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-The Project Gutenberg eBook of Le Turco, by Edmond About
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le Turco
-
-Author: Edmond About
-
-Release Date: June 7, 2021 [eBook #65546]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO ***
-
-
-
-
- EDMOND ABOUT
-
- LE TURCO
-
- Le bal des artistes--Le poivre
- L’ouverture au château--Tout Paris--La chambre d’ami
- Chasse allemande--L’inspection générale
- Les cinq perles
-
- DEUXIÈME ÉDITION
-
- PARIS
- LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
- BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Nº 77
-
- 1867
- Tous droits réservés
-
-
-
-
-IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
-
-Rue de Fleurus, 9, à Paris
-
-
-
-
-A MONSIEUR THÉODORE JUNG
-
-Capitaine d’état-major
-
-
-Témoignage de reconnaissance et d’amitié.
-
-E. A.
-
-
-
-
-LE TURCO.
-
-
-Ce que vous allez lire est une histoire du café d’Orsay.
-
-Hier soir à cinq heures, le _gabion_ était farci. Le gabion, afin qu’on
-n’en ignore, est une salle du rez-de-chaussée où nous prenons l’absinthe
-entre nous. Nous étions une vingtaine d’officiers; l’artillerie
-dominait, l’état-major était représenté par le grand capitaine Brunner;
-il y avait passablement de cavalerie et un peu de ce que nous appelons
-(toujours entre nous) «le génie bienfaisant.»
-
-Gougeon, des guides, racontait le dernier concert des Tuileries et se
-montait insensiblement la tête pour Mlle Nillson, lorsque Brunner lui
-coupa la parole au ras de la moustache par un formidable éclat de rire.
-Tout le monde ouvrit l’œil, et Gougeon, qui n’est pas commode, devint
-pâle comme un mouchoir.
-
-«Pardon, Brunner! dit-il en se soulevant à demi; je ne savais pas être
-si drôle que ça!»
-
-Brunner interpellé fit le geste naïf d’un dormeur qu’on éveille. Le
-guide reprit sa phrase en haussant le ton, mais il ne l’acheva point. Il
-avait rencontré le regard de Brunner et saisi, pour ainsi dire au vol,
-une de ces émotions profondes et navrantes qui font tomber notre colère
-à nos pieds.
-
-«Cher ami, dit le capitaine, c’est à moi de vous demander pardon. Tout
-en vous écoutant, je promenais mes yeux sur la gazette, et j’y ai
-rencontré une nouvelle,... une de ces nouvelles dont il faut se hâter de
-rire pour éviter... vous savez quoi.»
-
-Il n’avait rien évité du tout, le pauvre garçon. Sa voix faiblit, ses
-yeux se troublèrent: il me passa le journal en indiquant du doigt
-l’entre-filets qu’il ne pouvait nous lire; mais nul de nous ne trouva le
-mot pour rire, ou pour pleurer, dans cette annonce écrite en style
-pommadé, comme toutes les réclames de _high life_.
-
-«Un illustre et double hyménée réunira demain devant l’autel
-aristocratique de *** le concours le plus brillant et le plus distingué,
-le choix du choix. Mme la comtesse de Gardelux épouse en secondes noces
-M. le vicomte de Chavigny-Senlis, et le même jour, à la même heure, Mlle
-Auguste-Hélène de Gardelux doit donner sa main au jeune et riche marquis
-de Forcepont. Il n’est pas surprenant que la naissance s’allie à la
-naissance, la fortune à la fortune, la beauté et la vertu à la bravoure
-et à l’élégance; le merveilleux, ou, pour parler correctement, le
-miraculeux de cette cérémonie, c’est la beauté presque jumelle des deux
-nobles épousées: un profane introduit dans la nef croira voir le mariage
-de deux sœurs.»
-
-J’avais déposé le journal, et je buvais un verre d’eau pour faire passer
-le goût de cette prose. Brunner se mordait la moustache et suivait les
-veines du marbre en cherchant à renfoncer ses larmes. Les assistants se
-regardaient sans rien dire, trop discrets pour demander un commentaire,
-mais incapables de saisir aucun rapport entre l’émotion de Brunner et un
-mariage du faubourg Saint-Germain.
-
-Certes il ne serait pas déplacé dans le monde, mais on ne se souvient
-pas de l’y avoir jamais rencontré. Il ne ressemble ni peu ni prou à cet
-aimable et brillant George de Saint qui conduisait encore un cotillon le
-matin de son départ pour le Mexique. C’est un garçon trop grave pour son
-âge, un peu loup, surtout depuis deux ans. Il est né en Alsace, à
-Obernai, je crois, d’une famille de vignerons. Ses parents sont plus
-qu’à l’aise, il ferait figure à Paris, s’il en avait envie; mais il se
-soucie peu de paraître, l’estime des camarades lui suffit. De sa
-personne, il est bien; peut-être un peu trop grand et les épaules trop
-carrées. Ce corps robuste est surmonté d’une figure régulière, blanche
-et rose: la moustache blonde et les yeux bleus des purs Alsaciens. Sa
-voix est excellente pour le commandement; dans un salon, elle paraîtrait
-forte. Que diable pouvait-il y avoir entre ce bon Brunner et la comtesse
-de Gardelux?
-
-Ce secret fût peut-être mort avec lui, si Fitz Moore, des voltigeurs,
-n’était entré au milieu de ma lecture. Il me laissa finir et me dit:
-«Mon bien bon, les noms français ne se prononcent pas tous comme ils
-s’écrivent... On écrit Gardelux, mais nous disons Gardlu.
-
---Tiens! s’écria Blavet, du 25e, j’aurais dû me le rappeler. Dans ma
-promotion, il y avait un Gardelux. Par exemple, vous dire ce qu’il est
-devenu, je ne suis pas assez ferré sur l’Annuaire.
-
---Je le sais moi, dit Brunner. Il y a deux ans qu’il est mort en
-Afrique, dans mes bras. Les deux femmes qui se marient demain sont sa
-mère et sa sœur. Et je donnerais ma tête à couper que, dans un jour
-pareil, les deux coquettes n’auront pas un pauvre petit souvenir pour
-lui!»
-
-Un juron des mieux accentués compléta sa pensée et termina la phrase.
-
---Voyons, voyons, mon cher! reprit Fitz Moore. Ces dames sont de mon
-monde, et laissez-moi vous dire que vous les condamnez un peu lestement.
-Qui vous prouve qu’elles n’ont pas gardé un tendre souvenir à votre
-pauvre camarade?
-
---Des preuves? je n’en ai que trop. Enfin! Qu’elles se marient si cela
-les amuse; mais je vous demande la permission de trouver la noce un peu
-forte, quand le pauvre Léopold expire dans la province de Biskra!»
-
-Gougeon fit un signe à Fitz Moore et répondit pour lui, d’un ton plus
-amical:
-
-«Je vous comprends, Brunner. L’amitié, le dévouement, les regrets sont
-ce qu’il y a de plus honorable au monde; mais enfin pouvez-vous exiger
-que la vie porte éternellement le deuil de la mort? L’ami que vous
-regrettez, que nous regretterions sans doute aussi, si nous l’avions
-connu...
-
---Oh! oui!
-
---Cet ami, dis-je, que vous voyez toujours expirant, a fini de souffrir
-depuis deux bonnes années. Trouvez-vous équitable que toute sa
-famille?... Encore si la chose pouvait lui profiter, à lui! Mais non. Je
-vais plus loin: je dis qu’un pareil sacrifice, il ne l’accepterait pas!
-
---C’est bien possible.
-
---Laissez l’oubli faire son petit travail.
-
---Il n’aura pas de travail à faire... Les ingrates! Mon pauvre ami, leur
-fils, leur frère, a été oublié tout vivant. C’est une atrocité que je
-n’ai jamais racontée à personne; mais puisque le premier mot est lâché,
-puisque Fitz Moore défend la famille, puisque les souvenirs que j’avais
-comprimés me suffoquent, il faudra que la vérité sorte. Écoutez.»
-
-
-I
-
-Nous nous sommes connus à Biskra pendant une année, mais l’intimité
-n’est guère venue qu’au sixième ou septième mois. On nous avait annoncé
-un sous-lieutenant qui venait de Saint-Cyr, et qui était comte. Une
-nouvelle figure, c’est toujours curieux. Si l’on n’était pas petite
-ville dans une oasis, où le serait-on? Les uns disaient: C’est quelque
-protégé que l’on met aux tirailleurs indigènes pour qu’il avance plus
-vite; les autres se préparaient à le mener rondement, s’il faisait trop
-son gentilhomme. Quatre ou cinq fils de famille, plus ou moins décavés
-dans les tripots de Paris, attendaient ce renfort avec impatience pour
-fonder une succursale du faubourg Saint-Germain. «Vous êtes bien bons
-enfants, leur disais-je; un comte qui aurait quatre sous de chez lui
-viendrait-il s’ensabler à Biskra?» Les commentaires étaient épuisés, et
-l’on commençait à parler d’autre chose, lorsqu’il arriva un beau matin.
-
-Je le vois encore à cheval, précédé d’un spahi et suivi du mulet qui
-portait ses bagages. Il n’était ni grand ni beau, et il avait l’air d’un
-enfant chétif. Pas un poil de duvet sur sa petite figure maigre, et un
-nez que l’absence de moustaches faisait encore paraître plus long. La
-force lui manquait un peu quand il mit pied à terre; il n’aurait pas
-fallu le secouer bien fort pour le faire tomber en syncope. Ses amis par
-anticipation le conduisirent ou le portèrent au logement qu’ils lui
-avaient retenu; il prit un bain, se mit au lit et ne reparut pas de la
-journée.
-
-Ce déballage de poupée amusa la garnison. Le contraste était vraiment
-trop drôle entre ce sous-lieutenant de demoiselles et les lascars à tous
-crins qu’il venait commander. Tout ce jour-là, au café, au cercle, dans
-les rues, on s’abordait en disant: As-tu vu le _turco_? que penses-tu du
-turco? Pour un turco, voilà un drôle de turco.» Le nom lui en resta pour
-la vie, c’est-à-dire pour l’année. Enfin son brosseur même trouvait ce
-nom plus commode à prononcer que celui de Gardelux et l’appelait
-respectueusement: Sidi Turco.
-
-La seconde impression fut à son avantage. Dans les visites qu’il fit,
-dans la bienvenue qu’il nous offrit, dans les heures toujours si longues
-d’une garnison oisive, il se fit mieux connaître et mieux apprécier. Sa
-politesse était cordiale et sans hauteur; il s’associa d’emblée à notre
-train de vie et refusa de faire bande à part avec la jeunesse dorée, ou
-dédorée. On sut bientôt qu’il apportait au milieu de nous un grand fonds
-de bonne volonté et une belle instruction militaire. Entré le
-cinquantième à l’école, il en était sorti dans les douze premiers;
-c’était lui qui avait choisi les tirailleurs indigènes lorsque
-l’état-major lui était ouvert. On vit qu’il montait à cheval non pas
-comme un élève de manége, mais comme un homme qui a eu son premier poney
-à quatre ans. Les soldats de sa compagnie, après l’avoir un peu tâté,
-sentirent qu’il avait la main ferme et lui obéirent ni plus ni moins que
-s’il eût eu cinq pieds six pouces. Bref, au bout de six semaines, il
-était posé comme pas un dans la garnison de Biskra. Seulement les peaux
-fines de sa caste s’étonnaient qu’un garçon si bien né, émancipé par
-acte authentique et libre de manger vingt-cinq mille livres de rente,
-n’eût rien à leur conter sur ces mesdemoiselles Amanda, Nina et Lobélia,
-de Paris. Sur ce chapitre, il était presque neuf, ou du moins
-très-discret. J’ai surpris par hasard une espèce de liaison entre lui et
-une danseuse de la tribu des Ouled-Nayl; mais je doute qu’il l’ait
-gardée longtemps, et surtout que le cœur fût de la partie. Son cœur
-était ici, et drôlement placé, comme la suite vous le prouvera.
-
-Notre amitié a commencé par les échecs, où il était d’une jolie force:
-il me rendait la tour, à moi qui ne suis pas mazette. Pour varier nos
-plaisirs, nous montions à cheval, nous chassions le sanglier, nous
-poussions des reconnaissances vers le tombeau de Sidi Oq’ba ou les
-ruines de Zaatcha. Nous flânions à pied par la ville dans cet uniforme
-de fantaisie que l’on sait: la longue chemise de soie tombant jusqu’aux
-pieds, les babouches et le large chapeau de paille particulier aux chefs
-du sud; rien de moins, rien de plus. Quand la chaleur était trop forte,
-nous allions nous baigner dans un de ces canaux qui arrosent les racines
-des arbres. Je possédais en commun avec neuf ou dix de mes camarades une
-cage construite au sommet de trois palmiers, à vingt mètres du sol. On y
-montait en sortant du bain par une échelle de corde et l’on s’y étendait
-en jantes de roue, les pieds au centre, les têtes à la circonférence.
-Cette station placée entre le ciel et la terre nous procurait des
-siestes ineffables. Le thermomètre avait beau marquer quarante-cinq
-degrés, nos alcarazas nous donnaient quelques gouttes d’eau fraîche, et
-si quelque semblant de brise agitait l’air, c’était pour nous. Le soir,
-on s’asseyait dans la niche d’un café maure, ou bien les officiers se
-retrouvaient dans ce merveilleux cercle d’Aumale, où les gazelles, les
-autruches et les produits les plus singuliers du désert s’acclimatent un
-peu mieux qu’à Paris. On a beau dire, c’est une jolie garnison que
-Biskra; si seulement l’eau n’y était pas si mauvaise!
-
-Ce que j’aimais surtout dans la conversation du turco, c’est que j’y
-apprenais tous les jours quelque chose. On croit en savoir long quand on
-a passé dix ans au collége; ce bambin-là qui n’avait pas fait ses
-classes m’étonnait et m’humiliait un peu. Non qu’il fût homme à se
-vanter de rien; il se serait plutôt caché de sa science: il fallait
-l’occasion pour lui délier la langue. Une double inscription latine et
-grecque sur un fût de colonne indignement rongé l’amusa pendant un quart
-d’heure. Voilà, montre en main, le temps qu’il mit à la copier, à la
-rétablir et à la traduire sur une feuille de son carnet. Moi, j’ai des
-bras, j’avais déterré la colonne; mais du diable si j’aurais pu
-déchiffrer le premier mot?
-
-Il avait le cerveau farci de choses curieuses; en me promenant avec lui,
-je m’initiais peu à peu à l’histoire, à la botanique, que sais-je? Il
-connaissait l’Afrique par principes mieux que moi, Africain depuis cinq
-ans et capitaine depuis trois!... Un jour, il m’expliqua que le grand
-désert était une mer desséchée, que l’eau pouvait rentrer chez elle tôt
-ou tard, qu’on pourrait même l’y ramener par un travail analogue au
-percement de l’isthme de Suez, car enfin le Sahara est à vingt-sept
-mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée! Saviez-vous ça? Moi,
-j’en fus transporté: mon imagination prit le galop; je passai toute la
-nuit à rêver la fabrication d’une grande mer intérieure qui isolerait
-notre colonie algérienne, nous mettrait à l’abri des nomades,
-permettrait à la marine française d’aborder à Biskra, comme à Oran ou à
-Philippeville, et de l’autre côté ouvrirait l’Afrique tropicale aux
-explorateurs de mon pays! J’avais la fièvre. Le lendemain, quand
-j’offris au turco d’entreprendre l’affaire à nous deux, il me dit en
-souriant: «Tu veux donc bien du mal aux Écossais et aux Suisses?» Et il
-me fit la théorie la plus curieuse sur les glaciers d’Europe qui fondent
-chaque année au vent du Sahara: si ce vent-là courait sur l’eau au lieu
-de passer sur le sable, il arriverait tout rafraîchi par l’évaporation;
-les glaciers, ne fondant plus, gagneraient de proche en proche, la
-Suisse et l’Écosse seraient gelées, et le climat de la France à jamais
-gâté. Vous voyez, il savait tout; j’ai retrouvé cela plus tard, dans un
-livre, exactement comme il me l’avait dit.
-
-Depuis son arrivée, il ne lisait presque pas. Les journaux ne le
-tentaient guère, et sa bibliothèque, qu’il m’a léguée, se composait de
-neuf volumes. En revanche, il écrivait beaucoup, car sa provision de
-papier fut épuisée en quatre mois, et il s’arrêtait souvent à la
-boutique du Maltais Giovanni pour en acheter d’autre. Comme il restait
-enfermé dans sa chambre un jour au moins par semaine, les suppositions
-allaient bon train; quelques-uns l’accusaient de correspondance
-amoureuse, d’autres le présentaient comme un poëte incompris ou un
-journaliste anonyme, d’autres enfin comme un malade, sujet à des accès
-de mélancolie périodique. Moi, son ami, je m’étais fait une loi de
-respecter le mystère, quel qu’il fût; en somme, je ne l’aurais jamais
-deviné, s’il ne s’était découvert à moi par un accident déplorable.
-Voici le fait.
-
-A Biskra, le courrier de France arrive tous les huit jours; une sonnerie
-de clairon annonce la bonne nouvelle, tous les officiers courent au
-cercle militaire, et là, le vaguemestre ouvre cette sacoche de
-bénédictions. Ce n’est pas pour me vanter, car enfin le bonheur n’échoit
-pas toujours aux plus dignes, mais j’ai beaucoup d’amis solides et une
-famille comme on n’en fait plus. J’écris peu, c’est sans doute indigence
-d’idées, mais depuis que je suis au monde, on m’a énormément répondu.
-Chaque semaine, j’avais cinq ou six lettres à lire, quelquefois neuf ou
-dix, quand la famille et l’amitié s’étaient donné le mot. Lorsque la
-récolte était bonne, je m’en allais tout fier, étalant la chose en jeu
-de cartes et lisant à demi-voix la lettre de maman Brunner: je n’ai
-jamais commencé par une autre; que les enfants trouvés me jettent la
-première pierre!
-
-Un matin de septembre, le 4, il m’en souviendra toute la vie, j’étais
-riche de sept ou huit lettres. La bonne vieille de là-bas m’envoyait un
-billet de cinq cents francs; l’homme n’est pas parfait, et la tribu des
-Ouled-Nayl ne connaît pas encore la théorie de l’art pour l’art. _Item_,
-on m’annonçait de chez nous un envoi de jambons, de saucisses, de vin de
-Barr et de kirschenwasser, qui devait remonter la _popotte_ pour un
-mois. J’étais content, je marchais sur mes pointes, je reconnaissais du
-coin de l’œil, tout en lisant, l’écriture de ma cousine Gretchen et de
-mes vieux amis sur les autres enveloppes: je me réfugiai, pour déguster
-tous ces crus de bonne encre française, dans le petit salon de l’est, au
-bout du cercle; Gougeon y a passé, il voit cela d’ici. J’entre, et
-j’aperçois le turco qui déchirait la bande d’un journal, par grand
-extra, avec une figure de l’autre monde.
-
-«Eh bien! lui dis-je étourdiment, qu’est-ce que tu fais là? Tu n’étais
-pas au courrier, tu n’as donc pas de lettres aujourd’hui?»
-
-Il me sauta à la gorge comme un petit jaguar, et cria en m’étranglant:
-
-«Tu m’insultes! que t’ai-je fait? Tu sais bien que personne ne m’écrit à
-moi! O Charles! Charles!»
-
-Là-dessus, sans me laisser le temps de la surprise, il passa par la
-fenêtre et s’enfuit en pleurant. Le cercle militaire n’a qu’un
-rez-de-chaussée, grâce à Dieu.
-
-Je demeurai tout abruti. J’étais son supérieur, il avait porté la main
-sur moi: si quelqu’un nous avait vus, il allait en conseil de guerre;
-mais ça, je n’y pensai que le lendemain. Mon premier mouvement fut de
-serrer les lettres dans ma poche et de courir chez lui pour savoir en
-quoi et comment je lui avais fait de la peine. Une coquine aux yeux
-barbouillés me jeta la porte au visage. C’est ainsi, entre parenthèses,
-que j’ai eu connaissance de sa liaison.
-
-Le lendemain, au petit jour, je dormais assez mal sous ma moustiquaire,
-la porte et la fenêtre ouvertes, quand il m’éveilla par mon nom. Je
-passe une _gandoura_, et je vais à sa rencontre. Il m’embrasse, il
-pleure, il bredouille un tas de choses où le mot pardon revenait à
-chaque instant.
-
-«Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas savoir;... mais je te dirai
-tout. Charles! je suis le plus malheureux des hommes. J’aime de toutes
-les forces de mon cœur, et l’on ne se souvient même pas de moi. C’est
-l’enfer glacé de Dante!»
-
-J’ai su depuis que Dante avait imaginé un enfer sans feu.
-
-Il m’entraîna dans la campagne, au diable vert. Je reverrai toujours le
-paysage. Avez-vous remarqué cela? Quand un événement joyeux ou triste
-enfonce un clou dans le décor, c’est fixé pour la vie; on ne l’oublie
-plus. Ainsi le champ de fèves où ma cousine Gretchen... mais ne
-confondons pas les histoires.
-
-Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance de cœur! Ah! quand un
-homme économise tout en lui-même, il y a des moments où il se trouve
-joliment riche, allez! Ce fut une débâcle, une explosion, que sais-je?
-imaginez tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on aurait chargée
-tous les jours, à toute heure, depuis 1850, et qu’on allumerait à
-présent! Entendez-vous le coup? C’est à faire frémir. Un garçon plus
-délicat, plus tendre et plus sentimental à lui seul que l’Alsace et
-l’Allemagne réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère!
-
-Son père, M. de Gardelux, n’était pas un père. C’était un monsieur qui
-faisait courir. Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à l’Opéra;
-il était quelque chose au club, trésorier ou vice-président, je ne sais
-plus; mais la vie de Paris l’absorbait si complétement qu’il oubliait le
-chemin de son hôtel pendant des vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à
-quinze ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait ni nourri, ni
-élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai teté maman Brunner jusqu’à l’âge de
-quatre ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez avec moi que ça ne
-l’a pas fatiguée. Il faut dire que chez nous les filles se marient à
-vingt-cinq ans, dans leur force. Les enfants rachitiques sont ceux qu’on
-a trop tôt. Ainsi la sœur de Léopold, née quatre ans après lui, est une
-personne superbe: ceux qui en douteraient n’ont qu’à l’aller voir demain
-à l’église. C’est à deux pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore?
-
-Tous les hommes ne sont pas taillés dans le même drap, car je me suis
-laissé dire que bien des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux
-garçon sans en ressentir la moindre incommodité. On lui paya une
-nourrice bourguignonne du plus beau sang, visitée par le médecin de la
-famille; sa layette fut commandée chez la grande faiseuse; on le sevra
-conformément aux règles de l’art; on lui donna tout un jeu de bonnes
-étrangères pour qu’il sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les
-apprendre. A l’âge de sept ans, comme un prince, il sortit des mains des
-femmes et retomba sous la coupe d’un petit abbé doucereux, qui
-l’appelait monsieur le vicomte. Un pauvre sire que cet abbé, malgré les
-belles lettres et les belles vertus dont le séminaire l’avait farci!
-Pénétré du sentiment de son humilité, il répétait à lui-même et aux
-autres que Dieu l’avait enlevé à la charrue pour l’asseoir sous les
-lambris des grands: dans cette idée, il ne s’asseyait qu’à moitié, et
-quand il lui fallait marcher sur un tapis, ses grands pieds restaient en
-l’air comme pour demander pardon aux belles fleurs de laine teinte.
-Voyez-vous un pauvre garçon sans parents, sans camarades, sans autre
-compagnie sur la terre qu’un abbé plat, révérencieux et confit! Comme
-Paris doit être amusant dans ces conditions-là! Il est vrai que l’enfant
-passait six mois au château: c’était le temps le plus supportable de sa
-vie. On le laissait courir, jardiner, monter aux arbres, galoper des
-heures entières sous la garde d’un valet sûr, l’abbé n’étant pas
-cavalier pour un liard. C’est au château que Léopold fit un peu
-connaissance avec sa famille: il dînait quelquefois à table; on
-l’appelait même au salon pour distraire la compagnie lorsque la pluie
-battait les vitres et qu’on était en petit comité. Sa gaucherie, ses
-airs sauvages et ses réponses effarées amusaient Mme la comtesse et ses
-amis intimes. Quand le petit bouffon prenait mal la plaisanterie, vite
-on le renvoyait à l’abbé. Léopold m’a conté que dès l’âge de cinq ans il
-avait songé au suicide. Voyez-vous, quand on lit dans les journaux qu’un
-bambin s’est pendu ou s’est coupé la gorge, on a peut-être tort de
-plaindre les parents; moi, je commencerais par les fourrer en prison, et
-nous verrions ensuite.
-
-Ce qui sauva Léopold, ce fut son amitié pour la petite Hélène et surtout
-l’arrivée d’un nouveau précepteur. Un vrai homme, celui-là; notre pauvre
-turco parlait de lui comme d’un père. Il s’appelait Pelgas; on l’avait
-chassé de l’université pour un livre très-neuf et très-hardi sur la
-réforme des études. Dix ans plus tard, ce travail-là l’aurait peut-être
-conduit au ministère: voilà ce que c’est que d’arriver à temps.
-
-Je ne sais pas ce qui est advenu du livre et de la méthode; mais les
-résultats que j’ai vus étaient superbes. Il paraît que le précepteur
-avait investi la place de plusieurs côtés à la fois, éveillant toutes
-les facultés de son élève comme un garçon d’hôtel parcourt les corridors
-en frappant à toutes les portes. Une étude repose d’une autre; l’enfant
-travaillait du matin au soir et ne se fatiguait pas un instant. A Paris,
-on suivait les cours publics, on visitait les collections et les musées,
-et l’on philosophait sur tout cela à la bonne franquette, comme deux
-amis causent ensemble de leurs affaires. A la campagne, on étudiait le
-ciel, la terre, les plantes, les bêtes, la culture et l’économie rurale;
-on s’enfermait souvent pour lire les bons auteurs. C’était une vie
-magnifique; l’enfant se sentait devenir homme. A mesure qu’il acquérait
-une supériorité réelle, il oubliait les vanités de la naissance et de la
-fortune; il s’élevait peu à peu vers l’idée de rajeunir le nom de
-Gardelux par des mérites plus neufs. Il essayait d’écrire, il tournait
-joliment le vers. De son enfance souffreteuse, il lui restait un petit
-fonds de poésie que la science avait plutôt accru que desséché. A seize
-ans, il rêvait d’être un poëte érudit comme Lucrèce, et d’introduire le
-vrai dans les esprits les plus fermés, grâce au charme des beaux vers.
-Il est de fait que les vers font un autre chemin que la prose. C’est
-comme la balle forcée qui va plus loin et entre mieux.
-
-Vous allez voir, messieurs, si le cœur humain n’est pas une drôle de
-boutique. La gloire qu’il rêvait, devinez ce qu’il en voulait faire? Ce
-n’était pas pour lui, c’était pour la déposer en offrande aux pieds de
-cette poupée qui se marie demain, madame de Gardelux. On ne croirait
-jamais ces choses-là, si on ne les avait entendues des gens eux-mêmes:
-le malheureux enfant avait un culte, une dévotion, l’amour céleste d’un
-martyr pour ce nuage de tulle et de gaze de Chambéry qui s’envolait tous
-les soirs à deux chevaux par la grande porte de l’hôtel. Il voulait
-conquérir ce cœur introuvable que ses caresses, ses larmes et ses
-sourires d’enfant n’avaient jamais pu dénicher. C’était sa véritable
-ambition, la dernière fin de ses travaux et de ses espérances; mais
-cette idée, profondément cachée dans le plus secret repli de son âme,
-n’était connue que de la petite sœur Hélène. M. Pelgas, à qui l’on
-disait tout, ne reçut point cette confidence-là. Un petit sentiment de
-pudeur s’opposait à ce qu’un étranger apprît un tel secret de famille.
-La sœur avait douze ans, l’âge où les petites filles ressemblent à des
-anges de cathédrale gothique.
-
-«C’est cela, disait-elle à son frère, sois un grand homme, fais la
-conquête de maman;... mais tu la partageras avec moi!»
-
-Une chose que j’ai devinée à moi seul, mais que je n’ai jamais dite au
-turco, c’est que les femmes jeunes et lancées comme sa mère n’aiment pas
-à voir grandir leurs enfants. Le monde a beau savoir que vous vous êtes
-mariée à quinze ans; lorsqu’il vous voit paraître au bras d’un grand
-garçon, il se dit: Voilà une jeune femme qui pourrait bien se réveiller
-grand’mère.
-
-L’éducation de Léopold était assez avancée pour marcher toute seule,
-quand son maître, M. Pelgas, fut appelé à l’île Maurice. Quelques riches
-créoles qui avaient été ses élèves lui offraient la direction d’un
-collége important dans cette île obstinément française. C’était un
-avenir assuré, presque une fortune pour ce pauvre homme de bien. Il
-hésita longtemps à quitter son cher disciple, le fils adoptif de son
-esprit; mais ce fils ne devait-il pas le quitter un jour ou l’autre? La
-porte du baccalauréat était franchie; le comte, généreux dans son
-indifférence, faisait meubler à Léopold un bel appartement de garçon;
-madame avait commandé un phaéton chez son propre carrossier pour M. le
-vicomte: on approchait visiblement de l’époque où un jeune gentilhomme
-est enlevé à ses maîtres pour retomber aux mains des femmes. M. Pelgas
-dut tenir compte de ces signes précurseurs; il accepta la direction du
-collége en réservant sa liberté jusqu’à la rentrée. La lettre écrite et
-partie, il vint trouver Léopold et lui dit: «Je vous quitte dans six
-mois. Vous aurez dix-sept ans; c’est un âge absurde à Paris. On est
-impropre à tout travail utile, et quand on a votre fortune et votre
-liberté, on est presque tenu de faire des sottises. Je ne veux pas qu’en
-me perdant vous vous perdiez vous-même. La poésie n’est pas une
-maîtresse assez tenace pour vous fixer sérieusement. Qu’est-ce que l’on
-peut dire en vers, ou même en prose, si l’on n’a ni vécu, ni aimé, ni
-souffert? Vivez d’abord, occupez-vous activement, faites quelque chose.
-J’ai pensé à l’état militaire: il faut la discipline et le danger pour
-développer en vous l’élément viril. Vous serez prêt pour les examens de
-Saint-Cyr; il s’agit de repasser notre histoire et de prendre un léger
-supplément de mathématiques. Vous savez le dessin, et des langues
-vivantes trois fois plus qu’il n’en faut. Cela dit, mon cher enfant,
-embrassons-nous. Nous avons toute la journée pour nous attendrir, et
-demain au travail!»
-
-Le jeune homme ne se décida pas si vite; les _si_ et les _mais_
-trottèrent plus d’un jour: il finit cependant par se rendre à la raison
-et par tracer lui-même un plan de vie logique. Deux ans d’école et dix
-ans de service l’amèneraient à l’âge de vingt-neuf ans, capitaine et
-décoré, selon toute apparence. Vers la trentième année, il donnait sa
-démission, choisissait une femme et perpétuait sa race après avoir
-fortifié sa santé, bronzé ses nerfs, complété son éducation à la grande
-école de la vie, et peut-être honoré son nom. Il serait temps alors de
-rimer à l’usage du siècle, si la petite fleur bleue (comme disait M.
-Pelgas) n’avait pas séché au grand air.
-
-A quelques mois de là, comme M. de Gardelux faisait ses malles pour
-l’Angleterre, il reçut la visite de Léopold.
-
-«Tiens! c’est vous? lui dit-il en le voyant tout pâle et tout ému. Nous
-avons quelque chose à demander? Ma bourse vous est ouverte, mon cher, et
-j’entends que vous vous adressiez à moi seul toutes les fois que vous
-aurez des dettes.
-
---Oh! monsieur, pouvez-vous supposer?...
-
---Mais l’hypothèse n’a rien d’offensant; il faut que jeunesse se passe.
-Allons, dites votre affaire en deux mots; je soupe à Londres.»
-
-Il allait voir courir son favori _Caldron_, ce poulain qui promit tant
-et qui tint si peu. Était-il engagé pour le _Derby_ ou pour le _Royal
-Oaks_, je ne sais trop. Léopold, de plus en plus troublé, dit qu’il
-venait solliciter l’autorisation nécessaire pour se présenter à
-Saint-Cyr.
-
-«Quelle diable d’idée avez-vous? dit le comte; mais on n’entre pas là
-comme au moulin. Est-ce qu’il n’y a pas des examens, des épreuves?
-
---M. Pelgas espère que je pourrai les subir.
-
---Ah!... c’est égal, mon cher, vous m’étonnez. Je pensais que vous
-commenceriez par prendre un peu de bon temps, par étudier Paris. Un
-grand benêt de dix-sept ans qui va se mettre à l’école! Amusez-vous
-d’abord: est-ce qu’on vous a jamais rien refusé chez moi? Quand on porte
-un nom comme le vôtre, on s’engage à vingt-cinq ans dans la cavalerie,
-on va faire un tour en Afrique, et bientôt les bureaucrates sont trop
-heureux de vous nommer officier. Qu’en dites-vous? Non... Eh bien! soit:
-à votre aise! Faites préparer les papiers; je signerai tout ce qu’il
-vous plaira.»
-
-Mme de Gardelux ne vit dans ce projet qu’une fantaisie d’enfant.
-
-«C’est l’uniforme qui vous séduit, n’est-ce pas? Je souhaite qu’il vous
-aille bien et qu’il vous fasse une autre tournure; mais vous savez que
-l’épaulette n’est pas admise dans nos salons.»
-
-Quant à la petite Hélène, elle parla tout autrement.
-
-«Je serai encore plus fière de toi, disait-elle, quand tu seras un bel
-officier. Et puis c’est un moyen de rester unis toute la vie!
-
---Comment?
-
---Oh! j’ai pensé à tout. Tu chercheras dans les régiments de la guerre
-le plus brave officier, le plus loyal et le meilleur. Tu en feras ton
-ami d’abord, puis tu l’amèneras pour que j’en fasse ton frère, et alors
-nous courrons ensemble jusqu’au bout du monde; j’aurai un cheval blanc,
-nous remporterons des victoires, et les ennemis, voyant que vous êtes
-avec une dame, ne tireront jamais sur vous.»
-
-N’était-ce pas gentil? Elle avait à peine treize ans quand elle parlait
-si bien. Les femmes naissent bonnes, voyez-vous, c’est l’éducation qui
-les gâte.
-
-La première fois que Léopold entra chez lui dans l’uniforme de
-l’école,--c’était à la sortie du jour de l’an,--Mme de Gardelux poussa
-un drôle de cri pour une femme qui n’a pas vu son fils depuis deux mois:
-«Dieu, qu’il est laid! Hélène, venez voir ce pantin qui vous arrive de
-Versailles.» J’avoue que la tenue de Saint-Cyr n’est pas avantageuse et
-qu’elle a déparé des garçons mieux bâtis; mais est-ce qu’une Française
-devrait parler ainsi d’un uniforme que... suffit! Ce jour-là, Mlle
-Hélène fut encore plus douce et plus caressante qu’à l’ordinaire.
-
-«Mon bon Léo, disait-elle à son frère, je sais que tu n’auras pas
-toujours ces épaulettes-là. Va, pauvre chrysalide, je t’aime autant que
-si tu étais déjà le plus brillant des papillons!»
-
-Quand le sort en veut à quelqu’un, il fait tenir bien des malheurs dans
-un espace de deux ans. Léopold perdit coup sur coup M. Pelgas et M. de
-Gardelux, son autre père. Le pauvre professeur avait pris la fièvre en
-arrivant; il lutta quelques mois, puis il sentit qu’il n’était pas le
-plus fort et croisa les bras en philosophe pour se regarder mourir. Sa
-dernière lettre (je l’ai) est un long et touchant adieu à celui qu’il
-laissait terriblement seul ici-bas. Il lui fait en quatre pages un cours
-de consolation que Cicéron et Sénèque auraient signé; mais je ne suis
-pas sûr qu’ils l’auraient écrit si posément à la veille de leur mort. Il
-y a de fiers braves gens parmi ceux qui se dévouent à débrouiller les
-jeunes têtes, et je ne sais pas trop si le bourgeois est quitte envers
-eux lorsqu’il leur a donné ses dix louis par mois.
-
-Le duel de M. de Gardelux avec le marquis de Kerploët a fait moins de
-bruit que tant d’autres. Les journaux n’en ont pas soufflé mot, sauf un
-ou deux qui ont mis les initiales. Pouvait-on raconter que deux hommes
-de race, pères de grands enfants, et mariés, chose bizarre, à deux des
-plus jolies femmes de Paris, s’étaient battus pour les beaux yeux d’une
-guenon quadragénaire? Les témoins attestèrent que le combat avait été
-loyal; M. de Kerploët se retira pour dix-huit mois en Bretagne, les
-Gardelux enterrèrent leur mort, et tout fut dit.
-
-Cette perte fut d’autant plus sensible à Léopold qu’il commençait tout
-justement à se lier avec son père. Une pointe de vanité avait entamé la
-cuirasse du viveur égoïste. A force d’entendre répéter que son fils
-était un officier du plus bel avenir, il prit quelque intérêt à ce jeune
-homme, l’invita plusieurs fois à dîner, et même vint le voir à Saint-Cyr
-un jour de courses: vous me direz que l’école n’est pas bien loin de
-Satory. Un mois avant la malheureuse affaire qui devait les séparer à
-jamais le père présentait Léopold à quelques amis du club; on déjeunait,
-on buvait à ses succès futurs; on le voyait déjà lieutenant de hussards,
-menant un train, jouant gros jeu, courant les femmes, cravachant les
-malappris et faisant la figure qui sied à un cavalier français. M. de
-Gardelux avait toujours été friand de la lame: un dilettante du point
-d’honneur.
-
-Il eut un mauvais jour et perdit tout au jeu de l’épée. La déveine avait
-commencé au jeu du turf par la chute lamentable de _Caldron_. Ce fut
-ensuite la dame de pique qui tourna casaque, puis une grosse affaire de
-bourse qui lui éclata, pour ainsi dire, dans la main. Bref, la fortune
-qu’il laissait n’était plus une fortune: à peine si ses enfants eurent
-un million à partager. Quant à la veuve, elle était riche de son chef.
-Elle n’eut pas plutôt commandé son deuil de laine qu’elle s’occupa
-d’émanciper Léopold: c’était le meilleur moyen de s’émanciper elle-même.
-Il ne paraît pas qu’elle ait regretté sérieusement son mari. Vous me
-direz qu’il ne s’était pas fait tuer pour elle: c’est égal, une vraie
-femme aurait mieux fait les choses, ne fût-ce que pour l’édification des
-deux enfants.
-
-Les grands coups de la mort nous laissent dans le cœur une brèche
-ouverte: entre qui veut dans ces occasions. Eh bien! non; Léopold ne put
-pas surmonter l’indifférence de sa mère. Lorsqu’il revint du cimetière,
-il courut à l’appartement de la comtesse pour pleurer avec elle: madame
-avait défendu sa porte, et en donnant cette consigne elle n’avait pas
-songé à faire une exception pour son fils. Mais Mlle Hélène reconnut la
-voix du bon Léo; elle sortit au-devant de lui et l’entraîna dans sa
-chambrette:
-
-«Viens, dit-elle; maman ne veut plus pleurer parce qu’elle a mal à la
-tête; mais à nous deux nous sangloterons tant que tu voudras. Pauvre
-père! ah! Pauvre père!»
-
-Si quelque chose avait pu consoler mon ami, c’était la tendresse de
-cette petite. Un beau jour il apprit que Mlle Hélène était partie avec
-sa mère pour le lac de Neufchâtel. N’allez pas croire au moins que la
-comtesse le fît par haine! C’était beaucoup plus simple: elle avait
-reconnu que, pour une femme de son âge et de ses habitudes, le rôle de
-veuve désolée est horriblement difficile à Paris. Elle invita son fils à
-la rejoindre dès qu’il aurait passé le dernier examen. Je crois même
-qu’il resta deux mois entiers auprès d’elle, et qu’il ramena la famille
-à Paris. Le mois de décembre était déjà fort entamé, et Léopold partait
-le 1er janvier pour l’Afrique. Pendant ces jours rapides, les derniers
-qu’il avait à vivre en France, il tenta plusieurs fois un effort
-désespéré. Ce pauvre diable, trop aimant pour être heureux ici-bas, ne
-voulait pas partir sans arracher à sa mère, une larme, une caresse, une
-bénédiction, je ne sais pas... enfin quelque chose de maternel! Il avait
-besoin de ce rien comme d’un viatique pour la route, peut-être même
-devinait-il par un pressentiment secret que son premier voyage allait
-être le grand. Il perdit son temps et ses peines. Mme de Gardelux, sans
-retourner dans le monde, laissait le monde rentrer chez elle à petit
-bruit. Elle n’avait pas pris un jour, mais on sut bientôt qu’on la
-trouvait toute la semaine; l’aimable bourdonnement des niaiseries à la
-mode la rendit sourde aux propos mélancoliques du déchiré Léopold. Elle
-avait été presque aimable à Neufchâtel, elle fut presque froide à Paris:
-le Faubourg la regagnait. Le matin des adieux, mon malheureux ami crut
-saisir un moment favorable. Il avait pénétré sur la pointe du pied dans
-le petit boudoir de sa mère. Mme de Gardelux tournait le dos à la porte
-et semblait regarder attentivement un portrait que le sous-lieutenant
-avait fait faire et apporté la veille. «Enfin! dit-il, elle pense à moi!
-Elle me regrette donc un peu!» Dans cette idée, il courut jusqu’à elle,
-se précipita à ses genoux et lui cria au milieu des larmes:
-
-«Ah! chère petite mère! embrassez-moi! bénissez-moi! Que j’emporte ce
-souvenir de vous!
-
---Vous êtes fou! s’écria-t-elle; est-il permis de faire peur aux gens?
-Relevez-vous, mon cher, et prenez un autre visage. Vous vous rendrez
-malade, et vous me donnerez une attaque de nerfs. Que voulez-vous de
-moi?
-
---Que vous m’aimiez, ma mère!
-
---Je vous aime tout autant qu’on s’aime en famille dans le monde où nous
-vivons; nous ne sommes pas des bourgeois, Dieu merci! Je ne sais si
-c’est ce M. Poulgas ou Pelgas qui vous a donné ces façons, mais elles ne
-sont de mise en aucun lieu, et vous ferez sagement de les perdre. J’ai
-vu le moment où ma fille devenait par contagion aussi ridicule que vous.
-Vous n’êtes pas un sot, vous savez vous tenir, vous avez certaines
-manières, on trouve généralement que vos façons d’agir sont celles d’un
-gentilhomme; mais toutes ces qualités, auxquelles je rends justice, sont
-corrompues par une sensiblerie maladive. Soignez-vous!»
-
-Voilà le bel adieu qu’il obtint; mais c’est la petite sœur qui fut
-ingénieuse à le consoler! Elle le conduisit jusqu’au chemin de fer avec
-sa gouvernante; elle le dorlota, le berça, le baigna de ses larmes et
-finit par engourdir un peu cette douleur aiguë dont il avait le cœur
-pénétré. Assurément Mme de Gardelux avait calomnié sa fille en la
-croyant guérie de cette précieuse sensibilité. Les deux enfants jurèrent
-de s’écrire une fois par semaine; Mlle Hélène glissa dans la main de son
-frère un médaillon d’or où elle s’était fait peindre par Mme Herbelin.
-Une merveille, ce petit portrait; je l’ai admiré six mois avec lui et
-dix-huit mois sans lui: vous saurez comme.
-
-Lorsqu’il fallut enfin se séparer au coup de cloche, elle lui prit la
-tête entre ses bras et lui dit à l’oreille:
-
-«Tu sais, ma commission? N’oublie pas!»
-
-Il se sentit rajeunir de deux ans au souvenir de cet aimable
-enfantillage et répondit en souriant:
-
-«Le projet tient donc toujours?
-
---Toujours.
-
---Alors, une question importante: blond ou brun?
-
---A ton choix; mais j’aimerais mieux qu’il fût blond. Va-t’en, tu me
-fais dire des sottises!
-
---Adieu!
-
---Au revoir!»
-
-Je vous raconte tout cela d’un seul trait; mais vous supposez bien qu’il
-ne m’a pas tout dit à la première séance. Il ne fallut qu’un moment pour
-rompre la glace, mais le flot des histoires, des souvenirs et des
-confidences mit plusieurs mois à s’épancher. Nous étions bien heureux,
-lui d’ouvrir son cœur à quelqu’un, moi de trouver un ami qui m’admettait
-ainsi dans sa famille.
-
-Il y a, même dans l’amitié, des barrières qui ne tombent pas aisément.
-Par exemple on prétend que nous sommes tous égaux au collége. Eh bien!
-quand je faisais mes études au collége de Schlestadt, j’étais lié comme
-un frère avec le fils aîné du sous-préfet. Nous partagions nos
-confitures et nos billes; ce que je possédais était à lui, et
-réciproquement. Mais quand nous sortions le dimanche, quand il allait,
-lui à la sous-préfecture, et moi chez mon oncle le boulanger Felrath,
-c’est à peine s’il me reconnaissait dans la rue. Il me disait bonjour de
-loin, comme s’il avait eu honte de s’avouer mon _copain_. Si son père
-lui avait demandé: Quel est ce garçon-là? il eût peut-être répondu en
-rougissant: Rien; un élève du collége! Ainsi nous mettions tout en
-commun, excepté nos parents. Pourquoi? Parce qu’il croyait être plus que
-moi hors de la classe. Un sous-préfet, chez nous, c’est presque un
-noble, et le papa Brunner n’était qu’un simple vigneron. Il est vrai que
-nous avions trente et quelque mille francs de rente, et que l’autre,
-chargé de famille, ne possédait que sa place. N’importe, on aurait
-craint de déroger en m’offrant une assiettée de soupe dans la maison
-banale du sous-préfet.
-
-C’est un peu la même chanson dans l’armée, quoique l’égalité soit la
-base de toutes nos lois. On a couché sous la même tente, on a bu dans le
-même verre, on a risqué sa peau l’un pour l’autre, on s’estime, on
-s’aime, on se tutoie, on est frères, frères d’armes; mais je ne
-connaîtrai jamais ni la mère, ni la sœur, ni la femme de mon frère, si
-une malheureuse particule de hasard vient se jeter entre nous. Les
-révolutions ont dérangé bien des choses; elles n’ont pas touché à cette
-bêtise-là. J’ai connu très-intimement plus de vingt fils de famille;
-j’en ai même sauvé un qui s’était exposé à des risques sérieux. Je suis
-sûr que ce garçon-là se ferait massacrer plutôt que de laisser dire un
-seul mot contre moi. Quand nous nous rencontrons dans Paris, il se jette
-à mon cou, il me traîne au café, il veut que je dîne avec lui dans les
-restaurants les plus dorés; mais il ne m’a jamais présenté à sa femme,
-et je ne sais pas même l’adresse de son ménage. Est-ce vrai ce que je
-dis? Alors vous comprendrez pourquoi le pauvre Gardelux me devint plus
-cher en trois mois qu’un ami de dixième année. Ce qu’il faisait n’était
-que juste, car enfin j’oubliais avec lui l’inégalité de nos grades, et
-le grade est une affaire autrement méritée que le nom; mais je lui
-savais gré d’avoir le sens commun, attendu la rareté de la chose.
-
-Nous voilà donc intimes, ou, pour mieux dire, ne faisant qu’un. Il
-aurait fallu se lever matin pour nous rencontrer l’un sans l’autre. Je
-savais toutes ses idées, il connaissait toute mon histoire, qui n’a
-jamais été bien compliquée, Dieu merci! Nous regardions ensemble le
-petit portrait de sa sœur, et nous disions Hélène tout court en parlant
-d’elle. Il s’était mis à me faire un croquis de mémoire, d’après Mme de
-Gardelux, pour que toute la famille me fût présentée dans les formes.
-Nous passions des journées à raisonner sur la froideur de la comtesse,
-sur la gentillesse de la petite sœur. Ces souvenirs mêlés de bien et de
-mal épanouissaient cette pauvre âme; ils me faisaient plaisir aussi:
-quand vous vous trouverez au milieu du désert, devant ces dunes de sable
-qui ondulent à perte de vue, vous ne serez pas exigeants en matière de
-conversation. Tout ce qui parlera de la France sera roman pour vous.
-Rien qu’au nom du pays, on se lèche les lèvres; c’est si bon!
-
-Je ne me lassais pas d’entendre mon ami rabâcher ses misères, ni lui de
-me les raconter. Il avait dans une cassette quelques gants, quelques
-fleurs séchées, quelques menus chiffons, vrai bagage d’amoureux, et les
-quatre ou cinq lettres que sa sœur lui avait écrites depuis leur
-séparation. C’est bien creux, la correspondance d’une petite fille de
-quinze ans, mais ça ne manque pas d’un certain goût de fruit vert qui
-vous pénètre. Ces pattes de mouche me trottinaient longtemps devant les
-yeux; je ruminais en m’endormant ces phrases à moitié faites et jamais
-ponctuées; le parfum vague du papier me revenait après un jour ou deux.
-
-Quand Léopold se lamentait de cette correspondance si gentiment
-commencée et sitôt interrompue, je le trouvais injuste, je défendais
-Hélène, j’énumérais les mille occupations qui dévorent la vie de Paris.
-Écris, toi, lui disais-je, puisque tu as vingt-quatre heures de loisir
-dans ta journée. Raconte-lui ta vie, tes promenades, tes plaisirs, tes
-amitiés, tes ennuis. Alors, qui sait? elle s’intéressera peut-être aux
-cent cinquante mille palmiers de Biskra, et nous aurons une réponse.»
-
-Il en vint à me faire lire les lettres qu’il expédiait là-bas. Tous les
-huit jours, sans faute, il en écrivait deux. Quel cœur! et quel style!
-Surtout avec sa sœur; il était plus à l’aise, il entrait dans plus de
-détails. Quand je me trouvais là par hasard, je lui suggérais des
-raisonnements, je lui poussais des idées, je collaborais. Il mit un jour
-sous enveloppe une aquarelle où j’avais peint l’intérieur de sa chambre,
-et nous deux fumant, nos chibouques nez à nez. Ce fut moi qui cachetai
-la lettre, et même, en allumant la cire, je remarquai que ma main
-tremblait. Voyez-vous la vanité des artistes! Les peintres doivent
-éprouver cette émotion-là quand un de leurs tableaux part pour le Salon.
-
-Depuis tantôt cinq mois, nous vivions de la même vie, et je le
-connaissais si bien qu’il me semblait impossible de découvrir en lui
-rien de nouveau. Il me gardait pourtant une surprise. Je tombai de mon
-haut quand il me dit en sortant du cercle:
-
-«Tu ne sais pas que je rimaille énormément toutes les nuits? J’ai
-toujours peur de te disloquer la mâchoire, sans quoi je te régalerais de
-mes œuvres complètes. Il y en a de quoi faire au moins deux volumes chez
-moi.»
-
-On devinait fort bien, sous ce mépris apparent de ses œuvres, un
-attachement profond et même une sorte d’anxiété. Je le suivis jusqu’à sa
-maison, et j’insistai pour qu’il me prêtât le premier volume.
-
-«Quel volume? reprit-il avec un sourire forcé. Je t’ai dit deux cartons
-bourrés de paperasses. En voici un, prends-le si tu veux, et allumes-en
-ta pipe aussitôt que l’ennui te gagnera. Ou plutôt... étends-toi là, sur
-la peau de lion, que je te lise une page ou deux... Non! tu
-t’endormirais. Tiens, mon vieux, et sauve-toi vite, je serais homme à
-courir après toi...»
-
-Je m’enfuis comme un voleur, et je lus, sans m’arrêter, trois cents
-pages embrouillées, raturées et quelquefois illisibles. Jamais je
-n’avais fait une telle consommation de poésie, même dans les belles
-éditions d’Hugo, de Lamartine ou de Musset; mais l’amitié est capable de
-tous les miracles. Du reste ils étaient bien, ses vers. La famille a eu
-tort de ne pas les imprimer, il y en avait de sublimes; peut-être un peu
-d’obscurité dans les pièces philosophiques comme _le Doute_, _Où
-vais-je? Au premier qui porta la croix._ Les descriptions du désert
-étaient étincelantes; les scènes de la vie arabe vivaient et remuaient.
-Dans _la Fantasia_, on entendait positivement parler la poudre; _la
-Diffa du grand chef_ était traitée aussi grassement qu’une page de
-Rabelais. Et quelle abondance de cœur dans les pièces: _A ma mère_,
-_Quand j’étais tout petit_, _Tu m’aimeras!_ Mais la fleur du panier,
-c’était encore une demi-douzaine de petites idylles, rêveries, caresses
-rimées à l’intention de la jeune personne qui va se marier demain.
-_Hélène_, _Beaux jours_, _Notre petit jardin_, _Fratri futuro_, sont
-autant de petits chefs-d’œuvre que j’ai lus et relus à travers mes
-larmes. Quand j’eus vidé le carton, je retournai chez Léopold, quitte à
-le réveiller; je voulais le second volume. Je ne l’éveillai point, car
-il ne dormait pas. Un poëte inédit est sur le gril quand il sait qu’on
-le lit et qu’on le juge. Ma foi? j’avais jugé, et je lui dis carrément:
-Tu es un homme de génie! Je crois que ça lui fit plaisir; il se mit à me
-déclamer le tome deux, lui-même. Celui-là me parut encore plus beau, car
-Léopold lisait à ravir. Et jugez si je fus content de voir que la
-dernière pièce, un vrai chef-d’œuvre, était adressée en toutes lettres à
-son ami Karl Brunner! Si jamais je remets la main dessus, je la ferai
-graver en or, sur le marbre; mais la famille a tout gardé, et
-probablement tout brûlé. C’était son droit: elle héritait.
-
-Toute la nuit fut prise par la lecture, et quand l’aube parut, nous
-avions plus envie de respirer le grand air que de nous mettre au lit.
-Toute cette poésie fermentait dans ma tête; j’aurais rimé moi-même pour
-un rien; il n’aurait pas fallu m’en défier.
-
-«Écoute, dis-je à Léopold, tu t’es emparé de moi depuis hier soir, tu
-m’appartiens pour la journée: chacun son tour. On va nous seller deux
-chevaux, et nous pousserons une reconnaissance en plaine. Je veux voir
-si les premiers rayons du soleil sont aussi doux que les premiers rayons
-de la gloire. Nous reviendrons ensemble prendre un bain et déjeuner à ma
-pension, puis tu t’en iras faire la sieste aux trois palmiers tandis que
-j’organiserai ma petite fête pour ce soir. Je veux que le Champagne
-baptise solennellement le grand poëte de Biskra!» Le pauvre enfant riait
-de mon enthousiasme, mais au fond il avait la tête aussi montée que moi.
-
-Mon programme fut suivi de point en point. Dans la journée, je recrutai
-dix camarades pour faire une tablée complète. Une vieille Espagnole,
-célèbre par sa cuisine et par sa complaisance, nous prêtait sa maison et
-poivrait le fricot. Je fis dévaliser par mon soldat tous les marchands
-de vin et de goutte qui empoisonnent l’oasis, et j’invitai les danseuses
-les moins tannées de la célèbre tribu. Un mois de ma solde y resta, mais
-tant pis! Il fallait que la fête de l’amitié fît époque dans l’histoire.
-
-Nous étions dans les premiers jours du rhamadan, ce carême mi-parti de
-jeûnes et de ripailles; mais je réponds que ce soir-là les cheiks les
-plus magnifiques ne s’en donnèrent pas autant que nous. De cinq heures à
-neuf, on but et l’on mangea comme si dans chaque estomac l’absinthe
-avait creusé un gouffre. Enfin le punch fit son entrée, on alluma le
-bol, on éteignit les lampes et les bougies, la mère Méného remplit les
-douze verres et me dit en son patois:
-
-«_Señor, las niñas estan aqui._»
-
---Attends! lui dis-je, j’ai d’abord un toast à porter. «Messieurs, le
-turco vient d’achever une grande œuvre. Laquelle? Vous le saurez plus
-tard; mais vous pouvez me croire sur parole, quand je vous jure que la
-gloire est au bout. A la santé du turco, notre excellent camarade! A sa
-gloire! à l’immortalité qui l’attend!»
-
-Mes convives étaient tellement échauffés que ce discours ne parut
-emphatique à personne. Un généreux hourrah me répondit, on rapprocha les
-verres, et si vigoureusement que l’un des douze se rompit; c’était le
-verre du turco. Je vois encore le pied de coupe entre ses longs doigts
-maigres, et sa pauvre figure éclairée par la flamme livide du punch.
-
-Au même instant, la porte s’ouvrit, et Roland, des zéphyrs, montra sa
-tête.
-
-«Allons, messieurs, dit-il, le rassemblement va sonner; on monte à
-cheval.»
-
-Un tumulte de questions lui répondit. «Quoi? comment? où va-t-on? à quel
-propos? C’est une farce.»
-
-Il nous apprit que les Beni-Yala s’étaient révoltés dans l’Aurès, qu’on
-avait refusé l’impôt, que trois spahis avaient été tués par trahison, et
-un convoi pillé. Peut-être était-ce un accident sans suite, une simple
-ébullition de fanatisme au début du rhamadan; mais on voulait couper le
-mal à sa source et punir les révoltés sans leur laisser le temps de
-s’organiser. L’ordre du général était formel; on partait dans une heure.
-
-C’était donc vrai! Nous allions faire un bout de campagne! La surprise
-et la joie nous dégrisèrent tous à moitié. On se félicitait, on se
-serrait les mains; les bougies se rallumèrent, chacun se rajusta, Roland
-vida un verre au hasard, et chacun tira de son côté.
-
-«Viens donc,» criai-je au turco, qui restait cloué sur sa chaise et
-toujours pâle.
-
-Dès ce moment, je courus à mes affaires et je n’eus pas une minute pour
-m’occuper de lui.
-
-Toute la ville était en mouvement, et sans bruit, ce qui doublait
-l’originalité du tableau. Les soldats couraient, les Arabes traînaient
-leurs chameaux ou leurs ânes, les ordonnances passaient avec les mulets
-de réquisition. Je ne fis qu’un bond jusqu’à mon gîte, où mon soldat, le
-fidèle Baudin, tirait déjà les malles au milieu de la chambre. Les
-paquets faits, les cantines bourrées, les bagages liés sur le dos du
-mulet, le tranchant de mon sabre vérifié, mon revolver amorcé, ma
-ceinture serrée et mes guêtres bouclées, j’avais vieilli d’une heure
-sans remarquer la fuite du temps. Avez-vous remarqué que l’horloge
-double le pas quand nous sortons d’un bon dîner? Ce n’est pourtant pas
-elle qui a bu.
-
-Nous étions huit cents hommes sur pied dans la cour du fort. Dix coups
-de langue indiquèrent discrètement dix heures; le silence n’était
-troublé de temps à autre que par le piétinement d’un mulet ou le
-hennissement d’un cheval. L’appel se fit à voix basse, à la lumière d’un
-falot. Que de précautions pour surprendre les Arabes, qu’on ne surprend
-jamais, car ils ont toujours des espions chez nous!
-
-Je me rends à mon poste, auprès du général. Il était à cheval au milieu
-de la cour, la cravache en main, le cigare à la bouche, aussi calme
-d’ailleurs que s’il allait au bois de Boulogne faire le tour du lac. Il
-reçoit le billet constatant l’effectif de sa troupe; il dicte un ordre
-que les adjudants écrivent sous sa dictée et que les capitaines vont
-lire à leurs compagnies, groupées en cercle. Vous connaissez ce refrain
-patriotique: «Soldats, des rebelles sur pied, vos camarades égorgés et
-trahis, la domination française menacée, l’honneur du drapeau à
-défendre! Votre général est fier de vous commander, et la patrie compte
-sur vous!»
-
-C’est toujours le même air et les mêmes paroles; mais comme l’air est
-juste et le discours fondé, l’effet n’a pas raté une fois depuis que la
-France est France.
-
-Les soldats ont empoché l’allocution en plein cœur: s’ils ne répondent
-point par des cris, c’est que la discipline s’y oppose; mais le murmure
-qui circule dans les rangs prouve assez qu’on n’a pas parlé à des
-sourds. On ajuste définitivement les courroies, on serre les sangles, le
-fantassin jette son fusil sur l’épaule, et l’on fait un à-droite.
-
-Je vous ai dit que notre colonne se composait d’environ huit cents
-hommes; on en laissait au plus quatre cents à Biskra. Nous avions deux
-compagnies du centre, une de tirailleurs et une de zéphyrs; cent hommes
-de cavalerie, tant chasseurs que spahis, quarante d’artillerie et du
-train, et cent cinquante des goums. Le général marchait avec
-l’avant-garde; il avait jeté son cigare pour le bon exemple, car dans
-les marches de nuit on défend également le bruit et le feu. Je me tenais
-à la disposition du chef, et le turco n’était pas loin; c’était
-justement sa compagnie qui avait fourni l’avant-garde.
-
-Chemin faisant, je m’approchai de lui. «Eh bien! lui dis-je, nous y
-voilà. Tu es content, j’espère?
-
---Oui, c’est un dénoûment comme un autre. J’aime mieux en finir d’un
-coup.
-
---En finir! es tu fou? C’est ta carrière de soldat qui commence, en
-attendant les autres succès.
-
---Je veux bien; tu me connais: je ne suis pas un homme à pressentiments;
-mais cet ordre de départ est arrivé dans des circonstances stupides. Tu
-parlais d’immortalité, et moi je pensais à la mort.
-
---C’est bien spirituel! Et moi, je te prédis que tu seras superbe au feu
-et que tu reviendras couvert de gloire. Qui sait d’ailleurs si nous
-aurons affaire à l’ennemi? Ces révoltes du rhamadan sont des feux de
-paille; on se dérange pour les éteindre, et l’on n’en trouve plus que la
-cendre.
-
---Comme tu voudras.
-
---Mais secoue-toi donc, sacrebleu! Qui est-ce qui m’a bâti un soldat de
-ton espèce?
-
---Cela va mieux, merci. J’étais encore un peu sous l’influence des
-lettres que j’ai écrites.
-
---Moi, je n’en écris qu’une dans ces occasions-là. Je dis: «Maman
-Brunner, nous partons en campagne. On ne sait pas combien ça va durer,
-tu seras peut-être trois mois sans nouvelles; mais ne t’inquiète pas, je
-te donne ma parole d’honneur qu’il ne m’arrivera rien.»
-
---Moi, dit-il, j’ai laissé un testament en quatre lignes et deux lettres
-que tu porteras toi-même, entends-tu bien, l’une à ma mère, l’autre à
-notre petite Hélène.»
-
-
-II
-
-Vous savez tous, ou presque tous, ce que c’est qu’une marche de nuit en
-pays inconnu. Ce n’est ni gai ni pittoresque. La colonne se déroule
-comme un ruban noirâtre sur fond noir. Les belles couleurs des uniformes
-sont éteintes; tous les joyeux bruits de la guerre ont fait place à une
-espèce de silence murmurant à travers lequel on distingue le pas des
-hommes et la vibration discrète du fer. Un caillou qui dégringole, un
-pied qui butte, un juron étouffé, voilà les incidents de la route. On
-ressemble à des moines en procession plutôt qu’à des héros en campagne.
-Et si la pensée de la mort vient vous traverser la cervelle, vous êtes
-tout porté à l’envisager en moine. J’ai lu, je ne sais où, que si les
-batailles se donnaient à minuit, les braves seraient plus rares. C’est
-un peu vrai, non pas que le courage ait sa source dans la vanité, mais
-l’homme n’est tout lui que s’il est en possession de tous ses sens. Le
-moral le mieux trempé ne suffit point. Pour aller galamment au danger,
-il faut pas mal de choses. C’est dans la plénitude de la vie que l’homme
-est le mieux disposé à sacrifier sa vie; c’est au grand jour que nous
-fonçons gaiement sur les canons, les baïonnettes et tous les aimables
-engins qui servent à nous ôter le jour.
-
-Or il était onze heures du soir, la lune s’était couchée avec les
-poules, et les étoiles ne servaient qu’à souligner l’épaisseur affreuse
-de la nuit. Je me laissai donc envahir par les idées du bon turco, et je
-me mis à casser une croûte de mélancolie sur le pouce, tout en marchant
-auprès de lui. Dans ces montagnes invisibles dont chaque pas nous
-rapprochait, il y avait des fusils chargés à balle; on pouvait parier à
-coup sûr que notre colonne ne reviendrait pas au complet. Pour qui les
-mauvais numéros de cette loterie? Pour Léopold? pour moi? pour tous les
-deux? Les gaillards qui ont la foi sont plus heureux que les autres: ils
-se figurent qu’une prière fait dévier le projectile! Mais le collége
-nous ôte un peu cet élément de consolation.
-
-Je ne vous dirai pas que la peur me prit; c’était ma neuvième campagne.
-Cependant je me mis à songer à mille choses anciennes et chères que je
-n’étais pas sûr de revoir ici-bas. Je vis maman Brunner avec ses
-lunettes d’argent, le tricot dans les mains, le coude sur la fenêtre; et
-la vieille maison peinte en rouge, et le chiffre 1640 écrit sur la clef
-de voûte, et l’auberge des Trois-Rois qui fait face, et l’église, et la
-belle salle de l’hôtel de ville, et le puits du XVIe siècle, et le
-pharmacien de la place, celui qui a une si jolie fille et des bahuts si
-merveilleux. Je revis la gloriette de notre vigne, et les vendanges de
-58, les dernières que j’aie faites avec Gretchen, c’est-à-dire
-Marguerite Moser, ma cousine de Barr, qui était encore une vraie gamine.
-Bref, ma coquine de mémoire m’en rappela tant et tant que je me sentis
-devenir tout bête; j’avais le cœur comme affadi. J’aurais donné cent
-sous pour entendre le premier coup de fusil des sentinelles arabes,
-parce qu’alors on sait ce qui vous reste à faire, et l’on n’a plus le
-temps de se tracasser pour des riens.
-
-A minuit, le général commanda une demi-heure de halte pour attendre les
-traînards et rajuster sur les hommes et les bêtes ce que la marche avait
-dérangé. J’expédiai mon service en deux temps, et je me mis à la
-recherche de Léopold. Il était un peu à l’écart, seul avec son soldat
-qui lui vidait un bidon sur la tête.
-
-«Ah! petit maître! lui dis-je, tu fais toilette pour l’ennemi!»
-
-Il répondit en s’ébrouant comme un canard:
-
-«Tu n’y es pas! La coquetterie est étrangère à l’événement; c’est ma
-santé que je soigne. Tous tes satanés vins m’ont donné une migraine qui
-me fend le crâne, et comme il faudra bientôt ouvrir l’œil... Du reste il
-me semble que ça va mieux.»
-
-Ce malheureux festin, je l’avais non-seulement cuvé, mais oublié: je le
-croyais à six mois de nous, et nous n’en étions qu’à trois heures. Il me
-vint un remords d’avoir presque grisé un innocent qui n’était pas de
-notre force. Si la tête ou les jambes allaient lui manquer par ma faute!
-Mais cette ablution lui fit du bien, et à moi aussi.
-
-Vers deux heures, nous arrivions aux pentes de l’Aurès. Une gorge
-s’ouvrit devant nous; c’est la première porte de l’ennemi: elle n’était
-gardée que par cinq ou six blocs de construction romaine. Le général se
-pique un peu d’archéologie, comme tant d’autres: il avait visité ces
-grandes ruines; mais il ne savait plus si, du pied de la montagne, on
-pouvait voir les villages des Beni-Yala. Vous comprenez? La question
-était de connaître au plus tôt si l’ennemi nous attendait, s’il avait eu
-soin de se garder, s’il y avait des feux allumés dans la tribu. Un guide
-arabe montrait du doigt une cime parfaitement invisible et disait: Les
-villages sont là, ils dorment. Un spahi des Beni-Yacoub jurait son grand
-juron que les villages étaient cachés derrière deux collines, et qu’on
-ne verrait pas avant une heure si leurs feux étaient allumés ou éteints.
-
-Pour plus de sûreté, le général fit faire un deuxième repos. Ah! nous ne
-sommes plus dans cette belle Europe, où les armées voyagent en chemin de
-fer et viennent se piocher à la gare! Les lenteurs sont inévitables:
-excusez celles de mon récit. Les hommes chargent leurs fusils, on serre
-les jambières, et à deux heures et demie, en route! On pique une tête
-dans l’inconnu.
-
-Un torrent coule au fond du ravin: nous prenons le torrent, c’est-à-dire
-que nous le remontons au petit pas, dans un sentier tracé par les mulets
-arabes. A chaque instant, il faut passer d’une rive sur l’autre: le
-chemin est dessiné en lacet. On se mouille les pieds, on glisse, on se
-ramasse, mais personne ne s’arrête: le fouet pousse les bêtes, le devoir
-fouette les hommes, et nous allons devant nous pendant une bonne heure,
-bouche cousue, l’œil au guet, le nez au vent. Paf! un éclair brille sur
-notre droite, la détonation suit, et un cri formidable répond. C’est un
-turco de l’avant-garde, le grand nègre qui tout à l’heure bassinait la
-tête de Léopold. Il a l’épaule fracassée, et il hurle comme un million
-de chacals. Le général pousse au blessé, je le suis, tandis que vingt
-hommes, la baïonnette en avant, battent tous les buissons du voisinage.
-Pas plus d’Arabes que sur la main, c’est l’ordinaire; mais en revanche
-le premier qui met le pied sur le plateau nous montre à l’horizon trois
-villages éclairés comme pour un bal. L’ennemi se gardait à merveille, et
-c’était nous qui étions surpris.
-
-«Halte! dit le général. Mes enfants, nous n’avons plus besoin de mettre
-des mitaines. Puisque nous sommes attendus là-bas, il n’y a plus qu’une
-précaution à prendre: c’est d’y arriver tous, et aussi frais que
-possible.» Il fait cerner la masse de rochers où nous étions, développe
-une compagnie en tirailleurs, trois par trois, pour éviter les
-surprises, et dit au reste de la troupe: «Reposez-vous, séchez-vous,
-réchauffez-vous, faites le café, fumez vos pipes ou vos cigares, débâtez
-vos mulets, donnez-leur à manger, dormez si bon vous semble, mais que
-tout le monde soit prêt à sept heures du matin!» Un vrai brave homme, ce
-général, et magnifique au feu! mais on lui a fendu l’oreille en 65. Il
-faut bien que les vieux laissent passer les jeunes, qui ne les valent
-pas toujours.
-
-Lorsque j’eus surveillé l’exécution des ordres, rendu mes comptes au
-vieux chef et trempé la moitié d’un biscuit dans le café, il était plus
-de six heures, et il faisait grand jour. Je revins au blessé, qui
-continuait à geindre, quoique Marcou, notre aide-major, l’eût pansé dans
-la perfection. Je le fis mettre sur un cacolet, et je le renvoyai à
-Biskra, en compagnie de trois fiévreux et d’un mulet qui avait laissé un
-demi-quart de sa peau dans le ravin. Bon voyage!
-
-J’en étais là quand je vois Léopold accourir à toutes jambes. Il voulait
-dire adieu à son pauvre Bel-Hadj et lui glisser quelques louis dans une
-poignée de main. Il me parut fièrement ragaillardi, le jeune homme.
-Était-ce le sommeil, était-ce le café qui l’avait rendu à lui-même?
-Jamais vous n’avez vu soldat plus fier et plus dispos au danger. Il
-marchait d’un pas relevé, ses yeux brillaient, ses narines palpitaient.
-
-«Eh bien! lui dis-je, la migraine?
-
---A tous les diables! De ma vie je ne me suis porté comme aujourd’hui.
-
---Tu me rappelles un vieux soldat qui traitait toutes les maladies
-par... devine!
-
---Par la poudre?
-
---Bravo!
-
---Oui, c’est un beau remède, et je veux l’ordonner à tous les cœurs
-malades. La poésie ne vous guérit pas, elle vous acoquine tout doucement
-à vos maux; c’est un pacte avec la douleur, un lit de roses où le blessé
-se couche en disant au public: Viens me plaindre! La prière a, dit-on,
-des effets infaillibles; mais pour prier il faut croire, et ne pas
-croire à demi, comme notre génération hésitante et troublée. Non, je
-n’ai pas la foi assez robuste pour me consoler avec Dieu. Il faudrait
-imposer silence aux objections de mon esprit, supprimer le meilleur de
-mon être, immoler la moitié qui pense à la moitié qui pleure. Ami, vive
-la guerre et ses consolations vaillantes! Le danger souffle dans la vie
-comme le vent du nord dans le ciel: âpre et pur, et balayant tous les
-nuages!»
-
-Il y avait un peu d’emphase dans tout cela; je crois pourtant que vous
-auriez trouvé du plaisir à l’entendre. Il sautait brusquement d’une idée
-à une autre, comme un poulain qui a cassé sa longe.
-
-«Sais-tu bien, me dit-il, que sans la guerre notre métier serait idiot?
-
---Parbleu! fis-je à mon tour; mais tu oublies que sans la guerre on
-n’aurait jamais eu l’idée d’inventer les soldats.
-
-Il comprit qu’il avait lâché une bêtise, mais il n’était pas homme à se
-laisser démonter.
-
-«Quoi! dit-il, tu ne sens donc pas que nous serions les plus malheureux
-et les plus ridicules des hommes sans ce quart d’heure divin? Se
-promener sans rien faire au milieu des peuples qui travaillent, porter
-des armes, c’est-à-dire des instruments de destruction, dans une société
-où chacun s’ingénie à produire! Entendre dire tous les ans, dans toutes
-les discussions de la chambre, que nous sommes un objet de luxe et qu’on
-pourrait gratter quelques millions sur notre pain! Obéir passivement à
-nos chefs, lorsque les baïonnettes de la garde nationale ont la fatuité
-de se croire intelligentes! La dernière fois que j’ai dîné avec mon
-pauvre père, il s’est encore un peu moqué de nous en disant que la vie
-militaire est résumée en deux mots, se brosser et attendre: attendre les
-galons, attendre l’épaulette, attendre le ruban, attendre l’ancienneté,
-attendre le choix des supérieurs et les bontés de monsieur et madame la
-maréchale, attendre les boulets et les balles cylindro-coniques, et
-lorsqu’on n’en peut plus, après trente ans de ce métier, attendre la
-retraite pour aller planter ses choux et finir par où l’on aurait dû
-commencer!
-
---Oui, répondis-je; mais il y a un jour qui rachète les ennuis, les
-misères et les petitesses de cette vie, c’est lorsqu’au lieu de se
-brosser soi-même, on brosse l’ennemi, lorsqu’au lieu d’attendre la
-gloire, on y court à travers mille morts. Ce jour-là, mon cher père, le
-soldat que vous raillez devient l’égal des dieux!
-
-J’avais raison, Brunner, je devinais l’heure qui va sonner!»
-
-Pauvre petit turco! Il était de si bonne foi dans son enthousiasme, ces
-bouffées partaient d’un cœur si chaud, que je ne savais point le
-contredire. Il désarmait la critique; je le trouvais terriblement jeune,
-et pourtant j’étais ému. Il y a des moments où un mauvais calembour, usé
-jusqu’à la corde, devient quelque chose de respectable. Cependant je ne
-pus m’empêcher de lui dire qu’un soldat courant au pas de charge n’est
-pas encore tout à fait l’égal des dieux. On ne trouverait pas un olympe
-assez grand pour y loger tant de monde. Nous sommes les égaux de neuf ou
-dix millions de braves gens qui sont allés au feu pour leur pays depuis
-que la France est France, rien de plus.
-
-Vous croyez que Léopold accepta la rectification? Lui? jamais. Il
-soutint ferme comme fer que nous étions des dieux de la première volée.
-
-«Car enfin, disait-il, être dieu, c’est servir les hommes sans qu’ils le
-sachent, sans se montrer à eux, sans en attendre aucune récompense, et
-voilà justement ce que nous allons faire ce matin. La France nous
-voit-elle? sait-elle seulement que Charles Brunner et Léopold de
-Gardelux se promènent en son honneur dans les gorges de l’Aurès? A
-supposer qu’elle l’apprenne un jour, peut-elle nous donner l’équivalent
-de ce que nous risquons pour elle? Je l’en défie! Eh bien! nous allons
-nous battre pour ses beaux yeux comme les paladins ne l’ont pas fait
-souvent pour leurs maîtresses. Il est sept heures moins dix; la patrie
-se réveille en s’étirant les bras. Les paysans vont à leur charrue et
-les maçons se dirigent vers le chantier, mais ma mère, ma sœur et toutes
-les jolies femmes de Paris ont encore le nez dans la plume; tous les
-messieurs du club et pas mal de boutiquiers reposent entre leurs draps.
-Sur trente-six ou trente-sept millions d’individus qui peuplent cette
-bonne France, il n’y en a peut-être pas deux qui penseront à nous dans
-la journée, et nous, mon vieux Brunner, nous allons nous faire casser
-les os pour prouver que ce peuple est grand, puissant et invincible,
-pour que le territoire et le nom des Français soient un objet de crainte
-et de respect universel, pour qu’aucun homme d’aucun pays ne passe
-auprès de ce chiffon tricolore sans mettre chapeau bas! Dis maintenant
-que nous ne sommes pas des dieux, grosse bête!»
-
-Je sentais que les nerfs étaient pour quelque chose dans ce débordement
-de gaieté, mais je n’eus garde de le lui dire. La gaieté, même exagérée,
-est une bonne entrée de jeu dans ces sortes d’affaires. Chez un vieux
-soldat, le courage a le droit d’être calme et même triste; j’aime mieux
-qu’il soit un peu fou chez les bambins de vingt ans.
-
-«Allons! lui dis-je, j’ai affaire auprès du général, tu es encore
-d’avant-garde; va retrouver tes hommes; je te donne rendez-vous là-haut,
-au premier village des Arabes. A ce soir, enfant!
-
---Là-haut, répondit-il en montrant les villages, l’enfant se taillera
-une robe virile à coups de sabre dans les burnous de l’ennemi.»
-
-Toujours un peu de rhétorique: que voulez-vous? Les héros d’Aboukir et
-de Marengo étaient presque aussi ridicules que lui.
-
-La colonne se mit en marche à sept heures avec toutes les précautions
-d’usage. Le général nous ordonna d’éviter le torrent et de suivre les
-bas côtés de la vallée, qui allait s’élargissant devant nous. D’heure en
-heure, on faisait halte pour relever les tirailleurs et les flanqueurs.
-Cet exercice monotone et fatigant se prolongea jusqu’à midi. Vous
-avouerai-je que mes yeux se fermaient par moment? Il y avait
-quarante-huit heures que je n’avais dormi, et cette nuit de marche était
-tombée mal à propos sur une nuit de poésie. Le soleil me tapait
-lourdement sur la tête: il est Arabe au fond du cœur, ce vieux scélérat
-de soleil. Nos hommes s’épongeaient la figure avec leurs manches sans
-ralentir le pas: ils allaient au feu de bon appétit, comme toujours,
-mais ils auraient préféré y être tout portés. Pas le moindre bout de
-chanson dans les rangs; un silence à couper au couteau. Les Arabes, de
-leur côté, se recueillaient. Leurs trois villages qui disparaissaient et
-reparaissaient tour à tour, selon les mouvements du terrain, ne
-donnaient pas signe de vie. Le général usait sa lorgnette sans découvrir
-un burnous. Tout à coup il s’arrête et me dit:
-
-«Brunner, je crois que nous y sommes. Que personne ne bouge: je vais
-voir.»
-
-Là-dessus il nous brûle la politesse et se jette, sans autre escorte que
-son clairon, dans un petit bois de chênes-liéges. Ce boqueteau
-couronnait la pente que nous étions en train de gravir. Nous restons à
-mi-côte, ne voyant rien du tout, mais parfaitement cachés nous-mêmes.
-Dix minutes après, quelques coups de fusil détachés, puis une assez
-jolie pétarade nous prouvent que le bonhomme a bien pronostiqué. Nos
-goums et nos spahis étaient aux prises avec l’ennemi.
-
-Le général ne tarda guère à redescendre. Il avait l’œil brillant et les
-pommettes rouges; je me dis: tout va bien. Il ordonne de former les
-faisceaux et de faire la soupe. On se repose, on cuisine et l’on mange
-au bruit d’une fusillade bien fournie. Nos grand’gardes n’eurent pas le
-temps de s’ennuyer pendant que nous déjeunions à leur santé. Je vide une
-gamelle empruntée à l’ordinaire des fantassins, et la soupe me réveille
-un peu. Vous savez que le sommeil remplace les aliments; j’ai constaté
-souvent que la réciproque est vraie. Tandis que le général fait
-rassembler les bagages, les sacs et les bêtes qui resteront sous la
-garde d’une compagnie, je grimpe sur la hauteur, et je me paye un aperçu
-de notre champ de bataille. Les trois villages sont en face, échelonnés
-l’un derrière l’autre. Le premier seul est défendu par une espèce de
-fortification passagère: un simple abatis d’oliviers. Quand nous aurons
-pris celui-là, les deux autres seront à nous. Nous avons à descendre une
-rampe d’un kilomètre, déboisée par un vieil incendie, mais qui commence
-à se couvrir de myrtes, de caroubiers et de lentisques. Aucun obstacle
-sérieux jusqu’au fond de la vallée; nos hommes ont balayé la route: je
-vois une centaine de cavaliers français et alliés se débattre dans le
-fond contre les tirailleurs ennemis. Le terrain représente une longue
-bande de pré semée de bouquets d’arbres dont le moindre cache un ou deux
-hommes. Nos spahis, nos chasseurs et nos goums traquent ce maudit gibier
-et piquent tout ce qu’ils rencontrent. Nos turcos sont déjà sur le
-versant opposé et montent la côte. Figurez-vous un escalier dont chaque
-marche serait un mur en pierres sèches: autant d’étages, autant de
-vergers, et des Arabes derrière tous les arbres. La discipline n’est pas
-leur fort: ils sont groupés par-ci, disséminés par là. On voit grouiller
-des masses blanches partout où nos soldats semblent gagner du terrain;
-l’effort des assiégés se déplace à chaque minute. Ils reculent, ils
-avancent, chaque étage est pris et repris tour à tour. Je ne distingue
-pas les femmes, mais elles sont de la fête. _You! You!_ j’entends les
-cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs hommes.
-
-«Qu’est-ce que vous faites là? me dit le général de sa voix rude. Au
-premier coup de fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus bons à
-rien...
-
---Qu’à se battre, mon général.
-
---C’est bien ainsi que je l’entends. Patience, Brunner! il y en aura
-pour tout le monde!»
-
-Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes, il met ses obusiers en
-batterie, et nous voilà dégringolant dans le sentier de la gloire.
-
-Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne suis pas homme à vous conter
-l’affaire en détail. Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée,
-Magenta et Solférino, la prise du Djebel-Yala ressemblerait à une
-distribution des prix dans un pensionnat de demoiselles. Cependant les
-sabres coupaient comme ailleurs, les balles faisaient leur trou, et l’on
-n’avait pas mis de bouchons à la pointe des baïonnettes. Un Arabe, moins
-bête que les autres, devina que mon cheval me gênerait pour la montée;
-il me fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc grimpant comme un
-singe avec le commun des martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant
-cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un tort irréparable; mais
-le moyen de dormir au milieu d’une musique qui dépassait de cent coudées
-toutes les cacophonies de Wagner! Les obus volaient en grondant sur nos
-têtes pour éclater au milieu des groupes de burnous; les fusils
-petillaient, les balles sifflaient en passant et crépitaient en
-ricochant sur les pierres; les fusées traversaient l’espace avec un
-froufrou solennel; les clairons, de leur voix mordante, sonnaient le
-ralliement ou la charge, et les Arabes des deux sexes poussaient des
-cris à faire peur, si quelque chose faisait peur au soldat français.
-
-Je me souviens d’avoir traversé un premier village, puis un autre, et de
-les avoir vus flamber derrière moi comme deux fagots de bois sec. Au
-troisième, les soldats allaient mettre le feu lorsque le général
-survint, le cigare à la bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête
-avait-elle trouvé des chemins? C’est ce qu’on n’a jamais su.
-
-«Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous brûlez ces _gourbis_, nous
-coucherons à la belle étoile!»
-
-Le fait est que nos tentes étaient restées à deux bonnes lieues de là,
-pour le moins.
-
-Nous voilà donc campés, à cinq heures du soir, sur la cime du Djebel. La
-position était bonne, on la fortifie en deux temps; j’organise les
-postes, je place les grand’gardes, et ma besogne n’est pas plutôt faite
-que je me laisse tomber sur la première natte venue, dans un coin.
-J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes, quand une idée me
-réveilla en sursaut: Et Léopold?
-
-Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche sans savoir si son ami est
-mort ou vivant? Je me lève, furieux contre moi-même, et je sors de la
-cabane en me disant de gros mots. Le village était plein de soldats qui
-mangeaient, fumaient, dormaient ou pillaient, suivant les goûts
-particuliers de chacun. Je rencontre un turco qui portait une outre
-d’huile, une botte d’oignons et un chevreau nouveau-né.
-
-«Eh! lascar! tu connais ton lieutenant, M. de Gardelux?
-
---_Sidi turco? besef!_
-
---Est-il blessé?
-
---_Makasch._
-
---Est-il mort?
-
---_Makasch morto._
-
---Où est-il?
-
---_A casa._
-
---Qu’est-ce qu’il fait?
-
---Dormir.
-
---Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je en moi-même, et qu’il dort
-paisiblement sous un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui.»
-
-Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai un nouveau somme. J’en
-fis plus d’un cette nuit-là, car les propriétaires que nous avions
-délogés manifestèrent cinq ou six fois l’intention de résilier notre
-bail.
-
-Vers quatre heures du matin, je donnai ma démission de ronfleur: je
-n’étais reposé qu’à demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon
-pauvre corps semblait littéralement émaillé de puces. Avez-vous remarqué
-que ces animaux-là ont une préférence pour les blonds? Je vais donc
-secouer mon bétail au grand air, et je me fais montrer la case de
-Léopold. Il écrivait sur ses genoux, devant la porte.
-
-«Eh bien! lui dis-je, tu vois qu’on n’en meurt pas.»
-
-Il me tendit la main, ferma son écritoire et jeta son buvard dans la
-maison, sur le parquet de terre battue.
-
-«Allons nous promener, dit-il; le paysage est superbe, vu d’ici.
-
---Il s’agit bien, ma foi, de paysage! Parlons d’hier, de toi, de nous,
-du combat, de la victoire! Tu as reçu le baptême du feu, mon bonhomme,
-et tu peux regarder dans ta glace, si tu en as apporté une, le visage
-glorieux d’un vainqueur!
-
---Bah! pour une promenade militaire!
-
---Trop modeste, mon bon! C’est un joli fait d’armes; le _Moniteur de
-l’Armée_ le contera. Es-tu content de toi? As-tu été un des heureux? car
-il y a de la loterie jusque dans les batailles. Qu’as-tu fait? Qu’as-tu
-vu? Qu’as-tu éprouvé?
-
---D’abord une peur horrible d’avoir peur.
-
---Connu, jeune homme, et puis?
-
---Et puis fort peu de chose.
-
---Tu as senti qu’en doutant de toi, tu avais indignement calomnié le
-fils de monsieur ton père. La colère t’est montée à la tête, et comme il
-faut taper dans ces occasions-là, tu t’es vengé sur l’ennemi. Est-ce
-bien ça?
-
---A peu près.
-
---Et encore?
-
---Rien de saillant.
-
---C’est déjà très-joli pour un garçon qui était d’avant-garde, et qui,
-en fait de prunes, avait droit au dessus du panier. Viens au
-rassemblement des compagnies.
-
---Pour quoi faire?
-
---Parbleu! pour écouter l’ordre du jour.»
-
-Il rougit comme un enfant pris la main dans les confitures, et prétexta
-cette lettre à sa mère qu’il voulait, disait-il, expédier par le premier
-départ. Je m’en fus tout pensif, et je me demandais, en voyant sa
-résistance, s’il n’avait pas quelque faiblesse ou quelque hésitation à
-se reprocher. Ah! bien oui! Le premier nom qui m’arrive aux oreilles,
-c’est justement le sien. Le général remerciait les troupes de leur belle
-conduite; il signalait quelques traits de courage et particulièrement
-l’héroïsme du sous-lieutenant de Gardelux, qui, seul, était allé
-reprendre au milieu des Arabes douze hommes de sa compagnie imprudemment
-engagés. Un autre fait de guerre avait été accompli par le même officier
-dans la même journée: il était entré le premier dans le village fortifié
-des Beni-Yala.
-
-Vous me voyez d’ici; je n’écoute pas un mot de plus, je cours à sa
-cabane. Il écrivait encore! je fais sauter ses paperasses en l’air et je
-l’accable de sottises.
-
-«Ah! c’est ainsi que tu traites tes amis! Tu t’es moqué de moi comme un
-gueux, comme un tartuffe! Voilà donc pourquoi tu refuses de venir au
-rassemblement! Tu savais qu’il n’y aurait d’éloges que pour toi, mauvais
-drôle! Ah! tu t’es battu comme un lion, et tu as peur de l’entendre
-dire! Et tu m’as presque fait douter de ton courage, polisson de héros
-que tu es!»
-
-Je parlais, je criais, je pleurais, je l’embrassais et je le bourrais de
-coups de poing, à la bonne franquette d’Alsace.
-
-Quant à lui, il était tout pâle, et il me regardait faire avec des yeux
-hagards.
-
-«Pardonne-moi, me dit-il; je n’étais pas bien sûr... je ne savais pas si
-les choses qui me sont arrivées répondaient à ce qu’on entend par un
-acte de courage. Voilà pourquoi je n’ai pas osé te suivre là-bas, car
-enfin, si le général n’avait rien dit de moi, je n’aurais pas osé crier
-à l’injustice; mais j’aurais éprouvé quelque chose comme une déception.
-
---Il n’y avait pas de danger: le général est juste, et il se connaît en
-hommes.
-
---Allons! dit-il, il faut que j’aille le remercier.
-
---Tu as le temps; il doit être au lit: nous avons fait hier un rude
-métier pour un homme de son âge.
-
---Alors promenons-nous; j’ai des fourmis dans les jambes.
-
---Tu es fièrement heureux, si tu n’y as que des fourmis.»
-
-Je lui ramasse ses papiers, c’était bien le moins, et nous allons vaguer
-ensemble. Tous les camarades que nous rencontrons viennent à lui, lui
-serrent les mains et le félicitent de ses débuts; il rougit, et moi-même
-je perds contenance, comme si toute sa gloire m’éclaboussait de la tête
-aux pieds. Les soldats le saluent de cet air qui veut dire: Ce n’est pas
-à ton épaulette, c’est à ton cœur que je rends hommage. Marcou,
-l’aide-major, qui revenait de l’ambulance, nous donne le relevé de nos
-pertes: onze morts, trente-cinq blessés, dont dix grièvement, et pas un
-seul manquant, chose admirable! «Sans vous, dit-il au turco, les Arabes
-nous pinçaient une douzaine de prisonniers.»
-
-Plus nous allions, plus ces compliments à brûle-pourpoint le
-suffoquaient. Il m’entraîne au-devant de la compagnie qui rapportait les
-sacs et les bagages. Le capitaine, un pauvre vieux qui n’avait plus
-qu’un an à faire, et pas la croix, nous reconnaît de loin et nous crie:
-
-«Eh! jeunes gens! on n’a pas eu besoin de nous pour cueillir les
-lauriers? M. de Gardelux a tout pris.»
-
-Il rougit de plus belle et va s’excuser comme il peut. Nous rentrons
-chez lui, et il parle d’achever sa lettre: un convoi de blessés devait
-partir à deux heures pour Biskra.
-
-«J’espère bien, lui dis-je, que tu vas prendre une copie de ta citation
-pour l’adresser à ta mère?
-
---Non.
-
---Pourquoi?
-
---Parce que j’aurais l’air de rédiger ma propre histoire, et je me
-trouve assez ridicule sans cela.
-
---On a raison de dire que le ridicule est voisin du sublime, puisqu’un
-gaillard de ton numéro prend l’un pour l’autre. Eh bien! moi, je vais
-faire copier le paragraphe par ton sergent-major, et je l’enverrai à Mme
-de Gardelux... Ah!
-
---Si cela t’amuse! Mais j’écris des lettres si longues et ma mère a si
-peu de temps qu’elle jette peut-être au panier tout ce qui porte le
-timbre de Biskra.
-
---Mais Mlle Hélène n’est sans doute pas si occupée, elle! Si je lui
-expédiais la pièce en question, m’en voudrais-tu?
-
---Fais ce qui te plaira.
-
---Pris au mot. Attends-moi.»
-
-Une heure après, je mettais sous enveloppe un extrait de l’ordre du
-jour, copié de cette belle écriture qui fait la gloire des
-sergents-majors et les empêche quelquefois de passer officiers. J’y
-ajoutais de ma main ces simples lignes:
-
-«Le capitaine d’état-major Charles Brunner, présente ses humbles devoirs
-à mademoiselle Hélène de Gardelux et se fait une joie de lui transmettre
-le texte suivant que la modestie d’un jeune héros eût peut-être tenu
-caché.»
-
-Je lui portai la lettre ouverte et je lui dis:
-
-«Veux-tu la lire?
-
---Non; si je la lisais, autant l’écrire moi-même.
-
---Comment! j’entre en correspondance avec ta sœur, et tu n’es pas
-curieux de savoir ce que je lui dis?
-
---Imbécile! je ne te connais donc pas?»
-
-Le mot m’entra au fond de l’âme, et l’imbécile sauta au cou de son ami.
-
-Le général nous tint clos et cois toute la journée; mais, les alertes
-s’étant succédé d’heure en heure pendant la nuit, on procéda le
-lendemain à une forte reconnaissance. L’ennemi s’éloigna ou devint sage;
-pendant une semaine, la colonne expéditionnaire garda ses positions sans
-être inquiétée. Nos soldats employaient leur temps à nettoyer les trois
-villages, c’est-à-dire à raser les maisons et à couper les arbres par le
-pied. Nous appelons cela faire un exemple. Le village d’en haut se
-transforma bien vite en un joli petit camp fortifié, et tout le monde
-avoua que la tente était décidément plus confortable que le gourbi.
-
-Mais tandis que nous vivions tranquilles et sans songer à mal, le
-mouvement gagnait autour de nous. Les chenapans que nous avions chassés
-de leurs foyers s’étaient répandus dans les tribus voisines. Un vieux
-marabout borgne, qui avait pour maîtresse une femme des Beni-Yala, se
-mit à prêcher la croisade et trouva des échos partout. C’est étonnant
-comme l’écho se propage dans les montagnes! Des tribus grosses comme le
-poing se donnèrent de l’importance en refusant de nous payer l’_aman_.
-Les rumeurs les plus idiotes vinrent en aide à la rébellion. Les
-nouvellistes de l’Aurès sont aussi inventifs et aussi effrontés que les
-nôtres. On alla jusqu’à dire que les grands cheiks d’Afrique étaient
-venus assiéger le sultan des Français dans un de ses châteaux, et qu’il
-s’était tiré d’affaire en leur restituant l’Algérie. Bref, quinze jours
-après notre victoire, nous étions cernés bel et bien, et nos
-communications, même avec Biskra, coupées. Les renforts ne pouvaient
-tarder longtemps, mais ils n’étaient pas venus, et, pour des
-triomphateurs, nous ne nous trouvions pas précisément à notre aise.
-
-Le général avait toute sorte de qualités, mais la patience n’était point
-sa vertu dominante. Il résolut de frapper un coup. La tribu du vieux
-marabout désagréable, les Beni-Schafar, très-belliqueux et pas mal
-riches, étaient à cinq lieues de marche. Par une belle nuit, on nous
-réveille tous en douceur; la colonne se faufile entre les montagnes, et
-à huit heures du matin nous étions engagés.
-
-La journée ne fut pas mauvaise: on tua cinquante hommes, on brûla un
-village superbe, et l’on repoussa une demi-douzaine de retours
-offensifs; mais impossible de camper sur le champ de bataille. Nous
-avions des blessés à rapporter et des bagages à reprendre en chemin: le
-général décide que nous irons dormir chez nous.
-
-Tout le monde croyait la question vidée, et tout le monde était de belle
-humeur, excepté le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait pas eu
-l’occasion de se montrer. Je me moquais un peu de son ambition, et je
-lui débitais tous les proverbes appropriés à la circonstance: l’appétit
-vient en mangeant, mais ce n’est pas tous les jours fête; ne te désole
-pas: tout vient à point à qui sait attendre, et cætera.
-
-Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions un vrai chemin de l’Aurès:
-beaucoup à monter, beaucoup à descendre, pas un kilomètre de plain-pied,
-du reste un beau pays. Je chevauchais avec l’avant-garde, à la gauche du
-général, dans un torrent qui coule sur des galets de marbre blanc. Nous
-avions devant nous toute une échelle de sommets couronnés par le
-Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige. On ne se pressait pas, et
-l’on explorait le terrain avec un soin d’autant plus minutieux que le
-jour commençait à baisser.
-
-«Allons! me dit le général, je crois que nous en sommes quittes. Bonne
-besogne, Brunner! Dans une heure, nous serons sous nos tentes; avant
-trois jours, les Beni-Schafar...»
-
-Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu de sa phrase. Les
-Arabes tombaient sur notre arrière-garde; on entendait non-seulement
-leur fusillade, mais leurs cris.
-
-Le bonhomme jura un gros juron et tourna bride en nous criant: Allez
-toujours!
-
-Quand un grand chef vous dit d’aller, il n’y a qu’une chose à faire;
-mais le soldat français n’abat pas le quart de lieue en dix minutes
-lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière lui. Nous avancions
-lentement, chaque officier poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir
-les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et l’affaire semblait
-finie; mais les détonations reprenaient par saccades. Sur ces
-entrefaites, la nuit tomba, la difficulté du chemin vint compliquer le
-doute qui nous paralysait. La colonne n’avait pas fait un temps d’arrêt
-depuis son départ, et il y avait bientôt cinq heures qu’elle marchait.
-Les fantassins ne se plaignaient pas, mais on les entendait souffler.
-Nous ne savions que faire; aucun de nous n’osait prendre sur lui de
-crier halte!
-
-Enfin le général nous rejoignit, et sa première parole fut pour nous
-inviter au repos. Tandis que les soldats rompaient les rangs et
-s’asseyaient au bord de la route, les officiers accouraient chercher des
-nouvelles.
-
-«Tout va bien, dit le général: depuis que j’ai quitté l’arrière-garde,
-je n’ai plus entendu qu’une petite fusillade, et il y a bien une
-demi-heure de ça; mais nous avons eu chaud. Décidément, Brunner, votre
-ami le turco est un rude homme; je vous en fais mon compliment. Peu
-d’apparence, mais un fonds d’enfer. Il ira loin, ce garçon-là: il est
-instruit, il est brave et il est heureux. Les balles le respectent; il
-fait peur à la mort. Je l’ai vu travailler du sabre et de la baïonnette:
-oh! c’était de l’ouvrage proprement fait; il a tué deux Arabes de sa
-main. Ma foi! mon cher, on dira que je flatte la noblesse, comme tant
-d’autres vieux croûtons; mais tant pis! s’il reste un bout de ruban
-rouge à Paris, je le demanderai à l’empereur lui-même pour ce petit
-camarade-là. En route, mes enfants! nous ne serons pas au camp avant dix
-heures.»
-
-Le reste du voyage me parut long: vous devinez pourquoi. Aussitôt
-arrivé, il fallut vaquer au service, et je le donnai cent fois au
-diable, car il me retint jusqu’à minuit. Enfin je m’appartiens et je
-cours à la tente de Léopold pour lui conter la grande nouvelle. A quatre
-pas de chez lui, je m’entends appeler par un homme qui courait aussi,
-mais en sens inverse. Je m’arrête et je demande ce qu’on me veut.
-
-«Je vous cherche partout, mon capitaine, de la part de M. de Gardelux.
-
---Et moi aussi je le cherche sur terre et sur mer: où est-il?
-
---A l’ambulance, et bien malade.
-
---Comment? lui? c’est impossible!
-
---Une balle dans le ventre, mon capitaine. C’est moi qui l’ai ramassé;
-mais dépêchons-nous, s’il vous plaît: je crois qu’il n’y a pas de temps
-à perdre.»
-
-Nous courons donc à l’ambulance, et mon cœur se serre à la vue de ces
-tentes surmontées d’un drapeau rouge qui dans la nuit paraissait noir.
-
-«Il est ici,» dit mon guide en désignant la première.
-
-J’entre et je vois à la lueur d’une lanterne mon pauvre Léopold étendu
-sur un matelas, et si pâle qu’au premier moment je le crus mort. Il
-venait de s’évanouir à la suite d’un sondage. Le docteur était à genoux
-et s’essuyait les mains à son tablier sanglant.
-
-«Ah! c’est toi? dit Marcou. Mon pauvre Brunner, tu perds un fameux ami,
-et l’armée un fier soldat.
-
---C’est donc fini?
-
---Pas tout à fait, mais il n’y a pas de ressource. La balle est venue de
-bas en haut; le diaphragme est traversé. L’hémorrhagie et la suffocation
-l’enlèveront. Il en a pour deux ou trois heures: attends; il reviendra
-peut-être à lui. Du reste, une mort assez douce; il s’éteindra sans
-souffrir. Moi, je vais voir les autres: ces gueux d’Arabes m’ont taillé
-de la besogne aujourd’hui.»
-
-J’essayais de le retenir, je le suppliais de chercher, d’inventer
-quelque chose, de faire un miracle pour le salut de mon ami. Il me
-regarda d’un air triste, me serra les deux mains et sortit en levant les
-épaules. Alors je me rabattis sur le brave garçon qui m’avait amené là,
-et je remarquai seulement qu’il portait le bras droit en écharpe.
-C’était un caporal de la ligne; le général l’avait ramené en passant,
-avec vingt hommes de sa compagnie, pour renforcer l’arrière-garde, et il
-avait pris part à la dernière moitié du combat. Il me conta comment on
-avait dû faire plus de vingt retours offensifs pour reprendre les
-camarades qui tombaient; encore en avait-on laissé trois ou quatre aux
-mains de l’ennemi. Lui-même avait été sauvé par mon pauvre petit turco;
-c’était avec son fusil que Léopold avait chargé les Arabes.
-
-«Mon capitaine, disait-il, je vous jure que M. de Gardelux a fait des
-choses impossibles. Sa tunique est hachée et la baïonnette de mon fusil
-tordue. Malheureusement le pied lui a manqué dans un ravin, il a roulé
-en arrière, et un Arabe, caché derrière un lentisque, l’a tiré presque à
-bout portant. Tout le monde l’a cru fini; nous sommes revenus tous les
-deux sur le même cacolet, et il n’a donné signe de vie qu’à l’ambulance.
-Il a demandé après vous; mon bras était bandé, je me suis lancé à vos
-trousses. Avouez que je lui devais bien ça!»
-
-Je renvoyai ce pauvre diable à son lit, et je m’assis par terre au
-chevet de Léopold. Vous ne souhaitez pas que je vous dévide la série de
-mes méditations, hein? Ce serait un peu long, mes amis, et pas drôle du
-tout. Vers trois heures, j’étais dans une espèce d’abrutissement fait de
-douleur et de fatigue, quand j’entendis appeler: Charles!
-
-La voix semblait sortir de terre: il s’en fallait bien peu; on se trompe
-à moins.
-
-Je pris sa main humide et molle, et je lui dis: «Je suis là.» Il ouvrit
-de grands yeux et me regarda un instant sans me voir.
-
-«C’est moi, lui dis-je, ton ami, Brunner!»
-
-Il fit un nouvel effort et demanda de l’eau. J’écartai péniblement ses
-dents serrées, et je lui fis couler quelques gouttes dans la bouche. Son
-regard s’éclaircit, sa figure s’anima; il me reconnut.
-
-«Merci! dit-il.» Il s’arrêta plusieurs minutes comme si ce simple mot
-l’avait fatigué. J’attendais en retenant mes larmes et je tâchais de
-prendre un air riant. Les forces lui revinrent; sa main, que je serrais
-toujours, pressa un peu la mienne; il respira longuement et me dit à
-demi-voix:
-
-«C’est fini... je m’y attendais... tu sais!... Un peu plus tôt, un peu
-plus tard!... N’importe! c’est beau, la guerre... je n’ai vécu qu’ici,
-avec vous... On aurait bien pu m’y laisser quelque temps, mais... il
-faut croire que je n’en étais pas digne... Ah! je n’ai pas été gâté sur
-la terre. Il n’y a que vous autres... toi surtout.»
-
-Je pris mon courage à deux mains pour lui dire qu’il avait tort de se
-croire perdu, qu’on revenait de plus loin, que Marcou m’avait rassuré
-sur son état, qu’avant deux mois il serait encore des bons. Oui, je lui
-débitai tout ce qui me passa par la tête; mais, s’il faut vous dire
-vrai, je n’étais pas fameux dans ce rôle-là. Il m’arrêta d’un petit
-sourire pâle qui fit geler la moelle au fin fond de mes os.
-
-«Pauvre Charles! Laisse-moi dire, ça presse un peu, vois-tu... Tu sais
-ma vie... je pardonne tout ce qu’on m’a fait, je demande pardon de
-toutes mes maladresses. Ma montre est là, sous ma tête. Tu l’arrêteras
-après m’avoir fermé les yeux, et tu la porteras à ma mère. Elle verra
-que ma dernière pensée, à ma dernière minute,... comprends-tu? Le
-médaillon, il faut que tu le rendes à ma sœur... toi-même! Mon testament
-est dans ma chambre, à Biskra. Envoie-le tout de suite quand nous serons
-dépêtrés d’ici. Pas les lettres! je t’ai dit... toi-même!...
-Embrasse-les. Ma bague est pour Hélène. Elle ne la portera pas, mais
-elle peut bien la garder dans ses petits bijoux. Je t’ai légué mes armes
-et mes livres, mon bon vieux. J’aurais dû... non, j’espère qu’elles ne
-brûleront pas mes pauvres vers. Tu les apercevras un jour ou l’autre
-imprimés à l’étalage de la Librairie-Nouvelle... Tu t’en iras jusqu’au
-Helder, les deux volumes sous le bras, et tu y passeras peut-être un bon
-quart d’heure à reparler de moi avec un de ceux qui m’ont connu. Est-ce
-donc bête de mourir quand on avait peut-être sous le képi des pensées
-immortelles! J’étouffe! Encore un peu d’eau!»
-
-J’essayai de le faire boire, mais il fut pris d’un hoquet si violent
-qu’il rejeta la gorgée entière et m’éclaboussa de la tête aux pieds.
-«N’essaye pas, dit-il, rien n’entre plus... Ah! j’oubliais... il y a
-quelques milliers de francs dans ma poche... c’est pour les hommes de ma
-compagnie. Adieu au général, aux camarades, à mes turcos, au drapeau, à
-la France, à la vie, à toi, frère!... J’étouffe... Ah! ça va mieux!»
-
-En effet, ça allait même tout à fait bien, car le pauvre garçon avait
-fini de souffrir.
-
-Moi, j’étais devenu fou, et je me comportai comme une brute. Je sortis
-de la tente en courant, sans lui fermer les yeux, sans accomplir une
-seule de ses dernières volontés. Je traversai le camp dans tous les
-sens, je rentrai chez moi, j’en sortis, je m’en allai réveiller cinq ou
-six camarades pour leur dire que le turco était mort, je fis une tournée
-aux avant-postes, et je vagabondai comme un homme ivre, jusqu’à six
-heures du matin.
-
-L’idée me vint alors de retourner à l’ambulance. J’avais besoin de le
-revoir. Lorsque j’arrivai à la tente, les infirmiers l’avaient déjà mis
-dehors. Je le trouvai par terre, étendu sur le dos: on ne voyait que sa
-figure; le corps était caché, avec cinq ou six autres, sous une bâche de
-mulet. J’en comptai huit, de ces bâches, rangées à la file. On
-entendait, dans une tente voisine, le râle d’un blessé.
-
-Ce qui m’exaspérait, c’était de voir le joli gazon neuf qui verdoyait
-insolemment autour de ces malheureux corps. Le ciel était d’un bleu
-féroce; le soleil implacable riait. Une superbe matinée pour les
-paysagistes, mais les yeux me cuisaient trop; vous pouvez croire que je
-n’étais pas en train d’admirer.
-
-Je ne sais pas combien de temps je restai là, assis dans l’herbe humide,
-rongeant le bout de mes doigts, et drôlement bercé par la dernière
-chanson du spahi qui mourait à quatre pas plus loin. Une tape sur
-l’épaule me réveilla de ma stupeur. C’était le général qui venait faire
-sa visite aux malades et ses adieux aux morts. Il ne m’adressa pas un
-seul mot de consolation: il savait bien que je n’étais pas consolable.
-
-«Capitaine Brunner, me dit-il d’un ton d’autorité, personne ne sortira
-du camp jusqu’à ce soir. A sept heures, nous irons rendre les derniers
-devoirs aux camarades et aux amis que nous avons perdus. Il y a quelques
-paroles à prononcer sur leur tombe, je vous ai choisi. Retournez à votre
-tente et mettez-vous à la besogne: vous n’avez guère que le temps.»
-
-Cela dit, il me tourna le dos et s’en alla droit comme barre aux
-ambulances; mais sa voix avait fléchi sur la fin, et à la façon dont il
-se moucha dès qu’il fut hors de vue, je compris qu’il avait eu de la
-peine à se contenir devant moi. Un homme de guerre a besoin de connaître
-pas mal de choses, et entre autres le cœur humain. Si ce bon vieux
-n’avait pas eu l’idée de m’imposer une distraction laborieuse, je ne
-sais pas de quelles sottises j’aurais été capable ce jour-là. J’écrivis
-et je recommençai ma petite oraison funèbre; cela me conduisit jusqu’au
-milieu du jour, et quand je l’eus achevée tant bien que mal, je me mis à
-l’apprendre par cœur et à la réciter sous ma tente.
-
-Mais le soir, à sept heures, quand je me vis debout devant cette fosse,
-où se dessinait confusément, sous un lambeau de toile grossière, le
-corps du malheureux turco, je perdis la mémoire, la parole et la force.
-Je répétai cinq ou six fois de suite le mot _camarades_, tout un peuple
-d’idées se mit à danser pêle-mêle dans mon cerveau, et pas une ne se
-décidait à passer par la bouche. Je suppose que la plus vive et la plus
-frappante de toutes fut le contraste de cette tombe obscure avec cette
-vie militaire si bien commencée; je me souvins sans doute que la veille,
-en rentrant au village, le général m’avait promis la croix pour mon ami,
-car j’arrachai machinalement la croix qui pendait sur ma tunique, je la
-lançai dans la tombe ouverte, et je me laissai choir à la renverse entre
-les bras du général, qui ne se privait plus de pleurer.
-
-Je ne me rappelle pas si je revins au camp sur mes jambes ou si les
-hommes m’y rapportèrent comme un paquet. Le major me fit prendre un
-calmant qui me jeta sur le lit pour vingt-quatre heures. A mon réveil,
-je trouvai plus de besogne que dix hommes n’en auraient pu faire: tous
-mes amis s’étaient donné le mot pour me distraire en m’écrasant. Les
-Arabes, qui n’étaient pourtant pas de mes amis, s’entendirent avec les
-autres. Nous fûmes attaqués par des forces considérables; les alertes,
-nos sorties, le danger, un coup de crosse qui me fendit la tête, tout
-cela me fit du bien.
-
-Six semaines après l’événement, un renfort nous arriva de Constantine.
-Pour opérer la jonction, il fallut livrer une vraie bataille; mais nos
-communications avec Biskra furent rétablies pour le reste de la
-campagne. Mes lettres de France m’arrivèrent en botte: vous devinez la
-joie après une si longue privation. Le sort a des caprices étranges:
-dans ce courrier, je trouve quelques lignes de madame de Gardelux! Cette
-mère qui ne répondait pas à son fils avait donc trouvé le temps de
-m’écrire! Voici le texte de son poulet; je tiens l’original à la
-disposition des amateurs:
-
-«Madame de Gardelux remercie M. le capitaine Brunner des bonnes notes
-qu’il a données au comte Léopold. Elle le prie de vouloir bien continuer
-ses soins à ce jeune homme qu’un coup de tête a engagé dans une voie
-déplorable, mais dont la vie est d’un grand prix, car il est l’unique
-représentant de son nom. M. le capitaine Brunner peut compter sur toute
-la reconnaissance de ses obligés.»
-
-Les comtesses ont le droit d’ignorer qu’un capitaine d’état-major n’est
-pas un maître d’étude et que mon extrait de l’ordre du jour n’était pas
-un _satisfecit_ donné par moi. Je n’admettrai jamais que la carrière des
-armes soit une voie déplorable; plût à Dieu que nos jeunes gentilshommes
-n’en connussent point de pire! Enfin la dernière phrase avait l’air de
-promettre une récompense honnête; cela rappelait un peu trop les
-affiches de chien perdu.
-
-Je me dis après avoir lu: Voilà une femme qui n’est ni intelligente ni
-bonne. Ça commence assez mal avec le faubourg Saint-Germain; mais
-avais-je des illusions à perdre sur Mme la comtesse? Cette lettre est un
-trait qui achève de la peindre. J’allumerai ma pipe avec son papier
-satiné, et justice sera faite. Il ne m’en reste pas moins un devoir
-sacré à remplir. Nos communications sont rouvertes; l’acte de décès va
-partir; la famille l’aura trois ou quatre jours après le ministre.
-Brunner, il faut que tu écrives à ces deux femmes pour leur apprendre
-avec ménagement la mort de Léopold.
-
-C’est un rude métier de consoler les autres lorsque soi-même on n’est
-pas consolé du tout. Pourtant je fais ma lettre, et je puis vous assurer
-qu’elle était bien, littérature à part. Le général m’apporte une page
-admirable: on accepterait d’être mort pour être loué en tels termes par
-un homme de ce cœur et de ce mérite-là. Nos camarades, sachant ce qui se
-passe, se mettent à rédiger une condoléance qui était un fier hommage à
-la mémoire du pauvre turco. Je mets le tout ensemble, j’y ajoute les
-dernières pensées que je peux recueillir dans les papiers du mort et un
-brouillon de son testament, la mise au net se trouvant à Biskra. Je
-l’indique d’un mot, promettant de l’envoyer aussitôt que possible et
-parlant des commissions que j’irais porter moi-même, Dieu sait quand.
-Bref, j’ai fait tout pour le mieux, et je ne crains pas que personne
-m’accuse d’être resté au-dessous de mes devoirs.
-
-Le général avait fait mettre à ma disposition tout le bagage de ce
-malheureux enfant. Je partageai l’argent, soit quatre mille francs,
-entre ses hommes, sans oublier Bel-Hadj, son soldat, qui se faisait
-soigner à l’hôpital de Biskra. Sa montre était arrêtée quand un
-infirmier me la rendit: je mis les aiguilles à l’heure exacte de sa
-mort, mais je m’abstins de casser le mouvement, quoiqu’il me l’eût
-ordonné. C’est plus fort que moi; j’ai horreur de détruire ce qui a
-coûté du travail à quelqu’un. Il me semble que les choses se détruisent
-assez par elles-mêmes, sans que nous y mettions la main. Je ficelai la
-montre dans une boîte, et j’écrivis dessus le nom et l’adresse de Mme de
-Gardelux. Je fis un autre paquet de la petite bague à ses armes qu’il
-destinait à Mlle Hélène, un autre des papiers qu’il avait apportés en
-campagne, un autre de la tunique dans laquelle il s’était fait tuer.
-Comme il pouvait m’en arriver autant du jour au lendemain, les ficelles
-et les étiquettes n’étaient pas de luxe. Quant au portrait en miniature,
-je crus faire acte de prudence en le gardant sur moi. L’ivoire est si
-fragile, et la monture était si mince! Les mulets ont le trot
-cruellement dur; ils pulvérisent les trois quarts de ce qu’on leur met
-sur le dos: trop heureux quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un
-précipice! Car on surfait un peu leur mérite, et ils n’ont pas le pied
-si infaillible que ça.
-
-Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée, il s’en fallait. Les
-Arabes tenaient bon; nous eûmes des hauts et des bas, même après
-l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la guerre en Afrique: on
-sort pour une promenade militaire, et l’on rentre au bout de six mois.
-Si du moins on rentrait avec tout son monde! Marcou a fait la
-statistique de nos pertes: ce n’est pas si grandiose que le travail de
-M. Chenu sur la guerre de Crimée, et c’est peut-être plus effrayant. Des
-huit cents hommes qui étaient partis sous ses ordres, le général en a
-ramené quatre cent cinquante-deux, un peu plus de moitié! Ce dont
-j’enrage, c’est que cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement ni
-décorations à personne. On n’a pas voulu dire au public que la
-domination française avait été menacée dans le cercle de Biskra. Il se
-trouva que nous avions trimé, six mois durant, pour le roi de Prusse.
-Tant pis pour nous! la politique l’exigeait.
-
-Mon premier soin en rentrant fut de chercher le testament et de
-l’envoyer à Paris. Le notaire de la famille me l’avait réclamé trois
-fois avec douceur, disant toujours que la comtesse et Mlle de Gardelux
-étaient trop désolées pour me remercier de mes politesses. Je n’avais
-pas besoin de leurs actions de grâces, mais le style de ce notaire et
-son impatience m’agaçaient. Le fond du testament était connu: Léopold
-donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille livres de rente; mais que diable!
-la famille n’attendait pas cet argent-là pour manger!
-
-Nous prîmes deux mois de repos; je rentrai dans mes habitudes, je refis
-connaissance avec la _segnia_ qui distribue aux palmiers leur ration
-quotidienne de trente-six litres par tête. Rien de tel que la baignade
-pour vous reposer d’une campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des
-bains à l’usage du cœur? Le chagrin m’avait laissé une sorte de
-sécheresse et d’irritation intérieure; j’étais dur et cassant dans la
-conversation, je mordais comme un acide, je ne croyais plus à rien.
-
-Une bonne et charmante fille qui m’aimait de tout son petit cœur, que
-j’avais tendrement aimée, me devint tout à coup indifférente, puis
-odieuse, sans qu’il me fût possible de dire pourquoi. Nous étions à peu
-près fiancés, sa mère est la sœur de la mienne, nos fortunes
-s’accordaient à merveille, et nos caractères encore mieux. Jamais,
-depuis notre baiser d’adieu, elle n’avait laissé partir un courrier sans
-m’écrire. Je ne lui répondais pas si régulièrement, mais elle me savait
-heureux de ses lettres, elle se sentait aimée, et ça lui suffisait. Un
-beau jour, je me prends d’aversion pour elle; ses gentillesses naïves,
-qui me tiraient les larmes des yeux, commencent à me donner sur les
-nerfs. Je trouve ridicule et presque inconvenante sa manie de m’envoyer
-les violettes de nos bois et les _vergiss-mein-nicht_ du ruisseau. Si
-encore je m’étais borné à me moquer d’elle en moi-même! Mais je veux
-qu’elle le sache, et je trouve un plaisir cruel à la faire souffrir. Me
-voilà son correspondant enragé, et je regrette que le bateau de
-Philippeville ne parte pas deux fois par semaine, pour lui faire deux
-fois plus de mal. L’homme est un loup mal apprivoisé: quand sa férocité
-le reprend, il a besoin d’enchérir incessamment sur lui-même. C’est
-pourquoi les assassins donnent jusqu’à soixante et cent coups de couteau
-à leur victime, qui était morte du premier. Marguerite me répond d’abord
-par des plaisanteries dont la douceur m’agace, puis elle laisse éclater
-sa douleur et ses larmes; enfin la famille s’en mêle: maman Brunner et
-l’oncle Moser m’écrivent à la fois pour demander si je suis fou. Je
-l’étais! Je réponds par une dissertation prodigieuse sur le danger des
-mariages consanguins au point de vue du perfectionnement des races, et
-je déclare net qu’il me répugne d’engendrer de petits sourds-muets.
-Là-dessus, ma pauvre Gretchen et ses parents font un coup de tête par
-dignité: on la marie à un fabricant de Mulhouse qu’elle ne pouvait voir
-en peinture, qu’elle avait refusé trois fois, et qu’elle aime
-passionnément aujourd’hui.
-
-Dame! je mentirais en vous disant que j’étais content de moi. On
-m’aurait rendu service en me procurant quelque bonne querelle; mais à
-Biskra! La garnison était mélancolique en diable; les camarades se
-bâillaient réciproquement au visage: quant aux danseuses, ces femmes de
-cuir bouilli, elles me faisaient horreur.
-
-Mon seul plaisir, et vous allez voir s’il était drôle, consistait à
-m’ensevelir tout vivant dans le souvenir du pauvre turco. Je relisais
-ses vers, je feuilletais le journal de sa vie: M. Pelgas, son
-précepteur, lui avait donné l’habitude de prendre quelques notes tous
-les soirs avant de se mettre au lit. Je parcourais les lettres trop
-rares et trop courtes qu’il avait reçues de sa famille. C’est ainsi que
-j’ai reconnu que mon fameux billet de Mme de Gardelux était non pas de
-la comtesse, mais bien de Mlle Hélène. La pauvre enfant avait sans doute
-écrit cela sous la dictée de sa mère: autrement elle y aurait mis un peu
-de son cœur. Je ne pouvais me la représenter que bonne, spirituelle et
-gracieuse en tout, telle enfin que son frère me l’avait si souvent
-dépeinte. Je l’estimais beaucoup, je la plaignais un peu; je... c’était
-ridicule, mais je m’inquiétais de son avenir. Pensez donc! une telle
-enfant livrée aux mains d’une telle mère! Elle devait avoir besoin d’un
-conseiller, d’un appui, d’un autre Léopold, en un mot d’un second frère!
-Et je me sentais de force à remplir cet emploi difficile, en tout bien,
-tout honneur. Nous autres Alsaciens, nous n’avons qu’une spécialité
-incontestable, le dévouement. On nous dit de marcher, nous courons; on a
-besoin de notre vie, nous nous faisons tuer sans dire ouf! Voilà
-l’Alsace. Je me rappelais à tout moment les projets de mon ami sur celle
-qu’il appelait notre petite Hélène, et je cherchais autour de moi,
-consciencieusement, un homme qui fût digne d’elle. Si je l’avais trouvé,
-ma parole d’honneur, je le prenais par la main et je l’emmenais à Paris.
-Je me disais: la famille est capable de te rire au nez: mais tu auras
-fait ton devoir envers celui qui n’est plus.
-
-Pendant que je me remplissais l’esprit de ces rêveries, l’oubli faisait
-sur moi son petit travail, comme dit Gougeon. L’image du turco
-s’effaçait de ma mémoire, comme une photographie qu’on laisse traîner au
-soleil. Je sentais approcher le moment où cette figure si honnête et si
-cordiale disparaîtrait absolument à mes yeux, et où mon vieil ami ne
-serait plus pour moi qu’une abstraction sans forme, un être de raison.
-Pourquoi diable n’avais-je pas songé à faire un croquis d’après lui dans
-nos journées de désœuvrement, moi qui dessine? Je tremblais à l’idée de
-le perdre une seconde fois par l’oubli. Dans cette anxiété, la miniature
-de sa sœur me rendit un véritable service. A force de l’étudier, je
-finis par y reconnaître et par en dégager ce je ne sais quoi par où un
-frère qui n’est pas beau ressemble à sa sœur qui est jolie. C’est un
-travail qui veut du temps et de l’application, mais je n’avais pas autre
-chose à faire. Je commençai par copier à l’aquarelle la miniature telle
-qu’elle était. Plus j’allais, plus mon admiration croissait pour
-l’inimitable artiste. Impossible à moi de reproduire cette fleur de
-jeunesse, ce duvet des beaux fruits estompés de rosée, ce plumage
-microscopique que le toucher enlève aux ailes des papillons. Ce portrait
-me désespéra pendant une quinzaine. Chaque coup de pinceau me reprochait
-mon inaptitude et ma grossièreté; je me disais qu’il faut être femme et
-mère pour interpréter si délicatement la beauté d’une jeune fille.
-Enfin! n’en parlons plus. J’arrivai ainsi par ricochet à retrouver dans
-ma mémoire la figure de Léopold, et j’en fis un crayon médiocre sans
-doute, mais ressemblant.
-
-Tout ça tuait le temps, mais je n’oubliais pas qu’il me restait une
-visite à faire au faubourg Saint-Germain. Seulement, toutes les fois que
-je me représentais Charles Brunner entrant dans les salons des Gardelux,
-j’avais froid dans le dos, et la racine des cheveux me picotait la tête.
-Je suis timide avec les femmes du monde, et l’on ne se refait pas en un
-jour. Ce n’est pas tant la fierté de la comtesse qui m’effrayait; non,
-c’était de voir pleurer la pauvre petite Hélène. Tantôt je me reprochais
-d’être encore à Biskra, lorsqu’il m’aurait été facile d’obtenir un congé
-de semestre; tantôt je me prouvais à moi-même qu’il valait mieux
-retarder ce voyage. Mon arrivée allait réveiller les douleurs de la
-famille: ne convenait-il pas d’attendre que l’on fût un peu consolé?
-Mais si j’attendais trop, ces souvenirs poignants que j’apportais avec
-moi ne rouvriraient-ils pas des blessures à demi-fermées? Je ne savais
-que faire, et je ne pouvais demander conseil à personne, car je n’avais
-plus d’ami assez intime pour partager de tels secrets.
-
-J’étais encore à me tâter lorsque le général Gerhardt, qui est mon
-compatriote et mon parrain, me proposa de le rejoindre à Sidi-bel-Abbès.
-Dulong, son officier d’ordonnance, était mort de la fièvre; on espérait
-avoir une campagne à faire sur la frontière du Maroc. L’offre du général
-me tira d’incertitude: le service avant tout. Je partis donc pour
-Sidi-bel-Abbès, et j’y restai quatre mois à attendre cette bienheureuse
-expédition, qui n’eut pas lieu. Mon parrain devina probablement que
-j’étais travaillé en dessous par quelque idée étrangère au service. Un
-beau matin, après le rapport, il me dit: J’ai des commissions pour
-l’Alsace, et tu as un congé de semestre; fais ton sac et va-t’en. Mes
-amitiés chez toi et chez moi.
-
-Je pars et j’arrive à l’hôtel du Louvre. Maman Brunner m’attendait à
-Obernai. Dès qu’elle savait la date de mon départ, elle savait aussi
-quel jour et à quelle heure nous nous embrasserions. Impossible de
-rester plus d’une journée à Paris sans lui causer de la peine: j’étais
-donc étranglé par le temps; il fallait faire ma visite dans la journée,
-ou jamais. Je prends mon courage à deux mains, et je décide que j’irai
-après midi chez Mme de Gardelux. Les trois quarts de mes bagages
-voyageant par petite vitesse, je n’avais pas d’habillements civils;
-mais, sans être neuf, mon uniforme était encore assez présentable. En
-brossant la tunique, car les garçons d’hôtel n’y entendent rien, je me
-rappelais le mot de mon pauvre ami: se brosser et attendre!
-
-Il y avait un an et huit jours que je l’avais vu mourir; mais, comme la
-nouvelle n’était arrivée qu’environ deux mois plus tard, je me dis que
-Mme et Mlle de Gardelux devaient être en plein demi-deuil. Je préparais
-mes phrases en comptant mes paquets. Il y en avait trois petits: la
-montre, la bague du petit doigt et la miniature; un moyen, les papiers;
-et un gros, la tunique. Je descends tout cela moi-même, car personne que
-moi n’y avait touché depuis un an, et je prends une voiture de remise
-dans la cour même de l’hôtel. Je donne l’adresse au cocher et je lui dis
-de demander la porte; mais quand nous arrivons, la porte était ouverte,
-et il y avait des équipages arrêtés dans la cour.
-
-Un valet galonné du haut en bas m’ouvre la portière et me demande d’un
-air à claques si c’est bien à Mme de Gardelux que ma visite est
-destinée. Oui, lui dis-je, et je passe, tout encombré de mes pauvres
-reliques. Dans l’antichambre, je fais lever trois ou quatre grands
-drôles qui se miraient dans les boucles de leurs souliers. L’un d’eux
-m’enlève mon caban, un autre fait semblant de vouloir prendre mes
-paquets, mais d’un seul coup d’œil je le renvoie à sa banquette. Alors
-je vois paraître une espèce de petit furet en frac noir qui m’introduit
-dans un premier salon, puis dans un autre, puis encore dans un autre, et
-là se plante devant moi pour me dire du ton le plus confidentiel:
-
-«Monsieur sait que c’est le jour de Mme la comtesse?
-
---Je ne le savais pas, mais j’en suis enchanté, puisque cela m’assure de
-la trouver chez elle.»
-
-Là-dessus je le vois qui regarde mon uniforme, et la moutarde me monte
-au nez. J’avais la bouche ouverte pour lui dire: Aimez-vous mieux que
-j’entre tout nu? Mais il reprend aussitôt son air humble et me demande
-qui il aura l’honneur d’annoncer.
-
-«Le capitaine Charles Brunner... non... Portez cette carte à Mme la
-comtesse. Je m’étais muni d’une carte, et j’avais pris le soin d’écrire
-après mon nom: _porteur des derniers adieux de Léopold_.»
-
-Ce qui m’avait arrêté sur le seuil, c’était le bruit d’un grand éclat de
-rire. Je ne voulais, je ne pouvais pas entrer dans ce salon comme la
-statue du commandeur.
-
-Le frac noir porta mon message et revint me dire poliment: «Mme la
-comtesse est très-sensible à la visite de M. le capitaine; mais elle a
-quelques personnes chez elle, et elle prierait monsieur de repasser
-demain à la même heure.
-
---Répondez que je suis arrivé ce matin pour m’acquitter d’un message que
-j’ai juré de remettre en mains propres, et que je pars à huit heures et
-demie par le train-poste de Strasbourg.»
-
-Mon vieux faquin d’ambassadeur fit un nouveau voyage et revint.
-
-«Si M. le capitaine veut bien me suivre jusqu’au boudoir de Mme la
-comtesse, madame peut donner cinq minutes à monsieur...»
-
-J’étais vert de fureur. Cette femme daignait m’accorder cinq minutes, à
-moi qui aurais donné toute ma vie pour son fils! J’entre dans un boudoir
-de vieille coquette, admirablement machiné pour fausser la lumière et
-cacher les ravages du temps. Une minute après, j’entends un bruit
-d’étoffes, mais un bruit comparable au murmure de la mer: vous auriez
-dit un océan de soieries soulevé par une tempête de crinoline. La robe
-paraît: elle est mauve. Madame avait antidaté son deuil pour le faire
-plus court! Je regarde sa figure, elle était souriante et féline: ce
-fameux regard en coulisse de la Dubarry à quarante ans!
-
-Ah! si du moins j’avais pu me dire: Elle n’est pas la vraie mère de mon
-pauvre turco! Mais elle lui ressemblait depuis qu’elle avait commencé de
-vieillir. J’étais forcé de le retrouver en elle, moins flatté, mais
-aussi vivant que dans le portrait de la petite sœur.
-
-Elle resta debout, tandis que, debout devant elle, j’expliquais les
-raisons de mon importunité.
-
-«Ainsi, monsieur, me dit-elle en minaudant, vous avez connu ce pauvre
-Léopold?
-
---Oui, madame, répondis-je, et ils ne sont pas nombreux ceux qui l’ont
-connu et apprécié sur la terre.»
-
-Un nuage passa sur son front. J’étais peut-être allé trop loin du
-premier mot; mais elle se rappela sans doute à la minute qu’il ne sied
-pas de répliquer aux sottises des inférieurs. Elle prit donc un air de
-condescendance polie, et me dit de sa voix traînante, où nulle émotion
-ne perçait:
-
-«Sans doute, il avait des côtés excellents: sa mort laisse un grand vide
-parmi nous; mais aussi quelle absurde fantaisie d’aller se faire tuer
-chez les sauvages quand on a tout pour vivre heureux à Paris? S’il avait
-écouté nos conseils, il serait encore de ce monde.
-
---Je sais, madame, que vous n’étiez pas favorable à sa vocation, car il
-n’avait point de secrets pour moi, et je suis initié à toutes les
-affaires de la famille. J’ai lu toutes ses lettres, c’est-à-dire celles
-qu’il vous écrivait...»
-
-Elle rougit positivement sous le coup de ce reproche. «Bon! me dis-je,
-j’ai fait brèche; frappons encore à la même place, et voyons une fois
-pour toutes s’il n’y a pas quelque chose d’humain au fond de ce cœur
-trop fermé!» Elle ne me laissa pas le temps de redoubler le coup: sa
-riposte était prête.
-
-«En effet, répliqua-t-elle, la discrétion n’était pas son fort; il avait
-le défaut de s’ouvrir un peu à l’aventure. Et vous dites, monsieur,
-qu’il vous avait chargé?...
-
---D’embrasser sa mère et sa sœur, puis...
-
---Permettez que je tienne la commission pour faite. N’avez-vous pas
-quelque autre chose à notre adresse?
-
---Oui, madame; voici sa montre qu’il m’a dit d’arrêter à l’heure précise
-de sa mort, pour que sa dernière pensée...
-
---Bien, bien, monsieur, j’entends; l’intention est délicate, et cette
-idée ne pouvait venir qu’à une âme de race. J’en suis profondément
-touchée, car cela prouve que la vulgarité des choses ambiantes n’avait
-pas encore déteint sur ce malheureux enfant... Mais la montre est un
-chronomètre d’un certain prix, si j’ai bonne mémoire: peut-être vous
-serait-il agréable de conserver ce souvenir de lui?
-
---Il m’a laissé lui-même les souvenirs qu’il me destinait; c’est à vous
-qu’il envoie celui-ci, madame, et je croirais être impie en l’acceptant.
-
---Soit. Est-ce tout?
-
---Non, madame, vous trouverez ici tous les papiers de votre fils, le
-journal de sa vie, les deux lettres qu’il a écrites à sa sœur et à vous
-en partant de Biskra, enfin ses vers, car vous n’ignorez pas qu’il était
-poëte.
-
---Hélas! nous avons fait tout ce que nous avons pu pour le corriger de
-ce petit défaut.
-
---Mais il avait du génie, madame, et c’est sa gloire que je mets entre
-vos mains.
-
---Monsieur, vous rimez peut-être aussi?
-
---Non, madame, moi je suis parfait... Voici enfin la tunique qu’il
-portait le jour de sa mort: elle est tachée de son sang, et les coups
-dont elle est criblée vous apprendront avec quel courage...»
-
-Je n’en dis pas plus long, et je m’arrêtai un instant sur ce sens
-suspendu pour étudier l’effet de ma phrase. Plus de doute, j’avais
-touché un point sensible dans la région du cœur. La poitrine se gonfla,
-les lèvres grimacèrent, les yeux se mirent à papilloter: il y avait des
-larmes sous roche. «Pleure donc! lui criai-je en moi-même; prouve-moi
-que tu es une femme de chair et d’os, pétrie du même limon que nous et
-notre égale par la faculté de souffrir! Alors je t’ouvre mes bras et je
-te réintègre, morbleu! dans le sein de l’humanité!»
-
-Mais le malheur voulut qu’en ce moment les roues d’une voiture se
-missent à grincer sur le sable de la cour. Mme de Gardelux se souvint
-qu’elle était en représentation et que les larmes ne sont pas de mise
-dans le monde. Elle leva les yeux, et je ne sais quel équipage elle
-reconnut à travers les stores coloriés de son boudoir. Peut-être aussi
-sa raison subitement refroidie se dit-elle qu’une tunique ensanglantée
-serait un embarras et une tristesse intolérables, et qu’il n’y avait pas
-de place pour un tel objet dans son chiffonnier de bois de rose. Bref,
-elle renfonça ses larmes et changea de physionomie.
-
-Je vis le coup de temps, et j’allais appuyer sur la corde en la forçant
-à voir et à toucher la dernière dépouille de son fils; mais la comtesse
-était rentrée en possession d’elle-même: elle m’interrompit comme
-j’allais déchirer l’enveloppe de papier, détourna la tête avec mille
-grimaces en respirant un petit flacon.
-
-«Oh! s’écria-t-elle, monsieur, je vous demande grâce pour mes nerfs!
-Remportez cela, je vous prie; faites-en ce que vous voudrez: donnez-le
-de ma part à quelque officier malheureux!
-
---Eh! madame, répondis-je, un officier n’est jamais malheureux, car il
-sait toujours à quelle solde il a droit, et il règle ses besoins en
-conséquence... Votre très-humble serviteur!»
-
-Je m’en allais en oubliant mes autres commissions dans le fond de ma
-poche, et j’allongeais déjà la main vers le bouton de la porte, quand le
-bouton tourna tout seul, et la porte s’ouvrit. Je recule ébloui, effaré,
-renversé par une apparition lumineuse; la surprise et l’admiration me
-font perdre la tête, et je m’écrie étourdiment:
-
-«Ah! notre petite Hélène!»
-
-Notre petite Hélène, qui était une grande et majestueuse personne, me
-foudroie d’un regard hautain et met entre elle et moi l’espace d’une
-révérence. Je me reprends, je veux faire comprendre que j’ai dit une
-chose extrêmement naturelle à Biskra, mais impertinente à Paris; je
-balbutie quelques mots d’explication, de souvenir, de sentiment, et je
-finis par lui présenter la bague et le médaillon de son frère, qu’elle
-prend sans quitter son attitude roide et son air froid. La maman me
-regardait d’une façon qui voulait dire: En avez-vous encore pour
-longtemps? Je salue, je m’enfuis, mon caban se replace tout seul sur mes
-épaules, et lorsque je me vois sur le perron de leur hôtel, j’aspire une
-large bouffée d’air et je frappe la terre du pied en criant: Les
-gredines!
-
-Avais-je tort ou raison? je m’en rapporte à vous.
-
-Personne ne voulut discuter avec un si brave garçon, qui semblait si
-profondément ému; mais en sortant du café j’entendis Gougeon dire à Fitz
-Moore: «Veux-tu voir un capitaine bien étonné? Attire Brunner dans un
-coin, et apprends-lui que pendant dix-huit mois il a été amoureux fou de
-Mlle de Gardelux.»
-
-
-
-
-LE BAL DES ARTISTES.
-
-
-I
-
-En mil huit cent... non, pas de dates! je finissais mes études au
-collége Louis-le-Grand, et je commençais à relever, dans les livres
-classiques, les passages, malheureusement trop rares, où les anciens
-parlent d’amour. Quelques romans de la _Bibliothèque jaune_, introduits
-par contrebande, achevaient mon éducation toute théorique: j’étais un
-lys érudit, rien de plus. Mes moustaches, après deux ans de
-sollicitations inutiles, commençaient à répondre aux invites du rasoir.
-Elles promettaient d’être noires; j’en parle sans fatuité, car elles
-sont blanches aujourd’hui, après avoir été rousses. J’attendais tout de
-leur croissance; on m’aurait inspiré le plus profond dégoût de la vie si
-l’on m’avait déclaré qu’entre vingt et trente ans les billets doux et
-les bouquets ne pleuvraient pas sur ma tête de tous les balcons de
-Paris. Cependant je n’étais pas joli garçon, mais j’espérais le devenir;
-et j’y serais arrivé, selon toute apparence, si la beauté s’acquérait
-par le vouloir, comme les sciences, les millions et les épaulettes.
-Enfin, j’ai deux enfants sur cinq qui seront peut-être moins laids.
-
-Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne, mes camarades
-m’entraînèrent au théâtre du Palais-Royal. On avait composé le spectacle
-pour nous: quatorze actes et un intermède! un menu qui rappelait, par le
-nombre et la variété des plats, notre gros banquet du matin. Nous
-remplissions la salle à nous seuls: les plus riches avaient pris les
-loges et l’orchestre; les pauvres petits diables comme moi s’étouffaient
-au parterre. Dans les entr’actes on montait sur les bancs, on _piquait
-des Laïus_, c’est-à-dire on prononçait des discours à la louange de
-Sainville, ou de la Pologne, ou de M. Odilon Barrot.
-
-En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil était peuplé des artistes les
-plus admirables et des plus jolies femmes de Paris. J’ajoute, entre
-parenthèses, que les fleurs de l’époque étaient beaucoup plus belles,
-les fruits plus savoureux, les vins plus forts et le soleil plus
-brillant qu’aujourd’hui. Le spectacle fut gai comme tous les spectacles
-que vous avez vus à vingt ans. Comme on riait de bon cœur en plongeant
-les deux coudes dans les flancs de ses voisins! Comme on pleurait des
-larmes généreuses aux couplets patriotiques de M. Clairville chantés par
-Mlle Angélina! Quelle ardeur s’allumait dans les âmes chaque fois que M.
-Leménil retroussait sa moustache grise! Évidemment cet homme avait fait
-la campagne de Russie et parlé à l’Empereur comme je vous parle. Celui
-qui nous aurait soutenu le contraire eût été roué de coups.
-
-On commençait la cinquième pièce, et je venais de tomber amoureux pour
-la troisième fois, lorsque Zémire parut en scène. Tout ce que j’avais
-vu, entendu et senti depuis le commencement de la soirée (je dirais
-presque depuis le premier jour de ma vie) fut oublié en un instant.
-J’aimais pour tout de bon, et ma première idée fut d’interrompre le
-spectacle par une demande en mariage. Si vous avez eu vingt ans, ne
-fût-ce que pour un quart d’heure, vous ne vous moquerez pas de moi.
-
-Elle représentait une petite princesse cauchoise du pays de Matapa. La
-pièce, signée de MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d’œuvre. Le
-rondeau qu’elle chantait est encore buriné au fond de ma mémoire comme
-la _Henriade_ dans le piédestal de la statue de Henri IV sur le
-Pont-Neuf. Oh! l’aimable musique et la joyeuse poésie! Le monde civilisé
-oubliera-t-il jamais ce refrain qui fait encore battre mon cœur:
-
- La gaudriol’, ça m’ va; c’est dans mon caractère,
- Mais quant au mariag’, demandez à mon père!
- M’sieu, demandez à papa! (_bis._)
- Il vous en fich’, il vous en fich’, il vous en fichera.
-
-Par quel miracle se peut-il que j’ai tant vieilli, et que ces vers
-soient toujours restés jeunes? J’achetai la pièce pour l’emporter au
-collége, mais ce fut une dépense inutile: je la savais par cœur! Toute
-la nuit mon cerveau lut comme une chaudière où bouillonnait la poésie de
-MM. Pétard et Croquin.
-
-Deux mois durant, je vécus de souvenir, négligeant toutes mes études, et
-compromettant, comme à la tâche, mes examens de fin d’année. Mes
-parents, qui me destinaient à l’École polytechnique, apprirent que je ne
-travaillais plus. Ils joignirent leurs remontrances aux reproches du
-proviseur; je fus mis en retenue jusqu’à nouvel ordre et traité comme le
-dernier des cancres, moi qui avais eu le prix de physique au grand
-concours et la joie d’embrasser M. Villemain! Mais je me consolais de
-tous mes déboires en admirant, au fond de mon pupitre, une petite
-lithographie de Zémire, éditée rue Coq-Héron.
-
-Aux vacances de Pâques, le hasard ou la Providence prit enfin mon sort
-en pitié! Un de mes compagnons de chaîne, consigné comme moi pour crime
-de paresse, me conta que son père, M. de Rongefeuille, chef de division
-à l’Intérieur, écrivait des vaudevilles sous le pseudonyme de Croquin.
-Je tombai dans ses bras, et je lui promis de travailler double, de faire
-ses devoirs et les miens, s’il me faisait aimer de Zémire.
-
-Ce jeune homme n’avait que dix-sept ans, mais son père le traitait en
-camarade; aussi raisonnait-il très-savamment sur la vie privée des
-actrices. Il voyait quelquefois des répétitions générales et pénétrait
-jusque dans les coulisses. Peut-être exagérait-il un peu ses avantages,
-mais il m’a juré qu’un soir de _première_, Mme Grassot lui avait pris le
-menton.
-
-Ce qu’il me raconta de Zémire, sans atténuer la violence de mes
-sentiments les dégagea de leur timidité et leur fit prendre une tournure
-plus cavalière. La jeune personne n’était plus épousable depuis cinq ou
-six ans; elle vivait dans l’intimité d’un Russe extraordinairement
-riche, et elle avait des caprices. Je décidai qu’elle aurait un caprice
-pour moi. Rongefeuille me procura son adresse: boulevard des Italiens,
-87, au premier. Vous voyez que la Russie faisait bien les choses.
-
-Je rédigeai ma déclaration en bonne prose simple et carrée, avec prière
-de me répondre au collége.
-
- «P. S. Si par hasard la violence et la sincérité de mes sentiments ne
- vous décidaient pas à m’aimer sans m’avoir vu, je passerai jeudi
- prochain sous vos fenêtres, à la tête de ma division.»
-
-Elle ne répondit point, la cruelle! Le jeudi suivant, la promenade du
-collége défila sous ses fenêtres; Zémire ne se montra pas au balcon. Je
-commençais à la mépriser. «Il faut, pensai-je, qu’elle ait l’âme bien
-vulgaire pour préférer ce Russe, qui doit être vieux et laid (puisqu’il
-est riche) à un jeune homme de vingt ans.» Ma tête se monta si bien que
-je résolus de me présenter chez elle et de lui faire une homélie en
-quatre points contre la vénalité du cœur. La jeunesse de l’époque était
-ainsi faite, c’est-à-dire ainsi bête. Nous trouvions naturel et décent
-qu’une fille de théâtre reçût par charité l’argent des nobles vieillards
-et se donnât gratis aux imberbes. Ce préjugé s’est renversé avec le
-temps: les imberbes se ruinent, et l’on aime des vieillards qui n’ont
-rien à donner, pas même une mèche de cheveux. Mais passons.
-
-Je m’étais remis au travail, et j’avais reconquis l’usage de mes
-dimanches. Je me présentai sept ou huit fois chez elle, sans être admis.
-Mes camarades, gorgés de confidences et saturés du récit de mes peines,
-commençaient à m’entourer d’une certaine considération. S’il est beau
-d’être reçu dans l’intimité d’une comédienne, il est déjà passablement
-flatteur au collége de se voir consigné à sa porte. Ce qui serait moins
-que rien pour un homme du monde est un peu plus que rien pour un
-moutard. J’ai vu plus d’une fois des gamins de dix-sept ans se glorifier
-de telle petite incommodité qu’un homme de trente-cinq ans aurait trouvé
-simplement désagréable. J’ai rencontré aussi un vieux conseiller d’État
-qui contait à tout venant et portait comme en féronnière des infortunes
-qu’un auditeur eût cachées avec soin. Chaque âge a sa coquetterie.
-
-A force de monter l’escalier de Zémire et d’affronter les dédains de sa
-femme de chambre, je finis par la voir elle-même, en personne, comme
-elle sortait pour dîner, je ne sais où. Je tombai à ses pieds dans
-l’antichambre, en criant: «Aimez-moi! je suis Léon! si vous ne pouvez
-pas avoir une passion pour moi, que ce soit un simple caprice! Est-il
-possible que vous me refusiez une chose qui me rendrait si heureux?»
-
-Je comprends aujourd’hui tout le ridicule de cet argument. Toutefois, on
-a connu au 6e d’artillerie un officier laid et sans esprit qui a réussi,
-vingt années durant, auprès des femmes, sans autre raison, sans autre
-mérite que l’immense désir qu’il avait d’obtenir leurs bonnes grâces.
-Méditez sur ce point, si vous avez le temps.
-
-Zémire avait le droit de me rire au nez; elle eut pitié d’un amour
-évidemment sincère.
-
-«Mon cher enfant, me dit-elle, (elle avait sept ou huit ans de plus que
-moi), vous feriez beaucoup mieux de terminer vos études. Il n’y a rien
-en vous qui doive déplaire, mais vous êtes dans l’âge ingrat. Il faut
-jeter vos gourmes et laisser croître vos moustaches. Vos parents me
-voudraient mal de mort si je vous détournais de vos études. Vous ne
-pouvez pas être amoureux de moi, puisque vous n’avez pas été mon amant;
-on désire une femme _avant_, mais on ne l’aime qu’_après_. D’ailleurs je
-veux être franche, car votre sincérité me touche: j’aime quelqu’un.
-
---Ce boyard, ô Zémire!
-
---Non! pas lui.»
-
-Elle me salua gentiment de la main et descendit l’escalier avec les
-ondulations les plus coquettes. Je me lançai à sa poursuite en criant:
-
-«M’aimeriez-vous si j’étais reçu à l’École polytechnique?
-
---Nous verrons ça, dit-elle. Revenez l’an prochain.»
-
-Le lendemain, je lui envoyai les vers suivants, mon premier et mon
-dernier essai dans la littérature:
-
- J’ai vingt ans! C’est l’âge où l’on aime,
- Ce n’est pas l’âge d’être aimé.
- Age ingrat! tu l’as dit toi-même,
- Ingrate au cœur trop consumé!
-
- Mon cerveau bout, mon front se gonfle,
- Mon cœur bondit comme un lutin,
- Dans ce dortoir où le pion ronfle
- En digérant son vieux latin.
-
- Tandis que je rêve à dimanche,
- A dimanche où je vêtirai
- L’uniforme trop court de manche
- Et l’escarpin démesuré,
-
- Pour m’asseoir au fond du parterre
- Et t’applaudir, la larme à l’œil,
- Fleur du ciel, parfum de la terre,
- Étoile de monsieur Dormeuil;
-
- Lorsque mon âme prend des ailes,
- Fuit sa cage et s’envole à toi
- Comme les jeunes hirondelles
- Dont le berceau bénit ton toit,
-
- Que fais-tu, ma belle princesse,
- Dans ce grand lit qui tour à tour
- Est profané par la richesse
- Et sanctifié par l’amour?
-
-Je sais bien que ma poésie ne valait pas celle de MM. Pétard et Croquin,
-mais j’avais fait de mon mieux, et je croyais mériter une réponse.
-Zémire ne m’écrivit pas même pour se moquer de moi. Ses autographes
-valaient trois francs à l’hôtel Bullion, et elle en était avare. Je me
-plongeai dans le travail, comme un autre se serait jeté à la rivière. Le
-moment des examens approchait; je fis des tours de force, et j’entrai
-cent vingt-quatrième à l’École sur une liste de cent vingt-cinq.
-
-
-II
-
-La première fois que je sortis en uniforme, je courus chez elle. La
-capote m’allait fort bien; je n’avais plus de boutons sur la figure.
-Ajoutez que j’étais le seul de ma promotion qui ne portasse point de
-lunettes. La femme de chambre prit ma carte sans me reconnaître et la
-porta à Madame. Cinq minutes après, on me fit entrer dans une espèce de
-salon qui était son cabinet de toilette.
-
-Je rangeais déjà mon épée neuve, pour tomber plus commodément à ses
-genoux, quand j’aperçus un beau jeune homme brun, pâle et languissant,
-étendu de tout son corps sur une chaise longue. C’était le détestable
-boyard. Il avait tout au plus vingt-huit ans, et l’on pouvait le citer
-comme un des plus jolis garçons de l’Europe. Rien qu’en voyant sa figure
-et ses mains, il me sembla que la nature m’avait donné un mufle et des
-pattes.
-
-Zémire, fort peu vêtue d’un peignoir blanc brodé, se souleva sur son
-fauteuil et nous présenta l’un à l’autre:
-
-«Monsieur le prince D...; monsieur Léon Brosse. Cher prince, monsieur
-est l’amoureux dont je vous ai montré les jolis vers. M. Brosse est un
-jeune homme de beaucoup d’esprit, qui vient d’entrer à l’École
-polytechnique.»
-
-Je cherchais la garde de mon épée comme un homme tombé dans un
-guet-apens. Le prince me tendit la main et m’offrit une cigarette de
-tabac turc.
-
-«M. Brosse, me dit-il, vous êtes non-seulement un homme d’esprit, mais
-un homme de goût. Zémire est la plus jolie femme de Paris. Seulement,
-donc déjà, elle est trop coquette. Je vous conseille de la prendre au
-sérieux comme camarade, et pas autrement.
-
---Vânia, lui cria-t-elle, vous êtes insupportable. Si vous découragez
-ainsi tous ceux qui m’aiment, j’aurai le désagrément de mourir sans que
-personne se soit tué pour moi.»
-
-Je balbutiai quelques mots, et je me mis à fumer ma cigarette par le
-bout allumé ce qui les fit rire aux larmes. Il me semble pourtant que je
-repris un peu d’aplomb; mais cette visite d’un quart d’heure a laissé
-dans mon esprit l’impression d’un cauchemar atroce. Le prince me demanda
-quels étaient mes professeurs de poésie à l’École polytechnique, et
-Zémire si nous ne comptions pas faire bientôt une nouvelle révolution.
-Je sortis comme un idiot. L’un et l’autre m’engagèrent poliment à
-réitérer ma visite. Mais la honte me retint plus de trois mois. Je me
-sentais trop ridicule, et puis (faut-il l’avouer?) je craignais d’avoir
-fait une bassesse en touchant la main de mon rival. Tous les dimanches,
-tous les mercredis, tous les jours de sortie, j’allais au boulevard des
-Italiens et je passais sous le balcon de Zémire. Une fois, je la vis à
-sa fenêtre, et je cachai ma figure dans mon manteau; une autre fois, je
-la rencontrai presque en face, et je m’enfuis comme un voleur.
-
-Au commencement de février, cent affiches dispersées dans Paris
-annoncèrent un grand bal au profit de l’Association des artistes. Le nom
-de Zémire figurait en dernier, suivant l’ordre alphabétique, sur la
-liste des patronesses. Je perdis plusieurs journées à le lire et à le
-relire. Ce plaisir innocent disait plus à mon cœur et coûtait moins à ma
-bourse que les grogs du Café hollandais.
-
-A la fin, je me persuadai que si je ne retournais pas chez Zémire, elle
-expliquerait mon abstention par des motifs d’ignoble économie. Je pris
-un grand parti: j’avais vingt francs; je résolus d’aller, d’un air
-indifférent, chercher un billet chez elle. Le reste de la somme me
-paraissait plus que suffisant pour lui envoyer un bouquet le jour du
-bal. Sacrifice d’autant plus généreux, selon moi, que le bal se donnait
-un samedi, et non pas un jour de sortie.
-
-Je m’armai de courage, et, après avoir fait une ou deux lieues à pied
-sur le boulevard des Italiens, je montai chez elle. Dans l’escalier, je
-tâtais encore ma poche pour m’assurer que l’argent y était bien. Elle me
-reçut amicalement dans sa chambre à coucher; nulle trace de prince.
-J’avais préparé pour la circonstance un petit discours sans affectation,
-mais elle me coupa la parole au premier mot, prit une grande enveloppe
-et en tira une énorme liasse de billets roses. Il y en avait tant que je
-n’osai jamais n’en demander qu’un seul. Je mis sur la cheminée mes
-quatre pièces de cent sous (l’or n’était pas encore inventé).
-
-«Vous n’en prenez que deux?» me dit-elle avec une petite moue.
-
-J’aurais donné mes épaulettes à venir pour avoir le moyen de payer la
-liasse entière. Je balbutiai une excuse, et je m’enfuis comme un voleur.
-J’avais honte d’être pauvre; je me croyais déshonoré à ses yeux. Coûte
-que coûte, il fallait sortir d’une situation si fausse. J’empruntai
-vingt francs le matin du bal, et j’envoyai au boulevard des Italiens un
-bouquet magnifique, avec ma carte.
-
-Le même jour, vers cinq heures, le portier de l’École me fit dire qu’il
-avait quelque chose à me remettre. C’était un carton à manchon. Je
-l’ouvris; j’y trouvai ma carte et mon pauvre bouquet, que j’écrasai du
-pied. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, j’avais congé; je
-courus chez Zémire. Elle rit aux éclats en me voyant entrer.
-
-«Eh bien! dit-elle, vos camarades se sont-ils un peu amusés à vos
-dépens?
-
---Pourquoi mes camarades?
-
---Mais lorsqu’on vous a rapporté vos camélias à la salle d’étude! Avouez
-que la farce était bonne et que je vous ai bien attrapé!»
-
-Je lui contai que sa cruelle plaisanterie m’avait frappé dans un coin, à
-l’écart de mes camarades.
-
-«C’est bien dommage, dit-elle. Je croyais que les autres se moqueraient
-un peu de vous.»
-
-Je me fâchai tout rouge, et plus j’y pense, plus il me semble que
-j’avais raison. Peut-être cependant allai-je un peu trop loin, car après
-avoir juré de ne la plus revoir, je lui donnai ma malédiction de jeune
-homme. Excusez-moi, je suis d’un sang méridional.
-
-
-III
-
-Dix ans plus tard, j’étais chef d’escadron au 37e d’artillerie, il n’y
-avait pas dans l’armée un officier supérieur plus jeune que moi. Les
-circonstances m’avaient servi; j’avais pris à moi seul, sans l’aide du
-génie, la ville de ***. Mon nom, tambouriné dans les journaux, avait
-obtenu pour six mois une célébrité européenne; personne ne doutait que
-je ne fusse du bois dont on fait les maréchaux de France. Une amourette,
-divulguée à mots couverts par mon ami P. de M. dans la _Revue des
-Deux-Mondes_, avait ajouté à ma gloire un élément romanesque. Bref,
-j’étais à la mode, et le succès (comme il arrive souvent) me rendait
-presque joli garçon.
-
-Moi, pas bête et bien portant, je tenais l’occasion par les cheveux, et
-je n’avais garde de lâcher prise. J’allais partout où l’on s’amuse; je
-montrais ma figure aux Parisiennes de tout rang et j’empochais à bel
-amour comptant la monnaie de mes victoires. On me montrait au doigt:
-voilà le fameux Brosse, l’officier d’avenir, le galant chevalier, le
-preneur de femmes et de villes, Brosse Poliorcète, qui vient d’apporter
-à Paris les clefs de *** sur un plat d’or!
-
-Un soir, au bal de l’Opéra, tandis que les pékins ne se gênaient pas
-pour me nommer tout haut au passage, un domino de satin noir, masqué
-d’une quadruple dentelle, se retourna vivement, me regarda en face et
-prit mon bras.
-
-«Bonsoir, vainqueur!»
-
-A ces deux mots, je reconnus la voix de Zémire. Elle soutint avec
-beaucoup d’aplomb que je la prenais pour une autre; mais je ne démordis
-pas de mon idée pendant un bon quart d’heure qu’elle me promena dans les
-couloirs. Impossible de l’entraîner jusque dans ma loge! Après m’avoir
-lancé une espèce de déclaration ambiguë, elle me glissa des mains comme
-une anguille (une anguille un peu forte) et disparut.
-
-Je m’informai d’elle au Helder; on me dit qu’elle avait des rentes;
-quelque chose comme la solde de dix généraux de brigade à manger par an.
-Cette gaillarde-là avait fait autant de tort à la Russie que les canons
-de Pélissier. Enfin! chacun son lot! Je tournai la girouette ailleurs et
-je n’y repensai plus de trois mois.
-
-Mais la veille du bal des artistes, je reçus un coupon d’une place dans
-la loge 19, avec ces mots écrits sur l’angle: «Prends et comprends.» Je
-n’y compris rien du tout, mais je pris bien la chose.
-
-J’endosse l’habit noir numéro un, enrichi de l’arc-en-ciel de mes
-ordres, et, sur le coup de minuit et demi, je ne fais qu’un bond du
-Helder à l’Opéra-Comique. Il gelait à fendre le bitume, mais j’avais une
-pelisse de renard. La pelisse au vestiaire, j’ouvre la tranchée devant
-la loge 19 et j’entre sans coup férir. Garnison, néant: j’étais en
-avance. M’aurait-on joué un tour? Il n’y a point d’apparence. Une farce
-de deux cent cinquante francs, on n’en fait guère à Paris dans ces
-prix-là. En attendant, je regarde la salle, qui était superbe. Les plus
-belles actrices de Paris, Rachel même, enfin tout!
-
-Pendant que je flânais de l’œil et que les lorgnettes des autres loges
-commençaient à dévisager votre serviteur, ma porte s’ouvre et voilà
-Zémire en personne.
-
-Elle était encore bien; un peu trop forte, je vous ai dit; l’amour
-engraisse les femmes; c’est comme le cheval pour les officiers. Elle
-s’était un peu barbouillé la figure, mais elle rougissait sous le
-plâtre; sa voix tremblait. Elle était émue, ma parole d’honneur!
-
-Elle m’en dit très-long: qu’elle avait été ingrate, qu’elle avait
-méconnu mon amour, que j’avais une belle occasion de me venger en
-méprisant le sien; que j’étais un jeune homme et elle bientôt une
-vieille femme; mais qu’elle avait du sentiment à mon service comme on
-n’en a jamais rencontré dans les pays chauds.
-
-Pendant ce temps-là, s’il faut l’avouer, je ne faisais pas trop le
-cruel, et je me laissais prendre les mains dans le petit salon. Elle
-resta plus de trois heures à me faire la cour; c’était nouveau, c’était
-flatteur, et même, tranchons le mot, c’était bon.
-
-Finalement, elle me conte qu’elle veut tout quitter pour moi et monter
-derrière mon char comme une esclave. S’il y avait eu un notaire dans la
-salle, je crois, diable m’emporte, qu’elle m’épousait d’assaut. Je ne
-disais ni oui ni non, mais je prenais mes petits à-compte.
-
-Voilà que le bal tire à sa fin, quand je me croyais encore au
-commencement; les loges se vidaient, les diamants filaient comme des
-étoiles dans une nuit d’août. Je rêve un dénoûment et j’offre un potage.
-
-«Non, dit-elle; vous ne m’aimez pas encore assez. Je veux vous faire la
-cour et détruire un à un tous les mauvais sentiments qui vous restent
-contre moi.» Bref, il est convenu que j’irai, huit jours durant, me
-faire courtiser de deux à quatre. Le jeu me paraissait plus amusant
-qu’un whist; j’accepte. En attendant, elle veut me reconduire chez moi,
-dans une grande voiture de Brion qu’elle avait à l’année. Je lui fais
-observer que je loge à Vincennes. N’importe! j’étais flatté, réellement
-flatté, qu’elle fît tant de chemin pour moi.
-
-Elle s’enveloppe de ses fourrures, et nous descendons, bras dessus, bras
-dessous; elle était fière de me montrer au peuple des escaliers, mais je
-n’y voyais pas grand mal. En passant devant le vestiaire, je songe à ma
-pelisse, mais le monde nous poussait, il aurait fallu attendre et
-surtout la faire attendre; d’ailleurs vous devinez que je n’avais pas
-froid; enfin la dame avait de la zibeline pour deux; j’escalade le
-marchepied, et en route!
-
-Je ne vous raconterai pas notre voyage jusqu’à la barrière du Trône,
-mais vous pouvez croire que je ne perdis pas mon temps. Zémire fut aussi
-chatte qu’une femme peut l’être sans dire son dernier mot. Ces trois
-quarts d’heure-là sont marqués parmi les meilleurs de ma vie.
-
-Mais en arrivant à la barrière, elle devint rêveuse; elle me dit qu’elle
-portait sur elle pour cent cinquante mille francs de diamants, que son
-cocher était nouveau, qu’elle ne le connaissait pas assez pour en être
-bien sûre, qu’elle craignait de revenir toute seule, à la merci de cet
-homme, depuis Vincennes jusqu’à Paris. Enfin elle me proposa
-délicatement de me déposer sur la route! Je fus tellement étourdi du
-coup, que je me laissai débarquer dans la neige. Zémire me serra dans
-ses bras, me fit promettre qu’elle me verrait le lendemain, et me voilà
-trottant sur Vincennes dans mon bel habit noir, par un froid de douze
-degrés.
-
-J’arrivai transi à ma chambre, et je fis une maladie de six mois. Mais
-je considère cet accident comme un des plus heureux de ma vie, car sans
-ma pleurésie du bon Dieu je me serais remis à aimer cette drôlesse-là.
-
-
-
-
-LE POIVRE.
-
-
-Il y a bien vingt-cinq ans de cela; mes cheveux étaient noirs et les
-siens... Ah! monsieur! la jolie petite tête blonde! Notre fils le
-lieutenant était à peine une vague espérance; nous l’appelions Rosine
-entre nous, car nous ne voulions qu’une fille.
-
-Nous étions mariés depuis trois mois, bientôt quatre; inutile d’ajouter
-que nous nous adorions comme on ne sait plus aimer aujourd’hui.
-
-Je dois vous avouer que mon beau-père, le marquis, ne m’avait pas
-précisément jeté sa fille à la tête. Il ne me trouvait pas d’assez bonne
-maison, quoique morbleu!... mais n’importe. C’était bien le meilleur
-homme et le plus doux de la terre. Il grondait du matin au soir contre
-sa femme et contre Irène, mais Irène et la marquise le menaient à
-grandes guides, c’est-à-dire par le bout du nez. Un nez bourbonien,
-fabriqué à souhait pour ce genre d’exercice. Bref, après avoir parlé
-vingt fois de me passer sa lame au travers du corps (et il était homme à
-le faire), ce scélérat d’émigré m’avait donné sa fille et son cœur avec;
-il m’adorait. Je vois encore les deux grosses larmes qui coulaient sur
-ses longues joues lorsqu’il nous dit adieu après les noces en nous
-donnant sa bénédiction paternelle: une vieillerie passée de mode
-aujourd’hui! Je lui trouvai l’air si drôle, mais si drôle que ma figure
-se contracta comme si j’allais éclater de rire et que je me mis à
-pleurer comme un sot.
-
-En ce temps-là, il y avait encore des diligences, et vous aurez beau
-dire, on ne s’ennuyait pas à deux sur la grand’route, quand on avait eu
-soin de retenir tout le coupé. Irène voulait voir la Suisse et l’Italie:
-je lui fis faire un petit voyage artistique et sentimental dont une
-princesse se serait léché les doigts. Tout l’été y passa; le bon vieux
-père et la marquise nous écrivaient partout où la poste avait ouvert
-boutique; et des tendresses, des attentions, des conseils! «Chers
-enfants, soyez sages; évitez les brigands; craignez les courants d’air
-dans la montagne; Henri, ménagez-la.» Bonnes gens! braves gens! On n’en
-fait plus comme eux, et ils sont trop loin d’ici pour que j’aille leur
-dire quelle amitié, quel culte, nous leur gardons au fond du cœur.
-
-J’avais promis solennellement de leur ramener Irène en septembre. Le
-marquis tirait encore sans lunettes et il arpentait la plaine comme pas
-un, sur ses jarrets de soixante ans. La chasse ouvrait le 4 en Lorraine,
-nos logements étaient préparés là-bas, la marquise nous écrivait: «Je
-vide le château pour meubler votre pavillon.» Mais comme Irène était un
-peu fatiguée du voyage et comme il nous restait cent bonnes lieues à
-faire, je décidai que nous nous reposerions un jour à Paris.
-
-La diligence nous déposa le 1er septembre, à cinq heures du matin, dans
-la cour des messageries. Il fallut éveiller l’enfant qui dormait entre
-mes bras, dans mon manteau. Le manteau! encore une chose que vous avez
-supprimée sans la remplacer. L’enfant, c’était Irène; elle avait l’air
-d’une petite fille de quinze ans, quoiqu’elle en comptât vingt sonnés,
-et les aubergistes lui avaient dit mademoiselle tout le long du chemin.
-Moi, je l’appelais l’enfant; aujourd’hui, qu’on fait tout à l’anglaise,
-on dirait _baby_. Elle, elle m’appelait _petit mari_; j’avais pourtant
-déjà cinq pieds six pouces, car je n’ai pas grandi depuis l’âge de
-trente ans. Elle disait cela si gentiment, en effaçant l’_r_, et d’une
-petite voix si douce que je me sentais presque aussi père que mari.
-
-Nous voilà donc sur le pavé, vers le milieu de la rue Montmartre, elle à
-peine réveillée, moi pas mal ahuri du bruit des roues, qui me grondait
-encore dans la tête, et sans savoir où prendre gîte, car nous n’avions
-pas encore d’installation à Paris. Les malles étaient déjà sur le fiacre
-et je ne savais pas quelle adresse d’hôtel j’allais donner au cocher.
-
-«Mais, dit-elle en ouvrant ses grands yeux, si nous allions rue de la
-Victoire!
-
---Rue de la Victoire? chez ton père?
-
---Certainement, puisqu’il n’y est pas. Le concierge a les clefs, nous
-serons mieux qu’à l’hôtel. D’abord, moi, j’ai mille choses à prendre, et
-puis, je serai si contente de revoir la maison!
-
---Au fait! et moi aussi. Cocher, rue de la Victoire!»
-
-Le marquis passait là cinq ou six mois d’hiver. Il occupait un premier
-étage assez modeste avec remise et écurie; cela valait alors deux mille
-francs de loyer, qui font six mille francs d’aujourd’hui. Aux approches
-de la maison, mon cœur battit par habitude. J’avais si souvent fait le
-pied de grue sur ces trottoirs! Je m’étais arrêté tant de fois pour me
-donner une contenance, devant le pharmacien, devant le marchand de
-meubles et le miroitier! A cinq heures du matin, les volets changent
-bien la physionomie des boutiques: je ne m’y reconnaissais plus.
-
-La porte cochère était ouverte; on voyait au fond de la cour un
-domestique en tenue du matin: figure inconnue. Le concierge dormait sur
-la foi des traités; ses deux fils, bambins de huit à dix ans, jouaient à
-balayer l’escalier: éducation professionnelle. Ils me parurent
-très-jolis, ces petits concierges en herbe; les figures d’enfants
-commençaient à m’intéresser. L’un d’eux courut prendre les clefs du
-premier étage, tandis qu’un pauvre diable affamé, comme il en sort le
-matin entre les pavés de Paris, chargeait nos malles sur ses épaules.
-Celui-là, grâce à Dieu et à ma chère petite Irène, a pu faire un bon
-déjeuner.
-
-Me voyez-vous montant avec elle ce terrible escalier dont chaque marche
-me rappelait une espérance, une crainte, une angoisse? Ce passé tout
-récent me semblait vieux de dix années. Je ne m’étais pourtant pas
-ennuyé pendant les quatre derniers mois, oh non! mais le temps me
-paraissait long parce qu’il avait été plein. Aujourd’hui (expliquez cela
-si vous pouvez), il me semble que les vingt-cinq ans de mon bonheur ont
-été rapides comme un rêve. Je n’en ai pas joui, sacrebleu! Je demande à
-recommencer.
-
-Elle ouvrit elle-même, avec la petite clef, la porte de l’antichambre.
-Un encombrement à faire peur: dix gros paquets de toile grise, cousus de
-ficelle et noués aux coins... Que diable est-ce que cela?
-
-«Mais, dit-elle en riant, c’est notre linge de maison. Tu ne reconnais
-pas mon trousseau, _gros bête_?» Gros bête était un mot de tendresse
-qu’elle répétait souvent, et qui me donnait toujours envie de
-l’embrasser. C’est que le ton fait la chanson, voyez-vous. Quant à ce
-fameux trousseau, il remplissait encore cinq ou six caisses de bois
-blanc à charnières; on me l’avait fait admirer un beau soir et je n’y
-avais remarqué qu’une profusion de faveurs bleues, rouges et violettes,
-nouées assez gentiment et attachées par un million de petites épingles.
-La lingerie n’est pas mon fort.
-
-Nous entrons dans la salle à manger: c’est là que j’ai fait jadis
-l’admiration de la famille par une sobriété trop naturelle, hélas! «Vous
-avez donc un appétit d’oiseau?» disait la bonne marquise. Le fait est
-que j’avais l’estomac serré dans un étau; rien ne passait. Les rideaux
-sont décrochés; la table sans rallonges et réduite à sa plus simple
-expression est passablement poudreuse; nous y trouvons un tas de cartes
-de visites (la réponse à nos billets de faire part), et une lettre de
-décès datée du surlendemain de notre mariage. C’est un parent éloigné
-qu’Irène connaissait peu. Je parcours les noms machinalement, pour
-prendre un aperçu de ma nouvelle famille, et je m’aperçois que ma femme
-est encore inscrite sous le nom de Mlle Irène de V! Deux jours après la
-noce!... Mais il faut passer quelque chose à des parents si éloignés. Le
-lustre est dans un sac; le beau buffet de noyer et d’ébène surmonté des
-armes du marquis, nage dans la poussière. Les pièces d’argenterie qui le
-faisaient craquer sous leur poids sont parties pour la campagne; il ne
-reste qu’une cave à liqueurs oubliée par mégarde et ouverte par un
-heureux hasard. Les bambins montent de l’eau, nous pourrons faire un
-grog, et j’ai soif.
-
-Voici le grand salon où nous avons signé le contrat au milieu d’une
-brillante assemblée. Quelle fête! Le lustre, les candélabres, les
-appliques, tout était en feu. Et les diamants des femmes! J’en avais mal
-aux yeux, parole d’honneur. Le meuble était de bois doré et de
-brocatelle bouton d’or. Aujourd’hui, tout est voilé de housses grises;
-les consoles sont ficelées dans du papier de journal; il n’y a pas
-jusqu’aux pincettes qui ne soient entourées de papier comme un manche de
-gigot. Le tapis de moquette rouge et les rideaux bouton-d’or, en paquet
-dans la percale; l’encadrement des glaces s’éteint ici sous un lambeau
-de gaze, là sous un chiffon de papier. Les persiennes sont fermées, le
-jour est terne, on sent le froid. Nous entrons dans le petit salon
-intime où j’ai fait ma cour à Irène. C’est là qu’elle éternisait par des
-miracles d’industrie mes bouquets quotidiens. Elle en fait durer un
-toute une semaine; qu’en dites-vous? Elle ouvre un petit meuble et me
-montre trente fleurs étiquetées et datées dans trente feuilles de papier
-blanc. J’apprends ainsi que la chère petite a gardé un échantillon de
-tous les bouquets qui lui sont venus de moi. Mais les pauvres fleurs ne
-sont pas seulement fanées; elles ont moisi. Allons! les souvenirs se
-conservent mieux dans le cœur que dans le papier, décidément. Irène
-ferme le petit meuble en bois de rose et me montre en riant un bureau
-dont le velours est couvert de poivre en grains. Ce bureau, c’est toute
-une histoire. Un jour que la marquise nous gardait en achevant je ne
-sais quelle tapisserie, Irène prit un crayon et voulut me tracer le plan
-du château de V. Elle s’embrouilla tant et si bien dans ses dessins et
-dans ses explications que la mère vigilante s’endormit une minute. Ah!
-la jolie, l’aimable, et la précieuse minute! Elle valait son pesant
-d’or!
-
-Mais pourquoi ce poivre répandu sur le velours incarnat? Elle m’apprend
-que le poivre a la vertu de chasser les bêtes. Je remarque en effet que
-les meubles, les paquets, les housses, tout est saupoudré de grains
-noirs. Et tout en regardant une pile de tableaux et de portraits de
-famille, j’éternue du haut de ma tête. «C’est le poivre!» dit-elle, et
-nous rions.
-
-Elle avait alors trente-deux petites dents si jolies, un timbre de voix
-si frais et si doux que le rire semblait inventé pour elle. Aussi je
-vous réponds qu’elle s’en donnait à cœur joie. Et elle n’était jamais
-seule à rire quand je me trouvais là.
-
-Les enfants du portier sont descendus depuis longtemps, la porte est
-refermée, nous sommes bien chez nous, et la preuve c’est que nous nous
-embrassons tout en courant. Il y avait si longtemps que nous n’avions
-été à nous! Presque une demi-heure! Elle me montre sa jolie chambre, la
-même où j’ai pénétré pour la première fois après la messe du mariage,
-tandis que ma chère petite achevait ses préparatifs de départ. Je me
-souviens que ce jour-là, saisi d’une étrange émotion devant toutes ces
-choses innocentes et blanches, j’ai mis furtivement un genou en terre et
-baisé les rideaux du petit lit virginal. Aujourd’hui, les rideaux du lit
-et des fenêtres sont en tas dans un coin, avec du poivre dessus. Les
-matelas et les oreillers sont semés de poivre; on y a mis par-dessus le
-marché deux ou trois cadres et une chaise. Hélas! Hélas!
-
-Elle prend la chaise et s’assied; la pauvre chérie tombe de fatigue. Je
-veux qu’elle se mette au lit; elle ne dit pas non, mais elle prétend que
-je suis encore plus las qu’elle, car elle a dormi en voiture, et j’ai
-passé la nuit à la bercer. J’avoue que deux heures de sommeil feraient
-assez bien mon affaire, mais où dormir? Dans sa chambre? Impossible. Un
-lit est toujours assez large, mais le sien ne serait jamais assez long
-pour mes jambes de sept lieues. Nous pénétrons alors dans la chambre du
-bon marquis: plus de rideaux, un lit tout nu; on n’aperçoit le long des
-murs que des cordons de sonnettes; le poivre craque sous nos pieds. On
-serait bien là, j’en suis sûr, mais où trouver des draps? Toutes les
-armoires fermées, les clefs sont en Lorraine, c’est trop loin. «Et mon
-trousseau!» dit-elle. Et de rire.
-
-Nous retournons à l’antichambre: j’éventre l’un après l’autre tous les
-ballots. Je trouve des serviettes, des torchons, les tabliers de la
-cuisinière, de la femme de chambre, du domestique, tout excepté des
-draps. Enfin je crie victoire, elle accourt et se moque de moi: j’étais
-tombé sur les nappes damassées! Mais pourquoi pas? On prend deux nappes
-et nous courons faire le lit. Elles sont trop courtes, ces nappes; il en
-faudrait quatre. Elle retourne à la source et revient en riant plus
-fort: elle a trouvé toute seule un drap de toile écrue, un peu grosse,
-un peu rude; un drap de domestique, mais assez grand pour couvrir les
-maîtres. Là-dessus, nous secouons le poivre de la couverture et voilà le
-lit fait. Nous trottons à travers le poivre jusqu’au cabinet de toilette
-de la marquise, et après vingt allées et venues, vers sept heures du
-matin nous finissons par nous mettre au lit. La pauvre enfant devait
-être à demi morte; quant à moi, j’étais sur les dents.
-
-«Petit mari, me dit-elle en posant sa jolie tête sur l’oreiller, je ne
-suis plus fatiguée du tout.»
-
-
-
-
-L’OUVERTURE AU CHATEAU.
-
-
-Retraites, 3 septembre, 10 heures du soir.
-
-Je ne sais pas si c’est le café, ou la chartreuse, ou tout bêtement la
-fatigue, mais il n’y a pas moyen de fermer l’œil. Tous ces gaillards-là
-sont couchés depuis une heure; les ronflements du grand ami ébranlent la
-cloison de ma chambre; l’ami joli qui dort au-dessus de ma tête souffle
-des pois à plein boisseau; le seigneur des Retraites, notre hôte, n’a
-pas dû longtemps causer avec Madame, car la pauvre petite femme avait
-marché quatre heures dans les labourés, et n’en pouvait plus: ses
-longues paupières brunes tombaient à chaque instant sur ses beaux yeux,
-comme des stores dont la corde a cassé.
-
-Nous n’avons pourtant pas fait des étapes de dix lieues, mais lorsqu’on
-s’est dorloté neuf ou dix mois dans les fauteuils, les divans et tout le
-capitonnage de ce siècle avachi, on devient plus sensible au mal
-physique. La civilisation moderne a pris de telles précautions pour
-supprimer la fatigue; les voitures et la vapeur remplacent si
-avantageusement nos jambes, les machines font si bien la besogne de nos
-bras, qu’une jolie promenade en plaine et quelques bourrades de fusil
-contre l’épaule laissent une courbature au gaillard le mieux bâti. C’est
-ce qui maintiendra toujours une distance respectueuse entre l’armée et
-la garde nationale.
-
-Mon vieil ami Eude de Granfort est venu nous prendre hier à la gare
-de... Il s’est donné l’an dernier un magnifique omnibus vert attelé en
-poste; l’habit de postillon, vert et rouge, rehausse la bonne mine du
-cocher et donne à l’équipage un petit air de fête.
-
-Tout le monde a été exact au rendez-vous. Ce n’est pas la première fois
-que nous faisons l’ouverture ici, ni la deuxième, ni même la vingtième.
-Voyons: en quelle année avons-nous mangé nos derniers haricots, à la
-pension Durand? C’était pardieu en 1838. Granfort venait d’hériter de
-son père, le lieutenant général. Nous étions ses inséparables,
-Balézieux, d’Anglure et moi, et nous pressentions tous, avec une
-certaine mélancolie, que la vie allait nous séparer pour longtemps. «Mes
-amis, dit le bon Eude, jurons que tous les ans, quoi qu’il arrive, nous
-ouvrirons la chasse aux Retraites!» On jura. Le plus beau de l’affaire,
-c’est qu’en ce temps-là aucun de nous n’avait encore chassé! Ah! les
-jolis fusils neufs! Et les bons chiens de fantaisie, achetés, sans
-garantie du gouvernement, sur le quai de la Ferraille! L’album de
-chasse, doré sur tranche et illustré de dessins grotesques, a conservé
-la mémoire de nos premiers exploits: on tua un corbeau le 1er septembre,
-et le 2 un lièvre gîté. Le 3, je fus roi de la chasse! J’avais massacré
-un lapereau sans défense et un pouillard sortant du nid. Malgré la
-modestie de ces débuts, nous sommes tous devenus des chasseurs mieux que
-passables; Eude surtout, qui vit six mois dans ses terres.
-
-Les circonstances nous ont dispersés, comme on le prévoyait trop.
-Balézieux, le grand ami, est receveur dans le Midi; d’Anglure, l’ami
-joli, est juge au tribunal de la Seine; toujours joli, du reste, et plus
-homme du monde que jamais. Sa robe ôtée, il monte à cheval dans la cour
-du Palais, et fait un tour au bois de Boulogne. Moi, je suis maître de
-forge, et le moins fortuné des quatre; vous savez que la partie ne va
-pas fort. Enfin!
-
-Mais j’aime à constater que depuis 1838 aucun de nous n’a manqué à
-l’appel; aucun n’est arrivé plus tard que l’ouverture; aucun n’a pris
-congé avant le 30 septembre. Est-ce gentil, cela? Nous passons
-quelquefois la moitié de l’année sans nous voir et sans nous écrire;
-n’importe. On sait que tous les cœurs sont solides au poste, et qu’on
-retrouvera, à un moment donné, la chaude poignée de main et la vieille
-camaraderie du collége. Eude nous écrit régulièrement le 20 août pour
-nous rafraîchir la mémoire; on ne répond pas; on accourt.
-
-Cette année-ci, l’invitation n’était pas de luxe. Notre ami s’est marié,
-et, hier encore, nous ne connaissions pas sa femme. Il a passé la lune
-de miel en Italie; il était encore à Naples au milieu d’août; nous avons
-pu croire un instant qu’il nous avait oubliés; mais non.
-
-
-I
-
-Le château des Retraites est célèbre dans le département; on n’a pas
-fait grand’chose de mieux sous Louis XIII. Brique et pierre, le style de
-la place Royale. Un grand bâtiment de hauteur modérée, tout en long;
-vingt-cinq fenêtres de façade. Au milieu, deux étages coiffés d’un
-fronton, puis à droite et à gauche, un simple rez-de-chaussée surmonté
-d’une terrasse; aux deux bouts, pour terminer, deux jolis pavillons
-octogones. Toutes les dépendances, écuries, remises, etc., sont
-invisibles, cachées soigneusement dans des massifs épais. Le parc a été
-refait à la mode anglaise: pelouses, blocs de verdure, corbeilles de
-fleurs, tout à la grande et par masses. Ces scélérats de vieux nobles,
-qui ont toujours demeuré à la même place, possèdent naturellement des
-arbres séculaires qu’un parvenu n’aurait à aucun prix.
-
-La pièce que j’aime le mieux dans la maison, c’est le vestibule. Rien de
-plus simple et de plus grandiose à la fois. Des armes, des trophées de
-chasse, un escalier seigneurial qui monte aux appartements du premier
-étage, des escabeaux de chêne à foison, une table chargée de flacons, de
-journaux et cigares: voilà tout l’ameublement et la décoration. Les
-vieux amis ont pris en affection ce paradis dallé de marbre; on s’y
-réunit avant le repas; on y prend l’absinthe au retour de la chasse, et
-le café au sortir de table. Deux grandes ouvertures vitrées laissent
-voir, à droite et à gauche, deux paysages du parc. Les portes
-intérieures conduisent d’un côté à la salle à manger, à la bibliothèque,
-au cabinet de ce cher Eude, aux offices et à la cuisine; de l’autre, à
-la salle de billard, aux deux salons et au pavillon des vieux amis.
-
-La salle à manger est toute en bois sculpté; le plafond même se découpe
-en caissons dans des poutres de vieux chêne. Je reconnais toujours sur
-les dressoirs, au milieu d’un capharnaüm de trésors artistiques, un
-vieux plat du Japon qui semble me regarder. C’est l’unique survivant
-d’un service splendide, presque royal, que nous avons massacré en 1838.
-Quels gamins! Nous prenions nos dernières vacances. Je me suis accordé
-quelques congés depuis ce temps-là, mais je n’ai jamais pu retrouver
-cette sécurité parfaite, cette liberté d’esprit, cette insouciance de
-l’avenir, qui donne tant de prix aux vacances du collége.
-
-Le petit salon est blanc de la tête aux pieds, sauf les rideaux et
-l’étoffe des meubles: boiserie blanche jusqu’à la corniche
-inclusivement; le bois des fauteuils et des canapés est d’un blanc mat.
-Les draperies, sur un fond blanc, étalent des guirlandes de grosses
-fleurs exotiques: c’est une perse ancienne, imprimée sur toile.
-
-Il n’y a pas un atome d’or sur les murs du grand salon: phénomène à
-noter; cette simplicité de bon goût devient de jour en jour plus rare.
-La boiserie est marquetée de chêne tantôt clair, tantôt noir, sculpté
-par-ci, poli par-là. Les portraits de famille encastrés dans la boiserie
-sont à l’abri du déménagement; il faudrait démolir la maison pour les
-changer de place. Les miroirs biseautés font corps avec la muraille; on
-devine à tous les détails que le fondateur du château se sentait chez
-lui, et qu’il ne prévoyait pas l’invasion d’une autre famille. Les armes
-des Granfort sont sculptées dans le marbre de la cheminée, comme elles
-sont gravées sur l’argenterie, fondues en plomb sur la toiture et
-découpées dans la tôle des girouettes. Je veux bien reconnaître un peu
-de vanité dans cette répétition du même motif; mais j’y trouve surtout
-la foi dans l’avenir, la confiance énergique du propriétaire qui dit:
-«Ni moi, ni mes enfants, ni les enfants de mes enfants ne délogerons
-d’ici. Nous aurons éternellement des héritiers mâles pour garder ce
-château, ce nom et ces armes; nul de nous ne fera la sottise et
-l’impiété de vendre un patrimoine si solidement marqué, pour acheter des
-perles à Nana.» Voilà pourtant à quoi on s’engage lorsqu’on fait peindre
-ou sculpter des armoiries dans son salon! La voûte (sans armoiries) est
-d’un beau bleu d’azur, découpée en losanges par des moulures de chêne.
-Aux six fenêtres pendent des rideaux de velours rouge sous des
-lambrequins importants, d’un grand style et d’une richesse somptueuse.
-
-Le mobilier est imperceptiblement bric-à-brac, suivant une mode qui
-commence à prendre. Le lustre et la garniture de cheminée sont du Louis
-XVI le plus pur; il y a deux gerbes de bronze modernes, à vingt bougies
-chacune, dans deux vases de vieux Chine sur une admirable console Louis
-XIV. Les canapés et les fauteuils sculptés sous Louis XVIII, hélas! et
-solidement dorés, sont couverts des plus fines tapisseries de Beauvais.
-Les dossiers représentent des bergeries à poudre et à paniers; les
-siéges sont remplis par des animaux fort agréables et même, si je ne me
-trompe, légèrement poudrés. Ce n’est pas une collection assortie chez
-les marchands de curiosité, mais un tout homogène, commandé pour le
-château et conservé sans réparation jusqu’à notre époque. Pourquoi
-diable a-t-on refait les bois de ce beau meuble dans le goût pesant et
-gourmé de 1818? Je ne suis pas assez versé dans la science des
-commissaires-priseurs pour cataloguer les bibelots français et étrangers
-qui égayent cette grande pièce, mais, en principe, j’aime les mobiliers
-de pièces et de morceaux. Pourquoi? Parce qu’on ne les achète pas tout
-faits; parce que le propriétaire y a dépensé du temps, du goût, des
-recherches, du mouvement, de la patience, monnaies plus rares et plus
-précieuses que ce gros imbécile d’argent. Ajoutez que la variété des
-objets éveille en nous une certaine variété d’idées. Lorsque j’entre
-dans un salon meublé en bloc par le tapissier, l’idée d’ordre et
-d’uniformité me saisit et m’attriste. Pour peu qu’avec cela les tapis
-soient moelleux, les draperies riches et le meuble neuf, mon esprit se
-rappelle que tout cela a dû coûter cher, que je ne pourrais pas dépenser
-tant d’argent sans me gêner pour dix-huit mois; que les affaires vont
-mal, et cent autres choses mélancoliques. Dira-t-on que c’est jalousie
-ou petitesse d’esprit? Non, car un mobilier intelligent et divers, comme
-celui des Retraites, ne m’attristera jamais, valût-il un million et
-fussé-je cent fois plus pauvre que je ne le suis.
-
-Une boîte à ouvrage, une tapisserie sur le métier, un sac de bonbons à
-moitié vide et quelques autres jolis détails ajoutent une expression
-nouvelle à la physionomie du salon. On y respire ce parfum que ni Rimmel
-ni Atkinson n’ont encore songé à mettre en bouteilles: _odor di
-femmina_! Nous y laissions entrer les chiens en 1838, et ces beaux
-appartements conservaient tout l’automne une vague odeur de chenil.
-
-La jeune comtesse de Granfort, je peux le confesser aujourd’hui, m’a
-fait passer en mai quelques nuits blanches. Les vieilles amitiés sont
-jalouses; on n’apprend pas sans un certain émoi qu’un camarade de trente
-ans s’est mis en puissance de femme. Il est rare que le mariage n’isole
-pas un homme, au moins pour quelques années. C’est une nouvelle
-intimité, plus absorbante, et qui fait oublier les anciennes. Nos
-maîtresses ne sont qu’un lien de plus entre nous, d’autant plus qu’on
-les partage. Les vieux amis avaient donc un peu porté le deuil du bon
-Eude, quand on l’avait su marié. Une jeune femme que l’on ne connaît pas
-apparaît de loin comme un joli monstre. Je parle en vieux garçon, mais
-tant pis! on parle comme on est. La nouvelle comtesse pouvait être
-dévote, avare, acariâtre, orgueilleuse, ou tout simplement trop mondaine
-pour nous.
-
-Eh bien, non! C’est une bonne et brave petite personne. Pas si petite:
-elle a presque la taille de son mari, qui est un homme moyen. Taille
-svelte et bien prise; les extrémités allongées, l’œil noir, les sourcils
-nets, le nez droit, la bouche un peu grande, mais étincelante de
-fraîcheur; le front haut, les cheveux bleus. Rien de plus cordial et de
-plus hospitalier que son sourire: elle nous a tendu les deux mains avec
-la franchise d’un bon garçon. «Messieurs les vieux amis, nous a-t-elle
-dit sous le vestibule, je compte que vous me permettrez d’être des
-vôtres, et que vous ne m’en voudrez pas de m’être installée chez vous.»
-Elle n’est ni dévote, ni bégueule, ni avare, ni trop pendue au cou de
-son mari. Hier soir, à dîner, elle a fait les honneurs en maîtresse de
-maison émérite. La cuisine était bonne, les vins choisis, le service
-plus que correct. Elle s’occupait de tout le monde au lieu de rester
-dans sa châsse, comme tant d’autres qui ont l’air de dire: admirez-moi!
-
-Pourquoi diable n’avons-nous jamais pensé à prendre femme? Eude a
-meilleure mine que nous; le mariage l’a rajeuni.
-
-Mme de Granfort a pris le café avec nous, sous ce fameux vestibule. Son
-exemple a entraîné les autres dames; il y a nombreuse compagnie au
-château: vingt-cinq personnes pour le moins. Tous gens choisis; j’ai
-remarqué surtout un capitaine de vaisseau d’une rondeur et d’une verve
-incroyables, et un conseiller à la cour de..., homme vraiment distingué
-par l’étendue et la variété de son esprit. Il a rempli longtemps les
-fonctions de juge d’instruction: voilà ce que j’appelle un métier de
-chasseur! Il connaît toutes les ruses du gibier et raconte ses campagnes
-avec une finesse, une simplicité, une justesse de ton qui m’ont laissé
-sous le charme. Sa femme, qui était ma voisine, a l’ampleur, la majesté,
-la grâce naturelle d’une reine de quarante-cinq ans. Elle est réellement
-belle et pas provinciale pour un liard; on trouve de ces femmes-là en
-province.
-
-J’ai admiré le courage de sept à huit belles personnes qui se sont
-enfumées tout un soir pour le plaisir de bavarder avec nous. Autant
-qu’il m’en souvient, l’odeur du tabac doit être insupportable à ceux qui
-ne fument pas eux-mêmes. Vous me direz qu’on s’acclimate au bout d’une
-heure ou deux, mais l’ennui de rapporter chez soi, dans ses cheveux,
-dans la robe et les dentelles, un parfum de cigare refroidi! Nous sommes
-des pourceaux et les femmes sont des anges; voilà la réflexion sur
-laquelle je me suis couché.
-
-
-II
-
-On nous a réveillés ce matin en nous servant la soupe du chasseur,
-accompagnée d’une mauvaise nouvelle. Il pleuvait, mais là, si fort,
-qu’il fallait rester au lit, ou chasser en pleine eau. Le mauvais temps
-ne nous eût pas arrêtés en 1838, mais on n’a plus vingt ans, on commence
-à se soigner; l’ami joli se plaint quelquefois d’une fraîcheur dans le
-bras gauche; moi, j’ai le gros orteil qui enfle, sans aucune raison
-apparente, deux ou trois fois par an. D’ailleurs, Mme de Granfort a dit
-hier au soir qu’elle comptait ouvrir la chasse avec nous. Elle s’est
-fait faire un amour de fusil, léger comme une plume, et un habit de
-chasse à faire crever Diane de dépit. Je médite ces raisons en ouvrant
-la fenêtre de ma chambre, puis je vois une échappée de bleu dans le ciel
-et je boucle ma guêtre gauche; puis le bleu disparaît, j’ôte la guêtre,
-et j’entre en chemise chez le grand ami qui a refermé ses volets et mis
-sa tête sous l’oreiller. Tout bien examiné, je me recouche et je dors
-mal, par livraisons de dix à quinze minutes, jusqu’au premier coup du
-déjeuner.
-
-Le ciel s’est éclairci. On se mouillera, c’est certain, mais on pourra
-chasser dans deux heures. Je m’habille en vieux chasseur: la culotte de
-toile, la blouse bleue, les gros souliers, les guêtres et tout. Cette
-toilette est admise au déjeuner: seulement, on mettra un tapis carré
-sous nos chaises pour protéger le parquet contre nos clous. Tandis que
-je mets la dernière main à ma toilette, j’entends au loin deux ou trois
-coups de fusil. Allons! la chasse est commencée en dépit du mauvais
-temps; nous n’en aurons pas l’étrenne.
-
-On s’est mis à table à onze heures. Voici la toilette adoptée ou
-inventée par Mme de Granfort: habit mousquetaire en drap bleu à boutons
-d’or, coutures piquées de soie jaune; jupe écossaise de plaid très-fort,
-plissée en fustanelle; jupon de cachemire rouge; souliers de cuir écru,
-guêtres de corde anglaise; cravate longue de foulard rouge; toque
-écossaise ornée d’une aile de perroquet rouge. Cette profusion de rouge
-m’effaroucherait un peu si j’étais gibier, mais elle fera bien dans le
-paysage.
-
-On déjeune toujours trop à la campagne; nous nous sommes mis en chasse
-vers une heure. Le temps était beau, décidément; à peine si nous avons
-reçu deux ou trois grains dans l’après-dînée. Chacun a pris son arme
-sous le vestibule et glissé dans sa poche une vingtaine de cartouches.
-C’est peu pour une ouverture, mais les porte-carniers qui nous suivront
-à distance se chargent d’un léger supplément. On passe par le chenil, où
-le plus beau concert salue notre arrivée. Les chiens courants, logés à
-part, donnent de la voix comme de beaux diables allongeant leurs belles
-têtes entre les grilles de fer. Pauvres bêtes! leur tour viendra, dans
-quelques semaines, quand le bois et le parc seront un peu éclaircis.
-
-Nous avons quatre chiens d’arrêt, dont une chienne: Mars, Tom, Phanor et
-Mouche. Mars et Tom sont deux animaux superbes, grands, forts et
-admirablement découplés. Le premier appartient à notre ami d’Anglure,
-qui l’a fait venir de loin et payé cher. En dépit de toutes les
-garanties qui assaisonnaient son passeport, ce Mars est un chien fou qui
-ne vaudra jamais grand’chose. Il se lance dans la plaine comme un
-écolier en vacances; il n’entend ni la voix, ni le sifflet; je crois
-même, entre nous, qu’il ne sent pas le gibier. Cependant il a fait un
-arrêt magnifique, à trois cents pas de son maître, et il s’est tenu
-ferme au poste avec la solidité quasi-militaire d’un _pointer_ anglais.
-Hélas! c’était une alouette!
-
-Tom, le chien du grand ami, est presque aussi enfant, mais c’est un
-enfant qui promet davantage. Son maître l’a pris au dernier moment, pour
-remplacer une admirable bête qui s’était fait couper en deux par un
-_express_. Mais un chasseur expert et résolu comme le grand ami
-dresserait un agneau, un chat, un lièvre même. Il s’est mis
-vigoureusement à l’éducation de Tom; il l’a cravaté d’une bande de cuir
-hérissée de clous à l’intérieur; à cet engin de répression pend une
-ficelle de dix mètres que Tom entraîne partout avec lui. Qu’il s’oublie
-un instant: le grand ami pose le pied sur la ficelle et les pointes du
-collier se font sentir. Tom est à bonne école, il se fera.
-
-Mon vieux Phanor a le profil vulgaire et la désinvolture épaisse d’un
-petit cochon noir. Il n’est ni grand ni beau; sa grosse tête, enfoncée
-dans les épaules, lui donne une vague ressemblance avec M. V., de
-l’Académie française. Mais il a le meilleur naturel du monde, une
-expérience de douze ans et, si j’ose le dire, une excellente éducation.
-Flair infaillible, quête lente et mesurée, arrêt ferme comme un roc; il
-a tout ce qui fait le bon chien de chasse, excepté les jambes. Il se
-fatigue vite, et au bout de cinq ou six jours, il demande vingt-quatre
-heures de repos.
-
-Quant à la petite Mouche, je suis forcé de lui rendre justice,
-quoiqu’elle ne m’appartienne pas: c’est un bijou. Elle est blanche,
-tachée de feu, mais blanche d’un blanc d’hermine, et proprette comme une
-servante de vieux curé. Ses formes sont sveltes, délicates, mignonnes,
-presque féminines; ses allures rendraient une chatte jalouse; elle entre
-dans une avoine ou dans un trèfle comme Mme de M. dans un salon. Elle
-arrête avec esprit: «Tiens, tiens! semble-t-elle dire en levant la
-patte, il y a des perdreaux céans? Perdreaux, mes bons amis, veuillez
-attendre un instant M. et Mme de Granfort, mes maîtres et les vôtres:
-leurs Seigneuries ont un compte à régler avec vous.» Lorsque la
-compagnie a pris son vol, elle lève la tête et dit: «Voyons! combien en
-tombera-t-il? Je parie pour un au moins.» Si rien ne tombe, elle ne
-cherche pas cinq minutes avec l’obstination de ces chiens mal appris qui
-soulignent pour ainsi dire la maladresse du maître. Elle se remet en
-chasse et feint de n’avoir rien entendu. Quand la pièce est morte ou
-blessée, Mouche la cueille du bout des dents, l’apporte telle quelle à
-madame, frétille discrètement de la queue, et attend une caresse qu’on
-ne lui laisse pas désirer longtemps. Le seul défaut de cette charmante
-petite bête, c’est une susceptibilité presque maladive. Le moindre
-reproche la froisse, elle prend de travers la plus légère observation.
-Elle est plus sensible à la critique que le célèbre écrivain M. Feydeau,
-ou l’illustre peintre M. Couture. Elle dirait volontiers avec M. Ingres:
-une cuillerée de fiel est plus amère que cent tonneaux de miel ne sont
-doux. Je l’ai vue quitter la chasse sur une parole un peu vive et bouder
-jusqu’au soir à la porte du château; car elle n’est pas logée au chenil.
-Elle daignait chasser le lendemain, mais il fallait d’abord lui
-présenter des excuses.
-
-La chasse des Retraites, j’entends la chasse en plaine, est divisée en
-deux parts. Elle comprend les terres du château qui font au plus deux
-cents hectares, et les terres des communes voisines qui donnent mille
-hectares environ. Les communes sont louées par Granfort et par un riche
-industriel du voisinage. Vous comprenez pourquoi l’on commence la chasse
-par les communes: autant de perdreaux tués, autant de pris sur le
-voisin. Les compagnies effarouchées vont chercher une remise sur les
-terres du château, où nous les aurons à nous seuls.
-
-Ce matin, par malheur, la plaine était déjà bien dépouillée: il ne
-restait sur pied que quelques trèfles, quelques vesces et passablement
-d’avoines. Le trèfle et la vesce se foulent impunément, mais les avoines
-sont une autre affaire. Défense formelle d’y entrer; il est même
-imprudent d’y faire entrer les chiens. Au bout de chaque sillon se tient
-un paysan ferré sur son droit qu’il appelle son _drouet_. Ces
-gaillards-là ont une teinture du code et de plusieurs autres livres. Ils
-savent des phrases toutes faites, et haranguent au besoin le chasseur
-qui les foule. «Savez-vous bien, monsieur, que les allées et venues de
-votre chien rendront la moisson impraticable? c’est un abus exorbitant,
-une manœuvre désiroire et féodale! Nous sommes citoyens, fils de 89 et
-les enfants de nos œuvres; nous avons travaillé pour arracher au sol
-ingrat cette modeste récolte; trouvez-vous équitable que les sueurs du
-pauvre plébéien soient foulées par un quadrupède luxueux?»
-
-Hélas! hélas! grands nigauds de citadins que nous sommes! c’est nous qui
-avons inventé ces phrases-là; nous les avons crachées en l’air sans
-penser qu’un jour ou l’autre elles nous retomberaient sur le nez!
-
-Entre nous, je suis certain que le passage d’un chien dans les avoines
-ne fait pas un centime de dégât, surtout après la pluie. Mais je trouve
-excellent que l’habitant des villes récolte dans les champs la
-rhétorique qu’il y a semée. D’ailleurs, ces paysans légistes et beaux
-parleurs ne sont nullement intraitables. Ils ouvrent un large bec comme
-pour engloutir le chasseur et son chien, mais que faut-il pour fermer ce
-gouffre épouvantable? Une pièce de dix sous.
-
-Les terrains des communes sont une longue plaine assez étroite; un joli
-chemin vicinal les borde d’un bout à l’autre; aussi les hôtes du château
-et les dames elles-mêmes suivent la chasse sans se mouiller les pieds. A
-chaque coup heureux, à chaque perdrix qui tombe, les applaudissements et
-les cris récompensent le chasseur.
-
-Pour moi, vieux batteur de plaine, la plus belle récompense d’un coup
-bien ajusté, c’est le plaisir de voir une pelote entourée de plumes,
-petite ou grosse, caille ou perdrix, tomber comme un plomb dans les
-chaumes. Les cailles n’ont pas encore émigré, les perdreaux sont grands
-et forts, sauf une compagnie de malheureux pouillards qu’on a massacrés
-en détail, sous prétexte qu’ils ressemblaient à des cailles. La
-ressemblance a fait bien des victimes, depuis Lesurques jusqu’à ces
-pouillards.
-
-Le lièvre est rare cette année; on croit que les légistes en sabots
-auront tendu quelques collets. Le fait est que nos fusils ont récolté
-peu de poil et beaucoup de plume: trois lièvres au total sur quarante
-pièces de gibier. C’est une proportion inusitée, au moins dans le pays.
-
-Tous les détails de la chasse ont été curieux, nouveaux, intéressants au
-plus haut degré, pour les acteurs et les spectateurs: c’est pourquoi je
-m’abstiens de les écrire. Tous les drames où l’on fait parler la poudre
-sont faits pour être vus; ils perdent quatre-vingt-dix pour cent à la
-lecture. Si je vous racontais que j’ai manqué un lièvre à bout portant,
-ou tué un perdreau à cent cinquante pas avec du plomb numéro 9, ou qu’un
-râle de genêts a essuyé une fusillade épouvantable sans broncher, ou
-qu’une perdrix démontée a coulé dans un carré de trèfle pas plus grand
-que la main, et que ni les chasseurs ni les chiens réunis n’ont pu ni la
-trouver ni la faire sortir, ces incidents d’une importance énorme, et
-qui nous ont tous émus, vous laisseraient peut-être froids.
-
-La jeune dame a fait merveille avec son fusil Lefaucheux à un seul coup.
-Sans parler de cinq ou six pièces qu’elle a tuées de compte à demi et
-que la galanterie française lui a adjugées en propre, elle a descendu
-toute seule un râle et un perdreau; c’est gentil, quand on n’a pas la
-ressource de doubler. Je connais de bons chasseurs qui ne tuent que du
-second coup.
-
-Nous avions, sur le flanc de l’armée, un type remarquable. C’est un
-vieux monsieur qui ne chasse pas, étant trop paresseux pour se charger
-d’un fusil, mais qui suit la chasse avec ardeur, note soigneusement les
-remises, les indique à grands cris, nous y conduit lui-même, et fait
-plus de chemin dans son après-dînée que nos quatre chiens réunis. Homme
-d’esprit, d’ailleurs, il se compare lui-même à ces amateurs de trente et
-quarante qui pointent les coups sans jouer.
-
-Malgré quelques bouillons, nous ne sommes rentrés qu’à la nuit tombante.
-L’absinthe nous attendait sous le cher vestibule, avec tous les
-apéritifs connus, bitter, curaçao, vermouth et le reste. Puis chacun a
-gagné son cabinet de toilette et trouvé dans les grands pots de faïence
-une ample provision d’eau chaude. On se lave, on s’habille; en avant
-l’habit noir et la cravate blanche! Le dîner sonne, les dames descendent
-à la file en robes claires décolletées, et nous donnons un coup de
-fourchette plus formidable que nos cent cinquante ou deux cents coups de
-fusil. Le rôti de cailles et de râles, primeur exquise, n’est pas
-dévoré, il est bu, escamoté comme une muscade. On dîne toujours bien aux
-Retraites; la tradition se maintient.
-
-Mais comme ils se sont endormis de bonne heure! Moi-même... ah!
-sacrebleu! On se reposait de la chasse en dansant toute la nuit avec les
-paysannes, en l’an de grâce et de jeunesse 1838!
-
-
-
-
-TOUT PARIS
-
-
-Notre whist venait de finir et je faisais le compte des fiches lorsqu’un
-soupir mal étouffé détourna mon attention. C’était la jolie Mme
-Feuerstein, la femme de cet énorme sous-contrôleur des hypothèques, qui
-levait les yeux vers le lustre en repliant un journal.
-
-«Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque _fait divers_, qui a eu le
-bonheur d’émouvoir un instant cette petite âme blonde?»
-
-Elle rougit comme un enfant pris en faute, et répondit, avec ce léger
-accent d’outre-Rhin, qui colore délicieusement ses moindres paroles:
-
-«Rien de ce que vous croyez. Je pensais seulement que si la baguette
-d’une fée me transportait ce soir au théâtre des Hannetons Fantastiques,
-je verrais d’un seul coup d’œil tout ce qu’il y a de grand et d’illustre
-à Paris!»
-
-Et, comme je la regardais avec une stupéfaction visible, elle rouvrit le
-journal en rougissant de plus belle et mit le doigt sur un mot de
-réclame ainsi conçu:
-
-«C’est aujourd’hui que Tout Paris s’est donné rendez-vous dans
-l’adorable bonbonnière des Hannetons Fantastiques, pour applaudir le
-nouveau chef-d’œuvre de notre étincelant Ducosquet, _le Sucre d’orge
-enchanté_, revue des trois premières semaines de 1864, interprétée par
-M. Léopold et l’élite de la troupe.»
-
-M. Feuerstein (oh! cet homme!) accourut d’un pas d’éléphant pour voir ce
-que nous lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec la lenteur et la
-gravité d’Angelo Maï lisant un palimpseste; puis il se mit à rire épais,
-et cria de son horrible voix allemande qui mêle de la pomme de terre et
-de la poix de cordonnier à toutes ses paroles:
-
-«Le Zugre t’orche enjandé! Za zera gogasse!»
-
-Marguerite le regarda doucement, sans reproche et sans mépris: elle est
-si bonne!
-
-«Mon ami, lui dit-elle, ce n’est pas la comédie que je regrette, mais
-cet aréopage de grands hommes et de femmes illustres qui sera là pour
-applaudir. Quelle fête pour une âme enthousiaste! Les orateurs! les
-philosophes! les hommes d’État! Les grands artistes! Les poëtes surtout!
-Tout Paris! oh! Paris!»
-
-Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on ne verra sur la rive
-gauche du Rhin, une femme de vingt-deux ans rougir aussi joliment
-qu’elle!) Je ne sais quelle secrète sympathie faisait en même temps
-monter le sang à mes oreilles.
-
-«Si jamais, lui répondis-je, notre excellent ami Feuerstein se décide à
-vous conduire à Paris, je vous ferai voir une première représentation
-comme celle de ce soir, ou même une plus belle. Je vous y montrerai ce
-qu’on appelle, en style de réclame, Tout Paris; mais sachez, dès à
-présent, que votre curiosité sera un peu déçue.
-
---Cependant, si nous étions ce soir au théâtre des Hannetons
-Fantastiques, nous verrions...
-
---Qui?
-
---D’abord, l’Empereur et l’Impératrice.
-
---Non. Je puis vous certifier que jamais vous ne les rencontrerez là.
-
---Mais les ministres, au moins?
-
---Pas davantage. Les ministres sont trop occupés pour courir les petites
-fêtes de ce genre. Vous n’y rencontrerez ni Excellences, ni sénateurs,
-ni conseillers d’État, ni rien de ce qui touche au monde officiel.
-
---Il y a l’Opposition.
-
---L’Opposition se couche de bonne heure. Je parierais cent contre un que
-ni M. Jules Favre, ni M. Ollivier, ni M. Picard n’ont jamais mis les
-pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant à M. Berryer, M. Marie et M.
-Thiers, je suis sûr qu’ils ne connaissent, pas même de nom, cet agréable
-petit théâtre.
-
---Ainsi le monde politique ne fait point partie de Tout Paris?
-
---Il n’a garde!
-
---A vous dire le vrai, je n’en suis pas trop désolée. Je donnerais six
-ministres, douze sénateurs et vingt-quatre députés pour un philosophe
-comme M. Littré ou un romancier comme M. Renan.
-
---Je vous préviens aussi que M. Littré n’est pas un pilier
-d’avant-scènes. Vous ne le rencontrerez pas plus souvent aux Hannetons
-Fantastisques que M. Guizot au café Mazarin. Inscrivez dans vos papiers
-que les philosophes et les savants de notre époque, non plus que les
-hommes politiques, ne se rencontrent dans les réunions de Tout Paris.
-
---Et les artistes?
-
---Parlez-vous des rapins? on les trouve partout. Mais ni M. Ingres, ni
-Delacroix, ni Horace Vernet, ni Delaroche n’ont jamais fréquenté ces
-petites fêtes de famille. Meissonier, le plus jeune des grands, habite
-Poissy. Rossini ne voit le monde que chez lui; il se couche à neuf
-heures. M. Auber passe ses soirées à l’Opéra ou dans le monde. Félicien
-David se cache dans un trou pour échapper aux ovations, et Gounod court
-l’Europe pour les rencontrer.
-
---Mais alors Tout Paris c’est le monde des gens de lettres,
-exclusivement? Je ne regretterais pas le voyage, ô mon ami! s’il m’était
-donné d’assister à la réunion de tant de nobles intelligences! George
-Sand, Lamartine, les Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Ponsard,
-Théophile Gautier, ô ciel!
-
---Un instant! comme vous y allez! Mme Sand habite le Berri douze mois de
-l’année. Lamartine, lorsqu’il n’est pas dans ses vignes de
-Saône-et-Loire, s’enferme dans son appartement, rue de la Ville-Lévêque,
-où il travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous savez où; Alphonse
-Karr fait des bouquets à Nice; Dumas père dirige un journal à Naples;
-Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de Théophile Gautier: pour les
-attirer à Paris, il faut une affaire d’État, ou un service à rendre.
-Ponsard a fait son nid dans le Dauphiné; Jules Sandeau, le meilleur et
-le plus modeste des hommes, vit dans la retraite au faubourg
-Saint-Germain. Flaubert et son ami Bouilhet ne bougent guère de leur
-Normandie; M. Labiche s’adonne à la grande culture en Sologne; M.
-Prosper Mérimée passe tous ses hivers à Cannes; Octave Feuillet vit à
-Saint-Lô, Émile Augier préfère les réunions du vrai monde, où il est
-fort goûté, à la cohue de Tout Paris.
-
---Mais, interrompit-elle en souriant, de quelle cohue parlez-vous? Il ne
-reste plus personne.»
-
-Le mari ajouta finement: «Z’est pas la peine de se térancher, z’il n’y a
-bersonne à foir!»
-
-Personne à voir! Cet Alsacien est inepte, décidément. Tu ne comprends
-donc pas, ô tonneau de choucroute, que l’absence de tous nos grands
-hommes centuple l’intérêt de ces réunions? Si les vrais politiques, les
-vrais philosophes, les vrais savants, les vrais artistes, le vrais
-écrivains ou même les vrais riches (c’est pourtant bien peu de chose)
-étaient rassemblés sous une coupole, nous n’y serions pas chez nous,
-mais chez eux. La salle des Hannetons Fantastiques ne serait plus une
-bonbonnière, mais une académie, un prytanée, un panthéon, un olympe! De
-quel front te dirigerais-tu vers ton fauteuil d’orchestre, si tu
-risquais d’écraser en passant le chapeau de M. Viennet ou les augustes
-cors de M. Cousin? Oserais-tu pouffer de rire aux _cascades_ de M.
-Léopold, si tu sentais à ta droite l’illustre coude d’un Pereire, et à
-ta gauche le genou intéressant d’un Rothschild? Tu te ferais tout petit
-et tu te replierais en toi-même, de peur de froisser des hommes dont la
-personne vaut un louis d’or le brin, comme les plumes du chapeau de
-Mascarille.
-
-«Madame, répondis-je à Marguerite, le petit monde qui s’intitule en
-français _Tout Paris_ et en argot le _Paris des premières_ est quelque
-chose de léger, de petillant, de fumeux et d’insaisissable comme la
-mousse qui couronne un verre de vin de Champagne. Nos chimistes les plus
-illustres, depuis Lavoisier jusqu’à Berthelot, ont vu de loin ce composé
-bizarre, personne encore ne l’a soumis à l’analyse. C’est une
-association de quatre ou cinq mille personnes, ramassées par le hasard,
-réunies par un coup de vent, mais plus difficiles à disperser, plus
-solides au poste que les 40 000 hommes de la garde impériale.
-
-«La Société possède en commun quelques immeubles célèbres: le bitume du
-boulevard des Italiens, l’allée qui contourne les lacs du bois de
-Boulogne, la bande de gazon où se rangent les voitures, autour de tous
-les champs de courses; un trottoir des Champs-Élysées; le perron de la
-Conversation à Bade. Ses revenus sont mal définis: on parle d’un passif
-considérable chez les carrossiers, les couturières et les tailleurs;
-cependant l’or sonne dans toutes les poches, et, partout où l’on va, les
-pourboires tombent drus comme grêle. Les avant-scènes, occupées par ce
-public spécial, coûtent toujours dix louis ou zéro centimes: pas de
-milieu. Mais que la loge soit donnée ou vendue, on loue toujours un
-petit banc le double de ce qu’il a coûté dans son neuf.
-
-«Cette foule se compose d’éléments très-divers, mais on peut, à vue de
-pays, la diviser en quatre catégories: les aspirants, les déclassés, les
-viveurs et les observateurs.
-
-«Les aspirants sont ceux qui voudraient bien être célèbres, ou
-millionnaires, ou simplement préfets de première classe, sans qu’il leur
-en coûtât aucun travail. Les uns espèrent ramasser une idée dans la
-foule comme on ramasse une épingle dans le vestiaire d’un grand bal. Le
-fait est que les Parisiens, gent prodigue et distraite, sèment plus
-d’idées dans les couloirs pendant un seul entr’acte qu’il n’en faudrait
-pour remplir cinq actes et demi. L’aspirant dramaturge se promène autour
-de la salle comme un glaneur de poudre d’or autour d’une mine en
-exploitation. Il se flatte qu’après une récolte heureuse, un hasard
-obligeant lui fournira l’occasion _d’emmancher une affaire_ avec M.
-Grangé ou M. d’Ennery.
-
-«Dans cette généreuse-pensée, il souhaite mal de mort à la pièce qui se
-joue: «place aux jeunes, morbleu!» Il sifflerait de bien bon cœur, mais
-il se borne à murmurer en haussant les épaules, car l’auteur, qui le
-connaît sans savoir d’où, lui a donné un billet sans savoir pourquoi.
-
-«Son voisin, autre aspirant, vise plus directement au solide. C’est un
-jeune homme propre à tout, comme tous les batteurs de boulevard.
-Donnez-lui un emploi de secrétaire général dans les charbons, les
-chiffons ou les fritures; nommez-le directeur d’un théâtre subventionné,
-ou préfet dans la banlieue, ou receveur général sur une grande ligne de
-chemin de fer, il est prêt à tout et même propre à tout. C’est la peur
-d’entamer son aptitude universelle qui l’écarte du travail et de la
-spécialité. S’il était particulièrement capable de quelque chose on
-croirait qu’il n’est bon qu’à cela et le champ ouvert à son ambition ne
-serait plus illimité.
-
-«Mais quelles occasions espère-t-il rencontrer au théâtre des _Hannetons
-fantastiques_? Toutes! ou du moins cent fois plus qu’il n’en pourrait
-trouver dans les salons ou dans les antichambres. Aborder un financier
-ou un homme d’État dans son cabinet, c’est prendre le taureau par les
-cornes. Il est sur la défensive, armé de pied en cap contre les
-gentillesses du solliciteur. L’attaquer dans le monde, au milieu d’un
-grand bal ou d’une réception officielle! C’est cent fois pis. Allez donc
-amadouer un homme qui bâille intérieurement loin de sa maîtresse, auprès
-de sa femme, au milieu d’un océan sirupeux de compliments, de banalités
-et de sottises!
-
-«Dans ces occasions, le riche financier ou le grand homme d’État ne
-montre pas les cornes: il est trop bien élevé! Mais dès le premier mot
-qui sent la pétition, il se hérisse de petites pointes imperceptibles,
-et qui s’y frotte s’y pique. Mieux vaut donc mettre à profit le décret
-de la Providence qui a permis que tous ces gros messieurs fussent
-doublés d’autant de jolies filles: on les a par leurs amies, qui font
-l’ornement de _Tout Paris_.
-
-«Or, tandis que les jolis aspirants débitent des fadeurs et des marrons
-glacés, dans les loges semi-officielles, un nombre égal de jolies
-aspirantes, assises au balcon et à la galerie, couvent cinq ou six têtes
-de l’orchestre, aussi chauves que des œufs d’autruche. Ces enfants ont
-encore leurs dents et leurs cheveux; mais la voiture à huit ressorts et
-les diamants ne leur sont pas encore venus. Chacune d’elles met sa
-candeur en étalage et sourit innocemment à l’avenir, mais si l’on
-pouvait appliquer l’oreille à la porte de ces jeunes cœurs, on
-entendrait une grosse voix qui crie: «Où est-il le sénateur, le
-vice-amiral, l’agent de change qui me changera de chrysalide en
-papillon? Est-ce que je ne vaux pas ce vieux pastel de X..., ou cette
-grosse poissarde de Z..., ou la fameuse Y..., qui a complété depuis plus
-de vingt ans sa troisième dentition? A l’injustice! on n’arrive que par
-rang d’ancienneté, dans cette bicoque de Paris!...»
-
-«Mon ami Cob, le gros sportsman, compare ce coin du monde à une enceinte
-de pesage, où l’on rencontre pêle-mêle les jockeys en casaque fraîche
-sur des poulains ardents et pressés de courir, et les coureurs crottés,
-démontés, fourbus, rompus. Les déclassés jeunes ou vieux (il y en a de
-trente ans) sont pour un bon quart dans la foule. Les dramaturges qui
-ont eu la vogue, les journalistes qui ont eu de l’esprit, les financiers
-qui ont eu du crédit, les femmes qui ont été à la mode, les artistes qui
-ont eu du succès, les directeurs qui ont eu un théâtre, les
-gentlemen-riders qui ont eu des chevaux, en un mot tous ceux que la roue
-de la fortune a déposés à terre après les avoir élevés, finissent
-rarement leurs jours dans la rivière. Ils aiment mieux se replonger dans
-ce tourbillon joyeux et bienveillant qu’on appelle _Tout Paris_. Ils y
-trouvent un regain de distractions gratuites, de poignées de main
-machinales, de bonnes fortunes modestes, mais tolérables; ils y
-découvrent même de temps en temps quelques louis à emprunter. On dirait
-que cette cohue, qui se sent vivre au jour le jour, aime à se rattacher
-au passé par quelques liens fragiles. Les hommes ont une certaine
-considération et les femmes un certain bon vouloir pour ceux qui ont été
-quelque chose. On leur livre l’amour et l’amitié à des prix de faveur,
-comme à d’anciens clients avec qui l’on ne veut pas rompre; car enfin,
-ils ont contribué peu ou prou à la prospérité de la maison. Cette faveur
-est si manifeste que plus d’un malin l’a exploitée à son profit: on a vu
-de faux déclassés, qui n’avaient jamais appartenu à aucune classe, et
-qui se recommandaient (fort utilement, ma foi!) de disgrâces
-imaginaires. «Ce scélérat de V. m’a volée indignement, disait Mlle S. S.
-Il s’est fait présenter chez moi comme sous-préfet destitué, et il n’a
-jamais été que clerc de notaire en province!»
-
-«Autant ce monde est envieux, impitoyable, atroce avec les gens qui le
-dominent de trop haut et ne prêtent rien à mordre, autant il est
-tolérant et bon pour ceux qui lui ont laissé prise par quelque endroit.
-La naissance, la beauté, la fortune, le talent même, ce crime
-irrémissible que la mort seule fait excuser, on vous pardonnera tout,
-dès qu’on a le droit de vous plaindre ou de vous mépriser légèrement.
-Rachetez votre supériorité par quelque honte ou quelque misère; tout
-Paris vous acquittera. Il n’est pas exigeant, il ne demande pas
-l’impossible; il ne veut que le droit de dire en parlant de vous: ce
-pauvre un tel! Soyez trompé par votre femme, ou passez vos nuits à
-jouer, ou buvez assez d’eau-de-vie pour avoir le nez rouge, ou perdez
-l’habitude de vous laver les mains, ou simplement volez un billet de
-cent francs de façon que personne n’en ignore: à ce prix, l’indulgence
-de Paris vous est acquise; vous avez fait la part du feu. Personne ne
-contestera plus votre mérite, personne ne se fera prier pour vous mettre
-au Panthéon tout vivant, parce que chacun saura précisément quel
-avantage il a sur vous.
-
-«C’est par là que je m’explique la faveur spéciale dont jouissent les
-déclassés. Tout le monde leur veut du bien, car ils ne portent plus
-ombrage à personne. On vante leur esprit, on cite tous leurs mots, car
-le déclassé parisien paye son écot dans les théâtres en faisant des mots
-contre l’auteur. On les applaudit au foyer, on les entoure, on leur fait
-des offres de service; c’est à qui leur tendra la main pour les relever,
-car on est à peu près sûr qu’ils ne se relèveront jamais.
-
-«Quelquefois cependant un de ces déclassés remonte sur sa bête et prend
-le galop, au grand étonnement de la galerie. Il retrouve une place ou
-refait une fortune à la barbe de tout Paris. Dans ces occasions, qui
-d’ailleurs sont assez rares, tout le monde applaudit, personne n’est
-jaloux. On se console de voir passer un homme en voiture, lorsqu’on peut
-dire aux voisins: «Je l’ai connu sans souliers.»
-
-«La troisième série est composée des gens qui s’amusent. Quelques
-gentilshommes de grande maison, dont l’un, garçon de beaucoup d’esprit
-et de courage, s’est rendu presque aussi populaire que le duc de
-Beaufort. Ceux-là ne font guère que traverser le _Paris des premières_.
-Vers l’âge de trente-cinq ans, ils épousent une héritière ou une
-ambassade et s’esquivent à la française, sans prendre congé de la
-compagnie. Si par malheur ils manquent le coche, on peut prédire à coup
-sûr qu’ils se ruineront et qu’ils iront échouer vers soixante ans dans
-un consulat de deuxième classe. Quelques jeunes officiers de la garde,
-fort aimés et presque aussi redoutés de ces dames. Ils aiment dans la
-perfection et jettent l’argent par les fenêtres, mais ils prennent trop
-au sérieux les bagatelles du sentiment et supportent mal la concurrence.
-D’ailleurs on les connaît; au premier roulement de tambour, ils se
-sauveront comme des voleurs en Italie ou en Pologne: aucun fonds à faire
-sur ces gaillards-là. C’est dommage! Quelques jeunes magistrats, deux ou
-trois tout au plus, à qui l’ambition n’est pas encore venue; quelques
-vieux conseillers qui n’ont plus d’ambition... mais je crois que nous
-venons d’enterrer le dernier. Quelques médecins assez riches et assez
-jeunes pour réclamer leurs honoraires en nature; quelques jeunes avocats
-spécialistes, effroi du marchand de meubles et terreur du carrossier.
-Quelques jeunes commerçants qui se lancent, mais prudemment; d’ailleurs
-on aura soin de les marier jeunes. Beaucoup d’anciens acteurs qui
-avaient cru se retirer à la campagne, mais que la nostalgie du gaz a
-ramenés malgré eux. Sept ou huit vieillards au cœur jeune, à l’œil vif,
-aux favoris trop noirs: les exécuteurs testamentaires de feu M. le baron
-Hulot. Une légion, une myriade, une poussière de petits messieurs
-très-laids, très-sots, très-pommadés, très-ridicules: faux amoureux,
-faux gentlemen, faux prodigues: la fausse monnaie du duc de G. C. Un
-ancien bonnetier très-spirituel, qui s’est retiré du commerce avec 6000
-francs de rente, et qui s’amuse comme pas un, sans écorner son capital.
-Quelques ménages réassortis sans l’intervention de M. le maire: M. A. et
-Mme B., M. C. et Mme D., M. E., Mme F. et leurs enfants. Quelques jeunes
-bas bleus en quête d’un roman à moustaches. Un certain nombre de
-coiffeurs, le commissaire de service, et M..., prêtre interdit, auteur
-d’un mauvais roman en trois volumes. Deux cents étrangers, assez
-généralement riches, mais plus ménagers de leur argent que les deux
-cents hommes de Bourse qui font partie de tout Paris.
-
-«Quatre-vingts femmes arrivées, ou parvenues, si vous l’aimez mieux,
-ayant une livrée, des chevaux et quelquefois même de l’esprit. Elles ne
-sont pas toutes jolies, et plus d’une a soupé sous la Restauration; mais
-la plus médiocre a certainement quelque mérite, apparent ou caché. On
-peut dire en thèse générale qu’une femme ne gagne pas cinq cent mille
-francs, sans valoir quelque chose. Ce Paris si léger en apparence est un
-faux étourneau qui ne donne rien pour rien, pas même son argent.
-
-«Je ne cite que pour mémoire la quatrième série, composée des vrais
-journalistes, des vrais dessinateurs, de tous ceux qui se mêlent à Paris
-pour l’étudier et le peindre. Nous sommes dans l’assemblée sans en faire
-partie, comme les sténographes au Corps législatif.
-
-«Rien n’est plus curieux pour un spectateur désintéressé que l’intérieur
-d’une salle de théâtre, un jour de première représentation, cinq minutes
-avant le lever du rideau. Tout le monde se connaît, s’aime, se déteste,
-se lorgne, se salue. Il y a là telle petite femme de vingt ans qui porte
-dans son cœur un fier album de photographies! On y rencontre aussi tel
-homme de plaisir qui a le droit de tutoyer quatre loges sur cinq et les
-deux tiers de la galerie. Mais il faut être dans le secret et posséder à
-fond la chronique parisienne pour s’intéresser au jeu des lorgnettes et
-des éventails, pour savoir où va le baiser lorsqu’une jolie blonde
-appuie négligemment le bout du doigt sur ses lèvres. Vous n’y verriez
-que du feu, Madame, avec tout votre esprit, et vous perdriez le plus
-beau de la comédie.»
-
-Elle fit une adorable petite moue et répondit: «Voilà ma curiosité
-guérie. Je ne comprends même pas, soit dit entre nous, que des hommes
-sérieux se fourvoient dans un pareil monde sous prétexte d’étudier ce
-qu’ils connaissent si bien.»
-
-Feuerstein me bourra un coup de poing dans les côtes en criant: «Vous
-nous avez escamoté la fin, mon gaillard! Je suis sûr que les
-observateurs s’amusent comme les autres!»
-
-Cet homme est odieux. Et impuni, malheureusement.
-
-
-
-
-LA CHAMBRE D’AMI
-
-
-I
-
-Il n’y a pas une âme dans la ville de Rennes qui ne se souvienne un peu
-de mon oncle, le conseiller Boblé. C’était un petit homme, assez gros et
-parfaitement chauve; le front net et luisant comme une motte de beurre,
-mais l’œil vif, le pied leste, la langue bien pendue, le mot gaillard;
-un tour d’esprit qui rappelait le président de Brosses et les magistrats
-du bon temps. L’odeur du tabac lui était odieuse, mais il buvait sec et
-ne dédaignait pas de chanter après boire. Il était vice-président du
-Casino de Rennes, grand joueur de piquet, et le meilleur homme du monde.
-Je le tutoyais comme un camarade, quoiqu’il fût mon aîné de vingt-cinq
-ou trente ans et qu’il m’eût servi de correspondant au collége, sous le
-règne de sa première femme, la sèche.
-
-Quand je sortis de l’école navale, je vins lui faire mes adieux. Sa
-Majesté le roi Charles X m’envoyait dans les mers du Sud et nous ne
-savions pas si la fièvre jaune me permettrait jamais de rentrer en
-France. L’oncle était alors simple juge au tribunal, mais il portait
-déjà le deuil de Mme Boblé première.
-
-«Mon cher Renaud, me dit-il à la fin d’un excellent dîner, je suis ton
-seul oncle et tu es mon seul neveu. Ma fortune, qui n’est point à
-dédaigner, t’appartiendra un jour ou l’autre; le plus tard possible, eh!
-garçon? Tout cela vient de ton grand-père maternel, sauf quelque cent
-mille francs légués par la défunte et que j’ai parbleu bien gagnés!...»
-La défunte était véritablement une personne qu’on ne pouvait embrasser
-sans se faire des bleus.
-
-«Ton pauvre père t’a ruiné en voulant te rendre trop riche; sois
-tranquille, je ne spéculerai pas, et tu trouveras après moi vingt-cinq
-bonnes mille livres de rente. Porte-toi bien, amuse-toi si tu peux, ne
-risque pas ta peau sans nécessité, et si tu relâchais par hasard dans
-quelque joli vignoble, adresse-moi un quartaut du meilleur. Quand le roi
-t’aura fait présent d’une paire d’épaulettes, viens passer un trimestre
-avec moi: nous trinquerons à la gloire du pavillon français et à la
-démolition de l’Angleterre.»
-
-Je l’embrassai en pleurant, et je ne le revis pas de sept grandes
-années. Nous nous écrivions quelquefois, pas trop souvent, mais je ne
-l’oubliai jamais, ni lui ni sa cave. L’officier de marine fait des
-économies malgré lui; le plus clair de mon épargne passa en vins de
-Xérès, de Marsala, de Chypre, de Madère et même de Constance. Car je fis
-le tour du monde avant de revoir la cathédrale de Rennes.
-
-Enfin je fus débarqué en 1835, et sans prendre le temps de m’amuser à
-Brest, je pris la poste et je courus embrasser le cher oncle. Il y avait
-deux ans que je n’avais vu son écriture, mais les journaux m’avaient
-appris son avancement: il était conseiller, et moi j’étais enseigne. Un
-petit mot d’avis lui annonça mon arrivée. Je comptais bien le voir à la
-voiture; ce doux espoir ne fut pas trompé. O l’heureuse figure et la
-bonne embrassade! Florent, son vieux Florent, se chargea de mes malles,
-et moi je m’en fus à pied par la ville, bras dessus, bras dessous, avec
-mon seul parent et mon meilleur ami. Chemin faisant, il me parut changé;
-non pas froid, mais moins cordial et comme mal à l’aise. Après s’être
-informé si je n’avais rien appris de nouveau sur son état civil, il en
-vint par de longs détours à l’histoire de son second mariage. Je n’en
-savais pas un traître mot, quoique la chose fût vieille de deux ans, et
-ma figure s’allongea peut-être un peu; je ne voudrais pas jurer du
-contraire. Il devina sans doute où le bât me blessait, car il se
-répandit en explications rassurantes. Sa femme, née d’Estouville, était
-aussi noble de cœur que de nom. Pauvre, elle avait appris dans
-l’Évangile à mépriser les richesses. C’était une personne de la piété la
-plus rigide et du caractère le plus élevé. Le contrat, rédigé par
-elle-même, la laissait presque nue à la mort de mon oncle; elle prenait
-en tout une somme de mille écus pour payer sa dot aux Ursulines; la
-fortune du bon oncle m’était laissée en bloc, aussi bien l’usufruit que
-la nue propriété. Un tel désintéressement me toucha jusqu’au fond de
-l’âme et mon émotion fut au comble lorsque M. Boblé ajouta: «Pour te
-déshériter il faudrait un petit cousin, c’est-à-dire un grand miracle.
-J’ai cinquante-cinq ans, mes études de droit se sont faites à Paris;
-j’ai été plus heureux dans mes examens que dans mes distractions; le
-jugement du docteur, une expérience de deux années, tout concourt à
-prouver que je suis du bois dont on ne fait que des oncles.»
-
-A ce mot, je faillis l’embrasser dans la rue: ce n’est pas dans la
-marine royale qu’on apprend la dissimulation.
-
-Comme nous arrivions au logis, l’oncle me prit l’avant-bras avec une
-familiarité paternelle, et me dit:
-
-«Ah! çà, marin, pas de mots à double sens! Pas d’histoires légères
-devant ta tante! Quoiqu’elle ait bientôt trente ans, c’est une petite
-fille pour la naïveté; elle ne soupçonne pas l’existence du mal. Les
-sujets de conversation ne te manquent point, que diable! Tu as assez vu.
-On n’en meurt pas pour se contenir une heure ou deux. Je te mènerai au
-Casino, et là, dans un petit salon à nous, tu videras le sac aux
-fariboles. Nous n’avons pas encore tourné au capucin, sois tranquille.
-Entre Paucher, Loriage et moi, devant un joli bol de punch, tu trouveras
-à qui parler! Mais à la maison, avec elle, prends exemple sur moi: je me
-tiens.»
-
-Je ne saurais dire pourquoi, mais cet avertissement rabattit un peu ma
-verve. Mon regard se porta sur la vieille maison sculptée où j’avais
-tant joué et quelquefois si bien ri. La façade avait laissé dans mon
-cœur une image charmante, qui me parut flattée en ce moment. Il me
-sembla que les colonnes du porche se tordaient dans les coliques, que
-les gargouilles pendaient lamentablement sur la rue, et que les
-mascarons grimaçaient de douleur. Le marteau, d’une forme équivoque et
-joyeuse, avait disparu, laissant un vide. L’oncle Boblé tira une
-chaînette de fer, on entendit le son d’une cloche aigre, la porte
-s’ouvrit avec le grondement sourd d’un dogue qu’on réveille.
-
-Mais qu’il faut peu de chose pour ramener au gai le cours de nos idées!
-surtout quand nous avons cet âge heureux de vingt-cinq ans! La porte
-ouverte démasqua une fillette brune, courte, râblée comme un double
-poney, et vive, mutine, jolie à plaisir. L’oncle Boblé lui prit le
-menton, par une réminiscence du vieil homme; quant à moi, je lui lançai
-un de ces regards puissants, concentrés, chargés d’atomes, qui résument
-dans une étincelle trois mois de navigation. La coquine n’en parut pas
-foudroyée; elle resta d’aplomb sur ses tout petits pieds, les yeux
-braqués contre moi, et d’un air qui disait: Une jolie fille vaut un bel
-homme.
-
-Cette rencontre prit moins de temps que je n’en mets à la conter.
-J’étais encore tout ébloui, et déjà l’oncle me présentait à ma nouvelle
-tante, au milieu du grand salon.
-
-Assurément ma tante pouvait passer pour une belle personne. Elle avait
-de beaux yeux bleus qu’elle voilait en vraie madone. Et des cils d’une
-longueur surprenante et un nez droit, modelé comme par un maître de
-dessin, et une bouche blanche et rose qui semblait faite exprès pour
-grignoter des litanies et mâcher de menues prières! La seule idée d’y
-fourrer du beefsteak vous aurait paru sacrilége. Ses cheveux, d’un blond
-froid, tombaient le long des joues en rouleaux parfaitement
-cylindriques, comme ces gaufres qu’on prend à Tortoni avec les glaces.
-Elle semblait avoir la taille svelte et bien prise, mais est-ce ma faute
-à moi, si la vue de son corsage montant jusqu’aux oreilles ne me donnait
-que des idées de busc, de baleine et de cuirasse articulée?
-
-Elle se tenait debout sur le tapis, un livre rouge à la main, comme un
-portrait de famille. Autour d’elle, le long des murs, elle avait aligné
-des ancêtres, les siens; je ne les ai pas comptés, mais je parie pour la
-douzaine. De mon temps, ce salon était tapissé de tableaux moins
-honorifiques, mais beaucoup plus confortables à l’œil. Éclipsés, les de
-Troy, les Nattier, les Vanloo, les Natoire! Éclipsée la suave baigneuse
-de Prud’hon! Et par quels astres, grands dieux! Par quelques
-gentilshommes de pacotille, barbouillés au même prix et dans le même
-style que le _Cygne de la Croix_ et le _Cheval blanc_ des cabarets!
-
-L’idée ne me vint pas de sauter au cou de ma tante, mais quand je
-l’aurais voulu, son regard m’eût arrêté à mi-chemin. Elle jetait le
-froid par les yeux, comme les dragons de la mythologie lancent le feu
-par les narines.
-
-Peut-être songeait-elle enfin à m’offrir une chaise, quand la jolie
-brunette d’en bas vint lui dire qu’on avait servi. Je demandai trois
-minutes pour me laver les mains, l’oncle me conduisit dans ma chambre,
-je chavirai lestement mes malles qu’on venait de monter, et j’apparus
-dans le délai prescrit, avec tous mes avantages. Si vous tenez
-absolument à savoir pour qui j’avais endossé mon plus bel uniforme,
-j’avoue, dussiez-vous rire et même me mépriser, qu’il n’était pas à
-l’adresse de ma superbe tante. Il n’y avait à mes yeux qu’une femme dans
-la maison: cette petite luronne aux sourcils rapprochés, à la lèvre
-estompée, au front bas, au nez retroussé, au corsage... deux pommes
-vertes sous une demi-aune d’indienne; voilà le corsage qu’on lui voyait.
-
-J’étais alors, soit dit sans vanité rétrospective, un des plus jolis
-hommes de la marine, où il y en a tant. J’avais une taille de jonc, des
-cheveux à revendre et des dents pour croquer le fer. Mes longs favoris
-châtain clair étaient plus doux que la soie; et grâce au règlement qui
-m’interdisait les moustaches, j’étais forcé de laisser voir une bouche
-fine, sensuelle et pourtant marquée au cachet de la plus ferme volonté.
-Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un fat, mais dans mon âge brillant,
-l’habitude d’être remarqué par les femmes m’avait appris à réclamer leur
-attention comme un dû. J’étais presque offensé de la conduite de ma
-tante; ses yeux barricadés étaient en insurrection contre la loi
-commune; il me semblait que la simple politesse lui faisait un devoir de
-m’admirer un peu. Dans l’espace d’un quart d’heure, mon dépit monta
-jusqu’à la haine et retomba brusquement à la plus plate indifférence. Je
-ne vis plus dans l’univers que cette jolie Margot qui changeait nos
-assiettes en ouvrant de grands yeux comme pour m’avaler de pied en cap.
-
-Elle m’absorba si bien, la coquine, que je fis maigre ce soir-là sans
-m’en apercevoir. Je l’ai su huit jours après, par une réflexion
-d’Aglaé... Pardon! de Mme Boblé, ma tante.
-
-Il fallait que le mariage eût tristement rajeuni le cher oncle, car en
-présence de sa femme il avait l’air d’un petit garçon. Ses beaux yeux
-petillants s’éteignaient devant elle; la gaudriole mourait sur ses
-lèvres; il n’ouvrait ce large bec que pour manger et boire, ou pour
-risquer un compliment furtif, qu’elle ne prenait pas toujours bien. Il
-dit amen au bénédicité, amen aux grâces, amen à tout. Je pensais à part
-moi que la noblesse, la dévotion, les principes et les vertus sont des
-trésors inestimables, mais que ces dames pourraient sans se ruiner nous
-les vendre un peu moins cher.
-
-L’oncle me mit sur un chapitre qui ne pouvait scandaliser personne; il
-demanda l’histoire de notre dernier débarquement à la côte de Zanzibar.
-Je ne me le fis pas dire deux fois; l’occasion était trop bonne;
-non-seulement je rappelai mes souvenirs personnels, mais j’ornai mon
-récit de mille fictions héroïques, empruntées à tous les romanciers de
-la mer. Ma cousine écoutait d’un air indolent, contrôlant mon récit par
-les archives des missions catholiques, qu’elle paraissait posséder à
-fond. A peine si, deux fois, au détail de je ne sais quelle fusillade,
-son œil morne s’échauffa d’un éclair. Mais Margot! Ah! Margot! quel
-admirable public elle me composait à elle seule! Elle écoutait avec les
-yeux, la bouche, les mains, les bras; sa petite personne était toute en
-oreilles, comme cette statue du Louvre (au diable les noms païens!) qui
-est toute en mamelles. Mes fameux vins coulaient à flots; l’oncle et
-moi, nous faisions honneur à la cave, lui saluant d’un geste timide son
-auguste buveuse d’eau, moi lorgnant la Margot à travers les topazes du
-Cap. Le dessert nous trouva, je ne dirai pas dans les vignes, mais dans
-les nuages. Ce cher Boblé jasait effrontément sous l’œil réfrigérant de
-madame; quant à moi, j’étais entre deux incendies: un véritable grog au
-vin flambait dans ma tête, et le sourire de Margot me bombardait en
-dehors!
-
-Jadis, dans le bon temps, nous prenions le café à table, les coudes sur
-la nappe, et ce quart d’heure, le plus charmant du repas, se prolongeait
-souvent jusqu’au matin. Hélas! toujours hélas! Madame n’eut pas plutôt
-vidé son rince-bouche qu’elle se leva toute grande, et j’arrivai bien
-juste pour lui offrir le bras. Mes jambes n’avaient point faibli; je
-puis même affirmer que ma tête n’était pas encore à l’envers, et
-pourtant sur le seuil du grand salon bardé d’ancêtres, j’éprouvai comme
-une hallucination. Il me sembla que ma trop noble tante serrait
-énergiquement mon bras dans sa main, et même (ne riez pas), qu’elle
-l’appuyait contre sa poitrine. Je la regardai avec une sorte d’effroi;
-son visage était impassible, et ses deux grands yeux bleus semblaient
-comme deux étoiles dans leur glaciale sérénité. J’avais rêvé debout,
-phénomène assez rare, mais non sans précédents. Tout arrive, tout est
-possible, il n’y a pas de miracle invraisemblable à la suite d’un bon
-dîner.
-
-Le café, plus que médiocre, fut servi dans trois dés à coudre. Triste,
-triste, et d’autant plus triste que la cave à liqueurs paraît décidément
-exilée du salon. Par bonheur, ma cousine était commandée de service à je
-ne sais quelle paroisse: elle demanda son châle et son chapeau. L’oncle
-Boblé lui baisa la main sur le gant et me conduisit au cercle.
-
-Rennes est peut-être la ville de France et d’Europe où l’on cuisine le
-meilleur punch. L’oncle était fier de mon épaulette, de ma croix neuve
-et de ma bonne mine; il me présenta, non sans emphase, à tous ses vieux
-amis. Le piquet fut oublié pour la première fois depuis bien des années;
-on le remplaça par des histoires, des chansons de table et de bord, et
-surtout par des rasades à noyer un cachalot. Minuit sonnait à peine, et
-déjà je m’étais fait huit ou neuf intimes. Je tutoyais un président, un
-filateur, un conseiller de préfecture, deux notaires, deux avoués, un
-négociant en vins, et même, Dieu me pardonne, un huissier. Tout ce monde
-nous ramena chez nous avec mille démonstrations cordiales. La province
-est ainsi faite, et je ne suppose pas qu’elle se réforme de longtemps;
-c’est à prendre ou à laisser. Le respectable président de la deuxième
-chambre voulait absolument couper un cordon de sonnette pour me le
-donner en souvenir.
-
-Le principal défaut de ces vieilles maisons est que toutes les chambres
-s’y commandent. Pour arriver à la mienne, il fallut en traverser une
-autre où l’on voyait un lit découvert, signe à peu près certain pour moi
-qu’elle n’était pas inhabitée. Mon cher oncle s’assura alors que rien ne
-manquait, ni le sucre, ni l’eau, ni la fleur d’oranger, ni le briquet
-phosphorique de Fumade, ni la vaisselle. Sa revue faite, il m’embrassa,
-ouvrit une porte sous tenture, poussa le verrou, glissa d’un pas léger
-devant le lit de ma tante et gagna son appartement, qui était au bout de
-l’étage, par delà le grand et le petit salon. Il avait deux entrées à
-son service, ma tante en avait trois, moi je n’en avais qu’une et des
-plus incommodes, puisqu’il fallait passer sur le corps d’un voisin.
-
-
-II
-
-Mais quel voisin ma tante et la divine providence m’avaient-elles donné?
-Peut-être le vieux Florent, peut-être la divine Margot; entre les deux,
-il y avait de la marge. Ce doute m’agitait. J’avais l’esprit plein de
-Margot; mes trois mois de navigation, mes quatre heures de punch
-éveillaient dans mon cerveau les fantaisies les plus folles. Je finis
-par me persuader que mon voisin ne pouvait être qu’une voisine et que
-cette voisine, grâce aux bontés de l’oncle et à la candeur de la tante,
-ne pouvait être que Margot. Que Margot fût éprise de moi, c’était chose
-trop évidente pour qu’on en pût douter sans blasphème. Je me mis à
-danser par la chambre; mon séjour dans cette aimable ville commençait
-sous des auspices charmants!
-
-Quand je pense à cette nuit, il me semble que je rentrai parfaitement
-ivre. Mais un homme qui sait boire peut perdre la raison sans perdre le
-raisonnement. J’ouvris la porte de ma voisine et je la refermai
-subtilement aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes: elle paraissait close
-sans l’être; il suffisait de la pousser. J’éteignis ma bougie, je me
-glissai entre mes draps et je fis le mort. L’attente qui suivit ne fut
-pas longue. On ouvrit le loquet sonore de l’office; un bruit de voix et
-de rires monta jusqu’à mes oreilles et se rapprocha sensiblement. Quatre
-ou cinq personnes s’arrêtent sur le palier, on échange le bonsoir; un
-pas léger se fait entendre dans la chambre tandis que les gros pieds
-montent plus haut. C’est Margot qui est ma voisine! Décidément le cher
-oncle avait bien dit: sa femme ignore l’existence du mal.
-
-Margot passe et repasse en trottinant devant ma porte. Elle ne l’a pas
-fermée, c’est bon signe. Elle se déshabille, elle fredonne un air, elle
-fait un bout de toilette. Pour qui, sinon pour moi? Celui qui viendrait
-dire qu’elle ne m’aime pas après tous ces coups-d’œil et ces
-agaceries!... Elle éteint sa chandelle: c’est qu’elle ne veut pas perdre
-un moment de plus. La voilà dans son lit, mais elle ne dort pas, car je
-l’entends qui tousse avec affectation, peut-être même avec impatience.
-Que doit-elle penser de moi? Un jeune homme de vingt-cinq ans, un
-officier de la marine royale, dormir comme une souche en si belle
-occasion! Mais si je m’étais mépris? Si les avances qui m’ont encouragé
-n’étaient que des coquetteries innocentes, des badinages d’enfant? Elle
-a seize ans au plus, cette petite. Ce chiffre de seize ans me jeta
-brusquement dans un autre ordre d’idées. Ma mémoire se mit à rabâcher
-des fabliaux, des contes, des vieilleries gauloises; je sentis
-fourmiller dans ma tête une myriade de vers de dix pieds, qui tous sans
-exception parlaient de bachelettes, de nonnains, de pastourelles et
-autres tendrons dont les plus mûres ont seize ans et quelques mois. O
-respectable poésie de nos pères!
-
-Oui, mais cet âge de seize ans est propice entre tous à la niaiserie.
-Que la fillette ait peur; qu’elle pousse des cris, un seul cri! Voilà
-toute la ville en révolution. Quel scandale, bon Dieu! A quatre pas de
-la chaste, de l’imposante, de la presque sainte Mme Boblé! Dans la
-propre maison d’un conseiller à la Cour! Il y a dans ce monde une
-infinité de peccadilles qui ne sont rien, moins que rien, quand vous les
-racontez à table, et qui grandissent tout à coup à des proportions
-terribles, si la robe d’un magistrat vient à passer.
-
-Oui, mais que dirait-on de moi à bord de _l’Alger_, dans le carré des
-officiers, si l’on apprenait que j’ai manqué par sottise, par
-hésitation, par poltronnerie, une aubaine d’un si grand prix? Je serais
-perdu d’honneur, on m’appellerait Joseph, il faudrait en découdre avec
-tous mes camarades!
-
-Ce ballottage dura peut-être une heure. Je crus comprendre alors que
-Margot avait perdu patience: elle ne toussait plus. Je pris mon grand
-courage; je me mis à tousser à mon tour et j’en vins par degrés à faire
-un tel fracas que la maison tremblait sur sa base. Rien ne bougea dans
-la chambre voisine; Margot me tenait rigueur: peut-être simplement
-voulait-elle me voir venir.
-
-En fin de compte, je fis un pas de clerc qui serait inexcusable si
-j’avais été de sang-froid comme aujourd’hui. J’allumai ma bougie, et je
-poussai la porte qui grinça horriblement. La donzelle qui dormait,
-ronflait même, la misérable! se réveilla en poussant de grands cris.
-Toutes mes illusions tombèrent à la fois lorsque j’entendis cette fille
-geindre et récriminer platement, dans un langage vulgaire: «C’est une
-horreur, une atrocité, une chose qui ne se fait pas! Un monsieur de
-bonne famille! Un officier! Je n’aurais jamais cru ça de monsieur! Pour
-qui monsieur m’a-t-il prise? Je ne suis pas de ces créatures-là! Ma mère
-était la nourrice de madame; j’ai un oncle recteur à Saint-Trigonnec; je
-suis une honnête fille; je le dirai à madame!» Je vous fais grâce de
-trois ou quatre cuirs que l’écriture ne saurait bien rendre. Mais c’est
-surtout la vulgarité de cette voix rauque et criarde qui me soulevait le
-cœur. Oh! la vilaine et sotte créature! Elle guérit en un instant le
-caprice inexplicable qu’elle m’avait inspiré. Je lui expliquai du mieux
-que je pus mon entrée chez elle à pareille heure: elle avait rêvé haut,
-j’avais craint qu’elle ne fût malade; il m’avait bien semblé qu’elle
-m’appelait à son secours;... enfin tout ce qu’on peut inventer en si
-ridicule occurrence. La peur d’un esclandre m’avait dégrisé net. A
-toutes mes raisons la pécore répondait invariablement: «Je suis une
-honnête fille; je le dirai à madame!» Comme s’il n’y avait pas cent fois
-plus d’honnêteté à garder le secret!
-
-Au moindre geste dont j’appuyais mon discours, la coquine se mettait sur
-la défensive. Impossible de lui faire entendre que je ne voulais plus ni
-bien ni mal à son imposante vertu. A chaque instant ses cris de pintade
-effarouchée repartaient de plus belle. Comprenez-vous qu’on fasse le
-tour du monde pour dénicher dans Rennes une mégère de seize ans? Rennes!
-la deuxième ville de France pour la facilité des femmes, si j’en crois
-la statistique de mon ami Léopold H., artilleur.
-
-Force me fut de battre en retraite et de rallier mon lit sans avoir
-obtenu ni acheté le silence de cette abominable Margot. Elle ferma son
-verrou, et je passai une nuit blanche, moi qui dors si bien sur le
-punch. Me voyez-vous verrouillé entre deux femmes antipathiques, dans
-cette maudite chambre d’ami que j’étais presque sûr de ne pas habiter
-longtemps? Mon esprit se démena jusqu’au jour dans une sorte de
-cauchemar éveillé. Je me représentais la noble indignation de ma tante,
-la douleur de mon oncle, l’étonnement du cercle, les bavardages effrénés
-de la ville, et la sotte figure que je ferais demain, avec mes malles,
-en sortant de cette maison où je venais de m’installer pour trois mois.
-
-Lorsque Margot fut levée et habillée, je frappai doucement à sa porte et
-je la suppliai de m’ouvrir. Elle daigna. Foi de marin, cette fille était
-hideuse. Pour la dernière fois j’essayai d’attendrir cette âme basse:
-
-«Comprenez bien, lui dis-je; vos rapports n’ajouteront rien à l’estime
-que ma tante peut avoir pour vous, et vous voulez me faire un tort
-irréparable. Je ne vous ai pas offensée; mes intentions, je le répète,
-étaient parfaitement innocentes. Si vous vous obstinez à vous plaindre
-de moi, je vais quitter cette maison à la minute, et je ne vois pas ce
-que vous y pouvez gagner. Gardez-moi le secret, je reste et je paye
-votre silence au prix que vous fixerez vous-même.»
-
-Le diable soit de la bégueule! Elle se remit à piailler de plus belle,
-si bien que je finis par lui tourner le dos. La nuit porte conseil, si
-l’on en croit le proverbe, mais cette nuit orageuse, injuste et
-vexatoire, ne m’avait rien conseillé du tout. Je sortis de la maison
-avant le réveil de mon oncle et j’allai prendre un bain. Rien d’honnête
-et de confortable comme un bain de province où l’on trouve des visages
-ravis, des serviteurs empressés et du linge blanc à discrétion. Aussi je
-me demande encore pourquoi les provinciaux ne se baignent pas plus
-souvent.
-
-Bien lavé, bien reposé et même un peu calmé, je fis une promenade autour
-de la ville pour tuer le temps jusqu’au déjeuner. Mais le temps se
-défendait; il me sembla que je n’attraperais jamais dix heures. Je
-tordis le cou à un poulet froid, escorté de six côtelettes. Les
-côtelettes sont si petites et si tendres dans cette Bretagne de
-bénédiction! Le café, le cognac et les cigares abrégèrent un peu ce long
-jour. J’étais caché dans le petit salon du meilleur cabaret de la ville.
-Un garçon m’apporta l’_Impartial de l’Ille-et-Vilaine_, et je frémis en
-voyant que c’était le numéro du jour. Il me semblait que mon aventure
-devait être affichée dans les feuilles publiques, et je pensais déjà à
-pourfendre l’infortuné Kérangal, journaliste gagiste de la préfecture.
-Trois ou quatre individus pénétrèrent successivement dans ma retraite.
-Je sondai le regard des arrivants, pour m’assurer qu’ils n’avaient pas
-entendu parler de cette malheureuse affaire. Grâce à Dieu, je ne surpris
-aucun signe alarmant. Vers trois heures, je vis passer deux officiers
-d’infanterie dont l’un avait été au collége avec moi. On renoua
-connaissance, ces messieurs m’entraînèrent à leur café; la bière et le
-billard nous conduisirent jusqu’à cinq heures. Je leur offrais
-l’absinthe et j’allais les suivre à leur pension lorsque mon oncle
-Boblé, hors d’haleine et le chapeau rejeté en arrière, fit invasion dans
-le billard: «Enfin! dit-il en me prenant au collet, je te tiens,
-garnement. Il y a sept bonnes heures que je bats le pavé de Rennes à ta
-poursuite. Prends congé de ces messieurs et viens avec moi: ta tante a
-manqué deux offices; elle veut absolument te parler.»
-
-Je compris que l’infâme Margot avait exécuté ses menaces. Mais la colère
-du cher oncle était moins grosse que je n’avais pensé: je le suivis.
-
-Lorsqu’il me tint seul à seul, dans la rue, son front se rembrunit un
-peu:
-
-«Mon cher Renaud, me dit-il, je n’ai pas le droit de te gronder en mon
-nom. Lorsque j’avais ton âge!... mais il ne s’agit pas de moi. Tu as
-fait beaucoup de peine à ta tante. C’est une femme qui n’entend pas
-raison sur les principes. Je t’avais prévenu, mais la jeunesse, le
-punch, l’occasion... Ne réponds pas! je sais tout ce que l’on peut dire
-en ta faveur, et je l’ai dit. Cette fille est une sotte d’avoir parlé;
-je crois qu’elle l’a fait pour relever son crédit qui chancelle. Ma
-femme la soupçonne de donner des rendez-vous au garçon de notre boucher.
-Comprends-tu maintenant pourquoi tu l’as trouvée si farouche? Ton plus
-grand tort, à toi, c’est d’avoir déserté la maison sans prendre congé de
-ma femme. Elle t’aurait saboulé, c’est certain, mais tu n’en serais pas
-mort. Nous avons tous nos petits défauts, mon garçon: tu es pour le beau
-sexe, Aglaé en tient pour la morale. Elle prêche avec délices: pourquoi
-refuserais-tu de l’écouter un peu? Tu n’as pas vu souvent un sermon
-découler d’une si jolie bouche. Pas de façons, mordieu! viens dîner.
-Nous avons quatre amis; tu es sûr qu’on ne te mettra pas en affront
-devant le monde. Après le café, nous allons au Casino sans toi; Aglaé te
-garde au salon, elle monte sur ses grands chevaux; laisse-la dire! Tu ne
-reverras point Margot, à moins de courir après elle. On a porté ses
-nippes dans une chambre du grenier et c’est Florent qui nous sert à
-table. En avant, marche, mauvais sujet!»
-
-Je me laissai convaincre et je revins avec lui. Mais comment vous dire
-le reste?
-
-Le dîner fut excellent, comme toujours. Les convives étaient de vieux
-amis de mon oncle; on babilla tant qu’on put, et je me serais diverti
-comme un fou, si les yeux de ma tante ne m’avaient jeté quatre ou cinq
-douches.
-
-On finit par me laisser seul avec elle, et un tremblement salutaire me
-saisit. Elle m’invita à la suivre dans sa chambre, craignant sans doute
-de scandaliser ses douze ancêtres par le récit de mes méfaits. Je la
-suivis, l’oreille basse. Sa chambre me parut bien sévère, mais d’un goût
-exquis: satin mauve et guipure. Elle-même, pour prêcher, s’était fait
-une toilette demi-montante qui symbolisait assez bien la réconciliation
-du ciel avec la terre. Ses mains étaient belles et son pied charmant;
-c’est une justice à lui rendre. Je crois vous avoir dit qu’elle avait la
-taille noble et riche, et le plus beau visage qu’on pût rêver; tout cela
-gâté de temps en temps par une expression trop sévère. Rien n’était plus
-séduisant que sa voix fraîche, bien timbrée, et par instants profonde.
-
-Elle prêcha d’abord sur la colère de Dieu et les peines éternelles
-réservées aux jolis garçons qui se commettent avec d’ignobles servantes.
-Elle indiqua d’un tour de phrase à la fois sévère et gracieux que
-l’homme doit viser haut (_sursum corda_!) et ne pas chercher à ses pieds
-des satisfactions indignes. Le troisième point roula tout entier sur
-l’ineffable miséricorde des saints et des anges qui prennent dans leurs
-bras le pécheur repenti et le transportent jusqu’au septième ciel.
-
-Aglaé! vous étiez un ange, et le septième ciel n’était pas loin. A
-partir de ce sermon, je vécus trois bons mois dans la maison du cher
-oncle, et mon cœur s’y meubla de sentiments pieux qui n’en sortiront
-qu’avec la vie. Ma tante paraissait réellement heureuse; quant au cher
-M. Boblé, il disait tous les soirs à ses amis du cercle que mon séjour
-chez lui rajeunissait jusqu’aux pierres de la maison.
-
-Mais un ordre du ministre me dirigea vers la Vera-Cruz et j’y fis une
-station de deux années. En mon absence, la belle tante accoucha d’un
-garçon, d’un superbe garçon, ma foi! qui me rafla sans y penser
-vingt-cinq mille livres de rente. Avec une centaine de francs que
-j’avais laissés aux domestiques, c’est tout ce que m’a coûté la chambre
-d’ami.
-
-
-
-
-CHASSE ALLEMANDE.
-
-
-J’ai cru longtemps qu’il fallait être au moins millionnaire et baron
-pour chasser en battue et tuer cent lièvres en un jour. Mon imagination,
-aidée par la lecture, se figurait un peuple de vassaux frappant la
-plaine à coups de trique et poussant les victimes jusque sous le plomb
-du seigneur. On m’eût fort étonné, et vous aussi, peut-être, en me
-disant que les simples vilains du pays de Bade, en l’an de grâce 1864,
-se régalaient parfois d’une hécatombe féodale, et même... y gagnaient de
-l’argent.
-
-Voilà pourtant ce que j’ai vu hier, et je commence par déclarer que je
-suis revenu presque bredouille, pour qu’il vous soit démontré que je
-parle en touriste et non en chasseur.
-
-Le rendez-vous était à Strasbourg, place Gutenberg, sept heures du
-matin. Je montai, moi sixième, dans un omnibus à volonté, qui partit
-lestement, traversa le vieux Rhin chargé de glaces et nous conduisit en
-moins de deux heures à la petite ville de ***. En été, dans la saison de
-Bade, cette large vallée du Rhin présente le spectacle d’une fertilité
-affadissante. La terre molle, humide, noirâtre, sans aucune pierre, m’a
-toujours fait l’effet d’un plat de viande désossée et trop succulente.
-Il y vient de grosses récoltes plantureuses et bêtes, qui semblent
-écœurées de croître sans effort, et plongent leurs racines dans la
-mangeoire avec un visible dégoût. Mais au mois de janvier, par ce joli
-vent du nord qui vous soude la barbe à la moustache, le sol de la vallée
-se crispe, se roidit et se ragaillardit. Les sillons dessinent sous la
-neige une arête nerveuse, les ruisseaux de chocolat se cachent sous des
-cristaux de glace étincelante; les grands benêts d’enfants à la culotte
-trop courte et trop montante, trébuchent avec une certaine désinvolture
-et se cassent le nez d’un air presque malin. Les charrettes à timon,
-attelées d’un seul cheval sous verge, transportent sous leur bâche
-argentée des choses mystérieuses; les maisons de torchis, badigeonnées
-en vert ou en rose, ouvrent sur le passant de petits yeux spirituels.
-Que vous dirai-je encore? Le cigare de chou et la pipe de porcelaine
-exhalent en cette saison une manière de parfum.
-
-Une énorme soupe à la farine nous attendait sur table à l’auberge du
-digne papa Knoblauch. C’est tout à fait gracieux, au mois de janvier,
-ces auberges allemandes. Le long poêle de fonte en forme de colonne est
-bourré comme un canon. La quenouille de la blonde Gretchen est décorée
-d’un ruban neuf. La grande boîte à musique, auprès de la porte, s’est
-enrichie de quelques nouveaux airs, pour ses étrennes. La grive et le
-chardonneret, emprisonnés dans un angle de la salle, essayent de temps à
-autre un demi-gloussement: peut-être qu’en voyant les nuages des pipes,
-ces exilés repensent aux nuages du ciel. O la douce chaleur et les fines
-émanations de fromage salé! Le canon des fusils se couvre de buée et le
-cœur des hommes s’épanouit.
-
-Quelques chasseurs indigènes étaient arrivés avant nous. Bonnes et
-honnêtes figures, où les malices de l’enfer ne dessineront jamais aucun
-pli. Je ne sais rien de tel qu’une conscience pure et douze choppes de
-bière tous les soirs, pour éclaircir la physionomie d’un homme. En voici
-d’autres, j’entends d’autres épreuves du même modèle: il en arrive
-beaucoup; il en arrive assez, il en arrive presque trop, car l’auberge
-est pleine. Impossible de faire entrer le respectable bourgmestre,
-orgueil de la commune. C’est lui qu’on montre aux étrangers, avec le
-brigadier de la gendarmerie, parce qu’ils pèsent trois cent dix kilos,
-entre eux deux.
-
-Mais la soupe est mangée et les côtelettes aussi, et pareillement la
-bouillie de pommes de terre. Dix heures sonnent: en chasse! On sort
-tranquillement, en bon ordre, à l’allemande; on défile un à un, le long
-du mur du cimetière et l’on va s’échelonner sur la route voisine. Déjà
-quarante rabatteurs se profilent à l’horizon. La route est garnie de
-tireurs, les flancs bien gardés; y sommes-nous? Oui! Un coup de corne
-donne le signal, et les traqueurs se mettent en branle.
-
-Les lièvres d’Allemagne sont assez grands en toute saison, mais à la
-neige ils paraissent immenses. Lorsqu’ils se précipitent sur vous, les
-oreilles droites, dessinant leur corps effilé sur un fond blanc, on
-dirait des fantômes de lièvres. Pauvres bêtes! Il ne faut qu’un coup
-bien ajusté pour les rendre fantômes parfaits.
-
-Homère avait étudié toutes les façons de mourir en usage chez les
-guerriers de son temps. Démalion est frappé à la tempe; il a le crâne
-rompu et la cervelle écrasée; Polydore, percé au milieu du dos, tombe à
-genoux et reçoit ses entrailles dans ses mains étendues; Deucalion est
-décapité d’un seul coup par le glaive d’Achille: la moelle s’échappe des
-vertèbres et le tronc roule dans la poussière. Il faut avoir chassé le
-lièvre en battue pour savoir combien ce malheureux animal est varié dans
-ses façons de mourir. Tantôt il saute en l’air, tantôt il tourne cinq ou
-six fois sur lui-même, tantôt il se roule en manchon. S’il a les reins
-brisés, il rampe sur l’avant-train en poussant des clameurs déchirantes.
-Quelquefois il emporte le plomb d’un air si délibéré que vous vous
-accusez de maladresse. Mais au bout de cent pas il s’arrête comme pour
-se consulter: «Qu’ai-je donc? Serais-je blessé? Miséricorde! c’est bien
-pis: je suis mort.» En effet, il bat la neige des quatre pieds et ne se
-relève plus. Quelquefois il reste sur le coup, attend qu’on vienne le
-prendre, et s’enfuit grand’erre au bois voisin. Quelquefois il s’assied,
-vous regarde, secoue la tête deux ou trois fois et tombe à la renverse.
-
-Cette tuerie serait assez triste au fond, si l’on avait le temps d’y
-penser; mais le chasseur n’y pense jamais. Il tue naïvement avec une
-joie sincère, comme le divin Achille lorsque Démalion, Deucalion et
-Polydore, fils de Priam, tombaient l’un après l’autre sous ses coups.
-J’ai vu des hommes doux, cultivés, instruits, savants même, casser la
-crosse de leur fusil sur la tête d’un chevreuil en poussant des cris
-farouches. Ils ne sentaient pourtant aucune haine contre cet innocent à
-quatre pieds; ils n’ignoraient pas que leurs coups de crosse faisaient
-souffrir un système nerveux assez semblable au nôtre. Mais la chasse est
-l’image de la guerre. Comme la guerre, elle fait craquer la légère
-couche de vernis dont la civilisation nous a revêtus, et l’homme sauvage
-reparaît.
-
-La commune de ***, s’étend sur une superficie de 3000 hectares
-comprenant des bois, des plaines labourées et quelques-uns de ces
-terrains marécageux, qu’on appelle assez improprement les îles du Rhin.
-Les locataires de la chasse ont là du chevreuil, du lièvre, du faisan,
-de la perdrix et toute espèce de gibier d’eau; mais hier on ne tirait
-que le lièvre. A quatre heures du soir, une charrette vint prendre cent
-vingt-trois grands cadavres, dont le moindre pesait quatre kilogrammes.
-Les gardes retourneront aujourd’hui sur le champ de bataille et
-relèveront sans nul doute une quinzaine de corps. Nous avons donc tué,
-en cinq heures, cinq à six cents kilogrammes de viande. Je déduis une
-heure perdue autour d’un tonnelet de bière et d’un chaudron de saucisses
-à l’ail.
-
-Quand on pense qu’il y a des cantons en Provence, et même en Champagne,
-où le lièvre est devenu un animal fabuleux! Les grands propriétaires le
-courent à cheval, lorsqu’ils sont assez heureux pour en détourner un;
-ils font venir des chiens anglais plus vites que la foudre. Un lièvre
-forcé s’empaille et se conserve sous verre; les curieux accourent de six
-lieues pour le voir.
-
-J’ai demandé aux chasseurs de *** ce qu’ils dépensaient, bon an, mal an,
-pour ces massacres pantagruéliques.
-
-«Mais rien du tout, m’ont-ils répondu. Tout ce que nous abattons
-maintenant est bénéfice net. La primeur, c’est-à-dire l’ouverture, a
-couvert tous les frais: nous jouons sur le velours.
-
-«Trois Français de Strasbourg et sept indigènes de *** se sont associés
-pour prendre la chasse de la commune. Ils payent 300 florins par année,
-un peu plus de 600 francs, soit vingt centimes par hectare. Tout le
-gibier qui se tue dans la saison est vendu d’avance à un marchand. Six
-cents perdreaux, ou deux cents lièvres, ou cent-vingt faisans, ou
-vingt-cinq chevreuils suffisent pour payer la redevance. Restent les
-frais de garde à couvrir et le salaire des rabatteurs; après quoi, on
-gagne de l’argent. Dans les mauvaises années, on ne fait pas de
-bénéfice, mais on noue les deux bouts et l’on s’est amusé pour rien.
-
---Vous êtes bien heureux!
-
---Vous trouvez? Alors dites-moi comment les Français, qui ont tant
-d’esprit, ne suivent pas notre exemple? Pourquoi les propriétaires de
-votre pays ne s’associent-ils pas pour vendre le droit de chasse au
-profit de la commune? Un revenu de 600 francs n’est pas à mépriser:
-c’est la gratuité de l’école primaire. Pourquoi les chasseurs ne
-s’entendent-ils pas à leur tour pour prendre à ferme l’exploitation de
-la chasse, pour payer le salaire d’un ou deux gardes, et protéger le
-gibier contre le braconnage? Nos lièvres ne font pas une portée de plus
-que les vôtres; nos perdrix et nos poules faisanes ne couvent pas deux
-fois l’an; nos chèvres n’ont jamais été des mères gigognes. Si nous
-avons dix fois plus de gibier que vous, c’est que nous prenons des
-mesures contre le gaspillage et la destruction. La prévoyance, monsieur,
-la prévoyance!»
-
-Je ne voulus pas en entendre davantage et je tournai le dos à cet
-imbécile. Que diable demande-t-il là? Si nous étions prévoyants, nous ne
-serions plus Français.
-
-
-
-
-L’INSPECTION GÉNÉRALE.
-
-
-A MADAME LA COMTESSE DE V., AU MANOIR DE K., COMMUNE DE PONT-L’ABBÉ
-(FINISTÈRE).
-
-
-I
-
-Loutreville, 20 juillet 1864.
-
-Ah! ma chère Amélie! Que la guerre est une belle chose! et que le
-général Ségart est un homme charmant! J’en suis folle depuis deux jours,
-mais folle à lier. Je l’ai déclaré à mon mari, qui s’est moqué de moi,
-selon sa détestable habitude. Ce gros sceptique d’Adolphe prétend que
-c’est ma sixième _toquade_ de l’année: il les inscrit l’une après
-l’autre; c’est révoltant! D’abord je n’admets pas qu’on traite de
-toquade mon enthousiasme pour Octave Feuillet que je n’ai jamais vu! ni
-mon idolâtrie pour M. Pasteur, car je l’ai vu! ni ma vénération presque
-filiale pour ce cher abbé Grimblot, de Notre-Dame, qui a de si adorables
-mains! ni mon fanatisme pour ce sublime M. Harris, le dieu de
-l’homœopathie, qui m’a guérie de quatorze ou quinze angines, plus
-couenneuses les unes que les autres, dont j’étais menacée! J’adore les
-petits plombs de la rue de la Michodière et les éclairs de la rue
-Castiglione; le souvenir de certains pâtés aux huîtres me fait rêver
-quelquefois une demi-journée; il y a telle forme de chapeau, tel
-arrangement de coiffure, telle coupe de manteau qui me ravit, qui
-m’enivre, qui me transporte, qui fait bondir mon cœur hors du corset: où
-est le mal? Toutes les femmes ne sont-elles pas comme moi? En
-sommes-nous moins fidèles à nos maris, moins dévouées à nos enfants,
-moins ferventes dans nos prières à Dieu? Je me ferais hacher en mille
-morceaux pour la princesse de M., qui ne me connaît pas et à qui je n’ai
-jamais été présentée: à peine si nous allons six fois par an dans le
-même monde. Adolphe pour cela m’appelle cocodette; il tourne en ridicule
-un enthousiasme si juste et si naturel. Est-ce ma faute, à moi, si je ne
-suis ni aveugle, ni sotte, et s’il m’est impossible de contempler sans
-frénésie la plus radieuse incarnation du _chic_ sur la terre? Le _chic_!
-Amélie, mon cher ange, tu me comprends; je poursuis.
-
-Tous nos journaux, la _Vigie_, le _Conciliateur_ et le _Messager_
-avaient annoncé l’arrivée du général inspecteur pour avant-hier lundi.
-On savait que les manœuvres auraient lieu aux portes de Loutreville, sur
-le champ de bataille, et que le public y pourrait assister. Il y a si
-peu de distractions au château jusqu’à l’ouverture de la chasse, que mon
-cher Adolphe ne pouvait décemment me refuser ce spectacle-là. Nous
-sommes installés chez notre vieil oncle, le chevalier de Porpiquet, qui
-a cette fameuse cave et cette divine cuisinière. Quels dîners, chère
-amie, et quels luncheons! La nature a créé les oncles et les tantes
-comme les poulardes et les chapons, pour nourrir délicieusement nos
-jolies petites bouches!
-
-Le général était attendu par le train de huit heures: dès cinq heures du
-matin, il y eut foule autour de la gare; le colonel du 104e y vint à
-sept heures avec les officiers supérieurs, les comptables, l’état-major,
-et tous les officiers du régiment. On les fit entrer dans la gare, et
-nous aussi: Adolphe est administrateur de la compagnie. La femme du
-sous-chef nous offrit un amour de fenêtre d’où l’on voit et l’on entend
-tout ce qu’on veut.
-
-Le colonel Briquet se promenait sous nos yeux, en fumant; ses officiers
-fumaient aussi; il causait avec eux familièrement, comme un camarade.
-«Mes enfants, vous connaissez tous le général Ségart, un brave, mais un
-bavard, un vaniteux, une grosse caisse. Il s’est assez bien montré en
-Afrique et en Italie; mais comme théoricien, il est coté. Avec tout ça,
-il ne s’agit pas de le prendre à rebrousse poil, puisqu’il représente le
-ministre de la guerre. On sait ce qu’il faut pour l’amadouer: c’est une
-espèce de déférence, de... comment dirai-je? de respect, manifesté sous
-la forme la plus engageante. Vous entendez bien? Libre à vous de le
-juger et même de le blaguer si ça vous amuse, mais tant qu’il sera là,
-comme il est un peu sur l’œil, sachons nous conformer à la circonstance.
-Et allez donc!» On applaudit à ce discours par un joyeux éclat de rire.
-
-Mais au coup de sifflet qui annonçait l’arrivée du train, le colonel
-reprit son air d’autorité, jeta son cigare à dix pas, et s’écria d’un
-ton de commandement: «Messieurs! Rappelez-vous les instructions que je
-vous ai données; placez-vous par rang de préséance à ma droite et à ma
-gauche, et suivez-moi!»
-
-Le train s’arrêta; le général, suivi d’un seul aide de camp, ouvrit la
-portière et sauta lestement sur le quai. Il est grand, svelte et
-puissant comme un chevalier du moyen âge; l’œil noir, la moustache et
-les cheveux gris de fer; un peu trop de couleur au nez et aux pommettes.
-Mais la noble physionomie et la magnifique prestance! Son petit aide de
-camp avait l’air d’une sauterelle au pied d’un chêne.
-
-Le colonel s’élança vers lui, laissant ses inférieurs à trois pas en
-arrière. Ce pauvre colonel Briquet! Je n’oublierai jamais l’intonation
-suave, sentimentale, idéale dont il accentua son premier mot: «mon
-Zénéral!» Je le verrai toujours à demi-prosterné, le shako sous le bras,
-exprimant par tous les plis de son visage l’intention d’être agréable;
-manifestant la souplesse de son esprit dans toutes les articulations de
-son corps.
-
-J’ai remarqué ce jour-là un contraste assez bizarre; tu l’expliqueras si
-tu peux. En présence d’un grand chef, qui tient l’avancement dans sa
-main, les militaires de tout rang éprouvent tous à la fois un vif désir
-de plaire, mais ils ne l’expriment pas de la même façon. Un colonel
-salue en courbette, un simple capitaine rapproche les talons et se tient
-coi. L’un et l’autre disent au général: vous êtes un grand homme et je
-vous admire passionnément; mais l’un traduit sa pensée par des
-ondulations pleines de grâce, l’autre par une roideur du goût le plus
-austère. Le seigneur du régiment frétille, babille et fait tous les
-frais; les vassaux ne se permettent d’autre mouvement que l’immobilité,
-d’autre langage que le silence. Pourquoi?
-
-Le général a écouté sa petite harangue; il lui a tendu la main avec une
-cordialité sublime. «Colonel, lui a-t-il dit, vous êtes bien bon! vous
-êtes trop bon! Je suis très-sensible! Il ne fallait pas vous déranger.»
-Je crois pourtant que, si l’on ne s’était pas dérangé on en aurait vu de
-grises. Puis, jetant un coup d’œil sur le groupe des officiers: «Rien
-qu’à vous voir ici, mon inspection est à moitié faite. Je sais ce qui
-m’attend, et tout le bien que je devrai dire à l’Empereur de votre brave
-régiment!»
-
-En terminant la phrase, il leva la tête, m’aperçut à la fenêtre et
-exprima par un sourire sans affectation mais non sans grâce que ma
-figure chiffonnée ne lui avait pas fait peur. Il a des dents superbes.
-Je suis sûre qu’il ne fume pas des cigares d’un sou, comme ce pauvre
-colonel Briquet.
-
-«Colonel! reprit-il à haute et intelligible voix, j’ai choisi pour ma
-résidence l’hôtel d’Europe. Voulez-vous me faire l’honneur de me montrer
-le chemin?»
-
-L’hôtel d’Europe est sur la promenade des Ormes, à deux pas de la maison
-de notre oncle. Depuis hier matin, l’autorité militaire a fait poser
-deux guérites devant la porte cochère. En retournant chez nous, nous
-avons suivi d’un peu loin, sans affectation, le cortége du général.
-
-Les officiers l’ont mis à l’hôtel, et, pour être bien sûrs que personne
-ne viendrait le leur prendre on a voulu le faire garder par un
-détachement de 50 hommes d’élite, commandés par un capitaine, un
-lieutenant et deux tambours. Mais il n’a pas voulu déranger tant de
-monde. Il a dit au capitaine de renvoyer le piquet en laissant dans le
-poste voisin quelques sentinelles de rechange.
-
-Il est poli comme un prince. Le long de son chemin, toutes les fois
-qu’un bourgeois ou un homme du peuple saluait ses grosses épaulettes, il
-se retournait à demi, arrondissait le bras, et rendait un salut
-impérial.
-
-Avant de monter à son appartement, il a échangé plus de dix coups de
-chapeau avec la population de Loutreville. Le colonel est venu lui
-demander tout bas à quelle heure il daignerait recevoir le corps
-d’officiers?--Colonel, a-t-il répondu, je ne veux pas déplacer ces
-messieurs une seconde fois: nous nous verrons au grand soleil, en pleine
-manœuvre. Vous me les présenterez sur le Champ-de-Bataille!» Il a
-ajouté, d’une voix qui remplissait la ville: «Mon plan d’inspection est
-tout fait; depuis douze ans que je remplis les fonctions d’inspecteur
-général, j’ai acquis le maniement des hommes et des choses. Vous savez
-tous, messieurs, que rien ne m’échappe, ni l’ensemble, ni le détail.
-Dans la partie militaire, j’ai fait mes preuves. Quant à la partie
-administrative, c’est différent: j’ai prouvé que je n’y craignais
-personne. A tantôt!»
-
-J’ai entendu le colonel qui disait à ses officiers, en passant sous les
-fenêtres de mon oncle: «Il commencera par sa revue d’ensemble, à une
-heure et demie, après le dîner des habitants. Dès aujourd’hui, c’est lui
-qui commande toutes les forces de terre et de mer; vous avez pu le
-juger, c’est une vieille culotte de peau sans tête ni bras, mais
-n’oublions pas qu’il a droit à tous nos respects et toute notre
-obéissance!»
-
-
-II
-
-Le général a permis gracieusement que toute la population assistât à ses
-manœuvres. Pour ne pas être en reste, le maire a fait transporter sur le
-champ de bataille toutes les chaises de la promenade des Ormes et
-jusqu’aux banquettes rouges du palais municipal. Les quatre premiers
-rangs sont expressément réservés aux dames; Adolphe boude un peu, mais
-tant pis! je suis avec Julie, avec Anna, et la tante Séraphine, et les
-trois petites sauvagesses du Port-neuf, noyées dans la mousseline comme
-des mouches dans du lait. Moi, j’ai mon habit d’incroyable en piqué
-anglais cendre de roses, garni de galons de laine noire; cinq rangs de
-galons au bas, boutons de buffle noir; manches collantes à revers,
-ceinture au parfait contentement. Pour cravate, un flot de mousseline;
-j’ai supprimé le fichu menteur qui paraîtrait un peu _costume_ aux yeux
-des provinciaux. Chapeau conventionnel, baissant sur le front, entouré
-d’une écharpe de tulle nouant par derrière; souliers Louis XVI à talons
-hauts et bouffettes sur le cou-de-pied; inutile d’ajouter que j’_épate_
-toujours Loutreville par la longueur de mes gants de Suède sans boutons.
-Adolphe ne s’est pas encore décidé à me permettre la petite canne à
-pomme d’or, mais il y viendra: je compte sur les bains de mer pour lui
-faire entendre raison.
-
-Dès une heure moins un quart, il ne restait plus une chaise vacante;
-toute la ville avait dîné en deux temps, même nous, au grand désespoir
-de Marton et du bon oncle. Le régiment, colonel en tête, arriva pour une
-heure et quart, tout le monde attendit patiemment le général jusqu’à
-trois heures. Il est à remarquer que le militaire attend volontiers.
-Ainsi, je voyais hier matin sur la place des Ormes, des groupes de dix à
-douze officiers stationner héroïquement deux heures de suite, tandis
-qu’un autre groupe, introduit dans l’hôtel, écoutait les discours et les
-récits du général. Je n’aurais pas cette vertu-là, ni toi non plus, et
-voilà probablement pourquoi les femmes sont exclues de l’armée.
-
-Le général monta à cheval à trois heures moins un quart. On lui avait
-recruté, non sans peine, un brillant état-major: la ville a toujours
-manqué de cavalerie. Il a fallu convoquer extraordinairement tout ce
-qu’il y avait d’officiers et de soldats montés dans la garnison:
-commandant d’artillerie, capitaine d’artillerie, commandant du génie,
-gendarmes à cheval, etc., etc. Les chasseurs du piquet d’ordonnance
-arrivaient de l’autre bout du monde; ils ont fait vingt-cinq lieues pour
-venir escorter le général. Je dois avouer d’ailleurs que tous ces
-uniformes mélangés faisaient un très-joli coup d’œil; il n’y manquait
-que des cent-gardes. Mais on ne peut pas tout avoir.
-
-On dit que le cortége a fait un petit détour pour avoir à traverser la
-place Condé. Le général a salué noblement la statue en criant à son
-escorte: «Chapeau bas, messieurs! le présent ne déroge point en rendant
-hommage au passé!» Je comprends qu’un tel homme ait voulu donner un
-petit bonjour au vainqueur de Rocroi. Il y a encore un bon fond de
-camaraderie, dans notre armée. M. de Bontoux, le commandant
-d’artillerie, prétend que le général avait l’air de dire à Condé:
-«Tiens-toi bien!» Mais M. de Bontoux est une mauvaise langue; il n’aura
-plus d’avancement.
-
-Le régiment était en bataille. On n’avait pas écarté la foule. Seulement
-quelques éclaireurs se prolongeaient de distance en distance pour
-séparer la ligne des troupes de la ligne formée par le public. Tout à
-coup, un clairon posté à 300 mètres en avant de la place, annonça
-l’arrivée du cortége. Aussitôt le colonel, les chefs de bataillon, les
-capitaines coururent de la droite à la gauche en criant: immobiles!
-immobiles! Le cortége paraît au loin: le colonel bondit sur son cheval.
-«A vos places, messieurs, à vos places!» Il pique des deux, court
-au-devant du général, s’arrête à distance respectueuse, salue de l’épée,
-salue du cheval, salue de toutes les ondulations de son corps. Au même
-instant les officiers montés du régiment quittent l’escorte au grand
-galop et viennent prendre leur place de bataille. Les tambours
-rappellent, la troupe porte les armes, le général ralentit le pas et
-s’arrête, juste devant nous, à la droite du régiment. Il s’appuie sur la
-jambe droite et son cheval piaffe du pied gauche. Dieu! ma chère, qu’il
-était beau, les coudes plus haut que les mains, tenant les rênes du bout
-des doigts, et souriant d’un air aimable à ta très-humble servante!
-Occuper l’attention d’un homme qui en fait marcher deux mille autres, et
-qui traite les lieutenants, nos beaux valseurs de l’été dernier, comme
-des collégiens en classe! Ne te moque pas trop; c’est un joli succès. Il
-fit passer les rênes dans la main gauche, son cheval piaffa du pied
-droit. Il vint saluer le drapeau; le drapeau s’inclina devant lui. Tu
-sais si j’aime mon mari, chère Amélie, et je connais tes sentiments pour
-M. de V...; nous avons trop de religion pour ne pas les adorer jusqu’à
-la mort et pour nous permettre une pensée qui ne soit pas à leur
-adresse; mais enfin nos maris pourraient bien s’incliner jusqu’à terre
-devant le drapeau de la France sans qu’il songeât seulement à leur
-rendre le salut!
-
-Le général a pris un petit galop de manége, et passé fièrement devant le
-front des troupes. La musique jouait l’air national; toutes ces dames
-avaient les larmes aux yeux. Il est revenu sur ses pas, toujours du même
-train, en saluant la foule. Son regard d’aigle semblait plonger dans le
-peuple de Loutreville, et pourtant je n’ai pas senti la moindre
-inquiétude. J’étais sûre que dans toute cette assemblée personne ne lui
-plairait autant que moi.
-
-En effet, c’est devant moi qu’il a mis pied à terre, avec une
-désinvolture angélique. Il a fait savoir au colonel qu’il était prêt
-pour la présentation des officiers. Ces messieurs ont fait le cercle, en
-grande tenue, immobiles, sabre au poing, et pourtant, permets-moi ce
-blasphème! ils avaient l’air de petits garçons autour de lui. Il s’est
-tourné vers moi, il a relevé sa belle moustache, et leur a dit d’une
-voix qui franchissait le cercle et semblait s’adresser à nous:
-«Messieurs, tous les ans vous recevez la visite d’un inspecteur général.
-Cette année, j’ose dire, sans crainte d’être démenti, que l’Empereur
-vous a envoyé un inspecteur exceptionnel. L’inspection que je viens de
-commencer n’est pas une inspection en l’air; c’est une inspection
-sérieuse, définitive, qui m’a déjà permis de vous juger à fond. Rien
-qu’à vous voir dans vos rangs, sous les armes, j’ai compris tout ce que
-la France était en droit d’espérer de vous. Oui, messieurs, le pays,
-l’Empereur, l’Europe contemple et apprécie par mes yeux votre beau et
-brave régiment. Vive l’Empereur!»
-
-Non-seulement les officiers et les soldats répétèrent ce cri
-patriotique, mais... que veux-tu? Il avait eu l’air de s’adresser à moi;
-j’étais électrisée! J’oubliai que le pauvre Adolphe est ou croit être
-légitimiste, et mes voisines, sans prendre le temps de s’étonner,
-jetèrent leurs mouchoirs en l’air et firent chorus avec moi. Adolphe
-n’est pas trop content. Son élection au conseil général a manqué cette
-année par l’influence du préfet; on va dire qu’il désarme, qu’il tourne,
-qu’il demande grâce, mais tant pis! Je ne serais pas femme, si je
-résistais à un premier mouvement.
-
-Mon général a été sensible à ma petite concession. Il m’en a récompensée
-avec une délicatesse et une spontanéité dont je te fais juge. Le moment
-était venu d’examiner en détail je ne sais quelles catégories d’hommes,
-des engagés volontaires, des jeunes soldats, des caporaux nouvellement
-promus, des sous-officiers cassés, des soldats qui demandaient à se
-réengager, d’autres qui voulaient quitter le corps. Au lieu d’aller
-chercher tous ces gens-là, il les a fait comparaître devant lui, et
-devant nous, sans quitter sa place. Grâce à lui, je n’ai pas perdu un
-détail. Au bout d’une heure ou deux, il a cru s’apercevoir que
-j’étouffais un bâillement: vite, il a mandé le colonel Briquet qui se
-tenait à l’écart. «Colonel! s’est-il écrié, à quoi pensez-vous? Que
-devient la galanterie française? Vous ne devinez pas que ces dames
-s’ennuient? Allons! faites avancer votre musique et régalez-nous de
-quelques jolis morceaux!»
-
-Jamais la musique du 104e n’avait été si bonne. Je comprends qu’on se
-surpasse soi-même pour mériter les éloges de cet homme-là!
-
-Après l’inspection des catégories, il a fait, toujours devant moi, ce
-qu’on appelle la revue de détail. On est venu lui présenter
-successivement les effets de chaque homme, avec le livret indiquant la
-masse. Comme il est sûr de lui-même! Quelle connaissance approfondie du
-métier des armes! «Capitaine! dit-il, à un commandant de compagnie,
-comment s’appelle cet homme?» Le capitaine étonné, interdit, balbutie et
-ne répond pas. «Eh capitaine! je ne fais que d’arriver, moi, et je
-connais vos hommes par leurs noms et prénoms, mieux que vous! J’espère
-que vous n’oublierez pas le nom de Pacot (Pierre-François) maintenant
-que vous le tenez de ma bouche!» C’est du César, ni plus ni moins. M. de
-Bontoux prétend qu’il avait lu le nom écrit en grosses lettres bâtardes
-sur le livret de l’homme; mais ces artilleurs ne croient à rien. On ne
-brûlera donc jamais l’école polytechnique?
-
-La journée a fini par un défilé sublime. Il est remonté à cheval; son
-escorte s’est reformée à quelques pas en arrière et toutes les
-compagnies de tous les bataillons ont passé devant lui, l’une après
-l’autre, dans l’ordre le plus imposant. Les officiers le saluaient de
-l’épée, il saluait les officiers; le drapeau l’a salué, il a salué le
-drapeau, et quand tous les saluts ont été finis, il nous a saluées avec
-la grâce la plus noble et il est parti d’un galop furieux suivi de son
-escorte. Les carreaux de la ville tremblaient; les cœurs aussi.
-
-
-III
-
-Hier, ma chère enfant, j’ai compris la gloire.
-
-Le rendez-vous était au même endroit, nous avions fait retenir nos mêmes
-places. La seule différence, c’est que je n’ai pas dîné du tout, malgré
-les instances d’Adolphe et du pauvre oncle. J’avais l’estomac serré,
-comme il arrive aux enfants qu’on va mener au spectacle.
-
-Son premier regard fut pour moi: il semblait me remercier de mon
-exactitude. Il repassa les troupes en revue et se promena longtemps sur
-le front de bataille. Quatre chasseurs à cheval marchaient devant lui,
-le pistolet au poing, prêts à brûler la cervelle au premier insolent qui
-manquerait de respect à mon cher grand homme. Mais bientôt il revint à
-moi, fit assembler devant nous les officiers, sous-officiers et
-caporaux, et leur dit en lorgnant ma capote blanche.
-
-«C’est aujourd’hui, messieurs, que je dois constater votre instruction
-pratique. Un inspecteur à la douzaine, comme la France en a trop,
-malheureusement, perdait une journée à vous questionner l’un après
-l’autre: je ne suis pas de cette école-là, Dieu merci! Je sais que la
-théorie vous est familière; vous la possédez tous sur le bout du doigt,
-je m’en suis assuré d’un seul coup d’œil. Ce qui vous manque un peu,
-c’est l’application sur le terrain, devant l’ennemi: voilà ce que je
-veux vous inculquer. Vous ne sauriez l’apprendre à meilleure école; j’ai
-fait mes preuves, j’ai travaillé sur le vif; tous les ennemis de la
-France connaissent la moustache du général Ségart. C’est pourquoi je ne
-m’amuserai pas à vous faire exécuter des manœuvres élémentaires, des
-maniements d’armes connus de vos plus jeunes soldats. Je veux, avec la
-permission de ces jolies dames, que vous fassiez parler la poudre,
-suivant l’expression pittoresque des Arabes. Il s’agit de donner à la
-fleur de la population Loutrevillaise le spectacle de la guerre! Vos
-hommes ont des cartouches, colonel?»
-
-A ces mots, mes voisines ont pris peur, et j’ai cru que les premiers
-rangs de fauteuils se débandaient honteusement avant la guerre. Mais
-j’avais du courage pour mille et j’en ai distribué tout autour de moi.
-Je ne me rappelle pas mot à mot ce que j’ai dit, mais ces messieurs
-m’ont entendue, et il paraît que j’ai été superbe. Double succès, ma
-chérie, car il faut te dire que ma toilette avait déjà suscité un cri
-d’admiration.
-
-Figure-toi une robe de foulard blanc, retroussée par devant sur un
-dessous de taffetas bleu de ciel, et allongée en queue par derrière; le
-tout garni d’un petit volant surmonté d’un entre-deux de blonde posé sur
-un ruban bleu. La casaque pareille, très-courte, très-ajustée et sans
-manches, avec des épaulettes de blonde et de ruban; les bottines hautes
-de taffetas bleu avec bouffettes de blonde. Le couronnement de l’édifice
-était une toute petite capote de tulle blanc, avec une myriade de
-_vergiss mein nicht_ semés sur le fond. Pas l’ombre de bavolet, mais une
-résille bleue sortant du chapeau. L’ombrelle bleue, couverte de point
-d’Alençon, pomme en turquoises. Que t’en semble?
-
-Mon général commença par faire défiler devant nous de petits pelotons
-qui exécutaient des feux pour nous aguerrir au tumulte. Le fait est
-qu’au bout d’une demi heure je ne pensais plus à me boucher les
-oreilles; ni mes voisines non plus.
-
-Lorsqu’il vit que nous étions prêtes à tout, il fit prendre les armes à
-tout le régiment et conduisit ses deux mille hommes à l’attaque d’une
-forte position, gardée par un ennemi imaginaire. Tu connais cette
-vieille tour de moulin à vent qui domine le champ de bataille, dans la
-direction de Piqueville? Nous nous y sommes reposées ensemble il y a
-deux ans, en venant du château d’Anna. Le général prit la peine de nous
-expliquer lui-même que cette tour était défendue (soi-disant) par quatre
-mille Autrichiens, et qu’il se faisait fort de les débusquer en moins
-d’une heure. Comme le terrain est découvert, nous avons tout pu voir
-sans bouger de nos places: il a suffi de retourner les chaises. Il prend
-la tête de son armée, les colonnes débouchent, l’artillerie tonne sur
-les côtés, les petits pelotons se déploient en tirailleurs pour couvrir
-les colonnes. On entend des feux de file égrenés régulièrement comme des
-chapelets, des feux de peloton ramassés en un seul coup comme une
-explosion de mine. Que c’est beau, mon Dieu! que c’est beau! Après le
-Faust, de Gounod, et la bénédiction solennelle du saint-père, je n’ai
-rien vu de plus sublime, de plus grand, de plus idéal!
-
-Un seul incident, mais sans gravité, a failli troubler la fête. Le 1er
-bataillon, qui avait pris à gauche, par le chemin des abattoirs, s’est
-trouvé face à face avec un troupeau de bœufs qui accouraient au pas de
-charge. Le général était là, il a fait croiser la baïonnette. Mais il
-paraît que les bœufs ont aussi quelques notions de l’art militaire: ils
-ont formé ce que nous appelons le bataillon carré. Le général a jugé
-dans sa sagesse que cette position était trop bien gardée, il a jeté les
-yeux sur sa ligne de retraite, et commandé une manœuvre tournante qui
-rendait la victoire facile et sans danger. Le succès de la journée
-assuré, il a laissé faire les hommes et il est revenu auprès de nous.
-Ah! si tu l’avais vu, la lorgnette à la main, surveillant les opérations
-lançant des estafettes dans toutes les directions, et animant ce grand
-corps de feu de sa belle âme! Tous ses gestes étaient traduits par les
-ondulations intelligentes de son beau cheval, qui semblait s’associer à
-la victoire.
-
-Nos troupes n’étaient plus qu’à 500 pas de la position ennemie; on les
-vit se déployer sur un front étendu et lancer des feux de peloton qui
-faisaient trembler la terre. Tout à coup, les lignes se brisent, les
-feux cessent, de nouvelles colonnes se forment et partent en avant, la
-baïonnette croisée; les tambours battent la charge; victoire! Enfin,
-notre mouvement offensif a été couronné d’un plein succès; le général
-nous montre du doigt les ennemis en fuite, et l’on croyait les voir, ma
-chère, tant cet homme parle bien! Il appelle le commandant d’artillerie
-et fait tirer quelques coups de canon dans cette masse désorganisée.
-«Voilà qui est fait, mesdames, dit-il en s’adressant à moi. Il n’y a pas
-d’ennemi qui résiste aux soldats français lorsque je les dirige et
-surtout quand nous avons pour nous le plus puissant élément du succès:
-votre présence!»
-
-Dans le même instant il fait un signe et s’arrête immobile, l’épée
-haute. Les troupes s’arrêtent aussi, comme si un pouvoir inconnu les
-avait paralysées en pleine action. Une minute se passe, et le tour est
-fait: le photographe du général avait saisi au vol les acteurs, les
-spectateurs et le héros de cette belle journée!
-
-Aux agitations du combat a succédé le calme et le silence. Les troupes
-victorieuses sont revenues se ranger devant nous. Le général félicite
-les uns, gourmande les autres. On dit qu’il proposera deux capitaines
-pour la croix. Il tance vertement le commandant du 1er bataillon, qui a
-compromis le succès de la journée dans le chemin des bœufs.
-
-«Commandant! lui dit-il (mais toujours en s’adressant à nous) vous avez
-commis une faute de lèse tactique. Mon regard exercé l’a reconnu au
-premier coup d’œil, et vous êtes bien heureux que je me sois trouvé là
-pour réparer une telle bévue. Vous n’entendez rien à la guerre; vous ne
-l’apprendrez jamais; en quelques heures, j’en suis sûr, j’ai fait ici
-des élèves qui pourraient vous remplacer dans votre commandement au
-grand avantage de l’armée!»
-
-Le plus beau de tout cela, ma chère Amélie, c’est que le commandant n’a
-rien répondu. Ce n’était pourtant pas lui qui avait fait la faute, mais
-personne n’a le droit de répondre à un général inspecteur, attendu qu’il
-_ne peut pas_ avoir tort. Quelle puissance!
-
-La nuit tombait, les soldats n’en pouvaient plus. La musique du régiment
-nous a fait ses adieux par une jolie valse qui fut littéralement dansée,
-et en mesure, par le cheval du grand chef. Après quoi, la troupe défila
-de nouveau et traversa la ville, musique en tête, drapeau au vent, entre
-deux rangs de torches allumées. C’était magique.
-
-Hélas! chère Amélie! mon noble général est reparti ce matin avec son
-petit aide de camp, cet officier de poche qui doit payer demi-quart de
-place, comme officier et comme enfant. Nous allons prendre congé du bon
-vieil oncle et retourner au château après le dîner de midi. Mais je peux
-vivre cent ans, je n’oublierai jamais cette inspection générale où le
-plus fier et le plus brave des guerriers n’a guère inspecté que ton amie
-
-JACQUELINE DE BEAUVENIR.
-
-
-
-
-LES CINQ PERLES.
-
-
-A MADAME TOINON GLAVOT, POUR REMETTRE.
-
-Château de Bonnefont, 15 septembre.
-
-Me voilà bien loin de vous, ma bien-aimée Clarisse. J’ai beau me dire
-que ce départ est commandé par votre prudence et qu’en me séparant de
-vous pour un grand mois je resserre le lien qui nous unit; vous me
-manquez cruellement. Le chemin de fer aurait pu se tromper, me mettre
-aux bagages; j’étais un corps sans âme, un colis à figure d’homme.
-Chère, chère Clarisse! la meilleure part de moi est restée autour de
-vous; elle erre toutes les nuits dans les grands corridors de
-Vicarville; elle se glisse dans votre appartement par le trou des
-serrures; elle voltige jusqu’au matin dans la mousseline de vos rideaux.
-Ce n’est qu’une ombre, hélas! mais vous, la femme de toutes les
-religions, vous ne voudriez pas offenser cette chose faible et sacrée
-qu’on appelle une ombre! Conservez-moi mon bien, chère Clarisse;
-protégez-le contre tous et surtout contre celui qui croit encore dans
-son impudence avoir gardé quelques droits sur vous. Grâce à Dieu, la
-petite-fille du maréchal de Senlis a toute la fierté qu’il faut pour se
-défendre; votre cœur est trop entier pour comprendre le partage; je suis
-sûr de votre attachement à des devoirs d’autant plus sacrés que rien ne
-les sanctionne sur la terre.
-
-Quant à moi, je n’aurai nul mérite à rester fidèle. Vous exceptée, rien
-ne m’est plus. Quand même je n’aurais pas disposé de ma vie par un
-engagement que notre monde a enregistré et approuvé, je serais
-matériellement incapable de dire _je vous aime_ à une femme qui n’est
-pas vous. Il y a, n’en doutez point, une grâce d’état pour les époux de
-notre sorte. Pourquoi les créatures du bois de Boulogne, qui fascinent
-les maris et qui les ruinent, ne nous inspirent-elles qu’un profond
-dégoût? Je ne parle pas de moi seul, mais d’Améric, de Robert,
-d’Astolphe, de Charley, de tous ceux qui ont librement donné leur cœur à
-des anges méconnus et outragés comme vous. Il semble, en vérité, que le
-premier mariage, celui qui jette une enfant ignorante dans les bras d’un
-viveur usé, ne soit que la triste école et le pénible apprentissage de
-la vie. La femme s’unit ensuite, avec connaissance de cause, à un homme
-de son choix, et ce deuxième contrat, pur de tous les calculs qui
-déshonoraient l’autre, inaugure un bonheur sans mélange et une
-inviolable fidélité.
-
-Si le maître de céans, mon cher cousin Auguste de Brescia, lisait cette
-théorie par-dessus mon épaule, il serait homme à me chercher querelle
-dans sa propre bibliothèque, au risque d’ensanglanter ses Elzévirs.
-C’est le roi des jaloux, comme le râle des genêts est le roi des
-cailles. Je ne veux pas pousser la comparaison plus loin, et pour cause.
-Entre la caille et ma cousine Ottilie, je vois des ressemblances
-physiques et morales sur lesquelles il serait malséant d’insister.
-
-Et pourtant...! Rien, rien, rien! Sur ma parole de gentilhomme et
-d’amoureux, Auguste n’est pas encore aujourd’hui ce qu’il méritait si
-bien d’être. Pourquoi? Comment? C’est toute une histoire, ou plutôt
-toute une étude de caractères, au pluriel.
-
-Le cher cousin n’est pas beau, il est resté trop jeune; il aime sa femme
-brutalement, en goinfre, comme il faut aimer pour se faire haïr. De
-plus, il a sa belle-mère (et quelle belle-mère!) contre lui. Ma cousine
-est jolie, délicate, coquette, mal élevée dans la perfection; elle a de
-l’esprit, de la lecture, de l’imagination, du vague, une certaine
-audace, enfin tout ce qu’il faut pour faire le bonheur d’un _deuxième
-mari_. Hé! bien, non! Elle a trop peur. Elle sait qu’elle serait tuée
-sans dire ouf. Cet animal a appris par cœur la Physiologie du mariage;
-il vous réciterait à la première sommation quarante pages de Balzac.
-Toutes les ruses de la femme lui sont plus familières qu’à la femme la
-mieux douée: il a machiné sa maison comme un théâtre, il a dessiné son
-parc au point de vue de la surveillance. Effrontément jaloux, il suit sa
-femme pas à pas, sans se cacher; il la confesse tous les jours, à tout
-moment: il a ouvert des fenêtres sur cette malheureuse petite âme. A
-force d’obsessions, de menaces, d’intimidations (je crois même qu’il va
-jusqu’à lui serrer les poignets de temps à autre), ce bourreau a fini
-par la dominer. Ottilie se révolte parfois, quand il n’est pas là; elle
-ouvre son cœur à une amie. Le soir même, elle avoue à son maître qu’elle
-a mal parlé de lui, et Auguste la brouille avec la confidente. Dans le
-monde, en hiver, elle a vingt tentations de jeter son bonnet par-dessus
-les moulins. La foule l’enhardit; elle se croit protégée par tous ces
-hommes. Elle valse avec abandon, elle écoute en souriant le bavardage
-d’un danseur, elle brave les yeux terribles de son mari assis dans un
-coin, et en passant devant lui elle le noie dans ses dix-huit jupes. Une
-heure après, dans la voiture, elle subit la question ordinaire et
-extraordinaire, elle avoue tout, elle demande grâce, elle fait des
-révélations. Quand je la vois si bien casernée dans sa servitude, j’en
-viens quelquefois à me demander si elle n’aime pas son mari! Singulière
-petite femme! Quant à lui, son jeu est bien simple: veiller au grain
-jusqu’à ce qu’elle ait passé l’âge de la crise. Il attend avec
-impatience qu’elle ait des rides et des cheveux blancs. Alors il dormira
-sur les deux oreilles, heureux et fier d’avoir dépensé toute une vie à
-s’empêcher d’être Dandin. Son air rogue, son regard farouche, son port
-menaçant, tout ce qui le donne en spectacle dans un monde aussi coulant
-que le nôtre, part du même sentiment. C’est un homme qui ne fuit pas
-devant le Minotaure, mais qui l’attend sur sa hanche, l’épée en main,
-comme un matador.
-
-La compagnie est assez nombreuse à Bonnefont; une vingtaine de
-personnes. Pas un jeune homme! Pas même un homme jeune, excepté moi qui
-suis hors de soupçon. Le château n’est peuplé que de vieille
-parentaille, oncles, tantes, cousins à béquilles, et deux ou trois
-gamins dont le plus vieux n’a pas douze ans. Le beau sexe est représenté
-par Ottilie, sa sœur Mme de Saintive, Mme de Gambey leur respectable
-mère, et deux vieilles fées en fourreau de soie puce. Moi qui vous ai
-promis la description de toutes les toilettes, je ferai malgré moi des
-économies de papier.
-
-En ce jour solennel (vous comprendrez pourquoi dans cinq minutes), ma
-cousine portait une robe de mousseline brodée avec entredeux de
-Valenciennes; corsage plissé, ceinture ponceau nouée par derrière, _à
-l’enfant_. Sur l’entredeux, autour du cou passe un ruban ponceau qui
-retient par devant une croix byzantine et qui tombe en arrière, jusqu’au
-bas de la robe, comme une paire de guides échappées des mains du cocher.
-Elle était coiffée en cheveux avec un goût et une coquetterie qu’on
-devrait recommander dans les journaux et prêcher dans les églises: un
-énorme chignon noué, mais non serré, en forme de 8, et traversé d’une
-épingle. Il est vrai que l’épingle d’or était cette aigle romaine que
-nous avons admirée ensemble chez Castellani. Aigle à part, la coiffure
-est adorable parce qu’elle dégage la nuque et laisse voir ces jolis
-petits cheveux frisés, duvet friand, régal des yeux, la plus fine et la
-plus mystérieuse beauté de la femme vêtue. Je vous assure, Clarisse, que
-si deux ou trois grandes dames, jeunes et belles comme vous, employaient
-leur autorité à faire revivre cette mode, la face de la terre
-s’égayerait en un rien de temps.
-
-Mme de Saintive ne porte jamais de bijoux dans la journée: c’est un luxe
-que je comprends, mais tout le monde n’a pas comme elle un million de
-diamants à montrer au bal. Mme de Gambey porte trop de bracelets et trop
-de bagues, sous prétexte de souvenir. Le fait est que si tous ceux qui
-l’ont aimée lui avaient laissé seulement un anneau de vingt louis, elle
-en aurait pour une somme. Par malheur, tous ces joyaux sont du même
-temps qu’elle, et ils portent leur date. Quelle bijouterie de portiers
-on nous a faite entre Louis XVI et Cavaignac! Et puis, je ne sais pas si
-les bijoux, même parfaits, conviennent aux femmes d’un certain âge. Ils
-appellent l’attention sur des points qu’on ferait mieux de cacher, ils
-soulignent des détails qui gagneraient à n’être point vus. Ottilie tient
-le juste milieu entre les étalages de sa mère et la simplicité un peu
-affectée de sa sœur. Elle n’a pas les oreilles percées; j’aime cela. Il
-faut en finir avec ces stupides mutilations que nous avons prises des
-sauvages. Percer le joli cartilage de l’oreille! Et pourquoi pas la
-cloison du nez? Je sais que ma cousine a des bagues de prix; elle n’en
-porte que deux, les plus simples, et parce que son jaloux lui défend de
-les quitter. C’est l’anneau de mariage et l’anneau de fiançailles, l’un
-tout uni, l’autre enrichi de cinq petites perles. Auguste les a fait
-agrandir lorsqu’ils sont devenus trop justes au doigt. Car elle n’a pas
-dépéri, la pauvre enfant, au milieu de ses tortures; c’est une victime
-grasse.
-
-Vous devinez, chère Clarisse, que les toilettes de ce matin n’étaient ni
-pour les vieux oncles, ni pour les maris, ni pour moi. Le cousin a
-décidé que sa femme prendrait un jour à la campagne comme à Paris: c’est
-le moyen de surveiller tous les ennemis à la fois, outre que ces
-Messieurs se surveillent les uns les autres. Ottilie a choisi le jeudi;
-on le sait, et tout le voisinage, après avoir un peu murmuré contre un
-us nouveau à la campagne, a pris le pli. Le jeudi matin donc, à partir
-de deux heures, les plus jolis Messieurs de la province déboulent à
-Bonnefont, les uns à cheval, les autres en break, en dog-cart, en
-phaéton, en américaine, et même en tape chrétien, suivant les facultés
-de chacun. La légende prétend que tous nos irrésistibles se sont
-découragés l’un après l’autre, non que ma belle cousine leur parût
-imprenable en elle-même, mais parce que les approches de la place
-étaient trop bien gardées. On m’a montré des hommes fort bien nés, du
-meilleur ton et doués d’un certain charme, qui ont fait presque des
-bassesses pour se lier intimement avec le mari. Peine inutile! Cet homme
-est plus hérissé qu’un porc-épic; on ne sait par où le prendre. Il
-n’aime ni la chasse, ni la pêche, ni la table, ni le jeu, ni le cheval;
-il aime sa femme. On l’a tâté sur les honneurs; les hommes influents de
-notre parti lui ont offert une candidature: inutile! Il n’a d’autre
-ambition que de garder sa femme pour lui seul. Je ne sais pas s’il a
-bien fait de rabrouer si violemment tous ceux qui l’attaquaient avec des
-armes courtoises: il s’est donné des ennemis. Sa roideur a blessé des
-personnes considérables et des gens d’esprit. Il pourrait lui en coûter
-cher un jour ou l’autre. Tel qui a désarmé devant la férocité du
-monstre, conserve un levain de rancune au fond du cœur. Vous savez qu’en
-général un soupirant évincé se console en voyant la défaite des autres:
-il n’en est pas de même autour de Bonnefont. Les vaincus s’entasseraient
-au besoin dans les fossés du château pour faire la courte échelle. Et si
-jamais un jeune audacieux pénètre dans la place, on illuminera le
-département.
-
-Je suis trop nouveau dans le pays pour connaître exactement l’état des
-affaires; mais j’observe, je devine, et voici, chère Clarisse, ce que
-j’ai cru voir aujourd’hui. Vous êtes éminemment femme; vous éclaircirez
-donc en moins de cinq minutes _ce_ mystère qui me tient ébahi et
-perplexe depuis quatre heures du soir.
-
-Hier, à dîner, Auguste nous a dit en se frottant les mains qu’il tenait
-enfin le bois Moreau. C’est une enclave qui l’exaspère. Pensez donc! un
-méchant boqueteau de six arpents, à cinq cents mètres du château, juste
-au milieu d’un bien de mille hectares! Le vieux Moreau ne voulait vendre
-à aucun prix. Il est riche: ancien intendant des Saintré, qui ont six
-cent mille livres de rente! Item, il est chasseur, et ce bouquet de
-bois, au cœur d’une admirable chasse en plaine, devient dès l’ouverture,
-un vrai parc à gibier. Par quelle inspiration d’en haut le bonhomme, à
-brûle-pourpoint, prend-il le parti de vendre? Sa vue baisse, dit
-Auguste, il a des rhumatismes, il ne chassera plus. Un vieil oncle fait
-observer que Moreau a pourtant pris un permis comme à l’ordinaire.
-Toujours est-il que sa visite était annoncée pour aujourd’hui, et qu’il
-est arrivé ponctuellement à deux heures, avec le notaire des Saintré.
-
-Vers la même heure, Mme de Gambey m’a présenté, non sans emphase, «M.
-Louis de Saintré, un de nos meilleurs amis.» Ce jeune homme m’a paru
-bien; peut-être un peu trop pâle. Il est des bons Saintré; nous n’avons
-rien de plus pur en France. Vous avez rencontré la douairière dans le
-monde: une femme de cinquante ans, encore fraîche, qui a fait parler
-d’elle; elle a pris la haute dévotion depuis la mort du contre-amiral
-Toupart; son salon est le rendez-vous de tous nos hommes politiques.
-C’est elle qui a lâché cette fameuse impertinence au garde des sceaux
-dans je ne sais plus quel salon mixte, à l’hôtel Lambert, je crois.
-Enfin, ma belle amie, vous ne connaissez qu’elle, quoiqu’elle n’ait plus
-d’hôtel à Paris et qu’elle y vienne assez peu depuis 48. C’est une
-Briancourt, des Briancourt de Lorraine; vous y voilà, pas vrai? Alors
-n’en parlons plus.
-
-Ce jeune homme, qui court sur ses vingt-trois ans, est réservé à des
-destinées presque royales. L’influence de la famille est énorme dans le
-département: songez que les baux de leurs fermiers n’ont pas été
-augmentés d’un sou depuis 1816! C’est du délire en administration; en
-politique c’est du génie. Ils auront deux millions de rente quand bon
-leur semblera; ils aiment mieux avoir deux ou trois cents personnes qui
-se feraient tuer pour eux au moindre signe. M. de Saintré est fiancé
-depuis sept ans à la princesse Wilhelmine, fille unique du prince de
-Grossenstein, un petit souverain médiatisé par la Prusse: on attend
-qu’elle ait seize ans et que lui-même soit converti aux idées
-matrimoniales.
-
-L’éducation des Bons Pères, si admirable à tous les points de vue, a
-produit, dit-on, sur son cœur, un singulier effet. Lorsqu’il est revenu
-à Saintré, chargé de ses dernières couronnes, toute la province a loué
-sa bonne mine, son grand air, son instruction profonde, sa voix belle et
-bien disciplinée, ses talents, son adresse à tous les exercices du
-corps; mais son humeur et ses habitudes parurent étranges. Il parlait
-peu, cherchait la solitude, et témoignait pour les femmes les plus
-jolies et les mieux nées une insurmontable aversion. La chose allait si
-loin qu’on réunit le conseil de famille et que l’oncle Briancourt, celui
-qui a fait campagne avec Pimodan contre les insurgés de Hongrie, lui
-lava la tête à grande eau. Ses parents l’envoyèrent d’autorité à Paris;
-ce vieux reître de Briancourt le fit admettre au cercle le plus jeune et
-le moins collet-monté, mais on assure qu’il revint comme il était parti.
-C’est seulement depuis six mois qu’il ose regarder les femmes en face;
-non pas toutes, dit-on, mais du moins Mme de Brescia.
-
-Je crois qu’il l’aime; j’en suis presque sûr; mais s’est-il déclaré?
-A-t-il écrit? A-t-il parlé par ambassadeur? ou par ambassadrice? Qu’en
-pense la dame de ses pensées? Tout cela est encore lettre close pour
-moi. Le seul point démontré, c’est qu’il n’a rien obtenu, sauf peut-être
-un serrement de main, une faveur sans gravité mais non sans conséquence.
-Rien n’est sans conséquence pour une femme gardée à vue, qui concentre
-tout dans son cœur. L’explosion d’un sentiment comprimé est plus
-soudaine et plus terrible que la vapeur, le gaz et la poudre.
-Souvenez-vous, chère Clarisse! Il y avait un an que vous refusiez de
-venir rue de Sèze, lorsqu’on vous y décida tout à coup en vous défendant
-de me recevoir!
-
-J’avais échangé quelques phrases banales avec le dernier rejeton des
-Saintré, et je me promenais seul dans le parc, rêvant à vous et
-cueillant des noisettes. C’est un plaisir exquis; je regrette qu’on
-l’ait gâté, ou tout au moins déconsidéré par des plaisanteries
-d’estaminet. Je ne sais pas de récréation qui s’accommode mieux à la
-mélancolie d’un homme isolé. Quand je suis loin de vous, dans cet
-aimable mois de septembre, je passe des journées entières dans un parc,
-cherchant les noisetiers qu’un reflet jaunissant distingue déjà des
-autres arbres. Je m’arrête devant une touffe de longues tiges, un peu
-dépouillées dans le haut, je ploie sans grand effort les belles branches
-élastiques et je glane çà et là quelque bouquet de fruits qui a oublié
-de tomber. Quelquefois je rencontre un arbre moins précoce que les
-autres; les noisettes y sont encore toutes, mais bien mûres, bien dorées
-et prêtes à me choir en main. Je fonds sur elles et je remplis mes
-poches avec une joie d’enfant. Mais c’est un plaisir si léger, si
-superficiel, si extérieur à l’homme, qu’il ne détourne pas un instant ma
-pensée de son rêve favori. Ce n’est pas comme la chasse qui fatigue, qui
-absorbe et qui met la vanité en jeu. Je comparerais plutôt cette
-distraction à la pêche. Encore assure-t-on que certains pêcheurs à la
-ligne oublient leurs femmes ou leurs maîtresses durant des jours
-entiers.
-
-En gravissant une pente boisée, je me retournai par hasard et je vis un
-spectacle charmant. Le parc était beaucoup plus animé qu’à l’ordinaire:
-les visiteurs des deux sexes, presque tous vêtus d’étoffes claires, s’y
-groupaient capricieusement, assis, debout, couchés sur l’herbe: on
-aurait dit un salon plus vaste, plus brillant et surtout plus haut de
-plafond que nos appartements d’hiver. Mme de Saintive organisait une
-espèce de Colin-Maillard sur la grande pelouse; sa mère offrait des
-glaces à vingt personnes réunies au pied du vieux tulipier. Ma cousine
-Ottilie pêchait à la ligne dans la pièce d’eau. Un beau laquais en
-grande livrée se tenait respectueusement à quatre pas derrière elle,
-pour attacher les vers ou détacher le poisson. Je fus d’abord un peu
-surpris de la voir seule et comme délaissée, mais elle fit un mouvement
-et j’aperçus M. de Saintré. Il était reconnaissable à son vêtement d’une
-blancheur éclatante et à certain chapeau de Panama, large comme une
-ombrelle et dont la finesse miraculeuse m’avait frappé. Décidément il
-n’est plus trop engourdi, ce beau jeune homme; il abondait en gestes et
-semblait fort animé. Par quel hasard ou quel complot ces deux personnes
-se trouvaient-elles isolées? Les tantes puce qui semblent deux dragons
-attachés à la personne d’Ottilie étaient retenues à plus de cinq cents
-pas. Les respectables hôtes du château semblaient accaparés en gros ou
-en détail par les visiteurs du jeudi: si je ne craignais pas de vous
-faire hausser les plus belles épaules du monde, je dirais que cent
-individus s’étaient donné le mot pour procurer, prolonger et protéger un
-simple tête-à-tête.
-
-Je méditais sur ce mystère et j’oubliais les noisettes, quand mon cousin
-Auguste descendit ou plutôt sauta d’un bond le magnifique perron de son
-château. Un sanglier ne débuche pas plus résolûment ni plus vite. Il
-courut à sa femme à travers les massifs, les corbeilles, les groupes de
-comparses, en homme à qui tous les chemins sont bons s’ils conduisent au
-but. Un grand trouble se manifesta dans la foule; je vis ou je crus voir
-ma cousine repousser vivement M. de Saintré qui lui tenait la main. Les
-deux hommes se saluèrent; Mme de Gambey accourut; il se fit un groupe
-autour de mes personnages, et je ne distinguai plus qu’un mélange de
-coups de chapeau, de poignées de main et de révérences. Tout cela
-m’intriguait un peu; je descendis, coupant au court par une taille de
-trois ans qui confine à la Faisanderie.
-
-Mais j’avais compté sans les ronces et toutes ces broussailles qui font
-les délices du lapin. Il me fallut un bon quart d’heure pour me ravoir
-de ce fouillis. Lorsqu’enfin je rentrai en possession de moi-même, je
-tombai sur Auguste et sa femme qui montaient vers la Faisanderie en
-échangeant les regards les plus doux. Cependant ma cousine était émue;
-quelque chose m’avertit qu’elle ne se promenait pas pour son plaisir. En
-me voyant, elle se mit à rire, mais d’un ton qui aurait pu être plus
-naturel. «Comme vous voilà fait! me dit-elle en quittant le bras de son
-mari. Cette fureur de noisettes vous perdra: vous êtes tout cousu de
-toiles d’araignées.» Elle fit le semblant d’épousseter quelque chose au
-bord de mon chapeau, et me siffla trois mots à l’oreille:
-
-«Ma bague... dans l’eau... cherchez!»
-
-Je jetai les yeux sur sa main gauche; les petites perles n’y étaient
-plus.
-
-Cette rencontre ne dura pas en tout une seconde. Je répondis je ne sais
-quoi et je courus à la pièce d’eau.
-
-Évidemment la pauvre petite avait donné la main à M. de Saintré. La
-brusque arrivée du mari, un mouvement d’effroi, peut-être aussi la
-maladresse du jeune homme aura fait tomber cet anneau de fiançailles,
-trop élargi par l’orfévre de Mareuil. Elle tremble que cet accident
-n’exaspère la jalousie d’Auguste, et moi qui connais le paroissien,
-j’avoue qu’elle a raison. Il faut absolument que cette bague se retrouve
-avant le dîner. Grâce à Dieu, la pièce d’eau n’est pas profonde, mais il
-y a de la vase au fond; le parc est plein de gens; d’ailleurs j’ai
-chaud, l’eau est froide, je ne m’appartiens pas. Et que diable, ce n’est
-pas à moi de payer les frais de la guerre. Si quelqu’un doit prendre un
-bain, c’est M. de Saintré. Je le cherche et je le trouve, errant autour
-du château comme une âme en peine. Les groupes se sont reformés tant
-bien que mal; quelques visiteurs sont partis, les autres causent
-activement.
-
-Je prends le jeune homme par le bras et je lui dis sans tergiverser:
-«C’est grand dommage: vous allez salir votre pantalon blanc et perdre un
-chapeau de cent louis; mais gagnons la pièce d’eau et laissez-vous-y
-tomber à la minute.»
-
-Il me regarde et me prend pour un fou. Je poursuis: «A quel endroit vous
-teniez-vous avec elle? Sa bague a glissé là; il faut la retrouver.
-
---Bien, me dit-il avec calme: l’eau est claire; la pièce d’eau n’est pas
-profonde sur les bords; ce n’est qu’un rhume à prendre; ayons l’air de
-causer.» Ce jeune homme a du sang-froid. A son âge, j’aurais provoqué le
-mari, enlevé la femme ou fait quelque autre sottise. L’herbe foulée et
-trois malheureux poissons qui frétillent encore nous désignent l’endroit
-où l’accident est arrivé. Je me penche sur le bord, je vois la bague et
-je la lui montre: elle est sous un mètre d’eau tout au plus. Mais
-vingt-cinq ou trente personnes ont l’œil sur nous; on se promène sur nos
-talons; ni les amis d’Auguste ni ceux de la pauvre enfant ne nous
-perdent de vue, et le mari peut arriver d’un moment à l’autre. Que
-diable peut-il faire à la Faisanderie?
-
-M. de Saintré ramasse une petite carpe, lui dit un mot de pitié, la
-lance à l’eau par un geste superbe et s’y jette avec elle. Un cri
-s’élève de tout le parc; on accourt de tous côtés. Le jeune homme a
-glissé dans la vase du fond, il tombe sur les deux mains, tâtonne un
-seul instant, se relève, me tend le poing et saute légèrement sur la
-berge. Il est souillé à faire rire et mouillé à faire peine; ses dents
-claquent; il court en grelottant vers la cour des remises et se jette
-dans la première voiture en partance. Il toussera demain, mais tant pis!
-La bague aux perles est dans ma poche. Ottilie peut redescendre. Où donc
-a-t-elle emmené son mari?
-
-Où? Sa mère me l’a conté, ma chère Clarisse, mais je ne vous le dirai
-point, car votre cœur honnête et fier ne consentirait jamais à le
-croire.
-
-Femmes! femmes! femmes! En voilà une qui est adorée d’un jeune homme
-charmant, qui commence sans doute à l’aimer; qui ne peut pas en
-conscience préférer ce vieux Brescia farouche à ce jeune et galant
-Saintré: et pour retrouver une bague, pour gagner une demi-heure, pour
-retenir son mari loin de la pièce d’eau...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Clarisse, ma bien-aimée, écrivez-moi que malgré le temps, la distance et
-les circonstances, vous serez toujours à moi, rien qu’à moi!
-
-Je vous baise les mains... Non! je baise vos petits pieds. Ils n’ont
-jamais porté de bagues.
-
-RAOUL.
-
-
-FIN.
-
-
-
-
-TABLE.
-
-
- Le Turco 1
- Le Bal des artistes 123
- Le Poivre 151
- L’Ouverture au château 167
- Tout Paris 197
- La Chambre d’ami 219
- Chasse allemande 249
- L’inspection générale 261
- Les cinq perles 291
-
-
-FIN DE LA TABLE.
-
-
-7889.--Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9.
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO ***
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- The Project Gutenberg eBook of Le Turco, by Edmond About.
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-<body>
-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Le Turco, by Edmond About</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Le Turco</div>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Edmond About</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: June 7, 2021 [eBook #65546]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO ***</div>
-<p class="c large b sans-serif">EDMOND ABOUT</p>
-
-<h1>LE TURCO</h1>
-
-<p class="c">Le bal des artistes — Le poivre<br />
-L’ouverture au château — Tout Paris — La chambre d’ami<br />
-Chasse allemande — L’inspection générale<br />
-Les cinq perles</p>
-
-<p class="c">DEUXIÈME ÉDITION</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br />
-<span class="xsmall">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, <span class="xsmall">N</span><sup>o</sup> 77</p>
-
-<p class="c">1867<br />
-<span class="small">Tous droits réservés</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE<br />
-Rue de Fleurus, 9, à Paris</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="large">A MONSIEUR THÉODORE JUNG</span><br />
-<span class="small">Capitaine d’état-major</span></p>
-
-
-<p class="c gap">Témoignage de reconnaissance et d’amitié.</p>
-
-<p class="sign">E. A.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">LE TURCO.</h2>
-
-
-<p>Ce que vous allez lire est une histoire du
-café d’Orsay.</p>
-
-<p>Hier soir à cinq heures, le <i>gabion</i> était farci.
-Le gabion, afin qu’on n’en ignore, est une
-salle du rez-de-chaussée où nous prenons l’absinthe
-entre nous. Nous étions une vingtaine
-d’officiers ; l’artillerie dominait, l’état-major
-était représenté par le grand capitaine Brunner ;
-il y avait passablement de cavalerie et un
-peu de ce que nous appelons (toujours entre
-nous) « le génie bienfaisant. »</p>
-
-<p>Gougeon, des guides, racontait le dernier
-concert des Tuileries et se montait insensiblement
-la tête pour Mlle Nillson, lorsque Brunner
-lui coupa la parole au ras de la moustache par
-un formidable éclat de rire. Tout le monde
-ouvrit l’œil, et Gougeon, qui n’est pas commode,
-devint pâle comme un mouchoir.</p>
-
-<p>« Pardon, Brunner ! dit-il en se soulevant à
-demi ; je ne savais pas être si drôle que ça ! »</p>
-
-<p>Brunner interpellé fit le geste naïf d’un dormeur
-qu’on éveille. Le guide reprit sa phrase
-en haussant le ton, mais il ne l’acheva point.
-Il avait rencontré le regard de Brunner et saisi,
-pour ainsi dire au vol, une de ces émotions
-profondes et navrantes qui font tomber notre
-colère à nos pieds.</p>
-
-<p>« Cher ami, dit le capitaine, c’est à moi de
-vous demander pardon. Tout en vous écoutant,
-je promenais mes yeux sur la gazette, et j’y ai
-rencontré une nouvelle,… une de ces nouvelles
-dont il faut se hâter de rire pour éviter… vous
-savez quoi. »</p>
-
-<p>Il n’avait rien évité du tout, le pauvre garçon.
-Sa voix faiblit, ses yeux se troublèrent :
-il me passa le journal en indiquant du doigt
-l’entre-filets qu’il ne pouvait nous lire ; mais
-nul de nous ne trouva le mot pour rire, ou
-pour pleurer, dans cette annonce écrite en style
-pommadé, comme toutes les réclames de <i lang="en" xml:lang="en">high
-life</i>.</p>
-
-<p>« Un illustre et double hyménée réunira demain
-devant l’autel aristocratique de *** le concours
-le plus brillant et le plus distingué, le
-choix du choix. Mme la comtesse de Gardelux
-épouse en secondes noces M. le vicomte de Chavigny-Senlis,
-et le même jour, à la même
-heure, Mlle Auguste-Hélène de Gardelux doit
-donner sa main au jeune et riche marquis
-de Forcepont. Il n’est pas surprenant que la
-naissance s’allie à la naissance, la fortune à la
-fortune, la beauté et la vertu à la bravoure et
-à l’élégance ; le merveilleux, ou, pour parler
-correctement, le miraculeux de cette cérémonie,
-c’est la beauté presque jumelle des deux
-nobles épousées : un profane introduit dans la
-nef croira voir le mariage de deux sœurs. »</p>
-
-<p>J’avais déposé le journal, et je buvais un
-verre d’eau pour faire passer le goût de cette
-prose. Brunner se mordait la moustache et suivait
-les veines du marbre en cherchant à renfoncer
-ses larmes. Les assistants se regardaient
-sans rien dire, trop discrets pour demander un
-commentaire, mais incapables de saisir aucun
-rapport entre l’émotion de Brunner et un mariage
-du faubourg Saint-Germain.</p>
-
-<p>Certes il ne serait pas déplacé dans le monde,
-mais on ne se souvient pas de l’y avoir jamais
-rencontré. Il ne ressemble ni peu ni prou à cet
-aimable et brillant George de Saint qui conduisait
-encore un cotillon le matin de son départ
-pour le Mexique. C’est un garçon trop
-grave pour son âge, un peu loup, surtout depuis
-deux ans. Il est né en Alsace, à Obernai,
-je crois, d’une famille de vignerons. Ses parents
-sont plus qu’à l’aise, il ferait figure à Paris,
-s’il en avait envie ; mais il se soucie peu de
-paraître, l’estime des camarades lui suffit. De
-sa personne, il est bien ; peut-être un peu
-trop grand et les épaules trop carrées. Ce corps
-robuste est surmonté d’une figure régulière,
-blanche et rose : la moustache blonde et les
-yeux bleus des purs Alsaciens. Sa voix est excellente
-pour le commandement ; dans un salon,
-elle paraîtrait forte. Que diable pouvait-il
-y avoir entre ce bon Brunner et la comtesse de
-Gardelux ?</p>
-
-<p>Ce secret fût peut-être mort avec lui, si Fitz
-Moore, des voltigeurs, n’était entré au milieu
-de ma lecture. Il me laissa finir et me dit :
-« Mon bien bon, les noms français ne se prononcent
-pas tous comme ils s’écrivent… On
-écrit Gardelux, mais nous disons Gardlu.</p>
-
-<p>— Tiens ! s’écria Blavet, du 25<sup>e</sup>, j’aurais dû
-me le rappeler. Dans ma promotion, il y avait
-un Gardelux. Par exemple, vous dire ce qu’il
-est devenu, je ne suis pas assez ferré sur l’Annuaire.</p>
-
-<p>— Je le sais moi, dit Brunner. Il y a deux
-ans qu’il est mort en Afrique, dans mes bras.
-Les deux femmes qui se marient demain sont
-sa mère et sa sœur. Et je donnerais ma tête à
-couper que, dans un jour pareil, les deux coquettes
-n’auront pas un pauvre petit souvenir
-pour lui ! »</p>
-
-<p>Un juron des mieux accentués compléta sa
-pensée et termina la phrase.</p>
-
-<p>— Voyons, voyons, mon cher ! reprit Fitz
-Moore. Ces dames sont de mon monde, et laissez-moi
-vous dire que vous les condamnez un
-peu lestement. Qui vous prouve qu’elles n’ont
-pas gardé un tendre souvenir à votre pauvre
-camarade ?</p>
-
-<p>— Des preuves ? je n’en ai que trop. Enfin !
-Qu’elles se marient si cela les amuse ; mais je
-vous demande la permission de trouver la
-noce un peu forte, quand le pauvre Léopold
-expire dans la province de Biskra ! »</p>
-
-<p>Gougeon fit un signe à Fitz Moore et répondit
-pour lui, d’un ton plus amical :</p>
-
-<p>« Je vous comprends, Brunner. L’amitié, le
-dévouement, les regrets sont ce qu’il y a de
-plus honorable au monde ; mais enfin pouvez-vous
-exiger que la vie porte éternellement le
-deuil de la mort ? L’ami que vous regrettez,
-que nous regretterions sans doute aussi, si
-nous l’avions connu…</p>
-
-<p>— Oh ! oui !</p>
-
-<p>— Cet ami, dis-je, que vous voyez toujours
-expirant, a fini de souffrir depuis deux bonnes
-années. Trouvez-vous équitable que toute sa
-famille ?… Encore si la chose pouvait lui
-profiter, à lui ! Mais non. Je vais plus loin : je
-dis qu’un pareil sacrifice, il ne l’accepterait
-pas !</p>
-
-<p>— C’est bien possible.</p>
-
-<p>— Laissez l’oubli faire son petit travail.</p>
-
-<p>— Il n’aura pas de travail à faire… Les ingrates !
-Mon pauvre ami, leur fils, leur frère,
-a été oublié tout vivant. C’est une atrocité que
-je n’ai jamais racontée à personne ; mais
-puisque le premier mot est lâché, puisque
-Fitz Moore défend la famille, puisque les souvenirs
-que j’avais comprimés me suffoquent,
-il faudra que la vérité sorte. Écoutez. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>I</h3>
-
-<p>Nous nous sommes connus à Biskra pendant
-une année, mais l’intimité n’est guère
-venue qu’au sixième ou septième mois. On
-nous avait annoncé un sous-lieutenant qui venait
-de Saint-Cyr, et qui était comte. Une nouvelle
-figure, c’est toujours curieux. Si l’on
-n’était pas petite ville dans une oasis, où le
-serait-on ? Les uns disaient : C’est quelque
-protégé que l’on met aux tirailleurs indigènes
-pour qu’il avance plus vite ; les autres se préparaient
-à le mener rondement, s’il faisait
-trop son gentilhomme. Quatre ou cinq fils de
-famille, plus ou moins décavés dans les tripots
-de Paris, attendaient ce renfort avec impatience
-pour fonder une succursale du faubourg
-Saint-Germain. « Vous êtes bien bons enfants,
-leur disais-je ; un comte qui aurait quatre
-sous de chez lui viendrait-il s’ensabler à Biskra ? »
-Les commentaires étaient épuisés, et
-l’on commençait à parler d’autre chose, lorsqu’il
-arriva un beau matin.</p>
-
-<p>Je le vois encore à cheval, précédé d’un
-spahi et suivi du mulet qui portait ses bagages.
-Il n’était ni grand ni beau, et il avait l’air d’un
-enfant chétif. Pas un poil de duvet sur sa petite
-figure maigre, et un nez que l’absence de
-moustaches faisait encore paraître plus long.
-La force lui manquait un peu quand il mit
-pied à terre ; il n’aurait pas fallu le secouer
-bien fort pour le faire tomber en syncope. Ses
-amis par anticipation le conduisirent ou le
-portèrent au logement qu’ils lui avaient retenu ;
-il prit un bain, se mit au lit et ne reparut
-pas de la journée.</p>
-
-<p>Ce déballage de poupée amusa la garnison.
-Le contraste était vraiment trop drôle entre ce
-sous-lieutenant de demoiselles et les lascars à
-tous crins qu’il venait commander. Tout ce
-jour-là, au café, au cercle, dans les rues, on
-s’abordait en disant : As-tu vu le <i>turco</i> ? que
-penses-tu du turco ? Pour un turco, voilà un
-drôle de turco. » Le nom lui en resta pour la
-vie, c’est-à-dire pour l’année. Enfin son brosseur
-même trouvait ce nom plus commode à
-prononcer que celui de Gardelux et l’appelait
-respectueusement : Sidi Turco.</p>
-
-<p>La seconde impression fut à son avantage.
-Dans les visites qu’il fit, dans la bienvenue
-qu’il nous offrit, dans les heures toujours si
-longues d’une garnison oisive, il se fit mieux
-connaître et mieux apprécier. Sa politesse était
-cordiale et sans hauteur ; il s’associa d’emblée
-à notre train de vie et refusa de faire bande à
-part avec la jeunesse dorée, ou dédorée. On
-sut bientôt qu’il apportait au milieu de nous
-un grand fonds de bonne volonté et une belle
-instruction militaire. Entré le cinquantième à
-l’école, il en était sorti dans les douze premiers ;
-c’était lui qui avait choisi les tirailleurs
-indigènes lorsque l’état-major lui était ouvert.
-On vit qu’il montait à cheval non pas comme
-un élève de manége, mais comme un homme
-qui a eu son premier poney à quatre ans. Les
-soldats de sa compagnie, après l’avoir un peu
-tâté, sentirent qu’il avait la main ferme et lui
-obéirent ni plus ni moins que s’il eût eu cinq
-pieds six pouces. Bref, au bout de six semaines,
-il était posé comme pas un dans la
-garnison de Biskra. Seulement les peaux fines
-de sa caste s’étonnaient qu’un garçon si bien
-né, émancipé par acte authentique et libre de
-manger vingt-cinq mille livres de rente, n’eût
-rien à leur conter sur ces mesdemoiselles
-Amanda, Nina et Lobélia, de Paris. Sur ce
-chapitre, il était presque neuf, ou du moins
-très-discret. J’ai surpris par hasard une espèce
-de liaison entre lui et une danseuse de
-la tribu des Ouled-Nayl ; mais je doute qu’il
-l’ait gardée longtemps, et surtout que le cœur
-fût de la partie. Son cœur était ici, et drôlement
-placé, comme la suite vous le prouvera.</p>
-
-<p>Notre amitié a commencé par les échecs, où
-il était d’une jolie force : il me rendait la tour,
-à moi qui ne suis pas mazette. Pour varier nos
-plaisirs, nous montions à cheval, nous chassions
-le sanglier, nous poussions des reconnaissances
-vers le tombeau de Sidi Oq’ba ou
-les ruines de Zaatcha. Nous flânions à pied
-par la ville dans cet uniforme de fantaisie que
-l’on sait : la longue chemise de soie tombant
-jusqu’aux pieds, les babouches et le large chapeau
-de paille particulier aux chefs du sud ;
-rien de moins, rien de plus. Quand la chaleur
-était trop forte, nous allions nous baigner
-dans un de ces canaux qui arrosent les racines
-des arbres. Je possédais en commun avec
-neuf ou dix de mes camarades une cage construite
-au sommet de trois palmiers, à vingt
-mètres du sol. On y montait en sortant du
-bain par une échelle de corde et l’on s’y étendait
-en jantes de roue, les pieds au centre, les
-têtes à la circonférence. Cette station placée
-entre le ciel et la terre nous procurait des siestes
-ineffables. Le thermomètre avait beau marquer
-quarante-cinq degrés, nos alcarazas nous donnaient
-quelques gouttes d’eau fraîche, et si
-quelque semblant de brise agitait l’air, c’était
-pour nous. Le soir, on s’asseyait dans la niche
-d’un café maure, ou bien les officiers se retrouvaient
-dans ce merveilleux cercle d’Aumale,
-où les gazelles, les autruches et les produits
-les plus singuliers du désert s’acclimatent
-un peu mieux qu’à Paris. On a beau dire, c’est
-une jolie garnison que Biskra ; si seulement
-l’eau n’y était pas si mauvaise !</p>
-
-<p>Ce que j’aimais surtout dans la conversation
-du turco, c’est que j’y apprenais tous les
-jours quelque chose. On croit en savoir long
-quand on a passé dix ans au collége ; ce bambin-là
-qui n’avait pas fait ses classes m’étonnait
-et m’humiliait un peu. Non qu’il fût
-homme à se vanter de rien ; il se serait plutôt
-caché de sa science : il fallait l’occasion pour
-lui délier la langue. Une double inscription latine
-et grecque sur un fût de colonne indignement
-rongé l’amusa pendant un quart d’heure.
-Voilà, montre en main, le temps qu’il mit à la
-copier, à la rétablir et à la traduire sur une
-feuille de son carnet. Moi, j’ai des bras, j’avais
-déterré la colonne ; mais du diable si j’aurais
-pu déchiffrer le premier mot ?</p>
-
-<p>Il avait le cerveau farci de choses curieuses ;
-en me promenant avec lui, je m’initiais peu à
-peu à l’histoire, à la botanique, que sais-je ? Il
-connaissait l’Afrique par principes mieux que
-moi, Africain depuis cinq ans et capitaine depuis
-trois !… Un jour, il m’expliqua que le
-grand désert était une mer desséchée, que l’eau
-pouvait rentrer chez elle tôt ou tard, qu’on
-pourrait même l’y ramener par un travail analogue
-au percement de l’isthme de Suez, car
-enfin le Sahara est à vingt-sept mètres au-dessous
-du niveau de la Méditerranée ! Saviez-vous
-ça ? Moi, j’en fus transporté : mon imagination
-prit le galop ; je passai toute la nuit à
-rêver la fabrication d’une grande mer intérieure
-qui isolerait notre colonie algérienne, nous
-mettrait à l’abri des nomades, permettrait à la
-marine française d’aborder à Biskra, comme
-à Oran ou à Philippeville, et de l’autre côté ouvrirait
-l’Afrique tropicale aux explorateurs de
-mon pays ! J’avais la fièvre. Le lendemain,
-quand j’offris au turco d’entreprendre l’affaire
-à nous deux, il me dit en souriant : « Tu veux
-donc bien du mal aux Écossais et aux Suisses ? »
-Et il me fit la théorie la plus curieuse sur les
-glaciers d’Europe qui fondent chaque année au
-vent du Sahara : si ce vent-là courait sur l’eau
-au lieu de passer sur le sable, il arriverait tout
-rafraîchi par l’évaporation ; les glaciers, ne
-fondant plus, gagneraient de proche en proche,
-la Suisse et l’Écosse seraient gelées, et le climat
-de la France à jamais gâté. Vous voyez,
-il savait tout ; j’ai retrouvé cela plus tard, dans
-un livre, exactement comme il me l’avait dit.</p>
-
-<p>Depuis son arrivée, il ne lisait presque pas.
-Les journaux ne le tentaient guère, et sa bibliothèque,
-qu’il m’a léguée, se composait de neuf
-volumes. En revanche, il écrivait beaucoup,
-car sa provision de papier fut épuisée en quatre
-mois, et il s’arrêtait souvent à la boutique du
-Maltais Giovanni pour en acheter d’autre.
-Comme il restait enfermé dans sa chambre un
-jour au moins par semaine, les suppositions
-allaient bon train ; quelques-uns l’accusaient
-de correspondance amoureuse, d’autres le présentaient
-comme un poëte incompris ou un
-journaliste anonyme, d’autres enfin comme un
-malade, sujet à des accès de mélancolie périodique.
-Moi, son ami, je m’étais fait une loi de
-respecter le mystère, quel qu’il fût ; en somme,
-je ne l’aurais jamais deviné, s’il ne s’était
-découvert à moi par un accident déplorable.
-Voici le fait.</p>
-
-<p>A Biskra, le courrier de France arrive tous
-les huit jours ; une sonnerie de clairon annonce
-la bonne nouvelle, tous les officiers courent au
-cercle militaire, et là, le vaguemestre ouvre
-cette sacoche de bénédictions. Ce n’est pas pour
-me vanter, car enfin le bonheur n’échoit pas
-toujours aux plus dignes, mais j’ai beaucoup
-d’amis solides et une famille comme on n’en
-fait plus. J’écris peu, c’est sans doute indigence
-d’idées, mais depuis que je suis au
-monde, on m’a énormément répondu. Chaque
-semaine, j’avais cinq ou six lettres à lire, quelquefois
-neuf ou dix, quand la famille et l’amitié
-s’étaient donné le mot. Lorsque la récolte était
-bonne, je m’en allais tout fier, étalant la chose
-en jeu de cartes et lisant à demi-voix la lettre
-de maman Brunner : je n’ai jamais commencé
-par une autre ; que les enfants trouvés me
-jettent la première pierre !</p>
-
-<p>Un matin de septembre, le 4, il m’en souviendra
-toute la vie, j’étais riche de sept ou
-huit lettres. La bonne vieille de là-bas m’envoyait
-un billet de cinq cents francs ; l’homme
-n’est pas parfait, et la tribu des Ouled-Nayl
-ne connaît pas encore la théorie de l’art pour
-l’art. <i>Item</i>, on m’annonçait de chez nous un
-envoi de jambons, de saucisses, de vin de Barr
-et de kirschenwasser, qui devait remonter la
-<i>popotte</i> pour un mois. J’étais content, je marchais
-sur mes pointes, je reconnaissais du coin
-de l’œil, tout en lisant, l’écriture de ma cousine
-Gretchen et de mes vieux amis sur les
-autres enveloppes : je me réfugiai, pour déguster
-tous ces crus de bonne encre française,
-dans le petit salon de l’est, au bout du cercle ;
-Gougeon y a passé, il voit cela d’ici. J’entre, et
-j’aperçois le turco qui déchirait la bande d’un
-journal, par grand extra, avec une figure de
-l’autre monde.</p>
-
-<p>« Eh bien ! lui dis-je étourdiment, qu’est-ce
-que tu fais là ? Tu n’étais pas au courrier, tu
-n’as donc pas de lettres aujourd’hui ? »</p>
-
-<p>Il me sauta à la gorge comme un petit jaguar,
-et cria en m’étranglant :</p>
-
-<p>« Tu m’insultes ! que t’ai-je fait ? Tu sais
-bien que personne ne m’écrit à moi ! O Charles !
-Charles ! »</p>
-
-<p>Là-dessus, sans me laisser le temps de la
-surprise, il passa par la fenêtre et s’enfuit en
-pleurant. Le cercle militaire n’a qu’un rez-de-chaussée,
-grâce à Dieu.</p>
-
-<p>Je demeurai tout abruti. J’étais son supérieur,
-il avait porté la main sur moi : si quelqu’un
-nous avait vus, il allait en conseil de
-guerre ; mais ça, je n’y pensai que le lendemain.
-Mon premier mouvement fut de serrer
-les lettres dans ma poche et de courir chez lui
-pour savoir en quoi et comment je lui avais
-fait de la peine. Une coquine aux yeux barbouillés
-me jeta la porte au visage. C’est ainsi,
-entre parenthèses, que j’ai eu connaissance de
-sa liaison.</p>
-
-<p>Le lendemain, au petit jour, je dormais assez
-mal sous ma moustiquaire, la porte et la fenêtre
-ouvertes, quand il m’éveilla par mon
-nom. Je passe une <i>gandoura</i>, et je vais à sa rencontre.
-Il m’embrasse, il pleure, il bredouille
-un tas de choses où le mot pardon revenait à
-chaque instant.</p>
-
-<p>« Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas
-savoir ;… mais je te dirai tout. Charles ! je suis
-le plus malheureux des hommes. J’aime de
-toutes les forces de mon cœur, et l’on ne se
-souvient même pas de moi. C’est l’enfer glacé
-de Dante ! »</p>
-
-<p>J’ai su depuis que Dante avait imaginé un
-enfer sans feu.</p>
-
-<p>Il m’entraîna dans la campagne, au diable
-vert. Je reverrai toujours le paysage. Avez-vous
-remarqué cela ? Quand un événement
-joyeux ou triste enfonce un clou dans le décor,
-c’est fixé pour la vie ; on ne l’oublie plus. Ainsi
-le champ de fèves où ma cousine Gretchen…
-mais ne confondons pas les histoires.</p>
-
-<p>Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance
-de cœur ! Ah ! quand un homme économise
-tout en lui-même, il y a des moments où
-il se trouve joliment riche, allez ! Ce fut une débâcle,
-une explosion, que sais-je ? imaginez
-tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on
-aurait chargée tous les jours, à toute heure, depuis
-1850, et qu’on allumerait à présent !
-Entendez-vous le coup ? C’est à faire frémir. Un
-garçon plus délicat, plus tendre et plus sentimental
-à lui seul que l’Alsace et l’Allemagne
-réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère !</p>
-
-<p>Son père, M. de Gardelux, n’était pas un
-père. C’était un monsieur qui faisait courir.
-Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à
-l’Opéra ; il était quelque chose au club, trésorier
-ou vice-président, je ne sais plus ; mais la
-vie de Paris l’absorbait si complétement qu’il
-oubliait le chemin de son hôtel pendant des
-vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à quinze
-ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait
-ni nourri, ni élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai
-teté maman Brunner jusqu’à l’âge de quatre
-ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez
-avec moi que ça ne l’a pas fatiguée. Il faut
-dire que chez nous les filles se marient à vingt-cinq
-ans, dans leur force. Les enfants rachitiques
-sont ceux qu’on a trop tôt. Ainsi la sœur de
-Léopold, née quatre ans après lui, est une personne
-superbe : ceux qui en douteraient n’ont
-qu’à l’aller voir demain à l’église. C’est à deux
-pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore ?</p>
-
-<p>Tous les hommes ne sont pas taillés dans le
-même drap, car je me suis laissé dire que bien
-des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux
-garçon sans en ressentir la moindre
-incommodité. On lui paya une nourrice bourguignonne
-du plus beau sang, visitée par le
-médecin de la famille ; sa layette fut commandée
-chez la grande faiseuse ; on le sevra
-conformément aux règles de l’art ; on lui donna
-tout un jeu de bonnes étrangères pour qu’il
-sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les apprendre.
-A l’âge de sept ans, comme un
-prince, il sortit des mains des femmes et retomba
-sous la coupe d’un petit abbé doucereux,
-qui l’appelait monsieur le vicomte. Un
-pauvre sire que cet abbé, malgré les belles lettres
-et les belles vertus dont le séminaire l’avait
-farci ! Pénétré du sentiment de son humilité,
-il répétait à lui-même et aux autres que
-Dieu l’avait enlevé à la charrue pour l’asseoir
-sous les lambris des grands : dans cette idée,
-il ne s’asseyait qu’à moitié, et quand il lui
-fallait marcher sur un tapis, ses grands pieds
-restaient en l’air comme pour demander pardon
-aux belles fleurs de laine teinte. Voyez-vous
-un pauvre garçon sans parents, sans camarades,
-sans autre compagnie sur la terre qu’un
-abbé plat, révérencieux et confit ! Comme Paris
-doit être amusant dans ces conditions-là ! Il
-est vrai que l’enfant passait six mois au château :
-c’était le temps le plus supportable de sa vie.
-On le laissait courir, jardiner, monter aux
-arbres, galoper des heures entières sous la
-garde d’un valet sûr, l’abbé n’étant pas cavalier
-pour un liard. C’est au château que Léopold
-fit un peu connaissance avec sa famille : il
-dînait quelquefois à table ; on l’appelait même
-au salon pour distraire la compagnie lorsque
-la pluie battait les vitres et qu’on était en petit
-comité. Sa gaucherie, ses airs sauvages et ses
-réponses effarées amusaient Mme la comtesse
-et ses amis intimes. Quand le petit bouffon
-prenait mal la plaisanterie, vite on le renvoyait
-à l’abbé. Léopold m’a conté que dès l’âge de
-cinq ans il avait songé au suicide. Voyez-vous,
-quand on lit dans les journaux qu’un bambin
-s’est pendu ou s’est coupé la gorge, on a peut-être
-tort de plaindre les parents ; moi, je commencerais
-par les fourrer en prison, et nous
-verrions ensuite.</p>
-
-<p>Ce qui sauva Léopold, ce fut son amitié
-pour la petite Hélène et surtout l’arrivée d’un
-nouveau précepteur. Un vrai homme, celui-là ;
-notre pauvre turco parlait de lui comme
-d’un père. Il s’appelait Pelgas ; on l’avait chassé
-de l’université pour un livre très-neuf et
-très-hardi sur la réforme des études. Dix ans
-plus tard, ce travail-là l’aurait peut-être conduit
-au ministère : voilà ce que c’est que d’arriver
-à temps.</p>
-
-<p>Je ne sais pas ce qui est advenu du livre et
-de la méthode ; mais les résultats que j’ai vus
-étaient superbes. Il paraît que le précepteur
-avait investi la place de plusieurs côtés à la
-fois, éveillant toutes les facultés de son élève
-comme un garçon d’hôtel parcourt les corridors
-en frappant à toutes les portes. Une étude
-repose d’une autre ; l’enfant travaillait du matin
-au soir et ne se fatiguait pas un instant.
-A Paris, on suivait les cours publics, on visitait
-les collections et les musées, et l’on philosophait
-sur tout cela à la bonne franquette,
-comme deux amis causent ensemble de leurs
-affaires. A la campagne, on étudiait le ciel, la
-terre, les plantes, les bêtes, la culture et l’économie
-rurale ; on s’enfermait souvent pour
-lire les bons auteurs. C’était une vie magnifique ;
-l’enfant se sentait devenir homme. A
-mesure qu’il acquérait une supériorité réelle,
-il oubliait les vanités de la naissance et de la
-fortune ; il s’élevait peu à peu vers l’idée de
-rajeunir le nom de Gardelux par des mérites
-plus neufs. Il essayait d’écrire, il tournait
-joliment le vers. De son enfance souffreteuse,
-il lui restait un petit fonds de poésie que la
-science avait plutôt accru que desséché. A seize
-ans, il rêvait d’être un poëte érudit comme
-Lucrèce, et d’introduire le vrai dans les esprits
-les plus fermés, grâce au charme des
-beaux vers. Il est de fait que les vers font
-un autre chemin que la prose. C’est comme
-la balle forcée qui va plus loin et entre
-mieux.</p>
-
-<p>Vous allez voir, messieurs, si le cœur humain
-n’est pas une drôle de boutique. La
-gloire qu’il rêvait, devinez ce qu’il en voulait
-faire ? Ce n’était pas pour lui, c’était pour la
-déposer en offrande aux pieds de cette poupée
-qui se marie demain, madame de Gardelux.
-On ne croirait jamais ces choses-là, si
-on ne les avait entendues des gens eux-mêmes :
-le malheureux enfant avait un culte, une dévotion,
-l’amour céleste d’un martyr pour ce
-nuage de tulle et de gaze de Chambéry qui
-s’envolait tous les soirs à deux chevaux par la
-grande porte de l’hôtel. Il voulait conquérir ce
-cœur introuvable que ses caresses, ses larmes
-et ses sourires d’enfant n’avaient jamais pu
-dénicher. C’était sa véritable ambition, la dernière
-fin de ses travaux et de ses espérances ;
-mais cette idée, profondément cachée dans le
-plus secret repli de son âme, n’était connue
-que de la petite sœur Hélène. M. Pelgas, à qui
-l’on disait tout, ne reçut point cette confidence-là.
-Un petit sentiment de pudeur s’opposait
-à ce qu’un étranger apprît un tel secret de
-famille. La sœur avait douze ans, l’âge où les
-petites filles ressemblent à des anges de cathédrale
-gothique.</p>
-
-<p>« C’est cela, disait-elle à son frère, sois un
-grand homme, fais la conquête de maman ;…
-mais tu la partageras avec moi ! »</p>
-
-<p>Une chose que j’ai devinée à moi seul, mais
-que je n’ai jamais dite au turco, c’est que les
-femmes jeunes et lancées comme sa mère n’aiment
-pas à voir grandir leurs enfants. Le monde
-a beau savoir que vous vous êtes mariée à quinze
-ans ; lorsqu’il vous voit paraître au bras d’un
-grand garçon, il se dit : Voilà une jeune femme
-qui pourrait bien se réveiller grand’mère.</p>
-
-<p>L’éducation de Léopold était assez avancée
-pour marcher toute seule, quand son maître,
-M. Pelgas, fut appelé à l’île Maurice. Quelques
-riches créoles qui avaient été ses élèves lui
-offraient la direction d’un collége important
-dans cette île obstinément française. C’était
-un avenir assuré, presque une fortune pour
-ce pauvre homme de bien. Il hésita longtemps
-à quitter son cher disciple, le fils adoptif de
-son esprit ; mais ce fils ne devait-il pas le
-quitter un jour ou l’autre ? La porte du baccalauréat
-était franchie ; le comte, généreux
-dans son indifférence, faisait meubler à Léopold
-un bel appartement de garçon ; madame
-avait commandé un phaéton chez son propre
-carrossier pour M. le vicomte : on approchait
-visiblement de l’époque où un jeune gentilhomme
-est enlevé à ses maîtres pour retomber
-aux mains des femmes. M. Pelgas dut tenir
-compte de ces signes précurseurs ; il
-accepta la direction du collége en réservant sa
-liberté jusqu’à la rentrée. La lettre écrite et
-partie, il vint trouver Léopold et lui dit : « Je
-vous quitte dans six mois. Vous aurez dix-sept
-ans ; c’est un âge absurde à Paris. On est impropre
-à tout travail utile, et quand on a
-votre fortune et votre liberté, on est presque
-tenu de faire des sottises. Je ne veux pas qu’en
-me perdant vous vous perdiez vous-même. La
-poésie n’est pas une maîtresse assez tenace
-pour vous fixer sérieusement. Qu’est-ce que
-l’on peut dire en vers, ou même en prose, si
-l’on n’a ni vécu, ni aimé, ni souffert ? Vivez
-d’abord, occupez-vous activement, faites quelque
-chose. J’ai pensé à l’état militaire : il faut
-la discipline et le danger pour développer en
-vous l’élément viril. Vous serez prêt pour les
-examens de Saint-Cyr ; il s’agit de repasser
-notre histoire et de prendre un léger supplément
-de mathématiques. Vous savez le dessin,
-et des langues vivantes trois fois plus qu’il
-n’en faut. Cela dit, mon cher enfant, embrassons-nous.
-Nous avons toute la journée pour
-nous attendrir, et demain au travail ! »</p>
-
-<p>Le jeune homme ne se décida pas si vite ; les
-<i>si</i> et les <i>mais</i> trottèrent plus d’un jour : il finit
-cependant par se rendre à la raison et par tracer
-lui-même un plan de vie logique. Deux ans
-d’école et dix ans de service l’amèneraient à
-l’âge de vingt-neuf ans, capitaine et décoré,
-selon toute apparence. Vers la trentième année,
-il donnait sa démission, choisissait une femme
-et perpétuait sa race après avoir fortifié sa
-santé, bronzé ses nerfs, complété son éducation
-à la grande école de la vie, et peut-être honoré
-son nom. Il serait temps alors de rimer à l’usage
-du siècle, si la petite fleur bleue (comme
-disait M. Pelgas) n’avait pas séché au grand air.</p>
-
-<p>A quelques mois de là, comme M. de Gardelux
-faisait ses malles pour l’Angleterre, il
-reçut la visite de Léopold.</p>
-
-<p>« Tiens ! c’est vous ? lui dit-il en le voyant
-tout pâle et tout ému. Nous avons quelque
-chose à demander ? Ma bourse vous est ouverte,
-mon cher, et j’entends que vous vous adressiez
-à moi seul toutes les fois que vous aurez des
-dettes.</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur, pouvez-vous supposer ?…</p>
-
-<p>— Mais l’hypothèse n’a rien d’offensant ; il
-faut que jeunesse se passe. Allons, dites votre
-affaire en deux mots ; je soupe à Londres. »</p>
-
-<p>Il allait voir courir son favori <i>Caldron</i>, ce
-poulain qui promit tant et qui tint si peu.
-Était-il engagé pour le <i>Derby</i> ou pour le <i lang="en" xml:lang="en">Royal
-Oaks</i>, je ne sais trop. Léopold, de plus en plus
-troublé, dit qu’il venait solliciter l’autorisation
-nécessaire pour se présenter à Saint-Cyr.</p>
-
-<p>« Quelle diable d’idée avez-vous ? dit le
-comte ; mais on n’entre pas là comme au
-moulin. Est-ce qu’il n’y a pas des examens, des
-épreuves ?</p>
-
-<p>— M. Pelgas espère que je pourrai les subir.</p>
-
-<p>— Ah !… c’est égal, mon cher, vous m’étonnez.
-Je pensais que vous commenceriez par
-prendre un peu de bon temps, par étudier
-Paris. Un grand benêt de dix-sept ans qui va
-se mettre à l’école ! Amusez-vous d’abord : est-ce
-qu’on vous a jamais rien refusé chez moi ?
-Quand on porte un nom comme le vôtre, on
-s’engage à vingt-cinq ans dans la cavalerie, on
-va faire un tour en Afrique, et bientôt les bureaucrates
-sont trop heureux de vous nommer
-officier. Qu’en dites-vous ? Non… Eh bien !
-soit : à votre aise ! Faites préparer les papiers ;
-je signerai tout ce qu’il vous plaira. »</p>
-
-<p>Mme de Gardelux ne vit dans ce projet
-qu’une fantaisie d’enfant.</p>
-
-<p>« C’est l’uniforme qui vous séduit, n’est-ce
-pas ? Je souhaite qu’il vous aille bien et qu’il
-vous fasse une autre tournure ; mais vous savez
-que l’épaulette n’est pas admise dans nos salons. »</p>
-
-<p>Quant à la petite Hélène, elle parla tout autrement.</p>
-
-<p>« Je serai encore plus fière de toi, disait-elle,
-quand tu seras un bel officier. Et puis c’est
-un moyen de rester unis toute la vie !</p>
-
-<p>— Comment ?</p>
-
-<p>— Oh ! j’ai pensé à tout. Tu chercheras dans
-les régiments de la guerre le plus brave officier,
-le plus loyal et le meilleur. Tu en feras
-ton ami d’abord, puis tu l’amèneras pour que
-j’en fasse ton frère, et alors nous courrons ensemble
-jusqu’au bout du monde ; j’aurai un
-cheval blanc, nous remporterons des victoires,
-et les ennemis, voyant que vous êtes avec une
-dame, ne tireront jamais sur vous. »</p>
-
-<p>N’était-ce pas gentil ? Elle avait à peine
-treize ans quand elle parlait si bien. Les femmes
-naissent bonnes, voyez-vous, c’est l’éducation
-qui les gâte.</p>
-
-<p>La première fois que Léopold entra chez lui
-dans l’uniforme de l’école, — c’était à la sortie
-du jour de l’an, — Mme de Gardelux poussa
-un drôle de cri pour une femme qui n’a pas vu
-son fils depuis deux mois : « Dieu, qu’il est
-laid ! Hélène, venez voir ce pantin qui vous arrive
-de Versailles. » J’avoue que la tenue de
-Saint-Cyr n’est pas avantageuse et qu’elle a
-déparé des garçons mieux bâtis ; mais est-ce
-qu’une Française devrait parler ainsi d’un uniforme
-que… suffit ! Ce jour-là, Mlle Hélène
-fut encore plus douce et plus caressante qu’à
-l’ordinaire.</p>
-
-<p>« Mon bon Léo, disait-elle à son frère,
-je sais que tu n’auras pas toujours ces épaulettes-là.
-Va, pauvre chrysalide, je t’aime autant
-que si tu étais déjà le plus brillant des
-papillons ! »</p>
-
-<p>Quand le sort en veut à quelqu’un, il fait
-tenir bien des malheurs dans un espace de
-deux ans. Léopold perdit coup sur coup M. Pelgas
-et M. de Gardelux, son autre père. Le pauvre
-professeur avait pris la fièvre en arrivant ;
-il lutta quelques mois, puis il sentit qu’il n’était
-pas le plus fort et croisa les bras en philosophe
-pour se regarder mourir. Sa dernière
-lettre (je l’ai) est un long et touchant adieu à
-celui qu’il laissait terriblement seul ici-bas. Il
-lui fait en quatre pages un cours de consolation
-que Cicéron et Sénèque auraient signé ; mais je
-ne suis pas sûr qu’ils l’auraient écrit si posément
-à la veille de leur mort. Il y a de fiers
-braves gens parmi ceux qui se dévouent à débrouiller
-les jeunes têtes, et je ne sais pas trop
-si le bourgeois est quitte envers eux lorsqu’il
-leur a donné ses dix louis par mois.</p>
-
-<p>Le duel de M. de Gardelux avec le marquis
-de Kerploët a fait moins de bruit que tant d’autres.
-Les journaux n’en ont pas soufflé mot,
-sauf un ou deux qui ont mis les initiales. Pouvait-on
-raconter que deux hommes de race,
-pères de grands enfants, et mariés, chose bizarre,
-à deux des plus jolies femmes de Paris,
-s’étaient battus pour les beaux yeux d’une
-guenon quadragénaire ? Les témoins attestèrent
-que le combat avait été loyal ; M. de Kerploët
-se retira pour dix-huit mois en Bretagne, les
-Gardelux enterrèrent leur mort, et tout fut dit.</p>
-
-<p>Cette perte fut d’autant plus sensible à Léopold
-qu’il commençait tout justement à se lier
-avec son père. Une pointe de vanité avait entamé
-la cuirasse du viveur égoïste. A force
-d’entendre répéter que son fils était un officier
-du plus bel avenir, il prit quelque intérêt à
-ce jeune homme, l’invita plusieurs fois à dîner,
-et même vint le voir à Saint-Cyr un jour de
-courses : vous me direz que l’école n’est pas
-bien loin de Satory. Un mois avant la malheureuse
-affaire qui devait les séparer à jamais
-le père présentait Léopold à quelques amis du
-club ; on déjeunait, on buvait à ses succès futurs ;
-on le voyait déjà lieutenant de hussards,
-menant un train, jouant gros jeu, courant les
-femmes, cravachant les malappris et faisant la
-figure qui sied à un cavalier français. M. de
-Gardelux avait toujours été friand de la lame :
-un dilettante du point d’honneur.</p>
-
-<p>Il eut un mauvais jour et perdit tout au jeu
-de l’épée. La déveine avait commencé au jeu
-du turf par la chute lamentable de <i>Caldron</i>.
-Ce fut ensuite la dame de pique qui tourna casaque,
-puis une grosse affaire de bourse qui lui
-éclata, pour ainsi dire, dans la main. Bref, la
-fortune qu’il laissait n’était plus une fortune :
-à peine si ses enfants eurent un million à partager.
-Quant à la veuve, elle était riche de son
-chef. Elle n’eut pas plutôt commandé son
-deuil de laine qu’elle s’occupa d’émanciper
-Léopold : c’était le meilleur moyen de s’émanciper
-elle-même. Il ne paraît pas qu’elle ait
-regretté sérieusement son mari. Vous me direz
-qu’il ne s’était pas fait tuer pour elle : c’est
-égal, une vraie femme aurait mieux fait les
-choses, ne fût-ce que pour l’édification des
-deux enfants.</p>
-
-<p>Les grands coups de la mort nous laissent
-dans le cœur une brèche ouverte : entre qui
-veut dans ces occasions. Eh bien ! non ; Léopold
-ne put pas surmonter l’indifférence de sa
-mère. Lorsqu’il revint du cimetière, il courut
-à l’appartement de la comtesse pour pleurer
-avec elle : madame avait défendu sa porte, et
-en donnant cette consigne elle n’avait pas
-songé à faire une exception pour son fils. Mais
-Mlle Hélène reconnut la voix du bon Léo ; elle
-sortit au-devant de lui et l’entraîna dans sa
-chambrette :</p>
-
-<p>« Viens, dit-elle ; maman ne veut plus
-pleurer parce qu’elle a mal à la tête ; mais à
-nous deux nous sangloterons tant que tu voudras.
-Pauvre père ! ah ! Pauvre père ! »</p>
-
-<p>Si quelque chose avait pu consoler mon ami,
-c’était la tendresse de cette petite. Un beau
-jour il apprit que Mlle Hélène était partie avec
-sa mère pour le lac de Neufchâtel. N’allez pas
-croire au moins que la comtesse le fît par
-haine ! C’était beaucoup plus simple : elle avait
-reconnu que, pour une femme de son âge et
-de ses habitudes, le rôle de veuve désolée est
-horriblement difficile à Paris. Elle invita son
-fils à la rejoindre dès qu’il aurait passé le dernier
-examen. Je crois même qu’il resta deux
-mois entiers auprès d’elle, et qu’il ramena la
-famille à Paris. Le mois de décembre était
-déjà fort entamé, et Léopold partait le 1<sup>er</sup> janvier
-pour l’Afrique. Pendant ces jours rapides,
-les derniers qu’il avait à vivre en France, il
-tenta plusieurs fois un effort désespéré. Ce
-pauvre diable, trop aimant pour être heureux
-ici-bas, ne voulait pas partir sans arracher à
-sa mère, une larme, une caresse, une bénédiction,
-je ne sais pas… enfin quelque chose de
-maternel ! Il avait besoin de ce rien comme
-d’un viatique pour la route, peut-être même
-devinait-il par un pressentiment secret que
-son premier voyage allait être le grand. Il
-perdit son temps et ses peines. Mme de Gardelux,
-sans retourner dans le monde, laissait
-le monde rentrer chez elle à petit bruit. Elle
-n’avait pas pris un jour, mais on sut bientôt
-qu’on la trouvait toute la semaine ; l’aimable
-bourdonnement des niaiseries à la mode la
-rendit sourde aux propos mélancoliques du
-déchiré Léopold. Elle avait été presque aimable
-à Neufchâtel, elle fut presque froide à Paris :
-le Faubourg la regagnait. Le matin des
-adieux, mon malheureux ami crut saisir un
-moment favorable. Il avait pénétré sur la pointe
-du pied dans le petit boudoir de sa mère.
-Mme de Gardelux tournait le dos à la porte et
-semblait regarder attentivement un portrait
-que le sous-lieutenant avait fait faire et apporté
-la veille. « Enfin ! dit-il, elle pense à moi !
-Elle me regrette donc un peu ! » Dans cette
-idée, il courut jusqu’à elle, se précipita à ses
-genoux et lui cria au milieu des larmes :</p>
-
-<p>« Ah ! chère petite mère ! embrassez-moi !
-bénissez-moi ! Que j’emporte ce souvenir de
-vous !</p>
-
-<p>— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle ; est-il permis
-de faire peur aux gens ? Relevez-vous, mon
-cher, et prenez un autre visage. Vous vous
-rendrez malade, et vous me donnerez une attaque
-de nerfs. Que voulez-vous de moi ?</p>
-
-<p>— Que vous m’aimiez, ma mère !</p>
-
-<p>— Je vous aime tout autant qu’on s’aime
-en famille dans le monde où nous vivons ;
-nous ne sommes pas des bourgeois, Dieu merci !
-Je ne sais si c’est ce M. Poulgas ou Pelgas qui
-vous a donné ces façons, mais elles ne sont de
-mise en aucun lieu, et vous ferez sagement de
-les perdre. J’ai vu le moment où ma fille
-devenait par contagion aussi ridicule que vous.
-Vous n’êtes pas un sot, vous savez vous tenir,
-vous avez certaines manières, on trouve généralement
-que vos façons d’agir sont celles
-d’un gentilhomme ; mais toutes ces qualités,
-auxquelles je rends justice, sont corrompues
-par une sensiblerie maladive. Soignez-vous ! »</p>
-
-<p>Voilà le bel adieu qu’il obtint ; mais c’est
-la petite sœur qui fut ingénieuse à le consoler !
-Elle le conduisit jusqu’au chemin de fer avec
-sa gouvernante ; elle le dorlota, le berça, le
-baigna de ses larmes et finit par engourdir un
-peu cette douleur aiguë dont il avait le cœur
-pénétré. Assurément Mme de Gardelux avait
-calomnié sa fille en la croyant guérie de cette
-précieuse sensibilité. Les deux enfants jurèrent
-de s’écrire une fois par semaine ; Mlle Hélène
-glissa dans la main de son frère un médaillon
-d’or où elle s’était fait peindre par Mme Herbelin.
-Une merveille, ce petit portrait ; je l’ai
-admiré six mois avec lui et dix-huit mois sans
-lui : vous saurez comme.</p>
-
-<p>Lorsqu’il fallut enfin se séparer au coup de
-cloche, elle lui prit la tête entre ses bras et lui
-dit à l’oreille :</p>
-
-<p>« Tu sais, ma commission ? N’oublie pas ! »</p>
-
-<p>Il se sentit rajeunir de deux ans au souvenir
-de cet aimable enfantillage et répondit en
-souriant :</p>
-
-<p>« Le projet tient donc toujours ?</p>
-
-<p>— Toujours.</p>
-
-<p>— Alors, une question importante : blond
-ou brun ?</p>
-
-<p>— A ton choix ; mais j’aimerais mieux qu’il
-fût blond. Va-t’en, tu me fais dire des sottises !</p>
-
-<p>— Adieu !</p>
-
-<p>— Au revoir ! »</p>
-
-<p>Je vous raconte tout cela d’un seul trait ;
-mais vous supposez bien qu’il ne m’a pas tout
-dit à la première séance. Il ne fallut qu’un moment
-pour rompre la glace, mais le flot des
-histoires, des souvenirs et des confidences mit
-plusieurs mois à s’épancher. Nous étions bien
-heureux, lui d’ouvrir son cœur à quelqu’un,
-moi de trouver un ami qui m’admettait ainsi
-dans sa famille.</p>
-
-<p>Il y a, même dans l’amitié, des barrières qui
-ne tombent pas aisément. Par exemple on prétend
-que nous sommes tous égaux au collége.
-Eh bien ! quand je faisais mes études au collége
-de Schlestadt, j’étais lié comme un frère
-avec le fils aîné du sous-préfet. Nous partagions
-nos confitures et nos billes ; ce que je
-possédais était à lui, et réciproquement. Mais
-quand nous sortions le dimanche, quand il
-allait, lui à la sous-préfecture, et moi chez mon
-oncle le boulanger Felrath, c’est à peine s’il
-me reconnaissait dans la rue. Il me disait bonjour
-de loin, comme s’il avait eu honte de s’avouer
-mon <i>copain</i>. Si son père lui avait demandé :
-Quel est ce garçon-là ? il eût peut-être
-répondu en rougissant : Rien ; un élève du
-collége ! Ainsi nous mettions tout en commun,
-excepté nos parents. Pourquoi ? Parce qu’il
-croyait être plus que moi hors de la classe. Un
-sous-préfet, chez nous, c’est presque un noble,
-et le papa Brunner n’était qu’un simple vigneron.
-Il est vrai que nous avions trente et quelque
-mille francs de rente, et que l’autre, chargé
-de famille, ne possédait que sa place. N’importe,
-on aurait craint de déroger en m’offrant
-une assiettée de soupe dans la maison banale
-du sous-préfet.</p>
-
-<p>C’est un peu la même chanson dans l’armée,
-quoique l’égalité soit la base de toutes nos lois.
-On a couché sous la même tente, on a bu dans
-le même verre, on a risqué sa peau l’un pour
-l’autre, on s’estime, on s’aime, on se tutoie,
-on est frères, frères d’armes ; mais je ne connaîtrai
-jamais ni la mère, ni la sœur, ni la femme
-de mon frère, si une malheureuse particule de
-hasard vient se jeter entre nous. Les révolutions
-ont dérangé bien des choses ; elles n’ont
-pas touché à cette bêtise-là. J’ai connu très-intimement
-plus de vingt fils de famille ; j’en ai
-même sauvé un qui s’était exposé à des risques
-sérieux. Je suis sûr que ce garçon-là se ferait
-massacrer plutôt que de laisser dire un seul
-mot contre moi. Quand nous nous rencontrons
-dans Paris, il se jette à mon cou, il me traîne
-au café, il veut que je dîne avec lui dans les
-restaurants les plus dorés ; mais il ne m’a jamais
-présenté à sa femme, et je ne sais pas
-même l’adresse de son ménage. Est-ce vrai ce
-que je dis ? Alors vous comprendrez pourquoi
-le pauvre Gardelux me devint plus cher en
-trois mois qu’un ami de dixième année. Ce
-qu’il faisait n’était que juste, car enfin j’oubliais
-avec lui l’inégalité de nos grades, et le
-grade est une affaire autrement méritée que le
-nom ; mais je lui savais gré d’avoir le sens
-commun, attendu la rareté de la chose.</p>
-
-<p>Nous voilà donc intimes, ou, pour mieux
-dire, ne faisant qu’un. Il aurait fallu se lever
-matin pour nous rencontrer l’un sans l’autre.
-Je savais toutes ses idées, il connaissait toute
-mon histoire, qui n’a jamais été bien compliquée,
-Dieu merci ! Nous regardions ensemble
-le petit portrait de sa sœur, et nous
-disions Hélène tout court en parlant d’elle.
-Il s’était mis à me faire un croquis de mémoire,
-d’après Mme de Gardelux, pour que toute la
-famille me fût présentée dans les formes. Nous
-passions des journées à raisonner sur la froideur
-de la comtesse, sur la gentillesse de la
-petite sœur. Ces souvenirs mêlés de bien et de
-mal épanouissaient cette pauvre âme ; ils me
-faisaient plaisir aussi : quand vous vous trouverez
-au milieu du désert, devant ces dunes de
-sable qui ondulent à perte de vue, vous ne
-serez pas exigeants en matière de conversation.
-Tout ce qui parlera de la France sera roman
-pour vous. Rien qu’au nom du pays, on se lèche
-les lèvres ; c’est si bon !</p>
-
-<p>Je ne me lassais pas d’entendre mon ami
-rabâcher ses misères, ni lui de me les raconter.
-Il avait dans une cassette quelques gants,
-quelques fleurs séchées, quelques menus chiffons,
-vrai bagage d’amoureux, et les quatre ou
-cinq lettres que sa sœur lui avait écrites depuis
-leur séparation. C’est bien creux, la correspondance
-d’une petite fille de quinze ans, mais
-ça ne manque pas d’un certain goût de fruit
-vert qui vous pénètre. Ces pattes de mouche
-me trottinaient longtemps devant les yeux ; je
-ruminais en m’endormant ces phrases à moitié
-faites et jamais ponctuées ; le parfum vague du
-papier me revenait après un jour ou deux.</p>
-
-<p>Quand Léopold se lamentait de cette correspondance
-si gentiment commencée et sitôt
-interrompue, je le trouvais injuste, je défendais
-Hélène, j’énumérais les mille occupations qui
-dévorent la vie de Paris. Écris, toi, lui disais-je,
-puisque tu as vingt-quatre heures de loisir
-dans ta journée. Raconte-lui ta vie, tes promenades,
-tes plaisirs, tes amitiés, tes ennuis.
-Alors, qui sait ? elle s’intéressera peut-être aux
-cent cinquante mille palmiers de Biskra, et
-nous aurons une réponse. »</p>
-
-<p>Il en vint à me faire lire les lettres qu’il expédiait
-là-bas. Tous les huit jours, sans faute, il
-en écrivait deux. Quel cœur ! et quel style ! Surtout
-avec sa sœur ; il était plus à l’aise, il entrait
-dans plus de détails. Quand je me trouvais
-là par hasard, je lui suggérais des raisonnements,
-je lui poussais des idées, je collaborais.
-Il mit un jour sous enveloppe une aquarelle
-où j’avais peint l’intérieur de sa chambre,
-et nous deux fumant, nos chibouques nez à nez.
-Ce fut moi qui cachetai la lettre, et même, en
-allumant la cire, je remarquai que ma main
-tremblait. Voyez-vous la vanité des artistes !
-Les peintres doivent éprouver cette émotion-là
-quand un de leurs tableaux part pour le
-Salon.</p>
-
-<p>Depuis tantôt cinq mois, nous vivions de la
-même vie, et je le connaissais si bien qu’il me
-semblait impossible de découvrir en lui rien de
-nouveau. Il me gardait pourtant une surprise.
-Je tombai de mon haut quand il me dit en sortant
-du cercle :</p>
-
-<p>« Tu ne sais pas que je rimaille énormément
-toutes les nuits ? J’ai toujours peur de te disloquer
-la mâchoire, sans quoi je te régalerais
-de mes œuvres complètes. Il y en a de quoi
-faire au moins deux volumes chez moi. »</p>
-
-<p>On devinait fort bien, sous ce mépris apparent
-de ses œuvres, un attachement profond
-et même une sorte d’anxiété. Je le suivis jusqu’à
-sa maison, et j’insistai pour qu’il me prêtât
-le premier volume.</p>
-
-<p>« Quel volume ? reprit-il avec un sourire
-forcé. Je t’ai dit deux cartons bourrés de paperasses.
-En voici un, prends-le si tu veux, et
-allumes-en ta pipe aussitôt que l’ennui te gagnera.
-Ou plutôt… étends-toi là, sur la peau
-de lion, que je te lise une page ou deux…
-Non ! tu t’endormirais. Tiens, mon vieux, et
-sauve-toi vite, je serais homme à courir après
-toi… »</p>
-
-<p>Je m’enfuis comme un voleur, et je lus, sans
-m’arrêter, trois cents pages embrouillées, raturées
-et quelquefois illisibles. Jamais je n’avais
-fait une telle consommation de poésie, même
-dans les belles éditions d’Hugo, de Lamartine
-ou de Musset ; mais l’amitié est capable de tous
-les miracles. Du reste ils étaient bien, ses vers.
-La famille a eu tort de ne pas les imprimer,
-il y en avait de sublimes ; peut-être un peu
-d’obscurité dans les pièces philosophiques
-comme <i>le Doute</i>, <i>Où vais-je ? Au premier qui
-porta la croix.</i> Les descriptions du désert étaient
-étincelantes ; les scènes de la vie arabe vivaient
-et remuaient. Dans <i>la Fantasia</i>, on entendait
-positivement parler la poudre ; <i>la Diffa du grand
-chef</i> était traitée aussi grassement qu’une page
-de Rabelais. Et quelle abondance de cœur dans
-les pièces : <i>A ma mère</i>, <i>Quand j’étais tout petit</i>,
-<i>Tu m’aimeras !</i> Mais la fleur du panier, c’était
-encore une demi-douzaine de petites idylles,
-rêveries, caresses rimées à l’intention de la
-jeune personne qui va se marier demain. <i>Hélène</i>,
-<i>Beaux jours</i>, <i>Notre petit jardin</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Fratri futuro</i>,
-sont autant de petits chefs-d’œuvre que j’ai
-lus et relus à travers mes larmes. Quand j’eus
-vidé le carton, je retournai chez Léopold, quitte
-à le réveiller ; je voulais le second volume. Je
-ne l’éveillai point, car il ne dormait pas. Un
-poëte inédit est sur le gril quand il sait qu’on
-le lit et qu’on le juge. Ma foi ? j’avais jugé, et
-je lui dis carrément : Tu es un homme de génie !
-Je crois que ça lui fit plaisir ; il se mit à
-me déclamer le tome deux, lui-même. Celui-là
-me parut encore plus beau, car Léopold lisait
-à ravir. Et jugez si je fus content de voir que
-la dernière pièce, un vrai chef-d’œuvre, était
-adressée en toutes lettres à son ami Karl Brunner !
-Si jamais je remets la main dessus, je la
-ferai graver en or, sur le marbre ; mais la famille
-a tout gardé, et probablement tout brûlé.
-C’était son droit : elle héritait.</p>
-
-<p>Toute la nuit fut prise par la lecture, et
-quand l’aube parut, nous avions plus envie de
-respirer le grand air que de nous mettre au
-lit. Toute cette poésie fermentait dans ma tête ;
-j’aurais rimé moi-même pour un rien ; il n’aurait
-pas fallu m’en défier.</p>
-
-<p>« Écoute, dis-je à Léopold, tu t’es emparé
-de moi depuis hier soir, tu m’appartiens pour
-la journée : chacun son tour. On va nous
-seller deux chevaux, et nous pousserons une
-reconnaissance en plaine. Je veux voir si les
-premiers rayons du soleil sont aussi doux que
-les premiers rayons de la gloire. Nous reviendrons
-ensemble prendre un bain et déjeuner
-à ma pension, puis tu t’en iras faire la sieste
-aux trois palmiers tandis que j’organiserai
-ma petite fête pour ce soir. Je veux que le
-Champagne baptise solennellement le grand
-poëte de Biskra ! » Le pauvre enfant riait de
-mon enthousiasme, mais au fond il avait la
-tête aussi montée que moi.</p>
-
-<p>Mon programme fut suivi de point en point.
-Dans la journée, je recrutai dix camarades
-pour faire une tablée complète. Une vieille
-Espagnole, célèbre par sa cuisine et par sa
-complaisance, nous prêtait sa maison et poivrait
-le fricot. Je fis dévaliser par mon soldat
-tous les marchands de vin et de goutte qui
-empoisonnent l’oasis, et j’invitai les danseuses
-les moins tannées de la célèbre tribu. Un mois
-de ma solde y resta, mais tant pis ! Il fallait
-que la fête de l’amitié fît époque dans l’histoire.</p>
-
-<p>Nous étions dans les premiers jours du rhamadan,
-ce carême mi-parti de jeûnes et de
-ripailles ; mais je réponds que ce soir-là les
-cheiks les plus magnifiques ne s’en donnèrent
-pas autant que nous. De cinq heures à neuf,
-on but et l’on mangea comme si dans chaque
-estomac l’absinthe avait creusé un gouffre.
-Enfin le punch fit son entrée, on alluma le
-bol, on éteignit les lampes et les bougies, la
-mère Méného remplit les douze verres et me
-dit en son patois :</p>
-
-<p>« <i lang="en" xml:lang="en">Señor, las niñas estan aqui.</i> »</p>
-
-<p>— Attends ! lui dis-je, j’ai d’abord un toast
-à porter. « Messieurs, le turco vient d’achever
-une grande œuvre. Laquelle ? Vous le saurez
-plus tard ; mais vous pouvez me croire sur
-parole, quand je vous jure que la gloire est au
-bout. A la santé du turco, notre excellent camarade !
-A sa gloire ! à l’immortalité qui l’attend ! »</p>
-
-<p>Mes convives étaient tellement échauffés que
-ce discours ne parut emphatique à personne.
-Un généreux hourrah me répondit, on rapprocha
-les verres, et si vigoureusement que l’un
-des douze se rompit ; c’était le verre du turco.
-Je vois encore le pied de coupe entre ses longs
-doigts maigres, et sa pauvre figure éclairée
-par la flamme livide du punch.</p>
-
-<p>Au même instant, la porte s’ouvrit, et Roland,
-des zéphyrs, montra sa tête.</p>
-
-<p>« Allons, messieurs, dit-il, le rassemblement
-va sonner ; on monte à cheval. »</p>
-
-<p>Un tumulte de questions lui répondit.
-« Quoi ? comment ? où va-t-on ? à quel propos ?
-C’est une farce. »</p>
-
-<p>Il nous apprit que les Beni-Yala s’étaient
-révoltés dans l’Aurès, qu’on avait refusé l’impôt,
-que trois spahis avaient été tués par trahison,
-et un convoi pillé. Peut-être était-ce un
-accident sans suite, une simple ébullition de
-fanatisme au début du rhamadan ; mais on
-voulait couper le mal à sa source et punir les
-révoltés sans leur laisser le temps de s’organiser.
-L’ordre du général était formel ; on partait
-dans une heure.</p>
-
-<p>C’était donc vrai ! Nous allions faire un
-bout de campagne ! La surprise et la joie nous
-dégrisèrent tous à moitié. On se félicitait, on
-se serrait les mains ; les bougies se rallumèrent,
-chacun se rajusta, Roland vida un verre
-au hasard, et chacun tira de son côté.</p>
-
-<p>« Viens donc, » criai-je au turco, qui restait
-cloué sur sa chaise et toujours pâle.</p>
-
-<p>Dès ce moment, je courus à mes affaires et
-je n’eus pas une minute pour m’occuper de
-lui.</p>
-
-<p>Toute la ville était en mouvement, et sans
-bruit, ce qui doublait l’originalité du tableau.
-Les soldats couraient, les Arabes traînaient
-leurs chameaux ou leurs ânes, les ordonnances
-passaient avec les mulets de réquisition. Je ne
-fis qu’un bond jusqu’à mon gîte, où mon soldat,
-le fidèle Baudin, tirait déjà les malles au
-milieu de la chambre. Les paquets faits,
-les cantines bourrées, les bagages liés sur le
-dos du mulet, le tranchant de mon sabre vérifié,
-mon revolver amorcé, ma ceinture serrée
-et mes guêtres bouclées, j’avais vieilli d’une
-heure sans remarquer la fuite du temps. Avez-vous
-remarqué que l’horloge double le pas
-quand nous sortons d’un bon dîner ? Ce n’est
-pourtant pas elle qui a bu.</p>
-
-<p>Nous étions huit cents hommes sur pied
-dans la cour du fort. Dix coups de langue indiquèrent
-discrètement dix heures ; le silence
-n’était troublé de temps à autre que par le
-piétinement d’un mulet ou le hennissement
-d’un cheval. L’appel se fit à voix basse, à la
-lumière d’un falot. Que de précautions pour
-surprendre les Arabes, qu’on ne surprend jamais,
-car ils ont toujours des espions chez
-nous !</p>
-
-<p>Je me rends à mon poste, auprès du général.
-Il était à cheval au milieu de la cour, la
-cravache en main, le cigare à la bouche, aussi
-calme d’ailleurs que s’il allait au bois de Boulogne
-faire le tour du lac. Il reçoit le billet
-constatant l’effectif de sa troupe ; il dicte un
-ordre que les adjudants écrivent sous sa dictée
-et que les capitaines vont lire à leurs compagnies,
-groupées en cercle. Vous connaissez
-ce refrain patriotique : « Soldats, des rebelles
-sur pied, vos camarades égorgés et trahis, la
-domination française menacée, l’honneur du
-drapeau à défendre ! Votre général est fier
-de vous commander, et la patrie compte sur
-vous ! »</p>
-
-<p>C’est toujours le même air et les mêmes
-paroles ; mais comme l’air est juste et le
-discours fondé, l’effet n’a pas raté une fois
-depuis que la France est France.</p>
-
-<p>Les soldats ont empoché l’allocution en plein
-cœur : s’ils ne répondent point par des cris,
-c’est que la discipline s’y oppose ; mais le
-murmure qui circule dans les rangs prouve
-assez qu’on n’a pas parlé à des sourds. On
-ajuste définitivement les courroies, on serre les
-sangles, le fantassin jette son fusil sur l’épaule,
-et l’on fait un à-droite.</p>
-
-<p>Je vous ai dit que notre colonne se composait
-d’environ huit cents hommes ; on en laissait
-au plus quatre cents à Biskra. Nous avions
-deux compagnies du centre, une de tirailleurs
-et une de zéphyrs ; cent hommes de cavalerie,
-tant chasseurs que spahis, quarante d’artillerie
-et du train, et cent cinquante des goums.
-Le général marchait avec l’avant-garde ; il avait
-jeté son cigare pour le bon exemple, car dans
-les marches de nuit on défend également le
-bruit et le feu. Je me tenais à la disposition
-du chef, et le turco n’était pas loin ; c’était justement
-sa compagnie qui avait fourni l’avant-garde.</p>
-
-<p>Chemin faisant, je m’approchai de lui. « Eh
-bien ! lui dis-je, nous y voilà. Tu es content,
-j’espère ?</p>
-
-<p>— Oui, c’est un dénoûment comme un autre.
-J’aime mieux en finir d’un coup.</p>
-
-<p>— En finir ! es tu fou ? C’est ta carrière de
-soldat qui commence, en attendant les autres
-succès.</p>
-
-<p>— Je veux bien ; tu me connais : je ne suis
-pas un homme à pressentiments ; mais cet
-ordre de départ est arrivé dans des circonstances
-stupides. Tu parlais d’immortalité, et
-moi je pensais à la mort.</p>
-
-<p>— C’est bien spirituel ! Et moi, je te prédis
-que tu seras superbe au feu et que tu reviendras
-couvert de gloire. Qui sait d’ailleurs si
-nous aurons affaire à l’ennemi ? Ces révoltes
-du rhamadan sont des feux de paille ; on se
-dérange pour les éteindre, et l’on n’en trouve
-plus que la cendre.</p>
-
-<p>— Comme tu voudras.</p>
-
-<p>— Mais secoue-toi donc, sacrebleu ! Qui est-ce
-qui m’a bâti un soldat de ton espèce ?</p>
-
-<p>— Cela va mieux, merci. J’étais encore un
-peu sous l’influence des lettres que j’ai écrites.</p>
-
-<p>— Moi, je n’en écris qu’une dans ces occasions-là.
-Je dis : « Maman Brunner, nous partons
-en campagne. On ne sait pas combien ça
-va durer, tu seras peut-être trois mois sans
-nouvelles ; mais ne t’inquiète pas, je te donne
-ma parole d’honneur qu’il ne m’arrivera rien. »</p>
-
-<p>— Moi, dit-il, j’ai laissé un testament en
-quatre lignes et deux lettres que tu porteras
-toi-même, entends-tu bien, l’une à ma mère,
-l’autre à notre petite Hélène. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Vous savez tous, ou presque tous, ce que
-c’est qu’une marche de nuit en pays inconnu.
-Ce n’est ni gai ni pittoresque. La colonne se
-déroule comme un ruban noirâtre sur fond
-noir. Les belles couleurs des uniformes sont
-éteintes ; tous les joyeux bruits de la guerre
-ont fait place à une espèce de silence murmurant
-à travers lequel on distingue le pas des
-hommes et la vibration discrète du fer. Un
-caillou qui dégringole, un pied qui butte, un
-juron étouffé, voilà les incidents de la route.
-On ressemble à des moines en procession plutôt
-qu’à des héros en campagne. Et si la pensée
-de la mort vient vous traverser la cervelle,
-vous êtes tout porté à l’envisager en moine.
-J’ai lu, je ne sais où, que si les batailles se
-donnaient à minuit, les braves seraient plus
-rares. C’est un peu vrai, non pas que le courage
-ait sa source dans la vanité, mais l’homme
-n’est tout lui que s’il est en possession de tous
-ses sens. Le moral le mieux trempé ne suffit
-point. Pour aller galamment au danger, il faut
-pas mal de choses. C’est dans la plénitude de
-la vie que l’homme est le mieux disposé à sacrifier
-sa vie ; c’est au grand jour que nous
-fonçons gaiement sur les canons, les baïonnettes
-et tous les aimables engins qui servent
-à nous ôter le jour.</p>
-
-<p>Or il était onze heures du soir, la lune s’était
-couchée avec les poules, et les étoiles ne
-servaient qu’à souligner l’épaisseur affreuse
-de la nuit. Je me laissai donc envahir par les
-idées du bon turco, et je me mis à casser une
-croûte de mélancolie sur le pouce, tout en
-marchant auprès de lui. Dans ces montagnes
-invisibles dont chaque pas nous rapprochait,
-il y avait des fusils chargés à balle ; on pouvait
-parier à coup sûr que notre colonne ne reviendrait
-pas au complet. Pour qui les mauvais
-numéros de cette loterie ? Pour Léopold ? pour
-moi ? pour tous les deux ? Les gaillards qui ont
-la foi sont plus heureux que les autres : ils se
-figurent qu’une prière fait dévier le projectile !
-Mais le collége nous ôte un peu cet élément de
-consolation.</p>
-
-<p>Je ne vous dirai pas que la peur me prit ;
-c’était ma neuvième campagne. Cependant je
-me mis à songer à mille choses anciennes et
-chères que je n’étais pas sûr de revoir ici-bas.
-Je vis maman Brunner avec ses lunettes d’argent,
-le tricot dans les mains, le coude sur la
-fenêtre ; et la vieille maison peinte en rouge,
-et le chiffre 1640 écrit sur la clef de voûte, et
-l’auberge des Trois-Rois qui fait face, et l’église,
-et la belle salle de l’hôtel de ville, et le
-puits du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, et le pharmacien de la
-place, celui qui a une si jolie fille et des bahuts
-si merveilleux. Je revis la gloriette de
-notre vigne, et les vendanges de 58, les dernières
-que j’aie faites avec Gretchen, c’est-à-dire
-Marguerite Moser, ma cousine de Barr,
-qui était encore une vraie gamine. Bref, ma
-coquine de mémoire m’en rappela tant et tant
-que je me sentis devenir tout bête ; j’avais le
-cœur comme affadi. J’aurais donné cent sous
-pour entendre le premier coup de fusil des
-sentinelles arabes, parce qu’alors on sait ce
-qui vous reste à faire, et l’on n’a plus le temps
-de se tracasser pour des riens.</p>
-
-<p>A minuit, le général commanda une demi-heure
-de halte pour attendre les traînards et
-rajuster sur les hommes et les bêtes ce que la
-marche avait dérangé. J’expédiai mon service
-en deux temps, et je me mis à la recherche de
-Léopold. Il était un peu à l’écart, seul avec
-son soldat qui lui vidait un bidon sur la tête.</p>
-
-<p>« Ah ! petit maître ! lui dis-je, tu fais toilette
-pour l’ennemi ! »</p>
-
-<p>Il répondit en s’ébrouant comme un canard :</p>
-
-<p>« Tu n’y es pas ! La coquetterie est étrangère
-à l’événement ; c’est ma santé que je soigne.
-Tous tes satanés vins m’ont donné une migraine
-qui me fend le crâne, et comme il faudra
-bientôt ouvrir l’œil… Du reste il me
-semble que ça va mieux. »</p>
-
-<p>Ce malheureux festin, je l’avais non-seulement
-cuvé, mais oublié : je le croyais à six
-mois de nous, et nous n’en étions qu’à trois
-heures. Il me vint un remords d’avoir presque
-grisé un innocent qui n’était pas de notre
-force. Si la tête ou les jambes allaient lui manquer
-par ma faute ! Mais cette ablution lui fit
-du bien, et à moi aussi.</p>
-
-<p>Vers deux heures, nous arrivions aux pentes
-de l’Aurès. Une gorge s’ouvrit devant nous ;
-c’est la première porte de l’ennemi : elle n’était
-gardée que par cinq ou six blocs de construction
-romaine. Le général se pique un peu
-d’archéologie, comme tant d’autres : il avait
-visité ces grandes ruines ; mais il ne savait
-plus si, du pied de la montagne, on pouvait
-voir les villages des Beni-Yala. Vous comprenez ?
-La question était de connaître au plus tôt
-si l’ennemi nous attendait, s’il avait eu soin
-de se garder, s’il y avait des feux allumés dans
-la tribu. Un guide arabe montrait du doigt une
-cime parfaitement invisible et disait : Les
-villages sont là, ils dorment. Un spahi des
-Beni-Yacoub jurait son grand juron que les villages
-étaient cachés derrière deux collines, et
-qu’on ne verrait pas avant une heure si leurs
-feux étaient allumés ou éteints.</p>
-
-<p>Pour plus de sûreté, le général fit faire un
-deuxième repos. Ah ! nous ne sommes plus
-dans cette belle Europe, où les armées voyagent
-en chemin de fer et viennent se piocher à
-la gare ! Les lenteurs sont inévitables : excusez
-celles de mon récit. Les hommes chargent
-leurs fusils, on serre les jambières, et à deux
-heures et demie, en route ! On pique une tête
-dans l’inconnu.</p>
-
-<p>Un torrent coule au fond du ravin : nous
-prenons le torrent, c’est-à-dire que nous le remontons
-au petit pas, dans un sentier tracé
-par les mulets arabes. A chaque instant, il faut
-passer d’une rive sur l’autre : le chemin est
-dessiné en lacet. On se mouille les pieds, on
-glisse, on se ramasse, mais personne ne s’arrête :
-le fouet pousse les bêtes, le devoir
-fouette les hommes, et nous allons devant
-nous pendant une bonne heure, bouche cousue,
-l’œil au guet, le nez au vent. Paf ! un
-éclair brille sur notre droite, la détonation
-suit, et un cri formidable répond. C’est un
-turco de l’avant-garde, le grand nègre qui
-tout à l’heure bassinait la tête de Léopold. Il a
-l’épaule fracassée, et il hurle comme un million
-de chacals. Le général pousse au blessé,
-je le suis, tandis que vingt hommes, la baïonnette
-en avant, battent tous les buissons du
-voisinage. Pas plus d’Arabes que sur la main,
-c’est l’ordinaire ; mais en revanche le premier
-qui met le pied sur le plateau nous montre à
-l’horizon trois villages éclairés comme pour un
-bal. L’ennemi se gardait à merveille, et c’était
-nous qui étions surpris.</p>
-
-<p>« Halte ! dit le général. Mes enfants, nous
-n’avons plus besoin de mettre des mitaines.
-Puisque nous sommes attendus là-bas, il
-n’y a plus qu’une précaution à prendre :
-c’est d’y arriver tous, et aussi frais que possible. »
-Il fait cerner la masse de rochers où
-nous étions, développe une compagnie en tirailleurs,
-trois par trois, pour éviter les surprises,
-et dit au reste de la troupe : « Reposez-vous,
-séchez-vous, réchauffez-vous, faites le
-café, fumez vos pipes ou vos cigares, débâtez
-vos mulets, donnez-leur à manger, dormez si
-bon vous semble, mais que tout le monde soit
-prêt à sept heures du matin ! » Un vrai brave
-homme, ce général, et magnifique au feu ! mais
-on lui a fendu l’oreille en 65. Il faut bien que
-les vieux laissent passer les jeunes, qui ne les
-valent pas toujours.</p>
-
-<p>Lorsque j’eus surveillé l’exécution des ordres,
-rendu mes comptes au vieux chef et
-trempé la moitié d’un biscuit dans le café, il
-était plus de six heures, et il faisait grand jour.
-Je revins au blessé, qui continuait à geindre,
-quoique Marcou, notre aide-major, l’eût pansé
-dans la perfection. Je le fis mettre sur un cacolet,
-et je le renvoyai à Biskra, en compagnie
-de trois fiévreux et d’un mulet qui avait laissé
-un demi-quart de sa peau dans le ravin. Bon
-voyage !</p>
-
-<p>J’en étais là quand je vois Léopold accourir
-à toutes jambes. Il voulait dire adieu à son
-pauvre Bel-Hadj et lui glisser quelques louis
-dans une poignée de main. Il me parut fièrement
-ragaillardi, le jeune homme. Était-ce le
-sommeil, était-ce le café qui l’avait rendu à
-lui-même ? Jamais vous n’avez vu soldat plus
-fier et plus dispos au danger. Il marchait d’un
-pas relevé, ses yeux brillaient, ses narines
-palpitaient.</p>
-
-<p>« Eh bien ! lui dis-je, la migraine ?</p>
-
-<p>— A tous les diables ! De ma vie je ne me
-suis porté comme aujourd’hui.</p>
-
-<p>— Tu me rappelles un vieux soldat qui traitait
-toutes les maladies par… devine !</p>
-
-<p>— Par la poudre ?</p>
-
-<p>— Bravo !</p>
-
-<p>— Oui, c’est un beau remède, et je veux
-l’ordonner à tous les cœurs malades. La poésie
-ne vous guérit pas, elle vous acoquine tout
-doucement à vos maux ; c’est un pacte avec la
-douleur, un lit de roses où le blessé se couche
-en disant au public : Viens me plaindre ! La
-prière a, dit-on, des effets infaillibles ; mais
-pour prier il faut croire, et ne pas croire à
-demi, comme notre génération hésitante et
-troublée. Non, je n’ai pas la foi assez robuste
-pour me consoler avec Dieu. Il faudrait imposer
-silence aux objections de mon esprit, supprimer
-le meilleur de mon être, immoler la
-moitié qui pense à la moitié qui pleure. Ami,
-vive la guerre et ses consolations vaillantes !
-Le danger souffle dans la vie comme le vent
-du nord dans le ciel : âpre et pur, et balayant
-tous les nuages ! »</p>
-
-<p>Il y avait un peu d’emphase dans tout cela ;
-je crois pourtant que vous auriez trouvé du
-plaisir à l’entendre. Il sautait brusquement
-d’une idée à une autre, comme un poulain qui
-a cassé sa longe.</p>
-
-<p>« Sais-tu bien, me dit-il, que sans la
-guerre notre métier serait idiot ?</p>
-
-<p>— Parbleu ! fis-je à mon tour ; mais tu oublies
-que sans la guerre on n’aurait jamais eu
-l’idée d’inventer les soldats.</p>
-
-<p>Il comprit qu’il avait lâché une bêtise, mais
-il n’était pas homme à se laisser démonter.</p>
-
-<p>« Quoi ! dit-il, tu ne sens donc pas que nous
-serions les plus malheureux et les plus ridicules
-des hommes sans ce quart d’heure divin ?
-Se promener sans rien faire au milieu des
-peuples qui travaillent, porter des armes,
-c’est-à-dire des instruments de destruction, dans
-une société où chacun s’ingénie à produire !
-Entendre dire tous les ans, dans toutes les
-discussions de la chambre, que nous sommes
-un objet de luxe et qu’on pourrait gratter
-quelques millions sur notre pain ! Obéir passivement
-à nos chefs, lorsque les baïonnettes de
-la garde nationale ont la fatuité de se croire
-intelligentes ! La dernière fois que j’ai dîné avec
-mon pauvre père, il s’est encore un peu moqué
-de nous en disant que la vie militaire est résumée
-en deux mots, se brosser et attendre :
-attendre les galons, attendre l’épaulette, attendre
-le ruban, attendre l’ancienneté, attendre
-le choix des supérieurs et les bontés de monsieur
-et madame la maréchale, attendre les
-boulets et les balles cylindro-coniques, et
-lorsqu’on n’en peut plus, après trente ans de
-ce métier, attendre la retraite pour aller planter
-ses choux et finir par où l’on aurait dû commencer !</p>
-
-<p>— Oui, répondis-je ; mais il y a un jour qui
-rachète les ennuis, les misères et les petitesses
-de cette vie, c’est lorsqu’au lieu de se brosser
-soi-même, on brosse l’ennemi, lorsqu’au lieu
-d’attendre la gloire, on y court à travers mille
-morts. Ce jour-là, mon cher père, le soldat que
-vous raillez devient l’égal des dieux !</p>
-
-<p>J’avais raison, Brunner, je devinais l’heure
-qui va sonner ! »</p>
-
-<p>Pauvre petit turco ! Il était de si bonne foi
-dans son enthousiasme, ces bouffées partaient
-d’un cœur si chaud, que je ne savais point le
-contredire. Il désarmait la critique ; je le trouvais
-terriblement jeune, et pourtant j’étais
-ému. Il y a des moments où un mauvais calembour,
-usé jusqu’à la corde, devient quelque
-chose de respectable. Cependant je ne pus m’empêcher
-de lui dire qu’un soldat courant au pas
-de charge n’est pas encore tout à fait l’égal des
-dieux. On ne trouverait pas un olympe assez
-grand pour y loger tant de monde. Nous
-sommes les égaux de neuf ou dix millions de
-braves gens qui sont allés au feu pour leur
-pays depuis que la France est France, rien de
-plus.</p>
-
-<p>Vous croyez que Léopold accepta la rectification ?
-Lui ? jamais. Il soutint ferme comme
-fer que nous étions des dieux de la première
-volée.</p>
-
-<p>« Car enfin, disait-il, être dieu, c’est servir
-les hommes sans qu’ils le sachent, sans se montrer
-à eux, sans en attendre aucune récompense,
-et voilà justement ce que nous allons
-faire ce matin. La France nous voit-elle ? sait-elle
-seulement que Charles Brunner et Léopold
-de Gardelux se promènent en son honneur
-dans les gorges de l’Aurès ? A supposer qu’elle
-l’apprenne un jour, peut-elle nous donner l’équivalent
-de ce que nous risquons pour elle ? Je l’en
-défie ! Eh bien ! nous allons nous battre pour ses
-beaux yeux comme les paladins ne l’ont pas fait
-souvent pour leurs maîtresses. Il est sept heures
-moins dix ; la patrie se réveille en s’étirant les
-bras. Les paysans vont à leur charrue et les
-maçons se dirigent vers le chantier, mais ma
-mère, ma sœur et toutes les jolies femmes de
-Paris ont encore le nez dans la plume ; tous les
-messieurs du club et pas mal de boutiquiers
-reposent entre leurs draps. Sur trente-six ou
-trente-sept millions d’individus qui peuplent
-cette bonne France, il n’y en a peut-être pas
-deux qui penseront à nous dans la journée, et
-nous, mon vieux Brunner, nous allons nous
-faire casser les os pour prouver que ce peuple
-est grand, puissant et invincible, pour que le
-territoire et le nom des Français soient un objet
-de crainte et de respect universel, pour qu’aucun
-homme d’aucun pays ne passe auprès de ce
-chiffon tricolore sans mettre chapeau bas ! Dis
-maintenant que nous ne sommes pas des dieux,
-grosse bête ! »</p>
-
-<p>Je sentais que les nerfs étaient pour quelque
-chose dans ce débordement de gaieté, mais je
-n’eus garde de le lui dire. La gaieté, même exagérée,
-est une bonne entrée de jeu dans ces
-sortes d’affaires. Chez un vieux soldat, le courage
-a le droit d’être calme et même triste ;
-j’aime mieux qu’il soit un peu fou chez les
-bambins de vingt ans.</p>
-
-<p>« Allons ! lui dis-je, j’ai affaire auprès du
-général, tu es encore d’avant-garde ; va retrouver
-tes hommes ; je te donne rendez-vous
-là-haut, au premier village des Arabes. A ce
-soir, enfant !</p>
-
-<p>— Là-haut, répondit-il en montrant les villages,
-l’enfant se taillera une robe virile à coups
-de sabre dans les burnous de l’ennemi. »</p>
-
-<p>Toujours un peu de rhétorique : que voulez-vous ?
-Les héros d’Aboukir et de Marengo
-étaient presque aussi ridicules que lui.</p>
-
-<p>La colonne se mit en marche à sept heures
-avec toutes les précautions d’usage. Le général
-nous ordonna d’éviter le torrent et de suivre
-les bas côtés de la vallée, qui allait s’élargissant
-devant nous. D’heure en heure, on faisait halte
-pour relever les tirailleurs et les flanqueurs.
-Cet exercice monotone et fatigant se prolongea
-jusqu’à midi. Vous avouerai-je que mes yeux
-se fermaient par moment ? Il y avait quarante-huit
-heures que je n’avais dormi, et cette nuit
-de marche était tombée mal à propos sur une
-nuit de poésie. Le soleil me tapait lourdement
-sur la tête : il est Arabe au fond du cœur, ce
-vieux scélérat de soleil. Nos hommes s’épongeaient
-la figure avec leurs manches sans ralentir
-le pas : ils allaient au feu de bon appétit,
-comme toujours, mais ils auraient préféré y
-être tout portés. Pas le moindre bout de chanson
-dans les rangs ; un silence à couper au
-couteau. Les Arabes, de leur côté, se recueillaient.
-Leurs trois villages qui disparaissaient
-et reparaissaient tour à tour, selon les mouvements
-du terrain, ne donnaient pas signe de
-vie. Le général usait sa lorgnette sans découvrir
-un burnous. Tout à coup il s’arrête et
-me dit :</p>
-
-<p>« Brunner, je crois que nous y sommes.
-Que personne ne bouge : je vais voir. »</p>
-
-<p>Là-dessus il nous brûle la politesse et se jette,
-sans autre escorte que son clairon, dans un
-petit bois de chênes-liéges. Ce boqueteau couronnait
-la pente que nous étions en train de
-gravir. Nous restons à mi-côte, ne voyant rien
-du tout, mais parfaitement cachés nous-mêmes.
-Dix minutes après, quelques coups de fusil détachés,
-puis une assez jolie pétarade nous
-prouvent que le bonhomme a bien pronostiqué.
-Nos goums et nos spahis étaient aux prises
-avec l’ennemi.</p>
-
-<p>Le général ne tarda guère à redescendre. Il
-avait l’œil brillant et les pommettes rouges ;
-je me dis : tout va bien. Il ordonne de former
-les faisceaux et de faire la soupe. On se repose,
-on cuisine et l’on mange au bruit d’une fusillade
-bien fournie. Nos grand’gardes n’eurent
-pas le temps de s’ennuyer pendant que nous
-déjeunions à leur santé. Je vide une gamelle
-empruntée à l’ordinaire des fantassins, et la
-soupe me réveille un peu. Vous savez que le
-sommeil remplace les aliments ; j’ai constaté
-souvent que la réciproque est vraie. Tandis que
-le général fait rassembler les bagages, les sacs
-et les bêtes qui resteront sous la garde d’une
-compagnie, je grimpe sur la hauteur, et je me
-paye un aperçu de notre champ de bataille. Les
-trois villages sont en face, échelonnés l’un derrière
-l’autre. Le premier seul est défendu par
-une espèce de fortification passagère : un simple
-abatis d’oliviers. Quand nous aurons pris celui-là,
-les deux autres seront à nous. Nous avons
-à descendre une rampe d’un kilomètre, déboisée
-par un vieil incendie, mais qui commence
-à se couvrir de myrtes, de caroubiers et
-de lentisques. Aucun obstacle sérieux jusqu’au
-fond de la vallée ; nos hommes ont balayé la
-route : je vois une centaine de cavaliers français
-et alliés se débattre dans le fond contre les
-tirailleurs ennemis. Le terrain représente une
-longue bande de pré semée de bouquets d’arbres
-dont le moindre cache un ou deux hommes.
-Nos spahis, nos chasseurs et nos goums traquent
-ce maudit gibier et piquent tout ce qu’ils
-rencontrent. Nos turcos sont déjà sur le versant
-opposé et montent la côte. Figurez-vous un escalier
-dont chaque marche serait un mur en
-pierres sèches : autant d’étages, autant de
-vergers, et des Arabes derrière tous les arbres.
-La discipline n’est pas leur fort : ils sont groupés
-par-ci, disséminés par là. On voit grouiller
-des masses blanches partout où nos soldats
-semblent gagner du terrain ; l’effort des assiégés
-se déplace à chaque minute. Ils reculent,
-ils avancent, chaque étage est pris et repris
-tour à tour. Je ne distingue pas les femmes,
-mais elles sont de la fête. <i>You ! You !</i> j’entends
-les cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs
-hommes.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que vous faites là ? me dit le
-général de sa voix rude. Au premier coup de
-fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus
-bons à rien…</p>
-
-<p>— Qu’à se battre, mon général.</p>
-
-<p>— C’est bien ainsi que je l’entends. Patience,
-Brunner ! il y en aura pour tout le monde ! »</p>
-
-<p>Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes,
-il met ses obusiers en batterie, et
-nous voilà dégringolant dans le sentier de la
-gloire.</p>
-
-<p>Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne
-suis pas homme à vous conter l’affaire en détail.
-Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée,
-Magenta et Solférino, la prise du Djebel-Yala
-ressemblerait à une distribution des prix dans
-un pensionnat de demoiselles. Cependant les
-sabres coupaient comme ailleurs, les balles
-faisaient leur trou, et l’on n’avait pas mis de
-bouchons à la pointe des baïonnettes. Un
-Arabe, moins bête que les autres, devina que
-mon cheval me gênerait pour la montée ; il me
-fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc
-grimpant comme un singe avec le commun des
-martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant
-cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un
-tort irréparable ; mais le moyen de dormir au
-milieu d’une musique qui dépassait de cent
-coudées toutes les cacophonies de Wagner !
-Les obus volaient en grondant sur nos têtes
-pour éclater au milieu des groupes de burnous ;
-les fusils petillaient, les balles sifflaient en passant
-et crépitaient en ricochant sur les pierres ;
-les fusées traversaient l’espace avec un froufrou
-solennel ; les clairons, de leur voix mordante,
-sonnaient le ralliement ou la charge,
-et les Arabes des deux sexes poussaient des
-cris à faire peur, si quelque chose faisait peur
-au soldat français.</p>
-
-<p>Je me souviens d’avoir traversé un premier
-village, puis un autre, et de les avoir vus flamber
-derrière moi comme deux fagots de bois sec.
-Au troisième, les soldats allaient mettre le feu
-lorsque le général survint, le cigare à la
-bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête
-avait-elle trouvé des chemins ? C’est ce qu’on
-n’a jamais su.</p>
-
-<p>« Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous
-brûlez ces <i>gourbis</i>, nous coucherons à la belle
-étoile ! »</p>
-
-<p>Le fait est que nos tentes étaient restées à
-deux bonnes lieues de là, pour le moins.</p>
-
-<p>Nous voilà donc campés, à cinq heures du
-soir, sur la cime du Djebel. La position était
-bonne, on la fortifie en deux temps ; j’organise
-les postes, je place les grand’gardes, et ma
-besogne n’est pas plutôt faite que je me laisse
-tomber sur la première natte venue, dans un
-coin. J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes,
-quand une idée me réveilla en sursaut :
-Et Léopold ?</p>
-
-<p>Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche
-sans savoir si son ami est mort ou vivant ? Je
-me lève, furieux contre moi-même, et je sors
-de la cabane en me disant de gros mots. Le
-village était plein de soldats qui mangeaient,
-fumaient, dormaient ou pillaient, suivant les
-goûts particuliers de chacun. Je rencontre un
-turco qui portait une outre d’huile, une botte
-d’oignons et un chevreau nouveau-né.</p>
-
-<p>« Eh ! lascar ! tu connais ton lieutenant,
-M. de Gardelux ?</p>
-
-<p>— <i>Sidi turco ? besef !</i></p>
-
-<p>— Est-il blessé ?</p>
-
-<p>— <i>Makasch.</i></p>
-
-<p>— Est-il mort ?</p>
-
-<p>— <i>Makasch morto.</i></p>
-
-<p>— Où est-il ?</p>
-
-<p>— <i>A casa.</i></p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il fait ?</p>
-
-<p>— Dormir.</p>
-
-<p>— Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je
-en moi-même, et qu’il dort paisiblement sous
-un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui. »</p>
-
-<p>Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai
-un nouveau somme. J’en fis plus d’un
-cette nuit-là, car les propriétaires que nous
-avions délogés manifestèrent cinq ou six fois
-l’intention de résilier notre bail.</p>
-
-<p>Vers quatre heures du matin, je donnai ma
-démission de ronfleur : je n’étais reposé qu’à
-demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon
-pauvre corps semblait littéralement émaillé de
-puces. Avez-vous remarqué que ces animaux-là
-ont une préférence pour les blonds ? Je vais
-donc secouer mon bétail au grand air, et je me
-fais montrer la case de Léopold. Il écrivait sur
-ses genoux, devant la porte.</p>
-
-<p>« Eh bien ! lui dis-je, tu vois qu’on n’en
-meurt pas. »</p>
-
-<p>Il me tendit la main, ferma son écritoire et
-jeta son buvard dans la maison, sur le parquet
-de terre battue.</p>
-
-<p>« Allons nous promener, dit-il ; le paysage
-est superbe, vu d’ici.</p>
-
-<p>— Il s’agit bien, ma foi, de paysage ! Parlons
-d’hier, de toi, de nous, du combat, de la
-victoire ! Tu as reçu le baptême du feu, mon
-bonhomme, et tu peux regarder dans ta glace,
-si tu en as apporté une, le visage glorieux d’un
-vainqueur !</p>
-
-<p>— Bah ! pour une promenade militaire !</p>
-
-<p>— Trop modeste, mon bon ! C’est un joli
-fait d’armes ; le <i>Moniteur de l’Armée</i> le contera.
-Es-tu content de toi ? As-tu été un des heureux ?
-car il y a de la loterie jusque dans les
-batailles. Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu
-éprouvé ?</p>
-
-<p>— D’abord une peur horrible d’avoir
-peur.</p>
-
-<p>— Connu, jeune homme, et puis ?</p>
-
-<p>— Et puis fort peu de chose.</p>
-
-<p>— Tu as senti qu’en doutant de toi, tu avais
-indignement calomnié le fils de monsieur ton
-père. La colère t’est montée à la tête, et comme
-il faut taper dans ces occasions-là, tu t’es
-vengé sur l’ennemi. Est-ce bien ça ?</p>
-
-<p>— A peu près.</p>
-
-<p>— Et encore ?</p>
-
-<p>— Rien de saillant.</p>
-
-<p>— C’est déjà très-joli pour un garçon qui
-était d’avant-garde, et qui, en fait de prunes,
-avait droit au dessus du panier. Viens au rassemblement
-des compagnies.</p>
-
-<p>— Pour quoi faire ?</p>
-
-<p>— Parbleu ! pour écouter l’ordre du jour. »</p>
-
-<p>Il rougit comme un enfant pris la main dans
-les confitures, et prétexta cette lettre à sa mère
-qu’il voulait, disait-il, expédier par le premier
-départ. Je m’en fus tout pensif, et je me demandais,
-en voyant sa résistance, s’il n’avait
-pas quelque faiblesse ou quelque hésitation à
-se reprocher. Ah ! bien oui ! Le premier nom
-qui m’arrive aux oreilles, c’est justement le
-sien. Le général remerciait les troupes de leur
-belle conduite ; il signalait quelques traits de
-courage et particulièrement l’héroïsme du sous-lieutenant
-de Gardelux, qui, seul, était allé
-reprendre au milieu des Arabes douze hommes
-de sa compagnie imprudemment engagés. Un
-autre fait de guerre avait été accompli par le
-même officier dans la même journée : il était
-entré le premier dans le village fortifié des
-Beni-Yala.</p>
-
-<p>Vous me voyez d’ici ; je n’écoute pas un mot
-de plus, je cours à sa cabane. Il écrivait encore !
-je fais sauter ses paperasses en l’air et je l’accable
-de sottises.</p>
-
-<p>« Ah ! c’est ainsi que tu traites tes amis !
-Tu t’es moqué de moi comme un gueux, comme
-un tartuffe ! Voilà donc pourquoi tu refuses de
-venir au rassemblement ! Tu savais qu’il n’y
-aurait d’éloges que pour toi, mauvais drôle !
-Ah ! tu t’es battu comme un lion, et tu as peur
-de l’entendre dire ! Et tu m’as presque fait
-douter de ton courage, polisson de héros que
-tu es ! »</p>
-
-<p>Je parlais, je criais, je pleurais, je l’embrassais
-et je le bourrais de coups de poing, à la
-bonne franquette d’Alsace.</p>
-
-<p>Quant à lui, il était tout pâle, et il me regardait
-faire avec des yeux hagards.</p>
-
-<p>« Pardonne-moi, me dit-il ; je n’étais pas
-bien sûr… je ne savais pas si les choses qui
-me sont arrivées répondaient à ce qu’on entend
-par un acte de courage. Voilà pourquoi je
-n’ai pas osé te suivre là-bas, car enfin, si le
-général n’avait rien dit de moi, je n’aurais pas
-osé crier à l’injustice ; mais j’aurais éprouvé
-quelque chose comme une déception.</p>
-
-<p>— Il n’y avait pas de danger : le général est
-juste, et il se connaît en hommes.</p>
-
-<p>— Allons ! dit-il, il faut que j’aille le remercier.</p>
-
-<p>— Tu as le temps ; il doit être au lit : nous
-avons fait hier un rude métier pour un homme
-de son âge.</p>
-
-<p>— Alors promenons-nous ; j’ai des fourmis
-dans les jambes.</p>
-
-<p>— Tu es fièrement heureux, si tu n’y as que
-des fourmis. »</p>
-
-<p>Je lui ramasse ses papiers, c’était bien le
-moins, et nous allons vaguer ensemble. Tous
-les camarades que nous rencontrons viennent
-à lui, lui serrent les mains et le félicitent de
-ses débuts ; il rougit, et moi-même je perds
-contenance, comme si toute sa gloire m’éclaboussait
-de la tête aux pieds. Les soldats
-le saluent de cet air qui veut dire : Ce
-n’est pas à ton épaulette, c’est à ton cœur que
-je rends hommage. Marcou, l’aide-major, qui
-revenait de l’ambulance, nous donne le relevé
-de nos pertes : onze morts, trente-cinq blessés,
-dont dix grièvement, et pas un seul manquant,
-chose admirable ! « Sans vous, dit-il au turco,
-les Arabes nous pinçaient une douzaine de
-prisonniers. »</p>
-
-<p>Plus nous allions, plus ces compliments à
-brûle-pourpoint le suffoquaient. Il m’entraîne
-au-devant de la compagnie qui rapportait les
-sacs et les bagages. Le capitaine, un pauvre
-vieux qui n’avait plus qu’un an à faire, et pas
-la croix, nous reconnaît de loin et nous crie :</p>
-
-<p>« Eh ! jeunes gens ! on n’a pas eu besoin de
-nous pour cueillir les lauriers ? M. de Gardelux
-a tout pris. »</p>
-
-<p>Il rougit de plus belle et va s’excuser comme
-il peut. Nous rentrons chez lui, et il parle d’achever
-sa lettre : un convoi de blessés devait
-partir à deux heures pour Biskra.</p>
-
-<p>« J’espère bien, lui dis-je, que tu vas prendre
-une copie de ta citation pour l’adresser à ta
-mère ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Parce que j’aurais l’air de rédiger ma
-propre histoire, et je me trouve assez ridicule
-sans cela.</p>
-
-<p>— On a raison de dire que le ridicule est
-voisin du sublime, puisqu’un gaillard de ton
-numéro prend l’un pour l’autre. Eh bien ! moi,
-je vais faire copier le paragraphe par ton sergent-major,
-et je l’enverrai à Mme de Gardelux…
-Ah !</p>
-
-<p>— Si cela t’amuse ! Mais j’écris des lettres
-si longues et ma mère a si peu de temps qu’elle
-jette peut-être au panier tout ce qui porte le
-timbre de Biskra.</p>
-
-<p>— Mais Mlle Hélène n’est sans doute pas si
-occupée, elle ! Si je lui expédiais la pièce en
-question, m’en voudrais-tu ?</p>
-
-<p>— Fais ce qui te plaira.</p>
-
-<p>— Pris au mot. Attends-moi. »</p>
-
-<p>Une heure après, je mettais sous enveloppe
-un extrait de l’ordre du jour, copié de cette
-belle écriture qui fait la gloire des sergents-majors
-et les empêche quelquefois de passer officiers.
-J’y ajoutais de ma main ces simples
-lignes :</p>
-
-<p>« Le capitaine d’état-major Charles Brunner,
-présente ses humbles devoirs à mademoiselle
-Hélène de Gardelux et se fait une joie de lui
-transmettre le texte suivant que la modestie
-d’un jeune héros eût peut-être tenu caché. »</p>
-
-<p>Je lui portai la lettre ouverte et je lui dis :</p>
-
-<p>« Veux-tu la lire ?</p>
-
-<p>— Non ; si je la lisais, autant l’écrire moi-même.</p>
-
-<p>— Comment ! j’entre en correspondance avec
-ta sœur, et tu n’es pas curieux de savoir ce
-que je lui dis ?</p>
-
-<p>— Imbécile ! je ne te connais donc pas ? »</p>
-
-<p>Le mot m’entra au fond de l’âme, et l’imbécile
-sauta au cou de son ami.</p>
-
-<p>Le général nous tint clos et cois toute la journée ;
-mais, les alertes s’étant succédé d’heure
-en heure pendant la nuit, on procéda le lendemain
-à une forte reconnaissance. L’ennemi
-s’éloigna ou devint sage ; pendant une semaine,
-la colonne expéditionnaire garda ses positions
-sans être inquiétée. Nos soldats employaient
-leur temps à nettoyer les trois villages, c’est-à-dire
-à raser les maisons et à couper les arbres
-par le pied. Nous appelons cela faire un
-exemple. Le village d’en haut se transforma
-bien vite en un joli petit camp fortifié, et tout
-le monde avoua que la tente était décidément
-plus confortable que le gourbi.</p>
-
-<p>Mais tandis que nous vivions tranquilles et
-sans songer à mal, le mouvement gagnait autour
-de nous. Les chenapans que nous avions
-chassés de leurs foyers s’étaient répandus dans
-les tribus voisines. Un vieux marabout borgne,
-qui avait pour maîtresse une femme des Beni-Yala,
-se mit à prêcher la croisade et trouva
-des échos partout. C’est étonnant comme l’écho
-se propage dans les montagnes ! Des tribus
-grosses comme le poing se donnèrent de
-l’importance en refusant de nous payer l’<i>aman</i>.
-Les rumeurs les plus idiotes vinrent en aide à
-la rébellion. Les nouvellistes de l’Aurès sont
-aussi inventifs et aussi effrontés que les nôtres.
-On alla jusqu’à dire que les grands cheiks
-d’Afrique étaient venus assiéger le sultan des
-Français dans un de ses châteaux, et qu’il s’était
-tiré d’affaire en leur restituant l’Algérie.
-Bref, quinze jours après notre victoire, nous
-étions cernés bel et bien, et nos communications,
-même avec Biskra, coupées. Les renforts
-ne pouvaient tarder longtemps, mais ils n’étaient
-pas venus, et, pour des triomphateurs,
-nous ne nous trouvions pas précisément à notre
-aise.</p>
-
-<p>Le général avait toute sorte de qualités,
-mais la patience n’était point sa vertu dominante.
-Il résolut de frapper un coup. La tribu du
-vieux marabout désagréable, les Beni-Schafar,
-très-belliqueux et pas mal riches, étaient
-à cinq lieues de marche. Par une belle nuit,
-on nous réveille tous en douceur ; la colonne
-se faufile entre les montagnes, et à huit heures
-du matin nous étions engagés.</p>
-
-<p>La journée ne fut pas mauvaise : on tua cinquante
-hommes, on brûla un village superbe,
-et l’on repoussa une demi-douzaine de retours
-offensifs ; mais impossible de camper sur le
-champ de bataille. Nous avions des blessés à
-rapporter et des bagages à reprendre en chemin :
-le général décide que nous irons dormir chez
-nous.</p>
-
-<p>Tout le monde croyait la question vidée, et
-tout le monde était de belle humeur, excepté
-le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait
-pas eu l’occasion de se montrer. Je me moquais
-un peu de son ambition, et je lui débitais tous
-les proverbes appropriés à la circonstance :
-l’appétit vient en mangeant, mais ce n’est pas
-tous les jours fête ; ne te désole pas : tout vient
-à point à qui sait attendre, et cætera.</p>
-
-<p>Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions
-un vrai chemin de l’Aurès : beaucoup à monter,
-beaucoup à descendre, pas un kilomètre
-de plain-pied, du reste un beau pays. Je chevauchais
-avec l’avant-garde, à la gauche du
-général, dans un torrent qui coule sur des galets
-de marbre blanc. Nous avions devant nous
-toute une échelle de sommets couronnés par
-le Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige.
-On ne se pressait pas, et l’on explorait le terrain
-avec un soin d’autant plus minutieux que
-le jour commençait à baisser.</p>
-
-<p>« Allons ! me dit le général, je crois que
-nous en sommes quittes. Bonne besogne, Brunner !
-Dans une heure, nous serons sous nos
-tentes ; avant trois jours, les Beni-Schafar… »</p>
-
-<p>Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu
-de sa phrase. Les Arabes tombaient sur
-notre arrière-garde ; on entendait non-seulement
-leur fusillade, mais leurs cris.</p>
-
-<p>Le bonhomme jura un gros juron et tourna
-bride en nous criant : Allez toujours !</p>
-
-<p>Quand un grand chef vous dit d’aller, il
-n’y a qu’une chose à faire ; mais le soldat français
-n’abat pas le quart de lieue en dix minutes
-lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière
-lui. Nous avancions lentement, chaque officier
-poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir
-les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et
-l’affaire semblait finie ; mais les détonations
-reprenaient par saccades. Sur ces entrefaites,
-la nuit tomba, la difficulté du chemin vint
-compliquer le doute qui nous paralysait. La
-colonne n’avait pas fait un temps d’arrêt depuis
-son départ, et il y avait bientôt cinq heures
-qu’elle marchait. Les fantassins ne se plaignaient
-pas, mais on les entendait souffler.
-Nous ne savions que faire ; aucun de nous n’osait
-prendre sur lui de crier halte !</p>
-
-<p>Enfin le général nous rejoignit, et sa première
-parole fut pour nous inviter au repos.
-Tandis que les soldats rompaient les rangs et
-s’asseyaient au bord de la route, les officiers
-accouraient chercher des nouvelles.</p>
-
-<p>« Tout va bien, dit le général : depuis que
-j’ai quitté l’arrière-garde, je n’ai plus entendu
-qu’une petite fusillade, et il y a bien une demi-heure
-de ça ; mais nous avons eu chaud. Décidément,
-Brunner, votre ami le turco est un
-rude homme ; je vous en fais mon compliment.
-Peu d’apparence, mais un fonds d’enfer. Il ira
-loin, ce garçon-là : il est instruit, il est brave
-et il est heureux. Les balles le respectent ; il
-fait peur à la mort. Je l’ai vu travailler du
-sabre et de la baïonnette : oh ! c’était de l’ouvrage
-proprement fait ; il a tué deux Arabes
-de sa main. Ma foi ! mon cher, on dira que je
-flatte la noblesse, comme tant d’autres vieux
-croûtons ; mais tant pis ! s’il reste un bout de
-ruban rouge à Paris, je le demanderai à l’empereur
-lui-même pour ce petit camarade-là. En
-route, mes enfants ! nous ne serons pas au
-camp avant dix heures. »</p>
-
-<p>Le reste du voyage me parut long : vous
-devinez pourquoi. Aussitôt arrivé, il fallut
-vaquer au service, et je le donnai cent fois au
-diable, car il me retint jusqu’à minuit. Enfin
-je m’appartiens et je cours à la tente de Léopold
-pour lui conter la grande nouvelle. A
-quatre pas de chez lui, je m’entends appeler
-par un homme qui courait aussi, mais en sens
-inverse. Je m’arrête et je demande ce qu’on
-me veut.</p>
-
-<p>« Je vous cherche partout, mon capitaine,
-de la part de M. de Gardelux.</p>
-
-<p>— Et moi aussi je le cherche sur terre et sur
-mer : où est-il ?</p>
-
-<p>— A l’ambulance, et bien malade.</p>
-
-<p>— Comment ? lui ? c’est impossible !</p>
-
-<p>— Une balle dans le ventre, mon capitaine.
-C’est moi qui l’ai ramassé ; mais dépêchons-nous,
-s’il vous plaît : je crois qu’il n’y a pas
-de temps à perdre. »</p>
-
-<p>Nous courons donc à l’ambulance, et mon
-cœur se serre à la vue de ces tentes surmontées
-d’un drapeau rouge qui dans la nuit paraissait
-noir.</p>
-
-<p>« Il est ici, » dit mon guide en désignant la
-première.</p>
-
-<p>J’entre et je vois à la lueur d’une lanterne
-mon pauvre Léopold étendu sur un matelas, et
-si pâle qu’au premier moment je le crus mort.
-Il venait de s’évanouir à la suite d’un sondage.
-Le docteur était à genoux et s’essuyait les
-mains à son tablier sanglant.</p>
-
-<p>« Ah ! c’est toi ? dit Marcou. Mon pauvre
-Brunner, tu perds un fameux ami, et l’armée
-un fier soldat.</p>
-
-<p>— C’est donc fini ?</p>
-
-<p>— Pas tout à fait, mais il n’y a pas de ressource.
-La balle est venue de bas en haut ; le
-diaphragme est traversé. L’hémorrhagie et la
-suffocation l’enlèveront. Il en a pour deux ou
-trois heures : attends ; il reviendra peut-être à
-lui. Du reste, une mort assez douce ; il s’éteindra
-sans souffrir. Moi, je vais voir les autres :
-ces gueux d’Arabes m’ont taillé de la besogne
-aujourd’hui. »</p>
-
-<p>J’essayais de le retenir, je le suppliais de
-chercher, d’inventer quelque chose, de faire
-un miracle pour le salut de mon ami. Il me
-regarda d’un air triste, me serra les deux
-mains et sortit en levant les épaules. Alors je
-me rabattis sur le brave garçon qui m’avait
-amené là, et je remarquai seulement qu’il portait
-le bras droit en écharpe. C’était un caporal
-de la ligne ; le général l’avait ramené en passant,
-avec vingt hommes de sa compagnie,
-pour renforcer l’arrière-garde, et il avait pris
-part à la dernière moitié du combat. Il me
-conta comment on avait dû faire plus de vingt
-retours offensifs pour reprendre les camarades
-qui tombaient ; encore en avait-on laissé trois
-ou quatre aux mains de l’ennemi. Lui-même
-avait été sauvé par mon pauvre petit turco ;
-c’était avec son fusil que Léopold avait chargé
-les Arabes.</p>
-
-<p>« Mon capitaine, disait-il, je vous jure que
-M. de Gardelux a fait des choses impossibles.
-Sa tunique est hachée et la baïonnette de mon
-fusil tordue. Malheureusement le pied lui a
-manqué dans un ravin, il a roulé en arrière,
-et un Arabe, caché derrière un lentisque, l’a tiré
-presque à bout portant. Tout le monde l’a cru
-fini ; nous sommes revenus tous les deux sur
-le même cacolet, et il n’a donné signe de vie
-qu’à l’ambulance. Il a demandé après vous ;
-mon bras était bandé, je me suis lancé à vos
-trousses. Avouez que je lui devais bien ça ! »</p>
-
-<p>Je renvoyai ce pauvre diable à son lit, et je
-m’assis par terre au chevet de Léopold. Vous
-ne souhaitez pas que je vous dévide la série de
-mes méditations, hein ? Ce serait un peu long,
-mes amis, et pas drôle du tout. Vers trois
-heures, j’étais dans une espèce d’abrutissement
-fait de douleur et de fatigue, quand j’entendis
-appeler : Charles !</p>
-
-<p>La voix semblait sortir de terre : il s’en fallait
-bien peu ; on se trompe à moins.</p>
-
-<p>Je pris sa main humide et molle, et je lui
-dis : « Je suis là. » Il ouvrit de grands yeux et
-me regarda un instant sans me voir.</p>
-
-<p>« C’est moi, lui dis-je, ton ami, Brunner ! »</p>
-
-<p>Il fit un nouvel effort et demanda de l’eau.
-J’écartai péniblement ses dents serrées, et je
-lui fis couler quelques gouttes dans la bouche.
-Son regard s’éclaircit, sa figure s’anima ; il me
-reconnut.</p>
-
-<p>« Merci ! dit-il. » Il s’arrêta plusieurs minutes
-comme si ce simple mot l’avait fatigué.
-J’attendais en retenant mes larmes et je tâchais
-de prendre un air riant. Les forces lui
-revinrent ; sa main, que je serrais toujours,
-pressa un peu la mienne ; il respira longuement
-et me dit à demi-voix :</p>
-
-<p>« C’est fini… je m’y attendais… tu sais !…
-Un peu plus tôt, un peu plus tard !… N’importe !
-c’est beau, la guerre… je n’ai vécu
-qu’ici, avec vous… On aurait bien pu m’y
-laisser quelque temps, mais… il faut croire
-que je n’en étais pas digne… Ah ! je n’ai pas
-été gâté sur la terre. Il n’y a que vous autres…
-toi surtout. »</p>
-
-<p>Je pris mon courage à deux mains pour lui
-dire qu’il avait tort de se croire perdu, qu’on
-revenait de plus loin, que Marcou m’avait rassuré
-sur son état, qu’avant deux mois il serait
-encore des bons. Oui, je lui débitai tout ce qui
-me passa par la tête ; mais, s’il faut vous dire
-vrai, je n’étais pas fameux dans ce rôle-là. Il
-m’arrêta d’un petit sourire pâle qui fit geler la
-moelle au fin fond de mes os.</p>
-
-<p>« Pauvre Charles ! Laisse-moi dire, ça presse
-un peu, vois-tu… Tu sais ma vie… je pardonne
-tout ce qu’on m’a fait, je demande pardon
-de toutes mes maladresses. Ma montre est
-là, sous ma tête. Tu l’arrêteras après m’avoir
-fermé les yeux, et tu la porteras à ma mère.
-Elle verra que ma dernière pensée, à ma dernière
-minute,… comprends-tu ? Le médaillon,
-il faut que tu le rendes à ma sœur… toi-même !
-Mon testament est dans ma chambre,
-à Biskra. Envoie-le tout de suite quand nous
-serons dépêtrés d’ici. Pas les lettres ! je t’ai
-dit… toi-même !… Embrasse-les. Ma bague
-est pour Hélène. Elle ne la portera pas, mais
-elle peut bien la garder dans ses petits bijoux.
-Je t’ai légué mes armes et mes livres, mon bon
-vieux. J’aurais dû… non, j’espère qu’elles ne
-brûleront pas mes pauvres vers. Tu les apercevras
-un jour ou l’autre imprimés à l’étalage
-de la Librairie-Nouvelle… Tu t’en iras jusqu’au
-Helder, les deux volumes sous le bras,
-et tu y passeras peut-être un bon quart d’heure
-à reparler de moi avec un de ceux qui m’ont
-connu. Est-ce donc bête de mourir quand
-on avait peut-être sous le képi des pensées immortelles !
-J’étouffe ! Encore un peu d’eau ! »</p>
-
-<p>J’essayai de le faire boire, mais il fut pris
-d’un hoquet si violent qu’il rejeta la gorgée
-entière et m’éclaboussa de la tête aux pieds.
-« N’essaye pas, dit-il, rien n’entre plus… Ah !
-j’oubliais… il y a quelques milliers de francs
-dans ma poche… c’est pour les hommes de
-ma compagnie. Adieu au général, aux camarades,
-à mes turcos, au drapeau, à la France,
-à la vie, à toi, frère !… J’étouffe… Ah ! ça va
-mieux ! »</p>
-
-<p>En effet, ça allait même tout à fait bien, car
-le pauvre garçon avait fini de souffrir.</p>
-
-<p>Moi, j’étais devenu fou, et je me comportai
-comme une brute. Je sortis de la tente en
-courant, sans lui fermer les yeux, sans accomplir
-une seule de ses dernières volontés. Je
-traversai le camp dans tous les sens, je rentrai
-chez moi, j’en sortis, je m’en allai réveiller
-cinq ou six camarades pour leur dire
-que le turco était mort, je fis une tournée
-aux avant-postes, et je vagabondai comme
-un homme ivre, jusqu’à six heures du
-matin.</p>
-
-<p>L’idée me vint alors de retourner à l’ambulance.
-J’avais besoin de le revoir. Lorsque j’arrivai
-à la tente, les infirmiers l’avaient déjà
-mis dehors. Je le trouvai par terre, étendu sur
-le dos : on ne voyait que sa figure ; le corps était
-caché, avec cinq ou six autres, sous une bâche
-de mulet. J’en comptai huit, de ces bâches,
-rangées à la file. On entendait, dans une tente
-voisine, le râle d’un blessé.</p>
-
-<p>Ce qui m’exaspérait, c’était de voir le joli
-gazon neuf qui verdoyait insolemment autour
-de ces malheureux corps. Le ciel était d’un
-bleu féroce ; le soleil implacable riait. Une superbe
-matinée pour les paysagistes, mais les
-yeux me cuisaient trop ; vous pouvez croire
-que je n’étais pas en train d’admirer.</p>
-
-<p>Je ne sais pas combien de temps je restai
-là, assis dans l’herbe humide, rongeant le bout
-de mes doigts, et drôlement bercé par la dernière
-chanson du spahi qui mourait à quatre
-pas plus loin. Une tape sur l’épaule me réveilla
-de ma stupeur. C’était le général qui venait
-faire sa visite aux malades et ses adieux aux
-morts. Il ne m’adressa pas un seul mot de consolation :
-il savait bien que je n’étais pas consolable.</p>
-
-<p>« Capitaine Brunner, me dit-il d’un ton
-d’autorité, personne ne sortira du camp jusqu’à
-ce soir. A sept heures, nous irons rendre
-les derniers devoirs aux camarades et aux amis
-que nous avons perdus. Il y a quelques paroles
-à prononcer sur leur tombe, je vous ai
-choisi. Retournez à votre tente et mettez-vous
-à la besogne : vous n’avez guère que le
-temps. »</p>
-
-<p>Cela dit, il me tourna le dos et s’en alla
-droit comme barre aux ambulances ; mais sa
-voix avait fléchi sur la fin, et à la façon dont il
-se moucha dès qu’il fut hors de vue, je compris
-qu’il avait eu de la peine à se contenir devant
-moi. Un homme de guerre a besoin de connaître
-pas mal de choses, et entre autres le
-cœur humain. Si ce bon vieux n’avait pas eu
-l’idée de m’imposer une distraction laborieuse,
-je ne sais pas de quelles sottises j’aurais été
-capable ce jour-là. J’écrivis et je recommençai
-ma petite oraison funèbre ; cela me conduisit
-jusqu’au milieu du jour, et quand je l’eus
-achevée tant bien que mal, je me mis à l’apprendre
-par cœur et à la réciter sous ma
-tente.</p>
-
-<p>Mais le soir, à sept heures, quand je me vis
-debout devant cette fosse, où se dessinait confusément,
-sous un lambeau de toile grossière,
-le corps du malheureux turco, je perdis la
-mémoire, la parole et la force. Je répétai cinq
-ou six fois de suite le mot <i>camarades</i>, tout un
-peuple d’idées se mit à danser pêle-mêle dans
-mon cerveau, et pas une ne se décidait à passer
-par la bouche. Je suppose que la plus vive
-et la plus frappante de toutes fut le contraste de
-cette tombe obscure avec cette vie militaire si
-bien commencée ; je me souvins sans doute
-que la veille, en rentrant au village, le général
-m’avait promis la croix pour mon ami, car
-j’arrachai machinalement la croix qui pendait
-sur ma tunique, je la lançai dans la tombe
-ouverte, et je me laissai choir à la renverse
-entre les bras du général, qui ne se privait
-plus de pleurer.</p>
-
-<p>Je ne me rappelle pas si je revins au camp
-sur mes jambes ou si les hommes m’y rapportèrent
-comme un paquet. Le major me fit
-prendre un calmant qui me jeta sur le lit pour
-vingt-quatre heures. A mon réveil, je trouvai
-plus de besogne que dix hommes n’en auraient
-pu faire : tous mes amis s’étaient donné le
-mot pour me distraire en m’écrasant. Les Arabes,
-qui n’étaient pourtant pas de mes amis,
-s’entendirent avec les autres. Nous fûmes attaqués
-par des forces considérables ; les alertes,
-nos sorties, le danger, un coup de crosse qui
-me fendit la tête, tout cela me fit du bien.</p>
-
-<p>Six semaines après l’événement, un renfort
-nous arriva de Constantine. Pour opérer la
-jonction, il fallut livrer une vraie bataille ;
-mais nos communications avec Biskra furent
-rétablies pour le reste de la campagne. Mes
-lettres de France m’arrivèrent en botte : vous
-devinez la joie après une si longue privation.
-Le sort a des caprices étranges : dans ce courrier,
-je trouve quelques lignes de madame de
-Gardelux ! Cette mère qui ne répondait pas à
-son fils avait donc trouvé le temps de m’écrire !
-Voici le texte de son poulet ; je tiens l’original
-à la disposition des amateurs :</p>
-
-<p>« Madame de Gardelux remercie M. le capitaine
-Brunner des bonnes notes qu’il a données
-au comte Léopold. Elle le prie de vouloir bien
-continuer ses soins à ce jeune homme qu’un
-coup de tête a engagé dans une voie déplorable,
-mais dont la vie est d’un grand prix,
-car il est l’unique représentant de son nom.
-M. le capitaine Brunner peut compter sur toute
-la reconnaissance de ses obligés. »</p>
-
-<p>Les comtesses ont le droit d’ignorer qu’un
-capitaine d’état-major n’est pas un maître d’étude
-et que mon extrait de l’ordre du jour
-n’était pas un <i lang="la" xml:lang="la">satisfecit</i> donné par moi. Je
-n’admettrai jamais que la carrière des armes
-soit une voie déplorable ; plût à Dieu que nos
-jeunes gentilshommes n’en connussent point
-de pire ! Enfin la dernière phrase avait l’air
-de promettre une récompense honnête ; cela
-rappelait un peu trop les affiches de chien
-perdu.</p>
-
-<p>Je me dis après avoir lu : Voilà une femme
-qui n’est ni intelligente ni bonne. Ça commence
-assez mal avec le faubourg Saint-Germain ;
-mais avais-je des illusions à perdre sur Mme la
-comtesse ? Cette lettre est un trait qui achève
-de la peindre. J’allumerai ma pipe avec son
-papier satiné, et justice sera faite. Il ne m’en
-reste pas moins un devoir sacré à remplir. Nos
-communications sont rouvertes ; l’acte de décès
-va partir ; la famille l’aura trois ou quatre
-jours après le ministre. Brunner, il faut que tu
-écrives à ces deux femmes pour leur apprendre
-avec ménagement la mort de Léopold.</p>
-
-<p>C’est un rude métier de consoler les autres
-lorsque soi-même on n’est pas consolé du tout.
-Pourtant je fais ma lettre, et je puis vous assurer
-qu’elle était bien, littérature à part. Le
-général m’apporte une page admirable : on
-accepterait d’être mort pour être loué en tels
-termes par un homme de ce cœur et de ce mérite-là.
-Nos camarades, sachant ce qui se passe,
-se mettent à rédiger une condoléance qui était
-un fier hommage à la mémoire du pauvre
-turco. Je mets le tout ensemble, j’y ajoute les
-dernières pensées que je peux recueillir dans
-les papiers du mort et un brouillon de son testament,
-la mise au net se trouvant à Biskra. Je
-l’indique d’un mot, promettant de l’envoyer
-aussitôt que possible et parlant des commissions
-que j’irais porter moi-même, Dieu sait
-quand. Bref, j’ai fait tout pour le mieux, et je ne
-crains pas que personne m’accuse d’être resté
-au-dessous de mes devoirs.</p>
-
-<p>Le général avait fait mettre à ma disposition
-tout le bagage de ce malheureux enfant. Je partageai
-l’argent, soit quatre mille francs, entre
-ses hommes, sans oublier Bel-Hadj, son soldat,
-qui se faisait soigner à l’hôpital de Biskra. Sa
-montre était arrêtée quand un infirmier me la
-rendit : je mis les aiguilles à l’heure exacte de
-sa mort, mais je m’abstins de casser le mouvement,
-quoiqu’il me l’eût ordonné. C’est plus
-fort que moi ; j’ai horreur de détruire ce qui a
-coûté du travail à quelqu’un. Il me semble que
-les choses se détruisent assez par elles-mêmes,
-sans que nous y mettions la main. Je ficelai la
-montre dans une boîte, et j’écrivis dessus le
-nom et l’adresse de Mme de Gardelux. Je fis un
-autre paquet de la petite bague à ses armes
-qu’il destinait à Mlle Hélène, un autre des papiers
-qu’il avait apportés en campagne, un
-autre de la tunique dans laquelle il s’était fait
-tuer. Comme il pouvait m’en arriver autant du
-jour au lendemain, les ficelles et les étiquettes
-n’étaient pas de luxe. Quant au portrait en miniature,
-je crus faire acte de prudence en le
-gardant sur moi. L’ivoire est si fragile, et la
-monture était si mince ! Les mulets ont le trot
-cruellement dur ; ils pulvérisent les trois quarts
-de ce qu’on leur met sur le dos : trop heureux
-quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un
-précipice ! Car on surfait un peu leur mérite, et
-ils n’ont pas le pied si infaillible que ça.</p>
-
-<p>Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée,
-il s’en fallait. Les Arabes tenaient bon ;
-nous eûmes des hauts et des bas, même après
-l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la
-guerre en Afrique : on sort pour une promenade
-militaire, et l’on rentre au bout de six
-mois. Si du moins on rentrait avec tout son
-monde ! Marcou a fait la statistique de nos
-pertes : ce n’est pas si grandiose que le travail
-de M. Chenu sur la guerre de Crimée, et c’est
-peut-être plus effrayant. Des huit cents hommes
-qui étaient partis sous ses ordres, le général
-en a ramené quatre cent cinquante-deux, un
-peu plus de moitié ! Ce dont j’enrage, c’est que
-cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement
-ni décorations à personne. On n’a pas
-voulu dire au public que la domination française
-avait été menacée dans le cercle de
-Biskra. Il se trouva que nous avions trimé, six
-mois durant, pour le roi de Prusse. Tant pis
-pour nous ! la politique l’exigeait.</p>
-
-<p>Mon premier soin en rentrant fut de chercher
-le testament et de l’envoyer à Paris. Le
-notaire de la famille me l’avait réclamé trois
-fois avec douceur, disant toujours que la comtesse
-et Mlle de Gardelux étaient trop désolées
-pour me remercier de mes politesses. Je n’avais
-pas besoin de leurs actions de grâces, mais le
-style de ce notaire et son impatience m’agaçaient.
-Le fond du testament était connu :
-Léopold donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille
-livres de rente ; mais que diable ! la famille
-n’attendait pas cet argent-là pour manger !</p>
-
-<p>Nous prîmes deux mois de repos ; je rentrai
-dans mes habitudes, je refis connaissance avec
-la <i>segnia</i> qui distribue aux palmiers leur ration
-quotidienne de trente-six litres par tête. Rien
-de tel que la baignade pour vous reposer d’une
-campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des
-bains à l’usage du cœur ? Le chagrin m’avait
-laissé une sorte de sécheresse et d’irritation intérieure ;
-j’étais dur et cassant dans la conversation,
-je mordais comme un acide, je ne
-croyais plus à rien.</p>
-
-<p>Une bonne et charmante fille qui m’aimait
-de tout son petit cœur, que j’avais tendrement
-aimée, me devint tout à coup indifférente, puis
-odieuse, sans qu’il me fût possible de dire pourquoi.
-Nous étions à peu près fiancés, sa mère
-est la sœur de la mienne, nos fortunes s’accordaient
-à merveille, et nos caractères encore
-mieux. Jamais, depuis notre baiser d’adieu,
-elle n’avait laissé partir un courrier sans m’écrire.
-Je ne lui répondais pas si régulièrement,
-mais elle me savait heureux de ses lettres, elle
-se sentait aimée, et ça lui suffisait. Un beau
-jour, je me prends d’aversion pour elle ; ses
-gentillesses naïves, qui me tiraient les larmes
-des yeux, commencent à me donner sur les
-nerfs. Je trouve ridicule et presque inconvenante
-sa manie de m’envoyer les violettes de
-nos bois et les <i lang="de" xml:lang="de">vergiss-mein-nicht</i> du ruisseau.
-Si encore je m’étais borné à me moquer d’elle
-en moi-même ! Mais je veux qu’elle le sache,
-et je trouve un plaisir cruel à la faire souffrir.
-Me voilà son correspondant enragé, et je regrette
-que le bateau de Philippeville ne parte
-pas deux fois par semaine, pour lui faire deux
-fois plus de mal. L’homme est un loup mal
-apprivoisé : quand sa férocité le reprend, il a
-besoin d’enchérir incessamment sur lui-même.
-C’est pourquoi les assassins donnent jusqu’à
-soixante et cent coups de couteau à leur victime,
-qui était morte du premier. Marguerite
-me répond d’abord par des plaisanteries dont
-la douceur m’agace, puis elle laisse éclater sa
-douleur et ses larmes ; enfin la famille s’en
-mêle : maman Brunner et l’oncle Moser m’écrivent
-à la fois pour demander si je suis fou.
-Je l’étais ! Je réponds par une dissertation prodigieuse
-sur le danger des mariages consanguins
-au point de vue du perfectionnement des
-races, et je déclare net qu’il me répugne d’engendrer
-de petits sourds-muets. Là-dessus, ma
-pauvre Gretchen et ses parents font un coup de
-tête par dignité : on la marie à un fabricant
-de Mulhouse qu’elle ne pouvait voir en peinture,
-qu’elle avait refusé trois fois, et qu’elle
-aime passionnément aujourd’hui.</p>
-
-<p>Dame ! je mentirais en vous disant que j’étais
-content de moi. On m’aurait rendu service
-en me procurant quelque bonne querelle ; mais
-à Biskra ! La garnison était mélancolique en
-diable ; les camarades se bâillaient réciproquement
-au visage : quant aux danseuses, ces
-femmes de cuir bouilli, elles me faisaient horreur.</p>
-
-<p>Mon seul plaisir, et vous allez voir s’il était
-drôle, consistait à m’ensevelir tout vivant dans
-le souvenir du pauvre turco. Je relisais ses
-vers, je feuilletais le journal de sa vie : M. Pelgas,
-son précepteur, lui avait donné l’habitude
-de prendre quelques notes tous les soirs avant
-de se mettre au lit. Je parcourais les lettres
-trop rares et trop courtes qu’il avait reçues de
-sa famille. C’est ainsi que j’ai reconnu que mon
-fameux billet de Mme de Gardelux était non
-pas de la comtesse, mais bien de Mlle Hélène.
-La pauvre enfant avait sans doute écrit cela
-sous la dictée de sa mère : autrement elle y
-aurait mis un peu de son cœur. Je ne pouvais
-me la représenter que bonne, spirituelle et
-gracieuse en tout, telle enfin que son frère me
-l’avait si souvent dépeinte. Je l’estimais beaucoup,
-je la plaignais un peu ; je… c’était ridicule,
-mais je m’inquiétais de son avenir. Pensez
-donc ! une telle enfant livrée aux mains
-d’une telle mère ! Elle devait avoir besoin d’un
-conseiller, d’un appui, d’un autre Léopold, en
-un mot d’un second frère ! Et je me sentais de
-force à remplir cet emploi difficile, en tout
-bien, tout honneur. Nous autres Alsaciens,
-nous n’avons qu’une spécialité incontestable,
-le dévouement. On nous dit de marcher, nous
-courons ; on a besoin de notre vie, nous nous
-faisons tuer sans dire ouf ! Voilà l’Alsace. Je
-me rappelais à tout moment les projets de mon
-ami sur celle qu’il appelait notre petite Hélène,
-et je cherchais autour de moi, consciencieusement,
-un homme qui fût digne d’elle. Si je
-l’avais trouvé, ma parole d’honneur, je le prenais
-par la main et je l’emmenais à Paris. Je me
-disais : la famille est capable de te rire au nez :
-mais tu auras fait ton devoir envers celui qui
-n’est plus.</p>
-
-<p>Pendant que je me remplissais l’esprit de
-ces rêveries, l’oubli faisait sur moi son petit
-travail, comme dit Gougeon. L’image du turco
-s’effaçait de ma mémoire, comme une photographie
-qu’on laisse traîner au soleil. Je sentais
-approcher le moment où cette figure si honnête
-et si cordiale disparaîtrait absolument à mes
-yeux, et où mon vieil ami ne serait plus pour
-moi qu’une abstraction sans forme, un être de
-raison. Pourquoi diable n’avais-je pas songé à
-faire un croquis d’après lui dans nos journées
-de désœuvrement, moi qui dessine ? Je tremblais
-à l’idée de le perdre une seconde fois par
-l’oubli. Dans cette anxiété, la miniature de sa
-sœur me rendit un véritable service. A force
-de l’étudier, je finis par y reconnaître et par en
-dégager ce je ne sais quoi par où un frère qui
-n’est pas beau ressemble à sa sœur qui est jolie.
-C’est un travail qui veut du temps et de
-l’application, mais je n’avais pas autre chose
-à faire. Je commençai par copier à l’aquarelle
-la miniature telle qu’elle était. Plus j’allais,
-plus mon admiration croissait pour l’inimitable
-artiste. Impossible à moi de reproduire cette
-fleur de jeunesse, ce duvet des beaux fruits
-estompés de rosée, ce plumage microscopique
-que le toucher enlève aux ailes des papillons.
-Ce portrait me désespéra pendant une quinzaine.
-Chaque coup de pinceau me reprochait mon
-inaptitude et ma grossièreté ; je me disais qu’il
-faut être femme et mère pour interpréter si délicatement
-la beauté d’une jeune fille. Enfin !
-n’en parlons plus. J’arrivai ainsi par ricochet
-à retrouver dans ma mémoire la figure de Léopold,
-et j’en fis un crayon médiocre sans doute,
-mais ressemblant.</p>
-
-<p>Tout ça tuait le temps, mais je n’oubliais
-pas qu’il me restait une visite à faire au faubourg
-Saint-Germain. Seulement, toutes les
-fois que je me représentais Charles Brunner entrant
-dans les salons des Gardelux, j’avais froid
-dans le dos, et la racine des cheveux me picotait
-la tête. Je suis timide avec les femmes du
-monde, et l’on ne se refait pas en un jour. Ce
-n’est pas tant la fierté de la comtesse qui m’effrayait ;
-non, c’était de voir pleurer la pauvre
-petite Hélène. Tantôt je me reprochais d’être
-encore à Biskra, lorsqu’il m’aurait été facile
-d’obtenir un congé de semestre ; tantôt je me
-prouvais à moi-même qu’il valait mieux retarder
-ce voyage. Mon arrivée allait réveiller les
-douleurs de la famille : ne convenait-il pas
-d’attendre que l’on fût un peu consolé ? Mais
-si j’attendais trop, ces souvenirs poignants que
-j’apportais avec moi ne rouvriraient-ils pas des
-blessures à demi-fermées ? Je ne savais que
-faire, et je ne pouvais demander conseil à personne,
-car je n’avais plus d’ami assez intime
-pour partager de tels secrets.</p>
-
-<p>J’étais encore à me tâter lorsque le général
-Gerhardt, qui est mon compatriote et mon parrain,
-me proposa de le rejoindre à Sidi-bel-Abbès.
-Dulong, son officier d’ordonnance, était
-mort de la fièvre ; on espérait avoir une campagne
-à faire sur la frontière du Maroc. L’offre
-du général me tira d’incertitude : le service
-avant tout. Je partis donc pour Sidi-bel-Abbès,
-et j’y restai quatre mois à attendre cette bienheureuse
-expédition, qui n’eut pas lieu. Mon
-parrain devina probablement que j’étais travaillé
-en dessous par quelque idée étrangère
-au service. Un beau matin, après le rapport, il
-me dit : J’ai des commissions pour l’Alsace, et
-tu as un congé de semestre ; fais ton sac et
-va-t’en. Mes amitiés chez toi et chez moi.</p>
-
-<p>Je pars et j’arrive à l’hôtel du Louvre. Maman
-Brunner m’attendait à Obernai. Dès qu’elle
-savait la date de mon départ, elle savait aussi
-quel jour et à quelle heure nous nous embrasserions.
-Impossible de rester plus d’une journée
-à Paris sans lui causer de la peine : j’étais
-donc étranglé par le temps ; il fallait faire ma
-visite dans la journée, ou jamais. Je prends mon
-courage à deux mains, et je décide que j’irai
-après midi chez Mme de Gardelux. Les trois
-quarts de mes bagages voyageant par petite
-vitesse, je n’avais pas d’habillements civils ;
-mais, sans être neuf, mon uniforme était encore
-assez présentable. En brossant la tunique,
-car les garçons d’hôtel n’y entendent
-rien, je me rappelais le mot de mon pauvre
-ami : se brosser et attendre !</p>
-
-<p>Il y avait un an et huit jours que je l’avais
-vu mourir ; mais, comme la nouvelle n’était
-arrivée qu’environ deux mois plus tard, je me
-dis que Mme et Mlle de Gardelux devaient être
-en plein demi-deuil. Je préparais mes phrases
-en comptant mes paquets. Il y en avait trois
-petits : la montre, la bague du petit doigt et
-la miniature ; un moyen, les papiers ; et un
-gros, la tunique. Je descends tout cela moi-même,
-car personne que moi n’y avait touché
-depuis un an, et je prends une voiture de remise
-dans la cour même de l’hôtel. Je donne
-l’adresse au cocher et je lui dis de demander
-la porte ; mais quand nous arrivons, la porte
-était ouverte, et il y avait des équipages arrêtés
-dans la cour.</p>
-
-<p>Un valet galonné du haut en bas m’ouvre la
-portière et me demande d’un air à claques si
-c’est bien à Mme de Gardelux que ma visite
-est destinée. Oui, lui dis-je, et je passe, tout
-encombré de mes pauvres reliques. Dans l’antichambre,
-je fais lever trois ou quatre grands
-drôles qui se miraient dans les boucles de
-leurs souliers. L’un d’eux m’enlève mon caban,
-un autre fait semblant de vouloir prendre mes
-paquets, mais d’un seul coup d’œil je le renvoie
-à sa banquette. Alors je vois paraître une
-espèce de petit furet en frac noir qui m’introduit
-dans un premier salon, puis dans un autre,
-puis encore dans un autre, et là se plante devant
-moi pour me dire du ton le plus confidentiel :</p>
-
-<p>« Monsieur sait que c’est le jour de Mme
-la comtesse ?</p>
-
-<p>— Je ne le savais pas, mais j’en suis enchanté,
-puisque cela m’assure de la trouver
-chez elle. »</p>
-
-<p>Là-dessus je le vois qui regarde mon uniforme,
-et la moutarde me monte au nez. J’avais
-la bouche ouverte pour lui dire : Aimez-vous
-mieux que j’entre tout nu ? Mais il reprend
-aussitôt son air humble et me demande qui il
-aura l’honneur d’annoncer.</p>
-
-<p>« Le capitaine Charles Brunner… non…
-Portez cette carte à Mme la comtesse. Je m’étais
-muni d’une carte, et j’avais pris le soin
-d’écrire après mon nom : <i>porteur des derniers
-adieux de Léopold</i>. »</p>
-
-<p>Ce qui m’avait arrêté sur le seuil, c’était le
-bruit d’un grand éclat de rire. Je ne voulais,
-je ne pouvais pas entrer dans ce salon comme
-la statue du commandeur.</p>
-
-<p>Le frac noir porta mon message et revint me
-dire poliment : « Mme la comtesse est très-sensible
-à la visite de M. le capitaine ; mais elle
-a quelques personnes chez elle, et elle prierait
-monsieur de repasser demain à la même
-heure.</p>
-
-<p>— Répondez que je suis arrivé ce matin pour
-m’acquitter d’un message que j’ai juré de remettre
-en mains propres, et que je pars à huit
-heures et demie par le train-poste de Strasbourg. »</p>
-
-<p>Mon vieux faquin d’ambassadeur fit un nouveau
-voyage et revint.</p>
-
-<p>« Si M. le capitaine veut bien me suivre jusqu’au
-boudoir de Mme la comtesse, madame
-peut donner cinq minutes à monsieur… »</p>
-
-<p>J’étais vert de fureur. Cette femme daignait
-m’accorder cinq minutes, à moi qui aurais
-donné toute ma vie pour son fils ! J’entre dans
-un boudoir de vieille coquette, admirablement
-machiné pour fausser la lumière et cacher les
-ravages du temps. Une minute après, j’entends
-un bruit d’étoffes, mais un bruit comparable
-au murmure de la mer : vous auriez dit un
-océan de soieries soulevé par une tempête de
-crinoline. La robe paraît : elle est mauve. Madame
-avait antidaté son deuil pour le faire
-plus court ! Je regarde sa figure, elle était souriante
-et féline : ce fameux regard en coulisse
-de la Dubarry à quarante ans !</p>
-
-<p>Ah ! si du moins j’avais pu me dire : Elle
-n’est pas la vraie mère de mon pauvre turco !
-Mais elle lui ressemblait depuis qu’elle avait
-commencé de vieillir. J’étais forcé de le retrouver
-en elle, moins flatté, mais aussi vivant
-que dans le portrait de la petite sœur.</p>
-
-<p>Elle resta debout, tandis que, debout devant
-elle, j’expliquais les raisons de mon importunité.</p>
-
-<p>« Ainsi, monsieur, me dit-elle en minaudant,
-vous avez connu ce pauvre Léopold ?</p>
-
-<p>— Oui, madame, répondis-je, et ils ne sont
-pas nombreux ceux qui l’ont connu et apprécié
-sur la terre. »</p>
-
-<p>Un nuage passa sur son front. J’étais peut-être
-allé trop loin du premier mot ; mais elle
-se rappela sans doute à la minute qu’il ne sied
-pas de répliquer aux sottises des inférieurs.
-Elle prit donc un air de condescendance polie,
-et me dit de sa voix traînante, où nulle émotion
-ne perçait :</p>
-
-<p>« Sans doute, il avait des côtés excellents :
-sa mort laisse un grand vide parmi nous ; mais
-aussi quelle absurde fantaisie d’aller se faire
-tuer chez les sauvages quand on a tout pour
-vivre heureux à Paris ? S’il avait écouté nos
-conseils, il serait encore de ce monde.</p>
-
-<p>— Je sais, madame, que vous n’étiez pas
-favorable à sa vocation, car il n’avait point de
-secrets pour moi, et je suis initié à toutes les
-affaires de la famille. J’ai lu toutes ses lettres,
-c’est-à-dire celles qu’il vous écrivait… »</p>
-
-<p>Elle rougit positivement sous le coup de ce
-reproche. « Bon ! me dis-je, j’ai fait brèche ;
-frappons encore à la même place, et voyons
-une fois pour toutes s’il n’y a pas quelque
-chose d’humain au fond de ce cœur trop
-fermé ! » Elle ne me laissa pas le temps de
-redoubler le coup : sa riposte était prête.</p>
-
-<p>« En effet, répliqua-t-elle, la discrétion n’était
-pas son fort ; il avait le défaut de s’ouvrir
-un peu à l’aventure. Et vous dites, monsieur,
-qu’il vous avait chargé ?…</p>
-
-<p>— D’embrasser sa mère et sa sœur, puis…</p>
-
-<p>— Permettez que je tienne la commission
-pour faite. N’avez-vous pas quelque autre
-chose à notre adresse ?</p>
-
-<p>— Oui, madame ; voici sa montre qu’il m’a
-dit d’arrêter à l’heure précise de sa mort, pour
-que sa dernière pensée…</p>
-
-<p>— Bien, bien, monsieur, j’entends ; l’intention
-est délicate, et cette idée ne pouvait
-venir qu’à une âme de race. J’en suis profondément
-touchée, car cela prouve que la vulgarité
-des choses ambiantes n’avait pas encore
-déteint sur ce malheureux enfant… Mais la
-montre est un chronomètre d’un certain prix,
-si j’ai bonne mémoire : peut-être vous serait-il
-agréable de conserver ce souvenir de lui ?</p>
-
-<p>— Il m’a laissé lui-même les souvenirs qu’il
-me destinait ; c’est à vous qu’il envoie celui-ci,
-madame, et je croirais être impie en l’acceptant.</p>
-
-<p>— Soit. Est-ce tout ?</p>
-
-<p>— Non, madame, vous trouverez ici tous
-les papiers de votre fils, le journal de sa vie,
-les deux lettres qu’il a écrites à sa sœur et à
-vous en partant de Biskra, enfin ses vers, car
-vous n’ignorez pas qu’il était poëte.</p>
-
-<p>— Hélas ! nous avons fait tout ce que nous
-avons pu pour le corriger de ce petit défaut.</p>
-
-<p>— Mais il avait du génie, madame, et c’est
-sa gloire que je mets entre vos mains.</p>
-
-<p>— Monsieur, vous rimez peut-être aussi ?</p>
-
-<p>— Non, madame, moi je suis parfait…
-Voici enfin la tunique qu’il portait le jour de
-sa mort : elle est tachée de son sang, et les
-coups dont elle est criblée vous apprendront
-avec quel courage… »</p>
-
-<p>Je n’en dis pas plus long, et je m’arrêtai un
-instant sur ce sens suspendu pour étudier l’effet
-de ma phrase. Plus de doute, j’avais touché
-un point sensible dans la région du cœur. La
-poitrine se gonfla, les lèvres grimacèrent, les
-yeux se mirent à papilloter : il y avait des larmes
-sous roche. « Pleure donc ! lui criai-je en
-moi-même ; prouve-moi que tu es une femme
-de chair et d’os, pétrie du même limon que
-nous et notre égale par la faculté de souffrir !
-Alors je t’ouvre mes bras et je te réintègre,
-morbleu ! dans le sein de l’humanité ! »</p>
-
-<p>Mais le malheur voulut qu’en ce moment
-les roues d’une voiture se missent à grincer
-sur le sable de la cour. Mme de Gardelux se
-souvint qu’elle était en représentation et que
-les larmes ne sont pas de mise dans le monde.
-Elle leva les yeux, et je ne sais quel équipage
-elle reconnut à travers les stores coloriés
-de son boudoir. Peut-être aussi sa raison subitement
-refroidie se dit-elle qu’une tunique ensanglantée
-serait un embarras et une tristesse
-intolérables, et qu’il n’y avait pas de place
-pour un tel objet dans son chiffonnier de bois
-de rose. Bref, elle renfonça ses larmes et changea
-de physionomie.</p>
-
-<p>Je vis le coup de temps, et j’allais appuyer
-sur la corde en la forçant à voir et à toucher la
-dernière dépouille de son fils ; mais la comtesse
-était rentrée en possession d’elle-même : elle
-m’interrompit comme j’allais déchirer l’enveloppe
-de papier, détourna la tête avec mille
-grimaces en respirant un petit flacon.</p>
-
-<p>« Oh ! s’écria-t-elle, monsieur, je vous demande
-grâce pour mes nerfs ! Remportez cela,
-je vous prie ; faites-en ce que vous voudrez :
-donnez-le de ma part à quelque officier malheureux !</p>
-
-<p>— Eh ! madame, répondis-je, un officier
-n’est jamais malheureux, car il sait toujours
-à quelle solde il a droit, et il règle ses besoins
-en conséquence… Votre très-humble serviteur ! »</p>
-
-<p>Je m’en allais en oubliant mes autres commissions
-dans le fond de ma poche, et j’allongeais
-déjà la main vers le bouton de la porte,
-quand le bouton tourna tout seul, et la porte
-s’ouvrit. Je recule ébloui, effaré, renversé par
-une apparition lumineuse ; la surprise et l’admiration
-me font perdre la tête, et je m’écrie
-étourdiment :</p>
-
-<p>« Ah ! notre petite Hélène ! »</p>
-
-<p>Notre petite Hélène, qui était une grande et
-majestueuse personne, me foudroie d’un regard
-hautain et met entre elle et moi l’espace
-d’une révérence. Je me reprends, je veux faire
-comprendre que j’ai dit une chose extrêmement
-naturelle à Biskra, mais impertinente à
-Paris ; je balbutie quelques mots d’explication,
-de souvenir, de sentiment, et je finis par lui
-présenter la bague et le médaillon de son frère,
-qu’elle prend sans quitter son attitude roide et
-son air froid. La maman me regardait d’une
-façon qui voulait dire : En avez-vous encore
-pour longtemps ? Je salue, je m’enfuis, mon
-caban se replace tout seul sur mes épaules, et
-lorsque je me vois sur le perron de leur hôtel,
-j’aspire une large bouffée d’air et je frappe la
-terre du pied en criant : Les gredines !</p>
-
-<p>Avais-je tort ou raison ? je m’en rapporte à
-vous.</p>
-
-<p>Personne ne voulut discuter avec un si
-brave garçon, qui semblait si profondément
-ému ; mais en sortant du café j’entendis Gougeon
-dire à Fitz Moore : « Veux-tu voir un capitaine
-bien étonné ? Attire Brunner dans un
-coin, et apprends-lui que pendant dix-huit
-mois il a été amoureux fou de Mlle de Gardelux. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">LE BAL DES ARTISTES.</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>En mil huit cent… non, pas de dates ! je
-finissais mes études au collége Louis-le-Grand,
-et je commençais à relever, dans les livres
-classiques, les passages, malheureusement
-trop rares, où les anciens parlent d’amour.
-Quelques romans de la <i>Bibliothèque jaune</i>, introduits
-par contrebande, achevaient mon
-éducation toute théorique : j’étais un lys érudit,
-rien de plus. Mes moustaches, après deux
-ans de sollicitations inutiles, commençaient à
-répondre aux invites du rasoir. Elles promettaient
-d’être noires ; j’en parle sans fatuité, car
-elles sont blanches aujourd’hui, après avoir
-été rousses. J’attendais tout de leur croissance ;
-on m’aurait inspiré le plus profond dégoût de
-la vie si l’on m’avait déclaré qu’entre vingt et
-trente ans les billets doux et les bouquets ne
-pleuvraient pas sur ma tête de tous les balcons
-de Paris. Cependant je n’étais pas joli garçon,
-mais j’espérais le devenir ; et j’y serais arrivé,
-selon toute apparence, si la beauté s’acquérait
-par le vouloir, comme les sciences, les millions
-et les épaulettes. Enfin, j’ai deux enfants
-sur cinq qui seront peut-être moins laids.</p>
-
-<p>Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne,
-mes camarades m’entraînèrent au
-théâtre du Palais-Royal. On avait composé le
-spectacle pour nous : quatorze actes et un intermède !
-un menu qui rappelait, par le nombre
-et la variété des plats, notre gros banquet du
-matin. Nous remplissions la salle à nous seuls :
-les plus riches avaient pris les loges et l’orchestre ;
-les pauvres petits diables comme moi
-s’étouffaient au parterre. Dans les entr’actes
-on montait sur les bancs, on <i>piquait des Laïus</i>,
-c’est-à-dire on prononçait des discours à la
-louange de Sainville, ou de la Pologne, ou de
-M. Odilon Barrot.</p>
-
-<p>En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil
-était peuplé des artistes les plus admirables et
-des plus jolies femmes de Paris. J’ajoute, entre
-parenthèses, que les fleurs de l’époque étaient
-beaucoup plus belles, les fruits plus savoureux,
-les vins plus forts et le soleil plus brillant
-qu’aujourd’hui. Le spectacle fut gai comme
-tous les spectacles que vous avez vus à vingt ans.
-Comme on riait de bon cœur en plongeant les
-deux coudes dans les flancs de ses voisins !
-Comme on pleurait des larmes généreuses aux
-couplets patriotiques de M. Clairville chantés
-par Mlle Angélina ! Quelle ardeur s’allumait
-dans les âmes chaque fois que M. Leménil retroussait
-sa moustache grise ! Évidemment cet
-homme avait fait la campagne de Russie et
-parlé à l’Empereur comme je vous parle. Celui
-qui nous aurait soutenu le contraire eût été
-roué de coups.</p>
-
-<p>On commençait la cinquième pièce, et je venais
-de tomber amoureux pour la troisième fois,
-lorsque Zémire parut en scène. Tout ce que j’avais
-vu, entendu et senti depuis le commencement
-de la soirée (je dirais presque depuis le
-premier jour de ma vie) fut oublié en un instant.
-J’aimais pour tout de bon, et ma première
-idée fut d’interrompre le spectacle par une demande
-en mariage. Si vous avez eu vingt ans,
-ne fût-ce que pour un quart d’heure, vous ne
-vous moquerez pas de moi.</p>
-
-<p>Elle représentait une petite princesse cauchoise
-du pays de Matapa. La pièce, signée de
-MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d’œuvre.
-Le rondeau qu’elle chantait est encore
-buriné au fond de ma mémoire comme
-la <i>Henriade</i> dans le piédestal de la statue de
-Henri IV sur le Pont-Neuf. Oh ! l’aimable musique
-et la joyeuse poésie ! Le monde civilisé
-oubliera-t-il jamais ce refrain qui fait encore
-battre mon cœur :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La gaudriol’, ça m’ va ; c’est dans mon caractère,</div>
-<div class="verse">Mais quant au mariag’, demandez à mon père !</div>
-<div class="verse i2">M’sieu, demandez à papa ! (<i>bis.</i>)</div>
-<div class="verse">Il vous en fich’, il vous en fich’, il vous en fichera.</div>
-</div>
-
-<p>Par quel miracle se peut-il que j’ai tant
-vieilli, et que ces vers soient toujours restés
-jeunes ? J’achetai la pièce pour l’emporter au
-collége, mais ce fut une dépense inutile : je la
-savais par cœur ! Toute la nuit mon cerveau lut
-comme une chaudière où bouillonnait la poésie
-de MM. Pétard et Croquin.</p>
-
-<p>Deux mois durant, je vécus de souvenir, négligeant
-toutes mes études, et compromettant,
-comme à la tâche, mes examens de fin d’année.
-Mes parents, qui me destinaient à l’École polytechnique,
-apprirent que je ne travaillais plus.
-Ils joignirent leurs remontrances aux reproches
-du proviseur ; je fus mis en retenue jusqu’à
-nouvel ordre et traité comme le dernier des
-cancres, moi qui avais eu le prix de physique
-au grand concours et la joie d’embrasser M. Villemain !
-Mais je me consolais de tous mes déboires
-en admirant, au fond de mon pupitre,
-une petite lithographie de Zémire, éditée rue
-Coq-Héron.</p>
-
-<p>Aux vacances de Pâques, le hasard ou la
-Providence prit enfin mon sort en pitié ! Un de
-mes compagnons de chaîne, consigné comme
-moi pour crime de paresse, me conta que son
-père, M. de Rongefeuille, chef de division à
-l’Intérieur, écrivait des vaudevilles sous le pseudonyme
-de Croquin. Je tombai dans ses bras,
-et je lui promis de travailler double, de faire
-ses devoirs et les miens, s’il me faisait aimer
-de Zémire.</p>
-
-<p>Ce jeune homme n’avait que dix-sept ans,
-mais son père le traitait en camarade ; aussi
-raisonnait-il très-savamment sur la vie privée
-des actrices. Il voyait quelquefois des répétitions
-générales et pénétrait jusque dans les coulisses.
-Peut-être exagérait-il un peu ses avantages,
-mais il m’a juré qu’un soir de <i>première</i>,
-Mme Grassot lui avait pris le menton.</p>
-
-<p>Ce qu’il me raconta de Zémire, sans atténuer
-la violence de mes sentiments les dégagea de
-leur timidité et leur fit prendre une tournure
-plus cavalière. La jeune personne n’était plus
-épousable depuis cinq ou six ans ; elle vivait
-dans l’intimité d’un Russe extraordinairement
-riche, et elle avait des caprices. Je décidai
-qu’elle aurait un caprice pour moi. Rongefeuille
-me procura son adresse : boulevard des
-Italiens, 87, au premier. Vous voyez que la
-Russie faisait bien les choses.</p>
-
-<p>Je rédigeai ma déclaration en bonne prose
-simple et carrée, avec prière de me répondre
-au collége.</p>
-
-<blockquote>
-<p>« P. S. Si par hasard la violence et la sincérité
-de mes sentiments ne vous décidaient pas
-à m’aimer sans m’avoir vu, je passerai jeudi
-prochain sous vos fenêtres, à la tête de ma
-division. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Elle ne répondit point, la cruelle ! Le jeudi
-suivant, la promenade du collége défila sous
-ses fenêtres ; Zémire ne se montra pas au balcon.
-Je commençais à la mépriser. « Il faut, pensai-je,
-qu’elle ait l’âme bien vulgaire pour préférer ce
-Russe, qui doit être vieux et laid (puisqu’il est
-riche) à un jeune homme de vingt ans. » Ma
-tête se monta si bien que je résolus de me présenter
-chez elle et de lui faire une homélie en
-quatre points contre la vénalité du cœur. La
-jeunesse de l’époque était ainsi faite, c’est-à-dire
-ainsi bête. Nous trouvions naturel et décent
-qu’une fille de théâtre reçût par charité l’argent
-des nobles vieillards et se donnât gratis aux imberbes.
-Ce préjugé s’est renversé avec le temps :
-les imberbes se ruinent, et l’on aime des vieillards
-qui n’ont rien à donner, pas même une
-mèche de cheveux. Mais passons.</p>
-
-<p>Je m’étais remis au travail, et j’avais reconquis
-l’usage de mes dimanches. Je me présentai
-sept ou huit fois chez elle, sans être admis. Mes
-camarades, gorgés de confidences et saturés du
-récit de mes peines, commençaient à m’entourer
-d’une certaine considération. S’il est
-beau d’être reçu dans l’intimité d’une comédienne,
-il est déjà passablement flatteur au
-collége de se voir consigné à sa porte. Ce qui
-serait moins que rien pour un homme du monde
-est un peu plus que rien pour un moutard. J’ai
-vu plus d’une fois des gamins de dix-sept ans
-se glorifier de telle petite incommodité qu’un
-homme de trente-cinq ans aurait trouvé simplement
-désagréable. J’ai rencontré aussi un vieux
-conseiller d’État qui contait à tout venant et
-portait comme en féronnière des infortunes
-qu’un auditeur eût cachées avec soin. Chaque
-âge a sa coquetterie.</p>
-
-<p>A force de monter l’escalier de Zémire et d’affronter
-les dédains de sa femme de chambre,
-je finis par la voir elle-même, en personne,
-comme elle sortait pour dîner, je ne sais où.
-Je tombai à ses pieds dans l’antichambre, en
-criant : « Aimez-moi ! je suis Léon ! si vous ne
-pouvez pas avoir une passion pour moi, que ce
-soit un simple caprice ! Est-il possible que vous
-me refusiez une chose qui me rendrait si heureux ? »</p>
-
-<p>Je comprends aujourd’hui tout le ridicule de
-cet argument. Toutefois, on a connu au 6<sup>e</sup> d’artillerie
-un officier laid et sans esprit qui a
-réussi, vingt années durant, auprès des femmes,
-sans autre raison, sans autre mérite que l’immense
-désir qu’il avait d’obtenir leurs bonnes
-grâces. Méditez sur ce point, si vous avez le
-temps.</p>
-
-<p>Zémire avait le droit de me rire au nez ;
-elle eut pitié d’un amour évidemment sincère.</p>
-
-<p>« Mon cher enfant, me dit-elle, (elle avait
-sept ou huit ans de plus que moi), vous feriez
-beaucoup mieux de terminer vos études. Il n’y
-a rien en vous qui doive déplaire, mais vous
-êtes dans l’âge ingrat. Il faut jeter vos gourmes
-et laisser croître vos moustaches. Vos parents
-me voudraient mal de mort si je vous détournais
-de vos études. Vous ne pouvez pas être
-amoureux de moi, puisque vous n’avez pas été
-mon amant ; on désire une femme <i>avant</i>, mais
-on ne l’aime qu’<i>après</i>. D’ailleurs je veux être
-franche, car votre sincérité me touche : j’aime
-quelqu’un.</p>
-
-<p>— Ce boyard, ô Zémire !</p>
-
-<p>— Non ! pas lui. »</p>
-
-<p>Elle me salua gentiment de la main et descendit
-l’escalier avec les ondulations les plus
-coquettes. Je me lançai à sa poursuite en
-criant :</p>
-
-<p>« M’aimeriez-vous si j’étais reçu à l’École
-polytechnique ?</p>
-
-<p>— Nous verrons ça, dit-elle. Revenez l’an
-prochain. »</p>
-
-<p>Le lendemain, je lui envoyai les vers suivants,
-mon premier et mon dernier essai dans
-la littérature :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">J’ai vingt ans ! C’est l’âge où l’on aime,</div>
-<div class="verse">Ce n’est pas l’âge d’être aimé.</div>
-<div class="verse">Age ingrat ! tu l’as dit toi-même,</div>
-<div class="verse">Ingrate au cœur trop consumé !</div>
-
-<div class="verse stanza">Mon cerveau bout, mon front se gonfle,</div>
-<div class="verse">Mon cœur bondit comme un lutin,</div>
-<div class="verse">Dans ce dortoir où le pion ronfle</div>
-<div class="verse">En digérant son vieux latin.</div>
-
-<div class="verse stanza">Tandis que je rêve à dimanche,</div>
-<div class="verse">A dimanche où je vêtirai</div>
-<div class="verse">L’uniforme trop court de manche</div>
-<div class="verse">Et l’escarpin démesuré,</div>
-
-<div class="verse stanza">Pour m’asseoir au fond du parterre</div>
-<div class="verse">Et t’applaudir, la larme à l’œil,</div>
-<div class="verse">Fleur du ciel, parfum de la terre,</div>
-<div class="verse">Étoile de monsieur Dormeuil ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Lorsque mon âme prend des ailes,</div>
-<div class="verse">Fuit sa cage et s’envole à toi</div>
-<div class="verse">Comme les jeunes hirondelles</div>
-<div class="verse">Dont le berceau bénit ton toit,</div>
-
-<div class="verse stanza">Que fais-tu, ma belle princesse,</div>
-<div class="verse">Dans ce grand lit qui tour à tour</div>
-<div class="verse">Est profané par la richesse</div>
-<div class="verse">Et sanctifié par l’amour ?</div>
-</div>
-
-<p>Je sais bien que ma poésie ne valait pas
-celle de MM. Pétard et Croquin, mais j’avais
-fait de mon mieux, et je croyais mériter une
-réponse. Zémire ne m’écrivit pas même pour
-se moquer de moi. Ses autographes valaient
-trois francs à l’hôtel Bullion, et elle en était
-avare. Je me plongeai dans le travail, comme
-un autre se serait jeté à la rivière. Le moment
-des examens approchait ; je fis des tours de
-force, et j’entrai cent vingt-quatrième à l’École
-sur une liste de cent vingt-cinq.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>La première fois que je sortis en uniforme,
-je courus chez elle. La capote m’allait fort
-bien ; je n’avais plus de boutons sur la figure.
-Ajoutez que j’étais le seul de ma promotion qui
-ne portasse point de lunettes. La femme de
-chambre prit ma carte sans me reconnaître et
-la porta à Madame. Cinq minutes après, on me
-fit entrer dans une espèce de salon qui était
-son cabinet de toilette.</p>
-
-<p>Je rangeais déjà mon épée neuve, pour tomber
-plus commodément à ses genoux, quand
-j’aperçus un beau jeune homme brun, pâle et
-languissant, étendu de tout son corps sur une
-chaise longue. C’était le détestable boyard. Il
-avait tout au plus vingt-huit ans, et l’on pouvait
-le citer comme un des plus jolis garçons
-de l’Europe. Rien qu’en voyant sa figure et ses
-mains, il me sembla que la nature m’avait
-donné un mufle et des pattes.</p>
-
-<p>Zémire, fort peu vêtue d’un peignoir blanc
-brodé, se souleva sur son fauteuil et nous présenta
-l’un à l’autre :</p>
-
-<p>« Monsieur le prince D… ; monsieur Léon
-Brosse. Cher prince, monsieur est l’amoureux
-dont je vous ai montré les jolis vers. M. Brosse
-est un jeune homme de beaucoup d’esprit, qui
-vient d’entrer à l’École polytechnique. »</p>
-
-<p>Je cherchais la garde de mon épée comme
-un homme tombé dans un guet-apens. Le
-prince me tendit la main et m’offrit une cigarette
-de tabac turc.</p>
-
-<p>« M. Brosse, me dit-il, vous êtes non-seulement
-un homme d’esprit, mais un homme de
-goût. Zémire est la plus jolie femme de Paris.
-Seulement, donc déjà, elle est trop coquette. Je
-vous conseille de la prendre au sérieux comme
-camarade, et pas autrement.</p>
-
-<p>— Vânia, lui cria-t-elle, vous êtes insupportable.
-Si vous découragez ainsi tous ceux qui
-m’aiment, j’aurai le désagrément de mourir
-sans que personne se soit tué pour moi. »</p>
-
-<p>Je balbutiai quelques mots, et je me mis à
-fumer ma cigarette par le bout allumé ce qui
-les fit rire aux larmes. Il me semble pourtant
-que je repris un peu d’aplomb ; mais cette visite
-d’un quart d’heure a laissé dans mon esprit
-l’impression d’un cauchemar atroce. Le prince
-me demanda quels étaient mes professeurs de
-poésie à l’École polytechnique, et Zémire si
-nous ne comptions pas faire bientôt une nouvelle
-révolution. Je sortis comme un idiot. L’un
-et l’autre m’engagèrent poliment à réitérer ma
-visite. Mais la honte me retint plus de trois
-mois. Je me sentais trop ridicule, et puis (faut-il
-l’avouer ?) je craignais d’avoir fait une bassesse
-en touchant la main de mon rival. Tous les
-dimanches, tous les mercredis, tous les jours
-de sortie, j’allais au boulevard des Italiens et
-je passais sous le balcon de Zémire. Une fois,
-je la vis à sa fenêtre, et je cachai ma figure dans
-mon manteau ; une autre fois, je la rencontrai
-presque en face, et je m’enfuis comme un voleur.</p>
-
-<p>Au commencement de février, cent affiches
-dispersées dans Paris annoncèrent un grand
-bal au profit de l’Association des artistes. Le
-nom de Zémire figurait en dernier, suivant
-l’ordre alphabétique, sur la liste des patronesses.
-Je perdis plusieurs journées à le lire et
-à le relire. Ce plaisir innocent disait plus à
-mon cœur et coûtait moins à ma bourse que les
-grogs du Café hollandais.</p>
-
-<p>A la fin, je me persuadai que si je ne retournais
-pas chez Zémire, elle expliquerait
-mon abstention par des motifs d’ignoble économie.
-Je pris un grand parti : j’avais
-vingt francs ; je résolus d’aller, d’un air indifférent,
-chercher un billet chez elle. Le reste de
-la somme me paraissait plus que suffisant pour
-lui envoyer un bouquet le jour du bal. Sacrifice
-d’autant plus généreux, selon moi, que le bal
-se donnait un samedi, et non pas un jour de
-sortie.</p>
-
-<p>Je m’armai de courage, et, après avoir fait
-une ou deux lieues à pied sur le boulevard des
-Italiens, je montai chez elle. Dans l’escalier, je
-tâtais encore ma poche pour m’assurer que l’argent
-y était bien. Elle me reçut amicalement
-dans sa chambre à coucher ; nulle trace de
-prince. J’avais préparé pour la circonstance un
-petit discours sans affectation, mais elle me
-coupa la parole au premier mot, prit une grande
-enveloppe et en tira une énorme liasse de billets
-roses. Il y en avait tant que je n’osai jamais
-n’en demander qu’un seul. Je mis sur la cheminée
-mes quatre pièces de cent sous (l’or n’était
-pas encore inventé).</p>
-
-<p>« Vous n’en prenez que deux ? » me dit-elle
-avec une petite moue.</p>
-
-<p>J’aurais donné mes épaulettes à venir pour
-avoir le moyen de payer la liasse entière. Je
-balbutiai une excuse, et je m’enfuis comme un
-voleur. J’avais honte d’être pauvre ; je me
-croyais déshonoré à ses yeux. Coûte que coûte,
-il fallait sortir d’une situation si fausse. J’empruntai
-vingt francs le matin du bal, et j’envoyai
-au boulevard des Italiens un bouquet
-magnifique, avec ma carte.</p>
-
-<p>Le même jour, vers cinq heures, le portier
-de l’École me fit dire qu’il avait quelque chose
-à me remettre. C’était un carton à manchon.
-Je l’ouvris ; j’y trouvai ma carte et mon pauvre
-bouquet, que j’écrasai du pied. Je ne dormis
-pas de la nuit. Le lendemain, j’avais congé ; je
-courus chez Zémire. Elle rit aux éclats en me
-voyant entrer.</p>
-
-<p>« Eh bien ! dit-elle, vos camarades se sont-ils
-un peu amusés à vos dépens ?</p>
-
-<p>— Pourquoi mes camarades ?</p>
-
-<p>— Mais lorsqu’on vous a rapporté vos camélias
-à la salle d’étude ! Avouez que la farce
-était bonne et que je vous ai bien attrapé ! »</p>
-
-<p>Je lui contai que sa cruelle plaisanterie m’avait
-frappé dans un coin, à l’écart de mes camarades.</p>
-
-<p>« C’est bien dommage, dit-elle. Je croyais
-que les autres se moqueraient un peu de
-vous. »</p>
-
-<p>Je me fâchai tout rouge, et plus j’y pense,
-plus il me semble que j’avais raison. Peut-être
-cependant allai-je un peu trop loin, car après
-avoir juré de ne la plus revoir, je lui donnai
-ma malédiction de jeune homme. Excusez-moi,
-je suis d’un sang méridional.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Dix ans plus tard, j’étais chef d’escadron
-au 37<sup>e</sup> d’artillerie, il n’y avait pas dans l’armée
-un officier supérieur plus jeune que moi.
-Les circonstances m’avaient servi ; j’avais pris
-à moi seul, sans l’aide du génie, la ville de ***.
-Mon nom, tambouriné dans les journaux, avait
-obtenu pour six mois une célébrité européenne ;
-personne ne doutait que je ne fusse du bois
-dont on fait les maréchaux de France. Une
-amourette, divulguée à mots couverts par mon
-ami P. de M. dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i>,
-avait ajouté à ma gloire un élément romanesque.
-Bref, j’étais à la mode, et le succès (comme il
-arrive souvent) me rendait presque joli garçon.</p>
-
-<p>Moi, pas bête et bien portant, je tenais l’occasion
-par les cheveux, et je n’avais garde de
-lâcher prise. J’allais partout où l’on s’amuse ;
-je montrais ma figure aux Parisiennes de tout
-rang et j’empochais à bel amour comptant la
-monnaie de mes victoires. On me montrait au
-doigt : voilà le fameux Brosse, l’officier d’avenir,
-le galant chevalier, le preneur de femmes et
-de villes, Brosse Poliorcète, qui vient d’apporter
-à Paris les clefs de *** sur un plat d’or !</p>
-
-<p>Un soir, au bal de l’Opéra, tandis que les
-pékins ne se gênaient pas pour me nommer
-tout haut au passage, un domino de satin noir,
-masqué d’une quadruple dentelle, se retourna
-vivement, me regarda en face et prit mon bras.</p>
-
-<p>« Bonsoir, vainqueur ! »</p>
-
-<p>A ces deux mots, je reconnus la voix de
-Zémire. Elle soutint avec beaucoup d’aplomb
-que je la prenais pour une autre ; mais je ne
-démordis pas de mon idée pendant un bon
-quart d’heure qu’elle me promena dans les
-couloirs. Impossible de l’entraîner jusque dans
-ma loge ! Après m’avoir lancé une espèce de
-déclaration ambiguë, elle me glissa des mains
-comme une anguille (une anguille un peu forte)
-et disparut.</p>
-
-<p>Je m’informai d’elle au Helder ; on me dit
-qu’elle avait des rentes ; quelque chose comme
-la solde de dix généraux de brigade à manger
-par an. Cette gaillarde-là avait fait autant de
-tort à la Russie que les canons de Pélissier.
-Enfin ! chacun son lot ! Je tournai la girouette
-ailleurs et je n’y repensai plus de trois mois.</p>
-
-<p>Mais la veille du bal des artistes, je reçus un
-coupon d’une place dans la loge 19, avec ces
-mots écrits sur l’angle : « Prends et comprends. »
-Je n’y compris rien du tout, mais je pris bien
-la chose.</p>
-
-<p>J’endosse l’habit noir numéro un, enrichi
-de l’arc-en-ciel de mes ordres, et, sur le coup
-de minuit et demi, je ne fais qu’un bond du
-Helder à l’Opéra-Comique. Il gelait à fendre le
-bitume, mais j’avais une pelisse de renard. La
-pelisse au vestiaire, j’ouvre la tranchée devant
-la loge 19 et j’entre sans coup férir. Garnison,
-néant : j’étais en avance. M’aurait-on joué un
-tour ? Il n’y a point d’apparence. Une farce de
-deux cent cinquante francs, on n’en fait guère
-à Paris dans ces prix-là. En attendant, je regarde
-la salle, qui était superbe. Les plus belles
-actrices de Paris, Rachel même, enfin tout !</p>
-
-<p>Pendant que je flânais de l’œil et que les
-lorgnettes des autres loges commençaient à
-dévisager votre serviteur, ma porte s’ouvre et
-voilà Zémire en personne.</p>
-
-<p>Elle était encore bien ; un peu trop forte, je
-vous ai dit ; l’amour engraisse les femmes ; c’est
-comme le cheval pour les officiers. Elle s’était
-un peu barbouillé la figure, mais elle rougissait
-sous le plâtre ; sa voix tremblait. Elle était
-émue, ma parole d’honneur !</p>
-
-<p>Elle m’en dit très-long : qu’elle avait été
-ingrate, qu’elle avait méconnu mon amour, que
-j’avais une belle occasion de me venger en méprisant
-le sien ; que j’étais un jeune homme et
-elle bientôt une vieille femme ; mais qu’elle
-avait du sentiment à mon service comme on
-n’en a jamais rencontré dans les pays chauds.</p>
-
-<p>Pendant ce temps-là, s’il faut l’avouer, je
-ne faisais pas trop le cruel, et je me laissais
-prendre les mains dans le petit salon. Elle resta
-plus de trois heures à me faire la cour ; c’était
-nouveau, c’était flatteur, et même, tranchons
-le mot, c’était bon.</p>
-
-<p>Finalement, elle me conte qu’elle veut tout
-quitter pour moi et monter derrière mon char
-comme une esclave. S’il y avait eu un notaire
-dans la salle, je crois, diable m’emporte, qu’elle
-m’épousait d’assaut. Je ne disais ni oui ni non,
-mais je prenais mes petits à-compte.</p>
-
-<p>Voilà que le bal tire à sa fin, quand je me
-croyais encore au commencement ; les loges se
-vidaient, les diamants filaient comme des étoiles
-dans une nuit d’août. Je rêve un dénoûment et
-j’offre un potage.</p>
-
-<p>« Non, dit-elle ; vous ne m’aimez pas encore
-assez. Je veux vous faire la cour et détruire un
-à un tous les mauvais sentiments qui vous
-restent contre moi. » Bref, il est convenu que
-j’irai, huit jours durant, me faire courtiser de
-deux à quatre. Le jeu me paraissait plus amusant
-qu’un whist ; j’accepte. En attendant, elle
-veut me reconduire chez moi, dans une grande
-voiture de Brion qu’elle avait à l’année. Je
-lui fais observer que je loge à Vincennes. N’importe !
-j’étais flatté, réellement flatté, qu’elle
-fît tant de chemin pour moi.</p>
-
-<p>Elle s’enveloppe de ses fourrures, et nous
-descendons, bras dessus, bras dessous ; elle
-était fière de me montrer au peuple des escaliers,
-mais je n’y voyais pas grand mal. En
-passant devant le vestiaire, je songe à ma pelisse,
-mais le monde nous poussait, il aurait
-fallu attendre et surtout la faire attendre ; d’ailleurs
-vous devinez que je n’avais pas froid ;
-enfin la dame avait de la zibeline pour deux ;
-j’escalade le marchepied, et en route !</p>
-
-<p>Je ne vous raconterai pas notre voyage jusqu’à
-la barrière du Trône, mais vous pouvez
-croire que je ne perdis pas mon temps. Zémire
-fut aussi chatte qu’une femme peut l’être sans
-dire son dernier mot. Ces trois quarts d’heure-là
-sont marqués parmi les meilleurs de ma vie.</p>
-
-<p>Mais en arrivant à la barrière, elle devint
-rêveuse ; elle me dit qu’elle portait sur elle
-pour cent cinquante mille francs de diamants,
-que son cocher était nouveau, qu’elle ne le connaissait
-pas assez pour en être bien sûre,
-qu’elle craignait de revenir toute seule, à la
-merci de cet homme, depuis Vincennes jusqu’à
-Paris. Enfin elle me proposa délicatement de
-me déposer sur la route ! Je fus tellement
-étourdi du coup, que je me laissai débarquer
-dans la neige. Zémire me serra dans ses bras,
-me fit promettre qu’elle me verrait le lendemain,
-et me voilà trottant sur Vincennes dans
-mon bel habit noir, par un froid de douze degrés.</p>
-
-<p>J’arrivai transi à ma chambre, et je fis une
-maladie de six mois. Mais je considère cet accident
-comme un des plus heureux de ma vie,
-car sans ma pleurésie du bon Dieu je me serais
-remis à aimer cette drôlesse-là.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">LE POIVRE.</h2>
-
-
-<p>Il y a bien vingt-cinq ans de cela ; mes cheveux
-étaient noirs et les siens… Ah ! monsieur !
-la jolie petite tête blonde ! Notre fils le lieutenant
-était à peine une vague espérance ; nous
-l’appelions Rosine entre nous, car nous ne
-voulions qu’une fille.</p>
-
-<p>Nous étions mariés depuis trois mois, bientôt
-quatre ; inutile d’ajouter que nous nous
-adorions comme on ne sait plus aimer aujourd’hui.</p>
-
-<p>Je dois vous avouer que mon beau-père, le
-marquis, ne m’avait pas précisément jeté sa
-fille à la tête. Il ne me trouvait pas d’assez
-bonne maison, quoique morbleu !… mais n’importe.
-C’était bien le meilleur homme et le
-plus doux de la terre. Il grondait du matin au
-soir contre sa femme et contre Irène, mais
-Irène et la marquise le menaient à grandes guides,
-c’est-à-dire par le bout du nez. Un nez
-bourbonien, fabriqué à souhait pour ce genre
-d’exercice. Bref, après avoir parlé vingt fois de
-me passer sa lame au travers du corps (et il
-était homme à le faire), ce scélérat d’émigré
-m’avait donné sa fille et son cœur avec ; il
-m’adorait. Je vois encore les deux grosses larmes
-qui coulaient sur ses longues joues lorsqu’il
-nous dit adieu après les noces en nous
-donnant sa bénédiction paternelle : une vieillerie
-passée de mode aujourd’hui ! Je lui trouvai
-l’air si drôle, mais si drôle que ma figure
-se contracta comme si j’allais éclater de rire et
-que je me mis à pleurer comme un sot.</p>
-
-<p>En ce temps-là, il y avait encore des diligences,
-et vous aurez beau dire, on ne s’ennuyait
-pas à deux sur la grand’route, quand on avait
-eu soin de retenir tout le coupé. Irène voulait
-voir la Suisse et l’Italie : je lui fis faire un petit
-voyage artistique et sentimental dont une princesse
-se serait léché les doigts. Tout l’été y
-passa ; le bon vieux père et la marquise nous
-écrivaient partout où la poste avait ouvert boutique ;
-et des tendresses, des attentions, des
-conseils ! « Chers enfants, soyez sages ; évitez
-les brigands ; craignez les courants d’air dans
-la montagne ; Henri, ménagez-la. » Bonnes
-gens ! braves gens ! On n’en fait plus comme
-eux, et ils sont trop loin d’ici pour que j’aille
-leur dire quelle amitié, quel culte, nous leur
-gardons au fond du cœur.</p>
-
-<p>J’avais promis solennellement de leur ramener
-Irène en septembre. Le marquis tirait encore
-sans lunettes et il arpentait la plaine comme
-pas un, sur ses jarrets de soixante ans. La
-chasse ouvrait le 4 en Lorraine, nos logements
-étaient préparés là-bas, la marquise nous écrivait :
-« Je vide le château pour meubler votre
-pavillon. » Mais comme Irène était un peu fatiguée
-du voyage et comme il nous restait cent
-bonnes lieues à faire, je décidai que nous nous
-reposerions un jour à Paris.</p>
-
-<p>La diligence nous déposa le 1<sup>er</sup> septembre,
-à cinq heures du matin, dans la cour des messageries.
-Il fallut éveiller l’enfant qui dormait
-entre mes bras, dans mon manteau. Le manteau !
-encore une chose que vous avez supprimée
-sans la remplacer. L’enfant, c’était
-Irène ; elle avait l’air d’une petite fille de quinze
-ans, quoiqu’elle en comptât vingt sonnés, et
-les aubergistes lui avaient dit mademoiselle
-tout le long du chemin. Moi, je l’appelais l’enfant ;
-aujourd’hui, qu’on fait tout à l’anglaise,
-on dirait <i lang="en" xml:lang="en">baby</i>. Elle, elle m’appelait <i>petit mari</i> ;
-j’avais pourtant déjà cinq pieds six pouces, car je
-n’ai pas grandi depuis l’âge de trente ans. Elle
-disait cela si gentiment, en effaçant l’<i>r</i>, et d’une
-petite voix si douce que je me sentais presque
-aussi père que mari.</p>
-
-<p>Nous voilà donc sur le pavé, vers le milieu
-de la rue Montmartre, elle à peine réveillée,
-moi pas mal ahuri du bruit des roues, qui me
-grondait encore dans la tête, et sans savoir où
-prendre gîte, car nous n’avions pas encore
-d’installation à Paris. Les malles étaient déjà
-sur le fiacre et je ne savais pas quelle adresse
-d’hôtel j’allais donner au cocher.</p>
-
-<p>« Mais, dit-elle en ouvrant ses grands yeux,
-si nous allions rue de la Victoire !</p>
-
-<p>— Rue de la Victoire ? chez ton père ?</p>
-
-<p>— Certainement, puisqu’il n’y est pas. Le
-concierge a les clefs, nous serons mieux qu’à
-l’hôtel. D’abord, moi, j’ai mille choses à prendre,
-et puis, je serai si contente de revoir la
-maison !</p>
-
-<p>— Au fait ! et moi aussi. Cocher, rue de la
-Victoire ! »</p>
-
-<p>Le marquis passait là cinq ou six mois d’hiver.
-Il occupait un premier étage assez modeste
-avec remise et écurie ; cela valait alors deux
-mille francs de loyer, qui font six mille francs
-d’aujourd’hui. Aux approches de la maison,
-mon cœur battit par habitude. J’avais si souvent
-fait le pied de grue sur ces trottoirs ! Je
-m’étais arrêté tant de fois pour me donner une
-contenance, devant le pharmacien, devant le
-marchand de meubles et le miroitier ! A cinq
-heures du matin, les volets changent bien la
-physionomie des boutiques : je ne m’y reconnaissais
-plus.</p>
-
-<p>La porte cochère était ouverte ; on voyait au
-fond de la cour un domestique en tenue du
-matin : figure inconnue. Le concierge dormait
-sur la foi des traités ; ses deux fils, bambins de
-huit à dix ans, jouaient à balayer l’escalier :
-éducation professionnelle. Ils me parurent très-jolis,
-ces petits concierges en herbe ; les figures
-d’enfants commençaient à m’intéresser.
-L’un d’eux courut prendre les clefs du premier
-étage, tandis qu’un pauvre diable affamé,
-comme il en sort le matin entre les pavés de
-Paris, chargeait nos malles sur ses épaules. Celui-là,
-grâce à Dieu et à ma chère petite Irène,
-a pu faire un bon déjeuner.</p>
-
-<p>Me voyez-vous montant avec elle ce terrible
-escalier dont chaque marche me rappelait une
-espérance, une crainte, une angoisse ? Ce passé
-tout récent me semblait vieux de dix années.
-Je ne m’étais pourtant pas ennuyé pendant les
-quatre derniers mois, oh non ! mais le temps
-me paraissait long parce qu’il avait été plein.
-Aujourd’hui (expliquez cela si vous pouvez), il
-me semble que les vingt-cinq ans de mon bonheur
-ont été rapides comme un rêve. Je n’en ai
-pas joui, sacrebleu ! Je demande à recommencer.</p>
-
-<p>Elle ouvrit elle-même, avec la petite clef, la
-porte de l’antichambre. Un encombrement à
-faire peur : dix gros paquets de toile grise,
-cousus de ficelle et noués aux coins… Que diable
-est-ce que cela ?</p>
-
-<p>« Mais, dit-elle en riant, c’est notre linge
-de maison. Tu ne reconnais pas mon trousseau,
-<i>gros bête</i> ? » Gros bête était un mot de tendresse
-qu’elle répétait souvent, et qui me donnait
-toujours envie de l’embrasser. C’est que le ton
-fait la chanson, voyez-vous. Quant à ce fameux
-trousseau, il remplissait encore cinq ou six
-caisses de bois blanc à charnières ; on me l’avait
-fait admirer un beau soir et je n’y avais
-remarqué qu’une profusion de faveurs bleues,
-rouges et violettes, nouées assez gentiment et
-attachées par un million de petites épingles. La
-lingerie n’est pas mon fort.</p>
-
-<p>Nous entrons dans la salle à manger : c’est
-là que j’ai fait jadis l’admiration de la famille
-par une sobriété trop naturelle, hélas ! « Vous
-avez donc un appétit d’oiseau ? » disait la
-bonne marquise. Le fait est que j’avais l’estomac
-serré dans un étau ; rien ne passait.
-Les rideaux sont décrochés ; la table sans rallonges
-et réduite à sa plus simple expression
-est passablement poudreuse ; nous y trouvons
-un tas de cartes de visites (la réponse à nos billets
-de faire part), et une lettre de décès datée
-du surlendemain de notre mariage. C’est un
-parent éloigné qu’Irène connaissait peu. Je
-parcours les noms machinalement, pour prendre
-un aperçu de ma nouvelle famille, et je
-m’aperçois que ma femme est encore inscrite
-sous le nom de Mlle Irène de V ! Deux jours
-après la noce !… Mais il faut passer quelque
-chose à des parents si éloignés. Le lustre est
-dans un sac ; le beau buffet de noyer et d’ébène
-surmonté des armes du marquis, nage dans la
-poussière. Les pièces d’argenterie qui le faisaient
-craquer sous leur poids sont parties pour la
-campagne ; il ne reste qu’une cave à liqueurs
-oubliée par mégarde et ouverte par un heureux
-hasard. Les bambins montent de l’eau, nous
-pourrons faire un grog, et j’ai soif.</p>
-
-<p>Voici le grand salon où nous avons signé le
-contrat au milieu d’une brillante assemblée.
-Quelle fête ! Le lustre, les candélabres, les
-appliques, tout était en feu. Et les diamants
-des femmes ! J’en avais mal aux yeux, parole
-d’honneur. Le meuble était de bois doré et de
-brocatelle bouton d’or. Aujourd’hui, tout est
-voilé de housses grises ; les consoles sont ficelées
-dans du papier de journal ; il n’y a pas
-jusqu’aux pincettes qui ne soient entourées de
-papier comme un manche de gigot. Le tapis
-de moquette rouge et les rideaux bouton-d’or,
-en paquet dans la percale ; l’encadrement des
-glaces s’éteint ici sous un lambeau de gaze, là
-sous un chiffon de papier. Les persiennes sont
-fermées, le jour est terne, on sent le froid.
-Nous entrons dans le petit salon intime où j’ai
-fait ma cour à Irène. C’est là qu’elle éternisait
-par des miracles d’industrie mes bouquets quotidiens.
-Elle en fait durer un toute une semaine ;
-qu’en dites-vous ? Elle ouvre un petit meuble
-et me montre trente fleurs étiquetées et datées
-dans trente feuilles de papier blanc. J’apprends
-ainsi que la chère petite a gardé un échantillon
-de tous les bouquets qui lui sont venus de moi.
-Mais les pauvres fleurs ne sont pas seulement
-fanées ; elles ont moisi. Allons ! les souvenirs
-se conservent mieux dans le cœur que
-dans le papier, décidément. Irène ferme le petit
-meuble en bois de rose et me montre en
-riant un bureau dont le velours est couvert de
-poivre en grains. Ce bureau, c’est toute une histoire.
-Un jour que la marquise nous gardait
-en achevant je ne sais quelle tapisserie, Irène
-prit un crayon et voulut me tracer le plan du
-château de V. Elle s’embrouilla tant et si bien
-dans ses dessins et dans ses explications que la
-mère vigilante s’endormit une minute. Ah ! la
-jolie, l’aimable, et la précieuse minute ! Elle
-valait son pesant d’or !</p>
-
-<p>Mais pourquoi ce poivre répandu sur le velours
-incarnat ? Elle m’apprend que le poivre
-a la vertu de chasser les bêtes. Je remarque en
-effet que les meubles, les paquets, les housses,
-tout est saupoudré de grains noirs. Et tout en
-regardant une pile de tableaux et de portraits
-de famille, j’éternue du haut de ma tête. « C’est
-le poivre ! » dit-elle, et nous rions.</p>
-
-<p>Elle avait alors trente-deux petites dents si
-jolies, un timbre de voix si frais et si doux que
-le rire semblait inventé pour elle. Aussi je vous
-réponds qu’elle s’en donnait à cœur joie. Et
-elle n’était jamais seule à rire quand je me
-trouvais là.</p>
-
-<p>Les enfants du portier sont descendus depuis
-longtemps, la porte est refermée, nous sommes
-bien chez nous, et la preuve c’est que nous
-nous embrassons tout en courant. Il y avait si
-longtemps que nous n’avions été à nous ! Presque
-une demi-heure ! Elle me montre sa jolie
-chambre, la même où j’ai pénétré pour la première
-fois après la messe du mariage, tandis
-que ma chère petite achevait ses préparatifs de
-départ. Je me souviens que ce jour-là, saisi
-d’une étrange émotion devant toutes ces choses
-innocentes et blanches, j’ai mis furtivement
-un genou en terre et baisé les rideaux du petit
-lit virginal. Aujourd’hui, les rideaux du lit et
-des fenêtres sont en tas dans un coin, avec du
-poivre dessus. Les matelas et les oreillers sont
-semés de poivre ; on y a mis par-dessus le marché
-deux ou trois cadres et une chaise. Hélas !
-Hélas !</p>
-
-<p>Elle prend la chaise et s’assied ; la pauvre
-chérie tombe de fatigue. Je veux qu’elle se
-mette au lit ; elle ne dit pas non, mais elle prétend
-que je suis encore plus las qu’elle, car
-elle a dormi en voiture, et j’ai passé la nuit à
-la bercer. J’avoue que deux heures de sommeil
-feraient assez bien mon affaire, mais où dormir ?
-Dans sa chambre ? Impossible. Un lit est toujours
-assez large, mais le sien ne serait jamais
-assez long pour mes jambes de sept lieues.
-Nous pénétrons alors dans la chambre du bon
-marquis : plus de rideaux, un lit tout nu ; on
-n’aperçoit le long des murs que des cordons de
-sonnettes ; le poivre craque sous nos pieds. On
-serait bien là, j’en suis sûr, mais où trouver des
-draps ? Toutes les armoires fermées, les clefs
-sont en Lorraine, c’est trop loin. « Et mon
-trousseau ! » dit-elle. Et de rire.</p>
-
-<p>Nous retournons à l’antichambre : j’éventre
-l’un après l’autre tous les ballots. Je trouve des
-serviettes, des torchons, les tabliers de la cuisinière,
-de la femme de chambre, du domestique,
-tout excepté des draps. Enfin je crie victoire,
-elle accourt et se moque de moi : j’étais
-tombé sur les nappes damassées ! Mais pourquoi
-pas ? On prend deux nappes et nous courons
-faire le lit. Elles sont trop courtes, ces
-nappes ; il en faudrait quatre. Elle retourne à
-la source et revient en riant plus fort : elle a
-trouvé toute seule un drap de toile écrue, un
-peu grosse, un peu rude ; un drap de domestique,
-mais assez grand pour couvrir les maîtres.
-Là-dessus, nous secouons le poivre de la
-couverture et voilà le lit fait. Nous trottons à
-travers le poivre jusqu’au cabinet de toilette de
-la marquise, et après vingt allées et venues,
-vers sept heures du matin nous finissons par
-nous mettre au lit. La pauvre enfant devait être
-à demi morte ; quant à moi, j’étais sur les
-dents.</p>
-
-<p>« Petit mari, me dit-elle en posant sa jolie
-tête sur l’oreiller, je ne suis plus fatiguée du
-tout. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">L’OUVERTURE AU CHATEAU.</h2>
-
-
-<p class="date">Retraites, 3 septembre, 10 heures du soir.</p>
-
-<p>Je ne sais pas si c’est le café, ou la chartreuse,
-ou tout bêtement la fatigue, mais il n’y
-a pas moyen de fermer l’œil. Tous ces gaillards-là
-sont couchés depuis une heure ; les
-ronflements du grand ami ébranlent la cloison
-de ma chambre ; l’ami joli qui dort au-dessus
-de ma tête souffle des pois à plein boisseau ; le
-seigneur des Retraites, notre hôte, n’a pas dû
-longtemps causer avec Madame, car la pauvre
-petite femme avait marché quatre heures dans
-les labourés, et n’en pouvait plus : ses longues
-paupières brunes tombaient à chaque instant
-sur ses beaux yeux, comme des stores dont la
-corde a cassé.</p>
-
-<p>Nous n’avons pourtant pas fait des étapes
-de dix lieues, mais lorsqu’on s’est dorloté neuf
-ou dix mois dans les fauteuils, les divans et
-tout le capitonnage de ce siècle avachi, on devient
-plus sensible au mal physique. La civilisation
-moderne a pris de telles précautions
-pour supprimer la fatigue ; les voitures et la
-vapeur remplacent si avantageusement nos
-jambes, les machines font si bien la besogne
-de nos bras, qu’une jolie promenade en plaine
-et quelques bourrades de fusil contre l’épaule
-laissent une courbature au gaillard le mieux
-bâti. C’est ce qui maintiendra toujours une distance
-respectueuse entre l’armée et la garde
-nationale.</p>
-
-<p>Mon vieil ami Eude de Granfort est venu
-nous prendre hier à la gare de… Il s’est donné
-l’an dernier un magnifique omnibus vert attelé
-en poste ; l’habit de postillon, vert et rouge,
-rehausse la bonne mine du cocher et donne à
-l’équipage un petit air de fête.</p>
-
-<p>Tout le monde a été exact au rendez-vous.
-Ce n’est pas la première fois que nous faisons
-l’ouverture ici, ni la deuxième, ni même la
-vingtième. Voyons : en quelle année avons-nous
-mangé nos derniers haricots, à la pension
-Durand ? C’était pardieu en 1838. Granfort
-venait d’hériter de son père, le lieutenant général.
-Nous étions ses inséparables, Balézieux,
-d’Anglure et moi, et nous pressentions tous,
-avec une certaine mélancolie, que la vie allait
-nous séparer pour longtemps. « Mes amis, dit
-le bon Eude, jurons que tous les ans, quoi
-qu’il arrive, nous ouvrirons la chasse aux
-Retraites ! » On jura. Le plus beau de l’affaire,
-c’est qu’en ce temps-là aucun de nous n’avait
-encore chassé ! Ah ! les jolis fusils neufs ! Et
-les bons chiens de fantaisie, achetés, sans garantie
-du gouvernement, sur le quai de la Ferraille !
-L’album de chasse, doré sur tranche et
-illustré de dessins grotesques, a conservé la
-mémoire de nos premiers exploits : on tua un
-corbeau le 1<sup>er</sup> septembre, et le 2 un lièvre gîté.
-Le 3, je fus roi de la chasse ! J’avais massacré
-un lapereau sans défense et un pouillard sortant
-du nid. Malgré la modestie de ces débuts,
-nous sommes tous devenus des chasseurs
-mieux que passables ; Eude surtout, qui vit
-six mois dans ses terres.</p>
-
-<p>Les circonstances nous ont dispersés, comme
-on le prévoyait trop. Balézieux, le grand ami,
-est receveur dans le Midi ; d’Anglure, l’ami
-joli, est juge au tribunal de la Seine ; toujours
-joli, du reste, et plus homme du monde que
-jamais. Sa robe ôtée, il monte à cheval dans la
-cour du Palais, et fait un tour au bois de Boulogne.
-Moi, je suis maître de forge, et le moins
-fortuné des quatre ; vous savez que la partie
-ne va pas fort. Enfin !</p>
-
-<p>Mais j’aime à constater que depuis 1838
-aucun de nous n’a manqué à l’appel ; aucun
-n’est arrivé plus tard que l’ouverture ; aucun
-n’a pris congé avant le 30 septembre. Est-ce
-gentil, cela ? Nous passons quelquefois la moitié
-de l’année sans nous voir et sans nous
-écrire ; n’importe. On sait que tous les cœurs
-sont solides au poste, et qu’on retrouvera, à un
-moment donné, la chaude poignée de main et
-la vieille camaraderie du collége. Eude nous
-écrit régulièrement le 20 août pour nous rafraîchir
-la mémoire ; on ne répond pas ; on accourt.</p>
-
-<p>Cette année-ci, l’invitation n’était pas de
-luxe. Notre ami s’est marié, et, hier encore,
-nous ne connaissions pas sa femme. Il a passé
-la lune de miel en Italie ; il était encore à
-Naples au milieu d’août ; nous avons pu croire
-un instant qu’il nous avait oubliés ; mais non.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>I</h3>
-
-<p>Le château des Retraites est célèbre dans le
-département ; on n’a pas fait grand’chose de
-mieux sous Louis XIII. Brique et pierre, le
-style de la place Royale. Un grand bâtiment
-de hauteur modérée, tout en long ; vingt-cinq
-fenêtres de façade. Au milieu, deux étages
-coiffés d’un fronton, puis à droite et à gauche,
-un simple rez-de-chaussée surmonté d’une
-terrasse ; aux deux bouts, pour terminer, deux
-jolis pavillons octogones. Toutes les dépendances,
-écuries, remises, etc., sont invisibles,
-cachées soigneusement dans des massifs épais.
-Le parc a été refait à la mode anglaise : pelouses,
-blocs de verdure, corbeilles de fleurs,
-tout à la grande et par masses. Ces scélérats
-de vieux nobles, qui ont toujours demeuré à
-la même place, possèdent naturellement des
-arbres séculaires qu’un parvenu n’aurait à aucun
-prix.</p>
-
-<p>La pièce que j’aime le mieux dans la maison,
-c’est le vestibule. Rien de plus simple et de
-plus grandiose à la fois. Des armes, des trophées
-de chasse, un escalier seigneurial qui
-monte aux appartements du premier étage, des
-escabeaux de chêne à foison, une table chargée
-de flacons, de journaux et cigares : voilà
-tout l’ameublement et la décoration. Les vieux
-amis ont pris en affection ce paradis dallé de
-marbre ; on s’y réunit avant le repas ; on y
-prend l’absinthe au retour de la chasse, et le
-café au sortir de table. Deux grandes ouvertures
-vitrées laissent voir, à droite et à gauche,
-deux paysages du parc. Les portes intérieures
-conduisent d’un côté à la salle à manger, à la
-bibliothèque, au cabinet de ce cher Eude, aux
-offices et à la cuisine ; de l’autre, à la salle de
-billard, aux deux salons et au pavillon des
-vieux amis.</p>
-
-<p>La salle à manger est toute en bois sculpté ;
-le plafond même se découpe en caissons dans
-des poutres de vieux chêne. Je reconnais toujours
-sur les dressoirs, au milieu d’un capharnaüm
-de trésors artistiques, un vieux plat du
-Japon qui semble me regarder. C’est l’unique
-survivant d’un service splendide, presque
-royal, que nous avons massacré en 1838.
-Quels gamins ! Nous prenions nos dernières
-vacances. Je me suis accordé quelques congés
-depuis ce temps-là, mais je n’ai jamais pu retrouver
-cette sécurité parfaite, cette liberté
-d’esprit, cette insouciance de l’avenir, qui
-donne tant de prix aux vacances du collége.</p>
-
-<p>Le petit salon est blanc de la tête aux pieds,
-sauf les rideaux et l’étoffe des meubles : boiserie
-blanche jusqu’à la corniche inclusivement ;
-le bois des fauteuils et des canapés est
-d’un blanc mat. Les draperies, sur un fond
-blanc, étalent des guirlandes de grosses fleurs
-exotiques : c’est une perse ancienne, imprimée
-sur toile.</p>
-
-<p>Il n’y a pas un atome d’or sur les murs du
-grand salon : phénomène à noter ; cette simplicité
-de bon goût devient de jour en jour plus
-rare. La boiserie est marquetée de chêne tantôt
-clair, tantôt noir, sculpté par-ci, poli par-là.
-Les portraits de famille encastrés dans la
-boiserie sont à l’abri du déménagement ; il
-faudrait démolir la maison pour les changer de
-place. Les miroirs biseautés font corps avec la
-muraille ; on devine à tous les détails que le
-fondateur du château se sentait chez lui, et qu’il
-ne prévoyait pas l’invasion d’une autre famille.
-Les armes des Granfort sont sculptées dans le
-marbre de la cheminée, comme elles sont gravées
-sur l’argenterie, fondues en plomb sur la
-toiture et découpées dans la tôle des girouettes.
-Je veux bien reconnaître un peu de vanité dans
-cette répétition du même motif ; mais j’y trouve
-surtout la foi dans l’avenir, la confiance énergique
-du propriétaire qui dit : « Ni moi, ni
-mes enfants, ni les enfants de mes enfants ne
-délogerons d’ici. Nous aurons éternellement
-des héritiers mâles pour garder ce château, ce
-nom et ces armes ; nul de nous ne fera la
-sottise et l’impiété de vendre un patrimoine si
-solidement marqué, pour acheter des perles à
-Nana. » Voilà pourtant à quoi on s’engage lorsqu’on
-fait peindre ou sculpter des armoiries
-dans son salon ! La voûte (sans armoiries) est
-d’un beau bleu d’azur, découpée en losanges
-par des moulures de chêne. Aux six fenêtres
-pendent des rideaux de velours rouge sous des
-lambrequins importants, d’un grand style et
-d’une richesse somptueuse.</p>
-
-<p>Le mobilier est imperceptiblement bric-à-brac,
-suivant une mode qui commence à prendre.
-Le lustre et la garniture de cheminée sont
-du Louis XVI le plus pur ; il y a deux gerbes
-de bronze modernes, à vingt bougies chacune,
-dans deux vases de vieux Chine sur une admirable
-console Louis XIV. Les canapés et les
-fauteuils sculptés sous Louis XVIII, hélas ! et
-solidement dorés, sont couverts des plus fines
-tapisseries de Beauvais. Les dossiers représentent
-des bergeries à poudre et à paniers ; les
-siéges sont remplis par des animaux fort
-agréables et même, si je ne me trompe, légèrement
-poudrés. Ce n’est pas une collection
-assortie chez les marchands de curiosité, mais
-un tout homogène, commandé pour le château
-et conservé sans réparation jusqu’à notre époque.
-Pourquoi diable a-t-on refait les bois de
-ce beau meuble dans le goût pesant et gourmé
-de 1818 ? Je ne suis pas assez versé dans la
-science des commissaires-priseurs pour cataloguer
-les bibelots français et étrangers qui
-égayent cette grande pièce, mais, en principe,
-j’aime les mobiliers de pièces et de morceaux.
-Pourquoi ? Parce qu’on ne les achète pas tout
-faits ; parce que le propriétaire y a dépensé du
-temps, du goût, des recherches, du mouvement,
-de la patience, monnaies plus rares et
-plus précieuses que ce gros imbécile d’argent.
-Ajoutez que la variété des objets éveille en
-nous une certaine variété d’idées. Lorsque
-j’entre dans un salon meublé en bloc par le
-tapissier, l’idée d’ordre et d’uniformité me saisit
-et m’attriste. Pour peu qu’avec cela les tapis
-soient moelleux, les draperies riches et le
-meuble neuf, mon esprit se rappelle que tout
-cela a dû coûter cher, que je ne pourrais pas
-dépenser tant d’argent sans me gêner pour
-dix-huit mois ; que les affaires vont mal, et
-cent autres choses mélancoliques. Dira-t-on
-que c’est jalousie ou petitesse d’esprit ? Non,
-car un mobilier intelligent et divers, comme
-celui des Retraites, ne m’attristera jamais, valût-il
-un million et fussé-je cent fois plus pauvre
-que je ne le suis.</p>
-
-<p>Une boîte à ouvrage, une tapisserie sur le
-métier, un sac de bonbons à moitié vide et
-quelques autres jolis détails ajoutent une expression
-nouvelle à la physionomie du salon.
-On y respire ce parfum que ni Rimmel ni
-Atkinson n’ont encore songé à mettre en bouteilles :
-<i lang="it" xml:lang="it">odor di femmina</i> ! Nous y laissions entrer
-les chiens en 1838, et ces beaux appartements
-conservaient tout l’automne une vague
-odeur de chenil.</p>
-
-<p>La jeune comtesse de Granfort, je peux le
-confesser aujourd’hui, m’a fait passer en mai
-quelques nuits blanches. Les vieilles amitiés
-sont jalouses ; on n’apprend pas sans un certain
-émoi qu’un camarade de trente ans s’est
-mis en puissance de femme. Il est rare que le
-mariage n’isole pas un homme, au moins pour
-quelques années. C’est une nouvelle intimité,
-plus absorbante, et qui fait oublier les anciennes.
-Nos maîtresses ne sont qu’un lien de
-plus entre nous, d’autant plus qu’on les partage.
-Les vieux amis avaient donc un peu porté
-le deuil du bon Eude, quand on l’avait su marié.
-Une jeune femme que l’on ne connaît pas
-apparaît de loin comme un joli monstre. Je
-parle en vieux garçon, mais tant pis ! on parle
-comme on est. La nouvelle comtesse pouvait
-être dévote, avare, acariâtre, orgueilleuse, ou
-tout simplement trop mondaine pour nous.</p>
-
-<p>Eh bien, non ! C’est une bonne et brave petite
-personne. Pas si petite : elle a presque la
-taille de son mari, qui est un homme moyen.
-Taille svelte et bien prise ; les extrémités allongées,
-l’œil noir, les sourcils nets, le nez droit,
-la bouche un peu grande, mais étincelante de
-fraîcheur ; le front haut, les cheveux bleus.
-Rien de plus cordial et de plus hospitalier que
-son sourire : elle nous a tendu les deux mains
-avec la franchise d’un bon garçon. « Messieurs
-les vieux amis, nous a-t-elle dit sous le vestibule,
-je compte que vous me permettrez d’être
-des vôtres, et que vous ne m’en voudrez pas
-de m’être installée chez vous. » Elle n’est ni
-dévote, ni bégueule, ni avare, ni trop pendue
-au cou de son mari. Hier soir, à dîner, elle a
-fait les honneurs en maîtresse de maison émérite.
-La cuisine était bonne, les vins choisis,
-le service plus que correct. Elle s’occupait de
-tout le monde au lieu de rester dans sa châsse,
-comme tant d’autres qui ont l’air de dire :
-admirez-moi !</p>
-
-<p>Pourquoi diable n’avons-nous jamais pensé
-à prendre femme ? Eude a meilleure mine que
-nous ; le mariage l’a rajeuni.</p>
-
-<p>Mme de Granfort a pris le café avec nous,
-sous ce fameux vestibule. Son exemple a entraîné
-les autres dames ; il y a nombreuse
-compagnie au château : vingt-cinq personnes
-pour le moins. Tous gens choisis ; j’ai remarqué
-surtout un capitaine de vaisseau d’une
-rondeur et d’une verve incroyables, et un conseiller
-à la cour de…, homme vraiment distingué
-par l’étendue et la variété de son esprit.
-Il a rempli longtemps les fonctions de juge
-d’instruction : voilà ce que j’appelle un métier
-de chasseur ! Il connaît toutes les ruses du gibier
-et raconte ses campagnes avec une finesse,
-une simplicité, une justesse de ton qui m’ont
-laissé sous le charme. Sa femme, qui était ma
-voisine, a l’ampleur, la majesté, la grâce naturelle
-d’une reine de quarante-cinq ans. Elle
-est réellement belle et pas provinciale pour un
-liard ; on trouve de ces femmes-là en province.</p>
-
-<p>J’ai admiré le courage de sept à huit belles
-personnes qui se sont enfumées tout un soir
-pour le plaisir de bavarder avec nous. Autant
-qu’il m’en souvient, l’odeur du tabac doit être
-insupportable à ceux qui ne fument pas eux-mêmes.
-Vous me direz qu’on s’acclimate au
-bout d’une heure ou deux, mais l’ennui de
-rapporter chez soi, dans ses cheveux, dans la
-robe et les dentelles, un parfum de cigare refroidi !
-Nous sommes des pourceaux et les
-femmes sont des anges ; voilà la réflexion sur
-laquelle je me suis couché.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>On nous a réveillés ce matin en nous servant
-la soupe du chasseur, accompagnée d’une
-mauvaise nouvelle. Il pleuvait, mais là, si fort,
-qu’il fallait rester au lit, ou chasser en pleine
-eau. Le mauvais temps ne nous eût pas arrêtés
-en 1838, mais on n’a plus vingt ans, on
-commence à se soigner ; l’ami joli se plaint
-quelquefois d’une fraîcheur dans le bras gauche ;
-moi, j’ai le gros orteil qui enfle, sans aucune
-raison apparente, deux ou trois fois par
-an. D’ailleurs, Mme de Granfort a dit hier
-au soir qu’elle comptait ouvrir la chasse avec
-nous. Elle s’est fait faire un amour de fusil,
-léger comme une plume, et un habit de chasse
-à faire crever Diane de dépit. Je médite ces
-raisons en ouvrant la fenêtre de ma chambre,
-puis je vois une échappée de bleu dans le ciel
-et je boucle ma guêtre gauche ; puis le bleu
-disparaît, j’ôte la guêtre, et j’entre en chemise
-chez le grand ami qui a refermé ses volets et
-mis sa tête sous l’oreiller. Tout bien examiné,
-je me recouche et je dors mal, par livraisons
-de dix à quinze minutes, jusqu’au premier
-coup du déjeuner.</p>
-
-<p>Le ciel s’est éclairci. On se mouillera, c’est
-certain, mais on pourra chasser dans deux
-heures. Je m’habille en vieux chasseur : la
-culotte de toile, la blouse bleue, les gros
-souliers, les guêtres et tout. Cette toilette
-est admise au déjeuner : seulement, on mettra
-un tapis carré sous nos chaises pour
-protéger le parquet contre nos clous. Tandis
-que je mets la dernière main à ma toilette,
-j’entends au loin deux ou trois coups de fusil.
-Allons ! la chasse est commencée en dépit du
-mauvais temps ; nous n’en aurons pas l’étrenne.</p>
-
-<p>On s’est mis à table à onze heures. Voici la
-toilette adoptée ou inventée par Mme de Granfort :
-habit mousquetaire en drap bleu à boutons
-d’or, coutures piquées de soie jaune ; jupe
-écossaise de plaid très-fort, plissée en fustanelle ;
-jupon de cachemire rouge ; souliers de
-cuir écru, guêtres de corde anglaise ; cravate
-longue de foulard rouge ; toque écossaise ornée
-d’une aile de perroquet rouge. Cette profusion
-de rouge m’effaroucherait un peu si j’étais gibier,
-mais elle fera bien dans le paysage.</p>
-
-<p>On déjeune toujours trop à la campagne ;
-nous nous sommes mis en chasse vers une
-heure. Le temps était beau, décidément ; à
-peine si nous avons reçu deux ou trois grains
-dans l’après-dînée. Chacun a pris son arme
-sous le vestibule et glissé dans sa poche une
-vingtaine de cartouches. C’est peu pour une
-ouverture, mais les porte-carniers qui nous
-suivront à distance se chargent d’un léger supplément.
-On passe par le chenil, où le plus
-beau concert salue notre arrivée. Les chiens
-courants, logés à part, donnent de la voix
-comme de beaux diables allongeant leurs
-belles têtes entre les grilles de fer. Pauvres
-bêtes ! leur tour viendra, dans quelques semaines,
-quand le bois et le parc seront un peu
-éclaircis.</p>
-
-<p>Nous avons quatre chiens d’arrêt, dont une
-chienne : Mars, Tom, Phanor et Mouche. Mars
-et Tom sont deux animaux superbes, grands,
-forts et admirablement découplés. Le premier
-appartient à notre ami d’Anglure, qui l’a fait
-venir de loin et payé cher. En dépit de toutes
-les garanties qui assaisonnaient son passeport,
-ce Mars est un chien fou qui ne vaudra
-jamais grand’chose. Il se lance dans la plaine
-comme un écolier en vacances ; il n’entend ni
-la voix, ni le sifflet ; je crois même, entre nous,
-qu’il ne sent pas le gibier. Cependant il a fait
-un arrêt magnifique, à trois cents pas de son
-maître, et il s’est tenu ferme au poste avec la
-solidité quasi-militaire d’un <i lang="en" xml:lang="en">pointer</i> anglais.
-Hélas ! c’était une alouette !</p>
-
-<p>Tom, le chien du grand ami, est presque
-aussi enfant, mais c’est un enfant qui promet
-davantage. Son maître l’a pris au dernier moment,
-pour remplacer une admirable bête qui
-s’était fait couper en deux par un <i>express</i>. Mais
-un chasseur expert et résolu comme le grand
-ami dresserait un agneau, un chat, un lièvre
-même. Il s’est mis vigoureusement à l’éducation
-de Tom ; il l’a cravaté d’une bande de cuir
-hérissée de clous à l’intérieur ; à cet engin de
-répression pend une ficelle de dix mètres que
-Tom entraîne partout avec lui. Qu’il s’oublie
-un instant : le grand ami pose le pied sur la
-ficelle et les pointes du collier se font sentir.
-Tom est à bonne école, il se fera.</p>
-
-<p>Mon vieux Phanor a le profil vulgaire et la
-désinvolture épaisse d’un petit cochon noir.
-Il n’est ni grand ni beau ; sa grosse tête,
-enfoncée dans les épaules, lui donne une vague
-ressemblance avec M. V., de l’Académie
-française. Mais il a le meilleur naturel du
-monde, une expérience de douze ans et, si
-j’ose le dire, une excellente éducation. Flair
-infaillible, quête lente et mesurée, arrêt ferme
-comme un roc ; il a tout ce qui fait le bon chien
-de chasse, excepté les jambes. Il se fatigue vite,
-et au bout de cinq ou six jours, il demande
-vingt-quatre heures de repos.</p>
-
-<p>Quant à la petite Mouche, je suis forcé de
-lui rendre justice, quoiqu’elle ne m’appartienne
-pas : c’est un bijou. Elle est blanche, tachée
-de feu, mais blanche d’un blanc d’hermine, et
-proprette comme une servante de vieux curé.
-Ses formes sont sveltes, délicates, mignonnes,
-presque féminines ; ses allures rendraient une
-chatte jalouse ; elle entre dans une avoine ou
-dans un trèfle comme Mme de M. dans un salon.
-Elle arrête avec esprit : « Tiens, tiens !
-semble-t-elle dire en levant la patte, il y a des
-perdreaux céans ? Perdreaux, mes bons amis,
-veuillez attendre un instant M. et Mme de
-Granfort, mes maîtres et les vôtres : leurs Seigneuries
-ont un compte à régler avec vous. »
-Lorsque la compagnie a pris son vol, elle lève
-la tête et dit : « Voyons ! combien en tombera-t-il ?
-Je parie pour un au moins. » Si rien
-ne tombe, elle ne cherche pas cinq minutes
-avec l’obstination de ces chiens mal appris qui
-soulignent pour ainsi dire la maladresse du
-maître. Elle se remet en chasse et feint de n’avoir
-rien entendu. Quand la pièce est morte
-ou blessée, Mouche la cueille du bout des dents,
-l’apporte telle quelle à madame, frétille discrètement
-de la queue, et attend une caresse qu’on
-ne lui laisse pas désirer longtemps. Le seul
-défaut de cette charmante petite bête, c’est une
-susceptibilité presque maladive. Le moindre
-reproche la froisse, elle prend de travers la plus
-légère observation. Elle est plus sensible à la
-critique que le célèbre écrivain M. Feydeau, ou
-l’illustre peintre M. Couture. Elle dirait volontiers
-avec M. Ingres : une cuillerée de fiel est
-plus amère que cent tonneaux de miel ne sont
-doux. Je l’ai vue quitter la chasse sur une parole
-un peu vive et bouder jusqu’au soir à la
-porte du château ; car elle n’est pas logée au
-chenil. Elle daignait chasser le lendemain,
-mais il fallait d’abord lui présenter des excuses.</p>
-
-<p>La chasse des Retraites, j’entends la chasse
-en plaine, est divisée en deux parts. Elle comprend
-les terres du château qui font au plus
-deux cents hectares, et les terres des communes
-voisines qui donnent mille hectares
-environ. Les communes sont louées par
-Granfort et par un riche industriel du voisinage.
-Vous comprenez pourquoi l’on commence
-la chasse par les communes : autant de
-perdreaux tués, autant de pris sur le voisin.
-Les compagnies effarouchées vont chercher
-une remise sur les terres du château, où nous
-les aurons à nous seuls.</p>
-
-<p>Ce matin, par malheur, la plaine était déjà
-bien dépouillée : il ne restait sur pied que
-quelques trèfles, quelques vesces et passablement
-d’avoines. Le trèfle et la vesce se foulent
-impunément, mais les avoines sont une autre
-affaire. Défense formelle d’y entrer ; il est
-même imprudent d’y faire entrer les chiens.
-Au bout de chaque sillon se tient un paysan
-ferré sur son droit qu’il appelle son <i>drouet</i>. Ces
-gaillards-là ont une teinture du code et de
-plusieurs autres livres. Ils savent des phrases
-toutes faites, et haranguent au besoin le chasseur
-qui les foule. « Savez-vous bien, monsieur,
-que les allées et venues de votre chien
-rendront la moisson impraticable ? c’est un
-abus exorbitant, une manœuvre désiroire et
-féodale ! Nous sommes citoyens, fils de 89 et
-les enfants de nos œuvres ; nous avons travaillé
-pour arracher au sol ingrat cette modeste
-récolte ; trouvez-vous équitable que les
-sueurs du pauvre plébéien soient foulées par
-un quadrupède luxueux ? »</p>
-
-<p>Hélas ! hélas ! grands nigauds de citadins
-que nous sommes ! c’est nous qui avons inventé
-ces phrases-là ; nous les avons crachées
-en l’air sans penser qu’un jour ou l’autre elles
-nous retomberaient sur le nez !</p>
-
-<p>Entre nous, je suis certain que le passage
-d’un chien dans les avoines ne fait pas un centime
-de dégât, surtout après la pluie. Mais je
-trouve excellent que l’habitant des villes récolte
-dans les champs la rhétorique qu’il y a
-semée. D’ailleurs, ces paysans légistes et beaux
-parleurs ne sont nullement intraitables. Ils
-ouvrent un large bec comme pour engloutir le
-chasseur et son chien, mais que faut-il pour
-fermer ce gouffre épouvantable ? Une pièce de
-dix sous.</p>
-
-<p>Les terrains des communes sont une longue
-plaine assez étroite ; un joli chemin vicinal les
-borde d’un bout à l’autre ; aussi les hôtes du
-château et les dames elles-mêmes suivent la
-chasse sans se mouiller les pieds. A chaque
-coup heureux, à chaque perdrix qui tombe, les
-applaudissements et les cris récompensent le
-chasseur.</p>
-
-<p>Pour moi, vieux batteur de plaine, la plus
-belle récompense d’un coup bien ajusté, c’est
-le plaisir de voir une pelote entourée de plumes,
-petite ou grosse, caille ou perdrix, tomber
-comme un plomb dans les chaumes. Les cailles
-n’ont pas encore émigré, les perdreaux sont
-grands et forts, sauf une compagnie de malheureux
-pouillards qu’on a massacrés en détail,
-sous prétexte qu’ils ressemblaient à des
-cailles. La ressemblance a fait bien des victimes,
-depuis Lesurques jusqu’à ces pouillards.</p>
-
-<p>Le lièvre est rare cette année ; on croit que
-les légistes en sabots auront tendu quelques
-collets. Le fait est que nos fusils ont récolté
-peu de poil et beaucoup de plume : trois lièvres
-au total sur quarante pièces de gibier. C’est
-une proportion inusitée, au moins dans le
-pays.</p>
-
-<p>Tous les détails de la chasse ont été curieux,
-nouveaux, intéressants au plus haut degré,
-pour les acteurs et les spectateurs : c’est pourquoi
-je m’abstiens de les écrire. Tous les drames
-où l’on fait parler la poudre sont faits
-pour être vus ; ils perdent quatre-vingt-dix pour
-cent à la lecture. Si je vous racontais que j’ai
-manqué un lièvre à bout portant, ou tué un
-perdreau à cent cinquante pas avec du plomb
-numéro 9, ou qu’un râle de genêts a essuyé
-une fusillade épouvantable sans broncher, ou
-qu’une perdrix démontée a coulé dans un carré
-de trèfle pas plus grand que la main, et que
-ni les chasseurs ni les chiens réunis n’ont pu
-ni la trouver ni la faire sortir, ces incidents
-d’une importance énorme, et qui nous ont
-tous émus, vous laisseraient peut-être froids.</p>
-
-<p>La jeune dame a fait merveille avec son fusil
-Lefaucheux à un seul coup. Sans parler de
-cinq ou six pièces qu’elle a tuées de compte à
-demi et que la galanterie française lui a adjugées
-en propre, elle a descendu toute seule un
-râle et un perdreau ; c’est gentil, quand on n’a
-pas la ressource de doubler. Je connais de
-bons chasseurs qui ne tuent que du second
-coup.</p>
-
-<p>Nous avions, sur le flanc de l’armée, un
-type remarquable. C’est un vieux monsieur
-qui ne chasse pas, étant trop paresseux pour
-se charger d’un fusil, mais qui suit la chasse
-avec ardeur, note soigneusement les remises,
-les indique à grands cris, nous y conduit lui-même,
-et fait plus de chemin dans son après-dînée
-que nos quatre chiens réunis. Homme
-d’esprit, d’ailleurs, il se compare lui-même à
-ces amateurs de trente et quarante qui pointent
-les coups sans jouer.</p>
-
-<p>Malgré quelques bouillons, nous ne sommes
-rentrés qu’à la nuit tombante. L’absinthe nous
-attendait sous le cher vestibule, avec tous les
-apéritifs connus, bitter, curaçao, vermouth et
-le reste. Puis chacun a gagné son cabinet de
-toilette et trouvé dans les grands pots de
-faïence une ample provision d’eau chaude. On
-se lave, on s’habille ; en avant l’habit noir et
-la cravate blanche ! Le dîner sonne, les dames
-descendent à la file en robes claires décolletées,
-et nous donnons un coup de fourchette
-plus formidable que nos cent cinquante ou
-deux cents coups de fusil. Le rôti de cailles et de
-râles, primeur exquise, n’est pas dévoré, il est
-bu, escamoté comme une muscade. On dîne
-toujours bien aux Retraites ; la tradition se
-maintient.</p>
-
-<p>Mais comme ils se sont endormis de bonne
-heure ! Moi-même… ah ! sacrebleu ! On se
-reposait de la chasse en dansant toute la nuit
-avec les paysannes, en l’an de grâce et de jeunesse
-1838 !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">TOUT PARIS</h2>
-
-
-<p>Notre whist venait de finir et je faisais
-le compte des fiches lorsqu’un soupir mal
-étouffé détourna mon attention. C’était la jolie
-Mme Feuerstein, la femme de cet énorme
-sous-contrôleur des hypothèques, qui levait les
-yeux vers le lustre en repliant un journal.</p>
-
-<p>« Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque
-<i>fait divers</i>, qui a eu le bonheur d’émouvoir un
-instant cette petite âme blonde ? »</p>
-
-<p>Elle rougit comme un enfant pris en faute,
-et répondit, avec ce léger accent d’outre-Rhin,
-qui colore délicieusement ses moindres paroles :</p>
-
-<p>« Rien de ce que vous croyez. Je pensais
-seulement que si la baguette d’une fée me
-transportait ce soir au théâtre des Hannetons
-Fantastiques, je verrais d’un seul coup d’œil
-tout ce qu’il y a de grand et d’illustre à Paris ! »</p>
-
-<p>Et, comme je la regardais avec une stupéfaction
-visible, elle rouvrit le journal en rougissant
-de plus belle et mit le doigt sur un mot
-de réclame ainsi conçu :</p>
-
-<p>« C’est aujourd’hui que Tout Paris s’est donné
-rendez-vous dans l’adorable bonbonnière des
-Hannetons Fantastiques, pour applaudir le nouveau
-chef-d’œuvre de notre étincelant Ducosquet,
-<i>le Sucre d’orge enchanté</i>, revue des trois
-premières semaines de 1864, interprétée par
-M. Léopold et l’élite de la troupe. »</p>
-
-<p>M. Feuerstein (oh ! cet homme !) accourut
-d’un pas d’éléphant pour voir ce que nous
-lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec
-la lenteur et la gravité d’Angelo Maï lisant un
-palimpseste ; puis il se mit à rire épais, et cria
-de son horrible voix allemande qui mêle de la
-pomme de terre et de la poix de cordonnier à
-toutes ses paroles :</p>
-
-<p>« Le Zugre t’orche enjandé ! Za zera gogasse ! »</p>
-
-<p>Marguerite le regarda doucement, sans reproche
-et sans mépris : elle est si bonne !</p>
-
-<p>« Mon ami, lui dit-elle, ce n’est pas la comédie
-que je regrette, mais cet aréopage de grands
-hommes et de femmes illustres qui sera là
-pour applaudir. Quelle fête pour une âme
-enthousiaste ! Les orateurs ! les philosophes !
-les hommes d’État ! Les grands artistes !
-Les poëtes surtout ! Tout Paris ! oh ! Paris ! »</p>
-
-<p>Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on
-ne verra sur la rive gauche du Rhin, une femme
-de vingt-deux ans rougir aussi joliment
-qu’elle !) Je ne sais quelle secrète sympathie
-faisait en même temps monter le sang à mes
-oreilles.</p>
-
-<p>« Si jamais, lui répondis-je, notre excellent
-ami Feuerstein se décide à vous conduire à
-Paris, je vous ferai voir une première représentation
-comme celle de ce soir, ou même une
-plus belle. Je vous y montrerai ce qu’on appelle,
-en style de réclame, Tout Paris ; mais
-sachez, dès à présent, que votre curiosité sera
-un peu déçue.</p>
-
-<p>— Cependant, si nous étions ce soir au
-théâtre des Hannetons Fantastiques, nous verrions…</p>
-
-<p>— Qui ?</p>
-
-<p>— D’abord, l’Empereur et l’Impératrice.</p>
-
-<p>— Non. Je puis vous certifier que jamais
-vous ne les rencontrerez là.</p>
-
-<p>— Mais les ministres, au moins ?</p>
-
-<p>— Pas davantage. Les ministres sont trop
-occupés pour courir les petites fêtes de ce
-genre. Vous n’y rencontrerez ni Excellences,
-ni sénateurs, ni conseillers d’État, ni rien de
-ce qui touche au monde officiel.</p>
-
-<p>— Il y a l’Opposition.</p>
-
-<p>— L’Opposition se couche de bonne heure. Je
-parierais cent contre un que ni M. Jules Favre,
-ni M. Ollivier, ni M. Picard n’ont jamais mis
-les pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant
-à M. Berryer, M. Marie et M. Thiers, je suis sûr
-qu’ils ne connaissent, pas même de nom, cet
-agréable petit théâtre.</p>
-
-<p>— Ainsi le monde politique ne fait point
-partie de Tout Paris ?</p>
-
-<p>— Il n’a garde !</p>
-
-<p>— A vous dire le vrai, je n’en suis pas trop
-désolée. Je donnerais six ministres, douze sénateurs
-et vingt-quatre députés pour un philosophe
-comme M. Littré ou un romancier
-comme M. Renan.</p>
-
-<p>— Je vous préviens aussi que M. Littré n’est
-pas un pilier d’avant-scènes. Vous ne le rencontrerez
-pas plus souvent aux Hannetons
-Fantastisques que M. Guizot au café Mazarin.
-Inscrivez dans vos papiers que les philosophes
-et les savants de notre époque, non plus que
-les hommes politiques, ne se rencontrent dans
-les réunions de Tout Paris.</p>
-
-<p>— Et les artistes ?</p>
-
-<p>— Parlez-vous des rapins ? on les trouve
-partout. Mais ni M. Ingres, ni Delacroix, ni
-Horace Vernet, ni Delaroche n’ont jamais fréquenté
-ces petites fêtes de famille. Meissonier,
-le plus jeune des grands, habite Poissy. Rossini
-ne voit le monde que chez lui ; il se couche à
-neuf heures. M. Auber passe ses soirées à
-l’Opéra ou dans le monde. Félicien David se
-cache dans un trou pour échapper aux ovations,
-et Gounod court l’Europe pour les rencontrer.</p>
-
-<p>— Mais alors Tout Paris c’est le monde des
-gens de lettres, exclusivement ? Je ne regretterais
-pas le voyage, ô mon ami ! s’il m’était
-donné d’assister à la réunion de tant de nobles
-intelligences ! George Sand, Lamartine, les
-Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Ponsard,
-Théophile Gautier, ô ciel !</p>
-
-<p>— Un instant ! comme vous y allez !
-Mme Sand habite le Berri douze mois de l’année.
-Lamartine, lorsqu’il n’est pas dans ses
-vignes de Saône-et-Loire, s’enferme dans son
-appartement, rue de la Ville-Lévêque, où il
-travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous
-savez où ; Alphonse Karr fait des bouquets à
-Nice ; Dumas père dirige un journal à Naples ;
-Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de
-Théophile Gautier : pour les attirer à Paris, il
-faut une affaire d’État, ou un service à rendre.
-Ponsard a fait son nid dans le Dauphiné ; Jules
-Sandeau, le meilleur et le plus modeste des
-hommes, vit dans la retraite au faubourg Saint-Germain.
-Flaubert et son ami Bouilhet ne bougent
-guère de leur Normandie ; M. Labiche
-s’adonne à la grande culture en Sologne ;
-M. Prosper Mérimée passe tous ses hivers à
-Cannes ; Octave Feuillet vit à Saint-Lô, Émile
-Augier préfère les réunions du vrai monde,
-où il est fort goûté, à la cohue de Tout
-Paris.</p>
-
-<p>— Mais, interrompit-elle en souriant, de
-quelle cohue parlez-vous ? Il ne reste plus personne. »</p>
-
-<p>Le mari ajouta finement : « Z’est pas la peine
-de se térancher, z’il n’y a bersonne à foir ! »</p>
-
-<p>Personne à voir ! Cet Alsacien est inepte, décidément.
-Tu ne comprends donc pas, ô tonneau
-de choucroute, que l’absence de tous nos
-grands hommes centuple l’intérêt de ces réunions ?
-Si les vrais politiques, les vrais philosophes,
-les vrais savants, les vrais artistes,
-le vrais écrivains ou même les vrais riches
-(c’est pourtant bien peu de chose) étaient rassemblés
-sous une coupole, nous n’y serions
-pas chez nous, mais chez eux. La salle des
-Hannetons Fantastiques ne serait plus une
-bonbonnière, mais une académie, un prytanée,
-un panthéon, un olympe ! De quel front te dirigerais-tu
-vers ton fauteuil d’orchestre, si tu
-risquais d’écraser en passant le chapeau de
-M. Viennet ou les augustes cors de M. Cousin ?
-Oserais-tu pouffer de rire aux <i>cascades</i> de
-M. Léopold, si tu sentais à ta droite l’illustre
-coude d’un Pereire, et à ta gauche le genou
-intéressant d’un Rothschild ? Tu te ferais tout
-petit et tu te replierais en toi-même, de peur
-de froisser des hommes dont la personne vaut
-un louis d’or le brin, comme les plumes du
-chapeau de Mascarille.</p>
-
-<p>« Madame, répondis-je à Marguerite, le petit
-monde qui s’intitule en français <i>Tout Paris</i>
-et en argot le <i>Paris des premières</i> est quelque
-chose de léger, de petillant, de fumeux et d’insaisissable
-comme la mousse qui couronne un
-verre de vin de Champagne. Nos chimistes les
-plus illustres, depuis Lavoisier jusqu’à Berthelot,
-ont vu de loin ce composé bizarre, personne
-encore ne l’a soumis à l’analyse. C’est
-une association de quatre ou cinq mille personnes,
-ramassées par le hasard, réunies par
-un coup de vent, mais plus difficiles à disperser,
-plus solides au poste que les 40 000 hommes
-de la garde impériale.</p>
-
-<p>« La Société possède en commun quelques
-immeubles célèbres : le bitume du boulevard
-des Italiens, l’allée qui contourne les lacs du
-bois de Boulogne, la bande de gazon où se
-rangent les voitures, autour de tous les champs
-de courses ; un trottoir des Champs-Élysées ;
-le perron de la Conversation à Bade. Ses revenus
-sont mal définis : on parle d’un passif considérable
-chez les carrossiers, les couturières
-et les tailleurs ; cependant l’or sonne dans
-toutes les poches, et, partout où l’on va, les
-pourboires tombent drus comme grêle. Les
-avant-scènes, occupées par ce public spécial,
-coûtent toujours dix louis ou zéro centimes :
-pas de milieu. Mais que la loge soit donnée ou
-vendue, on loue toujours un petit banc le double
-de ce qu’il a coûté dans son neuf.</p>
-
-<p>« Cette foule se compose d’éléments très-divers,
-mais on peut, à vue de pays, la diviser
-en quatre catégories : les aspirants, les déclassés,
-les viveurs et les observateurs.</p>
-
-<p>« Les aspirants sont ceux qui voudraient
-bien être célèbres, ou millionnaires, ou simplement
-préfets de première classe, sans qu’il
-leur en coûtât aucun travail. Les uns espèrent
-ramasser une idée dans la foule comme on ramasse
-une épingle dans le vestiaire d’un grand
-bal. Le fait est que les Parisiens, gent prodigue
-et distraite, sèment plus d’idées dans les couloirs
-pendant un seul entr’acte qu’il n’en faudrait
-pour remplir cinq actes et demi. L’aspirant
-dramaturge se promène autour de la salle
-comme un glaneur de poudre d’or autour d’une
-mine en exploitation. Il se flatte qu’après une
-récolte heureuse, un hasard obligeant lui fournira
-l’occasion <i>d’emmancher une affaire</i> avec
-M. Grangé ou M. d’Ennery.</p>
-
-<p>« Dans cette généreuse-pensée, il souhaite
-mal de mort à la pièce qui se joue : « place aux
-jeunes, morbleu ! » Il sifflerait de bien bon
-cœur, mais il se borne à murmurer en haussant
-les épaules, car l’auteur, qui le connaît
-sans savoir d’où, lui a donné un billet sans
-savoir pourquoi.</p>
-
-<p>« Son voisin, autre aspirant, vise plus directement
-au solide. C’est un jeune homme
-propre à tout, comme tous les batteurs de boulevard.
-Donnez-lui un emploi de secrétaire général
-dans les charbons, les chiffons ou les
-fritures ; nommez-le directeur d’un théâtre subventionné,
-ou préfet dans la banlieue, ou receveur
-général sur une grande ligne de chemin
-de fer, il est prêt à tout et même propre à tout.
-C’est la peur d’entamer son aptitude universelle
-qui l’écarte du travail et de la spécialité.
-S’il était particulièrement capable de quelque
-chose on croirait qu’il n’est bon qu’à cela et le
-champ ouvert à son ambition ne serait plus
-illimité.</p>
-
-<p>« Mais quelles occasions espère-t-il rencontrer
-au théâtre des <i>Hannetons fantastiques</i> ?
-Toutes ! ou du moins cent fois plus qu’il n’en
-pourrait trouver dans les salons ou dans les
-antichambres. Aborder un financier ou un
-homme d’État dans son cabinet, c’est prendre
-le taureau par les cornes. Il est sur la défensive,
-armé de pied en cap contre les gentillesses
-du solliciteur. L’attaquer dans le monde,
-au milieu d’un grand bal ou d’une réception
-officielle ! C’est cent fois pis. Allez donc amadouer
-un homme qui bâille intérieurement loin
-de sa maîtresse, auprès de sa femme, au milieu
-d’un océan sirupeux de compliments, de
-banalités et de sottises !</p>
-
-<p>« Dans ces occasions, le riche financier ou
-le grand homme d’État ne montre pas les cornes :
-il est trop bien élevé ! Mais dès le premier
-mot qui sent la pétition, il se hérisse de petites
-pointes imperceptibles, et qui s’y frotte s’y
-pique. Mieux vaut donc mettre à profit le décret
-de la Providence qui a permis que tous ces
-gros messieurs fussent doublés d’autant de jolies
-filles : on les a par leurs amies, qui font
-l’ornement de <i>Tout Paris</i>.</p>
-
-<p>« Or, tandis que les jolis aspirants débitent
-des fadeurs et des marrons glacés, dans les
-loges semi-officielles, un nombre égal de jolies
-aspirantes, assises au balcon et à la galerie,
-couvent cinq ou six têtes de l’orchestre, aussi
-chauves que des œufs d’autruche. Ces enfants
-ont encore leurs dents et leurs cheveux ; mais
-la voiture à huit ressorts et les diamants ne
-leur sont pas encore venus. Chacune d’elles
-met sa candeur en étalage et sourit innocemment
-à l’avenir, mais si l’on pouvait appliquer
-l’oreille à la porte de ces jeunes cœurs, on entendrait
-une grosse voix qui crie : « Où est-il le
-sénateur, le vice-amiral, l’agent de change qui
-me changera de chrysalide en papillon ? Est-ce
-que je ne vaux pas ce vieux pastel de X…, ou
-cette grosse poissarde de Z…, ou la fameuse
-Y…, qui a complété depuis plus de vingt
-ans sa troisième dentition ? A l’injustice ! on
-n’arrive que par rang d’ancienneté, dans cette
-bicoque de Paris !… »</p>
-
-<p>« Mon ami Cob, le gros <span lang="en" xml:lang="en">sportsman</span>, compare
-ce coin du monde à une enceinte de pesage, où
-l’on rencontre pêle-mêle les jockeys en casaque
-fraîche sur des poulains ardents et pressés de
-courir, et les coureurs crottés, démontés,
-fourbus, rompus. Les déclassés jeunes ou
-vieux (il y en a de trente ans) sont pour un
-bon quart dans la foule. Les dramaturges qui
-ont eu la vogue, les journalistes qui ont eu de
-l’esprit, les financiers qui ont eu du crédit, les
-femmes qui ont été à la mode, les artistes qui
-ont eu du succès, les directeurs qui ont eu un
-théâtre, les <span lang="en" xml:lang="en">gentlemen-riders</span> qui ont eu des
-chevaux, en un mot tous ceux que la roue de
-la fortune a déposés à terre après les avoir
-élevés, finissent rarement leurs jours dans la
-rivière. Ils aiment mieux se replonger dans ce
-tourbillon joyeux et bienveillant qu’on appelle
-<i>Tout Paris</i>. Ils y trouvent un regain de distractions
-gratuites, de poignées de main machinales,
-de bonnes fortunes modestes, mais
-tolérables ; ils y découvrent même de temps
-en temps quelques louis à emprunter. On dirait
-que cette cohue, qui se sent vivre au jour
-le jour, aime à se rattacher au passé par quelques
-liens fragiles. Les hommes ont une certaine
-considération et les femmes un certain
-bon vouloir pour ceux qui ont été quelque
-chose. On leur livre l’amour et l’amitié à des
-prix de faveur, comme à d’anciens clients avec
-qui l’on ne veut pas rompre ; car enfin, ils ont
-contribué peu ou prou à la prospérité de la
-maison. Cette faveur est si manifeste que plus
-d’un malin l’a exploitée à son profit : on a vu
-de faux déclassés, qui n’avaient jamais appartenu
-à aucune classe, et qui se recommandaient
-(fort utilement, ma foi !) de disgrâces
-imaginaires. « Ce scélérat de V. m’a volée indignement,
-disait Mlle S. S. Il s’est fait présenter
-chez moi comme sous-préfet destitué, et
-il n’a jamais été que clerc de notaire en province ! »</p>
-
-<p>« Autant ce monde est envieux, impitoyable,
-atroce avec les gens qui le dominent de trop
-haut et ne prêtent rien à mordre, autant il est
-tolérant et bon pour ceux qui lui ont laissé
-prise par quelque endroit. La naissance, la
-beauté, la fortune, le talent même, ce crime
-irrémissible que la mort seule fait excuser, on
-vous pardonnera tout, dès qu’on a le droit de
-vous plaindre ou de vous mépriser légèrement.
-Rachetez votre supériorité par quelque honte ou
-quelque misère ; tout Paris vous acquittera. Il
-n’est pas exigeant, il ne demande pas l’impossible ;
-il ne veut que le droit de dire en parlant
-de vous : ce pauvre un tel ! Soyez trompé par
-votre femme, ou passez vos nuits à jouer, ou
-buvez assez d’eau-de-vie pour avoir le nez
-rouge, ou perdez l’habitude de vous laver les
-mains, ou simplement volez un billet de cent
-francs de façon que personne n’en ignore : à
-ce prix, l’indulgence de Paris vous est acquise ;
-vous avez fait la part du feu. Personne ne contestera
-plus votre mérite, personne ne se fera
-prier pour vous mettre au Panthéon tout vivant,
-parce que chacun saura précisément quel avantage
-il a sur vous.</p>
-
-<p>« C’est par là que je m’explique la faveur
-spéciale dont jouissent les déclassés. Tout le
-monde leur veut du bien, car ils ne portent
-plus ombrage à personne. On vante leur esprit,
-on cite tous leurs mots, car le déclassé parisien
-paye son écot dans les théâtres en faisant des
-mots contre l’auteur. On les applaudit au foyer,
-on les entoure, on leur fait des offres de service ;
-c’est à qui leur tendra la main pour les
-relever, car on est à peu près sûr qu’ils ne se
-relèveront jamais.</p>
-
-<p>« Quelquefois cependant un de ces déclassés
-remonte sur sa bête et prend le galop, au grand
-étonnement de la galerie. Il retrouve une place
-ou refait une fortune à la barbe de tout Paris.
-Dans ces occasions, qui d’ailleurs sont assez
-rares, tout le monde applaudit, personne n’est
-jaloux. On se console de voir passer un homme
-en voiture, lorsqu’on peut dire aux voisins :
-« Je l’ai connu sans souliers. »</p>
-
-<p>« La troisième série est composée des gens
-qui s’amusent. Quelques gentilshommes de
-grande maison, dont l’un, garçon de beaucoup
-d’esprit et de courage, s’est rendu presque
-aussi populaire que le duc de Beaufort. Ceux-là
-ne font guère que traverser le <i>Paris des premières</i>.
-Vers l’âge de trente-cinq ans, ils épousent
-une héritière ou une ambassade et s’esquivent
-à la française, sans prendre congé de
-la compagnie. Si par malheur ils manquent
-le coche, on peut prédire à coup sûr qu’ils se
-ruineront et qu’ils iront échouer vers soixante
-ans dans un consulat de deuxième classe. Quelques
-jeunes officiers de la garde, fort aimés et
-presque aussi redoutés de ces dames. Ils aiment
-dans la perfection et jettent l’argent par les
-fenêtres, mais ils prennent trop au sérieux les
-bagatelles du sentiment et supportent mal la
-concurrence. D’ailleurs on les connaît ; au premier
-roulement de tambour, ils se sauveront
-comme des voleurs en Italie ou en Pologne :
-aucun fonds à faire sur ces gaillards-là. C’est
-dommage ! Quelques jeunes magistrats, deux
-ou trois tout au plus, à qui l’ambition n’est
-pas encore venue ; quelques vieux conseillers
-qui n’ont plus d’ambition… mais je crois que
-nous venons d’enterrer le dernier. Quelques
-médecins assez riches et assez jeunes pour réclamer
-leurs honoraires en nature ; quelques
-jeunes avocats spécialistes, effroi du marchand
-de meubles et terreur du carrossier. Quelques
-jeunes commerçants qui se lancent, mais prudemment ;
-d’ailleurs on aura soin de les marier
-jeunes. Beaucoup d’anciens acteurs qui
-avaient cru se retirer à la campagne, mais que
-la nostalgie du gaz a ramenés malgré eux. Sept
-ou huit vieillards au cœur jeune, à l’œil vif,
-aux favoris trop noirs : les exécuteurs testamentaires
-de feu M. le baron Hulot. Une légion,
-une myriade, une poussière de petits messieurs
-très-laids, très-sots, très-pommadés,
-très-ridicules : faux amoureux, faux gentlemen,
-faux prodigues : la fausse monnaie du
-duc de G. C. Un ancien bonnetier très-spirituel,
-qui s’est retiré du commerce avec 6000 francs
-de rente, et qui s’amuse comme pas un, sans
-écorner son capital. Quelques ménages réassortis
-sans l’intervention de M. le maire : M. A.
-et Mme B., M. C. et Mme D., M. E., Mme F. et
-leurs enfants. Quelques jeunes bas bleus en
-quête d’un roman à moustaches. Un certain
-nombre de coiffeurs, le commissaire de service,
-et M…, prêtre interdit, auteur d’un mauvais
-roman en trois volumes. Deux cents étrangers,
-assez généralement riches, mais plus ménagers
-de leur argent que les deux cents hommes de
-Bourse qui font partie de tout Paris.</p>
-
-<p>« Quatre-vingts femmes arrivées, ou parvenues,
-si vous l’aimez mieux, ayant une livrée,
-des chevaux et quelquefois même de l’esprit.
-Elles ne sont pas toutes jolies, et plus d’une a
-soupé sous la Restauration ; mais la plus médiocre
-a certainement quelque mérite, apparent
-ou caché. On peut dire en thèse générale
-qu’une femme ne gagne pas cinq cent mille
-francs, sans valoir quelque chose. Ce Paris si
-léger en apparence est un faux étourneau qui
-ne donne rien pour rien, pas même son argent.</p>
-
-<p>« Je ne cite que pour mémoire la quatrième
-série, composée des vrais journalistes, des vrais
-dessinateurs, de tous ceux qui se mêlent à
-Paris pour l’étudier et le peindre. Nous sommes
-dans l’assemblée sans en faire partie, comme
-les sténographes au Corps législatif.</p>
-
-<p>« Rien n’est plus curieux pour un spectateur
-désintéressé que l’intérieur d’une salle de
-théâtre, un jour de première représentation,
-cinq minutes avant le lever du rideau. Tout le
-monde se connaît, s’aime, se déteste, se lorgne,
-se salue. Il y a là telle petite femme de vingt
-ans qui porte dans son cœur un fier album de
-photographies ! On y rencontre aussi tel homme
-de plaisir qui a le droit de tutoyer quatre loges
-sur cinq et les deux tiers de la galerie. Mais il
-faut être dans le secret et posséder à fond la
-chronique parisienne pour s’intéresser au jeu
-des lorgnettes et des éventails, pour savoir où
-va le baiser lorsqu’une jolie blonde appuie négligemment
-le bout du doigt sur ses lèvres.
-Vous n’y verriez que du feu, Madame, avec
-tout votre esprit, et vous perdriez le plus beau
-de la comédie. »</p>
-
-<p>Elle fit une adorable petite moue et répondit :
-« Voilà ma curiosité guérie. Je ne comprends
-même pas, soit dit entre nous, que des
-hommes sérieux se fourvoient dans un pareil
-monde sous prétexte d’étudier ce qu’ils connaissent
-si bien. »</p>
-
-<p>Feuerstein me bourra un coup de poing
-dans les côtes en criant : « Vous nous avez
-escamoté la fin, mon gaillard ! Je suis sûr
-que les observateurs s’amusent comme les
-autres ! »</p>
-
-<p>Cet homme est odieux. Et impuni, malheureusement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">LA CHAMBRE D’AMI</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Il n’y a pas une âme dans la ville de Rennes
-qui ne se souvienne un peu de mon oncle, le
-conseiller Boblé. C’était un petit homme, assez
-gros et parfaitement chauve ; le front net et
-luisant comme une motte de beurre, mais l’œil
-vif, le pied leste, la langue bien pendue, le
-mot gaillard ; un tour d’esprit qui rappelait le
-président de Brosses et les magistrats du bon
-temps. L’odeur du tabac lui était odieuse, mais
-il buvait sec et ne dédaignait pas de chanter
-après boire. Il était vice-président du Casino
-de Rennes, grand joueur de piquet, et le meilleur
-homme du monde. Je le tutoyais comme
-un camarade, quoiqu’il fût mon aîné de vingt-cinq
-ou trente ans et qu’il m’eût servi de correspondant
-au collége, sous le règne de sa première
-femme, la sèche.</p>
-
-<p>Quand je sortis de l’école navale, je vins lui
-faire mes adieux. Sa Majesté le roi Charles X
-m’envoyait dans les mers du Sud et nous ne
-savions pas si la fièvre jaune me permettrait
-jamais de rentrer en France. L’oncle était alors
-simple juge au tribunal, mais il portait déjà le
-deuil de Mme Boblé première.</p>
-
-<p>« Mon cher Renaud, me dit-il à la fin d’un
-excellent dîner, je suis ton seul oncle et tu es
-mon seul neveu. Ma fortune, qui n’est point à
-dédaigner, t’appartiendra un jour ou l’autre ;
-le plus tard possible, eh ! garçon ? Tout cela
-vient de ton grand-père maternel, sauf quelque
-cent mille francs légués par la défunte et
-que j’ai parbleu bien gagnés !… » La défunte
-était véritablement une personne qu’on ne pouvait
-embrasser sans se faire des bleus.</p>
-
-<p>« Ton pauvre père t’a ruiné en voulant te
-rendre trop riche ; sois tranquille, je ne spéculerai
-pas, et tu trouveras après moi vingt-cinq
-bonnes mille livres de rente. Porte-toi bien,
-amuse-toi si tu peux, ne risque pas ta peau
-sans nécessité, et si tu relâchais par hasard
-dans quelque joli vignoble, adresse-moi un
-quartaut du meilleur. Quand le roi t’aura fait
-présent d’une paire d’épaulettes, viens passer
-un trimestre avec moi : nous trinquerons à la
-gloire du pavillon français et à la démolition
-de l’Angleterre. »</p>
-
-<p>Je l’embrassai en pleurant, et je ne le revis
-pas de sept grandes années. Nous nous écrivions
-quelquefois, pas trop souvent, mais je
-ne l’oubliai jamais, ni lui ni sa cave. L’officier
-de marine fait des économies malgré lui ; le
-plus clair de mon épargne passa en vins de
-Xérès, de Marsala, de Chypre, de Madère et
-même de Constance. Car je fis le tour du monde
-avant de revoir la cathédrale de Rennes.</p>
-
-<p>Enfin je fus débarqué en 1835, et sans
-prendre le temps de m’amuser à Brest, je pris
-la poste et je courus embrasser le cher oncle.
-Il y avait deux ans que je n’avais vu son écriture,
-mais les journaux m’avaient appris son
-avancement : il était conseiller, et moi j’étais
-enseigne. Un petit mot d’avis lui annonça mon
-arrivée. Je comptais bien le voir à la voiture ;
-ce doux espoir ne fut pas trompé. O l’heureuse
-figure et la bonne embrassade ! Florent,
-son vieux Florent, se chargea de mes malles,
-et moi je m’en fus à pied par la ville, bras
-dessus, bras dessous, avec mon seul parent et
-mon meilleur ami. Chemin faisant, il me parut
-changé ; non pas froid, mais moins cordial et
-comme mal à l’aise. Après s’être informé si je
-n’avais rien appris de nouveau sur son état civil,
-il en vint par de longs détours à l’histoire
-de son second mariage. Je n’en savais pas un
-traître mot, quoique la chose fût vieille de
-deux ans, et ma figure s’allongea peut-être
-un peu ; je ne voudrais pas jurer du contraire.
-Il devina sans doute où le bât me blessait, car
-il se répandit en explications rassurantes. Sa
-femme, née d’Estouville, était aussi noble de
-cœur que de nom. Pauvre, elle avait appris
-dans l’Évangile à mépriser les richesses. C’était
-une personne de la piété la plus rigide et du
-caractère le plus élevé. Le contrat, rédigé par
-elle-même, la laissait presque nue à la mort
-de mon oncle ; elle prenait en tout une somme
-de mille écus pour payer sa dot aux Ursulines ;
-la fortune du bon oncle m’était laissée
-en bloc, aussi bien l’usufruit que la nue propriété.
-Un tel désintéressement me toucha jusqu’au
-fond de l’âme et mon émotion fut au
-comble lorsque M. Boblé ajouta : « Pour te
-déshériter il faudrait un petit cousin, c’est-à-dire
-un grand miracle. J’ai cinquante-cinq ans,
-mes études de droit se sont faites à Paris ; j’ai
-été plus heureux dans mes examens que dans
-mes distractions ; le jugement du docteur, une
-expérience de deux années, tout concourt à
-prouver que je suis du bois dont on ne fait que
-des oncles. »</p>
-
-<p>A ce mot, je faillis l’embrasser dans la rue :
-ce n’est pas dans la marine royale qu’on apprend
-la dissimulation.</p>
-
-<p>Comme nous arrivions au logis, l’oncle me
-prit l’avant-bras avec une familiarité paternelle,
-et me dit :</p>
-
-<p>« Ah ! çà, marin, pas de mots à double
-sens ! Pas d’histoires légères devant ta tante !
-Quoiqu’elle ait bientôt trente ans, c’est une
-petite fille pour la naïveté ; elle ne soupçonne
-pas l’existence du mal. Les sujets de conversation
-ne te manquent point, que diable ! Tu as
-assez vu. On n’en meurt pas pour se contenir
-une heure ou deux. Je te mènerai au Casino,
-et là, dans un petit salon à nous, tu videras le
-sac aux fariboles. Nous n’avons pas encore
-tourné au capucin, sois tranquille. Entre Paucher,
-Loriage et moi, devant un joli bol de
-punch, tu trouveras à qui parler ! Mais à la
-maison, avec elle, prends exemple sur moi : je
-me tiens. »</p>
-
-<p>Je ne saurais dire pourquoi, mais cet avertissement
-rabattit un peu ma verve. Mon regard
-se porta sur la vieille maison sculptée où j’avais
-tant joué et quelquefois si bien ri. La façade
-avait laissé dans mon cœur une image charmante,
-qui me parut flattée en ce moment. Il
-me sembla que les colonnes du porche se tordaient
-dans les coliques, que les gargouilles
-pendaient lamentablement sur la rue, et que
-les mascarons grimaçaient de douleur. Le marteau,
-d’une forme équivoque et joyeuse, avait
-disparu, laissant un vide. L’oncle Boblé tira
-une chaînette de fer, on entendit le son d’une
-cloche aigre, la porte s’ouvrit avec le grondement
-sourd d’un dogue qu’on réveille.</p>
-
-<p>Mais qu’il faut peu de chose pour ramener
-au gai le cours de nos idées ! surtout quand
-nous avons cet âge heureux de vingt-cinq ans !
-La porte ouverte démasqua une fillette brune,
-courte, râblée comme un double poney, et
-vive, mutine, jolie à plaisir. L’oncle Boblé lui
-prit le menton, par une réminiscence du vieil
-homme ; quant à moi, je lui lançai un de ces
-regards puissants, concentrés, chargés d’atomes,
-qui résument dans une étincelle trois
-mois de navigation. La coquine n’en parut pas
-foudroyée ; elle resta d’aplomb sur ses tout
-petits pieds, les yeux braqués contre moi, et
-d’un air qui disait : Une jolie fille vaut un bel
-homme.</p>
-
-<p>Cette rencontre prit moins de temps que je
-n’en mets à la conter. J’étais encore tout
-ébloui, et déjà l’oncle me présentait à ma nouvelle
-tante, au milieu du grand salon.</p>
-
-<p>Assurément ma tante pouvait passer pour
-une belle personne. Elle avait de beaux yeux
-bleus qu’elle voilait en vraie madone. Et des
-cils d’une longueur surprenante et un nez
-droit, modelé comme par un maître de dessin,
-et une bouche blanche et rose qui semblait
-faite exprès pour grignoter des litanies et mâcher
-de menues prières ! La seule idée d’y
-fourrer du beefsteak vous aurait paru sacrilége.
-Ses cheveux, d’un blond froid, tombaient le
-long des joues en rouleaux parfaitement cylindriques,
-comme ces gaufres qu’on prend à
-Tortoni avec les glaces. Elle semblait avoir la
-taille svelte et bien prise, mais est-ce ma faute
-à moi, si la vue de son corsage montant jusqu’aux
-oreilles ne me donnait que des idées de
-busc, de baleine et de cuirasse articulée ?</p>
-
-<p>Elle se tenait debout sur le tapis, un livre
-rouge à la main, comme un portrait de famille.
-Autour d’elle, le long des murs, elle avait aligné
-des ancêtres, les siens ; je ne les ai pas
-comptés, mais je parie pour la douzaine. De
-mon temps, ce salon était tapissé de tableaux
-moins honorifiques, mais beaucoup plus confortables
-à l’œil. Éclipsés, les de Troy, les Nattier,
-les Vanloo, les Natoire ! Éclipsée la suave
-baigneuse de Prud’hon ! Et par quels astres,
-grands dieux ! Par quelques gentilshommes de
-pacotille, barbouillés au même prix et dans le
-même style que le <i>Cygne de la Croix</i> et le
-<i>Cheval blanc</i> des cabarets !</p>
-
-<p>L’idée ne me vint pas de sauter au cou de
-ma tante, mais quand je l’aurais voulu, son
-regard m’eût arrêté à mi-chemin. Elle jetait le
-froid par les yeux, comme les dragons de la
-mythologie lancent le feu par les narines.</p>
-
-<p>Peut-être songeait-elle enfin à m’offrir une
-chaise, quand la jolie brunette d’en bas vint
-lui dire qu’on avait servi. Je demandai trois
-minutes pour me laver les mains, l’oncle me
-conduisit dans ma chambre, je chavirai lestement
-mes malles qu’on venait de monter, et
-j’apparus dans le délai prescrit, avec tous mes
-avantages. Si vous tenez absolument à savoir
-pour qui j’avais endossé mon plus bel uniforme,
-j’avoue, dussiez-vous rire et même me
-mépriser, qu’il n’était pas à l’adresse de ma
-superbe tante. Il n’y avait à mes yeux qu’une
-femme dans la maison : cette petite luronne
-aux sourcils rapprochés, à la lèvre estompée,
-au front bas, au nez retroussé, au corsage…
-deux pommes vertes sous une demi-aune d’indienne ;
-voilà le corsage qu’on lui voyait.</p>
-
-<p>J’étais alors, soit dit sans vanité rétrospective,
-un des plus jolis hommes de la marine,
-où il y en a tant. J’avais une taille de jonc, des
-cheveux à revendre et des dents pour croquer
-le fer. Mes longs favoris châtain clair étaient
-plus doux que la soie ; et grâce au règlement
-qui m’interdisait les moustaches, j’étais forcé
-de laisser voir une bouche fine, sensuelle et
-pourtant marquée au cachet de la plus ferme
-volonté. Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un
-fat, mais dans mon âge brillant, l’habitude
-d’être remarqué par les femmes m’avait appris
-à réclamer leur attention comme un dû. J’étais
-presque offensé de la conduite de ma tante ; ses
-yeux barricadés étaient en insurrection contre
-la loi commune ; il me semblait que la simple
-politesse lui faisait un devoir de m’admirer un
-peu. Dans l’espace d’un quart d’heure, mon
-dépit monta jusqu’à la haine et retomba brusquement
-à la plus plate indifférence. Je ne vis
-plus dans l’univers que cette jolie Margot qui
-changeait nos assiettes en ouvrant de grands
-yeux comme pour m’avaler de pied en cap.</p>
-
-<p>Elle m’absorba si bien, la coquine, que je
-fis maigre ce soir-là sans m’en apercevoir. Je
-l’ai su huit jours après, par une réflexion
-d’Aglaé… Pardon ! de Mme Boblé, ma tante.</p>
-
-<p>Il fallait que le mariage eût tristement rajeuni
-le cher oncle, car en présence de sa femme
-il avait l’air d’un petit garçon. Ses beaux yeux
-petillants s’éteignaient devant elle ; la gaudriole
-mourait sur ses lèvres ; il n’ouvrait ce
-large bec que pour manger et boire, ou pour
-risquer un compliment furtif, qu’elle ne prenait
-pas toujours bien. Il dit amen au bénédicité,
-amen aux grâces, amen à tout. Je pensais
-à part moi que la noblesse, la dévotion, les
-principes et les vertus sont des trésors inestimables,
-mais que ces dames pourraient sans
-se ruiner nous les vendre un peu moins cher.</p>
-
-<p>L’oncle me mit sur un chapitre qui ne pouvait
-scandaliser personne ; il demanda l’histoire
-de notre dernier débarquement à la côte
-de Zanzibar. Je ne me le fis pas dire deux fois ;
-l’occasion était trop bonne ; non-seulement je
-rappelai mes souvenirs personnels, mais j’ornai
-mon récit de mille fictions héroïques, empruntées
-à tous les romanciers de la mer. Ma
-cousine écoutait d’un air indolent, contrôlant
-mon récit par les archives des missions catholiques,
-qu’elle paraissait posséder à fond. A
-peine si, deux fois, au détail de je ne sais
-quelle fusillade, son œil morne s’échauffa d’un
-éclair. Mais Margot ! Ah ! Margot ! quel admirable
-public elle me composait à elle seule !
-Elle écoutait avec les yeux, la bouche, les
-mains, les bras ; sa petite personne était toute
-en oreilles, comme cette statue du Louvre (au
-diable les noms païens !) qui est toute en mamelles.
-Mes fameux vins coulaient à flots ;
-l’oncle et moi, nous faisions honneur à la cave,
-lui saluant d’un geste timide son auguste buveuse
-d’eau, moi lorgnant la Margot à travers
-les topazes du Cap. Le dessert nous trouva, je
-ne dirai pas dans les vignes, mais dans les
-nuages. Ce cher Boblé jasait effrontément sous
-l’œil réfrigérant de madame ; quant à moi,
-j’étais entre deux incendies : un véritable grog
-au vin flambait dans ma tête, et le sourire de
-Margot me bombardait en dehors !</p>
-
-<p>Jadis, dans le bon temps, nous prenions le
-café à table, les coudes sur la nappe, et ce
-quart d’heure, le plus charmant du repas, se
-prolongeait souvent jusqu’au matin. Hélas !
-toujours hélas ! Madame n’eut pas plutôt vidé
-son rince-bouche qu’elle se leva toute grande,
-et j’arrivai bien juste pour lui offrir le bras.
-Mes jambes n’avaient point faibli ; je puis
-même affirmer que ma tête n’était pas encore à
-l’envers, et pourtant sur le seuil du grand salon
-bardé d’ancêtres, j’éprouvai comme une
-hallucination. Il me sembla que ma trop noble
-tante serrait énergiquement mon bras dans sa
-main, et même (ne riez pas), qu’elle l’appuyait
-contre sa poitrine. Je la regardai avec une
-sorte d’effroi ; son visage était impassible, et
-ses deux grands yeux bleus semblaient comme
-deux étoiles dans leur glaciale sérénité. J’avais
-rêvé debout, phénomène assez rare, mais non
-sans précédents. Tout arrive, tout est possible,
-il n’y a pas de miracle invraisemblable à la
-suite d’un bon dîner.</p>
-
-<p>Le café, plus que médiocre, fut servi dans
-trois dés à coudre. Triste, triste, et d’autant
-plus triste que la cave à liqueurs paraît décidément
-exilée du salon. Par bonheur, ma cousine
-était commandée de service à je ne sais
-quelle paroisse : elle demanda son châle et son
-chapeau. L’oncle Boblé lui baisa la main sur le
-gant et me conduisit au cercle.</p>
-
-<p>Rennes est peut-être la ville de France et
-d’Europe où l’on cuisine le meilleur punch.
-L’oncle était fier de mon épaulette, de ma croix
-neuve et de ma bonne mine ; il me présenta,
-non sans emphase, à tous ses vieux amis. Le
-piquet fut oublié pour la première fois depuis
-bien des années ; on le remplaça par des histoires,
-des chansons de table et de bord, et
-surtout par des rasades à noyer un cachalot.
-Minuit sonnait à peine, et déjà je m’étais fait
-huit ou neuf intimes. Je tutoyais un président,
-un filateur, un conseiller de préfecture, deux
-notaires, deux avoués, un négociant en vins,
-et même, Dieu me pardonne, un huissier.
-Tout ce monde nous ramena chez nous avec
-mille démonstrations cordiales. La province
-est ainsi faite, et je ne suppose pas qu’elle se
-réforme de longtemps ; c’est à prendre ou à
-laisser. Le respectable président de la deuxième
-chambre voulait absolument couper un cordon
-de sonnette pour me le donner en souvenir.</p>
-
-<p>Le principal défaut de ces vieilles maisons
-est que toutes les chambres s’y commandent.
-Pour arriver à la mienne, il fallut en traverser
-une autre où l’on voyait un lit découvert,
-signe à peu près certain pour moi qu’elle n’était
-pas inhabitée. Mon cher oncle s’assura
-alors que rien ne manquait, ni le sucre, ni
-l’eau, ni la fleur d’oranger, ni le briquet phosphorique
-de Fumade, ni la vaisselle. Sa revue
-faite, il m’embrassa, ouvrit une porte sous
-tenture, poussa le verrou, glissa d’un pas léger
-devant le lit de ma tante et gagna son appartement,
-qui était au bout de l’étage, par
-delà le grand et le petit salon. Il avait deux
-entrées à son service, ma tante en avait trois,
-moi je n’en avais qu’une et des plus incommodes,
-puisqu’il fallait passer sur le corps
-d’un voisin.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Mais quel voisin ma tante et la divine providence
-m’avaient-elles donné ? Peut-être le
-vieux Florent, peut-être la divine Margot ; entre
-les deux, il y avait de la marge. Ce doute m’agitait.
-J’avais l’esprit plein de Margot ; mes
-trois mois de navigation, mes quatre heures de
-punch éveillaient dans mon cerveau les fantaisies
-les plus folles. Je finis par me persuader
-que mon voisin ne pouvait être qu’une voisine
-et que cette voisine, grâce aux bontés de
-l’oncle et à la candeur de la tante, ne pouvait
-être que Margot. Que Margot fût éprise de moi,
-c’était chose trop évidente pour qu’on en pût
-douter sans blasphème. Je me mis à danser par
-la chambre ; mon séjour dans cette aimable
-ville commençait sous des auspices charmants !</p>
-
-<p>Quand je pense à cette nuit, il me semble
-que je rentrai parfaitement ivre. Mais un homme
-qui sait boire peut perdre la raison sans perdre
-le raisonnement. J’ouvris la porte de ma voisine
-et je la refermai subtilement aux quatre-vingt-dix-neuf
-centièmes : elle paraissait close sans
-l’être ; il suffisait de la pousser. J’éteignis ma
-bougie, je me glissai entre mes draps et je fis
-le mort. L’attente qui suivit ne fut pas longue.
-On ouvrit le loquet sonore de l’office ; un bruit
-de voix et de rires monta jusqu’à mes oreilles
-et se rapprocha sensiblement. Quatre ou cinq
-personnes s’arrêtent sur le palier, on échange
-le bonsoir ; un pas léger se fait entendre dans
-la chambre tandis que les gros pieds montent
-plus haut. C’est Margot qui est ma voisine !
-Décidément le cher oncle avait bien dit : sa
-femme ignore l’existence du mal.</p>
-
-<p>Margot passe et repasse en trottinant devant
-ma porte. Elle ne l’a pas fermée, c’est bon
-signe. Elle se déshabille, elle fredonne un air,
-elle fait un bout de toilette. Pour qui, sinon
-pour moi ? Celui qui viendrait dire qu’elle ne
-m’aime pas après tous ces coups-d’œil et ces
-agaceries !… Elle éteint sa chandelle : c’est
-qu’elle ne veut pas perdre un moment de plus.
-La voilà dans son lit, mais elle ne dort pas,
-car je l’entends qui tousse avec affectation,
-peut-être même avec impatience. Que doit-elle
-penser de moi ? Un jeune homme de vingt-cinq
-ans, un officier de la marine royale, dormir
-comme une souche en si belle occasion ! Mais
-si je m’étais mépris ? Si les avances qui m’ont
-encouragé n’étaient que des coquetteries innocentes,
-des badinages d’enfant ? Elle a seize
-ans au plus, cette petite. Ce chiffre de seize
-ans me jeta brusquement dans un autre ordre
-d’idées. Ma mémoire se mit à rabâcher des fabliaux,
-des contes, des vieilleries gauloises ; je
-sentis fourmiller dans ma tête une myriade de
-vers de dix pieds, qui tous sans exception parlaient
-de bachelettes, de nonnains, de pastourelles
-et autres tendrons dont les plus mûres
-ont seize ans et quelques mois. O respectable
-poésie de nos pères !</p>
-
-<p>Oui, mais cet âge de seize ans est propice
-entre tous à la niaiserie. Que la fillette ait
-peur ; qu’elle pousse des cris, un seul cri !
-Voilà toute la ville en révolution. Quel scandale,
-bon Dieu ! A quatre pas de la chaste, de
-l’imposante, de la presque sainte Mme Boblé !
-Dans la propre maison d’un conseiller à la
-Cour ! Il y a dans ce monde une infinité de
-peccadilles qui ne sont rien, moins que rien,
-quand vous les racontez à table, et qui grandissent
-tout à coup à des proportions terribles,
-si la robe d’un magistrat vient à passer.</p>
-
-<p>Oui, mais que dirait-on de moi à bord de
-<i>l’Alger</i>, dans le carré des officiers, si l’on apprenait
-que j’ai manqué par sottise, par hésitation,
-par poltronnerie, une aubaine d’un si
-grand prix ? Je serais perdu d’honneur, on
-m’appellerait Joseph, il faudrait en découdre
-avec tous mes camarades !</p>
-
-<p>Ce ballottage dura peut-être une heure. Je
-crus comprendre alors que Margot avait perdu
-patience : elle ne toussait plus. Je pris mon
-grand courage ; je me mis à tousser à mon tour
-et j’en vins par degrés à faire un tel fracas que
-la maison tremblait sur sa base. Rien ne bougea
-dans la chambre voisine ; Margot me tenait
-rigueur : peut-être simplement voulait-elle me
-voir venir.</p>
-
-<p>En fin de compte, je fis un pas de clerc qui
-serait inexcusable si j’avais été de sang-froid
-comme aujourd’hui. J’allumai ma bougie, et
-je poussai la porte qui grinça horriblement.
-La donzelle qui dormait, ronflait même, la misérable !
-se réveilla en poussant de grands cris.
-Toutes mes illusions tombèrent à la fois lorsque
-j’entendis cette fille geindre et récriminer platement,
-dans un langage vulgaire : « C’est une
-horreur, une atrocité, une chose qui ne se fait
-pas ! Un monsieur de bonne famille ! Un officier !
-Je n’aurais jamais cru ça de monsieur !
-Pour qui monsieur m’a-t-il prise ? Je ne suis
-pas de ces créatures-là ! Ma mère était la nourrice
-de madame ; j’ai un oncle recteur à Saint-Trigonnec ;
-je suis une honnête fille ; je le dirai
-à madame ! » Je vous fais grâce de trois
-ou quatre cuirs que l’écriture ne saurait bien
-rendre. Mais c’est surtout la vulgarité de cette
-voix rauque et criarde qui me soulevait le
-cœur. Oh ! la vilaine et sotte créature ! Elle
-guérit en un instant le caprice inexplicable
-qu’elle m’avait inspiré. Je lui expliquai du
-mieux que je pus mon entrée chez elle à pareille
-heure : elle avait rêvé haut, j’avais craint
-qu’elle ne fût malade ; il m’avait bien semblé
-qu’elle m’appelait à son secours ;… enfin tout
-ce qu’on peut inventer en si ridicule occurrence.
-La peur d’un esclandre m’avait dégrisé
-net. A toutes mes raisons la pécore répondait
-invariablement : « Je suis une honnête fille ; je
-le dirai à madame ! » Comme s’il n’y avait
-pas cent fois plus d’honnêteté à garder le
-secret !</p>
-
-<p>Au moindre geste dont j’appuyais mon discours,
-la coquine se mettait sur la défensive.
-Impossible de lui faire entendre que je ne voulais
-plus ni bien ni mal à son imposante vertu.
-A chaque instant ses cris de pintade effarouchée
-repartaient de plus belle. Comprenez-vous
-qu’on fasse le tour du monde pour dénicher
-dans Rennes une mégère de seize ans ? Rennes !
-la deuxième ville de France pour la facilité
-des femmes, si j’en crois la statistique de
-mon ami Léopold H., artilleur.</p>
-
-<p>Force me fut de battre en retraite et de rallier
-mon lit sans avoir obtenu ni acheté le silence
-de cette abominable Margot. Elle ferma
-son verrou, et je passai une nuit blanche, moi
-qui dors si bien sur le punch. Me voyez-vous
-verrouillé entre deux femmes antipathiques,
-dans cette maudite chambre d’ami que j’étais
-presque sûr de ne pas habiter longtemps ? Mon
-esprit se démena jusqu’au jour dans une sorte
-de cauchemar éveillé. Je me représentais la
-noble indignation de ma tante, la douleur de
-mon oncle, l’étonnement du cercle, les bavardages
-effrénés de la ville, et la sotte figure que
-je ferais demain, avec mes malles, en sortant
-de cette maison où je venais de m’installer
-pour trois mois.</p>
-
-<p>Lorsque Margot fut levée et habillée, je
-frappai doucement à sa porte et je la suppliai
-de m’ouvrir. Elle daigna. Foi de marin, cette
-fille était hideuse. Pour la dernière fois j’essayai
-d’attendrir cette âme basse :</p>
-
-<p>« Comprenez bien, lui dis-je ; vos rapports
-n’ajouteront rien à l’estime que ma tante peut
-avoir pour vous, et vous voulez me faire un
-tort irréparable. Je ne vous ai pas offensée ;
-mes intentions, je le répète, étaient parfaitement
-innocentes. Si vous vous obstinez à vous
-plaindre de moi, je vais quitter cette maison à
-la minute, et je ne vois pas ce que vous y pouvez
-gagner. Gardez-moi le secret, je reste et je
-paye votre silence au prix que vous fixerez
-vous-même. »</p>
-
-<p>Le diable soit de la bégueule ! Elle se remit
-à piailler de plus belle, si bien que je finis par
-lui tourner le dos. La nuit porte conseil, si
-l’on en croit le proverbe, mais cette nuit orageuse,
-injuste et vexatoire, ne m’avait rien conseillé
-du tout. Je sortis de la maison avant le
-réveil de mon oncle et j’allai prendre un bain.
-Rien d’honnête et de confortable comme un
-bain de province où l’on trouve des visages
-ravis, des serviteurs empressés et du linge
-blanc à discrétion. Aussi je me demande encore
-pourquoi les provinciaux ne se baignent
-pas plus souvent.</p>
-
-<p>Bien lavé, bien reposé et même un peu
-calmé, je fis une promenade autour de la ville
-pour tuer le temps jusqu’au déjeuner. Mais le
-temps se défendait ; il me sembla que je n’attraperais
-jamais dix heures. Je tordis le cou à
-un poulet froid, escorté de six côtelettes. Les
-côtelettes sont si petites et si tendres dans
-cette Bretagne de bénédiction ! Le café, le cognac
-et les cigares abrégèrent un peu ce long
-jour. J’étais caché dans le petit salon du meilleur
-cabaret de la ville. Un garçon m’apporta
-l’<i>Impartial de l’Ille-et-Vilaine</i>, et je frémis en
-voyant que c’était le numéro du jour. Il me
-semblait que mon aventure devait être affichée
-dans les feuilles publiques, et je pensais déjà
-à pourfendre l’infortuné Kérangal, journaliste
-gagiste de la préfecture. Trois ou quatre individus
-pénétrèrent successivement dans ma retraite.
-Je sondai le regard des arrivants, pour
-m’assurer qu’ils n’avaient pas entendu parler
-de cette malheureuse affaire. Grâce à Dieu,
-je ne surpris aucun signe alarmant. Vers trois
-heures, je vis passer deux officiers d’infanterie
-dont l’un avait été au collége avec moi. On
-renoua connaissance, ces messieurs m’entraînèrent
-à leur café ; la bière et le billard nous
-conduisirent jusqu’à cinq heures. Je leur offrais
-l’absinthe et j’allais les suivre à leur pension
-lorsque mon oncle Boblé, hors d’haleine
-et le chapeau rejeté en arrière, fit invasion dans
-le billard : « Enfin ! dit-il en me prenant au
-collet, je te tiens, garnement. Il y a sept
-bonnes heures que je bats le pavé de Rennes
-à ta poursuite. Prends congé de ces messieurs
-et viens avec moi : ta tante a manqué deux
-offices ; elle veut absolument te parler. »</p>
-
-<p>Je compris que l’infâme Margot avait exécuté
-ses menaces. Mais la colère du cher oncle
-était moins grosse que je n’avais pensé : je le
-suivis.</p>
-
-<p>Lorsqu’il me tint seul à seul, dans la rue,
-son front se rembrunit un peu :</p>
-
-<p>« Mon cher Renaud, me dit-il, je n’ai pas le
-droit de te gronder en mon nom. Lorsque j’avais
-ton âge !… mais il ne s’agit pas de moi.
-Tu as fait beaucoup de peine à ta tante. C’est
-une femme qui n’entend pas raison sur les
-principes. Je t’avais prévenu, mais la jeunesse,
-le punch, l’occasion… Ne réponds pas ! je
-sais tout ce que l’on peut dire en ta faveur, et
-je l’ai dit. Cette fille est une sotte d’avoir parlé ;
-je crois qu’elle l’a fait pour relever son crédit
-qui chancelle. Ma femme la soupçonne de donner
-des rendez-vous au garçon de notre boucher.
-Comprends-tu maintenant pourquoi tu
-l’as trouvée si farouche ? Ton plus grand tort,
-à toi, c’est d’avoir déserté la maison sans
-prendre congé de ma femme. Elle t’aurait saboulé,
-c’est certain, mais tu n’en serais pas
-mort. Nous avons tous nos petits défauts, mon
-garçon : tu es pour le beau sexe, Aglaé en tient
-pour la morale. Elle prêche avec délices : pourquoi
-refuserais-tu de l’écouter un peu ? Tu
-n’as pas vu souvent un sermon découler d’une
-si jolie bouche. Pas de façons, mordieu ! viens
-dîner. Nous avons quatre amis ; tu es sûr
-qu’on ne te mettra pas en affront devant le
-monde. Après le café, nous allons au Casino
-sans toi ; Aglaé te garde au salon, elle monte
-sur ses grands chevaux ; laisse-la dire ! Tu ne
-reverras point Margot, à moins de courir après
-elle. On a porté ses nippes dans une chambre
-du grenier et c’est Florent qui nous sert à
-table. En avant, marche, mauvais sujet ! »</p>
-
-<p>Je me laissai convaincre et je revins avec
-lui. Mais comment vous dire le reste ?</p>
-
-<p>Le dîner fut excellent, comme toujours. Les
-convives étaient de vieux amis de mon oncle ;
-on babilla tant qu’on put, et je me serais diverti
-comme un fou, si les yeux de ma tante
-ne m’avaient jeté quatre ou cinq douches.</p>
-
-<p>On finit par me laisser seul avec elle, et un
-tremblement salutaire me saisit. Elle m’invita
-à la suivre dans sa chambre, craignant sans
-doute de scandaliser ses douze ancêtres par le
-récit de mes méfaits. Je la suivis, l’oreille
-basse. Sa chambre me parut bien sévère, mais
-d’un goût exquis : satin mauve et guipure.
-Elle-même, pour prêcher, s’était fait une toilette
-demi-montante qui symbolisait assez bien
-la réconciliation du ciel avec la terre. Ses
-mains étaient belles et son pied charmant ; c’est
-une justice à lui rendre. Je crois vous avoir
-dit qu’elle avait la taille noble et riche, et le
-plus beau visage qu’on pût rêver ; tout cela
-gâté de temps en temps par une expression trop
-sévère. Rien n’était plus séduisant que sa voix
-fraîche, bien timbrée, et par instants profonde.</p>
-
-<p>Elle prêcha d’abord sur la colère de Dieu et
-les peines éternelles réservées aux jolis garçons
-qui se commettent avec d’ignobles servantes.
-Elle indiqua d’un tour de phrase à la fois sévère
-et gracieux que l’homme doit viser haut (<i lang="la" xml:lang="la">sursum
-corda</i> !) et ne pas chercher à ses pieds
-des satisfactions indignes. Le troisième point
-roula tout entier sur l’ineffable miséricorde
-des saints et des anges qui prennent dans
-leurs bras le pécheur repenti et le transportent
-jusqu’au septième ciel.</p>
-
-<p>Aglaé ! vous étiez un ange, et le septième
-ciel n’était pas loin. A partir de ce sermon,
-je vécus trois bons mois dans la maison du
-cher oncle, et mon cœur s’y meubla de sentiments
-pieux qui n’en sortiront qu’avec la vie.
-Ma tante paraissait réellement heureuse ; quant
-au cher M. Boblé, il disait tous les soirs à ses
-amis du cercle que mon séjour chez lui rajeunissait
-jusqu’aux pierres de la maison.</p>
-
-<p>Mais un ordre du ministre me dirigea vers
-la Vera-Cruz et j’y fis une station de deux années.
-En mon absence, la belle tante accoucha
-d’un garçon, d’un superbe garçon, ma foi !
-qui me rafla sans y penser vingt-cinq mille
-livres de rente. Avec une centaine de francs
-que j’avais laissés aux domestiques, c’est tout
-ce que m’a coûté la chambre d’ami.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">CHASSE ALLEMANDE.</h2>
-
-
-<p>J’ai cru longtemps qu’il fallait être au moins
-millionnaire et baron pour chasser en battue et
-tuer cent lièvres en un jour. Mon imagination,
-aidée par la lecture, se figurait un peuple de
-vassaux frappant la plaine à coups de trique et
-poussant les victimes jusque sous le plomb du
-seigneur. On m’eût fort étonné, et vous aussi,
-peut-être, en me disant que les simples vilains
-du pays de Bade, en l’an de grâce 1864, se
-régalaient parfois d’une hécatombe féodale, et
-même… y gagnaient de l’argent.</p>
-
-<p>Voilà pourtant ce que j’ai vu hier, et je commence
-par déclarer que je suis revenu presque
-bredouille, pour qu’il vous soit démontré que
-je parle en touriste et non en chasseur.</p>
-
-<p>Le rendez-vous était à Strasbourg, place
-Gutenberg, sept heures du matin. Je montai,
-moi sixième, dans un omnibus à volonté, qui
-partit lestement, traversa le vieux Rhin chargé
-de glaces et nous conduisit en moins de deux
-heures à la petite ville de ***. En été, dans la
-saison de Bade, cette large vallée du Rhin présente
-le spectacle d’une fertilité affadissante.
-La terre molle, humide, noirâtre, sans aucune
-pierre, m’a toujours fait l’effet d’un plat de
-viande désossée et trop succulente. Il y vient
-de grosses récoltes plantureuses et bêtes, qui
-semblent écœurées de croître sans effort, et
-plongent leurs racines dans la mangeoire avec
-un visible dégoût. Mais au mois de janvier,
-par ce joli vent du nord qui vous soude la barbe
-à la moustache, le sol de la vallée se crispe, se
-roidit et se ragaillardit. Les sillons dessinent
-sous la neige une arête nerveuse, les ruisseaux
-de chocolat se cachent sous des cristaux de
-glace étincelante ; les grands benêts d’enfants
-à la culotte trop courte et trop montante, trébuchent
-avec une certaine désinvolture et se
-cassent le nez d’un air presque malin. Les
-charrettes à timon, attelées d’un seul cheval
-sous verge, transportent sous leur bâche argentée
-des choses mystérieuses ; les maisons
-de torchis, badigeonnées en vert ou en rose,
-ouvrent sur le passant de petits yeux spirituels.
-Que vous dirai-je encore ? Le cigare de chou et
-la pipe de porcelaine exhalent en cette saison
-une manière de parfum.</p>
-
-<p>Une énorme soupe à la farine nous attendait
-sur table à l’auberge du digne papa Knoblauch.
-C’est tout à fait gracieux, au mois de janvier,
-ces auberges allemandes. Le long poêle de fonte
-en forme de colonne est bourré comme un canon.
-La quenouille de la blonde Gretchen est
-décorée d’un ruban neuf. La grande boîte à
-musique, auprès de la porte, s’est enrichie de
-quelques nouveaux airs, pour ses étrennes. La
-grive et le chardonneret, emprisonnés dans un
-angle de la salle, essayent de temps à autre un
-demi-gloussement : peut-être qu’en voyant les
-nuages des pipes, ces exilés repensent aux nuages
-du ciel. O la douce chaleur et les fines émanations
-de fromage salé ! Le canon des fusils se
-couvre de buée et le cœur des hommes s’épanouit.</p>
-
-<p>Quelques chasseurs indigènes étaient arrivés
-avant nous. Bonnes et honnêtes figures, où les
-malices de l’enfer ne dessineront jamais aucun
-pli. Je ne sais rien de tel qu’une conscience
-pure et douze choppes de bière tous les soirs,
-pour éclaircir la physionomie d’un homme. En
-voici d’autres, j’entends d’autres épreuves du
-même modèle : il en arrive beaucoup ; il en
-arrive assez, il en arrive presque trop, car l’auberge
-est pleine. Impossible de faire entrer le
-respectable bourgmestre, orgueil de la commune.
-C’est lui qu’on montre aux étrangers,
-avec le brigadier de la gendarmerie, parce
-qu’ils pèsent trois cent dix kilos, entre eux deux.</p>
-
-<p>Mais la soupe est mangée et les côtelettes
-aussi, et pareillement la bouillie de pommes
-de terre. Dix heures sonnent : en chasse ! On
-sort tranquillement, en bon ordre, à l’allemande ;
-on défile un à un, le long du mur du
-cimetière et l’on va s’échelonner sur la route
-voisine. Déjà quarante rabatteurs se profilent
-à l’horizon. La route est garnie de tireurs, les
-flancs bien gardés ; y sommes-nous ? Oui ! Un
-coup de corne donne le signal, et les traqueurs
-se mettent en branle.</p>
-
-<p>Les lièvres d’Allemagne sont assez grands
-en toute saison, mais à la neige ils paraissent
-immenses. Lorsqu’ils se précipitent sur vous,
-les oreilles droites, dessinant leur corps effilé
-sur un fond blanc, on dirait des fantômes de
-lièvres. Pauvres bêtes ! Il ne faut qu’un coup
-bien ajusté pour les rendre fantômes parfaits.</p>
-
-<p>Homère avait étudié toutes les façons de
-mourir en usage chez les guerriers de son
-temps. Démalion est frappé à la tempe ; il a le
-crâne rompu et la cervelle écrasée ; Polydore,
-percé au milieu du dos, tombe à genoux et reçoit
-ses entrailles dans ses mains étendues ;
-Deucalion est décapité d’un seul coup par le
-glaive d’Achille : la moelle s’échappe des vertèbres
-et le tronc roule dans la poussière. Il
-faut avoir chassé le lièvre en battue pour savoir
-combien ce malheureux animal est varié dans
-ses façons de mourir. Tantôt il saute en l’air,
-tantôt il tourne cinq ou six fois sur lui-même,
-tantôt il se roule en manchon. S’il a les reins
-brisés, il rampe sur l’avant-train en poussant
-des clameurs déchirantes. Quelquefois il emporte
-le plomb d’un air si délibéré que vous
-vous accusez de maladresse. Mais au bout de
-cent pas il s’arrête comme pour se consulter :
-« Qu’ai-je donc ? Serais-je blessé ? Miséricorde !
-c’est bien pis : je suis mort. » En effet, il bat la
-neige des quatre pieds et ne se relève plus. Quelquefois
-il reste sur le coup, attend qu’on vienne
-le prendre, et s’enfuit grand’erre au bois voisin.
-Quelquefois il s’assied, vous regarde, secoue la
-tête deux ou trois fois et tombe à la renverse.</p>
-
-<p>Cette tuerie serait assez triste au fond, si
-l’on avait le temps d’y penser ; mais le chasseur
-n’y pense jamais. Il tue naïvement avec
-une joie sincère, comme le divin Achille lorsque
-Démalion, Deucalion et Polydore, fils de
-Priam, tombaient l’un après l’autre sous ses
-coups. J’ai vu des hommes doux, cultivés, instruits,
-savants même, casser la crosse de leur
-fusil sur la tête d’un chevreuil en poussant des
-cris farouches. Ils ne sentaient pourtant aucune
-haine contre cet innocent à quatre pieds ;
-ils n’ignoraient pas que leurs coups de crosse
-faisaient souffrir un système nerveux assez
-semblable au nôtre. Mais la chasse est l’image
-de la guerre. Comme la guerre, elle fait craquer
-la légère couche de vernis dont la civilisation
-nous a revêtus, et l’homme sauvage reparaît.</p>
-
-<p>La commune de ***, s’étend sur une superficie
-de 3000 hectares comprenant des bois,
-des plaines labourées et quelques-uns de ces
-terrains marécageux, qu’on appelle assez improprement
-les îles du Rhin. Les locataires de
-la chasse ont là du chevreuil, du lièvre, du
-faisan, de la perdrix et toute espèce de gibier
-d’eau ; mais hier on ne tirait que le lièvre. A
-quatre heures du soir, une charrette vint
-prendre cent vingt-trois grands cadavres, dont
-le moindre pesait quatre kilogrammes. Les
-gardes retourneront aujourd’hui sur le champ
-de bataille et relèveront sans nul doute une
-quinzaine de corps. Nous avons donc tué, en
-cinq heures, cinq à six cents kilogrammes de
-viande. Je déduis une heure perdue autour
-d’un tonnelet de bière et d’un chaudron de
-saucisses à l’ail.</p>
-
-<p>Quand on pense qu’il y a des cantons en
-Provence, et même en Champagne, où le lièvre
-est devenu un animal fabuleux ! Les grands
-propriétaires le courent à cheval, lorsqu’ils
-sont assez heureux pour en détourner un ; ils
-font venir des chiens anglais plus vites que la
-foudre. Un lièvre forcé s’empaille et se conserve
-sous verre ; les curieux accourent de six lieues
-pour le voir.</p>
-
-<p>J’ai demandé aux chasseurs de *** ce qu’ils
-dépensaient, bon an, mal an, pour ces massacres
-pantagruéliques.</p>
-
-<p>« Mais rien du tout, m’ont-ils répondu. Tout
-ce que nous abattons maintenant est bénéfice
-net. La primeur, c’est-à-dire l’ouverture, a couvert
-tous les frais : nous jouons sur le velours.</p>
-
-<p>« Trois Français de Strasbourg et sept indigènes
-de *** se sont associés pour prendre la
-chasse de la commune. Ils payent 300 florins
-par année, un peu plus de 600 francs, soit
-vingt centimes par hectare. Tout le gibier qui
-se tue dans la saison est vendu d’avance à un
-marchand. Six cents perdreaux, ou deux cents
-lièvres, ou cent-vingt faisans, ou vingt-cinq
-chevreuils suffisent pour payer la redevance.
-Restent les frais de garde à couvrir et le salaire
-des rabatteurs ; après quoi, on gagne de l’argent.
-Dans les mauvaises années, on ne fait
-pas de bénéfice, mais on noue les deux bouts
-et l’on s’est amusé pour rien.</p>
-
-<p>— Vous êtes bien heureux !</p>
-
-<p>— Vous trouvez ? Alors dites-moi comment
-les Français, qui ont tant d’esprit, ne suivent
-pas notre exemple ? Pourquoi les propriétaires
-de votre pays ne s’associent-ils pas pour vendre
-le droit de chasse au profit de la commune ?
-Un revenu de 600 francs n’est pas à
-mépriser : c’est la gratuité de l’école primaire.
-Pourquoi les chasseurs ne s’entendent-ils pas
-à leur tour pour prendre à ferme l’exploitation
-de la chasse, pour payer le salaire d’un ou deux
-gardes, et protéger le gibier contre le braconnage ?
-Nos lièvres ne font pas une portée de
-plus que les vôtres ; nos perdrix et nos poules
-faisanes ne couvent pas deux fois l’an ; nos
-chèvres n’ont jamais été des mères gigognes.
-Si nous avons dix fois plus de gibier que vous,
-c’est que nous prenons des mesures contre
-le gaspillage et la destruction. La prévoyance,
-monsieur, la prévoyance ! »</p>
-
-<p>Je ne voulus pas en entendre davantage et je
-tournai le dos à cet imbécile. Que diable demande-t-il
-là ? Si nous étions prévoyants, nous
-ne serions plus Français.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">L’INSPECTION GÉNÉRALE.</h2>
-
-
-<p class="c small">A MADAME LA COMTESSE DE V., AU MANOIR DE K.,
-COMMUNE DE PONT-L’ABBÉ (FINISTÈRE).</p>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p class="date">Loutreville, 20 juillet 1864.</p>
-
-<p>Ah ! ma chère Amélie ! Que la guerre est
-une belle chose ! et que le général Ségart est
-un homme charmant ! J’en suis folle depuis
-deux jours, mais folle à lier. Je l’ai déclaré à
-mon mari, qui s’est moqué de moi, selon sa
-détestable habitude. Ce gros sceptique d’Adolphe
-prétend que c’est ma sixième <i>toquade</i> de
-l’année : il les inscrit l’une après l’autre ; c’est
-révoltant ! D’abord je n’admets pas qu’on traite
-de toquade mon enthousiasme pour Octave
-Feuillet que je n’ai jamais vu ! ni mon idolâtrie
-pour M. Pasteur, car je l’ai vu ! ni ma vénération
-presque filiale pour ce cher abbé Grimblot,
-de Notre-Dame, qui a de si adorables
-mains ! ni mon fanatisme pour ce sublime
-M. Harris, le dieu de l’homœopathie, qui m’a
-guérie de quatorze ou quinze angines, plus
-couenneuses les unes que les autres, dont j’étais
-menacée ! J’adore les petits plombs de la
-rue de la Michodière et les éclairs de la rue
-Castiglione ; le souvenir de certains pâtés aux
-huîtres me fait rêver quelquefois une demi-journée ;
-il y a telle forme de chapeau, tel arrangement
-de coiffure, telle coupe de manteau
-qui me ravit, qui m’enivre, qui me transporte,
-qui fait bondir mon cœur hors du corset : où
-est le mal ? Toutes les femmes ne sont-elles
-pas comme moi ? En sommes-nous moins
-fidèles à nos maris, moins dévouées à nos
-enfants, moins ferventes dans nos prières à
-Dieu ? Je me ferais hacher en mille morceaux
-pour la princesse de M., qui ne me connaît pas
-et à qui je n’ai jamais été présentée : à peine si
-nous allons six fois par an dans le même
-monde. Adolphe pour cela m’appelle cocodette ;
-il tourne en ridicule un enthousiasme
-si juste et si naturel. Est-ce ma faute, à moi,
-si je ne suis ni aveugle, ni sotte, et s’il m’est
-impossible de contempler sans frénésie la plus
-radieuse incarnation du <i>chic</i> sur la terre ? Le
-<i>chic</i> ! Amélie, mon cher ange, tu me comprends ;
-je poursuis.</p>
-
-<p>Tous nos journaux, la <i>Vigie</i>, le <i>Conciliateur</i>
-et le <i>Messager</i> avaient annoncé l’arrivée du général
-inspecteur pour avant-hier lundi. On
-savait que les manœuvres auraient lieu aux
-portes de Loutreville, sur le champ de bataille,
-et que le public y pourrait assister. Il y
-a si peu de distractions au château jusqu’à
-l’ouverture de la chasse, que mon cher Adolphe
-ne pouvait décemment me refuser ce spectacle-là.
-Nous sommes installés chez notre vieil
-oncle, le chevalier de Porpiquet, qui a cette
-fameuse cave et cette divine cuisinière. Quels
-dîners, chère amie, et quels <span lang="en" xml:lang="en">luncheons</span> ! La
-nature a créé les oncles et les tantes comme les
-poulardes et les chapons, pour nourrir délicieusement
-nos jolies petites bouches !</p>
-
-<p>Le général était attendu par le train de huit
-heures : dès cinq heures du matin, il y eut
-foule autour de la gare ; le colonel du 104<sup>e</sup> y
-vint à sept heures avec les officiers supérieurs,
-les comptables, l’état-major, et tous les officiers
-du régiment. On les fit entrer dans la
-gare, et nous aussi : Adolphe est administrateur
-de la compagnie. La femme du sous-chef
-nous offrit un amour de fenêtre d’où l’on voit
-et l’on entend tout ce qu’on veut.</p>
-
-<p>Le colonel Briquet se promenait sous nos
-yeux, en fumant ; ses officiers fumaient aussi ;
-il causait avec eux familièrement, comme un
-camarade. « Mes enfants, vous connaissez tous
-le général Ségart, un brave, mais un bavard,
-un vaniteux, une grosse caisse. Il s’est assez
-bien montré en Afrique et en Italie ; mais
-comme théoricien, il est coté. Avec tout ça,
-il ne s’agit pas de le prendre à rebrousse poil,
-puisqu’il représente le ministre de la guerre.
-On sait ce qu’il faut pour l’amadouer : c’est
-une espèce de déférence, de… comment dirai-je ?
-de respect, manifesté sous la forme la
-plus engageante. Vous entendez bien ? Libre à
-vous de le juger et même de le blaguer si ça
-vous amuse, mais tant qu’il sera là, comme il
-est un peu sur l’œil, sachons nous conformer
-à la circonstance. Et allez donc ! » On applaudit
-à ce discours par un joyeux éclat de rire.</p>
-
-<p>Mais au coup de sifflet qui annonçait l’arrivée
-du train, le colonel reprit son air d’autorité,
-jeta son cigare à dix pas, et s’écria d’un ton de
-commandement : « Messieurs ! Rappelez-vous
-les instructions que je vous ai données ; placez-vous
-par rang de préséance à ma droite et à ma
-gauche, et suivez-moi ! »</p>
-
-<p>Le train s’arrêta ; le général, suivi d’un seul
-aide de camp, ouvrit la portière et sauta lestement
-sur le quai. Il est grand, svelte et puissant
-comme un chevalier du moyen âge ; l’œil noir,
-la moustache et les cheveux gris de fer ; un
-peu trop de couleur au nez et aux pommettes.
-Mais la noble physionomie et la magnifique
-prestance ! Son petit aide de camp avait l’air
-d’une sauterelle au pied d’un chêne.</p>
-
-<p>Le colonel s’élança vers lui, laissant ses inférieurs
-à trois pas en arrière. Ce pauvre colonel
-Briquet ! Je n’oublierai jamais l’intonation
-suave, sentimentale, idéale dont il accentua
-son premier mot : « mon Zénéral ! » Je le verrai
-toujours à demi-prosterné, le shako sous le
-bras, exprimant par tous les plis de son visage
-l’intention d’être agréable ; manifestant la souplesse
-de son esprit dans toutes les articulations
-de son corps.</p>
-
-<p>J’ai remarqué ce jour-là un contraste assez
-bizarre ; tu l’expliqueras si tu peux. En présence
-d’un grand chef, qui tient l’avancement
-dans sa main, les militaires de tout rang éprouvent
-tous à la fois un vif désir de plaire, mais
-ils ne l’expriment pas de la même façon. Un
-colonel salue en courbette, un simple capitaine
-rapproche les talons et se tient coi. L’un et
-l’autre disent au général : vous êtes un grand
-homme et je vous admire passionnément ; mais
-l’un traduit sa pensée par des ondulations
-pleines de grâce, l’autre par une roideur du
-goût le plus austère. Le seigneur du régiment
-frétille, babille et fait tous les frais ; les vassaux
-ne se permettent d’autre mouvement que l’immobilité,
-d’autre langage que le silence. Pourquoi ?</p>
-
-<p>Le général a écouté sa petite harangue ; il
-lui a tendu la main avec une cordialité sublime.
-« Colonel, lui a-t-il dit, vous êtes bien bon !
-vous êtes trop bon ! Je suis très-sensible ! Il ne
-fallait pas vous déranger. » Je crois pourtant
-que, si l’on ne s’était pas dérangé on en aurait
-vu de grises. Puis, jetant un coup d’œil sur le
-groupe des officiers : « Rien qu’à vous voir ici,
-mon inspection est à moitié faite. Je sais ce
-qui m’attend, et tout le bien que je devrai dire
-à l’Empereur de votre brave régiment ! »</p>
-
-<p>En terminant la phrase, il leva la tête, m’aperçut
-à la fenêtre et exprima par un sourire
-sans affectation mais non sans grâce que ma
-figure chiffonnée ne lui avait pas fait peur. Il
-a des dents superbes. Je suis sûre qu’il ne fume
-pas des cigares d’un sou, comme ce pauvre
-colonel Briquet.</p>
-
-<p>« Colonel ! reprit-il à haute et intelligible
-voix, j’ai choisi pour ma résidence l’hôtel
-d’Europe. Voulez-vous me faire l’honneur de
-me montrer le chemin ? »</p>
-
-<p>L’hôtel d’Europe est sur la promenade des
-Ormes, à deux pas de la maison de notre oncle.
-Depuis hier matin, l’autorité militaire a
-fait poser deux guérites devant la porte cochère.
-En retournant chez nous, nous avons suivi
-d’un peu loin, sans affectation, le cortége du
-général.</p>
-
-<p>Les officiers l’ont mis à l’hôtel, et, pour être
-bien sûrs que personne ne viendrait le leur
-prendre on a voulu le faire garder par un détachement
-de 50 hommes d’élite, commandés
-par un capitaine, un lieutenant et deux tambours.
-Mais il n’a pas voulu déranger tant de
-monde. Il a dit au capitaine de renvoyer le
-piquet en laissant dans le poste voisin quelques
-sentinelles de rechange.</p>
-
-<p>Il est poli comme un prince. Le long de son
-chemin, toutes les fois qu’un bourgeois ou un
-homme du peuple saluait ses grosses épaulettes,
-il se retournait à demi, arrondissait le
-bras, et rendait un salut impérial.</p>
-
-<p>Avant de monter à son appartement, il a
-échangé plus de dix coups de chapeau avec
-la population de Loutreville. Le colonel est
-venu lui demander tout bas à quelle heure il
-daignerait recevoir le corps d’officiers ? — Colonel,
-a-t-il répondu, je ne veux pas déplacer
-ces messieurs une seconde fois : nous nous
-verrons au grand soleil, en pleine manœuvre.
-Vous me les présenterez sur le Champ-de-Bataille ! »
-Il a ajouté, d’une voix qui remplissait
-la ville : « Mon plan d’inspection est tout fait ;
-depuis douze ans que je remplis les fonctions
-d’inspecteur général, j’ai acquis le maniement
-des hommes et des choses. Vous savez tous,
-messieurs, que rien ne m’échappe, ni l’ensemble,
-ni le détail. Dans la partie militaire, j’ai
-fait mes preuves. Quant à la partie administrative,
-c’est différent : j’ai prouvé que je n’y
-craignais personne. A tantôt ! »</p>
-
-<p>J’ai entendu le colonel qui disait à ses officiers,
-en passant sous les fenêtres de mon oncle :
-« Il commencera par sa revue d’ensemble, à
-une heure et demie, après le dîner des habitants.
-Dès aujourd’hui, c’est lui qui commande toutes
-les forces de terre et de mer ; vous avez pu le
-juger, c’est une vieille culotte de peau sans
-tête ni bras, mais n’oublions pas qu’il a droit
-à tous nos respects et toute notre obéissance ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>II</h3>
-
-<p>Le général a permis gracieusement que toute
-la population assistât à ses manœuvres. Pour ne
-pas être en reste, le maire a fait transporter
-sur le champ de bataille toutes les chaises de
-la promenade des Ormes et jusqu’aux banquettes
-rouges du palais municipal. Les quatre
-premiers rangs sont expressément réservés
-aux dames ; Adolphe boude un peu, mais tant
-pis ! je suis avec Julie, avec Anna, et la tante
-Séraphine, et les trois petites sauvagesses du
-Port-neuf, noyées dans la mousseline comme
-des mouches dans du lait. Moi, j’ai mon habit
-d’incroyable en piqué anglais cendre de roses,
-garni de galons de laine noire ; cinq rangs de
-galons au bas, boutons de buffle noir ; manches
-collantes à revers, ceinture au parfait contentement.
-Pour cravate, un flot de mousseline ;
-j’ai supprimé le fichu menteur qui paraîtrait
-un peu <i>costume</i> aux yeux des provinciaux.
-Chapeau conventionnel, baissant sur le front,
-entouré d’une écharpe de tulle nouant par derrière ;
-souliers Louis XVI à talons hauts et bouffettes
-sur le cou-de-pied ; inutile d’ajouter que
-j’<i>épate</i> toujours Loutreville par la longueur de
-mes gants de Suède sans boutons. Adolphe ne
-s’est pas encore décidé à me permettre la petite
-canne à pomme d’or, mais il y viendra : je
-compte sur les bains de mer pour lui faire
-entendre raison.</p>
-
-<p>Dès une heure moins un quart, il ne restait
-plus une chaise vacante ; toute la ville avait dîné
-en deux temps, même nous, au grand désespoir
-de Marton et du bon oncle. Le régiment, colonel
-en tête, arriva pour une heure et quart,
-tout le monde attendit patiemment le général
-jusqu’à trois heures. Il est à remarquer que le
-militaire attend volontiers. Ainsi, je voyais
-hier matin sur la place des Ormes, des groupes
-de dix à douze officiers stationner héroïquement
-deux heures de suite, tandis qu’un autre
-groupe, introduit dans l’hôtel, écoutait les
-discours et les récits du général. Je n’aurais
-pas cette vertu-là, ni toi non plus, et voilà probablement
-pourquoi les femmes sont exclues
-de l’armée.</p>
-
-<p>Le général monta à cheval à trois heures
-moins un quart. On lui avait recruté, non sans
-peine, un brillant état-major : la ville a toujours
-manqué de cavalerie. Il a fallu convoquer
-extraordinairement tout ce qu’il y avait
-d’officiers et de soldats montés dans la garnison :
-commandant d’artillerie, capitaine d’artillerie,
-commandant du génie, gendarmes à
-cheval, etc., etc. Les chasseurs du piquet d’ordonnance
-arrivaient de l’autre bout du monde ;
-ils ont fait vingt-cinq lieues pour venir escorter
-le général. Je dois avouer d’ailleurs que tous
-ces uniformes mélangés faisaient un très-joli
-coup d’œil ; il n’y manquait que des cent-gardes.
-Mais on ne peut pas tout avoir.</p>
-
-<p>On dit que le cortége a fait un petit détour
-pour avoir à traverser la place Condé. Le général
-a salué noblement la statue en criant à son
-escorte : « Chapeau bas, messieurs ! le présent
-ne déroge point en rendant hommage au passé ! »
-Je comprends qu’un tel homme ait voulu donner
-un petit bonjour au vainqueur de Rocroi. Il y a
-encore un bon fond de camaraderie, dans notre
-armée. M. de Bontoux, le commandant d’artillerie,
-prétend que le général avait l’air de dire
-à Condé : « Tiens-toi bien ! » Mais M. de Bontoux
-est une mauvaise langue ; il n’aura plus
-d’avancement.</p>
-
-<p>Le régiment était en bataille. On n’avait pas
-écarté la foule. Seulement quelques éclaireurs
-se prolongeaient de distance en distance pour
-séparer la ligne des troupes de la ligne formée
-par le public. Tout à coup, un clairon posté à
-300 mètres en avant de la place, annonça l’arrivée
-du cortége. Aussitôt le colonel, les chefs
-de bataillon, les capitaines coururent de la
-droite à la gauche en criant : immobiles ! immobiles !
-Le cortége paraît au loin : le colonel
-bondit sur son cheval. « A vos places, messieurs,
-à vos places ! » Il pique des deux, court
-au-devant du général, s’arrête à distance respectueuse,
-salue de l’épée, salue du cheval,
-salue de toutes les ondulations de son corps.
-Au même instant les officiers montés du régiment
-quittent l’escorte au grand galop et viennent
-prendre leur place de bataille. Les tambours
-rappellent, la troupe porte les armes, le
-général ralentit le pas et s’arrête, juste devant
-nous, à la droite du régiment. Il s’appuie sur
-la jambe droite et son cheval piaffe du pied
-gauche. Dieu ! ma chère, qu’il était beau, les
-coudes plus haut que les mains, tenant les
-rênes du bout des doigts, et souriant d’un air
-aimable à ta très-humble servante ! Occuper
-l’attention d’un homme qui en fait marcher
-deux mille autres, et qui traite les lieutenants,
-nos beaux valseurs de l’été dernier, comme des
-collégiens en classe ! Ne te moque pas trop ;
-c’est un joli succès. Il fit passer les rênes dans
-la main gauche, son cheval piaffa du pied
-droit. Il vint saluer le drapeau ; le drapeau
-s’inclina devant lui. Tu sais si j’aime mon
-mari, chère Amélie, et je connais tes sentiments
-pour M. de V… ; nous avons trop de religion
-pour ne pas les adorer jusqu’à la mort et pour
-nous permettre une pensée qui ne soit pas à
-leur adresse ; mais enfin nos maris pourraient
-bien s’incliner jusqu’à terre devant le drapeau
-de la France sans qu’il songeât seulement à
-leur rendre le salut !</p>
-
-<p>Le général a pris un petit galop de manége,
-et passé fièrement devant le front des troupes.
-La musique jouait l’air national ; toutes ces
-dames avaient les larmes aux yeux. Il est revenu
-sur ses pas, toujours du même train, en
-saluant la foule. Son regard d’aigle semblait
-plonger dans le peuple de Loutreville, et
-pourtant je n’ai pas senti la moindre inquiétude.
-J’étais sûre que dans toute cette assemblée
-personne ne lui plairait autant que
-moi.</p>
-
-<p>En effet, c’est devant moi qu’il a mis pied à
-terre, avec une désinvolture angélique. Il a fait
-savoir au colonel qu’il était prêt pour la présentation
-des officiers. Ces messieurs ont fait
-le cercle, en grande tenue, immobiles, sabre au
-poing, et pourtant, permets-moi ce blasphème !
-ils avaient l’air de petits garçons autour de lui.
-Il s’est tourné vers moi, il a relevé sa belle
-moustache, et leur a dit d’une voix qui franchissait
-le cercle et semblait s’adresser à nous :
-« Messieurs, tous les ans vous recevez la visite
-d’un inspecteur général. Cette année, j’ose dire,
-sans crainte d’être démenti, que l’Empereur
-vous a envoyé un inspecteur exceptionnel.
-L’inspection que je viens de commencer n’est
-pas une inspection en l’air ; c’est une inspection
-sérieuse, définitive, qui m’a déjà permis
-de vous juger à fond. Rien qu’à vous voir dans
-vos rangs, sous les armes, j’ai compris tout
-ce que la France était en droit d’espérer
-de vous. Oui, messieurs, le pays, l’Empereur,
-l’Europe contemple et apprécie par mes
-yeux votre beau et brave régiment. Vive l’Empereur ! »</p>
-
-<p>Non-seulement les officiers et les soldats
-répétèrent ce cri patriotique, mais… que
-veux-tu ? Il avait eu l’air de s’adresser à moi ;
-j’étais électrisée ! J’oubliai que le pauvre Adolphe
-est ou croit être légitimiste, et mes voisines,
-sans prendre le temps de s’étonner, jetèrent
-leurs mouchoirs en l’air et firent chorus avec
-moi. Adolphe n’est pas trop content. Son élection
-au conseil général a manqué cette année
-par l’influence du préfet ; on va dire qu’il
-désarme, qu’il tourne, qu’il demande grâce,
-mais tant pis ! Je ne serais pas femme, si je résistais
-à un premier mouvement.</p>
-
-<p>Mon général a été sensible à ma petite concession.
-Il m’en a récompensée avec une délicatesse
-et une spontanéité dont je te fais juge.
-Le moment était venu d’examiner en détail je
-ne sais quelles catégories d’hommes, des engagés
-volontaires, des jeunes soldats, des caporaux
-nouvellement promus, des sous-officiers
-cassés, des soldats qui demandaient à se réengager,
-d’autres qui voulaient quitter le corps.
-Au lieu d’aller chercher tous ces gens-là, il les
-a fait comparaître devant lui, et devant nous,
-sans quitter sa place. Grâce à lui, je n’ai pas
-perdu un détail. Au bout d’une heure ou deux,
-il a cru s’apercevoir que j’étouffais un bâillement :
-vite, il a mandé le colonel Briquet qui
-se tenait à l’écart. « Colonel ! s’est-il écrié, à
-quoi pensez-vous ? Que devient la galanterie
-française ? Vous ne devinez pas que ces dames
-s’ennuient ? Allons ! faites avancer votre musique
-et régalez-nous de quelques jolis morceaux ! »</p>
-
-<p>Jamais la musique du 104<sup>e</sup> n’avait été si
-bonne. Je comprends qu’on se surpasse soi-même
-pour mériter les éloges de cet homme-là !</p>
-
-<p>Après l’inspection des catégories, il a fait,
-toujours devant moi, ce qu’on appelle la revue
-de détail. On est venu lui présenter successivement
-les effets de chaque homme, avec le livret
-indiquant la masse. Comme il est sûr de lui-même !
-Quelle connaissance approfondie du
-métier des armes ! « Capitaine ! dit-il, à un
-commandant de compagnie, comment s’appelle
-cet homme ? » Le capitaine étonné, interdit,
-balbutie et ne répond pas. « Eh capitaine !
-je ne fais que d’arriver, moi, et je connais vos
-hommes par leurs noms et prénoms, mieux
-que vous ! J’espère que vous n’oublierez pas
-le nom de Pacot (Pierre-François) maintenant
-que vous le tenez de ma bouche ! » C’est du
-César, ni plus ni moins. M. de Bontoux prétend
-qu’il avait lu le nom écrit en grosses lettres bâtardes
-sur le livret de l’homme ; mais ces artilleurs
-ne croient à rien. On ne brûlera donc jamais
-l’école polytechnique ?</p>
-
-<p>La journée a fini par un défilé sublime. Il
-est remonté à cheval ; son escorte s’est reformée
-à quelques pas en arrière et toutes les
-compagnies de tous les bataillons ont passé
-devant lui, l’une après l’autre, dans l’ordre le
-plus imposant. Les officiers le saluaient de l’épée,
-il saluait les officiers ; le drapeau l’a salué,
-il a salué le drapeau, et quand tous les saluts
-ont été finis, il nous a saluées avec la grâce la
-plus noble et il est parti d’un galop furieux
-suivi de son escorte. Les carreaux de la ville
-tremblaient ; les cœurs aussi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h3>III</h3>
-
-<p>Hier, ma chère enfant, j’ai compris la gloire.</p>
-
-<p>Le rendez-vous était au même endroit, nous
-avions fait retenir nos mêmes places. La seule
-différence, c’est que je n’ai pas dîné du tout,
-malgré les instances d’Adolphe et du pauvre
-oncle. J’avais l’estomac serré, comme il arrive
-aux enfants qu’on va mener au spectacle.</p>
-
-<p>Son premier regard fut pour moi : il semblait
-me remercier de mon exactitude. Il repassa
-les troupes en revue et se promena longtemps
-sur le front de bataille. Quatre chasseurs
-à cheval marchaient devant lui, le pistolet au
-poing, prêts à brûler la cervelle au premier
-insolent qui manquerait de respect à mon cher
-grand homme. Mais bientôt il revint à moi, fit
-assembler devant nous les officiers, sous-officiers
-et caporaux, et leur dit en lorgnant ma
-capote blanche.</p>
-
-<p>« C’est aujourd’hui, messieurs, que je dois
-constater votre instruction pratique. Un inspecteur
-à la douzaine, comme la France en a
-trop, malheureusement, perdait une journée
-à vous questionner l’un après l’autre : je ne
-suis pas de cette école-là, Dieu merci ! Je sais
-que la théorie vous est familière ; vous la possédez
-tous sur le bout du doigt, je m’en suis
-assuré d’un seul coup d’œil. Ce qui vous
-manque un peu, c’est l’application sur le terrain,
-devant l’ennemi : voilà ce que je veux
-vous inculquer. Vous ne sauriez l’apprendre à
-meilleure école ; j’ai fait mes preuves, j’ai travaillé
-sur le vif ; tous les ennemis de la France
-connaissent la moustache du général Ségart.
-C’est pourquoi je ne m’amuserai pas à vous faire
-exécuter des manœuvres élémentaires, des
-maniements d’armes connus de vos plus jeunes
-soldats. Je veux, avec la permission de
-ces jolies dames, que vous fassiez parler la
-poudre, suivant l’expression pittoresque des
-Arabes. Il s’agit de donner à la fleur de la
-population Loutrevillaise le spectacle de la
-guerre ! Vos hommes ont des cartouches, colonel ? »</p>
-
-<p>A ces mots, mes voisines ont pris peur, et
-j’ai cru que les premiers rangs de fauteuils se
-débandaient honteusement avant la guerre.
-Mais j’avais du courage pour mille et j’en ai
-distribué tout autour de moi. Je ne me rappelle
-pas mot à mot ce que j’ai dit, mais ces messieurs
-m’ont entendue, et il paraît que j’ai été
-superbe. Double succès, ma chérie, car il faut
-te dire que ma toilette avait déjà suscité un
-cri d’admiration.</p>
-
-<p>Figure-toi une robe de foulard blanc, retroussée
-par devant sur un dessous de taffetas
-bleu de ciel, et allongée en queue par derrière ;
-le tout garni d’un petit volant surmonté d’un
-entre-deux de blonde posé sur un ruban bleu.
-La casaque pareille, très-courte, très-ajustée et
-sans manches, avec des épaulettes de blonde
-et de ruban ; les bottines hautes de taffetas
-bleu avec bouffettes de blonde. Le couronnement
-de l’édifice était une toute petite capote
-de tulle blanc, avec une myriade de <i lang="de" xml:lang="de">vergiss
-mein nicht</i> semés sur le fond. Pas l’ombre de
-bavolet, mais une résille bleue sortant du chapeau.
-L’ombrelle bleue, couverte de point
-d’Alençon, pomme en turquoises. Que t’en
-semble ?</p>
-
-<p>Mon général commença par faire défiler devant
-nous de petits pelotons qui exécutaient
-des feux pour nous aguerrir au tumulte. Le fait
-est qu’au bout d’une demi heure je ne pensais
-plus à me boucher les oreilles ; ni mes voisines
-non plus.</p>
-
-<p>Lorsqu’il vit que nous étions prêtes à tout,
-il fit prendre les armes à tout le régiment et
-conduisit ses deux mille hommes à l’attaque
-d’une forte position, gardée par un ennemi
-imaginaire. Tu connais cette vieille tour de
-moulin à vent qui domine le champ de bataille,
-dans la direction de Piqueville ? Nous nous y
-sommes reposées ensemble il y a deux ans, en
-venant du château d’Anna. Le général prit la
-peine de nous expliquer lui-même que cette
-tour était défendue (soi-disant) par quatre
-mille Autrichiens, et qu’il se faisait fort de les
-débusquer en moins d’une heure. Comme le
-terrain est découvert, nous avons tout pu
-voir sans bouger de nos places : il a suffi de
-retourner les chaises. Il prend la tête de son
-armée, les colonnes débouchent, l’artillerie
-tonne sur les côtés, les petits pelotons se déploient
-en tirailleurs pour couvrir les colonnes.
-On entend des feux de file égrenés régulièrement
-comme des chapelets, des feux de peloton
-ramassés en un seul coup comme une explosion
-de mine. Que c’est beau, mon Dieu ! que
-c’est beau ! Après le Faust, de Gounod, et la
-bénédiction solennelle du saint-père, je n’ai
-rien vu de plus sublime, de plus grand, de
-plus idéal !</p>
-
-<p>Un seul incident, mais sans gravité, a failli
-troubler la fête. Le 1<sup>er</sup> bataillon, qui avait
-pris à gauche, par le chemin des abattoirs,
-s’est trouvé face à face avec un troupeau de
-bœufs qui accouraient au pas de charge. Le
-général était là, il a fait croiser la baïonnette.
-Mais il paraît que les bœufs ont aussi quelques
-notions de l’art militaire : ils ont formé
-ce que nous appelons le bataillon carré. Le
-général a jugé dans sa sagesse que cette position
-était trop bien gardée, il a jeté les yeux
-sur sa ligne de retraite, et commandé une manœuvre
-tournante qui rendait la victoire facile
-et sans danger. Le succès de la journée assuré,
-il a laissé faire les hommes et il est revenu auprès
-de nous. Ah ! si tu l’avais vu, la lorgnette
-à la main, surveillant les opérations lançant
-des estafettes dans toutes les directions, et animant
-ce grand corps de feu de sa belle âme !
-Tous ses gestes étaient traduits par les ondulations
-intelligentes de son beau cheval, qui
-semblait s’associer à la victoire.</p>
-
-<p>Nos troupes n’étaient plus qu’à 500 pas de
-la position ennemie ; on les vit se déployer sur
-un front étendu et lancer des feux de peloton
-qui faisaient trembler la terre. Tout à coup, les
-lignes se brisent, les feux cessent, de nouvelles
-colonnes se forment et partent en avant, la
-baïonnette croisée ; les tambours battent la
-charge ; victoire ! Enfin, notre mouvement offensif
-a été couronné d’un plein succès ; le général
-nous montre du doigt les ennemis en
-fuite, et l’on croyait les voir, ma chère, tant
-cet homme parle bien ! Il appelle le commandant
-d’artillerie et fait tirer quelques coups de
-canon dans cette masse désorganisée. « Voilà
-qui est fait, mesdames, dit-il en s’adressant à
-moi. Il n’y a pas d’ennemi qui résiste aux soldats
-français lorsque je les dirige et surtout
-quand nous avons pour nous le plus puissant
-élément du succès : votre présence ! »</p>
-
-<p>Dans le même instant il fait un signe et
-s’arrête immobile, l’épée haute. Les troupes
-s’arrêtent aussi, comme si un pouvoir inconnu
-les avait paralysées en pleine action. Une minute
-se passe, et le tour est fait : le photographe
-du général avait saisi au vol les acteurs, les
-spectateurs et le héros de cette belle journée !</p>
-
-<p>Aux agitations du combat a succédé le calme
-et le silence. Les troupes victorieuses sont revenues
-se ranger devant nous. Le général félicite
-les uns, gourmande les autres. On dit qu’il
-proposera deux capitaines pour la croix. Il tance
-vertement le commandant du 1<sup>er</sup> bataillon, qui
-a compromis le succès de la journée dans le
-chemin des bœufs.</p>
-
-<p>« Commandant ! lui dit-il (mais toujours
-en s’adressant à nous) vous avez commis une
-faute de lèse tactique. Mon regard exercé l’a
-reconnu au premier coup d’œil, et vous êtes
-bien heureux que je me sois trouvé là pour réparer
-une telle bévue. Vous n’entendez rien à
-la guerre ; vous ne l’apprendrez jamais ; en
-quelques heures, j’en suis sûr, j’ai fait ici des
-élèves qui pourraient vous remplacer dans votre
-commandement au grand avantage de l’armée ! »</p>
-
-<p>Le plus beau de tout cela, ma chère
-Amélie, c’est que le commandant n’a rien
-répondu. Ce n’était pourtant pas lui qui
-avait fait la faute, mais personne n’a le
-droit de répondre à un général inspecteur, attendu
-qu’il <i>ne peut pas</i> avoir tort. Quelle puissance !</p>
-
-<p>La nuit tombait, les soldats n’en pouvaient
-plus. La musique du régiment nous a fait ses
-adieux par une jolie valse qui fut littéralement
-dansée, et en mesure, par le cheval du grand
-chef. Après quoi, la troupe défila de nouveau
-et traversa la ville, musique en tête, drapeau
-au vent, entre deux rangs de torches allumées.
-C’était magique.</p>
-
-<p>Hélas ! chère Amélie ! mon noble général est
-reparti ce matin avec son petit aide de camp,
-cet officier de poche qui doit payer demi-quart de
-place, comme officier et comme enfant. Nous
-allons prendre congé du bon vieil oncle et retourner
-au château après le dîner de midi.
-Mais je peux vivre cent ans, je n’oublierai
-jamais cette inspection générale où le plus
-fier et le plus brave des guerriers n’a guère inspecté
-que ton amie</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Jacqueline de Beauvenir.</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch9">LES CINQ PERLES.</h2>
-
-
-<p class="c small">A MADAME TOINON GLAVOT, POUR REMETTRE.</p>
-
-<p class="date">Château de Bonnefont, 15 septembre.</p>
-
-<p>Me voilà bien loin de vous, ma bien-aimée
-Clarisse. J’ai beau me dire que ce départ est
-commandé par votre prudence et qu’en me
-séparant de vous pour un grand mois je resserre
-le lien qui nous unit ; vous me manquez cruellement.
-Le chemin de fer aurait pu se tromper,
-me mettre aux bagages ; j’étais un corps sans
-âme, un colis à figure d’homme. Chère, chère
-Clarisse ! la meilleure part de moi est restée
-autour de vous ; elle erre toutes les nuits dans
-les grands corridors de Vicarville ; elle se glisse
-dans votre appartement par le trou des serrures ;
-elle voltige jusqu’au matin dans la
-mousseline de vos rideaux. Ce n’est qu’une
-ombre, hélas ! mais vous, la femme de toutes
-les religions, vous ne voudriez pas offenser
-cette chose faible et sacrée qu’on appelle une
-ombre ! Conservez-moi mon bien, chère Clarisse ;
-protégez-le contre tous et surtout contre
-celui qui croit encore dans son impudence
-avoir gardé quelques droits sur vous. Grâce à
-Dieu, la petite-fille du maréchal de Senlis a
-toute la fierté qu’il faut pour se défendre ; votre
-cœur est trop entier pour comprendre le partage ;
-je suis sûr de votre attachement à des
-devoirs d’autant plus sacrés que rien ne les
-sanctionne sur la terre.</p>
-
-<p>Quant à moi, je n’aurai nul mérite à rester
-fidèle. Vous exceptée, rien ne m’est plus. Quand
-même je n’aurais pas disposé de ma vie par un
-engagement que notre monde a enregistré et
-approuvé, je serais matériellement incapable
-de dire <i>je vous aime</i> à une femme qui n’est pas
-vous. Il y a, n’en doutez point, une grâce d’état
-pour les époux de notre sorte. Pourquoi les
-créatures du bois de Boulogne, qui fascinent les
-maris et qui les ruinent, ne nous inspirent-elles
-qu’un profond dégoût ? Je ne parle pas de
-moi seul, mais d’Améric, de Robert, d’Astolphe,
-de Charley, de tous ceux qui ont librement
-donné leur cœur à des anges méconnus
-et outragés comme vous. Il semble, en vérité,
-que le premier mariage, celui qui jette une enfant
-ignorante dans les bras d’un viveur usé,
-ne soit que la triste école et le pénible apprentissage
-de la vie. La femme s’unit ensuite,
-avec connaissance de cause, à un homme de
-son choix, et ce deuxième contrat, pur de tous
-les calculs qui déshonoraient l’autre, inaugure
-un bonheur sans mélange et une inviolable
-fidélité.</p>
-
-<p>Si le maître de céans, mon cher cousin Auguste
-de Brescia, lisait cette théorie par-dessus
-mon épaule, il serait homme à me chercher
-querelle dans sa propre bibliothèque, au risque
-d’ensanglanter ses Elzévirs. C’est le roi des
-jaloux, comme le râle des genêts est le roi des
-cailles. Je ne veux pas pousser la comparaison
-plus loin, et pour cause. Entre la caille et ma
-cousine Ottilie, je vois des ressemblances physiques
-et morales sur lesquelles il serait malséant
-d’insister.</p>
-
-<p>Et pourtant… ! Rien, rien, rien ! Sur ma parole
-de gentilhomme et d’amoureux, Auguste
-n’est pas encore aujourd’hui ce qu’il méritait
-si bien d’être. Pourquoi ? Comment ? C’est toute
-une histoire, ou plutôt toute une étude de caractères,
-au pluriel.</p>
-
-<p>Le cher cousin n’est pas beau, il est resté
-trop jeune ; il aime sa femme brutalement, en
-goinfre, comme il faut aimer pour se faire haïr.
-De plus, il a sa belle-mère (et quelle belle-mère !)
-contre lui. Ma cousine est jolie, délicate,
-coquette, mal élevée dans la perfection ;
-elle a de l’esprit, de la lecture, de l’imagination,
-du vague, une certaine audace, enfin tout
-ce qu’il faut pour faire le bonheur d’un
-<i>deuxième mari</i>. Hé ! bien, non ! Elle a trop
-peur. Elle sait qu’elle serait tuée sans dire ouf.
-Cet animal a appris par cœur la Physiologie
-du mariage ; il vous réciterait à la première
-sommation quarante pages de Balzac. Toutes
-les ruses de la femme lui sont plus familières
-qu’à la femme la mieux douée : il a machiné
-sa maison comme un théâtre, il a dessiné son
-parc au point de vue de la surveillance. Effrontément
-jaloux, il suit sa femme pas à pas, sans
-se cacher ; il la confesse tous les jours, à tout
-moment : il a ouvert des fenêtres sur cette malheureuse
-petite âme. A force d’obsessions, de
-menaces, d’intimidations (je crois même qu’il
-va jusqu’à lui serrer les poignets de temps à
-autre), ce bourreau a fini par la dominer.
-Ottilie se révolte parfois, quand il n’est pas là ;
-elle ouvre son cœur à une amie. Le soir même,
-elle avoue à son maître qu’elle a mal parlé de
-lui, et Auguste la brouille avec la confidente.
-Dans le monde, en hiver, elle a vingt tentations
-de jeter son bonnet par-dessus les moulins.
-La foule l’enhardit ; elle se croit protégée
-par tous ces hommes. Elle valse avec abandon,
-elle écoute en souriant le bavardage d’un danseur,
-elle brave les yeux terribles de son mari
-assis dans un coin, et en passant devant lui
-elle le noie dans ses dix-huit jupes. Une heure
-après, dans la voiture, elle subit la question
-ordinaire et extraordinaire, elle avoue tout,
-elle demande grâce, elle fait des révélations.
-Quand je la vois si bien casernée dans sa servitude,
-j’en viens quelquefois à me demander
-si elle n’aime pas son mari ! Singulière petite
-femme ! Quant à lui, son jeu est bien simple :
-veiller au grain jusqu’à ce qu’elle ait passé
-l’âge de la crise. Il attend avec impatience
-qu’elle ait des rides et des cheveux blancs.
-Alors il dormira sur les deux oreilles, heureux
-et fier d’avoir dépensé toute une vie à s’empêcher
-d’être Dandin. Son air rogue, son regard
-farouche, son port menaçant, tout ce qui le
-donne en spectacle dans un monde aussi coulant
-que le nôtre, part du même sentiment.
-C’est un homme qui ne fuit pas devant le Minotaure,
-mais qui l’attend sur sa hanche, l’épée
-en main, comme un matador.</p>
-
-<p>La compagnie est assez nombreuse à Bonnefont ;
-une vingtaine de personnes. Pas un
-jeune homme ! Pas même un homme jeune,
-excepté moi qui suis hors de soupçon. Le château
-n’est peuplé que de vieille parentaille,
-oncles, tantes, cousins à béquilles, et deux ou
-trois gamins dont le plus vieux n’a pas douze
-ans. Le beau sexe est représenté par Ottilie, sa
-sœur Mme de Saintive, Mme de Gambey leur
-respectable mère, et deux vieilles fées en fourreau
-de soie puce. Moi qui vous ai promis la
-description de toutes les toilettes, je ferai malgré
-moi des économies de papier.</p>
-
-<p>En ce jour solennel (vous comprendrez pourquoi
-dans cinq minutes), ma cousine portait
-une robe de mousseline brodée avec entredeux
-de Valenciennes ; corsage plissé, ceinture ponceau
-nouée par derrière, <i>à l’enfant</i>. Sur l’entredeux,
-autour du cou passe un ruban ponceau
-qui retient par devant une croix byzantine
-et qui tombe en arrière, jusqu’au bas de la
-robe, comme une paire de guides échappées des
-mains du cocher. Elle était coiffée en cheveux
-avec un goût et une coquetterie qu’on devrait
-recommander dans les journaux et prêcher
-dans les églises : un énorme chignon noué,
-mais non serré, en forme de 8, et traversé
-d’une épingle. Il est vrai que l’épingle d’or
-était cette aigle romaine que nous avons admirée
-ensemble chez Castellani. Aigle à part, la
-coiffure est adorable parce qu’elle dégage la
-nuque et laisse voir ces jolis petits cheveux
-frisés, duvet friand, régal des yeux, la plus
-fine et la plus mystérieuse beauté de la femme
-vêtue. Je vous assure, Clarisse, que si deux ou
-trois grandes dames, jeunes et belles comme
-vous, employaient leur autorité à faire revivre
-cette mode, la face de la terre s’égayerait en un
-rien de temps.</p>
-
-<p>Mme de Saintive ne porte jamais de bijoux
-dans la journée : c’est un luxe que je comprends,
-mais tout le monde n’a pas comme elle
-un million de diamants à montrer au bal.
-Mme de Gambey porte trop de bracelets et trop
-de bagues, sous prétexte de souvenir. Le fait
-est que si tous ceux qui l’ont aimée lui avaient
-laissé seulement un anneau de vingt louis, elle
-en aurait pour une somme. Par malheur, tous
-ces joyaux sont du même temps qu’elle, et ils
-portent leur date. Quelle bijouterie de portiers
-on nous a faite entre Louis XVI et Cavaignac !
-Et puis, je ne sais pas si les bijoux, même parfaits,
-conviennent aux femmes d’un certain
-âge. Ils appellent l’attention sur des points
-qu’on ferait mieux de cacher, ils soulignent
-des détails qui gagneraient à n’être point vus.
-Ottilie tient le juste milieu entre les étalages de
-sa mère et la simplicité un peu affectée de sa
-sœur. Elle n’a pas les oreilles percées ; j’aime
-cela. Il faut en finir avec ces stupides mutilations
-que nous avons prises des sauvages.
-Percer le joli cartilage de l’oreille ! Et pourquoi
-pas la cloison du nez ? Je sais que ma cousine
-a des bagues de prix ; elle n’en porte que deux,
-les plus simples, et parce que son jaloux lui
-défend de les quitter. C’est l’anneau de mariage
-et l’anneau de fiançailles, l’un tout uni, l’autre
-enrichi de cinq petites perles. Auguste les a
-fait agrandir lorsqu’ils sont devenus trop justes
-au doigt. Car elle n’a pas dépéri, la pauvre enfant,
-au milieu de ses tortures ; c’est une victime
-grasse.</p>
-
-<p>Vous devinez, chère Clarisse, que les toilettes
-de ce matin n’étaient ni pour les vieux oncles,
-ni pour les maris, ni pour moi. Le cousin a
-décidé que sa femme prendrait un jour à la
-campagne comme à Paris : c’est le moyen de
-surveiller tous les ennemis à la fois, outre que
-ces Messieurs se surveillent les uns les autres.
-Ottilie a choisi le jeudi ; on le sait, et tout le
-voisinage, après avoir un peu murmuré contre
-un us nouveau à la campagne, a pris le pli.
-Le jeudi matin donc, à partir de deux heures,
-les plus jolis Messieurs de la province déboulent
-à Bonnefont, les uns à cheval, les autres
-en break, en dog-cart, en phaéton, en américaine,
-et même en tape chrétien, suivant les
-facultés de chacun. La légende prétend que
-tous nos irrésistibles se sont découragés l’un
-après l’autre, non que ma belle cousine leur
-parût imprenable en elle-même, mais parce
-que les approches de la place étaient trop bien
-gardées. On m’a montré des hommes fort bien
-nés, du meilleur ton et doués d’un certain
-charme, qui ont fait presque des bassesses pour
-se lier intimement avec le mari. Peine inutile !
-Cet homme est plus hérissé qu’un porc-épic ;
-on ne sait par où le prendre. Il n’aime ni la
-chasse, ni la pêche, ni la table, ni le jeu, ni le
-cheval ; il aime sa femme. On l’a tâté sur les
-honneurs ; les hommes influents de notre parti
-lui ont offert une candidature : inutile ! Il n’a
-d’autre ambition que de garder sa femme pour
-lui seul. Je ne sais pas s’il a bien fait de rabrouer
-si violemment tous ceux qui l’attaquaient
-avec des armes courtoises : il s’est
-donné des ennemis. Sa roideur a blessé des
-personnes considérables et des gens d’esprit.
-Il pourrait lui en coûter cher un jour ou l’autre.
-Tel qui a désarmé devant la férocité du
-monstre, conserve un levain de rancune au
-fond du cœur. Vous savez qu’en général un
-soupirant évincé se console en voyant la défaite
-des autres : il n’en est pas de même autour
-de Bonnefont. Les vaincus s’entasseraient au
-besoin dans les fossés du château pour faire la
-courte échelle. Et si jamais un jeune audacieux
-pénètre dans la place, on illuminera le département.</p>
-
-<p>Je suis trop nouveau dans le pays pour connaître
-exactement l’état des affaires ; mais
-j’observe, je devine, et voici, chère Clarisse, ce
-que j’ai cru voir aujourd’hui. Vous êtes éminemment
-femme ; vous éclaircirez donc en
-moins de cinq minutes <i>ce</i> mystère qui me tient
-ébahi et perplexe depuis quatre heures du
-soir.</p>
-
-<p>Hier, à dîner, Auguste nous a dit en se frottant
-les mains qu’il tenait enfin le bois Moreau.
-C’est une enclave qui l’exaspère. Pensez donc !
-un méchant boqueteau de six arpents, à cinq
-cents mètres du château, juste au milieu d’un bien
-de mille hectares ! Le vieux Moreau ne
-voulait vendre à aucun prix. Il est riche : ancien
-intendant des Saintré, qui ont six cent
-mille livres de rente ! Item, il est chasseur, et
-ce bouquet de bois, au cœur d’une admirable
-chasse en plaine, devient dès l’ouverture, un
-vrai parc à gibier. Par quelle inspiration d’en
-haut le bonhomme, à brûle-pourpoint, prend-il
-le parti de vendre ? Sa vue baisse, dit Auguste,
-il a des rhumatismes, il ne chassera
-plus. Un vieil oncle fait observer que Moreau a
-pourtant pris un permis comme à l’ordinaire.
-Toujours est-il que sa visite était annoncée
-pour aujourd’hui, et qu’il est arrivé ponctuellement
-à deux heures, avec le notaire des
-Saintré.</p>
-
-<p>Vers la même heure, Mme de Gambey m’a
-présenté, non sans emphase, « M. Louis de
-Saintré, un de nos meilleurs amis. » Ce jeune
-homme m’a paru bien ; peut-être un peu trop
-pâle. Il est des bons Saintré ; nous n’avons rien
-de plus pur en France. Vous avez rencontré la
-douairière dans le monde : une femme de cinquante
-ans, encore fraîche, qui a fait parler
-d’elle ; elle a pris la haute dévotion depuis la
-mort du contre-amiral Toupart ; son salon est
-le rendez-vous de tous nos hommes politiques.
-C’est elle qui a lâché cette fameuse impertinence
-au garde des sceaux dans je ne sais plus
-quel salon mixte, à l’hôtel Lambert, je crois.
-Enfin, ma belle amie, vous ne connaissez
-qu’elle, quoiqu’elle n’ait plus d’hôtel à Paris
-et qu’elle y vienne assez peu depuis 48. C’est
-une Briancourt, des Briancourt de Lorraine ;
-vous y voilà, pas vrai ? Alors n’en parlons
-plus.</p>
-
-<p>Ce jeune homme, qui court sur ses vingt-trois
-ans, est réservé à des destinées presque
-royales. L’influence de la famille est énorme
-dans le département : songez que les baux de
-leurs fermiers n’ont pas été augmentés d’un
-sou depuis 1816 ! C’est du délire en administration ;
-en politique c’est du génie. Ils auront
-deux millions de rente quand bon leur semblera ;
-ils aiment mieux avoir deux ou trois
-cents personnes qui se feraient tuer pour eux
-au moindre signe. M. de Saintré est fiancé depuis
-sept ans à la princesse Wilhelmine, fille
-unique du prince de Grossenstein, un petit
-souverain médiatisé par la Prusse : on attend
-qu’elle ait seize ans et que lui-même soit converti
-aux idées matrimoniales.</p>
-
-<p>L’éducation des Bons Pères, si admirable à
-tous les points de vue, a produit, dit-on, sur
-son cœur, un singulier effet. Lorsqu’il est revenu
-à Saintré, chargé de ses dernières couronnes,
-toute la province a loué sa bonne
-mine, son grand air, son instruction profonde,
-sa voix belle et bien disciplinée, ses talents,
-son adresse à tous les exercices du corps ; mais
-son humeur et ses habitudes parurent étranges.
-Il parlait peu, cherchait la solitude, et témoignait
-pour les femmes les plus jolies et les
-mieux nées une insurmontable aversion. La
-chose allait si loin qu’on réunit le conseil de
-famille et que l’oncle Briancourt, celui qui a
-fait campagne avec Pimodan contre les insurgés
-de Hongrie, lui lava la tête à grande eau. Ses
-parents l’envoyèrent d’autorité à Paris ; ce vieux
-reître de Briancourt le fit admettre au cercle le
-plus jeune et le moins collet-monté, mais on
-assure qu’il revint comme il était parti. C’est
-seulement depuis six mois qu’il ose regarder
-les femmes en face ; non pas toutes, dit-on, mais
-du moins Mme de Brescia.</p>
-
-<p>Je crois qu’il l’aime ; j’en suis presque sûr ;
-mais s’est-il déclaré ? A-t-il écrit ? A-t-il parlé
-par ambassadeur ? ou par ambassadrice ? Qu’en
-pense la dame de ses pensées ? Tout cela est
-encore lettre close pour moi. Le seul point
-démontré, c’est qu’il n’a rien obtenu, sauf peut-être
-un serrement de main, une faveur sans
-gravité mais non sans conséquence. Rien n’est
-sans conséquence pour une femme gardée à vue,
-qui concentre tout dans son cœur. L’explosion
-d’un sentiment comprimé est plus soudaine et
-plus terrible que la vapeur, le gaz et la poudre.
-Souvenez-vous, chère Clarisse ! Il y avait un an
-que vous refusiez de venir rue de Sèze, lorsqu’on
-vous y décida tout à coup en vous défendant
-de me recevoir !</p>
-
-<p>J’avais échangé quelques phrases banales
-avec le dernier rejeton des Saintré, et je me
-promenais seul dans le parc, rêvant à vous et
-cueillant des noisettes. C’est un plaisir exquis ;
-je regrette qu’on l’ait gâté, ou tout au moins
-déconsidéré par des plaisanteries d’estaminet.
-Je ne sais pas de récréation qui s’accommode
-mieux à la mélancolie d’un homme isolé. Quand
-je suis loin de vous, dans cet aimable mois de
-septembre, je passe des journées entières dans
-un parc, cherchant les noisetiers qu’un reflet
-jaunissant distingue déjà des autres arbres. Je
-m’arrête devant une touffe de longues tiges, un
-peu dépouillées dans le haut, je ploie sans grand
-effort les belles branches élastiques et je glane
-çà et là quelque bouquet de fruits qui a oublié
-de tomber. Quelquefois je rencontre un arbre
-moins précoce que les autres ; les noisettes y
-sont encore toutes, mais bien mûres, bien dorées
-et prêtes à me choir en main. Je fonds sur
-elles et je remplis mes poches avec une joie
-d’enfant. Mais c’est un plaisir si léger, si superficiel,
-si extérieur à l’homme, qu’il ne détourne
-pas un instant ma pensée de son rêve
-favori. Ce n’est pas comme la chasse qui fatigue,
-qui absorbe et qui met la vanité en jeu.
-Je comparerais plutôt cette distraction à la
-pêche. Encore assure-t-on que certains pêcheurs
-à la ligne oublient leurs femmes ou
-leurs maîtresses durant des jours entiers.</p>
-
-<p>En gravissant une pente boisée, je me retournai
-par hasard et je vis un spectacle charmant.
-Le parc était beaucoup plus animé qu’à
-l’ordinaire : les visiteurs des deux sexes, presque
-tous vêtus d’étoffes claires, s’y groupaient
-capricieusement, assis, debout, couchés sur
-l’herbe : on aurait dit un salon plus vaste,
-plus brillant et surtout plus haut de plafond
-que nos appartements d’hiver. Mme de Saintive
-organisait une espèce de Colin-Maillard sur la
-grande pelouse ; sa mère offrait des glaces à
-vingt personnes réunies au pied du vieux tulipier.
-Ma cousine Ottilie pêchait à la ligne dans
-la pièce d’eau. Un beau laquais en grande livrée
-se tenait respectueusement à quatre pas
-derrière elle, pour attacher les vers ou détacher
-le poisson. Je fus d’abord un peu surpris
-de la voir seule et comme délaissée, mais
-elle fit un mouvement et j’aperçus M. de
-Saintré. Il était reconnaissable à son vêtement
-d’une blancheur éclatante et à certain chapeau
-de Panama, large comme une ombrelle et dont
-la finesse miraculeuse m’avait frappé. Décidément
-il n’est plus trop engourdi, ce beau
-jeune homme ; il abondait en gestes et semblait
-fort animé. Par quel hasard ou quel complot
-ces deux personnes se trouvaient-elles isolées ?
-Les tantes puce qui semblent deux dragons
-attachés à la personne d’Ottilie étaient retenues
-à plus de cinq cents pas. Les respectables
-hôtes du château semblaient accaparés en gros
-ou en détail par les visiteurs du jeudi : si je
-ne craignais pas de vous faire hausser les
-plus belles épaules du monde, je dirais que
-cent individus s’étaient donné le mot pour
-procurer, prolonger et protéger un simple tête-à-tête.</p>
-
-<p>Je méditais sur ce mystère et j’oubliais les
-noisettes, quand mon cousin Auguste descendit
-ou plutôt sauta d’un bond le magnifique
-perron de son château. Un sanglier ne débuche
-pas plus résolûment ni plus vite. Il courut à
-sa femme à travers les massifs, les corbeilles,
-les groupes de comparses, en homme à qui
-tous les chemins sont bons s’ils conduisent au
-but. Un grand trouble se manifesta dans la
-foule ; je vis ou je crus voir ma cousine repousser
-vivement M. de Saintré qui lui tenait la
-main. Les deux hommes se saluèrent ; Mme de
-Gambey accourut ; il se fit un groupe autour de
-mes personnages, et je ne distinguai plus
-qu’un mélange de coups de chapeau, de poignées
-de main et de révérences. Tout cela
-m’intriguait un peu ; je descendis, coupant au
-court par une taille de trois ans qui confine à la
-Faisanderie.</p>
-
-<p>Mais j’avais compté sans les ronces et toutes
-ces broussailles qui font les délices du lapin.
-Il me fallut un bon quart d’heure pour me
-ravoir de ce fouillis. Lorsqu’enfin je rentrai en
-possession de moi-même, je tombai sur Auguste
-et sa femme qui montaient vers la Faisanderie
-en échangeant les regards les plus
-doux. Cependant ma cousine était émue ; quelque
-chose m’avertit qu’elle ne se promenait
-pas pour son plaisir. En me voyant, elle se mit
-à rire, mais d’un ton qui aurait pu être plus
-naturel. « Comme vous voilà fait ! me dit-elle
-en quittant le bras de son mari. Cette fureur
-de noisettes vous perdra : vous êtes tout cousu
-de toiles d’araignées. » Elle fit le semblant
-d’épousseter quelque chose au bord de mon
-chapeau, et me siffla trois mots à l’oreille :</p>
-
-<p>« Ma bague… dans l’eau… cherchez ! »</p>
-
-<p>Je jetai les yeux sur sa main gauche ; les
-petites perles n’y étaient plus.</p>
-
-<p>Cette rencontre ne dura pas en tout une seconde.
-Je répondis je ne sais quoi et je courus
-à la pièce d’eau.</p>
-
-<p>Évidemment la pauvre petite avait donné la
-main à M. de Saintré. La brusque arrivée du
-mari, un mouvement d’effroi, peut-être aussi
-la maladresse du jeune homme aura fait tomber
-cet anneau de fiançailles, trop élargi par l’orfévre
-de Mareuil. Elle tremble que cet accident
-n’exaspère la jalousie d’Auguste, et moi qui
-connais le paroissien, j’avoue qu’elle a raison.
-Il faut absolument que cette bague se retrouve
-avant le dîner. Grâce à Dieu, la pièce d’eau
-n’est pas profonde, mais il y a de la vase au
-fond ; le parc est plein de gens ; d’ailleurs j’ai
-chaud, l’eau est froide, je ne m’appartiens pas.
-Et que diable, ce n’est pas à moi de payer les
-frais de la guerre. Si quelqu’un doit prendre
-un bain, c’est M. de Saintré. Je le cherche et je
-le trouve, errant autour du château comme une
-âme en peine. Les groupes se sont reformés
-tant bien que mal ; quelques visiteurs sont
-partis, les autres causent activement.</p>
-
-<p>Je prends le jeune homme par le bras et je
-lui dis sans tergiverser : « C’est grand dommage :
-vous allez salir votre pantalon blanc et
-perdre un chapeau de cent louis ; mais gagnons
-la pièce d’eau et laissez-vous-y tomber à la
-minute. »</p>
-
-<p>Il me regarde et me prend pour un fou. Je
-poursuis : « A quel endroit vous teniez-vous
-avec elle ? Sa bague a glissé là ; il faut la retrouver.</p>
-
-<p>— Bien, me dit-il avec calme : l’eau est
-claire ; la pièce d’eau n’est pas profonde sur
-les bords ; ce n’est qu’un rhume à prendre ;
-ayons l’air de causer. » Ce jeune homme a du
-sang-froid. A son âge, j’aurais provoqué le
-mari, enlevé la femme ou fait quelque autre
-sottise. L’herbe foulée et trois malheureux
-poissons qui frétillent encore nous désignent
-l’endroit où l’accident est arrivé. Je me penche
-sur le bord, je vois la bague et je la lui montre :
-elle est sous un mètre d’eau tout au plus.
-Mais vingt-cinq ou trente personnes ont l’œil
-sur nous ; on se promène sur nos talons ; ni les
-amis d’Auguste ni ceux de la pauvre enfant ne
-nous perdent de vue, et le mari peut arriver
-d’un moment à l’autre. Que diable peut-il faire
-à la Faisanderie ?</p>
-
-<p>M. de Saintré ramasse une petite carpe, lui
-dit un mot de pitié, la lance à l’eau par un
-geste superbe et s’y jette avec elle. Un cri s’élève
-de tout le parc ; on accourt de tous côtés.
-Le jeune homme a glissé dans la vase du fond,
-il tombe sur les deux mains, tâtonne un seul
-instant, se relève, me tend le poing et saute
-légèrement sur la berge. Il est souillé à faire
-rire et mouillé à faire peine ; ses dents claquent ;
-il court en grelottant vers la cour des remises
-et se jette dans la première voiture en partance.
-Il toussera demain, mais tant pis ! La
-bague aux perles est dans ma poche. Ottilie
-peut redescendre. Où donc a-t-elle emmené
-son mari ?</p>
-
-<p>Où ? Sa mère me l’a conté, ma chère Clarisse,
-mais je ne vous le dirai point, car votre cœur
-honnête et fier ne consentirait jamais à le
-croire.</p>
-
-<p>Femmes ! femmes ! femmes ! En voilà une
-qui est adorée d’un jeune homme charmant,
-qui commence sans doute à l’aimer ; qui ne
-peut pas en conscience préférer ce vieux Brescia
-farouche à ce jeune et galant Saintré : et
-pour retrouver une bague, pour gagner une
-demi-heure, pour retenir son mari loin de la
-pièce d’eau…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Clarisse, ma bien-aimée, écrivez-moi que
-malgré le temps, la distance et les circonstances,
-vous serez toujours à moi, rien qu’à moi !</p>
-
-<p>Je vous baise les mains… Non ! je baise
-vos petits pieds. Ils n’ont jamais porté de
-bagues.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Raoul.</span></p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE.</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Turco</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Bal des artistes</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch2">123</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Poivre</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch3">151</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Ouverture au château</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch4">167</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Tout Paris</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch5">197</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Chambre d’ami</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch6">219</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chasse allemande</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch7">249</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L’inspection générale</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch8">261</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Les cinq perles</span></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch9">291</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE.</p>
-
-
-<p class="c gap small">7889. — Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9.</p>
-
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO ***</div>
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-
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-<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br />
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-(or any other work associated in any way with the phrase &#8220;Project
-Gutenberg&#8221;), you agree to comply with all the terms of the Full
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-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg&#8482; electronic works
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-</blockquote>
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-</div>
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-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-
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