - -<p> -Ma tante de Croydon laissait quatre fils, John, William, George et -Charles, et deux filles, Margaret et Bridget; c'étaient de beaux -garçons et de jolies filles; mais Margaret, dans sa jeunesse, avait -été victime d'un accident, et elle était restée infirme. -Intelligente, spirituelle comme sa mère, elle ne m'intéressait -cependant pas, bien que j'eusse pour tous mes cousins de Croydon des -sentiments quasi fraternels. Mais je n'ai jamais beaucoup aimé les -malades—le goût ne m'en est pas venu encore—et, qui plus est, -Margaret se coiffait en boucles, ce que je n'ai jamais pu souffrir. -</p> - -<p> -Bridget ne ressemblait pas à sa sœur; elle avait les yeux noirs ou, -pour parler plus exactement, couleur de noisette foncée; elle était -svelte, très animée, avec des traits trop pointus pour être tout à -fait jolie, des articulations trop anguleuses pour être tout à fait -gracieuse; fantasque, un peu personnelle, mais pourtant assez agréable -pour qu'on l'ait invitée à venir une ou deux fois à Perth pendant que -nous y étions, et à passer quelques semaines à Herne Hill; sans -toutefois qu'elle s'attachât beaucoup à nous, ni nous à elle. Je la -trouvais un peu encombrante à la nursery qui était devenue, à mesure -que j'avais grandi, ma salle d'étude; et cela ne l'amusait pas de -travailler avec moi dans le jardin, ou peut-être ne le lui -permettait-on pas. -</p> - -<p> -Les quatre fils étaient tous de bons garçons, sérieux et -travailleurs. L'aîné, John, plus habitué aux affaires que les autres, -s'embarqua bientôt pour l'Australie. Il y réussit. Le second, William, -finit aussi par s'en tirer à Londres. -</p> - -<p> -Le troisième frère, George, qui était le meilleur des enfants et des -hommes, n'avait pas beaucoup de moyens. Un type de George IV rural: -belle santé, bonne humeur, en un mot l'Anglais dans sa meilleure -expression. Il était entré dans les affaires de Market Street où il -secondait son père, et tous deux nous témoignaient une affection qui -faisait notre joie. D'une honnêteté scrupuleuse, ils étaient l'un et -l'autre aussi incapables d'indélicatesse que d'habileté. Je les -abandonnerai ici pour l'instant, occupés qu'ils sont à traîner -gaiement leur charrette remplie de pains de quatre livres. -</p> - -<p> -Le quatrième, le plus jeune, Charles, était, comme dernier-né dans -les contes de fées, gai, vermeil, brillant, ne manquant ni de sens -commun ni de <i>bon</i> sens, affectueux comme tous les autres membres de -la famille. Élève modèle à l'école, il respectait les règles de la -grammaire et même celles de la politesse; aussi se trouvait-il très à -son aise dans le cercle raffiné de Herne Hill. Son frère aîné avait -dirigé son éducation de plus importantes matières encore: tout -enfant, il lui avait fait enfourcher à poil un poney avec, pour toute -recommandation, la menace d'une bonne fessée s'il se laissait tomber; -aussi n'était-il pas tombé. Même procédé pour la natation. Dès la -première leçon, John avait lancé le gamin, comme une pierre, au beau -milieu du canal de Croydon, s'y jetant à sa suite, bien entendu; mais -l'enfant avait regagné la rive sans secours, m'a-t-on dit. Il n'était -pas «plus haut que cela» qu'il était déjà passé maître dans l'art -de l'équitation et de la natation. -</p> - -<p> -Ma mère prenait d'autant plus de plaisir à conter ces deux histoires -qu'elle-même, dans l'éducation de son fils, avait sacrifié l'orgueil -qu'elle eût éprouvé à le voir héroïque à la crainte de l'exposer -au moindre danger: défense expresse d'approcher seulement du bord d'un -étang ou d'entrer dans une prairie où il y aurait eu un poney en -liberté. Ma mauvaise étoile avait voulu, de plus, qu'aux environs de -la maison il n'y eût pas la plus petite ferme, pas la moindre mare qui -aurait pu obliger à modifier ces ordonnances. Mais j'ai déjà noté, -avec reconnaissance, tout le bien que je devais à l'étang aux têtards -de Croxted Lane; j'ai dit aussi qu'il y avait, entre la maison et -l'école, une prairie élyséenne, sorte de lande en friche. Et à -l'extrémité de cette lande, il y avait un étang, un grand étang, -dont jamais personne n'avait sondé la profondeur, cette profondeur -allant, même en été, jusqu'à trois pieds au milieu; la sombre -couleur de ses eaux ajoutait du danger à leur mystère. Au bord du -grand étang, sur la rive droite, s'élevait un orme majestueux. On -racontait que d'une de ses branches—et personne n'osait mettre en -doute la véracité du récit, pieusement accepté—un dimanche, un -mauvais petit garçon était tombé dans l'eau, et que, du même coup, son âme -était tombée dans un gouffre plus noir et plus profond encore. -</p> - -<p> -Un des grands bonheurs de ma petite enfance, c'était lorsqu'il m'était -permis d'aller avec ma bonne contempler, de la route, l'étang vengeur. -La disparition de cet étang, lorsque, par mesure sanitaire, on a -converti la lande de Camberwell en un square bien soigné, est encore, -pour moi, un sujet de lamentation. -</p> - -<p> -Étant donné le régime de précaution dont j'ai parlé plus haut, il -va de soi que, lors de mes visites à Croydon, il ne m'était jamais -permis de sortir avec mes cousins, dans la crainte qu'ils ne -m'entraînassent à mal, et je ne connaissais pas de plaisirs plus -aventureux que mes promenades, avec Anne ou ma mère, sur la route à -l'endroit où le petit ruisseau qui sort de l'étang de Scarborough la -traverse ou, dans les prairies de Duppas Hill, que de regarder mon père -dessiner—je serais resté des heures ainsi—ou de contempler, -sans jamais me lasser, la pompe et le ruisseau, de l'autre côté de la rue -ou plutôt de la ruelle, car il n'y avait certainement pas trois mètres -d'un mur à l'autre. Il n'est donc point étonnant—lorsqu'il fut -décidé que Charles viendrait à Londres et entrerait en apprentissage -chez Smith, Elder et C<sup>ie</sup>, avec l'insigne privilège de venir -dîner à Herne Hill tous les dimanches—il n'est donc point étonnant -que la présence de mon cousin Charles fût pour moi un sujet de vive -surexcitation, car c'était, en fait, une révélation, la révélation -des activités de la jeunesse, et je m'attachai sincèrement à lui. -</p> - -<p> -Je n'étais pas un enfant amusant pour un jeune homme, ni même pour -personne, en dehors de papa, de maman et de Mrs Richard Gray (dont il -sera parlé ultérieurement), car je n'étais, en vérité, rien de plus -qu'un petit singe encombrant, suffisant et sans intérêt. Charles n'en -fut pas moins très gentil, très affectueux toujours; il répondait -fraternellement à l'admiration que j'avais pour lui. -</p> - -<p> -Chez Smith et Elder, ce fut bientôt, au dire de tous, un commis -exemplaire; il connaissait aussi bien ses livres que ses clients. Comme -tout bon employé, il s'enorgueillissait personnellement de tout ce qui -se faisait dans la maison, de tout ce qui en sortait. Il nous apportait, -le dimanche, un volume ou deux, spécimens des derniers parus; -choisissant, de préférence, à cause de moi, des livres à gravures. -C'est ainsi que je connus Stanfield et Harding bien avant de posséder, -moi-même, une seule de leurs œuvres; mais le plus précieux cadeau que -j'aie reçu à cette époque, celui dont l'effet a été le plus profond -et le plus durable, je le dois à ma tante de Croydon, ce fut le <i>Forget -me not</i>, de 1827, avec la belle gravure d'après le «Tombeau de -Vérone» de Prout. -</p> - -<p> -Étrange, n'est-il pas vrai, que la première impulsion donnée aux -instincts les plus raffinés de mon esprit me soit venue de cette sœur -de ma mère, si bonne, si droite, mais sans aucune culture. -</p> - -<p> -Mais des résultats plus magnifiques furent dus aux relations de Charles -avec la littérature, grâce à l'intérêt que nous portions tous au -petit in-octavo, relié de façon cossue et doré, que Smith et Elder -publiaient, chaque année, sous le titre de <i>Friendship's Offering</i>. Il -était composé par un pieux missionnaire écossais et poète, <i>poeta -minor</i>, très <i>minor</i>, Thomas Pringle, dont il est parlé, une ou -deux fois, avec quelque éloge, dans la <i>Vie de Scott</i>, de Lockhart. -Homme d'une conscience rigide, d'une méthode inflexible, mais de -connaissances bornées, avec toute la suffisance écossaise, le goût -des voyages, et le courage aventureux d'un Park ou d'un Livingstone; -avec aussi, quelques jolies touches de romantisme, des velléités -philosophiques qui tempéraient son austérité. Pringle était admis, -bien qu'il n'y jouât qu'un rôle modeste, dans les meilleurs cercles -littéraires et lié—ne fallait-il pas, pour composer le petit -in-octavo doré sur tranche, s'adresser à toutes les personnalités -littéraires?—avec toutes sortes de gens du haut en bas de l'échelle, -jusqu'à moi, pauvre dernier petit échelon. Scott l'avait protégé; il -était en correspondance polie avec Wordsworth et Rogers, en très bons -termes avec le Berger d'Ettrick<a name="FNanchor_26_1" id="FNanchor_26_1"></a><a href="#Footnote_26_1" class="fnanchor">[26]</a>, et avait, lui-même, commis un -livre en vers, sur l'Afrique, dans lequel les antilopes étaient -appelées <i>springboks</i>, et où les mœurs et coutumes de l'Afrique -étaient soigneusement observées. -</p> - -<p> -Pour faire plaisir au gentil commis de chez Smith, si bon garçon, qui -racontait des merveilles de son livresque petit cousin, et aussi parce -qu'il était constamment à la recherche de compositions légères pour -boucher les interstices de la maçonnerie de l'<i>Offering</i>, le digne Mr -Pringle vint nous voir à Herne Hill. Mis au courant de ma vie -littéraire, il voulut bien s'intéresser à ses progrès et, de temps -à autre, il emportait quelques vers de ma composition. Il fut le -premier à déclarer franchement à mon père et à ma mère qu'il ne -voyait, jusqu'à présent, aucune raison de penser que je ferais oublier -Milton ou Byron; aussi, aucun de nous n'attachait-il grande importance -à son opinion. Mais il reconnut, bien qu'oblitérées souvent par la -vanité paternelle, les facultés naturelles, véritablement -supérieures de mon père, la sensibilité d'un romantisme exquis dont -il était doué et aussi l'admirable foi de ma mère dans cet Évangile -qu'il avait choisi de prêcher. Il devint un des convives les plus -respectés de nos dîners du dimanche et l'on prenait toujours son avis -dans les questions touchant mon éducation. Intéressé par l'amour -véritable que j'avais pour la nature, par ma facilité à faire les -vers, il lut, avec attention, quelques-unes de mes élucubrations, m'en -dit le fort et le faible, et un jour—véritable initiation -Eleusinienne, pèlerinage Delphique—il me prit par la main et me -conduisit chez le poète Rogers. -</p> - -<p> -Le grand homme, préalablement averti des titres qui, aux yeux de Mr -Pringle, me permettaient d'aspirer à l'honneur d'une telle -présentation, se montra suffisamment gracieux, bien que les soins à -donner au génie naissant n'aient jamais été regardés par Rogers -comme une occupation agréable pour un génie à son zénith. Il faut -bien le dire aussi, je fus très maladroit dans le choix des réflexions -que je crus pouvoir faire, en réponse à l'intérêt qu'il voulut bien -me témoigner et dont j'essayais de me montrer digne. Je lui fis des -compliments enthousiastes sur la beauté des gravures qui illustraient -ses poèmes, sans peut-être manifester un intérêt suffisant pour les -poèmes eux-mêmes. Le fait est que Mr Pringle détourna la conversation -de façon un peu brusque et se mit à parler de l'Afrique, sujet plus -fait pour intéresser le raffiné ménestrel de Saint-James's Place. -Ici, nouvelle sottise, je me laissai entièrement absorber, au point de -ne pouvoir en détacher mes yeux, par les tableaux accrochés aux murs -tendus de damas rouge. Ce dont Mr Pringle prit texte, lorsque nous nous -fûmes retirés, pour me conseiller à l'avenir, lorsque je me -trouverais en présence d'hommes supérieurs, d'écouter plus -attentivement ce qu'il leur plairait de dire. -</p> - -<p> -Ces événements littéraires (j'ai raconté ailleurs la visite que nous -fit James Hogg, amené par Mr Pringle) ne me faisaient pas abandonner -les études scientifiques qui me ravissaient et pour lesquelles j'avais -un goût naturel. J'ai raconté plus haut leurs débuts pendant les -promenades minéralogiques de Matlock; les affaires de mon père -l'entraînaient quelquefois aussi du côté de Bristol; dans ce cas-là, -il nous installait, ma mère, Mary et moi, à Clifton. L'histoire de -Miss Edgeworth, <i>Lazy Lawrence</i>, et la visite de Harry et Lucy à -Matlock donnaient un charme romantique à la minéralogie dans ces -vallées; et le morceau d'oxyde de fer diamanté—sous le n° 51 de la -collection Brantwood—fut, je crois, la pierre par laquelle débutèrent -mes études sur la silice. Ses reflets s'éclairent de mille -associations encore, car de Clifton nous passions généralement à -Chepstow, et j'avais le bonheur sans pareil d'aller en bateau. La -traversée ne durait pas plus d'une heure, mais c'était une heure de -plaisir suprême où se concentraient toutes les joies que procure le -canotage aux autres garçons, tout le long de l'année. Nous revenions -ensuite par Tintern et Malvern, dont les collines délicieuses par -elles-mêmes l'étaient doublement pour moi; on me permettait d'y courir -librement, car elles ne recélaient ni précipices dans lesquels on pût -tomber, ni rivières dans lesquelles on pût se noyer. Elles avaient, de -plus, le charme d'éveiller mes souvenirs classiques à travers le -<i>Henry Milner</i> de Mrs Sherwood, livre que j'ai adoré, lu et relu et -pour lequel j'ai encore, à l'heure actuelle, beaucoup de respect. C'est -ainsi que, par un hasard assez étrange, en ces années de jeunesse, mon -imagination trouvait toujours à s'appuyer sur la réalité des choses -et que la réalité se spiritualisait au contact plus brillant, plus -entraînant de la fiction. -</p> - -<p> -Il y avait toutefois un district, celui des lacs de Cumberland, qui -n'avait pas besoin d'ajouter à son charme réel ceux de l'association. -J'ai dit quelque part que mon premier souvenir est attaché au Friar's -Crag sur le Derwentwater; voulant dire par là, je suppose, la première -impression de choses qui me sont devenues par la suite particulièrement -précieuses. Ce qui est certain, c'est que je connaissais Keswick avant -de connaître Perth, et quand les jours de Perth prirent fin, ma mère -et moi nous passions plusieurs semaines soit au Chêne Royal, soit à -l'auberge de Lowwood, ou encore à Coniston Waterhead pendant que mon -père voyageait dans le Nord pour ses affaires. L'auberge de Coniston -était située à l'extrémité supérieure du lac, sur la route qui -longe le bord de l'eau; la vue de ce beau lac paisible, avec sa ceinture -de collines boisées, avait pour mon père le charme plein de douceur -qu'il goûta plus tard sur les bords des lacs d'Italie. -</p> - -<p> -L'auberge de Lowwood n'était alors qu'un modeste cottage, et Ambleside -un tout petit village; mais la paix délicieuse, le silence, la -félicité dont on se sentait enveloppé—pour peu qu'on eût l'amour -des collines vertes et des eaux profondes—à chaque tournant de rive -et de rocher, ne ressemblaient à rien de ce qui m'était connu ailleurs -soit par la vue, soit par la lecture. -</p> - -<p> -La première fois que j'eus devant les yeux un spectacle plus grandiose, -c'est dans le Pays de Galles; j'ai décrit, trop longuement peut-être, -toute cette route de Hereford à Rhaiadyr, et celle sous Plynlimmon -jusqu'à Pont-y-Monach, les délices d'une promenade avec mon père, une -après-midi de dimanche vers Hafod, troublée seulement par le vague -sentiment que ce n'était pas bien d'être aussi heureux, de courir les -champs quand on aurait dû être à sa table occupé à copier un -sermon. Car la présence de mon père, et son attitude, ne suffisaient -pas à me rassurer: nous avions conscience l'un et l'autre d'être des -âmes bien profanes et même quelque peu révolutionnaires, comparées -à celle de ma mère. -</p> - -<p> -De Pont-y-Monach, nous nous dirigeâmes vers le nord, ramassant des -cailloux sur la plage d'Aberystwith, gravissant le Cader Idris sur des -poneys. Le Cader Idris fut, pendant des années, pour moi et à juste -titre, le roi des monts. Puis, ce fut Harlech et ses sables, Festiniog, -la passe d'Aberglaslyn, le merveilleux détroit de Menai et son pont -suspendu que je regardais—en digne élève de Miss Edgeworth—avec -une grande admiration pour le génie mécanique de l'homme. Je ne pensais -pas alors, pauvre innocent que j'étais, à l'usage que l'homme ferait -de ce génie dans l'espace d'un demi-siècle. -</p> - -<p> -C'était le <i>pont</i> du Menai—notez-le bien, cher lecteur, non le -<i>tube</i>—avec son chemin en planche qui se balançait entre des -fils de fer aussi légers que des fils de la Vierge, d'un pilier à l'autre. -</p> - -<p> -Ainsi jusqu'à Llanberis, et par le Snowdon, dont l'ascension demeure -pour moi à jamais mémorable; c'est là que, pour la première fois de -ma vie, j'ai moi-même trouvé un vrai «minerai», un morceau de pyrite -de cuivre! Mais l'impression que m'ont laissée, dès le premier jour, -les formes des montagnes du Pays de Galles a été si nette et si claire -que les voyages que j'y ai faits plus tard n'y ont rien changé et n'ont -fait que la confirmer. -</p> - -<p> -Ah! si seulement alors mon père et ma mère avaient su discerner les -véritables capacités et les faiblesses de leur petit John; s'ils -m'avaient mis sur le dos de quelque poney au poil rude, laissé au soin -d'un bon guide gallois, et de sa femme pour le cas où j'aurais eu -besoin d'être dorloté et soigné, ils auraient fait de moi un homme -qui eût réjoui leur cœur et qui fût devenu probablement le plus -grand géologue de son époque. -</p> - -<p> -Si seulement! mais cela leur était aussi impossible que de me jeter, -comme mon cousin Charles, la tête la première dans le canal de -Croydon, en comptant sur l'instinct de la conservation pour me tirer -d'affaire. -</p> - -<p> -Au lieu de cela, nous rentrâmes à Londres et mon père, si occupé -qu'il fût, trouva le temps, une fois ou deux par semaine, de me -conduire dans une sorte de prison entourée de planches, éclairée par -le haut, et garnie d'une épaisse couche de sciure de bois, qu'on -appelle un manège. C'était du côté de Moorfields. L'odeur seule, -quand nous passions la porte, me remplissait d'horreur et de terreur; -là on me hissait sur de grands chevaux qui sautaient, ruaient, -tournaient en rond, s'en allaient toujours du côté qu'il ne fallait -pas et me déposaient par terre le plus souvent, au plus grand -désespoir de ma famille et à ma plus grande confusion. Enfin, m'étant -un jour foulé l'index de la main droite (il est toujours resté un peu -crochu depuis), on renonça au manège et mon père m'acheta un poney -des Shetland, très sage, avec lequel, l'un portant l'autre, nous -allions sur les routes de Norwood tenus en laisse par un professeur -d'équitation. Je m'en tirais à peu près dans la ligne droite, mais si -par malheur j'avais des distractions et que survînt un tournant, -j'étais par terre. Peut-être avec de la patience serais-je arrivé à -me tenir à peu près en selle, mais pour cela il n'aurait pas fallu que -mes moindres chutes prissent aux yeux de ma mère la forme de -véritables catastrophes. Comme cela, je devenais tous les jours plus -nerveux et plus maladroit. Il fallut renoncer à faire de moi un -cavalier; mes parents se consolèrent de cette déconvenue en se disant -que l'impossibilité où j'étais d'apprendre à monter à cheval devait -être la marque d'un génie particulier. -</p> - -<p> -Le reste de l'année se passa en travaux sédentaires. C'est vers cette -époque que mon goût pour la minéralogie reçut une impulsion -nouvelle, grâce à un ami qui, depuis, est devenu un des familiers de -la maison, mais dont je n'ai pas encore parlé. -</p> - -<p> -Lorsque j'avais été malade à Dunkeld, j'avais été soigné par deux -médecins: ma mère et le D<sup>r</sup> Grant, un tout jeune licencié. Où mes -parents l'avaient-ils connu? Je n'en sais rien; mais je sais que mon -père, qui l'aimait beaucoup, avait été à même de l'aider au début -de sa carrière. Père et mère n'en parlaient jamais qu'avec la plus -vive tendresse, regrettant qu'il ne sût pas mettre en valeur tous les -dons qu'il possédait. -</p> - -<p> -Pour moi, le nom du D<sup>r</sup> Grant est resté longtemps associé au -souvenir d'une poudre brune, rhubarbe ou autre, âcre, amère, qui raclait la -gorge, et qu'il fallait pourtant avaler. Son nom avait toujours pour mon -oreille un son rude, granuleux et ses visites me causaient une profonde -terreur, d'autant qu'il ne riait jamais, qu'il avait un visage pâle, -triste, tanné, ridé, rhubarbesque en un mot. À part cela, le meilleur -et le plus consciencieux des hommes, tendrement attaché à mon père, -auprès duquel il assumait le rôle de conseiller médical aussi bien -des dispositions psychiques que des dispositions physiques de son -client. -</p> - -<p> -Ce fut sans doute en raison de sa situation de famille—il était, dans -tous les sens du mot, un parfait gentleman—que le D<sup>r</sup> Grant -fut nommé médecin à bord d'une des frégates de Sa Majesté qui s'en allait -faire une croisière sur la côte ouest de l'Amérique du Sud. La santé -du bord ayant très heureusement laissé beaucoup de loisirs au docteur, -il put consacrer la plus grande partie de son temps à l'étude de -l'histoire naturelle de la côte du Chili et du Pérou. Un des plus -importants résultats de cette expédition fut la prise du plus beau -cerf-volant qu'on ait jamais vu. Il avait d'énormes pinces très -curieuses—j'oublie ce que «chiasos» signifie en grec—mais sa -mâchoire était chiasique. Il arriva à la maison admirablement -emballé dans du coton, et lorsqu'on ouvrit la boîte, il excita -l'admiration de tous les assistants; on l'appela le «Chiasognathos -Grantii». Autre résultat de l'expédition: la collection -véritablement complète de toutes les espèces de colibris de Valparaiso -dont il fit un choix et dont il offrit à ma mère—merveilleuse -envolée de pourpre et d'or—de quoi remplir deux vitrines aussi -grandes que celles de la collection Gould au British Museum. -Elles firent l'ornement du salon de Herne Hill et me donnèrent -par la suite des modèles parfaits de plumage, souplesse et couleur. -Elles sont maintenant à la place d'honneur, dans une des salles les -mieux éclairées de l'école paroissiale de Coniston. -</p> - -<p> -Le troisième résultat de l'expédition fut plus important encore. De -riches Espagnols, propriétaires de mines importantes dans l'Amérique -du Sud, avaient offert au D<sup>r</sup> Grant des échantillons très curieux -des plus beaux Lions de Copiapo. Ce fut pour moi, alors dans toute l'ardeur -de ma passion minéralogique, un événement considérable que de voir -la table du salon chargée de lamelles d'argent et d'or arborescent. Ce -ne fut pas seulement l'homme de science, mais ce fut l'avare qui -sommeillait en moi qui, en une heure ou deux, se développa prodigieusement! -Je comptais, grain par grain, mon trésor dans les fragments -que le D<sup>r</sup> Grant m'avait donnés; et je me souviens encore de -l'indignation que j'éprouvai en voyant que l'enthousiasme de mon cousin -Charles n'était nullement au diapason du mien, lorsque je l'informai -que la mince couche supérieure d'un modeste spécimen, et dont la -grosseur pouvait équivaloir à la seizième partie d'une pièce de -«six pence», était de «l'argent brut». -</p> - -<p> -Ce fut au retour de ce voyage que le D<sup>r</sup> Grant s'installa à -Richmond, où il ne tarda pas à se faire une bonne clientèle. De temps à -autre, par une jolie matinée d'été, ou par une après-midi ensoleillée -d'hiver, nous traversions les landes de Clapham et de Wandsworth et nous -allions, papa, maman, Mary et moi, déjeuner à l'auberge du «Star and -Garter» avec le D<sup>r</sup> Grant. Déjeuners qui faisaient époque dans ma -vie, non seulement en raison de la jolie vue que l'on avait des fenêtres de -la salle à manger, mais surtout parce que, en ces grandes -circonstances, on me permettait de manger du pain frais, pain français, -moi qui, même en voyage, ne mangeais jamais que du gros pain rassis. -</p> - -<p> -Mais, laissant le D<sup>r</sup> Grant au milieu de ces agréables souvenirs, -il faut que j'en arrive aux amis qui, en dehors de ma parenté, ont eu la -plus grande influence sur ma vie d'enfant, à Mr et Mrs Richard Gray. -</p> - -<p> -Mon père, à ses débuts, avait souvent habité l'Espagne, pour y -apprendre les méthodes de fabrication du sherry et de la mise en cave; -il avait vécu à Xérès, à Cadix ou à Lisbonne. À Lisbonne, il -s'était lié avec un jeune Écossais, employé dans une maison de -commerce espagnole, mais qui n'avait rien de l'esprit rond-de-cuir. Au -contraire, Richard Gray renchérissait sur son ami en sentiment -romantique et partageait cette passion pour la meilleure littérature -qui s'alliait assez étrangement avec les habitudes rangées de l'homme -d'affaires qu'était mon père. Aussi énergique, aussi actif, aussi -pur, l'enthousiasme de Mr Gray flambait souvent sans profit, surtout si -on le comparait à celui de mon père; on aurait pu dire de cette flamme -ce que Carlyle disait du feu des Français à Dettingen par opposition -avec le feu des Anglais, que c'était «fagot contre anthracite». Je ne -jurerais pas toutefois que mon père ne se soit pas laissé entraîner -quelquefois par l'ardent Richard dans quelque folle équipée à Cintra, -quelque fête de village et même quelque course de taureau, ce qui -pourrait paraître en contradiction avec ce que j'ai dit plus haut, à -savoir que, pendant neuf années, mon père n'avait pas pris un seul -jour de congé! Toujours est-il que les deux jeunes gens s'étaient -liés d'une amitié très tendre qui eut sur le caractère de mon père -une influence égayante et bienfaisante. Amitié véritablement -fraternelle et qui ne fut en rien diminuée lorsque, peu temps avant de -quitter l'Espagne, Mr Gray épousa une jeune Écossaise aussi belle que -bonne, Mary Monro. -</p> - -<p> -Absolument bonne, et bonne avec grâce, très simple, très aimante et -très sérieuse, elle n'avait pas assez d'esprit pour être méchante, -et trop de cœur pour être sotte. Enthousiaste, elle l'était presque -autant que son mari. Tous deux d'une piété évangélique ardente qui -n'était jamais agressive; tous deux religieusement autant que -passionnément épris l'un de l'autre. Le ménage des Gray est le -ménage le mieux assorti qu'il ait été donné de voir en ce monde où -l'on a la manie d'arranger les mariages. Hélas! le destin a voulu -qu'ils eussent le chagrin de ne pas avoir d'enfants. Aussi, la -principale occupation de Mrs Gray fut-elle bientôt de <i>me</i> gâter. À -l'époque où j'étais en âge de l'être, Mr Gray, qui avait fait -d'assez bonnes affaires en Espagne, était venu s'installer à Londres -avec sa femme, la mère de sa femme, et la caniche blanche de la mère -de sa femme, Mrs Monro, qui répondait au nom de Petite. Ils vivaient -tous quatre dans une belle maison de Camberwell Grove. L'heureuse -famille! La vieille Mrs Monro, aussi charmante que sa fille, avec un peu -plus de sens pratique; Richard heureux entre elles et les aimant de tout -son cœur, et enfin Petite, qui avait de bon sens à elle seule plus que -deux au moins des membres de la famille, qui faisait leur joie et qu'ils -adoraient à qui mieux mieux. -</p> - -<p> -Leur maison était située au bout de l'avenue, une avenue de beaux -arbres en ce temps-là, longue de près de trois quarts de mille, -montant en pente rapide et offrant une admirable perspective, telle la -nef d'une cathédrale gothique; les arbres, ormes, sycomores, trembles, -mêlaient leurs branches les plus élevées, qui s'entrecroisaient; -toutes les maisons de l'avenue avaient un chemin dallé qui accédait au -perron, en passant entre de petits carrés de gazon frais tondu. Maisons -de trois ou quatre étages, le plus souvent groupées sur des plans en -terrasses, bâties en briques d'un ton foncé avec des toits d'ardoise -hauts et raides, le tout bien conditionné, bien tenu, bien balayé, -bourgeoisement cossu et vulgaire et un air parfaitement content de soi -qui ne demande rien à personne. Près de deux kilomètres de route -charmante séparaient Berne Hill du Grove; Mrs Gray et ma mère, sous le -moindre prétexte, montaient ou descendaient l'une chez l'autre; la -maison de Mr Gray nous était ouverte à toutes les heures du jour ou -de la nuit, nous y étions chez nous. Je ne pourrais pas en dire autant -de Herne Hill, pour les Gray, notre demeure gardant toujours une sorte -d'inviolabilité sacrée. Cette distance observée et maintenue fait -que, durant toute mon enfance, j'ai eu le sentiment que nous étions, de -façon ou d'autre, des êtres supérieurs à nos amis ou à nos parents; -nous les protégions plus on moins, nous leur faisions la grâce de leur -donner des conseils, nous les instruisions par notre exemple, tout en -étant tenus, aussi bien par notre dignité que par la hiérarchie -sociale, à éviter toute familiarité. -</p> - -<p> -Il y avait pourtant une exception; et c'est là un souvenir que j'ai le -plus grand plaisir à évoquer. Dans le premier chapitre de -l'<i>Antiquaire</i>, l'aubergiste de Queen's Ferry offre à un hôte de -distinction une bouteille du meilleur porto de Robert Cockburn; porto -dont Robert Cockburn ne laissait jamais manquer Sir Walter, car il -était à cette époque sinon le plus gros, du moins le premier -importateur des grands vins de Portugal, comme mon père des grands vins -d'Espagne. Mr Cockburn était d'une des bonnes familles d'Édimbourg et -il avait fait acte de condescendance en entrant dans le commerce; d'une -grande intelligence, d'un esprit vif et mordant, il était reçu dans la -meilleure société d'Édimbourg, et se trouvait lié à mon père par -mille souvenirs de «la vieille ville». C'était sans contredit le plus -noble, le plus important des convives de nos agapes marchandes. -</p> - -<p> -Mrs Cockburn, encore mieux née, le type de la grande dame écossaise de -la vieille école, était indulgente pourtant aux idées modernes. On -disait que Lord Byron l'avait aimée, qu'elle était la première de ses -premières grandes passions, la Mary Duff de Lachin-y-Gair. Quand je -l'ai vue pour la première fois, elle était encore extrêmement belle, -bien que d'un certain âge, pleine de bon sens, et, en dépit d'une -certaine austérité un peu hautaine, parfaitement bonne. -</p> - -<p> -Les Cockburn avaient deux fils, Alexandre et Archibald, tous deux dans -les affaires de leur père, tous deux intelligents et énergiques, mais -tous deux parfaitement décidés—et en cela ils se conformaient au -désir de leurs parents—à être avant tout des gentlemen, des -marchands ensuite; disposition de tout point respectable et digne -d'être encouragée de nos jours, et où, dans leur cas particulier, il -n'entrait ni orgueil, ni pose. Ces deux Cockburn étaient bien de vrais -gentilshommes, nés gentilshommes, et plus à leur aise dans leurs -montagnes qu'à leur bureau où néanmoins ils s'occupaient en -conscience de leurs affaires. Elles ne se développèrent pas cependant, -comme elles eussent pu le faire, si elles eussent été entre des mains -moins aristocratiques. -</p> - -<p> -Alexandre et Archibald dînaient souvent chez nous. Le premier avait -beaucoup de l'humour de son père; le second était un beau et jeune -Highlander aux cheveux noirs, que ma passion pour Walter Scott avait -touché; aussi était-il toujours disposé à causer pêche et chasse -avec moi. Car, dès l'enfance, j'ai aimé les récits d'aventures, bien -que je ne fusse rien moins qu'aventureux. J'ai lu tous les romans du -capitaine Marryat, sans que cela m'ait jamais inspiré la moindre envie -de m'embarquer; j'ai visité le champ de bataille de Waterloo sans -songer un instant à me faire soldat; je me suis passionné pour les -récits de pêche d'Isaac Walton sans avoir jamais jeté la mouche; je savais -par cœur le <i>Deerslayer</i> et le <i>Pathfinder</i>, de Cooper, sans -avoir jamais eu encre les mains autre chose qu'un pistolet à bouchon et -sans avoir découvert d'autres sentiers que ceux des solitudes de Gipsy -Hill. S'il m'est arrivé de me raconter des histoires merveilleuses de -batailles dont j'étais le général victorieux, cavernes où je -découvrais des filons d'or, ce n'était que jeux d'imagination, rêves -sans rapport avec la réalité. Dès cette époque, je redoutais de -grandir, de vieillir; je n'aspirais pas à être plus sage. Quant aux -projets d'avenir, je n'en faisais pas plus qu'un jeune ver à soie perdu -au milieu de sa première feuille de mûrier. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_25_1" id="Footnote_25_1"></a><a href="#FNanchor_25_1"><span class="label">[25]</span></a>Montagne du Pays de Galles. (Note du traducteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_26_1" id="Footnote_26_1"></a><a href="#FNanchor_26_1"><span class="label">[26]</span></a>James Hogg, poète écossais. (Note du traducteur.)</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE VI</h4> - -<h4><a id="SCHAFFHOUSE_ET_MILAN">SCHAFFHOUSE ET MILAN</a></h4> - -<p> -La visite au champ de bataille de Waterloo, à laquelle il est fait -allusion dans le chapitre précédent, eut lieu lorsque j'avais cinq -ans, à l'occasion des fêtes du couronnement de Charles X. Nous -passâmes quelques semaines à Paris dans une pension de famille -tranquille, et ensuite quelques jours à Bruxelles, mais je n'ai gardé -aucun souvenir des stations intermédiaires. Lorsque je reviens sur ces -souvenirs lointains, je m'aperçois que j'étais lent à émouvoir, que -mes impressions s'éveillaient avec peine, et que j'avais besoin de -séjourner deux ou trois jours dans une ville pour en avoir la plus -légère idée; il est vrai que l'idée une fois formée était -généralement juste. Il m'est rarement arrivé d'avoir à modifier ces -premières impressions, et celles qui s'y ajoutaient n'étaient pas -aussi durables. D'où, ce que les gens appellent mes préjugés et qui -seraient plutôt des <i>après-jugés</i>, c'est-à-dire tout le contraire. -(Je n'ai pas la prétention d'introduire le mot dans la langue, mais il -m'est commode pour l'instant; il épargne du temps et de l'encre.) -</p> - -<p> -Une autre disposition étrangement tenace chez moi, c'est cette -impossibilité de m'intéresser à autre chose qu'à des choses proches -ou tout au moins visibles et présentes. J'imagine que les enfants sont -souvent ainsi, mais cette disposition est demeurée chez moi et c'est un -des traits de mon tempérament d'homme fait. -</p> - -<p> -De cette première visite à Paris, je garde surtout le souvenir des -coussins de plume garnissant les fauteuils de velours rouge de l'hôtel, -que l'on n'arrivait pas à aplatir même lorsqu'on était assis dessus -depuis une demi-heure; du parquet bien frotté du salon et du brave -«Boots», de «Brosse» pour parler plus correctement, qui s'escrimait -sur les dits parquets chaque matin si bien qu'ils étaient aussi polis, -aussi luisants qu'une table d'acajou; de la jolie cour plantée de -fleurs et d'arbustes sur laquelle s'ouvraient les fenêtres de notre -rez-de-chaussée; du gentil petit groom nègre au service d'une autre -famille qui attrapait le chat de la maison, et me le mettait dans les -bras; et d'une non moins gentille femme de chambre, très bonne fille, -qui d'ordinaire me le reprenait dans la crainte que je ne lui fisse mal -(l'expérience qu'elle avait des garçons, et des garçons anglais en -particulier, l'inclinant à se méfier de la pureté de mes intentions). -Je me souviens de ces choses, de certaines personnes, des Tuileries, et -des jardins de «Tivoli» où mon père me fit monter sur les montagnes -russes et où j'ai vu le plus beau feu d'artifice du monde; mais, par -contre, j'ai parfaitement oublié la Seine et Notre-Dame, et tout ce qui -tient à la ville ou aux environs, excepté les moulins à vent de -Montmartre. De même à Bruxelles j'ai perdu tout souvenir de l'Hôtel -de Ville, des rues spacieuses; il ne semble pas que j'aie été ému de -rien, ni même surpris, tandis que je n'ai pas oublié un détail de la -course en voiture jusqu'à Waterloo et de la promenade à pied à -travers la plaine. On n'avait pas encore construit l'horrible levée de -terre qui l'a déshonorée; neuf ans s'étaient à peine écoulés -depuis la bataille, et chaque monticule, chaque pli du terrain racontait -fidèlement les charges en avant ou les mouvements en arrière. Gravée -dans mon esprit par des lectures postérieures, cette vision de la -terrible lutte est restée parfaitement distincte, alors que le souvenir -d'une visite plus récente, faite depuis la construction de la digue, -s'est pour ainsi dire effacé. -</p> - -<p> -À noter aussi que le ravissement que m'avait causé une promenade en -bateau à vapeur, et dont j'ai parlé dans ma dernière lettre, est plus -récent. Quand j'étais enfant, je préférais à la vaste mer -elle-même la plage où venaient mourir les vagues, et le sable fin où -l'on pouvait creuser des trous. Il n'y a pas eu pour moi de «première -vue» de la mer; je n'avais pas plus de trois ans quand, pour aller en -Écosse, nous nous embarquions sur le cutter du capitaine Spinks, qui -faisait alors un service régulier, et que je jouais sur le pont comme -si j'eusse été sur la terre ferme. Il faisait d'ailleurs toujours -beau. La grandeur de l'Océan, je ne l'ai sentie pour ainsi dire que du -dehors; j'ai eu la vision du géant qui fait trembler la terre, en -entendant la voix des vagues rouler sur la grève, ou soupirer sur le -sable. -</p> - -<p> -J'avais l'intention de consacrer ici quelques lignes au souvenir d'une -autre pauvre parente, Nanny Clowsley, une bonne vieille créature -toujours souriante, qui vivait entre une horloge hollandaise et quelques -tasses à thé ébréchées, dans une seule chambre à alcôve. Cette -seule chambre était au troisième étage d'une des maisons à pignon -qui faisaient partie de ce pâté de vieilles constructions que l'on -vient de démolir près du pont de Battersea, du côté de Chelsea. -Mieux vaut réserver ce que j'ai à dire sur Chelsea pour une autre -fois, grouper tous ces souvenirs. Seulement, en parlant de galets, je ne -puis taire l'importance qu'a eue pour moi l'espèce de vue de mer que -l'on avait des fenêtres de Nanny Clowsley, d'où l'on pouvait guetter -le flux et le reflux de la Tamise, voir les barques danser avec le flot -ou se coucher à sec à marée basse. -</p> - -<p> -Mais j'ai déjà trop tardé, il faut en venir aux premières -impressions que m'a données la vue de certaines choses. -</p> - -<p> -J'ai dit que, pour nos voyages en Angleterre, Mr Telford nous prêtait -le plus souvent sa voiture. Mais quand nous allions en Suisse, Mary nous -accompagnant toujours maintenant, il nous fallait des roues plus solides -et plus de place; pour ce voyage et pour ceux qui suivirent, il fallut -donc, premier bonheur, choisir une voiture parmi celles que louait Mr -Hopkinson, de Long Acre. -</p> - -<p> -Les pauvres imbéciles, les pauvres esclaves modernes qui se laissent -traîner comme du bétail ou du bois coupé à travers des pays qu'ils -s'imaginent visiter, ne peuvent se faire une idée des joies -innombrables qui accompagnaient le choix et l'agencement d'une voiture -de voyage autrefois. Il y avait d'abord les considérations techniques -de force, de bon roulement, d'équilibre et de sécurité pour les -personnes et les bagages; l'air cossu qui doit en imposer aux modestes -passants; l'habile disposition des coffres à provisions sous les -banquettes, les tiroirs secrets sous les glaces de devant, les poches -invisibles dissimulées sous les coussins capitonnés à l'abri de la -poussière, et auxquelles on ne pouvait atteindre que par des fentes -imperceptibles ou des trappes dignes d'un sorcier ou d'Aladin lui-même; -l'assujettissement des coussins pour qu'ils ne glissent pas, l'arrondi -des coins qui permet un repos délicieux; le fonctionnement aisé des -stores, le bon état de leurs ressorts et cordons, la fermeture -hermétique des glaces, mille choses dont le confort d'une voiture de -voyage dépend; l'installation de tous ces détails, pour le plus grand -bien-être de ceux qui doivent occuper cette petite boîte, et pendant -cinq ou six mois en faire virtuellement leur home. N'est-ce pas déjà -voyager en imagination, avoir tous les plaisirs, et aucun des ennuis du -vrai voyage? -</p> - -<p> -Pour ce premier tour sur le continent, qui devait durer au moins six -mois, on fit choix d'une voiture avec un siège par devant, ou plutôt -on le fit ajouter, siège destiné à mon père et à Mary; plus, un -autre siège par derrière assez grand, pour qu'Anne et le courrier -pussent y tenir, et encore quatre places à l'intérieur: celles du -devant, un peu exiguës, étaient réservées à papa et à Mary en cas -de mauvais temps. Je me souviens que, lorsque nous eûmes enfin arrêté -notre choix, Mr Hopkinson, le loueur, un homme extrêmement poli, au -fait sans doute de ma réputation littéraire naissante, me demanda (à -la plus grande joie de mon père) si je pouvais traduire la devise du -précédent propriétaire de notre berline qui était peinte sous -l'écusson armorié: <i>Vix ea nostra voco.</i> J'y réussis sans peine, et -j'eus l'esprit d'ajouter que si la devise appartenait de droit à -l'ancien propriétaire, elle pouvait plus justement encore s'appliquer -à nous. Une voiture de famille aussi vaste, très solidement -construite, avec les bagages et son chargement de six personnes, -exigeait, cela va sans dire, quatre chevaux; on trouvait d'ailleurs à -tous les relais cinq ou six attelages de rechange. -</p> - -<p> -Le lecteur moderne a peut-être autant de peine à réaliser ces méthodes -de locomotion primitives—qui datent pourtant d'hier—que -celles des Saxons et des Goths migrateurs, et il ne se plaindra pas si -j'entre dans quelques détails. -</p> - -<p> -Les chevaux français, et en général tous ceux que l'on trouvait sur -les grandes artères européennes, étaient de vigoureux chevaux de -ferme, trottant bien, ayant du cœur, frustes de poil, et portant la -queue longue; des chevaux gais, hennissant, toujours prêts à folâtrer -entre eux à l'occasion; à part cela, faisant très sagement leur -besogne, obéissant le plus souvent à la voix, la rêne n'intervenant -que pour préciser l'ordre; le fouet, qui ne les effleurait jamais, ne -servait par ses claquements retentissants qu'à traduire l'orgueil -professionnel du postillon, à faire garer les voitures qui encombraient -la route et à prévenir tous les habitants des villages que l'on -traversait, que des personnages de distinction leur faisaient l'honneur -de visiter leur pays. Règle générale, les quatre chevaux étaient -menés par un seul postillon qui montait le limonier; mais si les -chevaux étaient jeunes, ou le postillon inexpérimenté, un second -postillon conduisait les chevaux de volée. Le plus souvent, on n'avait -qu'un homme pour quatre chevaux; les chevaux étaient paisibles, l'homme -qui s'enivrait rarement était ordinairement un très jeune homme, les -hommes faits trouvant un meilleur emploi de leurs forces; un jeune -cavalier, tant soit peu adroit, qui pouvait conduire de bonnes bêtes -bien dressées, avait encore l'avantage de ne pas les charger. La -moitié du poids du postillon, si ce n'est plus, était dans ses bottes, -de larges bottes souvent jetées au travers de la selle comme deux -seaux; le postillon, une fois les chevaux mis à la voiture, gagnait sa -place par le timon et produisait ses jambes dans ses bottes. -</p> - -<p> -Un personnage non moins important que le postillon, dans les -voyages en poste, était le courrier ou, pour parler correctement, -l'avant-courrier, dont la fonction consistait à précéder la voiture -à cheval, et à faire préparer les relais de façon à perdre le moins -de temps possible; poste de toute confiance, car c'était le courrier -qui passait les marchés, payait les notes, évitait à ses maîtres -mille soucis, sans compter la peine et la honte de massacrer le -français ou toute autre langue. Un bon courrier savait quelle était la -meilleure auberge dans chaque ville, et les chambres les plus -confortables dans chaque auberge, de sorte qu'il pouvait écrire -d'avance et les retenir il devait, s'il était intelligent, savoir ce -qu'il y avait d'intéressant à visiter dans les villes que l'on -traversait, et au besoin, par des moyens à lui, faire voir des choses -rares, inaccessibles au vulgaire. Murray, que le lecteur ne l'oublie -pas, n'existait pas dans ce temps-là; le courrier était un Murray -privé, il devinait, quand il avait de l'esprit, ce qui devait vous -intéresser tout particulièrement. Question de tact. Le courrier -accompagnait les dames lorsqu'elles avaient des emplettes à faire, il -les conduisait aux bons endroits, marchandant lorsqu'il le jugeait -nécessaire. Enfin, il était lié avec tous les autres courriers sur la -ligne et il pouvait vous nommer, pour peu que vous en eussiez la -curiosité, les voyageurs de marque qui se trouvaient à l'hôtel en -même temps que vous. -</p> - -<p> -Mon père eût considéré comme révolutionnaire, c'eût été, à ses -yeux, une sorte d'empiétement sur les privilèges de la noblesse de -nous faire précéder par un courrier à cheval; très large d'ailleurs -pour tout ce qui regardait le confort et l'agrément, il n'eût jamais -consenti, par ostentation, à payer un cheval supplémentaire. On -faisait commander les chevaux d'avance, quand c'était possible, par le -postillon de quelque voiture partie avant nous, sinon, nous nous -résignions à attendre le temps nécessaire pour qu'on les harnachât. -</p> - -<p> -Notre courrier donc montait sur le siège de derrière, à côté -d'Anne, et il nous était, dans l'accomplissement de toutes ses autres -fonctions, aussi indispensable qu'agréable. Indispensable d'abord, -étant donné que nous ne parlions que très peu le français, à peine -assez pour demander notre route; lorsqu'il s'agissait de discuter des -prix ou de demander des renseignements un peu détaillés, nous ne -pouvions pas nous en tirer, même en France; en Suisse et en Italie, je -ne saurais nous comparer qu'à un troupeau de moutons ou d'oies de -passage. Indispensable aussi à la tranquillité de mon père qui, -quoique très généreux de tempérament, avait horreur d'être surfait -et refait. Il savait bien que le courrier touchait une commission, mais -il savait aussi que son courrier ne se laisserait pas mettre dedans et -il avait toute confiance en lui. Non par vanité, mais par goût et -aussi pour le plaisir d'un changement, mon père aimait les grandes -chambres, et ma mère, fidèle à ses habitudes, exigeait une propreté -scrupuleuse; des chambres propres et spacieuses, implique une bonne -auberge, et le premier étage. Mon père tenait aussi à la vue; il -disait avec raison: «À quoi bon voyager, si ce n'est pas pour en voir -le plus possible», ce qui voulait dire: le premier sur le <i>devant</i>. -Mon père, délicat et très petit mangeur, avait besoin d'une cuisine -soignée et ma mère n'admettait que la viande de premier choix; ce qui -signifiait le dîner servi à part, rien du prix fixe, bien entendu. -Enfin, mon père, bien que n'allant jamais dans le monde, aimait à -côtoyer avec discrétion et sans s'imposer, cela va sans dire, les gens -du monde, j'entends de la noblesse, car il méprisait les purs mondains, -et il éprouvait un sensible plaisir à se dire que Lord et Lady un tel -habitaient sur le même palier, et qu'à tout moment il était exposé -à les rencontrer et à les croiser dans l'escalier. Salvador, dûment -averti, ou ayant avec finesse deviné les petites faiblesses -paternelles, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient que le flatter, avait -carte blanche pour tous les arrangements, locations, etc. Partout nous -trouvions les meilleures chambres préparées, de bons chevaux -attendant, et propriétaires et garçons chapeau bas à l'arrivée et au -départ. Salvador donnait son compte toutes les semaines, et mon père -le réglait sans jamais faire la plus petite observation. -</p> - -<p> -À toutes ces conditions de confort et d'agrément, le moderne touriste -à la vapeur doit, en imagination ajouter celle qui domine toutes les -autres, ne jamais avoir à se presser, pouvoir partir à l'heure qu'on -veut, et, si on est en retard, faire attendre les chevaux. En général, -nous déjeunions à huit heures, et à neuf heures on se mettait en -route. Entre neuf et trois de l'après-midi, à sept milles à l'heure, -en comptant les relais et en ne nous pressant pas, nous faisions nos -quarante ou cinquante milles dans la journée; nous dînions à quatre -heures et, après dîner, j'avais encore le temps de faire une longue -promenade solitaire et délicieuse; je rentrais exactement à sept -heures pour le thé, après quoi je mettais au point mes esquisses et, -à neuf heures et demie, au lit. Quand l'étape à fournit était -particulièrement longue, on partait à six heures du matin et on -faisait ses vingt milles avant le déjeuner, mais on s'arrangeait -toujours pour arriver pour le dîner de quatre heures. Ce n'était que -tout à fait exceptionnellement que nous faisions un second arrêt; -alors nous dînions dans quelque jolie auberge de village et nous -n'arrivions que pour le thé, après avoir fait quatre-vingt ou -quatre-vingt-dix milles. Mais nous ne faisions ces longues trottes que -lorsque nous voulions arriver pour le dimanche dans quelque -ville-cathédrale ou quelque joli village des Alpes. Jamais nous ne -voyagions le dimanche; mon père et moi, le plus souvent, nous -assistions—en philosophes—à une messe matinale, et ma mère, -uniquement pour nous faire plaisir (car j'ai rarement vu trace de -curiosité féminine chez elle), nous accompagnait l'après-midi dans -quelque promenade en voiture sur le Corso ou autre lieu profane. Mais ce -que nous préférions à tout, c'était une promenade à pied aux -environs d'un village dans les Alpes. -</p> - -<p> -J'ai menacé mon lecteur, quelques pages plus haut, d'un complément de -détails sur mes premières impressions en Suisse et en Italie en 1833. -J'aurai aussi à parler de Calais. Je note ici seulement que nous avons -remonté le Rhin jusqu'à Strasbourg où, en dépit de ses miracles -d'architecture, j'étais déjà assez intelligent pour trouver que la -cathédrale avait de la raideur, comme si elle eût été bâtie en fer; -ce qui me fit le plus d'impression, ce furent les hauts toits et les -riches façades de ses maisons de bois qui font déjà pressentir la -Suisse et surtout de trouver encore intacte la vue si admirablement rendue -par Prout à la 36<sup>e</sup> planche de ses Flandres et Allemagne. C'est -dans le salon de l'hôtel, à Strasbourg, que nous tînmes conseil avec -Salvador pour savoir si—c'était un vendredi après-midi—le -lendemain nous pousserions jusqu'à Schaffhouse ou jusqu'à Bâle afin d'y -passer le dimanche. Que de choses pour moi dépendaient de cette décision, -si jamais quoi que ce soit «dépende» de quelque chose! Salvador -inclinait à prendre la route directe qui suit le Rhin, ce qui nous -permettait d'arriver aux Trois Rois à l'heure du coucher du soleil. -Mais à Bâle, il fallait bien en convenir, il n'y a ni vue sur les -Alpes, ni bruit de chutes d'eau. Salvador, pour être juste, nous avait -honnêtement proposé une autre magnifique combinaison qui permettait de -gagner, par la Forêt-Noire, les portes de Schaffhouse avant l'heure de -leur fermeture. -</p> - -<p> -La Forêt-Noire! la chute du Rhin à Schaffhouse! la chaîne des Alpes! -à quelques heures. Nous y serions dimanche! Quel dimanche au lieu du -dimanche ordinaire à Walworth et de la promenade dans les prairies de -Dulwich! Mes véhémentes supplications finirent par l'emporter et, aux -premières heures du jour, nous traversions au trot égal de nos chevaux -le pont de bateaux de Kehl. Je vois encore dans la lumière grise du -matin se dessiner la ligne sombre des montagnes de la Forêt-Noire qui -se précisaient et s'élevaient à mesure que nous traversions la plaine -du Rhin. «Portes des Collines» qui s'ouvraient pour moi sur une vie -nouvelle, et qui ne devaient plus se fermer que lorsque s'ouvriraient -les Portes des Collines d'où l'on ne revient pas. -</p> - -<p> -Nous atteignîmes ainsi la partie basse de la Forêt-Noire, et -pénétrâmes dans un vallon qui montait en pente raide; moins d'un -quart d'heure plus tard, nous apercevions le premier «chalet -suisse»<a name="FNanchor_27_1" id="FNanchor_27_1"></a><a href="#Footnote_27_1" class="fnanchor">[27]</a>. -</p> - -<p> -Quelle signification pour nous tous, et pour moi quelle vision en -quelque sorte prophétique! Il n'est pas un voyageur moderne qui puisse -comprendre ce que cela voulait dire pour moi, dussé-je passer des -années à le lui expliquer. Un hurlement de joie triomphante—semblable -à tous les sifflets de locomotive s'échappant à la fois de la gare de -jonction de Clapham—s'est élevé de toute l'imbécillité de l'Europe -pour applaudir à la destruction de la légende de Guillaume Tell. Pour -nous, chaque mot en était vrai, que dis-je! mythiquement éclairé -d'une vérité surnaturelle, et là, sous les bois sombres, nous en -retrouvions le témoignage visible, tangible et charmant sur le bois -pourpre de mélèze, sculpté sous l'inspiration des joies de la vie -rurale, de cette vie toujours la même, toujours immuable à l'ombre des -grands pins sur le sol ancestral, dans la bénédiction ta sainte -pauvreté et la paix de Dieu. -</p> - -<p> -Ah! la légende de Guillaume Tell est détruite! Et vous avez creusé un -tunnel sous le Gothard, vous voulez combler la baie de Uri—et c'est -pour vous, pour l'amour de vous, que les grappes de raisin dans pressoir -de Saint-Jacob ont rendu des gouttes de sang et que la massue de bois a -renversé cheval et heaume dans le vallon de Morgarten? -</p> - -<p> -Il est difficile d'imaginer l'époque déjà lointaine et bénie où la -Suisse appartenait aux Suisses, et où les Alpes n'avaient été -foulées par le pied d'aucun mortel. On ne connaissait pas encore la -vapeur, si ce n'est à bord de certains bateaux qui ne s'aventuraient -que lorsque le temps était calme (Y avait-il alors des paquebots qui -traversaient l'Atlantique? Je ne m'en souviens plus). En tout cas, les -routes de terre n'étaient point contaminées; et une fois que nous -eûmes pénétré dans ce paradis des montagnes, nous circulâmes au -milieu de ses vallées embaumées, de ses chalets blottis au fond de -prairies étincelantes de rosée. Vers midi, nous atteignions des -hauteurs moins fertiles; les côtes se faisaient plus abruptes; une ou -deux fois, au relais, nous dûmes attendre les chevaux, si bien qu'au -coucher soleil, il nous restait encore vingt milles à faire pour gagner -Schaffhouse. -</p> - -<p> -Il était plus de minuit lorsque nous arrivâmes aux portes de la ville; -elles étaient fermées, mais le portier, que nous dûmes réveiller, -consentit à les ouvrir, à les entr'ouvrir plutôt, car une de nos -lanternes heurta la grille et fut brisée en mille pièces, comme nous -pénétrions sous la voûte. Heureux privilège que d'entrer ainsi, -comme en rêve, dans une ville du Moyen âge, fût-ce au prix d'une -lanterne cassée, plutôt que d'y arriver bêtement dans la bousculade -d'une gare de chemin de fer. -</p> - -<p> -Je ne me souviens que très vaguement de la matinée du lendemain; -j'imagine que nous dûmes assister au service dans une église -quelconque, et très certainement une partie de notre journée a dû se -passer à admirer les fenêtres en saillie sur des rues d'une propreté -invraisemblable. Aucun de nous ne semble avoir eu l'idée qu'il fût -possible d'apercevoir les Alpes sans faire quelque ascension, exercice -trop profane pour un dimanche. Nous dînâmes à quatre heures comme -d'ordinaire et, la soirée étant admirable, nous sortîmes pour faire -un tour. -</p> - -<p> -Nous avions prolongé notre promenade à travers la ville, le soleil -était près de se coucher lorsque nous nous trouvâmes dans une sorte -de jardin public situé, je crois, à l'ouest de la ville et d'où la -vue embrasse tout le cours du Rhin et la plaine au sud et à l'ouest. Je -regardais le pays découvert dont les larges ondulations se perdaient -dans une brume bleue, comme j'aurais regardé de Malvern, par exemple, -les perspectives du Worcestershire, ou de Dorking celles de Kent quand, -tout à coup, que vis-je à l'horizon! -</p> - -<p> -Nous n'eûmes pas un instant la pensée que ce pouvait être des nuages. -C'était d'une pureté de cristal, cela se détachait sur le ciel en -fines arêtes déjà teintées en rose par le soleil couchant. Cela -dépassait tout ce que nous avions jamais pensé ou rêvé. Les murs de -l'Éden perdu n'auraient pas eu plus de beauté et les murs, entourant -le ciel, de la Mort sacrée, plus de solennité. -</p> - -<p> -Est-il possible d'imaginer, pour un enfant d'un tempérament comme le -mien, entrée dans la vie plus bénie! Ce tempérament, il est vrai, -tenait à l'époque. Quelques années plus tôt, au siècle précédent, -aucun enfant ne se serait intéressé aux montagnes comme je faisais, ni -aux hommes qui les habitaient. Avant Rousseau, l'amour «sentimental» -de la nature n'existait pas; et avant Scott, on n'avait pas l'idée d'un -amour intelligent pour les «hommes de toutes classes et de toutes -conditions», amour qui prend non seulement le cœur, mais la chair. -Saint Bernard de Fontaine, contemplant le Mont-Blanc avec ses yeux -d'enfant, voit au sommet la Madone. Saint Bernard de Talloires -n'aperçoit pas le lac d'Annecy, il n'a de pensées que pour ceux qui -sont morts entre Martigny et Aoste. Pour moi, le pays des Alpes était -également beau par ses neiges éternelles et par le caractère de ses -habitants et, ni pour moi-même, ni pour eux, je ne demandais la vue -d'autres trônes dans le ciel que les rochers, d'autres esprits dans le -ciel que les nuages. -</p> - -<p> -C'est ainsi—dans un parfait équilibre moral et physique, le cœur -ardent, mais sans nul désir d'être autre que je n'étais, d'avoir plus -que je n'avais; ne connaissant des larmes que ce qu'il en faut pour -faire de la vie une affaire sérieuse, sans en détendre le ressort; -ayant à la fois assez de science et de sentiment pour faire de cette -première vision des Alpes non seulement la révélation de la beauté -sur la terre, mais la première page de son livre—que je quittai ce -soir-là le jardin en terrasse de Schaffhouse avec mon destin arrêté, -au moins dans tout ce qu'il aura eu de sacré et d'utile. C'est vers -cette terrasse, et vers la rive du lac de Genève que, jusqu'à ce jour, -reviennent et mon cœur et ma foi, à chaque élan qui les fait -noblement vivre, et à chaque pensée qui m'apporte secours ou -consolation. -</p> - -<p> -Le matin qui suivit cette soirée de dimanche à Schaffhouse fut -admirable; le ciel était sans nuages et nous nous fîmes conduire de -bonne heure aux chutes. Dans la lumière du matin, nous revîmes la -chaîne des Alpes, et nous connûmes, à Lauffen, ce qu'est une rivière -alpestre. Au sortir des gorges de Balstall, j'eus de nouveau une vision -inoubliable de la chaîne des Alpes, et ces aspects lointains, que le -voyageur moderne ne soupçonne même pas, me firent apprendre et sentir -plus que les merveilles vues de près à Thun et à Interlaken. Ce fut -aussi un grand bonheur pour moi, que nous ayons pris, pour passer en -Italie le plus majestueux des défilés, et que la première gorge des -Grandes Alpes que j'aie vue ait été celle de la Via Mala, le premier -lac d'Italie, le lac de Côme! Nous nous embarquâmes à Chiavenna, pour -traverser le lac, et le dimanche suivant nous trouva à Cadenabbia. -Après cela, de villa en villa jusqu'à l'autre extrémité du lac, et -ensuite de Côme à Milan par Monza. -</p> - -<p> -Sans que la saison fût avancée, nous étions déjà en plein été, et -je conseillerai toujours pour une première visite en Italie, de choisir -l'été. Ce fut un bonheur aussi, bien que mon cœur me portât vers les -paysans suisses, que chez moi le goût des choses artificielles eût -été formé par Turner dans l'<i>Italie</i> de Rogers. Le <i>Lac de Côme</i>, -les deux villas au clair de lune, et l'<i>Adieu</i> m'avaient préparé à -admirer ce qui vaut la peine de l'être dans les jardins en terrasses, -les arcades de belles proportions, les grands murs blancs ensoleillés, -qui n'ont en général qu'attrait factice pour les imaginations -anglaises. Chez moi, ce goût était pour ainsi dire inné, grâce à -Turner, et tout cela, dès le premier moment, me fut familier; -j'admirais et je vénérais. Je n'avais aucune idée alors de -l'élément mauvais, l'élément Renaissance, qui pouvait s'y mêler. -J'y retrouvais ce qu'on m'avait dit être l'art divin de Raphaël et de -Léonard; et mon ignorance des dates les associait aux personnages de -Shakespeare; la villa de Portia, le palais de Juliette devaient leur -ressembler. -</p> - -<p> -J'ai toujours eu aussi, comme je l'ai noté dans l'épilogue de la -nouvelle édition du deuxième volume des <i>Modern Pointers</i>, une -perception très exacte des grandeurs, soit en fait de montagnes, soit -en fait de monuments, une sorte d'exactitude joyeuse, si bien que je -saisis du premier coup d'œil les vastes proportions des palais -milanais, de la «montagne de marbre aux cent flèches», du Dôme, et -comme je ne faisais pas encore la distinction entre le bon gothique et -le mauvais, la richesse, la délicatesse des fines ciselures de dentelle -qui se détachaient sur le bleu du ciel me transportèrent. Mais quelles -extases lorsque, grimpant, et me promenant au milieu de ces merveilles, -j'aperçus, entre les pinacles, le Mont Rose! -</p> - -<p> -J'avais pourtant été préparé à cette apparition par l'admirable -reproduction qui en avait été donnée à Londres un ou deux ans -auparavant, dans une exposition dont j'ai, plus tard, vivement regretté -la disparition—le panorama de Burford, dans Leicester -Square—tentative de la plus haute valeur éducative et qui aurait dû -être soutenue par le Gouvernement. J'avais admiré là un tableau charmant, -d'une facture exquise, qui représentait le panorama vu du haut de la -cathédrale de Milan; je ne pensais pas alors que je le verrais un jour et -il m'avait ravi et étonné; mais être là aujourd'hui, y être réellement, -tenait du miracle. -</p> - -<p> -Nous eûmes encore le bonheur d'avoir un temps merveilleux tout le reste -de la journée. Vers le soir, nous allions en voiture au Corso, qui, à -cette époque, faisait le bonheur du beau monde de Milan comme le Parc -chez nous, et d'où, avant la construction de la grande gare, on avait -la vue, d'un côté, de toute la chaîne des Alpes, et de l'autre, de la -belle cité dominée par son Dôme blanc. Puis le retour, en voiture -découverte, dans le calme du crépuscule, à travers les longues rues -silencieuses; la place du Dôme, sur les larges dalles de laquelle les -roues glissaient sans bruit, augmentaient encore la sensation -d'irréalité et d'émerveillement. Et cet air si pur, ce silence, la -majesté environnante des Alpes que je venais de voir, la -perfection—elle m'apparaissait telle alors—et la pureté de ce -marbre immaculé qui se découpait contre le ciel! En ce monde toujours -changeant, pouvait-on demander davantage en fait de bien apparemment -immuable? -</p> - -<p> -J'essaie autant que possible de ne pas influencer mon lecteur et de le -laisser juge des événements que je m'efforce de raconter simplement; -mais ici, l'on me pardonnera de souligner tout l'avantage que nous -tirions de nos habitudes de sauvagerie pendant ce premier voyage sur le -continent, où notre solitude se trouvait augmentée encore par notre -ignorance des langues étrangères, et aussi par notre amour du confort. -C'est une sensation particulièrement délicieuse, inconnue au touriste -moderne plus ou moins frotté d'allemand et de français, de parcourir -les rues d'une ville sans comprendre un mot de ce qui s'y dit; l'oreille -conserve, vis-à-vis de toutes les voix, une impartialité absolue, le -sens des mots ne gêne pas pour reconnaître si l'organe est dur, souple -ou suave; tandis que l'attitude, le geste, l'expression du visage -prennent la valeur qu'ils ont dans la pantomime; le moindre petit -incident se transforme pour vous en opéra mélodieux ou bien en -pittoresque de marionnettes à langage inarticulé. Songez aussi à tout -ce que ce calme a de précieux. -</p> - -<p> -La plupart des jeunes gens à notre époque et même des gens plus -âgés, s'ils ont gardé quelque curiosité, sont plutôt, en voyage, en -quête d'aventures que d'informations. Les choses ne les intéressent -que dans leurs rapports avec leur moi. En fait, ils ne pensent qu'à -eux, plus attirés par les gens de belle humeur que par les -mélancoliques, et très occupés de très petites choses. Non que je -prétende que notre isolement eût rien de méritoire, ni que je -soutienne qu'il vaille mieux ne pas savoir d'autre langue que la sienne, -mais l'ignorance qui est humble a ces avantages. Nous ne voyagions pas -pour courir les aventures, pour faire de nouvelles connaissances, mais -pour voir avec nos yeux et sentir avec nos cœurs. La sympathie fait -découvrir dans l'humanité des profondeurs où il y a plus de vérité -que dans les formules et les mots; et même dans mon propre pays, j'ai -constaté que les choses qui m'ont causé le moins de déceptions sont -encore celles que j'ai apprises en qualité de spectateur. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_27_1" id="Footnote_27_1"></a><a href="#FNanchor_27_1"><span class="label">[27]</span></a>Suisse de caractère et de construction: les frontières -politiques sont peu de choses.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE VII</h4> - -<h4><a id="PAPA_ET_MAMAN">PAPA ET MAMAN</a></h4> - -<p> -Les études, dont j'ai parlé plus haut, auxquelles je me livrai pendant -cette année 1834, encore sous l'impression des émotions du voyage, -m'entraînaient dans quatre directions différentes; il eût fallu, -alors, bien peu de chose, le plus petit encouragement, pour fixer mon -choix et m'engager dans l'une ou dans l'autre. C'était d'abord l'effort -fait pour exprimer en vers des sentiments véritablement sincères en -dépit de ce que leur expression accusait de vanité superficielle, et -d'une forme bien cadencée quoique fort pauvre en idées. Il m'aurait -été impossible d'expliquer le plaisir que je trouvais à contempler la -mer ou à errer dans les landes, mais j'éprouvais une douceur infinie -à moduler une plainte qui rappelait le murmure des vagues ou à jeter -un cri comme celui du vanneau. -</p> - -<p> -En second lieu, j'avais une vraie passion pour la gravure et pour les -effets de surface et d'ombre auxquels elle se prête. Je n'ai jamais vu -de dessins d'adolescent d'une facture aussi consciencieuse et d'une -telle délicatesse de ligne; il y avait certainement en moi l'étoffe -d'un bon graveur. Mais le destin en ayant décidé autrement, je -déplore la perte que ce fut pour l'art de la gravure, moins toutefois -que celle, déjà calculée ou plutôt incalculable, qu'avait faite en -moi la géologie! -</p> - -<p> -Venait en troisième lieu l'instinct passionné de l'architecture, bien -que j'eusse été incapable de rien bâtir ou de rien sculpter, n'ayant -aucun don d'invention; et je crois bien avoir fait dans cette branche -tout ce que j'étais capable de faire. -</p> - -<p> -Enfin, quatrièmement, il y avait l'instinct géologique toujours -vivace, toujours renaissant, associé désormais aux Alpes. Pour mes -quinze ans, je demandai que l'on me fît cadeau de l'ouvrage de -Saussure, <i>Voyages dans les Alpes</i>, et je me mis méthodiquement à la -rédaction de mon dictionnaire minéralogique à l'aide des trois -volumes de Jameson (un livre précieux), en comparant ses descriptions -aux spécimens du British Museum; j'écrivais les miennes, infiniment -plus éloquentes et plus complètes, en caractères sténographiques -extrêmement ingénieux et symboliques, qui me demandaient beaucoup plus -de temps que l'écriture ordinaire, et dont il me fut impossible, plus -tard, de relire un seul mot. Voilà les quatre points stratégiques -qu'il eût été facile de fortifier, les dispositions qui ne -demandaient qu'à être cultivées; et c'est le temps d'expliquer, -autant que je le pourrai, avec les données que je possède, le -caractère assez particulier et le génie de mes père et mère dont -l'influence sur moi, dans ma jeunesse et pendant la plus grande partie -de ma vie, a été plus considérable que toutes les circonstances -extérieures, toutes les amitiés, toutes les directions, à -l'Université ou dans le monde. -</p> - -<p> -Une des choses qui ont pesé d'un poids immense et influé, non -seulement sur ma méthode de travail, mais pensée, c'est que tandis que -mon père, comme je l'ai déjà dit, me donnait le meilleur exemple de -lecture poétique—je dis bien lecture, et non déclamation, chose qu'il -méprisait et qui me déplaisait fort—ma mère voulait m'enseigner -(elle avait tout ce qu'il fallait pour cela) une justesse absolue de -diction et la plus grande précision d'accent en prose; elle m'a appris, -dès que j'ai su parler, ce dont j'ai essayé plus tard de convaincre -mes lecteurs: que la justesse de la diction implique la justesse de la -sensation, et la précision de l'accent, la précision du sentiment. -</p> - -<p> -Bien que ma mère eût été élevée en province chez Mrs Rice, elle -l'avait été dans les principes les plus sévères de vérité, de -charité, d'économie domestique; dans le respect scrupuleux de la -langue anglaise qui, dans le milieu où elle vivait, était loin d'avoir -conservé la pureté des eaux limpides de la Wandel. J'ai déjà dit -qu'elle était la fille de la propriétaire, restée veuve toute jeune, -de l'auberge de la Tête du Roi, qui, au moins, existait encore il y a -un an ou deux. L'un des côtés de la maison donnait sur la place du -Marché de Croydon et la porte d'entrée ouvrait sur une ruelle en -pente, impraticable aux voitures, et qui relie la rue Haute à la Ville -basse. -</p> - -<p> -Élevée en pleine agora de Croydon, entendant parler son dialecte, ma -mère, telle que je la vois aujourd'hui, devait être, dans sa jeunesse, -une jeune fille extrêmement intelligente, très pratique et naïvement -ambitieuse; elle fut toujours sans effort à la tête de sa classe et -profita en conscience de tous les avantages que l'institution -provinciale et sa modeste maîtresse pouvaient lui offrir. Je ne l'ai -jamais, à aucune époque de sa vie, entendue se plaindre, tout au -contraire, de l'éducation qu'elle avait reçue. -</p> - -<p> -J'ignore pour quelles raisons ma mère alla vivre à Édimbourg avec mon -grand-père et ma grand'mère. Ils émigrèrent bientôt après dans la -maison de Bower's Well, sur le versant de la colline de Kinnoull, -au-dessus de Perth. J'ai été d'une indifférence stupide à l'égard -de l'histoire de ma famille tant qu'il m'eût été facile de la -connaître; et ce n'est guère que depuis la mort de ma mère que j'ai -eu envie de savoir ce qu'elle seule aurait pu me dire! -</p> - -<p> -Ce changement de vie entraîna certainement un changement de milieu; en -Écosse, ma mère se trouvait dans une sphère supérieure, un monde de -gentlemen et de ladies quelquefois un peu excentriques, le plus souvent -pauvres, mais enfin, de gentlemen et de ladies. Elle a dû se -développer, devenir une grande belle jeune fille au visage à la fois -doux et énergique, une maîtresse de maison accomplie, d'une tenue -irréprochable, et réservée jusqu'à la pruderie, mais une pruderie -naturelle, si l'on peut dire, inviolable et jamais agressive. Je n'ai -jamais entendu un mot révélant un sentiment un peu vif, fût-ce de -simple admiration, ayant troublé la sérénité de son règne en -Écosse. Pourtant, j'ai remarqué qu'elle ne prononçait pas sans un -tant soit peu d'embarras devant mon père, et non sans plaisir devant les -autres, le nom du D<sup>r</sup> Thomas Brown. Que le D<sup>r</sup> Brown, -professeur de philosophie morale, hôte assidu de ma grand'mère, aimât à -causer avec Miss Margaret, cela suffit à prouver quelle place elle tenait -dans le monde d'Édimbourg; mais elle ne négligeait pas pour cela les -devoirs de sa charge, qu'elle ne remplissait que trop scrupuleusement. -</p> - -<p> -Un jour qu'habillée pour le dîner elle avait couru à la cuisine jeter -un dernier coup d'œil, la vieille Mause, qui tenait une poêle à la -main, avait, par inadvertance, ait une grosse tache sur la jolie robe -blanche de sa jeune maîtresse; et comme il paraît que celle-ci la -réprimanda avec trop peu de résignation aux voies de la Providence en -cette matière, Mause s'était écriée en branlant la tête: «Ah! Miss -Margaret, vous êtes comme Marthe, vous vous empressez et vous vous -doublez dans le soin de beaucoup de choses<a name="FNanchor_28_1" id="FNanchor_28_1"></a><a href="#Footnote_28_1" class="fnanchor">[28]</a>.» -</p> - -<p> -À l'époque où ma mère, dans la fleur de sa vie, à vingt ans, était -une sorte de Desdémone, occupée la plus haute philosophie morale -«tout en ne négligeant pas les affaires du ménage», mon père était -un adolescent de seize ans aux yeux noirs, actif, spirituel et vibrant. -Margaret était pour lui une sorte d'institutrice, et une confidente -révérée et admirée sans mesure, aimée avec sérénité, à laquelle -il éprouvait le besoin de dire ses secrets, de conter ses grandes mais -très fugitives passions, et à laquelle il demandait conseil, en toutes -circonstances. -</p> - -<p> -Mon père avait décidé, dès cette époque, d'entrer dans commerce, -sans pourtant abandonner ses études. Il avait appris le latin, qu'il -savait bien, sous la noble direction d'Adam à l'École supérieure -d'Édimbourg; en même temps, sous l'influence alors vivante et -prépondérante de Sir Walter Scott, tous les coins de sa ville natale -s'idéalisaient, s'imprégnaient de pure poésie des souvenirs -historiques les plus nobles qui aient jamais sanctifié et hanté les -rues d'une brillante capitale. Je n'ai ni le temps, ni le désir -d'allonger encore mon récit en mettant sous les yeux du lecteur des -lettres, manie détestable de nos biographes modernes qui se plaisent à -confondre la conversation par lettre avec le fait vivant. Cependant, il -faut lire cette lettre du D<sup>r</sup> Thomas Brown à mon père, écrite en -une heure décisive, et qui témoigne de la situation qu'il occupait déjà -parmi la jeunesse d'Édimbourg. Elle souligne de façon bien saisissante -certains côtés de son caractère qui ont eu par la suite une grande -importance pour lui et pour moi: -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 45%;">«8, N. St. David's Street, Edinburgh,</p> -<p style="margin-left: 60%;">18 février 1807.</p> - -<p> -«Cher Monsieur, la date inscrite en tête de la lettre que vous m'avez -fait l'honneur de m'écrire pour me demander conseil au sujet de vos -études littéraires,—conseils dont un «proficient» comme vous n'a -guère besoin—me remplit de confusion. Il m'a été vraiment impossible -d'y répondre plus tôt et je vous supplie de croire que ce retard ne -vient pas d'un manque d'intérêt pour vos progrès intellectuels. Vous -n'étiez encore qu'un enfant que je me félicitais déjà de votre jeune -ardeur, de vos progrès et, autant pour vous que pour votre excellente -mère, je m'intéressais à vous, persuadé d'ailleurs que, quelle que -fût la profession que vous adopteriez, vous vous y distingueriez. -</p> - -<p> -«Vous semblez regretter, et je crois que vous avez tort, le temps que -vous avez consacré aux lettres. Je ne le regrette pas. Vous avez senti, -j'en suis sûr, combien de telles études ajoutent au raffinement des -manières et du cœur; c'est là, pour l'homme qui ne tient pas à -être, avant tout, <i>un homme de science</i>, un des principaux bienfaits -de la littérature. N'oubliez pas qu'il est très différent de travailler -<i>professionnellement</i> ou simplement pour orner son esprit. Dans le -monde où vous êtes destiné à vivre, vous entendrez nommer cinquante -écrivains pour un savant. Ces études ont encore le grand avantage, à -moins vraiment qu'il n'y ait abus, de ne vous faire jamais taxer de -pédanterie; et je ne saurais en dire autant des autres branches de la -science. Et, sans doute, il y a quelque danger à lire poésie et romans -avec <i>gloutonnerie</i>, à y consacrer les heures qui devraient être -réservées aux affaires, mais je sais que vous n'êtes pas homme à -perdre ainsi votre temps. Il existe pourtant une science, la préféré -et la plus grande de toutes pour les hommes en général, et les hommes -d'affaires en particulier: c'est l'économie politique. Vous devriez -vous tourner ce côté. C'est la science de votre profession, science -qui contre-balance les——(mot oblitéré par le cachet) et les -habitudes mesquines que cette profession développe quelquefois; science à -laquelle il faut toujours faire appel lorsqu'il s'agit d'affaires, ou -commerciales, ou financières. Un commerçant qui connaît bien -l'économie politique sera en état de donner des impulsions nouvelles, -de diriger ses confrères; sans connaissances en économie politique, il -ne sera jamais qu'un vulgaire marchand. Ne perdez donc pas un jour pour -vous y mettre, procurez-vous un exemplaire la <i>Richesse des Nations</i>, -d'Adam Smith, lisez et relisez cet ouvrage avec attention; je suis sûr -que vous y trouverez le plus grand plaisir. En vous donnant ce conseil, -je vous traite en <i>marchand</i>; puisque telle doit être votre profession -dans la vie, l'important, étant donné qu'il s'agit d'un nouveau profit -à tirer, c'est de voir s'il doit contribuer à faire de vous un -<i>marchand distingué et honorable</i>, personnage considérable dans un -pays comme le nôtre. À votre point de vue, dans le monde que vous -êtes destiné à fréquenter, les sciences physiques ne peuvent avoir, -pour vous, qu'un intérêt très secondaire. En dehors de la chimie, -elles demandent toutes une préparation mathématique plus complète que -celle que vous avez; et encore la chimie exige-t-elle des travaux de -laboratoire, une série d'études pratiques et méthodiques. Cependant, -si vous aviez occasion, à Londres, de suivre quelques cours de chimie, -ce serait excellent; en ce cas, je vous conseillerais de vous procurer -soit l'ouvrage du D<sup>r</sup> Thomson, soit celui de Mr Murray, cela vous -préparerait à l'enseignement du professeur. Même de la physique il -est bon d'avoir un aperçu général, quelque superficiel qu'il soit, et -bien que, sans les mathématiques, vous ne puissiez aller bien loin, je -vous engage à en acquérir quelques notions. Lisez l'<i>Économie de -nature</i>, de Gregory; ce n'est pas un très bon livre, il n'est pas sans -erreurs, mais c'est encore le meilleur ouvrage de vulgarisation que nous -possédions et il est suffisamment exact pour ce que vous voulez en -faire. Souvenez-vous, toutefois, que s'il vous est permis de n'être -qu'un philosophe de la nature superficiel, il ne vous est pas permis de -n'avoir pas de connaissances sérieuses en économie politique. -</p> - -<p> -«Autre chose encore. Je vous supplie de ne pas négliger l'étude des -langues. Pour les langues modernes, il n'y a pas grand danger, vous -serez forcé de les entretenir, ne fut-ce qu'à cause de vos affaires; -mais les affaires commerciales ne se traitent pas en latin et vous -pourriez l'oublier. Sans parler de la perte irréparable qu'il y aurait -pour vous à ne pas jouir des admirables écrivains qui ont écrit dans -cette belle langue, le latin est le complément nécessaire de la -culture d'un gentleman et il a, en lui-même, une valeur intellectuelle -trop haute pour qu'on y renonce de gaieté de cœur. -</p> - -<p> -«Adieu, mon cher Monsieur. Recevez les compliments de tous les miens et -croyez à mon désir de vous être utile. -</p> - -<p style="margin-left: 10%;">«Votre ami sincère,</p> - -<p style="margin-left: 60%;">«T. Brown.»</p> - -<p><br /></p> - -<p> -On peut aisément s'expliquer que le jeune homme auquel un homme dans la -position de Brown adressait une pareille lettre inspirât à sa jeune -cousine de Croydon plus de respect que n'en accorde généralement à un -écolier une jeune fille de quelques années plus âgée que lui. -</p> - -<p> -Ces relations de cousinage et d'amitié se poursuivront ainsi sans que -surgît, ni d'un côté ni de l'autre, la pensée de liens plus intimes, -jusqu'au jour où mon père, alors âgé de vingt-deux ou vingt-trois -ans, après divers noviciats à Londres, songea à s'y fixer et à -commencer les affaires à son compte. Il s'était dit, maintes fois, que -Margaret, car il n'en faisait nullement l'héroïne d'un roman -sentimental, serait pour lui la meilleure des femmes, et très -tranquillement, mais très résolument aussi, il lui demanda si elle -pensait qu'ils pourraient être heureux ensemble, et si elle consentait -à attendre qu'il fût en situation de l'épouser. -</p> - -<p> -La jeune institutrice d'antan ne dissimula pas la joie qu'elle -ressentait; elle ne dit pas, comme l'Agnès Wickfield, de <i>Copperfield</i>, -qu'elle l'avait aimé toute sa vie, mais convint qu'il était très doux -qu'il lui fût permis de l'aimer aujourd'hui. Le sentiment que lord -Colambre éprouve pour Grace Nugent dans l'<i>Absent</i>, de Miss Edgeworth, -ressemble beaucoup à celui qu'éprouvait mon père pour ma mère, avec -cette différence que lord Colambre était un amant plus passionné. Mon -père a mis dans le choix de sa femme la même espèce de décision, de -sérénité calme que je l'ai vu mettre, plus tard, dans le choix de ses -employés. -</p> - -<p> -Ce fut alors pour les deux jeunes gens une période de bonheur très -doux; ma mère était, sans contredit, la plus éprise des deux: John -s'appuyait sur elle avec confiance, il comptait sur sa tendresse et sa -raison. Mais ni l'un ni l'autre ne permirent jamais à leurs sentiments -de dégénérer en passion chagrine ou impatiente. L'amour, chez ma -mère, se manifestait surtout par ses efforts persévérants pour -cultiver son esprit, former ses manières, se rendre digne d'être la -compagne d'un homme qu'elle jugeait très supérieur à elle; chez mon -père, par l'ardeur qu'il mettait au travail, car son mariage dépendait -du succès de son entreprise; il fut un fiancé exemplaire, il épargna -toujours à ma mère toute anxiété inutile et ne lui donna jamais le -plus léger motif de déplaisir. -</p> - -<p> -Les fiançailles se prolongèrent ainsi pendant neuf années; au bout de -ce temps, les dettes paternelles étant payées et mon père se trouvant -à la tête d'une maison de commerce qui prospérait, les fiancés, qui -n'étaient plus alors de très jeunes fiancés, se marièrent à Perth -un soir, après souper, sans que même les servantes de la maison se -doutassent de rien. Elles devinrent ce qui s'était passé en voyant, le -lendemain, John et Margaret partir ensemble en voiture pour Édimbourg. -</p> - -<p> -Lorsque je jette un coup d'œil en arrière, rien ne m'étonne plus que -mon manque de curiosité à l'égard de tout ce passé. Comment, lorsque -ma mère revenait avec complaisance sur les circonstances de ce mariage -si soigneusement tenu secret, n'ai-je jamais demandé: «Pourquoi tant -de mystère, mère, pour un mariage attendu depuis si longtemps et que -tous vos amis, des deux côtés, désiraient?» -</p> - -<p> -Je n'avais, jusqu'ici, songé à rien écrire sur moi ou les miens en -dehors de quelques faits et dates consignés au jour le jour. J'ai ainsi -très légèrement, je dirais aujourd'hui très irrespectueusement, -négligé les éditions de ma famille. «À quoi bon? me disais-je, tous -sommes ce que nous sommes, et nous serons ce nous nous serons faits.» -</p> - -<p> -De même, jusqu'en ces derniers temps, j'avais toujours considéré que -mes parents, touchant leur bonheur et leur mariage, avaient agi fort -sagement et devaient être imités. Cependant, je ne voudrais pas que le -lecteur s'imaginât que ce que j'ai pu écrire, ici ou là, sur les -avantages des longues fiançailles, se rapportait à celles, -particulières, de mes père et mère. Il m'est difficile de juger du -degré d'héroïsme et de patience que cette attente exigeait des deux -côtés; je sais seulement que, pour ce qui est de moi, j'en eusse été -incapable et je crois bien que ce n'était pas très raisonnable. Car, -pendant ces longues années d'attente, la santé de mon père s'altéra; -puis, ayant commencé la vie si tard, ils durent la quitter tous deux, -abandonnant leur enfant au moment où il commençait à justifier les -espérances que dans leur tendresse ils avaient conçues pour lui. -</p> - -<p> -Si je me suis laissé aller à conter ici le roman de mon père et de ma -mère et le peu que je sais des épreuves et des vertus de leur jeune -temps, sans me soucier des dates, c'est que j'imagine que mon récit -n'en sera que plus complet si j'écris à mesure que les souvenirs me -reviennent et sans m'astreindre à l'ordre chronologique des faits. J'y -suis venu en cherchant à m'expliquer comment ma mère avait acquis cet -art consommé de lecture. C'est que, pendant ces longues fiançailles, -elle ne s'était jamais lassée de travailler à perfectionner son -éducation première: efforts secondés et infailliblement dirigés par -une pureté de cœur et de conduite naturelle—ou, par son intensité, -je pourrai bien dire surnaturelle—qui la portait toujours à faire ses -délices du langage juste et clair dans lequel seul se traduisent les -belles choses. La foi absolue de ma mère dans la vérité littérale de -la Bible m'a mis, dès que j'ai été capable de réfléchir, en -présence du monde invisible, et a exercé mes facultés d'analyse sur -les questions de conscience, de libre arbitre et de responsabilité que -l'on tranche d'ordinaire sans hésiter dans l'innocence de la jeunesse -et que, plus tard, l'homme hébété par les idées reçues, souillé -par les péchés du monde extérieur, n'aborde que l'esprit prévenu. La -mélancolie même du dimanche, ses prohibitions, les doctrines du -<i>Pilgrim's Progress</i>, de la <i>Holy War</i> et des <i>Embruns</i>, qui -pesaient si lourdement sur cette septième partie de mon temps, me furent -bienfaisantes, car c'était vraiment la seule contrainte, la seule forme -de vexation que j'eusse à supporter; bien légères épreuves, -compensées par la gaieté, le calme d'un intérieur où la vie commune -était douce, où tout se passait en joie et en paix. La santé de mon -père, altérée par tant de dures années de travail solitaire, -réclamait impérieusement le calme. Timide à l'excès dans le monde, -et cela d'autant qu'il se sentait plus de moyens, plus d'idées et qu'il -avait très nettement le sentiment de ne pouvoir les exprimer, il -était, au contraire, plutôt autoritaire et en tout cas très à son -aise en affaires. Il allait à son bureau tous les matins, réservant -l'après-midi au repos et à la famille. Sa finesse, sa décision, des -principes inflexibles qui entraînaient une manière de tout traiter en -plein jour lui enlevaient toute inquiétude, de sorte que son travail -était plutôt un amusement qu'un souci. Ses capitaux étaient placés -à la Banque ou aux entrepôts de Sainte-Catherine sous la forme de -fûts remplis du meilleur xérès et assurés aux compagnies les plus -solides. Son associé, Mr Domecq, un fier Espagnol, d'une honorabilité -scrupuleuse, avait en lui la confiance la plus absolue se conformait -exactement à toutes ses indications en ce qui touchait le marché de -Londres. Les lettres pour l'Espagne indiquaient donc brièvement que le -public, cette année, demandait du vin vieux ou jeune, blond ou chaud; -les lettres aux clients n'étaient pas moins brèves: on leur disait, -sans phrases, que s'ils trouvaient à redire au vin qu'on leur -fournissait, c'est qu'ils n'y entendaient rien, et que s'ils -réclamaient une prolongation de crédit il était impossible de la leur -accorder. Ce laconisme un peu rébarbatif était compensé par les soins -que mon père mettait à exécuter les ordres de ses correspondants et -par la déférence qu'il leur témoignait en allant, lui-même, prendre -leurs commandes. Dans les visites aux clients, il déployait infiniment -de savoir-faire, de tact, de courtoisie et aussi beaucoup de patience; -et la confiance qu'il inspirait aux marchands au détail de province -était d'autant plus grande qu'ils le voyaient plus juste, plus sincère -dans son appréciation du vin des maisons rivales de la sienne; en même -temps la finesse de son palais lui permettait de triompher de toutes les -épreuves auxquelles le client le plus soupçonneux pouvait le -soumettre. Il arrivait aussi, lorsque de gros clients venaient en ville, -que mon père fît trêve à nos habitudes de sauvagerie et les priât -de venir dîner à Herne Hill. Tout gamin, je détestais déjà ces -agapes commerciales et je m'étais fait—en notant avec soin les -conversations lorsque, par hasard, elles ne roulaient pas sur le -vin—une assez pauvre opinion de la mentalité commerciale comme telle, -opinion que je n'ai jamais eu aucune raison de modifier depuis. -</p> - -<p> -Quant à nos voisins de Herne Hill, nous ne les voyions pas, à une -exception près, dont j'aurai à parler par la suite. Ils appartenaient -pour la plupart au haut commerce de Londres, et avaient peu de sympathie -pour les façons de vivre surannées de ma mère et encore moins pour -les sentiments romantiques de mon père. -</p> - -<p> -Autre raison, sans doute, pour que nous nous refusons à frayer avec nos -voisins, c'est que pour la plupart ils étaient beaucoup plus fortunés -que nous et portés à faire étalage de leur richesse. Mes parents, au -contraire, vivaient simplement, n'avaient pas de domestiques mâles<a name="FNanchor_29_1" id="FNanchor_29_1"></a><a href="#Footnote_29_1" class="fnanchor">[29]</a>, -s'éclairaient avec des chandelles dans des bougeoirs en plaqué, et -n'avaient ni jardinier, ni chevaux, ni voiture. Nos voisins, tout -boutiquiers ils étaient, avaient par contre une nombreuse suite de -laquais, de la vaisselle plate, des jardins admirables, des serres et -des carrosses conduits par des cochers en perruque poudrée. -Quelques-uns de mes lecteurs se demanderont peut-être si cette froideur -dans nos relations était uniquement de notre fait. Ce qui est certain, -c'est que mon père avait trop d'orgueil pour accepter des invitations -qu'il n'aurait pu rendre, et que ma mère ne se souciait pas d'aller à -pied poser des cartes chez de belles dames qui venaient en calèche à -sa porte. -</p> - -<p> -Protégée par ces austérités monacales et cette fierté -aristocratique contre les pièges et les distractions du monde -extérieur, ma vie d'enfant était aussi réglée que celle du petit -oiseau qui sort du nid l'est par le lever et le coucher du soleil. -Peut-être mes lecteurs s'étonneront-ils que ce soient ces années de -calme monotone et de solitude qui m'aient laissé les meilleurs -souvenirs! L'arrivée de ma cousine Mary, son installation à la maison -coïncida avec l'entrée en scène des professeurs dont j'ai déjà -parlé; et ces changements dans l'emploi de mes journées, s'ils en -augmentaient l'intérêt, en troublaient aussi la quiétude. Les succès -au collège ou à l'université, que mes maîtres faisaient briller à -mes yeux, me semblaient d'assez tristes mobiles, un peu bas même, -comparés aux reproches pleins de tristesse de ma mère, ou à un simple -compliment tombé de ses lèvres; quant à Mary, quoique d'une nature -modérément enjouée et d'un caractère facile et aimable, son deuil -d'orpheline ne pouvait que jeter une certaine tristesse dans notre -intérieur, en troubler l'harmonie, ne fût-ce que par la différence -toute naturelle que l'on sentait dans la tendresse que ma mère portait -à son fils et celle qu'elle portait à sa nièce. -</p> - -<p> -Bien que je me sois étendu par reconnaissance sur les joies et les -avantages de notre vie solitaire, je prie mes lecteurs de ne pas croire -que je préconise pour tous les enfants semblable éducation familiale -aux portes de Londres. Mais un autre bienfait que j'en ai tiré et dont -je n'ai pas encore parlé, c'est la perception subtile, le sentiment -intense de la beauté de l'architecture et du paysage du continent, que -je dois certainement à cette habitude de trouver le bonheur entre les -quatre murs de briques de notre petit jardin; de subir avec résignation -ce qu'un faubourg et plus encore une chapelle non-conformiste de Londres -pouvait avoir d'esthétique. Celle du D<sup>r</sup> Andrews était d'un type -aussi caractérisé dans son genre qu'une basilique romaine dans le -sien—longue grange de forme rectangulaire au plafond plat, avec des -fenêtres cintrées en briques et des petits carreaux enchâssés dans -du plomb, qui rappelaient vaguement, comme dessin, une toile -d'araignée; de chaque côté, une galerie soutenue par de grêles -piliers de fer; des bancs, séparés les uns des autres par des cloisons -de bois blanc bien fermées par des portes du même bois, à loquets de -cuivre. Les bancs occupaient toute la longueur de la grange, à -l'exception de deux passages latéraux où courait un tapis de paille -fessée; au milieu, la chaire se dressait dans un sublime isolement, -presque au centre, un peu en avant de la balustrade de l'autel, lourde -boîte lambrissée, portée très haut sur quatre pieds et ornée d'un -épais coussin de velours cramoisi, garni aux coins de glands d'or, ce -qui était une source de grande distraction pour moi: quand le sermon -m'ennuyait par trop, je m'amusais à suivre le jeu des lumières, les -reflets et les ombres parmi les plis chatoyants du velours, lorsque le -pasteur, dans l'ardeur de son argumentation, l'enfonçait à coups de -poing. -</p> - -<p> -Imaginez le changement de décor, d'un dimanche à l'autre, entre le -service du matin dans cette bâtisse vulgaire, au milieu des petits -boutiquiers de Walworth endimanchés: la femme de notre plombier, la -bonne grosse Mrs Goad, qui occupait le banc devant nous et qui prenait -des airs sévères quand nous arrivions et que le service était -commencé; imaginez le changement entre cela et la grand'messe dans la -cathédrale de Rouen, avec sa nef pleine de paysannes portant tous les -types de coiffes blanches d'une bonne moitié de la Normandie. -</p> - -<p> -Le contraste n'était pas moins merveilleux, moins enchanteur, entre -l'architecture bourgeoise qui m'était familière et celle de Flandre ou -d'Italie. La maison de commerce de mon père, située au centre de -Billiter Street, qui a été démolie il y a quelques années, rayée du -plan cadastral aussi bien que de la mémoire des hommes, était un -échantillon parfait de ce qu'il y avait de bienséant dans une cité -anglaise. Aujourd'hui les façades de nos maisons sont de véritables -réclames, nous dépensons des centaines de mille francs pour arborer un -masque et dissimuler nos banqueroutes. Mais, au temps de mon père, on -faisait les affaires et on bâtissait encore honnêtement. Son -«office» se composait d'une pièce de cinq mètres sur six, ornée des -tables-bureaux de ses deux employés et d'une petite armoire où l'on -enfermait les échantillons de xérès; en face, une autre pièce plus -grande, où l'on recevait les clients de distinction et où mon père -pouvait se faire servir une côtelette s'il était retenu en ville. Le -rez-de-chaussée de la maison était occupé par MM. Wardell et -C<sup>ie</sup>. d'aimables gens qui faisaient aussi, si je m'en souviens -bien, le commerce des vins, mais au détail. Pas d'autre avis qu'une plaque -de cuivre discrète sous la sonnette: «Ruskin, Telford & Domecq», où les -noms des trois associés brillaient, dûment astiqués par la seule -servante de la maison, la vieille Maisie—diminutif affectueux, je -crois, de Marion (en anglais Marianne) comme Mause de Mary—Le soin de -toute la maison, une maison à trois étages avec des greniers, lui -incombait; peut-être se faisait-elle aider par une femme de journée -pour les gros ouvrages, mais en tout cas elle faisait la cuisine, -ouvrait la porte et introduisait les visiteurs de distinction, les dits -visiteurs étant tenus, bien entendu, de s'annoncer avec plus ou moins -de fracas, selon leur rang dans le monde. Les employés de la maison et -leurs pareils tiraient la sonnette (autour de laquelle l'astiquage -journalier avait fait une belle coupe transversale à travers les -nombreuses couches annuelles de peinture, me rappelant ainsi les stries -de l'agate), et le principal commis, sans se déranger, au moyen d'un -mécanisme ingénieux soulevait le loquet. -</p> - -<p> -Ce modeste établissement était situé, comme je l'ai dans Billiter -Street, une rue étroite qui n'avait pas six mètres de large et où -deux haquets de brasseur, rasant la muraille, avaient peine à passer. -Je me demande même si ce miracle pouvait s'accomplir tout du long; -cette rue était plutôt une sorte de tranchée entre des maisons à -trois étages, en briques savamment ignées et jointoyées, et qui -n'offrait au passant d'autre avertissement que l'excellent briquetage -des murs et des linteaux des fenêtres. -</p> - -<p> -Type représentatif, je le répète, des constructions de ce quartier de -Londres, du Mansion House jusqu'à la Tour où le pittoresque du -quartier bas m'était entièrement défendu, dans la crainte que je ne -me pissasse choir dans les bassins des Docks; mais en y joignant les -rues de Fenchurch et de Leadenhall Street, qui représentaient pour moi -le grand genre du haut commerce britannique, le lecteur peut s'imaginer -l'effet que firent sur mon imagination les fantastiques pignons de Gand -ou les cours intérieures de Gênes plantées d'orangers. -</p> - -<p> -Je ne m'explique pas par quel miracle de résignation, après les -émotions de nos courses à l'étranger, nous pouvions nous retrouver -avec une joie tranquille, mon père à son bureau en face du mur de -briques de la brasserie, et moi dans ma niche, à côté de la cheminée -du salon. Mais, pour l'un comme pour l'autre, les occupations -régulières, la douce monotonie, les rites sacrés du home nous -étaient plus précieux encore que toutes les ferveurs de la -découverte, le ravissement en face de certaines scènes d'une -incomparable beauté. De très bonne heure, j'ai compris que le plaisir -de la nouveauté est de peu de durée, que la beauté, inépuisable en -elle-même, épuise au bout d'un certain temps les joies et -l'enthousiasme, et que les philosophes ne nous ont pas dit assez au -contraire que le home, la maison, la vie sainement réglée sont -toujours pleins de délices. Ah! l'émotion, le frisson joyeux qui me -faisait battre les tempes, qui me bouleversait le cœur lorsque, après -une absence, fût-elle d'un mois ou deux, j'apercevais le sommet de -Herne Hill—et je guettais chaque tournant de la route, chaque branche -des arbres familiers—émotion qui, pour être moins accablante, moins -profonde, faisait vibrer de façon plus intime les fibres de mon âme; -joies que je préférais aux joies que me donnaient les pays étrangers, -ou même les parties de mon propre pays nouvelles pour moi. Pour ma -mère, les soins de sa maison, ses lectures avec Mary et moi, une petite -causette par-ci par-là avec Mrs Gray, mais surtout les préparatifs -pour le retour de mon père, et la douce perspective de la soirée en -famille, valaient toutes les merveilles du monde, des pôles à -l'équateur. -</p> - -<p> -C'est ainsi que nous rentrâmes—tout pleins d'idées nouvelles, mais -toujours fidèles aux anciennes—vers la fin de l'année 1833, pour -goûter en joie le repos du logis. Hélas! un malheur que nous ne -pouvions pas prévoir nous menaçait. -</p> - -<p> -Tous les jours, à Cornhill, Charles se faisait aimer davantage. Comment -un garçon, qui vivait tout le long jour à Londres, pouvait-il garder -des joues si roses, les cheveux bouclés d'un jeune Achille et toute la -gaîté de sa mère, la chère tante de Croydon: cela me paraît -inconcevable, mais le fait est qu'il combinait dans une rare perfection -l'entrain de Jin Vin avec sérieux de Tunstall; son cœur n'était -troublé par les charmes d'aucune Margaret, car son patron, hélas! -n'avait pas de fille, mais seulement un fils: si bien que lorsque -Charles scrutait l'avenir, comme tout bon apprenti doit le faire, il ne -voyait dans la maison d'autre perspective qu'une place de caissier ou de -premier commis. Son frère aîné, celui qui lui avait appris à nager -en le jetant la tête la première dans le canal Croydon, réussissait -dans le commerce, en Australie et appelait pour l'associer à ses -affaires ce frère qui avait toujours été son préféré. Il fut donc -décidé que Charles partirait. Les vacances de ce Noël de 1833 se -traînèrent tristement, car j'avais beaucoup de chagrin du départ de -Charles et Mary plus encore; quant à mon père et à ma mère, bien -qu'en vérité ils n'aimassent que moi au monde, la pensée que Charles -s'en allait au loin les attristait et ils ne s'y résignaient que parce -que très sincèrement, croyaient que c'était pour son bien. Toute -l'affaire d'ailleurs fut décidée, l'équipement de Charles acheté, -son passage payé, les recommandations faites au capitaine en moins de -quinze jours. Lui partit pour Portsmouth rejoindre son bâtiment, cœur -tout joyeux. Une lettre nous apprit bientôt qu'il était à l'ancre au -large de Cowes, mais que navire ne pouvait mettre à la voile en raison -du vent d'ouest. Et les courriers succédaient aux courriers, le vent ne -s'apaisait pas. Nous aimions le vent d'ouest, c'est un vent délicieux, -mais nous trouvions qu'il prolongeait tristement les adieux. Cependant -Charles écrivait qu'il s'amusait beaucoup et nous savions par le -capitaine qu'il était déjà au mieux avec tous les matelots du bord -sans compter les passagers. -</p> - -<p> -Le vent soufflait toujours de l'ouest! Combien dura cette attente, je ne -m'en souviens plus; dix, quinze jours peut-être. Enfin, un jour ma -mère et Mary étaient allées en ville avec mon père pour faire -quelques emplettes ou voir une exposition, et j'étais resté à la -maison, très agréablement occupé à je ne sais plus quoi. Les -entendant rentrer, je courus au-devant d'eux et je commençais à -raconter combien je m'étais amusé lorsque je les vis, figés comme des -statues, mon père et ma mère l'air très grave; Mary regardait par la -fenêtre la plus éloignée de la porte. Comme je continuais mon récit, -elle se retourna soudain, le visage baigné de larmes, se baissa vers -moi et j'entendis cette phrase coupée par un sanglot: «Charles est -parti». -</p> - -<p> -Le vent d'ouest avait continué de souffler et, la veille, il avait -soufflé en tempête: il s'était élevé une forte brise comme celle -qui chasse les nuages et fait écumer les vagues autour des récifs dans -le <i>Gosport</i> de Turner. -</p> - -<p> -Le navire envoyait son canot à terre pour chercher de l'eau, un petit -côtre, je crois, en tout cas un bateau à voile. La mer était grosse et -les matelots, avec un ou deux passagers, avaient eu quelque difficulté -à embarquer. «Voulez-vous me permettre d'y aller aussi? demanda -Charles au capitaine qui surveillait le départ.—Vous n'avez pas -peur?—Je n'ai jamais eu peur de rien», fit Charles, et il sauta dans -l'embarcation. Le canot n'était pas à cinquante mètres qu'il -chavirait. Une flottille de petites barques l'entourait, comme une nuée -de moucherons en été. Elles s'élancèrent à force de rames. Tout le -monde fut sauvé, excepté Charles qui coula comme une pierre (22 -janvier 1834). -</p> - -<p> -Nous connûmes ces détails petit à petit. Au premier moment, nous nous -refusions à croire à notre malheur, nous espérions qu'il avait été -recueilli par un bateau et emmené en pleine mer. Mais, quelques jours -plus tard, on retrouvait son corps que les vagues avaient rejeté sur la -grève de Cowes. Son pauvre père alla lui rendre les derniers devoirs. -La triste cérémonie terminée, quand il eut recueilli tous les -détails de l'affreuse aventure, car le bateau était toujours à -l'ancre, il vint à Herne Hill pour raconter à «petite tante» ce qui -s'était passé. (Le vieillard appelait toujours ma mère «petite -tante», la petite tante de Charles.) C'était le matin, dans la pièce -du devant; ma mère tricotait à sa place accoutumée, près du feu; -moi, je dessinais ou je lisais dans mon coin. Mon oncle raconta le -tragique événement avec ce calme, ce ton tranquille, qui est -caractéristique chez les gens du peuple en Angleterre. À la fin -seulement, quand il eut tout dit, il éclata en sanglots. Je l'entends -encore—j'entends ses derniers mots: «Ils ont rattrapé sa casquette, -sa casquette qui était sur sa tête, mais ils n'ont pas pu sauver.» -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_28_1" id="Footnote_28_1"></a><a href="#FNanchor_28_1"><span class="label">[28]</span></a>S. Luc, X, 41, L. de Sacy.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_29_1" id="Footnote_29_1"></a><a href="#FNanchor_29_1"><span class="label">[29]</span></a>Thomas nous avait quitté peu après l'accident qui m'était -survenu: il ne pouvait, je crois, supporter la vue de ma lèvre qui -avait conservé la marque de la morsure du chien. Il ne fut pas -remplacé.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE VIII</h4> - -<h4><a id="VESTER_CAMENAE">VESTER, CAMENÆ</a><a name="FNanchor_30_1" id="FNanchor_30_1"></a><a href="#Footnote_30_1" class="fnanchor">[30]</a></h4> - -<p> -Après la mort de Charles, les portes de mon cœur, qui s'étaient -entr'ouvertes un instant, se refermèrent. La vie monotone, un peu -personnelle, de Herne Hill continua sans qu'il se passât cette -année-là rien qui mérite d'être retenu, encore moins d'être -raconté. Cependant, mes parents firent une nouvelle tentative pour me -donner un camarade, un bon camarade auquel je suis redevable de beaucoup -plus de choses que je ne le croyais alors. -</p> - -<p> -À quelque six ou sept grilles de chez nous, en descendant vers les -champs et la vue (vue dont le propriétaire actuel, Mr Sopper, attendri -par mes lamentions, a bien voulu rendre la jouissance au public, ce dont -je le remercie sincèrement) la six ou septième grille, donc, ouvrait -sur une jolie pelouse ombragée d'un cèdre. La maison, très soignée, -était occupée par deux personnes aussi simples que mon père et ma -mère: Mr et Mrs Fall, mais plus heureux qu'eux, en ce sens qu'ils -avaient non seulement un fils mais une fille. Richard Fall était d'un -an plus jeune que moi, mais il était déjà au Collège à Shrewsbury -et par conséquent, à certains égards, plus développé que moi; sa -sœur, plus jeune, était une petite perfection qui ne quittait guère -les jupes de sa mère. Aussi simples l'une que l'autre, mais de -principes sévères et tout à fait convaincues qu'elles possédaient la -véritable religion comme toutes les connaissances nécessaires: -d'ailleurs, le modèle de toutes les vertus et de toutes les convenances -à Herne Hill et autres lieux. Je frémis encore au souvenir du regard -que me jeta Mrs Fall un jour que j'avais prononcé «naivette» pour -«naïveté». -</p> - -<p> -Ce doit être en 1832 que mon père, frappé de la tenue irréprochable -de cette famille en toutes circonstances, écrivit en termes courtois à -Mr Fall pour lui demander, lorsque Richard serait à la maison, de -permettre qu'il vînt jouer ou travailler avec moi. L'offre de mon père -fut bien accueillie, les deux garçons s'y prêtant, et comme je venais -d'être jugé digne d'avoir une salle d'étude particulière et que -Richard n'avait qu'une chambre qui n'était pas toujours à l'abri des -incursions de sa petite sœur, le plus souvent, quand Richard n'était -pas au collège, il arrivait vers dix heures et faisait ses devoirs à -la même table que moi, m'aidant quand je trouvais les miens difficiles. -Nous sortions ensuite avec Dash, Gipsy, ou tel autre chien favori du -jour. -</p> - -<p> -Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la neige de Noël, en ce -temps-là, fût plus blanche que celle d'aujourd'hui, mais j'ai au moins -de bonnes raisons de croire qu'elle restait plus longtemps blanche. Ce -que j'affirme positivement, c'est qu'il tombait plus de neige aux -environs de Londres, à cette époque, que depuis vingt ou vingt-cinq -ans. Il n'était pas rare, dans les vallons des collines de Norwood, de -trouver les clôtures des champs disparues sous des ondulations de -neige, tandis du haut des collines, la moitié des comtés de Kent et de -Surrey luisait jusqu'à l'horizon, comme une mer arctique sans dangers -et sans nuages. -</p> - -<p> -Richard Fall était un tout à fait bon garçon, plein sens pratique. -S'il n'avait pas de goûts très personnels, il avait un dégoût -marqué pour mon genre, aussi bien artistique que littéraire. Il -refusait sèchement de se prononcer sur les mérites de mes œuvres, me -blaguait, prenait vis-à-vis de moi des airs d'indulgence et de -protection au lieu de se montrer flatté d'avoir pour ami un auteur de -grand avenir! Jamais malveillant, mais se moquant de moi sans merci, et -se demandant pourquoi je m'obstinais à écrire du mauvais anglais, pour -le plaisir d'écrire en vers—et des sottises aussi bien en prose qu'en -vers. En tout cas, nous primes l'habitude de vivre ensemble et, par la -suite, nous avons béni le hasard toutes les fois qu'il nous a -rapprochés. -</p> - -<p> -L'année 1834 s'écoula sans grand mal, mais sans grand profit dans les -quatre études dont j'ai parlé, et que j'avais entreprises pour mon -plaisir, avec, temps à autre, un petit effort du côté des études -classiques, pour lesquelles je n'avais pas grand goût et dont je ne -sentais pas la nécessité. -</p> - -<p> -Sans <i>grand</i> mal, ai-je dit, car il y avait un certain danger, pour un -enfant même bien intentionné, à n'être virtuellement soumis à -aucune discipline, à n'en faire jamais qu'à sa tête, sans que rien -vînt lui faire sentir que sa manière de penser pouvait ne pas être -toujours la meilleure. -</p> - -<p> -Il me serait impossible de dire, sans prendre une peine que, sans doute, -mon lecteur trouverait disproportionnée avec son objet, le bien et le -mal que j'ai tiré de la littérature de troisième ou de quatrième -ordre que je préférais aux classiques latins. Le volume du <i>Forget -me not</i>, auquel je dois la précieuse gravure de Vérone (et par un -hasard assez curieux une autre de Prout, de Saint-Marc de Venise), -était quelque peu au-dessus des annuaires ordinaires comme impression -typographique; il contenait trois histoires: <i>The Red-nosed -Lieutenant</i>, du Rév. Georges Croly, <i>Hans in Kelder</i>, de -l'auteur des <i>Chronicles of London Bridge</i> et <i>The Comet</i>, -d'Henry Neele Esq. qui, toutes à leur manière, me firent une grande -impression. L'habitude enfantine, quelque peu idiote, que j'avais de -regarder fixement les mêmes objets pendant une journée entière, je -l'appliquais à mes lectures; j'étais capable de lire et de relire les -mêmes livres d'un bout à l'autre de l'année. Comme il m'eût été -parfaitement inutile de garder le souvenir de toutes ces histoires, je -me vantais plutôt de la faculté d'oubli qui me permettait de les -goûter à nouveau; et, vers treize ou quatorze ans, j'ai dû lire ces -livres préférés et beaucoup d'autres du même genre vingt fois de -suite. -</p> - -<p> -Je m'étonne un peu que l'on m'ait laissé si longtemps dans mon coin en -compagnie seulement de mon <i>Italie</i> de Rogers, de mon <i>Forget me -not</i>, de mon <i>Continental Annual</i>, de mon <i>Friendship's -Offering</i>, pour livres de fonds; et je m'étonne encore plus que mon -père, qui se berçait du fol espoir de me voir un jour écrire comme -Byron, n'ait jamais remarqué que la précocité de Byron tenait à la -lecture des maîtres dans toutes les branches de la littérature. Je -doute même que semblable richesse de lecture ait été jamais égalée -chez un jeune homme, étudiant ou auteur. J'eusse d'ailleurs été tout -à fait incapable d'un tel travail cérébral, et les dispositions -réelles que j'avais pour le dessin m'obligeaient à y consacrer le -meilleur mes forces. Je me reposais en lisant <i>Hans in Kelder</i> et -<i>The Comet</i>. -</p> - -<p> -Je ne me souviens pas du moment précis où mon père commença à me -lire du Byron, s'attendant bien à ce que je l'aimerais. Mes premières -émotions littéraires, je les dois à l'<i>Iliade</i> et à Scott. Je devais -avoir douze ou treize ans, sans cela comment aurais-je oublié ma -première impression? <i>Manfred</i> avait dû me frapper, comme -<i>Macbeth</i> avec ses sorcières. Plusieurs changements, d'ailleurs plus -ou moins heureux, eurent lieu vers cette année-là dans la discipline -monacale de Herne Hill. J'eus la permission de boire du vin, on me -conduisit au théâtre, et il fut décidé que, les jours de fête, je dînerais -avec mon père et ma mère à quatre heures. C'est dans ces occasions -solennelles, au dessert, que mon père nous lisait les <i>Noctes -Ambrosianœ</i>, à mesure qu'elles paraissaient et sans en passer un seul -mot, fût-ce le plus vif. Un soir, il nous lut le Naufrage dans <i>Don -Juan</i> et fut si heureux de voir que je l'appréciais qu'il finit par -lire presque tout le reste. Je vois encore le regard, un peu inquiet, -que mon père et ma mère échangèrent à travers la table un jour l'on -cherchait ce qu'on pourrait lire, et que je demandai <i>Juan et Haidée</i>. -Mon choix ne fut pas ratifié et, sentant que j'avais dit une sottise -sans trop savoir laquelle, je n'insistai pas et même je balbutiai -quelques excuses, ce qui ne fit qu'aggraver les choses. Peut-être -m'accorda-t-on un morceau de <i>Childe Harold</i>, que j'aimais presque -autant à cette époque. D'ailleurs, je ne tardai pas à me lasser -d'Haidée, dont je trouvais l'histoire trop triste. Ce qui est certain -c'est que, vers la fin de 1834, j'étais familier avec mon Byron à peu -près d'un bout à l'autre, à l'exception de <i>Caïn, Werner</i>, le -<i>Deformed Transformed</i>, et la <i>Vision of Judgment</i>, qui n'étaient -pas à ma portée, et que papa et maman trouvaient inutile de m'expliquer. -</p> - -<p> -Mon lecteur, qui a de l'esprit, je n'en doute pas, s'étonne sans doute -que ma mère se prêtât à ce genre de lectures. Il devient donc -nécessaire d'expliquer certaines particularités de la pruderie -maternelle, qu'il aurait peine à comprendre d'après ce qu'il sait -d'elle. Et, sans doute, il a dû se dire que puisqu'elle m'avait fait -lire la Bible plus de six fois d'un bout à l'autre, c'est qu'elle -n'avait pas peur d'appeler les choses par leur nom; mais ce dont il -pourrait ne pas s'être rendu compte, c'est qu'énergique et -passionnée, elle sentait les grandeurs et les beautés de Byron aussi -vivement que mon père, et que son puritanisme était doublé d'assez de -bon sens pour se dire que, du moment que Shakespeare et Burns restaient -ouverts sur la table toute la journée, il n'y avait aucune raison pour -me défendre Byron. Cependant, ce ne fut que quelques années plus tard -que je fus autorisé à le lire moi-même. Ma mère avait confiance dans -mon honnêteté naturelle, dans l'éducation que j'avais reçue, et ne -redoutait pas plus de me voir devenir un Corsaire ou un Giaour qu'un -Richard III ou un Salomon. Elle avait raison. Byron ne m'a jamais fait -le moindre mal; ce qui m'a fait du mal ce sont les événements de la -vie, et les livres d'un genre plus bas, y compris nombre d'œuvres dont -les auteurs passent pour être de grands éducateurs, depuis Victor Hugo -jusqu'au D<sup>r</sup> Watts. -</p> - -<p> -Je demanderai la permission de profiter de l'occasion pour expliquer ce -que j'entends lorsque je dis que ma mère était une prude -«inoffensive». Aussi stricte pour elle-même qu'Alice Bridgenorth, -elle était pénétrée du vrai esprit de sa religion et, sans se -frapper la poitrine, sans faire parade de sa confession de «misérable -pécheresse», elle savait que, selon la doctrine de cette religion, et -probablement en fait, Madge Wildfire n'était pas plus pécheresse -qu'elle-même. Elle avait la charité universelle de sa sœur. -Sympathique à toutes les passions comme à toutes les vertus -véritablement féminines, peut-être, dans le fond de son cœur, -aimait-elle autant la vraie Margherita Cogni que la femme idéale de -Faliero. -</p> - -<p> -Autre trait du caractère de ma mère que je tiens à affirmer ici, afin -de couper court à une légende qui menace de s'accréditer grâce aux -commentaires de certains journaux, et d'après lesquels je la ferais -ressembler à la tante dévote d'Esther dans <i>Bleak House</i>. Tout au -contraire, il y avait chez ma mère une gaîté franche, souvent un rire -inextinguible et de bon aloi! Rire qui n'était jamais sardonique, mais -qui avait bien quelque chose du rire de Smollett, ce qui fait qu'elle -jouissait pleinement, avec mon père, de leur <i>Humphrey Clinker</i>, bien -avant que je ne pusse, quant à moi, en comprendre ni le sel, ni la -portée. Que dis-je, une plaisanterie à la Smollett un peu grasse la -mettait en joie. Je me souviens qu'un jour, bien des années plus tard, -lors d'une de nos traversées du Simplon, arrivés au sommet nous nous -étions arrêtés pour jouir de la vue; Anne, notre vieille Anne, -s'était assise pour se reposer sur une des balustrades qui bordent la -route, en face du monastère, à pic vers la vallée. En se retournant -pour regarder le panorama, Anne perdit l'équilibre et roula tête en -bas, jambes en l'air, sur la pente. Mon père, en riant, ne put -s'empêcher de dire qu'elle l'avait fait exprès, pour le plus grand -plaisir des bons Pères et, depuis, ni lui ni ma mère ne pouvaient -faire allusion à la «performance» d'Anne, comme ils disaient, sans -rire pendant un bon quart d'heure. -</p> - -<p> -Si, toutefois, une plaisanterie avait quoi que ce soit d'amer ou -d'ironique, ma mère ne la goûtait pas, tandis que mon père et moi ne -l'en aimions que davantage si elle était juste; et dans la mesure où -je le comprenais, je jouissais bien de tout le sarcasme de <i>Don Juan</i>. -Mais la résolution que je pris, après la lecture des derniers chants -de <i>Don Juan</i>, de reconnaître Byron pour mon maître en poésie, comme -Turner l'était en peinture, se dessina dès l'époque où le jeune -oisillon, disons plus poliment si vous voulez, le jeune cygne, essayait -ses ailes sans avoir conscience des instincts plus profonds qui l'y -poussaient; je ne voyais nettement que deux choses, c'est que son -observation était la plus exacte, et son expression la plus concentrée -que j'eusse encore rencontrée en littérature. J'avais lu, avec mon -père, les deux premiers livres de Tite-Live, je savais donc ce que -c'est qu'un style concis; mais je m'étais déjà rendu compte que -Tite-Live, comme je m'en rendis compte plus tard pour Horace et Tacite, -était volontairement, souvent péniblement et quelquefois obscurément -concis. Byron, au contraire, écrit aussi aisément que l'épervier -vole, son style est aussi clair que les eaux claires d'un beau lac. Il -dit la stricte vérité, en aussi peu de mots que possible, et non -seulement la vérité exacte, mais la vérité essentielle et centrale. -</p> - -<p> -Je ne pouvais alors, cela va sans dire, évaluer les dons prodigieux de -Byron pas plus que ceux de Turner; mais je voyais que tous deux avaient -raison dans toutes les choses où j'étais capable de distinguer le vrai -de l'erreur, et par conséquent que je devais les pendre pour maîtres, -chacun dans son domaine propre. Le lecteur moderne, pour ne pas dire -l'érudit moderne, est si complètement ignorant des qualités -maîtresses de Byron, qu'il m'est difficile de raconter l'histoire de -mon noviciat sans préciser à l'aide de quelques exemples ce qui me -paraissait absolument unique dans son œuvre. -</p> - -<p> -Pour cela, je choisirai sa prose plutôt que ses vers, d'autant que sa -versification, son rythme, soulèvent des questions différentes de -celles qui nous occupent ici. Lisez par exemple, pour commencer, la -phrase sur Sheridan dans sa lettre à Thomas Moore, datée de Venise, le -Ier juin (ou 2 juin à l'aube) 1818: «Les Whigs l'outragent; et -néanmoins il leur reste fidèle; des imbéciles de ce calibre ne -méritent ni crédit ni pitié. Quant à ses créanciers, n'oubliez pas -que Sheridan n'a jamais eu le sou et qu'il s'est jeté avec des dons -puissants et des passions ardentes dans la mêlée du monde, qu'il s'est -trouvé au faîte de la gloire, sans fortune. Fox a-t-il jamais payé -ses dettes? Sheridan s'est-il jamais prêté à une souscription à son -bénéfice? L'ivrognerie de...... était-elle plus excusable que la -sienne? Ses aventures galantes étaient-elles plus scandaleuses que -celles de ses contemporains? Pourquoi faut-il que sa mémoire soit -ternie, quand on respecte les leurs? Ne vous laissez pas impressionner -par les criailleries, mais comparez-le comme principes avec Fox le grand -faiseur de coalitions, avec Burke le pensionné, avec dix fois cent -mille autres pour les idées personnelles. Quant au talent, il n'est pas -de comparaison possible, aucun ne lui vient seulement à la cheville. -Sans fortune, sans relations, sans réputation (ce qui n'était -peut-être pas vrai au début, et ce qui a pu ensuite le pousser au -désespoir et à la folie) il les a tous battus sur tous les terrains. -Mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonsoir, ou plutôt bonjour. Il est -quatre heures, l'aube blanchit le Grand Canal et le Rialto sort des -ombres.» -</p> - -<p> -Remarquez-le, ce passage a de la grandeur, d'abord parce qu'il condense -dans le moins de mots possible le plus de pensées justes, sages et -généreuses. Il n'est pas seulement grand et noble, il est <i>parfait</i>; -tout ce qu'il veut dire est là, sans concision artificielle ou -compliquée; c'est net, c'est rapide, c'est le coup de marteau du -forgeron sur le fer rougi à blanc; et avec un choix de mots qui, par -leur position dans la phrase, les fait dépasser de beaucoup la -signification qu'ils ont dans le dictionnaire. Par exemple, il emploie -«néanmoins» (however) au lieu de «toutefois» (yet), parce que -«néanmoins» est là pour «quoi qu'ils fassent». La «mêlée du -monde» veut dire non seulement la foule mais la poussière, le -brouillard qui l'enveloppe; «dix fois cent mille», pour «un million» -ou «mille fois mille», afin d'enlever au nombre sa grandeur et nous -faire sentir qu'il s'agit d'une quantité de nullités. Remarquez aussi -la phrase entre parenthèses: «ce qui n'était peut-être pas -vrai...»; elle est obscure; il serait impossible en effet d'être clair -sans s'arrêter et perdre beaucoup de temps; au lecteur de compléter le -sens et de dire: «il n'était peut-être pas vrai à l'origine de dire -qu'il n'avait pas de réputation», etc... Enfin, cette aube qui -soulève les voiles diminue les ombres qui enveloppent le Rialto, mais -elle ne l'éclaire pas comme elle éclairerait une étendue d'eau. -</p> - -<p> -Prenons maintenant, si vous le voulez bien, les deux passages sur la -poésie dans les lettres à Murray du 15 septembre 1817 et du 12 avril -1818; (pour bien juger de la force collective de ces deux lettres, -comparez exposé réfléchi qu'il publia dans la réponse à Blackwood -en 1820). -</p> - -<p> -1817. «Pour ce qui est de la poésie en général, je suis convaincu, -plus j'y réfléchis, que lui (Moore) et nous tous d'ailleurs, Scott, -Southey, Wordsworth, Moore, Campbell et moi, nous sommes dans l'erreur -les uns comme les autres; nous nous sommes engagés dans une voie -révolutionnaire qui est mauvaise; nos systèmes poétiques n'ont aucune -valeur en eux-mêmes, seuls Rogers et Crabbe y ont échappé et les -générations à venir, et même la génération actuelle, leur -donneront raison. J'en suis convaincu depuis que j'ai relu quelques-uns -de nos classiques, et en particulier Pope. Et voici comment j'en ai fait -l'expérience. J'ai pris les poèmes de Moore, les miens et quelques -autres; je les ai lus en les comparant avec ceux de Pope, et j'ai été -surpris (je n'aurais pas dû l'être) et mortifié de la distance -immense qui nous sépare—au point de vue de la raison, du savoir de -l'effet, et même de l'<i>imagination</i>, de la passion et de -l'<i>invention</i>—nous autres, hommes du Bas-Empire, du petit homme -du temps de la Reine Anne. Croyez-moi, il y avait des Horace en ce -temps-là; et maintenant on est des Claudien, et je vous assure qui si -c'était à recommencer, je m'arrangerais en conséquence. Crabbe est -bien l'homme; seulement son sujet est impossible, grossier et...... -c'est un retraité en demi-solde; il fera bien d'en finir à moins de -faire comme il faisait autrefois.» -</p> - -<p> -1818. «J'avais pensé à écrire une préface pour défendre Lord -Hervey contre les attaques de Pope—mais Pope lui-même, en tant que -poète, envers et contre tous, car il est en butte à d'inqualifiables -attaques inaugurées par Warton et continuées de nos jours par la -nouvelle école des critiques et des écrivailleurs qui se croient -poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Ce mauvais goût et -cette damnée blague m'exaspèrent; notre génération tout entière ne -vaut pas un seul chant du <i>Rape of the Lock</i>, de <i>The Essay on -man</i>, de la <i>Dunciad</i>, ni aucune des choses qui lui appartiennent.» -</p> - -<p> -Il n'y a rien qui ait besoin d'être expliqué dans la brièveté et les -aménités de ces deux fragments, si ce n'est, dans le premier, -l'énumération si précise et si complète des qualités de la grande -poésie. Remarquez surtout l'ordre dans lequel il les met: -</p> - -<p> -A. La Raison. Cela veut dire que la première chose à faire est de se -demander si le soi-disant poète est un homme de bon sens, un homme -raisonnable; il insiste là-dessus dans la réponse à Blackwood: «On -l'appelle (Pope) le poète de la Raison! Est-ce une raison pour qu'il ne -soit pas poète?» -</p> - -<p> -B. Le Savoir. Burns, le laboureur d'Ayrshire, si richement doué qu'il -soit, ne saurait être mis en parallèle avec Homère, Dante ou Milton. -</p> - -<p> -C. L'Effet. Son vers a-t-il de l'action, de l'effet, frappe-t-il -instantanément l'oreille et l'esprit? Voyez l'«effet» sur l'auditoire -des «ottave» de Béatrice à la page 286 des <i>Songs of Toscany</i> de -Miss Alexander. -</p> - -<p> -D. L'Imagination. Elle est reléguée à un rang aussi bas parce que -beaucoup de romanciers et d'artistes qui ont de l'imagination ne sont -pas poètes pour cela, et même ne sont pas de grands romanciers, pas de -grands peintres, car il leur manque la raison qui leur permettrait de -s'en servir, et l'art de l'amener à l'effet. -</p> - -<p> -E. La Passion. La Passion est placée encore plus bas, tous les braves -gens en ayant autant qu'homme, femme, ou Poète a besoin d'en avoir. -</p> - -<p> -F. L'Invention. Enfin, l'invention tout en bas de l'échelle, car on -peut être un grand poète sans avoir aucune invention. Byron lui-même -n'en avait pour ainsi dire pas, et Scott, qui en avait à revendre, n'a -jamais pu écrire une pièce de théâtre. -</p> - -<p> -Mais ce n'est ni la force, ni la précision, ni la cadence de son style -qui, principalement, m'ont fait prendre Byron pour maître. Je savais -par cœur le <i>Cantique de Moïse</i>, le <i>Sermon sur la Montagne</i> et -la moitié de l'<i>Apocalypse</i>; je n'avais donc pas besoin que l'on -m'enseignât la majesté et la simplicité dans l'usage des mots anglais -et, quant à leur arrangement logique, j'avais eu pour maître le propre -maître de Byron, Pope, dès que j'avais su parler. Mais la chose -absolument nouvelle et précieuse que je découvrais chez Byron, -c'était cette <i>vérité</i> vivante et mesurée, mesurée si on la compare -à celle d'Homère, et vivante si on la compare à celle de tous les -autres. Ma propre mesure, mon inexorable baguette, non la baguette du -magicien, mais celle du drapier ou de l'architecte réduisait à néant -toutes les hyperboles des poètes que l'on a coutume de qualifier de -sublimes. Il ne servait de rien qu'Homère m'affirmât que Pélion -s'élevât au-dessus d'Ossa, je savais parfaitement que Pélion ne -monterait pas sur Ossa; de rien que Pope me dît que les arbres sur -lesquels se reposaient les yeux de sa maîtresse se groupaient autour -d'elle pour l'ombrager; je savais parfaitement qu'ils ne pouvaient rien -faire de la sorte. Que dis-je? le monde tel que me le représentait la -poésie ou la théologie m'apparaissait tous les jours plus nébuleux et -plus impossible. Les histoires de Pallas, de Vénus, d'Achille et -d'Énée, d'Élie et de saint Jean me ravissaient: et sans mettre en -doute, dans le fond de mon cœur, qu'il existât de réels esprits de -sagesse et de beauté, des héros invincibles et des prophètes -inspirés, je sentais déjà avec une tristesse mortelle et toujours -grandissante que je ne rencontrais nulle part l'expression claire de ce -qu'ils étaient, qu'il n'existait, pour <i>moi</i>, ni déesses tutélaires, -ni maîtres prophètes; et que les histoires poétiques de ce monde ou -de l'autre étaient pour moi comme les nouvelles apportées aux -disciples enfermés, «des contes qu'ils ne pouvaient pas croire». -</p> - -<p> -Ici enfin je rencontrais un homme qui ne parlait que des choses qu'il -avait vues, connues; et il en parlait sans exagération, sans mystère, -sans rancune et sans «Les choses <i>sont</i> ainsi, tirez-en ce que vous -pourrez! Shakespeare nous dit que les Alpes épanchent leur <i>rhume</i> -dans les vallées, ce qui est strictement vrai, d'une vérité aussi -définitive dans l'espèce que celle de James Forbes; seulement il le -dit sous une forme mythique, et avec une désagréable tendance -britannique au malpropre. Mais Byron disant «que la froide et toujours -mouvante masse du glacier s'avançait jour en jour», dit simplement ce -qu'il voit, ce qu'il sait, rien de plus. De même, j'avais lu dans les -<i>Mille et une nuits</i> des histoires de voleurs qui vivaient dans des -souterrains enchantés, de belles princesses qui luttaient dans les airs -avec des génies; Byron, lui, me racontait des histoires de voleurs avec -lesquels il avait parcouru à cheval les montagnes où ils régnaient en -maîtres, de belles Persanes ou de belles Grecques qui avaient vécu et -étaient mortes sous le même soleil que je voyais se lever sur mes -collines de Norwood. -</p> - -<p> -Dans le champ restreint mais sûr de cette vérité, pour Byron comme -pour moi, l'amour apparaissait comme une chose bien fugitive, la mort -comme une chose bien terrible. Il n'essayait point de me consoler de la -mort de Jessie en me disant qu'elle était plus heureuse au Ciel; qu'il -y avait dans celle de Charles une intention providentielle à mon -adresse! Il ne me disait pas que la guerre est la juste rançon de la -gloire des grands capitaines, ou que le meurtre, commis au nom -d'intérêts nationaux, n'est plus un crime. Il en appelait aux faits, -pour tout ce qui ne dépasse pas la portée de l'esprit humain, et -faisait avec équité la part des natures. -</p> - -<p> -Il est vrai qu'il eût pu faire tout cela sans que je le reconnusse pour -maître, si nous n'avions communié dans un même amour plein de -vénération pour le beau, dans une même horreur pour le laid. La -sorcière du Staubbach dans son arc-en-ciel évoquait une vision qui -m'était mille fois plus agréable que celle de Shakespeare qui est -comme un rat sans queue, ou celle de Burns en haillons. -</p> - -<p> -Conrad, le roi des mers, me paraissait bien supérieur au vieux marin -décharné et tanné de Coleridge; les gracieuses descriptions de la -forêt de Windsor et de ses ruisseaux, si honnêtement senties qu'elles -fussent par Pope, n'étaient pour moi que «tintement de cymbale», -comparées aux accents passionnés de Byron chantant Lachin-y-Gair. -</p> - -<p> -Mais il me faut borner là cette recherche des raisons de son influence -sur moi, dans la crainte que le lecteur ne se méprenne et ne confonde -l'analyse que j'en donne aujourd'hui avec les sentiments que j'étais -capable d'éprouver à quinze ans. La plupart étaient pourtant en germe -dans le bourgeon non développé de mon intelligence, tel l'or du crocus -encore caché sous la terre; et Byron, bien qu'il ne pût m'apprendre à -aimer les montagnes ou la mer plus que je ne les aimais dans mon -enfance, est le premier qui les ait animées pour moi d'un souffle -humain plein de grandeur et de tristesse. C'est grâce à lui que j'ai -compris Chillon et Meillerie et que j'ai cherché tout d'abord à Venise -les palais en ruines de Foscari et de Falieri. -</p> - -<p> -Remarquez-le, l'impression qu'il faisait était d'autant plus grande -qu'il y avait dans ses histoires des personnages plus réels, dans ses -pensées des principes plus fermes. Quant au romanesque, je m'en étais -imprégné, j'en avais abusé, si je puis dire, à l'école de Scott, -dont la Dame du lac était aussi fabuleuse pour moi que sa Dame blanche -d'Avenel; tandis que Rogers n'était qu'un simple dilettante auquel il -importait peu de débarquer au point où Tell avait abordé ou sur le -sol «qu'avait foulé Saint-Preux». La Venise même de Shakespeare -était imaginaire; et Portia aussi irréelle que Miranda. C'est Byron -qui a animé, qui a fait revivre pour moi les êtres de chair et d'os -dont les pieds ont usé les dalles de marbre que je foulais aujourd'hui. -</p> - -<p> -Un mot encore, quoiqu'il empiète sur un sujet que je me réserve de -traiter plus tard, un mot sur le rythme de Byron. L'aisance naturelle de -sa forme, qui a souvent la simplicité de la prose, m'intéressait -extrêmement, par opposition à la fois avec les divisions symétriques -de Pope et les strophes contre-balancées de la poésie classique et -hébraïque. Mais bien que j'imitasse sa manière, dès que je -versifiais pour mon plaisir, j'avais un tel respect pour la construction -massive classique en opposition avec les formes modernes plus fluides, -que j'ai longtemps essayé, écrivant en prose, de garder la phrase -cadencée de Pope et de Johnson dans toutes les occasions où il fallait -du sérieux. J'y étais encouragé par le mépris que Byron manifestait -pour ses propres vers et aussi par l'instinct architectural inné en -moi, qui m'inclinait au «principe de la pyramide». Je dirai aussi plus -loin l'influence que Johnson eut sur moi; pour le moment, il me faut -revenir aux jours où le petit cours d'eau que j'étais, chantait -doucement en courant à travers sa pauvre petite cressonnière de vie. -</p> - -<p> -Au printemps de 1835 j'eus une pleurésie assez grave; je crois que, -pendant trois ou quatre jours, je fus en quelque danger. Ma mère et le -vieux médecin de la famille, le D<sup>r</sup> Walshman, eurent grand'peine -à empêcher qu'on me saignât à blanc comme l'aurait voulut la sommité -médicale appelée en consultation. «Il n'a pas trop de tout le sang -qu'il a dans les veines pour combattre la maladie», disait notre vieux -docteur, qui finit par me tirer d'affaire. Je sortis de cette épreuve -assez faible pour nécessiter une quinzaine de soins et de gâteries. C'est -pendant cette convalescence que je lus <i>La Jolie fille de Perth</i>, -que j'appris la chanson de <i>Pauvre Louise</i> et que je fis mes délices -du dessin de Stanfield du Mont-Saint-Michel reproduit dans la <i>Coast -Scenery</i>; de la «Santa Saba», du «Pool of Bethesda» et de la -«Corinthe» de Turner, dans sa série biblique. Que n'ai-je pas appris -en regardant ces quatre gravures, et combien je suis heureux aujourd'hui -de posséder les originaux de Bethesda et de Corinthe! -</p> - -<p> -Je préparais aussi l'itinéraire du voyage en Suisse que nous devions -faire dès que je serais rétabli. J'ombrais en cobalt un -«cyanomètre» qui devait me permettre de mesurer le bleu du ciel; -j'achetai aussi un carnet de notes pour y consigner mes observations -géologiques, ainsi qu'un grand in-quarto destiné aux croquis -d'architecture, et sur lequel était ingénieusement fixée une règle -plate. Je décidai aussi que les incidents de ce voyage et les -sentiments qu'il m'inspirerait feraient l'objet d'un journal poétique -écrit dans le style de <i>Don Juan</i>, habilement combiné avec celui de -<i>Childe Harold</i>. -</p> - -<p> -J'écrivis deux chants de cet ouvrage—la traversée de la France -jusqu'à Chamonix—là, je m'arrêtai à bout de souffle, ayant épuisé -pour le Jura tous les termes descriptifs dont je disposais, et m'étant -aperçu qu'il ne m'en restait plus pour les Alpes. J'essaierai, dans le -chapitre suivant, de raconter cette partie de notre voyage dans un -langage moins élevé. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_30_1" id="Footnote_30_1"></a><a href="#FNanchor_30_1"><span class="label">[30]</span></a>«Je suis vôtre, ô Muses!»</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE IX</h4> - -<h4><a id="LE_COL_DE_LA_FAUCILLE">LE COL DE LA FAUCILLE</a></h4> - -<p> -À l'heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend -à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross parle train du -matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des -luttes qu'il lui a fallu soutenir pour s'assurer un coin dans le train -à Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s'il -approche d'Amiens et de son buffet, est près de s'impatienter en voyant -le train s'arrêter encore; la station lui semble sans intérêt, c'est -<i>Abbeville</i>. Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, -s'il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours -carrées, assez singulièrement reliées par un arceau à meneaux, qui -dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu'il -est en train de traverser. Je doute qu'il le fasse et en tout cas qu'il -ait envie d'en voir davantage, et je crains de ne pouvoir faire -comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l'influence que ces deux -tours ont exercée sur ma vie. La ville qui s'est groupée autour -d'elles n'était autrefois, comme Croyland, qu'un simple asile pour les -moines et les paysans (le «refuge», comme on l'a appelé). Perdue au -milieu des marais de la Somme, elle reçut vers l'an 650 le nom de -«Abbatis Villa» (j'allais écrire «Abbot's ford»); manoir et village -dépendaient du grand monastère fondé par saint Riquier sur la colline -où il était né, à cinq milles à l'est de la ville actuelle. Pour ce -qui regarde saint Riquier, je transcris l'article du <i>Dictionnaire des -Sciences ecclésiastiques</i> qui, étant donné les circonstances -politiques actuelles, intéressera mes lecteurs pour des raisons plus -puissantes que celles que pourrait lui inspirer ma petite personnalité -naissante: -</p> - -<p> -«Saint Riquier, en latin <i>Sanctus Richarius</i>, né au village de -Centule, à deux lieues d'Abbeville, fut si touché par la grande -piété de deux saints prêtres venus d'Irlande, auxquels il avait -donné l'hospitalité, qu'à leur exemple il embrassa «la pénitence». -Ayant été ordonné prêtre, il se voua à la prédication et passa en -Angleterre. De retour dans le Ponthieu, il devint, par la grâce de -Dieu, puissant en œuvres et en parole. Il prêcha à la Cour de -Dagobert et, peu de temps après la mort de ce prince, fonda le -monastère qui porte son nom et un autre appelé Forest-Moutier, dans la -forêt de Crécy, où il acheva ses jours.» -</p> - -<p> -Je trouve encore dans l'<i>Histoire ecclésiastique d'Abbeville</i>, publiée -en 1646 par François Pélican, «rue Saint-Jacques, à l'enseigne du -Pélican», que saint Riquier était lui-même de sang royal, que saint -Angilbert, le septième abbé, avait épousé la seconde fille de -Charlemagne, Bertha, «qui se rendit aussi Religieuse de l'ordre de -Saint-Benoist». Louis, le onzième abbé, était cousin germain de -Charles le Chauve; le douzième fut le fils de saint Angilbert, par -conséquent petit-fils de Charlemagne; Raoul, treizième abbé, était -le frère de l'impératrice Judith; et Carloman, seizième abbé, le -fils de Charles le Chauve. -</p> - -<p> -Levez les yeux encore une fois, cher lecteur, au moment où le train -reprend sa marche et vous apercevrez, étincelant au soleil sur la -colline, le village tout blanc et son abbaye. Ce ne sont plus, en -vérité, murs qui ont abrité ces princes et ces princesses—ceux-là -se sont écroulés depuis longtemps—ce sont ceux de l'abbaye encore -belle construite sur leurs fondations par les moines de Saint-Maur. -</p> - -<p> -L'année où l'<i>Histoire d'Abbeville</i>, à laquelle j'emprunte cette -citation, fut écrite (sans doute vers 1600), la ville que l'on appelait -alors «Abbeville la Fidèle» comprenait 40.000 âmes qui vivaient en -grande union et grande franchise, craignant de faire tort à leurs -voisins; les femmes étaient modestes, honnêtes, pleines de foi et -charité, ornées des grâces de la beauté et de l'innocence; la -noblesse était nombreuse, hardie et habile aux armes; les <i>maistrises</i> -d'art et de commerce possédaient d'excellents ouvriers dans toutes les -professions, sous la juridiction de soixante-quatre Major-Bannerets ou -chefs des corporations, lesquels élisaient le maire de la ville, -gouverneur indépendant «de grande probité, autorité et sans -reproche», et avec lui quatre échevins de l'année présente, et -quatre de l'année passée; ayant foute autorité pour la justice, la -police et la guerre, à charge de surveiller et garder les poids et les -mesures, de punir ceux qui se permettraient de les falsifier, de vendre -à faux poids, ou de laisser passer des marchandises sans qu'elles -portassent le sceau de la vile. La ville contenait, en dehors de la -grande église de Saint Wulfran, treize églises paroissiales, six -monastères, huit couvents de femmes et cinq hôpitaux. Il me faut, -parmi les églises, citer celle de Saint-Georges qui fut commencée par -notre roi Édouard en 1368, le 10 janvier; transférée, puis consacrée -de nouveau en 1469 par l'évêque de Bethléem; plus tard, en 1536, -agrandie par les Marguilliers, «les Paroissiens étant devenus si -nombreux que beaucoup étaient obligés de rester dehors les jours de -fête». -</p> - -<p> -Ces constructions et reconstructions se faisaient vite et bien à -Abbeville, qui possédait non seulement des ouvriers excellents, mais -une pierre qui se travaillait facilement et un sol qui ne permettait que -des fondations sur pilotis, ce qui explique qu'il ne reste presque rien -des bâtiments antérieurs au XV<sup>e</sup> siècle. Saint Wulfran, Saint -Riquier et tout ce qui subsiste des églises paroissiales (seulement quatre, -je crois, en dehors de Saint Wulfran) sont de ce même gothique flamboyant, -murailles et tours, contemporain des maisons à pignons de bois qui -bordaient les rues principales, lorsque je vins à Abbeville pour la -première fois. -</p> - -<p> -Il me faut ici, par anticipation, expliquer à mes lecteurs que ma vie -intellectuelle a eu, en somme, trois grands centres: Rouen, Genève et -Pise. Tout ce que j'ai fait à Venise a été fait en marge, car son -histoire très falsifiée, était ignorée même des gens du pays; dans -le monde de la peinture, Tintoret était délaissé, Véronèse -incompris, et on ne connaissait même pas le nom de Carpaccio quand j'ai -commencé à m'en occuper. Peut-être faut-il compter aussi pour quelque -chose mon goût pour les promenades en gondole! Mais Rouen, Genève et -Pise m'ont appris tout ce que je sais, elles furent des maîtresses -adorées et obéies, dès le jour où je passai leurs portes. -</p> - -<p> -Dans ce voyage de 1835, je vis pour la première fois Rouen et Venise; -Pise, seulement en 1840; mais je n'ai senti toute la beauté et la force -de ces villes merveilleuses que beaucoup plus tard. Pour Abbeville, qui -est comme la préface et l'interprétation de Rouen, j'étais tout prêt -ce 5 juin et j'ai compris sur l'heure que c'était une ère de travail -salutaire et de joies fécondes qui s'ouvrait pour moi. -</p> - -<p> -Car ici je trouvais de l'art local, la religion et la vie humaine -actuelle en parfaite harmonie. Ces églises aux fines sculptures ne -connaissaient pas la solitude mortelle des six jours de la semaine, le -lourd ennui du septième; pas de sacristain pour vous fermer la porte au -nez, pas de bedeau pour vous enfermer dans quelque banc. Je pouvais y -errer à toute heure, m'imaginer que j'étais un revenant, m'embusquer -derrière leurs piliers comme Rob Roy, m'y agenouiller sans scandaliser -personne, y dessiner sans doubler qui que ce soit. Au dehors, la vieille -ville fidèle se groupait et se blottissait sous leurs contreforts comme -de petits poussins sous les ailes de leur mère; l'aristocratie, calme -et inoffensive, des rues silencieuses du quartier neuf ne laissait -qu'entrevoir la dignité de ses hôtels entre cour et jardin. Le -quartier du commerce, que coupait la grande rue, ne comptait que des -boutiques qui, sans se faire concurrence, étaient nécessaires pour le -débit des denrées du pays: drap, bonneterie, étoffes tissées sur -place, fromages de Neufchâtel, tout proche, fruits des jardins -d'alentour; pain du froment poussé dans les champs situés au-dessus -des verts coteaux; viande de leurs propres troupeaux et que le fer-blanc -américain n'avait pas gâtée; tous les outils: faux, socs de charrue, -frappés au grand air sur l'enclume; épiceries fines, café que l'on -brûlait le plus souvent devant la porte et qui embaumait; quant aux -modistes, peut-être faisaient-elles venir un ou deux chapeaux de Paris, -mais le reste était du cru et les paysannes des environs et les belles -dames du Ponthieu s'en contentaient. Au-dessus de la boutique prospère, -sereinement active et bienfaisante, il y avait l'habitation du maître, -la vieille maison habitée de père en fils avec ses sculptures aimables -à voir, son toit fier et qui gardait son rang, sans empiéter ni par en -bas, ni par en haut, depuis des siècles. Autour de la petite ville -couraient les remparts sous de longues avenues rafraîchies par la -brise, du haut desquels on apercevait ici et là, toujours calme, -toujours claire, la jolie rivière navigable et vive qui faisait tourner -les roues des moulins, la Somme, aux eaux vertes un peu laiteuses. -</p> - -<p> -Les joies les plus intenses que j'aie goûtées, c'est aux montagnes que -je les dois. Mais rien ne me procurait un plaisir plus sain, toujours -renouvelé, que la vue d'Abbeville lorsque, par une belle après-midi -d'été, je descendais de voiture dans la cour de l'hôtel de l'Europe, -et que je me précipitais pour revoir Saint Wulfran avant que le soleil -n'eût quitté ses tours! Souvenirs précieux... à jamais. -</p> - -<p> -Pour Rouen et sa cathédrale, je dirai ce que j'ai à en dire, si Dieu -me prête vie, dans <i>Nos Pères nous ont dit</i>. La vue de la ville et des -flèches de sa cathédrale, avec la journée du lendemain où nous -remontâmes la Seine jusqu'à Paris, et ensuite Soissons et Reims -fixèrent, comme je l'ai déjà dit, le premier point central de mon -travail à venir. Au delà de Reims, à Bar-le-Duc, je me retrouvai -déjà sous l'influence des Alpes et mon père avait la bonté de faire -le crochet par Plombières et Dijon, afin que je pusse en approcher par -le passage du Jura. -</p> - -<p> -Le lecteur me pardonnera si, en racontant ce que je crois devoir -l'intéresser, je mêle ce qui est spécial à ce voyage de 1835 et ce -qui se rapporte à ceux qui ont suivi; il m'est extrêmement difficile -aujourd'hui de ne pas confondre ces différents voyages, étant donné -que nous descendions toujours dans les mêmes hôtels, où nous -occupions tantôt la chambre bleue, tantôt la chambre verte, que nous -voyions les mêmes choses, et que nous éprouvions encore plus -déplaisir à les revoir qu'à les voir pour la première fois. -</p> - -<p> -Cette dernière partie de la route de Paris à Genève, si belle, si -adorablement riante et charmante, m'est devenue par la suite si -familière qu'il m'est très doux s'attarder à évoquer tant de chers -souvenirs. -</p> - -<p> -Le plus souvent nous quittions «La Cloche» à Dijon vers sept heures -du matin, après avoir gaiement déjeuné. Le petit salon, au premier -sur le devant, communiquait avec une chambre à coucher d'où, par les -fenêtres du côté ouest, on apercevait, au-dessus d'une maison basse, -les flèches de la cathédrale. J'occupais toujours cette chambre. Je -vois encore le lit dans l'alcôve au fond, séparée seulement par une -légère cloison du passage qui conduisait par un balcon extérieur à -la chambre d'Anne. C'était un bonheur pour Anne, qu'elle escomptait -tout le long du voyage que d'ouvrir une petite porte dissimulée dans ce -passage, qui donnait dans l'alcôve juste au-dessus de ma tête, et de -venir me réveiller le matin. -</p> - -<p> -Je ne me souviens pas de nous être jamais mis en route par la pluie, -sauf une seule fois. Le plus souvent, le soleil matinal faisait une -poussière de diamants avec l'eau de la fontaine du faubourg Sud-Est et -allongeait l'ombre des peupliers sur la route de Genlis. -</p> - -<p> -Genlis, Auxonne, Dole, Mont-sous-Vaudrey, trois étapes de douze ou -quatorze kilomètres chacune, deux de dix-huit, en tout environ -soixante-dix kilomètres des portes de Dijon au pied du Jura. Nous -courions en droite ligne sur les montagnes, déjeunant de pruneaux et de -pain. -</p> - -<p> -Le pays est plat et sans intérêt jusqu'à Auxonne. Je m'étonnais que -des créatures humaines pussent vivre ainsi en vue du Jura, sans y être -jamais allées. À Auxonne, on traverse la Saône aux eaux d'émeraude: -ce n'est encore qu'un torrent descendu de la montagne, mais on devine -qu'il est né dans le Jura. Encore une heure de patience et enfin à -Dole, des coteaux coupés de calcaire jaune, on aperçoit la houle bleue -des pentes du Jura qui se perdent dans le lointain vers le sud, aussi -loin que l'œil peut les suivre. Au nord-est, la chaîne se coupe -brusquement et un bloc hardi se détache du reste, île escarpée qui -s'élève comme un écueil formidable au-dessus de Salins. Au delà de -Dôle, c'est une succession de collines et de vallées, pays sauvage, -étrange, avec ses chaumières d'argile coiffées d'immenses toits de -chaume à hauts pignons. Je m'étonne de ne m'être jamais inquiété de -savoir s'il y avait une raison pour construire des toits de cette forme; -je m'étonne aussi de n'être jamais entré dans une de ces chaumières -pour en visiter l'intérieur! -</p> - -<p> -Le village, ou plutôt la petite ville de Poligny, se compose de -vieilles maisons de pierre solidement bâties au milieu de jardins et de -vergers; elles se serrent au milieu pour former un semblant de rue, et -s'étagent entre les racines de la chaîne du Jura, à l'entrée d'une -petite vallée qui serait une gorge dans nos comtés calcaires d'York et -de Derby, au fond de laquelle coulerait entre des collines onduleuses un -ruisseau babillard; dans le Jura, c'est une longue succession de -terrasses en amphithéâtre, de petits bouts de champs, de vergers, qui -s'accrochent au flanc de la montagne, partout où il est possible de -mettre le pied; au fond, un couvent avec sa flèche aérienne, de jolies -chaumières blotties dans des coins verdoyants ou perchées sur des -saillies de rochers. Pas de cours d'eau, pour ainsi dire, ni aucune -source, ni d'autre raison d'être pour cette vallée que la volonté du -Créateur. -</p> - -<p> -«Une longue succession,» ai-je dit, c'est-à-dire, à un mille environ -dans la montagne, une coulée qui permet à la grande route de Paris à -Genève de serpenter capricieusement, grâce à des travaux d'art -primitifs, se trouvant tout à coup où elle n'avait nulle intention -d'aller, et se demandant comment elle pourra gagner l'endroit où il -faut qu'elle passe. Si l'on se retourne, on voit la plaine de Bourgogne -s'élargissant à mesure que l'on monte jusqu'à ce que, sous un dernier -rocher escarpé, la route prenne le parti d'escalader le ravin et d'en -sortir tout à fait, là où il se ferme aussi déraisonnablement qu'il -s'est ouvert; et le voyageur étonné se trouve transporté comme par -magie au milieu d'une plaine qui semble appartenir à un autre monde. -C'est ici une plaine unie au sol rocheux, avec, à sa surface, une terre -jaune qui laisse pousser une herbe rare, mais bonne. Çà et là, on -voit au loin une levée de pins toujours surmontée, si le matin ou le -soir est clair, d'une petite vapeur argentine qui paraît être un -nuage. -</p> - -<p> -Ces premières zones du Jura sont plus riantes que les plaines crayeuses -d'Ingleborough, auxquelles on pourrait les comparer en Angleterre. Les -landes du Yorkshire, plus élevées, sont souvent balayées par la pluie -au gré des vents violents qui règnent presque constamment dans la -région. Ce sont dévastés étendues de schiste, mélangé d'argile et -de sable provenant de la pierre meulière-sol qui nourrit une herbe -grossière et forme par endroits des marécages. Aucun arbre n'y peut -résister aux vents de tempête, s'il n'a eu la chance de rencontrer -quelque coin abrité. Le ciel du Jura, au contraire, est aussi calme et -clair que celui du reste de la France, et le soleil, lorsqu'il brille -dans la plaine, fait étinceler les montagnes qui l'entourent; les -rochers du Jura, passant de la craie au marbre, se fendent, formant -d'étranges replis, des sillons profonds, mais ils résistent et se sont -revêtus, depuis de longs siècles, soit des fleurs de la forêt, soit -d'un gazon ras et fin avec toutes les floraisons qui aiment le soleil. -L'air, qui est si pur même à ces altitudes modérées—un millier de -pieds à peine au-dessus du niveau de la mer—entretient leurs plus -doux parfums et leurs plus vives couleurs et, l'hiver leur donne un repos -ininterrompu sous le calme de la neige. -</p> - -<p> -La différence est plus grande encore et plus surprenante en ce qui -touche les cours d'eau. Dans les moors du Yorkshire, ils ont beau se -cacher, paraître et disparaître, on ne les perd jamais de vue -entièrement, sait qu'ils étaient là hier, on connaît les puits -qu'ils viendront emplir à la première averse, et un petit filet d'eau, -au fond d'un ravin escarpé, ou le bruit d'une cascade, qui tombe du -sommet d'un rocher, vous fait toujours vous demander si celui-ci est une -des sources de l'Aire, si celui-là est un des ruisselets du Ribble, ou -du Bolton Strid, ou bien l'un des fils d'argent qui, tissés, -deviendront la Tees. -</p> - -<p> -Mais ni soupir, ni murmure, ni caquet, ni chanson de ruisseaux ne -troublent le silence enchanté du Jura. Les nuages chargés de pluie -étreignent ses flancs, flottent sur ses plaines, les inondent; ils -passent, et une heure plus tard les rochers sont secs, il n'y paraît -plus. Quelques perles de rosée seulement s'attardent, suspendues aux -feuilles des alchémilles, mais de ruisseau, point; on n'en voit pas -trace, ni hier, ni aujourd'hui, ni demain. À travers d'invisibles -fissures, de mystérieuses crevasses, les eaux de la plaine de la -montagne se sont écoulées; tout en bas seulement, au plus profond de -la vallée principale, coule la rivière, la rivière puissante déjà, -et que rien ne vient troubler dans son cours. Tels sont les premiers -enseignements de la route. Entre Poligny et Champagnole, deux relais -sans montée, sur un sol aride, pas une flaque d'eau où puisse -seulement pousser un brin de cresson, où un têtard ait la place de -remuer la queue; ensuite, par une route ombragée et sinueuse qui est à -la fois le parc et le boulevard du petit village pensif, on gagne un -pont d'une seule arche. L'Ain, au-dessous, semble dormir dans de belles -profondeurs d'un vert tendre comme celui des jeunes feuilles d'avril; -puis, tout à coup, il s'éveille et s'élance avec fracas au milieu de -tourbillons d'écume, saute par-dessus des barrages, forme des cascades -naturelles ou artificielles, se divise en une infinité de petits -courants qui se glissent sous d'énormes rochers minés par les eaux qui -surplombent, et d'où pendent des chevelures de verdure. La seule -merveille pour quiconque connaît un peu la structure jurassique, c'est -qu'on puisse apercevoir les rivières, que les rochers soient assez -résistants pour les mener à ciel ouvert à travers les vallées, sans -ces «pertes» fréquentes comme celles du Rhône. C'est ainsi -qu'au-dessous du lac de Joux, l'Orbe se perd pour reparaître six cent -quatre-vingts pieds plus bas, dans un site dont j'emprunte la -description à Papa Saussure: -</p> - -<p> -«Un rocher demi-circulaire élevé au moins de deux cents pieds, -composé de grandes assises horizontales taillées à pic, et -entrecoupées par des lignes de sapins qui croissent sur les corniches -que forment leurs parties saillantes, ferme du côté du couchant la -vallée de Valorbe. Des montagnes plus élevées encore et couvertes de -forêts forment autour de ce rocher une enceinte qui ne s'ouvre que pour -le cours de l'Orbe, dont la source est au pied de ce même rocher. Ses -eaux, d'une limpidité parfaite, coulent d'abord avec une tranquillité -majestueuse sur un lit tapissé d'une belle mousse verte (<i>Fontinalis -antipyretica</i>), mais, bientôt entraîné par une pente rapide, le fil -du courant se brise en écume contre des rochers qui occupent le milieu -de son lit, tandis que les bords, moins agités, coulant toujours sur un -fond vert, font ressortir la blancheur du milieu de la rivière; et -ainsi elle se dérobe à la vue, en suivant le cours d'une vallée -profonde, couverte de sapins, dont la noirceur est rendue plus frappante -par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d'eux... -</p> - -<p> -Ah si PÉTRARQUE avait vu cette source, et qu'il y eût trouvé sa -LAURE, combien ne l'aurait-il pas préférée à celle de Vaucluse, plus -abondante peut-être et plus rapide, mais dont les rochers stériles -n'ont ni la grandeur, ni la riche parure qui embellit la nôtre.<a name="FNanchor_31_1" id="FNanchor_31_1"></a><a href="#Footnote_31_1" class="fnanchor">[31]</a>» -</p> - -<p> -Je n'ai pas vu la source de l'Orbe, mais je recommande à l'attention du -lecteur les sources des grandes rivières. Comme elles sont belles -lorsqu'elles surgissent, s'élancent au pied des rochers, au lieu de -tomber, comme on se l'imagine volontiers, du haut d'une falaise ou d'une -paroi de roc! Malham Cove—une source qui rappelle celle de -l'Orbe—bouillonne pareillement au pied du rocher et semble sortir -d'un réservoir intérieur plus profond. -</p> - -<p> -Le vieil hôtel de la Poste, à Champagnole, était situé juste -au-dessus du pont de l'Ain, en face de la ville, à l'endroit où la -route s'aplanit de nouveau avant de s'élancer vers Genève. Ce doit -être en 1842 que, pour la première fois, en quittant Dijon nous -allâmes tout d'une traite au delà de Poligny jusqu'à Champagnole; -mais, de ce jour, l'hôtel de la Poste à Champagnole devint un arrêt -habituel, une sorte de home. À l'aller, nous y étions si joyeux et au -retour nous y rapportions une si belle provision d'idées qu'il nous -semblait qu'une large tranche de notre vie s'était écoulée dans la -paix du joli village de Champagnole. Nous n'y rencontrions jamais -personne, mais il suffisait au bonheur du propriétaire, qui était en -même temps cultivateur, que quelques voyageurs s'y arrêtassent de loin -en loin. Ceux qui y couchaient par hasard repartaient le plus souvent -pour Genève le lendemain de grand matin. Nous, dont la prochaine étape -était Morez, n'étions pas si pressés. Au retour, nous nous arrangions -pour quitter Genève le vendredi, afin de passer la journée du dimanche -à Champagnole. C'était un vrai bonheur pour moi, arrivant de Dijon par -une belle soirée de juin, après avoir dîné d'une truite et d'une -côtelette vite accommodées, de faire ma première promenade au milieu -des rochers et des pins. -</p> - -<p> -En dépit de mes préventions Tories (mes principes, devrais-je dire), -j'avoue que l'un des grands charmes de la Suisse, surtout de la Suisse -jurassique, c'était <i>la liberté</i> dont on y jouissait: non pas une -liberté seulement théorique, mais une liberté réelle. Dans les -montagnes plus élevées, on ne peut pas toujours aller où l'on veut: -si l'on désire aller ici, c'est trop escarpé, si l'on veut aller là, -c'est trop éloigné. Dans le Jura, chacun peut aller où bon lui semble -et être heureux partout. Quand j'avais le temps, je grimpais le rocher -isolé au nord du village, où sont les ruines d'un vieux château fort -et les allées encore à demi tracées de son jardin, pour voir si -j'apercevrais à l'horizon les blanches apparitions. Là, dans le clair -crépuscule, j'ai revu, d'années en années—et chaque fois ils me -semblaient plus admirables—les «derniers rochers» et la calotte du -Mont-Blanc, c'est-à-dire autant qu'on en peut apercevoir au delà du -dôme du Goûté, de Saint-Martin. Mais de Champagnole, il a tout autant -d'importance quand on le voit s'embraser aux derniers feux du soir, -comme une pleine lune de septembre. -</p> - -<p> -Si je n'avais pas le temps de monter jusqu'aux ruines, j'allais me -promener dans les bois qui dominent l'Ain, pour cueillir <i>mes</i> -premières fleurs des Alpes. Quelle reconnaissance ne dois-je pas à ce -que Herne Hill avait de compassé et même de vulgaire, ce qui, par -contraste, m'a fait sentir si vivement la divine sauvagerie des forêts -du Jura. -</p> - -<p> -Le lendemain, nous traversions en voiture la haute vallée de l'Ain; la -route suit le cours sinueux de la rivière qui descend vers la plaine. -On se demande, sans pouvoir se l'expliquer, comment ces routes en -lacets, qui montent si lentement, arrivent à franchir de telles -hauteurs. Je n'avais pas marché une heure en suivant la voiture—une -heure qui m'avait semblé une minute—que nous étions déjà sur le -haut plateau de Saint-Laurent. L'herbe du bord de la route se piquait de -gentianes et à l'horizon les grands pins se balançaient, vaste océan -d'ombre. Toute la Suisse était là en espérance, et ce qu'il y avait -de moins grand que la Suisse lui était en quelque sorte supérieur dans -sa douceur simple et sa pureté saine. Les chaumières du Jura ne sont -pas aussi richement sculptées que celles du contour de Berne; elles -n'ont pas la solidité, les airs de forteresse de celles d'Uri; elles -sont couvertes de pierres plates, très minces; leurs grands toits en -auvent tombent jusqu'à terre comme pour mieux les garantir de la pluie, -et elles n'ont pour tout ornement, sous les fenêtres, que quelques -lattes entrecroisées. Il n'y a ni jardins à fleurs, ni basses-cours -attenant à ces bons petits chalets qui abritent d'autres occupations que -celles du cultivateur—horlogerie et travaux du même genre—bien -que les gentianes bleues fleurissent jusqu'au seuil des maisons campées -au milieu des prairies et que le muguet sauvage croisse à sa guise dans -les taillis voisins. -</p> - -<p> -Les joies que me donnait la vue de ces maisonnettes, de ces vies actives -et heureuses, et le sentiment de solidarité humaine qui se dégageait -de ces scènes paisibles et rurales étaient certainement à la base des -émotions que me faisait éprouver leur beauté. Reportez-vous au -passage des <i>Sept Lampes</i>, écrit beaucoup plus tard, où je dis qu'il -est naturel à l'homme d'arriver à l'admiration par la sympathie. -Hélas! j'ai eu, depuis, maintes fois l'occasion d'observer avec -mélancolie combien nombreux, au contraire, sont ceux qui ne regardent -les choses que dans leurs rapports avec eux-mêmes. Mais le sentiment -qui me donnait de si grandes joies alors, qui m'en a donné tant -d'autres par la suite, était bien différent, par son caractère -impersonnel, de celui qu'éprouvent pas mal de personnes même parmi les -plus aimables et les meilleures. -</p> - -<p> -Au début de la correspondance Carlyle-Emerson, publiée par mon cher -ami Charles Norton sans assez de commentaires, je trouve à la page 18 -cette exclamation tout à fait discutable et, à mon idée, puisque -indiscutée, très blâmable et indigne de mon maître, à savoir que -«ce n'est que lorsque nous sentons que l'on pense à nous, qu'on nous -aime, que la vaste terre devient un jardin habité». Mon éducation, -comme le lecteur a déjà pu s'en apercevoir, m'avait amené à une -conclusion toute contraire. Mes heures de bonheur étaient celles où -personne ne pensait à moi, et mes plus grands ennuis, les obstacles -apportés à mes projets, à mes expériences, étaient toujours dus à -l'intervention du public représenté par ma mère et le jardinier. Le -jardin ne me semblait pas désert par la raison que je ne m'imaginais -pas être un objet d'intérêt pour les fourmis ou les papillons, et la -seule ombre à la joie absolue que j'éprouvais lorsque je me promenais -le soir, à Champagnole ou à Saint-Laurent, c'était précisément le -sentiment que mon père et ma mère pensaient à moi, et qu'ils -s'inquiéteraient si j'étais en retard pour le thé. -</p> - -<p> -Non pas, croyez-le bien, que j'eusse pu me passer d'eux. Ils étaient -beaucoup plus pour moi que n'était sa femme pour Carlyle; et si -Carlyle, au lieu d'écrire qu'il espérait qu'Emerson penserait à lui -en Amérique, avait dit qu'il souhaitait que son père et sa mère -pensassent à lui à Ecclefechan, c'eût été bien. Mais cette opinion: -que le fait de n'avoir pas d'admirateurs suffît à transformer le monde -en désert, m'apparaît comme un misérable état d'esprit, et je serais -tenté, pour une fois, de me féliciter que ma solitude m'eût inspiré -des sentiments tout contraires. Mon plus grand bonheur était de pouvoir -observer sans être vu; si j'avais pu rendre invisible, j'aurais été -ravi. Les hommes, leurs mœurs m'inspiraient un intérêt analogue à -celui que m'inspiraient les marmottes, les chamois, les mésanges et les -truites. Si seulement ils voulaient bien se tenir tranquilles, me -laisser les regarder, ne pas s'envoler ou disparaître dans leurs trous! Ce -monde débordant de vie—vie des champs, vie des nids—ces forces -supérieures de l'air, des rochers, des eaux, vivre au milieu de tout -cela, s'en réjouir et s'en émerveiller, heureux d'aider à cette vie -si c'était en mon pouvoir, plus heureux encore si elle n'avait pas -besoin de mon secours, voilà comment je comprenais l'amour de <i>la -Nature</i>, voilà ce que je retrouve à la racine de tout ce qui a pu se -développer en moi d'utile, voilà la lumière qui éclaire ce qu'il y a -de meilleur en moi. -</p> - -<p> -Que nous passions la nuit à Saint-Laurent ou à Morez, la matinée du -lendemain était toujours féconde en événements. Par beau temps, la -montée de Morez aux Rousses, à pied le plus souvent, était un pur -enchantement; et le déjeuner, et la moisson de gentianes frangées aux -Rousses! Suivait une heure d'angoisse: je tremblais de voir le ciel se -couvrir; car, si tôt que nous partions le matin, il était impossible -d'arriver au Col de la Faucille avant deux heures, et même plus tard si -les chevaux n'étaient pas excellents; et dès deux heures, lorsqu'il y -a des nuages sur le Jura, on peut être certain qu'il y en aura sur les -Alpes. -</p> - -<p> -Il est intéressant de faire remarquer, car Saussure lui-même n'en dit -rien, que ce passage du Jura—le plus important—très différent -en cela des principaux défilés des Alpes, se trouve au sommet le plus -élevé de la chaîne. Le col séparant les eaux de la Bienne, qui -descend vers Morez et Saint-Claude, de celles de la Valsérine qui -serpente à travers le Jura jusqu'au Rhône à Bellegarde, est un -contrefort de la Dôle elle-même. Au long de la chaîne, la route -continue encore sur un espace de six milles et arrive, par une montée -douce, au Col de la Faucille, où la chaîne s'ouvre brusquement, et -après cinq minutes de trot, on aperçoit le lac de Genève et, à -l'horizon, sur une longueur de plus de cent milles, la chaîne des -Alpes. -</p> - -<p> -Je n'ai vu parfaitement ce panorama merveilleux qu'une seule fois, en -1835, quand je le dessinai avec exactitude, dans ma manière d'alors, et -j'ai toujours eu plaisir à regarder ce dessin, qui était pour moi le -complément de cette première apparition des Alpes, à Schaffhouse. -Très rares étaient les voyageurs, même en ce temps-là, qui -jouissaient de ce spectacle; fatigués par une longue journée de -voyage—s'ils venaient de Paris—lorsqu'ils atteignaient le col, -ils ne pensaient, le plus souvent, qu'au dîner et au bon lit qui les -attendaient à Genève; les Guides n'en parlaient pas, et si les -touristes regardaient comme un devoir de faire l'ascension du Righi, il -ne venait à l'idée de personne qu'il y eût quelque chose à regarder -de la Dôle. -</p> - -<p> -Ces deux montagnes ont eu une énorme influence sur ma vie, mais tandis -que mes impressions de la Dôle ont toujours été calmes et sereines, -celles du Righi, au contraire, ont été souvent douloureuses, comme on -le verra. Le Col de la Faucille, en ce beau jour de 1835, m'a ouvert les -cieux. J'ai entrevu—vision de terre promise—l'avenir de mon -œuvre, ma véritable patrie en ce monde. Mes yeux s'ouvraient et mon cœur en -même temps; ils voyaient, ils possédaient un royaume, et quel royaume! -Aussi loin que la vue pouvait s'étendre—tout ce pays et ses rivières -tumultueuses et ses lacs calmes; l'Arve et ses portes à Cluse et les -glaciers de sa source; le Rhône avec l'infini de son lac de saphir, si -calme au bord des prairies semées de narcisses de Vevey, si dangereux -près des promontoires de Sierre—tout cela se détachait sur le ciel et -puis s'y fondait, ciel de montagnes, de neiges éternelles. Puis -c'était la plaine vivante, bruissante de joie humaine, une voie lactée -de blanches demeures jetées à travers l'azur de l'espace ensoleillé. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_31_1" id="Footnote_31_1"></a><a href="#FNanchor_31_1"><span class="label">[31]</span></a><i>Voyages dans les Alpes</i>... par <i>Horace-Bénédict de -Saussure</i>... <i>Tome premier</i>, 1779, Chapitre XVI.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE X</h4> - -<h4><a id="QUEM_TU_MELPOMENE">QUEM TU, MELPOMÈNE</a><a name="FNanchor_32_1" id="FNanchor_32_1"></a><a href="#Footnote_32_1" class="fnanchor">[32]</a></h4> - -<p> -Il est impossible, qu'il s'agisse de la biographie d'une nation ou de -celle d'un individu, de suivre, de façon inflexible, le cours des -années. Certaines dispositions s'affaiblissent quand d'autres se -développent, la plupart se manifestent sans régularité, elles -correspondent tantôt à des périodes d'exaltation, tantôt à des -moments de lassitude; pour éviter la confusion, il faut passer des unes -aux autres en négligeant ce qui peut en même temps se produire dans -d'autres directions. -</p> - -<p> -J'abandonnerai donc, pour l'instant, les tentatives poétiques et -artistiques de l'année 1835, et je retournerai en arrière pour parler -d'une autre branche de mes éludes qui eût pu porter de meilleurs -fruits. -</p> - -<p> -Je ne me rappelle pas exactement, et peut-être mon lecteur m'en -saura-t-il gré, sous quelles inspirations, (Apollon s'en mêla-t-il?), -je déclarai à mon père et à ma mère, également incrédules, je -dois l'avouer, que «si je ne pouvais pas parler, du moins je pouvais -jouer du violon». Aujourd'hui encore, je ne me console pas d'avoir -perdu l'occasion d'affirmer mes talents musicaux, lors d'un grand dîner -militaire offert dans la salle des fêtes de l'hôtel Sussex à -Tunbridge Wells, où nous passions quelques jours quand j'avais huit ou -neuf ans. Nous respirions le bon air, nous jouissions de la vue de la -jolie fontaine et des promenades en voiture aux High Rocks. Après le -dîner, musique militaire et, grâce à la connivence des domestiques, -Anne et moi avions pu nous y faufiler au dessert. J'étais plutôt alors -un joli petit garçon; je portais, ce qui était assez original, une -sorte de jaquette boutonnée garnie de galons. Comme j'étais là, -bouche bée, à regarder les musiciens, mais surtout le tambour, le -colonel remarqua mon extase et, amusé, envoya un sous-lieutenant me -chercher. Il avait deviné ma pensée, sans doute, car il me dit que je -pouvais aller demander au tambour de me prêter ses jolies baguettes. -Quelle tentation! car je me croyais sûr de pouvoir m'en servir. Mais ma -stupide timidité l'emporta et je me contentai de secouer la tête -tristement. C'en était fait de ma carrière musicale. Qui sait ce que -j'aurais tiré de ce tambour, ou, si mon père, par hasard, m'avait -emmené en Espagne, ce que j'aurais pu faire d'un tambourin. -</p> - -<p> -Ma mère, occupée de choses plus graves, n'avait jamais cultivé le peu -qu'elle avait appris en musique, bien qu'elle en jouît extrêmement. -Mrs Richard Gray se mettait quelquefois au piano et c'était pour moi -une vraie fête; mais comme chaque fois qu'il lui arrivait de faire une -fausse note, son mari se mettait à courir tout autour de la chambre en -faisant mille contorsions, se bouchant les oreilles et criant: «Oh! -Mary, Mary, je vous en prie!» elle s'arrêtait, intimidée. Quant à -notre Mary à nous, elle faisait consciencieusement ses gammes, mais -c'était à peu près tout. Cependant je trouvais un grand encouragement -auprès d'amis jeunes et artistes, dont j'aurais dû parler depuis -longtemps, si j'avais suivi avec rigueur l'ordre chronologique des -faits. -</p> - -<p> -En décrivant, plus haut, l'office de mon père, j'ai parlé d'un -certain cordon au moyen duquel le premier commis ouvrait la porte sans -se déranger. Ce premier commis ou, plus simplement, le premier des deux -et seuls employés du bureau, Henry Watson, tenait une très grande -place dans la vie de mon père et dans la mienne. Nos rapports, quand -j'y songe aujourd'hui, doux et bienfaisants à certains égards, eurent -d'assez malheureuses conséquences pour lui comme pour nous. -</p> - -<p> -Un grave défaut de mon père, une disposition fâcheuse de son esprit -(je le dis en tout respect, car il y avait, en lui, beaucoup plus à -admirer qu'à blâmer), c'était de ne supporter aucune supériorité. -Il estimait à leur valeur ses talents, ses dons, mais il savait aussi -qu'il lui manquait l'énergie nécessaire pour en tirer tout le parti -possible; et c'était une raison de plus pour ne pas admettre, sur son -propre terrain, un semblant d'égalité. Lorsqu'il choisissait un -employé, il lui demandait d'abord d'être honnête et ensuite -<i>in</i>capable. Je n'affirme pas qu'il eût renvoyé un commis intelligent, -si le hasard lui en avait fait rencontrer un, mais ce qu'il exigeait de -ses employés, c'était non d'avoir le génie commercial, mais d'être -des subordonnés satisfaits de rester subordonnés toute leur vie. -Frédéric le Grand choisissait ses ministres d'après les mêmes -principes; il est vrai que ses commis ne pouvaient rêver de devenir -roi, tandis que les commis d'une maison de commerce rêvent toujours de -devenir les associés du patron et même de lui succéder. Il faut dire -aussi que les commis de Frédéric étaient d'admirables commis, tandis -que ceux de mon père en étaient de fort médiocres. Mon père, qui ne -cessait de se plaindre de leur incapacité, ne faisait rien pour trouver -des gens plus capables. S'il envoyait Henry Watson faire une tournée -chez les clients, c'était, chaque fois, pour déclarer qu'il avait fait -plus de que de bien; s'il laissait, de temps à autre, Henry Ritchie -écrire une lettre d'affaires, il lui fallait—et je crois que ce -n'était pas sans une certaine satisfaction en écrire deux lui-même, -pour en expliquer ou réparer les bévues. Il n'y avait pas de jour -qu'il ne rentrât agacé, parce qu'on avait fait ceci ou qu'on n'avait -pas fait cela. Et cependant, ses deux commis sont restés avec lui -jusqu'à sa mort. -</p> - -<p> -Je parlerai de Mr Ritchie ultérieurement; quant à Henry Watson, le -premier commis, l'homme de confiance, il y a déjà longtemps que -j'aurais dû m'en occuper. Il était, je crois, le principal soutien -d'une mère veuve et de trois sœurs, jeunes filles aimables, -cultivées, et assez sensées, infiniment plus raffinées qu'on ne -l'était, en général, dans leur monde, et désireuses, non par sotte -vanité, de le dépasser. Non par vanité, ai-je dit, et pour le plaisir -de voir de beaux équipages s'arrêter devant leur porte, mais parce -qu'elles avaient le sentiment de ce qu'il y a de <i>réellement</i> bon dans -la bonne société de Londres et dans ses usages. Elles aimaient, -aspirant leurs <i>h</i>, à causer avec des gens qui n'oubliaient pas les -leurs; elles aimaient se tenir au courant de ce qui se passait dans le -monde élégant, à avoir leur entrée à telle ou telle agréable -sauterie, à tel ou tel bon concert. Étant elles-mêmes à la fois de -bonnes et agréables musiciennes (ce qui ne se rencontre pas toujours -parmi les musiciens), cela ne leur était pas difficile; il est vrai que -cela impliquait une maison dans un quartier à la mode, non loin du -Parc, de jolies toilettes et même quelques réceptions. Au total, cela -sous-entendait non seulement tout ce que gagnait Henry, mais encore ce -que gagnaient, dans quelques emplois plus ou moins huppés, deux autres -frères qui s'appelaient David et William. Ce dernier, maintenant que -j'y réfléchis, était aussi dans le commerce des vins, dans le -West-End; il fournissait la noblesse de Clos-Vougeot, de Hochheimer, de -champagne des plus grands crus, et autres nectars qui ne viennent que -des vignes des grands-ducs et des comtes de l'Empire. Les Watson -vivaient largement sans faire d'économies; ces demoiselles s'amusaient, -apprenaient l'allemand—ce qui était dans ce temps-là fort distingué -et même poétique—chantaient avec grâce, s'habillaient à ravir, bien -que d'une façon un peu particulière, un peu vieillotte, qui avait son -charme; toute la famille se piquait d'appartenir à une <i>élit</i>, élite -de bon goût, de vertu. -</p> - -<p> -Lorsque Henry Watson entra chez mon père, à seize ou dix-sept ans, -cela fut considéré par toute la famille comme un véritable coup de -fortune. Les Watson, dans leur reconnaissance, auraient fait tout au -monde pour être agréables à mes parents. Mais ces dames ne tardèrent -pas à s'apercevoir qu'il n'était pas facile de faire des frais pour ma -mère; bientôt elles se montrèrent surprises, puis mécontentes de la -façon dont les choses se passaient tant dans Billiter Street qu'à -Herne Hill. Au bureau, beaucoup de travail, à la maison, peu de -réceptions; les commis ne pouvaient, sous aucun prétexte, garden-party -ou autre, abandonner le travail avant l'heure, et le soir on n'avait -permission de s'éclairer qu'avec des chandelles. Le fait que le Patron -habitât une moitié de maison, au delà du faubourg de Camberwell, -était fort humiliant pour tous ceux qui touchaient, de près ou de -loin, à l'Affaire! Que de plus, chaque matin, Henry dût prendre un -omnibus pour aller à son travail du côté de Billingsgate au lieu de -traverser les quartiers élégants et d'avoir un bureau dans Saint-James -Street, c'était aussi pénible pour lui que déshonorant pour mon père -dont cela soulignait le peu dégoût et le manque d'habitudes du monde. -À ces dames, en outre, ma mère faisait l'effet d'un phénomène -singulier et les rapports avec elle étaient d'une difficulté qui les -attristait. Ne prenant elle-même aucun intérêt à l'étude de -l'allemand et se souciant fort peu de ce qui se passait à Mayfair et de -ce qui s'y disait, elle jugeait avec quelque sévérité—une -sévérité où il se mêlait peut-être un peu jalousie—ce qu'elle -appelait, les prétentions de ces demoiselles; de leur côté, tout en -rendant justice aux grandes qualités de ma mère—et avec le temps, -s'étant sincèrement attachées à elle—celles-ci n'étaient pas -disposées à tenir compte des idées d'une femme qui ne savait pas -d'autre langue que la sienne, et se montraient peu disposées à -accueillir des témoignages d'amitié qui, souvent, prenaient la forme -de conseils. -</p> - -<p> -En dépit de ces manières de voir très différentes, il existait des -relations vraiment agréables et même affectueuses entre ma mère et -les misses Watson. Avec ce goût naturel pour la campagne qui répond à -ce qu'il y a de meilleur dans la nature féminine, dès le printemps, -Fanny, Hélène, la petite Juliette, la plus futile mais peut-être -aussi la mieux douée, accouraient. Elles abandonnaient avec joie, pour -un jour ou deux, l'élégance poussiéreuse de leur rue aristocratique -de Mayfair pour les lilas et les faux ébéniers de Herne Hill; toujours -prêtes, ainsi que leur frère Henry, à répondre au premier appel, à -aider à recevoir tel ou tel gros correspondant de la maison, à lui -chanter les plus jolis airs de l'opéra à la mode, sans négliger pour -cela, les classiques allemands. -</p> - -<p> -Henry avait une très belle voix de ténor et les trois sœurs, bien -qu'aucune n'eût un véritable talent, chantaient avec goût et -ensemble. C'est ainsi que, dès l'enfance, j'eus l'occasion d'entendre -beaucoup de bonne musique. -</p> - -<p> -Si le quatuor avait chanté des <i>glees</i> anglais, des ballades -écossaises, des chansons de marins; ou si l'une sœurs avait -été assez douée pour rendre dans toute sa splendeur la grande -musique, j'aurais sans doute quitté mes études géographiques ou -minéralogiques pour venir écouter. Mais les compositions savantes des -Allemands me paraissaient simplement ennuyeuses et les jolies -modulations italiennes, dont je ne comprenais pas un mot, me plaisaient -seulement comme auraient pu me plaire les trilles des merles qui, -parfois venaient faire concurrence aux chanteurs quand, par les belles -soirées de printemps, on laissait les fenêtres ouvertes sur le jardin. -Néanmoins, l'éducation de mon oreille et de mon goût se faisait sans -que j'y pensasse. Je ne crois pas avoir entendu une exécution musicale -vraiment magistrale avant qu'un bon hasard me fît entendre la meilleure -de toutes, ce qui n'était possible que durant quelques années de ma -jeunesse. -</p> - -<p> -Je n'ai pas suffisamment expliqué la phrase qui m'a échappé à propos -du «fatal dîner chez Mr Domecq», lorsque j'avais quatorze ans. -L'associé espagnol de mon père habitait aux Champs-Élysées avec sa -femme, une Anglaise, et ses cinq filles; l'aînée, Diana, était à la -veille d'épouser un des officiers de Napoléon, le Comte Maison; les -quatre autres, beaucoup plus jeunes, se trouvaient par hasard ce -jour-là à la maison, car elles étaient élevées au couvent. Après -le dîner, un dîner de famille, maman, les jeunes filles et un vieux -monsieur français délicieux, Mr Badell, m'avaient fait jouer à «la -toilette de madame»; malheureusement, il m'était impossible de me -rappeler si j'étais le collier ou les jarretières. La partie -terminée, Clotilde et Cécile nous jouèrent «Les Échos», et toutes -sortes de valses et de polkas, seulement je ne savais pas danser; à la -fin Élise, touchée, de ma détresse, s'occupa de moi comme j'ai dit. -Les grandes personnes ne parlaient que de la mort de Bellini, du deuil -où cette mort avait plongé Paris et de la façon admirable dont <i>I -Puritani</i> de ce maître étaient chantés par les quatre grands artistes -en vogue alors, et pour lesquels d'ailleurs Bellini les avait -écrits<a name="FNanchor_33_1" id="FNanchor_33_1"></a><a href="#Footnote_33_1" class="fnanchor">[33]</a>. -</p> - -<p> -Je ne m'explique pas que je n'aie gardé aucun souvenir de ma première -soirée à l'Opéra, ni, quant à cela, de ma première soirée à aucun -théâtre, malgré que j'eusse bien douze ans lorsque j'y fus mené; et -dès lors c'était un ravissement d'un genre pas très sublime d'être -mené à une <i>pantomime</i>. À l'heure actuelle, j'aime encore beaucoup le -théâtre, c'est un des plaisirs sur lesquels je suis le moins blasé. -Comment se fait-il donc que moi qui me souviens du rocher de <i>Friar's -Crag</i> à Derwentwater, que j'ai vu quand j'avais quatre ans, qui vois -encore la cour de l'hôtel à Paris, où nous étions descendus quand -j'en avais cinq, je n'aie conservé aucun souvenir de ma première -soirée au théâtre? Être mené alors à Paris à une représentation -des <i>Puritains</i>, dont le livret n'a qu'un médiocre intérêt -dramatique, ne m'était pas un très grand plaisir, mais j'entendais à -cette occasion, ce qui n'est possible qu'une ou deux fois dans un -siècle, quatre très grands artistes chanter ensemble avec le désir -sincère de s'aider, non de s'éclipser, et de mettre en valeur, non -seulement leurs voix et leurs talents, mais la musique qu'ils -interprétaient! -</p> - -<p> -Le bonheur avait voulu, qui plus est, qu'une femme incomparable—la -Taglioni—dansât; cette femme, douée de toutes les grâces, joignait -à la nature la plus pure, à l'ardeur la plus sincère, le respect et -la passion de son art. Ma mère, bien qu'elle me laissât accompagner -mon père, avait contre le théâtre tous les préjugés puritains; elle -l'aimait pourtant et j'imagine que, si elle se privait d'y venir avec -nous, c'était dans une idée de sacrifice, d'expiation: la rançon pour -ce qu'il pouvait y avoir de criminel dans la concession qu'elle nous -faisait, à mon père et à moi. Cependant ma mère nous avait -accompagnés ce jour-là pour entendre ces artistes incomparables dont -la renommé était européenne; et, phénomène étrange, et bien -touchant aussi, sa pureté si intransigeante fut conquise sur l'heure -par la pureté, l'innocence, la beauté de chacun des gestes de la -divine artiste; de ce jour, ma mère ne se refusa jamais à venir avec -nous voir la Taglioni. -</p> - -<p> -Il ne s'est guère passé de saison, depuis, que je n'aie entendu au -moins deux ou trois fois ces quatre grands chanteurs. Ce sont eux qui -m'ont initié à la musique sans jamais la torturer, sans jamais lui -faire dire autre chose que ce qu'elle voulait dire. Combien je suis -heureux aujourd'hui d'avoir entendu <i>leur</i> interprétation de Mozart et -de Rossini! C'est un bonheur qui n'arrive plus à personne, de nos -jours, où l'on a la manie de presser tous les mouvements. Grisi, la -Malibran chantaient un tiers moins vite que n'importe laquelle de nos -cantatrices modernes<a name="FNanchor_34_1" id="FNanchor_34_1"></a><a href="#Footnote_34_1" class="fnanchor">[34]</a>; et la Patti, la dernière fois que je l'ai -entendue, a massacré le rôle de Zerline dans <i>Là ci darem</i>, comme si -le public et elle n'avaient d'autre but que d'en finir avec l'air de -Mozart le plus tôt possible! -</p> - -<p> -Quelques années plus tard (à quoi bon retarder cette confession?), -lorsque j'étais à Christ Church, les élèves sérieux avaient -organisé une société musicale, sous direction de l'organiste de la -cathédrale, Mr Marshall, et cet excellent homme s'était mis dans la -tête de me faire chanter <i>Come mai posso vivere se Rosina non -m'ascolta</i>, et jouer ce que je pouvais déchiffrer des accompagnements -d'autres romances sentimentales. Je ne suis jamais arrivé à -déchiffrer de façon convenable, mais j'avais de l'oreille, le sens du -rythme et, de plus, j'étais amoureux; ce qui m'aida à pénétrer -quelques principes d'art musical, que je pourrai peut-être exposer -quelque jour pour le plus grand bien de ceux qui aiment la musique, si -seulement j'arrive au bout de cette autobiographie. -</p> - -<p> -Quel profit pourrais-je tirer de Christ Church? Où ces études me -mèneraient-elles? C'est ce que ni mon père ni ma mère n'avaient -encore songé à se demander. Ma mère, qui voyait se développer en moi -le goût des sciences naturelles et du travail méthodique, ne -s'inquiétait pas, je crois; elle était convaincue qu'il y avait en moi -l'étoffe d'un autre White de Selborne ou d'un Vicaire de Wakefield, -vainqueur de toutes les controverses, whistoniennes et autres. -</p> - -<p> -Mon père rêvait peut-être d'une carrière plus brillante, mais ni -l'un ni l'autre n'en parlait, quelque importance qu'ils y attachassent -au fond de leur cœur; et l'on me permit, sans me tourmenter autrement, -de continuer à mesurer le bleu du ciel, à regarder courir les nuages, -si bien que j'avais oublié presque tout le latin que j'aie jamais su et -tout mon grec, sauf l'ode à la rose d'Anacréon. -</p> - -<p> -En 1836, cependant, un léger effort fut tenté pour me faire sortir de -mon ornière: on m'envoya entendre les conférences de Mr Dale à King's -College. C'est à lui qu'un jour, dans la cour d'entrée, j'expliquai -qu'un portique ne devrait jamais être soutenu par des arcs. C'était le -temps où j'avais une très haute idée de moi, parce que j'entrais par -la même porte que les étudiants en bonnet carré. Le sujet des -conférences était la littérature anglaise primitive, et bien que je -ne connusse rien, que je n'eusse rien lu de plus ancien que Pope, je me -croyais aussi bon juge en la matière que Mr Dale. Je n'ai jamais -oublié sa citation: «Knut the king came sailing by»; mais je crois -bien que c'est tout ce que j'ai appris cet été-là. Car ma mauvaise -étoile avait voulu que Mr Domecq, l'associé de mon père, en tournée -chez ses clients d'Angleterre, eût demandé la permission de laisser -ses filles à Herne Hill pendant son voyage, afin de leur donner -l'occasion de voir les lions de la Tour et autres curiosités. Pour -comprendre comment nous avions pu les loger toutes à Herne Hill, il -faudrait avoir le plan des trois étages. L'installation, il est vrai, -participait de l'arche de Noé et de la maison de poupée, mais enfin on -tenait. Clotilde, quinze ans, blonde, le visage ovale et la tournure -pleine de grâce; Cécile, treize ans, brune, avec un beau front et des -traits parfaits; Élise, une autre blonde, ayant le visage rond d'une -petite anglaise, un trésor de bon naturel et de bon sens; enfin la -dernière, Caroline, une étrange et délicate petite créature de onze -ans. Nées sur le continent, Clotilde à Cadix, elles étaient élevées -au convent à Paris, ce qui ne les empêchait pas d'être très -mondaines pendant les vacances. -</p> - -<p> -Le souvenir de notre première rencontre aux Champs-Élysées était -resté profondément gravé dans mon cœur. Il est vrai de dire que -c'étaient les premières jeunes filles du monde, les premières jeunes -filles parfaitement bien élevées et bien mises que je rencontrais ou -tout au moins auxquelles je parlais. J'entends naturellement par bien -mises: habillées simplement, mais avec la coupe et l'ajustement -parisiens. Elles étaient toutes des catholiques «bigotes», comme -disent les protestants, convaincues, comme ils devraient dire; elles -parlaient le français et l'espagnol avec grâce, l'anglais correctement -bien qu'avec une certaine peine, et elles étaient toutes quatre assez -raisonnables, Clotilde avec un peu d'austérité et de raideur, Élise -avec gaîté et bonne humeur, Cécile avec sérénité, Caroline avec -passion. Est-il possible d'imaginer pareille constellation, réunion -d'étoiles plus brillantes, traversant tout à coup le ciel obscur de -mon faubourg de Londres? -</p> - -<p> -Comment mes parents ont-ils pu laisser ma jeunesse exposée sans -défense à tous ces dangers, c'est ce que le lecteur se demandera sans -doute avec surprise et c'est ce que, seules, les Parques pourraient -dire; il est vrai, et c'est là sans doute leur excuse, qu'ils ne -m'avaient jamais vu jusqu'ici intéressé le moins du monde par les -jeunes filles. Je fuyais systématiquement, au contraire, les promenades -de Cheltenham, de Bath ou la plage de Douvres; bien mieux, je grognais -si l'on voulait m'y traîner, et je me sauvais dès que je pouvais -m'échapper; mes chers parents m'avaient, qui plus est, élevé dans un -torysme anglais si intransigeant et si orthodoxe, dans un évangélisme -plus orthodoxe encore, qu'ils ne pouvaient imaginer le jeune homme pieux -épris de science, l'admirateur du roi George III que j'étais, troublé -dans son équilibre constitutionnel et penchant du côté du -catholicisme français! -</p> - -<p> -Je n'avais jamais parlé de mes souvenirs des Champs-Élysées, bien -entendu! J'étais élevé plus sévèrement que les jeunes filles -elles-mêmes dans leur couvent; je n'avais pas connu la douceur, -l'apaisement d'une affection féminine, d'une amitié de sœur. Et comme -j'avais l'horreur de tous les sports, où j'étais d'ailleurs -extrêmement maladroit, rien ne vint contrebalancer ma disposition à la -rêverie, et je me trouvai jeté pieds et poings liés, avec toute la -simplicité de mon innocence, dans la fournaise, exposé au feu croisé -de ces quatre jeunes filles, lesquelles, cela va sans dire, en moins de -quatre jours, ne laissèrent de moi qu'un tas de cendres blanches. -Quatre jours suffirent pour me réduire en cendres, mais ce mercredi des -Cendres dura quatre années. -</p> - -<p> -Rien de plus comique quant aux circonstances extérieures, rien de plus -tragique dans son essence n'eût pu fournir matière au plus habile des -dramaturges. Comme manière d'être, comme état d'esprit, j'offrais un -étrange mélange où il y avait à la fois du Mr Traddles, du Mr Toots -et du Mr Winkle: la fidélité poussée jusqu'à l'idée fixe de Mr -Traddles, la conversation brillante de Mr Toots, l'ambition héroïque -de Mr Winkle; le tout éclairé par une imagination qui rappelait celle -de Copperfield a son premier dîner de Norwood. -</p> - -<p> -La beauté de Clotilde (Adèle-Clotilde, en vérité; ses sœurs -l'appelaient Clotilde en souvenir de la reine-sainte, et moi Adèle -parce que cela rimait avec plusieurs épithètes poétiques) brillait -d'un éclat incomparable, rehaussée encore par la beauté de ses -sœurs; tandis que ma timidité, ma gaucherie ordinaires s'augmentent de -toutes les préventions à la fois patriotiques et protestantes dont -j'avais été nourri, et que ni la politesse ni la sympathie -n'arrivaient à modérer. Dès qu'il y avait du monde, je restais assis -dans mon coin, rongé de jalousie, comme un stock-fish (j'imagine que je -devais assez ressembler à la raie qui essaie de gravir la vitre d'un -aquarium); si le bonheur voulait que nous fussions seuls, j'essayais -d'exposer à ma maîtresse, sans tenir compte du sang espagnol qui -coulait dans ses veines, de son éducation parisienne et de son cœur de -catholique, mes idées sur l'invincible Armada, la bataille de Waterloo -et la doctrine la Transubstantiation. -</p> - -<p> -Et je n'avais garde, en même temps, bien entendu, d'oublier les petits -talents que je croyais posséder. J'écrivis, en suant sang et eau et en -me torturant l'imagination, une histoire napolitaine (notez que je -n'avais jamais vu Naples), où, dans le «Bandit Leoni», je traçais le -caractère idéal du bandit—le bandit que j'aurais rêvé d'être—et -où je dotais la «jouvencelle Julietta» de toutes les perfections de -la bien-aimée. Les relations que nous avions avec les éditeurs, MM. -Smith et Elder, me permirent de faire paraître cette petite histoire -dans <i>Friendship's Offering</i>. Mais en la lisant, Adèle fut prise d'un -tel fou rire, la chose lui parut si ridicule et si drôle qu'elle ne -songea pas une seconde à ménager mon amour-propre d'auteur. Je -souffris sans me plaindre: c'était déjà du bonheur de la voir rire! -</p> - -<p> -Je n'avais jamais osé lui adresser mes vers directement, mais, quand -elle partit pour Paris, je lui écrivis une lettre en français, sept -pages in-quarto, où je décrivais la désolation et la solitude de -Herne Hill depuis qu'elle l'avait quitté. Je sus par Élise ou par -Caroline qu'elle avait reçu ma lettre, qu'elle l'avait lue et qu'elle -avait «bien ri de mon français». Élise et Caroline, par bonté, ne -disaient pas qu'elle avait ri aussi du contenu. -</p> - -<p> -Mes parents ne voyaient pas grand mal à ce petit roman, et Mr Domecq, -qui était très bon et se connaissait en hommes, avait un certain goût -pour moi; il avait pu constater que j'étais d'humeur douce, et que -j'avais quelques idées dans la cervelle qui se développeraient avec le -temps: dans l'intérêt des affaires, il aurait été disposé à me -donner celle de ses filles qui me plairait, à condition qu'elle-même y -fût disposée, mais il ne trouvait pas que le moment fût encore venu -d'en parler. Mon père partageait son sentiment; et de plus, il avait -été enchanté de me voir imprimé dans <i>Friendship's Offering</i>, -enchanté de voir que je me plaisais dans la société de jeunes filles -distinguées. Il espérait, si j'écrivais des vers sur elles, et pour -elles, qu'ils seraient aussi beaux que ceux des <i>Hours of Idleness</i> de -Byron. Quant à ma mère, la pensée que je pourrais épouser une -catholique romaine lui paraissait tellement monstrueuse qu'il ne lui -semblait pas possible que cela entrât dans les desseins de la -Providence; elle ne s'en tourmentait donc pas, mais trouvait toute cette -affaire stupide et en était ennuyée, comme elle l'eût été si une de -ses cheminées s'était mise à fumer, sans croire un moment que le feu -était à la maison. Elle jugeai mieux que mon père, toutefois, de la -profondeur de mon amour, mais sa tendresse maternelle répugnait à me -faire souffrir par une opposition trop violente, espérait, une fois les -Domecq partis, que le souvenir d'Adèle s'effacerait, fondrait avec la -neige du prochain hiver. -</p> - -<p> -Toutes ces indulgences aidant, et bien que cruellement embarrassé de -mon personnage, je n'étais en rien corrigé de ma fatuité, de ma folie -qui, cette fois, avait pour base un sentiment très réel et très -profond, car il y avait là (prenez-y bien garde, cher lecteur), une -véritable et magnifique révélation du miracle nouvellement entrevu -par moi, de l'amour humain, l'amour exaltant la beauté du monde -extérieur que je n'avais cherchée jusqu'ici que pour elle-même. Et -c'est ainsi que, dans ma dix-septième année, sous l'empire de cette -passion amoureuse, et dans un état de majestueuse imbécillité, je me -mis à écrire une tragédie qui avait pour théâtre Venise et où -toutes les douleurs de mon âme devaient être traduites en vers -immortels. Bianca, la belle héroïne, serait douée de toutes les -perfections de Desdémone, de toutes les grâces de Juliette, et je -trouverais pour décrire Venise et l'amour des accents inconnus. Je -note, en passant, qu'en voyant le Palais Ducal l'année précédente -pour la première fois, j'avais annoncé gravement à mon père et à ma -mère que j'allais en faire un dessin comme on n'en avait jamais vu. -Dans cette intention, j'avais pris des notes, j'avais fait un ou deux -croquis et j'avais mis le dessin au point à Trévise, de chic. Ce -dessin existe; il est tout à fait manqué comme perspective, ce qui est -assez étonnant, mais j'étais alors si infatué de moi-même que je -dédaignais de m'astreindre aux règles; le quadrillé rouge et blanc -des marbres donne un effet de panneaux en relief. Aucune figure humaine -ne vient troubler la sereine tranquillité de la Riva et les -gondoles—qui ont la forme de croissants, le croissant turc -renversé—flottent à l'aventure sans le secours de gondoliers. -</p> - -<p> -Les autres souvenirs de cette année 1836 se sont effacés, mais je me -vois encore sous le grand mûrier, au fond du jardin, écrivant ma -tragédie. Je ne sais plus si nous avons voyagé, ni comment se passait -le reste de mes journées. Tout a disparu, tout, excepté Venise et -Bianca, et la route qui traversait Shooter's Hill, où se portaient sans -cesse mes regards, la route de Paris. -</p> - -<p> -J'ai dû lire du grec, mais quoi! je l'ai oublié. J'ai dû faire des -mathématiques, car je savais la différence entre une racine carrée et -une racine cubique, quand j'entrai à Oxford et que mon professeur me -plongea dans Hérodote qui me fournit la matière d'une chanson à boire -scythe à l'imitation du <i>Giaour</i>. -</p> - -<p> -Je crains fort que mon lecteur ne soit tenté de mettre en doute ce que -j'ai affirmé plus haut, à savoir que Byron ne m'a fait aucun mal. -Qu'il se tranquillise; et, sans doute, la forme que prit ma folie me fut -inspirée par lui, mais cette forme était la meilleure qu'elle pût -prendre. Mon anglais a plus gagné à se modeler sur le <i>Giaour</i> et la -<i>Fiancée d'Abydos</i> qu'il n'eût fait sous tout autre maître (la -tragédie, cela va de soi, était shakespearienne), et mon état -d'esprit—par sa faute et par celle des circonstances—n'était -pas celui de Byron. C'est dans cette même année, 1836, que je me mis à -étudier Shelley et que je perdis des heures à lire et à relire <i>The -Sensitive Plant</i> et <i>Epipsychidion</i>. Shelley, <i>lui</i>, m'a fait -beaucoup de mal; car je me suis mis à écrire des vers comme ceux-ci: -«prickly and pulpous and blistered and blue», ou encore: «It was a little -lawny islet by anemone and vi'let—like mosaic paven», etc. Il est -vrai que, dans l'état de déséquilibre où j'étais, je ne pouvais tirer grand -bien de quoi que ce soit. La persévérance que j'ai mise à aller -jusqu'au bout de la <i>Révolte de l'Islam</i> et de savoir (je n'y suis -jamais arrivé) qui s'était révolté, et contre qui, m'apparaît -toutefois comme un effort honorable; et le <i>Prométhée</i> m'a -certainement fait comprendre quelque chose d'Eschyle. Et après tout, -étant donné ce que je devais être par la suite, je ne vois pas -comment ces années d'effervescence eussent pu se mieux passer; -c'était, en tout cas, infiniment préférable de les employer ainsi -plutôt qu'à chasser à courre ou à tir, à fumer ou à jouer. La -chose qui me paraît la plus explicable, quand je songe à cette -aventure amoureuse, c'est le manque absolu chez moi de raisonnement, de -volonté, de projets arrêtés; je n'avais ni la décision nécessaire -pour conquérir Adèle, ni le courage de me passer d'elle, et non plus -la raison de me demander ce qui pouvait sortir de tout cela; ni le bon -sens de voir que je me rendais odieux à tout mon entourage. En -vérité, je n'avais pas plus d'intelligence qu'une petite chouette qui -sort du nid, ou qu'un chien de lait qui hurle désespérément à la -lune. -</p> - -<p> -Je fus tiré de mes rêveries, arraché à mes contemplations sidérales -par une lettre de Christ Church annonçant qu'on pourrait m'y recevoir -en janvier 1837; d'ici là, c'est-à-dire en octobre 1836, je devais me -faire immatriculer. -</p> - -<p> -Ce qui est étrange, c'est que mon père n'avait pris aucun -renseignement sur cette immatriculation; le jour où il m'emmena -à Oxford, nous étions aussi novices l'un que l'autre. Son idée -avait toujours été de me faire entrer dans le collège le plus -aristocratique; j'étais inscrit à Christ Church depuis plusieurs -années, mais il ne savait pas qu'il y eût deux catégories d'étudiants: -la fashionable et la non-fashionable: les Gentlemen-Commoners -et les Commoners, étudiants privilégiés et étudiants ordinaires, -ceux-ci occupant une position intermédiaire entre les étudiants -privilégiés et les serviteurs. Ces «odieuses» distinctions ont -d'ailleurs disparu depuis la réforme de l'Université; même -lorsqu'on ne pose pas pour le gentilhomme, on ne tient pas à -être <i>du commun</i> et les parents qui demandent le plus énergiquement -des bourses seraient furieux de penser que leur fils portât au collège -la robe d'un «servitor». -</p> - -<p> -On pourra juger, d'après mes écrits, dans quelle mesure je partage à -cet égard les nobles sentiments du citoyen britannique moderne; mais -ici, sans me permettre le moindre commentaire, je laisserai le lecteur -juger du résultat qu'eut pour moi un système aboli. -</p> - -<p> -Mon père n'aimait pas ce nom de «commoner», d'autant moins, sans -doute, que tous nos parents étaient plutôt de braves gens un peu -communs, et aussi parce que, tout en trouvant sa profession parfaitement -honorable, il avait découvert chez son fils des talents qui ne -pouvaient se déployer à l'aise dans le commerce du xérès. Il faisait -d'autres rêves pour moi. Il croyait à mon génie. Il me voyait dans la -meilleure société de l'Université, y remportant tous les prix et, à -la fin de mes études, le grade de «double first»; j'épousais lady -Clara Vere de Vere; j'écrivais des vers aussi parfaits que ceux de -Byron, mais plus pieux; je prêchais des sermons aussi beaux que ceux de -Bossuet, mais des sermons protestants; à quarante ans, j'étais -évêque de Winchester, et à cinquante, Primat d'Angleterre. -</p> - -<p> -En dépit de toutes ces espérances et de toutes ces tentations, mon -père conservait le sentiment très net des convenances et de ce -qu'exigeait, à cet égard, sa situation personnelle. Il s'en ouvrit -franchement au Dean<a name="FNanchor_35_1" id="FNanchor_35_1"></a><a href="#Footnote_35_1" class="fnanchor">[35]</a> de Christ Church, (Gaisford), à mon futur -professeur, Mr Walter Brown, et leur demanda si une personne dans sa -position pouvait, sans inconvenance, faire entrer son fils à Oxford -comme étudiant privilégié. Je n'assistais pas à ces entretiens, mais -j'imagine que le vieux Dean dut marmotter entre ses dents que mon père -avait bien le droit de faire de moi un gentleman-commoner si cela lui -plaisait et s'il pouvait payer. Le professeur, entrant plus avant dans -les détails et les conditions, dut lui laisser entendre, avec -politesse, que sans doute il serait avantageux pour le collège qu'il se -rencontrât un travailleur parmi les gentlemen-commoners qui, en règle -générale, n'étaient pas fort studieux; mais il dut aussi insinuer -qu'étant donné la manière dont j'avais travaillé jusqu'ici, il -n'était pas certain que je pusse passer l'examen d'entrée auquel les -étudiants non-privilégiés étaient astreints. Cette dernière -considération fut décisive. Il était inadmissible que le fils qui -devait récolter tous les lauriers fût exposé à trébucher au premier -obstacle. -</p> - -<p> -Je fus donc inscrit sans plus ample discussion comme gentleman-commoner -et je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'orgueil qui me -gonflait le cœur le jour où, pour la première fois, je quittai -l'Angel Hotel et passai devant University College au bras de mon père, -ayant coiffé le bonnet de velours et revêtu la robe de soie du -gentleman-commoner. -</p> - -<p> -Eh oui, cher lecteur, la robe de soie et le bonnet de velours nous -faisaient beaucoup d'impression, et non seulement à ma mère, mais à -moi! À la maison, ce qui avait fait pencher la balance et décidé -notre choix, c'était que la robe du commoner n'était que d'étoffe -grossière, qu'elle ne formait pas de beaux plis; que ce n'était, en -somme, qu'un méchant morceau d'étoffe noire qu'on s'accrochait à -l'épaule. N'est-on pas trois fois un homme de robe quand on porte une -robe flottante qui tombe avec noblesse? -</p> - -<p> -Je suis si loin, aujourd'hui que mes cheveux ont blanchi, de railler ces -sentiments peu philosophiques, qu'au lieu d'applaudir à la suppression -(sauf pour les clubs de canotage) de ces différences dans le costume à -l'Université, je serais tout disposé à les étendre à toute la -nation. Je suis d'avis que les duchesses seules devraient être -autorisées à porter des diamants, qu'on devrait reconnaître un lord -à ses étoiles, d'une lieue de loin; que chaque paysanne devrait -arborer à son bonnet ou à son corsage un signe quelconque qui dirait -à quel comté elle appartient; et que, dans la rue, on devrait -distinguer immédiatement, rien qu'à la coupe de son casaquin, un -cabaretier d'un marchand de poisson. -</p> - -<p> -Cette promenade jusqu'aux Schools, l'attente devant la <i>Divinity -School</i> dont j'admirais le portail, et la cérémonie de -l'immatriculation, que de bons souvenirs! La fin de l'année s'est écoulée -sans autres incidents. Au commencement de l'année suivante, nous partîmes -pour Oxford, ma mère et moi, et nous y entrâmes par cette admirable route -d'Henley. Nous étions un peu fatigués lorsque nous arrivâmes au -dernier relais à Dorchester, et très émus, en dépit du bonnet de -velours et de la robe de soie, lorsqu'au crépuscule nous passâmes sous -les tours; après une dernière nuit sous le toit tutélaire de l'Ange, -je me trouvai, le lendemain soir, seul au coin de mon feu, le maître de -ma destinée, dans ma propre chambre de Peckwater. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_32_1" id="Footnote_32_1"></a><a href="#FNanchor_32_1"><span class="label">[32]</span></a>Celui que tu ravis, Melpomène.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_33_1" id="Footnote_33_1"></a><a href="#FNanchor_33_1"><span class="label">[33]</span></a>Grisi, Rubini, Lablache, Tamburini, sans doute. (Note -du tracteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_34_1" id="Footnote_34_1"></a><a href="#FNanchor_34_1"><span class="label">[34]</span></a>Quelle prétention, de la part des musiciens, de se dire -scientifiques quand ils n'ont pu encore adopter une unité de temps!</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_35_1" id="Footnote_35_1"></a><a href="#FNanchor_35_1"><span class="label">[35]</span></a>Dean-doyen.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE XI</h4> - -<h4><a id="LE_CHOEUR_DE_CHRIST_CHURCH">LE CHŒUR DE CHRIST CHURCH</a></h4> - -<p> -Seul, au coin du feu, dans la petite chambre de derrière qui donnait -sur l'étroite ruelle, tout du long de laquelle il ne s'élevait guère -que des écuries, je réfléchissais et me préparais à ma vie de -collège. -</p> - -<p> -Me préparer à quoi, me prémunir contre quoi? J'étais aussi -inexpérimenté quant au présent, aussi peu éclairé quant à l'avenir -que l'aurait été à ma place Davie Gellatly. Encore Davie m'était-il -supérieur, car je ne savais ni danser, ni chanter, ni faire cuire des -œufs. Le jeu n'offrait pas de dangers pour moi, je n'avais jamais -touché une carte de ma vie et je regardais les dés comme on regarde -maintenant la dynamite; j'étais à l'abri de la «femme étrangère», -car n'étais-je pas amoureux et d'ailleurs il fallait être rentré à -neuf heures et demie. Aucun risque de faire des dettes puisqu'à Oxford -il n'y avait pas de Turner à acheter et que rien d'autre ne me tentait -en fait d'objets matériels. Aucun danger de me tuer à la chasse à -courre, puisque j'étais incapable de monter le cheval le plus -pacifique; aucun danger de me ruiner aux courses: je n'avais assisté -qu'une seule fois de ma vie à une course et je ne trouvais pas amusant -de gagner l'argent de mon prochain. -</p> - -<p> -J'étais préparé à ce qu'on se moquât de mon ingénuité, mais -j'étais trop infatué pour craindre le ridicule; la seule chose qui -m'inquiétait, et à juste titre, c'était de savoir si j'aurais la -persévérance d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire de poursuivre -pendant trois ans des études qui ne m'offraient pas le moindre -intérêt. Je pris toutefois la résolution de faire mon possible pour -faire honneur à mes parents et, après avoir prié Dieu du fond du -cœur, je me couchai plein d'espérance. -</p> - -<p> -Il me faut ici m'arrêter un moment, pour expliquer quel était alors -mon état d'esprit au point de vue religieux. -</p> - -<p> -Autant que je puis m'en souvenir, les lectures quotidiennes de la Bible, -avec ma mère, n'avaient pas été reprises après notre premier voyage -sur le continent, pendant lequel nous avions bien été forcés d'y -renoncer. En effet, comment lire trois chapitres après le déjeuner, -quand les chevaux s'impatientent à la porte? Les trois chapitres furent -donc remplacés par un seul que je lisais dans mon particulier, le matin -et le soir, et auquel j'adjoignais naturellement l'oraison dominicale -où je demandais au ciel tout ce qui pouvait convenir à moi-même et -aux miens. Ceci fait, je veillais ou je dormais, ne m'occupant guère, -le jour comme la nuit, que de mes affaires terrestres. Il ne m'était -jamais venu à l'idée de mettre en doute la vérité de la Bible, bien -que je me fusse rendu compte déjà que la lettre pouvait en être -comprise tout autrement que ma mère ne me l'avait enseigné; mais plus -j'y croyais, semblait-il, moins j'en retirais de bien. Quel mérite -Abraham avait-il à faire ce que lui disait l'Ange? Moi aussi, -j'obéirais aux anges s'ils me parlaient; mais aucun ange ne m'était -jamais apparu, dont j'eusse connaissance, même sous la forme d'Adèle, -qui ne pouvait pas être un ange puisqu'elle était catholique. -</p> - -<p> -De même si j'avais vécu au temps du Christ, je ne doutais pas que je -ne l'eusse suivi sur la montagne, ou que je ne fusse monté avec Lui -dans la barque sur le lac de Galilée; c'était tout autre chose que -d'aller à la chapelle Beresford, à Walworth, ou à l'église de -Sainte-Bride dans Fleet Street. Aussi, tout en sentant que je devais, en -quelque sorte, imiter le Christian du <i>Pilgrim's Progress</i>, je ne -pouvais croire que Billiter Street, ou le quai de la Tour, où était -l'entrepôt de mon père, ou le jardin fleuri de Herne Hill, où ma -mère empotait ses boutures, étaient des lieux que je dusse fuir comme -la «Cité de Perdition». Instinctivement, j'étais virtuellement -arrivé à cette conclusion, d'après mes lectures de la Bible, que, -n'ayant jamais eu l'intention de faire le mal, je n'étais pas en grand -danger d'aller en enfer; j'avais remarqué aussi que même la crème de -la crème des gens pieux n'étaient nullement pressés de monter au -ciel. Somme toute, il me semblait qu'on ne me demandait pas autre chose -que de faire mes prières, d'aller à l'église, d'apprendre mes -leçons, d'obéir à mes parents et de dîner avec plaisir. -</p> - -<p> -C'est dans ces dispositions d'esprit que, par un sombre matin d'hiver, -debout à la fenêtre de ma petite chambre d'étudiant, je regardais le -bâtiment de la bibliothèque de Christ Church et le square bien sablé -de Peckwater, un peu vexé que ma fenêtre ne fût pas une tourelle en -encorbellement et n'ouvrît pas sur une chapelle gothique, mais sans -avoir conscience du malheur qui s'était abattu sur moi, de tout ce que -je perdais à n'avoir pour tout horizon, au printemps des deux plus -belles années de ma jeunesse, que la bibliothèque de Christ Church et -un square sablé! -</p> - -<p> -Ce matin-là, j'eus l'impression que l'ensemble, bien que triste, avait -de la grandeur; que l'architecture, bien que Renaissance, était hardie, -savante, bien proportionnée et diversement didactique. En réalité, on -aurait aussi bien pu m'envoyer dans la prison de Chillon, sauf pour ce -qui est de l'humidité, si par la meurtrière j'avais pu apercevoir les -trois petits arbres grêles, une belle voûte et un beau pavage à la -place des hideux meubles modernes de ma chambre. -</p> - -<p> -À première vue, la chapelle du collège elle-même me causa une -déception, après les vastes églises du continent; ses voûtes -étroites, il est vrai, avaient d'autres fonctions à remplir. -</p> - -<p> -En somme, parmi les édifices où les âmes anglaises venaient se -sanctifier, le chœur de Christ Church était, à cette époque de -l'histoire d'Angleterre, virtuellement le cœur et le foyer de la vie. -On y conservait la tradition non interrompue de la religion du temps -d'Élisabeth et des époques normandes et saxonnes, le souvenir d'un pur -loyalisme, une science véritable; et chaque matin venait s'y -agenouiller, par obéissance sans doute, mais aussi en toute sincérité -de cœur, pour apprendre là les plus hautes vertus de dévouement au -pays, ce qu'il y avait de plus noble parmi la jeune noblesse de -l'Angleterre. La plupart des pairs du Royaume, et en général ce qu'il -y avait de mieux parmi ses squires, passaient par Christ Church. -</p> - -<p> -La cathédrale elle-même était un abrégé de l'histoire d'Angleterre. -Chaque pierre, chaque vitrail, chaque panneau sculpté était -authentique, de son époque; rien de ces mensonges, de ces restaurations -truquées dont s'enorgueillissent nos architectes. Le premier reliquaire -de sainte Frideswide, il est vrai, a été détruit, son corps mis en -pièces, ses cendres dispersées par les Puritains; mais la seconde -châsse est encore très belle dans son genre, c'est un merveilleux -travail anglais, dans lequel un très habile ouvrier a mis tout son -cœur. Les voûtes normandes, celles du dessus, sont du plus pur normand -anglais; un peu grossières, un peu rudes, il est vrai mais -pouvions-nous espérer faire mieux, livrés à nos propres forces et -sans l'aide des Français? Le plafond est de l'époque Tudor, un Tudor -exaspéré, mais ingénieusement construit et finement sculpté. Ce -plafond et celui de l'escalier du hall proclament l'habileté des -merveilleux ouvriers du XV<sup>e</sup> siècle. La fenêtre de l'ouest avec -sa peinture maladroite, l'Adoration des Bergers, est un spécimen de cet -art de transition qui relie la verrière à la peinture et qui aboutit -aux tableaux hollandais où l'on retrouve bien le troupeau, mais où il -n'y a plus ni bergers, ni Christ; tout de même, c'est ce que les -verriers de l'époque pouvaient faire de mieux. Et la boiserie simple -des stalles représentait le dernier art qui ait fleuri en Angleterre -sous la forme d'un travail de menuiserie bien exécuté. -</p> - -<p> -Dans ce chœur d'église, sur les murs duquel est gravée pour ainsi -dire jour par jour toute l'histoire du pays, se rencontrait chaque matin -le meilleur de ce que l'Angleterre a produit, cette fleur de jeunesse, -rangée comme l'équipage d'un navire de guerre, sous le beau vaisseau -de son temple; chaque homme à sa place, selon son rang, son âge, son -savoir—tout homme de bon sens et de cœur reconnaissant qu'il est ici -ou pour remplir, ou pour apprendre à remplir les plus hauts devoirs qui -incombent à un Anglais. Un étranger instruit, auquel il aurait été -donné d'assister à cet office du matin, aurait pu juger, d'un coup -d'œil, tout ce que ce pays avait été dans le passé, ce qu'il était -capable d'être encore dans l'avenir; une heure passée dans la chapelle -de Christ Church lui en aurait appris plus que plusieurs mois de séjour -à la cour ou à la ville. Assis dans sa stalle, il aurait vu le plus -grand théologien de l'Angleterre, et, sous sa stalle d'honneur, son -plus grand érudit; et parmi les <i>tutors</i>, le Dean actuel Liddell, et -un homme de singulière puissance intellectuelle et de vertu sans -prétention: Osborne Gordon. Le groupe des gentilshommes comptait le -marquis de Kildare, le comte de Desart, le comte d'Emlyn et Francis -Charteris, maintenant lord Wemyss, les plus brillants échantillons de -noble race et d'activité puissante. Henry Acland et Charles Newton -étaient parmi les étudiants vétérans, moi, parmi les nouveaux. Que -d'espérances en germe il y avait là! Aucun de nous alors ne rêvait de -rien changer à tout cela, n'en sentait la nécessité, et, moins que -personne, le chef intransigeant au front bombé, aux yeux noirs, qui -conduisait d'une voix de tonnerre les <i>repons</i> en latin de la prière -du matin. -</p> - -<p> -Aujourd'hui, après tant d'années passées, mon cœur est encore plein -de reconnaissance pour tout ce que j'ai vu là, pour toutes les pensées -qui me sont venues dans le chœur de cette cathédrale. -</p> - -<p> -L'influence qu'a eue sur moi l'autre beau bâtiment du collège, le -hall, est toute différente et étrangement mêlée. Si on ne l'eût -utilisé, comme cela eût dû se faire, que comme réfectoire et dans -les grandes occasions: galas, réceptions d'hôtes illustres, discours -solennels, le hall, comme la cathédrale, ne m'eût laissé que des -impressions bienfaisantes et graves qui eussent sanctifié le pain de -chaque jour; de même, si notre Dean eût daigné diner avec nous de -temps à autre, le plat de venaison partagé avec lui ne nous eût -semblé que meilleur. Mais avec ce comble de mauvais goût, (qui, à mon -sens, est le péché capital de notre temps, la raison de notre goût -pour l'argent et de notre dégoût pour tout ce que l'argent peut -procurer de meilleur), l'Abbé avait permis que le hall servît aux -«collections». Le mot seul me semble abominable, soit qu'il se -rapporte aux charités extorquées à l'église pour les pauvres ou aux -connaissances arrachées de force aux malheureux candidats. -«Collections», dans le langage du collège, signifiait les examens -trimestriels, auxquels l'Abbé avait la mauvaise habitude d'assister -comme grand inquisiteur, lui qui n'aurait jamais eu, fût-ce une fois, -l'idée de présider notre dîner. -</p> - -<p> -Il va sans dire que tout ce que les candidats, même les plus forts, -pouvaient savoir de grec, <i>lui</i> paraissait absolument dérisoire. -Méprisant dès les premiers mots, exaspéré, vindicatif et tonnant -ensuite, plus sombre et plus menaçant à mesure que la journée -avançait, glacial et Gorgonien, il allait et venait d'un bout à -l'autre de l'immense salle de torture, aussi vaste que celle du Grand -Conseil à Venise, mais déshonorée par les terreurs des malheureux -candidats qui, serrés les uns contre les autres comme de pauvres -hirondelles transies, ne pensaient qu'à dissimuler leurs traductions -lorsqu'approchait le terrible Abbé. Ce n'était pas mon cas, ai-je -besoin de le dire? Mais j'imagine que le Dean eût préféré que je me -servisse de cinquante traductions plutôt que d'avoir l'air embarrassé -et malheureux que j'avais, quelle que fût la question que l'on me -posait. Et comme mes thèmes latins étaient les plus mauvais de toute -l'Université, que je n'ai jamais pu reconnaître un futur présent d'un -futur passé, et que même au bout de mes trois années d'Oxford, il -m'aurait été impossible de dire où vivaient les Pélasges et d'où -sont venus les Héraclides, on peut imaginer de quel air le Dean, au -moment de mon départ, me tendit le second et le troisième doigt de sa -main droite, et toutes les tortures que je souffrais lorsque mon père -et ma mère m'interrogeaient sur mes succès éclatants au collège. -</p> - -<p> -À mesure que les années passaient, il m'était toujours plus -impossible de ne pas associer dans ma pensée le hall du collège aux -terreurs et aux humiliations des jours d'examen; mais, même dès le -premier jour, l'étonnement et l'exaltation que j'éprouvais à dîner -dans cette vaste salle ne furent pas sans mélange. Il est certain que -le contraste était écrasant entre la petite pièce à Herne Hill, où -nous mangions notre pudding, ma mère, Mary et moi, et un hall aussi -grand que la nef de la cathédrale de Canterbury, dont l'extrémité se -perd dans la brume, tandis que son plafond est noyé dans l'ombre, et -que les convives en longues files paraissent et disparaissent selon les -caprices de la lumière: spectacle qui me remplissait d'épouvante plus -qu'il ne me mettait en appétit. Je fus d'ailleurs gêné, depuis le -premier jour jusqu'au dernier, par le sentiment que moi, pauvre rustre, -je n'avais que faire ici. -</p> - -<p> -Dans la cathédrale, né ou pas né, je me sentais chez moi tout autant -que Monseigneur; et même, à certaines heures, l'édifice me semblait -à moi plus qu'à lui-même. Mais à table, cette foule de savants et de -nobles convives, ce service pompeux, ce luxe m'étaient étrangers; il y -avait entre mes habitudes très simples et ces splendeurs une distance -infranchissable. Autour d'un gigot rôti à point, garni de pommes de -terre et servi dans l'arrière-boutique de Market Street, autour de la -marmite de quelque gipsy sur la colline d'Addington (non que j'eusse -jamais soupé avec une gipsy, quelque désir que j'en eusse), ou d'un -bon gâteau d'avoine bien beurré—j'ai toujours été gourmand -hélas!—dans la chaumière d'un berger d'Écosse, régal à partager -avec le chien, j'étais moi-même, je me sentais à ma place; mais à la -table des étudiants privilégiés, dans la salle à manger du Cardinal -Wolsey, je fus de toutes façons, et tout de suite, moins que moi-même: -à des places où je n'aurais pas dû être, jamais à ma place. -</p> - -<p> -Autant conter ici une petite aventure qui m'arriva peu de temps après -mon entrée au Collège et qui, si insignifiante qu'elle fût, n'en -contribua pas moins à me dégoûter à tout jamais du hall de Christ -Church. J'avais été reçu comme un bon petit roquet sans prétention, -avec une condescendance un peu dédaigneuse, par les chiens à pedigree -de la table des gentlemen-commoners; mon professeur, mes camarades de -classe commençaient à s'apercevoir que je lisais bien, que j'avais -l'air de comprendre ce que je lisais et même que je posais parfois des -questions embarrassantes au professeur, au point qu'un jour, à la -sortie, je fus félicité par toute la classe pour la façon magistrale -dont je l'avais <i>collé</i>. Je n'avais eu, pauvre innocent que j'étais, -aucune intention de cette sorte; le hasard avait voulu simplement que je -lui eusse demandé, à la grande joie de mes camarades, quelque chose -qu'il ne savait pas. Bien avant cela, j'avais fait une tentative directe -pour me faire remarquer, qui avait eu moins de succès. -</p> - -<p> -Il était de règle au collège que, chaque semaine, un des étudiants -écrivît un essai philosophique sur un texte d'Horace, de Juvénal ou -autre. On donnait lecture du meilleur travail, le samedi après-midi, -dans le hall; tous les étudiants étaient obligés d'assister à la -lecture. Voilà, pensai-je, une bonne occasion de déployer mes talents. -Très consciencieusement, et d'ailleurs avec un réel plaisir, -j'écrivis mon essai, dans lequel je mis toute la pénétration et toute -l'éloquence dont j'étais capable. Aussi, si je fus flatté, je ne fus -pas surpris lorsque, quelques semaines après mon arrivée à Oxford, -mon professeur m'annonça d'un air bienveillant que ce serait moi qui -lirais le samedi suivant. -</p> - -<p> -Donc, sans m'émouvoir, car j'avais de sérieuses raisons de compter sur -mon talent de lecture, et avec la gravité qui me paraissait convenir à -la circonstance, je lus mon essai, et j'ai tout lieu de croire que je le -lus bien. Aussi, descendant de la tribune, je m'attendais à recevoir -les félicitations et les remerciements de mes camarades fiers d'avoir -été si bien représentés. Mais la pauvre Clara, après son premier -bal, recevant dans le vestiaire les compliments de son cousin, ne fut -pas plus surprise que je ne le fus de l'accueil que me firent mes -cousins de la longue table. Ce n'était pas de l'envie, certes, mais du -dédain, de la colère qui se donnaient carrière sous toutes les -formes, depuis le sarcasme olympien de Charteris jusqu'à la volée -d'injures de Grimston. -</p> - -<p> -On m'expliqua que je m'étais rendu coupable de lèse-majesté -vis-à-vis de l'ordre des Gentlemen-Commoners; que jamais l'essai d'un -étudiant privilégié ne devait avoir plus de douze lignes, et encore -des lignes de quatre mots, et que, si disposé qu'on fût à passer sur -ma sottise, ma suffisance, mon manque de <i>savoir-faire</i><a name="FNanchor_36_1" id="FNanchor_36_1"></a><a href="#Footnote_36_1" class="fnanchor">[36]</a>, -l'inconvenance que j'avais commise en écrivant un essai qui eût le -sens commun, comme un vulgaire étudiant, l'incurie et l'audace dont -j'avais fait preuve en les tenant là pendant un grand quart d'heure, -pouvaient peut-être se pardonner une fois à un jeune serin tel que -moi, mais il fallait que j'y prisse garde: si jamais je recommençais, -on m'enverrait tout droit à Coventry. Que dis-je? Coventry serait -encore trop bon pour moi. -</p> - -<p> -J'ai quelque plaisir, au moins, à me rappeler que je tombai du haut de -mes nuages sans me faire grand mal sans témoigner un étonnement trop -ridicule. Je reconnus la justesse des observations qui m'étaient faites -que cela me fît en rien modifier ma manière d'écrire; je ne me -rappelle plus ce que j'avais décidé de faire, au cas où j'aurais -l'honneur de faire les frais d'une autre réunion du samedi. Mes essais -furent-ils moins heureux, par la suite, mes professeurs en étaient-ils -fatigués? Toujours est-il que je ne fus plus prié de lire. -</p> - -<p> -J'aurais dû faire observer que, si ma présentation aux jeunes gens de -ma table s'était faite si aisément, c'était grâce à un hasard qui -avait voulu que, pendant deux jours, en 1834, je me fusse trouvé -bloqué par le mauvais temps à l'hospice du Grimsel avec une trentaine -de voyageurs de toutes les parties du monde, et entre autres, avec un -des étudiants privilégiés de Christ Church, un Mr Strangways, avec -lequel j'avais joue aux échecs et qui s'était un peu intéressé à la -façon dont je dessinais les rochers de granit dans la neige. À la -table de Christ Church, il daigna me considérer comme un de ses -semblables, et le reste de sa bande ayant découvert qu'on pouvait tirer -de moi quelque amusement sans que je m'en doutasse, et reconnu aussi que -je ne cherchais pas à réformer les mœurs de mes camarades par esprit -évangélique ou sous tout autre prétexte également impertinent, on -m'accueillit avec bienveillance; et, au bout de quinze jours, j'étais -à peu près à même de choisir parmi les étudiants du collège les -camarades qui me plaisaient le plus. -</p> - -<p> -Le bonheur voulut—un bonheur que je ne saurais rendre avec des -mots—que Henry Acland, d'un an ou deux mon aîné, me choisît pour -ami; il sentit qu'il y avait en moi certaines possibilités qui ne -pouvaient se développer toutes seules et il me prit affectueusement en -main. Son appartement, tout voisin de la porte nord de Canterbury, -était à une cinquantaine de mètres du mien; ce fut bientôt le seul -endroit où je me sentais heureux, il m'enseigna avec sérénité quelle -devait être la manière de vivre d'un jeune Anglais de' bon sens, de -bonne famille et d'éducation large; déjà, nous vivions tous deux dans -un monde de pensées qui s'étendait bien au delà des murs du collège. -Il m'entretenait des plaines de Troie; un ou deux ans plus tard, je lui -indiquai, à l'occasion de son voyage de noces, le sentier qui gravit le -Montenvers. L'amitié qui nous unit ne s'est jamais altérée, si ce -n'est pour devenir plus profonde tous les jours. -</p> - -<p> -J'avais encore d'autres amis, dont quelques-uns furent très gentils -pour moi, un «college tutor» de premier ordre, et plus tard j'eus pour -maître particulier le savant à l'esprit si large et si droit dont j'ai -déjà parlé, Osborne Gordon. À l'angle du grand quadrilatère de Christ -Church vivait aussi le D<sup>r</sup> Buckland, que j'ai toujours trouvé -prêt à m'aider dans mon travail, ou, faveur plus grande encore, à me -laisser l'aider dans le sien, en préparant les épures qui lui étaient -nécessaires pour ses conférences. Mon dessin des filons granitiques de -Trewavas Head, avec le petit cutter qui double la pointe, au milieu de -la rafale, dessin dans le style de Copley Fielding, est encore, je -crois, dans les archives de la section géologique. Mr Parker, qui -s'occupait alors de fonder la Société d'architecture, et Charles -Newton, déjà si profondément observateur, me témoignaient beaucoup -de sympathie; ils avaient deviné mes goûts et ils me faisaient -travailler plus scientifiquement l'architecture. La galerie de tableaux -de Blenheim<a name="FNanchor_37_1" id="FNanchor_37_1"></a><a href="#Footnote_37_1" class="fnanchor">[37]</a> n'était pas à plus de huit milles. Un garçon de mon -âge pouvait-il se trouver dans de meilleures conditions? Que n'eut-il -l'esprit de s'en rendre compte et la volonté d'en profiter! Eh bien -non, j'étais là, ne sachant à quoi me décider, moitié par -indécision, moitié par bêtise. Rien parmi les humains et les bêtes -ne peindrait mieux mon attitude d'alors que la description par la pauvre -petite bergère Agnès du «caneton fourvoyé». -</p> - -<p> -Je note comme étant un peu à mon honneur le fait que j'aie été -heureux et non gêné par la présence de ma mère à Oxford. Elle -était venue s'y installer afin de veiller sur moi autant qu'il était -en son pouvoir. Pendant mes trois années d'Oxford, elle habita des -chambres meublées dans High Street (d'abord dans la jolie maison du -XVI<sup>e</sup> siècle, de Mr Adams, aux boiseries sculptées); mon père -restait seul à Herne Hill toute la semaine, séparé à la fois de sa femme et -de son fils, pour l'amour de ce fils. Le samedi il venait nous -rejoindre, et le dimanche nous allions en famille à Saint-Pierre pour -le service du matin. À part cela, jamais mes parents ne se montraient -en public avec moi, dans la crainte que mes camarades ne se moquassent -de moi ou n'exerçassent leur verve sur le brave Mr Ruskin, marchand de -vin de Xérès, et la bonne Mrs Ruskin, aux toilettes surannées. -</p> - -<p> -Personne d'ailleurs, pendant tout le temps que je fus au collège, ne se -permit de dire un mot malveillant ni sur l'un, ni sur l'autre; personne -ne se moqua de l'habitude que j'avais de passer mes soirées avec ma -mère. Mais une fois que la sœur aînée d'Adèle était venue avec son -mari visiter Oxford, et que j'avais eu la sottise de dire à dîner, -fort inutilement j'en conviens, que je la connaissais, que c'était la -comtesse Diane de Maison, mes camarades me blaguèrent sans merci un -mois durant. -</p> - -<p> -Le lecteur voudra bien observer aussi que si ma mère m'avait suivi à -Oxford, ce n'était nullement parce qu'elle ne pouvait pas se passer de -moi, encore moins parce qu'elle n'avait pas confiance en moi. Elle -était venue uniquement pour être là en cas d'accident ou de maladie -subite. Ma mère avait toujours été à la fois mon médecin et ma -garde-malade et elle m'avait à plusieurs reprises sauvé la vie. Cette -fois encore, qu'aurais-je fait sans elle? Pendant les deux premières -années de ma vie d'étudiant, je ne lui causai aucune inquiétude; et -quelle douceur pour moi, quand venait l'heure du thé, d'aller lui -raconter ce que j'avais fait ou appris dans la journée! -</p> - -<p> -Ce qu'était la routine journalière il n'est peut-être pas inutile de -le dire ici. Après une heure d'étude, même en hiver, l'office du -matin à la chapelle, auquel je ne manquais jamais; petit déjeuner à -neuf heures, pendant lequel, tout en savourant un petit pain au beurre, -je lisais un roman du capitaine Marryat. Ensuite, cours jusqu'à une -heure, lunch et petite causette avec les uns ou les autres. À deux -heures, cours de Buckland ou autres. Promenade jusqu'à cinq heures, -dîner dans le hall; «vin» chez moi ou chez un autre étudiant, corsé -d'une bonne causerie avec les piocheurs ou quelque fredaine avec mes -camarades de table. Mais, quoi qu'il arrivât, je m'arrangeais toujours -pour être à High Street pour l'heure du thé de ma mère, -c'est-à-dire sept heures, et y rester jusqu'à ce que Tom<a name="FNanchor_38_1" id="FNanchor_38_1"></a><a href="#Footnote_38_1" class="fnanchor">[38]</a> -m'appelât. Je prenais alors mon galop, et j'arrivais juste au moment -où l'on fermait la porte de Canterbury; rentré chez moi, je lisais -encore jusqu'à dix heures. Mais, en somme, tout cela ne donnait pas -plus de six heures de vrai travail dans la journée; ces six heures, au -moins, je puis me rendre la justice de constater que je les ai toujours -employées sans marchander. -</p> - -<p> -J'ai bien appris, toujours, mon histoire d'Hérodote et, aujourd'hui -encore, je sens tout le prix de cette acquisition. Walter Brown, mon -«tutor» auquel je m'étais attaché, était arrivé, par la douceur, -à me faire entrer quelques verbes grecs dans la tête. Pour les -mathématiques, elles marchaient bien sous la direction d'un autre -professeur, Mr Hill; j'avais d'ailleurs l'instinct géométrique et ce -que je savais, dans cet ordre, je le savais bien. Lors de mon «little -go»<a name="FNanchor_39_1" id="FNanchor_39_1"></a><a href="#Footnote_39_1" class="fnanchor">[39]</a>, au printemps de 1838, on me remit un graphique des figures -d'Euclide, comme il était d'usage, avec l'énoncé des problèmes. Je -repoussai la feuille, disant dédaigneusement à l'examinateur: «Je n'ai -pas besoin de figures, monsieur.—Vous ferez mieux de les garder», -me répondit-il d'un air bénin; ce que je fis puisqu'il m'en priait; -mais je pouvais alors et je puis encore dicter, les yeux fermés, la -démonstration de n'importe quel problème avec les lettres que l'on -voudra à tous les points. Je passai tout juste pour le latin à -l'écrit, mais je m'en tirai bien pour le reste et mon professeur fut -content, sans se rendre compte que, pour cet examen, j'avais donné à -peu près tout ce que je pouvais donner dans ce genre. -</p> - -<p> -Pour mon malheur, les deux professeurs supérieurs collège, Kynaston -(depuis Principal de Saint Paul's), qui enseignait le grec, et Hussey, -le censeur, qui enseignait je ne sais plus quelle chose ennuyeuse, -m'étaient antipathiques. Tous deux avaient d'ailleurs pour moi le -dédain qu'inspire généralement à tout professeur l'enfant élevé à -la maison. De la part de Kynaston ce n'était pas sans raison, car je -ne savais pas assez de grec pour comprendre ce qu'il disait, -et quand un jour, dans une bonne intention, et pour me donner -l'occasion de déployer mes talents, il me mit en face Ὃρα δέ γʹεἵσω -τριγλύφων, δʹποι χενὸν δέμας χαθεῐναι, de l'<i>Iphigénie en Tauride</i>, -et qu'il découvrit, à son grand étonnement et à celui de toute -la classe, que je ne savais pas ce que c'était qu'un triglyphe, -son mépris ne connut plus de bornes; de ce jour, lorsqu'il m'adressait -la parole, c'était avec une sorte d'irritation, de colère sourde. -Cependant, bien des années plus tard, à l'occasion d'une fête à -Saint Paul's, il me reçut avec égards et bonté. -</p> - -<p> -Seuls, les très bons élèves trouvaient grâce devant Hussey. C'était -le type du censeur-chien. Et de fait, les mœurs du collège étaient -telles, malheureusement, qu'elles forçaient le plus débonnaire des -censeurs à devenir féroce. Il avait, de plus, ainsi l'avait voulu le -ciel dans sa justice, une physionomie terrible; dès le premier jour, il -fut pour moi une sorte de Gorgone, la Gorgone ou l'Érinnye de Christ -Church, dont le passage assombrissait non seulement le ciel mais la -terre. -</p> - -<p> -Cela m'amuse, quand je jette un coup d'œil en arrière, de voir que -professeurs et camarades prenaient toujours à mes yeux une forme -esthétique; je me les représentais comme dans un tableau et je me -refusais de prime abord à m'intéresser à ceux dont on n'aurait pas pu -faire de beaux portraits. Mon idéal de professeur, c'était l'<i>Érasme</i> -d'Holbein ou le <i>Melanchthon</i> de Durer; j'allais même jusqu'aux doges -du Titien et aux évêques de Bonifazio. Mais je n'en rencontrais guère -dans Tom ou Peckwater<a name="FNanchor_40_1" id="FNanchor_40_1"></a><a href="#Footnote_40_1" class="fnanchor">[40]</a>. Le D<sup>r</sup> Pusey, lui-même qui ne m'a jamais -adressé la parole, n'avait rien de pittoresque ni de majestueux. Ce -n'était qu'un gentilhomme anglais, un ecclésiastique maladif et assez -dégingandé qui ne vous regardait jamais en face et avait toujours -l'air d'être tombé de la lune. -</p> - -<p> -Quant à mon professeur de collège, il avait des yeux noirs, il était -agréable et animé, mais sans rien de particulièrement impressionnant. -Je le vois encore allant et venant d'un air important que nous trouvions -assez ridicule. Kynaston avait une ressemblance comique avec un écolier -joufflu, Hussey, renfrogné, noir et sec, aussi incapable de gaîté -que d'enthousiasme; à part cela, faisant son devoir consciencieusement. -C'était un des membres les plus estimables du collège et de -l'Université, mais pour moi une calamité de tous les instants, un -homme dont l'influence me fut beaucoup plus pernicieuse que je ne -pouvais l'imaginer alors. -</p> - -<p> -Enfin, le Doyen dont la droiture évidente, la dignité morale, la -véritable puissance intellectuelle, d'un genre un peu rude, m'avaient -inspiré le respect dès le début: mais son aspect général rappelait -trop l'enseigne du «Cochon rouge» que j'ai vu plus tard à la foire de -Chartres et qu'un épicier ingénieux avait représenté en raisins -secs, avec des grains de cassis en guise d'yeux. Sa présence en chair -et en os, ou seulement la crainte de voir apparaître son fantôme, -m'inspirait une terreur qui allait jusqu'à la torture; pour moi, -c'était l'anathème, l'anathème sous la tiare et sous le dais. -</p> - -<p> -Pourtant, il y avait un des professeurs, avec lequel j'avais peu de -relations, qui approchait de mon idéal, sans réaliser mes espérances -en ce temps-là ni peut-être les siennes depuis. Moi, je m'imagine -qu'il était, pour son malheur, sous la domination de l'ὰνάγκη, -grecque, représentée par le Doyen actuel. C'était, c'est encore l'un -des types les plus nobles de l'Anglais distingué, mais je soupçonne -que ce ne fut passa bonne étoile qui le fit naître Anglais, -l'élément prosaïque et pratique en lui ayant fini par l'emporter sur -le sensitif. C'était le seul entre tous les professeurs de mon époque -qui entendît quoi que ce soit à l'art; et cette réflexion très fine -qui lui échappa un jour, en parlant Turner, «qu'il s'acharnait sur un -idéal faux», m'eût été alors bien profitable s'il l'avait -expliquée et appuyée. Mais, il ne trouvait pas, je pense, que je -valusse la peine qu'il s'occupât de moi, et, ce qui est plus grave, il -ne voyait pas assez clair en lui-même pour cultiver ses dispositions -artistiques. -</p> - -<p> -Il y avait encore à Oxford, dans le bâtiment de l'angle nord-ouest du -square du Cardinal, un homme d'un grand esprit et d'un grand cœur; les -mauvaises chances dont j'eus à souffrir, surtout par ma faute, il faut -bien le dire, furent largement compensées par le très grand avantage -de le connaître, avantage dont j'eus le bon esprit de profiter. Le -D<sup>r</sup> Buckland<a name="FNanchor_41_1" id="FNanchor_41_1"></a><a href="#Footnote_41_1" class="fnanchor">[41]</a> était chanoine de la cathédrale; lui, sa femme, ses -enfants avaient de la gaîté, de la bonté et assez d'originalité pour -donner de la vie et de la saveur au collège tout entier. -</p> - -<p> -Originalité qui tendait à devenir un peu grotesque, ce qui diminuait -l'influence qu'il aurait pu avoir sans cela. Le Docteur avait trop -d'humour pour suivre longtemps le côté ennuyeux d'un sujet. Frank -s'occupait trop de son ourson apprivoisé pour essayer de réprimer les -instincts un peu ours de sa propre nature; et il ne se passait guère de -jour que Mit ne commît quelque frasque qui indignait les filles des -autres professeurs du collège, lesquelles se piquaient de tenue. Mais -ils étaient tous bons, intelligents, ouverts, animés et vivants au -plus haut degré; leur fréquentation fut pour moi le meilleur des -médicaments, elle me sauva. -</p> - -<p> -Le D<sup>r</sup> Buckland faisait penser à Sydney Smith; il ne l'égalait -pas comme esprit, mais c'était la même bonne humeur, le même bon sens, la -même religion bienveillante et joyeuse. Je rencontrais à sa table les -maîtres de la science: Herschel et d'autres encore, et souvent des -étrangers polis et intelligents auprès desquels le peu de français -que je savais, et que mes conversations avec Adèle avaient sensiblement -amélioré, me fut souvent utile. Autour de cette table hospitalière, -on se sentait toujours à l'aise, on s'amusait; menus et service -étaient également intéressants. Je ne me suis jamais consolé, un -jour que j'étais pris par un malencontreux rendez-vous, d'avoir manqué -une délicate fricassée de souris; et je me souviens avec ravissement -d'avoir reçu les bons offices, par une étouffante matinée d'été, de -deux gracieux petits lézards de la Caroline qui étaient chargés -d'éloigner les mouches. -</p> - -<p> -J'ai déjà dit le bonheur, plus grand encore, que j'eus d'être adopté -par Acland à mon arrivée à Oxford. Sans lui j'eusse perdu la tête, -mais il me soutenait, me réconfortait; son ironie elle-même était -douce. Je le trouvais toujours plein de sympathie pour ce qu'il y avait -de meilleur en moi, d'indulgence pour ce qu'il y avait de pire; de plus, -il me donnait l'exemple d'une jeune et noble vie anglaise dans toute sa -pureté, sa sagacité, sa dignité, son insouciance hardie et sa piété -joyeuse; sa fierté anglaise brillait gentiment à travers tout cela -comme celle d'une jeune fille heureuse de sa beauté. C'est un sujet -d'étude intéressant pour moi de comparer l'orgueil silencieux de -l'Anglais, conscient de ce qu'il est, à l'agitation impatiente du -Français affamé de «gloire», gloire qu'il devra acquérir au prix -d'efforts douloureux pour devenir ce qu'il n'est pas. -</p> - -<p> -Un jour que la Cherwell, grossie par la pluie, roulait ses flots -impétueux au-dessus d'un déversoir glissant, nous discutions, Acland -et moi, pour savoir s'il était possible de passer. J'avais déclaré -péremptoirement que c'était impossible. Sur quoi Acland, enlevant -souliers et chaussettes, traversa tranquillement, puis revint me -trouver. Il ne courait d'autre risque que celui de prendre un bain, car -c'était un nageur de premier ordre: et je crois d'ailleurs qu'il était -assez raisonnable pour ne pas tenter l'aventure si elle avait présenté -un réel danger. Mais il l'aurait risquée, je pense, car il possédait -au plus haut degré la sérénité anglaise à l'heure du danger, ce -qui, chez les sots, dégénère en goût du danger pour le danger, mais -ce qui, chez les gens sensés, soldats ou médecins, est la raison du succès. -Lorsque, trente ans plus tard, le D<sup>r</sup> Acland fit naufrage sur le -vapeur <i>Tyne</i>, non loin de la côte de Dorset—le navire s'étant -échoué la nuit sur des rochers où il resta engagé—et qu'à l'aube -on se rendit compte qu'on se trouvait à environ un demi-mille de la -terre mais séparé d'elle par un dangereux ressac, comme les officiers, -anxieux, tenaient conseil, que l'équipage s'agitait, que les passagers -pleuraient ou priaient, on vit avec indignation le D<sup>r</sup> Acland -paraître à la porte du salon, tiré à quatre épingles dans sa toilette du -matin, et annoncer que le «déjeuner était servi». Aux clameurs qui -accueillirent cette apparente indifférence il ne répondit rien, -faisant remarquer simplement qu'il était impossible qu'aucun canot -gagnât la plage, et encore plus impossible qu'un canot quittât la -plage, étant donné l'état de la mer, pour venir à leur secours. -Donc, tout ce qu'on pouvait espérer, c'était qu'on pût haler les -passagers à l'aide de cordes jusque sur le rivage, sauf ceux qui -auraient le courage d'essayer de se sauver à la nage. En tout cas il -serait sage, mouillés et gelés comme ils l'étaient pour la plupart, -de commencer la journée en déjeunant comme d'habitude. Les cris -cessèrent, l'agitation se calma, chacun retrouva ses esprits dans la -mesure du possible et l'on n'eut à déplorer la mort de personne. -</p> - -<p> -Le fier et joyeux héroïsme d'Henry Acland m'enchantait, j'y prenais -plaisir comme aux ébats d'un léopard ou d'un faucon sans que cela -affectât en rien ma disposition particulière et me donnât envie de -l'imiter. Trop souvent, je m'étais entendu répéter: Prends garde, -fais attention. Aussi, n'ai-je jamais songé à le suivre sur les -barrages glissants ou dans les canots de sauvetage au milieu des vagues -blanches d'écume; je le suivais plus volontiers dans les sentiers de -l'art et de la science, car il était de plusieurs années en avance sur -moi; à défaut d'autre chose, ma sympathie l'encourageait. Avant mon -entrée à l'Université, il était seul, littéralement seul, à s'intéresser -sérieusement à ces matières. La géologie, pour le D<sup>r</sup> -Buckland, n'était qu'une distraction; mais la vie, après tout, -était-elle pour lui, autre chose? Pour Henry Acland la physiologie -était un évangile, la bonne parole dont il avait la garde, qu'il -devait prêcher aux païens, et déjà, dans sa petite chambre -d'étudiant de Canterbury College, il esquissait le plan d'études qu'il -a réalisé plus tard dans son cabinet de consultation du quadrilatère -de Tom, en y introduisant l'étude de la physiologie qui a fait de -l'Université ce qu'elle est aujourd'hui. La caractéristique d'Acland -c'est que, tout jeune, il avait déjà le jugement sûr, un but -déterminé, du talent; s'il n'eût pas, en avançant en âge, été -écrasé par la routine de ses devoirs professionnels, s'il n'eût pas -été heureux et pleinement satisfait dans une admirable vie de famille, -on ne peut dire à quoi il serait arrivé; mais ceux qui l'aiment ne -sauraient avoir aucun regret, ils ne peuvent qu'être reconnaissants -qu'il ait été ce qu'il est. -</p> - -<p> -Après Acland, mais bien loin derrière lui, parmi les idoles -esthétiques de mon choix auxquelles je demandais d'abord, à quelque -sexe qu'elles appartinssent, d'être avant tout de belle apparence, -venait Francis Charteris. Charteris, pour moi, était l'idéal de -l'Écossais, le plus beau type de la race caucasienne qu'il m'ait été -donné de voir; son ironie délicate et aisée, sans le moindre venin, -son sens pratique donnaient un air de hauteur, d'ailleurs inoffensif, à -sa beauté délicate. Personne ne pouvait lui résister, du moins -personne ayant quelque peu le sens de l'humour; et quand, un jour, le -vieux vice-doyen, sortant du portail de Canterbury, croisa Charteris qui -descendait de cheval en habit rouge défendu aux étudiants, et que -celui-ci, le pied encore sur l'étrier, se tourna gaiement vers lui et -lui dit «qu'il avait suivi la meute du Doyen», le vieillard et le -jeune homme avaient l'air aussi contents l'un que l'autre. -</p> - -<p> -Charteris, toujours heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ne se -troublait de rien. Naturellement bien doué, plein d'activité, il -faisait tout en se jouant; jamais il n'était tombé de cheval à la -chasse, jamais il n'avait été intimidé en classe, jamais il ne -s'était troublé à un examen, jamais il n'avait fait de sottises. Un -seul point noir, il était de santé délicate, ce qui expliquerait -qu'ait n'ait pas laissé de traces plus profondes. -</p> - -<p> -Le comte de Desart, après Charteris, était celui de mes camarades de -table qui m'intéressait le plus. Très bien doué aussi et d'un aimable -caractère, il avait moins d'activité et, en sa qualité d'Irlandais, -moins de sens pratique que l'Écossais. L'Université, d'ailleurs, ne -fit rien pour lui en faire acquérir. Notre époque a mis tout son -orgueil à niveler les positions, à effacer distinctions entre nobles -et serviteurs; peut-être eût-il été plus sage, au lieu d'effacer les -distinctions, d'intervertir les rôles. Alors le droit d'entrée au -collège de l'humble étudiant et son entretien dépendaient de son -application, tandis que c'était un des privilèges des nobles de faire -à l'Université des dons princiers. Ils n'en attendaient rien en retour -et achetaient, pour des sommes qui dépendaient de leur situation -sociale, le privilège de ne rien apprendre et de vivre à leur -fantaisie. Il me semble étrange—et cela ne me donne pas une très -haute idée du caractère anglais—de penser qu'il ne soit jamais venu -à l'esprit d'un vieux doyen ou d'un jeune duc l'idée que l'Église -d'Angleterre et la Chambre des Pairs auraient une tout autre situation -dans le pays, si l'examen d'entrée, au contraire, avait été plus -difficile pour les riches que pour les pauvres, et si la naissance et -les bonnes manières d'un étudiant avaient été proclamées à la fois -par le blason de son sceau, le gland de son bonnet, l'excellence de sa -conduite et la solidité de son érudition. -</p> - -<p> -À cet égard, on reconnaîtra toujours un élève d'Eton ou de Harrow, -qu'il arrive à quelque chose ou qu'il n'arrive à rien. Mais combien -des plus hautes qualités de la noblesse anglaise se trouvent perdues -par l'incurie de son éducation universitaire! Hélas! elle n'aura -peut-être que trop tôt l'occasion de s'en apercevoir. -</p> - -<p> -Je n'ai pas grand'chose à dire de mon camarade irlandais, si ce n'est -que je l'admirais beaucoup et que c'est lui qui a offert le souper où, -étudiant de première année, mon entrée au corps des étudiants -privilégiés fut solennellement ratifiée. J'eus à soutenir le feu des -regards curieux lors de l'épreuve des toasts obligatoires, mais mes -amphitryons n'avaient pas soupçonné que je pouvais me connaître en -vins autant qu'eux. Lorsque nous nous séparâmes au petit jour, j'aidai -à descendre le fils du doyen et je dus retraverser la cour de Peckwater -pour rentrer chez moi; je me souviens que, tout en marchant, je me -demandais si la trigonométrie ne pouvait pas m'aider à savoir si je me -dirigeais en droite ligne sur le réverbère au-dessus de la porte. À -partir de ce jour, c'est-à-dire environ trois semaines après mon -installation au collège, on fut obligé de reconnaître que, si -empoté, si poule mouillée que je fusse, je savais à l'occasion me -faire respecter aussi bien qu'un autre, et, le trimestre suivant, quand -ce fut à mon tour de rendre la politesse, on admit que j'offrais -d'excellent vin, bien qu'il ne portât aucune étiquette révélatrice, -et que je regardais sans mauvaise humeur apparente mes camarades lancer -par la fenêtre aux enfants du concierge les fruits que j'avais fait -venir de Londres à grands frais; ce qui était bien mieux encore, que -j'acceptais la plaisanterie sans me fâcher, quoique je ne pusse pas -moi-même plaisanter, et que je m'intéressais à la conversation même -quand je n'en comprenais pas le premier mot, au point qu'un jour Bob -Grimston me fit l'honneur de m'emmener à la taverne au delà de -Magdalen Bridge: il voulait obtenir du landlord quelques renseignements -sur les chevaux engagés dans le Derby, chose fort délicate à laquelle -on n'arrivait qu'en usant de diplomatie, en s'asseyant sur le bout de la -table de la cuisine et en causant d'un air détaché. -</p> - -<p> -Quelques-uns de mes camarades, parmi les plus sérieux, s'intéressaient -à mes dessins; et deux d'entre eux—Scott Murray et lord -Kildare—étaient aussi exacts que moi-même à l'office quotidien; nous -avions sur la vie du collège et ses résultats des idées communes. -Cette seconde année passa agréablement et mes parents purent -s'imaginer que je prenais position à l'Université. Je fus reçu, sans -opposition, du Cercle de Christ Church qui tenait ses réunions au coin -d'Oriel Lane, en face du «beau portail» de l'église St-Mary. Les -registres de la Société portaient les noms de la plupart des hommes du -monde les plus distingués qui avaient passé par Christ Church dans les -dix ou douze années précédentes. -</p> - -<p> -Dans ce milieu luxueux et honorable aux yeux du monde, mon esprit, qui -avait recouvré sa tranquillité et son ressort, acquérait -insensiblement chaque jour un tant soit peu de sens pratique, et je -crois vraiment que pendant cette année j'ai plus et mieux travaillé -que je ne le pensais alors. Il me semble aujourd'hui j'ai connu -Thucydide, comme j'ai connu Homère (celui de Pope), dès que j'ai su -lire. En tous les cas le fait qu'un garçon, qui savait si peu de grec -à dix-sept sût son Thucydide sur le bout du doigt à dix-huit, -implique un effort sérieux. L'honnêteté admirable du soldat grec, sa -haute éducation, la profondeur de ses vues politiques, le mépris qu'il -avait de la forme—car il ne cherchait qu'à dire avec force ce qu'il -avait à dire—tout m'intéressait puissamment en lui comme écrivain; -en même temps son sujet, la plus grande tragédie qui se soit jouée -dans le monde, le suicide de la Grèce, éveillait en moi une sympathie -qui développait en même temps mon cœur et mon intelligence. -</p> - -<p> -J'ouvre et je pose à côté de moi, pendant que j'écris le troisième -volume si soigneusement conservé sur lequel j'ai tant peiné. Je -retrouve, entre ses pages mes notes d'une fine écriture serrée; et je -lis avec une surprise pleine de reconnaissance la dernière phrase de la -préface d'Arnold datée de Fox How, Ambleside, janvier 1835: -</p> - -<p> -«Les plus folles extravagances du néfaste athéisme des temps modernes -n'iront jamais plus loin que les sophistes de la Grèce ne sont allés. -Tout ce que l'audace peut oser et inventer pour changer le sens des mots -«le bien» et «le mal», on l'a essayé au temps de Platon; mais -grâce à son éloquence, à sa sagesse, à sa foi inébranlable, ils -ont été confondus.» -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_36_1" id="Footnote_36_1"></a><a href="#FNanchor_36_1"><span class="label">[36]</span></a>En français dans le texte.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_37_1" id="Footnote_37_1"></a><a href="#FNanchor_37_1"><span class="label">[37]</span></a>Château du duc de Marlborough. (Note du traducteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_38_1" id="Footnote_38_1"></a><a href="#FNanchor_38_1"><span class="label">[38]</span></a>J'essaie autant que possible de ne pas abuser des notes, mais -je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas Anglais -que «Tom» est le nom de la grosse cloche d'Oxford, celle de la tour de -l'ouest de Christ Church.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_39_1" id="Footnote_39_1"></a><a href="#FNanchor_39_1"><span class="label">[39]</span></a>Le premier examen du baccalauréat «little go» ou «smalls» -terme usité à Cambridge et à Oxford. (Note du traducteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_40_1" id="Footnote_40_1"></a><a href="#FNanchor_40_1"><span class="label">[40]</span></a>Cours ou quadrangles du grand collège de Christ Church. (Note -du traducteur).</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_41_1" id="Footnote_41_1"></a><a href="#FNanchor_41_1"><span class="label">[41]</span></a>Plus tard, doyen de Westminster, célèbre surtout comme -géologue. (Note du traducteur.)</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE XII</h4> - -<h4><a id="LA_CHAPELLE_DE_ROSLYN">LA CHAPELLE DE ROSLYN</a></h4> - -<p> -Il me faut revenir, avant de clore le récit fort décousu de ces vingt -premières années, sur deux ou trois épisodes perdus au milieu de -cette année 1836, car ils eurent de l'influence sur la suite de mes -travaux. -</p> - -<p> -Il m'est impossible de retrouver à quelle date mon père fit -l'acquisition de son premier Copley Fielding: <i>Between King's House and -Inveroran, Argyllshire</i>. Nous le payâmes un prix extrêmement élevé -pour <i>nous</i>, douze cents francs; le jour où on nous l'apporta il y eut -fête à la maison, et, encore bien des jours après, nous passâmes des -heures à l'admirer en nous figurant que collines, pluie, tout cela -était vrai. -</p> - -<p> -Mon père et moi nous nous entendions à merveille sur Copley Fielding -et vraiment je regrette souvent de n'avoir pas vécu dans quelque coin -perdu du monde sans avoir jamais vu d'autre peinture que celle de Prout -et la sienne. Nous n'eûmes plus qu'une idée, après avoir acheté -notre Fielding, faire sa connaissance; et combien cette amitié nous fut -précieuse, car c'était le plus modeste des présidents, le plus naïf -des peintres, sans ombre de romantisme avec seulement un amour -passionné pour le soleil du Bon Dieu et pour les collines natales. -Tandis que Stanfield Harding et Roberts voyageaient en Italie, en -Sicile, en Styrie, en Bohême, en Illyrie, dans les Alpes, les -Pyrénées, la Sierra Morena, Fielding n'allait même pas jusqu'à -Calais; chaque année, il retournait à Saddleback et à Ben Venue, et -souvent même Sandgate et les dunes de Sussex lui suffisaient. -</p> - -<p> -Les dessins que j'exécutai en 1835 étaient réellement intéressants, -même pour des artistes; ils indiquaient des dispositions suffisantes -pour que mon père ait jugé utile de me faire passer de l'enseignement -de Mr Runciman à quelque chose de tout à fait supérieur. Tout membre -de la Société des aquarellistes faisait payer ses leçons une guinée; -il est vrai qu'en six leçons, on arrivait, disait-on, à un bon talent -d'aquarelliste amateur. Notre choix, comme professeur, était fait -d'avance, et je ne saurais dire qui de moi ou de mon père a le plus -joui de ces six heures passées dans l'atelier de Fielding. L'admiration -de mon père touchait l'artiste, qui trouvait le plus grand plaisir à -causer avec lui pendant que je prenais ma leçon, et cependant mon -père, timide et réservé, n'était réellement lui-même que la plume -à la main. J'ai eu le bonheur de retrouver une lettre de 1830 qui -montre bien quelle valeur Northcote attachait à l'opinion de mon père. -C'était à propos d'un ouvrage de critique demeuré classique, le -meilleur qu'on ait fait jusqu'ici basé sur les principes de l'école de -Reynolds: -</p> - -<p> -«Cher Monsieur, j'ai reçu votre lettre si aimable et si encourageante, -mais j'ai été désolé d'apprendre que vous aviez été malade; -j'espère que vous êtes tout à fait rétabli. Les éloges que vous -voulez bien faire de moi et du volume de «Conversations» me font plus -de plaisir que vous ne pouvez imaginer; d'autant que le livre a paru -sans mon autorisation, et sous sa première forme, dans les Revues, sans -même que j'en eusse connaissance. J'ai fait tout ce qui était en mon -pouvoir pour en arrêter la publication parce qu'il s'y trouve quelques -jugements très sévères sur des personnes, que je n'aurais pas voulu -voir imprimés; de plus, Hazlitt, qui est un homme de beaucoup de -talent, a la dent fort dure et il a souvent exagéré ce que je lui -avais dit en confidence. Quoi qu'il en soit, je bénis Dieu que ce -livre, qui a été pour moi l'occasion de tant de trouble, ait -l'approbation d'un esprit comme le vôtre. Cette approbation est un -grand réconfort; elle me met l'âme en repos. -</p> - -<p> -«Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mrs Ruskin qui, je -l'espère, est en bonne santé. Mes bons souvenirs à votre fils. -</p> - -<p> -«Toujours, cher Monsieur, votre ami très reconnaissant<a name="FNanchor_42_1" id="FNanchor_42_1"></a><a href="#Footnote_42_1" class="fnanchor">[42]</a> et très -humble serviteur. -</p> - -<p style="margin-left: 60%;">«JAMES NORTHCOTE.»</p> - -<p style="margin-left: 10%;">Argyll-House, 13 octobre 1830.</p> -<p style="margin-left: 15%;">À John J. Ruskin, Esq.</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Les six leçons s'allongèrent, en devinrent huit ou neuf, pendant -lesquelles Copley Fielding m'apprit à superposer des lavis de teintes -diverses, à confectionner ainsi des ciels avec du cobalt, de la garance -et de l'ocre jaune, à faire les sommets de montagnes au moyen de -touches brisées, inégales; à représenter un lac aux eaux calmes par -de larges bandes d'ombre séparées à des intervalles de trois ou -quatre millimètres par des lignes lumineuses; à faire les nuages noirs -et la pluie à l'aide de douze ou vingt lavis successifs, et, avec un -pinceau sec, à saupoudrer de terre de Sienne brûlée les feuillages et -les premiers plans. À l'aide de ces principes, je réussis à copier -une aquarelle de 12 x 9 de Ben Venue et des Trosachs, avec des vaches -brunes sur les bords du Loch Achray, que Fielding fit devant moi. -J'étais si content de mon aquarelle que je l'accrochai au-dessus de la -cheminée de ma chambre; je m'endormais le soir en la contemplant, et, -le matin, c'était la première chose que je voyais au réveil. Plaisir -fait d'amour-propre satisfait sans doute, mais aussi du sentiment que -j'avais acquis quelque chose de nouveau. Je me sentais comme exalté, -soulevé par un air plus léger et en même temps plus fort. Hélas! -cette première conquête ne fut pas suivie de beaucoup d'autres. Je -m'étais attendu à des progrès constants et réguliers, il n'en fut -rien. Mes pauvres lavis, quelque soin que j'y misse, n'arrivaient jamais -au fondu de Fielding, et mes saupoudrages de terre brûlée, toujours -les mêmes, donnaient de la monotonie. Ce qui me découragea surtout, -c'était l'impossibilité d'utiliser les procédés de Fielding pour les -Alpes. Mes touches brisées, inégales, ne représentaient pas mieux des -aiguilles que mes ombres régulières les eaux du lac de Genève. -J'abandonnai l'aquarelle avec l'idée, que je ne formulais pas, que je -n'étais pas doué pour cet art—la vérité, c'est que la composition -en couleur n'était pas dans mes cordes—et je me remis au dessin, au -pur dessin, avec courage. -</p> - -<p> -À cette époque, je n'avais pas encore vu une aquarelle de Turner. -Était-ce lourdeur d'esprit ou prudence, je continuais en toute -tranquillité à copier les reproductions dans le volume de Rogers sans -m'inquiéter même de savoir où étaient les originaux. Ils étaient -enfouis au fond d'un vieux tiroir dans Queen Anne Street, aussi -inaccessible pour moi que le fond de la mer; si je les avais vus, -peut-être cela n'eût-il servi qu'à me gâter le plaisir que me -donnaient les gravures. Mon indifférence à cet égard eut du bon, et -plus je songe à mon manque de curiosité, dont ce n'est là qu'un -exemple, plus j'éprouve de reconnaissance et même de respect pour -cette habitude, que j'ai conservée toute ma vie, de travailler avec -résignation à ce que j'ai sous la main, tant que je peux le faire, et -à regarder ce que j'ai sous les yeux tant que je peux le voir. D'autre -part, pour les grands Turner, la pensée de les imiter ne me venait -même pas et l'effet qu'ils ont produit sur moi avant 1836 est fort mêlé; -plusieurs, comme <i>Quillebœuf</i> ou <i>Les chargeurs de charbon</i>, -étaient peu agréables de couleur; et la <i>Fontaine de l'Indolence</i> ou -la <i>Branche d'or</i> m'apparaissaient sans doute quelque peu fantastiques -à côté du naturalisme de Landseer, de l'émotion humaine, et de -l'intelligibilité de Wilkie. -</p> - -<p> -Mais en 1836, Turner exposa trois tableaux dans sa dernière manière et -où son originalité se traduisait avec tout l'art dont il était capable; -c'était <i>Juliette avec sa nourrice, Rome vue du Mont Aventin</i>, -et <i>Mercure et Argus</i>. La fantaisie qui lui avait fait choisir comme -cadre à sa <i>Juliette</i> Venise au lieu de Vérone, les fantasmagories de -l'éclairage, les feux d'artifice au travers desquels on reconnaissait -à peine Venise, furent l'occasion d'un article qui parut dans le -<i>Blackwood's Magazine</i> et où le critique, avec beaucoup de force mais -sans aucun ménagement et encore moins de politesse, exprimait les -sentiments que suggéraient aux élèves de sir George Beaumont ces vues -de nature qui n'avaient rien d'orthodoxe. -</p> - -<p> -Cet article souleva en moi une «sainte colère», qui ne s'est jamais -calmée d'ailleurs, et comme j'étais déjà plein de confiance dans mes -talents d'écrivain, que je sentais et pouvais expliquer le charme de -l'œuvre de Turner, j'écrivis une réponse au <i>Blackwood</i> dont je -serais curieux aujourd'hui de retrouver quelques fragments. Mon père -jugea convenable de demander à Turner la permission de publier cette -réponse. Je la recopiai donc de ma plus belle écriture, et l'envoyai -au Maître qui, à cette occasion, m'écrivit la lettre suivante: -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 40%;">47, Queen Ann (<i>sic</i>) Street West.</p> -<p style="margin-left: 45%;">6 octobre 1836.</p> - -<p> -«Mon cher monsieur, laissez-moi vous remercier de votre zèle, de votre -amabilité et de la peine que vous avez prise au sujet des critiques que -le <i>Blackwood's Magazine</i> d'octobre a faites de mes tableaux; je ne -m'agite pas pour si peu; ces choses-là sont sans importance; répondre -ne sert qu'à aggraver le mal. On a peur que mes idées ne fassent -tourner la pâte et que toute la provision de farine ne soit gâtée. -</p> - -<p> -«P. S.—Si vous désirez que je vous renvoie le manuscrit, soyez assez -aimable pour me le faire savoir. Sinon, et avec votre permission, je -l'enverrai au possesseur du tableau de <i>Juliette</i>.» -</p> - -<p> -La signature manque au bas de la lettre; je l'ai coupée, sans doute -pour le plus grand bonheur d'un amateur d'autographes. Quelques années -plus tard, les lettres de Turner à mon père se terminaient par cette -formule toujours la même: «Bien sincèrement vôtre», celles qu'il -m'adressait, simplement par «Sincèrement vôtre». -</p> - -<p> -Le «possesseur du tableau» était Mr Munro de Novar, qui ne m'a jamais -parlé de la façon dont le premier chapitre de <i>Modern Pointers</i> était -tombé entre ses mains, et, de mon côté, je n'ai pas attaché assez -d'importance à la chose pour lui en parler. Je continuai de travailler -d'après les gravures de Turner pendant un ou deux ans, tout en mettant -à profit les procédés de Copley Fielding, chaque fois qu'en voyage, -pendant les vacances, je faisais une étude en couleur. Nous fîmes -trois voyages, trois étés de suite, sans traverser la Manche. En 1837, -le Yorkshire et les lacs; en 1838, l'Écosse; en 1839, les Cornouailles. -</p> - -<p> -C'est pendant le voyage de 1837, j'avais dix-huit ans, que j'éprouvai -pour la dernière fois l'amour pur et enfantin de la nature, où -Wordsworth, bien légèrement, voit une preuve de l'immortalité. Nous -passâmes par la North Road, comme nous en avions l'habitude; le -quatrième jour, nous arrivions à Catterick Bridge, où le joli -ruisseau clair, qui court sur un lit de cailloux à travers une vallée -entourée de collines, fait pressentir les landes et les ravins de la -partie montagneuse du Yorkshire. Au bord du petit ruisseau, je ressentis -cette émotion comme je ne l'ai plus retrouvée depuis; émotion qui -n'est possible que dans la jeunesse, car tout souci, tout regret, la -conscience du mal la détruit: elle veut une sensibilité intacte et -l'espérance dans l'avenir; non que je croie la jeunesse incapable de -sentir ce qu'il y a de meilleur dans cet amour, à l'heure de la maladie -et dans l'attente de la mort, mais seulement si la mort lui semble un -don de Dieu. -</p> - -<p> -Ces émotions, quant à moi, je ne les ai jamais éprouvées que dans -des lieux sauvages, j'entends par là des endroits où la main de -l'homme n'était pas intervenue, et en particulier au bord des rivières -ou dans le voisinage de la mer. Le sentiment de la liberté, de la -grandeur, de la puissance non profanée de la nature y était un -élément essentiel. Je jouissais d'une pelouse, d'un jardin, d'une -prairie émaillée de pâquerettes, d'un étang paisible, comme en -jouissent les autres enfants; mais sur les rives de la Wandel, sur les -dunes de Sandgate ou au bord d'un ruisseau dans un ravin du Yorkshire, -je ne me sentais pas semblable aux autres enfants; mais comment exprimer -cette émotion, même lorsqu'on l'a le plus fortement éprouvée? -L'expression de Wordsworth: «j'en étais hanté comme par une -passion», ne la traduit qu'imparfaitement: ce n'est pas comme une -passion, qu'il faudrait dire, car <i>c'est</i> une passion; et la question, -question délicate, est précisément de savoir en quoi elle <i>diffère</i> -des autres passions; quel est le sentiment humain, humain au plus haut -degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la pierre, un -nuage pour l'amour du nuage? Le singe aime le singe pour l'amour du -singe, il aime une noisette pour l'amande qu'elle renferme, mais il -n'aime pas une pierre pour une pierre. Les pierres étaient pour moi du -pain sans que le Démon y fût pour rien. -</p> - -<p> -J'étais très différent, qu'on me permette de le redire encore une -fois, des autres enfants, même de ceux qui me ressemblaient le plus, -pas tant par la nature du sentiment que parle mélange et la diversité -de ses éléments. Ma petite cruche d'argile débordait à la fois, si -je puis dire, de la vénération de Wordsworth, de la sensibilité de -Shelley, et de la précision de Turner. Je voyais comme Wordsworth dans -un perce-neige une partie du Sermon sur la Montagne; mais je n'aurais -jamais adressé de sonnets à la chélidoine, parce qu'elle est d'un -jaune criard et de forme imparfaite. Comme Shelley, j'aimais le ciel -bleu et les yeux bleus, mais je n'ai jamais un instant confondu les -cieux avec ma pauvre petite âme. La vénération et la passion -gardaient leurs places respectives, grâce à l'élément constructif, -à la Turner, qu'il y avait en moi. Je ne m'épuisais pas à souhaiter -qu'une pâquerette pût se réjouir de la beauté de son ombre. Je -m'appliquais tout bonnement à dessiner exactement cette ombre. -</p> - -<p> -Mais les lois qui régissaient ma nature étaient si fermes, si -chimiquement inaltérables, qu'à l'heure actuelle, 1886, jetant un coup -d'œil en arrière, sur les rives de ce cours d'eau, vers ce ruisseau de -1837 où je vois se dérouler toute ma jeunesse, je ne me trouve -<i>changé</i> en rien. Quelques parties de moi-même sont mortes, mais -d'autres, plus nombreuses, se sont fortifiées. J'ai appris certaines -choses, j'en ai oublié beaucoup; au total, je ne suis que le même -adolescent, déçu et rhumatisant. -</p> - -<p> -Pour mieux faire comprendre cette opiniâtreté de ma nature qui n'a -rien du durcissement du bois par les années, mais tient plutôt du -tissu de la moelle, que l'on me permette d'insister encore un instant -sur l'étrange plaisir que je ressentis en 1837 à revoir les lieux où, -écolier, j'avais erré. Il n'est pas d'enfant qui ait ressenti une -impression plus vive à la vue de l'Italie et des Alpes; il n'est pas -d'enfant, pas d'homme qui fit mieux la différence entre une chaumière -du Cumberland et un palais vénitien, entre un ruisseau du Cumberland et -le Rhône: c'est ce dont on trouve une expression, l'année suivante, -dans ma première tentative littéraire qui donnât des espérances. -</p> - -<p> -Si grand, toutefois, qu'ait été mon enthousiasme, si délirantes les -joies éprouvées sur le continent, rien ne peut se comparer au bonheur -que j'eus à me retrouver sur les bords d'un ruisseau du Yorkshire. -C'était pour moi retrouver le ciel. Nous poussâmes jusqu'au Cumberland -que nous connaissions déjà si bien, mon père me faisant faire -l'ascension du Scawfell et de l'Helvellyn avec un guide expérimenté de -Keswick, Mr Wright, qui se connaissait en minéralogie; et notre été -se passa paisiblement et non sans profit. -</p> - -<p> -Un petit incident, que je situe vers le commencement de 1838, prouve que -j'avais recouvré ma tranquillité d'âme et mon bon sens, et que l'on -aurait pu me décider alors sans trop de peine à me fixer dans une vie -simple et saine, mais il aurait fallu pour cela que mes parents sussent -profiter de la chance qui se présentait. -</p> - -<p> -J'ai oublié de dire, lorsque j'ai parlé de nos amis Mr et Mrs Richard -Gray, que, dans mon enfance, ma mère avait aussi une autre amie, qui -habitait en haut de Camberwell Grove. Elle s'appelait Mrs Withers. -C'était une excellente femme, très pieuse, qui aidait ma mère dans -ses charités. Mr Withers, gros négociant en charbons, fit plus tard de -mauvaises affaires. L'un et l'autre ne m'ont laissé qu'un souvenir -effacé. Mrs Withers, qui avait été très mêlée à la vie de ma -mère, avait disparu de notre horizon avant que je ne d'âge à -conserver fusse d'elle une impression nette. -</p> - -<p> -Au printemps de cette année 1838, Mr Withers, devenu veuf, qui vivait -retiré à la campagne, était venu à Londres pour affaires; il avait -amené sa fille unique afin de la présenter à ma mère; et ma -mère—comment expliquer un fait si contraire à ses -habitudes?—l'avait invitée à passer quelques jours avec nous pendant -que son père faisait une tournée d'affaires. -</p> - -<p> -Charlotte Withers avait seize ans, elle était mignonne, un peu frêle, -délicate, impressionnable et blonde, avec un teint charmant malgré des -taches de rousseur, et une grâce naturelle qui rappelait celle d'une -fleur des prés; intelligente, affectueuse, l'âme tout à fait droite, -et d'une piété qui n'avait rien d'agressif. En somme, une petite -créature douce, un peu ordinaire, pas jolie, mais agréable à regarder -lorsque ses yeux se posaient sur les vôtres et qu'elle n'était pas -distraite. -</p> - -<p> -En moins d'une semaine, nous étions devenus très bons amis. Nous -causions musique, peinture; j'écrivis pour son édification un essai de -neuf pages, grand format, sur beau papier, où j'exposais triomphalement -mes idées sans rien laisser subsister des siennes. C'était ma manière -ordinaire de faire ma cour aux femmes. Charlotte Withers fut très -flattée du grand honneur que je lui faisais, et elle emporta mon essai -comme un bon élève le prix qu'on vient de lui décerner. Comme je le -disais plus haut, si mon père et ma mère avaient voulu qu'elle -prolongeât son séjour d'un mois, nous serions certainement tombés -amoureux l'un de l'autre, très doucement, en toute sérénité; il ne -dépendait que d'eux de me faire épouser cette gentille petite femme, -et de m'installer, étant donné mon goût pour la géologie, dans le -commerce du charbon, je n'aurais opposé aucune résistance. Mais je ne -crois pas que l'idée leur en soit seulement venue. Charlotte n'était -pas la femme qu'ils rêvaient pour moi. Si bien que Charlotte nous -quitta à la fin de la semaine au retour de son père. Je l'accompagnai -jusqu'à Cumberland Green, nous nous séparâmes avec quelque tristesse -de part et d'autre au coin de la New Road, et cette possibilité d'un -bonheur paisible s'évanouit pour toujours. Peu après, son père -«négocia» pour elle un mariage avec un gros commerçant de Newcastle. -Elle se soumit, en fille obéissante qu'elle était. Traitée par son -mari à peu près comme un de ses sacs de charbon, elle mourut au bout -d'un ou deux ans de mariage. -</p> - -<p> -Ce petit incident me prouva, et j'en fus humilié, que ma mère avait eu -raison lorsque, à ma grande indignation, elle m'avait assuré qu'Adèle -n'était pas la seule jeune fille qu'il y eût au monde; et les joies -que me donna le voyage que nous fîmes cette année-là dans les -Trosachs n'eurent pas les honneurs d'une description en vers byroniens; -j'avais aussi renoncé à la tragédie, car, après avoir décrit une -gondole, un bravo, la divine Bianca et le clair de lune sur le Grand -Canal, j'avais trouvé que je n'avais plus grand'chose à dire. -</p> - -<p> -Le pays de Scott me prit tout entier. À quoi bon dire au lecteur -d'aujourd'hui que les bords du Loch Katrine, à l'extrémité est du -lac, étaient encore tels que Scott les a vus et décrits: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Onward, amid the copse 'gan peep,</span><br /> -<span class="i0">A narrow inlet, still and deep<a name="FNanchor_43_1" id="FNanchor_43_1"></a><a href="#Footnote_43_1" class="fnanchor">[43]</a>!</span> -</div></div> - -<p> -Rien de plus vrai, de plus adorablement exact. Au bord du sentier (ce -n'était qu'un sentier) qui serpentait à travers les Trosachs, sombre -et silencieux, sous les myrtilles, rêvait un étang aux eaux limpides, -aux rives sinueuses, un étang qui n'avait pas plus de cinq pieds de -large à sa naissance et qui reflétait les herbes et les mousses -entrelacées de ses bords sous une voûte de feuillage si touffue qu'à -peine apercevait-on le bleu du ciel au travers. -</p> - -<p> -Ce petit bras du Loch Katrine est étrange par lui-même; je n'ai vu -nulle part rien qui y ressemblât. C'est un méandre aux eaux profondes, -sans ruisseau apparent qui vienne l'alimenter, phénomène qui n'est -possible, j'imagine, qu'au milieu de ces amas de rochers bizarres des -Trosachs. Cette beauté étrange, cette merveille naturelle, le plus -beau des poèmes que l'Écosse ait chantés au bord de ses cours d'eau -l'a immortalisée. Pourrait-on croire que tout ce que le XIX<sup>e</sup> -siècle a su inventer pour honorer ce délicieux coin de montagne, cet -héritage sacré, ç'a été de permettre à un bateau à vapeur de venir y -fourrer son nez, de cacher ses myrtilles sous une plate-forme en -planches et d'y faire courir au pas de charge des hordes de touristes? -</p> - -<p> -C'eût été un grand bienfait pour moi de faire l'ascension du Ben -Venue et du Ben Ledi, le marteau à la main, comme Scawfell et -Helvellyn. Mais j'étais absorbé alors par un travail littéraire, -auquel la vue de Roslyn et de Melrose donnait encore plus d'intérêt. -L'idée m'en était venue pendant l'été de 1837; elle était née, -j'imagine, du contraste, qui m'avait vivement frappé, entre les -habitations rustiques du Westmoreland et celles d'Italie. Toujours -est-il que le numéro de novembre 1837 de l'<i>Architectural Magazine</i> de -Loudon débute par un article intitulé: «Introduction à la poésie de -l'Architecture», ou «l'Architecture des Nations de l'Europe envisagée -dans ses rapports avec l'aspect naturel du pays et le caractère -national», par Kataphusin. Il m'était impossible de donner en moins de -mots, et en mots plus significatifs, la définition de ce que je devais -passer plus de la moitié de ma vie à expliquer. «Selon la nature» -disait l'esprit dans lequel je devais traiter ce sujet aussi bien que -tous les autres. Que j'aie cru devoir prendre un nom de plume me semble -indiquer (comme aussi que je n'aie pas signé la première édition des -<i>Modern Pointers</i>) une confiance dans mon jugement assez déplacée chez -un garçon de dix-huit ans. Si mon père ou mon professeur m'avait dit -alors: «Écris comme un jeune homme doit écrire, laisse au lecteur le -soin de découvrir ce que tu sais, amène-le doucement à tes idées», -je n'aurais sans doute pas à rougir de mes premiers essais. -M'eussent-ils dit plus sévèrement encore: «Tais-toi, attends le -moment où tu n'auras plus besoin de t'excuser auprès de ton lecteur», -j'aurais été peut-être, plus tard, satisfait de mon œuvre. Tels -qu'ils sont, en dépit de leur prétention, de leur peu de profondeur, -ces essais de ma jeunesse vont assez droit au but; et ils se distinguent -déjà de la littérature de l'époque par l'ingéniosité de la forme, -qualité que le public a bien voulu me reconnaître dès le début. -</p> - -<p> -J'ai dit plus haut que c'était la lecture assidue de la Bible qui -m'avait empêché de modeler mon style entièrement sur celui de -Johnson. Dans une certaine mesure, c'est ce que j'ai fait; et dans ces -premiers essais je m'y suis appliqué, en partie parce que je ne pouvais -pas faire autrement, en partie de propos délibéré. -</p> - -<p> -Lors de nos voyages à l'étranger, comme il était important de ne pas -augmenter inutilement le poids des bagages, mon père avait jugé que quatre -petits volumes de Johnson—<i>the Idler et the Rambler</i>—sous -des noms appropriés aux circonstances, contenaient autant de nourriture -substantielle pour l'esprit qu'il était possible d'en trouver sous une -forme aussi réduite. Par conséquent, quand j'avais une heure de liberté, -ou quand il pleuvait, je lisais quelques pages dudit <i>Rambler</i> -ou dudit <i>Idler</i>. Ces tournures de phrases qui revenaient ainsi sans -cesse se gravèrent dans mon esprit; et il me fut impossible, pendant de -longues années, de me débarrasser du rythme de la cadence -johnsonienne, phrases comme des coups de sabre, propres à fendre le -cimier d'un ennemi ou comme des coups de pilon, capables d'enfoncer les -fondations d'un principe. Il ne m'est jamais venu à l'idée, fût-ce un -instant, de comparer Johnson à Scott, Pope, Byron ou à aucun des -grands écrivains vraiment grands que j'aimais, mais j'avais dès le premier -moment—et je n'ai point changé à cet égard—toujours reconnu -en lui un écrivain absolument sincère, appréciant les choses et les -coutumes du monde à leur juste valeur. Je prisais sa phrase, non -seulement en raison de sa symétrie, mais aussi parce qu'elle était -juste et claire. C'est un goût qui n'est pas très commun; le public -demande plus souvent à un auteur d'exposer ses propres idées en termes -élégants, et on le trouve aussi disposé à applaudir une phrase de -Macaulay, qui peut très bien ne rien dire du tout, qu'à faire fit d'une -de celles de Johnson, si elle est hostile à leurs préventions, bien -que la symétrie en fût celle de coups de tonnerre se répondant d'un -horizon à l'autre. -</p> - -<p> -Ce fut un très grand bonheur pour moi, au cours de ces voyages sur le -continent, dans la surexcitation que me causaient tant de choses -nouvelles, que Johnson ait été le seul auteur que j'aie eu sous la -main. Aucun écrivain ne pouvait mieux combattre les entraînements de -mon tempérament à la fois métaphysique et sanguin. Il m'apprit à -prendre la mesure de la vie et à me méfier de la fortune; et il -m'empêcha par son bon sens solide comme le diamant de me laisser -prendre aux toiles d'araignées de la métaphysique germanique, ou de -m'embourber dans les marécages produits par son infiltration en -Angleterre. -</p> - -<p> -Tout en écrivant ces lignes, j'ouvre le plus gros des volumes de cet -<i>Idler</i> auquel je dois tant, et après avoir feuilleté quelques pages, -je tombe sur cette phrase que je copie, afin de montrer au lecteur ce -que j'y ai appris, et, relisant ces mots aujourd'hui, j'y souscris à -nouveau. «Que ceux qui aspirent à mériter les mêmes éloges que ces -savants imitent leur assiduité, évitent leur excès de scrupule. -N'oublions jamais que la vie est courte, que le savoir est un puits sans -fond et qu'il est bien des doutes qui ne méritent pas d'être -éclaircis. Laissons ceux que la nature et le travail ont qualifiés -pour enseigner l'humanité nous dire ce qu'ils ont appris pendant qu'ils -peuvent encore le faire sans se préoccuper de leur réputation.» -</p> - -<p> -Il m'est impossible aujourd'hui de savoir si mon sincère désir de -vérité, et le sentiment ému de ce qui est immédiatement secourable -aux malheureux qui périssent, m'auraient amené à cette conclusion, si -Johnson n'avait pas été là pour me guider. Ce qui est certain, c'est -qu'il m'a mis dans la bonne voie dès le commencement, et quelque temps -que j'aie perdu en vains plaisirs ou en efforts stériles, il m'a sauvé -à jamais des idées fausses et des spéculations creuses. -</p> - -<p> -Je ne sais pourquoi, car Mr Loudon n'était certainement pas fatigué de -ma collaboration, les articles de Kataphusin cessèrent brusquement de -paraître, comme si je n'avais plus rien à dire sur les formes -supérieures de l'architecture civile et religieuse, sans un mot -d'excuse ni d'explication. Il est pourtant fait allusion à une suite, -dans une phrase fort lourde de l'article sur la chaumière du -Westmoreland; il y est dit «que l'on verra, lorsque nous abandonnerons -l'humble vallée pour le ravin profond, et la colline verdoyante pour le -gouffre hérissé de rochers, que si les architectes du continent ne -savent pas orner d'humbles toits les pâturages, ils savent couronner la -cime des rochers d'éternels créneaux». -</p> - -<p> -Ces belles promesses n'aboutirent à rien... un chapitre «sur les -cheminées» illustré, à ce que je vois ce matin avec surprise, par un -assez bon dessin du bâtiment sur lequel donne la fenêtre de mon -cabinet de travail, Coniston Hall. -</p> - -<p> -Au total, ces articles, écrits dans le courant de l'année 1838 -marquent un progrès constant, des idées nettes sur des sujets -particuliers, en dépit de l'engourdissement de chrysalide où j'étais. -</p> - -<p> -En quittant les Trosachs, nous nous rendîmes à Édimbourg: et c'est -quelque part sur la route, aux environs de Linlithgow, que mon père, -lisant son courrier du matin, nous annonça avec le plus grand calme, à -ma mère et à moi, que Mr Domecq ramenait ses quatre filles en -Angleterre, dans l'intention de les mettre en pension à New Hall, près -de Chelmsford, pour achever leur éducation. -</p> - -<p> -Le reste du voyage ne m'a laissé aucun souvenir; j'ai aussi oublié -tout ce qui a suivi, excepté notre course en voiture à Chelmsford. -Pourquoi ma mère avait-elle jugé bon, de se faire accompagner par moi, -dans cette visite au couvent? J'imagine que ce fut par bonté qu'elle -m'emmena, ayant trouvé que ce serait bien cruel de me laisser à la -maison. Les jeunes filles nous reçurent au parloir, et furent -autorisées à venir passer leurs jours de congé à Herne Hill. Ainsi -s'ouvrit une seconde période de cette partie de ma vie, qui n'est pas -«digne de mémoire» mais seulement du «Guarda e Passa». -</p> - -<p> -Il y avait pour moi quelque adoucissement, pendant mes études de -l'automne, à me dire qu'Elle était en Angleterre, là, tout près, que -je pouvais, de la fenêtre de mon cabinet de travail, apercevoir le -lambeau de ciel qui flottait au-dessus de Chelmsford; il ne me -déplaisait pas non plus qu'elle fût au couvent, que personne ne pût -la voir, ni lui parler, excepté les religieuses. Cette vie monotone, -qui lui serait sans doute pénible, lui ferait trouver de l'agrément à -celle de Herne Hill, et j'espérais la trouver plus humaine. -</p> - -<p> -Je me demande ce qui serait advenu de moi si l'amour, au lieu de m'être -contraire, m'eût été propice, si j'avais connu les joies d'une -tendresse partagée, et la force incalculable que donne la sympathie. -</p> - -<p> -Mais ce sont sans doute délices défendues à ce bas monde. Les hommes -capables de haute passion imaginative sont sans cesse ballottés sur une -houle de feu, ceux qui ne connaissent pas ces tempêtes sont d'une toute -autre école. Le second employé de mon père, Mr Ritchie, écrivait -sans ménagement à son pauvre collègue Henry, qui avait renoncé au -mariage par dévouement pour sa mère et pour ses sœurs: «Si vous -voulez connaître le bonheur, mariez-vous, ayez une douzaine d'enfants -et venez habiter Margate.» Il est vrai que Mr Ritchie ne fut jamais -qu'un monsieur bedonnant et important, avec des yeux en boule de loto, -un affilié de la religion Irvingite. -</p> - -<p> -Je ne nie pas que les mariages d'inclination du type squire-anglais ne -soient heureux; cependant, je constate que les squires anglais -sacrifient une grande partie de leur vie, si heureuse, aux renards<a name="FNanchor_44_1" id="FNanchor_44_1"></a><a href="#Footnote_44_1" class="fnanchor">[44]</a>. -</p> - -<p> -Il va sans dire que lorsque Adèle et ses sœurs vinrent passer à la -maison les quatre ou cinq semaines des vacances de Noël, les idées les -plus folles, les sentiments les plus passionnés que j'avais domptés ou -oubliés revinrent avec un redoublement de violence. -</p> - -<p> -Je ne sais trop ce qui serait arrivé si Adèle eût été une jeune -fille d'une beauté et d'une amabilité parfaites et si elle eût eu le -moindre goût pour moi. Mais, bien qu'elle eût été d'une beauté -exquise à quinze ans, Adèle à dix-huit ans n'était pas plus jolie -que ne le sont en général les Françaises de cet âge; elle était -d'un caractère ferme et impétueux, avec de grands principes, mais, -comme on a déjà pu s'en douter, pas du tout aimable; et bien qu'elle -m'eût épousé si son père l'eût désiré, en attendant, elle était -toujours enchantée de se débarrasser de moi. Mais mon amour était -d'essence trop haute, trop exalté pour changer: je ne l'en aimais pas -moins, parce qu'elle était moins jolie, et que je le voyais clairement; -car à aucun moment je n'ai été aveuglé par l'amour. Rien ne pouvait -entamer mon sens critique. -</p> - -<p> -Et les jours succédaient aux jours, tissés de folie, d'absurdités, de -chagrins, d'erreurs, de tendresses perdues, d'inutiles demi-vertus; -souvenirs sur lesquels je ne veux pas m'appesantir, que je voudrais -écarter à coups de balai de ce que je puis me rappeler de meilleur -pendant cette période de ma vie, avec l'espoir que le tas, aussi petit -que possible, le tas de cendres finisse par être enlevé tout à fait -par le chiffonnier Oubli. -</p> - -<p> -J'ajouterai ici une réflexion d'ordre général sur l'attitude des -enfants vis-à-vis de leurs parents, et je dirai que l'obéissance -extérieure, si complète qu'elle paraisse, peut n'être pas de -l'obéissance, car l'obéissance doit être joyeuse et totale; le -<i>désir</i> de désobéir est déjà de la désobéissance. À cette -époque, bien que je fisse réellement quantité de choses qui me -coûtaient pour plaire à mes parents, je ne saurais en tirer la moindre -consolation, tant mon obéissance était mêlée de mauvaise humeur, et -tant cette maussaderie gâtait les maigres sacrifices que je pouvais -faire. -</p> - -<p> -Mais avant d'abandonner cette phase romanesque de mon existence, que -l'on me permette d'écrire l'épitaphe de l'un de ses plus doux -fantômes. Ceux qui ont connu le fantôme m'en seront reconnaissants. -J'ai déjà dit que le rez-de-chaussée de la maison de Billiter Street -était occupé par MM. Wardell et Cie. Le chef de la maison était un -homme déjà âgé, mais très distingué et extrêmement intelligent; -il portait de longs cheveux bouclés, il avait les yeux brillants, l'air -gracieux et aimable; je ne sais s'il était toujours d'une sagesse -parfaite, mais il était toujours très content de lui-même, et -parfaitement heureux, ayant le bonheur d'avoir une femme intelligente et -une fille unique, aussi bonne que charmante.—Pas toujours sage, ai-je -dit; ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme d'affaires consommé, -plus âgé et, je suppose, déjà infiniment plus riche que mon père. -Il habitait une belle maison dans Hampstead et n'épargnait rien pour -l'éducation de sa fille. -</p> - -<p> -Ce doit être vers 1839, ou 1838, que mon père, confiant à Mr Wardell -tous les soucis que je lui donnais au sujet d'Adèle, celui-ci lui -proposa, pour faire diversion, de m'inviter à passer quelques jours -chez lui. Mon père n'avait pas encore renoncé à me faire épouser une -lady Clara Vere de Vere, mais miss Wardell était délicieuse; et -c'était l'héritière d'une fortune égale, sinon supérieure à celle -à laquelle je pouvais prétendre plus tard. Les deux pères tombèrent -d'accord; rien ne pouvait être plus raisonnable, plus désirable qu'un -tel arrangement. Je fus donc expédie à Hampstead; je devais y passer -l'après-midi et y rester à dîner. -</p> - -<p> -Pour un garçon pas tout à fait niais, c'eût été l'occasion de -passer une après-midi délicieuse. Miss Wardell avait entendu parler de -moi par son père, elle savait que j'étais un jeune homme de conduite -exemplaire, que j'avais déjà quelque réputation littéraire, que -j'étais l'auteur de la <i>Poésie de l'Architecture</i>, lauréat du -Newdigate, un premier prix en herbe de mon Université. Élevée comme -moi, dans la retraite, par des parents qui l'adoraient, elle n'avait -guère quitté la jolie villa des environs de Londres, le jardin fleuri -où elle sautait à la corde et cueillait des fleurs. La principale -différence entre nous, c'est que dès son plus jeune âge, miss Wardell -avait eu les meilleurs maîtres, et qu'elle était alors une délicieuse -enfant de dix-sept ans, pleine de talents, de grâce et d'intelligence; -un peu délicate peut-être, mais d'une délicatesse qui ajoutait à sa -beauté l'intérêt qu'inspire tout ce qui est fragile. À cette -époque, elle était aussi bien portante que peut l'être une enfant qui -grandit vite; elle était brune, fine et svelte, avec les cheveux noirs -de son père, qui jouaient en boucles folles autour d'un joli visage -doux et un peu pensif qu'éclairaient deux yeux d'un bleu gris. -</p> - -<p> -Je ne me rappelle rien de cette après-midi d'Hampstead, si ce n'est -qu'il faisait beau et que nous nous promenâmes dans le jardin. Maman -s'était fait un devoir de politesse de m'accompagner, cette visite -étant la première que je faisais aux Wardell; combien il eût été -plus sage de nous laisser nous tirer d'affaire à nous deux! La jolie -petite créature m'inspirait une admiration profonde, et j'étais prêt -à faire et à dire tout ce qu'on aurait voulu pour lui plaire, pour lui -plaire au sens littéral: c'est toujours mon désir, vis-à-vis des -jeunes filles, en dépit de mes maladresses. Très sincèrement, ma -première pensée est toujours de me demander en quoi je pourrais leur -être utile, comment je pourrais les rendre heureuses et si elles -pouvaient se servir de moi comme d'une planche pour traverser un -ruisseau, ou comme d'un poteau pour accrocher une balançoire, si je -pouvais leur rendre quelque service analogue ne m'obligeant pas à -parler, je serais parfaitement heureux auprès d'elles et ne demanderais -qu'à rester éternellement à leur service. Ce dévouement très -sincère, l'intense jouissance que me donnent la beauté ou la grâce, -et une sympathie qu'augmente encore la confiance que j'ai dans la -rectitude du jugement féminin, tout cela fait que j'ai le plus souvent -pas mal d'influence sur les jeunes filles, bien que je ne me sois que -très rarement senti à l'aise auprès d'elles. Aussi ai-je le -sentiment, pendant cette longue après-midi d'Hampstead, d'avoir plutôt -ennuyé la pauvre petite. De plus, bien que j'admirasse miss Wardell, ce -n'était pas mon type de beauté. J'aime les visages ovales, les cheveux -d'un blond translucide et plutôt plats; en tout cas à peine ondulés -et tombant en longues nattes; j'aime une démarche élastique, un pas -ferme. La grâce brune, un peu languissante, de miss Wardell -m'impressionnait moins qu'elle ne m'intimidait. Je craignais quelle ne -me trouvât ennuyeux. Je crois pourtant qu'au total, je ne m'en étais -pas trop mal tiré, car elle consentit peu après à venir à Herne Hill -pour voir nos tableaux, et je me souviens de son air un peu effarouché, -mais satisfait tout de même, lorsque je m'agenouillai devant elle pour -soutenir un livre ou un dessin qu'elle regardait. -</p> - -<p> -Après cette seconde entrevue, mon père et ma mère m'ayant demandé -sérieusement ce que j'en pensais, je leur expliquai que, tout en -reconnaissant ses mérites, sa beauté, sa grâce, ce n'était pas mon -type. Les négociations en restèrent là pour le moment, et elles ne -furent jamais reprises. À Hampstead, on continuait à accabler la -délicate petite créature sous les leçons de l'allemand le plus -transcendant, du «French of Paris»; elle pâlissait sur la -<i>Métaphysique</i> de Kant, sur les <i>Principes</i> de Newton; après cela -on lui fit visiter Paris, on lui fit tout voir, sans merci, tous les jours -et toute la journée, sans se rendre compte qu'il y avait là une -fatigue extrême pour la petite solitaire d'Hampstead; aussi -devenait-elle chaque jour plus faible et plus pâle. On finit par la -ramener en Angleterre au bord de la mer; là elle fut prise de fièvre. -Pâle, tous les jours plus pâle, elle passa—avec, dans ses yeux si -doux, l'ombre de la mort. La pauvre petite ne devait jamais revoir les -jardins fleuris d'Hampstead! -</p> - -<p> -Comment ses parents—surtout le pauvre père—ont-ils pu supporter -un pareil malheur? C'est ce que je me suis souvent demandé; mais ils -avaient de solides principes religieux, et ils n'avaient rien à se -reprocher, si ce n'est de ne pas avoir compris. Le père, bien que son -visage portât la trace de son chagrin, n'abandonna pas ses affaires et -il vécut même fort âgé. -</p> - -<p> -Je ne suis sûr ni de la date de la mort de miss Withers, si de celle de -miss Wardell; celle de Sibylla Dowie, que l'ai racontée dans <i>Fors</i>, -et qui est encore plus triste, leur est postérieure: mais nous avions -ressenti la perte de cette tendre petite âme, qui n'avait pu survivre -à celui qu'elle aimait, avant l'époque qui m'occupe. Je n'avais, quant -à moi, jamais vu la mort de près ni connu la douleur, l'anxiété de -ces veilles auprès de malades chéris, pas plus que je n'avais vu, ni -même imaginé les horreurs de la misère privée de secours; mais on -m'avait accoutumé de bonne heure à la pensée de la mort, et celle de -créatures jeunes, que j'avais vues pleines de joie, m'inspirait un -sentiment d'immense pitié pour elles, plutôt que de chagrin pour moi; -il se mêlait aux pensées qui, au contact des grands tragiques, -Homère, Eschyle, Shakespeare, commençaient à modifier la foi de mon -enfance. Le bleu des montagnes prenait à mes yeux un assombrissement de -deuil; les nuages qui se rassemblent autour du soleil couchant -m'impressionnaient comme les accents d'un <i>Miserere</i>, et toutes les -forces, toute la charpente de mon esprit, devenaient ténébreux comme -les voûtes de Roslyn quand un feu mystérieux vient éclairer ses -piliers enguirlandés de feuillages et que, dans la profondeur du -crépuscule, «s'embrase chaque contrefort ciselé de roses.» -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_42_1" id="Footnote_42_1"></a><a href="#FNanchor_42_1"><span class="label">[42]</span></a>En mémoire du doux vieillard qui nous honorait, comme on le -voit, de son amitié, et avec le sentiment que j'ai de leur valeur, -j'espère un jour faire réimprimer quelques fragments des -«Conversations» qu'il eût aimé conserver.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_43_1" id="Footnote_43_1"></a><a href="#FNanchor_43_1"><span class="label">[43]</span></a>Plus loin, au milieu des taillis, on voit paraître un filet -d'eau calme et profond.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_44_1" id="Footnote_44_1"></a><a href="#FNanchor_44_1"><span class="label">[44]</span></a>Psaume LXII. II (Vulgate) «ils deviendront le partage des -renards». (Note du traducteur.)</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE XIII</h4> - -<h4><a id="MAJORITE">MAJORITÉ</a></h4> - -<p> -Les chapitres suivants seront, je le crains, moins agréables au grand -public auprès duquel j'ai trouvé jusqu'ici un accueil si bienveillant; -non que je me lasse de conter, mais parce que mes histoires deviendront -de plus en plus personnelles. À mesure que je me regarde dans le -miroir, je me trouve plus curieux que je n'aurais cru, plus différent -des autres; ainsi je m'imaginais que tout le monde aimerait les nuages -et les rochers si seulement on forçait chacun à les regarder, je -m'aperçois qu'il n'en est rien même de nos jours; et je sais de longue -date que, dans les temps anciens, ces nuages et ces montagnes, qui ont -été ma vie, n'étaient qu'ennui et épouvante pour le commun des -mortels. -</p> - -<p> -J'ai déjà dit les joies que j'avais connues à Clifton, et les débuts -de mes études sur le quartz. Il est intéressant de comparer mes -émotions enfantines avec le jugement que le même site inspira au très -sérieux John Evelyn, en 1654: -</p> - -<p> -«La ville (de Bristol), uniquement commerçante, bâtie sur la -célèbre Severne, est aussi commodément située pour faire le commerce -avec l'Irlande qu'avec le monde occidental. C'est là que, pour la -première fois, j'ai vu raffiner le sucre, le couler en pain, et c'est -là aussi que nous fîmes une collation d'œufs cuits dans le four à -sucre<a name="FNanchor_45_1" id="FNanchor_45_1"></a><a href="#Footnote_45_1" class="fnanchor">[45]</a>, et arrosés d'excellent vin d'Espagne. Mais ce qui m'a -surtout paru prodigieux, c'est le rocher de Saint-Vincent non loin de la -ville; sa paroi à pic forme un précipice d'une profondeur -vertigineuse, même si on le compare avec les cataractes des Alpes les -plus effrayantes, et la rivière coule à ses pieds au fond d'un gouffre -insondable. Nous y cherchâmes des diamants et aussi, aux environs, les -sources chaudes. Non loin de cette <i>horrible</i> (<i>horrid</i>) -montagne, il y a un endroit très romantique: nous regagnâmes Bath dans la -soirée.» -</p> - -<p> -Sans doute, Evelyn emploie ici le mot <i>horrid</i> dans le sens latin; -mais il est certain qu'il éprouve un sentiment de soulagement quand il se -retrouve à Bath; et bien que, un peu plus loin, il décrive sans effroi -la ville et le comté de Nottingham, «qui semble ne former qu'un seul -et même rocher», son indulgence pour cette bizarrerie s'explique par -la fin de sa phrase: «un comté charmant, très bien habité». Quant -à ses impressions sur les «prodigieux rochers de Fontainebleau, et les -rudes habitants du Simplon», j'aurai à y revenir plus tard. -</p> - -<p> -Sur ces points particuliers et sur d'autres, l'esprit anglais-type, -aussi bien autrefois que de nos jours, me semble tellement opposé au -mien et à celui de mes rares compagnons de route que j'éprouve un -intérêt darwinien à suivre l'évolution de mon espèce dès -l'origine. Je ne veux donc pas prendre mon lecteur en traître, je lui -demande pardon, et je l'avertis que tandis qu'un homme modeste, -écrivant sa biographie, s'applique à faire le portrait de tous les -gens qu'il a rencontrés, je ne puis, étant données les limites de mon -plan, parler que de ceux qui ont eu une action véritable et -bienfaisante en élevant, redressant ou élaguant l'humble petit arbuste -que je suis. -</p> - -<p> -Je reviens d'abord à mon vrai professeur de mathématiques, le pauvre -Mr Rowbotham. Il regretta vivement, cela va sans dire, ses soirées de -Herne Hill lorsque je partis pour Oxford. Mais chaque fois que je -revenais à la maison il était entendu que, s'il se sentait assez bien, -il gravirait au moins tous les quinze jours la colline à l'heure du -thé. C'était toujours avec ennui, hélas! que nous le voyions arriver; -mais le devoir, un très petit devoir, était clair: supporter pendant -une heure ou deux d'entendre le pauvre homme souffler et soupirer, pour -lui procurer un moment de repos, bien rare dans sa misérable vie. Nous -n'étions pas d'ailleurs sans avoir quelque affection pour lui. Son -pauvre visage ravagé avait une certaine noblesse due à l'habitude de -la souffrance patiente, une sorte d'innocence étonnée, et quelques -lignes fermes qui dénotaient la faculté géométrique. Il nous -apportait les nouvelles du monde mathématique et grammatical et avait -toujours à nous conter quelque découverte, quelque trouvaille, surtout -s'il avait été voir son ami, Mr Crawshay. L'intérieur du pauvre -professeur était plus triste d'année en année, jusqu'au jour où son -cher petit Peepy, un enfant de dix ans, s'étrangla en avalant un -tonton. Le pauvre père nous raconta en pleurant les phases douloureuses -de la lente agonie de l'enfant, et puis il ajouta qu'il valait mieux -qu'il en fût ainsi, que Dieu avait bien fait de le rappeler, que -c'était une délivrance aussi bien pour lui que pour ses parents. La -pauvre cervelle mathématique avait évidemment vu là la solution d'un -des problèmes qui lui avaient paru les plus difficiles à résoudre, et -le visage tiré du malheureux père avait, ce soir-là, une expression -de calme qui ne lui était pas habituelle. -</p> - -<p> -Je n'ai jamais oublié la leçon, ni mieux senti ce que c'était que la -vie dans les faubourgs de Londres. L'austère muse de Mr Pringle avait -vers cette époque émigré dans l'Afrique ou, espérons-le, l'Arabie -heureuse de l'autre monde; et les rênes de mon génie poétique avaient -été confiées à l'aimable Mr W.-H. Harrison de Vauxhall Road, dont il -a été parlé au premier chapitre de <i>On the old Road</i>, du moins -suffisamment pour que nous n'ayons pas à nous en occuper davantage pour -le moment. -</p> - -<p> -Revenons aussi au D<sup>r</sup> Grant, le médecin de mon père et son ami -très cher. Sa clientèle et sa réputation augmentant de pair, il épousa Mrs -Sidney, une veuve qui avait quelque fortune et une bonne position à -Richmond. Il devint le tuteur des deux filles de sa femme, Augusta et -Emma; intelligentes et charmantes, elles s'attachèrent tendrement à -leur beau-père. Toutes deux avaient de suite apprécié les qualités -de ma mère comme elles méritaient de l'être, et elles devinrent -bientôt des habituées de la maison; la plus jeune, Emma, avait du -goût, elle dessinait agréablement et joignait à ce talent une foule -d'autres, plus discrets les uns que les autres. À cette époque, les -déjeuners du «Star and Garter» étaient devenus rares, ils n'avaient -guère lieu qu'à l'occasion des visites à Hampton Court, où la grande -vigne et le labyrinthe étaient pour moi des objets constants de -délices, et où les cartons de Raphaël commençaient à prendre à mes -yeux un aspect ennuyeux et presque de cauchemar, qu'ils n'ont jamais -perdu. Mes expéditions avec cousine Mary dans le labyrinthe (et une -fois, au milieu d'allées dantesques, dans la verdure phosphorescente -d'un clair de lune, avec Adèle et Élise), ont toujours eu quelque -chose de l'enchantement d'un conte de fée: je continuais à dessiner -des labyrinthes de plus en plus compliqués sur les marges de mes -cahiers d'étude, perdant, je pense, au moins autant de temps à cette -occupation à la trisection de l'angle. -</p> - -<p> -Ce n'en est pas moins à ces délassements que je dois savoir mieux -compris les monnaies de Cnosse, et les personnages de Dédale, de -Thésée et du Minotaure; j'ai sur eux, dans mes tiroirs, quantité de -manuscrits non imprimés qui devaient trouver place dans <i>Ariadne -Florentina</i> et autres volumes labyrinthesques, mais dont il faudra bien -que le monde essaie de se passer. -</p> - -<p> -Les années s'écoulaient et, dans Camberwell Grove, la vieille maman -Monro aux cheveux blancs, et la petite chienne aux poils d'argent -dormaient leur dernier sommeil. La pauvre Mrs Gray n'avait plus le cœur -à rien: que lui importaient maintenant sa maison, les arbres son -avenue? Quant à Mr Gray, il se consolait avec <i>Don Quichotte</i> et -s'intéressait chaque jour davantage à mes élucubrations poétiques, -au point même que ses affaires en souffraient. À la fin, ils -pensèrent, en bons Écossais qu'ils étaient, qu'ils trouveraient la -vie moins triste de l'autre côté de la frontière. Ils partirent donc -pour Glasgow, où Mr Gray créa une sorte de commerce de vin et lut <i>Rob -Roy</i> au lieu de <i>Don Quichotte</i>. Nous allâmes les voir, lors de -notre voyage en Écosse, et nous eûmes le chagrin de constater que, bien que -rentrés au pays natal, ils n'en continuaient pas moins à descendre la -pente. Afin de les distraire, ma mère les invita à venir à Oxford -assister aux succès de leur cher Johnnie; le digne couple, assis à -l'ombre de l'orgue de la cathédrale de Christ Church, me vit entrer -avec mes camarades: nous défilions en robe de soie tandis que Mr -Marshall, l'organiste, préludait, que les cierges mettaient des reflets -à la Rembrandt sur les colonnes normandes et que mes vieux amis -fondaient en larmes; larmes de joie, de respect attendri, émotion qui -leur fit perdre la parole, pour tout le reste de la soirée. Il me faut -dire aussi la bonté constante que nous témoignaient Mr Telford et ses -sœurs, trois femmes distinguées, sages sans sévérité ni -ostentation, qui mettaient leurs talents au service de leurs voisins, et -donnaient l'exemple du bonheur familial et de l'amour fraternel le plus -tendre. La belle figure calme de Henry Telford, un peu mélancolique -peut-être et nerveuse, son teint bruni par le grand air et les courses -à cheval, de Bromley à Billiter Street, est pour moi une des -physionomies les plus attirantes, un des portraits les plus précieux de -ma galerie intime. -</p> - -<p> -Mr et Mrs Robert Cockburn, avec les années, devenaient de plus en plus -aimables, tout en blâmant de plus en plus les habitudes monacales de -Herne Hill; ils se montraient sévères aussi pour mes goûts -littéraires qu'ils qualifiaient de bizarres, pour ne pas dire pervers -et déconcertants. Mrs Cockburn prêchait ma mère sur la nécessité de -m'obliger à aller dans le monde: cela me dégrossirait, disait-elle, me -donnerait de bonnes manières. -</p> - -<p> -Mais ma mère était très satisfaite de son fils tel qu'il était et, -qui plus est, n'était pas dans les meilleurs termes avec Mrs Cockburn. -Jamais elle n'avait voulu accepter d'y dîner, il aurait fallu pour cela -rompre avec toutes ses habitudes et je crois même qu'elle ne lui -rendait pas très exactement ses visites. Mrs Cockburn—ce qui est -étrange de la part d'une femme de sens—au lieu de regretter -simplement la sauvagerie de ma mère, d'essayer de lui faire oublier -qu'elles n'étaient pas tout à fait du même monde, s'en froissait. C'est à -elle toutefois que j'ai dû une des belles chances de ma vie: dans -désir de faire de moi un homme du monde, elle m'invita à dîner avec -Lockhart<a name="FNanchor_46_1" id="FNanchor_46_1"></a><a href="#Footnote_46_1" class="fnanchor">[46]</a> et sa fille, une gracieuse petite campanule des prés. Mrs -Cockburn lui avait dit, sans doute, que j'étais un admirateur -passionné de Scott, car je ne crois pas avoir eu, pendant le dîner, -l'occasion de manifester mes sentiments à cet égard. Je souviens -seulement qu'au dessert, les dames s'étant étirées, j'avais essayé -de faire parade de mon orthodoxie Oxonienne et de mon érudition, au -sujet de la fondation de l'Église, et j'avais été surpris, et quelque -peu déconfit, en m'apercevant que Mr Lockhart connaissait les mots -grecs pour «évêque» et «ancien» aussi bien que moi. Rentré au -salon, je fis de mon mieux pour gagner les bonnes grâces de la petite -Charlotte aux yeux noirs, et je fus désolé—mais je ne crois pas que -l'enfant l'ait été—quand on l'envoya coucher. -</p> - -<p> -Mais l'un des dons les plus précieux que me fit dame Fortune, en cette -année 1839, de m'envoyer à Herne Hill, comme précepteur, Osborne -Gordon. Saisissant, d'une main experte, les fils embrouillés de ma -pensée, ceux qui pouvaient encore servir, être peignés et filés, il -commença à y mettre de l'ordre; ce ne fut pas sans peine au début, -mais il réussit, à la fin, à leur donner toute la consistance dont -ils étaient capables. -</p> - -<p> -Et d'abord, il s'opposa à tout excès de travail ou de lecture. Sa -maxime était: «Quand vous avez trop à faire, ne faites rien», parole -d'or, que j'ai bien souvent répétée depuis, mais à laquelle je n'ai -pas été assez fidèle. -</p> - -<p> -Quant à Gordon lui-même, je me demande si sa maxime favorite lui a -été avantageuse. C'était un homme exceptionnellement doué et il est -difficile de dire à quoi il serait arrivé, s'il l'avait voulu. Mais, -de bonne heure, le sentiment intense, qui n'excluait pas chez lui la -bienveillance, de l'absurdité du monde, lui avait enlevé toute envie -de travailler à son perfectionnement—peut-être aurais-je dû dire -plutôt l'opacité, la non-malléabilité du monde, que son absurdité. -Gordon pensait qu'il n'y avait rien à en faire et qu'après tout, mieux -valait le laisser s'en tirer à lui tout seul. À l'automne, quand nous -arpentions ensemble les collines de Norwood, lui, qui était déjà ou -sur le point d'être ordonné prêtre, il m'étonnait beaucoup en -évitant—à quoi bon agiter des questions insolubles?—un sujet de -conversation auquel je revenais sans cesse: la torpeur des Églises -protestantes et le devoir, tel qu'il m'apparaissait pour elles, avant -d'entreprendre des missions lointaines ou de s'établir confortablement -sur de bonnes paroisses en Angleterre, d'étouffer définitivement le -«feu diabolique» du papisme, dans tous les pays catholiques. Car -j'étais alors, par éducation, par réflexion, par le peu -d'expériences que j'avais pu faire, le protestant le plus zélé, le -plus agressif, le plus querelleur, le plus sûr de soi qu'il fût -possible de rencontrer, et cela d'autant que je ne connaissais pas le -premier mot de l'histoire du Christianisme; ensuite, seconde raison de -mon absolutisme—dont la responsabilité incombe à l'Église de -Rome—tous les cantons catholiques de Suisse, y compris la Savoie, -sont sales, leurs habitants paresseux, tandis que ceux des cantons -protestants sont propres et actifs, circonstances qui avaient vivement -impressionné mon évangélique mère, pour laquelle le premier devoir -et le premier luxe de la vie étaient la propreté chez les personnes et -dans les choses; et, ainsi que mon père, elle regardait la paresse -comme absolument satanique. Ils ne manquaient donc jamais de déterminer -soigneusement, sur la carte, le pont, la vallée, le col qui séparaient -les cantons protestants des cantons enveloppés dans les ténèbres du -catholicisme; il était rare, d'ailleurs, que la première ou la seconde -ferme ou chaumière au delà de la frontière ne justifiât pas -pleinement leur parti pris. Ils triomphaient alors et m'assuraient, le -cœur plein d'indignation et aussi de tristesse, que c'était une -conséquence toute naturelle du papisme. -</p> - -<p> -La troisième raison, qui me rendait si absolu dans ma manière de voir -à cette époque, est assez curieuse. Plus les cérémonies religieuses -à l'étranger me donnaient de plaisir et d'émotion, plus j'étais en -défiance; il me semblait que des sentiments religieux basés sur des -émotions douces ne pouvaient être que faux. Je ne les méprisais pas -sottement, en tant qu'expression de la foi catholique, mais je -méprisais infiniment la sensualité qui s'y complait au point de faire -dépendre une conversion «des gémissements d'un orgue». C'est ainsi -que ma raison, aussi bien que les plaisirs romantiques que je goûtais -sur le continent, se combinaient pour rendre mon protestantisme plus -fermé, mais non malveillant ni sans générosité; car jamais je n'ai -accusé les prêtres catholiques de malhonnêteté ni douté de la -pureté de l'Église catholique d'autrefois. J'étais le cavalier -protestant, non le protestait tête-ronde, désireux de conserver tout -ce qu'il y a de noble et de traditionnel dans les coutumes religieuses. -Je respectais la piété des paysans catholiques; le «feu diabolique» -que je voulais qu'on éteignît, c'était seulement le catholicisme -corrompu, qui rendait possible les vices de Paris et la saleté de la -Savoie. Ces choses-là, j'étais en droit de penser qu'il était du -devoir de tout prêtre chrétien de les attaquer et de les détruire. -</p> - -<p> -Osborne, au contraire, était l'anglais pratique, bien que du type le -plus fin et le plus doux; sa perspicacité lui faisait découvrir, sur -l'heure, toutes les folies; mais comme en même temps toutes les erreurs -humaines lui semblaient des folies, il était prêt à les excuser. -Christ Church était tout pour lui! Toutes ses ambitions étaient -concentrées là. Il avait déjà la confiance du vieux Doyen; c'était, -après lui, l'homme d'Oxford qui savait le plus de grec et celui qui -était le plus au courant de la routine universitaire. L'Église -d'Angleterre, pour ne parler que d'Oxford, lui semblait avoir assez à -faire, si elle voulait corriger ses propres défauts, sans aller -s'occuper de ceux des autres; aussi, dans nos promenades champêtres, -cherchait-il plutôt à calmer mes haines protestantes, à accroître -mes connaissances en histoire ecclésiastique, et à ramener attention -sur la chose présente, c'est-à-dire à me faire jouir autant que -possible de la promenade et à me faire parler de nos lectures de la -matinée. -</p> - -<p> -Il était impossible à un professeur de montrer plus de zèle et de -patience. C'était un maître incomparable; sa mémoire, instrument -indispensable à tout grand érudit, était impeccable et facile en -littérature; son jugement était sûr et son sentiment sain; son -interprétation des événements politiques toujours rationnelle et -appuyée sur une foule de renseignements tirés aux sources. Tout cela, -sans jamais s'enorgueillir de son érudition classique et sans chercher -à brider les tendances qui m'entraînaient en d'autres directions. Il -avait gagné les <i>premiers</i> honneurs aux examens sans donner toute sa -mesure, et il aurait fait bien davantage encore, sans en tirer vanité. -Il s'amusait de ma facilité pour la versification; il reconnaissait en -moi un véritable tempérament de peintre, et partageait mon goût pour -la campagne et les villes pittoresques, mais toujours de façon -reposante et calmante. -</p> - -<p> -Un jour, quelques années plus tard, qu'agacé de ne pouvoir lire -facilement le grec, j'avais manifeste l'intention de tout planter là -pour m'y consacrer exclusivement. «Je crois, fit-il tranquillement, que -cela vous donnerait plus de peine que cela ne vaut.» Une autre fois que -je travaillais au dessin de <i>Chamonix dans le soleil d'après-midi</i>, -que je lui avais promis (et qui est maintenant chez sa sœur), comme je -m'irritais de ne pouvoir mieux dessiner: «Moi, fit-il, je serais déjà -enchanté, si je savais seulement dessiner.» -</p> - -<p> -C'est pendant le séjour de Gordon à la maison, dans l'automne de 1839, -que nous achetâmes notre second Turner. Ce qui est curieux, c'est que -j'ai tout à fait oublié quand je <i>vis</i> le premier! J'ai l'impression -que le salon de Mr Windus à Tottenham m'a toujours été familier, dès -les premières années de Brunswick Square. Mr Godfrey Windus était un -carrossier retiré, qui habitait une jolie villa, composée au -rez-de-chaussée d'une suite de pièces basses dont les murs étaient -couverts, mais non encombrés, de dessins de Turner de la série -anglaise; tandis que dans ses portefeuilles reposaient, depuis leur -sortie de chez les éditeurs, les séries entières des illustrations de -Scott, de Byron, de la Côte du Sud, et de la Bible de Finden. -</p> - -<p> -Personne en Angleterre à cette époque—Turner avait déjà soixante -ans—ne s'intéressait véritablement à Turner, si ce n'est le -carrossier retiré et moi! -</p> - -<p> -Il est vrai que le public n'avait jamais eu occasion de voir ses dessins -et de les apprécier. Ceux de Mr Fawkes restaient enfermés à Farnley; -ceux de Sir Peregrine Acland moisissaient dans des corridors humides et -Mr Windus achetait tous ceux qui étaient destinés à la gravure dès -que le graveur n'en avait plus besoin. Un jour par semaine, toutefois, -il autorisait le public à visiter ses collections; mais moi, j'avais la -permission d'y venir autant que je le voulais. Bienfait inestimable pour -ceux qui voulaient étudier Turner; pour moi, ce fut ce qui me permit -d'écrire les <i>Modern Pointers</i>. -</p> - -<p> -Il peut être intéressant de noter que, bien que j'eusse été attiré -d'abord vers Turner par sa manière si vraie de rendre les montagnes -dans l'<i>Italie</i> de Rogers, lorsqu'il me fut donné de voir les dessins -originaux, je fus fasciné, à l'exclusion de tout le reste, par les -pures qualités artistiques, quel que fût le sujet. Et c'est pourquoi -la beauté du <i>Llanberis</i> ou du <i>Melrose</i> de Mr Windus ne -m'empêcha pas d'être parfaitement heureux le jour où mon père me donna -enfin, non dans l'intention de commencer une collection de Turner, mais -afin que j'aie un spécimen de sa manière, le <i>Richmond Bridge, -Surrey</i>. -</p> - -<p> -Rentrant à la maison en triomphateurs, mon père et moi, nous vantions -notre acquisition, où toutes les qualités de Turner se trouvaient -réunies: «des arbres, l'architecture, de l'eau, un ciel adorable et -tout un groupe brillant de personnages». -</p> - -<p> -De fait le <i>Richmond</i> fut, pendant plus de deux ans, le seul Turner en -notre possession; le second que nous ayons acheté, le <i>Gosport</i>, fit -son entrée à la maison pendant le séjour de Gordon. On n'y retrouvait -rien de la beauté délicate de Turner, si ce n'est dans le ciel; -d'ailleurs, ni moi, ni mon père, n'étions le moins du monde choqués -par les chapeaux ridicules des dames qui se promenaient sur le cutter, -ni du fait la tête du timonier fût mise à l'envers. Le lecteur aurait -tort, me voyant parler si librement des défauts de Turner, de penser -que je les vois mieux et les juge plus sévèrement aujourd'hui. Je les -voyais au moment de l'acquisition du <i>Richmond</i> et du <i>Gosport</i>, -aussi bien que quiconque, mais je savais aussi ce que ces défauts mêmes -révélaient de puissance, ce qui était assez extraordinaire pour un -gamin de mon âge. Mon plus grand bonheur alors, quand j'avais fermé -mes livres de grec ou de trigonométrie et quitté la salle d'étude, -était de descendre et de me repaître de mon <i>Gosport</i>. -</p> - -<p> -Après Noël, je retournai à Oxford pour livrer le dernier assaut, -janvier 1840; je fis de bonne besogne grâce à Gordon, dans le petit -logement de la rue Saint-Aldate<a name="FNanchor_47_1" id="FNanchor_47_1"></a><a href="#Footnote_47_1" class="fnanchor">[47]</a>; la pensée que ma majorité -approchait augmentait le sentiment de ma responsabilité. C'est le jour -de mes vingt et un ans que mon père m'offrit l'aquarelle de -<i>Winchelsea</i>, choix étrange et de mauvaise augure. Le ciel menaçant, -les vapeurs d'orage qui enveloppaient la vieille porte et l'église à -peine visible, n'étaient que des symboles trop exacts des temps qui se -préparaient pour nous; mais ni lui ni moi n'étions adonné à -l'interprétation des présages et nous ne les redoutions pas non plus. -Mon père avait sans doute été séduit par la vigueur du dessin, et -puis, il aimait les soldats. Je fus désappointé et je vis pour la -première fois clairement que le plaisir que Rubens et sir Joshua -donnaient à mon père l'empêchait d'être sensible à la touche -microscopique de Turner. Mais je n'étais pas moins profondément -reconnaissant de l'intention, et très heureux d'avoir un dessin de -Turner de plus, quel qu'il fût; et comme à la maison le <i>Gosport</i> -faisait les délices de mes heures de récréation, à Oxford le -<i>Winchelsea</i> me reposait des fatigues de l'étude. Ce cadeau d'un -Turner était, si je puis dire, surérogatoire. Le même jour, mon père -transférait, à mon nom, un capital qui devait me rapporter pour le -moins 5 000 francs par an; non sans se demander, je crois, avec une -certaine inquiétude, quel usage j'allais faire du premier argent dont -je pouvais disposer. Ce n'est pas qu'on m'eût jamais rien refusé; à -Oxford, les principaux fournisseurs avaient ordre de me donner tout ce -dont je pouvais avoir besoin, et chaque semaine ils envoyaient leurs -notes à ma mère. Jamais il n'y eut de difficultés, de récriminations -ni d'un côté ni de l'autre. Il est vrai qu'en dehors des dépenses -courantes, il n'y avait rien à Oxford qui pût me tenter, si ce n'est -pourtant une gravure du tableau de Turner, <i>le Grand Canal</i>, que -j'avais achetée et qui ornait le mur de ma chambre, et <i>Monsieur -Jabot</i>, l'inimitable Mr Jabot, dont je fis la connaissance un jour de -migraine, et qui est un des chefs-d'œuvre du grand caricaturiste qu'est -Topffer. Pour tout ce qui touchait dignité ou mon confort, mon père était -infiniment moins raisonnable que moi; seule, ma passion minéralogique -l'inquiétait, et, dans l'été de l'année précédente, mon père -avait été tout à fait contrarié et déconfit de ce que j'avais payé -onze shillings un morceau de calcédoine de Cornouaille. Mais le seul -fait que je n'eusse pas l'idée d'acheter un caillou sans lui en dire le -prix, marque assez l'intimité qui existait entre nous. Malheureusement, -je perdais un peu de la confiance que j'avais eue jusqu'ici dans son -jugement, en raison de ces petites taquineries, et je lui manifestai -avec trop peu de ménagement la très haute idée que j'avais du mien, -peu après le moment où il avait eu la bonté d'assurer, comme je l'ai -dit, mon indépendance. Les aquarelles de Turner que nous avions -achetés jusqu'à présent, <i>Richmond, Gosport, Winchelsea</i>, nous -avaient tous été vendus par Mr Griffilhs, un agent en qui Turner avait -la plus grande confiance, et dont au contraire mon père se méfiait. -Ils se trompaient tous deux et leur erreur eut de fâcheuses -conséquences. Si Turner avait traité directement avec mon père, quel -bonheur pour nous trois! Si mon père n'avait pas été convaincu que Mr -Griffilhs ne pensait qu'à le mettre dedans, il aurait pu à cette -époque acheter quelques-unes des plus adorables aquarelles que Turner -ait jamais faites, à des prix tout à fait raisonnables. Mais la -manière dont Mr Griffilhs faisait les affaires exaspérait mon père; -il laissa aller les meilleurs Turner uniquement parce que Mr Griffilhs les -lui recommandait, et il acheta le <i>Winchelsea</i> et le <i>Gosport</i> en -grande partie parce que Mr Griffilhs avait déclaré qu'ils n'étaient -pas dignes de figurer dans notre collection. Parmi les plus belles -aquarelles qui lui restaient alors en portefeuille, il y en avait une -que je désirais passionnément, le <i>Harlech</i>. On l'avait marchandée, -discutée; était-elle de vente ou non? C'était une aquarelle plus -petite que celles de la série anglaise ou de la série de Wales; sur la -place, on trouvait le prix demandé injustifiable. Le jour de -l'exposition particulière de l'<i>Old Watercolor Society</i>, comme nous -flânions, mon père et moi, bras dessus, bras dessous, nous -rencontrâmes Mr Griffilhs; au bout de quelques minutes de conversation -à bâtons rompus, après nous avoir demandé si l'exposition nous -plaisait, se tournant plus particulièrement vers moi, il me dit: «J'ai -une bonne nouvelle à vous annoncer. On se décide à vendre le -<i>Harlech</i>.—Alors, je l'achète», fis-je, sans même jeter un coup -d'œil du côté de mon père et sans en demander le prix. Avec un -sourire où il entrait un peu d'ironie, Mr Griffilhs continua: «Pour -soixante-dix guinées». Le ton signifiait que c'était là un prix -étonnant de bon marché, un prix d'ami. Ce n'en était pas moins trente -guinées plus cher que le <i>Winchelsea</i> et vingt-quatre guinées que le -<i>Gosport</i>. Mon père était convaincu, cela va sans dire, que Mr -Griffilhs venait sur l'heure de majorer le prix. Il me jeta un regard -triste où se mêlait une ombre de mépris; je compris que je lui avais -manqué d'égards, mais j'étais si pressé d'avoir mon <i>Harlech</i> que je -ne pris pas le temps de m'excuser. Il y eut ainsi entre nous une suite -de malentendus, inévitables de son côté, maladroits du mien. J'ai -peine à comprendre aujourd'hui comment j'ai pu attacher autant -d'importance à l'acquisition de ce <i>Harlech</i>, surtout quand je songe -que c'est ce même hiver que le mariage d'Adèle était en train de -s'arranger à Paris. Ce mariage ne paraît donc point m'avoir brisé -autant que je m'y attendais. Je retrouve cependant dans le bête de -journal que je commençai à rédiger peu après certaines phrases sur -mon mépris général de la vie qui ne s'accordent pas très bien avec -la joie folle que me causait l'acquisition d'une aquarelle de seize -pouces sur neuf; mais les germes de tout ce qu'il y a de meilleur en moi -se concentraient alors dans cette passion pour Turner. Ce n'était pas -un simple morceau de papier colorié que je venais de payer soixante-dix -guinées, mais bien un château et un village gallois, et le Snowdon -dans un nuage bleu. Tout ceci avait dû se passer pendant les vacances -de Pâques; je rapportai le <i>Harlech</i> à la maison et l'accrochai au -salon dans le panneau à droite de la cheminée, qui faisait pendant à -ma niche d'idole; après quoi je rentrai triomphalement à la rue -Saint-Aldate et à mon <i>Winchelsea</i>. -</p> - -<p> -En dépit des efforts de Gordon, qui cherchait à modérer et à régler -mon travail, c'était du surchauffage à haute dose. Je travaillais de -six heures du matin à minuit sans prendre, pour ainsi dire, d'exercice -ni de divertissement, avec la pensée très déprimante que tout ce -travail ne servirait jamais, ni à moi, ni à personne; pendant ce -temps, les choses à Paris allaient tout droit à la catastrophe. Un -soir, Gordon venait de me quitter, il pouvait être dix heures, lorsque -je fus pris d'une petite toux sèche, accompagnée d'une étrange -sensation dans la gorge, et dans la bouche d'un goût que je ne -m'expliquais pas: c'était du sang. Cet accident avait dû se produire -un samedi ou un dimanche soir, car mon père et ma mère étaient tous -deux dans l'appartement de High Street. J'y courus et leur contai ce qui -venait de m'arriver. -</p> - -<p> -Ma mère, très experte en pareille matière, ne s'effraya pas -autrement, mais envoya immédiatement au doyennat demander la -permission, pour moi, de ne pas rentrer coucher à l'Université. Les -médecins, consultés le lendemain, conseillèrent de voir des -spécialistes à Londres; ceux-ci interdirent tout travail, et le Doyen -fut obligé, en grognant, de m'autoriser à remettre mon examen à -l'année prochaine. -</p> - -<p> -Pendant les deux mois qui suivirent mon retour à Herne Hill, mon père, -très inquiet de ma santé, n'eut pas le loisir de pleurer les succès -universitaires qu'il avait rêvés pour moi. Je fus repris une ou deux -fois encore de quintes de toux, accompagnées de ce même goût -douceâtre dans la bouche, le goût du sang; mais c'était peu de chose, -et ma mère soutint toujours qu'il n'y avait rien là de sérieux, que -j'avais seulement besoin de repos et de grand air. Les médecins à -l'unanimité—sauf pourtant sir James Clarke—étaient plus -pessimistes. Sir James gaiement, mais très énergiquement, ordonna le -changement d'air et le continent. «Emmenez-moi ce garçon-là avant -l'automne, avait-il dit; qu'il se promène le plus possible en voiture -découverte et qu'il passe l'hiver en Italie.» -</p> - -<p> -Mr Telford consentit à remplacer mon père au bureau, et celui-ci, que -ses affaires n'intéressaient qu'à cause de moi, les abandonna pour -s'occuper exclusivement de ma santé. -</p> - -<p> -Mon pauvre père cherchait autant que possible à dissimuler ses -inquiétudes; quant à moi, nerveux, malade, de mauvaise humeur, je -n'insiste pas sur le genre de sentiments que j'éprouvais, ou plutôt le -manque total de sentiments et d'intérêt pour tout ce qui n'était pas -moi, sauf sur un seul point. J'étais toujours sensible à la beauté de -la nature, j'aimais les arts, les sciences qui lui servent -d'interprètes. C'est avec un certain entrain que je m'occupai des -préparatifs du voyage; ma mère était toujours bravement, calmement, -sereinement gaie; quant à mon père, qui adorait les voyages et en -particulier les voyages de nature, il était heureux, en dépit de ses -inquiétudes, à la pensée de voir le Sud de l'Italie. Nous nous -occupions de notre itinéraire avec quelque chose de la bonne humeur de -jadis. -</p> - -<p> -Afin d'éviter Paris, nous décidâmes de descendre par Rouen et la -Loire, jusqu'à Tours; ensuite de traverser l'Auvergne, et par le Rhône -de gagner Avignon; de là, par la Riviera et Florence, le Sud de -l'Italie. «Très bien, mais est-ce que nous n'entendrons plus parler -d'Oxford?» me demande Froude d'un ton de doux reproche, dans une lettre -que je viens de recevoir à propos de ces souvenirs. Froude était à -Oriel pendant que j'étais à Christ Church, et il ne trouvait pas que -j'eusse épuisé la matière et donné une idée assez complète des -études et des mœurs de l'Oxford de notre temps. -</p> - -<p> -Eh bien! non, cher ami, l'espace me manque ici pour m'étendre sur des -avantages dont je n'ai pas profité, et d'autre part, je ne trouve pas -que mon insuccès particulier me donne le droit de blâmer, en admettant -que cela serve à quelque chose, un système qui n'existe plus. J'ai -appris à l'Université tout le grec et le latin qu'il m'était possible -d'apprendre, et bien qu'on eût pu m'y dire aussi que les fritillaires -poussent dans les prés d'Iffley, il valait mieux, après tout, qu'elle -me laissât faire cette découverte moi-même plutôt que de -m'expliquer, comme on le ferait certainement à l'heure actuelle, que -leur jolie couleur ne sert qu'à attirer les moucherons. Pour le reste, -mon esprit, tout le temps que je passai à l'Université, rappelait -beaucoup une cosse de légumineux avant la formation des pois, et il est -demeuré en cet état, j'ai le regret de le dire, pendant un ou deux ans -encore; de sorte que, en ce qui concerne ma vraie vie, les petits -racontars, les événements de cette période de préparation, de -mitonnage, ne nous avanceraient pas à grand'chose. Il faut que j'arrive -maintenant aux jours où la vue s'étend, où le travail devient -efficace, à une éducation plus noble que tous les hommes qui ouvrent -largement leurs cœurs reçoivent dans la Suite des Temps. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_45_1" id="Footnote_45_1"></a><a href="#FNanchor_45_1"><span class="label">[45]</span></a>Sorte de divertissement qui ressemble à celui qui est de mode -aujourd'hui, de faire cuire un beefsteak sur la pelle du chauffeur et de -boire du porter dans les grandes brasseries de Londres. (Note de -l'éditeur d'Evelyn en 1827.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_46_1" id="Footnote_46_1"></a><a href="#FNanchor_46_1"><span class="label">[46]</span></a>Gendre et biographe de Walter Scott. (Note du traducteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_47_1" id="Footnote_47_1"></a><a href="#FNanchor_47_1"><span class="label">[47]</span></a>Rue qui tire son nom de l'église paroissiale et qui longe -Christ Church, en descendant vers la rivière. La règle ordinaire -voulait qu'un Gentleman-Commoner commençât par résider à Peckwater, -puis passât à Tom Quad, et finalement vécût au dehors, pendant le -dernier trimestre. Je n'ai aucune idée, pour l'instant, de -Saint-Aldate. Que les visiteurs américains sachent bien qu'à Oxford on -leur demandera de prononcer Saint-Old.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE XIV</h4> - -<h4><a id="ROME">ROME</a></h4> - -<p> -Quoique chèrement achetée, la permission de cesser tout travail -intellectuel, et de réserver ce que je pouvais avoir de forces pour mon -dessin, fut un grand stimulant pour les facultés qui s'étaient -développées en moi de façon latente; aussi, albums, blocs, compas, -crayons, tout fut préparé en vue du voyage, et préparé avec un luxe -de méthode sans précédent. -</p> - -<p> -Le hasard avait voulu que, au printemps de cette même année, David -Roberts eût rapporté et exposé ses croquis d'Égypte et de Terre -Sainte. C'était les premières études consciencieuses faites par un -peintre anglais, non pour s'exhiber ou gagner de l'argent, mais pour -donner une idée fidèle de scènes d'un intérêt religieux et -historique. Elles étaient rendues avec une fidélité et une facture -laborieuse qui dépassait de beaucoup tout ce que j'avais vu dans ce -genre jusqu'ici. Je sentais aussi que cette méthode restreinte rentrait -dans mes moyens et que je pourrais l'appliquer à ce j'avais en vue. -</p> - -<p> -Les défauts de Roberts et sa manière personnelle n'importent pas ici. -Il m'a appris et bien appris l'usage de la pointe fine; le souci, la -minutieuse exactitude du détail; le moyen le plus simple pour faire la -lumière et l'ombre sur un fond gris, c'est-à-dire lavis plat pour les -ombres profondes et rehaussement des lumières plus ou moins vives avec -du blanc. -</p> - -<p> -Je fis l'essai de ces méthodes pour la première fois dans la cour du -Château de Blois, et revins vers mon père et ma mère en déclarant -que «Prout se ferait couper les oreilles pour exécuter un dessin comme -celui-là». -</p> - -<p> -J'aurais pu dire, avec plus de vérité et de modestie, qu'il aurait -volontiers échangé ses yeux contre les miens; car Prout a toujours -été grandement gêné par sa myopie. Ce croquis de Blois témoignait, -il faut bien le dire, de certaines dispositions naissantes, du sentiment -des proportions, il avait de la largeur; c'était la première fois que -j'arrivais à rendre un sujet continental en lui conservant son -caractère, à faire sentir l'épaisseur, la rondeur, la solidité des -piliers et des sculptures. -</p> - -<p> -Nous passâmes agréablement les derniers beaux jours de l'été à -Amboise, Tours, Aubusson, Pont-Gibaud et Le Puy; mais au moment où nous -pénétrâmes dans la vallée du Rhône, l'automne se fit sentir et -sentir durement; le voyage par Valence jusqu'à Avignon fut lugubre, à -travers un pays qui venait d'être ravagé par l'inondation; à -Montélimar l'eau avait envahi les rues, laissant en se retirant une -couche épaisse de vase qui couvrait aussi les prairies sur une étendue -que je ne saurais déterminer sans avoir l'air d'exagérer. Le Rhône, -au milieu de ces vastes plateaux sablonneux, n'était qu'une masse -fuyante d'eau trouble et décolorée; de l'autre côté se dressaient -les Alpes, dans le dépouillement de l'automne; la neige avait fondu -jusqu'à mi-hauteur, et les pics les plus élevés disparaissent au -milieu des nuages; une bise aigre semblait dire: prenez garde, prenez -garde, vous ne savez pas combien le vent est méchant par ici. -Peut-être y étais-je plus sensible dans l'état de ma santé et de mes -nerfs. Ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais eu envie de revoir -ce pays du bas Rhône; et de ce jour, à ma préférence pour les -chaumières sur les châteaux, s'ajouta cet autre principe -irréductible: c'est qu'en cas de métamorphose, s'il était permis de -choisir son importance, il serait infiniment plus agréable et plus -prudent d'être une rivière comme la Tees ou la Wharfe, qu'un fleuve -comme le Rhône. -</p> - -<p> -C'est à Fréjus, sur l'Esterel et la Riviera, que, pour la première -fois, je distinguai quelques caractères nettement italiens, très -différents de ceux de la Lombardie: l'Italie des pins parasols, des -orangers et des palmiers, des blanches villas, et de la mer bleue: elle -me fit l'effet, et je ne me trompai pas, d'une ruine due à une écurie -criminelle. -</p> - -<p> -Je ne crois pas avoir encore dit à mon lecteur que j'avais hérité de -ma mère un amour de l'ordre et de la propreté poussé jusqu'à la -manie; pour moi, un des charmes les plus poétiques de la Suisse, après -ses neiges blanches, c'était les manches blanches de ses paysannes. Je -tenais en même temps de mon père le goût de tout ce qui est solide et -vrai, l'horreur du plaqué, du truqué; ici, sur la Riviera, il y a bien -des citrons et des palmiers, mais des citrons pâles qui n'ont pour -ainsi dire que la peau; des palmiers à peine plus larges que des -ombrelles; la mer est d'un bleu admirable sans doute, mais ses plages -sont dégoûtantes; des palais somptueux et prétentieux y abondent, -bouclés et fardés comme un clown, menaçant ruine aux extrémités, -avec en façade des entablements peints trompe-l'œil au-dessus de -fenêtres sans carreaux; les rochers sont schisteux, effrités, le -peuple sale; et, recouvrant le tout, une couche de poussière blanche. -Bah! vous étiez de mauvaise humeur! me dira-t-on. N'empêche que tout -cela ne soit vrai, et que la dernière fois que je suis allé à Sestri, -les dames que j'accompagnais, sinon moi, ne voulurent et ne purent pas y -rester à cause de la saleté de l'auberge. Je me souviens aussi que, -passant par Gênes, en 1882, j'ai fait le tour des remparts, uniquement -pour voir quelles étaient les vilaines plantes qui aimaient à vivre -dans la poussière, et à ramper comme des lézards entre les pierres -disjointes des ruines. -</p> - -<p> -C'est lors de ce voyage que je vis pour la première fois, à Gênes, la -<i>Pietà</i> en médaillon de Michel-Ange ce fut mon initiation à l'art -italien. À cette époque, je n'entendais quoique ce soit à la peinture -italienne; je ne connaissais que Rubens, Van Dyck et Velasquez. À -Gênes, je n'ai même pas cherché les Van Dyck; je me promenais dans le -dédale des ruelles qui longent le port; on voyait la mer alors, car on -n'avait pas encore construit le quai qui la cache; je dessinai -l'amphithéâtre de maisons qui entourent la rade, portées sur leurs -vieilles arches: beau sujet, et l'un des meilleurs croquis que j'aie -faits de ma vie. -</p> - -<p> -Le voyage au delà de Gênes, le long de la Riviera orientale, voyage -très agréable, commença à me remettre d'aplomb; je reprenais -courage. Je revois, en écrivant ces souvenirs, la traversée de la -Magra et des autres ruisseaux qui descendent de la montagne; combien -tout cela est différent aujourd'hui! -</p> - -<p> -Cela me paraît à peine croyable quand j'y songe, mais n'y avait alors -sur les plus grandes rivières que d'étroits ponts pour les mules, qui -reliaient entre eux les villages groupés sur les rives opposées et -enjambaient la rivière à l'endroit où le courant se ralentit et où -se fait sentir la barre de la mer. Il va sans dire que dans les grandes -villes, Albenga, Savone, Vintimille, etc., il y avait des ponts -convenables; mais dans les villages de moyenne importance (et les -torrents autour de l'embouchure desquels ils s'étaient formés étaient -souvent formidables), les paysans comptaient sur le ralentissement du -courant à la barre, et sur les moments où la rivière était à sec en -été, pour traverser dans leurs carrioles: ils n'avaient ni l'idée, ni -les moyens de construire des ponts Waterloo pour la plus grande -commodité des voitures anglaises attelées de quatre chevaux. La -voiture anglaise se tirait du mauvais pas et des galets comme elle -pouvait; si les chevaux ne suffisaient pas, tous les gamins du village -s'attelaient devant et tiraient; par mauvais temps, quand l'eau était -haute en delà de la barre, et qu'il y avait des brisants bleus au -delà, cela faisait songer aux roues ralenties des chars de Pharaon. -</p> - -<p> -Or, le malheur avait voulu qu'il eût plu pendant deux jours quand nous -dépassâmes la Riviera occidentale. L'orage avait éclaté après une -nuit d'une chaleur accablante. Nous étions à Albenga et je me souviens -mon père, ne pouvant dormir, avait composé fort irrévérencieusement -une parodie de «Malheur à moi, Alhama», dont le refrain était -«Malheur à moi, Albenga», les minarets de la vieille ville et ses -légendes sarrasines lui ayant rappelé, je suppose, «le roi Maure à -cheval qui passait et repassait». La pluie tombait à torrents, le -sirocco soufflait, et non loin de Savone, sur le bord d'un de ces cours -d'eau rapides, nous nous demandions si la voiture pourrait passer. -Chargée comme elle l'était, il n'y fallait pas penser; ordre fut donc -donné à tout le monde de descendre; on traverserait les voyageurs à -dos, et la voiture suivrait et se tirerait d'affaire comme elle -pourrait. Tout le monde obéit, se soumettant en riant aux coutumes du -pays, excepté ma mère qui refusa péremptoirement de se laisser porter -dans les bras par un héros d'opéra déguenillé lui rappelant les -bandits qui enlevaient la Cerito ou la Taglioni épouvantées. Aucune -prière ne put la décider à quitter la voiture; si la voiture passait, -elle passerait avec. Mon père était à la fois inquiet et irrité, -mais comme le corps de ballet qui nous entourait ne paraissait pas -prendre la chose au tragique, voyant là plutôt une occasion de -«baiocchi» supplémentaires, ma mère l'emporta. Un bon attelage de -jeunes gars aux jambes nues se joignit aux chevaux, et ma mère et la -voiture entrèrent dans l'eau au milieu de cris et de hurlements. Le lit -de la rivière était de sable mou, on enfonçait, et, aux deux tiers, -hommes et bêtes s'arrêtèrent pour reprendre haleine. On parlementa de -nouveau, cette fois très sérieusement, mon père tout de bon en -colère, ma mère résistant toujours. Nous étions tous trois un peu -nerveux car, nous croyant dans la baie de Lancastre, nous songions aux -sables mouvants. Mais ma mère s'entêta, refusant de bouger; les -chevaux ayant soufflé, et les gamins aussi, à grand renfort de coups -de fouet, de cris, d'éclaboussage, voiture et dama Inglese furent enfin -victorieusement remorquées sur la terre ferme; là, il y eut échange -de bons procédés entre les deux nations. -</p> - -<p> -Je n'ai qu'un souvenir confus du passage de la Magra, quelques jours -plus tard. Y avait-il peu d'eau ou beaucoup? Je me souviens seulement -d'innombrables petites rigoles qui se creusaient un passage au milieu du -galet et je sais que je pensais surtout aux montagnes de Carrare qui se -dressaient devant nous. La plupart des cours d'eau se passaient à gué: -pour les piétons, on posait sur des pierres quelques planches, l'on -remplaçait après chaque orage; lorsqu'il s'agissait de rivières plus -fortes, qui n'avaient ni ponts ni gués, on se servait de bacs très -primitifs, et un jour ma mère n'eut d'autre alternative que de -traverser pieds nus ou de se laisser porter. Elle subit cette ignominie -avec l'idée sans doute que ce devait être une des conséquences de la -Révolution française, et en resta irritée et de mauvaise humeur tout -le reste du voyage, jusqu'à Carrare. -</p> - -<p> -Nous avions décidé de coucher à Massa, mais auparavant nous eûmes le -temps de monter par une route étincelante de blancheur jusqu'à la -première carrière, et de visiter un ou deux «ateliers». C'est là, -je crois, qu'est né le mépris qui m'est toujours resté pour les -ateliers. Cependant, mon père ayant jugé qu'il était convenable de -rapporter «une bagatelle de Matlock» et l'interprétation du sujet -nous ayant paru ingénieuse, nous achetâmes un <i>Bacchus et Ariane</i> de -deux pieds de haut, la copie, nous dit-on, de je ne sais quel original -que nous supposions antique, et qui n'avait pas plus de valeur -artistique que n'importe quelle pendule française. Le groupe orna -longtemps la bibliothèque de Denmark Hill, mais il finit par devenir si -noir, à cause des fumées de Londres, qu'il fallut l'exiler. -</p> - -<p> -Avec le passage de la Magra et l'acquisition du <i>Bacchus et Ariane</i>, -monument symbolique de mon classicisme de deux pieds de haut, se termine -la phase de ma vie où toutes les idées que je pouvais avoir en -sculpture ne dépassaient pas Chantrey d'un côté, et Roubilliac de -l'autre. La Magra traversée, j'eus la sensation d'être en Italie, la -vraie Italie; dès le lendemain nous passions le pont de Serchio et nous -entrions à Lucques. -</p> - -<p> -J'ai tort de dire que j'eus <i>alors</i> la sensation d'être en Italie. Ce -n'est que beaucoup plus tard, jetant un regard en arrière, que je -distinguai le moment où le courant qui m'entraînait changea de -direction. Jusqu'ici, la signification de l'art chrétien primitif -m'avait échappé, je ne me doutais pas de ce qu'était la sculpture, la -sculpture vivante; j'étais en pleines ténèbres; elles ne -commencèrent à se dissiper que pour me laisser dans une sorte -d'étonnement vague et d'embarras respectueux en présence du nouveau -mystère qui m'entourait. L'impression que j'eus de Lucques, cette -première fois, se confond maintenant avec celle, infiniment plus -profonde, que m'a laissée ma visite de 1845. Ce fut tout le contraire -pour Pise. À première vue, la grandeur, la pureté de son architecture -me firent une profonde impression, surtout, il est vrai, à travers -Byron et Shelley. Dans la cathédrale de Lucques, j'eus ma première -rencontre avec un frère de la Miséricorde, la tête couverte de la -cagoule; et la pensée qu'à chaque instant, dans les rues -ensoleillées, on pouvait voir surgir ces sombres figures drapées, -surexcitait mon imagination et mes nerfs et ajoutait aux charmes de ces -vieilles villes. Je dessinai la Chapelle de l'Épine auprès du -Ponte-a-Mare avec soin et succès; mais la langueur de l'Arno aux eaux -troubles, comparé à la Reuss ou au Rhône à Genève, me rendit fort -sceptique à l'égard des descriptions enthousiastes, soit modernes, -soit anciennes, des rivières italiennes. Chose assez singulière, ce -n'est qu'en 1882 que j'ai vu l'Arno couler à pleins bords et que j'ai -compris que toutes les rivières d'Italie sont des torrents de montagne. -</p> - -<p> -C'est le cœur plein de confusion que je relis, et c'est par devoir que -j'imprime le passage de mon journal où sont notées mes premières -impressions sur Florence: -</p> - -<p> -«<i>13 novembre 1840.</i>—Je viens de faire un tour, j'ai flâné sur -la place aux statues: l'air était plein d'une douceur printanière et je -n'oublierai jamais l'impression que m'a faite cette place dominée par -la masse énorme du Palazzo Vecchio ni celle que m'a faite le Duomo. Je -ne m'attendais pas à voir une église de très grande dimension, mais -plutôt quelque chose d'élégant, comme La Salute à Venise. -Débouchant par l'angle du sud-est, du côté où la galerie autour de -la coupole est achevée, je demeurai cloué par la surprise, et faillis -me faire écraser. L'effet est prodigieux. Non que ce soit de la bonne -architecture, même si on admet ce style barbare, mais on est abasourdi, -on ne saurait expliquer ce qu'on éprouve, tant la richesse de tous ces -marbres à l'extérieur est confondante, et la profusion des magnifiques -sculptures en marbre et en bronze, sur la grande place, m'a vivement -impressionné. -</p> - -<p> -«<i>15 novembre.</i>—Je ne puis démêler encore mes impressions sur -Florence. Cependant, ce qui domine, c'est le désappointement. Les -galeries que j'ai parcourues hier sont sans doute curieuses; mais comme -agrément, j'aimerais autant le British Muséum, n'étaient les -Raphaëls. Tout le reste est pour moi lettre morte, je n'y comprends -rien, je ne comprends même pas grand'chose aux Raphaëls.» -</p> - -<p> -Lors donc de cette première visite à Florence, les palais qui me -rappelaient la prison de Newgate m'étaient à juste titre odieux; au -contraire, les vieilles rues, les marchés en plein vent m'enchantaient; -l'intérieur du Dôme me semblait une horreur, l'extérieur un -casse-tête chinois. Tout l'art sacré, fresques, peinture à la -détrempe, que sais-je? rien, un zéro, ce que c'était pour les -Italiens eux-mêmes; la campagne alentour, des murs borgnes et des -oliviers poussiéreux; l'ensemble, mystification et ennui sauf pour un -maître: Michel-Ange. -</p> - -<p> -Je sentis du premier coup chez lui une émotion, une vie supérieures à -celle qu'on trouve chez les Grecs, et une sévérité et une noblesse -d'intention qui n'existait pas chez Rubens. Comme j'entendais autour de -moi dire et redire qu'il n'y avait rien de supérieur à Michel-Ange, je -fus très fier de le goûter; la haute idée que j'avais de ma propre -infaillibilité s'en trouva encore grandie; avec l'aide de Rogers pour -la Chapelle Lorenzo et grâce à de longues stations devant le -<i>Bacchus</i>, aux Offices, je fis de rapides progrès dans le sens -Michel-Angelesque. Par contre, dès le premier jour, je déclarai le -<i>Rémouleur</i> de la Tribune vulgaire et assommant, et je n'ai pas changé -d'avis depuis; la <i>Vénus</i> de Médicis, une petite personne sans -intérêt; le <i>Saint Jean</i> de Raphaël d'une boursouflure poussée au -noir, et la collection des Offices en général, un mélange incongru, -l'œuvre de gens qui ne s'y connaissaient pas, n'entendaient rien à -l'art<a name="FNanchor_48_1" id="FNanchor_48_1"></a><a href="#Footnote_48_1" class="fnanchor">[48]</a>, ne s'en souciaient pas. De fait, lorsque je revis les Offices -en 1882—je n'y suis pas retourné depuis—j'ai retrouvé ma -première impression et j'ai éprouvé quelque fierté de ma perspicacité -précoce. On ne pouvait guère s'attendre, à cette époque, à me voir -aimer l'Angelico ou Botticelli; y eussé-je été disposé, le corridor -du haut des Offices n'était pas un endroit convenable pour y admirer la -grande <i>Madone</i> de l'un ou la <i>Vénus</i> de l'autre. Elles étaient -alors toutes deux dans le passage extérieur qui conduit à la Tribune. -</p> - -<p> -Une fois que mes réflexions m'eurent amené là, je m'installai au -milieu du Ponte Vecchio et je fis un bon croquis, très exact, de ses -boutiques et des constructions que l'on a devant soi quand on regarde du -côté du Dôme. Il semble que je n'aie eu ni le temps, ni l'envie d'en -faire plus à Florence; le Marché Vieux était trop encombré pour -qu'on y pût travailler et quant aux sculptures du Dôme, elles étaient -inséparables de la couleur. Dans l'espoir—espoir qui allait -s'affaiblissant chaque jour—de trouver les choses plus à notre goût -dans le Sud, nous quittâmes Florence par la Porta Romana. -</p> - -<p> -Sienne, Radicofani, Viterbe et, le quatrième jour, Rome; voyage -lugubre avec des arrêts plus lugubres encore. J'avais un affreux -mal de tête à Sienne et la cathédrale me parut le comble de -l'absurde—sursculptée, surbariolée, surdécoupée, surélevée de -trop de pignons—une immense pièce montée, un monument de vanité, -sans le moindre sentiment religieux. Et c'est bien cela, en somme: la -vraie beauté de Sienne était tout entière dans sa vieille -cathédrale, le Westminster de <i>son</i> Édouard le Confesseur. Les ruines, -au moins, sont-elles encore respectées? -</p> - -<p> -La solitude volcanique de Radicofani, l'orage qui grondait, les -hurlements du vent, ses sifflements aigus à travers les portes mal -jointes et les trous de serrures de la plus misérable des auberges, -resta longtemps pour nous un véritable cauchemar. À Viterbe, j'étais -moins souffrant et je fis un dessin du couvent qui est d'un sentiment -juste et d'une bonne facture. Le quatrième jour, papa et maman -remarquèrent avec une joie triomphante, bien qu'ils souffrissent -d'être si cahotés, que plus on approchait de Rome, plus la route -devenait mauvaise. -</p> - -<p> -Tout mon bagage scientifique, ce qui devait m'aider à comprendre la -Ville Éternelle, consistait dans les deux premiers livres de Tite-Live, -que je n'avais jamais approfondis et quelques noms géographiques qui -flottaient dans ma mémoire, sans que j'eusse seulement regardé où ils -se trouvaient sur la carte: Juvénal, une ou deux pages de Tacite, et, -dans Virgile, l'incendie de Troyes, l'histoire de Didon, l'épisode -d'Euryale et le dernier combat. J'avais sans doute lu pour ainsi dire -toute l'<i>Énéide</i>, mais la majeure partie ne m'avait semblé que du -fatras. Sur l'histoire romaine moins ancienne, je n'avais lu que des -auteurs anglais fort sévères pour les vices impériaux, et je n'étais -pas éloigné de penser que la malaria de la campagne romaine était une -conséquence naturelle de la papauté. J'avais été élevé dans -l'idée qu'il ne pouvait pas plus y avoir un bon empereur romain qu'un -bon pape; je ne savais pas trop si Trajan vivait avant le Christ ou -après, et j'aurais été sincèrement reconnaissant à quiconque m'eût -dit que Marc-Aurèle était un philosophe romain, contemporain de -Socrate. -</p> - -<p> -L'apparition du dôme de Saint-Pierre dans le lointain ne nous fit pas -plus d'impression que si c'eût été une borne kilométrique, nous -annonçant que nous avions encore une vingtaine de milles à faire sur -une route cahotante, avant de nous reposer. Quand nous nous approchâmes -du Tibre—le Tibre nonchalant, aux rives boueuses, aux eaux épaisses -et jaunes—j'éprouvai une sensation de dégoût mêlée de tristesse. Quel -contraste avec le flot montant de la Tamise poussé par le vent, que -j'aimais à regarder de la fenêtre de Nanny Clowsley! La Piazza del -Popolo m'était aussi familière—je l'avais vue tant de fois -reproduite—que Cheapside, et me paraissait beaucoup moins -intéressante. Nous descendîmes, cela va sans dire, dans un des hôtels -de la place d'Espagne; je me couchai fatigué et de mauvaise humeur de -me trouver dans la rue bruyante d'une grande ville moderne avec rien à -dessiner et une foule de petits ennuis en perspective. Le lendemain -matin, en me réveillant bien reposé, je me dis comme Mr Rogers: «Je -suis à Rome», et j'accompagnai papa et maman à Saint-Pierre, avec un -certain sentiment de curiosité, j'en conviens. -</p> - -<p> -Voyageurs et livres m'avaient crié sur tous les tons que je serais -désappointé, que la basilique ne me ferait pas l'effet de grandeur -auquel je m'attendais; mais je ne me suis pas vanté en vain d'avoir le -sentiment exact des proportions, et le fait est que j'eus la conscience -nette de son immensité. Mais ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est à -la lourdeur, à l'ennui de la façade, au mauvais goût, à l'insipide -distribution de l'intérieur. Nous en fîmes le tour, regardant les -copies en mosaïque de tableaux qui ne nous intéressaient pas, les -tombeaux magnifiques de gens dont nous ne connaissions même pas les -noms; enfin, nous nous retrouvâmes au grand air, devant les fontaines, -avec un immense sentiment de soulagement. Aucun de nous n'a jamais remis -les pieds à Saint-Pierre, si ce n'est pour entendre de la musique, ou -pour voir des processions et des cérémonies religieuses. -</p> - -<p> -Nous rentrâmes déjeuner et, l'après-midi, nous fîmes en voiture le -tour classique par le Forum, le Colisée, et le reste! Je n'avais qu'une -idée très vague du Forum, de ce qu'il était, ou de ce qu'il avait -été. Je ne comprenais pas ce que venaient faire là ces trois -colonnes, ou les sept, et cet Arc de Sévère sous lequel ne passe pas -de route, et surtout cette masse de constructions sordides qui se -dressent au-dessus, flanquée d'une tour du XVIII<sup>e</sup> siècle sans le -moindre caractère. Un des grands avantages de mon ignorance était, en -tout cas, de me permettre de voir les choses à ma manière, comme elles -étaient; et bien que mon éducation religieuse, comme je l'ai dit plus -haut, m'inclinât à penser que la malaria de la campagne romaine était -une conséquence de la papauté, cela n'influait nullement sur la -perception très nette et très claire que j'avais de la beauté de -ligne du Soracte, tandis que les lignes des premiers plans, en tuf et -pouzzolane, me semblaient détestables, que la pouzzolane fût papale ou -protestante. Le rôle du Forum ou du Capitole dans l'histoire ne -m'importait utilement; ce qui me frappait, c'est que les colonnes du -Forum étaient de petite dimension, leurs chapiteaux sculptés sans -finesse et que les maisons qui le dominaient étaient beaucoup moins -intéressantes à regarder que n'importe quelle «close» de l'«Auld -toun» d'Édimbourg. -</p> - -<p> -Étant arrivé à ces conclusions sur la ville et ses ruines, il me -fallait commencer la visite des musées. Ai-je besoin de dire que la -grande peinture religieuse: le vestibule du Pérugin, la chapelle -d'Angelico et tout le premier étage de la Sixtine étaient lettre morte -pour moi? Personne ne m'avait conseillé de les regarder, et j'étais -incapable, à moi tout seul, de les découvrir. Tout le monde, au -contraire, m'avait dit: voyez le plafond de la chapelle Sixtine; je le -trouvai très beau; tout le monde m'avait aussi recommandé de voir la -<i>Transfiguration</i> de Raphaël et le <i>Saint Jérôme</i> du Dominicain; -ce que je fis très attentivement et très docilement, après quoi je -déclarai sans la moindre hésitation que le tableau du Dominicain -était détestable, et celui de Raphaël fort laid; de ce jour, je ne -fis plus aucune attention à ce que me disaient les gens, en fait de -peinture, à moins qu'ils ne fussent de mon avis. -</p> - -<p> -Mais sir Joshua n'était pas tout le monde. Son opinion sur les -<i>Stanze</i> fit que je les étudiai longuement et soigneusement; je vis -tout de suite qu'il y avait là quantité de choses que je n'étais même pas -en état de voir, encore moins de comprendre; mais en tout cas, ce qui -était certain, c'est qu'elles ne me procuraient aucun plaisir; la -religion, d'ailleurs, qui m'avait été enseignée à Walworth me -rendait réfractaire à ce mélange de paganisme et de papisme. -</p> - -<p> -Ces bases posées en vue de mes futures études, je n'y revins plus et -je n'ai pas eu, depuis, de raisons sérieuses de les modifier. Je ne -parle jamais du Dominicain, ou si j'en parle par déférence pour sir -Joshua, ce n'est que pour dire que c'est un peintre détestable; des -<i>Stanze</i> que comme ne pouvant satisfaire en quoi que ce soit un esprit -sain, équilibré, désireux de savoir à quoi ressemblaient les Sibylles, -ou comment un Grec se représentait les Muses; et l'opposition entre -le <i>Parnasse</i> et la <i>Dispute</i> présentée dans les <i>Stones of -Venise</i><a name="FNanchor_49_1" id="FNanchor_49_1"></a><a href="#Footnote_49_1" class="fnanchor">[49]</a>, comme annonçant la chute de la théologie catholique. -</p> - -<p> -Quand nous eûmes visité les principales curiosités de Rome, et -pendant que nous explorions les choses de moindre importance, nous -pensâmes que le moment était venu d'utiliser la lettre d'introduction -qu'Henry Acland m'avait donnée pour Mr Joseph Severn. Bien que, dans le -gros in-octavo qui contenait les œuvres de Coleridge, de Shelley et de -Keats, et qui avait si souvent traîné sur la table devant ma niche de -Herne Hill, la partie de Keats ne m'eût jamais attiré (elle me -troublait plutôt) j'avais suffisamment conscience de sa valeur, j'avais -été trop ému par sa mort pour ne pas désirer faire la connaissance -de son fidèle ami. J'ai oublié où habitait Mr Severn; tout ce dont je -me souviens, c'est que sa porte était à droite, tout en haut d'un -immense escalier carré, aussi large qu'un de nos chemins anglais où -deux carrioles peuvent passer côte à côte, un escalier monumental aux -marches très basses. Je montais lentement, car le docteur m'avait -surtout recommandé de ne pas m'essouffler; il me restait peut-être une -vingtaine de marches à gravir lorsque la porte de Mr Severn s'ouvrit -pour livrer passage à deux messieurs, et se referma sur eux avec un -bruit sec qui paraissait dire au reste du monde: on ne passe plus. Ces -messieurs me croisèrent sur la gauche. L'un était court, le teint -animé, l'air réjoui; l'autre petit aussi, mais pâle, avec un beau -front bien modelé et des yeux noirs à la fois vifs et doux. -</p> - -<p> -Ils me regardèrent, mais par timidité, et aussi parce que je trouve -impoli d'arrêter les gens et surtout de les empêcher de sortir, je ne -fis pas un geste et les laissai descendre en paix. Je ralentis même mon -pas, et ce ne fut que quelques minutes plus tard que je sonnai à la -porte de Mr Severn. Je laissai ma carte et ma lettre d'introduction au -domestique qui me dit que Monsieur venait de sortir. Le compagnon aux -yeux noirs de Severn était George Richmond, pour lequel Acland m'avait -aussi donné un mot. Tous deux accoururent pour nous voir. La manière -d'être simple, réservée, originale de mon père et de ma mère les -intéressa d'abord, leur plut ensuite, et finalement les conquit au -point que, Noël venu, ils nous choisirent, entre tous leurs amis de -Rome, pour fêter la Noël. Et cela, bien plus pour mon père et ma -mère que pour moi; non qu'ils ne s'intéressassent pas à moi, mais -comme mes idées, qui n'étaient jamais celles de tout le monde, -étaient plutôt tapageuses, qu'à chaque instant j'allumais sous leurs -pieds des pétards et des fusées, qui ne les troublaient pas seulement -au moment où ils éclataient, mais se continuaient en objections -réfléchies qu'ils ne pouvaient pas toujours réfuter—car je -m'attaquais aux choses sacro-saintes, aux maîtres incontestés et aux -splendeurs les plus authentiques de Rome—nos conversations se -terminaient le plus souvent par des conseils où se glissaient quelques -reproches qu'ils jugeaient nécessaires; ils avaient de longues -conférences avec mon père et ma mère, parents et amis se demandaient -ce qu'on pourrait bien faire pour me ramener à des idées plus saines. -Dès le premier moment, tous deux avaient inspiré à mes parents une -confiance absolue, et cela uniquement, je crois, parce que, lorsque nous -nous étions croisés dans l'escalier, Mr Severn avait dit à mi-voix à -Mr Richmond en me regardant: «Quelle physionomie poétique!» et que ma -récente folie, mon impardonnable entêtement dans l'affaire du -<i>Harlech</i>, jointe aux impertinences que je me permettais à l'égard de -Raphaël et du Dominicain, me donnaient, aux yeux de mes parents, des -airs d'Enfant prodigue. -</p> - -<p> -La coalition contre laquelle j'avais à lutter se trouva encore -renforcée par l'entrée en scène d'un frère cadet de Mr Richmond, -Tom, que je trouvai, lors d'une de nos premières visites à l'atelier -qu'ils occupaient en commun, s'escrimant de tout son cœur à peindre un -torse nu avec des ombres bleu de cobalt, sur lesquelles, à ce qu'on -voulut bien m'expliquer, on devait passer un glacis qui leur donnerait -le ton de la chair du Titien. Comme, à cette époque, je ne voyais rien -de particulier dans la chair du Titien, et de plus que je ne pensais pas -qu'on arrivât à la rendre par ce procédé, l'abîme qui nous -séparait, mes amis et moi, se creusa encore davantage; et de fait, ces -divergences firent que s'accroître avec le temps et leur effet -immédiat fut de décider de la façon dont j'emploierais mon temps à -Rome et en Italie. Car, ayant déclaré une fois pour toutes que je ne -pouvais pas plus comprendre la pensée de Raphaël que la couleur du -Titien; que les salles de sculpture du Vatican m'ennuyaient, que je n'y -comprenais rien, je pris le taureau par les cornes et me mis à chercher -ce que, à Rome, je pensais pouvoir dessiner à ma manière, choisissant -pour commencer—et c'était en quelque sorte un défi jeté à Raphaël, -au Titien, à l'Apollon du Belvédère tout ensemble—l'étude -minutieuse de guenilles qui pendaient aux vieilles fenêtres du quartier -juif. -</p> - -<p> -La guerre déclarée, il ne restait plus aux deux Richmond et à mon -père qu'à s'amuser autant qu'ils le pourraient de mes essais -révolutionnaires qui, une fois mon point de départ admis, n'étaient -pas sans intérêt. Je payai ma dette au Forum, en en dessinant avec le -grand soin une vue d'ensemble; je fis une étude des aqueducs vus de -Saint-Jean-de-Latran, une autre du Mont Aventin prise du pont Rotto, -toutes deux jugées bonnes en général. À la fin, Richmond lui-même -s'adoucit au point de me demander un dessin de la Trinità dei Monte, -associée pour lui à d'heureux souvenirs. C'est alors qu'il se -présenta, pour moi, une occasion d'utiliser de façon pratique mes -dispositions particulières, en prenant de précieuses notes sur les -principales villes d'Italie; mais il était dit que toutes les chances -que j'avais d'être autre chose que ce que je suis avorteraient les unes -après les autres. Un hasard, qui ne me sembla alors qu'un mirage -moqueur, fut, bien des années plus tard, la source d'une des plus -belles et des plus profondes émotions de ma vie. -</p> - -<p> -Entre mon Protestantisme et mon Proutisme—comme l'appelait très -justement Tom Richmond—j'avais déclaré sans intérêt toute -cérémonie romaine; je me refusais à rien voir, et je protestais avec -mauvaise humeur, toutes les fois que l'on me proposait d'entrer dans une -église, dans un palais romain ou dans une galerie. Pourtant papa et -maman s'aperçurent que je ne me faisais jamais tirer l'oreille -lorsqu'il s'agissait d'aller entendre de la musique sacrée, fallût-il -pour cela subir les ennuis d'un office: ce qu'ils attribuaient au goût -que j'avais toujours manifesté pour le chant grégorien et à -l'intérêt toujours croissant que m'inspirait la musique. La vérité, -c'est qu'à l'église j'avais chance d'apercevoir, au-dessus des têtes -pieusement penchées de la foule italienne—au moins un instant avant -qu'elle s'inclinât à son tour—la gracieuse silhouette d'une anglaise -blonde d'une grande beauté, la reine de la colonie anglaise cet -hiver-là, à Rome, et qui réalisait pour moi le type de la beauté -féminine, type rêvé jusqu'ici, et rêvé en vain, une beauté -sculpturale, mais pleine de vie, et aussi de douceur et de grâce. Je ne -crois pas être jamais parvenu à l'approcher à plus de quarante -mètres, mais ces apparitions, si lointaines qu'elles fussent, et les -émotions qu'elles me causaient n'en firent pas moins la joie et la -consolation de mon hiver à Rome. -</p> - -<p> -Pendant ce temps, mon père, que notre médecin de Rome avait -complètement rassuré sur mon état, reprenait sa gaîté et jouissait -de tout en conscience. Avec Marie qui, quoique de nature peu -enthousiaste, était une voyageuse infatigable, il allait voir sans se -lasser tout ce qu'il y avait à voir. Jamais, surtout, il ne manquait -une fête musicale, et il était radieux lorsque son maniaque de fils -consentait (pour l'amour de miss Tollemache<a name="FNanchor_50_1" id="FNanchor_50_1"></a><a href="#Footnote_50_1" class="fnanchor">[50]</a>, mais chut!) à les -accompagner; et tous les jours Mr Severn et George Richmond se -montraient plus affectueux et plus serviables. Aucun habitué du monde -élégant de Londres ne s'étonnera du plaisir que nous pouvions trouver -à pénétrer toujours davantage dans l'intimité de George Richmond. -Mais je n'ai vu nulle part, dans aucun monde ou ailleurs, rien qui -approche de la situation qu'avait alors à Rome, Mr Joseph Severn. -Personne ne savait mieux que lui mettre les gens en valeur, naturels du -pays, étrangers, laïques ou ecclésiastiques. Il ne voyait dans chacun -que le meilleur: ce qui aurait excité la colère chez d'autres le -disait simplement sourire. Comment s'étonner que le pape soit à -Saint-Pierre, qu'il y ait des mendiants sur les marches du Pincio? -N'est-ce pas dans la nature des choses? Il pardonnait au Pape son -papisme, respectait la longue barbe du mendiant et ne doutait pas que -les marches du Pincio, celles de l'Aracœli aussi bien que celles du -Latran et du Capitole conduisissent au ciel; nous montions tous, de -façon ou d'autre, et en attendant il fallait tâcher d'être heureux -là où on se trouvait. Raisonnable avec légèreté, sage avec gaieté, -spirituel sans malice, délicatement sentimental, il tenait conseil avec -les cardinaux un jour, et s'en allait le lendemain picniquer dans la -Campagne romaine avec les pins belles Anglaises qui passaient l'hiver à -Rome; prenant les cœurs dans les mailles dorées de sa bonne grâce, de -sa sympathie ouverte, comme si la vie n'était pour lui que la mélodie -ondoyante de sa chanson favorite, <i>Gente, è qui l'uccellatore.</i> -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_48_1" id="Footnote_48_1"></a><a href="#FNanchor_48_1"><span class="label">[48]</span></a>Ils s'en souciaient, mais à rebours, prisant surtout -l'habileté des procédés les plus mesquins et employés de la pire -façon.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_49_1" id="Footnote_49_1"></a><a href="#FNanchor_49_1"><span class="label">[49]</span></a>J'ai autorisé la nouvelle édition de ce livre dans sa forme -primitive, surtout en raison de la clarté avec laquelle, le lecteur en -jugera, j'établis de façon incontestable que la théologie de la -Renaissance eut sur les arts en Italie, et sur la religion du monde, une -influence fatale.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_50_1" id="Footnote_50_1"></a><a href="#FNanchor_50_1"><span class="label">[50]</span></a>Qui épousa le philanthrope Lord Mount-Temple.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE XV</h4> - -<h4><a id="CUMAE">CUMÆ</a></h4> - -<p> -Pour être fidèle à la règle que je me suis tracée de suivre l'ordre -des faits en laissant au lecteur le soin de tirer ses conclusions, j'ai -passé un peu vite, et il me semble qu'il ne serait point inutile de -savoir, ou tout au moins d'essayer de deviner ce que pense mon lecteur! -</p> - -<p> -Trouve-t-il que je suis un garçon heureux ou malheureux? A-t-il pour -moi quelque estime, ou le contraire? Pense-t-il que l'on avait raison de -fonder sur moi quelque espérance? Ou les talents que je pouvais avoir -étaient-ils de ceux qui ne brillent au matin que pour se flétrir avant -le soir? Si je le lui demande, c'est que j'ai reçu quelques lettres -d'amis qui se disent enchantés et me déclarent que ces souvenirs ont -jeté sur mon caractère des lumières toutes nouvelles, que je leur -plais ainsi beaucoup plus qu'auparavant. Voilà un résultat qui n'est -nullement celui que je cherchais, et qui est en contradiction avec -l'impression que j'éprouve moi-même quand, me retournant, je me -regarde face à face. Je suis extrêmement peiné et humilié lorsque je -constate, aujourd'hui que je suis un peu moins ignorant, le peu que je -valais alors, et tout ce que je laissais perdre de temps, d'occasions et de -devoirs—un devoir manqué étant la pire des pertes—et je ne vois -vraiment pas ce que mes amis ont pu trouver dans ces souvenirs d'enfance -de plus aimable qu'ils n'eussent pu deviner chez l'auteur de <i>Time and -Tide</i> ou de <i>Unto This Last</i>. En vérité, et quoi qu'ils en disent, -je n'étais alors, et je le suis demeuré encore un an ou deux, qu'un petit -têtard informe, ruisselant, glissant, rien qu'un estomac avec une -queue, se gonflant, s'aplatissant, se tortillant au milieu des ondes de -cristal et sur les sables purs des sources de la jeunesse. -</p> - -<p> -Mais fort heureusement j'ai toujours eu des yeux excellents et la bonne -habitude de nager contre le courant; et maintenant le temps était venu -où je commençais à désirer me mettre au service de belles -princesses, pour aller chercher leurs balles au fond de l'eau, lorsque -soudain je me vis sous ma véritable forme, et cette vision me laissa -effaré et découragé. Ceci se passait à Rome, vers l'époque de -Noël. -</p> - -<p> -Parmi les objets d'art toujours de mode à Rome, et dont les voyageurs -de distinction ne devaient pas manquer d'emporter des spécimens, -étaient ces camées taillés dans de jolis coquillages roses. Afin de -nous conformer à l'usage, nous achetâmes un coquillage quelconque de -Dieux et de Grâces. Mais les artistes tailleurs de camées étaient -habiles aussi à faire le portrait de simples mortels, et mon père et -ma mère, escomptant l'avenir, résolurent de faire graver pour la -postérité le profil de leur futur grand homme. -</p> - -<p> -Ce que j'apercevais, quand je me regardais dans le miroir, me suffisait, -et je n'avais jamais songé à me demander de quel effet était mon -profil. Le camée terminé, j'en admirai le travail, mais l'image -qu'elle donnait de moi ne me satisfaisait pas. Je ne l'ai pas analysée -alors; aujourd'hui, si je cherchais à la décrire, je dirais qu'elle -rappelait un penny de George III, avec un soupçon de George IV, -l'orgueil du Grand Turc et l'humeur de huit petits lucifers -déchaînés. -</p> - -<p> -Et sans doute je savais que j'étais orgueilleux, et depuis quelque -temps maussade; cependant ce n'était ni l'orgueil ni la maussaderie qui -étaient les caractéristiques de ma nature. Tout au contraire, personne -n'était plus respectueux des choses réellement grandes que moi, et -personne n'était d'humeur plus facile quand on me laissait faire à ma -tête. Que peut-on demander de plus à la plupart des garçons ou des -animaux? -</p> - -<p> -Et il me semblait dur que l'on insistât surtout sur les défauts -passagers, oubliant les qualités véritables, et que ceux-ci -demeurassent fixés à jamais d'après le témoignage un peu fantaisiste -du camée. À propos de ce camée et d'autres portraits plus récents de -moi—est-ce vanité?—mais je tiens à dire pour ceux qui les -verraient et qui éprouveraient quelque déception, que ce qu'il y a de mieux -dans mon visage, comme ce qui m'a été le plus utile dans la vie, ce sont -les yeux, et encore seulement quand on les voit de près. Un ami très -cher et très perspicace, un Français, m'a fait remarquer aussi, mais -bien des années plus tard, que la bouche—si elle n'était pas digne -d'Apollon—avait de la bonté: quant au type George III et George IV, -il était très marqué dans la famille et en particulier chez mon cousin -George de Croydon; et pour la forme de la tête, par devant et par -derrière, j'ai mes idées là-dessus, mais ce n'est pas l'instant de -les exposer. Le moment est venu, par contre, de dire plus en détail non -seulement ce qui m'arriva maintenant que j'étais majeur, mais ce qu'il -y avait en moi: c'est dans ce but que je transcris ici un ou deux -fragments de mon journal écrits pour moi seul, non pour faire plaisir -à mon père ou pour être imprimés, après corrections, par Mr -Harrison. -</p> - -<p> -En feuilletant ces vieux cahiers, je m'aperçois que j'ai trop poussé -au noir mes souvenirs de la Riviera. Témoin cette page sur un endroit -que je voyais alors pour la première fois et qui a joué un grand rôle -dans ma vie, le promontoire de Sestri di Levante: -</p> - -<p> -«<i>Sestri, 4 novembre</i> (<i>1840</i>).—Matinée très pluvieuse; à -peine si nous avons pu franchir les quatre milles qui nous séparaient de -cet adorable village; les nuages, emportés comme de la fumée le long des -collines, enveloppaient de guirlandes les églises blanches accrochées -aux pentes boisées. Avons dû attendre ici jusqu'à trois heures; le -temps s'est éclairci, nous avons gravi le promontoire boisé qui domine -le village. Les nuées s'élevaient lentement au-dessus des Apennins, -laissant ici et là des flocons légers qui s'accrochaient au fond des -ravins et s'enlevaient sur les parties ensoleillées comme autant de -langues de feu; à l'horizon, la ligne bleu foncé des montagnes, pure -comme le cristal, se profilait nettement sur le ciel d'un vert pâle; le -soleil touchait çà et là les verts précipices, et les villages -blancs de la côte luisaient comme de l'argent au Nord-Ouest; c'était -ensuite la masse des hautes montagnes qui dévalaient dans les sombres -vallées plantées d'oliviers; leurs cimes d'abord toutes grises dans la -pluie se teintaient de bleu foncé, lorsque les nuées se dispersaient, -chassées par le vent. Puis tout à coup le soleil reparaissait et ses -rayons doraient les bois les plus proches, faisaient flamboyer les -troncs lisses des arbres, les feuillages déjà magnifiquement nuancés -par l'automne, les revêtant d'une splendeur comme Turner seul pourrait -en imaginer une, et que mettait en valeur le fond gris d'orage. Au sud, -c'était la mer sur laquelle se reflétaient et miroitaient quantité de -petits nuages blancs venus des Alpes, entre de longues bandes du bleu le -plus pur, tandis que le soleil, très bas déjà, dardait de longs -rayons obliques loin, très loin de l'horizon; les vagues venaient se -briser au milieu de panaches d'écume contre des rochers de marbre noir, -et de grandes masses floconneuses couraient, poussées par la marée, -vers la pleine mer. Au-dessus de nos têtes, un groupe sombre de pins -d'Italie et de chênes verts enveloppaient d'ombre un adorable coin de -prairie, tel qu'on en pourrait trouver dans les parties les plus -fertiles des îles de Derwentwater. Cette féerie dura jusqu'au moment -du coucher du soleil; alors un double arc-en-ciel s'élança au-dessus -des bois embrasés, puis à mesure que le soleil baissait à l'horizon, -les nuées d'orage se revêtirent de pourpre; l'arc-en-ciel dont les -nuances se fondaient, semblait une large ceinture cramoisie au-dessus de -laquelle les nuages flambaient; magnifique spectacle qu'il n'est pas -donné à l'homme de contempler plus d'une ou deux fois dans sa vie.» -</p> - -<p> -Je vois que nous sommes arrivés à Rome le samedi 28 novembre. La note, -écrite dès le lendemain matin, mérite peut-être d'être conservée. -</p> - -<p> -«<i>Dimanche 29 novembre.</i>—La ville est en l'air parce que le Pape -officie à la Chapelle Sixtine; c'est aujourd'hui le premier jour de -l'Avent. Me suis fait bousculer, étouffer, pour rien: musique -médiocre, sorte de mascarade avec le Pape et des cardinaux mal tenus. -L'extérieur et la façade occidentale de Saint-Pierre ont certainement -beaucoup d'apparence; l'intérieur conviendrait à une salle de bal, ou -ne devrait servir qu'à cela.» -</p> - -<p> -«<i>30 novembre.</i>—Monté en voiture au Capitole place pleine -d'immondices, lugubre et dégoûtante; descendu ensuite au Forum, très -bon sujet de tableau certainement. Puis marché longtemps, parmi des tas -de briques et de décombres, jusqu'à en avoir mal au cœur.» -</p> - -<p> -Écœuré, ai-je voulu dire. Mais entre le 20 et le 25 décembre, je fus -réellement malade; accès de fièvre terrible, c'est un miracle que je -m'en sois tiré. Le 30, j'étais sur pied; je continue ainsi: -</p> - -<p> -«Petite promenade de long en large sur le Pincio; je suis incapable de -faire autre chose depuis cette maudite maladie. Pourquoi donc faut-il -que toute joie s'affadisse si vite, que les plus vives impressions si -rapidement s'effacent? Rome était là devant moi: tours, coupoles, -cyprès, palais, enchevêtrés, formant d'admirables groupes; une petite -brume de décembre se mêlait à quelques légères fumées de bois et -cernaient d'une jolie ligne grise toutes les formes qui se dressaient -entre moi et le soleil; au delà des admirables chênes verts des -jardins Borghèse, on apercevait les Apennins d'où émergeait un grand -pic couvert de neige, semblable à la traînée lumineuse d'une comète. -Ce n'était pas le clair de lune, ce n'était pas la lumière du soleil, -c'était quelque chose d'aussi doux que l'un, d'aussi puissant que -l'autre. Et j'étais là au milieu de ces magnificences, et je ne le -sentais pas! Je rentrais de ma promenade, aussi las de mon devoir -accompli que si j'étais sur la route de Norwood.» -</p> - -<p> -Des yeux, je suivais une jeune fille qui promenait des enfants et dont -le petit bonnet coquettement posé sur ses cheveux très bien coiffés -trahissait la nationalité: j'étais fixé, bien avant de l'avoir -entendu dire à l'un des enfants qui jabotait en anglais avec une -volubilité comparable seulement au murmure de la fontaine de l'autre -côté de la route: «qu'elle n'en comprenait pas un mot»<a name="FNanchor_51_1" id="FNanchor_51_1"></a><a href="#Footnote_51_1" class="fnanchor">[51]</a>. Après -deux ou trois allées et venues, la jeune fille s'assit à côté d'une -autre bonne; elles bavardaient, elles riaient, l'air parfaitement -heureux, ne pensant pas plus aux montagnes qui se dressaient derrière -elles, et à la ville qui s'étendait sous leurs pieds, qu'au Grand -Turc; tandis que moi, emporté par mes sentiments dans des sphères que -je jugeais très supérieures, je souffrais cruellement, en face d'un -spectacle qui aurait dû me procurer d'infinies jouissances, de sentir -les heures peser si lourdement sur mes épaules. Voilà bien l'orgueil, cher -lecteur, et la maussaderie—<i>dum pituita molestat</i>—bien -dûment établis. -</p> - -<p> -Mais faut-il être bien orgueilleux pour se croire supérieur au point -de vue du <i>sentiment</i> à une petite <i>bonne</i> française? Très -sincèrement, je ne me croyais pas supérieur à cette fille, ni -meilleur; mais je savais qu'il existait entre moi et le lointain -Soracte, ou même entre moi et l'invisible Vultur, un lien qu'elle ne -soupçonnait même pas; et que cela impliquait un horizon terrestre, -sinon céleste, plus étendu; nous n'étions pas nés sous la même -étoile. -</p> - -<p> -Pendant ce temps, au pied de la colline, ma mère tricotait dans la -grande chambre romaine, aussi paisiblement que si elle eût été chez -elle—cette grande chambre qui avait sur les auberges de Provence le -mérite d'être propre. Les jours passaient et l'heure vint de songer au -voyage de Naples, avant qu'aucun de nous ne fût fatigué de Rome. Cette -bonne cousine Mary, à laquelle je ne daignais jamais demander son avis -sur rien, était celle d'entre nous qui avait le plus profité de ce -séjour. Réellement très bonne musicienne (elle avait pris quelques -leçons de Moscheles), elle jouissait des maîtrises des églises, -lisait attentivement son guide, savait toujours où elle était et, -profondément religieuse, était arrivée à vaincre ses préjugés -puritains au point de visiter avec une émotion respectueuse le tombeau -de saint Paul et la maison de sainte Cécile. Je crois même qu'elle -finit par monter à genoux la Scala Santa, comme toute bonne Romaine. -</p> - -<p> -L'hiver avait passé, et le soleil du printemps réchauffait doucement -l'atmosphère quand nous gravîmes les monts Albains pour descendre dans -la vallée au-dessous de La Riccia, que j'ai décrite dans l'un des -chapitres les plus souvent cités des <i>Modern Painters</i>. Mon journal -dit: «Un abîme, et sur la colline opposée un autre village haut -perché, avec le clocher et le toit de son église formant un groupe -très réussi. Un hérissement d'arbres descendait jusqu'au fond du -ravin d'où s'élançait près de moi, en clair sur le fond d'ombre, la -paroi grise d'un rocher merveilleusement brodé de lichens aux mille -couleurs.» -</p> - -<p> -Suivent encore quelques phrases du même genre, et puis une description -des marais Pontins où j'insiste beaucoup sur les taches mouvantes que -mettent çà et là les grands troupeaux noirs, les vols de mouettes -blanches, les cochons aux soies hérissées, les oiseaux de toutes -sortes, échassiers et plongeurs en nombre incalculable. Il est -extrêmement intéressant, au moins pour moi, de voir qu'à cette -époque où je ne faisais encore que des croquis au crayon, c'était -surtout la couleur qui me frappait: je voyais les choses d'abord en -couleur, comme elles doivent être vues. -</p> - -<p> -Certains détails du voyage de Mola à Naples, sur lesquels je me -permets d'insister, prouvent la constante préoccupation d'exactitude -qui fait le fond des principes que j'ai formulés, plus tard, dans -<i>Modern Pointers</i>, bien qu'à cette époque je n'eusse pas la plus -légère idée d'écrire ce livre, ni aucun autre, et que je prisse ces -notes uniquement pour me souvenir de ce que je voyais, et sans me -préoccuper de savoir si elles me serviraient à autre chose. -</p> - -<p> -«<i>Naples, 9 janvier</i> (<i>1841</i>).—Pendant que je m'habillais -hier à Mola auprès de la fenêtre, j'ai vu le soleil se lever au milieu des -brumes qui montaient de la mer; le petit bois d'orangers qui descend en -pente douce vers la plage rougissait sous ses caresses; Gaëte, en face, -étincelait sur son promontoire. J'ai couru à la terrasse, un petit -toit de zinc orné d'orangers et de figuiers d'Inde en pots. Au bord de -la mer s'élevaient des montagnes qui rappelaient celles du Skiddaw, -avec des ravins semblables à ceux du Saddleback; les hauts sommets -étincelaient sous la neige fraîchement tombée, le plus élevé -effleuré par un blanc nuage léger et rapide<a name="FNanchor_52_1" id="FNanchor_52_1"></a><a href="#Footnote_52_1" class="fnanchor">[52]</a>. Plus près, les -montagnes s'amollissaient en masses vertes et unies comme les collines -de Malvern, sauf que leurs sommets étaient couverts d'oliviers et -festonnés de vignes; on aperçoit le village de Mola avec ses murs -blancs et ses toits plats, au-dessus des oliviers, dans de légères -vapeurs de fumée bleue; au loin, une autre chaîne de montagnes court -vers la mer. L'air était un peu frais, mais si pur et si doux, si -chargé de parfum d'orangers que l'on se serait cru au printemps, non en -janvier. Le temps menaçait, mais le soleil nous resta fidèle pendant -la traversée du village; rues étroites, pittoresques et colorées, qui -descendent vers la mer, puis, côtoyant un précipice dont la neige -était éblouissante sous le soleil qui montait, et entre des haies de -myrtes, nous entrons dans la plaine de Garigliano. Un gros nuage chargé -de pluie courait<a name="FNanchor_53_1" id="FNanchor_53_1"></a><a href="#Footnote_53_1" class="fnanchor">[53]</a> après nous, nous gagnant de vitesse, s'abaissant -petit à petit, couvrant bientôt tout le bleu du ciel jusqu'à ne plus -laisser qu'une étroite bande d'un bleu ambré<a name="FNanchor_54_1" id="FNanchor_54_1"></a><a href="#Footnote_54_1" class="fnanchor">[54]</a> derrière les -Apennins; les montagnes plus proches étaient maintenant plongées dans -une ombre profonde, ombre de pourpre—les neiges au loin d'abord -embrasées et donnant la plus forte lumière du paysage, puis sombres -contre le ciel clair; des masses grises au-dessus, lugubres, lavées de -pluie par endroits; au-dessous, un bouquet de saules qui se détachaient -contre un fond pourpre, un peu jaune d'Inde, un peu tacheté de rouge. -Puis c'étaient les ruines d'un aqueduc dont les murs portaient encore -des traces de mosaïque; ses arches encadraient des collines et de -belles prairies dont la verdure fraîche se mêlait à l'or des saules. -À Capoue, nous perdîmes du temps à la Douane, maudite douane; nous -avions subi le même ennui à Garigliano où des mendiants hurlants -s'étaient rués sur nous (Caffé del Giglio d'Oro). Je vois encore un -gamin, un vrai singe, perché sur l'épaule d'un autre gamin et qui -faisait claquer ses mâchoires en se donnant de grands coups de poing. -</p> - -<p> -Le pays, à partir de Garigliano, est absolument plat; la voiture filait -entre les festons de vigne accrochés aux ormes; la route était -parfaitement droite et toute déchirée par une pluie diluvienne. La -nuit venait, j'étais horriblement fatigué; de temps à autre, entre -les nuées orageuses qui fuyaient, on apercevait un lambeau de ciel bleu -ou encore deux ou trois pures étoiles qui cherchaient à percer les -lourdes masses noires. Des éclairs sillonnaient le ciel quand nous -approchâmes des portes de Naples, où nous fûmes encore retardés par -la Douane et le visa de nos passeports. J'étais arrivé à un tel -degré de fatigue, si exaspéré, si transi, que j'étais près de -pleurer. Ce n'était pas ainsi que j'avais rêvé entrer à Naples! -Aurais-je jamais pensé, lorsque, assis dans mon coin familier de Herne -Hill, je soupirais après la neige lumineuse des montagnes, après une -feuille d'oranger, que j'arriverais à Naples d'aussi méchante humeur -que si j'avais passé ma journée a Londres? Mille fois plus encore! -</p> - -<p> -Depuis plus de dix ans, grâce à ma passion géologique, je connaissais -à fond la structure et l'aspect du Vésuve et du mont Somma. -<i>Friendship's Offering</i> et <i>Forget me not</i>, à l'époque de Leoni -le bandit, m'avaient aussi donné d'utiles notions sur la baie de Naples. -Mais les formes admirables du mont Saint-Ange et de Capri étaient -toutes nouvelles pour moi, et la pensée que je me trouvais là, en -présence de forces souterraines inconnues, m'emplit d'une émotion -profonde; pourtant le Vésuve était calme, et les lentes évolutions du -nuage blanc suspendu au-dessus de son cratère ressemblaient à celles -d'un simple nuage d'orage. -</p> - -<p> -La première vue des Alpes avait été pour moi la révélation directe -de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante. Mais depuis -longtemps, dans les forces volcaniques et destructrices, Homère m'avait -appris à reconnaître—et ma raison m'avait confirmé dans cette -pensée—sinon l'Esprit du mal en personne, tout au moins le symbole du -mal non racheté, un monde en dehors des conditions atmosphériques, -orages, chaleurs, gelées, d'où dépend le cours normal de la vie -organique. Et de même que les neiges et les roses des Alpes à -Lauterbrunnen représentaient pour moi le Paradis, de même cette -vallée de cendres, cette gorge de lave était l'Enfer, l'Enfer visible. -Et s'il se présentait ainsi dans l'ordre naturel, pourquoi serait-il -autre dans l'ordre surnaturel? -</p> - -<p> -Je n'avais pas encore lu une seule ligne du Dante. Dès que je connus -ces vers: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Vespero è già colà dov'è sepolto</span><br /> -<span class="i0">Lo corpo dentro al quale io facea ombra:</span><br /> -<span class="i0">Napoli l'ha, e da Brandizio è tolto<a name="FNanchor_55_1" id="FNanchor_55_1"></a><a href="#Footnote_55_1" class="fnanchor">[55]</a></span> -</div></div> - -<p> -non seulement Naples, mais l'Italie tout entière, s'éclaira à cette -flamme sacrée. Dès lors, les quelques vers de Virgile que je savais -s'illuminèrent tout à coup; j'en compris la vérité en voyant le lac -sans oiseaux. À moi aussi la voix enseigna la loi de vie éternelle: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i8">Nec te</span><br /> -<span class="i0">Nequidquam lucis Hecate præfecit Avernis</span> -</div></div> - -<p> -Les légendes devenaient vérité—elles <i>commençaient</i> à le devenir -plutôt, devrais-je dire; tout un cortège de pensées se faisaient jour -qui ne devaient prendre corps que quarante ans plus tard et qui, dans -leur première éclosion, ne m'apportaient que tristesse et -désappointement. «Il y avait donc des endroits comme ceux-là, et où -les Sibylles vivaient! Mais est-ce là tout?» -</p> - -<p> -Horribles, oui, ces terrains convulsés, ce lac de soufre bouillant, la -grotte du Chien avec son sol bas, son air lourd, empesté, si lourd -qu'il semblait qu'on pût l'agiter avec la main. Horrible, ignoble, et -quand on pense que c'est la Delphes de l'Italie! Les merveilles, les -splendeurs de ces îles et de ces mers, je les voyais, comme c'était -déjà mon habitude, sans qu'un seul de leurs défauts m'échappât. -</p> - -<p> -Le voyageur anglais ordinaire, auquel il est donné de cueillir une -grappe de raisin, et auquel une jolie fille aux yeux noirs apporte sa -bouteille de vin de Falerne, n'en demande pas davantage—en ce monde -ou dans l'autre—et il déclare que Naples est le Paradis. Pour moi, -hélas! dès que mes pieds foulèrent les cendres volcaniques, je -compris qu'il n'y a pas de perfection possible, de forme ou de couleur, -pour une montagne, quand tout y est scories. Comment admirer une mer, si -bleue qu'elle soit, quand elle vient mourir sur un sable noir? Je -constatai aussi avec une colère bien légitime l'épouvantable -négligence des pouvoirs publics—que Mr Gladstone avait signalée à -propos des prisons napolitaines. Mais ni lui, ni aucun autre Anglais, -que je sache, en dehors de Byron et de moi, ne virent que les Apennins -se dressaient comme un mur de prison et faisaient de la vie moderne en -Italie une honte et un crime: crime à la fois contre l'honneur de ses -ancêtres et la bonté de son Dieu. -</p> - -<p> -Mais en même temps que j'étais vivement frappé par les défauts -d'autrui une sorte d'éclair volcanique, grâce à Dieu, me révéla les -miens. Le sentiment que Naples et son beau golfe ne pouvaient rien me -dire, dans l'état de maladie et de tristesse où je me trouvais, me fut -douloureux; je me le reprochai; l'enveloppe de la chrysalide commençait -à craquer de place en place, non sans profit, et je dis adieu aux -derniers contours du mont Saint-Ange qui disparaissait au sud, en -songeant vaguement à m'améliorer à l'avenir. -</p> - -<p> -Nous restâmes une journée entière à Mola di Gaeta afin de me -permettre de dessiner le château d'Itri. On nous avait laissé entendre -qu'Itri n'avait pas bonne réputation; mais nous nous étions refusés -à croire qu'un aussi joli endroit pût offrir quelque danger, et nous -nous y étions fait conduire pour y passer la journée. Pendant que je -dessinais, ma mère et Mary erraient à l'aventure; Mary savait -maintenant quelques mots d'italien, assez pour sympathiser avec toute -Contadine portant une jolie coiffe ou un beau baby. Les voyageurs -étaient rares à Itri, je ne crois pas qu'on y eût jamais vu -d'Anglaises; aussi les Contadines étaient-elles enchantées et elles -auraient fait tout au monde pour être agréables à maman et à Mary. -Je fis un bon croquis et nous regagnâmes les bois d'orangers de Mola, -ravis. Nous apprîmes plus tard que la population d'Itri est tout -entière composée de bandits; de ce jour, nous n'avons plus jamais eu -peur des bandits. -</p> - -<p> -Nous passâmes la journée du dimanche à Albano. Dans la matinée nous -fîmes une longue promenade, mon père, manière, Mary et moi, dans les -bois de chênes verts des alentours. Depuis plusieurs semaines déjà, -je ne toussais plus, je pouvais marcher sans fatigue; je jouissais d'une -sécurité relative lorsque, tout à coup, pendant cette promenade bien -paisible pourtant, la toux reprit et je constatai que le mouchoir que -j'avais porté à mes lèvres était taché de sang! Je m'assis sur le -talus, au bord de la route, et je vis devant moi mon père très pâle. -</p> - -<p> -Nous regagnâmes l'auberge à pas lents et mon pauvre père, s'étant -procuré une sorte de carriole légère, se mit en route pour aller -lui-même à Rome chercher le docteur. -</p> - -<p> -J'ai bien souvent songé, avec mélancolie, aux émotions douloureuses -qui avaient dû étreindre le tendre cœur paternel pendant cette longue -course, dix-huit milles à travers la campagne romaine. -</p> - -<p> -Le bon D<sup>r</sup> Gloag le rassura et revint avec lui. Mais il n'y avait -pas grand'chose à dire ou à faire. Ces petites crises étaient naturelles -au printemps, il fallait seulement redoubler de prudence. Ma mère ne -perdit pas courage. Le lendemain, nous rentrions à Rome; et depuis ce -temps la toux ne m'a plus incommodé. -</p> - -<p> -Vers Pâques, le temps fut admirable. J'assistai à la Bénédiction, je -m'assis à la nuit tombante en face du château Saint-Ange, je vis le -dôme de Saint-Pierre étinceler et le château étendre sur le ciel un -grand voile de feu. J'emportai de cette dernière vision de Rome bien -des pensées qui ont mûri lentement depuis; des pensées qui m'ont -surtout convaincu que l'esprit protestant était mesquinement et -coupablement borné, ne comprenant rien à la signification et au but de -la splendeur de l'Église au moyen âge; et que l'esprit catholique -actuel était mesquinement et coupablement borné, ignorant tout des -moyens par lesquels il pourrait toucher l'âme italienne plutôt que ses -yeux. -</p> - -<p> -En rouvrant, ces jours-ci, le livre que mon professeur de Christ Church, -Walter Brown, m'avait recommandé comme le code le plus précieux de la -sagesse religieuse en Angleterre, l'<i>Histoire naturelle de -l'Enthousiasme</i>, je suis tombé par hasard sur ce passage qui a dû, -j'imagine, être un des premiers à ébranler la satisfaction confiante -de mon puritanisme. Depuis, j'ai lu un grand nombre de livres de -théologie, mais je n'ai trouvé nulle part un exemple plus terrifiant -d'absence à la fois de charité et d'intelligence: -</p> - -<p> -«Si l'on pouvait oublier un instant que chaque cloche, chaque vase -sacré, chaque ornement du rite romain recèle un piège tendu à la -liberté et au bonheur de l'humanité, que son or, ses perles, ses -belles draperies sont des parures de mort éternelle; et si l'on compare -tout cet appareil aux horreurs et aux ignominies des anciens rites -polythéistes, il semble que l'on puisse rendre grâce à ceux qui l'ont -imaginé. Poésie, effets scéniques, tout a été mis en œuvre par le -goût et le génie des artistes italiens pour composer un spectacle qui -laisse les plus magnifiques cérémonies du culte des idoles en Grèce -et à Rome bien loin derrière lui.» -</p> - -<p> -Et cependant, je ne me souviens pas distinctement d'avoir été choqué -par ce passage. Il me semble même que certains points de ce livre -m'avaient plu; il est vrai que j'avais sur son auteur, et sur tous les -auteurs du même genre, l'avantage de savoir distinguer l'art sincère -de l'art menteur, une foi heureuse d'un insolent dogmatisme. Je savais -que les voix qui chantaient à la Trinità di Monte n'étaient pas des -voix de mensonge, et que la multitude qui s'agenouillait devant le -Pontife se relevait meilleure et plus forte après avoir reçu sa -bénédiction. -</p> - -<p> -Bien que j'eusse pu, le beau temps aidant, assister sans danger aux -cérémonies de la Semaine Sainte, je j'avais pas retiré grand -bénéfice, comme santé, de mon hiver à Rome. J'étais très -découragé et les premières étapes du retour par Terni et Foligno -furent assez mélancoliques; la nuit que nous passâmes à Terni, -particulièrement triste. Car vers le soir, comme nous rentrions à -l'hôtel après avoir été jusqu'aux Cascades, le domestique d'un jeune -Anglais demanda à nous parler. Il était seul avec son maître qui -brusquement était tombé malade, très malade. Mon père voudrait-il -venir le voir? Mon père y alla et se trouva en présence d'un très -beau garçon, un Écossais de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui se -mourait. Il mourut en effet dans la nuit et nous pûmes rendre quelques -services au malheureux serviteur qui était au désespoir. J'oublie -maintenant si nous avons jamais su qui était ce jeune homme. Je trouve -pourtant son nom inscrit dans mon journal, «Farquharson», mais rien de -plus. -</p> - -<p> -À mesure que nous montions vers le nord et que nous quittions les -régions volcaniques, je reprenais courage; Venise, Venise -l'enchanteresse, m'apparaissait dans le lointain avec toutes ses -séductions. Je n'avais vu Venise qu'une seule fois, six ans auparavant, -quand je n'étais encore qu'un enfant. Que le conte de fée se -réalisât aujourd'hui, je pouvais à peine le croire, et le départ par -la porte de Padoue, au matin, avec la pensée que Venise—du moins des -gens dignes de foi l'assuraient—était là, de l'autre côté, dans la -mer: comment exprimer l'émotion ressentie! -</p> - -<p> -Je n'imagine pas encore la réponse que le lecteur a pu faire à la -question que je lui posais au début de ce chapitre: Trouve-t-il que je -sois un garçon heureux ou malheureux? -</p> - -<p> -S'il s'agit de la vie future, en ce monde ou dans l'autre, de la -personnalité à venir dans l'un comme dans l'autre, il pourrait y avoir -deux opinions à cet égard, et même trois. Ce qui est certain, c'est -qu'en fait de bonheur j'accaparais à moi seul la part de deux cent -cinquante mille personnes ordinaires. Je dis «personnes», non pas -«garçons». Je ne sais pas en quoi consiste le plaisir que trouvent -les garçons à jouer au cricket, à canoter, à tuer des oiseaux à -coups de pierres ou à coups de carabine. Mais pour les gens ordinaires, -marchands, employés, hommes de Bourse et de Club, certainement il n'y -avait pas de comparaison entre la somme de bonheur dont je jouissais et -la leur; bonheur suivi, cela va sans dire, de moments de lassitude ou de -satiété, et en partie compensé par des contrariétés, des -désespoirs à propos de choses qui n'auraient certainement contrarié -personne d'autre que moi; mais un bonheur incontestablement, infiniment -précieux en soi et complet, à propos duquel on aurait pu dire ce que -disait Sydney Smith ayant mangé sa salade: «Je suis à l'abri des -coups du Destin; j'ai dîné aujourd'hui.» -</p> - -<p> -Les deux chapitres dont l'un termine le premier et l'autre ouvre le -second volume des <i>Stones of Venice</i> furent écrits, je m'en aperçois -en les relisant, sous l'impression mélancolique des événements de -1852 et avec le désir d'indiquer très honnêtement aux voyageurs ce -qui mérite d'être vu. Je n'essaie pas d'y retracer mes joies de 1835 -et de 1841, alors qu'on ne songeait pas à construire un pont de chemin -de fer et que tout, la marécageuse Brenta, la moindre villa, une -chaussée poussiéreuse, une plage de sable, me ravissait, par cette -matinée où nous vîmes Venise surgir devant nous; et le noir chapelet -des gondoles, dans le canal de Mestre, était à mes yeux plus beau -qu'un lever de soleil au milieu de nuages de pourpre et d'or. -</p> - -<p> -Mais comment l'exprimer? Comment même me l'expliquer, l'esprit anglais, -cultivé ou non, étant incapable de sentir ce genre d'émotion. Sir -Philippe Sydney va à Venise et il n'a pas l'air de s'apercevoir que -Venise est dans la mer. Lady Elisabeth Craven, en 1789, s'attendait à -trouver une jolie ville proprette avec des quais le long de ses canaux -et fut extrêmement désappointée: «Les maisons baignent dans l'eau, -elles sont sales et paraissent tout à fait inconfortables; les -innombrables gondoles, qui ont l'air de cercueils flottants, ajoutent à -la tristesse de l'ensemble et, je l'avoue, Venise, à l'arrivée, m'a -fait une impression d'horreur plutôt que de joie.» -</p> - -<p> -Sur quoi elle s'en va aux Cascine et se trouve parfaitement heureuse. Il -ne semble pas qu'elle ait jamais lu ni le <i>Marchand</i>, ni -<i>Othello</i>. Evelyn ne les a pas lus davantage; pourtant, de son temps -comme de celui de Sidney, la Venise d'Othello et d'Antonio n'était pas -encore tout à fait morte. Ma Venise, comme celle de Turner, c'était surtout -Byron qui l'avait créée, mais il s'y ajoutait encore pour moi la joie -enfantine de voir des bateaux glisser sur des eaux claires. J'éprouvais un -bonheur inexprimable à regarder la pointe de la gondole pénétrer sous -la porte de Danieli à marée haute, quand l'eau avait deux pieds de -profondeur au bas de l'escalier, et, tout le long des rives du canal, de -vrais murs de marbre sortir de la mer, couverts à l'extérieur de -milliers de petits crabes et à l'intérieur de Titiens. -</p> - -<p> -Du 6 au 16 mai, je pris des notes sur des effets de lumière qui me -servirent plus tard dans <i>Modern Painters</i>, et j'exécutai deux dessins -au crayon, <i>Ca Contarini Fasan</i> et l'<i>Escalier des Géants</i> qui, -avec deux dessins faits à Bologne en passant, et une demi-douzaine à Naples -et à Amalfi sont—je puis le dire, quarante ans plus tard—de -très bons dessins. Je n'avais aucune notion de l'architecture proprement -dite, je n'avais jamais dessiné un plan, une coupe, un ornement; mais -j'adorais, comme Turner jusqu'à la fin de ses jours, tout ce qui était -gracieux et riche, que ce fût Gothique ou Renaissance; mon coup de -crayon était parfaitement sûr et délicat, je dessinais avec une -fidélité scrupuleuse, mettant ma joie à reproduire les choses telles -qu'elles étaient; et c'est ce qui donne la vie à un dessin, ce qui -fait qu'il est exact de point en point. Cela, au moins, était dans mes -moyens et je le fis ici pour la dernière fois. L'année suivante, -j'essayai de faire ce que je n'étais pas capable de faire, et j'ai -continué, hélas! usant la moitié de mes jours à cette besogne -ingrate. -</p> - -<p> -Je trouve une phrase dans mon journal du 6 mai qui semble en -contradiction avec ce que j'ai dit plus haut des centres de mon travail: -«Dieu soit béni, je suis ici; c'est le Paradis... Venise et Chamonix -sont les deux bornes de la terre pour moi.» -</p> - -<p> -Il est vrai qu'alors, je ne connaissais ni Rouen, ni Pise, bien que -j'eusse vu l'une et l'autre. (Quand j'ai cité Genève, avec Rouen et -Pise, cela comprenait dans ma pensée Chamonix.) «Venise, continue le -journal, est un mirage, un miroir qui reflète des étoiles. Ses clairs -de lune sont capables de tourner la tête aux gens les plus sages quand -ils laissent de longues traînées lumineuses sur les eaux grises.» -</p> - -<p> -De Venise par Padoue, où Saint-Antoine, par Milan où le Dôme étaient -encore pour moi de purs chefs-d'œuvre; puis à Turin, et à Suse. Ma -santé s'améliorait, la vue seule des Alpes me fit du bien et les -brises qui en venaient semblaient me rendre mes forces. Nous passâmes -le Mont Cenis pour la première fois. Je m'éveillai d'un lourd sommeil, -le matin du 2 juin 1841, dans une toute petite chambre de Lans-le-Bourg, -vers six heures du matin; au nord, les aiguilles rouges se détachaient -sur le bleu du ciel, l'immense pyramide couverte de neige s'étendait -jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois -minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière -et je gravis la pente gazonnée qui monte du côté sud jusqu'aux -premiers pins. -</p> - -<p> -Je renaissais. La vie s'ouvrait de nouveau devant moi avec tout ce -qu'elle a de meilleur: sentiment religieux, amour, admiration, -espérance; tout ce que je savais, tout ce qu'il y avait au plus profond -de mon être, tressaillait à cette heure; et l'œuvre que je voulais -faire, et que les hasards de ma vie à venir ont servie, se précisa, -fut déterminée, si je puis dire, en cette minute. Plein de -reconnaissance, je rentrai, j'allai trouver mon père et ma mère et je -leur dis que j'étais sûr maintenant de guérir. -</p> - -<p> -Les docteurs s'étaient absolument trompés sur mon cas. J'avais surtout -besoin de grand air, d'un air vivifiant, d'exercice, de repos, sans -aucune excitation artificielle. L'air de la campagne romaine était -détestable pour moi et la vie de Rome la plus mauvaise que je pusse -mener. Les trois passages suivants de mon journal, qui ont pris une -grande signification par la suite, peuvent servir de conclusion à ce -chapitre qui, je le crains, aura paru à mon lecteur bien ennuyeux: -</p> - -<p> -«I. <i>Genève, 5 juin.</i>—Arrivé hier de Chambéry; un vent frais du -nord chassait la poussière. Ravi de la grâce d'une jeune femme, la -femme d'un confiseur, dans une petite ville que nous traversions, et à -laquelle je demandai «une livre» de biscuits de Savoie. «Mais, -Monsieur, une livre sera un peu volumineuse! Je vous en donnerai la -moitié; vous verrez si cela vous suffira... Ah! Louise (ceci -s'adressait à une petite personne aux yeux brillants, qui s'agitait -dans l'arrière-boutique et exprimait son mécontentement de façon -bruyante), si tu n'es pas sage, tu vas savoir<a name="FNanchor_56_1" id="FNanchor_56_1"></a><a href="#Footnote_56_1" class="fnanchor">[56]</a>». Tout cela si -gaiement, si gentiment!—Arrivé ici par une délicieuse après-midi, -vers l'heure du coucher du soleil. Les prairies étaient si vertes, la -Salève si brillante, le Rhône si tumultueux, le lointain Jura si beau -que j'étais prêt à faire le vœu de ne jamais remettre les pieds en -Italie. -</p> - -<p> -«II. <i>6 juin.</i>—Pluie à verse toute la journée; sermon improvisé -et péniblement débité par un jeune homme qui n'avait pas de voix, dans -une petite chapelle dont les voûtes blanches s'emplissaient du bruit -d'un orgue strident et de cantiques en mauvais vers. Que de fois, le -dimanche matin, aux mêmes heures, j'ai été pris de remords, j'ai -décidé de secouer ma paresse et de faire un effort pour m'instruire de -façon ou d'autre, de me fortifier physiquement, de me vouer à quelque -œuvre utile au lieu de ne songer qu'à passer agréablement le temps. -Cette impression m'est venue très intense aujourd'hui et je donnerais -tout au monde pour qu'elle ne s'effaçât pas. Hélas! ces émotions ne -sont jamais durables chez moi; le lendemain, je n'y pense plus. -</p> - -<p> -«III. <i>11 décembre 1842.</i>—C'est bien étrange, mais j'ai éprouvé -les mêmes émotions, les mêmes remords, dans cette même petite -église, l'année suivante, et ce fut l'origine de mon travail sur -Turner.» -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_51_1" id="Footnote_51_1"></a><a href="#FNanchor_51_1"><span class="label">[51]</span></a>En français dans le texte.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_52_1" id="Footnote_52_1"></a><a href="#FNanchor_52_1"><span class="label">[52]</span></a>À remarquer que je voyais instantanément le pas du nuage—le -travail de «Cœli Enarrant» ayant été vraiment commencé longtemps -auparavant.—Noter aussi, un peu plus loin, le nuage de pluie.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_53_1" id="Footnote_53_1"></a><a href="#FNanchor_53_1"><span class="label">[53]</span></a>Cette course, cette chasse du nuage de pluie s'oppose dans mes -dernières conférences sur le ciel, à la formation de la nuée de -pluie dans tout l'atmosphère sous l'influence du vent.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_54_1" id="Footnote_54_1"></a><a href="#FNanchor_54_1"><span class="label">[54]</span></a>Un bleu des plus pâles, transparent, qui se fond en or.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_55_1" id="Footnote_55_1"></a><a href="#FNanchor_55_1"><span class="label">[55]</span></a>C'est Virgile qui parle et qui dit:</p> - -<p>«À cette heure (une heure après le lever du soleil au Purgatoire) il -fait soir là-bas (dans l'Italie méridionale) où est enterré mon -corps, à l'intérieur duquel je faisais ombre (sur la terre lorsque -j'étais vivant). Naples le possède maintenant; il y a été apporté -de Brindisi.»</p> - -<p>Virgile, dit-on, mourut à Brindisi et son corps, par ordre d'Auguste, -fut porté à Naples. Purgatoire. Chant III. (Note du traducteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_56_1" id="Footnote_56_1"></a><a href="#FNanchor_56_1"><span class="label">[56]</span></a>En français dans le texte.—Note du traducteur.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - - -<h4>CHAPITRE XVI</h4> - -<h4><a id="FONTAINEBLEAU">FONTAINEBLEAU</a></h4> - -<p> -Le 29 juin, nous étions à Rochester; nous passâmes un mois à la -maison à peser, à étudier ce qu'il y avait de mieux à faire pour ma -santé. Depuis cette matinée de Lans-le-Bourg, j'étais convaincu que, -si je pouvais vivre à ma guise en respirant l'air des montagnes, je -serais vite sur pied. On prit l'avis des médecins de Londres; il fut -décidé que le mieux était de me laisser faire et, sous la seule -condition d'emmener Richard Fall, papa et maman consentirent à ce -premier voyage d'indépendance. Je me mis donc en route au commencement -d'août, me dirigeant vers le Pays de Galles. J'avais promis à mes -parents de passer par Leamington pour y consulter une sommité médicale, -le D<sup>r</sup> Jephson; à la Faculté, on le qualifiait volontiers de -charlatan, mais il nous avait été chaudement recommandé par des amis -en qui nous avions grande confiance. -</p> - -<p> -Jephson n'avait rien du charlatan: c'était un homme de la plus haute -valeur, qui possédait toutes les qualités qui font les grands -médecins. Ses débuts avaient été modestes: employé dans une -pharmacie, il avait fini, grâce à un travail acharné joint à une -faculté d'observation tout à fait remarquable, par devenir le premier -médecin de Leamington; et c'est, je puis le dire, le seul vrai médecin -que j'aie jamais connu avant Sir William Gull. -</p> - -<p> -Il m'examina, m'ausculta pendant plus de dix minutes, puis me dit: -«Installez-vous ici, et dans six semaines, si vous faites ce que je -vous dis, vous serez guéri.» Je lui déclarai qu'il n'était nullement -dans mes intentions de m'arrêter à Leamington, que j'allais dans le -pays de Galles, mais que je ne demandais pas mieux de suivre, là-bas, -les conseils qu'il lui plairait de me donner. «Non, non, fit-il, il -faut que vous restiez ici, sinon, je ne m'occupe pas de vous.» Ceci -sentait un peu le charlatanisme; je le saluai et continuai mon voyage -après avoir écrit à la maison le récit détaillé de mon entrevue. -</p> - -<p> -À Pont-y-Monach, je trouvai une lettre de mon père m'ordonnant de -retourner immédiatement à Leamington et de me mettre entre les mains -du D<sup>r</sup> Jephson. En conséquence, Richard s'en alla seul à Snowdon -et moi je repris le premier courrier en sens inverse, et me présentai -devant le docteur, l'oreille basse. Il m'envoya loger dans un tout petit -appartement où je menai pendant six semaines une vie toute nouvelle -pour moi; vie contre laquelle je pestais, comme le prouve mon journal de -l'époque, mais qui, en fin de compte, ne m'a pas laissé de mauvais -souvenirs. L'eau salée des sources le matin, du fer deux fois par jour; -au déjeuner de huit heures, du thé aux herbes; au dîner d'une heure -et au souper de six heures, de la viande, du pain et de l'eau, seulement -de l'eau; poisson, viande de boucherie ou volaille à mon choix, pourvu -qu'il n'y eût jamais qu'un plat de viande; ni légumes, ni fruits. Une -promenade le matin, une l'après-midi et se coucher de bonne heure. Tel -était le régime auquel j'étais condamné et qui contrastait avec mes -habitudes plus sybaritiques. -</p> - -<p> -Je suivis docilement les ordonnances du docteur, trouvant encore la vie -bonne dans ces conditions, et l'espoir de la voir se prolonger -particulièrement intéressant. -</p> - -<p> -La situation, quoique grotesque et prosaïque, n'était pas sans -intérêt. J'habitais une maison meublée, une petite maison de briques, -dans la rue.... qui donnait sur une espèce de pâturage, de terrain -vague, entouré d'une palissade en mauvais état; de l'autre côté de -l'enclos, la Leam coulait, bourbeuse et somnolente, garnie de ronces sur -sa rive opposée; le long de la rue, c'était d'abord toute une suite de -boutiques misérables, puis une épicerie plus aristocratique, un ou -deux merciers, et enfin le cabinet de lecture et la Pump-Room. -</p> - -<p> -Après la baie de Naples, le Mont Aventin et la place Saint-Marc, -c'était comme un de ces changements de décors tels qu'on en voit au -théâtre dans les féeries. Ce qui est bizarre, c'est que moi qui -m'étais senti d'une tristesse mortelle en face du Mont Aventin, je -n'éprouvais ici aucune disposition à la mélancolie; j'étais plutôt -amusé, et j'avais surtout le sentiment très agréable qu'enfin les -choses s'arrangeaient au moins pour <i>moi</i>, bien que ce que j'avais -sous les yeux fût loin d'être aussi grandiose que Peckwater ni aussi joli -que la place Saint-Marc. Mais je me retrouvais, après tout, à mon -niveau de Croydon; je pouvais faire ce qui me plaisait, et je n'étais -pas obligé de préparer des examens. -</p> - -<p> -La première chose que je fis fut d'aller chez le libraire prendre un -livre, car je voulais travailler. Après mûre réflexion, je me -décidai pour <i>les Poissons fossiles</i>, d'Agassiz; et je me mis à -compter des écailles, à apprendre par cœur des noms impossibles, avec -l'idée que cela me ferait faire de grands progrès en géologie. Je me -procurai aussi quelques Marryat et quelques pains de couleur afin de -finir un dessin dans la grande manière de Turner, le château d'Amboise -au coucher du soleil, avec la lune qui se lève à l'horizon et dont le -sillage lumineux glisse sous l'arche d'un pont. -</p> - -<p> -Je n'ai pas fait une dépense inutile le jour où j'ai acheté les -<i>Poissons fossiles</i>, car ce livre m'a permis de constater, après avoir -passé de longues heures à l'étudier, qu'Agassiz était un pur -imbécile d'avoir gaspillé son argent à faire dessiner, et très bien -dessiner, ces horreurs dont personne ne se souciait de savoir les noms. -</p> - -<p> -Si j'avais pensé tirer de cette étude un profit quelconque, c'eût -été du temps perdu; ce fut au contraire du temps gagné que de me -rendre compte que le temps passé à un travail de ce genre <i>était</i> -perdu; et que de pêcher un gardon dans l'Avon, de l'accommoder au goût -d'Isaac Walton, en admettant que son fumet pût monter jusqu'au Paradis -des pêcheurs, eût été un résultat préférable à celui de classer, -après six semaines de travail, et de pouvoir nommer, sans se tromper, -toutes les écailles récoltées dans toutes les boues du monde. Grâce -à ce livre, j'ai eu la perception exacte des véritables rapports qui -existent entre les artistes et ces messieurs de la science. Car il -n'était pas douteux pour moi que l'homme de génie, dans les <i>Poissons -fossiles</i>, ne fût le lithographe, point du tout le savant, et que le -livre aurait dû porter le nom de l'artiste, car ces poissons sont bien -ses poissons, dont Mr Agassiz, en sous-ordre, n'a fait que compter les -écailles et inventer les noms saugrenus. -</p> - -<p> -La seconde chose de quelque importance qui se soit accomplie dans le -«lodging» de Leamington, c'est le dessin du château d'Amboise dont -j'ai déjà parlé, dessin exécuté «de tête» et représentant le -château à environ sept cents pieds au-dessus de la rivière, alors -qu'il est en réalité à quatre-vingts tout au plus, baigné dans la -lumière d'un couchant à la Turner; la lune se lève à l'horizon, une -lune à la Turner; des rampes, des escaliers de marbre qui n'existent -pas descendent jusqu'à une rivière à la Turner; mais la dentelure en -pierre de la chapelle de Saint-Hubert est très soigneusement dessinée -à ma manière, que je trouvais sans doute supérieure à celle de -Turner. -</p> - -<p> -Ce dessin, qui devait illustrer un poème: <i>The Broken Chain</i>, après -avoir été admirablement gravé par Goodall, me fut, ainsi que les -vers, extrêmement salutaire en me donnant la preuve que, sous le -rapport de l'imagination, j'étais un pire sot qu'Agassiz lui-même. -Cependant, les jours passaient, de merveilleux jours d'automne; les -blés étaient mûrs et une fois que j'avais laissé derrière moi l'enclos, -le <i>Pump Room</i> et la <i>Parade</i>, j'étais en plein Warwickshire, -ce Warwickshire qui a tout le charme du paysage anglais. Les tours de -Warwick dominaient les bouquets d'arbres les plus proches; je pouvais, -en me promenant, aller jusqu'à Kenilworth ou, dans une petite voiture -attelée d'un poney, gagner en une heure Stratford; et, tout alentour, -c'était une admirable étendue de pays anglais avec ses collines et ses -plaines, de vraies plaines, au travers desquelles les rivières coulent -paresseusement et où les canaux n'ont que faire d'écluses. -</p> - -<p> -C'est au cours de ces paisibles promenades que je me mis à regarder -attentivement les bluets, les chardons, les passe-roses. Je vois dans -mes notes, au 15 septembre, que j'étais en train d'écrire le <i>King of -the Golden River</i>, que je lisais l'<i>Europe</i>, d'Alison, et la -<i>Chimie</i> de Turner. Ce <i>King of the River</i> me fait penser, et -j'en rougis, que je n'ai point encore parlé de Dickens, dont la jeune -gloire n'était déjà plus à son aurore. Dès l'apparition des -<i>Sketches</i>, mon père et moi fûmes conquis; puis ce furent les -livraisons de <i>Pickwick</i>, et celles de <i>Nickleby</i> qui firent nos -délices; nous les attendions avec impatience et, quelles que fussent les -préoccupations du jour, ennuis ou chagrins, leur lecture nous procurait -quelques heures de plaisir sans mélange. Dickens, sans doute, ne nous -apprenait rien qui ne nous fût familier, mais quel art dans la description! -Nous connaissions aussi bien que lui les cochers et les valets d'écurie et -beaucoup mieux encore le Yorkshire. Sa manie pour la caricature, dans ses -écrits comme dans leurs illustrations, l'a placé en dehors de la sphère des -auteurs de premier ordre, c'est pourquoi il n'a pas été dans ma vie un -élément d'éducation, mais seulement de plaisir et de réconfort. -</p> - -<p> -Le <i>King of the Golden River</i> fut écrit pour amuser une petite fille; -c'est une assez bonne imitation à la fois de Grimm et de Dickens, avec -quelques impressions personnelles mêlées à des souvenirs des Alpes. -Il a fait le bonheur des enfants, des enfants sages, et leur a été -salutaire. N'empêche que la chose n'a aucune valeur. Hélas! je suis -aussi incapable d'écrire une histoire que de composer un tableau. -</p> - -<p> -Jephson tint parole; au bout de six semaines il me rendit ma liberté, -disant—et il avait parfaitement raison—que ma santé était entre -mes mains. Il est certain que, si j'avais continué à manger du gigot, -à prendre du fer, si j'avais appris à nager dans la mer que j'aimais, -si je m'étais consacré à la géologie et à la pêche des poissons -vivants plutôt que des fossiles, je me serais probablement noyé, comme -Charles, ou que l'on m'aurait trouvé un ou deux ans plus tard. -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">«On a glacier, half way up to heaven.</span><br /> -<span class="i4">Taking my final rest<a name="FNanchor_57_1" id="FNanchor_57_1"></a><a href="#Footnote_57_1" class="fnanchor">[57]</a>.»</span> -</div></div> - -<p> -Que serait-il arrivé? Seules les Parques, divinités mystérieuses et -muettes, pourraient le dire. Pour moi, je sais seulement ce qui n'aurait -pas dû arriver; je sais que, rendu à la liberté après avoir quitté -Leamington, je n'aurais pas dû me remettre à manger des pommes de -terre frites et des tartes, et, au lieu d'apprendre à nager et à faire -des ascensions, recommencer à écrire des vers pathétiques ni, à -cette crise très absurde de ma vie, essayer de peindre des crépuscules -dans la manière de Turner. Je n'étais pas assez sot pour tâcher de -l'imiter en plein jour, mais je m'imaginais que je pourrais faire -quelque chose dans le genre du <i>Château de Kenilworth</i> au coucher du -soleil, avec la laitière et la lune. -</p> - -<p> -Je n'ai point parlé de ce que le lecteur considérera sans doute comme -l'un des plus grands événements de ma vie: ma présentation à Turner, -par Mr Griffilhs, au dîner de Norwood, le 22 juin 1840. -</p> - -<p> -Mon journal dit: «Présenté aujourd'hui à l'homme qui, sans -contredit, est le plus grand homme de notre époque, le plus grand par -l'imagination, par la science de la mise en scène<a name="FNanchor_58_1" id="FNanchor_58_1"></a><a href="#Footnote_58_1" class="fnanchor">[58]</a>, et en même -temps un grand peintre et un grand poète: J.-M.-W. Turner. On m'avait -dit que l'homme était commun, bourru, même grossier, pas le moins du -monde intellectuel. Mais je savais que cela n'était pas possible et, en -effet, je me trouvai en présence d'un homme quelque peu excentrique, -aux manières tranchantes, le gentleman anglais positif; de bonne humeur -certes, mais aussi de mauvais caractère, détestant les prétentions de -toute sorte, fin, peut-être un peu égoïste, très intellectuel, avec -de l'esprit, mais un esprit qui ne cherche pas à briller, qui se trahit -par un mot, un regard.» Portrait fort complet, et très exact, si l'on -songe qu'il fut écrit le soir même, aussitôt après cette première -entrevue. -</p> - -<p> -Par un hasard assez singulier, <i>Kenilworth</i> fut l'une des œuvres du -maître que Mr Griffilhs tira de son portefeuille après dîner; ce me -fut l'occasion de dire quelques sottises, de déclarer entre autres que -c'était une des «plus puissantes de la série anglaise», ce qui dut -déplaire à Turner, car il n'y avait rien qu'il eût en horreur comme -de voir les gens s'exalter sur tel ou tel dessin particulier. Cela -signifiait simplement, pour lui, qu'ils ne comprenaient rien aux autres. -</p> - -<p> -Quoi qu'il en soit, il ne daigna pas ouvrir la bouche et la conversation -générale se continua comme s'il n'avait pas été là. Cependant, il -me souhaita le bonsoir avec bienveillance, et je ne le revis plus qu'à -mon retour de Rome. Si seulement il m'eût demandé de venir le voir le -lendemain, s'il m'eût montré un de ses croquis au crayon, s'il m'eût -laissé voir comment il posait une teinte! Il m'eût épargné dix ans -de travail et ses dernières années n'en eussent pas été moins -heureuses. Mais que faire à cela? Il n'y a qu'à s'incliner et à dire: -Ce n'était point écrit. Chaque âme a sa bataille à livrer avec la -malechance et doit découvrir pour elle-même l'invisible. -</p> - -<p> -Je reviens à Leamington, où j'essayais de peindre Amboise dans le -crépuscule et où je méditais sur les <i>Poissons fossiles</i> et sur -Michel-Ange. Mon traitement terminé, j'allai passer quelques jours chez -mon ancien professeur Walter Brown, qui était maintenant recteur de -Wendlebury, petit village situé dans les plaines, à onze milles -d'Oxford. Je dis bien des plaines, non des marais: de beaux pâturages -salubres, coupés de haies avec ici et là une meule et une barrière. -Le village se composait d'une douzaine de maisonnettes couvertes de -chaume, et du presbytère, un bâtiment carré qui s'élevait au milieu -d'un jardin. L'église, toute proche, avait à peine quatre mètres de -haut sur vingt de long; elle se terminait par une tour carrée -surmontée d'un coq qui servait de girouette. -</p> - -<p> -Le bon Walter Brown, après avoir épousé une femme excellente, ni -belle ni jeune mais pleine de vertus, était venu s'installera -Wendlebury pour travailler au salut de ses habitants; point n'était -besoin, pour cela, de tant de science et de dons si rares! Il s'était -mis pourtant de tout cœur à l'ouvrage, bêchait lui-même son jardin -et prenait en pension un ou deux écoliers qu'il préparait aux examens -d'Oxford. À ses moments perdus, il étudiait l'<i>Histoire naturelle de -l'Enthousiasme</i>; il vécut ainsi heureux et satisfait jusqu'à la fin de -ses jours. -</p> - -<p> -Comme je le voyais très fier de son église et de son coq, je lui en -fis un dessin où je mis tous mes soins; j'avais choisi l'heure du -coucher du soleil et l'heure aussi où la lune se levait derrière -l'église. Il se récria un peu d'abord, déclarant que j'avais mis le -ciel à l'envers, avec les teintes bleues les plus foncées en bas, de -manière à bien faire ressortir l'église; mais, pour une raison ou -pour une autre, je commençais à avoir de l'autorité, et on pensait -qu'en fait de dessin on ne pouvait pas m'en remontrer. Ce bon Brown -avait la patience de m'écouter pendant des heures pérorer sur -Michel-Ange et expliquer la série des gravures du <i>Jugement Dernier</i> -que j'avais rapportées de Rome, où les muscles tracés sur le corps -rappellent les lignes de chemin de fer sur une carte de géographie; je -m'en étonne aujourd'hui, et cela me paraît tenir du miracle. À cette -heure où je sais quelque chose, je ne rencontre plus de gens aussi doux -ni aussi patients. -</p> - -<p> -Mr et Mrs Brown se montrèrent, à tous égards, excellents pour moi; -ils semblaient heureux de m'avoir. Peut-être n'y avait-il là que de la -politesse, car je ne vois pas trop ce que l'on pouvait trouver -d'agréable en moi à cette époque, si ce n'est le désir que j'ai -toujours eu de plaire, autant que je pouvais le faire honnêtement, et -de dire ce qui pouvait faire plaisir à mon interlocuteur. -</p> - -<p> -En quittant Wendlebury, je rentrai à la maison pour achever, avec -l'aide de Gordon, la préparation de mon examen du printemps. Je trouve dans -mon journal cette note: «<i>16 novembre 1841, Herne Hill.</i>—Enfin, -j'ai terminé mes rangements; me voilà réinstallé, je me remettrai au -travail demain matin avec méthode, mais sans excès.» M'installer, -arranger mon intérieur a toujours été pour moi, à tous les âges, un -très grand plaisir; mais, hélas! je ne suis jamais arrivé à -maintenir, pendant plus de trois jours, l'ordre obtenu avec tant de -peine. -</p> - -<p> -Le <i>17 novembre</i>, je relève ceci: «Pourquoi la gelée blanche se -forme-t-elle en plus larges cristaux sur les nervures des feuilles et -sur les bords que sur les autres endroits», c'est-à-dire sur les -autres parties de la feuille? question que j'avais cru poser pour la -première fois dans mon étude de 1879 sur la glace et qui n'a point -encore reçu de réponse. -</p> - -<p> -La note du lendemain mérite aussi d'être conservée: «Suis dans -l'admiration de Clementina dans <i>Sir Charles Grandison</i>; n'ai jamais -rien lu qui m'ait fait une si profonde impression; pour le moment, je -suis tenté de mettre cette œuvre au-dessus de toutes les œuvres de -fiction que je connais. C'est très, très beau, et il me semble que je -n'ai jamais rien lu qui ait produit sur moi un effet plus salutaire.» -</p> - -<p> -C'est à cette époque que je pris mes premières leçons avec Harding, -leçons délicieuses, bien que je me rendisse compte de ce qui lui -manquait. Mais c'était charmant de le voir dessiner, et jusqu'à un -certain point, et à certains égards, c'était la perfection. Il -connaissait bien la structure, la forme des arbres, il les avait -regardés, vus, et bien vus, et rendus avec sincérité et originalité. -Il ne fallait pas, par exemple, lui parler de la vieille école -hollandaise, il l'avait en horreur; et c'est lui, je crois, qui le -premier m'a déclaré qu'il n'y avait là que «des ivrognes, des -joueurs, des débauchés qui se plaisaient aux réalités de la taverne -plus encore qu'à leur reproduction». Idées toutes nouvelles, qui -m'ouvraient des horizons et ne pouvaient avoir sur moi qu'une très -salutaire influence. -</p> - -<p> -Ainsi commença l'année 1842. Ses brumes matinales me réservaient bien -des surprises. C'est au printemps de 1842 que s'opéra dans l'esprit de -Turner une grande révolution. Non seulement il était décidé à faire -désormais des aquarelles qui lui plussent, mais encore qui pussent se -vendre. Il remit à Mr Griffilhs quinze esquisses dont il se proposait -d'exécuter les aquarelles. Il obtint neuf commandes; parmi ces -aquarelles, mon père m'avait autorisé à en choisir une. Ensuite, à -force de cajoleries, j'obtins qu'il me permît d'en prendre deux. Turner -reçut encore, de tous les coins du monde, des ordres pour sept autres. -Aux croquis l'on avait joint quatre aquarelles achevées qui servaient -d'échantillons et qui étaient aussi à vendre. -</p> - -<p> -L'un de ces dessins, le <i>Splugen</i>, me tentait extrêmement. J'espérais -décider mon père à l'acheter; malheureusement il était alors absent, -en voyage d'affaires. Je voulus, par déférence, attendre son retour: -lorsqu'il revint, le <i>Splugen</i> était vendu, ainsi qu'un adorable -<i>Lac de Lucerne</i>, à Mr Munro de Novar. -</p> - -<p> -La chose fut l'occasion pour moi de graves réflexions. Dans un roman de -Miss Edgeworth, le père fût revenu à point nommé, eût enlevé le -<i>Splugen</i> des mains hésitantes de Mr Munro et l'eût donné au fils -soumis, avec un autre par-dessus le marché. Je découvris, après de -longues méditations, que les voies de Miss Edgeworth ne sont pas -toujours celles du monde ni de la Providence. Je m'aperçus, et ce fut -la leçon que je tirai de l'aventure, que lorsqu'on fait une sottise on -en souffre toujours, et qu'il importe peu, en la faisant, qu'on ait -obéi à un bon sentiment ou à un mauvais. Je savais, à n'en point -douter, que cette aquarelle était la meilleure vue de Suisse qui eût -jamais été faite, qu'il était tout naturel que ce fût <i>moi</i> qui -l'eusse, et même qu'il était tout à fait inopportun qu'elle -appartînt à quelqu'un d'autre. J'aurais dû m'en assurer sur l'heure, -quitte après à demander pardon bien tendrement à mon père de ma -hardiesse. Il se serait fâché peut-être au premier moment, il eût -été surpris, peiné, mais il ne m'eût pas moins aimé pour cela; en -fin de compte, il eût reconnu que j'avais raison et eût été -enchanté. Quant à moi, j'aurais été gêné pendant quelques jours, -mais j'aurais redoublé de tendresse vis-à-vis de mon père, me sentant -des torts envers lui; et, la chose étant bonne en soi, j'aurais fini -par être heureux, et même content de moi. -</p> - -<p> -Au contraire, le <i>Splugen</i> fut ainsi de part et d'autre, pendant des -années, une cause de chagrin, une épine douloureuse, mon père -essayant toujours de le rattraper, Mr Munro, soutenu par les marchands, -faisant monter le tableau de quatre-vingts à quatre cents guinées, -jusqu'à ce qu'excédés, nous y renonçâmes après avoir épuisé de -part et d'autre les meilleurs sentiments. -</p> - -<p> -Mais, me dira-t-on, est-ce ainsi que vous observez le «Tu ne désireras -pas», etc.? Cher lecteur, si vous voulez absolument trouver une -réponse à cette question, consultez mes ouvrages philosophiques. Ici, -il n'y a place que pour des faits. La loi est formelle: si vous faites -une sottise vous en souffrirez, quel qu'ait pu être votre mobile. Non -que je prétende que le mobile, en soi, ne puisse être puni ou -récompensé selon son mérite. En tout cas, cette histoire ne nous -procura qu'ennuis et chagrins. -</p> - -<p> -J'essayais cependant de supporter avec courage ma déconvenue et de -jouir des esquisses, en attendant les aquarelles. Fort heureusement, -elles me fournissaient plus de sujets de réflexion encore que ma -mésaventure. Je vis que c'était des impressions directes de nature, -sans rien d'artificiel, comme dans les tableaux de Carthage et de Rome. -Et je commençai à me demander si dans l'art de Turner il n'y avait pas -plus de vérité encore que je n'en voyais. J'étais, à cette époque, -très averti déjà, j'avais étudié <i>ses</i> principes de composition, -mais il me semblait que, dans ses derniers tableaux, la nature -elle-même était de connivence, qu'elle les composait avec lui. -</p> - -<p> -Comme j'étais plongé dans ces réflexions, un jour que je me promenais -sur la route de Norwood, j'aperçus une petite tige de lierre qui -s'enroulait autour d'une branche d'épine et qui, si disposé à la -critique que je fusse, ne me semblait pas mal «composée». Je me mis -sur l'heure à la dessiner au crayon, sur mon bloc de papier gris, j'en -fis une étude aussi minutieuse, aussi serrée que s'il se fût agi d'un -morceau de sculpture et, plus j'y travaillais, plus ce travail me -passionnait. La chose terminée, je compris que j'avais absolument perdu -mon temps depuis l'âge de douze ans, puisque personne ne m'avait dit de -dessiner les choses comme elles sont—le temps, veux-je dire, que -j'avais consacré au dessin. Sans doute, j'avais des souvenirs de tels -ou tels endroits, mais je n'avais su voir la beauté de rien, pas même -la beauté d'une pierre, encore moins celle d'une feuille! -</p> - -<p> -Cette découverte ne m'abattit ni me m'exalta comme elle eût dû le -faire, mais elle mit un terme aux jours chrysalidiques. À partir de ce -moment, mes progrès, bien que lents, furent réguliers. -</p> - -<p> -Ceci avait dû se passer en mai; une quinzaine de jours plus tard, je -dus subir mon examen, mais je n'en trouve aucune trace dans mon journal. -</p> - -<p> -Il s'agissait de mon dernier examen de baccalauréat<a name="FNanchor_59_1" id="FNanchor_59_1"></a><a href="#Footnote_59_1" class="fnanchor">[59]</a>, mais j'étais -si peu fort en latin qu'il y avait de grandes chances pour que je fusse -refusé! Mes examinateurs, toutefois, se montrèrent indulgents; les -épreuves en théologie, en philosophie, en mathématiques ayant obtenu -plus que la moyenne, je fus gratifié d'un <i>double fourth</i> de faveur. -</p> - -<p> -Une fois sûr du succès, je m'en allai faire une bonne course dans les -champs, au nord de New College (ces prairies ont été depuis englobées -dans les Parks); j'étais tout heureux de me sentir libre, sans trop -savoir que faire de ma liberté. Me voilà donc, à vingt-deux ans, -nanti de telles et telles facultés, toutes de second ordre, sauf la -faculté d'analyse qui était encore, comme le reste, à l'état -embryonnaire chez moi, et que j'étais incapable d'évaluer; des goûts -auxquels je m'étais abandonné jusqu'ici, non sans remords; un -sentiment vague de ce que je me devais à moi-même, de ce que je devais -à mes parents, et un sentiment de jour en jour plus vague d'une Loi -Éternelle. -</p> - -<p> -Que ferais-je? Que deviendrais-je? Mon père, dans sa bonté, était -disposé à me laisser agir à ma guise; j'étais sûr de toujours -trouver, à la maison, la vie la plus confortable, ou si je voulais -voyager, tout l'argent nécessaire. Mais je n'étais pas dépourvu de -cœur au point de désirer m'en aller seul, et peut-être serait-il -juste de m'accorder quelque mérite—oh! très léger—pour n'avoir -jamais sérieusement pensé à quitter mon père et ma mère afin de -courir le monde; il est vrai de dire que, si la crainte de leur faire de -la peine dominait toutes mes pensées, je n'avais pas le moindre goût -pour les aventures. J'aimais le confort et l'ordre, j'aurais eu peine à -me passer, à quatre heures, d'un dîner en trois services, et, bien que -je ne fusse pas plus lâche qu'un autre lorsque l'accident se -produisait, j'avais l'horreur de l'inquiétude, du sentiment du danger, -en tant qu'élément habituel. L'Inde ne me tentait pas à cause des -tigres, la Russie à cause des ours, le Pérou à cause des tremblements -de terre; enfin si ma tendresse pour mes parents n'était ni aussi -chaleureuse, ni aussi reconnaissante qu'elle aurait dû l'être, de -même qu'ils ne pouvaient se passer de moi je ne me sentais jamais tout -à fait à mon aise sans <i>eux</i>. -</p> - -<p> -Aussi, pour le moment, nous contentions-nous de faire des projets. Nous -passerions l'été en Suisse, mais sans voyager; nous nous installerions -à Chamonix afin que j'eusse le bénéfice de l'air des montagnes et -l'occasion depuis longtemps rêvée d'étudier les rochers du Mont-Blanc -au point de vue géologique. Ma mère aidait Chamonix presque autant que -moi, mais il fallait foute l'abnégation de mon père pour souscrire à -ce projet, car il avait l'horreur de la neige et des chambres à -cloisons de bois. -</p> - -<p> -Toutefois, comme il n'hésitait jamais à me sacrifier ses propres -préférences, il me laissa régler l'itinéraire, fixer les arrêts à -Rouen, Chartres, Fontainebleau, Auxerre. Un ou deux croquis au crayon -accusent d'abord chez moi lin certain trouble; il semble bien que je -n'avais plus confiance dans ma première manière; ce sont des efforts -vers plus de lumière et d'ombre, mais sans grande portée. Le pays si -plat entre Chartres et Fontainebleau, avec la pensée déprimante qu'il -y avait Paris, là, au Nord, m'irritait; j'étais d'une humeur -massacrante, presque malade, en arrivant à Fontainebleau. Je passai une -nuit agitée et, le lendemain matin, je me sentais si mal en train qu'il -eût été imprudent de continuer le voyage. J'étais convaincu que je -couvais une maladie, une vraie. Cependant, vers midi, les gens de -l'auberge m'apportèrent un panier de fraises des bois; elles étaient -si fraîches qu'elles me firent un bien infini. Je me levai et, mettant -mon album dans ma poche, je sortis les jambes encore un peu -chancelantes. Je gagnai en me traînant un chemin charretier bordé de -jeunes arbres, où il n'y avait rien à voir que le bleu du ciel à -travers les ramures fines des branches, et je m'étendis sur le talus de -la route pour essayer de dormir. Mais le sommeil ne vint pas et les -branches des jeunes arbres, qui se détachaient sur le ciel bleu, -commencèrent à m'intéresser; elles se profilaient immobiles et me -rappelaient les tiges des arbres de Jessé dans les vitraux. Peu à peu, -mon malaise se dissipa, et j'eus le sentiment que l'heure de ma mort -n'avait point encore sonné, qu'on ne m'enterrerait pas dans les sables -de la forêt. Je me redressai et me mis à dessiner très soigneusement -un jeune tremble qui me faisait vis-à-vis. -</p> - -<p> -Comment je m'étais fourvoyé dans ce chemin sans horizon, lorsqu'il y -avait aux alentours de beaux rochers, les Parques seules pourraient le -dire. Le fait est que je n'ai jamais eu la chance, étant à -Fontainebleau, de voir aucune des merveilles vantées par les artistes -français, merveilles qui ont troublé l'esprit du pauvre Evelyn, autant -que l'<i>horrible Alpe</i>, de Clifton: -</p> - -<p> -«<i>7 mars</i> (<i>1844</i>).—Je me mets en route, avec quelques -compagnons, pour Fontainebleau, un somptueux palais royal, comme pourrait -être chez nous Hampton Court. Pour y arriver, il faut traverser une forêt -prodigieusement encombrée de rochers hideux, des rochers d'une pierre -blanche et dure, entassés les uns sur les autres à des hauteurs -prodigieuses et telles que je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs -rien d'aussi affreux et d'aussi solitaire. Au sommet de l'un de ces -lugubres précipices, au milieu d'arbres, de broussailles, et de hauts -rochers qui surplombent et menacent à chaque instant de rouler dans -l'abîme, s'élève un ermitage.» -</p> - -<p> -Ce passage me paraît parfaitement caractéristique de la disposition du -pur esprit anglais à l'égard des rochers. Un Anglais ne demande à un -rocher que d'être assez grand pour lui donner l'impression du danger; -il faut qu'il puisse se dire: S'il se détachait, je serais écrasé -net. La gloriole moderne qui consiste à les escalader est sans doute -accompagnée quelquefois du désir de faire progresser la science -géographique ou autre et il est certain que la jeunesse trouve un vrai -plaisir à grimper et à déjeuner sur l'herbe étoilée de primevères, -mais elle semble parfaitement satisfaite du moment que le pique-nique -est réussi et qu'on peut boire le champagne dont on a l'habitude. -</p> - -<p> -Les «hideux rochers» de Fontainebleau n'ont, j'ai le regret de le -dire, jamais été assez hideux pour me plaire. Ils me faisaient l'effet -de ne pas être trop grands pour être emballés et emportés comme -échantillons minéralogiques en admettant qu'ils valussent les frais du -transport; de plus, mon aversion de sauvage pour les palais et les -allées bien sablées était telle que je n'eus jamais le cœur de -chercher la fontaine, la fameuse fontaine, l'âme de l'endroit. Et ce -jour-là je ne vis ni rochers, ni palais, ni fontaine, je restai étendu -sur le talus d'un petit chemin creux, sans autre perspective qu'un jeune -tremble qui s'enlevait sur le ciel bleu. -</p> - -<p> -Et languissamment, mais non paresseusement, je me suis mis à le -dessiner, et à mesure que je dessinais, ma langueur se dissipait: les -belles lignes pures voulaient être tracées sans faiblesse. Elles -devenaient toujours plus belles, à mesure que, l'une après l'autre, -elles se détachaient de l'ensemble et prenaient place dans l'air. Avec -un étonnement qui allait toujours grandissant, je m'apercevais qu'elles -se «composaient» d'elles-mêmes, qu'elles obéissaient à des lois -plus délicates qu'aucune de celles qui sont connues des hommes. Enfin, -je vis le jeune arbre se dresser devant moi, vivant, mais toutes mes -théories antérieures sur les arbres étaient mortes. -</p> - -<p> -Le lierre de Norwood ne m'avait pas humilié à ce point; j'avais -toujours eu l'impression que le lierre était fait pour être -décoratif, et m'étais attendu à ce qu'il jouât gentiment son rôle -à l'occasion. Mais que tous les arbres de la forêt—car je sentais -clairement que mon jeune tremble n'était qu'une unité au milieu d'une -foule innombrable—fussent plus beaux que les plus fins réseaux -gothiques, que les décors des vases grecs, que les plus merveilleuses -broderies de l'Orient, que les plus admirables peintures des plus grands -maîtres de l'Occident, c'était la fin de tout ce que j'avais pensé -jusque-là. J'entrevoyais un monde nouveau, le monde silvestre. -</p> - -<p> -Et non pas silvestre seulement. Les forêts, que je n'avais -considérées jusqu'ici que comme des solitudes sauvages, obéissaient -dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois -qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière, et balançaient -les vagues. «Il a fait toute chose belle en son temps<a name="FNanchor_60_1" id="FNanchor_60_1"></a><a href="#Footnote_60_1" class="fnanchor">[60]</a>.» De ce -jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit -humain à toutes les choses visibles, et je rentrai, suivant en sens -inverse la petite route sous bois, avec le sentiment qu'elle m'avait -mené loin; plus loin que l'imagination ne m'avait jamais entraîné, -bien au delà de ce qu'on peut mesurer avec un théodolite. -</p> - -<p> -À ma grande surprise et à mon très grand regret, je ne trouve rien -dans mon journal qui se rapporte aux impressions ou aux découvertes de -cette année. Elles étaient trop nombreuses, trop ahurissantes pour -pouvoir être formulées, encore moins écrites. C'est à peine si j'ai -dessiné; les choses, telles que je les voyais maintenant, me -paraissaient impossibles à rendre; je me remis cependant à la -botanique et le mois que je voulais consacrer à étudier les rochers de -Chamonix se passa presque tout entier à me demander ce que j'allais -taire, ce que je pouvais faire, et où. Le hasard avait voulu qu'on -m'eût dévolu pour guide un brave garçon très ordinaire, Michel -Devouassoud, qui connaissait les endroits les plus fréquentés par les -touristes, mais voilà tout. Je fis des ascensions, je humai le bon air, -et j'évoquai à nouveau mes pensées de Fontainebleau au bord de -sources plus douces. Le passage cité plus haut, du ii décembre, le -seul où il soit question de ce voyage, me semble particulièrement -intéressant; il montre que l'inspiration qui a donné une forme à ces -pensées nouvelles dans <i>Modern Painters</i> m'est venue pendant que -j'accomplissais le seul devoir désagréable auquel je fusse fidèle: -aller à l'église!—et cela deux années de suite, à Genève, qui est -bien en vérité ma mère patrie. -</p> - -<p> -Nous rentrâmes en Angleterre, en 1842, par le Rhin et les Flandres; -c'est à Cologne et à Saint-Quentin que je fis les derniers dessins -exécutés dans ma vieille manière. Celui de la Grande Place de -Cologne, que j'ai donné à Osborne Gordon, est peut-être encore chez -sa sœur, Mrs Pritchard. Le Saint-Quentin a disparu. -</p> - -<p> -Quelle joie, au retour, de nous retrouver à Herne Hill et d'accrocher -dans la petite salle à manger les adorables aquarelles que Turner avait -faites pour moi: Ehrenbretstein et Lucerne. Hélas! les beaux jours de -Herne Hill, et bien des joies avec eux, étaient terminés. -</p> - -<p> -Peut-être ma mère avait-elle parfois—à Hampton Court, à Chatsworth -ou à Isola Bella—permis à son âme paisible de rêver d'un plus grand -jardin. De temps à autre quelque camarade d'Oxford à gland d'or venait -de Cavendish ou de Grosvenor Square pour me voir; dans ces cas-là, nous -n'avions à lui offrir, pour s'y laver les mains, que la petite pièce -du fond, en face de la nursery. Les affaires prospérant, mon père -lui-même vint à penser que cela ferait bon effet, sur les clients de -la campagne, si on leur offrait leur sherry dans une pièce où ils -eussent la place d'étendre leurs jambes. Et maintenant que j'étais -majeur, bachelier des arts d'Oxford, etc., n'avais-je pas besoin, -<i>moi</i> aussi, d'une installation plus importante? -</p> - -<p> -Eh bien! non, mon cher lecteur, la maison me satisfaisait pleinement -telle qu'elle était; mais depuis ma plus tendre enfance, dès le jour -où j'avais su me servir d'une bêche, j'avais rêvé de creuser un -canal, et d'y établir des écluses comme Harry, dans <i>Harry et Lucy</i>. -Or, dans la prairie, derrière la maison de Denmark Hill—heure de -faiblesse, heure de tentation—je voyais la possibilité de creuser un -canal avec autant d'écluses que l'on voudrait dans la direction de -Dulwich. -</p> - -<p> -Évoquant tous ces vieux souvenirs, je constate avec surprise à quel -point j'étais enfant, extraordinairement enfant; je m'amusais d'un -rien. Et en même temps, à certains égards, je voyais plus loin que -tous les rois de Naples et tous les cardinaux de Rome. -</p> - -<p> -Néanmoins, nous hésitâmes longtemps, pesant le pour et le contre, -discutant les avantages et les inconvénients de Denmark Hill. Ma mère, -très sagement et un peu tristement, disait que cela venait bien tard -pour elle. À son âge, pourrait-elle s'occuper d'un grand jardin? Et -mon père, qui sentait qu'à côté de très bonnes raisons il y avait -une question d'amour-propre, était presque aussi troublé que lorsqu'il -s'était agi d'acheter son premier Copley Fielding. -</p> - -<p> -Enfin, le bail de la plus grande maison fut signé et chacun de -s'écrier que nous avions eu bien raison; ma mère jouissait vraiment de -ranger ses pots de fleurs sur les gradins de la serre, et la vue des -fenêtres de la salle à manger, sur de belles prairies verdoyantes, -était adorable. Nous achetâmes trois vaches; nous écrémions notre -lait et faisions notre beurre. Il y avait aussi une écurie et une cour -de ferme avec une grande meule de foin et une étable à porcs; et une -loge, si bien que le concierge pouvait arrêter les indiscrets avant -qu'ils ne vinssent sonner à la porte. -</p> - -<p> -Hélas! en dépit de toutes ces raisons d'être heureux, nous ne le -fûmes jamais autant qu'à Herne Hill, nous ne nous sentîmes plus -jamais «at home». -</p> - -<p> -À Champagnole, au contraire, comme à Chamonix, à l'hôtel de la -Cloche à Dijon, à l'hôtel du Cygne à Lucerne, nous étions chez -nous. C'était encore un peu de notre vie d'autrefois. Bien que nous -ayons connu de belles années dans la maison de Denmark Hill, notre -nouvelle manière de vivre ne nous plaisait pas autant que l'ancienne: -les pêches que l'on récoltait à pleins paniers n'avaient pas la même -saveur que les douze ou vingt pêches du vieux jardin; et toutes les -pommes du grand verger ne valaient pas les quelques pommes de Sibérie -de Herne Hill. -</p> - -<p> -Et après tout, je n'ai pas creusé mon canal! L'idée d'Harry, -construisant des écluses à lui tout seul, m'avait toujours semblé -trop grandiose, inimitable, sinon incroyable; de plus je n'avais jamais, -jusqu'au jour où ce fut nécessaire, essayé de calculer le débit de -l'eau. Les jardiniers réclamaient pour la serre tout le contenu des -réservoirs. Je vis que tout ce que je pourrais obtenir, ce serait un -fossé sans eau, incommode pour les vaches, et j'y renonçai, mais -l'idée séductrice continua de hanter mon cerveau et, vingt ans plus -tard, je fis installer quelques jets d'eau à l'instar de Fontainebleau. -</p> - -<p> -L'année suivante, il ne fut pas question de voyager; nous nous -contentâmes d'arpenter en tous sens les allées de nos nouveaux -jardins. Et puis, pendant l'hiver, je fus occupé du premier volume des -<i>Modern Pointers</i> et pendant l'été, je dus à plusieurs reprises aller -à Oxford: ainsi le voulait le règlement. Rien dans mon journal de -cette époque ne mérite d'être relevé, si ce n'est un court passage -sur le vitrail de l'église de Camberwell, qui se rapporte à des choses -qui se sont passées beaucoup plus tard. -</p> - -<p> -Le premier volume des <i>Modern Pointers</i> a dû paraître le jour de la -fête de mon père; le succès en fut assuré dès la fin de l'année, -et le 1er janvier 1844, mon père, «comme cadeau de jour de l'an, -m'offrit le <i>Slaver</i>». Il n'hésitait plus maintenant, il savait ce qui -me ferait plaisir. Je l'accrochai au pied de mon lit dès le lendemain, -comme mon propre <i>Loch Achray</i> d'autrefois. Le plaisir que donne à son -auteur une première œuvre, un premier tableau, chacun peut le deviner; -mais les joies que me procurait un nouveau Turner, personne ne saurait -les imaginer, et je renonce à les décrire. -</p> - -<p> -Pour achever mon second volume (qui n'était nullement destiné à être -ce qu'il est devenu), j'avais besoin de retourner à Chamonix. Ce voyage -devait être exclusivement un voyage de montagnes—dans les Alpes -centrales—et le I<sup>er</sup> juin 1844 nous nous trouvions une fois -de plus, et avec quelle joie, sur les bords du lac Léman. -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -<i>La jeunesse de Ruskin est finie. Viendront ensuite les journées de son -adolescence, où sa pensée continuera de se développer, où se -préciseront ses théories d'esthétique, et puis ce sera la vie. Mais, -tout entière, cette vie se ressentira de la formation de sa -sensibilité et de son intelligence dans la petite maison de Herne Hill, -sous les amandiers en fleurs du jardin, ou dans la berline qui le mène -vers les Alpes, Rome, Venise, le Campo Santo... Les années de jeunesse -sont celles qui contribuent pour la plus large part à la formation du -tempérament et du caractère, et ce récit tout imprégné de -fraîcheur, d'éveil passionné à la vie, nous fait comprendre le -maître de Brantwood mieux que ses livres les plus réputés.</i> -</p> - -<p> -<i>Contraste frappant: c'est tout chargé d'années que Ruskin écrivit -ces</i> Præterita <i>qui se poursuivent par le récit de son existence -jusqu'après la mort de son père. Et lorsque la plume lui tomba des -mains, en 1900, laissant inachevé ce document précieux pour tous ceux -qui ont senti et compris le charme de cet esprit à la fois si -ingénieux, si vaste et si original, Ruskin était bien près de fermer -les yeux aux splendeurs des arts et de la nature qu'il avait tant -aimés.</i> -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_57_1" id="Footnote_57_1"></a><a href="#FNanchor_57_1"><span class="label">[57]</span></a></p> -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i0">Sur un glacier, à mi-chemin du ciel, </span><br /> -<span class="i0">Dormant mon dernier sommeil.</span> -</div></div></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_58_1" id="Footnote_58_1"></a><a href="#FNanchor_58_1"><span class="label">[58]</span></a>Voulant dire par là, je suppose, le sentiment de ce qui -pouvait le mieux faire tableau.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_59_1" id="Footnote_59_1"></a><a href="#FNanchor_59_1"><span class="label">[59]</span></a>On peut être «simplement» reçu à son examen de -baccalauréat ou en sortir avec des «honours» dont il y a plusieurs -classes. (Note du traducteur.)</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_60_1" id="Footnote_60_1"></a><a href="#FNanchor_60_1"><span class="label">[60]</span></a>Ecclésiaste, III. 11.</p></div> - - -<div class="figcenter" style="width: 100px;"> -<img src="images/figure04.jpg" width="100" alt="" /> -</div> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRAETERITA ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for -copies of this eBook, complying with the trademark license is very -easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation -of derivative works, reports, performances and research. Project -Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may -do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected -by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ -electronic works. See paragraph 1.E below. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the -Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg™ License when -you share it without charge with others. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country other than the United States. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work -on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the -phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: -</div> - -<blockquote> - <div style='display:block; margin:1em 0'> - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most - other parts of the world at no cost and with almost no restrictions - whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms - of the Project Gutenberg License included with this eBook or online - at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you - are not located in the United States, you will have to check the laws - of the country where you are located before using this eBook. - </div> -</blockquote> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase “Project -Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg™. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg™ License. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format -other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg™ website -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain -Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works -provided that: -</div> - -<div style='margin-left:0.7em;'> - <div style='text-indent:-0.7em'> - • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation.” - </div> - - <div style='text-indent:-0.7em'> - • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ - works. - </div> - - <div style='text-indent:-0.7em'> - • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - </div> - - <div style='text-indent:-0.7em'> - • You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg™ works. - </div> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of -the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set -forth in Section 3 below. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right -of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any -Defect you cause. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> - -</body> -</html> diff --git a/old/64645-h/images/figure01.jpg b/old/64645-h/images/figure01.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 18c1d7e..0000000 --- a/old/64645-h/images/figure01.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h/images/figure02.jpg b/old/64645-h/images/figure02.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e935815..0000000 --- a/old/64645-h/images/figure02.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h/images/figure03.jpg b/old/64645-h/images/figure03.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 7bb41c4..0000000 --- a/old/64645-h/images/figure03.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h/images/figure04.jpg b/old/64645-h/images/figure04.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 0f8da50..0000000 --- a/old/64645-h/images/figure04.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h/images/figure05.jpg b/old/64645-h/images/figure05.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 26e7099..0000000 --- a/old/64645-h/images/figure05.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/64645-h/images/praeterita_cover.jpg b/old/64645-h/images/praeterita_cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e7f8670..0000000 --- a/old/64645-h/images/praeterita_cover.jpg +++ /dev/null |
