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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le Turco - -Author: Edmond About - -Release Date: June 7, 2021 [eBook #65546] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by The Internet Archive/Canadian - Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO *** - - - - - EDMOND ABOUT - - LE TURCO - - Le bal des artistes--Le poivre - L’ouverture au château--Tout Paris--La chambre d’ami - Chasse allemande--L’inspection générale - Les cinq perles - - DEUXIÈME ÉDITION - - PARIS - LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie - BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Nº 77 - - 1867 - Tous droits réservés - - - - -IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE - -Rue de Fleurus, 9, à Paris - - - - -A MONSIEUR THÉODORE JUNG - -Capitaine d’état-major - - -Témoignage de reconnaissance et d’amitié. - -E. A. - - - - -LE TURCO. - - -Ce que vous allez lire est une histoire du café d’Orsay. - -Hier soir à cinq heures, le _gabion_ était farci. Le gabion, afin qu’on -n’en ignore, est une salle du rez-de-chaussée où nous prenons l’absinthe -entre nous. Nous étions une vingtaine d’officiers; l’artillerie -dominait, l’état-major était représenté par le grand capitaine Brunner; -il y avait passablement de cavalerie et un peu de ce que nous appelons -(toujours entre nous) «le génie bienfaisant.» - -Gougeon, des guides, racontait le dernier concert des Tuileries et se -montait insensiblement la tête pour Mlle Nillson, lorsque Brunner lui -coupa la parole au ras de la moustache par un formidable éclat de rire. -Tout le monde ouvrit l’œil, et Gougeon, qui n’est pas commode, devint -pâle comme un mouchoir. - -«Pardon, Brunner! dit-il en se soulevant à demi; je ne savais pas être -si drôle que ça!» - -Brunner interpellé fit le geste naïf d’un dormeur qu’on éveille. Le -guide reprit sa phrase en haussant le ton, mais il ne l’acheva point. Il -avait rencontré le regard de Brunner et saisi, pour ainsi dire au vol, -une de ces émotions profondes et navrantes qui font tomber notre colère -à nos pieds. - -«Cher ami, dit le capitaine, c’est à moi de vous demander pardon. Tout -en vous écoutant, je promenais mes yeux sur la gazette, et j’y ai -rencontré une nouvelle,... une de ces nouvelles dont il faut se hâter de -rire pour éviter... vous savez quoi.» - -Il n’avait rien évité du tout, le pauvre garçon. Sa voix faiblit, ses -yeux se troublèrent: il me passa le journal en indiquant du doigt -l’entre-filets qu’il ne pouvait nous lire; mais nul de nous ne trouva le -mot pour rire, ou pour pleurer, dans cette annonce écrite en style -pommadé, comme toutes les réclames de _high life_. - -«Un illustre et double hyménée réunira demain devant l’autel -aristocratique de *** le concours le plus brillant et le plus distingué, -le choix du choix. Mme la comtesse de Gardelux épouse en secondes noces -M. le vicomte de Chavigny-Senlis, et le même jour, à la même heure, Mlle -Auguste-Hélène de Gardelux doit donner sa main au jeune et riche marquis -de Forcepont. Il n’est pas surprenant que la naissance s’allie à la -naissance, la fortune à la fortune, la beauté et la vertu à la bravoure -et à l’élégance; le merveilleux, ou, pour parler correctement, le -miraculeux de cette cérémonie, c’est la beauté presque jumelle des deux -nobles épousées: un profane introduit dans la nef croira voir le mariage -de deux sœurs.» - -J’avais déposé le journal, et je buvais un verre d’eau pour faire passer -le goût de cette prose. Brunner se mordait la moustache et suivait les -veines du marbre en cherchant à renfoncer ses larmes. Les assistants se -regardaient sans rien dire, trop discrets pour demander un commentaire, -mais incapables de saisir aucun rapport entre l’émotion de Brunner et un -mariage du faubourg Saint-Germain. - -Certes il ne serait pas déplacé dans le monde, mais on ne se souvient -pas de l’y avoir jamais rencontré. Il ne ressemble ni peu ni prou à cet -aimable et brillant George de Saint qui conduisait encore un cotillon le -matin de son départ pour le Mexique. C’est un garçon trop grave pour son -âge, un peu loup, surtout depuis deux ans. Il est né en Alsace, à -Obernai, je crois, d’une famille de vignerons. Ses parents sont plus -qu’à l’aise, il ferait figure à Paris, s’il en avait envie; mais il se -soucie peu de paraître, l’estime des camarades lui suffit. De sa -personne, il est bien; peut-être un peu trop grand et les épaules trop -carrées. Ce corps robuste est surmonté d’une figure régulière, blanche -et rose: la moustache blonde et les yeux bleus des purs Alsaciens. Sa -voix est excellente pour le commandement; dans un salon, elle paraîtrait -forte. Que diable pouvait-il y avoir entre ce bon Brunner et la comtesse -de Gardelux? - -Ce secret fût peut-être mort avec lui, si Fitz Moore, des voltigeurs, -n’était entré au milieu de ma lecture. Il me laissa finir et me dit: -«Mon bien bon, les noms français ne se prononcent pas tous comme ils -s’écrivent... On écrit Gardelux, mais nous disons Gardlu. - ---Tiens! s’écria Blavet, du 25e, j’aurais dû me le rappeler. Dans ma -promotion, il y avait un Gardelux. Par exemple, vous dire ce qu’il est -devenu, je ne suis pas assez ferré sur l’Annuaire. - ---Je le sais moi, dit Brunner. Il y a deux ans qu’il est mort en -Afrique, dans mes bras. Les deux femmes qui se marient demain sont sa -mère et sa sœur. Et je donnerais ma tête à couper que, dans un jour -pareil, les deux coquettes n’auront pas un pauvre petit souvenir pour -lui!» - -Un juron des mieux accentués compléta sa pensée et termina la phrase. - ---Voyons, voyons, mon cher! reprit Fitz Moore. Ces dames sont de mon -monde, et laissez-moi vous dire que vous les condamnez un peu lestement. -Qui vous prouve qu’elles n’ont pas gardé un tendre souvenir à votre -pauvre camarade? - ---Des preuves? je n’en ai que trop. Enfin! Qu’elles se marient si cela -les amuse; mais je vous demande la permission de trouver la noce un peu -forte, quand le pauvre Léopold expire dans la province de Biskra!» - -Gougeon fit un signe à Fitz Moore et répondit pour lui, d’un ton plus -amical: - -«Je vous comprends, Brunner. L’amitié, le dévouement, les regrets sont -ce qu’il y a de plus honorable au monde; mais enfin pouvez-vous exiger -que la vie porte éternellement le deuil de la mort? L’ami que vous -regrettez, que nous regretterions sans doute aussi, si nous l’avions -connu... - ---Oh! oui! - ---Cet ami, dis-je, que vous voyez toujours expirant, a fini de souffrir -depuis deux bonnes années. Trouvez-vous équitable que toute sa -famille?... Encore si la chose pouvait lui profiter, à lui! Mais non. Je -vais plus loin: je dis qu’un pareil sacrifice, il ne l’accepterait pas! - ---C’est bien possible. - ---Laissez l’oubli faire son petit travail. - ---Il n’aura pas de travail à faire... Les ingrates! Mon pauvre ami, leur -fils, leur frère, a été oublié tout vivant. C’est une atrocité que je -n’ai jamais racontée à personne; mais puisque le premier mot est lâché, -puisque Fitz Moore défend la famille, puisque les souvenirs que j’avais -comprimés me suffoquent, il faudra que la vérité sorte. Écoutez.» - - -I - -Nous nous sommes connus à Biskra pendant une année, mais l’intimité -n’est guère venue qu’au sixième ou septième mois. On nous avait annoncé -un sous-lieutenant qui venait de Saint-Cyr, et qui était comte. Une -nouvelle figure, c’est toujours curieux. Si l’on n’était pas petite -ville dans une oasis, où le serait-on? Les uns disaient: C’est quelque -protégé que l’on met aux tirailleurs indigènes pour qu’il avance plus -vite; les autres se préparaient à le mener rondement, s’il faisait trop -son gentilhomme. Quatre ou cinq fils de famille, plus ou moins décavés -dans les tripots de Paris, attendaient ce renfort avec impatience pour -fonder une succursale du faubourg Saint-Germain. «Vous êtes bien bons -enfants, leur disais-je; un comte qui aurait quatre sous de chez lui -viendrait-il s’ensabler à Biskra?» Les commentaires étaient épuisés, et -l’on commençait à parler d’autre chose, lorsqu’il arriva un beau matin. - -Je le vois encore à cheval, précédé d’un spahi et suivi du mulet qui -portait ses bagages. Il n’était ni grand ni beau, et il avait l’air d’un -enfant chétif. Pas un poil de duvet sur sa petite figure maigre, et un -nez que l’absence de moustaches faisait encore paraître plus long. La -force lui manquait un peu quand il mit pied à terre; il n’aurait pas -fallu le secouer bien fort pour le faire tomber en syncope. Ses amis par -anticipation le conduisirent ou le portèrent au logement qu’ils lui -avaient retenu; il prit un bain, se mit au lit et ne reparut pas de la -journée. - -Ce déballage de poupée amusa la garnison. Le contraste était vraiment -trop drôle entre ce sous-lieutenant de demoiselles et les lascars à tous -crins qu’il venait commander. Tout ce jour-là, au café, au cercle, dans -les rues, on s’abordait en disant: As-tu vu le _turco_? que penses-tu du -turco? Pour un turco, voilà un drôle de turco.» Le nom lui en resta pour -la vie, c’est-à-dire pour l’année. Enfin son brosseur même trouvait ce -nom plus commode à prononcer que celui de Gardelux et l’appelait -respectueusement: Sidi Turco. - -La seconde impression fut à son avantage. Dans les visites qu’il fit, -dans la bienvenue qu’il nous offrit, dans les heures toujours si longues -d’une garnison oisive, il se fit mieux connaître et mieux apprécier. Sa -politesse était cordiale et sans hauteur; il s’associa d’emblée à notre -train de vie et refusa de faire bande à part avec la jeunesse dorée, ou -dédorée. On sut bientôt qu’il apportait au milieu de nous un grand fonds -de bonne volonté et une belle instruction militaire. Entré le -cinquantième à l’école, il en était sorti dans les douze premiers; -c’était lui qui avait choisi les tirailleurs indigènes lorsque -l’état-major lui était ouvert. On vit qu’il montait à cheval non pas -comme un élève de manége, mais comme un homme qui a eu son premier poney -à quatre ans. Les soldats de sa compagnie, après l’avoir un peu tâté, -sentirent qu’il avait la main ferme et lui obéirent ni plus ni moins que -s’il eût eu cinq pieds six pouces. Bref, au bout de six semaines, il -était posé comme pas un dans la garnison de Biskra. Seulement les peaux -fines de sa caste s’étonnaient qu’un garçon si bien né, émancipé par -acte authentique et libre de manger vingt-cinq mille livres de rente, -n’eût rien à leur conter sur ces mesdemoiselles Amanda, Nina et Lobélia, -de Paris. Sur ce chapitre, il était presque neuf, ou du moins -très-discret. J’ai surpris par hasard une espèce de liaison entre lui et -une danseuse de la tribu des Ouled-Nayl; mais je doute qu’il l’ait -gardée longtemps, et surtout que le cœur fût de la partie. Son cœur -était ici, et drôlement placé, comme la suite vous le prouvera. - -Notre amitié a commencé par les échecs, où il était d’une jolie force: -il me rendait la tour, à moi qui ne suis pas mazette. Pour varier nos -plaisirs, nous montions à cheval, nous chassions le sanglier, nous -poussions des reconnaissances vers le tombeau de Sidi Oq’ba ou les -ruines de Zaatcha. Nous flânions à pied par la ville dans cet uniforme -de fantaisie que l’on sait: la longue chemise de soie tombant jusqu’aux -pieds, les babouches et le large chapeau de paille particulier aux chefs -du sud; rien de moins, rien de plus. Quand la chaleur était trop forte, -nous allions nous baigner dans un de ces canaux qui arrosent les racines -des arbres. Je possédais en commun avec neuf ou dix de mes camarades une -cage construite au sommet de trois palmiers, à vingt mètres du sol. On y -montait en sortant du bain par une échelle de corde et l’on s’y étendait -en jantes de roue, les pieds au centre, les têtes à la circonférence. -Cette station placée entre le ciel et la terre nous procurait des -siestes ineffables. Le thermomètre avait beau marquer quarante-cinq -degrés, nos alcarazas nous donnaient quelques gouttes d’eau fraîche, et -si quelque semblant de brise agitait l’air, c’était pour nous. Le soir, -on s’asseyait dans la niche d’un café maure, ou bien les officiers se -retrouvaient dans ce merveilleux cercle d’Aumale, où les gazelles, les -autruches et les produits les plus singuliers du désert s’acclimatent un -peu mieux qu’à Paris. On a beau dire, c’est une jolie garnison que -Biskra; si seulement l’eau n’y était pas si mauvaise! - -Ce que j’aimais surtout dans la conversation du turco, c’est que j’y -apprenais tous les jours quelque chose. On croit en savoir long quand on -a passé dix ans au collége; ce bambin-là qui n’avait pas fait ses -classes m’étonnait et m’humiliait un peu. Non qu’il fût homme à se -vanter de rien; il se serait plutôt caché de sa science: il fallait -l’occasion pour lui délier la langue. Une double inscription latine et -grecque sur un fût de colonne indignement rongé l’amusa pendant un quart -d’heure. Voilà, montre en main, le temps qu’il mit à la copier, à la -rétablir et à la traduire sur une feuille de son carnet. Moi, j’ai des -bras, j’avais déterré la colonne; mais du diable si j’aurais pu -déchiffrer le premier mot? - -Il avait le cerveau farci de choses curieuses; en me promenant avec lui, -je m’initiais peu à peu à l’histoire, à la botanique, que sais-je? Il -connaissait l’Afrique par principes mieux que moi, Africain depuis cinq -ans et capitaine depuis trois!... Un jour, il m’expliqua que le grand -désert était une mer desséchée, que l’eau pouvait rentrer chez elle tôt -ou tard, qu’on pourrait même l’y ramener par un travail analogue au -percement de l’isthme de Suez, car enfin le Sahara est à vingt-sept -mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée! Saviez-vous ça? Moi, -j’en fus transporté: mon imagination prit le galop; je passai toute la -nuit à rêver la fabrication d’une grande mer intérieure qui isolerait -notre colonie algérienne, nous mettrait à l’abri des nomades, -permettrait à la marine française d’aborder à Biskra, comme à Oran ou à -Philippeville, et de l’autre côté ouvrirait l’Afrique tropicale aux -explorateurs de mon pays! J’avais la fièvre. Le lendemain, quand -j’offris au turco d’entreprendre l’affaire à nous deux, il me dit en -souriant: «Tu veux donc bien du mal aux Écossais et aux Suisses?» Et il -me fit la théorie la plus curieuse sur les glaciers d’Europe qui fondent -chaque année au vent du Sahara: si ce vent-là courait sur l’eau au lieu -de passer sur le sable, il arriverait tout rafraîchi par l’évaporation; -les glaciers, ne fondant plus, gagneraient de proche en proche, la -Suisse et l’Écosse seraient gelées, et le climat de la France à jamais -gâté. Vous voyez, il savait tout; j’ai retrouvé cela plus tard, dans un -livre, exactement comme il me l’avait dit. - -Depuis son arrivée, il ne lisait presque pas. Les journaux ne le -tentaient guère, et sa bibliothèque, qu’il m’a léguée, se composait de -neuf volumes. En revanche, il écrivait beaucoup, car sa provision de -papier fut épuisée en quatre mois, et il s’arrêtait souvent à la -boutique du Maltais Giovanni pour en acheter d’autre. Comme il restait -enfermé dans sa chambre un jour au moins par semaine, les suppositions -allaient bon train; quelques-uns l’accusaient de correspondance -amoureuse, d’autres le présentaient comme un poëte incompris ou un -journaliste anonyme, d’autres enfin comme un malade, sujet à des accès -de mélancolie périodique. Moi, son ami, je m’étais fait une loi de -respecter le mystère, quel qu’il fût; en somme, je ne l’aurais jamais -deviné, s’il ne s’était découvert à moi par un accident déplorable. -Voici le fait. - -A Biskra, le courrier de France arrive tous les huit jours; une sonnerie -de clairon annonce la bonne nouvelle, tous les officiers courent au -cercle militaire, et là, le vaguemestre ouvre cette sacoche de -bénédictions. Ce n’est pas pour me vanter, car enfin le bonheur n’échoit -pas toujours aux plus dignes, mais j’ai beaucoup d’amis solides et une -famille comme on n’en fait plus. J’écris peu, c’est sans doute indigence -d’idées, mais depuis que je suis au monde, on m’a énormément répondu. -Chaque semaine, j’avais cinq ou six lettres à lire, quelquefois neuf ou -dix, quand la famille et l’amitié s’étaient donné le mot. Lorsque la -récolte était bonne, je m’en allais tout fier, étalant la chose en jeu -de cartes et lisant à demi-voix la lettre de maman Brunner: je n’ai -jamais commencé par une autre; que les enfants trouvés me jettent la -première pierre! - -Un matin de septembre, le 4, il m’en souviendra toute la vie, j’étais -riche de sept ou huit lettres. La bonne vieille de là-bas m’envoyait un -billet de cinq cents francs; l’homme n’est pas parfait, et la tribu des -Ouled-Nayl ne connaît pas encore la théorie de l’art pour l’art. _Item_, -on m’annonçait de chez nous un envoi de jambons, de saucisses, de vin de -Barr et de kirschenwasser, qui devait remonter la _popotte_ pour un -mois. J’étais content, je marchais sur mes pointes, je reconnaissais du -coin de l’œil, tout en lisant, l’écriture de ma cousine Gretchen et de -mes vieux amis sur les autres enveloppes: je me réfugiai, pour déguster -tous ces crus de bonne encre française, dans le petit salon de l’est, au -bout du cercle; Gougeon y a passé, il voit cela d’ici. J’entre, et -j’aperçois le turco qui déchirait la bande d’un journal, par grand -extra, avec une figure de l’autre monde. - -«Eh bien! lui dis-je étourdiment, qu’est-ce que tu fais là? Tu n’étais -pas au courrier, tu n’as donc pas de lettres aujourd’hui?» - -Il me sauta à la gorge comme un petit jaguar, et cria en m’étranglant: - -«Tu m’insultes! que t’ai-je fait? Tu sais bien que personne ne m’écrit à -moi! O Charles! Charles!» - -Là-dessus, sans me laisser le temps de la surprise, il passa par la -fenêtre et s’enfuit en pleurant. Le cercle militaire n’a qu’un -rez-de-chaussée, grâce à Dieu. - -Je demeurai tout abruti. J’étais son supérieur, il avait porté la main -sur moi: si quelqu’un nous avait vus, il allait en conseil de guerre; -mais ça, je n’y pensai que le lendemain. Mon premier mouvement fut de -serrer les lettres dans ma poche et de courir chez lui pour savoir en -quoi et comment je lui avais fait de la peine. Une coquine aux yeux -barbouillés me jeta la porte au visage. C’est ainsi, entre parenthèses, -que j’ai eu connaissance de sa liaison. - -Le lendemain, au petit jour, je dormais assez mal sous ma moustiquaire, -la porte et la fenêtre ouvertes, quand il m’éveilla par mon nom. Je -passe une _gandoura_, et je vais à sa rencontre. Il m’embrasse, il -pleure, il bredouille un tas de choses où le mot pardon revenait à -chaque instant. - -«Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas savoir;... mais je te dirai -tout. Charles! je suis le plus malheureux des hommes. J’aime de toutes -les forces de mon cœur, et l’on ne se souvient même pas de moi. C’est -l’enfer glacé de Dante!» - -J’ai su depuis que Dante avait imaginé un enfer sans feu. - -Il m’entraîna dans la campagne, au diable vert. Je reverrai toujours le -paysage. Avez-vous remarqué cela? Quand un événement joyeux ou triste -enfonce un clou dans le décor, c’est fixé pour la vie; on ne l’oublie -plus. Ainsi le champ de fèves où ma cousine Gretchen... mais ne -confondons pas les histoires. - -Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance de cœur! Ah! quand un -homme économise tout en lui-même, il y a des moments où il se trouve -joliment riche, allez! Ce fut une débâcle, une explosion, que sais-je? -imaginez tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on aurait chargée -tous les jours, à toute heure, depuis 1850, et qu’on allumerait à -présent! Entendez-vous le coup? C’est à faire frémir. Un garçon plus -délicat, plus tendre et plus sentimental à lui seul que l’Alsace et -l’Allemagne réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère! - -Son père, M. de Gardelux, n’était pas un père. C’était un monsieur qui -faisait courir. Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à l’Opéra; -il était quelque chose au club, trésorier ou vice-président, je ne sais -plus; mais la vie de Paris l’absorbait si complétement qu’il oubliait le -chemin de son hôtel pendant des vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à -quinze ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait ni nourri, ni -élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai teté maman Brunner jusqu’à l’âge de -quatre ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez avec moi que ça ne -l’a pas fatiguée. Il faut dire que chez nous les filles se marient à -vingt-cinq ans, dans leur force. Les enfants rachitiques sont ceux qu’on -a trop tôt. Ainsi la sœur de Léopold, née quatre ans après lui, est une -personne superbe: ceux qui en douteraient n’ont qu’à l’aller voir demain -à l’église. C’est à deux pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore? - -Tous les hommes ne sont pas taillés dans le même drap, car je me suis -laissé dire que bien des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux -garçon sans en ressentir la moindre incommodité. On lui paya une -nourrice bourguignonne du plus beau sang, visitée par le médecin de la -famille; sa layette fut commandée chez la grande faiseuse; on le sevra -conformément aux règles de l’art; on lui donna tout un jeu de bonnes -étrangères pour qu’il sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les -apprendre. A l’âge de sept ans, comme un prince, il sortit des mains des -femmes et retomba sous la coupe d’un petit abbé doucereux, qui -l’appelait monsieur le vicomte. Un pauvre sire que cet abbé, malgré les -belles lettres et les belles vertus dont le séminaire l’avait farci! -Pénétré du sentiment de son humilité, il répétait à lui-même et aux -autres que Dieu l’avait enlevé à la charrue pour l’asseoir sous les -lambris des grands: dans cette idée, il ne s’asseyait qu’à moitié, et -quand il lui fallait marcher sur un tapis, ses grands pieds restaient en -l’air comme pour demander pardon aux belles fleurs de laine teinte. -Voyez-vous un pauvre garçon sans parents, sans camarades, sans autre -compagnie sur la terre qu’un abbé plat, révérencieux et confit! Comme -Paris doit être amusant dans ces conditions-là! Il est vrai que l’enfant -passait six mois au château: c’était le temps le plus supportable de sa -vie. On le laissait courir, jardiner, monter aux arbres, galoper des -heures entières sous la garde d’un valet sûr, l’abbé n’étant pas -cavalier pour un liard. C’est au château que Léopold fit un peu -connaissance avec sa famille: il dînait quelquefois à table; on -l’appelait même au salon pour distraire la compagnie lorsque la pluie -battait les vitres et qu’on était en petit comité. Sa gaucherie, ses -airs sauvages et ses réponses effarées amusaient Mme la comtesse et ses -amis intimes. Quand le petit bouffon prenait mal la plaisanterie, vite -on le renvoyait à l’abbé. Léopold m’a conté que dès l’âge de cinq ans il -avait songé au suicide. Voyez-vous, quand on lit dans les journaux qu’un -bambin s’est pendu ou s’est coupé la gorge, on a peut-être tort de -plaindre les parents; moi, je commencerais par les fourrer en prison, et -nous verrions ensuite. - -Ce qui sauva Léopold, ce fut son amitié pour la petite Hélène et surtout -l’arrivée d’un nouveau précepteur. Un vrai homme, celui-là; notre pauvre -turco parlait de lui comme d’un père. Il s’appelait Pelgas; on l’avait -chassé de l’université pour un livre très-neuf et très-hardi sur la -réforme des études. Dix ans plus tard, ce travail-là l’aurait peut-être -conduit au ministère: voilà ce que c’est que d’arriver à temps. - -Je ne sais pas ce qui est advenu du livre et de la méthode; mais les -résultats que j’ai vus étaient superbes. Il paraît que le précepteur -avait investi la place de plusieurs côtés à la fois, éveillant toutes -les facultés de son élève comme un garçon d’hôtel parcourt les corridors -en frappant à toutes les portes. Une étude repose d’une autre; l’enfant -travaillait du matin au soir et ne se fatiguait pas un instant. A Paris, -on suivait les cours publics, on visitait les collections et les musées, -et l’on philosophait sur tout cela à la bonne franquette, comme deux -amis causent ensemble de leurs affaires. A la campagne, on étudiait le -ciel, la terre, les plantes, les bêtes, la culture et l’économie rurale; -on s’enfermait souvent pour lire les bons auteurs. C’était une vie -magnifique; l’enfant se sentait devenir homme. A mesure qu’il acquérait -une supériorité réelle, il oubliait les vanités de la naissance et de la -fortune; il s’élevait peu à peu vers l’idée de rajeunir le nom de -Gardelux par des mérites plus neufs. Il essayait d’écrire, il tournait -joliment le vers. De son enfance souffreteuse, il lui restait un petit -fonds de poésie que la science avait plutôt accru que desséché. A seize -ans, il rêvait d’être un poëte érudit comme Lucrèce, et d’introduire le -vrai dans les esprits les plus fermés, grâce au charme des beaux vers. -Il est de fait que les vers font un autre chemin que la prose. C’est -comme la balle forcée qui va plus loin et entre mieux. - -Vous allez voir, messieurs, si le cœur humain n’est pas une drôle de -boutique. La gloire qu’il rêvait, devinez ce qu’il en voulait faire? Ce -n’était pas pour lui, c’était pour la déposer en offrande aux pieds de -cette poupée qui se marie demain, madame de Gardelux. On ne croirait -jamais ces choses-là, si on ne les avait entendues des gens eux-mêmes: -le malheureux enfant avait un culte, une dévotion, l’amour céleste d’un -martyr pour ce nuage de tulle et de gaze de Chambéry qui s’envolait tous -les soirs à deux chevaux par la grande porte de l’hôtel. Il voulait -conquérir ce cœur introuvable que ses caresses, ses larmes et ses -sourires d’enfant n’avaient jamais pu dénicher. C’était sa véritable -ambition, la dernière fin de ses travaux et de ses espérances; mais -cette idée, profondément cachée dans le plus secret repli de son âme, -n’était connue que de la petite sœur Hélène. M. Pelgas, à qui l’on -disait tout, ne reçut point cette confidence-là. Un petit sentiment de -pudeur s’opposait à ce qu’un étranger apprît un tel secret de famille. -La sœur avait douze ans, l’âge où les petites filles ressemblent à des -anges de cathédrale gothique. - -«C’est cela, disait-elle à son frère, sois un grand homme, fais la -conquête de maman;... mais tu la partageras avec moi!» - -Une chose que j’ai devinée à moi seul, mais que je n’ai jamais dite au -turco, c’est que les femmes jeunes et lancées comme sa mère n’aiment pas -à voir grandir leurs enfants. Le monde a beau savoir que vous vous êtes -mariée à quinze ans; lorsqu’il vous voit paraître au bras d’un grand -garçon, il se dit: Voilà une jeune femme qui pourrait bien se réveiller -grand’mère. - -L’éducation de Léopold était assez avancée pour marcher toute seule, -quand son maître, M. Pelgas, fut appelé à l’île Maurice. Quelques riches -créoles qui avaient été ses élèves lui offraient la direction d’un -collége important dans cette île obstinément française. C’était un -avenir assuré, presque une fortune pour ce pauvre homme de bien. Il -hésita longtemps à quitter son cher disciple, le fils adoptif de son -esprit; mais ce fils ne devait-il pas le quitter un jour ou l’autre? La -porte du baccalauréat était franchie; le comte, généreux dans son -indifférence, faisait meubler à Léopold un bel appartement de garçon; -madame avait commandé un phaéton chez son propre carrossier pour M. le -vicomte: on approchait visiblement de l’époque où un jeune gentilhomme -est enlevé à ses maîtres pour retomber aux mains des femmes. M. Pelgas -dut tenir compte de ces signes précurseurs; il accepta la direction du -collége en réservant sa liberté jusqu’à la rentrée. La lettre écrite et -partie, il vint trouver Léopold et lui dit: «Je vous quitte dans six -mois. Vous aurez dix-sept ans; c’est un âge absurde à Paris. On est -impropre à tout travail utile, et quand on a votre fortune et votre -liberté, on est presque tenu de faire des sottises. Je ne veux pas qu’en -me perdant vous vous perdiez vous-même. La poésie n’est pas une -maîtresse assez tenace pour vous fixer sérieusement. Qu’est-ce que l’on -peut dire en vers, ou même en prose, si l’on n’a ni vécu, ni aimé, ni -souffert? Vivez d’abord, occupez-vous activement, faites quelque chose. -J’ai pensé à l’état militaire: il faut la discipline et le danger pour -développer en vous l’élément viril. Vous serez prêt pour les examens de -Saint-Cyr; il s’agit de repasser notre histoire et de prendre un léger -supplément de mathématiques. Vous savez le dessin, et des langues -vivantes trois fois plus qu’il n’en faut. Cela dit, mon cher enfant, -embrassons-nous. Nous avons toute la journée pour nous attendrir, et -demain au travail!» - -Le jeune homme ne se décida pas si vite; les _si_ et les _mais_ -trottèrent plus d’un jour: il finit cependant par se rendre à la raison -et par tracer lui-même un plan de vie logique. Deux ans d’école et dix -ans de service l’amèneraient à l’âge de vingt-neuf ans, capitaine et -décoré, selon toute apparence. Vers la trentième année, il donnait sa -démission, choisissait une femme et perpétuait sa race après avoir -fortifié sa santé, bronzé ses nerfs, complété son éducation à la grande -école de la vie, et peut-être honoré son nom. Il serait temps alors de -rimer à l’usage du siècle, si la petite fleur bleue (comme disait M. -Pelgas) n’avait pas séché au grand air. - -A quelques mois de là, comme M. de Gardelux faisait ses malles pour -l’Angleterre, il reçut la visite de Léopold. - -«Tiens! c’est vous? lui dit-il en le voyant tout pâle et tout ému. Nous -avons quelque chose à demander? Ma bourse vous est ouverte, mon cher, et -j’entends que vous vous adressiez à moi seul toutes les fois que vous -aurez des dettes. - ---Oh! monsieur, pouvez-vous supposer?... - ---Mais l’hypothèse n’a rien d’offensant; il faut que jeunesse se passe. -Allons, dites votre affaire en deux mots; je soupe à Londres.» - -Il allait voir courir son favori _Caldron_, ce poulain qui promit tant -et qui tint si peu. Était-il engagé pour le _Derby_ ou pour le _Royal -Oaks_, je ne sais trop. Léopold, de plus en plus troublé, dit qu’il -venait solliciter l’autorisation nécessaire pour se présenter à -Saint-Cyr. - -«Quelle diable d’idée avez-vous? dit le comte; mais on n’entre pas là -comme au moulin. Est-ce qu’il n’y a pas des examens, des épreuves? - ---M. Pelgas espère que je pourrai les subir. - ---Ah!... c’est égal, mon cher, vous m’étonnez. Je pensais que vous -commenceriez par prendre un peu de bon temps, par étudier Paris. Un -grand benêt de dix-sept ans qui va se mettre à l’école! Amusez-vous -d’abord: est-ce qu’on vous a jamais rien refusé chez moi? Quand on porte -un nom comme le vôtre, on s’engage à vingt-cinq ans dans la cavalerie, -on va faire un tour en Afrique, et bientôt les bureaucrates sont trop -heureux de vous nommer officier. Qu’en dites-vous? Non... Eh bien! soit: -à votre aise! Faites préparer les papiers; je signerai tout ce qu’il -vous plaira.» - -Mme de Gardelux ne vit dans ce projet qu’une fantaisie d’enfant. - -«C’est l’uniforme qui vous séduit, n’est-ce pas? Je souhaite qu’il vous -aille bien et qu’il vous fasse une autre tournure; mais vous savez que -l’épaulette n’est pas admise dans nos salons.» - -Quant à la petite Hélène, elle parla tout autrement. - -«Je serai encore plus fière de toi, disait-elle, quand tu seras un bel -officier. Et puis c’est un moyen de rester unis toute la vie! - ---Comment? - ---Oh! j’ai pensé à tout. Tu chercheras dans les régiments de la guerre -le plus brave officier, le plus loyal et le meilleur. Tu en feras ton -ami d’abord, puis tu l’amèneras pour que j’en fasse ton frère, et alors -nous courrons ensemble jusqu’au bout du monde; j’aurai un cheval blanc, -nous remporterons des victoires, et les ennemis, voyant que vous êtes -avec une dame, ne tireront jamais sur vous.» - -N’était-ce pas gentil? Elle avait à peine treize ans quand elle parlait -si bien. Les femmes naissent bonnes, voyez-vous, c’est l’éducation qui -les gâte. - -La première fois que Léopold entra chez lui dans l’uniforme de -l’école,--c’était à la sortie du jour de l’an,--Mme de Gardelux poussa -un drôle de cri pour une femme qui n’a pas vu son fils depuis deux mois: -«Dieu, qu’il est laid! Hélène, venez voir ce pantin qui vous arrive de -Versailles.» J’avoue que la tenue de Saint-Cyr n’est pas avantageuse et -qu’elle a déparé des garçons mieux bâtis; mais est-ce qu’une Française -devrait parler ainsi d’un uniforme que... suffit! Ce jour-là, Mlle -Hélène fut encore plus douce et plus caressante qu’à l’ordinaire. - -«Mon bon Léo, disait-elle à son frère, je sais que tu n’auras pas -toujours ces épaulettes-là. Va, pauvre chrysalide, je t’aime autant que -si tu étais déjà le plus brillant des papillons!» - -Quand le sort en veut à quelqu’un, il fait tenir bien des malheurs dans -un espace de deux ans. Léopold perdit coup sur coup M. Pelgas et M. de -Gardelux, son autre père. Le pauvre professeur avait pris la fièvre en -arrivant; il lutta quelques mois, puis il sentit qu’il n’était pas le -plus fort et croisa les bras en philosophe pour se regarder mourir. Sa -dernière lettre (je l’ai) est un long et touchant adieu à celui qu’il -laissait terriblement seul ici-bas. Il lui fait en quatre pages un cours -de consolation que Cicéron et Sénèque auraient signé; mais je ne suis -pas sûr qu’ils l’auraient écrit si posément à la veille de leur mort. Il -y a de fiers braves gens parmi ceux qui se dévouent à débrouiller les -jeunes têtes, et je ne sais pas trop si le bourgeois est quitte envers -eux lorsqu’il leur a donné ses dix louis par mois. - -Le duel de M. de Gardelux avec le marquis de Kerploët a fait moins de -bruit que tant d’autres. Les journaux n’en ont pas soufflé mot, sauf un -ou deux qui ont mis les initiales. Pouvait-on raconter que deux hommes -de race, pères de grands enfants, et mariés, chose bizarre, à deux des -plus jolies femmes de Paris, s’étaient battus pour les beaux yeux d’une -guenon quadragénaire? Les témoins attestèrent que le combat avait été -loyal; M. de Kerploët se retira pour dix-huit mois en Bretagne, les -Gardelux enterrèrent leur mort, et tout fut dit. - -Cette perte fut d’autant plus sensible à Léopold qu’il commençait tout -justement à se lier avec son père. Une pointe de vanité avait entamé la -cuirasse du viveur égoïste. A force d’entendre répéter que son fils -était un officier du plus bel avenir, il prit quelque intérêt à ce jeune -homme, l’invita plusieurs fois à dîner, et même vint le voir à Saint-Cyr -un jour de courses: vous me direz que l’école n’est pas bien loin de -Satory. Un mois avant la malheureuse affaire qui devait les séparer à -jamais le père présentait Léopold à quelques amis du club; on déjeunait, -on buvait à ses succès futurs; on le voyait déjà lieutenant de hussards, -menant un train, jouant gros jeu, courant les femmes, cravachant les -malappris et faisant la figure qui sied à un cavalier français. M. de -Gardelux avait toujours été friand de la lame: un dilettante du point -d’honneur. - -Il eut un mauvais jour et perdit tout au jeu de l’épée. La déveine avait -commencé au jeu du turf par la chute lamentable de _Caldron_. Ce fut -ensuite la dame de pique qui tourna casaque, puis une grosse affaire de -bourse qui lui éclata, pour ainsi dire, dans la main. Bref, la fortune -qu’il laissait n’était plus une fortune: à peine si ses enfants eurent -un million à partager. Quant à la veuve, elle était riche de son chef. -Elle n’eut pas plutôt commandé son deuil de laine qu’elle s’occupa -d’émanciper Léopold: c’était le meilleur moyen de s’émanciper elle-même. -Il ne paraît pas qu’elle ait regretté sérieusement son mari. Vous me -direz qu’il ne s’était pas fait tuer pour elle: c’est égal, une vraie -femme aurait mieux fait les choses, ne fût-ce que pour l’édification des -deux enfants. - -Les grands coups de la mort nous laissent dans le cœur une brèche -ouverte: entre qui veut dans ces occasions. Eh bien! non; Léopold ne put -pas surmonter l’indifférence de sa mère. Lorsqu’il revint du cimetière, -il courut à l’appartement de la comtesse pour pleurer avec elle: madame -avait défendu sa porte, et en donnant cette consigne elle n’avait pas -songé à faire une exception pour son fils. Mais Mlle Hélène reconnut la -voix du bon Léo; elle sortit au-devant de lui et l’entraîna dans sa -chambrette: - -«Viens, dit-elle; maman ne veut plus pleurer parce qu’elle a mal à la -tête; mais à nous deux nous sangloterons tant que tu voudras. Pauvre -père! ah! Pauvre père!» - -Si quelque chose avait pu consoler mon ami, c’était la tendresse de -cette petite. Un beau jour il apprit que Mlle Hélène était partie avec -sa mère pour le lac de Neufchâtel. N’allez pas croire au moins que la -comtesse le fît par haine! C’était beaucoup plus simple: elle avait -reconnu que, pour une femme de son âge et de ses habitudes, le rôle de -veuve désolée est horriblement difficile à Paris. Elle invita son fils à -la rejoindre dès qu’il aurait passé le dernier examen. Je crois même -qu’il resta deux mois entiers auprès d’elle, et qu’il ramena la famille -à Paris. Le mois de décembre était déjà fort entamé, et Léopold partait -le 1er janvier pour l’Afrique. Pendant ces jours rapides, les derniers -qu’il avait à vivre en France, il tenta plusieurs fois un effort -désespéré. Ce pauvre diable, trop aimant pour être heureux ici-bas, ne -voulait pas partir sans arracher à sa mère, une larme, une caresse, une -bénédiction, je ne sais pas... enfin quelque chose de maternel! Il avait -besoin de ce rien comme d’un viatique pour la route, peut-être même -devinait-il par un pressentiment secret que son premier voyage allait -être le grand. Il perdit son temps et ses peines. Mme de Gardelux, sans -retourner dans le monde, laissait le monde rentrer chez elle à petit -bruit. Elle n’avait pas pris un jour, mais on sut bientôt qu’on la -trouvait toute la semaine; l’aimable bourdonnement des niaiseries à la -mode la rendit sourde aux propos mélancoliques du déchiré Léopold. Elle -avait été presque aimable à Neufchâtel, elle fut presque froide à Paris: -le Faubourg la regagnait. Le matin des adieux, mon malheureux ami crut -saisir un moment favorable. Il avait pénétré sur la pointe du pied dans -le petit boudoir de sa mère. Mme de Gardelux tournait le dos à la porte -et semblait regarder attentivement un portrait que le sous-lieutenant -avait fait faire et apporté la veille. «Enfin! dit-il, elle pense à moi! -Elle me regrette donc un peu!» Dans cette idée, il courut jusqu’à elle, -se précipita à ses genoux et lui cria au milieu des larmes: - -«Ah! chère petite mère! embrassez-moi! bénissez-moi! Que j’emporte ce -souvenir de vous! - ---Vous êtes fou! s’écria-t-elle; est-il permis de faire peur aux gens? -Relevez-vous, mon cher, et prenez un autre visage. Vous vous rendrez -malade, et vous me donnerez une attaque de nerfs. Que voulez-vous de -moi? - ---Que vous m’aimiez, ma mère! - ---Je vous aime tout autant qu’on s’aime en famille dans le monde où nous -vivons; nous ne sommes pas des bourgeois, Dieu merci! Je ne sais si -c’est ce M. Poulgas ou Pelgas qui vous a donné ces façons, mais elles ne -sont de mise en aucun lieu, et vous ferez sagement de les perdre. J’ai -vu le moment où ma fille devenait par contagion aussi ridicule que vous. -Vous n’êtes pas un sot, vous savez vous tenir, vous avez certaines -manières, on trouve généralement que vos façons d’agir sont celles d’un -gentilhomme; mais toutes ces qualités, auxquelles je rends justice, sont -corrompues par une sensiblerie maladive. Soignez-vous!» - -Voilà le bel adieu qu’il obtint; mais c’est la petite sœur qui fut -ingénieuse à le consoler! Elle le conduisit jusqu’au chemin de fer avec -sa gouvernante; elle le dorlota, le berça, le baigna de ses larmes et -finit par engourdir un peu cette douleur aiguë dont il avait le cœur -pénétré. Assurément Mme de Gardelux avait calomnié sa fille en la -croyant guérie de cette précieuse sensibilité. Les deux enfants jurèrent -de s’écrire une fois par semaine; Mlle Hélène glissa dans la main de son -frère un médaillon d’or où elle s’était fait peindre par Mme Herbelin. -Une merveille, ce petit portrait; je l’ai admiré six mois avec lui et -dix-huit mois sans lui: vous saurez comme. - -Lorsqu’il fallut enfin se séparer au coup de cloche, elle lui prit la -tête entre ses bras et lui dit à l’oreille: - -«Tu sais, ma commission? N’oublie pas!» - -Il se sentit rajeunir de deux ans au souvenir de cet aimable -enfantillage et répondit en souriant: - -«Le projet tient donc toujours? - ---Toujours. - ---Alors, une question importante: blond ou brun? - ---A ton choix; mais j’aimerais mieux qu’il fût blond. Va-t’en, tu me -fais dire des sottises! - ---Adieu! - ---Au revoir!» - -Je vous raconte tout cela d’un seul trait; mais vous supposez bien qu’il -ne m’a pas tout dit à la première séance. Il ne fallut qu’un moment pour -rompre la glace, mais le flot des histoires, des souvenirs et des -confidences mit plusieurs mois à s’épancher. Nous étions bien heureux, -lui d’ouvrir son cœur à quelqu’un, moi de trouver un ami qui m’admettait -ainsi dans sa famille. - -Il y a, même dans l’amitié, des barrières qui ne tombent pas aisément. -Par exemple on prétend que nous sommes tous égaux au collége. Eh bien! -quand je faisais mes études au collége de Schlestadt, j’étais lié comme -un frère avec le fils aîné du sous-préfet. Nous partagions nos -confitures et nos billes; ce que je possédais était à lui, et -réciproquement. Mais quand nous sortions le dimanche, quand il allait, -lui à la sous-préfecture, et moi chez mon oncle le boulanger Felrath, -c’est à peine s’il me reconnaissait dans la rue. Il me disait bonjour de -loin, comme s’il avait eu honte de s’avouer mon _copain_. Si son père -lui avait demandé: Quel est ce garçon-là? il eût peut-être répondu en -rougissant: Rien; un élève du collége! Ainsi nous mettions tout en -commun, excepté nos parents. Pourquoi? Parce qu’il croyait être plus que -moi hors de la classe. Un sous-préfet, chez nous, c’est presque un -noble, et le papa Brunner n’était qu’un simple vigneron. Il est vrai que -nous avions trente et quelque mille francs de rente, et que l’autre, -chargé de famille, ne possédait que sa place. N’importe, on aurait -craint de déroger en m’offrant une assiettée de soupe dans la maison -banale du sous-préfet. - -C’est un peu la même chanson dans l’armée, quoique l’égalité soit la -base de toutes nos lois. On a couché sous la même tente, on a bu dans le -même verre, on a risqué sa peau l’un pour l’autre, on s’estime, on -s’aime, on se tutoie, on est frères, frères d’armes; mais je ne -connaîtrai jamais ni la mère, ni la sœur, ni la femme de mon frère, si -une malheureuse particule de hasard vient se jeter entre nous. Les -révolutions ont dérangé bien des choses; elles n’ont pas touché à cette -bêtise-là. J’ai connu très-intimement plus de vingt fils de famille; -j’en ai même sauvé un qui s’était exposé à des risques sérieux. Je suis -sûr que ce garçon-là se ferait massacrer plutôt que de laisser dire un -seul mot contre moi. Quand nous nous rencontrons dans Paris, il se jette -à mon cou, il me traîne au café, il veut que je dîne avec lui dans les -restaurants les plus dorés; mais il ne m’a jamais présenté à sa femme, -et je ne sais pas même l’adresse de son ménage. Est-ce vrai ce que je -dis? Alors vous comprendrez pourquoi le pauvre Gardelux me devint plus -cher en trois mois qu’un ami de dixième année. Ce qu’il faisait n’était -que juste, car enfin j’oubliais avec lui l’inégalité de nos grades, et -le grade est une affaire autrement méritée que le nom; mais je lui -savais gré d’avoir le sens commun, attendu la rareté de la chose. - -Nous voilà donc intimes, ou, pour mieux dire, ne faisant qu’un. Il -aurait fallu se lever matin pour nous rencontrer l’un sans l’autre. Je -savais toutes ses idées, il connaissait toute mon histoire, qui n’a -jamais été bien compliquée, Dieu merci! Nous regardions ensemble le -petit portrait de sa sœur, et nous disions Hélène tout court en parlant -d’elle. Il s’était mis à me faire un croquis de mémoire, d’après Mme de -Gardelux, pour que toute la famille me fût présentée dans les formes. -Nous passions des journées à raisonner sur la froideur de la comtesse, -sur la gentillesse de la petite sœur. Ces souvenirs mêlés de bien et de -mal épanouissaient cette pauvre âme; ils me faisaient plaisir aussi: -quand vous vous trouverez au milieu du désert, devant ces dunes de sable -qui ondulent à perte de vue, vous ne serez pas exigeants en matière de -conversation. Tout ce qui parlera de la France sera roman pour vous. -Rien qu’au nom du pays, on se lèche les lèvres; c’est si bon! - -Je ne me lassais pas d’entendre mon ami rabâcher ses misères, ni lui de -me les raconter. Il avait dans une cassette quelques gants, quelques -fleurs séchées, quelques menus chiffons, vrai bagage d’amoureux, et les -quatre ou cinq lettres que sa sœur lui avait écrites depuis leur -séparation. C’est bien creux, la correspondance d’une petite fille de -quinze ans, mais ça ne manque pas d’un certain goût de fruit vert qui -vous pénètre. Ces pattes de mouche me trottinaient longtemps devant les -yeux; je ruminais en m’endormant ces phrases à moitié faites et jamais -ponctuées; le parfum vague du papier me revenait après un jour ou deux. - -Quand Léopold se lamentait de cette correspondance si gentiment -commencée et sitôt interrompue, je le trouvais injuste, je défendais -Hélène, j’énumérais les mille occupations qui dévorent la vie de Paris. -Écris, toi, lui disais-je, puisque tu as vingt-quatre heures de loisir -dans ta journée. Raconte-lui ta vie, tes promenades, tes plaisirs, tes -amitiés, tes ennuis. Alors, qui sait? elle s’intéressera peut-être aux -cent cinquante mille palmiers de Biskra, et nous aurons une réponse.» - -Il en vint à me faire lire les lettres qu’il expédiait là-bas. Tous les -huit jours, sans faute, il en écrivait deux. Quel cœur! et quel style! -Surtout avec sa sœur; il était plus à l’aise, il entrait dans plus de -détails. Quand je me trouvais là par hasard, je lui suggérais des -raisonnements, je lui poussais des idées, je collaborais. Il mit un jour -sous enveloppe une aquarelle où j’avais peint l’intérieur de sa chambre, -et nous deux fumant, nos chibouques nez à nez. Ce fut moi qui cachetai -la lettre, et même, en allumant la cire, je remarquai que ma main -tremblait. Voyez-vous la vanité des artistes! Les peintres doivent -éprouver cette émotion-là quand un de leurs tableaux part pour le Salon. - -Depuis tantôt cinq mois, nous vivions de la même vie, et je le -connaissais si bien qu’il me semblait impossible de découvrir en lui -rien de nouveau. Il me gardait pourtant une surprise. Je tombai de mon -haut quand il me dit en sortant du cercle: - -«Tu ne sais pas que je rimaille énormément toutes les nuits? J’ai -toujours peur de te disloquer la mâchoire, sans quoi je te régalerais de -mes œuvres complètes. Il y en a de quoi faire au moins deux volumes chez -moi.» - -On devinait fort bien, sous ce mépris apparent de ses œuvres, un -attachement profond et même une sorte d’anxiété. Je le suivis jusqu’à sa -maison, et j’insistai pour qu’il me prêtât le premier volume. - -«Quel volume? reprit-il avec un sourire forcé. Je t’ai dit deux cartons -bourrés de paperasses. En voici un, prends-le si tu veux, et allumes-en -ta pipe aussitôt que l’ennui te gagnera. Ou plutôt... étends-toi là, sur -la peau de lion, que je te lise une page ou deux... Non! tu -t’endormirais. Tiens, mon vieux, et sauve-toi vite, je serais homme à -courir après toi...» - -Je m’enfuis comme un voleur, et je lus, sans m’arrêter, trois cents -pages embrouillées, raturées et quelquefois illisibles. Jamais je -n’avais fait une telle consommation de poésie, même dans les belles -éditions d’Hugo, de Lamartine ou de Musset; mais l’amitié est capable de -tous les miracles. Du reste ils étaient bien, ses vers. La famille a eu -tort de ne pas les imprimer, il y en avait de sublimes; peut-être un peu -d’obscurité dans les pièces philosophiques comme _le Doute_, _Où -vais-je? Au premier qui porta la croix._ Les descriptions du désert -étaient étincelantes; les scènes de la vie arabe vivaient et remuaient. -Dans _la Fantasia_, on entendait positivement parler la poudre; _la -Diffa du grand chef_ était traitée aussi grassement qu’une page de -Rabelais. Et quelle abondance de cœur dans les pièces: _A ma mère_, -_Quand j’étais tout petit_, _Tu m’aimeras!_ Mais la fleur du panier, -c’était encore une demi-douzaine de petites idylles, rêveries, caresses -rimées à l’intention de la jeune personne qui va se marier demain. -_Hélène_, _Beaux jours_, _Notre petit jardin_, _Fratri futuro_, sont -autant de petits chefs-d’œuvre que j’ai lus et relus à travers mes -larmes. Quand j’eus vidé le carton, je retournai chez Léopold, quitte à -le réveiller; je voulais le second volume. Je ne l’éveillai point, car -il ne dormait pas. Un poëte inédit est sur le gril quand il sait qu’on -le lit et qu’on le juge. Ma foi? j’avais jugé, et je lui dis carrément: -Tu es un homme de génie! Je crois que ça lui fit plaisir; il se mit à me -déclamer le tome deux, lui-même. Celui-là me parut encore plus beau, car -Léopold lisait à ravir. Et jugez si je fus content de voir que la -dernière pièce, un vrai chef-d’œuvre, était adressée en toutes lettres à -son ami Karl Brunner! Si jamais je remets la main dessus, je la ferai -graver en or, sur le marbre; mais la famille a tout gardé, et -probablement tout brûlé. C’était son droit: elle héritait. - -Toute la nuit fut prise par la lecture, et quand l’aube parut, nous -avions plus envie de respirer le grand air que de nous mettre au lit. -Toute cette poésie fermentait dans ma tête; j’aurais rimé moi-même pour -un rien; il n’aurait pas fallu m’en défier. - -«Écoute, dis-je à Léopold, tu t’es emparé de moi depuis hier soir, tu -m’appartiens pour la journée: chacun son tour. On va nous seller deux -chevaux, et nous pousserons une reconnaissance en plaine. Je veux voir -si les premiers rayons du soleil sont aussi doux que les premiers rayons -de la gloire. Nous reviendrons ensemble prendre un bain et déjeuner à ma -pension, puis tu t’en iras faire la sieste aux trois palmiers tandis que -j’organiserai ma petite fête pour ce soir. Je veux que le Champagne -baptise solennellement le grand poëte de Biskra!» Le pauvre enfant riait -de mon enthousiasme, mais au fond il avait la tête aussi montée que moi. - -Mon programme fut suivi de point en point. Dans la journée, je recrutai -dix camarades pour faire une tablée complète. Une vieille Espagnole, -célèbre par sa cuisine et par sa complaisance, nous prêtait sa maison et -poivrait le fricot. Je fis dévaliser par mon soldat tous les marchands -de vin et de goutte qui empoisonnent l’oasis, et j’invitai les danseuses -les moins tannées de la célèbre tribu. Un mois de ma solde y resta, mais -tant pis! Il fallait que la fête de l’amitié fît époque dans l’histoire. - -Nous étions dans les premiers jours du rhamadan, ce carême mi-parti de -jeûnes et de ripailles; mais je réponds que ce soir-là les cheiks les -plus magnifiques ne s’en donnèrent pas autant que nous. De cinq heures à -neuf, on but et l’on mangea comme si dans chaque estomac l’absinthe -avait creusé un gouffre. Enfin le punch fit son entrée, on alluma le -bol, on éteignit les lampes et les bougies, la mère Méného remplit les -douze verres et me dit en son patois: - -«_Señor, las niñas estan aqui._» - ---Attends! lui dis-je, j’ai d’abord un toast à porter. «Messieurs, le -turco vient d’achever une grande œuvre. Laquelle? Vous le saurez plus -tard; mais vous pouvez me croire sur parole, quand je vous jure que la -gloire est au bout. A la santé du turco, notre excellent camarade! A sa -gloire! à l’immortalité qui l’attend!» - -Mes convives étaient tellement échauffés que ce discours ne parut -emphatique à personne. Un généreux hourrah me répondit, on rapprocha les -verres, et si vigoureusement que l’un des douze se rompit; c’était le -verre du turco. Je vois encore le pied de coupe entre ses longs doigts -maigres, et sa pauvre figure éclairée par la flamme livide du punch. - -Au même instant, la porte s’ouvrit, et Roland, des zéphyrs, montra sa -tête. - -«Allons, messieurs, dit-il, le rassemblement va sonner; on monte à -cheval.» - -Un tumulte de questions lui répondit. «Quoi? comment? où va-t-on? à quel -propos? C’est une farce.» - -Il nous apprit que les Beni-Yala s’étaient révoltés dans l’Aurès, qu’on -avait refusé l’impôt, que trois spahis avaient été tués par trahison, et -un convoi pillé. Peut-être était-ce un accident sans suite, une simple -ébullition de fanatisme au début du rhamadan; mais on voulait couper le -mal à sa source et punir les révoltés sans leur laisser le temps de -s’organiser. L’ordre du général était formel; on partait dans une heure. - -C’était donc vrai! Nous allions faire un bout de campagne! La surprise -et la joie nous dégrisèrent tous à moitié. On se félicitait, on se -serrait les mains; les bougies se rallumèrent, chacun se rajusta, Roland -vida un verre au hasard, et chacun tira de son côté. - -«Viens donc,» criai-je au turco, qui restait cloué sur sa chaise et -toujours pâle. - -Dès ce moment, je courus à mes affaires et je n’eus pas une minute pour -m’occuper de lui. - -Toute la ville était en mouvement, et sans bruit, ce qui doublait -l’originalité du tableau. Les soldats couraient, les Arabes traînaient -leurs chameaux ou leurs ânes, les ordonnances passaient avec les mulets -de réquisition. Je ne fis qu’un bond jusqu’à mon gîte, où mon soldat, le -fidèle Baudin, tirait déjà les malles au milieu de la chambre. Les -paquets faits, les cantines bourrées, les bagages liés sur le dos du -mulet, le tranchant de mon sabre vérifié, mon revolver amorcé, ma -ceinture serrée et mes guêtres bouclées, j’avais vieilli d’une heure -sans remarquer la fuite du temps. Avez-vous remarqué que l’horloge -double le pas quand nous sortons d’un bon dîner? Ce n’est pourtant pas -elle qui a bu. - -Nous étions huit cents hommes sur pied dans la cour du fort. Dix coups -de langue indiquèrent discrètement dix heures; le silence n’était -troublé de temps à autre que par le piétinement d’un mulet ou le -hennissement d’un cheval. L’appel se fit à voix basse, à la lumière d’un -falot. Que de précautions pour surprendre les Arabes, qu’on ne surprend -jamais, car ils ont toujours des espions chez nous! - -Je me rends à mon poste, auprès du général. Il était à cheval au milieu -de la cour, la cravache en main, le cigare à la bouche, aussi calme -d’ailleurs que s’il allait au bois de Boulogne faire le tour du lac. Il -reçoit le billet constatant l’effectif de sa troupe; il dicte un ordre -que les adjudants écrivent sous sa dictée et que les capitaines vont -lire à leurs compagnies, groupées en cercle. Vous connaissez ce refrain -patriotique: «Soldats, des rebelles sur pied, vos camarades égorgés et -trahis, la domination française menacée, l’honneur du drapeau à -défendre! Votre général est fier de vous commander, et la patrie compte -sur vous!» - -C’est toujours le même air et les mêmes paroles; mais comme l’air est -juste et le discours fondé, l’effet n’a pas raté une fois depuis que la -France est France. - -Les soldats ont empoché l’allocution en plein cœur: s’ils ne répondent -point par des cris, c’est que la discipline s’y oppose; mais le murmure -qui circule dans les rangs prouve assez qu’on n’a pas parlé à des -sourds. On ajuste définitivement les courroies, on serre les sangles, le -fantassin jette son fusil sur l’épaule, et l’on fait un à-droite. - -Je vous ai dit que notre colonne se composait d’environ huit cents -hommes; on en laissait au plus quatre cents à Biskra. Nous avions deux -compagnies du centre, une de tirailleurs et une de zéphyrs; cent hommes -de cavalerie, tant chasseurs que spahis, quarante d’artillerie et du -train, et cent cinquante des goums. Le général marchait avec -l’avant-garde; il avait jeté son cigare pour le bon exemple, car dans -les marches de nuit on défend également le bruit et le feu. Je me tenais -à la disposition du chef, et le turco n’était pas loin; c’était -justement sa compagnie qui avait fourni l’avant-garde. - -Chemin faisant, je m’approchai de lui. «Eh bien! lui dis-je, nous y -voilà. Tu es content, j’espère? - ---Oui, c’est un dénoûment comme un autre. J’aime mieux en finir d’un -coup. - ---En finir! es tu fou? C’est ta carrière de soldat qui commence, en -attendant les autres succès. - ---Je veux bien; tu me connais: je ne suis pas un homme à pressentiments; -mais cet ordre de départ est arrivé dans des circonstances stupides. Tu -parlais d’immortalité, et moi je pensais à la mort. - ---C’est bien spirituel! Et moi, je te prédis que tu seras superbe au feu -et que tu reviendras couvert de gloire. Qui sait d’ailleurs si nous -aurons affaire à l’ennemi? Ces révoltes du rhamadan sont des feux de -paille; on se dérange pour les éteindre, et l’on n’en trouve plus que la -cendre. - ---Comme tu voudras. - ---Mais secoue-toi donc, sacrebleu! Qui est-ce qui m’a bâti un soldat de -ton espèce? - ---Cela va mieux, merci. J’étais encore un peu sous l’influence des -lettres que j’ai écrites. - ---Moi, je n’en écris qu’une dans ces occasions-là. Je dis: «Maman -Brunner, nous partons en campagne. On ne sait pas combien ça va durer, -tu seras peut-être trois mois sans nouvelles; mais ne t’inquiète pas, je -te donne ma parole d’honneur qu’il ne m’arrivera rien.» - ---Moi, dit-il, j’ai laissé un testament en quatre lignes et deux lettres -que tu porteras toi-même, entends-tu bien, l’une à ma mère, l’autre à -notre petite Hélène.» - - -II - -Vous savez tous, ou presque tous, ce que c’est qu’une marche de nuit en -pays inconnu. Ce n’est ni gai ni pittoresque. La colonne se déroule -comme un ruban noirâtre sur fond noir. Les belles couleurs des uniformes -sont éteintes; tous les joyeux bruits de la guerre ont fait place à une -espèce de silence murmurant à travers lequel on distingue le pas des -hommes et la vibration discrète du fer. Un caillou qui dégringole, un -pied qui butte, un juron étouffé, voilà les incidents de la route. On -ressemble à des moines en procession plutôt qu’à des héros en campagne. -Et si la pensée de la mort vient vous traverser la cervelle, vous êtes -tout porté à l’envisager en moine. J’ai lu, je ne sais où, que si les -batailles se donnaient à minuit, les braves seraient plus rares. C’est -un peu vrai, non pas que le courage ait sa source dans la vanité, mais -l’homme n’est tout lui que s’il est en possession de tous ses sens. Le -moral le mieux trempé ne suffit point. Pour aller galamment au danger, -il faut pas mal de choses. C’est dans la plénitude de la vie que l’homme -est le mieux disposé à sacrifier sa vie; c’est au grand jour que nous -fonçons gaiement sur les canons, les baïonnettes et tous les aimables -engins qui servent à nous ôter le jour. - -Or il était onze heures du soir, la lune s’était couchée avec les -poules, et les étoiles ne servaient qu’à souligner l’épaisseur affreuse -de la nuit. Je me laissai donc envahir par les idées du bon turco, et je -me mis à casser une croûte de mélancolie sur le pouce, tout en marchant -auprès de lui. Dans ces montagnes invisibles dont chaque pas nous -rapprochait, il y avait des fusils chargés à balle; on pouvait parier à -coup sûr que notre colonne ne reviendrait pas au complet. Pour qui les -mauvais numéros de cette loterie? Pour Léopold? pour moi? pour tous les -deux? Les gaillards qui ont la foi sont plus heureux que les autres: ils -se figurent qu’une prière fait dévier le projectile! Mais le collége -nous ôte un peu cet élément de consolation. - -Je ne vous dirai pas que la peur me prit; c’était ma neuvième campagne. -Cependant je me mis à songer à mille choses anciennes et chères que je -n’étais pas sûr de revoir ici-bas. Je vis maman Brunner avec ses -lunettes d’argent, le tricot dans les mains, le coude sur la fenêtre; et -la vieille maison peinte en rouge, et le chiffre 1640 écrit sur la clef -de voûte, et l’auberge des Trois-Rois qui fait face, et l’église, et la -belle salle de l’hôtel de ville, et le puits du XVIe siècle, et le -pharmacien de la place, celui qui a une si jolie fille et des bahuts si -merveilleux. Je revis la gloriette de notre vigne, et les vendanges de -58, les dernières que j’aie faites avec Gretchen, c’est-à-dire -Marguerite Moser, ma cousine de Barr, qui était encore une vraie gamine. -Bref, ma coquine de mémoire m’en rappela tant et tant que je me sentis -devenir tout bête; j’avais le cœur comme affadi. J’aurais donné cent -sous pour entendre le premier coup de fusil des sentinelles arabes, -parce qu’alors on sait ce qui vous reste à faire, et l’on n’a plus le -temps de se tracasser pour des riens. - -A minuit, le général commanda une demi-heure de halte pour attendre les -traînards et rajuster sur les hommes et les bêtes ce que la marche avait -dérangé. J’expédiai mon service en deux temps, et je me mis à la -recherche de Léopold. Il était un peu à l’écart, seul avec son soldat -qui lui vidait un bidon sur la tête. - -«Ah! petit maître! lui dis-je, tu fais toilette pour l’ennemi!» - -Il répondit en s’ébrouant comme un canard: - -«Tu n’y es pas! La coquetterie est étrangère à l’événement; c’est ma -santé que je soigne. Tous tes satanés vins m’ont donné une migraine qui -me fend le crâne, et comme il faudra bientôt ouvrir l’œil... Du reste il -me semble que ça va mieux.» - -Ce malheureux festin, je l’avais non-seulement cuvé, mais oublié: je le -croyais à six mois de nous, et nous n’en étions qu’à trois heures. Il me -vint un remords d’avoir presque grisé un innocent qui n’était pas de -notre force. Si la tête ou les jambes allaient lui manquer par ma faute! -Mais cette ablution lui fit du bien, et à moi aussi. - -Vers deux heures, nous arrivions aux pentes de l’Aurès. Une gorge -s’ouvrit devant nous; c’est la première porte de l’ennemi: elle n’était -gardée que par cinq ou six blocs de construction romaine. Le général se -pique un peu d’archéologie, comme tant d’autres: il avait visité ces -grandes ruines; mais il ne savait plus si, du pied de la montagne, on -pouvait voir les villages des Beni-Yala. Vous comprenez? La question -était de connaître au plus tôt si l’ennemi nous attendait, s’il avait eu -soin de se garder, s’il y avait des feux allumés dans la tribu. Un guide -arabe montrait du doigt une cime parfaitement invisible et disait: Les -villages sont là, ils dorment. Un spahi des Beni-Yacoub jurait son grand -juron que les villages étaient cachés derrière deux collines, et qu’on -ne verrait pas avant une heure si leurs feux étaient allumés ou éteints. - -Pour plus de sûreté, le général fit faire un deuxième repos. Ah! nous ne -sommes plus dans cette belle Europe, où les armées voyagent en chemin de -fer et viennent se piocher à la gare! Les lenteurs sont inévitables: -excusez celles de mon récit. Les hommes chargent leurs fusils, on serre -les jambières, et à deux heures et demie, en route! On pique une tête -dans l’inconnu. - -Un torrent coule au fond du ravin: nous prenons le torrent, c’est-à-dire -que nous le remontons au petit pas, dans un sentier tracé par les mulets -arabes. A chaque instant, il faut passer d’une rive sur l’autre: le -chemin est dessiné en lacet. On se mouille les pieds, on glisse, on se -ramasse, mais personne ne s’arrête: le fouet pousse les bêtes, le devoir -fouette les hommes, et nous allons devant nous pendant une bonne heure, -bouche cousue, l’œil au guet, le nez au vent. Paf! un éclair brille sur -notre droite, la détonation suit, et un cri formidable répond. C’est un -turco de l’avant-garde, le grand nègre qui tout à l’heure bassinait la -tête de Léopold. Il a l’épaule fracassée, et il hurle comme un million -de chacals. Le général pousse au blessé, je le suis, tandis que vingt -hommes, la baïonnette en avant, battent tous les buissons du voisinage. -Pas plus d’Arabes que sur la main, c’est l’ordinaire; mais en revanche -le premier qui met le pied sur le plateau nous montre à l’horizon trois -villages éclairés comme pour un bal. L’ennemi se gardait à merveille, et -c’était nous qui étions surpris. - -«Halte! dit le général. Mes enfants, nous n’avons plus besoin de mettre -des mitaines. Puisque nous sommes attendus là-bas, il n’y a plus qu’une -précaution à prendre: c’est d’y arriver tous, et aussi frais que -possible.» Il fait cerner la masse de rochers où nous étions, développe -une compagnie en tirailleurs, trois par trois, pour éviter les -surprises, et dit au reste de la troupe: «Reposez-vous, séchez-vous, -réchauffez-vous, faites le café, fumez vos pipes ou vos cigares, débâtez -vos mulets, donnez-leur à manger, dormez si bon vous semble, mais que -tout le monde soit prêt à sept heures du matin!» Un vrai brave homme, ce -général, et magnifique au feu! mais on lui a fendu l’oreille en 65. Il -faut bien que les vieux laissent passer les jeunes, qui ne les valent -pas toujours. - -Lorsque j’eus surveillé l’exécution des ordres, rendu mes comptes au -vieux chef et trempé la moitié d’un biscuit dans le café, il était plus -de six heures, et il faisait grand jour. Je revins au blessé, qui -continuait à geindre, quoique Marcou, notre aide-major, l’eût pansé dans -la perfection. Je le fis mettre sur un cacolet, et je le renvoyai à -Biskra, en compagnie de trois fiévreux et d’un mulet qui avait laissé un -demi-quart de sa peau dans le ravin. Bon voyage! - -J’en étais là quand je vois Léopold accourir à toutes jambes. Il voulait -dire adieu à son pauvre Bel-Hadj et lui glisser quelques louis dans une -poignée de main. Il me parut fièrement ragaillardi, le jeune homme. -Était-ce le sommeil, était-ce le café qui l’avait rendu à lui-même? -Jamais vous n’avez vu soldat plus fier et plus dispos au danger. Il -marchait d’un pas relevé, ses yeux brillaient, ses narines palpitaient. - -«Eh bien! lui dis-je, la migraine? - ---A tous les diables! De ma vie je ne me suis porté comme aujourd’hui. - ---Tu me rappelles un vieux soldat qui traitait toutes les maladies -par... devine! - ---Par la poudre? - ---Bravo! - ---Oui, c’est un beau remède, et je veux l’ordonner à tous les cœurs -malades. La poésie ne vous guérit pas, elle vous acoquine tout doucement -à vos maux; c’est un pacte avec la douleur, un lit de roses où le blessé -se couche en disant au public: Viens me plaindre! La prière a, dit-on, -des effets infaillibles; mais pour prier il faut croire, et ne pas -croire à demi, comme notre génération hésitante et troublée. Non, je -n’ai pas la foi assez robuste pour me consoler avec Dieu. Il faudrait -imposer silence aux objections de mon esprit, supprimer le meilleur de -mon être, immoler la moitié qui pense à la moitié qui pleure. Ami, vive -la guerre et ses consolations vaillantes! Le danger souffle dans la vie -comme le vent du nord dans le ciel: âpre et pur, et balayant tous les -nuages!» - -Il y avait un peu d’emphase dans tout cela; je crois pourtant que vous -auriez trouvé du plaisir à l’entendre. Il sautait brusquement d’une idée -à une autre, comme un poulain qui a cassé sa longe. - -«Sais-tu bien, me dit-il, que sans la guerre notre métier serait idiot? - ---Parbleu! fis-je à mon tour; mais tu oublies que sans la guerre on -n’aurait jamais eu l’idée d’inventer les soldats. - -Il comprit qu’il avait lâché une bêtise, mais il n’était pas homme à se -laisser démonter. - -«Quoi! dit-il, tu ne sens donc pas que nous serions les plus malheureux -et les plus ridicules des hommes sans ce quart d’heure divin? Se -promener sans rien faire au milieu des peuples qui travaillent, porter -des armes, c’est-à-dire des instruments de destruction, dans une société -où chacun s’ingénie à produire! Entendre dire tous les ans, dans toutes -les discussions de la chambre, que nous sommes un objet de luxe et qu’on -pourrait gratter quelques millions sur notre pain! Obéir passivement à -nos chefs, lorsque les baïonnettes de la garde nationale ont la fatuité -de se croire intelligentes! La dernière fois que j’ai dîné avec mon -pauvre père, il s’est encore un peu moqué de nous en disant que la vie -militaire est résumée en deux mots, se brosser et attendre: attendre les -galons, attendre l’épaulette, attendre le ruban, attendre l’ancienneté, -attendre le choix des supérieurs et les bontés de monsieur et madame la -maréchale, attendre les boulets et les balles cylindro-coniques, et -lorsqu’on n’en peut plus, après trente ans de ce métier, attendre la -retraite pour aller planter ses choux et finir par où l’on aurait dû -commencer! - ---Oui, répondis-je; mais il y a un jour qui rachète les ennuis, les -misères et les petitesses de cette vie, c’est lorsqu’au lieu de se -brosser soi-même, on brosse l’ennemi, lorsqu’au lieu d’attendre la -gloire, on y court à travers mille morts. Ce jour-là, mon cher père, le -soldat que vous raillez devient l’égal des dieux! - -J’avais raison, Brunner, je devinais l’heure qui va sonner!» - -Pauvre petit turco! Il était de si bonne foi dans son enthousiasme, ces -bouffées partaient d’un cœur si chaud, que je ne savais point le -contredire. Il désarmait la critique; je le trouvais terriblement jeune, -et pourtant j’étais ému. Il y a des moments où un mauvais calembour, usé -jusqu’à la corde, devient quelque chose de respectable. Cependant je ne -pus m’empêcher de lui dire qu’un soldat courant au pas de charge n’est -pas encore tout à fait l’égal des dieux. On ne trouverait pas un olympe -assez grand pour y loger tant de monde. Nous sommes les égaux de neuf ou -dix millions de braves gens qui sont allés au feu pour leur pays depuis -que la France est France, rien de plus. - -Vous croyez que Léopold accepta la rectification? Lui? jamais. Il -soutint ferme comme fer que nous étions des dieux de la première volée. - -«Car enfin, disait-il, être dieu, c’est servir les hommes sans qu’ils le -sachent, sans se montrer à eux, sans en attendre aucune récompense, et -voilà justement ce que nous allons faire ce matin. La France nous -voit-elle? sait-elle seulement que Charles Brunner et Léopold de -Gardelux se promènent en son honneur dans les gorges de l’Aurès? A -supposer qu’elle l’apprenne un jour, peut-elle nous donner l’équivalent -de ce que nous risquons pour elle? Je l’en défie! Eh bien! nous allons -nous battre pour ses beaux yeux comme les paladins ne l’ont pas fait -souvent pour leurs maîtresses. Il est sept heures moins dix; la patrie -se réveille en s’étirant les bras. Les paysans vont à leur charrue et -les maçons se dirigent vers le chantier, mais ma mère, ma sœur et toutes -les jolies femmes de Paris ont encore le nez dans la plume; tous les -messieurs du club et pas mal de boutiquiers reposent entre leurs draps. -Sur trente-six ou trente-sept millions d’individus qui peuplent cette -bonne France, il n’y en a peut-être pas deux qui penseront à nous dans -la journée, et nous, mon vieux Brunner, nous allons nous faire casser -les os pour prouver que ce peuple est grand, puissant et invincible, -pour que le territoire et le nom des Français soient un objet de crainte -et de respect universel, pour qu’aucun homme d’aucun pays ne passe -auprès de ce chiffon tricolore sans mettre chapeau bas! Dis maintenant -que nous ne sommes pas des dieux, grosse bête!» - -Je sentais que les nerfs étaient pour quelque chose dans ce débordement -de gaieté, mais je n’eus garde de le lui dire. La gaieté, même exagérée, -est une bonne entrée de jeu dans ces sortes d’affaires. Chez un vieux -soldat, le courage a le droit d’être calme et même triste; j’aime mieux -qu’il soit un peu fou chez les bambins de vingt ans. - -«Allons! lui dis-je, j’ai affaire auprès du général, tu es encore -d’avant-garde; va retrouver tes hommes; je te donne rendez-vous là-haut, -au premier village des Arabes. A ce soir, enfant! - ---Là-haut, répondit-il en montrant les villages, l’enfant se taillera -une robe virile à coups de sabre dans les burnous de l’ennemi.» - -Toujours un peu de rhétorique: que voulez-vous? Les héros d’Aboukir et -de Marengo étaient presque aussi ridicules que lui. - -La colonne se mit en marche à sept heures avec toutes les précautions -d’usage. Le général nous ordonna d’éviter le torrent et de suivre les -bas côtés de la vallée, qui allait s’élargissant devant nous. D’heure en -heure, on faisait halte pour relever les tirailleurs et les flanqueurs. -Cet exercice monotone et fatigant se prolongea jusqu’à midi. Vous -avouerai-je que mes yeux se fermaient par moment? Il y avait -quarante-huit heures que je n’avais dormi, et cette nuit de marche était -tombée mal à propos sur une nuit de poésie. Le soleil me tapait -lourdement sur la tête: il est Arabe au fond du cœur, ce vieux scélérat -de soleil. Nos hommes s’épongeaient la figure avec leurs manches sans -ralentir le pas: ils allaient au feu de bon appétit, comme toujours, -mais ils auraient préféré y être tout portés. Pas le moindre bout de -chanson dans les rangs; un silence à couper au couteau. Les Arabes, de -leur côté, se recueillaient. Leurs trois villages qui disparaissaient et -reparaissaient tour à tour, selon les mouvements du terrain, ne -donnaient pas signe de vie. Le général usait sa lorgnette sans découvrir -un burnous. Tout à coup il s’arrête et me dit: - -«Brunner, je crois que nous y sommes. Que personne ne bouge: je vais -voir.» - -Là-dessus il nous brûle la politesse et se jette, sans autre escorte que -son clairon, dans un petit bois de chênes-liéges. Ce boqueteau -couronnait la pente que nous étions en train de gravir. Nous restons à -mi-côte, ne voyant rien du tout, mais parfaitement cachés nous-mêmes. -Dix minutes après, quelques coups de fusil détachés, puis une assez -jolie pétarade nous prouvent que le bonhomme a bien pronostiqué. Nos -goums et nos spahis étaient aux prises avec l’ennemi. - -Le général ne tarda guère à redescendre. Il avait l’œil brillant et les -pommettes rouges; je me dis: tout va bien. Il ordonne de former les -faisceaux et de faire la soupe. On se repose, on cuisine et l’on mange -au bruit d’une fusillade bien fournie. Nos grand’gardes n’eurent pas le -temps de s’ennuyer pendant que nous déjeunions à leur santé. Je vide une -gamelle empruntée à l’ordinaire des fantassins, et la soupe me réveille -un peu. Vous savez que le sommeil remplace les aliments; j’ai constaté -souvent que la réciproque est vraie. Tandis que le général fait -rassembler les bagages, les sacs et les bêtes qui resteront sous la -garde d’une compagnie, je grimpe sur la hauteur, et je me paye un aperçu -de notre champ de bataille. Les trois villages sont en face, échelonnés -l’un derrière l’autre. Le premier seul est défendu par une espèce de -fortification passagère: un simple abatis d’oliviers. Quand nous aurons -pris celui-là, les deux autres seront à nous. Nous avons à descendre une -rampe d’un kilomètre, déboisée par un vieil incendie, mais qui commence -à se couvrir de myrtes, de caroubiers et de lentisques. Aucun obstacle -sérieux jusqu’au fond de la vallée; nos hommes ont balayé la route: je -vois une centaine de cavaliers français et alliés se débattre dans le -fond contre les tirailleurs ennemis. Le terrain représente une longue -bande de pré semée de bouquets d’arbres dont le moindre cache un ou deux -hommes. Nos spahis, nos chasseurs et nos goums traquent ce maudit gibier -et piquent tout ce qu’ils rencontrent. Nos turcos sont déjà sur le -versant opposé et montent la côte. Figurez-vous un escalier dont chaque -marche serait un mur en pierres sèches: autant d’étages, autant de -vergers, et des Arabes derrière tous les arbres. La discipline n’est pas -leur fort: ils sont groupés par-ci, disséminés par là. On voit grouiller -des masses blanches partout où nos soldats semblent gagner du terrain; -l’effort des assiégés se déplace à chaque minute. Ils reculent, ils -avancent, chaque étage est pris et repris tour à tour. Je ne distingue -pas les femmes, mais elles sont de la fête. _You! You!_ j’entends les -cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs hommes. - -«Qu’est-ce que vous faites là? me dit le général de sa voix rude. Au -premier coup de fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus bons à -rien... - ---Qu’à se battre, mon général. - ---C’est bien ainsi que je l’entends. Patience, Brunner! il y en aura -pour tout le monde!» - -Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes, il met ses obusiers en -batterie, et nous voilà dégringolant dans le sentier de la gloire. - -Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne suis pas homme à vous conter -l’affaire en détail. Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée, -Magenta et Solférino, la prise du Djebel-Yala ressemblerait à une -distribution des prix dans un pensionnat de demoiselles. Cependant les -sabres coupaient comme ailleurs, les balles faisaient leur trou, et l’on -n’avait pas mis de bouchons à la pointe des baïonnettes. Un Arabe, moins -bête que les autres, devina que mon cheval me gênerait pour la montée; -il me fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc grimpant comme un -singe avec le commun des martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant -cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un tort irréparable; mais -le moyen de dormir au milieu d’une musique qui dépassait de cent coudées -toutes les cacophonies de Wagner! Les obus volaient en grondant sur nos -têtes pour éclater au milieu des groupes de burnous; les fusils -petillaient, les balles sifflaient en passant et crépitaient en -ricochant sur les pierres; les fusées traversaient l’espace avec un -froufrou solennel; les clairons, de leur voix mordante, sonnaient le -ralliement ou la charge, et les Arabes des deux sexes poussaient des -cris à faire peur, si quelque chose faisait peur au soldat français. - -Je me souviens d’avoir traversé un premier village, puis un autre, et de -les avoir vus flamber derrière moi comme deux fagots de bois sec. Au -troisième, les soldats allaient mettre le feu lorsque le général -survint, le cigare à la bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête -avait-elle trouvé des chemins? C’est ce qu’on n’a jamais su. - -«Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous brûlez ces _gourbis_, nous -coucherons à la belle étoile!» - -Le fait est que nos tentes étaient restées à deux bonnes lieues de là, -pour le moins. - -Nous voilà donc campés, à cinq heures du soir, sur la cime du Djebel. La -position était bonne, on la fortifie en deux temps; j’organise les -postes, je place les grand’gardes, et ma besogne n’est pas plutôt faite -que je me laisse tomber sur la première natte venue, dans un coin. -J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes, quand une idée me -réveilla en sursaut: Et Léopold? - -Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche sans savoir si son ami est -mort ou vivant? Je me lève, furieux contre moi-même, et je sors de la -cabane en me disant de gros mots. Le village était plein de soldats qui -mangeaient, fumaient, dormaient ou pillaient, suivant les goûts -particuliers de chacun. Je rencontre un turco qui portait une outre -d’huile, une botte d’oignons et un chevreau nouveau-né. - -«Eh! lascar! tu connais ton lieutenant, M. de Gardelux? - ---_Sidi turco? besef!_ - ---Est-il blessé? - ---_Makasch._ - ---Est-il mort? - ---_Makasch morto._ - ---Où est-il? - ---_A casa._ - ---Qu’est-ce qu’il fait? - ---Dormir. - ---Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je en moi-même, et qu’il dort -paisiblement sous un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui.» - -Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai un nouveau somme. J’en -fis plus d’un cette nuit-là, car les propriétaires que nous avions -délogés manifestèrent cinq ou six fois l’intention de résilier notre -bail. - -Vers quatre heures du matin, je donnai ma démission de ronfleur: je -n’étais reposé qu’à demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon -pauvre corps semblait littéralement émaillé de puces. Avez-vous remarqué -que ces animaux-là ont une préférence pour les blonds? Je vais donc -secouer mon bétail au grand air, et je me fais montrer la case de -Léopold. Il écrivait sur ses genoux, devant la porte. - -«Eh bien! lui dis-je, tu vois qu’on n’en meurt pas.» - -Il me tendit la main, ferma son écritoire et jeta son buvard dans la -maison, sur le parquet de terre battue. - -«Allons nous promener, dit-il; le paysage est superbe, vu d’ici. - ---Il s’agit bien, ma foi, de paysage! Parlons d’hier, de toi, de nous, -du combat, de la victoire! Tu as reçu le baptême du feu, mon bonhomme, -et tu peux regarder dans ta glace, si tu en as apporté une, le visage -glorieux d’un vainqueur! - ---Bah! pour une promenade militaire! - ---Trop modeste, mon bon! C’est un joli fait d’armes; le _Moniteur de -l’Armée_ le contera. Es-tu content de toi? As-tu été un des heureux? car -il y a de la loterie jusque dans les batailles. Qu’as-tu fait? Qu’as-tu -vu? Qu’as-tu éprouvé? - ---D’abord une peur horrible d’avoir peur. - ---Connu, jeune homme, et puis? - ---Et puis fort peu de chose. - ---Tu as senti qu’en doutant de toi, tu avais indignement calomnié le -fils de monsieur ton père. La colère t’est montée à la tête, et comme il -faut taper dans ces occasions-là, tu t’es vengé sur l’ennemi. Est-ce -bien ça? - ---A peu près. - ---Et encore? - ---Rien de saillant. - ---C’est déjà très-joli pour un garçon qui était d’avant-garde, et qui, -en fait de prunes, avait droit au dessus du panier. Viens au -rassemblement des compagnies. - ---Pour quoi faire? - ---Parbleu! pour écouter l’ordre du jour.» - -Il rougit comme un enfant pris la main dans les confitures, et prétexta -cette lettre à sa mère qu’il voulait, disait-il, expédier par le premier -départ. Je m’en fus tout pensif, et je me demandais, en voyant sa -résistance, s’il n’avait pas quelque faiblesse ou quelque hésitation à -se reprocher. Ah! bien oui! Le premier nom qui m’arrive aux oreilles, -c’est justement le sien. Le général remerciait les troupes de leur belle -conduite; il signalait quelques traits de courage et particulièrement -l’héroïsme du sous-lieutenant de Gardelux, qui, seul, était allé -reprendre au milieu des Arabes douze hommes de sa compagnie imprudemment -engagés. Un autre fait de guerre avait été accompli par le même officier -dans la même journée: il était entré le premier dans le village fortifié -des Beni-Yala. - -Vous me voyez d’ici; je n’écoute pas un mot de plus, je cours à sa -cabane. Il écrivait encore! je fais sauter ses paperasses en l’air et je -l’accable de sottises. - -«Ah! c’est ainsi que tu traites tes amis! Tu t’es moqué de moi comme un -gueux, comme un tartuffe! Voilà donc pourquoi tu refuses de venir au -rassemblement! Tu savais qu’il n’y aurait d’éloges que pour toi, mauvais -drôle! Ah! tu t’es battu comme un lion, et tu as peur de l’entendre -dire! Et tu m’as presque fait douter de ton courage, polisson de héros -que tu es!» - -Je parlais, je criais, je pleurais, je l’embrassais et je le bourrais de -coups de poing, à la bonne franquette d’Alsace. - -Quant à lui, il était tout pâle, et il me regardait faire avec des yeux -hagards. - -«Pardonne-moi, me dit-il; je n’étais pas bien sûr... je ne savais pas si -les choses qui me sont arrivées répondaient à ce qu’on entend par un -acte de courage. Voilà pourquoi je n’ai pas osé te suivre là-bas, car -enfin, si le général n’avait rien dit de moi, je n’aurais pas osé crier -à l’injustice; mais j’aurais éprouvé quelque chose comme une déception. - ---Il n’y avait pas de danger: le général est juste, et il se connaît en -hommes. - ---Allons! dit-il, il faut que j’aille le remercier. - ---Tu as le temps; il doit être au lit: nous avons fait hier un rude -métier pour un homme de son âge. - ---Alors promenons-nous; j’ai des fourmis dans les jambes. - ---Tu es fièrement heureux, si tu n’y as que des fourmis.» - -Je lui ramasse ses papiers, c’était bien le moins, et nous allons vaguer -ensemble. Tous les camarades que nous rencontrons viennent à lui, lui -serrent les mains et le félicitent de ses débuts; il rougit, et moi-même -je perds contenance, comme si toute sa gloire m’éclaboussait de la tête -aux pieds. Les soldats le saluent de cet air qui veut dire: Ce n’est pas -à ton épaulette, c’est à ton cœur que je rends hommage. Marcou, -l’aide-major, qui revenait de l’ambulance, nous donne le relevé de nos -pertes: onze morts, trente-cinq blessés, dont dix grièvement, et pas un -seul manquant, chose admirable! «Sans vous, dit-il au turco, les Arabes -nous pinçaient une douzaine de prisonniers.» - -Plus nous allions, plus ces compliments à brûle-pourpoint le -suffoquaient. Il m’entraîne au-devant de la compagnie qui rapportait les -sacs et les bagages. Le capitaine, un pauvre vieux qui n’avait plus -qu’un an à faire, et pas la croix, nous reconnaît de loin et nous crie: - -«Eh! jeunes gens! on n’a pas eu besoin de nous pour cueillir les -lauriers? M. de Gardelux a tout pris.» - -Il rougit de plus belle et va s’excuser comme il peut. Nous rentrons -chez lui, et il parle d’achever sa lettre: un convoi de blessés devait -partir à deux heures pour Biskra. - -«J’espère bien, lui dis-je, que tu vas prendre une copie de ta citation -pour l’adresser à ta mère? - ---Non. - ---Pourquoi? - ---Parce que j’aurais l’air de rédiger ma propre histoire, et je me -trouve assez ridicule sans cela. - ---On a raison de dire que le ridicule est voisin du sublime, puisqu’un -gaillard de ton numéro prend l’un pour l’autre. Eh bien! moi, je vais -faire copier le paragraphe par ton sergent-major, et je l’enverrai à Mme -de Gardelux... Ah! - ---Si cela t’amuse! Mais j’écris des lettres si longues et ma mère a si -peu de temps qu’elle jette peut-être au panier tout ce qui porte le -timbre de Biskra. - ---Mais Mlle Hélène n’est sans doute pas si occupée, elle! Si je lui -expédiais la pièce en question, m’en voudrais-tu? - ---Fais ce qui te plaira. - ---Pris au mot. Attends-moi.» - -Une heure après, je mettais sous enveloppe un extrait de l’ordre du -jour, copié de cette belle écriture qui fait la gloire des -sergents-majors et les empêche quelquefois de passer officiers. J’y -ajoutais de ma main ces simples lignes: - -«Le capitaine d’état-major Charles Brunner, présente ses humbles devoirs -à mademoiselle Hélène de Gardelux et se fait une joie de lui transmettre -le texte suivant que la modestie d’un jeune héros eût peut-être tenu -caché.» - -Je lui portai la lettre ouverte et je lui dis: - -«Veux-tu la lire? - ---Non; si je la lisais, autant l’écrire moi-même. - ---Comment! j’entre en correspondance avec ta sœur, et tu n’es pas -curieux de savoir ce que je lui dis? - ---Imbécile! je ne te connais donc pas?» - -Le mot m’entra au fond de l’âme, et l’imbécile sauta au cou de son ami. - -Le général nous tint clos et cois toute la journée; mais, les alertes -s’étant succédé d’heure en heure pendant la nuit, on procéda le -lendemain à une forte reconnaissance. L’ennemi s’éloigna ou devint sage; -pendant une semaine, la colonne expéditionnaire garda ses positions sans -être inquiétée. Nos soldats employaient leur temps à nettoyer les trois -villages, c’est-à-dire à raser les maisons et à couper les arbres par le -pied. Nous appelons cela faire un exemple. Le village d’en haut se -transforma bien vite en un joli petit camp fortifié, et tout le monde -avoua que la tente était décidément plus confortable que le gourbi. - -Mais tandis que nous vivions tranquilles et sans songer à mal, le -mouvement gagnait autour de nous. Les chenapans que nous avions chassés -de leurs foyers s’étaient répandus dans les tribus voisines. Un vieux -marabout borgne, qui avait pour maîtresse une femme des Beni-Yala, se -mit à prêcher la croisade et trouva des échos partout. C’est étonnant -comme l’écho se propage dans les montagnes! Des tribus grosses comme le -poing se donnèrent de l’importance en refusant de nous payer l’_aman_. -Les rumeurs les plus idiotes vinrent en aide à la rébellion. Les -nouvellistes de l’Aurès sont aussi inventifs et aussi effrontés que les -nôtres. On alla jusqu’à dire que les grands cheiks d’Afrique étaient -venus assiéger le sultan des Français dans un de ses châteaux, et qu’il -s’était tiré d’affaire en leur restituant l’Algérie. Bref, quinze jours -après notre victoire, nous étions cernés bel et bien, et nos -communications, même avec Biskra, coupées. Les renforts ne pouvaient -tarder longtemps, mais ils n’étaient pas venus, et, pour des -triomphateurs, nous ne nous trouvions pas précisément à notre aise. - -Le général avait toute sorte de qualités, mais la patience n’était point -sa vertu dominante. Il résolut de frapper un coup. La tribu du vieux -marabout désagréable, les Beni-Schafar, très-belliqueux et pas mal -riches, étaient à cinq lieues de marche. Par une belle nuit, on nous -réveille tous en douceur; la colonne se faufile entre les montagnes, et -à huit heures du matin nous étions engagés. - -La journée ne fut pas mauvaise: on tua cinquante hommes, on brûla un -village superbe, et l’on repoussa une demi-douzaine de retours -offensifs; mais impossible de camper sur le champ de bataille. Nous -avions des blessés à rapporter et des bagages à reprendre en chemin: le -général décide que nous irons dormir chez nous. - -Tout le monde croyait la question vidée, et tout le monde était de belle -humeur, excepté le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait pas eu -l’occasion de se montrer. Je me moquais un peu de son ambition, et je -lui débitais tous les proverbes appropriés à la circonstance: l’appétit -vient en mangeant, mais ce n’est pas tous les jours fête; ne te désole -pas: tout vient à point à qui sait attendre, et cætera. - -Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions un vrai chemin de l’Aurès: -beaucoup à monter, beaucoup à descendre, pas un kilomètre de plain-pied, -du reste un beau pays. Je chevauchais avec l’avant-garde, à la gauche du -général, dans un torrent qui coule sur des galets de marbre blanc. Nous -avions devant nous toute une échelle de sommets couronnés par le -Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige. On ne se pressait pas, et -l’on explorait le terrain avec un soin d’autant plus minutieux que le -jour commençait à baisser. - -«Allons! me dit le général, je crois que nous en sommes quittes. Bonne -besogne, Brunner! Dans une heure, nous serons sous nos tentes; avant -trois jours, les Beni-Schafar...» - -Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu de sa phrase. Les -Arabes tombaient sur notre arrière-garde; on entendait non-seulement -leur fusillade, mais leurs cris. - -Le bonhomme jura un gros juron et tourna bride en nous criant: Allez -toujours! - -Quand un grand chef vous dit d’aller, il n’y a qu’une chose à faire; -mais le soldat français n’abat pas le quart de lieue en dix minutes -lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière lui. Nous avancions -lentement, chaque officier poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir -les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et l’affaire semblait -finie; mais les détonations reprenaient par saccades. Sur ces -entrefaites, la nuit tomba, la difficulté du chemin vint compliquer le -doute qui nous paralysait. La colonne n’avait pas fait un temps d’arrêt -depuis son départ, et il y avait bientôt cinq heures qu’elle marchait. -Les fantassins ne se plaignaient pas, mais on les entendait souffler. -Nous ne savions que faire; aucun de nous n’osait prendre sur lui de -crier halte! - -Enfin le général nous rejoignit, et sa première parole fut pour nous -inviter au repos. Tandis que les soldats rompaient les rangs et -s’asseyaient au bord de la route, les officiers accouraient chercher des -nouvelles. - -«Tout va bien, dit le général: depuis que j’ai quitté l’arrière-garde, -je n’ai plus entendu qu’une petite fusillade, et il y a bien une -demi-heure de ça; mais nous avons eu chaud. Décidément, Brunner, votre -ami le turco est un rude homme; je vous en fais mon compliment. Peu -d’apparence, mais un fonds d’enfer. Il ira loin, ce garçon-là: il est -instruit, il est brave et il est heureux. Les balles le respectent; il -fait peur à la mort. Je l’ai vu travailler du sabre et de la baïonnette: -oh! c’était de l’ouvrage proprement fait; il a tué deux Arabes de sa -main. Ma foi! mon cher, on dira que je flatte la noblesse, comme tant -d’autres vieux croûtons; mais tant pis! s’il reste un bout de ruban -rouge à Paris, je le demanderai à l’empereur lui-même pour ce petit -camarade-là. En route, mes enfants! nous ne serons pas au camp avant dix -heures.» - -Le reste du voyage me parut long: vous devinez pourquoi. Aussitôt -arrivé, il fallut vaquer au service, et je le donnai cent fois au -diable, car il me retint jusqu’à minuit. Enfin je m’appartiens et je -cours à la tente de Léopold pour lui conter la grande nouvelle. A quatre -pas de chez lui, je m’entends appeler par un homme qui courait aussi, -mais en sens inverse. Je m’arrête et je demande ce qu’on me veut. - -«Je vous cherche partout, mon capitaine, de la part de M. de Gardelux. - ---Et moi aussi je le cherche sur terre et sur mer: où est-il? - ---A l’ambulance, et bien malade. - ---Comment? lui? c’est impossible! - ---Une balle dans le ventre, mon capitaine. C’est moi qui l’ai ramassé; -mais dépêchons-nous, s’il vous plaît: je crois qu’il n’y a pas de temps -à perdre.» - -Nous courons donc à l’ambulance, et mon cœur se serre à la vue de ces -tentes surmontées d’un drapeau rouge qui dans la nuit paraissait noir. - -«Il est ici,» dit mon guide en désignant la première. - -J’entre et je vois à la lueur d’une lanterne mon pauvre Léopold étendu -sur un matelas, et si pâle qu’au premier moment je le crus mort. Il -venait de s’évanouir à la suite d’un sondage. Le docteur était à genoux -et s’essuyait les mains à son tablier sanglant. - -«Ah! c’est toi? dit Marcou. Mon pauvre Brunner, tu perds un fameux ami, -et l’armée un fier soldat. - ---C’est donc fini? - ---Pas tout à fait, mais il n’y a pas de ressource. La balle est venue de -bas en haut; le diaphragme est traversé. L’hémorrhagie et la suffocation -l’enlèveront. Il en a pour deux ou trois heures: attends; il reviendra -peut-être à lui. Du reste, une mort assez douce; il s’éteindra sans -souffrir. Moi, je vais voir les autres: ces gueux d’Arabes m’ont taillé -de la besogne aujourd’hui.» - -J’essayais de le retenir, je le suppliais de chercher, d’inventer -quelque chose, de faire un miracle pour le salut de mon ami. Il me -regarda d’un air triste, me serra les deux mains et sortit en levant les -épaules. Alors je me rabattis sur le brave garçon qui m’avait amené là, -et je remarquai seulement qu’il portait le bras droit en écharpe. -C’était un caporal de la ligne; le général l’avait ramené en passant, -avec vingt hommes de sa compagnie, pour renforcer l’arrière-garde, et il -avait pris part à la dernière moitié du combat. Il me conta comment on -avait dû faire plus de vingt retours offensifs pour reprendre les -camarades qui tombaient; encore en avait-on laissé trois ou quatre aux -mains de l’ennemi. Lui-même avait été sauvé par mon pauvre petit turco; -c’était avec son fusil que Léopold avait chargé les Arabes. - -«Mon capitaine, disait-il, je vous jure que M. de Gardelux a fait des -choses impossibles. Sa tunique est hachée et la baïonnette de mon fusil -tordue. Malheureusement le pied lui a manqué dans un ravin, il a roulé -en arrière, et un Arabe, caché derrière un lentisque, l’a tiré presque à -bout portant. Tout le monde l’a cru fini; nous sommes revenus tous les -deux sur le même cacolet, et il n’a donné signe de vie qu’à l’ambulance. -Il a demandé après vous; mon bras était bandé, je me suis lancé à vos -trousses. Avouez que je lui devais bien ça!» - -Je renvoyai ce pauvre diable à son lit, et je m’assis par terre au -chevet de Léopold. Vous ne souhaitez pas que je vous dévide la série de -mes méditations, hein? Ce serait un peu long, mes amis, et pas drôle du -tout. Vers trois heures, j’étais dans une espèce d’abrutissement fait de -douleur et de fatigue, quand j’entendis appeler: Charles! - -La voix semblait sortir de terre: il s’en fallait bien peu; on se trompe -à moins. - -Je pris sa main humide et molle, et je lui dis: «Je suis là.» Il ouvrit -de grands yeux et me regarda un instant sans me voir. - -«C’est moi, lui dis-je, ton ami, Brunner!» - -Il fit un nouvel effort et demanda de l’eau. J’écartai péniblement ses -dents serrées, et je lui fis couler quelques gouttes dans la bouche. Son -regard s’éclaircit, sa figure s’anima; il me reconnut. - -«Merci! dit-il.» Il s’arrêta plusieurs minutes comme si ce simple mot -l’avait fatigué. J’attendais en retenant mes larmes et je tâchais de -prendre un air riant. Les forces lui revinrent; sa main, que je serrais -toujours, pressa un peu la mienne; il respira longuement et me dit à -demi-voix: - -«C’est fini... je m’y attendais... tu sais!... Un peu plus tôt, un peu -plus tard!... N’importe! c’est beau, la guerre... je n’ai vécu qu’ici, -avec vous... On aurait bien pu m’y laisser quelque temps, mais... il -faut croire que je n’en étais pas digne... Ah! je n’ai pas été gâté sur -la terre. Il n’y a que vous autres... toi surtout.» - -Je pris mon courage à deux mains pour lui dire qu’il avait tort de se -croire perdu, qu’on revenait de plus loin, que Marcou m’avait rassuré -sur son état, qu’avant deux mois il serait encore des bons. Oui, je lui -débitai tout ce qui me passa par la tête; mais, s’il faut vous dire -vrai, je n’étais pas fameux dans ce rôle-là. Il m’arrêta d’un petit -sourire pâle qui fit geler la moelle au fin fond de mes os. - -«Pauvre Charles! Laisse-moi dire, ça presse un peu, vois-tu... Tu sais -ma vie... je pardonne tout ce qu’on m’a fait, je demande pardon de -toutes mes maladresses. Ma montre est là, sous ma tête. Tu l’arrêteras -après m’avoir fermé les yeux, et tu la porteras à ma mère. Elle verra -que ma dernière pensée, à ma dernière minute,... comprends-tu? Le -médaillon, il faut que tu le rendes à ma sœur... toi-même! Mon testament -est dans ma chambre, à Biskra. Envoie-le tout de suite quand nous serons -dépêtrés d’ici. Pas les lettres! je t’ai dit... toi-même!... -Embrasse-les. Ma bague est pour Hélène. Elle ne la portera pas, mais -elle peut bien la garder dans ses petits bijoux. Je t’ai légué mes armes -et mes livres, mon bon vieux. J’aurais dû... non, j’espère qu’elles ne -brûleront pas mes pauvres vers. Tu les apercevras un jour ou l’autre -imprimés à l’étalage de la Librairie-Nouvelle... Tu t’en iras jusqu’au -Helder, les deux volumes sous le bras, et tu y passeras peut-être un bon -quart d’heure à reparler de moi avec un de ceux qui m’ont connu. Est-ce -donc bête de mourir quand on avait peut-être sous le képi des pensées -immortelles! J’étouffe! Encore un peu d’eau!» - -J’essayai de le faire boire, mais il fut pris d’un hoquet si violent -qu’il rejeta la gorgée entière et m’éclaboussa de la tête aux pieds. -«N’essaye pas, dit-il, rien n’entre plus... Ah! j’oubliais... il y a -quelques milliers de francs dans ma poche... c’est pour les hommes de ma -compagnie. Adieu au général, aux camarades, à mes turcos, au drapeau, à -la France, à la vie, à toi, frère!... J’étouffe... Ah! ça va mieux!» - -En effet, ça allait même tout à fait bien, car le pauvre garçon avait -fini de souffrir. - -Moi, j’étais devenu fou, et je me comportai comme une brute. Je sortis -de la tente en courant, sans lui fermer les yeux, sans accomplir une -seule de ses dernières volontés. Je traversai le camp dans tous les -sens, je rentrai chez moi, j’en sortis, je m’en allai réveiller cinq ou -six camarades pour leur dire que le turco était mort, je fis une tournée -aux avant-postes, et je vagabondai comme un homme ivre, jusqu’à six -heures du matin. - -L’idée me vint alors de retourner à l’ambulance. J’avais besoin de le -revoir. Lorsque j’arrivai à la tente, les infirmiers l’avaient déjà mis -dehors. Je le trouvai par terre, étendu sur le dos: on ne voyait que sa -figure; le corps était caché, avec cinq ou six autres, sous une bâche de -mulet. J’en comptai huit, de ces bâches, rangées à la file. On -entendait, dans une tente voisine, le râle d’un blessé. - -Ce qui m’exaspérait, c’était de voir le joli gazon neuf qui verdoyait -insolemment autour de ces malheureux corps. Le ciel était d’un bleu -féroce; le soleil implacable riait. Une superbe matinée pour les -paysagistes, mais les yeux me cuisaient trop; vous pouvez croire que je -n’étais pas en train d’admirer. - -Je ne sais pas combien de temps je restai là, assis dans l’herbe humide, -rongeant le bout de mes doigts, et drôlement bercé par la dernière -chanson du spahi qui mourait à quatre pas plus loin. Une tape sur -l’épaule me réveilla de ma stupeur. C’était le général qui venait faire -sa visite aux malades et ses adieux aux morts. Il ne m’adressa pas un -seul mot de consolation: il savait bien que je n’étais pas consolable. - -«Capitaine Brunner, me dit-il d’un ton d’autorité, personne ne sortira -du camp jusqu’à ce soir. A sept heures, nous irons rendre les derniers -devoirs aux camarades et aux amis que nous avons perdus. Il y a quelques -paroles à prononcer sur leur tombe, je vous ai choisi. Retournez à votre -tente et mettez-vous à la besogne: vous n’avez guère que le temps.» - -Cela dit, il me tourna le dos et s’en alla droit comme barre aux -ambulances; mais sa voix avait fléchi sur la fin, et à la façon dont il -se moucha dès qu’il fut hors de vue, je compris qu’il avait eu de la -peine à se contenir devant moi. Un homme de guerre a besoin de connaître -pas mal de choses, et entre autres le cœur humain. Si ce bon vieux -n’avait pas eu l’idée de m’imposer une distraction laborieuse, je ne -sais pas de quelles sottises j’aurais été capable ce jour-là. J’écrivis -et je recommençai ma petite oraison funèbre; cela me conduisit jusqu’au -milieu du jour, et quand je l’eus achevée tant bien que mal, je me mis à -l’apprendre par cœur et à la réciter sous ma tente. - -Mais le soir, à sept heures, quand je me vis debout devant cette fosse, -où se dessinait confusément, sous un lambeau de toile grossière, le -corps du malheureux turco, je perdis la mémoire, la parole et la force. -Je répétai cinq ou six fois de suite le mot _camarades_, tout un peuple -d’idées se mit à danser pêle-mêle dans mon cerveau, et pas une ne se -décidait à passer par la bouche. Je suppose que la plus vive et la plus -frappante de toutes fut le contraste de cette tombe obscure avec cette -vie militaire si bien commencée; je me souvins sans doute que la veille, -en rentrant au village, le général m’avait promis la croix pour mon ami, -car j’arrachai machinalement la croix qui pendait sur ma tunique, je la -lançai dans la tombe ouverte, et je me laissai choir à la renverse entre -les bras du général, qui ne se privait plus de pleurer. - -Je ne me rappelle pas si je revins au camp sur mes jambes ou si les -hommes m’y rapportèrent comme un paquet. Le major me fit prendre un -calmant qui me jeta sur le lit pour vingt-quatre heures. A mon réveil, -je trouvai plus de besogne que dix hommes n’en auraient pu faire: tous -mes amis s’étaient donné le mot pour me distraire en m’écrasant. Les -Arabes, qui n’étaient pourtant pas de mes amis, s’entendirent avec les -autres. Nous fûmes attaqués par des forces considérables; les alertes, -nos sorties, le danger, un coup de crosse qui me fendit la tête, tout -cela me fit du bien. - -Six semaines après l’événement, un renfort nous arriva de Constantine. -Pour opérer la jonction, il fallut livrer une vraie bataille; mais nos -communications avec Biskra furent rétablies pour le reste de la -campagne. Mes lettres de France m’arrivèrent en botte: vous devinez la -joie après une si longue privation. Le sort a des caprices étranges: -dans ce courrier, je trouve quelques lignes de madame de Gardelux! Cette -mère qui ne répondait pas à son fils avait donc trouvé le temps de -m’écrire! Voici le texte de son poulet; je tiens l’original à la -disposition des amateurs: - -«Madame de Gardelux remercie M. le capitaine Brunner des bonnes notes -qu’il a données au comte Léopold. Elle le prie de vouloir bien continuer -ses soins à ce jeune homme qu’un coup de tête a engagé dans une voie -déplorable, mais dont la vie est d’un grand prix, car il est l’unique -représentant de son nom. M. le capitaine Brunner peut compter sur toute -la reconnaissance de ses obligés.» - -Les comtesses ont le droit d’ignorer qu’un capitaine d’état-major n’est -pas un maître d’étude et que mon extrait de l’ordre du jour n’était pas -un _satisfecit_ donné par moi. Je n’admettrai jamais que la carrière des -armes soit une voie déplorable; plût à Dieu que nos jeunes gentilshommes -n’en connussent point de pire! Enfin la dernière phrase avait l’air de -promettre une récompense honnête; cela rappelait un peu trop les -affiches de chien perdu. - -Je me dis après avoir lu: Voilà une femme qui n’est ni intelligente ni -bonne. Ça commence assez mal avec le faubourg Saint-Germain; mais -avais-je des illusions à perdre sur Mme la comtesse? Cette lettre est un -trait qui achève de la peindre. J’allumerai ma pipe avec son papier -satiné, et justice sera faite. Il ne m’en reste pas moins un devoir -sacré à remplir. Nos communications sont rouvertes; l’acte de décès va -partir; la famille l’aura trois ou quatre jours après le ministre. -Brunner, il faut que tu écrives à ces deux femmes pour leur apprendre -avec ménagement la mort de Léopold. - -C’est un rude métier de consoler les autres lorsque soi-même on n’est -pas consolé du tout. Pourtant je fais ma lettre, et je puis vous assurer -qu’elle était bien, littérature à part. Le général m’apporte une page -admirable: on accepterait d’être mort pour être loué en tels termes par -un homme de ce cœur et de ce mérite-là. Nos camarades, sachant ce qui se -passe, se mettent à rédiger une condoléance qui était un fier hommage à -la mémoire du pauvre turco. Je mets le tout ensemble, j’y ajoute les -dernières pensées que je peux recueillir dans les papiers du mort et un -brouillon de son testament, la mise au net se trouvant à Biskra. Je -l’indique d’un mot, promettant de l’envoyer aussitôt que possible et -parlant des commissions que j’irais porter moi-même, Dieu sait quand. -Bref, j’ai fait tout pour le mieux, et je ne crains pas que personne -m’accuse d’être resté au-dessous de mes devoirs. - -Le général avait fait mettre à ma disposition tout le bagage de ce -malheureux enfant. Je partageai l’argent, soit quatre mille francs, -entre ses hommes, sans oublier Bel-Hadj, son soldat, qui se faisait -soigner à l’hôpital de Biskra. Sa montre était arrêtée quand un -infirmier me la rendit: je mis les aiguilles à l’heure exacte de sa -mort, mais je m’abstins de casser le mouvement, quoiqu’il me l’eût -ordonné. C’est plus fort que moi; j’ai horreur de détruire ce qui a -coûté du travail à quelqu’un. Il me semble que les choses se détruisent -assez par elles-mêmes, sans que nous y mettions la main. Je ficelai la -montre dans une boîte, et j’écrivis dessus le nom et l’adresse de Mme de -Gardelux. Je fis un autre paquet de la petite bague à ses armes qu’il -destinait à Mlle Hélène, un autre des papiers qu’il avait apportés en -campagne, un autre de la tunique dans laquelle il s’était fait tuer. -Comme il pouvait m’en arriver autant du jour au lendemain, les ficelles -et les étiquettes n’étaient pas de luxe. Quant au portrait en miniature, -je crus faire acte de prudence en le gardant sur moi. L’ivoire est si -fragile, et la monture était si mince! Les mulets ont le trot -cruellement dur; ils pulvérisent les trois quarts de ce qu’on leur met -sur le dos: trop heureux quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un -précipice! Car on surfait un peu leur mérite, et ils n’ont pas le pied -si infaillible que ça. - -Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée, il s’en fallait. Les -Arabes tenaient bon; nous eûmes des hauts et des bas, même après -l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la guerre en Afrique: on -sort pour une promenade militaire, et l’on rentre au bout de six mois. -Si du moins on rentrait avec tout son monde! Marcou a fait la -statistique de nos pertes: ce n’est pas si grandiose que le travail de -M. Chenu sur la guerre de Crimée, et c’est peut-être plus effrayant. Des -huit cents hommes qui étaient partis sous ses ordres, le général en a -ramené quatre cent cinquante-deux, un peu plus de moitié! Ce dont -j’enrage, c’est que cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement ni -décorations à personne. On n’a pas voulu dire au public que la -domination française avait été menacée dans le cercle de Biskra. Il se -trouva que nous avions trimé, six mois durant, pour le roi de Prusse. -Tant pis pour nous! la politique l’exigeait. - -Mon premier soin en rentrant fut de chercher le testament et de -l’envoyer à Paris. Le notaire de la famille me l’avait réclamé trois -fois avec douceur, disant toujours que la comtesse et Mlle de Gardelux -étaient trop désolées pour me remercier de mes politesses. Je n’avais -pas besoin de leurs actions de grâces, mais le style de ce notaire et -son impatience m’agaçaient. Le fond du testament était connu: Léopold -donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille livres de rente; mais que diable! -la famille n’attendait pas cet argent-là pour manger! - -Nous prîmes deux mois de repos; je rentrai dans mes habitudes, je refis -connaissance avec la _segnia_ qui distribue aux palmiers leur ration -quotidienne de trente-six litres par tête. Rien de tel que la baignade -pour vous reposer d’une campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des -bains à l’usage du cœur? Le chagrin m’avait laissé une sorte de -sécheresse et d’irritation intérieure; j’étais dur et cassant dans la -conversation, je mordais comme un acide, je ne croyais plus à rien. - -Une bonne et charmante fille qui m’aimait de tout son petit cœur, que -j’avais tendrement aimée, me devint tout à coup indifférente, puis -odieuse, sans qu’il me fût possible de dire pourquoi. Nous étions à peu -près fiancés, sa mère est la sœur de la mienne, nos fortunes -s’accordaient à merveille, et nos caractères encore mieux. Jamais, -depuis notre baiser d’adieu, elle n’avait laissé partir un courrier sans -m’écrire. Je ne lui répondais pas si régulièrement, mais elle me savait -heureux de ses lettres, elle se sentait aimée, et ça lui suffisait. Un -beau jour, je me prends d’aversion pour elle; ses gentillesses naïves, -qui me tiraient les larmes des yeux, commencent à me donner sur les -nerfs. Je trouve ridicule et presque inconvenante sa manie de m’envoyer -les violettes de nos bois et les _vergiss-mein-nicht_ du ruisseau. Si -encore je m’étais borné à me moquer d’elle en moi-même! Mais je veux -qu’elle le sache, et je trouve un plaisir cruel à la faire souffrir. Me -voilà son correspondant enragé, et je regrette que le bateau de -Philippeville ne parte pas deux fois par semaine, pour lui faire deux -fois plus de mal. L’homme est un loup mal apprivoisé: quand sa férocité -le reprend, il a besoin d’enchérir incessamment sur lui-même. C’est -pourquoi les assassins donnent jusqu’à soixante et cent coups de couteau -à leur victime, qui était morte du premier. Marguerite me répond d’abord -par des plaisanteries dont la douceur m’agace, puis elle laisse éclater -sa douleur et ses larmes; enfin la famille s’en mêle: maman Brunner et -l’oncle Moser m’écrivent à la fois pour demander si je suis fou. Je -l’étais! Je réponds par une dissertation prodigieuse sur le danger des -mariages consanguins au point de vue du perfectionnement des races, et -je déclare net qu’il me répugne d’engendrer de petits sourds-muets. -Là-dessus, ma pauvre Gretchen et ses parents font un coup de tête par -dignité: on la marie à un fabricant de Mulhouse qu’elle ne pouvait voir -en peinture, qu’elle avait refusé trois fois, et qu’elle aime -passionnément aujourd’hui. - -Dame! je mentirais en vous disant que j’étais content de moi. On -m’aurait rendu service en me procurant quelque bonne querelle; mais à -Biskra! La garnison était mélancolique en diable; les camarades se -bâillaient réciproquement au visage: quant aux danseuses, ces femmes de -cuir bouilli, elles me faisaient horreur. - -Mon seul plaisir, et vous allez voir s’il était drôle, consistait à -m’ensevelir tout vivant dans le souvenir du pauvre turco. Je relisais -ses vers, je feuilletais le journal de sa vie: M. Pelgas, son -précepteur, lui avait donné l’habitude de prendre quelques notes tous -les soirs avant de se mettre au lit. Je parcourais les lettres trop -rares et trop courtes qu’il avait reçues de sa famille. C’est ainsi que -j’ai reconnu que mon fameux billet de Mme de Gardelux était non pas de -la comtesse, mais bien de Mlle Hélène. La pauvre enfant avait sans doute -écrit cela sous la dictée de sa mère: autrement elle y aurait mis un peu -de son cœur. Je ne pouvais me la représenter que bonne, spirituelle et -gracieuse en tout, telle enfin que son frère me l’avait si souvent -dépeinte. Je l’estimais beaucoup, je la plaignais un peu; je... c’était -ridicule, mais je m’inquiétais de son avenir. Pensez donc! une telle -enfant livrée aux mains d’une telle mère! Elle devait avoir besoin d’un -conseiller, d’un appui, d’un autre Léopold, en un mot d’un second frère! -Et je me sentais de force à remplir cet emploi difficile, en tout bien, -tout honneur. Nous autres Alsaciens, nous n’avons qu’une spécialité -incontestable, le dévouement. On nous dit de marcher, nous courons; on a -besoin de notre vie, nous nous faisons tuer sans dire ouf! Voilà -l’Alsace. Je me rappelais à tout moment les projets de mon ami sur celle -qu’il appelait notre petite Hélène, et je cherchais autour de moi, -consciencieusement, un homme qui fût digne d’elle. Si je l’avais trouvé, -ma parole d’honneur, je le prenais par la main et je l’emmenais à Paris. -Je me disais: la famille est capable de te rire au nez: mais tu auras -fait ton devoir envers celui qui n’est plus. - -Pendant que je me remplissais l’esprit de ces rêveries, l’oubli faisait -sur moi son petit travail, comme dit Gougeon. L’image du turco -s’effaçait de ma mémoire, comme une photographie qu’on laisse traîner au -soleil. Je sentais approcher le moment où cette figure si honnête et si -cordiale disparaîtrait absolument à mes yeux, et où mon vieil ami ne -serait plus pour moi qu’une abstraction sans forme, un être de raison. -Pourquoi diable n’avais-je pas songé à faire un croquis d’après lui dans -nos journées de désœuvrement, moi qui dessine? Je tremblais à l’idée de -le perdre une seconde fois par l’oubli. Dans cette anxiété, la miniature -de sa sœur me rendit un véritable service. A force de l’étudier, je -finis par y reconnaître et par en dégager ce je ne sais quoi par où un -frère qui n’est pas beau ressemble à sa sœur qui est jolie. C’est un -travail qui veut du temps et de l’application, mais je n’avais pas autre -chose à faire. Je commençai par copier à l’aquarelle la miniature telle -qu’elle était. Plus j’allais, plus mon admiration croissait pour -l’inimitable artiste. Impossible à moi de reproduire cette fleur de -jeunesse, ce duvet des beaux fruits estompés de rosée, ce plumage -microscopique que le toucher enlève aux ailes des papillons. Ce portrait -me désespéra pendant une quinzaine. Chaque coup de pinceau me reprochait -mon inaptitude et ma grossièreté; je me disais qu’il faut être femme et -mère pour interpréter si délicatement la beauté d’une jeune fille. -Enfin! n’en parlons plus. J’arrivai ainsi par ricochet à retrouver dans -ma mémoire la figure de Léopold, et j’en fis un crayon médiocre sans -doute, mais ressemblant. - -Tout ça tuait le temps, mais je n’oubliais pas qu’il me restait une -visite à faire au faubourg Saint-Germain. Seulement, toutes les fois que -je me représentais Charles Brunner entrant dans les salons des Gardelux, -j’avais froid dans le dos, et la racine des cheveux me picotait la tête. -Je suis timide avec les femmes du monde, et l’on ne se refait pas en un -jour. Ce n’est pas tant la fierté de la comtesse qui m’effrayait; non, -c’était de voir pleurer la pauvre petite Hélène. Tantôt je me reprochais -d’être encore à Biskra, lorsqu’il m’aurait été facile d’obtenir un congé -de semestre; tantôt je me prouvais à moi-même qu’il valait mieux -retarder ce voyage. Mon arrivée allait réveiller les douleurs de la -famille: ne convenait-il pas d’attendre que l’on fût un peu consolé? -Mais si j’attendais trop, ces souvenirs poignants que j’apportais avec -moi ne rouvriraient-ils pas des blessures à demi-fermées? Je ne savais -que faire, et je ne pouvais demander conseil à personne, car je n’avais -plus d’ami assez intime pour partager de tels secrets. - -J’étais encore à me tâter lorsque le général Gerhardt, qui est mon -compatriote et mon parrain, me proposa de le rejoindre à Sidi-bel-Abbès. -Dulong, son officier d’ordonnance, était mort de la fièvre; on espérait -avoir une campagne à faire sur la frontière du Maroc. L’offre du général -me tira d’incertitude: le service avant tout. Je partis donc pour -Sidi-bel-Abbès, et j’y restai quatre mois à attendre cette bienheureuse -expédition, qui n’eut pas lieu. Mon parrain devina probablement que -j’étais travaillé en dessous par quelque idée étrangère au service. Un -beau matin, après le rapport, il me dit: J’ai des commissions pour -l’Alsace, et tu as un congé de semestre; fais ton sac et va-t’en. Mes -amitiés chez toi et chez moi. - -Je pars et j’arrive à l’hôtel du Louvre. Maman Brunner m’attendait à -Obernai. Dès qu’elle savait la date de mon départ, elle savait aussi -quel jour et à quelle heure nous nous embrasserions. Impossible de -rester plus d’une journée à Paris sans lui causer de la peine: j’étais -donc étranglé par le temps; il fallait faire ma visite dans la journée, -ou jamais. Je prends mon courage à deux mains, et je décide que j’irai -après midi chez Mme de Gardelux. Les trois quarts de mes bagages -voyageant par petite vitesse, je n’avais pas d’habillements civils; -mais, sans être neuf, mon uniforme était encore assez présentable. En -brossant la tunique, car les garçons d’hôtel n’y entendent rien, je me -rappelais le mot de mon pauvre ami: se brosser et attendre! - -Il y avait un an et huit jours que je l’avais vu mourir; mais, comme la -nouvelle n’était arrivée qu’environ deux mois plus tard, je me dis que -Mme et Mlle de Gardelux devaient être en plein demi-deuil. Je préparais -mes phrases en comptant mes paquets. Il y en avait trois petits: la -montre, la bague du petit doigt et la miniature; un moyen, les papiers; -et un gros, la tunique. Je descends tout cela moi-même, car personne que -moi n’y avait touché depuis un an, et je prends une voiture de remise -dans la cour même de l’hôtel. Je donne l’adresse au cocher et je lui dis -de demander la porte; mais quand nous arrivons, la porte était ouverte, -et il y avait des équipages arrêtés dans la cour. - -Un valet galonné du haut en bas m’ouvre la portière et me demande d’un -air à claques si c’est bien à Mme de Gardelux que ma visite est -destinée. Oui, lui dis-je, et je passe, tout encombré de mes pauvres -reliques. Dans l’antichambre, je fais lever trois ou quatre grands -drôles qui se miraient dans les boucles de leurs souliers. L’un d’eux -m’enlève mon caban, un autre fait semblant de vouloir prendre mes -paquets, mais d’un seul coup d’œil je le renvoie à sa banquette. Alors -je vois paraître une espèce de petit furet en frac noir qui m’introduit -dans un premier salon, puis dans un autre, puis encore dans un autre, et -là se plante devant moi pour me dire du ton le plus confidentiel: - -«Monsieur sait que c’est le jour de Mme la comtesse? - ---Je ne le savais pas, mais j’en suis enchanté, puisque cela m’assure de -la trouver chez elle.» - -Là-dessus je le vois qui regarde mon uniforme, et la moutarde me monte -au nez. J’avais la bouche ouverte pour lui dire: Aimez-vous mieux que -j’entre tout nu? Mais il reprend aussitôt son air humble et me demande -qui il aura l’honneur d’annoncer. - -«Le capitaine Charles Brunner... non... Portez cette carte à Mme la -comtesse. Je m’étais muni d’une carte, et j’avais pris le soin d’écrire -après mon nom: _porteur des derniers adieux de Léopold_.» - -Ce qui m’avait arrêté sur le seuil, c’était le bruit d’un grand éclat de -rire. Je ne voulais, je ne pouvais pas entrer dans ce salon comme la -statue du commandeur. - -Le frac noir porta mon message et revint me dire poliment: «Mme la -comtesse est très-sensible à la visite de M. le capitaine; mais elle a -quelques personnes chez elle, et elle prierait monsieur de repasser -demain à la même heure. - ---Répondez que je suis arrivé ce matin pour m’acquitter d’un message que -j’ai juré de remettre en mains propres, et que je pars à huit heures et -demie par le train-poste de Strasbourg.» - -Mon vieux faquin d’ambassadeur fit un nouveau voyage et revint. - -«Si M. le capitaine veut bien me suivre jusqu’au boudoir de Mme la -comtesse, madame peut donner cinq minutes à monsieur...» - -J’étais vert de fureur. Cette femme daignait m’accorder cinq minutes, à -moi qui aurais donné toute ma vie pour son fils! J’entre dans un boudoir -de vieille coquette, admirablement machiné pour fausser la lumière et -cacher les ravages du temps. Une minute après, j’entends un bruit -d’étoffes, mais un bruit comparable au murmure de la mer: vous auriez -dit un océan de soieries soulevé par une tempête de crinoline. La robe -paraît: elle est mauve. Madame avait antidaté son deuil pour le faire -plus court! Je regarde sa figure, elle était souriante et féline: ce -fameux regard en coulisse de la Dubarry à quarante ans! - -Ah! si du moins j’avais pu me dire: Elle n’est pas la vraie mère de mon -pauvre turco! Mais elle lui ressemblait depuis qu’elle avait commencé de -vieillir. J’étais forcé de le retrouver en elle, moins flatté, mais -aussi vivant que dans le portrait de la petite sœur. - -Elle resta debout, tandis que, debout devant elle, j’expliquais les -raisons de mon importunité. - -«Ainsi, monsieur, me dit-elle en minaudant, vous avez connu ce pauvre -Léopold? - ---Oui, madame, répondis-je, et ils ne sont pas nombreux ceux qui l’ont -connu et apprécié sur la terre.» - -Un nuage passa sur son front. J’étais peut-être allé trop loin du -premier mot; mais elle se rappela sans doute à la minute qu’il ne sied -pas de répliquer aux sottises des inférieurs. Elle prit donc un air de -condescendance polie, et me dit de sa voix traînante, où nulle émotion -ne perçait: - -«Sans doute, il avait des côtés excellents: sa mort laisse un grand vide -parmi nous; mais aussi quelle absurde fantaisie d’aller se faire tuer -chez les sauvages quand on a tout pour vivre heureux à Paris? S’il avait -écouté nos conseils, il serait encore de ce monde. - ---Je sais, madame, que vous n’étiez pas favorable à sa vocation, car il -n’avait point de secrets pour moi, et je suis initié à toutes les -affaires de la famille. J’ai lu toutes ses lettres, c’est-à-dire celles -qu’il vous écrivait...» - -Elle rougit positivement sous le coup de ce reproche. «Bon! me dis-je, -j’ai fait brèche; frappons encore à la même place, et voyons une fois -pour toutes s’il n’y a pas quelque chose d’humain au fond de ce cœur -trop fermé!» Elle ne me laissa pas le temps de redoubler le coup: sa -riposte était prête. - -«En effet, répliqua-t-elle, la discrétion n’était pas son fort; il avait -le défaut de s’ouvrir un peu à l’aventure. Et vous dites, monsieur, -qu’il vous avait chargé?... - ---D’embrasser sa mère et sa sœur, puis... - ---Permettez que je tienne la commission pour faite. N’avez-vous pas -quelque autre chose à notre adresse? - ---Oui, madame; voici sa montre qu’il m’a dit d’arrêter à l’heure précise -de sa mort, pour que sa dernière pensée... - ---Bien, bien, monsieur, j’entends; l’intention est délicate, et cette -idée ne pouvait venir qu’à une âme de race. J’en suis profondément -touchée, car cela prouve que la vulgarité des choses ambiantes n’avait -pas encore déteint sur ce malheureux enfant... Mais la montre est un -chronomètre d’un certain prix, si j’ai bonne mémoire: peut-être vous -serait-il agréable de conserver ce souvenir de lui? - ---Il m’a laissé lui-même les souvenirs qu’il me destinait; c’est à vous -qu’il envoie celui-ci, madame, et je croirais être impie en l’acceptant. - ---Soit. Est-ce tout? - ---Non, madame, vous trouverez ici tous les papiers de votre fils, le -journal de sa vie, les deux lettres qu’il a écrites à sa sœur et à vous -en partant de Biskra, enfin ses vers, car vous n’ignorez pas qu’il était -poëte. - ---Hélas! nous avons fait tout ce que nous avons pu pour le corriger de -ce petit défaut. - ---Mais il avait du génie, madame, et c’est sa gloire que je mets entre -vos mains. - ---Monsieur, vous rimez peut-être aussi? - ---Non, madame, moi je suis parfait... Voici enfin la tunique qu’il -portait le jour de sa mort: elle est tachée de son sang, et les coups -dont elle est criblée vous apprendront avec quel courage...» - -Je n’en dis pas plus long, et je m’arrêtai un instant sur ce sens -suspendu pour étudier l’effet de ma phrase. Plus de doute, j’avais -touché un point sensible dans la région du cœur. La poitrine se gonfla, -les lèvres grimacèrent, les yeux se mirent à papilloter: il y avait des -larmes sous roche. «Pleure donc! lui criai-je en moi-même; prouve-moi -que tu es une femme de chair et d’os, pétrie du même limon que nous et -notre égale par la faculté de souffrir! Alors je t’ouvre mes bras et je -te réintègre, morbleu! dans le sein de l’humanité!» - -Mais le malheur voulut qu’en ce moment les roues d’une voiture se -missent à grincer sur le sable de la cour. Mme de Gardelux se souvint -qu’elle était en représentation et que les larmes ne sont pas de mise -dans le monde. Elle leva les yeux, et je ne sais quel équipage elle -reconnut à travers les stores coloriés de son boudoir. Peut-être aussi -sa raison subitement refroidie se dit-elle qu’une tunique ensanglantée -serait un embarras et une tristesse intolérables, et qu’il n’y avait pas -de place pour un tel objet dans son chiffonnier de bois de rose. Bref, -elle renfonça ses larmes et changea de physionomie. - -Je vis le coup de temps, et j’allais appuyer sur la corde en la forçant -à voir et à toucher la dernière dépouille de son fils; mais la comtesse -était rentrée en possession d’elle-même: elle m’interrompit comme -j’allais déchirer l’enveloppe de papier, détourna la tête avec mille -grimaces en respirant un petit flacon. - -«Oh! s’écria-t-elle, monsieur, je vous demande grâce pour mes nerfs! -Remportez cela, je vous prie; faites-en ce que vous voudrez: donnez-le -de ma part à quelque officier malheureux! - ---Eh! madame, répondis-je, un officier n’est jamais malheureux, car il -sait toujours à quelle solde il a droit, et il règle ses besoins en -conséquence... Votre très-humble serviteur!» - -Je m’en allais en oubliant mes autres commissions dans le fond de ma -poche, et j’allongeais déjà la main vers le bouton de la porte, quand le -bouton tourna tout seul, et la porte s’ouvrit. Je recule ébloui, effaré, -renversé par une apparition lumineuse; la surprise et l’admiration me -font perdre la tête, et je m’écrie étourdiment: - -«Ah! notre petite Hélène!» - -Notre petite Hélène, qui était une grande et majestueuse personne, me -foudroie d’un regard hautain et met entre elle et moi l’espace d’une -révérence. Je me reprends, je veux faire comprendre que j’ai dit une -chose extrêmement naturelle à Biskra, mais impertinente à Paris; je -balbutie quelques mots d’explication, de souvenir, de sentiment, et je -finis par lui présenter la bague et le médaillon de son frère, qu’elle -prend sans quitter son attitude roide et son air froid. La maman me -regardait d’une façon qui voulait dire: En avez-vous encore pour -longtemps? Je salue, je m’enfuis, mon caban se replace tout seul sur mes -épaules, et lorsque je me vois sur le perron de leur hôtel, j’aspire une -large bouffée d’air et je frappe la terre du pied en criant: Les -gredines! - -Avais-je tort ou raison? je m’en rapporte à vous. - -Personne ne voulut discuter avec un si brave garçon, qui semblait si -profondément ému; mais en sortant du café j’entendis Gougeon dire à Fitz -Moore: «Veux-tu voir un capitaine bien étonné? Attire Brunner dans un -coin, et apprends-lui que pendant dix-huit mois il a été amoureux fou de -Mlle de Gardelux.» - - - - -LE BAL DES ARTISTES. - - -I - -En mil huit cent... non, pas de dates! je finissais mes études au -collége Louis-le-Grand, et je commençais à relever, dans les livres -classiques, les passages, malheureusement trop rares, où les anciens -parlent d’amour. Quelques romans de la _Bibliothèque jaune_, introduits -par contrebande, achevaient mon éducation toute théorique: j’étais un -lys érudit, rien de plus. Mes moustaches, après deux ans de -sollicitations inutiles, commençaient à répondre aux invites du rasoir. -Elles promettaient d’être noires; j’en parle sans fatuité, car elles -sont blanches aujourd’hui, après avoir été rousses. J’attendais tout de -leur croissance; on m’aurait inspiré le plus profond dégoût de la vie si -l’on m’avait déclaré qu’entre vingt et trente ans les billets doux et -les bouquets ne pleuvraient pas sur ma tête de tous les balcons de -Paris. Cependant je n’étais pas joli garçon, mais j’espérais le devenir; -et j’y serais arrivé, selon toute apparence, si la beauté s’acquérait -par le vouloir, comme les sciences, les millions et les épaulettes. -Enfin, j’ai deux enfants sur cinq qui seront peut-être moins laids. - -Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne, mes camarades -m’entraînèrent au théâtre du Palais-Royal. On avait composé le spectacle -pour nous: quatorze actes et un intermède! un menu qui rappelait, par le -nombre et la variété des plats, notre gros banquet du matin. Nous -remplissions la salle à nous seuls: les plus riches avaient pris les -loges et l’orchestre; les pauvres petits diables comme moi s’étouffaient -au parterre. Dans les entr’actes on montait sur les bancs, on _piquait -des Laïus_, c’est-à-dire on prononçait des discours à la louange de -Sainville, ou de la Pologne, ou de M. Odilon Barrot. - -En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil était peuplé des artistes les -plus admirables et des plus jolies femmes de Paris. J’ajoute, entre -parenthèses, que les fleurs de l’époque étaient beaucoup plus belles, -les fruits plus savoureux, les vins plus forts et le soleil plus -brillant qu’aujourd’hui. Le spectacle fut gai comme tous les spectacles -que vous avez vus à vingt ans. Comme on riait de bon cœur en plongeant -les deux coudes dans les flancs de ses voisins! Comme on pleurait des -larmes généreuses aux couplets patriotiques de M. Clairville chantés par -Mlle Angélina! Quelle ardeur s’allumait dans les âmes chaque fois que M. -Leménil retroussait sa moustache grise! Évidemment cet homme avait fait -la campagne de Russie et parlé à l’Empereur comme je vous parle. Celui -qui nous aurait soutenu le contraire eût été roué de coups. - -On commençait la cinquième pièce, et je venais de tomber amoureux pour -la troisième fois, lorsque Zémire parut en scène. Tout ce que j’avais -vu, entendu et senti depuis le commencement de la soirée (je dirais -presque depuis le premier jour de ma vie) fut oublié en un instant. -J’aimais pour tout de bon, et ma première idée fut d’interrompre le -spectacle par une demande en mariage. Si vous avez eu vingt ans, ne -fût-ce que pour un quart d’heure, vous ne vous moquerez pas de moi. - -Elle représentait une petite princesse cauchoise du pays de Matapa. La -pièce, signée de MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d’œuvre. Le -rondeau qu’elle chantait est encore buriné au fond de ma mémoire comme -la _Henriade_ dans le piédestal de la statue de Henri IV sur le -Pont-Neuf. Oh! l’aimable musique et la joyeuse poésie! Le monde civilisé -oubliera-t-il jamais ce refrain qui fait encore battre mon cœur: - - La gaudriol’, ça m’ va; c’est dans mon caractère, - Mais quant au mariag’, demandez à mon père! - M’sieu, demandez à papa! (_bis._) - Il vous en fich’, il vous en fich’, il vous en fichera. - -Par quel miracle se peut-il que j’ai tant vieilli, et que ces vers -soient toujours restés jeunes? J’achetai la pièce pour l’emporter au -collége, mais ce fut une dépense inutile: je la savais par cœur! Toute -la nuit mon cerveau lut comme une chaudière où bouillonnait la poésie de -MM. Pétard et Croquin. - -Deux mois durant, je vécus de souvenir, négligeant toutes mes études, et -compromettant, comme à la tâche, mes examens de fin d’année. Mes -parents, qui me destinaient à l’École polytechnique, apprirent que je ne -travaillais plus. Ils joignirent leurs remontrances aux reproches du -proviseur; je fus mis en retenue jusqu’à nouvel ordre et traité comme le -dernier des cancres, moi qui avais eu le prix de physique au grand -concours et la joie d’embrasser M. Villemain! Mais je me consolais de -tous mes déboires en admirant, au fond de mon pupitre, une petite -lithographie de Zémire, éditée rue Coq-Héron. - -Aux vacances de Pâques, le hasard ou la Providence prit enfin mon sort -en pitié! Un de mes compagnons de chaîne, consigné comme moi pour crime -de paresse, me conta que son père, M. de Rongefeuille, chef de division -à l’Intérieur, écrivait des vaudevilles sous le pseudonyme de Croquin. -Je tombai dans ses bras, et je lui promis de travailler double, de faire -ses devoirs et les miens, s’il me faisait aimer de Zémire. - -Ce jeune homme n’avait que dix-sept ans, mais son père le traitait en -camarade; aussi raisonnait-il très-savamment sur la vie privée des -actrices. Il voyait quelquefois des répétitions générales et pénétrait -jusque dans les coulisses. Peut-être exagérait-il un peu ses avantages, -mais il m’a juré qu’un soir de _première_, Mme Grassot lui avait pris le -menton. - -Ce qu’il me raconta de Zémire, sans atténuer la violence de mes -sentiments les dégagea de leur timidité et leur fit prendre une tournure -plus cavalière. La jeune personne n’était plus épousable depuis cinq ou -six ans; elle vivait dans l’intimité d’un Russe extraordinairement -riche, et elle avait des caprices. Je décidai qu’elle aurait un caprice -pour moi. Rongefeuille me procura son adresse: boulevard des Italiens, -87, au premier. Vous voyez que la Russie faisait bien les choses. - -Je rédigeai ma déclaration en bonne prose simple et carrée, avec prière -de me répondre au collége. - - «P. S. Si par hasard la violence et la sincérité de mes sentiments ne - vous décidaient pas à m’aimer sans m’avoir vu, je passerai jeudi - prochain sous vos fenêtres, à la tête de ma division.» - -Elle ne répondit point, la cruelle! Le jeudi suivant, la promenade du -collége défila sous ses fenêtres; Zémire ne se montra pas au balcon. Je -commençais à la mépriser. «Il faut, pensai-je, qu’elle ait l’âme bien -vulgaire pour préférer ce Russe, qui doit être vieux et laid (puisqu’il -est riche) à un jeune homme de vingt ans.» Ma tête se monta si bien que -je résolus de me présenter chez elle et de lui faire une homélie en -quatre points contre la vénalité du cœur. La jeunesse de l’époque était -ainsi faite, c’est-à-dire ainsi bête. Nous trouvions naturel et décent -qu’une fille de théâtre reçût par charité l’argent des nobles vieillards -et se donnât gratis aux imberbes. Ce préjugé s’est renversé avec le -temps: les imberbes se ruinent, et l’on aime des vieillards qui n’ont -rien à donner, pas même une mèche de cheveux. Mais passons. - -Je m’étais remis au travail, et j’avais reconquis l’usage de mes -dimanches. Je me présentai sept ou huit fois chez elle, sans être admis. -Mes camarades, gorgés de confidences et saturés du récit de mes peines, -commençaient à m’entourer d’une certaine considération. S’il est beau -d’être reçu dans l’intimité d’une comédienne, il est déjà passablement -flatteur au collége de se voir consigné à sa porte. Ce qui serait moins -que rien pour un homme du monde est un peu plus que rien pour un -moutard. J’ai vu plus d’une fois des gamins de dix-sept ans se glorifier -de telle petite incommodité qu’un homme de trente-cinq ans aurait trouvé -simplement désagréable. J’ai rencontré aussi un vieux conseiller d’État -qui contait à tout venant et portait comme en féronnière des infortunes -qu’un auditeur eût cachées avec soin. Chaque âge a sa coquetterie. - -A force de monter l’escalier de Zémire et d’affronter les dédains de sa -femme de chambre, je finis par la voir elle-même, en personne, comme -elle sortait pour dîner, je ne sais où. Je tombai à ses pieds dans -l’antichambre, en criant: «Aimez-moi! je suis Léon! si vous ne pouvez -pas avoir une passion pour moi, que ce soit un simple caprice! Est-il -possible que vous me refusiez une chose qui me rendrait si heureux?» - -Je comprends aujourd’hui tout le ridicule de cet argument. Toutefois, on -a connu au 6e d’artillerie un officier laid et sans esprit qui a réussi, -vingt années durant, auprès des femmes, sans autre raison, sans autre -mérite que l’immense désir qu’il avait d’obtenir leurs bonnes grâces. -Méditez sur ce point, si vous avez le temps. - -Zémire avait le droit de me rire au nez; elle eut pitié d’un amour -évidemment sincère. - -«Mon cher enfant, me dit-elle, (elle avait sept ou huit ans de plus que -moi), vous feriez beaucoup mieux de terminer vos études. Il n’y a rien -en vous qui doive déplaire, mais vous êtes dans l’âge ingrat. Il faut -jeter vos gourmes et laisser croître vos moustaches. Vos parents me -voudraient mal de mort si je vous détournais de vos études. Vous ne -pouvez pas être amoureux de moi, puisque vous n’avez pas été mon amant; -on désire une femme _avant_, mais on ne l’aime qu’_après_. D’ailleurs je -veux être franche, car votre sincérité me touche: j’aime quelqu’un. - ---Ce boyard, ô Zémire! - ---Non! pas lui.» - -Elle me salua gentiment de la main et descendit l’escalier avec les -ondulations les plus coquettes. Je me lançai à sa poursuite en criant: - -«M’aimeriez-vous si j’étais reçu à l’École polytechnique? - ---Nous verrons ça, dit-elle. Revenez l’an prochain.» - -Le lendemain, je lui envoyai les vers suivants, mon premier et mon -dernier essai dans la littérature: - - J’ai vingt ans! C’est l’âge où l’on aime, - Ce n’est pas l’âge d’être aimé. - Age ingrat! tu l’as dit toi-même, - Ingrate au cœur trop consumé! - - Mon cerveau bout, mon front se gonfle, - Mon cœur bondit comme un lutin, - Dans ce dortoir où le pion ronfle - En digérant son vieux latin. - - Tandis que je rêve à dimanche, - A dimanche où je vêtirai - L’uniforme trop court de manche - Et l’escarpin démesuré, - - Pour m’asseoir au fond du parterre - Et t’applaudir, la larme à l’œil, - Fleur du ciel, parfum de la terre, - Étoile de monsieur Dormeuil; - - Lorsque mon âme prend des ailes, - Fuit sa cage et s’envole à toi - Comme les jeunes hirondelles - Dont le berceau bénit ton toit, - - Que fais-tu, ma belle princesse, - Dans ce grand lit qui tour à tour - Est profané par la richesse - Et sanctifié par l’amour? - -Je sais bien que ma poésie ne valait pas celle de MM. Pétard et Croquin, -mais j’avais fait de mon mieux, et je croyais mériter une réponse. -Zémire ne m’écrivit pas même pour se moquer de moi. Ses autographes -valaient trois francs à l’hôtel Bullion, et elle en était avare. Je me -plongeai dans le travail, comme un autre se serait jeté à la rivière. Le -moment des examens approchait; je fis des tours de force, et j’entrai -cent vingt-quatrième à l’École sur une liste de cent vingt-cinq. - - -II - -La première fois que je sortis en uniforme, je courus chez elle. La -capote m’allait fort bien; je n’avais plus de boutons sur la figure. -Ajoutez que j’étais le seul de ma promotion qui ne portasse point de -lunettes. La femme de chambre prit ma carte sans me reconnaître et la -porta à Madame. Cinq minutes après, on me fit entrer dans une espèce de -salon qui était son cabinet de toilette. - -Je rangeais déjà mon épée neuve, pour tomber plus commodément à ses -genoux, quand j’aperçus un beau jeune homme brun, pâle et languissant, -étendu de tout son corps sur une chaise longue. C’était le détestable -boyard. Il avait tout au plus vingt-huit ans, et l’on pouvait le citer -comme un des plus jolis garçons de l’Europe. Rien qu’en voyant sa figure -et ses mains, il me sembla que la nature m’avait donné un mufle et des -pattes. - -Zémire, fort peu vêtue d’un peignoir blanc brodé, se souleva sur son -fauteuil et nous présenta l’un à l’autre: - -«Monsieur le prince D...; monsieur Léon Brosse. Cher prince, monsieur -est l’amoureux dont je vous ai montré les jolis vers. M. Brosse est un -jeune homme de beaucoup d’esprit, qui vient d’entrer à l’École -polytechnique.» - -Je cherchais la garde de mon épée comme un homme tombé dans un -guet-apens. Le prince me tendit la main et m’offrit une cigarette de -tabac turc. - -«M. Brosse, me dit-il, vous êtes non-seulement un homme d’esprit, mais -un homme de goût. Zémire est la plus jolie femme de Paris. Seulement, -donc déjà, elle est trop coquette. Je vous conseille de la prendre au -sérieux comme camarade, et pas autrement. - ---Vânia, lui cria-t-elle, vous êtes insupportable. Si vous découragez -ainsi tous ceux qui m’aiment, j’aurai le désagrément de mourir sans que -personne se soit tué pour moi.» - -Je balbutiai quelques mots, et je me mis à fumer ma cigarette par le -bout allumé ce qui les fit rire aux larmes. Il me semble pourtant que je -repris un peu d’aplomb; mais cette visite d’un quart d’heure a laissé -dans mon esprit l’impression d’un cauchemar atroce. Le prince me demanda -quels étaient mes professeurs de poésie à l’École polytechnique, et -Zémire si nous ne comptions pas faire bientôt une nouvelle révolution. -Je sortis comme un idiot. L’un et l’autre m’engagèrent poliment à -réitérer ma visite. Mais la honte me retint plus de trois mois. Je me -sentais trop ridicule, et puis (faut-il l’avouer?) je craignais d’avoir -fait une bassesse en touchant la main de mon rival. Tous les dimanches, -tous les mercredis, tous les jours de sortie, j’allais au boulevard des -Italiens et je passais sous le balcon de Zémire. Une fois, je la vis à -sa fenêtre, et je cachai ma figure dans mon manteau; une autre fois, je -la rencontrai presque en face, et je m’enfuis comme un voleur. - -Au commencement de février, cent affiches dispersées dans Paris -annoncèrent un grand bal au profit de l’Association des artistes. Le nom -de Zémire figurait en dernier, suivant l’ordre alphabétique, sur la -liste des patronesses. Je perdis plusieurs journées à le lire et à le -relire. Ce plaisir innocent disait plus à mon cœur et coûtait moins à ma -bourse que les grogs du Café hollandais. - -A la fin, je me persuadai que si je ne retournais pas chez Zémire, elle -expliquerait mon abstention par des motifs d’ignoble économie. Je pris -un grand parti: j’avais vingt francs; je résolus d’aller, d’un air -indifférent, chercher un billet chez elle. Le reste de la somme me -paraissait plus que suffisant pour lui envoyer un bouquet le jour du -bal. Sacrifice d’autant plus généreux, selon moi, que le bal se donnait -un samedi, et non pas un jour de sortie. - -Je m’armai de courage, et, après avoir fait une ou deux lieues à pied -sur le boulevard des Italiens, je montai chez elle. Dans l’escalier, je -tâtais encore ma poche pour m’assurer que l’argent y était bien. Elle me -reçut amicalement dans sa chambre à coucher; nulle trace de prince. -J’avais préparé pour la circonstance un petit discours sans affectation, -mais elle me coupa la parole au premier mot, prit une grande enveloppe -et en tira une énorme liasse de billets roses. Il y en avait tant que je -n’osai jamais n’en demander qu’un seul. Je mis sur la cheminée mes -quatre pièces de cent sous (l’or n’était pas encore inventé). - -«Vous n’en prenez que deux?» me dit-elle avec une petite moue. - -J’aurais donné mes épaulettes à venir pour avoir le moyen de payer la -liasse entière. Je balbutiai une excuse, et je m’enfuis comme un voleur. -J’avais honte d’être pauvre; je me croyais déshonoré à ses yeux. Coûte -que coûte, il fallait sortir d’une situation si fausse. J’empruntai -vingt francs le matin du bal, et j’envoyai au boulevard des Italiens un -bouquet magnifique, avec ma carte. - -Le même jour, vers cinq heures, le portier de l’École me fit dire qu’il -avait quelque chose à me remettre. C’était un carton à manchon. Je -l’ouvris; j’y trouvai ma carte et mon pauvre bouquet, que j’écrasai du -pied. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, j’avais congé; je -courus chez Zémire. Elle rit aux éclats en me voyant entrer. - -«Eh bien! dit-elle, vos camarades se sont-ils un peu amusés à vos -dépens? - ---Pourquoi mes camarades? - ---Mais lorsqu’on vous a rapporté vos camélias à la salle d’étude! Avouez -que la farce était bonne et que je vous ai bien attrapé!» - -Je lui contai que sa cruelle plaisanterie m’avait frappé dans un coin, à -l’écart de mes camarades. - -«C’est bien dommage, dit-elle. Je croyais que les autres se moqueraient -un peu de vous.» - -Je me fâchai tout rouge, et plus j’y pense, plus il me semble que -j’avais raison. Peut-être cependant allai-je un peu trop loin, car après -avoir juré de ne la plus revoir, je lui donnai ma malédiction de jeune -homme. Excusez-moi, je suis d’un sang méridional. - - -III - -Dix ans plus tard, j’étais chef d’escadron au 37e d’artillerie, il n’y -avait pas dans l’armée un officier supérieur plus jeune que moi. Les -circonstances m’avaient servi; j’avais pris à moi seul, sans l’aide du -génie, la ville de ***. Mon nom, tambouriné dans les journaux, avait -obtenu pour six mois une célébrité européenne; personne ne doutait que -je ne fusse du bois dont on fait les maréchaux de France. Une amourette, -divulguée à mots couverts par mon ami P. de M. dans la _Revue des -Deux-Mondes_, avait ajouté à ma gloire un élément romanesque. Bref, -j’étais à la mode, et le succès (comme il arrive souvent) me rendait -presque joli garçon. - -Moi, pas bête et bien portant, je tenais l’occasion par les cheveux, et -je n’avais garde de lâcher prise. J’allais partout où l’on s’amuse; je -montrais ma figure aux Parisiennes de tout rang et j’empochais à bel -amour comptant la monnaie de mes victoires. On me montrait au doigt: -voilà le fameux Brosse, l’officier d’avenir, le galant chevalier, le -preneur de femmes et de villes, Brosse Poliorcète, qui vient d’apporter -à Paris les clefs de *** sur un plat d’or! - -Un soir, au bal de l’Opéra, tandis que les pékins ne se gênaient pas -pour me nommer tout haut au passage, un domino de satin noir, masqué -d’une quadruple dentelle, se retourna vivement, me regarda en face et -prit mon bras. - -«Bonsoir, vainqueur!» - -A ces deux mots, je reconnus la voix de Zémire. Elle soutint avec -beaucoup d’aplomb que je la prenais pour une autre; mais je ne démordis -pas de mon idée pendant un bon quart d’heure qu’elle me promena dans les -couloirs. Impossible de l’entraîner jusque dans ma loge! Après m’avoir -lancé une espèce de déclaration ambiguë, elle me glissa des mains comme -une anguille (une anguille un peu forte) et disparut. - -Je m’informai d’elle au Helder; on me dit qu’elle avait des rentes; -quelque chose comme la solde de dix généraux de brigade à manger par an. -Cette gaillarde-là avait fait autant de tort à la Russie que les canons -de Pélissier. Enfin! chacun son lot! Je tournai la girouette ailleurs et -je n’y repensai plus de trois mois. - -Mais la veille du bal des artistes, je reçus un coupon d’une place dans -la loge 19, avec ces mots écrits sur l’angle: «Prends et comprends.» Je -n’y compris rien du tout, mais je pris bien la chose. - -J’endosse l’habit noir numéro un, enrichi de l’arc-en-ciel de mes -ordres, et, sur le coup de minuit et demi, je ne fais qu’un bond du -Helder à l’Opéra-Comique. Il gelait à fendre le bitume, mais j’avais une -pelisse de renard. La pelisse au vestiaire, j’ouvre la tranchée devant -la loge 19 et j’entre sans coup férir. Garnison, néant: j’étais en -avance. M’aurait-on joué un tour? Il n’y a point d’apparence. Une farce -de deux cent cinquante francs, on n’en fait guère à Paris dans ces -prix-là. En attendant, je regarde la salle, qui était superbe. Les plus -belles actrices de Paris, Rachel même, enfin tout! - -Pendant que je flânais de l’œil et que les lorgnettes des autres loges -commençaient à dévisager votre serviteur, ma porte s’ouvre et voilà -Zémire en personne. - -Elle était encore bien; un peu trop forte, je vous ai dit; l’amour -engraisse les femmes; c’est comme le cheval pour les officiers. Elle -s’était un peu barbouillé la figure, mais elle rougissait sous le -plâtre; sa voix tremblait. Elle était émue, ma parole d’honneur! - -Elle m’en dit très-long: qu’elle avait été ingrate, qu’elle avait -méconnu mon amour, que j’avais une belle occasion de me venger en -méprisant le sien; que j’étais un jeune homme et elle bientôt une -vieille femme; mais qu’elle avait du sentiment à mon service comme on -n’en a jamais rencontré dans les pays chauds. - -Pendant ce temps-là, s’il faut l’avouer, je ne faisais pas trop le -cruel, et je me laissais prendre les mains dans le petit salon. Elle -resta plus de trois heures à me faire la cour; c’était nouveau, c’était -flatteur, et même, tranchons le mot, c’était bon. - -Finalement, elle me conte qu’elle veut tout quitter pour moi et monter -derrière mon char comme une esclave. S’il y avait eu un notaire dans la -salle, je crois, diable m’emporte, qu’elle m’épousait d’assaut. Je ne -disais ni oui ni non, mais je prenais mes petits à-compte. - -Voilà que le bal tire à sa fin, quand je me croyais encore au -commencement; les loges se vidaient, les diamants filaient comme des -étoiles dans une nuit d’août. Je rêve un dénoûment et j’offre un potage. - -«Non, dit-elle; vous ne m’aimez pas encore assez. Je veux vous faire la -cour et détruire un à un tous les mauvais sentiments qui vous restent -contre moi.» Bref, il est convenu que j’irai, huit jours durant, me -faire courtiser de deux à quatre. Le jeu me paraissait plus amusant -qu’un whist; j’accepte. En attendant, elle veut me reconduire chez moi, -dans une grande voiture de Brion qu’elle avait à l’année. Je lui fais -observer que je loge à Vincennes. N’importe! j’étais flatté, réellement -flatté, qu’elle fît tant de chemin pour moi. - -Elle s’enveloppe de ses fourrures, et nous descendons, bras dessus, bras -dessous; elle était fière de me montrer au peuple des escaliers, mais je -n’y voyais pas grand mal. En passant devant le vestiaire, je songe à ma -pelisse, mais le monde nous poussait, il aurait fallu attendre et -surtout la faire attendre; d’ailleurs vous devinez que je n’avais pas -froid; enfin la dame avait de la zibeline pour deux; j’escalade le -marchepied, et en route! - -Je ne vous raconterai pas notre voyage jusqu’à la barrière du Trône, -mais vous pouvez croire que je ne perdis pas mon temps. Zémire fut aussi -chatte qu’une femme peut l’être sans dire son dernier mot. Ces trois -quarts d’heure-là sont marqués parmi les meilleurs de ma vie. - -Mais en arrivant à la barrière, elle devint rêveuse; elle me dit qu’elle -portait sur elle pour cent cinquante mille francs de diamants, que son -cocher était nouveau, qu’elle ne le connaissait pas assez pour en être -bien sûre, qu’elle craignait de revenir toute seule, à la merci de cet -homme, depuis Vincennes jusqu’à Paris. Enfin elle me proposa -délicatement de me déposer sur la route! Je fus tellement étourdi du -coup, que je me laissai débarquer dans la neige. Zémire me serra dans -ses bras, me fit promettre qu’elle me verrait le lendemain, et me voilà -trottant sur Vincennes dans mon bel habit noir, par un froid de douze -degrés. - -J’arrivai transi à ma chambre, et je fis une maladie de six mois. Mais -je considère cet accident comme un des plus heureux de ma vie, car sans -ma pleurésie du bon Dieu je me serais remis à aimer cette drôlesse-là. - - - - -LE POIVRE. - - -Il y a bien vingt-cinq ans de cela; mes cheveux étaient noirs et les -siens... Ah! monsieur! la jolie petite tête blonde! Notre fils le -lieutenant était à peine une vague espérance; nous l’appelions Rosine -entre nous, car nous ne voulions qu’une fille. - -Nous étions mariés depuis trois mois, bientôt quatre; inutile d’ajouter -que nous nous adorions comme on ne sait plus aimer aujourd’hui. - -Je dois vous avouer que mon beau-père, le marquis, ne m’avait pas -précisément jeté sa fille à la tête. Il ne me trouvait pas d’assez bonne -maison, quoique morbleu!... mais n’importe. C’était bien le meilleur -homme et le plus doux de la terre. Il grondait du matin au soir contre -sa femme et contre Irène, mais Irène et la marquise le menaient à -grandes guides, c’est-à-dire par le bout du nez. Un nez bourbonien, -fabriqué à souhait pour ce genre d’exercice. Bref, après avoir parlé -vingt fois de me passer sa lame au travers du corps (et il était homme à -le faire), ce scélérat d’émigré m’avait donné sa fille et son cœur avec; -il m’adorait. Je vois encore les deux grosses larmes qui coulaient sur -ses longues joues lorsqu’il nous dit adieu après les noces en nous -donnant sa bénédiction paternelle: une vieillerie passée de mode -aujourd’hui! Je lui trouvai l’air si drôle, mais si drôle que ma figure -se contracta comme si j’allais éclater de rire et que je me mis à -pleurer comme un sot. - -En ce temps-là, il y avait encore des diligences, et vous aurez beau -dire, on ne s’ennuyait pas à deux sur la grand’route, quand on avait eu -soin de retenir tout le coupé. Irène voulait voir la Suisse et l’Italie: -je lui fis faire un petit voyage artistique et sentimental dont une -princesse se serait léché les doigts. Tout l’été y passa; le bon vieux -père et la marquise nous écrivaient partout où la poste avait ouvert -boutique; et des tendresses, des attentions, des conseils! «Chers -enfants, soyez sages; évitez les brigands; craignez les courants d’air -dans la montagne; Henri, ménagez-la.» Bonnes gens! braves gens! On n’en -fait plus comme eux, et ils sont trop loin d’ici pour que j’aille leur -dire quelle amitié, quel culte, nous leur gardons au fond du cœur. - -J’avais promis solennellement de leur ramener Irène en septembre. Le -marquis tirait encore sans lunettes et il arpentait la plaine comme pas -un, sur ses jarrets de soixante ans. La chasse ouvrait le 4 en Lorraine, -nos logements étaient préparés là-bas, la marquise nous écrivait: «Je -vide le château pour meubler votre pavillon.» Mais comme Irène était un -peu fatiguée du voyage et comme il nous restait cent bonnes lieues à -faire, je décidai que nous nous reposerions un jour à Paris. - -La diligence nous déposa le 1er septembre, à cinq heures du matin, dans -la cour des messageries. Il fallut éveiller l’enfant qui dormait entre -mes bras, dans mon manteau. Le manteau! encore une chose que vous avez -supprimée sans la remplacer. L’enfant, c’était Irène; elle avait l’air -d’une petite fille de quinze ans, quoiqu’elle en comptât vingt sonnés, -et les aubergistes lui avaient dit mademoiselle tout le long du chemin. -Moi, je l’appelais l’enfant; aujourd’hui, qu’on fait tout à l’anglaise, -on dirait _baby_. Elle, elle m’appelait _petit mari_; j’avais pourtant -déjà cinq pieds six pouces, car je n’ai pas grandi depuis l’âge de -trente ans. Elle disait cela si gentiment, en effaçant l’_r_, et d’une -petite voix si douce que je me sentais presque aussi père que mari. - -Nous voilà donc sur le pavé, vers le milieu de la rue Montmartre, elle à -peine réveillée, moi pas mal ahuri du bruit des roues, qui me grondait -encore dans la tête, et sans savoir où prendre gîte, car nous n’avions -pas encore d’installation à Paris. Les malles étaient déjà sur le fiacre -et je ne savais pas quelle adresse d’hôtel j’allais donner au cocher. - -«Mais, dit-elle en ouvrant ses grands yeux, si nous allions rue de la -Victoire! - ---Rue de la Victoire? chez ton père? - ---Certainement, puisqu’il n’y est pas. Le concierge a les clefs, nous -serons mieux qu’à l’hôtel. D’abord, moi, j’ai mille choses à prendre, et -puis, je serai si contente de revoir la maison! - ---Au fait! et moi aussi. Cocher, rue de la Victoire!» - -Le marquis passait là cinq ou six mois d’hiver. Il occupait un premier -étage assez modeste avec remise et écurie; cela valait alors deux mille -francs de loyer, qui font six mille francs d’aujourd’hui. Aux approches -de la maison, mon cœur battit par habitude. J’avais si souvent fait le -pied de grue sur ces trottoirs! Je m’étais arrêté tant de fois pour me -donner une contenance, devant le pharmacien, devant le marchand de -meubles et le miroitier! A cinq heures du matin, les volets changent -bien la physionomie des boutiques: je ne m’y reconnaissais plus. - -La porte cochère était ouverte; on voyait au fond de la cour un -domestique en tenue du matin: figure inconnue. Le concierge dormait sur -la foi des traités; ses deux fils, bambins de huit à dix ans, jouaient à -balayer l’escalier: éducation professionnelle. Ils me parurent -très-jolis, ces petits concierges en herbe; les figures d’enfants -commençaient à m’intéresser. L’un d’eux courut prendre les clefs du -premier étage, tandis qu’un pauvre diable affamé, comme il en sort le -matin entre les pavés de Paris, chargeait nos malles sur ses épaules. -Celui-là, grâce à Dieu et à ma chère petite Irène, a pu faire un bon -déjeuner. - -Me voyez-vous montant avec elle ce terrible escalier dont chaque marche -me rappelait une espérance, une crainte, une angoisse? Ce passé tout -récent me semblait vieux de dix années. Je ne m’étais pourtant pas -ennuyé pendant les quatre derniers mois, oh non! mais le temps me -paraissait long parce qu’il avait été plein. Aujourd’hui (expliquez cela -si vous pouvez), il me semble que les vingt-cinq ans de mon bonheur ont -été rapides comme un rêve. Je n’en ai pas joui, sacrebleu! Je demande à -recommencer. - -Elle ouvrit elle-même, avec la petite clef, la porte de l’antichambre. -Un encombrement à faire peur: dix gros paquets de toile grise, cousus de -ficelle et noués aux coins... Que diable est-ce que cela? - -«Mais, dit-elle en riant, c’est notre linge de maison. Tu ne reconnais -pas mon trousseau, _gros bête_?» Gros bête était un mot de tendresse -qu’elle répétait souvent, et qui me donnait toujours envie de -l’embrasser. C’est que le ton fait la chanson, voyez-vous. Quant à ce -fameux trousseau, il remplissait encore cinq ou six caisses de bois -blanc à charnières; on me l’avait fait admirer un beau soir et je n’y -avais remarqué qu’une profusion de faveurs bleues, rouges et violettes, -nouées assez gentiment et attachées par un million de petites épingles. -La lingerie n’est pas mon fort. - -Nous entrons dans la salle à manger: c’est là que j’ai fait jadis -l’admiration de la famille par une sobriété trop naturelle, hélas! «Vous -avez donc un appétit d’oiseau?» disait la bonne marquise. Le fait est -que j’avais l’estomac serré dans un étau; rien ne passait. Les rideaux -sont décrochés; la table sans rallonges et réduite à sa plus simple -expression est passablement poudreuse; nous y trouvons un tas de cartes -de visites (la réponse à nos billets de faire part), et une lettre de -décès datée du surlendemain de notre mariage. C’est un parent éloigné -qu’Irène connaissait peu. Je parcours les noms machinalement, pour -prendre un aperçu de ma nouvelle famille, et je m’aperçois que ma femme -est encore inscrite sous le nom de Mlle Irène de V! Deux jours après la -noce!... Mais il faut passer quelque chose à des parents si éloignés. Le -lustre est dans un sac; le beau buffet de noyer et d’ébène surmonté des -armes du marquis, nage dans la poussière. Les pièces d’argenterie qui le -faisaient craquer sous leur poids sont parties pour la campagne; il ne -reste qu’une cave à liqueurs oubliée par mégarde et ouverte par un -heureux hasard. Les bambins montent de l’eau, nous pourrons faire un -grog, et j’ai soif. - -Voici le grand salon où nous avons signé le contrat au milieu d’une -brillante assemblée. Quelle fête! Le lustre, les candélabres, les -appliques, tout était en feu. Et les diamants des femmes! J’en avais mal -aux yeux, parole d’honneur. Le meuble était de bois doré et de -brocatelle bouton d’or. Aujourd’hui, tout est voilé de housses grises; -les consoles sont ficelées dans du papier de journal; il n’y a pas -jusqu’aux pincettes qui ne soient entourées de papier comme un manche de -gigot. Le tapis de moquette rouge et les rideaux bouton-d’or, en paquet -dans la percale; l’encadrement des glaces s’éteint ici sous un lambeau -de gaze, là sous un chiffon de papier. Les persiennes sont fermées, le -jour est terne, on sent le froid. Nous entrons dans le petit salon -intime où j’ai fait ma cour à Irène. C’est là qu’elle éternisait par des -miracles d’industrie mes bouquets quotidiens. Elle en fait durer un -toute une semaine; qu’en dites-vous? Elle ouvre un petit meuble et me -montre trente fleurs étiquetées et datées dans trente feuilles de papier -blanc. J’apprends ainsi que la chère petite a gardé un échantillon de -tous les bouquets qui lui sont venus de moi. Mais les pauvres fleurs ne -sont pas seulement fanées; elles ont moisi. Allons! les souvenirs se -conservent mieux dans le cœur que dans le papier, décidément. Irène -ferme le petit meuble en bois de rose et me montre en riant un bureau -dont le velours est couvert de poivre en grains. Ce bureau, c’est toute -une histoire. Un jour que la marquise nous gardait en achevant je ne -sais quelle tapisserie, Irène prit un crayon et voulut me tracer le plan -du château de V. Elle s’embrouilla tant et si bien dans ses dessins et -dans ses explications que la mère vigilante s’endormit une minute. Ah! -la jolie, l’aimable, et la précieuse minute! Elle valait son pesant -d’or! - -Mais pourquoi ce poivre répandu sur le velours incarnat? Elle m’apprend -que le poivre a la vertu de chasser les bêtes. Je remarque en effet que -les meubles, les paquets, les housses, tout est saupoudré de grains -noirs. Et tout en regardant une pile de tableaux et de portraits de -famille, j’éternue du haut de ma tête. «C’est le poivre!» dit-elle, et -nous rions. - -Elle avait alors trente-deux petites dents si jolies, un timbre de voix -si frais et si doux que le rire semblait inventé pour elle. Aussi je -vous réponds qu’elle s’en donnait à cœur joie. Et elle n’était jamais -seule à rire quand je me trouvais là. - -Les enfants du portier sont descendus depuis longtemps, la porte est -refermée, nous sommes bien chez nous, et la preuve c’est que nous nous -embrassons tout en courant. Il y avait si longtemps que nous n’avions -été à nous! Presque une demi-heure! Elle me montre sa jolie chambre, la -même où j’ai pénétré pour la première fois après la messe du mariage, -tandis que ma chère petite achevait ses préparatifs de départ. Je me -souviens que ce jour-là, saisi d’une étrange émotion devant toutes ces -choses innocentes et blanches, j’ai mis furtivement un genou en terre et -baisé les rideaux du petit lit virginal. Aujourd’hui, les rideaux du lit -et des fenêtres sont en tas dans un coin, avec du poivre dessus. Les -matelas et les oreillers sont semés de poivre; on y a mis par-dessus le -marché deux ou trois cadres et une chaise. Hélas! Hélas! - -Elle prend la chaise et s’assied; la pauvre chérie tombe de fatigue. Je -veux qu’elle se mette au lit; elle ne dit pas non, mais elle prétend que -je suis encore plus las qu’elle, car elle a dormi en voiture, et j’ai -passé la nuit à la bercer. J’avoue que deux heures de sommeil feraient -assez bien mon affaire, mais où dormir? Dans sa chambre? Impossible. Un -lit est toujours assez large, mais le sien ne serait jamais assez long -pour mes jambes de sept lieues. Nous pénétrons alors dans la chambre du -bon marquis: plus de rideaux, un lit tout nu; on n’aperçoit le long des -murs que des cordons de sonnettes; le poivre craque sous nos pieds. On -serait bien là, j’en suis sûr, mais où trouver des draps? Toutes les -armoires fermées, les clefs sont en Lorraine, c’est trop loin. «Et mon -trousseau!» dit-elle. Et de rire. - -Nous retournons à l’antichambre: j’éventre l’un après l’autre tous les -ballots. Je trouve des serviettes, des torchons, les tabliers de la -cuisinière, de la femme de chambre, du domestique, tout excepté des -draps. Enfin je crie victoire, elle accourt et se moque de moi: j’étais -tombé sur les nappes damassées! Mais pourquoi pas? On prend deux nappes -et nous courons faire le lit. Elles sont trop courtes, ces nappes; il en -faudrait quatre. Elle retourne à la source et revient en riant plus -fort: elle a trouvé toute seule un drap de toile écrue, un peu grosse, -un peu rude; un drap de domestique, mais assez grand pour couvrir les -maîtres. Là-dessus, nous secouons le poivre de la couverture et voilà le -lit fait. Nous trottons à travers le poivre jusqu’au cabinet de toilette -de la marquise, et après vingt allées et venues, vers sept heures du -matin nous finissons par nous mettre au lit. La pauvre enfant devait -être à demi morte; quant à moi, j’étais sur les dents. - -«Petit mari, me dit-elle en posant sa jolie tête sur l’oreiller, je ne -suis plus fatiguée du tout.» - - - - -L’OUVERTURE AU CHATEAU. - - -Retraites, 3 septembre, 10 heures du soir. - -Je ne sais pas si c’est le café, ou la chartreuse, ou tout bêtement la -fatigue, mais il n’y a pas moyen de fermer l’œil. Tous ces gaillards-là -sont couchés depuis une heure; les ronflements du grand ami ébranlent la -cloison de ma chambre; l’ami joli qui dort au-dessus de ma tête souffle -des pois à plein boisseau; le seigneur des Retraites, notre hôte, n’a -pas dû longtemps causer avec Madame, car la pauvre petite femme avait -marché quatre heures dans les labourés, et n’en pouvait plus: ses -longues paupières brunes tombaient à chaque instant sur ses beaux yeux, -comme des stores dont la corde a cassé. - -Nous n’avons pourtant pas fait des étapes de dix lieues, mais lorsqu’on -s’est dorloté neuf ou dix mois dans les fauteuils, les divans et tout le -capitonnage de ce siècle avachi, on devient plus sensible au mal -physique. La civilisation moderne a pris de telles précautions pour -supprimer la fatigue; les voitures et la vapeur remplacent si -avantageusement nos jambes, les machines font si bien la besogne de nos -bras, qu’une jolie promenade en plaine et quelques bourrades de fusil -contre l’épaule laissent une courbature au gaillard le mieux bâti. C’est -ce qui maintiendra toujours une distance respectueuse entre l’armée et -la garde nationale. - -Mon vieil ami Eude de Granfort est venu nous prendre hier à la gare -de... Il s’est donné l’an dernier un magnifique omnibus vert attelé en -poste; l’habit de postillon, vert et rouge, rehausse la bonne mine du -cocher et donne à l’équipage un petit air de fête. - -Tout le monde a été exact au rendez-vous. Ce n’est pas la première fois -que nous faisons l’ouverture ici, ni la deuxième, ni même la vingtième. -Voyons: en quelle année avons-nous mangé nos derniers haricots, à la -pension Durand? C’était pardieu en 1838. Granfort venait d’hériter de -son père, le lieutenant général. Nous étions ses inséparables, -Balézieux, d’Anglure et moi, et nous pressentions tous, avec une -certaine mélancolie, que la vie allait nous séparer pour longtemps. «Mes -amis, dit le bon Eude, jurons que tous les ans, quoi qu’il arrive, nous -ouvrirons la chasse aux Retraites!» On jura. Le plus beau de l’affaire, -c’est qu’en ce temps-là aucun de nous n’avait encore chassé! Ah! les -jolis fusils neufs! Et les bons chiens de fantaisie, achetés, sans -garantie du gouvernement, sur le quai de la Ferraille! L’album de -chasse, doré sur tranche et illustré de dessins grotesques, a conservé -la mémoire de nos premiers exploits: on tua un corbeau le 1er septembre, -et le 2 un lièvre gîté. Le 3, je fus roi de la chasse! J’avais massacré -un lapereau sans défense et un pouillard sortant du nid. Malgré la -modestie de ces débuts, nous sommes tous devenus des chasseurs mieux que -passables; Eude surtout, qui vit six mois dans ses terres. - -Les circonstances nous ont dispersés, comme on le prévoyait trop. -Balézieux, le grand ami, est receveur dans le Midi; d’Anglure, l’ami -joli, est juge au tribunal de la Seine; toujours joli, du reste, et plus -homme du monde que jamais. Sa robe ôtée, il monte à cheval dans la cour -du Palais, et fait un tour au bois de Boulogne. Moi, je suis maître de -forge, et le moins fortuné des quatre; vous savez que la partie ne va -pas fort. Enfin! - -Mais j’aime à constater que depuis 1838 aucun de nous n’a manqué à -l’appel; aucun n’est arrivé plus tard que l’ouverture; aucun n’a pris -congé avant le 30 septembre. Est-ce gentil, cela? Nous passons -quelquefois la moitié de l’année sans nous voir et sans nous écrire; -n’importe. On sait que tous les cœurs sont solides au poste, et qu’on -retrouvera, à un moment donné, la chaude poignée de main et la vieille -camaraderie du collége. Eude nous écrit régulièrement le 20 août pour -nous rafraîchir la mémoire; on ne répond pas; on accourt. - -Cette année-ci, l’invitation n’était pas de luxe. Notre ami s’est marié, -et, hier encore, nous ne connaissions pas sa femme. Il a passé la lune -de miel en Italie; il était encore à Naples au milieu d’août; nous avons -pu croire un instant qu’il nous avait oubliés; mais non. - - -I - -Le château des Retraites est célèbre dans le département; on n’a pas -fait grand’chose de mieux sous Louis XIII. Brique et pierre, le style de -la place Royale. Un grand bâtiment de hauteur modérée, tout en long; -vingt-cinq fenêtres de façade. Au milieu, deux étages coiffés d’un -fronton, puis à droite et à gauche, un simple rez-de-chaussée surmonté -d’une terrasse; aux deux bouts, pour terminer, deux jolis pavillons -octogones. Toutes les dépendances, écuries, remises, etc., sont -invisibles, cachées soigneusement dans des massifs épais. Le parc a été -refait à la mode anglaise: pelouses, blocs de verdure, corbeilles de -fleurs, tout à la grande et par masses. Ces scélérats de vieux nobles, -qui ont toujours demeuré à la même place, possèdent naturellement des -arbres séculaires qu’un parvenu n’aurait à aucun prix. - -La pièce que j’aime le mieux dans la maison, c’est le vestibule. Rien de -plus simple et de plus grandiose à la fois. Des armes, des trophées de -chasse, un escalier seigneurial qui monte aux appartements du premier -étage, des escabeaux de chêne à foison, une table chargée de flacons, de -journaux et cigares: voilà tout l’ameublement et la décoration. Les -vieux amis ont pris en affection ce paradis dallé de marbre; on s’y -réunit avant le repas; on y prend l’absinthe au retour de la chasse, et -le café au sortir de table. Deux grandes ouvertures vitrées laissent -voir, à droite et à gauche, deux paysages du parc. Les portes -intérieures conduisent d’un côté à la salle à manger, à la bibliothèque, -au cabinet de ce cher Eude, aux offices et à la cuisine; de l’autre, à -la salle de billard, aux deux salons et au pavillon des vieux amis. - -La salle à manger est toute en bois sculpté; le plafond même se découpe -en caissons dans des poutres de vieux chêne. Je reconnais toujours sur -les dressoirs, au milieu d’un capharnaüm de trésors artistiques, un -vieux plat du Japon qui semble me regarder. C’est l’unique survivant -d’un service splendide, presque royal, que nous avons massacré en 1838. -Quels gamins! Nous prenions nos dernières vacances. Je me suis accordé -quelques congés depuis ce temps-là, mais je n’ai jamais pu retrouver -cette sécurité parfaite, cette liberté d’esprit, cette insouciance de -l’avenir, qui donne tant de prix aux vacances du collége. - -Le petit salon est blanc de la tête aux pieds, sauf les rideaux et -l’étoffe des meubles: boiserie blanche jusqu’à la corniche -inclusivement; le bois des fauteuils et des canapés est d’un blanc mat. -Les draperies, sur un fond blanc, étalent des guirlandes de grosses -fleurs exotiques: c’est une perse ancienne, imprimée sur toile. - -Il n’y a pas un atome d’or sur les murs du grand salon: phénomène à -noter; cette simplicité de bon goût devient de jour en jour plus rare. -La boiserie est marquetée de chêne tantôt clair, tantôt noir, sculpté -par-ci, poli par-là. Les portraits de famille encastrés dans la boiserie -sont à l’abri du déménagement; il faudrait démolir la maison pour les -changer de place. Les miroirs biseautés font corps avec la muraille; on -devine à tous les détails que le fondateur du château se sentait chez -lui, et qu’il ne prévoyait pas l’invasion d’une autre famille. Les armes -des Granfort sont sculptées dans le marbre de la cheminée, comme elles -sont gravées sur l’argenterie, fondues en plomb sur la toiture et -découpées dans la tôle des girouettes. Je veux bien reconnaître un peu -de vanité dans cette répétition du même motif; mais j’y trouve surtout -la foi dans l’avenir, la confiance énergique du propriétaire qui dit: -«Ni moi, ni mes enfants, ni les enfants de mes enfants ne délogerons -d’ici. Nous aurons éternellement des héritiers mâles pour garder ce -château, ce nom et ces armes; nul de nous ne fera la sottise et -l’impiété de vendre un patrimoine si solidement marqué, pour acheter des -perles à Nana.» Voilà pourtant à quoi on s’engage lorsqu’on fait peindre -ou sculpter des armoiries dans son salon! La voûte (sans armoiries) est -d’un beau bleu d’azur, découpée en losanges par des moulures de chêne. -Aux six fenêtres pendent des rideaux de velours rouge sous des -lambrequins importants, d’un grand style et d’une richesse somptueuse. - -Le mobilier est imperceptiblement bric-à-brac, suivant une mode qui -commence à prendre. Le lustre et la garniture de cheminée sont du Louis -XVI le plus pur; il y a deux gerbes de bronze modernes, à vingt bougies -chacune, dans deux vases de vieux Chine sur une admirable console Louis -XIV. Les canapés et les fauteuils sculptés sous Louis XVIII, hélas! et -solidement dorés, sont couverts des plus fines tapisseries de Beauvais. -Les dossiers représentent des bergeries à poudre et à paniers; les -siéges sont remplis par des animaux fort agréables et même, si je ne me -trompe, légèrement poudrés. Ce n’est pas une collection assortie chez -les marchands de curiosité, mais un tout homogène, commandé pour le -château et conservé sans réparation jusqu’à notre époque. Pourquoi -diable a-t-on refait les bois de ce beau meuble dans le goût pesant et -gourmé de 1818? Je ne suis pas assez versé dans la science des -commissaires-priseurs pour cataloguer les bibelots français et étrangers -qui égayent cette grande pièce, mais, en principe, j’aime les mobiliers -de pièces et de morceaux. Pourquoi? Parce qu’on ne les achète pas tout -faits; parce que le propriétaire y a dépensé du temps, du goût, des -recherches, du mouvement, de la patience, monnaies plus rares et plus -précieuses que ce gros imbécile d’argent. Ajoutez que la variété des -objets éveille en nous une certaine variété d’idées. Lorsque j’entre -dans un salon meublé en bloc par le tapissier, l’idée d’ordre et -d’uniformité me saisit et m’attriste. Pour peu qu’avec cela les tapis -soient moelleux, les draperies riches et le meuble neuf, mon esprit se -rappelle que tout cela a dû coûter cher, que je ne pourrais pas dépenser -tant d’argent sans me gêner pour dix-huit mois; que les affaires vont -mal, et cent autres choses mélancoliques. Dira-t-on que c’est jalousie -ou petitesse d’esprit? Non, car un mobilier intelligent et divers, comme -celui des Retraites, ne m’attristera jamais, valût-il un million et -fussé-je cent fois plus pauvre que je ne le suis. - -Une boîte à ouvrage, une tapisserie sur le métier, un sac de bonbons à -moitié vide et quelques autres jolis détails ajoutent une expression -nouvelle à la physionomie du salon. On y respire ce parfum que ni Rimmel -ni Atkinson n’ont encore songé à mettre en bouteilles: _odor di -femmina_! Nous y laissions entrer les chiens en 1838, et ces beaux -appartements conservaient tout l’automne une vague odeur de chenil. - -La jeune comtesse de Granfort, je peux le confesser aujourd’hui, m’a -fait passer en mai quelques nuits blanches. Les vieilles amitiés sont -jalouses; on n’apprend pas sans un certain émoi qu’un camarade de trente -ans s’est mis en puissance de femme. Il est rare que le mariage n’isole -pas un homme, au moins pour quelques années. C’est une nouvelle -intimité, plus absorbante, et qui fait oublier les anciennes. Nos -maîtresses ne sont qu’un lien de plus entre nous, d’autant plus qu’on -les partage. Les vieux amis avaient donc un peu porté le deuil du bon -Eude, quand on l’avait su marié. Une jeune femme que l’on ne connaît pas -apparaît de loin comme un joli monstre. Je parle en vieux garçon, mais -tant pis! on parle comme on est. La nouvelle comtesse pouvait être -dévote, avare, acariâtre, orgueilleuse, ou tout simplement trop mondaine -pour nous. - -Eh bien, non! C’est une bonne et brave petite personne. Pas si petite: -elle a presque la taille de son mari, qui est un homme moyen. Taille -svelte et bien prise; les extrémités allongées, l’œil noir, les sourcils -nets, le nez droit, la bouche un peu grande, mais étincelante de -fraîcheur; le front haut, les cheveux bleus. Rien de plus cordial et de -plus hospitalier que son sourire: elle nous a tendu les deux mains avec -la franchise d’un bon garçon. «Messieurs les vieux amis, nous a-t-elle -dit sous le vestibule, je compte que vous me permettrez d’être des -vôtres, et que vous ne m’en voudrez pas de m’être installée chez vous.» -Elle n’est ni dévote, ni bégueule, ni avare, ni trop pendue au cou de -son mari. Hier soir, à dîner, elle a fait les honneurs en maîtresse de -maison émérite. La cuisine était bonne, les vins choisis, le service -plus que correct. Elle s’occupait de tout le monde au lieu de rester -dans sa châsse, comme tant d’autres qui ont l’air de dire: admirez-moi! - -Pourquoi diable n’avons-nous jamais pensé à prendre femme? Eude a -meilleure mine que nous; le mariage l’a rajeuni. - -Mme de Granfort a pris le café avec nous, sous ce fameux vestibule. Son -exemple a entraîné les autres dames; il y a nombreuse compagnie au -château: vingt-cinq personnes pour le moins. Tous gens choisis; j’ai -remarqué surtout un capitaine de vaisseau d’une rondeur et d’une verve -incroyables, et un conseiller à la cour de..., homme vraiment distingué -par l’étendue et la variété de son esprit. Il a rempli longtemps les -fonctions de juge d’instruction: voilà ce que j’appelle un métier de -chasseur! Il connaît toutes les ruses du gibier et raconte ses campagnes -avec une finesse, une simplicité, une justesse de ton qui m’ont laissé -sous le charme. Sa femme, qui était ma voisine, a l’ampleur, la majesté, -la grâce naturelle d’une reine de quarante-cinq ans. Elle est réellement -belle et pas provinciale pour un liard; on trouve de ces femmes-là en -province. - -J’ai admiré le courage de sept à huit belles personnes qui se sont -enfumées tout un soir pour le plaisir de bavarder avec nous. Autant -qu’il m’en souvient, l’odeur du tabac doit être insupportable à ceux qui -ne fument pas eux-mêmes. Vous me direz qu’on s’acclimate au bout d’une -heure ou deux, mais l’ennui de rapporter chez soi, dans ses cheveux, -dans la robe et les dentelles, un parfum de cigare refroidi! Nous sommes -des pourceaux et les femmes sont des anges; voilà la réflexion sur -laquelle je me suis couché. - - -II - -On nous a réveillés ce matin en nous servant la soupe du chasseur, -accompagnée d’une mauvaise nouvelle. Il pleuvait, mais là, si fort, -qu’il fallait rester au lit, ou chasser en pleine eau. Le mauvais temps -ne nous eût pas arrêtés en 1838, mais on n’a plus vingt ans, on commence -à se soigner; l’ami joli se plaint quelquefois d’une fraîcheur dans le -bras gauche; moi, j’ai le gros orteil qui enfle, sans aucune raison -apparente, deux ou trois fois par an. D’ailleurs, Mme de Granfort a dit -hier au soir qu’elle comptait ouvrir la chasse avec nous. Elle s’est -fait faire un amour de fusil, léger comme une plume, et un habit de -chasse à faire crever Diane de dépit. Je médite ces raisons en ouvrant -la fenêtre de ma chambre, puis je vois une échappée de bleu dans le ciel -et je boucle ma guêtre gauche; puis le bleu disparaît, j’ôte la guêtre, -et j’entre en chemise chez le grand ami qui a refermé ses volets et mis -sa tête sous l’oreiller. Tout bien examiné, je me recouche et je dors -mal, par livraisons de dix à quinze minutes, jusqu’au premier coup du -déjeuner. - -Le ciel s’est éclairci. On se mouillera, c’est certain, mais on pourra -chasser dans deux heures. Je m’habille en vieux chasseur: la culotte de -toile, la blouse bleue, les gros souliers, les guêtres et tout. Cette -toilette est admise au déjeuner: seulement, on mettra un tapis carré -sous nos chaises pour protéger le parquet contre nos clous. Tandis que -je mets la dernière main à ma toilette, j’entends au loin deux ou trois -coups de fusil. Allons! la chasse est commencée en dépit du mauvais -temps; nous n’en aurons pas l’étrenne. - -On s’est mis à table à onze heures. Voici la toilette adoptée ou -inventée par Mme de Granfort: habit mousquetaire en drap bleu à boutons -d’or, coutures piquées de soie jaune; jupe écossaise de plaid très-fort, -plissée en fustanelle; jupon de cachemire rouge; souliers de cuir écru, -guêtres de corde anglaise; cravate longue de foulard rouge; toque -écossaise ornée d’une aile de perroquet rouge. Cette profusion de rouge -m’effaroucherait un peu si j’étais gibier, mais elle fera bien dans le -paysage. - -On déjeune toujours trop à la campagne; nous nous sommes mis en chasse -vers une heure. Le temps était beau, décidément; à peine si nous avons -reçu deux ou trois grains dans l’après-dînée. Chacun a pris son arme -sous le vestibule et glissé dans sa poche une vingtaine de cartouches. -C’est peu pour une ouverture, mais les porte-carniers qui nous suivront -à distance se chargent d’un léger supplément. On passe par le chenil, où -le plus beau concert salue notre arrivée. Les chiens courants, logés à -part, donnent de la voix comme de beaux diables allongeant leurs belles -têtes entre les grilles de fer. Pauvres bêtes! leur tour viendra, dans -quelques semaines, quand le bois et le parc seront un peu éclaircis. - -Nous avons quatre chiens d’arrêt, dont une chienne: Mars, Tom, Phanor et -Mouche. Mars et Tom sont deux animaux superbes, grands, forts et -admirablement découplés. Le premier appartient à notre ami d’Anglure, -qui l’a fait venir de loin et payé cher. En dépit de toutes les -garanties qui assaisonnaient son passeport, ce Mars est un chien fou qui -ne vaudra jamais grand’chose. Il se lance dans la plaine comme un -écolier en vacances; il n’entend ni la voix, ni le sifflet; je crois -même, entre nous, qu’il ne sent pas le gibier. Cependant il a fait un -arrêt magnifique, à trois cents pas de son maître, et il s’est tenu -ferme au poste avec la solidité quasi-militaire d’un _pointer_ anglais. -Hélas! c’était une alouette! - -Tom, le chien du grand ami, est presque aussi enfant, mais c’est un -enfant qui promet davantage. Son maître l’a pris au dernier moment, pour -remplacer une admirable bête qui s’était fait couper en deux par un -_express_. Mais un chasseur expert et résolu comme le grand ami -dresserait un agneau, un chat, un lièvre même. Il s’est mis -vigoureusement à l’éducation de Tom; il l’a cravaté d’une bande de cuir -hérissée de clous à l’intérieur; à cet engin de répression pend une -ficelle de dix mètres que Tom entraîne partout avec lui. Qu’il s’oublie -un instant: le grand ami pose le pied sur la ficelle et les pointes du -collier se font sentir. Tom est à bonne école, il se fera. - -Mon vieux Phanor a le profil vulgaire et la désinvolture épaisse d’un -petit cochon noir. Il n’est ni grand ni beau; sa grosse tête, enfoncée -dans les épaules, lui donne une vague ressemblance avec M. V., de -l’Académie française. Mais il a le meilleur naturel du monde, une -expérience de douze ans et, si j’ose le dire, une excellente éducation. -Flair infaillible, quête lente et mesurée, arrêt ferme comme un roc; il -a tout ce qui fait le bon chien de chasse, excepté les jambes. Il se -fatigue vite, et au bout de cinq ou six jours, il demande vingt-quatre -heures de repos. - -Quant à la petite Mouche, je suis forcé de lui rendre justice, -quoiqu’elle ne m’appartienne pas: c’est un bijou. Elle est blanche, -tachée de feu, mais blanche d’un blanc d’hermine, et proprette comme une -servante de vieux curé. Ses formes sont sveltes, délicates, mignonnes, -presque féminines; ses allures rendraient une chatte jalouse; elle entre -dans une avoine ou dans un trèfle comme Mme de M. dans un salon. Elle -arrête avec esprit: «Tiens, tiens! semble-t-elle dire en levant la -patte, il y a des perdreaux céans? Perdreaux, mes bons amis, veuillez -attendre un instant M. et Mme de Granfort, mes maîtres et les vôtres: -leurs Seigneuries ont un compte à régler avec vous.» Lorsque la -compagnie a pris son vol, elle lève la tête et dit: «Voyons! combien en -tombera-t-il? Je parie pour un au moins.» Si rien ne tombe, elle ne -cherche pas cinq minutes avec l’obstination de ces chiens mal appris qui -soulignent pour ainsi dire la maladresse du maître. Elle se remet en -chasse et feint de n’avoir rien entendu. Quand la pièce est morte ou -blessée, Mouche la cueille du bout des dents, l’apporte telle quelle à -madame, frétille discrètement de la queue, et attend une caresse qu’on -ne lui laisse pas désirer longtemps. Le seul défaut de cette charmante -petite bête, c’est une susceptibilité presque maladive. Le moindre -reproche la froisse, elle prend de travers la plus légère observation. -Elle est plus sensible à la critique que le célèbre écrivain M. Feydeau, -ou l’illustre peintre M. Couture. Elle dirait volontiers avec M. Ingres: -une cuillerée de fiel est plus amère que cent tonneaux de miel ne sont -doux. Je l’ai vue quitter la chasse sur une parole un peu vive et bouder -jusqu’au soir à la porte du château; car elle n’est pas logée au chenil. -Elle daignait chasser le lendemain, mais il fallait d’abord lui -présenter des excuses. - -La chasse des Retraites, j’entends la chasse en plaine, est divisée en -deux parts. Elle comprend les terres du château qui font au plus deux -cents hectares, et les terres des communes voisines qui donnent mille -hectares environ. Les communes sont louées par Granfort et par un riche -industriel du voisinage. Vous comprenez pourquoi l’on commence la chasse -par les communes: autant de perdreaux tués, autant de pris sur le -voisin. Les compagnies effarouchées vont chercher une remise sur les -terres du château, où nous les aurons à nous seuls. - -Ce matin, par malheur, la plaine était déjà bien dépouillée: il ne -restait sur pied que quelques trèfles, quelques vesces et passablement -d’avoines. Le trèfle et la vesce se foulent impunément, mais les avoines -sont une autre affaire. Défense formelle d’y entrer; il est même -imprudent d’y faire entrer les chiens. Au bout de chaque sillon se tient -un paysan ferré sur son droit qu’il appelle son _drouet_. Ces -gaillards-là ont une teinture du code et de plusieurs autres livres. Ils -savent des phrases toutes faites, et haranguent au besoin le chasseur -qui les foule. «Savez-vous bien, monsieur, que les allées et venues de -votre chien rendront la moisson impraticable? c’est un abus exorbitant, -une manœuvre désiroire et féodale! Nous sommes citoyens, fils de 89 et -les enfants de nos œuvres; nous avons travaillé pour arracher au sol -ingrat cette modeste récolte; trouvez-vous équitable que les sueurs du -pauvre plébéien soient foulées par un quadrupède luxueux?» - -Hélas! hélas! grands nigauds de citadins que nous sommes! c’est nous qui -avons inventé ces phrases-là; nous les avons crachées en l’air sans -penser qu’un jour ou l’autre elles nous retomberaient sur le nez! - -Entre nous, je suis certain que le passage d’un chien dans les avoines -ne fait pas un centime de dégât, surtout après la pluie. Mais je trouve -excellent que l’habitant des villes récolte dans les champs la -rhétorique qu’il y a semée. D’ailleurs, ces paysans légistes et beaux -parleurs ne sont nullement intraitables. Ils ouvrent un large bec comme -pour engloutir le chasseur et son chien, mais que faut-il pour fermer ce -gouffre épouvantable? Une pièce de dix sous. - -Les terrains des communes sont une longue plaine assez étroite; un joli -chemin vicinal les borde d’un bout à l’autre; aussi les hôtes du château -et les dames elles-mêmes suivent la chasse sans se mouiller les pieds. A -chaque coup heureux, à chaque perdrix qui tombe, les applaudissements et -les cris récompensent le chasseur. - -Pour moi, vieux batteur de plaine, la plus belle récompense d’un coup -bien ajusté, c’est le plaisir de voir une pelote entourée de plumes, -petite ou grosse, caille ou perdrix, tomber comme un plomb dans les -chaumes. Les cailles n’ont pas encore émigré, les perdreaux sont grands -et forts, sauf une compagnie de malheureux pouillards qu’on a massacrés -en détail, sous prétexte qu’ils ressemblaient à des cailles. La -ressemblance a fait bien des victimes, depuis Lesurques jusqu’à ces -pouillards. - -Le lièvre est rare cette année; on croit que les légistes en sabots -auront tendu quelques collets. Le fait est que nos fusils ont récolté -peu de poil et beaucoup de plume: trois lièvres au total sur quarante -pièces de gibier. C’est une proportion inusitée, au moins dans le pays. - -Tous les détails de la chasse ont été curieux, nouveaux, intéressants au -plus haut degré, pour les acteurs et les spectateurs: c’est pourquoi je -m’abstiens de les écrire. Tous les drames où l’on fait parler la poudre -sont faits pour être vus; ils perdent quatre-vingt-dix pour cent à la -lecture. Si je vous racontais que j’ai manqué un lièvre à bout portant, -ou tué un perdreau à cent cinquante pas avec du plomb numéro 9, ou qu’un -râle de genêts a essuyé une fusillade épouvantable sans broncher, ou -qu’une perdrix démontée a coulé dans un carré de trèfle pas plus grand -que la main, et que ni les chasseurs ni les chiens réunis n’ont pu ni la -trouver ni la faire sortir, ces incidents d’une importance énorme, et -qui nous ont tous émus, vous laisseraient peut-être froids. - -La jeune dame a fait merveille avec son fusil Lefaucheux à un seul coup. -Sans parler de cinq ou six pièces qu’elle a tuées de compte à demi et -que la galanterie française lui a adjugées en propre, elle a descendu -toute seule un râle et un perdreau; c’est gentil, quand on n’a pas la -ressource de doubler. Je connais de bons chasseurs qui ne tuent que du -second coup. - -Nous avions, sur le flanc de l’armée, un type remarquable. C’est un -vieux monsieur qui ne chasse pas, étant trop paresseux pour se charger -d’un fusil, mais qui suit la chasse avec ardeur, note soigneusement les -remises, les indique à grands cris, nous y conduit lui-même, et fait -plus de chemin dans son après-dînée que nos quatre chiens réunis. Homme -d’esprit, d’ailleurs, il se compare lui-même à ces amateurs de trente et -quarante qui pointent les coups sans jouer. - -Malgré quelques bouillons, nous ne sommes rentrés qu’à la nuit tombante. -L’absinthe nous attendait sous le cher vestibule, avec tous les -apéritifs connus, bitter, curaçao, vermouth et le reste. Puis chacun a -gagné son cabinet de toilette et trouvé dans les grands pots de faïence -une ample provision d’eau chaude. On se lave, on s’habille; en avant -l’habit noir et la cravate blanche! Le dîner sonne, les dames descendent -à la file en robes claires décolletées, et nous donnons un coup de -fourchette plus formidable que nos cent cinquante ou deux cents coups de -fusil. Le rôti de cailles et de râles, primeur exquise, n’est pas -dévoré, il est bu, escamoté comme une muscade. On dîne toujours bien aux -Retraites; la tradition se maintient. - -Mais comme ils se sont endormis de bonne heure! Moi-même... ah! -sacrebleu! On se reposait de la chasse en dansant toute la nuit avec les -paysannes, en l’an de grâce et de jeunesse 1838! - - - - -TOUT PARIS - - -Notre whist venait de finir et je faisais le compte des fiches lorsqu’un -soupir mal étouffé détourna mon attention. C’était la jolie Mme -Feuerstein, la femme de cet énorme sous-contrôleur des hypothèques, qui -levait les yeux vers le lustre en repliant un journal. - -«Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque _fait divers_, qui a eu le -bonheur d’émouvoir un instant cette petite âme blonde?» - -Elle rougit comme un enfant pris en faute, et répondit, avec ce léger -accent d’outre-Rhin, qui colore délicieusement ses moindres paroles: - -«Rien de ce que vous croyez. Je pensais seulement que si la baguette -d’une fée me transportait ce soir au théâtre des Hannetons Fantastiques, -je verrais d’un seul coup d’œil tout ce qu’il y a de grand et d’illustre -à Paris!» - -Et, comme je la regardais avec une stupéfaction visible, elle rouvrit le -journal en rougissant de plus belle et mit le doigt sur un mot de -réclame ainsi conçu: - -«C’est aujourd’hui que Tout Paris s’est donné rendez-vous dans -l’adorable bonbonnière des Hannetons Fantastiques, pour applaudir le -nouveau chef-d’œuvre de notre étincelant Ducosquet, _le Sucre d’orge -enchanté_, revue des trois premières semaines de 1864, interprétée par -M. Léopold et l’élite de la troupe.» - -M. Feuerstein (oh! cet homme!) accourut d’un pas d’éléphant pour voir ce -que nous lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec la lenteur et la -gravité d’Angelo Maï lisant un palimpseste; puis il se mit à rire épais, -et cria de son horrible voix allemande qui mêle de la pomme de terre et -de la poix de cordonnier à toutes ses paroles: - -«Le Zugre t’orche enjandé! Za zera gogasse!» - -Marguerite le regarda doucement, sans reproche et sans mépris: elle est -si bonne! - -«Mon ami, lui dit-elle, ce n’est pas la comédie que je regrette, mais -cet aréopage de grands hommes et de femmes illustres qui sera là pour -applaudir. Quelle fête pour une âme enthousiaste! Les orateurs! les -philosophes! les hommes d’État! Les grands artistes! Les poëtes surtout! -Tout Paris! oh! Paris!» - -Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on ne verra sur la rive -gauche du Rhin, une femme de vingt-deux ans rougir aussi joliment -qu’elle!) Je ne sais quelle secrète sympathie faisait en même temps -monter le sang à mes oreilles. - -«Si jamais, lui répondis-je, notre excellent ami Feuerstein se décide à -vous conduire à Paris, je vous ferai voir une première représentation -comme celle de ce soir, ou même une plus belle. Je vous y montrerai ce -qu’on appelle, en style de réclame, Tout Paris; mais sachez, dès à -présent, que votre curiosité sera un peu déçue. - ---Cependant, si nous étions ce soir au théâtre des Hannetons -Fantastiques, nous verrions... - ---Qui? - ---D’abord, l’Empereur et l’Impératrice. - ---Non. Je puis vous certifier que jamais vous ne les rencontrerez là. - ---Mais les ministres, au moins? - ---Pas davantage. Les ministres sont trop occupés pour courir les petites -fêtes de ce genre. Vous n’y rencontrerez ni Excellences, ni sénateurs, -ni conseillers d’État, ni rien de ce qui touche au monde officiel. - ---Il y a l’Opposition. - ---L’Opposition se couche de bonne heure. Je parierais cent contre un que -ni M. Jules Favre, ni M. Ollivier, ni M. Picard n’ont jamais mis les -pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant à M. Berryer, M. Marie et M. -Thiers, je suis sûr qu’ils ne connaissent, pas même de nom, cet agréable -petit théâtre. - ---Ainsi le monde politique ne fait point partie de Tout Paris? - ---Il n’a garde! - ---A vous dire le vrai, je n’en suis pas trop désolée. Je donnerais six -ministres, douze sénateurs et vingt-quatre députés pour un philosophe -comme M. Littré ou un romancier comme M. Renan. - ---Je vous préviens aussi que M. Littré n’est pas un pilier -d’avant-scènes. Vous ne le rencontrerez pas plus souvent aux Hannetons -Fantastisques que M. Guizot au café Mazarin. Inscrivez dans vos papiers -que les philosophes et les savants de notre époque, non plus que les -hommes politiques, ne se rencontrent dans les réunions de Tout Paris. - ---Et les artistes? - ---Parlez-vous des rapins? on les trouve partout. Mais ni M. Ingres, ni -Delacroix, ni Horace Vernet, ni Delaroche n’ont jamais fréquenté ces -petites fêtes de famille. Meissonier, le plus jeune des grands, habite -Poissy. Rossini ne voit le monde que chez lui; il se couche à neuf -heures. M. Auber passe ses soirées à l’Opéra ou dans le monde. Félicien -David se cache dans un trou pour échapper aux ovations, et Gounod court -l’Europe pour les rencontrer. - ---Mais alors Tout Paris c’est le monde des gens de lettres, -exclusivement? Je ne regretterais pas le voyage, ô mon ami! s’il m’était -donné d’assister à la réunion de tant de nobles intelligences! George -Sand, Lamartine, les Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Ponsard, -Théophile Gautier, ô ciel! - ---Un instant! comme vous y allez! Mme Sand habite le Berri douze mois de -l’année. Lamartine, lorsqu’il n’est pas dans ses vignes de -Saône-et-Loire, s’enferme dans son appartement, rue de la Ville-Lévêque, -où il travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous savez où; Alphonse -Karr fait des bouquets à Nice; Dumas père dirige un journal à Naples; -Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de Théophile Gautier: pour les -attirer à Paris, il faut une affaire d’État, ou un service à rendre. -Ponsard a fait son nid dans le Dauphiné; Jules Sandeau, le meilleur et -le plus modeste des hommes, vit dans la retraite au faubourg -Saint-Germain. Flaubert et son ami Bouilhet ne bougent guère de leur -Normandie; M. Labiche s’adonne à la grande culture en Sologne; M. -Prosper Mérimée passe tous ses hivers à Cannes; Octave Feuillet vit à -Saint-Lô, Émile Augier préfère les réunions du vrai monde, où il est -fort goûté, à la cohue de Tout Paris. - ---Mais, interrompit-elle en souriant, de quelle cohue parlez-vous? Il ne -reste plus personne.» - -Le mari ajouta finement: «Z’est pas la peine de se térancher, z’il n’y a -bersonne à foir!» - -Personne à voir! Cet Alsacien est inepte, décidément. Tu ne comprends -donc pas, ô tonneau de choucroute, que l’absence de tous nos grands -hommes centuple l’intérêt de ces réunions? Si les vrais politiques, les -vrais philosophes, les vrais savants, les vrais artistes, le vrais -écrivains ou même les vrais riches (c’est pourtant bien peu de chose) -étaient rassemblés sous une coupole, nous n’y serions pas chez nous, -mais chez eux. La salle des Hannetons Fantastiques ne serait plus une -bonbonnière, mais une académie, un prytanée, un panthéon, un olympe! De -quel front te dirigerais-tu vers ton fauteuil d’orchestre, si tu -risquais d’écraser en passant le chapeau de M. Viennet ou les augustes -cors de M. Cousin? Oserais-tu pouffer de rire aux _cascades_ de M. -Léopold, si tu sentais à ta droite l’illustre coude d’un Pereire, et à -ta gauche le genou intéressant d’un Rothschild? Tu te ferais tout petit -et tu te replierais en toi-même, de peur de froisser des hommes dont la -personne vaut un louis d’or le brin, comme les plumes du chapeau de -Mascarille. - -«Madame, répondis-je à Marguerite, le petit monde qui s’intitule en -français _Tout Paris_ et en argot le _Paris des premières_ est quelque -chose de léger, de petillant, de fumeux et d’insaisissable comme la -mousse qui couronne un verre de vin de Champagne. Nos chimistes les plus -illustres, depuis Lavoisier jusqu’à Berthelot, ont vu de loin ce composé -bizarre, personne encore ne l’a soumis à l’analyse. C’est une -association de quatre ou cinq mille personnes, ramassées par le hasard, -réunies par un coup de vent, mais plus difficiles à disperser, plus -solides au poste que les 40 000 hommes de la garde impériale. - -«La Société possède en commun quelques immeubles célèbres: le bitume du -boulevard des Italiens, l’allée qui contourne les lacs du bois de -Boulogne, la bande de gazon où se rangent les voitures, autour de tous -les champs de courses; un trottoir des Champs-Élysées; le perron de la -Conversation à Bade. Ses revenus sont mal définis: on parle d’un passif -considérable chez les carrossiers, les couturières et les tailleurs; -cependant l’or sonne dans toutes les poches, et, partout où l’on va, les -pourboires tombent drus comme grêle. Les avant-scènes, occupées par ce -public spécial, coûtent toujours dix louis ou zéro centimes: pas de -milieu. Mais que la loge soit donnée ou vendue, on loue toujours un -petit banc le double de ce qu’il a coûté dans son neuf. - -«Cette foule se compose d’éléments très-divers, mais on peut, à vue de -pays, la diviser en quatre catégories: les aspirants, les déclassés, les -viveurs et les observateurs. - -«Les aspirants sont ceux qui voudraient bien être célèbres, ou -millionnaires, ou simplement préfets de première classe, sans qu’il leur -en coûtât aucun travail. Les uns espèrent ramasser une idée dans la -foule comme on ramasse une épingle dans le vestiaire d’un grand bal. Le -fait est que les Parisiens, gent prodigue et distraite, sèment plus -d’idées dans les couloirs pendant un seul entr’acte qu’il n’en faudrait -pour remplir cinq actes et demi. L’aspirant dramaturge se promène autour -de la salle comme un glaneur de poudre d’or autour d’une mine en -exploitation. Il se flatte qu’après une récolte heureuse, un hasard -obligeant lui fournira l’occasion _d’emmancher une affaire_ avec M. -Grangé ou M. d’Ennery. - -«Dans cette généreuse-pensée, il souhaite mal de mort à la pièce qui se -joue: «place aux jeunes, morbleu!» Il sifflerait de bien bon cœur, mais -il se borne à murmurer en haussant les épaules, car l’auteur, qui le -connaît sans savoir d’où, lui a donné un billet sans savoir pourquoi. - -«Son voisin, autre aspirant, vise plus directement au solide. C’est un -jeune homme propre à tout, comme tous les batteurs de boulevard. -Donnez-lui un emploi de secrétaire général dans les charbons, les -chiffons ou les fritures; nommez-le directeur d’un théâtre subventionné, -ou préfet dans la banlieue, ou receveur général sur une grande ligne de -chemin de fer, il est prêt à tout et même propre à tout. C’est la peur -d’entamer son aptitude universelle qui l’écarte du travail et de la -spécialité. S’il était particulièrement capable de quelque chose on -croirait qu’il n’est bon qu’à cela et le champ ouvert à son ambition ne -serait plus illimité. - -«Mais quelles occasions espère-t-il rencontrer au théâtre des _Hannetons -fantastiques_? Toutes! ou du moins cent fois plus qu’il n’en pourrait -trouver dans les salons ou dans les antichambres. Aborder un financier -ou un homme d’État dans son cabinet, c’est prendre le taureau par les -cornes. Il est sur la défensive, armé de pied en cap contre les -gentillesses du solliciteur. L’attaquer dans le monde, au milieu d’un -grand bal ou d’une réception officielle! C’est cent fois pis. Allez donc -amadouer un homme qui bâille intérieurement loin de sa maîtresse, auprès -de sa femme, au milieu d’un océan sirupeux de compliments, de banalités -et de sottises! - -«Dans ces occasions, le riche financier ou le grand homme d’État ne -montre pas les cornes: il est trop bien élevé! Mais dès le premier mot -qui sent la pétition, il se hérisse de petites pointes imperceptibles, -et qui s’y frotte s’y pique. Mieux vaut donc mettre à profit le décret -de la Providence qui a permis que tous ces gros messieurs fussent -doublés d’autant de jolies filles: on les a par leurs amies, qui font -l’ornement de _Tout Paris_. - -«Or, tandis que les jolis aspirants débitent des fadeurs et des marrons -glacés, dans les loges semi-officielles, un nombre égal de jolies -aspirantes, assises au balcon et à la galerie, couvent cinq ou six têtes -de l’orchestre, aussi chauves que des œufs d’autruche. Ces enfants ont -encore leurs dents et leurs cheveux; mais la voiture à huit ressorts et -les diamants ne leur sont pas encore venus. Chacune d’elles met sa -candeur en étalage et sourit innocemment à l’avenir, mais si l’on -pouvait appliquer l’oreille à la porte de ces jeunes cœurs, on -entendrait une grosse voix qui crie: «Où est-il le sénateur, le -vice-amiral, l’agent de change qui me changera de chrysalide en -papillon? Est-ce que je ne vaux pas ce vieux pastel de X..., ou cette -grosse poissarde de Z..., ou la fameuse Y..., qui a complété depuis plus -de vingt ans sa troisième dentition? A l’injustice! on n’arrive que par -rang d’ancienneté, dans cette bicoque de Paris!...» - -«Mon ami Cob, le gros sportsman, compare ce coin du monde à une enceinte -de pesage, où l’on rencontre pêle-mêle les jockeys en casaque fraîche -sur des poulains ardents et pressés de courir, et les coureurs crottés, -démontés, fourbus, rompus. Les déclassés jeunes ou vieux (il y en a de -trente ans) sont pour un bon quart dans la foule. Les dramaturges qui -ont eu la vogue, les journalistes qui ont eu de l’esprit, les financiers -qui ont eu du crédit, les femmes qui ont été à la mode, les artistes qui -ont eu du succès, les directeurs qui ont eu un théâtre, les -gentlemen-riders qui ont eu des chevaux, en un mot tous ceux que la roue -de la fortune a déposés à terre après les avoir élevés, finissent -rarement leurs jours dans la rivière. Ils aiment mieux se replonger dans -ce tourbillon joyeux et bienveillant qu’on appelle _Tout Paris_. Ils y -trouvent un regain de distractions gratuites, de poignées de main -machinales, de bonnes fortunes modestes, mais tolérables; ils y -découvrent même de temps en temps quelques louis à emprunter. On dirait -que cette cohue, qui se sent vivre au jour le jour, aime à se rattacher -au passé par quelques liens fragiles. Les hommes ont une certaine -considération et les femmes un certain bon vouloir pour ceux qui ont été -quelque chose. On leur livre l’amour et l’amitié à des prix de faveur, -comme à d’anciens clients avec qui l’on ne veut pas rompre; car enfin, -ils ont contribué peu ou prou à la prospérité de la maison. Cette faveur -est si manifeste que plus d’un malin l’a exploitée à son profit: on a vu -de faux déclassés, qui n’avaient jamais appartenu à aucune classe, et -qui se recommandaient (fort utilement, ma foi!) de disgrâces -imaginaires. «Ce scélérat de V. m’a volée indignement, disait Mlle S. S. -Il s’est fait présenter chez moi comme sous-préfet destitué, et il n’a -jamais été que clerc de notaire en province!» - -«Autant ce monde est envieux, impitoyable, atroce avec les gens qui le -dominent de trop haut et ne prêtent rien à mordre, autant il est -tolérant et bon pour ceux qui lui ont laissé prise par quelque endroit. -La naissance, la beauté, la fortune, le talent même, ce crime -irrémissible que la mort seule fait excuser, on vous pardonnera tout, -dès qu’on a le droit de vous plaindre ou de vous mépriser légèrement. -Rachetez votre supériorité par quelque honte ou quelque misère; tout -Paris vous acquittera. Il n’est pas exigeant, il ne demande pas -l’impossible; il ne veut que le droit de dire en parlant de vous: ce -pauvre un tel! Soyez trompé par votre femme, ou passez vos nuits à -jouer, ou buvez assez d’eau-de-vie pour avoir le nez rouge, ou perdez -l’habitude de vous laver les mains, ou simplement volez un billet de -cent francs de façon que personne n’en ignore: à ce prix, l’indulgence -de Paris vous est acquise; vous avez fait la part du feu. Personne ne -contestera plus votre mérite, personne ne se fera prier pour vous mettre -au Panthéon tout vivant, parce que chacun saura précisément quel -avantage il a sur vous. - -«C’est par là que je m’explique la faveur spéciale dont jouissent les -déclassés. Tout le monde leur veut du bien, car ils ne portent plus -ombrage à personne. On vante leur esprit, on cite tous leurs mots, car -le déclassé parisien paye son écot dans les théâtres en faisant des mots -contre l’auteur. On les applaudit au foyer, on les entoure, on leur fait -des offres de service; c’est à qui leur tendra la main pour les relever, -car on est à peu près sûr qu’ils ne se relèveront jamais. - -«Quelquefois cependant un de ces déclassés remonte sur sa bête et prend -le galop, au grand étonnement de la galerie. Il retrouve une place ou -refait une fortune à la barbe de tout Paris. Dans ces occasions, qui -d’ailleurs sont assez rares, tout le monde applaudit, personne n’est -jaloux. On se console de voir passer un homme en voiture, lorsqu’on peut -dire aux voisins: «Je l’ai connu sans souliers.» - -«La troisième série est composée des gens qui s’amusent. Quelques -gentilshommes de grande maison, dont l’un, garçon de beaucoup d’esprit -et de courage, s’est rendu presque aussi populaire que le duc de -Beaufort. Ceux-là ne font guère que traverser le _Paris des premières_. -Vers l’âge de trente-cinq ans, ils épousent une héritière ou une -ambassade et s’esquivent à la française, sans prendre congé de la -compagnie. Si par malheur ils manquent le coche, on peut prédire à coup -sûr qu’ils se ruineront et qu’ils iront échouer vers soixante ans dans -un consulat de deuxième classe. Quelques jeunes officiers de la garde, -fort aimés et presque aussi redoutés de ces dames. Ils aiment dans la -perfection et jettent l’argent par les fenêtres, mais ils prennent trop -au sérieux les bagatelles du sentiment et supportent mal la concurrence. -D’ailleurs on les connaît; au premier roulement de tambour, ils se -sauveront comme des voleurs en Italie ou en Pologne: aucun fonds à faire -sur ces gaillards-là. C’est dommage! Quelques jeunes magistrats, deux ou -trois tout au plus, à qui l’ambition n’est pas encore venue; quelques -vieux conseillers qui n’ont plus d’ambition... mais je crois que nous -venons d’enterrer le dernier. Quelques médecins assez riches et assez -jeunes pour réclamer leurs honoraires en nature; quelques jeunes avocats -spécialistes, effroi du marchand de meubles et terreur du carrossier. -Quelques jeunes commerçants qui se lancent, mais prudemment; d’ailleurs -on aura soin de les marier jeunes. Beaucoup d’anciens acteurs qui -avaient cru se retirer à la campagne, mais que la nostalgie du gaz a -ramenés malgré eux. Sept ou huit vieillards au cœur jeune, à l’œil vif, -aux favoris trop noirs: les exécuteurs testamentaires de feu M. le baron -Hulot. Une légion, une myriade, une poussière de petits messieurs -très-laids, très-sots, très-pommadés, très-ridicules: faux amoureux, -faux gentlemen, faux prodigues: la fausse monnaie du duc de G. C. Un -ancien bonnetier très-spirituel, qui s’est retiré du commerce avec 6000 -francs de rente, et qui s’amuse comme pas un, sans écorner son capital. -Quelques ménages réassortis sans l’intervention de M. le maire: M. A. et -Mme B., M. C. et Mme D., M. E., Mme F. et leurs enfants. Quelques jeunes -bas bleus en quête d’un roman à moustaches. Un certain nombre de -coiffeurs, le commissaire de service, et M..., prêtre interdit, auteur -d’un mauvais roman en trois volumes. Deux cents étrangers, assez -généralement riches, mais plus ménagers de leur argent que les deux -cents hommes de Bourse qui font partie de tout Paris. - -«Quatre-vingts femmes arrivées, ou parvenues, si vous l’aimez mieux, -ayant une livrée, des chevaux et quelquefois même de l’esprit. Elles ne -sont pas toutes jolies, et plus d’une a soupé sous la Restauration; mais -la plus médiocre a certainement quelque mérite, apparent ou caché. On -peut dire en thèse générale qu’une femme ne gagne pas cinq cent mille -francs, sans valoir quelque chose. Ce Paris si léger en apparence est un -faux étourneau qui ne donne rien pour rien, pas même son argent. - -«Je ne cite que pour mémoire la quatrième série, composée des vrais -journalistes, des vrais dessinateurs, de tous ceux qui se mêlent à Paris -pour l’étudier et le peindre. Nous sommes dans l’assemblée sans en faire -partie, comme les sténographes au Corps législatif. - -«Rien n’est plus curieux pour un spectateur désintéressé que l’intérieur -d’une salle de théâtre, un jour de première représentation, cinq minutes -avant le lever du rideau. Tout le monde se connaît, s’aime, se déteste, -se lorgne, se salue. Il y a là telle petite femme de vingt ans qui porte -dans son cœur un fier album de photographies! On y rencontre aussi tel -homme de plaisir qui a le droit de tutoyer quatre loges sur cinq et les -deux tiers de la galerie. Mais il faut être dans le secret et posséder à -fond la chronique parisienne pour s’intéresser au jeu des lorgnettes et -des éventails, pour savoir où va le baiser lorsqu’une jolie blonde -appuie négligemment le bout du doigt sur ses lèvres. Vous n’y verriez -que du feu, Madame, avec tout votre esprit, et vous perdriez le plus -beau de la comédie.» - -Elle fit une adorable petite moue et répondit: «Voilà ma curiosité -guérie. Je ne comprends même pas, soit dit entre nous, que des hommes -sérieux se fourvoient dans un pareil monde sous prétexte d’étudier ce -qu’ils connaissent si bien.» - -Feuerstein me bourra un coup de poing dans les côtes en criant: «Vous -nous avez escamoté la fin, mon gaillard! Je suis sûr que les -observateurs s’amusent comme les autres!» - -Cet homme est odieux. Et impuni, malheureusement. - - - - -LA CHAMBRE D’AMI - - -I - -Il n’y a pas une âme dans la ville de Rennes qui ne se souvienne un peu -de mon oncle, le conseiller Boblé. C’était un petit homme, assez gros et -parfaitement chauve; le front net et luisant comme une motte de beurre, -mais l’œil vif, le pied leste, la langue bien pendue, le mot gaillard; -un tour d’esprit qui rappelait le président de Brosses et les magistrats -du bon temps. L’odeur du tabac lui était odieuse, mais il buvait sec et -ne dédaignait pas de chanter après boire. Il était vice-président du -Casino de Rennes, grand joueur de piquet, et le meilleur homme du monde. -Je le tutoyais comme un camarade, quoiqu’il fût mon aîné de vingt-cinq -ou trente ans et qu’il m’eût servi de correspondant au collége, sous le -règne de sa première femme, la sèche. - -Quand je sortis de l’école navale, je vins lui faire mes adieux. Sa -Majesté le roi Charles X m’envoyait dans les mers du Sud et nous ne -savions pas si la fièvre jaune me permettrait jamais de rentrer en -France. L’oncle était alors simple juge au tribunal, mais il portait -déjà le deuil de Mme Boblé première. - -«Mon cher Renaud, me dit-il à la fin d’un excellent dîner, je suis ton -seul oncle et tu es mon seul neveu. Ma fortune, qui n’est point à -dédaigner, t’appartiendra un jour ou l’autre; le plus tard possible, eh! -garçon? Tout cela vient de ton grand-père maternel, sauf quelque cent -mille francs légués par la défunte et que j’ai parbleu bien gagnés!...» -La défunte était véritablement une personne qu’on ne pouvait embrasser -sans se faire des bleus. - -«Ton pauvre père t’a ruiné en voulant te rendre trop riche; sois -tranquille, je ne spéculerai pas, et tu trouveras après moi vingt-cinq -bonnes mille livres de rente. Porte-toi bien, amuse-toi si tu peux, ne -risque pas ta peau sans nécessité, et si tu relâchais par hasard dans -quelque joli vignoble, adresse-moi un quartaut du meilleur. Quand le roi -t’aura fait présent d’une paire d’épaulettes, viens passer un trimestre -avec moi: nous trinquerons à la gloire du pavillon français et à la -démolition de l’Angleterre.» - -Je l’embrassai en pleurant, et je ne le revis pas de sept grandes -années. Nous nous écrivions quelquefois, pas trop souvent, mais je ne -l’oubliai jamais, ni lui ni sa cave. L’officier de marine fait des -économies malgré lui; le plus clair de mon épargne passa en vins de -Xérès, de Marsala, de Chypre, de Madère et même de Constance. Car je fis -le tour du monde avant de revoir la cathédrale de Rennes. - -Enfin je fus débarqué en 1835, et sans prendre le temps de m’amuser à -Brest, je pris la poste et je courus embrasser le cher oncle. Il y avait -deux ans que je n’avais vu son écriture, mais les journaux m’avaient -appris son avancement: il était conseiller, et moi j’étais enseigne. Un -petit mot d’avis lui annonça mon arrivée. Je comptais bien le voir à la -voiture; ce doux espoir ne fut pas trompé. O l’heureuse figure et la -bonne embrassade! Florent, son vieux Florent, se chargea de mes malles, -et moi je m’en fus à pied par la ville, bras dessus, bras dessous, avec -mon seul parent et mon meilleur ami. Chemin faisant, il me parut changé; -non pas froid, mais moins cordial et comme mal à l’aise. Après s’être -informé si je n’avais rien appris de nouveau sur son état civil, il en -vint par de longs détours à l’histoire de son second mariage. Je n’en -savais pas un traître mot, quoique la chose fût vieille de deux ans, et -ma figure s’allongea peut-être un peu; je ne voudrais pas jurer du -contraire. Il devina sans doute où le bât me blessait, car il se -répandit en explications rassurantes. Sa femme, née d’Estouville, était -aussi noble de cœur que de nom. Pauvre, elle avait appris dans -l’Évangile à mépriser les richesses. C’était une personne de la piété la -plus rigide et du caractère le plus élevé. Le contrat, rédigé par -elle-même, la laissait presque nue à la mort de mon oncle; elle prenait -en tout une somme de mille écus pour payer sa dot aux Ursulines; la -fortune du bon oncle m’était laissée en bloc, aussi bien l’usufruit que -la nue propriété. Un tel désintéressement me toucha jusqu’au fond de -l’âme et mon émotion fut au comble lorsque M. Boblé ajouta: «Pour te -déshériter il faudrait un petit cousin, c’est-à-dire un grand miracle. -J’ai cinquante-cinq ans, mes études de droit se sont faites à Paris; -j’ai été plus heureux dans mes examens que dans mes distractions; le -jugement du docteur, une expérience de deux années, tout concourt à -prouver que je suis du bois dont on ne fait que des oncles.» - -A ce mot, je faillis l’embrasser dans la rue: ce n’est pas dans la -marine royale qu’on apprend la dissimulation. - -Comme nous arrivions au logis, l’oncle me prit l’avant-bras avec une -familiarité paternelle, et me dit: - -«Ah! çà, marin, pas de mots à double sens! Pas d’histoires légères -devant ta tante! Quoiqu’elle ait bientôt trente ans, c’est une petite -fille pour la naïveté; elle ne soupçonne pas l’existence du mal. Les -sujets de conversation ne te manquent point, que diable! Tu as assez vu. -On n’en meurt pas pour se contenir une heure ou deux. Je te mènerai au -Casino, et là, dans un petit salon à nous, tu videras le sac aux -fariboles. Nous n’avons pas encore tourné au capucin, sois tranquille. -Entre Paucher, Loriage et moi, devant un joli bol de punch, tu trouveras -à qui parler! Mais à la maison, avec elle, prends exemple sur moi: je me -tiens.» - -Je ne saurais dire pourquoi, mais cet avertissement rabattit un peu ma -verve. Mon regard se porta sur la vieille maison sculptée où j’avais -tant joué et quelquefois si bien ri. La façade avait laissé dans mon -cœur une image charmante, qui me parut flattée en ce moment. Il me -sembla que les colonnes du porche se tordaient dans les coliques, que -les gargouilles pendaient lamentablement sur la rue, et que les -mascarons grimaçaient de douleur. Le marteau, d’une forme équivoque et -joyeuse, avait disparu, laissant un vide. L’oncle Boblé tira une -chaînette de fer, on entendit le son d’une cloche aigre, la porte -s’ouvrit avec le grondement sourd d’un dogue qu’on réveille. - -Mais qu’il faut peu de chose pour ramener au gai le cours de nos idées! -surtout quand nous avons cet âge heureux de vingt-cinq ans! La porte -ouverte démasqua une fillette brune, courte, râblée comme un double -poney, et vive, mutine, jolie à plaisir. L’oncle Boblé lui prit le -menton, par une réminiscence du vieil homme; quant à moi, je lui lançai -un de ces regards puissants, concentrés, chargés d’atomes, qui résument -dans une étincelle trois mois de navigation. La coquine n’en parut pas -foudroyée; elle resta d’aplomb sur ses tout petits pieds, les yeux -braqués contre moi, et d’un air qui disait: Une jolie fille vaut un bel -homme. - -Cette rencontre prit moins de temps que je n’en mets à la conter. -J’étais encore tout ébloui, et déjà l’oncle me présentait à ma nouvelle -tante, au milieu du grand salon. - -Assurément ma tante pouvait passer pour une belle personne. Elle avait -de beaux yeux bleus qu’elle voilait en vraie madone. Et des cils d’une -longueur surprenante et un nez droit, modelé comme par un maître de -dessin, et une bouche blanche et rose qui semblait faite exprès pour -grignoter des litanies et mâcher de menues prières! La seule idée d’y -fourrer du beefsteak vous aurait paru sacrilége. Ses cheveux, d’un blond -froid, tombaient le long des joues en rouleaux parfaitement -cylindriques, comme ces gaufres qu’on prend à Tortoni avec les glaces. -Elle semblait avoir la taille svelte et bien prise, mais est-ce ma faute -à moi, si la vue de son corsage montant jusqu’aux oreilles ne me donnait -que des idées de busc, de baleine et de cuirasse articulée? - -Elle se tenait debout sur le tapis, un livre rouge à la main, comme un -portrait de famille. Autour d’elle, le long des murs, elle avait aligné -des ancêtres, les siens; je ne les ai pas comptés, mais je parie pour la -douzaine. De mon temps, ce salon était tapissé de tableaux moins -honorifiques, mais beaucoup plus confortables à l’œil. Éclipsés, les de -Troy, les Nattier, les Vanloo, les Natoire! Éclipsée la suave baigneuse -de Prud’hon! Et par quels astres, grands dieux! Par quelques -gentilshommes de pacotille, barbouillés au même prix et dans le même -style que le _Cygne de la Croix_ et le _Cheval blanc_ des cabarets! - -L’idée ne me vint pas de sauter au cou de ma tante, mais quand je -l’aurais voulu, son regard m’eût arrêté à mi-chemin. Elle jetait le -froid par les yeux, comme les dragons de la mythologie lancent le feu -par les narines. - -Peut-être songeait-elle enfin à m’offrir une chaise, quand la jolie -brunette d’en bas vint lui dire qu’on avait servi. Je demandai trois -minutes pour me laver les mains, l’oncle me conduisit dans ma chambre, -je chavirai lestement mes malles qu’on venait de monter, et j’apparus -dans le délai prescrit, avec tous mes avantages. Si vous tenez -absolument à savoir pour qui j’avais endossé mon plus bel uniforme, -j’avoue, dussiez-vous rire et même me mépriser, qu’il n’était pas à -l’adresse de ma superbe tante. Il n’y avait à mes yeux qu’une femme dans -la maison: cette petite luronne aux sourcils rapprochés, à la lèvre -estompée, au front bas, au nez retroussé, au corsage... deux pommes -vertes sous une demi-aune d’indienne; voilà le corsage qu’on lui voyait. - -J’étais alors, soit dit sans vanité rétrospective, un des plus jolis -hommes de la marine, où il y en a tant. J’avais une taille de jonc, des -cheveux à revendre et des dents pour croquer le fer. Mes longs favoris -châtain clair étaient plus doux que la soie; et grâce au règlement qui -m’interdisait les moustaches, j’étais forcé de laisser voir une bouche -fine, sensuelle et pourtant marquée au cachet de la plus ferme volonté. -Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un fat, mais dans mon âge brillant, -l’habitude d’être remarqué par les femmes m’avait appris à réclamer leur -attention comme un dû. J’étais presque offensé de la conduite de ma -tante; ses yeux barricadés étaient en insurrection contre la loi -commune; il me semblait que la simple politesse lui faisait un devoir de -m’admirer un peu. Dans l’espace d’un quart d’heure, mon dépit monta -jusqu’à la haine et retomba brusquement à la plus plate indifférence. Je -ne vis plus dans l’univers que cette jolie Margot qui changeait nos -assiettes en ouvrant de grands yeux comme pour m’avaler de pied en cap. - -Elle m’absorba si bien, la coquine, que je fis maigre ce soir-là sans -m’en apercevoir. Je l’ai su huit jours après, par une réflexion -d’Aglaé... Pardon! de Mme Boblé, ma tante. - -Il fallait que le mariage eût tristement rajeuni le cher oncle, car en -présence de sa femme il avait l’air d’un petit garçon. Ses beaux yeux -petillants s’éteignaient devant elle; la gaudriole mourait sur ses -lèvres; il n’ouvrait ce large bec que pour manger et boire, ou pour -risquer un compliment furtif, qu’elle ne prenait pas toujours bien. Il -dit amen au bénédicité, amen aux grâces, amen à tout. Je pensais à part -moi que la noblesse, la dévotion, les principes et les vertus sont des -trésors inestimables, mais que ces dames pourraient sans se ruiner nous -les vendre un peu moins cher. - -L’oncle me mit sur un chapitre qui ne pouvait scandaliser personne; il -demanda l’histoire de notre dernier débarquement à la côte de Zanzibar. -Je ne me le fis pas dire deux fois; l’occasion était trop bonne; -non-seulement je rappelai mes souvenirs personnels, mais j’ornai mon -récit de mille fictions héroïques, empruntées à tous les romanciers de -la mer. Ma cousine écoutait d’un air indolent, contrôlant mon récit par -les archives des missions catholiques, qu’elle paraissait posséder à -fond. A peine si, deux fois, au détail de je ne sais quelle fusillade, -son œil morne s’échauffa d’un éclair. Mais Margot! Ah! Margot! quel -admirable public elle me composait à elle seule! Elle écoutait avec les -yeux, la bouche, les mains, les bras; sa petite personne était toute en -oreilles, comme cette statue du Louvre (au diable les noms païens!) qui -est toute en mamelles. Mes fameux vins coulaient à flots; l’oncle et -moi, nous faisions honneur à la cave, lui saluant d’un geste timide son -auguste buveuse d’eau, moi lorgnant la Margot à travers les topazes du -Cap. Le dessert nous trouva, je ne dirai pas dans les vignes, mais dans -les nuages. Ce cher Boblé jasait effrontément sous l’œil réfrigérant de -madame; quant à moi, j’étais entre deux incendies: un véritable grog au -vin flambait dans ma tête, et le sourire de Margot me bombardait en -dehors! - -Jadis, dans le bon temps, nous prenions le café à table, les coudes sur -la nappe, et ce quart d’heure, le plus charmant du repas, se prolongeait -souvent jusqu’au matin. Hélas! toujours hélas! Madame n’eut pas plutôt -vidé son rince-bouche qu’elle se leva toute grande, et j’arrivai bien -juste pour lui offrir le bras. Mes jambes n’avaient point faibli; je -puis même affirmer que ma tête n’était pas encore à l’envers, et -pourtant sur le seuil du grand salon bardé d’ancêtres, j’éprouvai comme -une hallucination. Il me sembla que ma trop noble tante serrait -énergiquement mon bras dans sa main, et même (ne riez pas), qu’elle -l’appuyait contre sa poitrine. Je la regardai avec une sorte d’effroi; -son visage était impassible, et ses deux grands yeux bleus semblaient -comme deux étoiles dans leur glaciale sérénité. J’avais rêvé debout, -phénomène assez rare, mais non sans précédents. Tout arrive, tout est -possible, il n’y a pas de miracle invraisemblable à la suite d’un bon -dîner. - -Le café, plus que médiocre, fut servi dans trois dés à coudre. Triste, -triste, et d’autant plus triste que la cave à liqueurs paraît décidément -exilée du salon. Par bonheur, ma cousine était commandée de service à je -ne sais quelle paroisse: elle demanda son châle et son chapeau. L’oncle -Boblé lui baisa la main sur le gant et me conduisit au cercle. - -Rennes est peut-être la ville de France et d’Europe où l’on cuisine le -meilleur punch. L’oncle était fier de mon épaulette, de ma croix neuve -et de ma bonne mine; il me présenta, non sans emphase, à tous ses vieux -amis. Le piquet fut oublié pour la première fois depuis bien des années; -on le remplaça par des histoires, des chansons de table et de bord, et -surtout par des rasades à noyer un cachalot. Minuit sonnait à peine, et -déjà je m’étais fait huit ou neuf intimes. Je tutoyais un président, un -filateur, un conseiller de préfecture, deux notaires, deux avoués, un -négociant en vins, et même, Dieu me pardonne, un huissier. Tout ce monde -nous ramena chez nous avec mille démonstrations cordiales. La province -est ainsi faite, et je ne suppose pas qu’elle se réforme de longtemps; -c’est à prendre ou à laisser. Le respectable président de la deuxième -chambre voulait absolument couper un cordon de sonnette pour me le -donner en souvenir. - -Le principal défaut de ces vieilles maisons est que toutes les chambres -s’y commandent. Pour arriver à la mienne, il fallut en traverser une -autre où l’on voyait un lit découvert, signe à peu près certain pour moi -qu’elle n’était pas inhabitée. Mon cher oncle s’assura alors que rien ne -manquait, ni le sucre, ni l’eau, ni la fleur d’oranger, ni le briquet -phosphorique de Fumade, ni la vaisselle. Sa revue faite, il m’embrassa, -ouvrit une porte sous tenture, poussa le verrou, glissa d’un pas léger -devant le lit de ma tante et gagna son appartement, qui était au bout de -l’étage, par delà le grand et le petit salon. Il avait deux entrées à -son service, ma tante en avait trois, moi je n’en avais qu’une et des -plus incommodes, puisqu’il fallait passer sur le corps d’un voisin. - - -II - -Mais quel voisin ma tante et la divine providence m’avaient-elles donné? -Peut-être le vieux Florent, peut-être la divine Margot; entre les deux, -il y avait de la marge. Ce doute m’agitait. J’avais l’esprit plein de -Margot; mes trois mois de navigation, mes quatre heures de punch -éveillaient dans mon cerveau les fantaisies les plus folles. Je finis -par me persuader que mon voisin ne pouvait être qu’une voisine et que -cette voisine, grâce aux bontés de l’oncle et à la candeur de la tante, -ne pouvait être que Margot. Que Margot fût éprise de moi, c’était chose -trop évidente pour qu’on en pût douter sans blasphème. Je me mis à -danser par la chambre; mon séjour dans cette aimable ville commençait -sous des auspices charmants! - -Quand je pense à cette nuit, il me semble que je rentrai parfaitement -ivre. Mais un homme qui sait boire peut perdre la raison sans perdre le -raisonnement. J’ouvris la porte de ma voisine et je la refermai -subtilement aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes: elle paraissait close -sans l’être; il suffisait de la pousser. J’éteignis ma bougie, je me -glissai entre mes draps et je fis le mort. L’attente qui suivit ne fut -pas longue. On ouvrit le loquet sonore de l’office; un bruit de voix et -de rires monta jusqu’à mes oreilles et se rapprocha sensiblement. Quatre -ou cinq personnes s’arrêtent sur le palier, on échange le bonsoir; un -pas léger se fait entendre dans la chambre tandis que les gros pieds -montent plus haut. C’est Margot qui est ma voisine! Décidément le cher -oncle avait bien dit: sa femme ignore l’existence du mal. - -Margot passe et repasse en trottinant devant ma porte. Elle ne l’a pas -fermée, c’est bon signe. Elle se déshabille, elle fredonne un air, elle -fait un bout de toilette. Pour qui, sinon pour moi? Celui qui viendrait -dire qu’elle ne m’aime pas après tous ces coups-d’œil et ces -agaceries!... Elle éteint sa chandelle: c’est qu’elle ne veut pas perdre -un moment de plus. La voilà dans son lit, mais elle ne dort pas, car je -l’entends qui tousse avec affectation, peut-être même avec impatience. -Que doit-elle penser de moi? Un jeune homme de vingt-cinq ans, un -officier de la marine royale, dormir comme une souche en si belle -occasion! Mais si je m’étais mépris? Si les avances qui m’ont encouragé -n’étaient que des coquetteries innocentes, des badinages d’enfant? Elle -a seize ans au plus, cette petite. Ce chiffre de seize ans me jeta -brusquement dans un autre ordre d’idées. Ma mémoire se mit à rabâcher -des fabliaux, des contes, des vieilleries gauloises; je sentis -fourmiller dans ma tête une myriade de vers de dix pieds, qui tous sans -exception parlaient de bachelettes, de nonnains, de pastourelles et -autres tendrons dont les plus mûres ont seize ans et quelques mois. O -respectable poésie de nos pères! - -Oui, mais cet âge de seize ans est propice entre tous à la niaiserie. -Que la fillette ait peur; qu’elle pousse des cris, un seul cri! Voilà -toute la ville en révolution. Quel scandale, bon Dieu! A quatre pas de -la chaste, de l’imposante, de la presque sainte Mme Boblé! Dans la -propre maison d’un conseiller à la Cour! Il y a dans ce monde une -infinité de peccadilles qui ne sont rien, moins que rien, quand vous les -racontez à table, et qui grandissent tout à coup à des proportions -terribles, si la robe d’un magistrat vient à passer. - -Oui, mais que dirait-on de moi à bord de _l’Alger_, dans le carré des -officiers, si l’on apprenait que j’ai manqué par sottise, par -hésitation, par poltronnerie, une aubaine d’un si grand prix? Je serais -perdu d’honneur, on m’appellerait Joseph, il faudrait en découdre avec -tous mes camarades! - -Ce ballottage dura peut-être une heure. Je crus comprendre alors que -Margot avait perdu patience: elle ne toussait plus. Je pris mon grand -courage; je me mis à tousser à mon tour et j’en vins par degrés à faire -un tel fracas que la maison tremblait sur sa base. Rien ne bougea dans -la chambre voisine; Margot me tenait rigueur: peut-être simplement -voulait-elle me voir venir. - -En fin de compte, je fis un pas de clerc qui serait inexcusable si -j’avais été de sang-froid comme aujourd’hui. J’allumai ma bougie, et je -poussai la porte qui grinça horriblement. La donzelle qui dormait, -ronflait même, la misérable! se réveilla en poussant de grands cris. -Toutes mes illusions tombèrent à la fois lorsque j’entendis cette fille -geindre et récriminer platement, dans un langage vulgaire: «C’est une -horreur, une atrocité, une chose qui ne se fait pas! Un monsieur de -bonne famille! Un officier! Je n’aurais jamais cru ça de monsieur! Pour -qui monsieur m’a-t-il prise? Je ne suis pas de ces créatures-là! Ma mère -était la nourrice de madame; j’ai un oncle recteur à Saint-Trigonnec; je -suis une honnête fille; je le dirai à madame!» Je vous fais grâce de -trois ou quatre cuirs que l’écriture ne saurait bien rendre. Mais c’est -surtout la vulgarité de cette voix rauque et criarde qui me soulevait le -cœur. Oh! la vilaine et sotte créature! Elle guérit en un instant le -caprice inexplicable qu’elle m’avait inspiré. Je lui expliquai du mieux -que je pus mon entrée chez elle à pareille heure: elle avait rêvé haut, -j’avais craint qu’elle ne fût malade; il m’avait bien semblé qu’elle -m’appelait à son secours;... enfin tout ce qu’on peut inventer en si -ridicule occurrence. La peur d’un esclandre m’avait dégrisé net. A -toutes mes raisons la pécore répondait invariablement: «Je suis une -honnête fille; je le dirai à madame!» Comme s’il n’y avait pas cent fois -plus d’honnêteté à garder le secret! - -Au moindre geste dont j’appuyais mon discours, la coquine se mettait sur -la défensive. Impossible de lui faire entendre que je ne voulais plus ni -bien ni mal à son imposante vertu. A chaque instant ses cris de pintade -effarouchée repartaient de plus belle. Comprenez-vous qu’on fasse le -tour du monde pour dénicher dans Rennes une mégère de seize ans? Rennes! -la deuxième ville de France pour la facilité des femmes, si j’en crois -la statistique de mon ami Léopold H., artilleur. - -Force me fut de battre en retraite et de rallier mon lit sans avoir -obtenu ni acheté le silence de cette abominable Margot. Elle ferma son -verrou, et je passai une nuit blanche, moi qui dors si bien sur le -punch. Me voyez-vous verrouillé entre deux femmes antipathiques, dans -cette maudite chambre d’ami que j’étais presque sûr de ne pas habiter -longtemps? Mon esprit se démena jusqu’au jour dans une sorte de -cauchemar éveillé. Je me représentais la noble indignation de ma tante, -la douleur de mon oncle, l’étonnement du cercle, les bavardages effrénés -de la ville, et la sotte figure que je ferais demain, avec mes malles, -en sortant de cette maison où je venais de m’installer pour trois mois. - -Lorsque Margot fut levée et habillée, je frappai doucement à sa porte et -je la suppliai de m’ouvrir. Elle daigna. Foi de marin, cette fille était -hideuse. Pour la dernière fois j’essayai d’attendrir cette âme basse: - -«Comprenez bien, lui dis-je; vos rapports n’ajouteront rien à l’estime -que ma tante peut avoir pour vous, et vous voulez me faire un tort -irréparable. Je ne vous ai pas offensée; mes intentions, je le répète, -étaient parfaitement innocentes. Si vous vous obstinez à vous plaindre -de moi, je vais quitter cette maison à la minute, et je ne vois pas ce -que vous y pouvez gagner. Gardez-moi le secret, je reste et je paye -votre silence au prix que vous fixerez vous-même.» - -Le diable soit de la bégueule! Elle se remit à piailler de plus belle, -si bien que je finis par lui tourner le dos. La nuit porte conseil, si -l’on en croit le proverbe, mais cette nuit orageuse, injuste et -vexatoire, ne m’avait rien conseillé du tout. Je sortis de la maison -avant le réveil de mon oncle et j’allai prendre un bain. Rien d’honnête -et de confortable comme un bain de province où l’on trouve des visages -ravis, des serviteurs empressés et du linge blanc à discrétion. Aussi je -me demande encore pourquoi les provinciaux ne se baignent pas plus -souvent. - -Bien lavé, bien reposé et même un peu calmé, je fis une promenade autour -de la ville pour tuer le temps jusqu’au déjeuner. Mais le temps se -défendait; il me sembla que je n’attraperais jamais dix heures. Je -tordis le cou à un poulet froid, escorté de six côtelettes. Les -côtelettes sont si petites et si tendres dans cette Bretagne de -bénédiction! Le café, le cognac et les cigares abrégèrent un peu ce long -jour. J’étais caché dans le petit salon du meilleur cabaret de la ville. -Un garçon m’apporta l’_Impartial de l’Ille-et-Vilaine_, et je frémis en -voyant que c’était le numéro du jour. Il me semblait que mon aventure -devait être affichée dans les feuilles publiques, et je pensais déjà à -pourfendre l’infortuné Kérangal, journaliste gagiste de la préfecture. -Trois ou quatre individus pénétrèrent successivement dans ma retraite. -Je sondai le regard des arrivants, pour m’assurer qu’ils n’avaient pas -entendu parler de cette malheureuse affaire. Grâce à Dieu, je ne surpris -aucun signe alarmant. Vers trois heures, je vis passer deux officiers -d’infanterie dont l’un avait été au collége avec moi. On renoua -connaissance, ces messieurs m’entraînèrent à leur café; la bière et le -billard nous conduisirent jusqu’à cinq heures. Je leur offrais -l’absinthe et j’allais les suivre à leur pension lorsque mon oncle -Boblé, hors d’haleine et le chapeau rejeté en arrière, fit invasion dans -le billard: «Enfin! dit-il en me prenant au collet, je te tiens, -garnement. Il y a sept bonnes heures que je bats le pavé de Rennes à ta -poursuite. Prends congé de ces messieurs et viens avec moi: ta tante a -manqué deux offices; elle veut absolument te parler.» - -Je compris que l’infâme Margot avait exécuté ses menaces. Mais la colère -du cher oncle était moins grosse que je n’avais pensé: je le suivis. - -Lorsqu’il me tint seul à seul, dans la rue, son front se rembrunit un -peu: - -«Mon cher Renaud, me dit-il, je n’ai pas le droit de te gronder en mon -nom. Lorsque j’avais ton âge!... mais il ne s’agit pas de moi. Tu as -fait beaucoup de peine à ta tante. C’est une femme qui n’entend pas -raison sur les principes. Je t’avais prévenu, mais la jeunesse, le -punch, l’occasion... Ne réponds pas! je sais tout ce que l’on peut dire -en ta faveur, et je l’ai dit. Cette fille est une sotte d’avoir parlé; -je crois qu’elle l’a fait pour relever son crédit qui chancelle. Ma -femme la soupçonne de donner des rendez-vous au garçon de notre boucher. -Comprends-tu maintenant pourquoi tu l’as trouvée si farouche? Ton plus -grand tort, à toi, c’est d’avoir déserté la maison sans prendre congé de -ma femme. Elle t’aurait saboulé, c’est certain, mais tu n’en serais pas -mort. Nous avons tous nos petits défauts, mon garçon: tu es pour le beau -sexe, Aglaé en tient pour la morale. Elle prêche avec délices: pourquoi -refuserais-tu de l’écouter un peu? Tu n’as pas vu souvent un sermon -découler d’une si jolie bouche. Pas de façons, mordieu! viens dîner. -Nous avons quatre amis; tu es sûr qu’on ne te mettra pas en affront -devant le monde. Après le café, nous allons au Casino sans toi; Aglaé te -garde au salon, elle monte sur ses grands chevaux; laisse-la dire! Tu ne -reverras point Margot, à moins de courir après elle. On a porté ses -nippes dans une chambre du grenier et c’est Florent qui nous sert à -table. En avant, marche, mauvais sujet!» - -Je me laissai convaincre et je revins avec lui. Mais comment vous dire -le reste? - -Le dîner fut excellent, comme toujours. Les convives étaient de vieux -amis de mon oncle; on babilla tant qu’on put, et je me serais diverti -comme un fou, si les yeux de ma tante ne m’avaient jeté quatre ou cinq -douches. - -On finit par me laisser seul avec elle, et un tremblement salutaire me -saisit. Elle m’invita à la suivre dans sa chambre, craignant sans doute -de scandaliser ses douze ancêtres par le récit de mes méfaits. Je la -suivis, l’oreille basse. Sa chambre me parut bien sévère, mais d’un goût -exquis: satin mauve et guipure. Elle-même, pour prêcher, s’était fait -une toilette demi-montante qui symbolisait assez bien la réconciliation -du ciel avec la terre. Ses mains étaient belles et son pied charmant; -c’est une justice à lui rendre. Je crois vous avoir dit qu’elle avait la -taille noble et riche, et le plus beau visage qu’on pût rêver; tout cela -gâté de temps en temps par une expression trop sévère. Rien n’était plus -séduisant que sa voix fraîche, bien timbrée, et par instants profonde. - -Elle prêcha d’abord sur la colère de Dieu et les peines éternelles -réservées aux jolis garçons qui se commettent avec d’ignobles servantes. -Elle indiqua d’un tour de phrase à la fois sévère et gracieux que -l’homme doit viser haut (_sursum corda_!) et ne pas chercher à ses pieds -des satisfactions indignes. Le troisième point roula tout entier sur -l’ineffable miséricorde des saints et des anges qui prennent dans leurs -bras le pécheur repenti et le transportent jusqu’au septième ciel. - -Aglaé! vous étiez un ange, et le septième ciel n’était pas loin. A -partir de ce sermon, je vécus trois bons mois dans la maison du cher -oncle, et mon cœur s’y meubla de sentiments pieux qui n’en sortiront -qu’avec la vie. Ma tante paraissait réellement heureuse; quant au cher -M. Boblé, il disait tous les soirs à ses amis du cercle que mon séjour -chez lui rajeunissait jusqu’aux pierres de la maison. - -Mais un ordre du ministre me dirigea vers la Vera-Cruz et j’y fis une -station de deux années. En mon absence, la belle tante accoucha d’un -garçon, d’un superbe garçon, ma foi! qui me rafla sans y penser -vingt-cinq mille livres de rente. Avec une centaine de francs que -j’avais laissés aux domestiques, c’est tout ce que m’a coûté la chambre -d’ami. - - - - -CHASSE ALLEMANDE. - - -J’ai cru longtemps qu’il fallait être au moins millionnaire et baron -pour chasser en battue et tuer cent lièvres en un jour. Mon imagination, -aidée par la lecture, se figurait un peuple de vassaux frappant la -plaine à coups de trique et poussant les victimes jusque sous le plomb -du seigneur. On m’eût fort étonné, et vous aussi, peut-être, en me -disant que les simples vilains du pays de Bade, en l’an de grâce 1864, -se régalaient parfois d’une hécatombe féodale, et même... y gagnaient de -l’argent. - -Voilà pourtant ce que j’ai vu hier, et je commence par déclarer que je -suis revenu presque bredouille, pour qu’il vous soit démontré que je -parle en touriste et non en chasseur. - -Le rendez-vous était à Strasbourg, place Gutenberg, sept heures du -matin. Je montai, moi sixième, dans un omnibus à volonté, qui partit -lestement, traversa le vieux Rhin chargé de glaces et nous conduisit en -moins de deux heures à la petite ville de ***. En été, dans la saison de -Bade, cette large vallée du Rhin présente le spectacle d’une fertilité -affadissante. La terre molle, humide, noirâtre, sans aucune pierre, m’a -toujours fait l’effet d’un plat de viande désossée et trop succulente. -Il y vient de grosses récoltes plantureuses et bêtes, qui semblent -écœurées de croître sans effort, et plongent leurs racines dans la -mangeoire avec un visible dégoût. Mais au mois de janvier, par ce joli -vent du nord qui vous soude la barbe à la moustache, le sol de la vallée -se crispe, se roidit et se ragaillardit. Les sillons dessinent sous la -neige une arête nerveuse, les ruisseaux de chocolat se cachent sous des -cristaux de glace étincelante; les grands benêts d’enfants à la culotte -trop courte et trop montante, trébuchent avec une certaine désinvolture -et se cassent le nez d’un air presque malin. Les charrettes à timon, -attelées d’un seul cheval sous verge, transportent sous leur bâche -argentée des choses mystérieuses; les maisons de torchis, badigeonnées -en vert ou en rose, ouvrent sur le passant de petits yeux spirituels. -Que vous dirai-je encore? Le cigare de chou et la pipe de porcelaine -exhalent en cette saison une manière de parfum. - -Une énorme soupe à la farine nous attendait sur table à l’auberge du -digne papa Knoblauch. C’est tout à fait gracieux, au mois de janvier, -ces auberges allemandes. Le long poêle de fonte en forme de colonne est -bourré comme un canon. La quenouille de la blonde Gretchen est décorée -d’un ruban neuf. La grande boîte à musique, auprès de la porte, s’est -enrichie de quelques nouveaux airs, pour ses étrennes. La grive et le -chardonneret, emprisonnés dans un angle de la salle, essayent de temps à -autre un demi-gloussement: peut-être qu’en voyant les nuages des pipes, -ces exilés repensent aux nuages du ciel. O la douce chaleur et les fines -émanations de fromage salé! Le canon des fusils se couvre de buée et le -cœur des hommes s’épanouit. - -Quelques chasseurs indigènes étaient arrivés avant nous. Bonnes et -honnêtes figures, où les malices de l’enfer ne dessineront jamais aucun -pli. Je ne sais rien de tel qu’une conscience pure et douze choppes de -bière tous les soirs, pour éclaircir la physionomie d’un homme. En voici -d’autres, j’entends d’autres épreuves du même modèle: il en arrive -beaucoup; il en arrive assez, il en arrive presque trop, car l’auberge -est pleine. Impossible de faire entrer le respectable bourgmestre, -orgueil de la commune. C’est lui qu’on montre aux étrangers, avec le -brigadier de la gendarmerie, parce qu’ils pèsent trois cent dix kilos, -entre eux deux. - -Mais la soupe est mangée et les côtelettes aussi, et pareillement la -bouillie de pommes de terre. Dix heures sonnent: en chasse! On sort -tranquillement, en bon ordre, à l’allemande; on défile un à un, le long -du mur du cimetière et l’on va s’échelonner sur la route voisine. Déjà -quarante rabatteurs se profilent à l’horizon. La route est garnie de -tireurs, les flancs bien gardés; y sommes-nous? Oui! Un coup de corne -donne le signal, et les traqueurs se mettent en branle. - -Les lièvres d’Allemagne sont assez grands en toute saison, mais à la -neige ils paraissent immenses. Lorsqu’ils se précipitent sur vous, les -oreilles droites, dessinant leur corps effilé sur un fond blanc, on -dirait des fantômes de lièvres. Pauvres bêtes! Il ne faut qu’un coup -bien ajusté pour les rendre fantômes parfaits. - -Homère avait étudié toutes les façons de mourir en usage chez les -guerriers de son temps. Démalion est frappé à la tempe; il a le crâne -rompu et la cervelle écrasée; Polydore, percé au milieu du dos, tombe à -genoux et reçoit ses entrailles dans ses mains étendues; Deucalion est -décapité d’un seul coup par le glaive d’Achille: la moelle s’échappe des -vertèbres et le tronc roule dans la poussière. Il faut avoir chassé le -lièvre en battue pour savoir combien ce malheureux animal est varié dans -ses façons de mourir. Tantôt il saute en l’air, tantôt il tourne cinq ou -six fois sur lui-même, tantôt il se roule en manchon. S’il a les reins -brisés, il rampe sur l’avant-train en poussant des clameurs déchirantes. -Quelquefois il emporte le plomb d’un air si délibéré que vous vous -accusez de maladresse. Mais au bout de cent pas il s’arrête comme pour -se consulter: «Qu’ai-je donc? Serais-je blessé? Miséricorde! c’est bien -pis: je suis mort.» En effet, il bat la neige des quatre pieds et ne se -relève plus. Quelquefois il reste sur le coup, attend qu’on vienne le -prendre, et s’enfuit grand’erre au bois voisin. Quelquefois il s’assied, -vous regarde, secoue la tête deux ou trois fois et tombe à la renverse. - -Cette tuerie serait assez triste au fond, si l’on avait le temps d’y -penser; mais le chasseur n’y pense jamais. Il tue naïvement avec une -joie sincère, comme le divin Achille lorsque Démalion, Deucalion et -Polydore, fils de Priam, tombaient l’un après l’autre sous ses coups. -J’ai vu des hommes doux, cultivés, instruits, savants même, casser la -crosse de leur fusil sur la tête d’un chevreuil en poussant des cris -farouches. Ils ne sentaient pourtant aucune haine contre cet innocent à -quatre pieds; ils n’ignoraient pas que leurs coups de crosse faisaient -souffrir un système nerveux assez semblable au nôtre. Mais la chasse est -l’image de la guerre. Comme la guerre, elle fait craquer la légère -couche de vernis dont la civilisation nous a revêtus, et l’homme sauvage -reparaît. - -La commune de ***, s’étend sur une superficie de 3000 hectares -comprenant des bois, des plaines labourées et quelques-uns de ces -terrains marécageux, qu’on appelle assez improprement les îles du Rhin. -Les locataires de la chasse ont là du chevreuil, du lièvre, du faisan, -de la perdrix et toute espèce de gibier d’eau; mais hier on ne tirait -que le lièvre. A quatre heures du soir, une charrette vint prendre cent -vingt-trois grands cadavres, dont le moindre pesait quatre kilogrammes. -Les gardes retourneront aujourd’hui sur le champ de bataille et -relèveront sans nul doute une quinzaine de corps. Nous avons donc tué, -en cinq heures, cinq à six cents kilogrammes de viande. Je déduis une -heure perdue autour d’un tonnelet de bière et d’un chaudron de saucisses -à l’ail. - -Quand on pense qu’il y a des cantons en Provence, et même en Champagne, -où le lièvre est devenu un animal fabuleux! Les grands propriétaires le -courent à cheval, lorsqu’ils sont assez heureux pour en détourner un; -ils font venir des chiens anglais plus vites que la foudre. Un lièvre -forcé s’empaille et se conserve sous verre; les curieux accourent de six -lieues pour le voir. - -J’ai demandé aux chasseurs de *** ce qu’ils dépensaient, bon an, mal an, -pour ces massacres pantagruéliques. - -«Mais rien du tout, m’ont-ils répondu. Tout ce que nous abattons -maintenant est bénéfice net. La primeur, c’est-à-dire l’ouverture, a -couvert tous les frais: nous jouons sur le velours. - -«Trois Français de Strasbourg et sept indigènes de *** se sont associés -pour prendre la chasse de la commune. Ils payent 300 florins par année, -un peu plus de 600 francs, soit vingt centimes par hectare. Tout le -gibier qui se tue dans la saison est vendu d’avance à un marchand. Six -cents perdreaux, ou deux cents lièvres, ou cent-vingt faisans, ou -vingt-cinq chevreuils suffisent pour payer la redevance. Restent les -frais de garde à couvrir et le salaire des rabatteurs; après quoi, on -gagne de l’argent. Dans les mauvaises années, on ne fait pas de -bénéfice, mais on noue les deux bouts et l’on s’est amusé pour rien. - ---Vous êtes bien heureux! - ---Vous trouvez? Alors dites-moi comment les Français, qui ont tant -d’esprit, ne suivent pas notre exemple? Pourquoi les propriétaires de -votre pays ne s’associent-ils pas pour vendre le droit de chasse au -profit de la commune? Un revenu de 600 francs n’est pas à mépriser: -c’est la gratuité de l’école primaire. Pourquoi les chasseurs ne -s’entendent-ils pas à leur tour pour prendre à ferme l’exploitation de -la chasse, pour payer le salaire d’un ou deux gardes, et protéger le -gibier contre le braconnage? Nos lièvres ne font pas une portée de plus -que les vôtres; nos perdrix et nos poules faisanes ne couvent pas deux -fois l’an; nos chèvres n’ont jamais été des mères gigognes. Si nous -avons dix fois plus de gibier que vous, c’est que nous prenons des -mesures contre le gaspillage et la destruction. La prévoyance, monsieur, -la prévoyance!» - -Je ne voulus pas en entendre davantage et je tournai le dos à cet -imbécile. Que diable demande-t-il là? Si nous étions prévoyants, nous ne -serions plus Français. - - - - -L’INSPECTION GÉNÉRALE. - - -A MADAME LA COMTESSE DE V., AU MANOIR DE K., COMMUNE DE PONT-L’ABBÉ -(FINISTÈRE). - - -I - -Loutreville, 20 juillet 1864. - -Ah! ma chère Amélie! Que la guerre est une belle chose! et que le -général Ségart est un homme charmant! J’en suis folle depuis deux jours, -mais folle à lier. Je l’ai déclaré à mon mari, qui s’est moqué de moi, -selon sa détestable habitude. Ce gros sceptique d’Adolphe prétend que -c’est ma sixième _toquade_ de l’année: il les inscrit l’une après -l’autre; c’est révoltant! D’abord je n’admets pas qu’on traite de -toquade mon enthousiasme pour Octave Feuillet que je n’ai jamais vu! ni -mon idolâtrie pour M. Pasteur, car je l’ai vu! ni ma vénération presque -filiale pour ce cher abbé Grimblot, de Notre-Dame, qui a de si adorables -mains! ni mon fanatisme pour ce sublime M. Harris, le dieu de -l’homœopathie, qui m’a guérie de quatorze ou quinze angines, plus -couenneuses les unes que les autres, dont j’étais menacée! J’adore les -petits plombs de la rue de la Michodière et les éclairs de la rue -Castiglione; le souvenir de certains pâtés aux huîtres me fait rêver -quelquefois une demi-journée; il y a telle forme de chapeau, tel -arrangement de coiffure, telle coupe de manteau qui me ravit, qui -m’enivre, qui me transporte, qui fait bondir mon cœur hors du corset: où -est le mal? Toutes les femmes ne sont-elles pas comme moi? En -sommes-nous moins fidèles à nos maris, moins dévouées à nos enfants, -moins ferventes dans nos prières à Dieu? Je me ferais hacher en mille -morceaux pour la princesse de M., qui ne me connaît pas et à qui je n’ai -jamais été présentée: à peine si nous allons six fois par an dans le -même monde. Adolphe pour cela m’appelle cocodette; il tourne en ridicule -un enthousiasme si juste et si naturel. Est-ce ma faute, à moi, si je ne -suis ni aveugle, ni sotte, et s’il m’est impossible de contempler sans -frénésie la plus radieuse incarnation du _chic_ sur la terre? Le _chic_! -Amélie, mon cher ange, tu me comprends; je poursuis. - -Tous nos journaux, la _Vigie_, le _Conciliateur_ et le _Messager_ -avaient annoncé l’arrivée du général inspecteur pour avant-hier lundi. -On savait que les manœuvres auraient lieu aux portes de Loutreville, sur -le champ de bataille, et que le public y pourrait assister. Il y a si -peu de distractions au château jusqu’à l’ouverture de la chasse, que mon -cher Adolphe ne pouvait décemment me refuser ce spectacle-là. Nous -sommes installés chez notre vieil oncle, le chevalier de Porpiquet, qui -a cette fameuse cave et cette divine cuisinière. Quels dîners, chère -amie, et quels luncheons! La nature a créé les oncles et les tantes -comme les poulardes et les chapons, pour nourrir délicieusement nos -jolies petites bouches! - -Le général était attendu par le train de huit heures: dès cinq heures du -matin, il y eut foule autour de la gare; le colonel du 104e y vint à -sept heures avec les officiers supérieurs, les comptables, l’état-major, -et tous les officiers du régiment. On les fit entrer dans la gare, et -nous aussi: Adolphe est administrateur de la compagnie. La femme du -sous-chef nous offrit un amour de fenêtre d’où l’on voit et l’on entend -tout ce qu’on veut. - -Le colonel Briquet se promenait sous nos yeux, en fumant; ses officiers -fumaient aussi; il causait avec eux familièrement, comme un camarade. -«Mes enfants, vous connaissez tous le général Ségart, un brave, mais un -bavard, un vaniteux, une grosse caisse. Il s’est assez bien montré en -Afrique et en Italie; mais comme théoricien, il est coté. Avec tout ça, -il ne s’agit pas de le prendre à rebrousse poil, puisqu’il représente le -ministre de la guerre. On sait ce qu’il faut pour l’amadouer: c’est une -espèce de déférence, de... comment dirai-je? de respect, manifesté sous -la forme la plus engageante. Vous entendez bien? Libre à vous de le -juger et même de le blaguer si ça vous amuse, mais tant qu’il sera là, -comme il est un peu sur l’œil, sachons nous conformer à la circonstance. -Et allez donc!» On applaudit à ce discours par un joyeux éclat de rire. - -Mais au coup de sifflet qui annonçait l’arrivée du train, le colonel -reprit son air d’autorité, jeta son cigare à dix pas, et s’écria d’un -ton de commandement: «Messieurs! Rappelez-vous les instructions que je -vous ai données; placez-vous par rang de préséance à ma droite et à ma -gauche, et suivez-moi!» - -Le train s’arrêta; le général, suivi d’un seul aide de camp, ouvrit la -portière et sauta lestement sur le quai. Il est grand, svelte et -puissant comme un chevalier du moyen âge; l’œil noir, la moustache et -les cheveux gris de fer; un peu trop de couleur au nez et aux pommettes. -Mais la noble physionomie et la magnifique prestance! Son petit aide de -camp avait l’air d’une sauterelle au pied d’un chêne. - -Le colonel s’élança vers lui, laissant ses inférieurs à trois pas en -arrière. Ce pauvre colonel Briquet! Je n’oublierai jamais l’intonation -suave, sentimentale, idéale dont il accentua son premier mot: «mon -Zénéral!» Je le verrai toujours à demi-prosterné, le shako sous le bras, -exprimant par tous les plis de son visage l’intention d’être agréable; -manifestant la souplesse de son esprit dans toutes les articulations de -son corps. - -J’ai remarqué ce jour-là un contraste assez bizarre; tu l’expliqueras si -tu peux. En présence d’un grand chef, qui tient l’avancement dans sa -main, les militaires de tout rang éprouvent tous à la fois un vif désir -de plaire, mais ils ne l’expriment pas de la même façon. Un colonel -salue en courbette, un simple capitaine rapproche les talons et se tient -coi. L’un et l’autre disent au général: vous êtes un grand homme et je -vous admire passionnément; mais l’un traduit sa pensée par des -ondulations pleines de grâce, l’autre par une roideur du goût le plus -austère. Le seigneur du régiment frétille, babille et fait tous les -frais; les vassaux ne se permettent d’autre mouvement que l’immobilité, -d’autre langage que le silence. Pourquoi? - -Le général a écouté sa petite harangue; il lui a tendu la main avec une -cordialité sublime. «Colonel, lui a-t-il dit, vous êtes bien bon! vous -êtes trop bon! Je suis très-sensible! Il ne fallait pas vous déranger.» -Je crois pourtant que, si l’on ne s’était pas dérangé on en aurait vu de -grises. Puis, jetant un coup d’œil sur le groupe des officiers: «Rien -qu’à vous voir ici, mon inspection est à moitié faite. Je sais ce qui -m’attend, et tout le bien que je devrai dire à l’Empereur de votre brave -régiment!» - -En terminant la phrase, il leva la tête, m’aperçut à la fenêtre et -exprima par un sourire sans affectation mais non sans grâce que ma -figure chiffonnée ne lui avait pas fait peur. Il a des dents superbes. -Je suis sûre qu’il ne fume pas des cigares d’un sou, comme ce pauvre -colonel Briquet. - -«Colonel! reprit-il à haute et intelligible voix, j’ai choisi pour ma -résidence l’hôtel d’Europe. Voulez-vous me faire l’honneur de me montrer -le chemin?» - -L’hôtel d’Europe est sur la promenade des Ormes, à deux pas de la maison -de notre oncle. Depuis hier matin, l’autorité militaire a fait poser -deux guérites devant la porte cochère. En retournant chez nous, nous -avons suivi d’un peu loin, sans affectation, le cortége du général. - -Les officiers l’ont mis à l’hôtel, et, pour être bien sûrs que personne -ne viendrait le leur prendre on a voulu le faire garder par un -détachement de 50 hommes d’élite, commandés par un capitaine, un -lieutenant et deux tambours. Mais il n’a pas voulu déranger tant de -monde. Il a dit au capitaine de renvoyer le piquet en laissant dans le -poste voisin quelques sentinelles de rechange. - -Il est poli comme un prince. Le long de son chemin, toutes les fois -qu’un bourgeois ou un homme du peuple saluait ses grosses épaulettes, il -se retournait à demi, arrondissait le bras, et rendait un salut -impérial. - -Avant de monter à son appartement, il a échangé plus de dix coups de -chapeau avec la population de Loutreville. Le colonel est venu lui -demander tout bas à quelle heure il daignerait recevoir le corps -d’officiers?--Colonel, a-t-il répondu, je ne veux pas déplacer ces -messieurs une seconde fois: nous nous verrons au grand soleil, en pleine -manœuvre. Vous me les présenterez sur le Champ-de-Bataille!» Il a -ajouté, d’une voix qui remplissait la ville: «Mon plan d’inspection est -tout fait; depuis douze ans que je remplis les fonctions d’inspecteur -général, j’ai acquis le maniement des hommes et des choses. Vous savez -tous, messieurs, que rien ne m’échappe, ni l’ensemble, ni le détail. -Dans la partie militaire, j’ai fait mes preuves. Quant à la partie -administrative, c’est différent: j’ai prouvé que je n’y craignais -personne. A tantôt!» - -J’ai entendu le colonel qui disait à ses officiers, en passant sous les -fenêtres de mon oncle: «Il commencera par sa revue d’ensemble, à une -heure et demie, après le dîner des habitants. Dès aujourd’hui, c’est lui -qui commande toutes les forces de terre et de mer; vous avez pu le -juger, c’est une vieille culotte de peau sans tête ni bras, mais -n’oublions pas qu’il a droit à tous nos respects et toute notre -obéissance!» - - -II - -Le général a permis gracieusement que toute la population assistât à ses -manœuvres. Pour ne pas être en reste, le maire a fait transporter sur le -champ de bataille toutes les chaises de la promenade des Ormes et -jusqu’aux banquettes rouges du palais municipal. Les quatre premiers -rangs sont expressément réservés aux dames; Adolphe boude un peu, mais -tant pis! je suis avec Julie, avec Anna, et la tante Séraphine, et les -trois petites sauvagesses du Port-neuf, noyées dans la mousseline comme -des mouches dans du lait. Moi, j’ai mon habit d’incroyable en piqué -anglais cendre de roses, garni de galons de laine noire; cinq rangs de -galons au bas, boutons de buffle noir; manches collantes à revers, -ceinture au parfait contentement. Pour cravate, un flot de mousseline; -j’ai supprimé le fichu menteur qui paraîtrait un peu _costume_ aux yeux -des provinciaux. Chapeau conventionnel, baissant sur le front, entouré -d’une écharpe de tulle nouant par derrière; souliers Louis XVI à talons -hauts et bouffettes sur le cou-de-pied; inutile d’ajouter que j’_épate_ -toujours Loutreville par la longueur de mes gants de Suède sans boutons. -Adolphe ne s’est pas encore décidé à me permettre la petite canne à -pomme d’or, mais il y viendra: je compte sur les bains de mer pour lui -faire entendre raison. - -Dès une heure moins un quart, il ne restait plus une chaise vacante; -toute la ville avait dîné en deux temps, même nous, au grand désespoir -de Marton et du bon oncle. Le régiment, colonel en tête, arriva pour une -heure et quart, tout le monde attendit patiemment le général jusqu’à -trois heures. Il est à remarquer que le militaire attend volontiers. -Ainsi, je voyais hier matin sur la place des Ormes, des groupes de dix à -douze officiers stationner héroïquement deux heures de suite, tandis -qu’un autre groupe, introduit dans l’hôtel, écoutait les discours et les -récits du général. Je n’aurais pas cette vertu-là, ni toi non plus, et -voilà probablement pourquoi les femmes sont exclues de l’armée. - -Le général monta à cheval à trois heures moins un quart. On lui avait -recruté, non sans peine, un brillant état-major: la ville a toujours -manqué de cavalerie. Il a fallu convoquer extraordinairement tout ce -qu’il y avait d’officiers et de soldats montés dans la garnison: -commandant d’artillerie, capitaine d’artillerie, commandant du génie, -gendarmes à cheval, etc., etc. Les chasseurs du piquet d’ordonnance -arrivaient de l’autre bout du monde; ils ont fait vingt-cinq lieues pour -venir escorter le général. Je dois avouer d’ailleurs que tous ces -uniformes mélangés faisaient un très-joli coup d’œil; il n’y manquait -que des cent-gardes. Mais on ne peut pas tout avoir. - -On dit que le cortége a fait un petit détour pour avoir à traverser la -place Condé. Le général a salué noblement la statue en criant à son -escorte: «Chapeau bas, messieurs! le présent ne déroge point en rendant -hommage au passé!» Je comprends qu’un tel homme ait voulu donner un -petit bonjour au vainqueur de Rocroi. Il y a encore un bon fond de -camaraderie, dans notre armée. M. de Bontoux, le commandant -d’artillerie, prétend que le général avait l’air de dire à Condé: -«Tiens-toi bien!» Mais M. de Bontoux est une mauvaise langue; il n’aura -plus d’avancement. - -Le régiment était en bataille. On n’avait pas écarté la foule. Seulement -quelques éclaireurs se prolongeaient de distance en distance pour -séparer la ligne des troupes de la ligne formée par le public. Tout à -coup, un clairon posté à 300 mètres en avant de la place, annonça -l’arrivée du cortége. Aussitôt le colonel, les chefs de bataillon, les -capitaines coururent de la droite à la gauche en criant: immobiles! -immobiles! Le cortége paraît au loin: le colonel bondit sur son cheval. -«A vos places, messieurs, à vos places!» Il pique des deux, court -au-devant du général, s’arrête à distance respectueuse, salue de l’épée, -salue du cheval, salue de toutes les ondulations de son corps. Au même -instant les officiers montés du régiment quittent l’escorte au grand -galop et viennent prendre leur place de bataille. Les tambours -rappellent, la troupe porte les armes, le général ralentit le pas et -s’arrête, juste devant nous, à la droite du régiment. Il s’appuie sur la -jambe droite et son cheval piaffe du pied gauche. Dieu! ma chère, qu’il -était beau, les coudes plus haut que les mains, tenant les rênes du bout -des doigts, et souriant d’un air aimable à ta très-humble servante! -Occuper l’attention d’un homme qui en fait marcher deux mille autres, et -qui traite les lieutenants, nos beaux valseurs de l’été dernier, comme -des collégiens en classe! Ne te moque pas trop; c’est un joli succès. Il -fit passer les rênes dans la main gauche, son cheval piaffa du pied -droit. Il vint saluer le drapeau; le drapeau s’inclina devant lui. Tu -sais si j’aime mon mari, chère Amélie, et je connais tes sentiments pour -M. de V...; nous avons trop de religion pour ne pas les adorer jusqu’à -la mort et pour nous permettre une pensée qui ne soit pas à leur -adresse; mais enfin nos maris pourraient bien s’incliner jusqu’à terre -devant le drapeau de la France sans qu’il songeât seulement à leur -rendre le salut! - -Le général a pris un petit galop de manége, et passé fièrement devant le -front des troupes. La musique jouait l’air national; toutes ces dames -avaient les larmes aux yeux. Il est revenu sur ses pas, toujours du même -train, en saluant la foule. Son regard d’aigle semblait plonger dans le -peuple de Loutreville, et pourtant je n’ai pas senti la moindre -inquiétude. J’étais sûre que dans toute cette assemblée personne ne lui -plairait autant que moi. - -En effet, c’est devant moi qu’il a mis pied à terre, avec une -désinvolture angélique. Il a fait savoir au colonel qu’il était prêt -pour la présentation des officiers. Ces messieurs ont fait le cercle, en -grande tenue, immobiles, sabre au poing, et pourtant, permets-moi ce -blasphème! ils avaient l’air de petits garçons autour de lui. Il s’est -tourné vers moi, il a relevé sa belle moustache, et leur a dit d’une -voix qui franchissait le cercle et semblait s’adresser à nous: -«Messieurs, tous les ans vous recevez la visite d’un inspecteur général. -Cette année, j’ose dire, sans crainte d’être démenti, que l’Empereur -vous a envoyé un inspecteur exceptionnel. L’inspection que je viens de -commencer n’est pas une inspection en l’air; c’est une inspection -sérieuse, définitive, qui m’a déjà permis de vous juger à fond. Rien -qu’à vous voir dans vos rangs, sous les armes, j’ai compris tout ce que -la France était en droit d’espérer de vous. Oui, messieurs, le pays, -l’Empereur, l’Europe contemple et apprécie par mes yeux votre beau et -brave régiment. Vive l’Empereur!» - -Non-seulement les officiers et les soldats répétèrent ce cri -patriotique, mais... que veux-tu? Il avait eu l’air de s’adresser à moi; -j’étais électrisée! J’oubliai que le pauvre Adolphe est ou croit être -légitimiste, et mes voisines, sans prendre le temps de s’étonner, -jetèrent leurs mouchoirs en l’air et firent chorus avec moi. Adolphe -n’est pas trop content. Son élection au conseil général a manqué cette -année par l’influence du préfet; on va dire qu’il désarme, qu’il tourne, -qu’il demande grâce, mais tant pis! Je ne serais pas femme, si je -résistais à un premier mouvement. - -Mon général a été sensible à ma petite concession. Il m’en a récompensée -avec une délicatesse et une spontanéité dont je te fais juge. Le moment -était venu d’examiner en détail je ne sais quelles catégories d’hommes, -des engagés volontaires, des jeunes soldats, des caporaux nouvellement -promus, des sous-officiers cassés, des soldats qui demandaient à se -réengager, d’autres qui voulaient quitter le corps. Au lieu d’aller -chercher tous ces gens-là, il les a fait comparaître devant lui, et -devant nous, sans quitter sa place. Grâce à lui, je n’ai pas perdu un -détail. Au bout d’une heure ou deux, il a cru s’apercevoir que -j’étouffais un bâillement: vite, il a mandé le colonel Briquet qui se -tenait à l’écart. «Colonel! s’est-il écrié, à quoi pensez-vous? Que -devient la galanterie française? Vous ne devinez pas que ces dames -s’ennuient? Allons! faites avancer votre musique et régalez-nous de -quelques jolis morceaux!» - -Jamais la musique du 104e n’avait été si bonne. Je comprends qu’on se -surpasse soi-même pour mériter les éloges de cet homme-là! - -Après l’inspection des catégories, il a fait, toujours devant moi, ce -qu’on appelle la revue de détail. On est venu lui présenter -successivement les effets de chaque homme, avec le livret indiquant la -masse. Comme il est sûr de lui-même! Quelle connaissance approfondie du -métier des armes! «Capitaine! dit-il, à un commandant de compagnie, -comment s’appelle cet homme?» Le capitaine étonné, interdit, balbutie et -ne répond pas. «Eh capitaine! je ne fais que d’arriver, moi, et je -connais vos hommes par leurs noms et prénoms, mieux que vous! J’espère -que vous n’oublierez pas le nom de Pacot (Pierre-François) maintenant -que vous le tenez de ma bouche!» C’est du César, ni plus ni moins. M. de -Bontoux prétend qu’il avait lu le nom écrit en grosses lettres bâtardes -sur le livret de l’homme; mais ces artilleurs ne croient à rien. On ne -brûlera donc jamais l’école polytechnique? - -La journée a fini par un défilé sublime. Il est remonté à cheval; son -escorte s’est reformée à quelques pas en arrière et toutes les -compagnies de tous les bataillons ont passé devant lui, l’une après -l’autre, dans l’ordre le plus imposant. Les officiers le saluaient de -l’épée, il saluait les officiers; le drapeau l’a salué, il a salué le -drapeau, et quand tous les saluts ont été finis, il nous a saluées avec -la grâce la plus noble et il est parti d’un galop furieux suivi de son -escorte. Les carreaux de la ville tremblaient; les cœurs aussi. - - -III - -Hier, ma chère enfant, j’ai compris la gloire. - -Le rendez-vous était au même endroit, nous avions fait retenir nos mêmes -places. La seule différence, c’est que je n’ai pas dîné du tout, malgré -les instances d’Adolphe et du pauvre oncle. J’avais l’estomac serré, -comme il arrive aux enfants qu’on va mener au spectacle. - -Son premier regard fut pour moi: il semblait me remercier de mon -exactitude. Il repassa les troupes en revue et se promena longtemps sur -le front de bataille. Quatre chasseurs à cheval marchaient devant lui, -le pistolet au poing, prêts à brûler la cervelle au premier insolent qui -manquerait de respect à mon cher grand homme. Mais bientôt il revint à -moi, fit assembler devant nous les officiers, sous-officiers et -caporaux, et leur dit en lorgnant ma capote blanche. - -«C’est aujourd’hui, messieurs, que je dois constater votre instruction -pratique. Un inspecteur à la douzaine, comme la France en a trop, -malheureusement, perdait une journée à vous questionner l’un après -l’autre: je ne suis pas de cette école-là, Dieu merci! Je sais que la -théorie vous est familière; vous la possédez tous sur le bout du doigt, -je m’en suis assuré d’un seul coup d’œil. Ce qui vous manque un peu, -c’est l’application sur le terrain, devant l’ennemi: voilà ce que je -veux vous inculquer. Vous ne sauriez l’apprendre à meilleure école; j’ai -fait mes preuves, j’ai travaillé sur le vif; tous les ennemis de la -France connaissent la moustache du général Ségart. C’est pourquoi je ne -m’amuserai pas à vous faire exécuter des manœuvres élémentaires, des -maniements d’armes connus de vos plus jeunes soldats. Je veux, avec la -permission de ces jolies dames, que vous fassiez parler la poudre, -suivant l’expression pittoresque des Arabes. Il s’agit de donner à la -fleur de la population Loutrevillaise le spectacle de la guerre! Vos -hommes ont des cartouches, colonel?» - -A ces mots, mes voisines ont pris peur, et j’ai cru que les premiers -rangs de fauteuils se débandaient honteusement avant la guerre. Mais -j’avais du courage pour mille et j’en ai distribué tout autour de moi. -Je ne me rappelle pas mot à mot ce que j’ai dit, mais ces messieurs -m’ont entendue, et il paraît que j’ai été superbe. Double succès, ma -chérie, car il faut te dire que ma toilette avait déjà suscité un cri -d’admiration. - -Figure-toi une robe de foulard blanc, retroussée par devant sur un -dessous de taffetas bleu de ciel, et allongée en queue par derrière; le -tout garni d’un petit volant surmonté d’un entre-deux de blonde posé sur -un ruban bleu. La casaque pareille, très-courte, très-ajustée et sans -manches, avec des épaulettes de blonde et de ruban; les bottines hautes -de taffetas bleu avec bouffettes de blonde. Le couronnement de l’édifice -était une toute petite capote de tulle blanc, avec une myriade de -_vergiss mein nicht_ semés sur le fond. Pas l’ombre de bavolet, mais une -résille bleue sortant du chapeau. L’ombrelle bleue, couverte de point -d’Alençon, pomme en turquoises. Que t’en semble? - -Mon général commença par faire défiler devant nous de petits pelotons -qui exécutaient des feux pour nous aguerrir au tumulte. Le fait est -qu’au bout d’une demi heure je ne pensais plus à me boucher les -oreilles; ni mes voisines non plus. - -Lorsqu’il vit que nous étions prêtes à tout, il fit prendre les armes à -tout le régiment et conduisit ses deux mille hommes à l’attaque d’une -forte position, gardée par un ennemi imaginaire. Tu connais cette -vieille tour de moulin à vent qui domine le champ de bataille, dans la -direction de Piqueville? Nous nous y sommes reposées ensemble il y a -deux ans, en venant du château d’Anna. Le général prit la peine de nous -expliquer lui-même que cette tour était défendue (soi-disant) par quatre -mille Autrichiens, et qu’il se faisait fort de les débusquer en moins -d’une heure. Comme le terrain est découvert, nous avons tout pu voir -sans bouger de nos places: il a suffi de retourner les chaises. Il prend -la tête de son armée, les colonnes débouchent, l’artillerie tonne sur -les côtés, les petits pelotons se déploient en tirailleurs pour couvrir -les colonnes. On entend des feux de file égrenés régulièrement comme des -chapelets, des feux de peloton ramassés en un seul coup comme une -explosion de mine. Que c’est beau, mon Dieu! que c’est beau! Après le -Faust, de Gounod, et la bénédiction solennelle du saint-père, je n’ai -rien vu de plus sublime, de plus grand, de plus idéal! - -Un seul incident, mais sans gravité, a failli troubler la fête. Le 1er -bataillon, qui avait pris à gauche, par le chemin des abattoirs, s’est -trouvé face à face avec un troupeau de bœufs qui accouraient au pas de -charge. Le général était là, il a fait croiser la baïonnette. Mais il -paraît que les bœufs ont aussi quelques notions de l’art militaire: ils -ont formé ce que nous appelons le bataillon carré. Le général a jugé -dans sa sagesse que cette position était trop bien gardée, il a jeté les -yeux sur sa ligne de retraite, et commandé une manœuvre tournante qui -rendait la victoire facile et sans danger. Le succès de la journée -assuré, il a laissé faire les hommes et il est revenu auprès de nous. -Ah! si tu l’avais vu, la lorgnette à la main, surveillant les opérations -lançant des estafettes dans toutes les directions, et animant ce grand -corps de feu de sa belle âme! Tous ses gestes étaient traduits par les -ondulations intelligentes de son beau cheval, qui semblait s’associer à -la victoire. - -Nos troupes n’étaient plus qu’à 500 pas de la position ennemie; on les -vit se déployer sur un front étendu et lancer des feux de peloton qui -faisaient trembler la terre. Tout à coup, les lignes se brisent, les -feux cessent, de nouvelles colonnes se forment et partent en avant, la -baïonnette croisée; les tambours battent la charge; victoire! Enfin, -notre mouvement offensif a été couronné d’un plein succès; le général -nous montre du doigt les ennemis en fuite, et l’on croyait les voir, ma -chère, tant cet homme parle bien! Il appelle le commandant d’artillerie -et fait tirer quelques coups de canon dans cette masse désorganisée. -«Voilà qui est fait, mesdames, dit-il en s’adressant à moi. Il n’y a pas -d’ennemi qui résiste aux soldats français lorsque je les dirige et -surtout quand nous avons pour nous le plus puissant élément du succès: -votre présence!» - -Dans le même instant il fait un signe et s’arrête immobile, l’épée -haute. Les troupes s’arrêtent aussi, comme si un pouvoir inconnu les -avait paralysées en pleine action. Une minute se passe, et le tour est -fait: le photographe du général avait saisi au vol les acteurs, les -spectateurs et le héros de cette belle journée! - -Aux agitations du combat a succédé le calme et le silence. Les troupes -victorieuses sont revenues se ranger devant nous. Le général félicite -les uns, gourmande les autres. On dit qu’il proposera deux capitaines -pour la croix. Il tance vertement le commandant du 1er bataillon, qui a -compromis le succès de la journée dans le chemin des bœufs. - -«Commandant! lui dit-il (mais toujours en s’adressant à nous) vous avez -commis une faute de lèse tactique. Mon regard exercé l’a reconnu au -premier coup d’œil, et vous êtes bien heureux que je me sois trouvé là -pour réparer une telle bévue. Vous n’entendez rien à la guerre; vous ne -l’apprendrez jamais; en quelques heures, j’en suis sûr, j’ai fait ici -des élèves qui pourraient vous remplacer dans votre commandement au -grand avantage de l’armée!» - -Le plus beau de tout cela, ma chère Amélie, c’est que le commandant n’a -rien répondu. Ce n’était pourtant pas lui qui avait fait la faute, mais -personne n’a le droit de répondre à un général inspecteur, attendu qu’il -_ne peut pas_ avoir tort. Quelle puissance! - -La nuit tombait, les soldats n’en pouvaient plus. La musique du régiment -nous a fait ses adieux par une jolie valse qui fut littéralement dansée, -et en mesure, par le cheval du grand chef. Après quoi, la troupe défila -de nouveau et traversa la ville, musique en tête, drapeau au vent, entre -deux rangs de torches allumées. C’était magique. - -Hélas! chère Amélie! mon noble général est reparti ce matin avec son -petit aide de camp, cet officier de poche qui doit payer demi-quart de -place, comme officier et comme enfant. Nous allons prendre congé du bon -vieil oncle et retourner au château après le dîner de midi. Mais je peux -vivre cent ans, je n’oublierai jamais cette inspection générale où le -plus fier et le plus brave des guerriers n’a guère inspecté que ton amie - -JACQUELINE DE BEAUVENIR. - - - - -LES CINQ PERLES. - - -A MADAME TOINON GLAVOT, POUR REMETTRE. - -Château de Bonnefont, 15 septembre. - -Me voilà bien loin de vous, ma bien-aimée Clarisse. J’ai beau me dire -que ce départ est commandé par votre prudence et qu’en me séparant de -vous pour un grand mois je resserre le lien qui nous unit; vous me -manquez cruellement. Le chemin de fer aurait pu se tromper, me mettre -aux bagages; j’étais un corps sans âme, un colis à figure d’homme. -Chère, chère Clarisse! la meilleure part de moi est restée autour de -vous; elle erre toutes les nuits dans les grands corridors de -Vicarville; elle se glisse dans votre appartement par le trou des -serrures; elle voltige jusqu’au matin dans la mousseline de vos rideaux. -Ce n’est qu’une ombre, hélas! mais vous, la femme de toutes les -religions, vous ne voudriez pas offenser cette chose faible et sacrée -qu’on appelle une ombre! Conservez-moi mon bien, chère Clarisse; -protégez-le contre tous et surtout contre celui qui croit encore dans -son impudence avoir gardé quelques droits sur vous. Grâce à Dieu, la -petite-fille du maréchal de Senlis a toute la fierté qu’il faut pour se -défendre; votre cœur est trop entier pour comprendre le partage; je suis -sûr de votre attachement à des devoirs d’autant plus sacrés que rien ne -les sanctionne sur la terre. - -Quant à moi, je n’aurai nul mérite à rester fidèle. Vous exceptée, rien -ne m’est plus. Quand même je n’aurais pas disposé de ma vie par un -engagement que notre monde a enregistré et approuvé, je serais -matériellement incapable de dire _je vous aime_ à une femme qui n’est -pas vous. Il y a, n’en doutez point, une grâce d’état pour les époux de -notre sorte. Pourquoi les créatures du bois de Boulogne, qui fascinent -les maris et qui les ruinent, ne nous inspirent-elles qu’un profond -dégoût? Je ne parle pas de moi seul, mais d’Améric, de Robert, -d’Astolphe, de Charley, de tous ceux qui ont librement donné leur cœur à -des anges méconnus et outragés comme vous. Il semble, en vérité, que le -premier mariage, celui qui jette une enfant ignorante dans les bras d’un -viveur usé, ne soit que la triste école et le pénible apprentissage de -la vie. La femme s’unit ensuite, avec connaissance de cause, à un homme -de son choix, et ce deuxième contrat, pur de tous les calculs qui -déshonoraient l’autre, inaugure un bonheur sans mélange et une -inviolable fidélité. - -Si le maître de céans, mon cher cousin Auguste de Brescia, lisait cette -théorie par-dessus mon épaule, il serait homme à me chercher querelle -dans sa propre bibliothèque, au risque d’ensanglanter ses Elzévirs. -C’est le roi des jaloux, comme le râle des genêts est le roi des -cailles. Je ne veux pas pousser la comparaison plus loin, et pour cause. -Entre la caille et ma cousine Ottilie, je vois des ressemblances -physiques et morales sur lesquelles il serait malséant d’insister. - -Et pourtant...! Rien, rien, rien! Sur ma parole de gentilhomme et -d’amoureux, Auguste n’est pas encore aujourd’hui ce qu’il méritait si -bien d’être. Pourquoi? Comment? C’est toute une histoire, ou plutôt -toute une étude de caractères, au pluriel. - -Le cher cousin n’est pas beau, il est resté trop jeune; il aime sa femme -brutalement, en goinfre, comme il faut aimer pour se faire haïr. De -plus, il a sa belle-mère (et quelle belle-mère!) contre lui. Ma cousine -est jolie, délicate, coquette, mal élevée dans la perfection; elle a de -l’esprit, de la lecture, de l’imagination, du vague, une certaine -audace, enfin tout ce qu’il faut pour faire le bonheur d’un _deuxième -mari_. Hé! bien, non! Elle a trop peur. Elle sait qu’elle serait tuée -sans dire ouf. Cet animal a appris par cœur la Physiologie du mariage; -il vous réciterait à la première sommation quarante pages de Balzac. -Toutes les ruses de la femme lui sont plus familières qu’à la femme la -mieux douée: il a machiné sa maison comme un théâtre, il a dessiné son -parc au point de vue de la surveillance. Effrontément jaloux, il suit sa -femme pas à pas, sans se cacher; il la confesse tous les jours, à tout -moment: il a ouvert des fenêtres sur cette malheureuse petite âme. A -force d’obsessions, de menaces, d’intimidations (je crois même qu’il va -jusqu’à lui serrer les poignets de temps à autre), ce bourreau a fini -par la dominer. Ottilie se révolte parfois, quand il n’est pas là; elle -ouvre son cœur à une amie. Le soir même, elle avoue à son maître qu’elle -a mal parlé de lui, et Auguste la brouille avec la confidente. Dans le -monde, en hiver, elle a vingt tentations de jeter son bonnet par-dessus -les moulins. La foule l’enhardit; elle se croit protégée par tous ces -hommes. Elle valse avec abandon, elle écoute en souriant le bavardage -d’un danseur, elle brave les yeux terribles de son mari assis dans un -coin, et en passant devant lui elle le noie dans ses dix-huit jupes. Une -heure après, dans la voiture, elle subit la question ordinaire et -extraordinaire, elle avoue tout, elle demande grâce, elle fait des -révélations. Quand je la vois si bien casernée dans sa servitude, j’en -viens quelquefois à me demander si elle n’aime pas son mari! Singulière -petite femme! Quant à lui, son jeu est bien simple: veiller au grain -jusqu’à ce qu’elle ait passé l’âge de la crise. Il attend avec -impatience qu’elle ait des rides et des cheveux blancs. Alors il dormira -sur les deux oreilles, heureux et fier d’avoir dépensé toute une vie à -s’empêcher d’être Dandin. Son air rogue, son regard farouche, son port -menaçant, tout ce qui le donne en spectacle dans un monde aussi coulant -que le nôtre, part du même sentiment. C’est un homme qui ne fuit pas -devant le Minotaure, mais qui l’attend sur sa hanche, l’épée en main, -comme un matador. - -La compagnie est assez nombreuse à Bonnefont; une vingtaine de -personnes. Pas un jeune homme! Pas même un homme jeune, excepté moi qui -suis hors de soupçon. Le château n’est peuplé que de vieille -parentaille, oncles, tantes, cousins à béquilles, et deux ou trois -gamins dont le plus vieux n’a pas douze ans. Le beau sexe est représenté -par Ottilie, sa sœur Mme de Saintive, Mme de Gambey leur respectable -mère, et deux vieilles fées en fourreau de soie puce. Moi qui vous ai -promis la description de toutes les toilettes, je ferai malgré moi des -économies de papier. - -En ce jour solennel (vous comprendrez pourquoi dans cinq minutes), ma -cousine portait une robe de mousseline brodée avec entredeux de -Valenciennes; corsage plissé, ceinture ponceau nouée par derrière, _à -l’enfant_. Sur l’entredeux, autour du cou passe un ruban ponceau qui -retient par devant une croix byzantine et qui tombe en arrière, jusqu’au -bas de la robe, comme une paire de guides échappées des mains du cocher. -Elle était coiffée en cheveux avec un goût et une coquetterie qu’on -devrait recommander dans les journaux et prêcher dans les églises: un -énorme chignon noué, mais non serré, en forme de 8, et traversé d’une -épingle. Il est vrai que l’épingle d’or était cette aigle romaine que -nous avons admirée ensemble chez Castellani. Aigle à part, la coiffure -est adorable parce qu’elle dégage la nuque et laisse voir ces jolis -petits cheveux frisés, duvet friand, régal des yeux, la plus fine et la -plus mystérieuse beauté de la femme vêtue. Je vous assure, Clarisse, que -si deux ou trois grandes dames, jeunes et belles comme vous, employaient -leur autorité à faire revivre cette mode, la face de la terre -s’égayerait en un rien de temps. - -Mme de Saintive ne porte jamais de bijoux dans la journée: c’est un luxe -que je comprends, mais tout le monde n’a pas comme elle un million de -diamants à montrer au bal. Mme de Gambey porte trop de bracelets et trop -de bagues, sous prétexte de souvenir. Le fait est que si tous ceux qui -l’ont aimée lui avaient laissé seulement un anneau de vingt louis, elle -en aurait pour une somme. Par malheur, tous ces joyaux sont du même -temps qu’elle, et ils portent leur date. Quelle bijouterie de portiers -on nous a faite entre Louis XVI et Cavaignac! Et puis, je ne sais pas si -les bijoux, même parfaits, conviennent aux femmes d’un certain âge. Ils -appellent l’attention sur des points qu’on ferait mieux de cacher, ils -soulignent des détails qui gagneraient à n’être point vus. Ottilie tient -le juste milieu entre les étalages de sa mère et la simplicité un peu -affectée de sa sœur. Elle n’a pas les oreilles percées; j’aime cela. Il -faut en finir avec ces stupides mutilations que nous avons prises des -sauvages. Percer le joli cartilage de l’oreille! Et pourquoi pas la -cloison du nez? Je sais que ma cousine a des bagues de prix; elle n’en -porte que deux, les plus simples, et parce que son jaloux lui défend de -les quitter. C’est l’anneau de mariage et l’anneau de fiançailles, l’un -tout uni, l’autre enrichi de cinq petites perles. Auguste les a fait -agrandir lorsqu’ils sont devenus trop justes au doigt. Car elle n’a pas -dépéri, la pauvre enfant, au milieu de ses tortures; c’est une victime -grasse. - -Vous devinez, chère Clarisse, que les toilettes de ce matin n’étaient ni -pour les vieux oncles, ni pour les maris, ni pour moi. Le cousin a -décidé que sa femme prendrait un jour à la campagne comme à Paris: c’est -le moyen de surveiller tous les ennemis à la fois, outre que ces -Messieurs se surveillent les uns les autres. Ottilie a choisi le jeudi; -on le sait, et tout le voisinage, après avoir un peu murmuré contre un -us nouveau à la campagne, a pris le pli. Le jeudi matin donc, à partir -de deux heures, les plus jolis Messieurs de la province déboulent à -Bonnefont, les uns à cheval, les autres en break, en dog-cart, en -phaéton, en américaine, et même en tape chrétien, suivant les facultés -de chacun. La légende prétend que tous nos irrésistibles se sont -découragés l’un après l’autre, non que ma belle cousine leur parût -imprenable en elle-même, mais parce que les approches de la place -étaient trop bien gardées. On m’a montré des hommes fort bien nés, du -meilleur ton et doués d’un certain charme, qui ont fait presque des -bassesses pour se lier intimement avec le mari. Peine inutile! Cet homme -est plus hérissé qu’un porc-épic; on ne sait par où le prendre. Il -n’aime ni la chasse, ni la pêche, ni la table, ni le jeu, ni le cheval; -il aime sa femme. On l’a tâté sur les honneurs; les hommes influents de -notre parti lui ont offert une candidature: inutile! Il n’a d’autre -ambition que de garder sa femme pour lui seul. Je ne sais pas s’il a -bien fait de rabrouer si violemment tous ceux qui l’attaquaient avec des -armes courtoises: il s’est donné des ennemis. Sa roideur a blessé des -personnes considérables et des gens d’esprit. Il pourrait lui en coûter -cher un jour ou l’autre. Tel qui a désarmé devant la férocité du -monstre, conserve un levain de rancune au fond du cœur. Vous savez qu’en -général un soupirant évincé se console en voyant la défaite des autres: -il n’en est pas de même autour de Bonnefont. Les vaincus s’entasseraient -au besoin dans les fossés du château pour faire la courte échelle. Et si -jamais un jeune audacieux pénètre dans la place, on illuminera le -département. - -Je suis trop nouveau dans le pays pour connaître exactement l’état des -affaires; mais j’observe, je devine, et voici, chère Clarisse, ce que -j’ai cru voir aujourd’hui. Vous êtes éminemment femme; vous éclaircirez -donc en moins de cinq minutes _ce_ mystère qui me tient ébahi et -perplexe depuis quatre heures du soir. - -Hier, à dîner, Auguste nous a dit en se frottant les mains qu’il tenait -enfin le bois Moreau. C’est une enclave qui l’exaspère. Pensez donc! un -méchant boqueteau de six arpents, à cinq cents mètres du château, juste -au milieu d’un bien de mille hectares! Le vieux Moreau ne voulait vendre -à aucun prix. Il est riche: ancien intendant des Saintré, qui ont six -cent mille livres de rente! Item, il est chasseur, et ce bouquet de -bois, au cœur d’une admirable chasse en plaine, devient dès l’ouverture, -un vrai parc à gibier. Par quelle inspiration d’en haut le bonhomme, à -brûle-pourpoint, prend-il le parti de vendre? Sa vue baisse, dit -Auguste, il a des rhumatismes, il ne chassera plus. Un vieil oncle fait -observer que Moreau a pourtant pris un permis comme à l’ordinaire. -Toujours est-il que sa visite était annoncée pour aujourd’hui, et qu’il -est arrivé ponctuellement à deux heures, avec le notaire des Saintré. - -Vers la même heure, Mme de Gambey m’a présenté, non sans emphase, «M. -Louis de Saintré, un de nos meilleurs amis.» Ce jeune homme m’a paru -bien; peut-être un peu trop pâle. Il est des bons Saintré; nous n’avons -rien de plus pur en France. Vous avez rencontré la douairière dans le -monde: une femme de cinquante ans, encore fraîche, qui a fait parler -d’elle; elle a pris la haute dévotion depuis la mort du contre-amiral -Toupart; son salon est le rendez-vous de tous nos hommes politiques. -C’est elle qui a lâché cette fameuse impertinence au garde des sceaux -dans je ne sais plus quel salon mixte, à l’hôtel Lambert, je crois. -Enfin, ma belle amie, vous ne connaissez qu’elle, quoiqu’elle n’ait plus -d’hôtel à Paris et qu’elle y vienne assez peu depuis 48. C’est une -Briancourt, des Briancourt de Lorraine; vous y voilà, pas vrai? Alors -n’en parlons plus. - -Ce jeune homme, qui court sur ses vingt-trois ans, est réservé à des -destinées presque royales. L’influence de la famille est énorme dans le -département: songez que les baux de leurs fermiers n’ont pas été -augmentés d’un sou depuis 1816! C’est du délire en administration; en -politique c’est du génie. Ils auront deux millions de rente quand bon -leur semblera; ils aiment mieux avoir deux ou trois cents personnes qui -se feraient tuer pour eux au moindre signe. M. de Saintré est fiancé -depuis sept ans à la princesse Wilhelmine, fille unique du prince de -Grossenstein, un petit souverain médiatisé par la Prusse: on attend -qu’elle ait seize ans et que lui-même soit converti aux idées -matrimoniales. - -L’éducation des Bons Pères, si admirable à tous les points de vue, a -produit, dit-on, sur son cœur, un singulier effet. Lorsqu’il est revenu -à Saintré, chargé de ses dernières couronnes, toute la province a loué -sa bonne mine, son grand air, son instruction profonde, sa voix belle et -bien disciplinée, ses talents, son adresse à tous les exercices du -corps; mais son humeur et ses habitudes parurent étranges. Il parlait -peu, cherchait la solitude, et témoignait pour les femmes les plus -jolies et les mieux nées une insurmontable aversion. La chose allait si -loin qu’on réunit le conseil de famille et que l’oncle Briancourt, celui -qui a fait campagne avec Pimodan contre les insurgés de Hongrie, lui -lava la tête à grande eau. Ses parents l’envoyèrent d’autorité à Paris; -ce vieux reître de Briancourt le fit admettre au cercle le plus jeune et -le moins collet-monté, mais on assure qu’il revint comme il était parti. -C’est seulement depuis six mois qu’il ose regarder les femmes en face; -non pas toutes, dit-on, mais du moins Mme de Brescia. - -Je crois qu’il l’aime; j’en suis presque sûr; mais s’est-il déclaré? -A-t-il écrit? A-t-il parlé par ambassadeur? ou par ambassadrice? Qu’en -pense la dame de ses pensées? Tout cela est encore lettre close pour -moi. Le seul point démontré, c’est qu’il n’a rien obtenu, sauf peut-être -un serrement de main, une faveur sans gravité mais non sans conséquence. -Rien n’est sans conséquence pour une femme gardée à vue, qui concentre -tout dans son cœur. L’explosion d’un sentiment comprimé est plus -soudaine et plus terrible que la vapeur, le gaz et la poudre. -Souvenez-vous, chère Clarisse! Il y avait un an que vous refusiez de -venir rue de Sèze, lorsqu’on vous y décida tout à coup en vous défendant -de me recevoir! - -J’avais échangé quelques phrases banales avec le dernier rejeton des -Saintré, et je me promenais seul dans le parc, rêvant à vous et -cueillant des noisettes. C’est un plaisir exquis; je regrette qu’on -l’ait gâté, ou tout au moins déconsidéré par des plaisanteries -d’estaminet. Je ne sais pas de récréation qui s’accommode mieux à la -mélancolie d’un homme isolé. Quand je suis loin de vous, dans cet -aimable mois de septembre, je passe des journées entières dans un parc, -cherchant les noisetiers qu’un reflet jaunissant distingue déjà des -autres arbres. Je m’arrête devant une touffe de longues tiges, un peu -dépouillées dans le haut, je ploie sans grand effort les belles branches -élastiques et je glane çà et là quelque bouquet de fruits qui a oublié -de tomber. Quelquefois je rencontre un arbre moins précoce que les -autres; les noisettes y sont encore toutes, mais bien mûres, bien dorées -et prêtes à me choir en main. Je fonds sur elles et je remplis mes -poches avec une joie d’enfant. Mais c’est un plaisir si léger, si -superficiel, si extérieur à l’homme, qu’il ne détourne pas un instant ma -pensée de son rêve favori. Ce n’est pas comme la chasse qui fatigue, qui -absorbe et qui met la vanité en jeu. Je comparerais plutôt cette -distraction à la pêche. Encore assure-t-on que certains pêcheurs à la -ligne oublient leurs femmes ou leurs maîtresses durant des jours -entiers. - -En gravissant une pente boisée, je me retournai par hasard et je vis un -spectacle charmant. Le parc était beaucoup plus animé qu’à l’ordinaire: -les visiteurs des deux sexes, presque tous vêtus d’étoffes claires, s’y -groupaient capricieusement, assis, debout, couchés sur l’herbe: on -aurait dit un salon plus vaste, plus brillant et surtout plus haut de -plafond que nos appartements d’hiver. Mme de Saintive organisait une -espèce de Colin-Maillard sur la grande pelouse; sa mère offrait des -glaces à vingt personnes réunies au pied du vieux tulipier. Ma cousine -Ottilie pêchait à la ligne dans la pièce d’eau. Un beau laquais en -grande livrée se tenait respectueusement à quatre pas derrière elle, -pour attacher les vers ou détacher le poisson. Je fus d’abord un peu -surpris de la voir seule et comme délaissée, mais elle fit un mouvement -et j’aperçus M. de Saintré. Il était reconnaissable à son vêtement d’une -blancheur éclatante et à certain chapeau de Panama, large comme une -ombrelle et dont la finesse miraculeuse m’avait frappé. Décidément il -n’est plus trop engourdi, ce beau jeune homme; il abondait en gestes et -semblait fort animé. Par quel hasard ou quel complot ces deux personnes -se trouvaient-elles isolées? Les tantes puce qui semblent deux dragons -attachés à la personne d’Ottilie étaient retenues à plus de cinq cents -pas. Les respectables hôtes du château semblaient accaparés en gros ou -en détail par les visiteurs du jeudi: si je ne craignais pas de vous -faire hausser les plus belles épaules du monde, je dirais que cent -individus s’étaient donné le mot pour procurer, prolonger et protéger un -simple tête-à-tête. - -Je méditais sur ce mystère et j’oubliais les noisettes, quand mon cousin -Auguste descendit ou plutôt sauta d’un bond le magnifique perron de son -château. Un sanglier ne débuche pas plus résolûment ni plus vite. Il -courut à sa femme à travers les massifs, les corbeilles, les groupes de -comparses, en homme à qui tous les chemins sont bons s’ils conduisent au -but. Un grand trouble se manifesta dans la foule; je vis ou je crus voir -ma cousine repousser vivement M. de Saintré qui lui tenait la main. Les -deux hommes se saluèrent; Mme de Gambey accourut; il se fit un groupe -autour de mes personnages, et je ne distinguai plus qu’un mélange de -coups de chapeau, de poignées de main et de révérences. Tout cela -m’intriguait un peu; je descendis, coupant au court par une taille de -trois ans qui confine à la Faisanderie. - -Mais j’avais compté sans les ronces et toutes ces broussailles qui font -les délices du lapin. Il me fallut un bon quart d’heure pour me ravoir -de ce fouillis. Lorsqu’enfin je rentrai en possession de moi-même, je -tombai sur Auguste et sa femme qui montaient vers la Faisanderie en -échangeant les regards les plus doux. Cependant ma cousine était émue; -quelque chose m’avertit qu’elle ne se promenait pas pour son plaisir. En -me voyant, elle se mit à rire, mais d’un ton qui aurait pu être plus -naturel. «Comme vous voilà fait! me dit-elle en quittant le bras de son -mari. Cette fureur de noisettes vous perdra: vous êtes tout cousu de -toiles d’araignées.» Elle fit le semblant d’épousseter quelque chose au -bord de mon chapeau, et me siffla trois mots à l’oreille: - -«Ma bague... dans l’eau... cherchez!» - -Je jetai les yeux sur sa main gauche; les petites perles n’y étaient -plus. - -Cette rencontre ne dura pas en tout une seconde. Je répondis je ne sais -quoi et je courus à la pièce d’eau. - -Évidemment la pauvre petite avait donné la main à M. de Saintré. La -brusque arrivée du mari, un mouvement d’effroi, peut-être aussi la -maladresse du jeune homme aura fait tomber cet anneau de fiançailles, -trop élargi par l’orfévre de Mareuil. Elle tremble que cet accident -n’exaspère la jalousie d’Auguste, et moi qui connais le paroissien, -j’avoue qu’elle a raison. Il faut absolument que cette bague se retrouve -avant le dîner. Grâce à Dieu, la pièce d’eau n’est pas profonde, mais il -y a de la vase au fond; le parc est plein de gens; d’ailleurs j’ai -chaud, l’eau est froide, je ne m’appartiens pas. Et que diable, ce n’est -pas à moi de payer les frais de la guerre. Si quelqu’un doit prendre un -bain, c’est M. de Saintré. Je le cherche et je le trouve, errant autour -du château comme une âme en peine. Les groupes se sont reformés tant -bien que mal; quelques visiteurs sont partis, les autres causent -activement. - -Je prends le jeune homme par le bras et je lui dis sans tergiverser: -«C’est grand dommage: vous allez salir votre pantalon blanc et perdre un -chapeau de cent louis; mais gagnons la pièce d’eau et laissez-vous-y -tomber à la minute.» - -Il me regarde et me prend pour un fou. Je poursuis: «A quel endroit vous -teniez-vous avec elle? Sa bague a glissé là; il faut la retrouver. - ---Bien, me dit-il avec calme: l’eau est claire; la pièce d’eau n’est pas -profonde sur les bords; ce n’est qu’un rhume à prendre; ayons l’air de -causer.» Ce jeune homme a du sang-froid. A son âge, j’aurais provoqué le -mari, enlevé la femme ou fait quelque autre sottise. L’herbe foulée et -trois malheureux poissons qui frétillent encore nous désignent l’endroit -où l’accident est arrivé. Je me penche sur le bord, je vois la bague et -je la lui montre: elle est sous un mètre d’eau tout au plus. Mais -vingt-cinq ou trente personnes ont l’œil sur nous; on se promène sur nos -talons; ni les amis d’Auguste ni ceux de la pauvre enfant ne nous -perdent de vue, et le mari peut arriver d’un moment à l’autre. Que -diable peut-il faire à la Faisanderie? - -M. de Saintré ramasse une petite carpe, lui dit un mot de pitié, la -lance à l’eau par un geste superbe et s’y jette avec elle. Un cri -s’élève de tout le parc; on accourt de tous côtés. Le jeune homme a -glissé dans la vase du fond, il tombe sur les deux mains, tâtonne un -seul instant, se relève, me tend le poing et saute légèrement sur la -berge. Il est souillé à faire rire et mouillé à faire peine; ses dents -claquent; il court en grelottant vers la cour des remises et se jette -dans la première voiture en partance. Il toussera demain, mais tant pis! -La bague aux perles est dans ma poche. Ottilie peut redescendre. Où donc -a-t-elle emmené son mari? - -Où? Sa mère me l’a conté, ma chère Clarisse, mais je ne vous le dirai -point, car votre cœur honnête et fier ne consentirait jamais à le -croire. - -Femmes! femmes! femmes! En voilà une qui est adorée d’un jeune homme -charmant, qui commence sans doute à l’aimer; qui ne peut pas en -conscience préférer ce vieux Brescia farouche à ce jeune et galant -Saintré: et pour retrouver une bague, pour gagner une demi-heure, pour -retenir son mari loin de la pièce d’eau... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Clarisse, ma bien-aimée, écrivez-moi que malgré le temps, la distance et -les circonstances, vous serez toujours à moi, rien qu’à moi! - -Je vous baise les mains... Non! je baise vos petits pieds. Ils n’ont -jamais porté de bagues. - -RAOUL. - - -FIN. - - - - -TABLE. - - - Le Turco 1 - Le Bal des artistes 123 - Le Poivre 151 - L’Ouverture au château 167 - Tout Paris 197 - La Chambre d’ami 219 - Chasse allemande 249 - L’inspection générale 261 - Les cinq perles 291 - - -FIN DE LA TABLE. - - -7889.--Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9. - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for -copies of this eBook, complying with the trademark license is very -easy. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br /> -<span class="xsmall">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, <span class="xsmall">N</span><sup>o</sup> 77</p> - -<p class="c">1867<br /> -<span class="small">Tous droits réservés</span></p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE<br /> -Rue de Fleurus, 9, à Paris</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><span class="large">A MONSIEUR THÉODORE JUNG</span><br /> -<span class="small">Capitaine d’état-major</span></p> - - -<p class="c gap">Témoignage de reconnaissance et d’amitié.</p> - -<p class="sign">E. A.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch1">LE TURCO.</h2> - - -<p>Ce que vous allez lire est une histoire du -café d’Orsay.</p> - -<p>Hier soir à cinq heures, le <i>gabion</i> était farci. -Le gabion, afin qu’on n’en ignore, est une -salle du rez-de-chaussée où nous prenons l’absinthe -entre nous. Nous étions une vingtaine -d’officiers ; l’artillerie dominait, l’état-major -était représenté par le grand capitaine Brunner ; -il y avait passablement de cavalerie et un -peu de ce que nous appelons (toujours entre -nous) « le génie bienfaisant. »</p> - -<p>Gougeon, des guides, racontait le dernier -concert des Tuileries et se montait insensiblement -la tête pour Mlle Nillson, lorsque Brunner -lui coupa la parole au ras de la moustache par -un formidable éclat de rire. Tout le monde -ouvrit l’œil, et Gougeon, qui n’est pas commode, -devint pâle comme un mouchoir.</p> - -<p>« Pardon, Brunner ! dit-il en se soulevant à -demi ; je ne savais pas être si drôle que ça ! »</p> - -<p>Brunner interpellé fit le geste naïf d’un dormeur -qu’on éveille. Le guide reprit sa phrase -en haussant le ton, mais il ne l’acheva point. -Il avait rencontré le regard de Brunner et saisi, -pour ainsi dire au vol, une de ces émotions -profondes et navrantes qui font tomber notre -colère à nos pieds.</p> - -<p>« Cher ami, dit le capitaine, c’est à moi de -vous demander pardon. Tout en vous écoutant, -je promenais mes yeux sur la gazette, et j’y ai -rencontré une nouvelle,… une de ces nouvelles -dont il faut se hâter de rire pour éviter… vous -savez quoi. »</p> - -<p>Il n’avait rien évité du tout, le pauvre garçon. -Sa voix faiblit, ses yeux se troublèrent : -il me passa le journal en indiquant du doigt -l’entre-filets qu’il ne pouvait nous lire ; mais -nul de nous ne trouva le mot pour rire, ou -pour pleurer, dans cette annonce écrite en style -pommadé, comme toutes les réclames de <i lang="en" xml:lang="en">high -life</i>.</p> - -<p>« Un illustre et double hyménée réunira demain -devant l’autel aristocratique de *** le concours -le plus brillant et le plus distingué, le -choix du choix. Mme la comtesse de Gardelux -épouse en secondes noces M. le vicomte de Chavigny-Senlis, -et le même jour, à la même -heure, Mlle Auguste-Hélène de Gardelux doit -donner sa main au jeune et riche marquis -de Forcepont. Il n’est pas surprenant que la -naissance s’allie à la naissance, la fortune à la -fortune, la beauté et la vertu à la bravoure et -à l’élégance ; le merveilleux, ou, pour parler -correctement, le miraculeux de cette cérémonie, -c’est la beauté presque jumelle des deux -nobles épousées : un profane introduit dans la -nef croira voir le mariage de deux sœurs. »</p> - -<p>J’avais déposé le journal, et je buvais un -verre d’eau pour faire passer le goût de cette -prose. Brunner se mordait la moustache et suivait -les veines du marbre en cherchant à renfoncer -ses larmes. Les assistants se regardaient -sans rien dire, trop discrets pour demander un -commentaire, mais incapables de saisir aucun -rapport entre l’émotion de Brunner et un mariage -du faubourg Saint-Germain.</p> - -<p>Certes il ne serait pas déplacé dans le monde, -mais on ne se souvient pas de l’y avoir jamais -rencontré. Il ne ressemble ni peu ni prou à cet -aimable et brillant George de Saint qui conduisait -encore un cotillon le matin de son départ -pour le Mexique. C’est un garçon trop -grave pour son âge, un peu loup, surtout depuis -deux ans. Il est né en Alsace, à Obernai, -je crois, d’une famille de vignerons. Ses parents -sont plus qu’à l’aise, il ferait figure à Paris, -s’il en avait envie ; mais il se soucie peu de -paraître, l’estime des camarades lui suffit. De -sa personne, il est bien ; peut-être un peu -trop grand et les épaules trop carrées. Ce corps -robuste est surmonté d’une figure régulière, -blanche et rose : la moustache blonde et les -yeux bleus des purs Alsaciens. Sa voix est excellente -pour le commandement ; dans un salon, -elle paraîtrait forte. Que diable pouvait-il -y avoir entre ce bon Brunner et la comtesse de -Gardelux ?</p> - -<p>Ce secret fût peut-être mort avec lui, si Fitz -Moore, des voltigeurs, n’était entré au milieu -de ma lecture. Il me laissa finir et me dit : -« Mon bien bon, les noms français ne se prononcent -pas tous comme ils s’écrivent… On -écrit Gardelux, mais nous disons Gardlu.</p> - -<p>— Tiens ! s’écria Blavet, du 25<sup>e</sup>, j’aurais dû -me le rappeler. Dans ma promotion, il y avait -un Gardelux. Par exemple, vous dire ce qu’il -est devenu, je ne suis pas assez ferré sur l’Annuaire.</p> - -<p>— Je le sais moi, dit Brunner. Il y a deux -ans qu’il est mort en Afrique, dans mes bras. -Les deux femmes qui se marient demain sont -sa mère et sa sœur. Et je donnerais ma tête à -couper que, dans un jour pareil, les deux coquettes -n’auront pas un pauvre petit souvenir -pour lui ! »</p> - -<p>Un juron des mieux accentués compléta sa -pensée et termina la phrase.</p> - -<p>— Voyons, voyons, mon cher ! reprit Fitz -Moore. Ces dames sont de mon monde, et laissez-moi -vous dire que vous les condamnez un -peu lestement. Qui vous prouve qu’elles n’ont -pas gardé un tendre souvenir à votre pauvre -camarade ?</p> - -<p>— Des preuves ? je n’en ai que trop. Enfin ! -Qu’elles se marient si cela les amuse ; mais je -vous demande la permission de trouver la -noce un peu forte, quand le pauvre Léopold -expire dans la province de Biskra ! »</p> - -<p>Gougeon fit un signe à Fitz Moore et répondit -pour lui, d’un ton plus amical :</p> - -<p>« Je vous comprends, Brunner. L’amitié, le -dévouement, les regrets sont ce qu’il y a de -plus honorable au monde ; mais enfin pouvez-vous -exiger que la vie porte éternellement le -deuil de la mort ? L’ami que vous regrettez, -que nous regretterions sans doute aussi, si -nous l’avions connu…</p> - -<p>— Oh ! oui !</p> - -<p>— Cet ami, dis-je, que vous voyez toujours -expirant, a fini de souffrir depuis deux bonnes -années. Trouvez-vous équitable que toute sa -famille ?… Encore si la chose pouvait lui -profiter, à lui ! Mais non. Je vais plus loin : je -dis qu’un pareil sacrifice, il ne l’accepterait -pas !</p> - -<p>— C’est bien possible.</p> - -<p>— Laissez l’oubli faire son petit travail.</p> - -<p>— Il n’aura pas de travail à faire… Les ingrates ! -Mon pauvre ami, leur fils, leur frère, -a été oublié tout vivant. C’est une atrocité que -je n’ai jamais racontée à personne ; mais -puisque le premier mot est lâché, puisque -Fitz Moore défend la famille, puisque les souvenirs -que j’avais comprimés me suffoquent, -il faudra que la vérité sorte. Écoutez. »</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>I</h3> - -<p>Nous nous sommes connus à Biskra pendant -une année, mais l’intimité n’est guère -venue qu’au sixième ou septième mois. On -nous avait annoncé un sous-lieutenant qui venait -de Saint-Cyr, et qui était comte. Une nouvelle -figure, c’est toujours curieux. Si l’on -n’était pas petite ville dans une oasis, où le -serait-on ? Les uns disaient : C’est quelque -protégé que l’on met aux tirailleurs indigènes -pour qu’il avance plus vite ; les autres se préparaient -à le mener rondement, s’il faisait -trop son gentilhomme. Quatre ou cinq fils de -famille, plus ou moins décavés dans les tripots -de Paris, attendaient ce renfort avec impatience -pour fonder une succursale du faubourg -Saint-Germain. « Vous êtes bien bons enfants, -leur disais-je ; un comte qui aurait quatre -sous de chez lui viendrait-il s’ensabler à Biskra ? » -Les commentaires étaient épuisés, et -l’on commençait à parler d’autre chose, lorsqu’il -arriva un beau matin.</p> - -<p>Je le vois encore à cheval, précédé d’un -spahi et suivi du mulet qui portait ses bagages. -Il n’était ni grand ni beau, et il avait l’air d’un -enfant chétif. Pas un poil de duvet sur sa petite -figure maigre, et un nez que l’absence de -moustaches faisait encore paraître plus long. -La force lui manquait un peu quand il mit -pied à terre ; il n’aurait pas fallu le secouer -bien fort pour le faire tomber en syncope. Ses -amis par anticipation le conduisirent ou le -portèrent au logement qu’ils lui avaient retenu ; -il prit un bain, se mit au lit et ne reparut -pas de la journée.</p> - -<p>Ce déballage de poupée amusa la garnison. -Le contraste était vraiment trop drôle entre ce -sous-lieutenant de demoiselles et les lascars à -tous crins qu’il venait commander. Tout ce -jour-là, au café, au cercle, dans les rues, on -s’abordait en disant : As-tu vu le <i>turco</i> ? que -penses-tu du turco ? Pour un turco, voilà un -drôle de turco. » Le nom lui en resta pour la -vie, c’est-à-dire pour l’année. Enfin son brosseur -même trouvait ce nom plus commode à -prononcer que celui de Gardelux et l’appelait -respectueusement : Sidi Turco.</p> - -<p>La seconde impression fut à son avantage. -Dans les visites qu’il fit, dans la bienvenue -qu’il nous offrit, dans les heures toujours si -longues d’une garnison oisive, il se fit mieux -connaître et mieux apprécier. Sa politesse était -cordiale et sans hauteur ; il s’associa d’emblée -à notre train de vie et refusa de faire bande à -part avec la jeunesse dorée, ou dédorée. On -sut bientôt qu’il apportait au milieu de nous -un grand fonds de bonne volonté et une belle -instruction militaire. Entré le cinquantième à -l’école, il en était sorti dans les douze premiers ; -c’était lui qui avait choisi les tirailleurs -indigènes lorsque l’état-major lui était ouvert. -On vit qu’il montait à cheval non pas comme -un élève de manége, mais comme un homme -qui a eu son premier poney à quatre ans. Les -soldats de sa compagnie, après l’avoir un peu -tâté, sentirent qu’il avait la main ferme et lui -obéirent ni plus ni moins que s’il eût eu cinq -pieds six pouces. Bref, au bout de six semaines, -il était posé comme pas un dans la -garnison de Biskra. Seulement les peaux fines -de sa caste s’étonnaient qu’un garçon si bien -né, émancipé par acte authentique et libre de -manger vingt-cinq mille livres de rente, n’eût -rien à leur conter sur ces mesdemoiselles -Amanda, Nina et Lobélia, de Paris. Sur ce -chapitre, il était presque neuf, ou du moins -très-discret. J’ai surpris par hasard une espèce -de liaison entre lui et une danseuse de -la tribu des Ouled-Nayl ; mais je doute qu’il -l’ait gardée longtemps, et surtout que le cœur -fût de la partie. Son cœur était ici, et drôlement -placé, comme la suite vous le prouvera.</p> - -<p>Notre amitié a commencé par les échecs, où -il était d’une jolie force : il me rendait la tour, -à moi qui ne suis pas mazette. Pour varier nos -plaisirs, nous montions à cheval, nous chassions -le sanglier, nous poussions des reconnaissances -vers le tombeau de Sidi Oq’ba ou -les ruines de Zaatcha. Nous flânions à pied -par la ville dans cet uniforme de fantaisie que -l’on sait : la longue chemise de soie tombant -jusqu’aux pieds, les babouches et le large chapeau -de paille particulier aux chefs du sud ; -rien de moins, rien de plus. Quand la chaleur -était trop forte, nous allions nous baigner -dans un de ces canaux qui arrosent les racines -des arbres. Je possédais en commun avec -neuf ou dix de mes camarades une cage construite -au sommet de trois palmiers, à vingt -mètres du sol. On y montait en sortant du -bain par une échelle de corde et l’on s’y étendait -en jantes de roue, les pieds au centre, les -têtes à la circonférence. Cette station placée -entre le ciel et la terre nous procurait des siestes -ineffables. Le thermomètre avait beau marquer -quarante-cinq degrés, nos alcarazas nous donnaient -quelques gouttes d’eau fraîche, et si -quelque semblant de brise agitait l’air, c’était -pour nous. Le soir, on s’asseyait dans la niche -d’un café maure, ou bien les officiers se retrouvaient -dans ce merveilleux cercle d’Aumale, -où les gazelles, les autruches et les produits -les plus singuliers du désert s’acclimatent -un peu mieux qu’à Paris. On a beau dire, c’est -une jolie garnison que Biskra ; si seulement -l’eau n’y était pas si mauvaise !</p> - -<p>Ce que j’aimais surtout dans la conversation -du turco, c’est que j’y apprenais tous les -jours quelque chose. On croit en savoir long -quand on a passé dix ans au collége ; ce bambin-là -qui n’avait pas fait ses classes m’étonnait -et m’humiliait un peu. Non qu’il fût -homme à se vanter de rien ; il se serait plutôt -caché de sa science : il fallait l’occasion pour -lui délier la langue. Une double inscription latine -et grecque sur un fût de colonne indignement -rongé l’amusa pendant un quart d’heure. -Voilà, montre en main, le temps qu’il mit à la -copier, à la rétablir et à la traduire sur une -feuille de son carnet. Moi, j’ai des bras, j’avais -déterré la colonne ; mais du diable si j’aurais -pu déchiffrer le premier mot ?</p> - -<p>Il avait le cerveau farci de choses curieuses ; -en me promenant avec lui, je m’initiais peu à -peu à l’histoire, à la botanique, que sais-je ? Il -connaissait l’Afrique par principes mieux que -moi, Africain depuis cinq ans et capitaine depuis -trois !… Un jour, il m’expliqua que le -grand désert était une mer desséchée, que l’eau -pouvait rentrer chez elle tôt ou tard, qu’on -pourrait même l’y ramener par un travail analogue -au percement de l’isthme de Suez, car -enfin le Sahara est à vingt-sept mètres au-dessous -du niveau de la Méditerranée ! Saviez-vous -ça ? Moi, j’en fus transporté : mon imagination -prit le galop ; je passai toute la nuit à -rêver la fabrication d’une grande mer intérieure -qui isolerait notre colonie algérienne, nous -mettrait à l’abri des nomades, permettrait à la -marine française d’aborder à Biskra, comme -à Oran ou à Philippeville, et de l’autre côté ouvrirait -l’Afrique tropicale aux explorateurs de -mon pays ! J’avais la fièvre. Le lendemain, -quand j’offris au turco d’entreprendre l’affaire -à nous deux, il me dit en souriant : « Tu veux -donc bien du mal aux Écossais et aux Suisses ? » -Et il me fit la théorie la plus curieuse sur les -glaciers d’Europe qui fondent chaque année au -vent du Sahara : si ce vent-là courait sur l’eau -au lieu de passer sur le sable, il arriverait tout -rafraîchi par l’évaporation ; les glaciers, ne -fondant plus, gagneraient de proche en proche, -la Suisse et l’Écosse seraient gelées, et le climat -de la France à jamais gâté. Vous voyez, -il savait tout ; j’ai retrouvé cela plus tard, dans -un livre, exactement comme il me l’avait dit.</p> - -<p>Depuis son arrivée, il ne lisait presque pas. -Les journaux ne le tentaient guère, et sa bibliothèque, -qu’il m’a léguée, se composait de neuf -volumes. En revanche, il écrivait beaucoup, -car sa provision de papier fut épuisée en quatre -mois, et il s’arrêtait souvent à la boutique du -Maltais Giovanni pour en acheter d’autre. -Comme il restait enfermé dans sa chambre un -jour au moins par semaine, les suppositions -allaient bon train ; quelques-uns l’accusaient -de correspondance amoureuse, d’autres le présentaient -comme un poëte incompris ou un -journaliste anonyme, d’autres enfin comme un -malade, sujet à des accès de mélancolie périodique. -Moi, son ami, je m’étais fait une loi de -respecter le mystère, quel qu’il fût ; en somme, -je ne l’aurais jamais deviné, s’il ne s’était -découvert à moi par un accident déplorable. -Voici le fait.</p> - -<p>A Biskra, le courrier de France arrive tous -les huit jours ; une sonnerie de clairon annonce -la bonne nouvelle, tous les officiers courent au -cercle militaire, et là, le vaguemestre ouvre -cette sacoche de bénédictions. Ce n’est pas pour -me vanter, car enfin le bonheur n’échoit pas -toujours aux plus dignes, mais j’ai beaucoup -d’amis solides et une famille comme on n’en -fait plus. J’écris peu, c’est sans doute indigence -d’idées, mais depuis que je suis au -monde, on m’a énormément répondu. Chaque -semaine, j’avais cinq ou six lettres à lire, quelquefois -neuf ou dix, quand la famille et l’amitié -s’étaient donné le mot. Lorsque la récolte était -bonne, je m’en allais tout fier, étalant la chose -en jeu de cartes et lisant à demi-voix la lettre -de maman Brunner : je n’ai jamais commencé -par une autre ; que les enfants trouvés me -jettent la première pierre !</p> - -<p>Un matin de septembre, le 4, il m’en souviendra -toute la vie, j’étais riche de sept ou -huit lettres. La bonne vieille de là-bas m’envoyait -un billet de cinq cents francs ; l’homme -n’est pas parfait, et la tribu des Ouled-Nayl -ne connaît pas encore la théorie de l’art pour -l’art. <i>Item</i>, on m’annonçait de chez nous un -envoi de jambons, de saucisses, de vin de Barr -et de kirschenwasser, qui devait remonter la -<i>popotte</i> pour un mois. J’étais content, je marchais -sur mes pointes, je reconnaissais du coin -de l’œil, tout en lisant, l’écriture de ma cousine -Gretchen et de mes vieux amis sur les -autres enveloppes : je me réfugiai, pour déguster -tous ces crus de bonne encre française, -dans le petit salon de l’est, au bout du cercle ; -Gougeon y a passé, il voit cela d’ici. J’entre, et -j’aperçois le turco qui déchirait la bande d’un -journal, par grand extra, avec une figure de -l’autre monde.</p> - -<p>« Eh bien ! lui dis-je étourdiment, qu’est-ce -que tu fais là ? Tu n’étais pas au courrier, tu -n’as donc pas de lettres aujourd’hui ? »</p> - -<p>Il me sauta à la gorge comme un petit jaguar, -et cria en m’étranglant :</p> - -<p>« Tu m’insultes ! que t’ai-je fait ? Tu sais -bien que personne ne m’écrit à moi ! O Charles ! -Charles ! »</p> - -<p>Là-dessus, sans me laisser le temps de la -surprise, il passa par la fenêtre et s’enfuit en -pleurant. Le cercle militaire n’a qu’un rez-de-chaussée, -grâce à Dieu.</p> - -<p>Je demeurai tout abruti. J’étais son supérieur, -il avait porté la main sur moi : si quelqu’un -nous avait vus, il allait en conseil de -guerre ; mais ça, je n’y pensai que le lendemain. -Mon premier mouvement fut de serrer -les lettres dans ma poche et de courir chez lui -pour savoir en quoi et comment je lui avais -fait de la peine. Une coquine aux yeux barbouillés -me jeta la porte au visage. C’est ainsi, -entre parenthèses, que j’ai eu connaissance de -sa liaison.</p> - -<p>Le lendemain, au petit jour, je dormais assez -mal sous ma moustiquaire, la porte et la fenêtre -ouvertes, quand il m’éveilla par mon -nom. Je passe une <i>gandoura</i>, et je vais à sa rencontre. -Il m’embrasse, il pleure, il bredouille -un tas de choses où le mot pardon revenait à -chaque instant.</p> - -<p>« Tu ne sais pas, dit-il, tu ne peux pas -savoir ;… mais je te dirai tout. Charles ! je suis -le plus malheureux des hommes. J’aime de -toutes les forces de mon cœur, et l’on ne se -souvient même pas de moi. C’est l’enfer glacé -de Dante ! »</p> - -<p>J’ai su depuis que Dante avait imaginé un -enfer sans feu.</p> - -<p>Il m’entraîna dans la campagne, au diable -vert. Je reverrai toujours le paysage. Avez-vous -remarqué cela ? Quand un événement -joyeux ou triste enfonce un clou dans le décor, -c’est fixé pour la vie ; on ne l’oublie plus. Ainsi -le champ de fèves où ma cousine Gretchen… -mais ne confondons pas les histoires.</p> - -<p>Il se mit à me raconter sa vie avec une abondance -de cœur ! Ah ! quand un homme économise -tout en lui-même, il y a des moments où -il se trouve joliment riche, allez ! Ce fut une débâcle, -une explosion, que sais-je ? imaginez -tout ce qu’il y a de plus fort. Une pièce qu’on -aurait chargée tous les jours, à toute heure, depuis -1850, et qu’on allumerait à présent ! -Entendez-vous le coup ? C’est à faire frémir. Un -garçon plus délicat, plus tendre et plus sentimental -à lui seul que l’Alsace et l’Allemagne -réunies, et qui n’a jamais eu ni père ni mère !</p> - -<p>Son père, M. de Gardelux, n’était pas un -père. C’était un monsieur qui faisait courir. -Il avait une écurie à Chantilly, une danseuse à -l’Opéra ; il était quelque chose au club, trésorier -ou vice-président, je ne sais plus ; mais la -vie de Paris l’absorbait si complétement qu’il -oubliait le chemin de son hôtel pendant des -vingt-quatre heures. Sa femme, mariée à quinze -ans, mère à seize, ou soi-disant telle, n’avait -ni nourri, ni élevé, ni connu son fils. Moi, j’ai -teté maman Brunner jusqu’à l’âge de quatre -ans, et si vous la voyiez, vous reconnaîtriez -avec moi que ça ne l’a pas fatiguée. Il faut -dire que chez nous les filles se marient à vingt-cinq -ans, dans leur force. Les enfants rachitiques -sont ceux qu’on a trop tôt. Ainsi la sœur de -Léopold, née quatre ans après lui, est une personne -superbe : ceux qui en douteraient n’ont -qu’à l’aller voir demain à l’église. C’est à deux -pas d’ici, pas vrai, Fitz Moore ?</p> - -<p>Tous les hommes ne sont pas taillés dans le -même drap, car je me suis laissé dire que bien -des gens naissaient et vivaient comme ce malheureux -garçon sans en ressentir la moindre -incommodité. On lui paya une nourrice bourguignonne -du plus beau sang, visitée par le -médecin de la famille ; sa layette fut commandée -chez la grande faiseuse ; on le sevra -conformément aux règles de l’art ; on lui donna -tout un jeu de bonnes étrangères pour qu’il -sût l’allemand, l’anglais et l’italien sans les apprendre. -A l’âge de sept ans, comme un -prince, il sortit des mains des femmes et retomba -sous la coupe d’un petit abbé doucereux, -qui l’appelait monsieur le vicomte. Un -pauvre sire que cet abbé, malgré les belles lettres -et les belles vertus dont le séminaire l’avait -farci ! Pénétré du sentiment de son humilité, -il répétait à lui-même et aux autres que -Dieu l’avait enlevé à la charrue pour l’asseoir -sous les lambris des grands : dans cette idée, -il ne s’asseyait qu’à moitié, et quand il lui -fallait marcher sur un tapis, ses grands pieds -restaient en l’air comme pour demander pardon -aux belles fleurs de laine teinte. Voyez-vous -un pauvre garçon sans parents, sans camarades, -sans autre compagnie sur la terre qu’un -abbé plat, révérencieux et confit ! Comme Paris -doit être amusant dans ces conditions-là ! Il -est vrai que l’enfant passait six mois au château : -c’était le temps le plus supportable de sa vie. -On le laissait courir, jardiner, monter aux -arbres, galoper des heures entières sous la -garde d’un valet sûr, l’abbé n’étant pas cavalier -pour un liard. C’est au château que Léopold -fit un peu connaissance avec sa famille : il -dînait quelquefois à table ; on l’appelait même -au salon pour distraire la compagnie lorsque -la pluie battait les vitres et qu’on était en petit -comité. Sa gaucherie, ses airs sauvages et ses -réponses effarées amusaient Mme la comtesse -et ses amis intimes. Quand le petit bouffon -prenait mal la plaisanterie, vite on le renvoyait -à l’abbé. Léopold m’a conté que dès l’âge de -cinq ans il avait songé au suicide. Voyez-vous, -quand on lit dans les journaux qu’un bambin -s’est pendu ou s’est coupé la gorge, on a peut-être -tort de plaindre les parents ; moi, je commencerais -par les fourrer en prison, et nous -verrions ensuite.</p> - -<p>Ce qui sauva Léopold, ce fut son amitié -pour la petite Hélène et surtout l’arrivée d’un -nouveau précepteur. Un vrai homme, celui-là ; -notre pauvre turco parlait de lui comme -d’un père. Il s’appelait Pelgas ; on l’avait chassé -de l’université pour un livre très-neuf et -très-hardi sur la réforme des études. Dix ans -plus tard, ce travail-là l’aurait peut-être conduit -au ministère : voilà ce que c’est que d’arriver -à temps.</p> - -<p>Je ne sais pas ce qui est advenu du livre et -de la méthode ; mais les résultats que j’ai vus -étaient superbes. Il paraît que le précepteur -avait investi la place de plusieurs côtés à la -fois, éveillant toutes les facultés de son élève -comme un garçon d’hôtel parcourt les corridors -en frappant à toutes les portes. Une étude -repose d’une autre ; l’enfant travaillait du matin -au soir et ne se fatiguait pas un instant. -A Paris, on suivait les cours publics, on visitait -les collections et les musées, et l’on philosophait -sur tout cela à la bonne franquette, -comme deux amis causent ensemble de leurs -affaires. A la campagne, on étudiait le ciel, la -terre, les plantes, les bêtes, la culture et l’économie -rurale ; on s’enfermait souvent pour -lire les bons auteurs. C’était une vie magnifique ; -l’enfant se sentait devenir homme. A -mesure qu’il acquérait une supériorité réelle, -il oubliait les vanités de la naissance et de la -fortune ; il s’élevait peu à peu vers l’idée de -rajeunir le nom de Gardelux par des mérites -plus neufs. Il essayait d’écrire, il tournait -joliment le vers. De son enfance souffreteuse, -il lui restait un petit fonds de poésie que la -science avait plutôt accru que desséché. A seize -ans, il rêvait d’être un poëte érudit comme -Lucrèce, et d’introduire le vrai dans les esprits -les plus fermés, grâce au charme des -beaux vers. Il est de fait que les vers font -un autre chemin que la prose. C’est comme -la balle forcée qui va plus loin et entre -mieux.</p> - -<p>Vous allez voir, messieurs, si le cœur humain -n’est pas une drôle de boutique. La -gloire qu’il rêvait, devinez ce qu’il en voulait -faire ? Ce n’était pas pour lui, c’était pour la -déposer en offrande aux pieds de cette poupée -qui se marie demain, madame de Gardelux. -On ne croirait jamais ces choses-là, si -on ne les avait entendues des gens eux-mêmes : -le malheureux enfant avait un culte, une dévotion, -l’amour céleste d’un martyr pour ce -nuage de tulle et de gaze de Chambéry qui -s’envolait tous les soirs à deux chevaux par la -grande porte de l’hôtel. Il voulait conquérir ce -cœur introuvable que ses caresses, ses larmes -et ses sourires d’enfant n’avaient jamais pu -dénicher. C’était sa véritable ambition, la dernière -fin de ses travaux et de ses espérances ; -mais cette idée, profondément cachée dans le -plus secret repli de son âme, n’était connue -que de la petite sœur Hélène. M. Pelgas, à qui -l’on disait tout, ne reçut point cette confidence-là. -Un petit sentiment de pudeur s’opposait -à ce qu’un étranger apprît un tel secret de -famille. La sœur avait douze ans, l’âge où les -petites filles ressemblent à des anges de cathédrale -gothique.</p> - -<p>« C’est cela, disait-elle à son frère, sois un -grand homme, fais la conquête de maman ;… -mais tu la partageras avec moi ! »</p> - -<p>Une chose que j’ai devinée à moi seul, mais -que je n’ai jamais dite au turco, c’est que les -femmes jeunes et lancées comme sa mère n’aiment -pas à voir grandir leurs enfants. Le monde -a beau savoir que vous vous êtes mariée à quinze -ans ; lorsqu’il vous voit paraître au bras d’un -grand garçon, il se dit : Voilà une jeune femme -qui pourrait bien se réveiller grand’mère.</p> - -<p>L’éducation de Léopold était assez avancée -pour marcher toute seule, quand son maître, -M. Pelgas, fut appelé à l’île Maurice. Quelques -riches créoles qui avaient été ses élèves lui -offraient la direction d’un collége important -dans cette île obstinément française. C’était -un avenir assuré, presque une fortune pour -ce pauvre homme de bien. Il hésita longtemps -à quitter son cher disciple, le fils adoptif de -son esprit ; mais ce fils ne devait-il pas le -quitter un jour ou l’autre ? La porte du baccalauréat -était franchie ; le comte, généreux -dans son indifférence, faisait meubler à Léopold -un bel appartement de garçon ; madame -avait commandé un phaéton chez son propre -carrossier pour M. le vicomte : on approchait -visiblement de l’époque où un jeune gentilhomme -est enlevé à ses maîtres pour retomber -aux mains des femmes. M. Pelgas dut tenir -compte de ces signes précurseurs ; il -accepta la direction du collége en réservant sa -liberté jusqu’à la rentrée. La lettre écrite et -partie, il vint trouver Léopold et lui dit : « Je -vous quitte dans six mois. Vous aurez dix-sept -ans ; c’est un âge absurde à Paris. On est impropre -à tout travail utile, et quand on a -votre fortune et votre liberté, on est presque -tenu de faire des sottises. Je ne veux pas qu’en -me perdant vous vous perdiez vous-même. La -poésie n’est pas une maîtresse assez tenace -pour vous fixer sérieusement. Qu’est-ce que -l’on peut dire en vers, ou même en prose, si -l’on n’a ni vécu, ni aimé, ni souffert ? Vivez -d’abord, occupez-vous activement, faites quelque -chose. J’ai pensé à l’état militaire : il faut -la discipline et le danger pour développer en -vous l’élément viril. Vous serez prêt pour les -examens de Saint-Cyr ; il s’agit de repasser -notre histoire et de prendre un léger supplément -de mathématiques. Vous savez le dessin, -et des langues vivantes trois fois plus qu’il -n’en faut. Cela dit, mon cher enfant, embrassons-nous. -Nous avons toute la journée pour -nous attendrir, et demain au travail ! »</p> - -<p>Le jeune homme ne se décida pas si vite ; les -<i>si</i> et les <i>mais</i> trottèrent plus d’un jour : il finit -cependant par se rendre à la raison et par tracer -lui-même un plan de vie logique. Deux ans -d’école et dix ans de service l’amèneraient à -l’âge de vingt-neuf ans, capitaine et décoré, -selon toute apparence. Vers la trentième année, -il donnait sa démission, choisissait une femme -et perpétuait sa race après avoir fortifié sa -santé, bronzé ses nerfs, complété son éducation -à la grande école de la vie, et peut-être honoré -son nom. Il serait temps alors de rimer à l’usage -du siècle, si la petite fleur bleue (comme -disait M. Pelgas) n’avait pas séché au grand air.</p> - -<p>A quelques mois de là, comme M. de Gardelux -faisait ses malles pour l’Angleterre, il -reçut la visite de Léopold.</p> - -<p>« Tiens ! c’est vous ? lui dit-il en le voyant -tout pâle et tout ému. Nous avons quelque -chose à demander ? Ma bourse vous est ouverte, -mon cher, et j’entends que vous vous adressiez -à moi seul toutes les fois que vous aurez des -dettes.</p> - -<p>— Oh ! monsieur, pouvez-vous supposer ?…</p> - -<p>— Mais l’hypothèse n’a rien d’offensant ; il -faut que jeunesse se passe. Allons, dites votre -affaire en deux mots ; je soupe à Londres. »</p> - -<p>Il allait voir courir son favori <i>Caldron</i>, ce -poulain qui promit tant et qui tint si peu. -Était-il engagé pour le <i>Derby</i> ou pour le <i lang="en" xml:lang="en">Royal -Oaks</i>, je ne sais trop. Léopold, de plus en plus -troublé, dit qu’il venait solliciter l’autorisation -nécessaire pour se présenter à Saint-Cyr.</p> - -<p>« Quelle diable d’idée avez-vous ? dit le -comte ; mais on n’entre pas là comme au -moulin. Est-ce qu’il n’y a pas des examens, des -épreuves ?</p> - -<p>— M. Pelgas espère que je pourrai les subir.</p> - -<p>— Ah !… c’est égal, mon cher, vous m’étonnez. -Je pensais que vous commenceriez par -prendre un peu de bon temps, par étudier -Paris. Un grand benêt de dix-sept ans qui va -se mettre à l’école ! Amusez-vous d’abord : est-ce -qu’on vous a jamais rien refusé chez moi ? -Quand on porte un nom comme le vôtre, on -s’engage à vingt-cinq ans dans la cavalerie, on -va faire un tour en Afrique, et bientôt les bureaucrates -sont trop heureux de vous nommer -officier. Qu’en dites-vous ? Non… Eh bien ! -soit : à votre aise ! Faites préparer les papiers ; -je signerai tout ce qu’il vous plaira. »</p> - -<p>Mme de Gardelux ne vit dans ce projet -qu’une fantaisie d’enfant.</p> - -<p>« C’est l’uniforme qui vous séduit, n’est-ce -pas ? Je souhaite qu’il vous aille bien et qu’il -vous fasse une autre tournure ; mais vous savez -que l’épaulette n’est pas admise dans nos salons. »</p> - -<p>Quant à la petite Hélène, elle parla tout autrement.</p> - -<p>« Je serai encore plus fière de toi, disait-elle, -quand tu seras un bel officier. Et puis c’est -un moyen de rester unis toute la vie !</p> - -<p>— Comment ?</p> - -<p>— Oh ! j’ai pensé à tout. Tu chercheras dans -les régiments de la guerre le plus brave officier, -le plus loyal et le meilleur. Tu en feras -ton ami d’abord, puis tu l’amèneras pour que -j’en fasse ton frère, et alors nous courrons ensemble -jusqu’au bout du monde ; j’aurai un -cheval blanc, nous remporterons des victoires, -et les ennemis, voyant que vous êtes avec une -dame, ne tireront jamais sur vous. »</p> - -<p>N’était-ce pas gentil ? Elle avait à peine -treize ans quand elle parlait si bien. Les femmes -naissent bonnes, voyez-vous, c’est l’éducation -qui les gâte.</p> - -<p>La première fois que Léopold entra chez lui -dans l’uniforme de l’école, — c’était à la sortie -du jour de l’an, — Mme de Gardelux poussa -un drôle de cri pour une femme qui n’a pas vu -son fils depuis deux mois : « Dieu, qu’il est -laid ! Hélène, venez voir ce pantin qui vous arrive -de Versailles. » J’avoue que la tenue de -Saint-Cyr n’est pas avantageuse et qu’elle a -déparé des garçons mieux bâtis ; mais est-ce -qu’une Française devrait parler ainsi d’un uniforme -que… suffit ! Ce jour-là, Mlle Hélène -fut encore plus douce et plus caressante qu’à -l’ordinaire.</p> - -<p>« Mon bon Léo, disait-elle à son frère, -je sais que tu n’auras pas toujours ces épaulettes-là. -Va, pauvre chrysalide, je t’aime autant -que si tu étais déjà le plus brillant des -papillons ! »</p> - -<p>Quand le sort en veut à quelqu’un, il fait -tenir bien des malheurs dans un espace de -deux ans. Léopold perdit coup sur coup M. Pelgas -et M. de Gardelux, son autre père. Le pauvre -professeur avait pris la fièvre en arrivant ; -il lutta quelques mois, puis il sentit qu’il n’était -pas le plus fort et croisa les bras en philosophe -pour se regarder mourir. Sa dernière -lettre (je l’ai) est un long et touchant adieu à -celui qu’il laissait terriblement seul ici-bas. Il -lui fait en quatre pages un cours de consolation -que Cicéron et Sénèque auraient signé ; mais je -ne suis pas sûr qu’ils l’auraient écrit si posément -à la veille de leur mort. Il y a de fiers -braves gens parmi ceux qui se dévouent à débrouiller -les jeunes têtes, et je ne sais pas trop -si le bourgeois est quitte envers eux lorsqu’il -leur a donné ses dix louis par mois.</p> - -<p>Le duel de M. de Gardelux avec le marquis -de Kerploët a fait moins de bruit que tant d’autres. -Les journaux n’en ont pas soufflé mot, -sauf un ou deux qui ont mis les initiales. Pouvait-on -raconter que deux hommes de race, -pères de grands enfants, et mariés, chose bizarre, -à deux des plus jolies femmes de Paris, -s’étaient battus pour les beaux yeux d’une -guenon quadragénaire ? Les témoins attestèrent -que le combat avait été loyal ; M. de Kerploët -se retira pour dix-huit mois en Bretagne, les -Gardelux enterrèrent leur mort, et tout fut dit.</p> - -<p>Cette perte fut d’autant plus sensible à Léopold -qu’il commençait tout justement à se lier -avec son père. Une pointe de vanité avait entamé -la cuirasse du viveur égoïste. A force -d’entendre répéter que son fils était un officier -du plus bel avenir, il prit quelque intérêt à -ce jeune homme, l’invita plusieurs fois à dîner, -et même vint le voir à Saint-Cyr un jour de -courses : vous me direz que l’école n’est pas -bien loin de Satory. Un mois avant la malheureuse -affaire qui devait les séparer à jamais -le père présentait Léopold à quelques amis du -club ; on déjeunait, on buvait à ses succès futurs ; -on le voyait déjà lieutenant de hussards, -menant un train, jouant gros jeu, courant les -femmes, cravachant les malappris et faisant la -figure qui sied à un cavalier français. M. de -Gardelux avait toujours été friand de la lame : -un dilettante du point d’honneur.</p> - -<p>Il eut un mauvais jour et perdit tout au jeu -de l’épée. La déveine avait commencé au jeu -du turf par la chute lamentable de <i>Caldron</i>. -Ce fut ensuite la dame de pique qui tourna casaque, -puis une grosse affaire de bourse qui lui -éclata, pour ainsi dire, dans la main. Bref, la -fortune qu’il laissait n’était plus une fortune : -à peine si ses enfants eurent un million à partager. -Quant à la veuve, elle était riche de son -chef. Elle n’eut pas plutôt commandé son -deuil de laine qu’elle s’occupa d’émanciper -Léopold : c’était le meilleur moyen de s’émanciper -elle-même. Il ne paraît pas qu’elle ait -regretté sérieusement son mari. Vous me direz -qu’il ne s’était pas fait tuer pour elle : c’est -égal, une vraie femme aurait mieux fait les -choses, ne fût-ce que pour l’édification des -deux enfants.</p> - -<p>Les grands coups de la mort nous laissent -dans le cœur une brèche ouverte : entre qui -veut dans ces occasions. Eh bien ! non ; Léopold -ne put pas surmonter l’indifférence de sa -mère. Lorsqu’il revint du cimetière, il courut -à l’appartement de la comtesse pour pleurer -avec elle : madame avait défendu sa porte, et -en donnant cette consigne elle n’avait pas -songé à faire une exception pour son fils. Mais -Mlle Hélène reconnut la voix du bon Léo ; elle -sortit au-devant de lui et l’entraîna dans sa -chambrette :</p> - -<p>« Viens, dit-elle ; maman ne veut plus -pleurer parce qu’elle a mal à la tête ; mais à -nous deux nous sangloterons tant que tu voudras. -Pauvre père ! ah ! Pauvre père ! »</p> - -<p>Si quelque chose avait pu consoler mon ami, -c’était la tendresse de cette petite. Un beau -jour il apprit que Mlle Hélène était partie avec -sa mère pour le lac de Neufchâtel. N’allez pas -croire au moins que la comtesse le fît par -haine ! C’était beaucoup plus simple : elle avait -reconnu que, pour une femme de son âge et -de ses habitudes, le rôle de veuve désolée est -horriblement difficile à Paris. Elle invita son -fils à la rejoindre dès qu’il aurait passé le dernier -examen. Je crois même qu’il resta deux -mois entiers auprès d’elle, et qu’il ramena la -famille à Paris. Le mois de décembre était -déjà fort entamé, et Léopold partait le 1<sup>er</sup> janvier -pour l’Afrique. Pendant ces jours rapides, -les derniers qu’il avait à vivre en France, il -tenta plusieurs fois un effort désespéré. Ce -pauvre diable, trop aimant pour être heureux -ici-bas, ne voulait pas partir sans arracher à -sa mère, une larme, une caresse, une bénédiction, -je ne sais pas… enfin quelque chose de -maternel ! Il avait besoin de ce rien comme -d’un viatique pour la route, peut-être même -devinait-il par un pressentiment secret que -son premier voyage allait être le grand. Il -perdit son temps et ses peines. Mme de Gardelux, -sans retourner dans le monde, laissait -le monde rentrer chez elle à petit bruit. Elle -n’avait pas pris un jour, mais on sut bientôt -qu’on la trouvait toute la semaine ; l’aimable -bourdonnement des niaiseries à la mode la -rendit sourde aux propos mélancoliques du -déchiré Léopold. Elle avait été presque aimable -à Neufchâtel, elle fut presque froide à Paris : -le Faubourg la regagnait. Le matin des -adieux, mon malheureux ami crut saisir un -moment favorable. Il avait pénétré sur la pointe -du pied dans le petit boudoir de sa mère. -Mme de Gardelux tournait le dos à la porte et -semblait regarder attentivement un portrait -que le sous-lieutenant avait fait faire et apporté -la veille. « Enfin ! dit-il, elle pense à moi ! -Elle me regrette donc un peu ! » Dans cette -idée, il courut jusqu’à elle, se précipita à ses -genoux et lui cria au milieu des larmes :</p> - -<p>« Ah ! chère petite mère ! embrassez-moi ! -bénissez-moi ! Que j’emporte ce souvenir de -vous !</p> - -<p>— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle ; est-il permis -de faire peur aux gens ? Relevez-vous, mon -cher, et prenez un autre visage. Vous vous -rendrez malade, et vous me donnerez une attaque -de nerfs. Que voulez-vous de moi ?</p> - -<p>— Que vous m’aimiez, ma mère !</p> - -<p>— Je vous aime tout autant qu’on s’aime -en famille dans le monde où nous vivons ; -nous ne sommes pas des bourgeois, Dieu merci ! -Je ne sais si c’est ce M. Poulgas ou Pelgas qui -vous a donné ces façons, mais elles ne sont de -mise en aucun lieu, et vous ferez sagement de -les perdre. J’ai vu le moment où ma fille -devenait par contagion aussi ridicule que vous. -Vous n’êtes pas un sot, vous savez vous tenir, -vous avez certaines manières, on trouve généralement -que vos façons d’agir sont celles -d’un gentilhomme ; mais toutes ces qualités, -auxquelles je rends justice, sont corrompues -par une sensiblerie maladive. Soignez-vous ! »</p> - -<p>Voilà le bel adieu qu’il obtint ; mais c’est -la petite sœur qui fut ingénieuse à le consoler ! -Elle le conduisit jusqu’au chemin de fer avec -sa gouvernante ; elle le dorlota, le berça, le -baigna de ses larmes et finit par engourdir un -peu cette douleur aiguë dont il avait le cœur -pénétré. Assurément Mme de Gardelux avait -calomnié sa fille en la croyant guérie de cette -précieuse sensibilité. Les deux enfants jurèrent -de s’écrire une fois par semaine ; Mlle Hélène -glissa dans la main de son frère un médaillon -d’or où elle s’était fait peindre par Mme Herbelin. -Une merveille, ce petit portrait ; je l’ai -admiré six mois avec lui et dix-huit mois sans -lui : vous saurez comme.</p> - -<p>Lorsqu’il fallut enfin se séparer au coup de -cloche, elle lui prit la tête entre ses bras et lui -dit à l’oreille :</p> - -<p>« Tu sais, ma commission ? N’oublie pas ! »</p> - -<p>Il se sentit rajeunir de deux ans au souvenir -de cet aimable enfantillage et répondit en -souriant :</p> - -<p>« Le projet tient donc toujours ?</p> - -<p>— Toujours.</p> - -<p>— Alors, une question importante : blond -ou brun ?</p> - -<p>— A ton choix ; mais j’aimerais mieux qu’il -fût blond. Va-t’en, tu me fais dire des sottises !</p> - -<p>— Adieu !</p> - -<p>— Au revoir ! »</p> - -<p>Je vous raconte tout cela d’un seul trait ; -mais vous supposez bien qu’il ne m’a pas tout -dit à la première séance. Il ne fallut qu’un moment -pour rompre la glace, mais le flot des -histoires, des souvenirs et des confidences mit -plusieurs mois à s’épancher. Nous étions bien -heureux, lui d’ouvrir son cœur à quelqu’un, -moi de trouver un ami qui m’admettait ainsi -dans sa famille.</p> - -<p>Il y a, même dans l’amitié, des barrières qui -ne tombent pas aisément. Par exemple on prétend -que nous sommes tous égaux au collége. -Eh bien ! quand je faisais mes études au collége -de Schlestadt, j’étais lié comme un frère -avec le fils aîné du sous-préfet. Nous partagions -nos confitures et nos billes ; ce que je -possédais était à lui, et réciproquement. Mais -quand nous sortions le dimanche, quand il -allait, lui à la sous-préfecture, et moi chez mon -oncle le boulanger Felrath, c’est à peine s’il -me reconnaissait dans la rue. Il me disait bonjour -de loin, comme s’il avait eu honte de s’avouer -mon <i>copain</i>. Si son père lui avait demandé : -Quel est ce garçon-là ? il eût peut-être -répondu en rougissant : Rien ; un élève du -collége ! Ainsi nous mettions tout en commun, -excepté nos parents. Pourquoi ? Parce qu’il -croyait être plus que moi hors de la classe. Un -sous-préfet, chez nous, c’est presque un noble, -et le papa Brunner n’était qu’un simple vigneron. -Il est vrai que nous avions trente et quelque -mille francs de rente, et que l’autre, chargé -de famille, ne possédait que sa place. N’importe, -on aurait craint de déroger en m’offrant -une assiettée de soupe dans la maison banale -du sous-préfet.</p> - -<p>C’est un peu la même chanson dans l’armée, -quoique l’égalité soit la base de toutes nos lois. -On a couché sous la même tente, on a bu dans -le même verre, on a risqué sa peau l’un pour -l’autre, on s’estime, on s’aime, on se tutoie, -on est frères, frères d’armes ; mais je ne connaîtrai -jamais ni la mère, ni la sœur, ni la femme -de mon frère, si une malheureuse particule de -hasard vient se jeter entre nous. Les révolutions -ont dérangé bien des choses ; elles n’ont -pas touché à cette bêtise-là. J’ai connu très-intimement -plus de vingt fils de famille ; j’en ai -même sauvé un qui s’était exposé à des risques -sérieux. Je suis sûr que ce garçon-là se ferait -massacrer plutôt que de laisser dire un seul -mot contre moi. Quand nous nous rencontrons -dans Paris, il se jette à mon cou, il me traîne -au café, il veut que je dîne avec lui dans les -restaurants les plus dorés ; mais il ne m’a jamais -présenté à sa femme, et je ne sais pas -même l’adresse de son ménage. Est-ce vrai ce -que je dis ? Alors vous comprendrez pourquoi -le pauvre Gardelux me devint plus cher en -trois mois qu’un ami de dixième année. Ce -qu’il faisait n’était que juste, car enfin j’oubliais -avec lui l’inégalité de nos grades, et le -grade est une affaire autrement méritée que le -nom ; mais je lui savais gré d’avoir le sens -commun, attendu la rareté de la chose.</p> - -<p>Nous voilà donc intimes, ou, pour mieux -dire, ne faisant qu’un. Il aurait fallu se lever -matin pour nous rencontrer l’un sans l’autre. -Je savais toutes ses idées, il connaissait toute -mon histoire, qui n’a jamais été bien compliquée, -Dieu merci ! Nous regardions ensemble -le petit portrait de sa sœur, et nous -disions Hélène tout court en parlant d’elle. -Il s’était mis à me faire un croquis de mémoire, -d’après Mme de Gardelux, pour que toute la -famille me fût présentée dans les formes. Nous -passions des journées à raisonner sur la froideur -de la comtesse, sur la gentillesse de la -petite sœur. Ces souvenirs mêlés de bien et de -mal épanouissaient cette pauvre âme ; ils me -faisaient plaisir aussi : quand vous vous trouverez -au milieu du désert, devant ces dunes de -sable qui ondulent à perte de vue, vous ne -serez pas exigeants en matière de conversation. -Tout ce qui parlera de la France sera roman -pour vous. Rien qu’au nom du pays, on se lèche -les lèvres ; c’est si bon !</p> - -<p>Je ne me lassais pas d’entendre mon ami -rabâcher ses misères, ni lui de me les raconter. -Il avait dans une cassette quelques gants, -quelques fleurs séchées, quelques menus chiffons, -vrai bagage d’amoureux, et les quatre ou -cinq lettres que sa sœur lui avait écrites depuis -leur séparation. C’est bien creux, la correspondance -d’une petite fille de quinze ans, mais -ça ne manque pas d’un certain goût de fruit -vert qui vous pénètre. Ces pattes de mouche -me trottinaient longtemps devant les yeux ; je -ruminais en m’endormant ces phrases à moitié -faites et jamais ponctuées ; le parfum vague du -papier me revenait après un jour ou deux.</p> - -<p>Quand Léopold se lamentait de cette correspondance -si gentiment commencée et sitôt -interrompue, je le trouvais injuste, je défendais -Hélène, j’énumérais les mille occupations qui -dévorent la vie de Paris. Écris, toi, lui disais-je, -puisque tu as vingt-quatre heures de loisir -dans ta journée. Raconte-lui ta vie, tes promenades, -tes plaisirs, tes amitiés, tes ennuis. -Alors, qui sait ? elle s’intéressera peut-être aux -cent cinquante mille palmiers de Biskra, et -nous aurons une réponse. »</p> - -<p>Il en vint à me faire lire les lettres qu’il expédiait -là-bas. Tous les huit jours, sans faute, il -en écrivait deux. Quel cœur ! et quel style ! Surtout -avec sa sœur ; il était plus à l’aise, il entrait -dans plus de détails. Quand je me trouvais -là par hasard, je lui suggérais des raisonnements, -je lui poussais des idées, je collaborais. -Il mit un jour sous enveloppe une aquarelle -où j’avais peint l’intérieur de sa chambre, -et nous deux fumant, nos chibouques nez à nez. -Ce fut moi qui cachetai la lettre, et même, en -allumant la cire, je remarquai que ma main -tremblait. Voyez-vous la vanité des artistes ! -Les peintres doivent éprouver cette émotion-là -quand un de leurs tableaux part pour le -Salon.</p> - -<p>Depuis tantôt cinq mois, nous vivions de la -même vie, et je le connaissais si bien qu’il me -semblait impossible de découvrir en lui rien de -nouveau. Il me gardait pourtant une surprise. -Je tombai de mon haut quand il me dit en sortant -du cercle :</p> - -<p>« Tu ne sais pas que je rimaille énormément -toutes les nuits ? J’ai toujours peur de te disloquer -la mâchoire, sans quoi je te régalerais -de mes œuvres complètes. Il y en a de quoi -faire au moins deux volumes chez moi. »</p> - -<p>On devinait fort bien, sous ce mépris apparent -de ses œuvres, un attachement profond -et même une sorte d’anxiété. Je le suivis jusqu’à -sa maison, et j’insistai pour qu’il me prêtât -le premier volume.</p> - -<p>« Quel volume ? reprit-il avec un sourire -forcé. Je t’ai dit deux cartons bourrés de paperasses. -En voici un, prends-le si tu veux, et -allumes-en ta pipe aussitôt que l’ennui te gagnera. -Ou plutôt… étends-toi là, sur la peau -de lion, que je te lise une page ou deux… -Non ! tu t’endormirais. Tiens, mon vieux, et -sauve-toi vite, je serais homme à courir après -toi… »</p> - -<p>Je m’enfuis comme un voleur, et je lus, sans -m’arrêter, trois cents pages embrouillées, raturées -et quelquefois illisibles. Jamais je n’avais -fait une telle consommation de poésie, même -dans les belles éditions d’Hugo, de Lamartine -ou de Musset ; mais l’amitié est capable de tous -les miracles. Du reste ils étaient bien, ses vers. -La famille a eu tort de ne pas les imprimer, -il y en avait de sublimes ; peut-être un peu -d’obscurité dans les pièces philosophiques -comme <i>le Doute</i>, <i>Où vais-je ? Au premier qui -porta la croix.</i> Les descriptions du désert étaient -étincelantes ; les scènes de la vie arabe vivaient -et remuaient. Dans <i>la Fantasia</i>, on entendait -positivement parler la poudre ; <i>la Diffa du grand -chef</i> était traitée aussi grassement qu’une page -de Rabelais. Et quelle abondance de cœur dans -les pièces : <i>A ma mère</i>, <i>Quand j’étais tout petit</i>, -<i>Tu m’aimeras !</i> Mais la fleur du panier, c’était -encore une demi-douzaine de petites idylles, -rêveries, caresses rimées à l’intention de la -jeune personne qui va se marier demain. <i>Hélène</i>, -<i>Beaux jours</i>, <i>Notre petit jardin</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Fratri futuro</i>, -sont autant de petits chefs-d’œuvre que j’ai -lus et relus à travers mes larmes. Quand j’eus -vidé le carton, je retournai chez Léopold, quitte -à le réveiller ; je voulais le second volume. Je -ne l’éveillai point, car il ne dormait pas. Un -poëte inédit est sur le gril quand il sait qu’on -le lit et qu’on le juge. Ma foi ? j’avais jugé, et -je lui dis carrément : Tu es un homme de génie ! -Je crois que ça lui fit plaisir ; il se mit à -me déclamer le tome deux, lui-même. Celui-là -me parut encore plus beau, car Léopold lisait -à ravir. Et jugez si je fus content de voir que -la dernière pièce, un vrai chef-d’œuvre, était -adressée en toutes lettres à son ami Karl Brunner ! -Si jamais je remets la main dessus, je la -ferai graver en or, sur le marbre ; mais la famille -a tout gardé, et probablement tout brûlé. -C’était son droit : elle héritait.</p> - -<p>Toute la nuit fut prise par la lecture, et -quand l’aube parut, nous avions plus envie de -respirer le grand air que de nous mettre au -lit. Toute cette poésie fermentait dans ma tête ; -j’aurais rimé moi-même pour un rien ; il n’aurait -pas fallu m’en défier.</p> - -<p>« Écoute, dis-je à Léopold, tu t’es emparé -de moi depuis hier soir, tu m’appartiens pour -la journée : chacun son tour. On va nous -seller deux chevaux, et nous pousserons une -reconnaissance en plaine. Je veux voir si les -premiers rayons du soleil sont aussi doux que -les premiers rayons de la gloire. Nous reviendrons -ensemble prendre un bain et déjeuner -à ma pension, puis tu t’en iras faire la sieste -aux trois palmiers tandis que j’organiserai -ma petite fête pour ce soir. Je veux que le -Champagne baptise solennellement le grand -poëte de Biskra ! » Le pauvre enfant riait de -mon enthousiasme, mais au fond il avait la -tête aussi montée que moi.</p> - -<p>Mon programme fut suivi de point en point. -Dans la journée, je recrutai dix camarades -pour faire une tablée complète. Une vieille -Espagnole, célèbre par sa cuisine et par sa -complaisance, nous prêtait sa maison et poivrait -le fricot. Je fis dévaliser par mon soldat -tous les marchands de vin et de goutte qui -empoisonnent l’oasis, et j’invitai les danseuses -les moins tannées de la célèbre tribu. Un mois -de ma solde y resta, mais tant pis ! Il fallait -que la fête de l’amitié fît époque dans l’histoire.</p> - -<p>Nous étions dans les premiers jours du rhamadan, -ce carême mi-parti de jeûnes et de -ripailles ; mais je réponds que ce soir-là les -cheiks les plus magnifiques ne s’en donnèrent -pas autant que nous. De cinq heures à neuf, -on but et l’on mangea comme si dans chaque -estomac l’absinthe avait creusé un gouffre. -Enfin le punch fit son entrée, on alluma le -bol, on éteignit les lampes et les bougies, la -mère Méného remplit les douze verres et me -dit en son patois :</p> - -<p>« <i lang="en" xml:lang="en">Señor, las niñas estan aqui.</i> »</p> - -<p>— Attends ! lui dis-je, j’ai d’abord un toast -à porter. « Messieurs, le turco vient d’achever -une grande œuvre. Laquelle ? Vous le saurez -plus tard ; mais vous pouvez me croire sur -parole, quand je vous jure que la gloire est au -bout. A la santé du turco, notre excellent camarade ! -A sa gloire ! à l’immortalité qui l’attend ! »</p> - -<p>Mes convives étaient tellement échauffés que -ce discours ne parut emphatique à personne. -Un généreux hourrah me répondit, on rapprocha -les verres, et si vigoureusement que l’un -des douze se rompit ; c’était le verre du turco. -Je vois encore le pied de coupe entre ses longs -doigts maigres, et sa pauvre figure éclairée -par la flamme livide du punch.</p> - -<p>Au même instant, la porte s’ouvrit, et Roland, -des zéphyrs, montra sa tête.</p> - -<p>« Allons, messieurs, dit-il, le rassemblement -va sonner ; on monte à cheval. »</p> - -<p>Un tumulte de questions lui répondit. -« Quoi ? comment ? où va-t-on ? à quel propos ? -C’est une farce. »</p> - -<p>Il nous apprit que les Beni-Yala s’étaient -révoltés dans l’Aurès, qu’on avait refusé l’impôt, -que trois spahis avaient été tués par trahison, -et un convoi pillé. Peut-être était-ce un -accident sans suite, une simple ébullition de -fanatisme au début du rhamadan ; mais on -voulait couper le mal à sa source et punir les -révoltés sans leur laisser le temps de s’organiser. -L’ordre du général était formel ; on partait -dans une heure.</p> - -<p>C’était donc vrai ! Nous allions faire un -bout de campagne ! La surprise et la joie nous -dégrisèrent tous à moitié. On se félicitait, on -se serrait les mains ; les bougies se rallumèrent, -chacun se rajusta, Roland vida un verre -au hasard, et chacun tira de son côté.</p> - -<p>« Viens donc, » criai-je au turco, qui restait -cloué sur sa chaise et toujours pâle.</p> - -<p>Dès ce moment, je courus à mes affaires et -je n’eus pas une minute pour m’occuper de -lui.</p> - -<p>Toute la ville était en mouvement, et sans -bruit, ce qui doublait l’originalité du tableau. -Les soldats couraient, les Arabes traînaient -leurs chameaux ou leurs ânes, les ordonnances -passaient avec les mulets de réquisition. Je ne -fis qu’un bond jusqu’à mon gîte, où mon soldat, -le fidèle Baudin, tirait déjà les malles au -milieu de la chambre. Les paquets faits, -les cantines bourrées, les bagages liés sur le -dos du mulet, le tranchant de mon sabre vérifié, -mon revolver amorcé, ma ceinture serrée -et mes guêtres bouclées, j’avais vieilli d’une -heure sans remarquer la fuite du temps. Avez-vous -remarqué que l’horloge double le pas -quand nous sortons d’un bon dîner ? Ce n’est -pourtant pas elle qui a bu.</p> - -<p>Nous étions huit cents hommes sur pied -dans la cour du fort. Dix coups de langue indiquèrent -discrètement dix heures ; le silence -n’était troublé de temps à autre que par le -piétinement d’un mulet ou le hennissement -d’un cheval. L’appel se fit à voix basse, à la -lumière d’un falot. Que de précautions pour -surprendre les Arabes, qu’on ne surprend jamais, -car ils ont toujours des espions chez -nous !</p> - -<p>Je me rends à mon poste, auprès du général. -Il était à cheval au milieu de la cour, la -cravache en main, le cigare à la bouche, aussi -calme d’ailleurs que s’il allait au bois de Boulogne -faire le tour du lac. Il reçoit le billet -constatant l’effectif de sa troupe ; il dicte un -ordre que les adjudants écrivent sous sa dictée -et que les capitaines vont lire à leurs compagnies, -groupées en cercle. Vous connaissez -ce refrain patriotique : « Soldats, des rebelles -sur pied, vos camarades égorgés et trahis, la -domination française menacée, l’honneur du -drapeau à défendre ! Votre général est fier -de vous commander, et la patrie compte sur -vous ! »</p> - -<p>C’est toujours le même air et les mêmes -paroles ; mais comme l’air est juste et le -discours fondé, l’effet n’a pas raté une fois -depuis que la France est France.</p> - -<p>Les soldats ont empoché l’allocution en plein -cœur : s’ils ne répondent point par des cris, -c’est que la discipline s’y oppose ; mais le -murmure qui circule dans les rangs prouve -assez qu’on n’a pas parlé à des sourds. On -ajuste définitivement les courroies, on serre les -sangles, le fantassin jette son fusil sur l’épaule, -et l’on fait un à-droite.</p> - -<p>Je vous ai dit que notre colonne se composait -d’environ huit cents hommes ; on en laissait -au plus quatre cents à Biskra. Nous avions -deux compagnies du centre, une de tirailleurs -et une de zéphyrs ; cent hommes de cavalerie, -tant chasseurs que spahis, quarante d’artillerie -et du train, et cent cinquante des goums. -Le général marchait avec l’avant-garde ; il avait -jeté son cigare pour le bon exemple, car dans -les marches de nuit on défend également le -bruit et le feu. Je me tenais à la disposition -du chef, et le turco n’était pas loin ; c’était justement -sa compagnie qui avait fourni l’avant-garde.</p> - -<p>Chemin faisant, je m’approchai de lui. « Eh -bien ! lui dis-je, nous y voilà. Tu es content, -j’espère ?</p> - -<p>— Oui, c’est un dénoûment comme un autre. -J’aime mieux en finir d’un coup.</p> - -<p>— En finir ! es tu fou ? C’est ta carrière de -soldat qui commence, en attendant les autres -succès.</p> - -<p>— Je veux bien ; tu me connais : je ne suis -pas un homme à pressentiments ; mais cet -ordre de départ est arrivé dans des circonstances -stupides. Tu parlais d’immortalité, et -moi je pensais à la mort.</p> - -<p>— C’est bien spirituel ! Et moi, je te prédis -que tu seras superbe au feu et que tu reviendras -couvert de gloire. Qui sait d’ailleurs si -nous aurons affaire à l’ennemi ? Ces révoltes -du rhamadan sont des feux de paille ; on se -dérange pour les éteindre, et l’on n’en trouve -plus que la cendre.</p> - -<p>— Comme tu voudras.</p> - -<p>— Mais secoue-toi donc, sacrebleu ! Qui est-ce -qui m’a bâti un soldat de ton espèce ?</p> - -<p>— Cela va mieux, merci. J’étais encore un -peu sous l’influence des lettres que j’ai écrites.</p> - -<p>— Moi, je n’en écris qu’une dans ces occasions-là. -Je dis : « Maman Brunner, nous partons -en campagne. On ne sait pas combien ça -va durer, tu seras peut-être trois mois sans -nouvelles ; mais ne t’inquiète pas, je te donne -ma parole d’honneur qu’il ne m’arrivera rien. »</p> - -<p>— Moi, dit-il, j’ai laissé un testament en -quatre lignes et deux lettres que tu porteras -toi-même, entends-tu bien, l’une à ma mère, -l’autre à notre petite Hélène. »</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>Vous savez tous, ou presque tous, ce que -c’est qu’une marche de nuit en pays inconnu. -Ce n’est ni gai ni pittoresque. La colonne se -déroule comme un ruban noirâtre sur fond -noir. Les belles couleurs des uniformes sont -éteintes ; tous les joyeux bruits de la guerre -ont fait place à une espèce de silence murmurant -à travers lequel on distingue le pas des -hommes et la vibration discrète du fer. Un -caillou qui dégringole, un pied qui butte, un -juron étouffé, voilà les incidents de la route. -On ressemble à des moines en procession plutôt -qu’à des héros en campagne. Et si la pensée -de la mort vient vous traverser la cervelle, -vous êtes tout porté à l’envisager en moine. -J’ai lu, je ne sais où, que si les batailles se -donnaient à minuit, les braves seraient plus -rares. C’est un peu vrai, non pas que le courage -ait sa source dans la vanité, mais l’homme -n’est tout lui que s’il est en possession de tous -ses sens. Le moral le mieux trempé ne suffit -point. Pour aller galamment au danger, il faut -pas mal de choses. C’est dans la plénitude de -la vie que l’homme est le mieux disposé à sacrifier -sa vie ; c’est au grand jour que nous -fonçons gaiement sur les canons, les baïonnettes -et tous les aimables engins qui servent -à nous ôter le jour.</p> - -<p>Or il était onze heures du soir, la lune s’était -couchée avec les poules, et les étoiles ne -servaient qu’à souligner l’épaisseur affreuse -de la nuit. Je me laissai donc envahir par les -idées du bon turco, et je me mis à casser une -croûte de mélancolie sur le pouce, tout en -marchant auprès de lui. Dans ces montagnes -invisibles dont chaque pas nous rapprochait, -il y avait des fusils chargés à balle ; on pouvait -parier à coup sûr que notre colonne ne reviendrait -pas au complet. Pour qui les mauvais -numéros de cette loterie ? Pour Léopold ? pour -moi ? pour tous les deux ? Les gaillards qui ont -la foi sont plus heureux que les autres : ils se -figurent qu’une prière fait dévier le projectile ! -Mais le collége nous ôte un peu cet élément de -consolation.</p> - -<p>Je ne vous dirai pas que la peur me prit ; -c’était ma neuvième campagne. Cependant je -me mis à songer à mille choses anciennes et -chères que je n’étais pas sûr de revoir ici-bas. -Je vis maman Brunner avec ses lunettes d’argent, -le tricot dans les mains, le coude sur la -fenêtre ; et la vieille maison peinte en rouge, -et le chiffre 1640 écrit sur la clef de voûte, et -l’auberge des Trois-Rois qui fait face, et l’église, -et la belle salle de l’hôtel de ville, et le -puits du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, et le pharmacien de la -place, celui qui a une si jolie fille et des bahuts -si merveilleux. Je revis la gloriette de -notre vigne, et les vendanges de 58, les dernières -que j’aie faites avec Gretchen, c’est-à-dire -Marguerite Moser, ma cousine de Barr, -qui était encore une vraie gamine. Bref, ma -coquine de mémoire m’en rappela tant et tant -que je me sentis devenir tout bête ; j’avais le -cœur comme affadi. J’aurais donné cent sous -pour entendre le premier coup de fusil des -sentinelles arabes, parce qu’alors on sait ce -qui vous reste à faire, et l’on n’a plus le temps -de se tracasser pour des riens.</p> - -<p>A minuit, le général commanda une demi-heure -de halte pour attendre les traînards et -rajuster sur les hommes et les bêtes ce que la -marche avait dérangé. J’expédiai mon service -en deux temps, et je me mis à la recherche de -Léopold. Il était un peu à l’écart, seul avec -son soldat qui lui vidait un bidon sur la tête.</p> - -<p>« Ah ! petit maître ! lui dis-je, tu fais toilette -pour l’ennemi ! »</p> - -<p>Il répondit en s’ébrouant comme un canard :</p> - -<p>« Tu n’y es pas ! La coquetterie est étrangère -à l’événement ; c’est ma santé que je soigne. -Tous tes satanés vins m’ont donné une migraine -qui me fend le crâne, et comme il faudra -bientôt ouvrir l’œil… Du reste il me -semble que ça va mieux. »</p> - -<p>Ce malheureux festin, je l’avais non-seulement -cuvé, mais oublié : je le croyais à six -mois de nous, et nous n’en étions qu’à trois -heures. Il me vint un remords d’avoir presque -grisé un innocent qui n’était pas de notre -force. Si la tête ou les jambes allaient lui manquer -par ma faute ! Mais cette ablution lui fit -du bien, et à moi aussi.</p> - -<p>Vers deux heures, nous arrivions aux pentes -de l’Aurès. Une gorge s’ouvrit devant nous ; -c’est la première porte de l’ennemi : elle n’était -gardée que par cinq ou six blocs de construction -romaine. Le général se pique un peu -d’archéologie, comme tant d’autres : il avait -visité ces grandes ruines ; mais il ne savait -plus si, du pied de la montagne, on pouvait -voir les villages des Beni-Yala. Vous comprenez ? -La question était de connaître au plus tôt -si l’ennemi nous attendait, s’il avait eu soin -de se garder, s’il y avait des feux allumés dans -la tribu. Un guide arabe montrait du doigt une -cime parfaitement invisible et disait : Les -villages sont là, ils dorment. Un spahi des -Beni-Yacoub jurait son grand juron que les villages -étaient cachés derrière deux collines, et -qu’on ne verrait pas avant une heure si leurs -feux étaient allumés ou éteints.</p> - -<p>Pour plus de sûreté, le général fit faire un -deuxième repos. Ah ! nous ne sommes plus -dans cette belle Europe, où les armées voyagent -en chemin de fer et viennent se piocher à -la gare ! Les lenteurs sont inévitables : excusez -celles de mon récit. Les hommes chargent -leurs fusils, on serre les jambières, et à deux -heures et demie, en route ! On pique une tête -dans l’inconnu.</p> - -<p>Un torrent coule au fond du ravin : nous -prenons le torrent, c’est-à-dire que nous le remontons -au petit pas, dans un sentier tracé -par les mulets arabes. A chaque instant, il faut -passer d’une rive sur l’autre : le chemin est -dessiné en lacet. On se mouille les pieds, on -glisse, on se ramasse, mais personne ne s’arrête : -le fouet pousse les bêtes, le devoir -fouette les hommes, et nous allons devant -nous pendant une bonne heure, bouche cousue, -l’œil au guet, le nez au vent. Paf ! un -éclair brille sur notre droite, la détonation -suit, et un cri formidable répond. C’est un -turco de l’avant-garde, le grand nègre qui -tout à l’heure bassinait la tête de Léopold. Il a -l’épaule fracassée, et il hurle comme un million -de chacals. Le général pousse au blessé, -je le suis, tandis que vingt hommes, la baïonnette -en avant, battent tous les buissons du -voisinage. Pas plus d’Arabes que sur la main, -c’est l’ordinaire ; mais en revanche le premier -qui met le pied sur le plateau nous montre à -l’horizon trois villages éclairés comme pour un -bal. L’ennemi se gardait à merveille, et c’était -nous qui étions surpris.</p> - -<p>« Halte ! dit le général. Mes enfants, nous -n’avons plus besoin de mettre des mitaines. -Puisque nous sommes attendus là-bas, il -n’y a plus qu’une précaution à prendre : -c’est d’y arriver tous, et aussi frais que possible. » -Il fait cerner la masse de rochers où -nous étions, développe une compagnie en tirailleurs, -trois par trois, pour éviter les surprises, -et dit au reste de la troupe : « Reposez-vous, -séchez-vous, réchauffez-vous, faites le -café, fumez vos pipes ou vos cigares, débâtez -vos mulets, donnez-leur à manger, dormez si -bon vous semble, mais que tout le monde soit -prêt à sept heures du matin ! » Un vrai brave -homme, ce général, et magnifique au feu ! mais -on lui a fendu l’oreille en 65. Il faut bien que -les vieux laissent passer les jeunes, qui ne les -valent pas toujours.</p> - -<p>Lorsque j’eus surveillé l’exécution des ordres, -rendu mes comptes au vieux chef et -trempé la moitié d’un biscuit dans le café, il -était plus de six heures, et il faisait grand jour. -Je revins au blessé, qui continuait à geindre, -quoique Marcou, notre aide-major, l’eût pansé -dans la perfection. Je le fis mettre sur un cacolet, -et je le renvoyai à Biskra, en compagnie -de trois fiévreux et d’un mulet qui avait laissé -un demi-quart de sa peau dans le ravin. Bon -voyage !</p> - -<p>J’en étais là quand je vois Léopold accourir -à toutes jambes. Il voulait dire adieu à son -pauvre Bel-Hadj et lui glisser quelques louis -dans une poignée de main. Il me parut fièrement -ragaillardi, le jeune homme. Était-ce le -sommeil, était-ce le café qui l’avait rendu à -lui-même ? Jamais vous n’avez vu soldat plus -fier et plus dispos au danger. Il marchait d’un -pas relevé, ses yeux brillaient, ses narines -palpitaient.</p> - -<p>« Eh bien ! lui dis-je, la migraine ?</p> - -<p>— A tous les diables ! De ma vie je ne me -suis porté comme aujourd’hui.</p> - -<p>— Tu me rappelles un vieux soldat qui traitait -toutes les maladies par… devine !</p> - -<p>— Par la poudre ?</p> - -<p>— Bravo !</p> - -<p>— Oui, c’est un beau remède, et je veux -l’ordonner à tous les cœurs malades. La poésie -ne vous guérit pas, elle vous acoquine tout -doucement à vos maux ; c’est un pacte avec la -douleur, un lit de roses où le blessé se couche -en disant au public : Viens me plaindre ! La -prière a, dit-on, des effets infaillibles ; mais -pour prier il faut croire, et ne pas croire à -demi, comme notre génération hésitante et -troublée. Non, je n’ai pas la foi assez robuste -pour me consoler avec Dieu. Il faudrait imposer -silence aux objections de mon esprit, supprimer -le meilleur de mon être, immoler la -moitié qui pense à la moitié qui pleure. Ami, -vive la guerre et ses consolations vaillantes ! -Le danger souffle dans la vie comme le vent -du nord dans le ciel : âpre et pur, et balayant -tous les nuages ! »</p> - -<p>Il y avait un peu d’emphase dans tout cela ; -je crois pourtant que vous auriez trouvé du -plaisir à l’entendre. Il sautait brusquement -d’une idée à une autre, comme un poulain qui -a cassé sa longe.</p> - -<p>« Sais-tu bien, me dit-il, que sans la -guerre notre métier serait idiot ?</p> - -<p>— Parbleu ! fis-je à mon tour ; mais tu oublies -que sans la guerre on n’aurait jamais eu -l’idée d’inventer les soldats.</p> - -<p>Il comprit qu’il avait lâché une bêtise, mais -il n’était pas homme à se laisser démonter.</p> - -<p>« Quoi ! dit-il, tu ne sens donc pas que nous -serions les plus malheureux et les plus ridicules -des hommes sans ce quart d’heure divin ? -Se promener sans rien faire au milieu des -peuples qui travaillent, porter des armes, -c’est-à-dire des instruments de destruction, dans -une société où chacun s’ingénie à produire ! -Entendre dire tous les ans, dans toutes les -discussions de la chambre, que nous sommes -un objet de luxe et qu’on pourrait gratter -quelques millions sur notre pain ! Obéir passivement -à nos chefs, lorsque les baïonnettes de -la garde nationale ont la fatuité de se croire -intelligentes ! La dernière fois que j’ai dîné avec -mon pauvre père, il s’est encore un peu moqué -de nous en disant que la vie militaire est résumée -en deux mots, se brosser et attendre : -attendre les galons, attendre l’épaulette, attendre -le ruban, attendre l’ancienneté, attendre -le choix des supérieurs et les bontés de monsieur -et madame la maréchale, attendre les -boulets et les balles cylindro-coniques, et -lorsqu’on n’en peut plus, après trente ans de -ce métier, attendre la retraite pour aller planter -ses choux et finir par où l’on aurait dû commencer !</p> - -<p>— Oui, répondis-je ; mais il y a un jour qui -rachète les ennuis, les misères et les petitesses -de cette vie, c’est lorsqu’au lieu de se brosser -soi-même, on brosse l’ennemi, lorsqu’au lieu -d’attendre la gloire, on y court à travers mille -morts. Ce jour-là, mon cher père, le soldat que -vous raillez devient l’égal des dieux !</p> - -<p>J’avais raison, Brunner, je devinais l’heure -qui va sonner ! »</p> - -<p>Pauvre petit turco ! Il était de si bonne foi -dans son enthousiasme, ces bouffées partaient -d’un cœur si chaud, que je ne savais point le -contredire. Il désarmait la critique ; je le trouvais -terriblement jeune, et pourtant j’étais -ému. Il y a des moments où un mauvais calembour, -usé jusqu’à la corde, devient quelque -chose de respectable. Cependant je ne pus m’empêcher -de lui dire qu’un soldat courant au pas -de charge n’est pas encore tout à fait l’égal des -dieux. On ne trouverait pas un olympe assez -grand pour y loger tant de monde. Nous -sommes les égaux de neuf ou dix millions de -braves gens qui sont allés au feu pour leur -pays depuis que la France est France, rien de -plus.</p> - -<p>Vous croyez que Léopold accepta la rectification ? -Lui ? jamais. Il soutint ferme comme -fer que nous étions des dieux de la première -volée.</p> - -<p>« Car enfin, disait-il, être dieu, c’est servir -les hommes sans qu’ils le sachent, sans se montrer -à eux, sans en attendre aucune récompense, -et voilà justement ce que nous allons -faire ce matin. La France nous voit-elle ? sait-elle -seulement que Charles Brunner et Léopold -de Gardelux se promènent en son honneur -dans les gorges de l’Aurès ? A supposer qu’elle -l’apprenne un jour, peut-elle nous donner l’équivalent -de ce que nous risquons pour elle ? Je l’en -défie ! Eh bien ! nous allons nous battre pour ses -beaux yeux comme les paladins ne l’ont pas fait -souvent pour leurs maîtresses. Il est sept heures -moins dix ; la patrie se réveille en s’étirant les -bras. Les paysans vont à leur charrue et les -maçons se dirigent vers le chantier, mais ma -mère, ma sœur et toutes les jolies femmes de -Paris ont encore le nez dans la plume ; tous les -messieurs du club et pas mal de boutiquiers -reposent entre leurs draps. Sur trente-six ou -trente-sept millions d’individus qui peuplent -cette bonne France, il n’y en a peut-être pas -deux qui penseront à nous dans la journée, et -nous, mon vieux Brunner, nous allons nous -faire casser les os pour prouver que ce peuple -est grand, puissant et invincible, pour que le -territoire et le nom des Français soient un objet -de crainte et de respect universel, pour qu’aucun -homme d’aucun pays ne passe auprès de ce -chiffon tricolore sans mettre chapeau bas ! Dis -maintenant que nous ne sommes pas des dieux, -grosse bête ! »</p> - -<p>Je sentais que les nerfs étaient pour quelque -chose dans ce débordement de gaieté, mais je -n’eus garde de le lui dire. La gaieté, même exagérée, -est une bonne entrée de jeu dans ces -sortes d’affaires. Chez un vieux soldat, le courage -a le droit d’être calme et même triste ; -j’aime mieux qu’il soit un peu fou chez les -bambins de vingt ans.</p> - -<p>« Allons ! lui dis-je, j’ai affaire auprès du -général, tu es encore d’avant-garde ; va retrouver -tes hommes ; je te donne rendez-vous -là-haut, au premier village des Arabes. A ce -soir, enfant !</p> - -<p>— Là-haut, répondit-il en montrant les villages, -l’enfant se taillera une robe virile à coups -de sabre dans les burnous de l’ennemi. »</p> - -<p>Toujours un peu de rhétorique : que voulez-vous ? -Les héros d’Aboukir et de Marengo -étaient presque aussi ridicules que lui.</p> - -<p>La colonne se mit en marche à sept heures -avec toutes les précautions d’usage. Le général -nous ordonna d’éviter le torrent et de suivre -les bas côtés de la vallée, qui allait s’élargissant -devant nous. D’heure en heure, on faisait halte -pour relever les tirailleurs et les flanqueurs. -Cet exercice monotone et fatigant se prolongea -jusqu’à midi. Vous avouerai-je que mes yeux -se fermaient par moment ? Il y avait quarante-huit -heures que je n’avais dormi, et cette nuit -de marche était tombée mal à propos sur une -nuit de poésie. Le soleil me tapait lourdement -sur la tête : il est Arabe au fond du cœur, ce -vieux scélérat de soleil. Nos hommes s’épongeaient -la figure avec leurs manches sans ralentir -le pas : ils allaient au feu de bon appétit, -comme toujours, mais ils auraient préféré y -être tout portés. Pas le moindre bout de chanson -dans les rangs ; un silence à couper au -couteau. Les Arabes, de leur côté, se recueillaient. -Leurs trois villages qui disparaissaient -et reparaissaient tour à tour, selon les mouvements -du terrain, ne donnaient pas signe de -vie. Le général usait sa lorgnette sans découvrir -un burnous. Tout à coup il s’arrête et -me dit :</p> - -<p>« Brunner, je crois que nous y sommes. -Que personne ne bouge : je vais voir. »</p> - -<p>Là-dessus il nous brûle la politesse et se jette, -sans autre escorte que son clairon, dans un -petit bois de chênes-liéges. Ce boqueteau couronnait -la pente que nous étions en train de -gravir. Nous restons à mi-côte, ne voyant rien -du tout, mais parfaitement cachés nous-mêmes. -Dix minutes après, quelques coups de fusil détachés, -puis une assez jolie pétarade nous -prouvent que le bonhomme a bien pronostiqué. -Nos goums et nos spahis étaient aux prises -avec l’ennemi.</p> - -<p>Le général ne tarda guère à redescendre. Il -avait l’œil brillant et les pommettes rouges ; -je me dis : tout va bien. Il ordonne de former -les faisceaux et de faire la soupe. On se repose, -on cuisine et l’on mange au bruit d’une fusillade -bien fournie. Nos grand’gardes n’eurent -pas le temps de s’ennuyer pendant que nous -déjeunions à leur santé. Je vide une gamelle -empruntée à l’ordinaire des fantassins, et la -soupe me réveille un peu. Vous savez que le -sommeil remplace les aliments ; j’ai constaté -souvent que la réciproque est vraie. Tandis que -le général fait rassembler les bagages, les sacs -et les bêtes qui resteront sous la garde d’une -compagnie, je grimpe sur la hauteur, et je me -paye un aperçu de notre champ de bataille. Les -trois villages sont en face, échelonnés l’un derrière -l’autre. Le premier seul est défendu par -une espèce de fortification passagère : un simple -abatis d’oliviers. Quand nous aurons pris celui-là, -les deux autres seront à nous. Nous avons -à descendre une rampe d’un kilomètre, déboisée -par un vieil incendie, mais qui commence -à se couvrir de myrtes, de caroubiers et -de lentisques. Aucun obstacle sérieux jusqu’au -fond de la vallée ; nos hommes ont balayé la -route : je vois une centaine de cavaliers français -et alliés se débattre dans le fond contre les -tirailleurs ennemis. Le terrain représente une -longue bande de pré semée de bouquets d’arbres -dont le moindre cache un ou deux hommes. -Nos spahis, nos chasseurs et nos goums traquent -ce maudit gibier et piquent tout ce qu’ils -rencontrent. Nos turcos sont déjà sur le versant -opposé et montent la côte. Figurez-vous un escalier -dont chaque marche serait un mur en -pierres sèches : autant d’étages, autant de -vergers, et des Arabes derrière tous les arbres. -La discipline n’est pas leur fort : ils sont groupés -par-ci, disséminés par là. On voit grouiller -des masses blanches partout où nos soldats -semblent gagner du terrain ; l’effort des assiégés -se déplace à chaque minute. Ils reculent, -ils avancent, chaque étage est pris et repris -tour à tour. Je ne distingue pas les femmes, -mais elles sont de la fête. <i>You ! You !</i> j’entends -les cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs -hommes.</p> - -<p>« Qu’est-ce que vous faites là ? me dit le -général de sa voix rude. Au premier coup de -fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus -bons à rien…</p> - -<p>— Qu’à se battre, mon général.</p> - -<p>— C’est bien ainsi que je l’entends. Patience, -Brunner ! il y en aura pour tout le monde ! »</p> - -<p>Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes, -il met ses obusiers en batterie, et -nous voilà dégringolant dans le sentier de la -gloire.</p> - -<p>Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne -suis pas homme à vous conter l’affaire en détail. -Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée, -Magenta et Solférino, la prise du Djebel-Yala -ressemblerait à une distribution des prix dans -un pensionnat de demoiselles. Cependant les -sabres coupaient comme ailleurs, les balles -faisaient leur trou, et l’on n’avait pas mis de -bouchons à la pointe des baïonnettes. Un -Arabe, moins bête que les autres, devina que -mon cheval me gênerait pour la montée ; il me -fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc -grimpant comme un singe avec le commun des -martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant -cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un -tort irréparable ; mais le moyen de dormir au -milieu d’une musique qui dépassait de cent -coudées toutes les cacophonies de Wagner ! -Les obus volaient en grondant sur nos têtes -pour éclater au milieu des groupes de burnous ; -les fusils petillaient, les balles sifflaient en passant -et crépitaient en ricochant sur les pierres ; -les fusées traversaient l’espace avec un froufrou -solennel ; les clairons, de leur voix mordante, -sonnaient le ralliement ou la charge, -et les Arabes des deux sexes poussaient des -cris à faire peur, si quelque chose faisait peur -au soldat français.</p> - -<p>Je me souviens d’avoir traversé un premier -village, puis un autre, et de les avoir vus flamber -derrière moi comme deux fagots de bois sec. -Au troisième, les soldats allaient mettre le feu -lorsque le général survint, le cigare à la -bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête -avait-elle trouvé des chemins ? C’est ce qu’on -n’a jamais su.</p> - -<p>« Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous -brûlez ces <i>gourbis</i>, nous coucherons à la belle -étoile ! »</p> - -<p>Le fait est que nos tentes étaient restées à -deux bonnes lieues de là, pour le moins.</p> - -<p>Nous voilà donc campés, à cinq heures du -soir, sur la cime du Djebel. La position était -bonne, on la fortifie en deux temps ; j’organise -les postes, je place les grand’gardes, et ma -besogne n’est pas plutôt faite que je me laisse -tomber sur la première natte venue, dans un -coin. J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes, -quand une idée me réveilla en sursaut : -Et Léopold ?</p> - -<p>Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche -sans savoir si son ami est mort ou vivant ? Je -me lève, furieux contre moi-même, et je sors -de la cabane en me disant de gros mots. Le -village était plein de soldats qui mangeaient, -fumaient, dormaient ou pillaient, suivant les -goûts particuliers de chacun. Je rencontre un -turco qui portait une outre d’huile, une botte -d’oignons et un chevreau nouveau-né.</p> - -<p>« Eh ! lascar ! tu connais ton lieutenant, -M. de Gardelux ?</p> - -<p>— <i>Sidi turco ? besef !</i></p> - -<p>— Est-il blessé ?</p> - -<p>— <i>Makasch.</i></p> - -<p>— Est-il mort ?</p> - -<p>— <i>Makasch morto.</i></p> - -<p>— Où est-il ?</p> - -<p>— <i>A casa.</i></p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il fait ?</p> - -<p>— Dormir.</p> - -<p>— Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je -en moi-même, et qu’il dort paisiblement sous -un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui. »</p> - -<p>Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai -un nouveau somme. J’en fis plus d’un -cette nuit-là, car les propriétaires que nous -avions délogés manifestèrent cinq ou six fois -l’intention de résilier notre bail.</p> - -<p>Vers quatre heures du matin, je donnai ma -démission de ronfleur : je n’étais reposé qu’à -demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon -pauvre corps semblait littéralement émaillé de -puces. Avez-vous remarqué que ces animaux-là -ont une préférence pour les blonds ? Je vais -donc secouer mon bétail au grand air, et je me -fais montrer la case de Léopold. Il écrivait sur -ses genoux, devant la porte.</p> - -<p>« Eh bien ! lui dis-je, tu vois qu’on n’en -meurt pas. »</p> - -<p>Il me tendit la main, ferma son écritoire et -jeta son buvard dans la maison, sur le parquet -de terre battue.</p> - -<p>« Allons nous promener, dit-il ; le paysage -est superbe, vu d’ici.</p> - -<p>— Il s’agit bien, ma foi, de paysage ! Parlons -d’hier, de toi, de nous, du combat, de la -victoire ! Tu as reçu le baptême du feu, mon -bonhomme, et tu peux regarder dans ta glace, -si tu en as apporté une, le visage glorieux d’un -vainqueur !</p> - -<p>— Bah ! pour une promenade militaire !</p> - -<p>— Trop modeste, mon bon ! C’est un joli -fait d’armes ; le <i>Moniteur de l’Armée</i> le contera. -Es-tu content de toi ? As-tu été un des heureux ? -car il y a de la loterie jusque dans les -batailles. Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu vu ? Qu’as-tu -éprouvé ?</p> - -<p>— D’abord une peur horrible d’avoir -peur.</p> - -<p>— Connu, jeune homme, et puis ?</p> - -<p>— Et puis fort peu de chose.</p> - -<p>— Tu as senti qu’en doutant de toi, tu avais -indignement calomnié le fils de monsieur ton -père. La colère t’est montée à la tête, et comme -il faut taper dans ces occasions-là, tu t’es -vengé sur l’ennemi. Est-ce bien ça ?</p> - -<p>— A peu près.</p> - -<p>— Et encore ?</p> - -<p>— Rien de saillant.</p> - -<p>— C’est déjà très-joli pour un garçon qui -était d’avant-garde, et qui, en fait de prunes, -avait droit au dessus du panier. Viens au rassemblement -des compagnies.</p> - -<p>— Pour quoi faire ?</p> - -<p>— Parbleu ! pour écouter l’ordre du jour. »</p> - -<p>Il rougit comme un enfant pris la main dans -les confitures, et prétexta cette lettre à sa mère -qu’il voulait, disait-il, expédier par le premier -départ. Je m’en fus tout pensif, et je me demandais, -en voyant sa résistance, s’il n’avait -pas quelque faiblesse ou quelque hésitation à -se reprocher. Ah ! bien oui ! Le premier nom -qui m’arrive aux oreilles, c’est justement le -sien. Le général remerciait les troupes de leur -belle conduite ; il signalait quelques traits de -courage et particulièrement l’héroïsme du sous-lieutenant -de Gardelux, qui, seul, était allé -reprendre au milieu des Arabes douze hommes -de sa compagnie imprudemment engagés. Un -autre fait de guerre avait été accompli par le -même officier dans la même journée : il était -entré le premier dans le village fortifié des -Beni-Yala.</p> - -<p>Vous me voyez d’ici ; je n’écoute pas un mot -de plus, je cours à sa cabane. Il écrivait encore ! -je fais sauter ses paperasses en l’air et je l’accable -de sottises.</p> - -<p>« Ah ! c’est ainsi que tu traites tes amis ! -Tu t’es moqué de moi comme un gueux, comme -un tartuffe ! Voilà donc pourquoi tu refuses de -venir au rassemblement ! Tu savais qu’il n’y -aurait d’éloges que pour toi, mauvais drôle ! -Ah ! tu t’es battu comme un lion, et tu as peur -de l’entendre dire ! Et tu m’as presque fait -douter de ton courage, polisson de héros que -tu es ! »</p> - -<p>Je parlais, je criais, je pleurais, je l’embrassais -et je le bourrais de coups de poing, à la -bonne franquette d’Alsace.</p> - -<p>Quant à lui, il était tout pâle, et il me regardait -faire avec des yeux hagards.</p> - -<p>« Pardonne-moi, me dit-il ; je n’étais pas -bien sûr… je ne savais pas si les choses qui -me sont arrivées répondaient à ce qu’on entend -par un acte de courage. Voilà pourquoi je -n’ai pas osé te suivre là-bas, car enfin, si le -général n’avait rien dit de moi, je n’aurais pas -osé crier à l’injustice ; mais j’aurais éprouvé -quelque chose comme une déception.</p> - -<p>— Il n’y avait pas de danger : le général est -juste, et il se connaît en hommes.</p> - -<p>— Allons ! dit-il, il faut que j’aille le remercier.</p> - -<p>— Tu as le temps ; il doit être au lit : nous -avons fait hier un rude métier pour un homme -de son âge.</p> - -<p>— Alors promenons-nous ; j’ai des fourmis -dans les jambes.</p> - -<p>— Tu es fièrement heureux, si tu n’y as que -des fourmis. »</p> - -<p>Je lui ramasse ses papiers, c’était bien le -moins, et nous allons vaguer ensemble. Tous -les camarades que nous rencontrons viennent -à lui, lui serrent les mains et le félicitent de -ses débuts ; il rougit, et moi-même je perds -contenance, comme si toute sa gloire m’éclaboussait -de la tête aux pieds. Les soldats -le saluent de cet air qui veut dire : Ce -n’est pas à ton épaulette, c’est à ton cœur que -je rends hommage. Marcou, l’aide-major, qui -revenait de l’ambulance, nous donne le relevé -de nos pertes : onze morts, trente-cinq blessés, -dont dix grièvement, et pas un seul manquant, -chose admirable ! « Sans vous, dit-il au turco, -les Arabes nous pinçaient une douzaine de -prisonniers. »</p> - -<p>Plus nous allions, plus ces compliments à -brûle-pourpoint le suffoquaient. Il m’entraîne -au-devant de la compagnie qui rapportait les -sacs et les bagages. Le capitaine, un pauvre -vieux qui n’avait plus qu’un an à faire, et pas -la croix, nous reconnaît de loin et nous crie :</p> - -<p>« Eh ! jeunes gens ! on n’a pas eu besoin de -nous pour cueillir les lauriers ? M. de Gardelux -a tout pris. »</p> - -<p>Il rougit de plus belle et va s’excuser comme -il peut. Nous rentrons chez lui, et il parle d’achever -sa lettre : un convoi de blessés devait -partir à deux heures pour Biskra.</p> - -<p>« J’espère bien, lui dis-je, que tu vas prendre -une copie de ta citation pour l’adresser à ta -mère ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Parce que j’aurais l’air de rédiger ma -propre histoire, et je me trouve assez ridicule -sans cela.</p> - -<p>— On a raison de dire que le ridicule est -voisin du sublime, puisqu’un gaillard de ton -numéro prend l’un pour l’autre. Eh bien ! moi, -je vais faire copier le paragraphe par ton sergent-major, -et je l’enverrai à Mme de Gardelux… -Ah !</p> - -<p>— Si cela t’amuse ! Mais j’écris des lettres -si longues et ma mère a si peu de temps qu’elle -jette peut-être au panier tout ce qui porte le -timbre de Biskra.</p> - -<p>— Mais Mlle Hélène n’est sans doute pas si -occupée, elle ! Si je lui expédiais la pièce en -question, m’en voudrais-tu ?</p> - -<p>— Fais ce qui te plaira.</p> - -<p>— Pris au mot. Attends-moi. »</p> - -<p>Une heure après, je mettais sous enveloppe -un extrait de l’ordre du jour, copié de cette -belle écriture qui fait la gloire des sergents-majors -et les empêche quelquefois de passer officiers. -J’y ajoutais de ma main ces simples -lignes :</p> - -<p>« Le capitaine d’état-major Charles Brunner, -présente ses humbles devoirs à mademoiselle -Hélène de Gardelux et se fait une joie de lui -transmettre le texte suivant que la modestie -d’un jeune héros eût peut-être tenu caché. »</p> - -<p>Je lui portai la lettre ouverte et je lui dis :</p> - -<p>« Veux-tu la lire ?</p> - -<p>— Non ; si je la lisais, autant l’écrire moi-même.</p> - -<p>— Comment ! j’entre en correspondance avec -ta sœur, et tu n’es pas curieux de savoir ce -que je lui dis ?</p> - -<p>— Imbécile ! je ne te connais donc pas ? »</p> - -<p>Le mot m’entra au fond de l’âme, et l’imbécile -sauta au cou de son ami.</p> - -<p>Le général nous tint clos et cois toute la journée ; -mais, les alertes s’étant succédé d’heure -en heure pendant la nuit, on procéda le lendemain -à une forte reconnaissance. L’ennemi -s’éloigna ou devint sage ; pendant une semaine, -la colonne expéditionnaire garda ses positions -sans être inquiétée. Nos soldats employaient -leur temps à nettoyer les trois villages, c’est-à-dire -à raser les maisons et à couper les arbres -par le pied. Nous appelons cela faire un -exemple. Le village d’en haut se transforma -bien vite en un joli petit camp fortifié, et tout -le monde avoua que la tente était décidément -plus confortable que le gourbi.</p> - -<p>Mais tandis que nous vivions tranquilles et -sans songer à mal, le mouvement gagnait autour -de nous. Les chenapans que nous avions -chassés de leurs foyers s’étaient répandus dans -les tribus voisines. Un vieux marabout borgne, -qui avait pour maîtresse une femme des Beni-Yala, -se mit à prêcher la croisade et trouva -des échos partout. C’est étonnant comme l’écho -se propage dans les montagnes ! Des tribus -grosses comme le poing se donnèrent de -l’importance en refusant de nous payer l’<i>aman</i>. -Les rumeurs les plus idiotes vinrent en aide à -la rébellion. Les nouvellistes de l’Aurès sont -aussi inventifs et aussi effrontés que les nôtres. -On alla jusqu’à dire que les grands cheiks -d’Afrique étaient venus assiéger le sultan des -Français dans un de ses châteaux, et qu’il s’était -tiré d’affaire en leur restituant l’Algérie. -Bref, quinze jours après notre victoire, nous -étions cernés bel et bien, et nos communications, -même avec Biskra, coupées. Les renforts -ne pouvaient tarder longtemps, mais ils n’étaient -pas venus, et, pour des triomphateurs, -nous ne nous trouvions pas précisément à notre -aise.</p> - -<p>Le général avait toute sorte de qualités, -mais la patience n’était point sa vertu dominante. -Il résolut de frapper un coup. La tribu du -vieux marabout désagréable, les Beni-Schafar, -très-belliqueux et pas mal riches, étaient -à cinq lieues de marche. Par une belle nuit, -on nous réveille tous en douceur ; la colonne -se faufile entre les montagnes, et à huit heures -du matin nous étions engagés.</p> - -<p>La journée ne fut pas mauvaise : on tua cinquante -hommes, on brûla un village superbe, -et l’on repoussa une demi-douzaine de retours -offensifs ; mais impossible de camper sur le -champ de bataille. Nous avions des blessés à -rapporter et des bagages à reprendre en chemin : -le général décide que nous irons dormir chez -nous.</p> - -<p>Tout le monde croyait la question vidée, et -tout le monde était de belle humeur, excepté -le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait -pas eu l’occasion de se montrer. Je me moquais -un peu de son ambition, et je lui débitais tous -les proverbes appropriés à la circonstance : -l’appétit vient en mangeant, mais ce n’est pas -tous les jours fête ; ne te désole pas : tout vient -à point à qui sait attendre, et cætera.</p> - -<p>Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions -un vrai chemin de l’Aurès : beaucoup à monter, -beaucoup à descendre, pas un kilomètre -de plain-pied, du reste un beau pays. Je chevauchais -avec l’avant-garde, à la gauche du -général, dans un torrent qui coule sur des galets -de marbre blanc. Nous avions devant nous -toute une échelle de sommets couronnés par -le Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige. -On ne se pressait pas, et l’on explorait le terrain -avec un soin d’autant plus minutieux que -le jour commençait à baisser.</p> - -<p>« Allons ! me dit le général, je crois que -nous en sommes quittes. Bonne besogne, Brunner ! -Dans une heure, nous serons sous nos -tentes ; avant trois jours, les Beni-Schafar… »</p> - -<p>Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu -de sa phrase. Les Arabes tombaient sur -notre arrière-garde ; on entendait non-seulement -leur fusillade, mais leurs cris.</p> - -<p>Le bonhomme jura un gros juron et tourna -bride en nous criant : Allez toujours !</p> - -<p>Quand un grand chef vous dit d’aller, il -n’y a qu’une chose à faire ; mais le soldat français -n’abat pas le quart de lieue en dix minutes -lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière -lui. Nous avancions lentement, chaque officier -poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir -les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et -l’affaire semblait finie ; mais les détonations -reprenaient par saccades. Sur ces entrefaites, -la nuit tomba, la difficulté du chemin vint -compliquer le doute qui nous paralysait. La -colonne n’avait pas fait un temps d’arrêt depuis -son départ, et il y avait bientôt cinq heures -qu’elle marchait. Les fantassins ne se plaignaient -pas, mais on les entendait souffler. -Nous ne savions que faire ; aucun de nous n’osait -prendre sur lui de crier halte !</p> - -<p>Enfin le général nous rejoignit, et sa première -parole fut pour nous inviter au repos. -Tandis que les soldats rompaient les rangs et -s’asseyaient au bord de la route, les officiers -accouraient chercher des nouvelles.</p> - -<p>« Tout va bien, dit le général : depuis que -j’ai quitté l’arrière-garde, je n’ai plus entendu -qu’une petite fusillade, et il y a bien une demi-heure -de ça ; mais nous avons eu chaud. Décidément, -Brunner, votre ami le turco est un -rude homme ; je vous en fais mon compliment. -Peu d’apparence, mais un fonds d’enfer. Il ira -loin, ce garçon-là : il est instruit, il est brave -et il est heureux. Les balles le respectent ; il -fait peur à la mort. Je l’ai vu travailler du -sabre et de la baïonnette : oh ! c’était de l’ouvrage -proprement fait ; il a tué deux Arabes -de sa main. Ma foi ! mon cher, on dira que je -flatte la noblesse, comme tant d’autres vieux -croûtons ; mais tant pis ! s’il reste un bout de -ruban rouge à Paris, je le demanderai à l’empereur -lui-même pour ce petit camarade-là. En -route, mes enfants ! nous ne serons pas au -camp avant dix heures. »</p> - -<p>Le reste du voyage me parut long : vous -devinez pourquoi. Aussitôt arrivé, il fallut -vaquer au service, et je le donnai cent fois au -diable, car il me retint jusqu’à minuit. Enfin -je m’appartiens et je cours à la tente de Léopold -pour lui conter la grande nouvelle. A -quatre pas de chez lui, je m’entends appeler -par un homme qui courait aussi, mais en sens -inverse. Je m’arrête et je demande ce qu’on -me veut.</p> - -<p>« Je vous cherche partout, mon capitaine, -de la part de M. de Gardelux.</p> - -<p>— Et moi aussi je le cherche sur terre et sur -mer : où est-il ?</p> - -<p>— A l’ambulance, et bien malade.</p> - -<p>— Comment ? lui ? c’est impossible !</p> - -<p>— Une balle dans le ventre, mon capitaine. -C’est moi qui l’ai ramassé ; mais dépêchons-nous, -s’il vous plaît : je crois qu’il n’y a pas -de temps à perdre. »</p> - -<p>Nous courons donc à l’ambulance, et mon -cœur se serre à la vue de ces tentes surmontées -d’un drapeau rouge qui dans la nuit paraissait -noir.</p> - -<p>« Il est ici, » dit mon guide en désignant la -première.</p> - -<p>J’entre et je vois à la lueur d’une lanterne -mon pauvre Léopold étendu sur un matelas, et -si pâle qu’au premier moment je le crus mort. -Il venait de s’évanouir à la suite d’un sondage. -Le docteur était à genoux et s’essuyait les -mains à son tablier sanglant.</p> - -<p>« Ah ! c’est toi ? dit Marcou. Mon pauvre -Brunner, tu perds un fameux ami, et l’armée -un fier soldat.</p> - -<p>— C’est donc fini ?</p> - -<p>— Pas tout à fait, mais il n’y a pas de ressource. -La balle est venue de bas en haut ; le -diaphragme est traversé. L’hémorrhagie et la -suffocation l’enlèveront. Il en a pour deux ou -trois heures : attends ; il reviendra peut-être à -lui. Du reste, une mort assez douce ; il s’éteindra -sans souffrir. Moi, je vais voir les autres : -ces gueux d’Arabes m’ont taillé de la besogne -aujourd’hui. »</p> - -<p>J’essayais de le retenir, je le suppliais de -chercher, d’inventer quelque chose, de faire -un miracle pour le salut de mon ami. Il me -regarda d’un air triste, me serra les deux -mains et sortit en levant les épaules. Alors je -me rabattis sur le brave garçon qui m’avait -amené là, et je remarquai seulement qu’il portait -le bras droit en écharpe. C’était un caporal -de la ligne ; le général l’avait ramené en passant, -avec vingt hommes de sa compagnie, -pour renforcer l’arrière-garde, et il avait pris -part à la dernière moitié du combat. Il me -conta comment on avait dû faire plus de vingt -retours offensifs pour reprendre les camarades -qui tombaient ; encore en avait-on laissé trois -ou quatre aux mains de l’ennemi. Lui-même -avait été sauvé par mon pauvre petit turco ; -c’était avec son fusil que Léopold avait chargé -les Arabes.</p> - -<p>« Mon capitaine, disait-il, je vous jure que -M. de Gardelux a fait des choses impossibles. -Sa tunique est hachée et la baïonnette de mon -fusil tordue. Malheureusement le pied lui a -manqué dans un ravin, il a roulé en arrière, -et un Arabe, caché derrière un lentisque, l’a tiré -presque à bout portant. Tout le monde l’a cru -fini ; nous sommes revenus tous les deux sur -le même cacolet, et il n’a donné signe de vie -qu’à l’ambulance. Il a demandé après vous ; -mon bras était bandé, je me suis lancé à vos -trousses. Avouez que je lui devais bien ça ! »</p> - -<p>Je renvoyai ce pauvre diable à son lit, et je -m’assis par terre au chevet de Léopold. Vous -ne souhaitez pas que je vous dévide la série de -mes méditations, hein ? Ce serait un peu long, -mes amis, et pas drôle du tout. Vers trois -heures, j’étais dans une espèce d’abrutissement -fait de douleur et de fatigue, quand j’entendis -appeler : Charles !</p> - -<p>La voix semblait sortir de terre : il s’en fallait -bien peu ; on se trompe à moins.</p> - -<p>Je pris sa main humide et molle, et je lui -dis : « Je suis là. » Il ouvrit de grands yeux et -me regarda un instant sans me voir.</p> - -<p>« C’est moi, lui dis-je, ton ami, Brunner ! »</p> - -<p>Il fit un nouvel effort et demanda de l’eau. -J’écartai péniblement ses dents serrées, et je -lui fis couler quelques gouttes dans la bouche. -Son regard s’éclaircit, sa figure s’anima ; il me -reconnut.</p> - -<p>« Merci ! dit-il. » Il s’arrêta plusieurs minutes -comme si ce simple mot l’avait fatigué. -J’attendais en retenant mes larmes et je tâchais -de prendre un air riant. Les forces lui -revinrent ; sa main, que je serrais toujours, -pressa un peu la mienne ; il respira longuement -et me dit à demi-voix :</p> - -<p>« C’est fini… je m’y attendais… tu sais !… -Un peu plus tôt, un peu plus tard !… N’importe ! -c’est beau, la guerre… je n’ai vécu -qu’ici, avec vous… On aurait bien pu m’y -laisser quelque temps, mais… il faut croire -que je n’en étais pas digne… Ah ! je n’ai pas -été gâté sur la terre. Il n’y a que vous autres… -toi surtout. »</p> - -<p>Je pris mon courage à deux mains pour lui -dire qu’il avait tort de se croire perdu, qu’on -revenait de plus loin, que Marcou m’avait rassuré -sur son état, qu’avant deux mois il serait -encore des bons. Oui, je lui débitai tout ce qui -me passa par la tête ; mais, s’il faut vous dire -vrai, je n’étais pas fameux dans ce rôle-là. Il -m’arrêta d’un petit sourire pâle qui fit geler la -moelle au fin fond de mes os.</p> - -<p>« Pauvre Charles ! Laisse-moi dire, ça presse -un peu, vois-tu… Tu sais ma vie… je pardonne -tout ce qu’on m’a fait, je demande pardon -de toutes mes maladresses. Ma montre est -là, sous ma tête. Tu l’arrêteras après m’avoir -fermé les yeux, et tu la porteras à ma mère. -Elle verra que ma dernière pensée, à ma dernière -minute,… comprends-tu ? Le médaillon, -il faut que tu le rendes à ma sœur… toi-même ! -Mon testament est dans ma chambre, -à Biskra. Envoie-le tout de suite quand nous -serons dépêtrés d’ici. Pas les lettres ! je t’ai -dit… toi-même !… Embrasse-les. Ma bague -est pour Hélène. Elle ne la portera pas, mais -elle peut bien la garder dans ses petits bijoux. -Je t’ai légué mes armes et mes livres, mon bon -vieux. J’aurais dû… non, j’espère qu’elles ne -brûleront pas mes pauvres vers. Tu les apercevras -un jour ou l’autre imprimés à l’étalage -de la Librairie-Nouvelle… Tu t’en iras jusqu’au -Helder, les deux volumes sous le bras, -et tu y passeras peut-être un bon quart d’heure -à reparler de moi avec un de ceux qui m’ont -connu. Est-ce donc bête de mourir quand -on avait peut-être sous le képi des pensées immortelles ! -J’étouffe ! Encore un peu d’eau ! »</p> - -<p>J’essayai de le faire boire, mais il fut pris -d’un hoquet si violent qu’il rejeta la gorgée -entière et m’éclaboussa de la tête aux pieds. -« N’essaye pas, dit-il, rien n’entre plus… Ah ! -j’oubliais… il y a quelques milliers de francs -dans ma poche… c’est pour les hommes de -ma compagnie. Adieu au général, aux camarades, -à mes turcos, au drapeau, à la France, -à la vie, à toi, frère !… J’étouffe… Ah ! ça va -mieux ! »</p> - -<p>En effet, ça allait même tout à fait bien, car -le pauvre garçon avait fini de souffrir.</p> - -<p>Moi, j’étais devenu fou, et je me comportai -comme une brute. Je sortis de la tente en -courant, sans lui fermer les yeux, sans accomplir -une seule de ses dernières volontés. Je -traversai le camp dans tous les sens, je rentrai -chez moi, j’en sortis, je m’en allai réveiller -cinq ou six camarades pour leur dire -que le turco était mort, je fis une tournée -aux avant-postes, et je vagabondai comme -un homme ivre, jusqu’à six heures du -matin.</p> - -<p>L’idée me vint alors de retourner à l’ambulance. -J’avais besoin de le revoir. Lorsque j’arrivai -à la tente, les infirmiers l’avaient déjà -mis dehors. Je le trouvai par terre, étendu sur -le dos : on ne voyait que sa figure ; le corps était -caché, avec cinq ou six autres, sous une bâche -de mulet. J’en comptai huit, de ces bâches, -rangées à la file. On entendait, dans une tente -voisine, le râle d’un blessé.</p> - -<p>Ce qui m’exaspérait, c’était de voir le joli -gazon neuf qui verdoyait insolemment autour -de ces malheureux corps. Le ciel était d’un -bleu féroce ; le soleil implacable riait. Une superbe -matinée pour les paysagistes, mais les -yeux me cuisaient trop ; vous pouvez croire -que je n’étais pas en train d’admirer.</p> - -<p>Je ne sais pas combien de temps je restai -là, assis dans l’herbe humide, rongeant le bout -de mes doigts, et drôlement bercé par la dernière -chanson du spahi qui mourait à quatre -pas plus loin. Une tape sur l’épaule me réveilla -de ma stupeur. C’était le général qui venait -faire sa visite aux malades et ses adieux aux -morts. Il ne m’adressa pas un seul mot de consolation : -il savait bien que je n’étais pas consolable.</p> - -<p>« Capitaine Brunner, me dit-il d’un ton -d’autorité, personne ne sortira du camp jusqu’à -ce soir. A sept heures, nous irons rendre -les derniers devoirs aux camarades et aux amis -que nous avons perdus. Il y a quelques paroles -à prononcer sur leur tombe, je vous ai -choisi. Retournez à votre tente et mettez-vous -à la besogne : vous n’avez guère que le -temps. »</p> - -<p>Cela dit, il me tourna le dos et s’en alla -droit comme barre aux ambulances ; mais sa -voix avait fléchi sur la fin, et à la façon dont il -se moucha dès qu’il fut hors de vue, je compris -qu’il avait eu de la peine à se contenir devant -moi. Un homme de guerre a besoin de connaître -pas mal de choses, et entre autres le -cœur humain. Si ce bon vieux n’avait pas eu -l’idée de m’imposer une distraction laborieuse, -je ne sais pas de quelles sottises j’aurais été -capable ce jour-là. J’écrivis et je recommençai -ma petite oraison funèbre ; cela me conduisit -jusqu’au milieu du jour, et quand je l’eus -achevée tant bien que mal, je me mis à l’apprendre -par cœur et à la réciter sous ma -tente.</p> - -<p>Mais le soir, à sept heures, quand je me vis -debout devant cette fosse, où se dessinait confusément, -sous un lambeau de toile grossière, -le corps du malheureux turco, je perdis la -mémoire, la parole et la force. Je répétai cinq -ou six fois de suite le mot <i>camarades</i>, tout un -peuple d’idées se mit à danser pêle-mêle dans -mon cerveau, et pas une ne se décidait à passer -par la bouche. Je suppose que la plus vive -et la plus frappante de toutes fut le contraste de -cette tombe obscure avec cette vie militaire si -bien commencée ; je me souvins sans doute -que la veille, en rentrant au village, le général -m’avait promis la croix pour mon ami, car -j’arrachai machinalement la croix qui pendait -sur ma tunique, je la lançai dans la tombe -ouverte, et je me laissai choir à la renverse -entre les bras du général, qui ne se privait -plus de pleurer.</p> - -<p>Je ne me rappelle pas si je revins au camp -sur mes jambes ou si les hommes m’y rapportèrent -comme un paquet. Le major me fit -prendre un calmant qui me jeta sur le lit pour -vingt-quatre heures. A mon réveil, je trouvai -plus de besogne que dix hommes n’en auraient -pu faire : tous mes amis s’étaient donné le -mot pour me distraire en m’écrasant. Les Arabes, -qui n’étaient pourtant pas de mes amis, -s’entendirent avec les autres. Nous fûmes attaqués -par des forces considérables ; les alertes, -nos sorties, le danger, un coup de crosse qui -me fendit la tête, tout cela me fit du bien.</p> - -<p>Six semaines après l’événement, un renfort -nous arriva de Constantine. Pour opérer la -jonction, il fallut livrer une vraie bataille ; -mais nos communications avec Biskra furent -rétablies pour le reste de la campagne. Mes -lettres de France m’arrivèrent en botte : vous -devinez la joie après une si longue privation. -Le sort a des caprices étranges : dans ce courrier, -je trouve quelques lignes de madame de -Gardelux ! Cette mère qui ne répondait pas à -son fils avait donc trouvé le temps de m’écrire ! -Voici le texte de son poulet ; je tiens l’original -à la disposition des amateurs :</p> - -<p>« Madame de Gardelux remercie M. le capitaine -Brunner des bonnes notes qu’il a données -au comte Léopold. Elle le prie de vouloir bien -continuer ses soins à ce jeune homme qu’un -coup de tête a engagé dans une voie déplorable, -mais dont la vie est d’un grand prix, -car il est l’unique représentant de son nom. -M. le capitaine Brunner peut compter sur toute -la reconnaissance de ses obligés. »</p> - -<p>Les comtesses ont le droit d’ignorer qu’un -capitaine d’état-major n’est pas un maître d’étude -et que mon extrait de l’ordre du jour -n’était pas un <i lang="la" xml:lang="la">satisfecit</i> donné par moi. Je -n’admettrai jamais que la carrière des armes -soit une voie déplorable ; plût à Dieu que nos -jeunes gentilshommes n’en connussent point -de pire ! Enfin la dernière phrase avait l’air -de promettre une récompense honnête ; cela -rappelait un peu trop les affiches de chien -perdu.</p> - -<p>Je me dis après avoir lu : Voilà une femme -qui n’est ni intelligente ni bonne. Ça commence -assez mal avec le faubourg Saint-Germain ; -mais avais-je des illusions à perdre sur Mme la -comtesse ? Cette lettre est un trait qui achève -de la peindre. J’allumerai ma pipe avec son -papier satiné, et justice sera faite. Il ne m’en -reste pas moins un devoir sacré à remplir. Nos -communications sont rouvertes ; l’acte de décès -va partir ; la famille l’aura trois ou quatre -jours après le ministre. Brunner, il faut que tu -écrives à ces deux femmes pour leur apprendre -avec ménagement la mort de Léopold.</p> - -<p>C’est un rude métier de consoler les autres -lorsque soi-même on n’est pas consolé du tout. -Pourtant je fais ma lettre, et je puis vous assurer -qu’elle était bien, littérature à part. Le -général m’apporte une page admirable : on -accepterait d’être mort pour être loué en tels -termes par un homme de ce cœur et de ce mérite-là. -Nos camarades, sachant ce qui se passe, -se mettent à rédiger une condoléance qui était -un fier hommage à la mémoire du pauvre -turco. Je mets le tout ensemble, j’y ajoute les -dernières pensées que je peux recueillir dans -les papiers du mort et un brouillon de son testament, -la mise au net se trouvant à Biskra. Je -l’indique d’un mot, promettant de l’envoyer -aussitôt que possible et parlant des commissions -que j’irais porter moi-même, Dieu sait -quand. Bref, j’ai fait tout pour le mieux, et je ne -crains pas que personne m’accuse d’être resté -au-dessous de mes devoirs.</p> - -<p>Le général avait fait mettre à ma disposition -tout le bagage de ce malheureux enfant. Je partageai -l’argent, soit quatre mille francs, entre -ses hommes, sans oublier Bel-Hadj, son soldat, -qui se faisait soigner à l’hôpital de Biskra. Sa -montre était arrêtée quand un infirmier me la -rendit : je mis les aiguilles à l’heure exacte de -sa mort, mais je m’abstins de casser le mouvement, -quoiqu’il me l’eût ordonné. C’est plus -fort que moi ; j’ai horreur de détruire ce qui a -coûté du travail à quelqu’un. Il me semble que -les choses se détruisent assez par elles-mêmes, -sans que nous y mettions la main. Je ficelai la -montre dans une boîte, et j’écrivis dessus le -nom et l’adresse de Mme de Gardelux. Je fis un -autre paquet de la petite bague à ses armes -qu’il destinait à Mlle Hélène, un autre des papiers -qu’il avait apportés en campagne, un -autre de la tunique dans laquelle il s’était fait -tuer. Comme il pouvait m’en arriver autant du -jour au lendemain, les ficelles et les étiquettes -n’étaient pas de luxe. Quant au portrait en miniature, -je crus faire acte de prudence en le -gardant sur moi. L’ivoire est si fragile, et la -monture était si mince ! Les mulets ont le trot -cruellement dur ; ils pulvérisent les trois quarts -de ce qu’on leur met sur le dos : trop heureux -quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un -précipice ! Car on surfait un peu leur mérite, et -ils n’ont pas le pied si infaillible que ça.</p> - -<p>Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée, -il s’en fallait. Les Arabes tenaient bon ; -nous eûmes des hauts et des bas, même après -l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la -guerre en Afrique : on sort pour une promenade -militaire, et l’on rentre au bout de six -mois. Si du moins on rentrait avec tout son -monde ! Marcou a fait la statistique de nos -pertes : ce n’est pas si grandiose que le travail -de M. Chenu sur la guerre de Crimée, et c’est -peut-être plus effrayant. Des huit cents hommes -qui étaient partis sous ses ordres, le général -en a ramené quatre cent cinquante-deux, un -peu plus de moitié ! Ce dont j’enrage, c’est que -cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement -ni décorations à personne. On n’a pas -voulu dire au public que la domination française -avait été menacée dans le cercle de -Biskra. Il se trouva que nous avions trimé, six -mois durant, pour le roi de Prusse. Tant pis -pour nous ! la politique l’exigeait.</p> - -<p>Mon premier soin en rentrant fut de chercher -le testament et de l’envoyer à Paris. Le -notaire de la famille me l’avait réclamé trois -fois avec douceur, disant toujours que la comtesse -et Mlle de Gardelux étaient trop désolées -pour me remercier de mes politesses. Je n’avais -pas besoin de leurs actions de grâces, mais le -style de ce notaire et son impatience m’agaçaient. -Le fond du testament était connu : -Léopold donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille -livres de rente ; mais que diable ! la famille -n’attendait pas cet argent-là pour manger !</p> - -<p>Nous prîmes deux mois de repos ; je rentrai -dans mes habitudes, je refis connaissance avec -la <i>segnia</i> qui distribue aux palmiers leur ration -quotidienne de trente-six litres par tête. Rien -de tel que la baignade pour vous reposer d’une -campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des -bains à l’usage du cœur ? Le chagrin m’avait -laissé une sorte de sécheresse et d’irritation intérieure ; -j’étais dur et cassant dans la conversation, -je mordais comme un acide, je ne -croyais plus à rien.</p> - -<p>Une bonne et charmante fille qui m’aimait -de tout son petit cœur, que j’avais tendrement -aimée, me devint tout à coup indifférente, puis -odieuse, sans qu’il me fût possible de dire pourquoi. -Nous étions à peu près fiancés, sa mère -est la sœur de la mienne, nos fortunes s’accordaient -à merveille, et nos caractères encore -mieux. Jamais, depuis notre baiser d’adieu, -elle n’avait laissé partir un courrier sans m’écrire. -Je ne lui répondais pas si régulièrement, -mais elle me savait heureux de ses lettres, elle -se sentait aimée, et ça lui suffisait. Un beau -jour, je me prends d’aversion pour elle ; ses -gentillesses naïves, qui me tiraient les larmes -des yeux, commencent à me donner sur les -nerfs. Je trouve ridicule et presque inconvenante -sa manie de m’envoyer les violettes de -nos bois et les <i lang="de" xml:lang="de">vergiss-mein-nicht</i> du ruisseau. -Si encore je m’étais borné à me moquer d’elle -en moi-même ! Mais je veux qu’elle le sache, -et je trouve un plaisir cruel à la faire souffrir. -Me voilà son correspondant enragé, et je regrette -que le bateau de Philippeville ne parte -pas deux fois par semaine, pour lui faire deux -fois plus de mal. L’homme est un loup mal -apprivoisé : quand sa férocité le reprend, il a -besoin d’enchérir incessamment sur lui-même. -C’est pourquoi les assassins donnent jusqu’à -soixante et cent coups de couteau à leur victime, -qui était morte du premier. Marguerite -me répond d’abord par des plaisanteries dont -la douceur m’agace, puis elle laisse éclater sa -douleur et ses larmes ; enfin la famille s’en -mêle : maman Brunner et l’oncle Moser m’écrivent -à la fois pour demander si je suis fou. -Je l’étais ! Je réponds par une dissertation prodigieuse -sur le danger des mariages consanguins -au point de vue du perfectionnement des -races, et je déclare net qu’il me répugne d’engendrer -de petits sourds-muets. Là-dessus, ma -pauvre Gretchen et ses parents font un coup de -tête par dignité : on la marie à un fabricant -de Mulhouse qu’elle ne pouvait voir en peinture, -qu’elle avait refusé trois fois, et qu’elle -aime passionnément aujourd’hui.</p> - -<p>Dame ! je mentirais en vous disant que j’étais -content de moi. On m’aurait rendu service -en me procurant quelque bonne querelle ; mais -à Biskra ! La garnison était mélancolique en -diable ; les camarades se bâillaient réciproquement -au visage : quant aux danseuses, ces -femmes de cuir bouilli, elles me faisaient horreur.</p> - -<p>Mon seul plaisir, et vous allez voir s’il était -drôle, consistait à m’ensevelir tout vivant dans -le souvenir du pauvre turco. Je relisais ses -vers, je feuilletais le journal de sa vie : M. Pelgas, -son précepteur, lui avait donné l’habitude -de prendre quelques notes tous les soirs avant -de se mettre au lit. Je parcourais les lettres -trop rares et trop courtes qu’il avait reçues de -sa famille. C’est ainsi que j’ai reconnu que mon -fameux billet de Mme de Gardelux était non -pas de la comtesse, mais bien de Mlle Hélène. -La pauvre enfant avait sans doute écrit cela -sous la dictée de sa mère : autrement elle y -aurait mis un peu de son cœur. Je ne pouvais -me la représenter que bonne, spirituelle et -gracieuse en tout, telle enfin que son frère me -l’avait si souvent dépeinte. Je l’estimais beaucoup, -je la plaignais un peu ; je… c’était ridicule, -mais je m’inquiétais de son avenir. Pensez -donc ! une telle enfant livrée aux mains -d’une telle mère ! Elle devait avoir besoin d’un -conseiller, d’un appui, d’un autre Léopold, en -un mot d’un second frère ! Et je me sentais de -force à remplir cet emploi difficile, en tout -bien, tout honneur. Nous autres Alsaciens, -nous n’avons qu’une spécialité incontestable, -le dévouement. On nous dit de marcher, nous -courons ; on a besoin de notre vie, nous nous -faisons tuer sans dire ouf ! Voilà l’Alsace. Je -me rappelais à tout moment les projets de mon -ami sur celle qu’il appelait notre petite Hélène, -et je cherchais autour de moi, consciencieusement, -un homme qui fût digne d’elle. Si je -l’avais trouvé, ma parole d’honneur, je le prenais -par la main et je l’emmenais à Paris. Je me -disais : la famille est capable de te rire au nez : -mais tu auras fait ton devoir envers celui qui -n’est plus.</p> - -<p>Pendant que je me remplissais l’esprit de -ces rêveries, l’oubli faisait sur moi son petit -travail, comme dit Gougeon. L’image du turco -s’effaçait de ma mémoire, comme une photographie -qu’on laisse traîner au soleil. Je sentais -approcher le moment où cette figure si honnête -et si cordiale disparaîtrait absolument à mes -yeux, et où mon vieil ami ne serait plus pour -moi qu’une abstraction sans forme, un être de -raison. Pourquoi diable n’avais-je pas songé à -faire un croquis d’après lui dans nos journées -de désœuvrement, moi qui dessine ? Je tremblais -à l’idée de le perdre une seconde fois par -l’oubli. Dans cette anxiété, la miniature de sa -sœur me rendit un véritable service. A force -de l’étudier, je finis par y reconnaître et par en -dégager ce je ne sais quoi par où un frère qui -n’est pas beau ressemble à sa sœur qui est jolie. -C’est un travail qui veut du temps et de -l’application, mais je n’avais pas autre chose -à faire. Je commençai par copier à l’aquarelle -la miniature telle qu’elle était. Plus j’allais, -plus mon admiration croissait pour l’inimitable -artiste. Impossible à moi de reproduire cette -fleur de jeunesse, ce duvet des beaux fruits -estompés de rosée, ce plumage microscopique -que le toucher enlève aux ailes des papillons. -Ce portrait me désespéra pendant une quinzaine. -Chaque coup de pinceau me reprochait mon -inaptitude et ma grossièreté ; je me disais qu’il -faut être femme et mère pour interpréter si délicatement -la beauté d’une jeune fille. Enfin ! -n’en parlons plus. J’arrivai ainsi par ricochet -à retrouver dans ma mémoire la figure de Léopold, -et j’en fis un crayon médiocre sans doute, -mais ressemblant.</p> - -<p>Tout ça tuait le temps, mais je n’oubliais -pas qu’il me restait une visite à faire au faubourg -Saint-Germain. Seulement, toutes les -fois que je me représentais Charles Brunner entrant -dans les salons des Gardelux, j’avais froid -dans le dos, et la racine des cheveux me picotait -la tête. Je suis timide avec les femmes du -monde, et l’on ne se refait pas en un jour. Ce -n’est pas tant la fierté de la comtesse qui m’effrayait ; -non, c’était de voir pleurer la pauvre -petite Hélène. Tantôt je me reprochais d’être -encore à Biskra, lorsqu’il m’aurait été facile -d’obtenir un congé de semestre ; tantôt je me -prouvais à moi-même qu’il valait mieux retarder -ce voyage. Mon arrivée allait réveiller les -douleurs de la famille : ne convenait-il pas -d’attendre que l’on fût un peu consolé ? Mais -si j’attendais trop, ces souvenirs poignants que -j’apportais avec moi ne rouvriraient-ils pas des -blessures à demi-fermées ? Je ne savais que -faire, et je ne pouvais demander conseil à personne, -car je n’avais plus d’ami assez intime -pour partager de tels secrets.</p> - -<p>J’étais encore à me tâter lorsque le général -Gerhardt, qui est mon compatriote et mon parrain, -me proposa de le rejoindre à Sidi-bel-Abbès. -Dulong, son officier d’ordonnance, était -mort de la fièvre ; on espérait avoir une campagne -à faire sur la frontière du Maroc. L’offre -du général me tira d’incertitude : le service -avant tout. Je partis donc pour Sidi-bel-Abbès, -et j’y restai quatre mois à attendre cette bienheureuse -expédition, qui n’eut pas lieu. Mon -parrain devina probablement que j’étais travaillé -en dessous par quelque idée étrangère -au service. Un beau matin, après le rapport, il -me dit : J’ai des commissions pour l’Alsace, et -tu as un congé de semestre ; fais ton sac et -va-t’en. Mes amitiés chez toi et chez moi.</p> - -<p>Je pars et j’arrive à l’hôtel du Louvre. Maman -Brunner m’attendait à Obernai. Dès qu’elle -savait la date de mon départ, elle savait aussi -quel jour et à quelle heure nous nous embrasserions. -Impossible de rester plus d’une journée -à Paris sans lui causer de la peine : j’étais -donc étranglé par le temps ; il fallait faire ma -visite dans la journée, ou jamais. Je prends mon -courage à deux mains, et je décide que j’irai -après midi chez Mme de Gardelux. Les trois -quarts de mes bagages voyageant par petite -vitesse, je n’avais pas d’habillements civils ; -mais, sans être neuf, mon uniforme était encore -assez présentable. En brossant la tunique, -car les garçons d’hôtel n’y entendent -rien, je me rappelais le mot de mon pauvre -ami : se brosser et attendre !</p> - -<p>Il y avait un an et huit jours que je l’avais -vu mourir ; mais, comme la nouvelle n’était -arrivée qu’environ deux mois plus tard, je me -dis que Mme et Mlle de Gardelux devaient être -en plein demi-deuil. Je préparais mes phrases -en comptant mes paquets. Il y en avait trois -petits : la montre, la bague du petit doigt et -la miniature ; un moyen, les papiers ; et un -gros, la tunique. Je descends tout cela moi-même, -car personne que moi n’y avait touché -depuis un an, et je prends une voiture de remise -dans la cour même de l’hôtel. Je donne -l’adresse au cocher et je lui dis de demander -la porte ; mais quand nous arrivons, la porte -était ouverte, et il y avait des équipages arrêtés -dans la cour.</p> - -<p>Un valet galonné du haut en bas m’ouvre la -portière et me demande d’un air à claques si -c’est bien à Mme de Gardelux que ma visite -est destinée. Oui, lui dis-je, et je passe, tout -encombré de mes pauvres reliques. Dans l’antichambre, -je fais lever trois ou quatre grands -drôles qui se miraient dans les boucles de -leurs souliers. L’un d’eux m’enlève mon caban, -un autre fait semblant de vouloir prendre mes -paquets, mais d’un seul coup d’œil je le renvoie -à sa banquette. Alors je vois paraître une -espèce de petit furet en frac noir qui m’introduit -dans un premier salon, puis dans un autre, -puis encore dans un autre, et là se plante devant -moi pour me dire du ton le plus confidentiel :</p> - -<p>« Monsieur sait que c’est le jour de Mme -la comtesse ?</p> - -<p>— Je ne le savais pas, mais j’en suis enchanté, -puisque cela m’assure de la trouver -chez elle. »</p> - -<p>Là-dessus je le vois qui regarde mon uniforme, -et la moutarde me monte au nez. J’avais -la bouche ouverte pour lui dire : Aimez-vous -mieux que j’entre tout nu ? Mais il reprend -aussitôt son air humble et me demande qui il -aura l’honneur d’annoncer.</p> - -<p>« Le capitaine Charles Brunner… non… -Portez cette carte à Mme la comtesse. Je m’étais -muni d’une carte, et j’avais pris le soin -d’écrire après mon nom : <i>porteur des derniers -adieux de Léopold</i>. »</p> - -<p>Ce qui m’avait arrêté sur le seuil, c’était le -bruit d’un grand éclat de rire. Je ne voulais, -je ne pouvais pas entrer dans ce salon comme -la statue du commandeur.</p> - -<p>Le frac noir porta mon message et revint me -dire poliment : « Mme la comtesse est très-sensible -à la visite de M. le capitaine ; mais elle -a quelques personnes chez elle, et elle prierait -monsieur de repasser demain à la même -heure.</p> - -<p>— Répondez que je suis arrivé ce matin pour -m’acquitter d’un message que j’ai juré de remettre -en mains propres, et que je pars à huit -heures et demie par le train-poste de Strasbourg. »</p> - -<p>Mon vieux faquin d’ambassadeur fit un nouveau -voyage et revint.</p> - -<p>« Si M. le capitaine veut bien me suivre jusqu’au -boudoir de Mme la comtesse, madame -peut donner cinq minutes à monsieur… »</p> - -<p>J’étais vert de fureur. Cette femme daignait -m’accorder cinq minutes, à moi qui aurais -donné toute ma vie pour son fils ! J’entre dans -un boudoir de vieille coquette, admirablement -machiné pour fausser la lumière et cacher les -ravages du temps. Une minute après, j’entends -un bruit d’étoffes, mais un bruit comparable -au murmure de la mer : vous auriez dit un -océan de soieries soulevé par une tempête de -crinoline. La robe paraît : elle est mauve. Madame -avait antidaté son deuil pour le faire -plus court ! Je regarde sa figure, elle était souriante -et féline : ce fameux regard en coulisse -de la Dubarry à quarante ans !</p> - -<p>Ah ! si du moins j’avais pu me dire : Elle -n’est pas la vraie mère de mon pauvre turco ! -Mais elle lui ressemblait depuis qu’elle avait -commencé de vieillir. J’étais forcé de le retrouver -en elle, moins flatté, mais aussi vivant -que dans le portrait de la petite sœur.</p> - -<p>Elle resta debout, tandis que, debout devant -elle, j’expliquais les raisons de mon importunité.</p> - -<p>« Ainsi, monsieur, me dit-elle en minaudant, -vous avez connu ce pauvre Léopold ?</p> - -<p>— Oui, madame, répondis-je, et ils ne sont -pas nombreux ceux qui l’ont connu et apprécié -sur la terre. »</p> - -<p>Un nuage passa sur son front. J’étais peut-être -allé trop loin du premier mot ; mais elle -se rappela sans doute à la minute qu’il ne sied -pas de répliquer aux sottises des inférieurs. -Elle prit donc un air de condescendance polie, -et me dit de sa voix traînante, où nulle émotion -ne perçait :</p> - -<p>« Sans doute, il avait des côtés excellents : -sa mort laisse un grand vide parmi nous ; mais -aussi quelle absurde fantaisie d’aller se faire -tuer chez les sauvages quand on a tout pour -vivre heureux à Paris ? S’il avait écouté nos -conseils, il serait encore de ce monde.</p> - -<p>— Je sais, madame, que vous n’étiez pas -favorable à sa vocation, car il n’avait point de -secrets pour moi, et je suis initié à toutes les -affaires de la famille. J’ai lu toutes ses lettres, -c’est-à-dire celles qu’il vous écrivait… »</p> - -<p>Elle rougit positivement sous le coup de ce -reproche. « Bon ! me dis-je, j’ai fait brèche ; -frappons encore à la même place, et voyons -une fois pour toutes s’il n’y a pas quelque -chose d’humain au fond de ce cœur trop -fermé ! » Elle ne me laissa pas le temps de -redoubler le coup : sa riposte était prête.</p> - -<p>« En effet, répliqua-t-elle, la discrétion n’était -pas son fort ; il avait le défaut de s’ouvrir -un peu à l’aventure. Et vous dites, monsieur, -qu’il vous avait chargé ?…</p> - -<p>— D’embrasser sa mère et sa sœur, puis…</p> - -<p>— Permettez que je tienne la commission -pour faite. N’avez-vous pas quelque autre -chose à notre adresse ?</p> - -<p>— Oui, madame ; voici sa montre qu’il m’a -dit d’arrêter à l’heure précise de sa mort, pour -que sa dernière pensée…</p> - -<p>— Bien, bien, monsieur, j’entends ; l’intention -est délicate, et cette idée ne pouvait -venir qu’à une âme de race. J’en suis profondément -touchée, car cela prouve que la vulgarité -des choses ambiantes n’avait pas encore -déteint sur ce malheureux enfant… Mais la -montre est un chronomètre d’un certain prix, -si j’ai bonne mémoire : peut-être vous serait-il -agréable de conserver ce souvenir de lui ?</p> - -<p>— Il m’a laissé lui-même les souvenirs qu’il -me destinait ; c’est à vous qu’il envoie celui-ci, -madame, et je croirais être impie en l’acceptant.</p> - -<p>— Soit. Est-ce tout ?</p> - -<p>— Non, madame, vous trouverez ici tous -les papiers de votre fils, le journal de sa vie, -les deux lettres qu’il a écrites à sa sœur et à -vous en partant de Biskra, enfin ses vers, car -vous n’ignorez pas qu’il était poëte.</p> - -<p>— Hélas ! nous avons fait tout ce que nous -avons pu pour le corriger de ce petit défaut.</p> - -<p>— Mais il avait du génie, madame, et c’est -sa gloire que je mets entre vos mains.</p> - -<p>— Monsieur, vous rimez peut-être aussi ?</p> - -<p>— Non, madame, moi je suis parfait… -Voici enfin la tunique qu’il portait le jour de -sa mort : elle est tachée de son sang, et les -coups dont elle est criblée vous apprendront -avec quel courage… »</p> - -<p>Je n’en dis pas plus long, et je m’arrêtai un -instant sur ce sens suspendu pour étudier l’effet -de ma phrase. Plus de doute, j’avais touché -un point sensible dans la région du cœur. La -poitrine se gonfla, les lèvres grimacèrent, les -yeux se mirent à papilloter : il y avait des larmes -sous roche. « Pleure donc ! lui criai-je en -moi-même ; prouve-moi que tu es une femme -de chair et d’os, pétrie du même limon que -nous et notre égale par la faculté de souffrir ! -Alors je t’ouvre mes bras et je te réintègre, -morbleu ! dans le sein de l’humanité ! »</p> - -<p>Mais le malheur voulut qu’en ce moment -les roues d’une voiture se missent à grincer -sur le sable de la cour. Mme de Gardelux se -souvint qu’elle était en représentation et que -les larmes ne sont pas de mise dans le monde. -Elle leva les yeux, et je ne sais quel équipage -elle reconnut à travers les stores coloriés -de son boudoir. Peut-être aussi sa raison subitement -refroidie se dit-elle qu’une tunique ensanglantée -serait un embarras et une tristesse -intolérables, et qu’il n’y avait pas de place -pour un tel objet dans son chiffonnier de bois -de rose. Bref, elle renfonça ses larmes et changea -de physionomie.</p> - -<p>Je vis le coup de temps, et j’allais appuyer -sur la corde en la forçant à voir et à toucher la -dernière dépouille de son fils ; mais la comtesse -était rentrée en possession d’elle-même : elle -m’interrompit comme j’allais déchirer l’enveloppe -de papier, détourna la tête avec mille -grimaces en respirant un petit flacon.</p> - -<p>« Oh ! s’écria-t-elle, monsieur, je vous demande -grâce pour mes nerfs ! Remportez cela, -je vous prie ; faites-en ce que vous voudrez : -donnez-le de ma part à quelque officier malheureux !</p> - -<p>— Eh ! madame, répondis-je, un officier -n’est jamais malheureux, car il sait toujours -à quelle solde il a droit, et il règle ses besoins -en conséquence… Votre très-humble serviteur ! »</p> - -<p>Je m’en allais en oubliant mes autres commissions -dans le fond de ma poche, et j’allongeais -déjà la main vers le bouton de la porte, -quand le bouton tourna tout seul, et la porte -s’ouvrit. Je recule ébloui, effaré, renversé par -une apparition lumineuse ; la surprise et l’admiration -me font perdre la tête, et je m’écrie -étourdiment :</p> - -<p>« Ah ! notre petite Hélène ! »</p> - -<p>Notre petite Hélène, qui était une grande et -majestueuse personne, me foudroie d’un regard -hautain et met entre elle et moi l’espace -d’une révérence. Je me reprends, je veux faire -comprendre que j’ai dit une chose extrêmement -naturelle à Biskra, mais impertinente à -Paris ; je balbutie quelques mots d’explication, -de souvenir, de sentiment, et je finis par lui -présenter la bague et le médaillon de son frère, -qu’elle prend sans quitter son attitude roide et -son air froid. La maman me regardait d’une -façon qui voulait dire : En avez-vous encore -pour longtemps ? Je salue, je m’enfuis, mon -caban se replace tout seul sur mes épaules, et -lorsque je me vois sur le perron de leur hôtel, -j’aspire une large bouffée d’air et je frappe la -terre du pied en criant : Les gredines !</p> - -<p>Avais-je tort ou raison ? je m’en rapporte à -vous.</p> - -<p>Personne ne voulut discuter avec un si -brave garçon, qui semblait si profondément -ému ; mais en sortant du café j’entendis Gougeon -dire à Fitz Moore : « Veux-tu voir un capitaine -bien étonné ? Attire Brunner dans un -coin, et apprends-lui que pendant dix-huit -mois il a été amoureux fou de Mlle de Gardelux. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">LE BAL DES ARTISTES.</h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>En mil huit cent… non, pas de dates ! je -finissais mes études au collége Louis-le-Grand, -et je commençais à relever, dans les livres -classiques, les passages, malheureusement -trop rares, où les anciens parlent d’amour. -Quelques romans de la <i>Bibliothèque jaune</i>, introduits -par contrebande, achevaient mon -éducation toute théorique : j’étais un lys érudit, -rien de plus. Mes moustaches, après deux -ans de sollicitations inutiles, commençaient à -répondre aux invites du rasoir. Elles promettaient -d’être noires ; j’en parle sans fatuité, car -elles sont blanches aujourd’hui, après avoir -été rousses. J’attendais tout de leur croissance ; -on m’aurait inspiré le plus profond dégoût de -la vie si l’on m’avait déclaré qu’entre vingt et -trente ans les billets doux et les bouquets ne -pleuvraient pas sur ma tête de tous les balcons -de Paris. Cependant je n’étais pas joli garçon, -mais j’espérais le devenir ; et j’y serais arrivé, -selon toute apparence, si la beauté s’acquérait -par le vouloir, comme les sciences, les millions -et les épaulettes. Enfin, j’ai deux enfants -sur cinq qui seront peut-être moins laids.</p> - -<p>Un certain samedi, jour de Saint-Charlemagne, -mes camarades m’entraînèrent au -théâtre du Palais-Royal. On avait composé le -spectacle pour nous : quatorze actes et un intermède ! -un menu qui rappelait, par le nombre -et la variété des plats, notre gros banquet du -matin. Nous remplissions la salle à nous seuls : -les plus riches avaient pris les loges et l’orchestre ; -les pauvres petits diables comme moi -s’étouffaient au parterre. Dans les entr’actes -on montait sur les bancs, on <i>piquait des Laïus</i>, -c’est-à-dire on prononçait des discours à la -louange de Sainville, ou de la Pologne, ou de -M. Odilon Barrot.</p> - -<p>En ce temps-là, le théâtre de M. Dormeuil -était peuplé des artistes les plus admirables et -des plus jolies femmes de Paris. J’ajoute, entre -parenthèses, que les fleurs de l’époque étaient -beaucoup plus belles, les fruits plus savoureux, -les vins plus forts et le soleil plus brillant -qu’aujourd’hui. Le spectacle fut gai comme -tous les spectacles que vous avez vus à vingt ans. -Comme on riait de bon cœur en plongeant les -deux coudes dans les flancs de ses voisins ! -Comme on pleurait des larmes généreuses aux -couplets patriotiques de M. Clairville chantés -par Mlle Angélina ! Quelle ardeur s’allumait -dans les âmes chaque fois que M. Leménil retroussait -sa moustache grise ! Évidemment cet -homme avait fait la campagne de Russie et -parlé à l’Empereur comme je vous parle. Celui -qui nous aurait soutenu le contraire eût été -roué de coups.</p> - -<p>On commençait la cinquième pièce, et je venais -de tomber amoureux pour la troisième fois, -lorsque Zémire parut en scène. Tout ce que j’avais -vu, entendu et senti depuis le commencement -de la soirée (je dirais presque depuis le -premier jour de ma vie) fut oublié en un instant. -J’aimais pour tout de bon, et ma première -idée fut d’interrompre le spectacle par une demande -en mariage. Si vous avez eu vingt ans, -ne fût-ce que pour un quart d’heure, vous ne -vous moquerez pas de moi.</p> - -<p>Elle représentait une petite princesse cauchoise -du pays de Matapa. La pièce, signée de -MM. Pétard et Croquin, me parut un chef-d’œuvre. -Le rondeau qu’elle chantait est encore -buriné au fond de ma mémoire comme -la <i>Henriade</i> dans le piédestal de la statue de -Henri IV sur le Pont-Neuf. Oh ! l’aimable musique -et la joyeuse poésie ! Le monde civilisé -oubliera-t-il jamais ce refrain qui fait encore -battre mon cœur :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La gaudriol’, ça m’ va ; c’est dans mon caractère,</div> -<div class="verse">Mais quant au mariag’, demandez à mon père !</div> -<div class="verse i2">M’sieu, demandez à papa ! (<i>bis.</i>)</div> -<div class="verse">Il vous en fich’, il vous en fich’, il vous en fichera.</div> -</div> - -<p>Par quel miracle se peut-il que j’ai tant -vieilli, et que ces vers soient toujours restés -jeunes ? J’achetai la pièce pour l’emporter au -collége, mais ce fut une dépense inutile : je la -savais par cœur ! Toute la nuit mon cerveau lut -comme une chaudière où bouillonnait la poésie -de MM. Pétard et Croquin.</p> - -<p>Deux mois durant, je vécus de souvenir, négligeant -toutes mes études, et compromettant, -comme à la tâche, mes examens de fin d’année. -Mes parents, qui me destinaient à l’École polytechnique, -apprirent que je ne travaillais plus. -Ils joignirent leurs remontrances aux reproches -du proviseur ; je fus mis en retenue jusqu’à -nouvel ordre et traité comme le dernier des -cancres, moi qui avais eu le prix de physique -au grand concours et la joie d’embrasser M. Villemain ! -Mais je me consolais de tous mes déboires -en admirant, au fond de mon pupitre, -une petite lithographie de Zémire, éditée rue -Coq-Héron.</p> - -<p>Aux vacances de Pâques, le hasard ou la -Providence prit enfin mon sort en pitié ! Un de -mes compagnons de chaîne, consigné comme -moi pour crime de paresse, me conta que son -père, M. de Rongefeuille, chef de division à -l’Intérieur, écrivait des vaudevilles sous le pseudonyme -de Croquin. Je tombai dans ses bras, -et je lui promis de travailler double, de faire -ses devoirs et les miens, s’il me faisait aimer -de Zémire.</p> - -<p>Ce jeune homme n’avait que dix-sept ans, -mais son père le traitait en camarade ; aussi -raisonnait-il très-savamment sur la vie privée -des actrices. Il voyait quelquefois des répétitions -générales et pénétrait jusque dans les coulisses. -Peut-être exagérait-il un peu ses avantages, -mais il m’a juré qu’un soir de <i>première</i>, -Mme Grassot lui avait pris le menton.</p> - -<p>Ce qu’il me raconta de Zémire, sans atténuer -la violence de mes sentiments les dégagea de -leur timidité et leur fit prendre une tournure -plus cavalière. La jeune personne n’était plus -épousable depuis cinq ou six ans ; elle vivait -dans l’intimité d’un Russe extraordinairement -riche, et elle avait des caprices. Je décidai -qu’elle aurait un caprice pour moi. Rongefeuille -me procura son adresse : boulevard des -Italiens, 87, au premier. Vous voyez que la -Russie faisait bien les choses.</p> - -<p>Je rédigeai ma déclaration en bonne prose -simple et carrée, avec prière de me répondre -au collége.</p> - -<blockquote> -<p>« P. S. Si par hasard la violence et la sincérité -de mes sentiments ne vous décidaient pas -à m’aimer sans m’avoir vu, je passerai jeudi -prochain sous vos fenêtres, à la tête de ma -division. »</p> -</blockquote> - -<p>Elle ne répondit point, la cruelle ! Le jeudi -suivant, la promenade du collége défila sous -ses fenêtres ; Zémire ne se montra pas au balcon. -Je commençais à la mépriser. « Il faut, pensai-je, -qu’elle ait l’âme bien vulgaire pour préférer ce -Russe, qui doit être vieux et laid (puisqu’il est -riche) à un jeune homme de vingt ans. » Ma -tête se monta si bien que je résolus de me présenter -chez elle et de lui faire une homélie en -quatre points contre la vénalité du cœur. La -jeunesse de l’époque était ainsi faite, c’est-à-dire -ainsi bête. Nous trouvions naturel et décent -qu’une fille de théâtre reçût par charité l’argent -des nobles vieillards et se donnât gratis aux imberbes. -Ce préjugé s’est renversé avec le temps : -les imberbes se ruinent, et l’on aime des vieillards -qui n’ont rien à donner, pas même une -mèche de cheveux. Mais passons.</p> - -<p>Je m’étais remis au travail, et j’avais reconquis -l’usage de mes dimanches. Je me présentai -sept ou huit fois chez elle, sans être admis. Mes -camarades, gorgés de confidences et saturés du -récit de mes peines, commençaient à m’entourer -d’une certaine considération. S’il est -beau d’être reçu dans l’intimité d’une comédienne, -il est déjà passablement flatteur au -collége de se voir consigné à sa porte. Ce qui -serait moins que rien pour un homme du monde -est un peu plus que rien pour un moutard. J’ai -vu plus d’une fois des gamins de dix-sept ans -se glorifier de telle petite incommodité qu’un -homme de trente-cinq ans aurait trouvé simplement -désagréable. J’ai rencontré aussi un vieux -conseiller d’État qui contait à tout venant et -portait comme en féronnière des infortunes -qu’un auditeur eût cachées avec soin. Chaque -âge a sa coquetterie.</p> - -<p>A force de monter l’escalier de Zémire et d’affronter -les dédains de sa femme de chambre, -je finis par la voir elle-même, en personne, -comme elle sortait pour dîner, je ne sais où. -Je tombai à ses pieds dans l’antichambre, en -criant : « Aimez-moi ! je suis Léon ! si vous ne -pouvez pas avoir une passion pour moi, que ce -soit un simple caprice ! Est-il possible que vous -me refusiez une chose qui me rendrait si heureux ? »</p> - -<p>Je comprends aujourd’hui tout le ridicule de -cet argument. Toutefois, on a connu au 6<sup>e</sup> d’artillerie -un officier laid et sans esprit qui a -réussi, vingt années durant, auprès des femmes, -sans autre raison, sans autre mérite que l’immense -désir qu’il avait d’obtenir leurs bonnes -grâces. Méditez sur ce point, si vous avez le -temps.</p> - -<p>Zémire avait le droit de me rire au nez ; -elle eut pitié d’un amour évidemment sincère.</p> - -<p>« Mon cher enfant, me dit-elle, (elle avait -sept ou huit ans de plus que moi), vous feriez -beaucoup mieux de terminer vos études. Il n’y -a rien en vous qui doive déplaire, mais vous -êtes dans l’âge ingrat. Il faut jeter vos gourmes -et laisser croître vos moustaches. Vos parents -me voudraient mal de mort si je vous détournais -de vos études. Vous ne pouvez pas être -amoureux de moi, puisque vous n’avez pas été -mon amant ; on désire une femme <i>avant</i>, mais -on ne l’aime qu’<i>après</i>. D’ailleurs je veux être -franche, car votre sincérité me touche : j’aime -quelqu’un.</p> - -<p>— Ce boyard, ô Zémire !</p> - -<p>— Non ! pas lui. »</p> - -<p>Elle me salua gentiment de la main et descendit -l’escalier avec les ondulations les plus -coquettes. Je me lançai à sa poursuite en -criant :</p> - -<p>« M’aimeriez-vous si j’étais reçu à l’École -polytechnique ?</p> - -<p>— Nous verrons ça, dit-elle. Revenez l’an -prochain. »</p> - -<p>Le lendemain, je lui envoyai les vers suivants, -mon premier et mon dernier essai dans -la littérature :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">J’ai vingt ans ! C’est l’âge où l’on aime,</div> -<div class="verse">Ce n’est pas l’âge d’être aimé.</div> -<div class="verse">Age ingrat ! tu l’as dit toi-même,</div> -<div class="verse">Ingrate au cœur trop consumé !</div> - -<div class="verse stanza">Mon cerveau bout, mon front se gonfle,</div> -<div class="verse">Mon cœur bondit comme un lutin,</div> -<div class="verse">Dans ce dortoir où le pion ronfle</div> -<div class="verse">En digérant son vieux latin.</div> - -<div class="verse stanza">Tandis que je rêve à dimanche,</div> -<div class="verse">A dimanche où je vêtirai</div> -<div class="verse">L’uniforme trop court de manche</div> -<div class="verse">Et l’escarpin démesuré,</div> - -<div class="verse stanza">Pour m’asseoir au fond du parterre</div> -<div class="verse">Et t’applaudir, la larme à l’œil,</div> -<div class="verse">Fleur du ciel, parfum de la terre,</div> -<div class="verse">Étoile de monsieur Dormeuil ;</div> - -<div class="verse stanza">Lorsque mon âme prend des ailes,</div> -<div class="verse">Fuit sa cage et s’envole à toi</div> -<div class="verse">Comme les jeunes hirondelles</div> -<div class="verse">Dont le berceau bénit ton toit,</div> - -<div class="verse stanza">Que fais-tu, ma belle princesse,</div> -<div class="verse">Dans ce grand lit qui tour à tour</div> -<div class="verse">Est profané par la richesse</div> -<div class="verse">Et sanctifié par l’amour ?</div> -</div> - -<p>Je sais bien que ma poésie ne valait pas -celle de MM. Pétard et Croquin, mais j’avais -fait de mon mieux, et je croyais mériter une -réponse. Zémire ne m’écrivit pas même pour -se moquer de moi. Ses autographes valaient -trois francs à l’hôtel Bullion, et elle en était -avare. Je me plongeai dans le travail, comme -un autre se serait jeté à la rivière. Le moment -des examens approchait ; je fis des tours de -force, et j’entrai cent vingt-quatrième à l’École -sur une liste de cent vingt-cinq.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>La première fois que je sortis en uniforme, -je courus chez elle. La capote m’allait fort -bien ; je n’avais plus de boutons sur la figure. -Ajoutez que j’étais le seul de ma promotion qui -ne portasse point de lunettes. La femme de -chambre prit ma carte sans me reconnaître et -la porta à Madame. Cinq minutes après, on me -fit entrer dans une espèce de salon qui était -son cabinet de toilette.</p> - -<p>Je rangeais déjà mon épée neuve, pour tomber -plus commodément à ses genoux, quand -j’aperçus un beau jeune homme brun, pâle et -languissant, étendu de tout son corps sur une -chaise longue. C’était le détestable boyard. Il -avait tout au plus vingt-huit ans, et l’on pouvait -le citer comme un des plus jolis garçons -de l’Europe. Rien qu’en voyant sa figure et ses -mains, il me sembla que la nature m’avait -donné un mufle et des pattes.</p> - -<p>Zémire, fort peu vêtue d’un peignoir blanc -brodé, se souleva sur son fauteuil et nous présenta -l’un à l’autre :</p> - -<p>« Monsieur le prince D… ; monsieur Léon -Brosse. Cher prince, monsieur est l’amoureux -dont je vous ai montré les jolis vers. M. Brosse -est un jeune homme de beaucoup d’esprit, qui -vient d’entrer à l’École polytechnique. »</p> - -<p>Je cherchais la garde de mon épée comme -un homme tombé dans un guet-apens. Le -prince me tendit la main et m’offrit une cigarette -de tabac turc.</p> - -<p>« M. Brosse, me dit-il, vous êtes non-seulement -un homme d’esprit, mais un homme de -goût. Zémire est la plus jolie femme de Paris. -Seulement, donc déjà, elle est trop coquette. Je -vous conseille de la prendre au sérieux comme -camarade, et pas autrement.</p> - -<p>— Vânia, lui cria-t-elle, vous êtes insupportable. -Si vous découragez ainsi tous ceux qui -m’aiment, j’aurai le désagrément de mourir -sans que personne se soit tué pour moi. »</p> - -<p>Je balbutiai quelques mots, et je me mis à -fumer ma cigarette par le bout allumé ce qui -les fit rire aux larmes. Il me semble pourtant -que je repris un peu d’aplomb ; mais cette visite -d’un quart d’heure a laissé dans mon esprit -l’impression d’un cauchemar atroce. Le prince -me demanda quels étaient mes professeurs de -poésie à l’École polytechnique, et Zémire si -nous ne comptions pas faire bientôt une nouvelle -révolution. Je sortis comme un idiot. L’un -et l’autre m’engagèrent poliment à réitérer ma -visite. Mais la honte me retint plus de trois -mois. Je me sentais trop ridicule, et puis (faut-il -l’avouer ?) je craignais d’avoir fait une bassesse -en touchant la main de mon rival. Tous les -dimanches, tous les mercredis, tous les jours -de sortie, j’allais au boulevard des Italiens et -je passais sous le balcon de Zémire. Une fois, -je la vis à sa fenêtre, et je cachai ma figure dans -mon manteau ; une autre fois, je la rencontrai -presque en face, et je m’enfuis comme un voleur.</p> - -<p>Au commencement de février, cent affiches -dispersées dans Paris annoncèrent un grand -bal au profit de l’Association des artistes. Le -nom de Zémire figurait en dernier, suivant -l’ordre alphabétique, sur la liste des patronesses. -Je perdis plusieurs journées à le lire et -à le relire. Ce plaisir innocent disait plus à -mon cœur et coûtait moins à ma bourse que les -grogs du Café hollandais.</p> - -<p>A la fin, je me persuadai que si je ne retournais -pas chez Zémire, elle expliquerait -mon abstention par des motifs d’ignoble économie. -Je pris un grand parti : j’avais -vingt francs ; je résolus d’aller, d’un air indifférent, -chercher un billet chez elle. Le reste de -la somme me paraissait plus que suffisant pour -lui envoyer un bouquet le jour du bal. Sacrifice -d’autant plus généreux, selon moi, que le bal -se donnait un samedi, et non pas un jour de -sortie.</p> - -<p>Je m’armai de courage, et, après avoir fait -une ou deux lieues à pied sur le boulevard des -Italiens, je montai chez elle. Dans l’escalier, je -tâtais encore ma poche pour m’assurer que l’argent -y était bien. Elle me reçut amicalement -dans sa chambre à coucher ; nulle trace de -prince. J’avais préparé pour la circonstance un -petit discours sans affectation, mais elle me -coupa la parole au premier mot, prit une grande -enveloppe et en tira une énorme liasse de billets -roses. Il y en avait tant que je n’osai jamais -n’en demander qu’un seul. Je mis sur la cheminée -mes quatre pièces de cent sous (l’or n’était -pas encore inventé).</p> - -<p>« Vous n’en prenez que deux ? » me dit-elle -avec une petite moue.</p> - -<p>J’aurais donné mes épaulettes à venir pour -avoir le moyen de payer la liasse entière. Je -balbutiai une excuse, et je m’enfuis comme un -voleur. J’avais honte d’être pauvre ; je me -croyais déshonoré à ses yeux. Coûte que coûte, -il fallait sortir d’une situation si fausse. J’empruntai -vingt francs le matin du bal, et j’envoyai -au boulevard des Italiens un bouquet -magnifique, avec ma carte.</p> - -<p>Le même jour, vers cinq heures, le portier -de l’École me fit dire qu’il avait quelque chose -à me remettre. C’était un carton à manchon. -Je l’ouvris ; j’y trouvai ma carte et mon pauvre -bouquet, que j’écrasai du pied. Je ne dormis -pas de la nuit. Le lendemain, j’avais congé ; je -courus chez Zémire. Elle rit aux éclats en me -voyant entrer.</p> - -<p>« Eh bien ! dit-elle, vos camarades se sont-ils -un peu amusés à vos dépens ?</p> - -<p>— Pourquoi mes camarades ?</p> - -<p>— Mais lorsqu’on vous a rapporté vos camélias -à la salle d’étude ! Avouez que la farce -était bonne et que je vous ai bien attrapé ! »</p> - -<p>Je lui contai que sa cruelle plaisanterie m’avait -frappé dans un coin, à l’écart de mes camarades.</p> - -<p>« C’est bien dommage, dit-elle. Je croyais -que les autres se moqueraient un peu de -vous. »</p> - -<p>Je me fâchai tout rouge, et plus j’y pense, -plus il me semble que j’avais raison. Peut-être -cependant allai-je un peu trop loin, car après -avoir juré de ne la plus revoir, je lui donnai -ma malédiction de jeune homme. Excusez-moi, -je suis d’un sang méridional.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>III</h3> - -<p>Dix ans plus tard, j’étais chef d’escadron -au 37<sup>e</sup> d’artillerie, il n’y avait pas dans l’armée -un officier supérieur plus jeune que moi. -Les circonstances m’avaient servi ; j’avais pris -à moi seul, sans l’aide du génie, la ville de ***. -Mon nom, tambouriné dans les journaux, avait -obtenu pour six mois une célébrité européenne ; -personne ne doutait que je ne fusse du bois -dont on fait les maréchaux de France. Une -amourette, divulguée à mots couverts par mon -ami P. de M. dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i>, -avait ajouté à ma gloire un élément romanesque. -Bref, j’étais à la mode, et le succès (comme il -arrive souvent) me rendait presque joli garçon.</p> - -<p>Moi, pas bête et bien portant, je tenais l’occasion -par les cheveux, et je n’avais garde de -lâcher prise. J’allais partout où l’on s’amuse ; -je montrais ma figure aux Parisiennes de tout -rang et j’empochais à bel amour comptant la -monnaie de mes victoires. On me montrait au -doigt : voilà le fameux Brosse, l’officier d’avenir, -le galant chevalier, le preneur de femmes et -de villes, Brosse Poliorcète, qui vient d’apporter -à Paris les clefs de *** sur un plat d’or !</p> - -<p>Un soir, au bal de l’Opéra, tandis que les -pékins ne se gênaient pas pour me nommer -tout haut au passage, un domino de satin noir, -masqué d’une quadruple dentelle, se retourna -vivement, me regarda en face et prit mon bras.</p> - -<p>« Bonsoir, vainqueur ! »</p> - -<p>A ces deux mots, je reconnus la voix de -Zémire. Elle soutint avec beaucoup d’aplomb -que je la prenais pour une autre ; mais je ne -démordis pas de mon idée pendant un bon -quart d’heure qu’elle me promena dans les -couloirs. Impossible de l’entraîner jusque dans -ma loge ! Après m’avoir lancé une espèce de -déclaration ambiguë, elle me glissa des mains -comme une anguille (une anguille un peu forte) -et disparut.</p> - -<p>Je m’informai d’elle au Helder ; on me dit -qu’elle avait des rentes ; quelque chose comme -la solde de dix généraux de brigade à manger -par an. Cette gaillarde-là avait fait autant de -tort à la Russie que les canons de Pélissier. -Enfin ! chacun son lot ! Je tournai la girouette -ailleurs et je n’y repensai plus de trois mois.</p> - -<p>Mais la veille du bal des artistes, je reçus un -coupon d’une place dans la loge 19, avec ces -mots écrits sur l’angle : « Prends et comprends. » -Je n’y compris rien du tout, mais je pris bien -la chose.</p> - -<p>J’endosse l’habit noir numéro un, enrichi -de l’arc-en-ciel de mes ordres, et, sur le coup -de minuit et demi, je ne fais qu’un bond du -Helder à l’Opéra-Comique. Il gelait à fendre le -bitume, mais j’avais une pelisse de renard. La -pelisse au vestiaire, j’ouvre la tranchée devant -la loge 19 et j’entre sans coup férir. Garnison, -néant : j’étais en avance. M’aurait-on joué un -tour ? Il n’y a point d’apparence. Une farce de -deux cent cinquante francs, on n’en fait guère -à Paris dans ces prix-là. En attendant, je regarde -la salle, qui était superbe. Les plus belles -actrices de Paris, Rachel même, enfin tout !</p> - -<p>Pendant que je flânais de l’œil et que les -lorgnettes des autres loges commençaient à -dévisager votre serviteur, ma porte s’ouvre et -voilà Zémire en personne.</p> - -<p>Elle était encore bien ; un peu trop forte, je -vous ai dit ; l’amour engraisse les femmes ; c’est -comme le cheval pour les officiers. Elle s’était -un peu barbouillé la figure, mais elle rougissait -sous le plâtre ; sa voix tremblait. Elle était -émue, ma parole d’honneur !</p> - -<p>Elle m’en dit très-long : qu’elle avait été -ingrate, qu’elle avait méconnu mon amour, que -j’avais une belle occasion de me venger en méprisant -le sien ; que j’étais un jeune homme et -elle bientôt une vieille femme ; mais qu’elle -avait du sentiment à mon service comme on -n’en a jamais rencontré dans les pays chauds.</p> - -<p>Pendant ce temps-là, s’il faut l’avouer, je -ne faisais pas trop le cruel, et je me laissais -prendre les mains dans le petit salon. Elle resta -plus de trois heures à me faire la cour ; c’était -nouveau, c’était flatteur, et même, tranchons -le mot, c’était bon.</p> - -<p>Finalement, elle me conte qu’elle veut tout -quitter pour moi et monter derrière mon char -comme une esclave. S’il y avait eu un notaire -dans la salle, je crois, diable m’emporte, qu’elle -m’épousait d’assaut. Je ne disais ni oui ni non, -mais je prenais mes petits à-compte.</p> - -<p>Voilà que le bal tire à sa fin, quand je me -croyais encore au commencement ; les loges se -vidaient, les diamants filaient comme des étoiles -dans une nuit d’août. Je rêve un dénoûment et -j’offre un potage.</p> - -<p>« Non, dit-elle ; vous ne m’aimez pas encore -assez. Je veux vous faire la cour et détruire un -à un tous les mauvais sentiments qui vous -restent contre moi. » Bref, il est convenu que -j’irai, huit jours durant, me faire courtiser de -deux à quatre. Le jeu me paraissait plus amusant -qu’un whist ; j’accepte. En attendant, elle -veut me reconduire chez moi, dans une grande -voiture de Brion qu’elle avait à l’année. Je -lui fais observer que je loge à Vincennes. N’importe ! -j’étais flatté, réellement flatté, qu’elle -fît tant de chemin pour moi.</p> - -<p>Elle s’enveloppe de ses fourrures, et nous -descendons, bras dessus, bras dessous ; elle -était fière de me montrer au peuple des escaliers, -mais je n’y voyais pas grand mal. En -passant devant le vestiaire, je songe à ma pelisse, -mais le monde nous poussait, il aurait -fallu attendre et surtout la faire attendre ; d’ailleurs -vous devinez que je n’avais pas froid ; -enfin la dame avait de la zibeline pour deux ; -j’escalade le marchepied, et en route !</p> - -<p>Je ne vous raconterai pas notre voyage jusqu’à -la barrière du Trône, mais vous pouvez -croire que je ne perdis pas mon temps. Zémire -fut aussi chatte qu’une femme peut l’être sans -dire son dernier mot. Ces trois quarts d’heure-là -sont marqués parmi les meilleurs de ma vie.</p> - -<p>Mais en arrivant à la barrière, elle devint -rêveuse ; elle me dit qu’elle portait sur elle -pour cent cinquante mille francs de diamants, -que son cocher était nouveau, qu’elle ne le connaissait -pas assez pour en être bien sûre, -qu’elle craignait de revenir toute seule, à la -merci de cet homme, depuis Vincennes jusqu’à -Paris. Enfin elle me proposa délicatement de -me déposer sur la route ! Je fus tellement -étourdi du coup, que je me laissai débarquer -dans la neige. Zémire me serra dans ses bras, -me fit promettre qu’elle me verrait le lendemain, -et me voilà trottant sur Vincennes dans -mon bel habit noir, par un froid de douze degrés.</p> - -<p>J’arrivai transi à ma chambre, et je fis une -maladie de six mois. Mais je considère cet accident -comme un des plus heureux de ma vie, -car sans ma pleurésie du bon Dieu je me serais -remis à aimer cette drôlesse-là.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">LE POIVRE.</h2> - - -<p>Il y a bien vingt-cinq ans de cela ; mes cheveux -étaient noirs et les siens… Ah ! monsieur ! -la jolie petite tête blonde ! Notre fils le lieutenant -était à peine une vague espérance ; nous -l’appelions Rosine entre nous, car nous ne -voulions qu’une fille.</p> - -<p>Nous étions mariés depuis trois mois, bientôt -quatre ; inutile d’ajouter que nous nous -adorions comme on ne sait plus aimer aujourd’hui.</p> - -<p>Je dois vous avouer que mon beau-père, le -marquis, ne m’avait pas précisément jeté sa -fille à la tête. Il ne me trouvait pas d’assez -bonne maison, quoique morbleu !… mais n’importe. -C’était bien le meilleur homme et le -plus doux de la terre. Il grondait du matin au -soir contre sa femme et contre Irène, mais -Irène et la marquise le menaient à grandes guides, -c’est-à-dire par le bout du nez. Un nez -bourbonien, fabriqué à souhait pour ce genre -d’exercice. Bref, après avoir parlé vingt fois de -me passer sa lame au travers du corps (et il -était homme à le faire), ce scélérat d’émigré -m’avait donné sa fille et son cœur avec ; il -m’adorait. Je vois encore les deux grosses larmes -qui coulaient sur ses longues joues lorsqu’il -nous dit adieu après les noces en nous -donnant sa bénédiction paternelle : une vieillerie -passée de mode aujourd’hui ! Je lui trouvai -l’air si drôle, mais si drôle que ma figure -se contracta comme si j’allais éclater de rire et -que je me mis à pleurer comme un sot.</p> - -<p>En ce temps-là, il y avait encore des diligences, -et vous aurez beau dire, on ne s’ennuyait -pas à deux sur la grand’route, quand on avait -eu soin de retenir tout le coupé. Irène voulait -voir la Suisse et l’Italie : je lui fis faire un petit -voyage artistique et sentimental dont une princesse -se serait léché les doigts. Tout l’été y -passa ; le bon vieux père et la marquise nous -écrivaient partout où la poste avait ouvert boutique ; -et des tendresses, des attentions, des -conseils ! « Chers enfants, soyez sages ; évitez -les brigands ; craignez les courants d’air dans -la montagne ; Henri, ménagez-la. » Bonnes -gens ! braves gens ! On n’en fait plus comme -eux, et ils sont trop loin d’ici pour que j’aille -leur dire quelle amitié, quel culte, nous leur -gardons au fond du cœur.</p> - -<p>J’avais promis solennellement de leur ramener -Irène en septembre. Le marquis tirait encore -sans lunettes et il arpentait la plaine comme -pas un, sur ses jarrets de soixante ans. La -chasse ouvrait le 4 en Lorraine, nos logements -étaient préparés là-bas, la marquise nous écrivait : -« Je vide le château pour meubler votre -pavillon. » Mais comme Irène était un peu fatiguée -du voyage et comme il nous restait cent -bonnes lieues à faire, je décidai que nous nous -reposerions un jour à Paris.</p> - -<p>La diligence nous déposa le 1<sup>er</sup> septembre, -à cinq heures du matin, dans la cour des messageries. -Il fallut éveiller l’enfant qui dormait -entre mes bras, dans mon manteau. Le manteau ! -encore une chose que vous avez supprimée -sans la remplacer. L’enfant, c’était -Irène ; elle avait l’air d’une petite fille de quinze -ans, quoiqu’elle en comptât vingt sonnés, et -les aubergistes lui avaient dit mademoiselle -tout le long du chemin. Moi, je l’appelais l’enfant ; -aujourd’hui, qu’on fait tout à l’anglaise, -on dirait <i lang="en" xml:lang="en">baby</i>. Elle, elle m’appelait <i>petit mari</i> ; -j’avais pourtant déjà cinq pieds six pouces, car je -n’ai pas grandi depuis l’âge de trente ans. Elle -disait cela si gentiment, en effaçant l’<i>r</i>, et d’une -petite voix si douce que je me sentais presque -aussi père que mari.</p> - -<p>Nous voilà donc sur le pavé, vers le milieu -de la rue Montmartre, elle à peine réveillée, -moi pas mal ahuri du bruit des roues, qui me -grondait encore dans la tête, et sans savoir où -prendre gîte, car nous n’avions pas encore -d’installation à Paris. Les malles étaient déjà -sur le fiacre et je ne savais pas quelle adresse -d’hôtel j’allais donner au cocher.</p> - -<p>« Mais, dit-elle en ouvrant ses grands yeux, -si nous allions rue de la Victoire !</p> - -<p>— Rue de la Victoire ? chez ton père ?</p> - -<p>— Certainement, puisqu’il n’y est pas. Le -concierge a les clefs, nous serons mieux qu’à -l’hôtel. D’abord, moi, j’ai mille choses à prendre, -et puis, je serai si contente de revoir la -maison !</p> - -<p>— Au fait ! et moi aussi. Cocher, rue de la -Victoire ! »</p> - -<p>Le marquis passait là cinq ou six mois d’hiver. -Il occupait un premier étage assez modeste -avec remise et écurie ; cela valait alors deux -mille francs de loyer, qui font six mille francs -d’aujourd’hui. Aux approches de la maison, -mon cœur battit par habitude. J’avais si souvent -fait le pied de grue sur ces trottoirs ! Je -m’étais arrêté tant de fois pour me donner une -contenance, devant le pharmacien, devant le -marchand de meubles et le miroitier ! A cinq -heures du matin, les volets changent bien la -physionomie des boutiques : je ne m’y reconnaissais -plus.</p> - -<p>La porte cochère était ouverte ; on voyait au -fond de la cour un domestique en tenue du -matin : figure inconnue. Le concierge dormait -sur la foi des traités ; ses deux fils, bambins de -huit à dix ans, jouaient à balayer l’escalier : -éducation professionnelle. Ils me parurent très-jolis, -ces petits concierges en herbe ; les figures -d’enfants commençaient à m’intéresser. -L’un d’eux courut prendre les clefs du premier -étage, tandis qu’un pauvre diable affamé, -comme il en sort le matin entre les pavés de -Paris, chargeait nos malles sur ses épaules. Celui-là, -grâce à Dieu et à ma chère petite Irène, -a pu faire un bon déjeuner.</p> - -<p>Me voyez-vous montant avec elle ce terrible -escalier dont chaque marche me rappelait une -espérance, une crainte, une angoisse ? Ce passé -tout récent me semblait vieux de dix années. -Je ne m’étais pourtant pas ennuyé pendant les -quatre derniers mois, oh non ! mais le temps -me paraissait long parce qu’il avait été plein. -Aujourd’hui (expliquez cela si vous pouvez), il -me semble que les vingt-cinq ans de mon bonheur -ont été rapides comme un rêve. Je n’en ai -pas joui, sacrebleu ! Je demande à recommencer.</p> - -<p>Elle ouvrit elle-même, avec la petite clef, la -porte de l’antichambre. Un encombrement à -faire peur : dix gros paquets de toile grise, -cousus de ficelle et noués aux coins… Que diable -est-ce que cela ?</p> - -<p>« Mais, dit-elle en riant, c’est notre linge -de maison. Tu ne reconnais pas mon trousseau, -<i>gros bête</i> ? » Gros bête était un mot de tendresse -qu’elle répétait souvent, et qui me donnait -toujours envie de l’embrasser. C’est que le ton -fait la chanson, voyez-vous. Quant à ce fameux -trousseau, il remplissait encore cinq ou six -caisses de bois blanc à charnières ; on me l’avait -fait admirer un beau soir et je n’y avais -remarqué qu’une profusion de faveurs bleues, -rouges et violettes, nouées assez gentiment et -attachées par un million de petites épingles. La -lingerie n’est pas mon fort.</p> - -<p>Nous entrons dans la salle à manger : c’est -là que j’ai fait jadis l’admiration de la famille -par une sobriété trop naturelle, hélas ! « Vous -avez donc un appétit d’oiseau ? » disait la -bonne marquise. Le fait est que j’avais l’estomac -serré dans un étau ; rien ne passait. -Les rideaux sont décrochés ; la table sans rallonges -et réduite à sa plus simple expression -est passablement poudreuse ; nous y trouvons -un tas de cartes de visites (la réponse à nos billets -de faire part), et une lettre de décès datée -du surlendemain de notre mariage. C’est un -parent éloigné qu’Irène connaissait peu. Je -parcours les noms machinalement, pour prendre -un aperçu de ma nouvelle famille, et je -m’aperçois que ma femme est encore inscrite -sous le nom de Mlle Irène de V ! Deux jours -après la noce !… Mais il faut passer quelque -chose à des parents si éloignés. Le lustre est -dans un sac ; le beau buffet de noyer et d’ébène -surmonté des armes du marquis, nage dans la -poussière. Les pièces d’argenterie qui le faisaient -craquer sous leur poids sont parties pour la -campagne ; il ne reste qu’une cave à liqueurs -oubliée par mégarde et ouverte par un heureux -hasard. Les bambins montent de l’eau, nous -pourrons faire un grog, et j’ai soif.</p> - -<p>Voici le grand salon où nous avons signé le -contrat au milieu d’une brillante assemblée. -Quelle fête ! Le lustre, les candélabres, les -appliques, tout était en feu. Et les diamants -des femmes ! J’en avais mal aux yeux, parole -d’honneur. Le meuble était de bois doré et de -brocatelle bouton d’or. Aujourd’hui, tout est -voilé de housses grises ; les consoles sont ficelées -dans du papier de journal ; il n’y a pas -jusqu’aux pincettes qui ne soient entourées de -papier comme un manche de gigot. Le tapis -de moquette rouge et les rideaux bouton-d’or, -en paquet dans la percale ; l’encadrement des -glaces s’éteint ici sous un lambeau de gaze, là -sous un chiffon de papier. Les persiennes sont -fermées, le jour est terne, on sent le froid. -Nous entrons dans le petit salon intime où j’ai -fait ma cour à Irène. C’est là qu’elle éternisait -par des miracles d’industrie mes bouquets quotidiens. -Elle en fait durer un toute une semaine ; -qu’en dites-vous ? Elle ouvre un petit meuble -et me montre trente fleurs étiquetées et datées -dans trente feuilles de papier blanc. J’apprends -ainsi que la chère petite a gardé un échantillon -de tous les bouquets qui lui sont venus de moi. -Mais les pauvres fleurs ne sont pas seulement -fanées ; elles ont moisi. Allons ! les souvenirs -se conservent mieux dans le cœur que -dans le papier, décidément. Irène ferme le petit -meuble en bois de rose et me montre en -riant un bureau dont le velours est couvert de -poivre en grains. Ce bureau, c’est toute une histoire. -Un jour que la marquise nous gardait -en achevant je ne sais quelle tapisserie, Irène -prit un crayon et voulut me tracer le plan du -château de V. Elle s’embrouilla tant et si bien -dans ses dessins et dans ses explications que la -mère vigilante s’endormit une minute. Ah ! la -jolie, l’aimable, et la précieuse minute ! Elle -valait son pesant d’or !</p> - -<p>Mais pourquoi ce poivre répandu sur le velours -incarnat ? Elle m’apprend que le poivre -a la vertu de chasser les bêtes. Je remarque en -effet que les meubles, les paquets, les housses, -tout est saupoudré de grains noirs. Et tout en -regardant une pile de tableaux et de portraits -de famille, j’éternue du haut de ma tête. « C’est -le poivre ! » dit-elle, et nous rions.</p> - -<p>Elle avait alors trente-deux petites dents si -jolies, un timbre de voix si frais et si doux que -le rire semblait inventé pour elle. Aussi je vous -réponds qu’elle s’en donnait à cœur joie. Et -elle n’était jamais seule à rire quand je me -trouvais là.</p> - -<p>Les enfants du portier sont descendus depuis -longtemps, la porte est refermée, nous sommes -bien chez nous, et la preuve c’est que nous -nous embrassons tout en courant. Il y avait si -longtemps que nous n’avions été à nous ! Presque -une demi-heure ! Elle me montre sa jolie -chambre, la même où j’ai pénétré pour la première -fois après la messe du mariage, tandis -que ma chère petite achevait ses préparatifs de -départ. Je me souviens que ce jour-là, saisi -d’une étrange émotion devant toutes ces choses -innocentes et blanches, j’ai mis furtivement -un genou en terre et baisé les rideaux du petit -lit virginal. Aujourd’hui, les rideaux du lit et -des fenêtres sont en tas dans un coin, avec du -poivre dessus. Les matelas et les oreillers sont -semés de poivre ; on y a mis par-dessus le marché -deux ou trois cadres et une chaise. Hélas ! -Hélas !</p> - -<p>Elle prend la chaise et s’assied ; la pauvre -chérie tombe de fatigue. Je veux qu’elle se -mette au lit ; elle ne dit pas non, mais elle prétend -que je suis encore plus las qu’elle, car -elle a dormi en voiture, et j’ai passé la nuit à -la bercer. J’avoue que deux heures de sommeil -feraient assez bien mon affaire, mais où dormir ? -Dans sa chambre ? Impossible. Un lit est toujours -assez large, mais le sien ne serait jamais -assez long pour mes jambes de sept lieues. -Nous pénétrons alors dans la chambre du bon -marquis : plus de rideaux, un lit tout nu ; on -n’aperçoit le long des murs que des cordons de -sonnettes ; le poivre craque sous nos pieds. On -serait bien là, j’en suis sûr, mais où trouver des -draps ? Toutes les armoires fermées, les clefs -sont en Lorraine, c’est trop loin. « Et mon -trousseau ! » dit-elle. Et de rire.</p> - -<p>Nous retournons à l’antichambre : j’éventre -l’un après l’autre tous les ballots. Je trouve des -serviettes, des torchons, les tabliers de la cuisinière, -de la femme de chambre, du domestique, -tout excepté des draps. Enfin je crie victoire, -elle accourt et se moque de moi : j’étais -tombé sur les nappes damassées ! Mais pourquoi -pas ? On prend deux nappes et nous courons -faire le lit. Elles sont trop courtes, ces -nappes ; il en faudrait quatre. Elle retourne à -la source et revient en riant plus fort : elle a -trouvé toute seule un drap de toile écrue, un -peu grosse, un peu rude ; un drap de domestique, -mais assez grand pour couvrir les maîtres. -Là-dessus, nous secouons le poivre de la -couverture et voilà le lit fait. Nous trottons à -travers le poivre jusqu’au cabinet de toilette de -la marquise, et après vingt allées et venues, -vers sept heures du matin nous finissons par -nous mettre au lit. La pauvre enfant devait être -à demi morte ; quant à moi, j’étais sur les -dents.</p> - -<p>« Petit mari, me dit-elle en posant sa jolie -tête sur l’oreiller, je ne suis plus fatiguée du -tout. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">L’OUVERTURE AU CHATEAU.</h2> - - -<p class="date">Retraites, 3 septembre, 10 heures du soir.</p> - -<p>Je ne sais pas si c’est le café, ou la chartreuse, -ou tout bêtement la fatigue, mais il n’y -a pas moyen de fermer l’œil. Tous ces gaillards-là -sont couchés depuis une heure ; les -ronflements du grand ami ébranlent la cloison -de ma chambre ; l’ami joli qui dort au-dessus -de ma tête souffle des pois à plein boisseau ; le -seigneur des Retraites, notre hôte, n’a pas dû -longtemps causer avec Madame, car la pauvre -petite femme avait marché quatre heures dans -les labourés, et n’en pouvait plus : ses longues -paupières brunes tombaient à chaque instant -sur ses beaux yeux, comme des stores dont la -corde a cassé.</p> - -<p>Nous n’avons pourtant pas fait des étapes -de dix lieues, mais lorsqu’on s’est dorloté neuf -ou dix mois dans les fauteuils, les divans et -tout le capitonnage de ce siècle avachi, on devient -plus sensible au mal physique. La civilisation -moderne a pris de telles précautions -pour supprimer la fatigue ; les voitures et la -vapeur remplacent si avantageusement nos -jambes, les machines font si bien la besogne -de nos bras, qu’une jolie promenade en plaine -et quelques bourrades de fusil contre l’épaule -laissent une courbature au gaillard le mieux -bâti. C’est ce qui maintiendra toujours une distance -respectueuse entre l’armée et la garde -nationale.</p> - -<p>Mon vieil ami Eude de Granfort est venu -nous prendre hier à la gare de… Il s’est donné -l’an dernier un magnifique omnibus vert attelé -en poste ; l’habit de postillon, vert et rouge, -rehausse la bonne mine du cocher et donne à -l’équipage un petit air de fête.</p> - -<p>Tout le monde a été exact au rendez-vous. -Ce n’est pas la première fois que nous faisons -l’ouverture ici, ni la deuxième, ni même la -vingtième. Voyons : en quelle année avons-nous -mangé nos derniers haricots, à la pension -Durand ? C’était pardieu en 1838. Granfort -venait d’hériter de son père, le lieutenant général. -Nous étions ses inséparables, Balézieux, -d’Anglure et moi, et nous pressentions tous, -avec une certaine mélancolie, que la vie allait -nous séparer pour longtemps. « Mes amis, dit -le bon Eude, jurons que tous les ans, quoi -qu’il arrive, nous ouvrirons la chasse aux -Retraites ! » On jura. Le plus beau de l’affaire, -c’est qu’en ce temps-là aucun de nous n’avait -encore chassé ! Ah ! les jolis fusils neufs ! Et -les bons chiens de fantaisie, achetés, sans garantie -du gouvernement, sur le quai de la Ferraille ! -L’album de chasse, doré sur tranche et -illustré de dessins grotesques, a conservé la -mémoire de nos premiers exploits : on tua un -corbeau le 1<sup>er</sup> septembre, et le 2 un lièvre gîté. -Le 3, je fus roi de la chasse ! J’avais massacré -un lapereau sans défense et un pouillard sortant -du nid. Malgré la modestie de ces débuts, -nous sommes tous devenus des chasseurs -mieux que passables ; Eude surtout, qui vit -six mois dans ses terres.</p> - -<p>Les circonstances nous ont dispersés, comme -on le prévoyait trop. Balézieux, le grand ami, -est receveur dans le Midi ; d’Anglure, l’ami -joli, est juge au tribunal de la Seine ; toujours -joli, du reste, et plus homme du monde que -jamais. Sa robe ôtée, il monte à cheval dans la -cour du Palais, et fait un tour au bois de Boulogne. -Moi, je suis maître de forge, et le moins -fortuné des quatre ; vous savez que la partie -ne va pas fort. Enfin !</p> - -<p>Mais j’aime à constater que depuis 1838 -aucun de nous n’a manqué à l’appel ; aucun -n’est arrivé plus tard que l’ouverture ; aucun -n’a pris congé avant le 30 septembre. Est-ce -gentil, cela ? Nous passons quelquefois la moitié -de l’année sans nous voir et sans nous -écrire ; n’importe. On sait que tous les cœurs -sont solides au poste, et qu’on retrouvera, à un -moment donné, la chaude poignée de main et -la vieille camaraderie du collége. Eude nous -écrit régulièrement le 20 août pour nous rafraîchir -la mémoire ; on ne répond pas ; on accourt.</p> - -<p>Cette année-ci, l’invitation n’était pas de -luxe. Notre ami s’est marié, et, hier encore, -nous ne connaissions pas sa femme. Il a passé -la lune de miel en Italie ; il était encore à -Naples au milieu d’août ; nous avons pu croire -un instant qu’il nous avait oubliés ; mais non.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>I</h3> - -<p>Le château des Retraites est célèbre dans le -département ; on n’a pas fait grand’chose de -mieux sous Louis XIII. Brique et pierre, le -style de la place Royale. Un grand bâtiment -de hauteur modérée, tout en long ; vingt-cinq -fenêtres de façade. Au milieu, deux étages -coiffés d’un fronton, puis à droite et à gauche, -un simple rez-de-chaussée surmonté d’une -terrasse ; aux deux bouts, pour terminer, deux -jolis pavillons octogones. Toutes les dépendances, -écuries, remises, etc., sont invisibles, -cachées soigneusement dans des massifs épais. -Le parc a été refait à la mode anglaise : pelouses, -blocs de verdure, corbeilles de fleurs, -tout à la grande et par masses. Ces scélérats -de vieux nobles, qui ont toujours demeuré à -la même place, possèdent naturellement des -arbres séculaires qu’un parvenu n’aurait à aucun -prix.</p> - -<p>La pièce que j’aime le mieux dans la maison, -c’est le vestibule. Rien de plus simple et de -plus grandiose à la fois. Des armes, des trophées -de chasse, un escalier seigneurial qui -monte aux appartements du premier étage, des -escabeaux de chêne à foison, une table chargée -de flacons, de journaux et cigares : voilà -tout l’ameublement et la décoration. Les vieux -amis ont pris en affection ce paradis dallé de -marbre ; on s’y réunit avant le repas ; on y -prend l’absinthe au retour de la chasse, et le -café au sortir de table. Deux grandes ouvertures -vitrées laissent voir, à droite et à gauche, -deux paysages du parc. Les portes intérieures -conduisent d’un côté à la salle à manger, à la -bibliothèque, au cabinet de ce cher Eude, aux -offices et à la cuisine ; de l’autre, à la salle de -billard, aux deux salons et au pavillon des -vieux amis.</p> - -<p>La salle à manger est toute en bois sculpté ; -le plafond même se découpe en caissons dans -des poutres de vieux chêne. Je reconnais toujours -sur les dressoirs, au milieu d’un capharnaüm -de trésors artistiques, un vieux plat du -Japon qui semble me regarder. C’est l’unique -survivant d’un service splendide, presque -royal, que nous avons massacré en 1838. -Quels gamins ! Nous prenions nos dernières -vacances. Je me suis accordé quelques congés -depuis ce temps-là, mais je n’ai jamais pu retrouver -cette sécurité parfaite, cette liberté -d’esprit, cette insouciance de l’avenir, qui -donne tant de prix aux vacances du collége.</p> - -<p>Le petit salon est blanc de la tête aux pieds, -sauf les rideaux et l’étoffe des meubles : boiserie -blanche jusqu’à la corniche inclusivement ; -le bois des fauteuils et des canapés est -d’un blanc mat. Les draperies, sur un fond -blanc, étalent des guirlandes de grosses fleurs -exotiques : c’est une perse ancienne, imprimée -sur toile.</p> - -<p>Il n’y a pas un atome d’or sur les murs du -grand salon : phénomène à noter ; cette simplicité -de bon goût devient de jour en jour plus -rare. La boiserie est marquetée de chêne tantôt -clair, tantôt noir, sculpté par-ci, poli par-là. -Les portraits de famille encastrés dans la -boiserie sont à l’abri du déménagement ; il -faudrait démolir la maison pour les changer de -place. Les miroirs biseautés font corps avec la -muraille ; on devine à tous les détails que le -fondateur du château se sentait chez lui, et qu’il -ne prévoyait pas l’invasion d’une autre famille. -Les armes des Granfort sont sculptées dans le -marbre de la cheminée, comme elles sont gravées -sur l’argenterie, fondues en plomb sur la -toiture et découpées dans la tôle des girouettes. -Je veux bien reconnaître un peu de vanité dans -cette répétition du même motif ; mais j’y trouve -surtout la foi dans l’avenir, la confiance énergique -du propriétaire qui dit : « Ni moi, ni -mes enfants, ni les enfants de mes enfants ne -délogerons d’ici. Nous aurons éternellement -des héritiers mâles pour garder ce château, ce -nom et ces armes ; nul de nous ne fera la -sottise et l’impiété de vendre un patrimoine si -solidement marqué, pour acheter des perles à -Nana. » Voilà pourtant à quoi on s’engage lorsqu’on -fait peindre ou sculpter des armoiries -dans son salon ! La voûte (sans armoiries) est -d’un beau bleu d’azur, découpée en losanges -par des moulures de chêne. Aux six fenêtres -pendent des rideaux de velours rouge sous des -lambrequins importants, d’un grand style et -d’une richesse somptueuse.</p> - -<p>Le mobilier est imperceptiblement bric-à-brac, -suivant une mode qui commence à prendre. -Le lustre et la garniture de cheminée sont -du Louis XVI le plus pur ; il y a deux gerbes -de bronze modernes, à vingt bougies chacune, -dans deux vases de vieux Chine sur une admirable -console Louis XIV. Les canapés et les -fauteuils sculptés sous Louis XVIII, hélas ! et -solidement dorés, sont couverts des plus fines -tapisseries de Beauvais. Les dossiers représentent -des bergeries à poudre et à paniers ; les -siéges sont remplis par des animaux fort -agréables et même, si je ne me trompe, légèrement -poudrés. Ce n’est pas une collection -assortie chez les marchands de curiosité, mais -un tout homogène, commandé pour le château -et conservé sans réparation jusqu’à notre époque. -Pourquoi diable a-t-on refait les bois de -ce beau meuble dans le goût pesant et gourmé -de 1818 ? Je ne suis pas assez versé dans la -science des commissaires-priseurs pour cataloguer -les bibelots français et étrangers qui -égayent cette grande pièce, mais, en principe, -j’aime les mobiliers de pièces et de morceaux. -Pourquoi ? Parce qu’on ne les achète pas tout -faits ; parce que le propriétaire y a dépensé du -temps, du goût, des recherches, du mouvement, -de la patience, monnaies plus rares et -plus précieuses que ce gros imbécile d’argent. -Ajoutez que la variété des objets éveille en -nous une certaine variété d’idées. Lorsque -j’entre dans un salon meublé en bloc par le -tapissier, l’idée d’ordre et d’uniformité me saisit -et m’attriste. Pour peu qu’avec cela les tapis -soient moelleux, les draperies riches et le -meuble neuf, mon esprit se rappelle que tout -cela a dû coûter cher, que je ne pourrais pas -dépenser tant d’argent sans me gêner pour -dix-huit mois ; que les affaires vont mal, et -cent autres choses mélancoliques. Dira-t-on -que c’est jalousie ou petitesse d’esprit ? Non, -car un mobilier intelligent et divers, comme -celui des Retraites, ne m’attristera jamais, valût-il -un million et fussé-je cent fois plus pauvre -que je ne le suis.</p> - -<p>Une boîte à ouvrage, une tapisserie sur le -métier, un sac de bonbons à moitié vide et -quelques autres jolis détails ajoutent une expression -nouvelle à la physionomie du salon. -On y respire ce parfum que ni Rimmel ni -Atkinson n’ont encore songé à mettre en bouteilles : -<i lang="it" xml:lang="it">odor di femmina</i> ! Nous y laissions entrer -les chiens en 1838, et ces beaux appartements -conservaient tout l’automne une vague -odeur de chenil.</p> - -<p>La jeune comtesse de Granfort, je peux le -confesser aujourd’hui, m’a fait passer en mai -quelques nuits blanches. Les vieilles amitiés -sont jalouses ; on n’apprend pas sans un certain -émoi qu’un camarade de trente ans s’est -mis en puissance de femme. Il est rare que le -mariage n’isole pas un homme, au moins pour -quelques années. C’est une nouvelle intimité, -plus absorbante, et qui fait oublier les anciennes. -Nos maîtresses ne sont qu’un lien de -plus entre nous, d’autant plus qu’on les partage. -Les vieux amis avaient donc un peu porté -le deuil du bon Eude, quand on l’avait su marié. -Une jeune femme que l’on ne connaît pas -apparaît de loin comme un joli monstre. Je -parle en vieux garçon, mais tant pis ! on parle -comme on est. La nouvelle comtesse pouvait -être dévote, avare, acariâtre, orgueilleuse, ou -tout simplement trop mondaine pour nous.</p> - -<p>Eh bien, non ! C’est une bonne et brave petite -personne. Pas si petite : elle a presque la -taille de son mari, qui est un homme moyen. -Taille svelte et bien prise ; les extrémités allongées, -l’œil noir, les sourcils nets, le nez droit, -la bouche un peu grande, mais étincelante de -fraîcheur ; le front haut, les cheveux bleus. -Rien de plus cordial et de plus hospitalier que -son sourire : elle nous a tendu les deux mains -avec la franchise d’un bon garçon. « Messieurs -les vieux amis, nous a-t-elle dit sous le vestibule, -je compte que vous me permettrez d’être -des vôtres, et que vous ne m’en voudrez pas -de m’être installée chez vous. » Elle n’est ni -dévote, ni bégueule, ni avare, ni trop pendue -au cou de son mari. Hier soir, à dîner, elle a -fait les honneurs en maîtresse de maison émérite. -La cuisine était bonne, les vins choisis, -le service plus que correct. Elle s’occupait de -tout le monde au lieu de rester dans sa châsse, -comme tant d’autres qui ont l’air de dire : -admirez-moi !</p> - -<p>Pourquoi diable n’avons-nous jamais pensé -à prendre femme ? Eude a meilleure mine que -nous ; le mariage l’a rajeuni.</p> - -<p>Mme de Granfort a pris le café avec nous, -sous ce fameux vestibule. Son exemple a entraîné -les autres dames ; il y a nombreuse -compagnie au château : vingt-cinq personnes -pour le moins. Tous gens choisis ; j’ai remarqué -surtout un capitaine de vaisseau d’une -rondeur et d’une verve incroyables, et un conseiller -à la cour de…, homme vraiment distingué -par l’étendue et la variété de son esprit. -Il a rempli longtemps les fonctions de juge -d’instruction : voilà ce que j’appelle un métier -de chasseur ! Il connaît toutes les ruses du gibier -et raconte ses campagnes avec une finesse, -une simplicité, une justesse de ton qui m’ont -laissé sous le charme. Sa femme, qui était ma -voisine, a l’ampleur, la majesté, la grâce naturelle -d’une reine de quarante-cinq ans. Elle -est réellement belle et pas provinciale pour un -liard ; on trouve de ces femmes-là en province.</p> - -<p>J’ai admiré le courage de sept à huit belles -personnes qui se sont enfumées tout un soir -pour le plaisir de bavarder avec nous. Autant -qu’il m’en souvient, l’odeur du tabac doit être -insupportable à ceux qui ne fument pas eux-mêmes. -Vous me direz qu’on s’acclimate au -bout d’une heure ou deux, mais l’ennui de -rapporter chez soi, dans ses cheveux, dans la -robe et les dentelles, un parfum de cigare refroidi ! -Nous sommes des pourceaux et les -femmes sont des anges ; voilà la réflexion sur -laquelle je me suis couché.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>On nous a réveillés ce matin en nous servant -la soupe du chasseur, accompagnée d’une -mauvaise nouvelle. Il pleuvait, mais là, si fort, -qu’il fallait rester au lit, ou chasser en pleine -eau. Le mauvais temps ne nous eût pas arrêtés -en 1838, mais on n’a plus vingt ans, on -commence à se soigner ; l’ami joli se plaint -quelquefois d’une fraîcheur dans le bras gauche ; -moi, j’ai le gros orteil qui enfle, sans aucune -raison apparente, deux ou trois fois par -an. D’ailleurs, Mme de Granfort a dit hier -au soir qu’elle comptait ouvrir la chasse avec -nous. Elle s’est fait faire un amour de fusil, -léger comme une plume, et un habit de chasse -à faire crever Diane de dépit. Je médite ces -raisons en ouvrant la fenêtre de ma chambre, -puis je vois une échappée de bleu dans le ciel -et je boucle ma guêtre gauche ; puis le bleu -disparaît, j’ôte la guêtre, et j’entre en chemise -chez le grand ami qui a refermé ses volets et -mis sa tête sous l’oreiller. Tout bien examiné, -je me recouche et je dors mal, par livraisons -de dix à quinze minutes, jusqu’au premier -coup du déjeuner.</p> - -<p>Le ciel s’est éclairci. On se mouillera, c’est -certain, mais on pourra chasser dans deux -heures. Je m’habille en vieux chasseur : la -culotte de toile, la blouse bleue, les gros -souliers, les guêtres et tout. Cette toilette -est admise au déjeuner : seulement, on mettra -un tapis carré sous nos chaises pour -protéger le parquet contre nos clous. Tandis -que je mets la dernière main à ma toilette, -j’entends au loin deux ou trois coups de fusil. -Allons ! la chasse est commencée en dépit du -mauvais temps ; nous n’en aurons pas l’étrenne.</p> - -<p>On s’est mis à table à onze heures. Voici la -toilette adoptée ou inventée par Mme de Granfort : -habit mousquetaire en drap bleu à boutons -d’or, coutures piquées de soie jaune ; jupe -écossaise de plaid très-fort, plissée en fustanelle ; -jupon de cachemire rouge ; souliers de -cuir écru, guêtres de corde anglaise ; cravate -longue de foulard rouge ; toque écossaise ornée -d’une aile de perroquet rouge. Cette profusion -de rouge m’effaroucherait un peu si j’étais gibier, -mais elle fera bien dans le paysage.</p> - -<p>On déjeune toujours trop à la campagne ; -nous nous sommes mis en chasse vers une -heure. Le temps était beau, décidément ; à -peine si nous avons reçu deux ou trois grains -dans l’après-dînée. Chacun a pris son arme -sous le vestibule et glissé dans sa poche une -vingtaine de cartouches. C’est peu pour une -ouverture, mais les porte-carniers qui nous -suivront à distance se chargent d’un léger supplément. -On passe par le chenil, où le plus -beau concert salue notre arrivée. Les chiens -courants, logés à part, donnent de la voix -comme de beaux diables allongeant leurs -belles têtes entre les grilles de fer. Pauvres -bêtes ! leur tour viendra, dans quelques semaines, -quand le bois et le parc seront un peu -éclaircis.</p> - -<p>Nous avons quatre chiens d’arrêt, dont une -chienne : Mars, Tom, Phanor et Mouche. Mars -et Tom sont deux animaux superbes, grands, -forts et admirablement découplés. Le premier -appartient à notre ami d’Anglure, qui l’a fait -venir de loin et payé cher. En dépit de toutes -les garanties qui assaisonnaient son passeport, -ce Mars est un chien fou qui ne vaudra -jamais grand’chose. Il se lance dans la plaine -comme un écolier en vacances ; il n’entend ni -la voix, ni le sifflet ; je crois même, entre nous, -qu’il ne sent pas le gibier. Cependant il a fait -un arrêt magnifique, à trois cents pas de son -maître, et il s’est tenu ferme au poste avec la -solidité quasi-militaire d’un <i lang="en" xml:lang="en">pointer</i> anglais. -Hélas ! c’était une alouette !</p> - -<p>Tom, le chien du grand ami, est presque -aussi enfant, mais c’est un enfant qui promet -davantage. Son maître l’a pris au dernier moment, -pour remplacer une admirable bête qui -s’était fait couper en deux par un <i>express</i>. Mais -un chasseur expert et résolu comme le grand -ami dresserait un agneau, un chat, un lièvre -même. Il s’est mis vigoureusement à l’éducation -de Tom ; il l’a cravaté d’une bande de cuir -hérissée de clous à l’intérieur ; à cet engin de -répression pend une ficelle de dix mètres que -Tom entraîne partout avec lui. Qu’il s’oublie -un instant : le grand ami pose le pied sur la -ficelle et les pointes du collier se font sentir. -Tom est à bonne école, il se fera.</p> - -<p>Mon vieux Phanor a le profil vulgaire et la -désinvolture épaisse d’un petit cochon noir. -Il n’est ni grand ni beau ; sa grosse tête, -enfoncée dans les épaules, lui donne une vague -ressemblance avec M. V., de l’Académie -française. Mais il a le meilleur naturel du -monde, une expérience de douze ans et, si -j’ose le dire, une excellente éducation. Flair -infaillible, quête lente et mesurée, arrêt ferme -comme un roc ; il a tout ce qui fait le bon chien -de chasse, excepté les jambes. Il se fatigue vite, -et au bout de cinq ou six jours, il demande -vingt-quatre heures de repos.</p> - -<p>Quant à la petite Mouche, je suis forcé de -lui rendre justice, quoiqu’elle ne m’appartienne -pas : c’est un bijou. Elle est blanche, tachée -de feu, mais blanche d’un blanc d’hermine, et -proprette comme une servante de vieux curé. -Ses formes sont sveltes, délicates, mignonnes, -presque féminines ; ses allures rendraient une -chatte jalouse ; elle entre dans une avoine ou -dans un trèfle comme Mme de M. dans un salon. -Elle arrête avec esprit : « Tiens, tiens ! -semble-t-elle dire en levant la patte, il y a des -perdreaux céans ? Perdreaux, mes bons amis, -veuillez attendre un instant M. et Mme de -Granfort, mes maîtres et les vôtres : leurs Seigneuries -ont un compte à régler avec vous. » -Lorsque la compagnie a pris son vol, elle lève -la tête et dit : « Voyons ! combien en tombera-t-il ? -Je parie pour un au moins. » Si rien -ne tombe, elle ne cherche pas cinq minutes -avec l’obstination de ces chiens mal appris qui -soulignent pour ainsi dire la maladresse du -maître. Elle se remet en chasse et feint de n’avoir -rien entendu. Quand la pièce est morte -ou blessée, Mouche la cueille du bout des dents, -l’apporte telle quelle à madame, frétille discrètement -de la queue, et attend une caresse qu’on -ne lui laisse pas désirer longtemps. Le seul -défaut de cette charmante petite bête, c’est une -susceptibilité presque maladive. Le moindre -reproche la froisse, elle prend de travers la plus -légère observation. Elle est plus sensible à la -critique que le célèbre écrivain M. Feydeau, ou -l’illustre peintre M. Couture. Elle dirait volontiers -avec M. Ingres : une cuillerée de fiel est -plus amère que cent tonneaux de miel ne sont -doux. Je l’ai vue quitter la chasse sur une parole -un peu vive et bouder jusqu’au soir à la -porte du château ; car elle n’est pas logée au -chenil. Elle daignait chasser le lendemain, -mais il fallait d’abord lui présenter des excuses.</p> - -<p>La chasse des Retraites, j’entends la chasse -en plaine, est divisée en deux parts. Elle comprend -les terres du château qui font au plus -deux cents hectares, et les terres des communes -voisines qui donnent mille hectares -environ. Les communes sont louées par -Granfort et par un riche industriel du voisinage. -Vous comprenez pourquoi l’on commence -la chasse par les communes : autant de -perdreaux tués, autant de pris sur le voisin. -Les compagnies effarouchées vont chercher -une remise sur les terres du château, où nous -les aurons à nous seuls.</p> - -<p>Ce matin, par malheur, la plaine était déjà -bien dépouillée : il ne restait sur pied que -quelques trèfles, quelques vesces et passablement -d’avoines. Le trèfle et la vesce se foulent -impunément, mais les avoines sont une autre -affaire. Défense formelle d’y entrer ; il est -même imprudent d’y faire entrer les chiens. -Au bout de chaque sillon se tient un paysan -ferré sur son droit qu’il appelle son <i>drouet</i>. Ces -gaillards-là ont une teinture du code et de -plusieurs autres livres. Ils savent des phrases -toutes faites, et haranguent au besoin le chasseur -qui les foule. « Savez-vous bien, monsieur, -que les allées et venues de votre chien -rendront la moisson impraticable ? c’est un -abus exorbitant, une manœuvre désiroire et -féodale ! Nous sommes citoyens, fils de 89 et -les enfants de nos œuvres ; nous avons travaillé -pour arracher au sol ingrat cette modeste -récolte ; trouvez-vous équitable que les -sueurs du pauvre plébéien soient foulées par -un quadrupède luxueux ? »</p> - -<p>Hélas ! hélas ! grands nigauds de citadins -que nous sommes ! c’est nous qui avons inventé -ces phrases-là ; nous les avons crachées -en l’air sans penser qu’un jour ou l’autre elles -nous retomberaient sur le nez !</p> - -<p>Entre nous, je suis certain que le passage -d’un chien dans les avoines ne fait pas un centime -de dégât, surtout après la pluie. Mais je -trouve excellent que l’habitant des villes récolte -dans les champs la rhétorique qu’il y a -semée. D’ailleurs, ces paysans légistes et beaux -parleurs ne sont nullement intraitables. Ils -ouvrent un large bec comme pour engloutir le -chasseur et son chien, mais que faut-il pour -fermer ce gouffre épouvantable ? Une pièce de -dix sous.</p> - -<p>Les terrains des communes sont une longue -plaine assez étroite ; un joli chemin vicinal les -borde d’un bout à l’autre ; aussi les hôtes du -château et les dames elles-mêmes suivent la -chasse sans se mouiller les pieds. A chaque -coup heureux, à chaque perdrix qui tombe, les -applaudissements et les cris récompensent le -chasseur.</p> - -<p>Pour moi, vieux batteur de plaine, la plus -belle récompense d’un coup bien ajusté, c’est -le plaisir de voir une pelote entourée de plumes, -petite ou grosse, caille ou perdrix, tomber -comme un plomb dans les chaumes. Les cailles -n’ont pas encore émigré, les perdreaux sont -grands et forts, sauf une compagnie de malheureux -pouillards qu’on a massacrés en détail, -sous prétexte qu’ils ressemblaient à des -cailles. La ressemblance a fait bien des victimes, -depuis Lesurques jusqu’à ces pouillards.</p> - -<p>Le lièvre est rare cette année ; on croit que -les légistes en sabots auront tendu quelques -collets. Le fait est que nos fusils ont récolté -peu de poil et beaucoup de plume : trois lièvres -au total sur quarante pièces de gibier. C’est -une proportion inusitée, au moins dans le -pays.</p> - -<p>Tous les détails de la chasse ont été curieux, -nouveaux, intéressants au plus haut degré, -pour les acteurs et les spectateurs : c’est pourquoi -je m’abstiens de les écrire. Tous les drames -où l’on fait parler la poudre sont faits -pour être vus ; ils perdent quatre-vingt-dix pour -cent à la lecture. Si je vous racontais que j’ai -manqué un lièvre à bout portant, ou tué un -perdreau à cent cinquante pas avec du plomb -numéro 9, ou qu’un râle de genêts a essuyé -une fusillade épouvantable sans broncher, ou -qu’une perdrix démontée a coulé dans un carré -de trèfle pas plus grand que la main, et que -ni les chasseurs ni les chiens réunis n’ont pu -ni la trouver ni la faire sortir, ces incidents -d’une importance énorme, et qui nous ont -tous émus, vous laisseraient peut-être froids.</p> - -<p>La jeune dame a fait merveille avec son fusil -Lefaucheux à un seul coup. Sans parler de -cinq ou six pièces qu’elle a tuées de compte à -demi et que la galanterie française lui a adjugées -en propre, elle a descendu toute seule un -râle et un perdreau ; c’est gentil, quand on n’a -pas la ressource de doubler. Je connais de -bons chasseurs qui ne tuent que du second -coup.</p> - -<p>Nous avions, sur le flanc de l’armée, un -type remarquable. C’est un vieux monsieur -qui ne chasse pas, étant trop paresseux pour -se charger d’un fusil, mais qui suit la chasse -avec ardeur, note soigneusement les remises, -les indique à grands cris, nous y conduit lui-même, -et fait plus de chemin dans son après-dînée -que nos quatre chiens réunis. Homme -d’esprit, d’ailleurs, il se compare lui-même à -ces amateurs de trente et quarante qui pointent -les coups sans jouer.</p> - -<p>Malgré quelques bouillons, nous ne sommes -rentrés qu’à la nuit tombante. L’absinthe nous -attendait sous le cher vestibule, avec tous les -apéritifs connus, bitter, curaçao, vermouth et -le reste. Puis chacun a gagné son cabinet de -toilette et trouvé dans les grands pots de -faïence une ample provision d’eau chaude. On -se lave, on s’habille ; en avant l’habit noir et -la cravate blanche ! Le dîner sonne, les dames -descendent à la file en robes claires décolletées, -et nous donnons un coup de fourchette -plus formidable que nos cent cinquante ou -deux cents coups de fusil. Le rôti de cailles et de -râles, primeur exquise, n’est pas dévoré, il est -bu, escamoté comme une muscade. On dîne -toujours bien aux Retraites ; la tradition se -maintient.</p> - -<p>Mais comme ils se sont endormis de bonne -heure ! Moi-même… ah ! sacrebleu ! On se -reposait de la chasse en dansant toute la nuit -avec les paysannes, en l’an de grâce et de jeunesse -1838 !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch5">TOUT PARIS</h2> - - -<p>Notre whist venait de finir et je faisais -le compte des fiches lorsqu’un soupir mal -étouffé détourna mon attention. C’était la jolie -Mme Feuerstein, la femme de cet énorme -sous-contrôleur des hypothèques, qui levait les -yeux vers le lustre en repliant un journal.</p> - -<p>« Est-ce le feuilleton, lui dis-je, ou quelque -<i>fait divers</i>, qui a eu le bonheur d’émouvoir un -instant cette petite âme blonde ? »</p> - -<p>Elle rougit comme un enfant pris en faute, -et répondit, avec ce léger accent d’outre-Rhin, -qui colore délicieusement ses moindres paroles :</p> - -<p>« Rien de ce que vous croyez. Je pensais -seulement que si la baguette d’une fée me -transportait ce soir au théâtre des Hannetons -Fantastiques, je verrais d’un seul coup d’œil -tout ce qu’il y a de grand et d’illustre à Paris ! »</p> - -<p>Et, comme je la regardais avec une stupéfaction -visible, elle rouvrit le journal en rougissant -de plus belle et mit le doigt sur un mot -de réclame ainsi conçu :</p> - -<p>« C’est aujourd’hui que Tout Paris s’est donné -rendez-vous dans l’adorable bonbonnière des -Hannetons Fantastiques, pour applaudir le nouveau -chef-d’œuvre de notre étincelant Ducosquet, -<i>le Sucre d’orge enchanté</i>, revue des trois -premières semaines de 1864, interprétée par -M. Léopold et l’élite de la troupe. »</p> - -<p>M. Feuerstein (oh ! cet homme !) accourut -d’un pas d’éléphant pour voir ce que nous -lisions ensemble. Il déchiffra la réclame avec -la lenteur et la gravité d’Angelo Maï lisant un -palimpseste ; puis il se mit à rire épais, et cria -de son horrible voix allemande qui mêle de la -pomme de terre et de la poix de cordonnier à -toutes ses paroles :</p> - -<p>« Le Zugre t’orche enjandé ! Za zera gogasse ! »</p> - -<p>Marguerite le regarda doucement, sans reproche -et sans mépris : elle est si bonne !</p> - -<p>« Mon ami, lui dit-elle, ce n’est pas la comédie -que je regrette, mais cet aréopage de grands -hommes et de femmes illustres qui sera là -pour applaudir. Quelle fête pour une âme -enthousiaste ! Les orateurs ! les philosophes ! -les hommes d’État ! Les grands artistes ! -Les poëtes surtout ! Tout Paris ! oh ! Paris ! »</p> - -<p>Elle se rassit en rougissant. (Non, jamais on -ne verra sur la rive gauche du Rhin, une femme -de vingt-deux ans rougir aussi joliment -qu’elle !) Je ne sais quelle secrète sympathie -faisait en même temps monter le sang à mes -oreilles.</p> - -<p>« Si jamais, lui répondis-je, notre excellent -ami Feuerstein se décide à vous conduire à -Paris, je vous ferai voir une première représentation -comme celle de ce soir, ou même une -plus belle. Je vous y montrerai ce qu’on appelle, -en style de réclame, Tout Paris ; mais -sachez, dès à présent, que votre curiosité sera -un peu déçue.</p> - -<p>— Cependant, si nous étions ce soir au -théâtre des Hannetons Fantastiques, nous verrions…</p> - -<p>— Qui ?</p> - -<p>— D’abord, l’Empereur et l’Impératrice.</p> - -<p>— Non. Je puis vous certifier que jamais -vous ne les rencontrerez là.</p> - -<p>— Mais les ministres, au moins ?</p> - -<p>— Pas davantage. Les ministres sont trop -occupés pour courir les petites fêtes de ce -genre. Vous n’y rencontrerez ni Excellences, -ni sénateurs, ni conseillers d’État, ni rien de -ce qui touche au monde officiel.</p> - -<p>— Il y a l’Opposition.</p> - -<p>— L’Opposition se couche de bonne heure. Je -parierais cent contre un que ni M. Jules Favre, -ni M. Ollivier, ni M. Picard n’ont jamais mis -les pieds aux Hannetons Fantastiques. Quant -à M. Berryer, M. Marie et M. Thiers, je suis sûr -qu’ils ne connaissent, pas même de nom, cet -agréable petit théâtre.</p> - -<p>— Ainsi le monde politique ne fait point -partie de Tout Paris ?</p> - -<p>— Il n’a garde !</p> - -<p>— A vous dire le vrai, je n’en suis pas trop -désolée. Je donnerais six ministres, douze sénateurs -et vingt-quatre députés pour un philosophe -comme M. Littré ou un romancier -comme M. Renan.</p> - -<p>— Je vous préviens aussi que M. Littré n’est -pas un pilier d’avant-scènes. Vous ne le rencontrerez -pas plus souvent aux Hannetons -Fantastisques que M. Guizot au café Mazarin. -Inscrivez dans vos papiers que les philosophes -et les savants de notre époque, non plus que -les hommes politiques, ne se rencontrent dans -les réunions de Tout Paris.</p> - -<p>— Et les artistes ?</p> - -<p>— Parlez-vous des rapins ? on les trouve -partout. Mais ni M. Ingres, ni Delacroix, ni -Horace Vernet, ni Delaroche n’ont jamais fréquenté -ces petites fêtes de famille. Meissonier, -le plus jeune des grands, habite Poissy. Rossini -ne voit le monde que chez lui ; il se couche à -neuf heures. M. Auber passe ses soirées à -l’Opéra ou dans le monde. Félicien David se -cache dans un trou pour échapper aux ovations, -et Gounod court l’Europe pour les rencontrer.</p> - -<p>— Mais alors Tout Paris c’est le monde des -gens de lettres, exclusivement ? Je ne regretterais -pas le voyage, ô mon ami ! s’il m’était -donné d’assister à la réunion de tant de nobles -intelligences ! George Sand, Lamartine, les -Dumas, Alphonse Karr, Augier, Sandeau, Ponsard, -Théophile Gautier, ô ciel !</p> - -<p>— Un instant ! comme vous y allez ! -Mme Sand habite le Berri douze mois de l’année. -Lamartine, lorsqu’il n’est pas dans ses -vignes de Saône-et-Loire, s’enferme dans son -appartement, rue de la Ville-Lévêque, où il -travaille comme un forçat. Victor Hugo est vous -savez où ; Alphonse Karr fait des bouquets à -Nice ; Dumas père dirige un journal à Naples ; -Dumas fils est cloîtré à Neuilly auprès de -Théophile Gautier : pour les attirer à Paris, il -faut une affaire d’État, ou un service à rendre. -Ponsard a fait son nid dans le Dauphiné ; Jules -Sandeau, le meilleur et le plus modeste des -hommes, vit dans la retraite au faubourg Saint-Germain. -Flaubert et son ami Bouilhet ne bougent -guère de leur Normandie ; M. Labiche -s’adonne à la grande culture en Sologne ; -M. Prosper Mérimée passe tous ses hivers à -Cannes ; Octave Feuillet vit à Saint-Lô, Émile -Augier préfère les réunions du vrai monde, -où il est fort goûté, à la cohue de Tout -Paris.</p> - -<p>— Mais, interrompit-elle en souriant, de -quelle cohue parlez-vous ? Il ne reste plus personne. »</p> - -<p>Le mari ajouta finement : « Z’est pas la peine -de se térancher, z’il n’y a bersonne à foir ! »</p> - -<p>Personne à voir ! Cet Alsacien est inepte, décidément. -Tu ne comprends donc pas, ô tonneau -de choucroute, que l’absence de tous nos -grands hommes centuple l’intérêt de ces réunions ? -Si les vrais politiques, les vrais philosophes, -les vrais savants, les vrais artistes, -le vrais écrivains ou même les vrais riches -(c’est pourtant bien peu de chose) étaient rassemblés -sous une coupole, nous n’y serions -pas chez nous, mais chez eux. La salle des -Hannetons Fantastiques ne serait plus une -bonbonnière, mais une académie, un prytanée, -un panthéon, un olympe ! De quel front te dirigerais-tu -vers ton fauteuil d’orchestre, si tu -risquais d’écraser en passant le chapeau de -M. Viennet ou les augustes cors de M. Cousin ? -Oserais-tu pouffer de rire aux <i>cascades</i> de -M. Léopold, si tu sentais à ta droite l’illustre -coude d’un Pereire, et à ta gauche le genou -intéressant d’un Rothschild ? Tu te ferais tout -petit et tu te replierais en toi-même, de peur -de froisser des hommes dont la personne vaut -un louis d’or le brin, comme les plumes du -chapeau de Mascarille.</p> - -<p>« Madame, répondis-je à Marguerite, le petit -monde qui s’intitule en français <i>Tout Paris</i> -et en argot le <i>Paris des premières</i> est quelque -chose de léger, de petillant, de fumeux et d’insaisissable -comme la mousse qui couronne un -verre de vin de Champagne. Nos chimistes les -plus illustres, depuis Lavoisier jusqu’à Berthelot, -ont vu de loin ce composé bizarre, personne -encore ne l’a soumis à l’analyse. C’est -une association de quatre ou cinq mille personnes, -ramassées par le hasard, réunies par -un coup de vent, mais plus difficiles à disperser, -plus solides au poste que les 40 000 hommes -de la garde impériale.</p> - -<p>« La Société possède en commun quelques -immeubles célèbres : le bitume du boulevard -des Italiens, l’allée qui contourne les lacs du -bois de Boulogne, la bande de gazon où se -rangent les voitures, autour de tous les champs -de courses ; un trottoir des Champs-Élysées ; -le perron de la Conversation à Bade. Ses revenus -sont mal définis : on parle d’un passif considérable -chez les carrossiers, les couturières -et les tailleurs ; cependant l’or sonne dans -toutes les poches, et, partout où l’on va, les -pourboires tombent drus comme grêle. Les -avant-scènes, occupées par ce public spécial, -coûtent toujours dix louis ou zéro centimes : -pas de milieu. Mais que la loge soit donnée ou -vendue, on loue toujours un petit banc le double -de ce qu’il a coûté dans son neuf.</p> - -<p>« Cette foule se compose d’éléments très-divers, -mais on peut, à vue de pays, la diviser -en quatre catégories : les aspirants, les déclassés, -les viveurs et les observateurs.</p> - -<p>« Les aspirants sont ceux qui voudraient -bien être célèbres, ou millionnaires, ou simplement -préfets de première classe, sans qu’il -leur en coûtât aucun travail. Les uns espèrent -ramasser une idée dans la foule comme on ramasse -une épingle dans le vestiaire d’un grand -bal. Le fait est que les Parisiens, gent prodigue -et distraite, sèment plus d’idées dans les couloirs -pendant un seul entr’acte qu’il n’en faudrait -pour remplir cinq actes et demi. L’aspirant -dramaturge se promène autour de la salle -comme un glaneur de poudre d’or autour d’une -mine en exploitation. Il se flatte qu’après une -récolte heureuse, un hasard obligeant lui fournira -l’occasion <i>d’emmancher une affaire</i> avec -M. Grangé ou M. d’Ennery.</p> - -<p>« Dans cette généreuse-pensée, il souhaite -mal de mort à la pièce qui se joue : « place aux -jeunes, morbleu ! » Il sifflerait de bien bon -cœur, mais il se borne à murmurer en haussant -les épaules, car l’auteur, qui le connaît -sans savoir d’où, lui a donné un billet sans -savoir pourquoi.</p> - -<p>« Son voisin, autre aspirant, vise plus directement -au solide. C’est un jeune homme -propre à tout, comme tous les batteurs de boulevard. -Donnez-lui un emploi de secrétaire général -dans les charbons, les chiffons ou les -fritures ; nommez-le directeur d’un théâtre subventionné, -ou préfet dans la banlieue, ou receveur -général sur une grande ligne de chemin -de fer, il est prêt à tout et même propre à tout. -C’est la peur d’entamer son aptitude universelle -qui l’écarte du travail et de la spécialité. -S’il était particulièrement capable de quelque -chose on croirait qu’il n’est bon qu’à cela et le -champ ouvert à son ambition ne serait plus -illimité.</p> - -<p>« Mais quelles occasions espère-t-il rencontrer -au théâtre des <i>Hannetons fantastiques</i> ? -Toutes ! ou du moins cent fois plus qu’il n’en -pourrait trouver dans les salons ou dans les -antichambres. Aborder un financier ou un -homme d’État dans son cabinet, c’est prendre -le taureau par les cornes. Il est sur la défensive, -armé de pied en cap contre les gentillesses -du solliciteur. L’attaquer dans le monde, -au milieu d’un grand bal ou d’une réception -officielle ! C’est cent fois pis. Allez donc amadouer -un homme qui bâille intérieurement loin -de sa maîtresse, auprès de sa femme, au milieu -d’un océan sirupeux de compliments, de -banalités et de sottises !</p> - -<p>« Dans ces occasions, le riche financier ou -le grand homme d’État ne montre pas les cornes : -il est trop bien élevé ! Mais dès le premier -mot qui sent la pétition, il se hérisse de petites -pointes imperceptibles, et qui s’y frotte s’y -pique. Mieux vaut donc mettre à profit le décret -de la Providence qui a permis que tous ces -gros messieurs fussent doublés d’autant de jolies -filles : on les a par leurs amies, qui font -l’ornement de <i>Tout Paris</i>.</p> - -<p>« Or, tandis que les jolis aspirants débitent -des fadeurs et des marrons glacés, dans les -loges semi-officielles, un nombre égal de jolies -aspirantes, assises au balcon et à la galerie, -couvent cinq ou six têtes de l’orchestre, aussi -chauves que des œufs d’autruche. Ces enfants -ont encore leurs dents et leurs cheveux ; mais -la voiture à huit ressorts et les diamants ne -leur sont pas encore venus. Chacune d’elles -met sa candeur en étalage et sourit innocemment -à l’avenir, mais si l’on pouvait appliquer -l’oreille à la porte de ces jeunes cœurs, on entendrait -une grosse voix qui crie : « Où est-il le -sénateur, le vice-amiral, l’agent de change qui -me changera de chrysalide en papillon ? Est-ce -que je ne vaux pas ce vieux pastel de X…, ou -cette grosse poissarde de Z…, ou la fameuse -Y…, qui a complété depuis plus de vingt -ans sa troisième dentition ? A l’injustice ! on -n’arrive que par rang d’ancienneté, dans cette -bicoque de Paris !… »</p> - -<p>« Mon ami Cob, le gros <span lang="en" xml:lang="en">sportsman</span>, compare -ce coin du monde à une enceinte de pesage, où -l’on rencontre pêle-mêle les jockeys en casaque -fraîche sur des poulains ardents et pressés de -courir, et les coureurs crottés, démontés, -fourbus, rompus. Les déclassés jeunes ou -vieux (il y en a de trente ans) sont pour un -bon quart dans la foule. Les dramaturges qui -ont eu la vogue, les journalistes qui ont eu de -l’esprit, les financiers qui ont eu du crédit, les -femmes qui ont été à la mode, les artistes qui -ont eu du succès, les directeurs qui ont eu un -théâtre, les <span lang="en" xml:lang="en">gentlemen-riders</span> qui ont eu des -chevaux, en un mot tous ceux que la roue de -la fortune a déposés à terre après les avoir -élevés, finissent rarement leurs jours dans la -rivière. Ils aiment mieux se replonger dans ce -tourbillon joyeux et bienveillant qu’on appelle -<i>Tout Paris</i>. Ils y trouvent un regain de distractions -gratuites, de poignées de main machinales, -de bonnes fortunes modestes, mais -tolérables ; ils y découvrent même de temps -en temps quelques louis à emprunter. On dirait -que cette cohue, qui se sent vivre au jour -le jour, aime à se rattacher au passé par quelques -liens fragiles. Les hommes ont une certaine -considération et les femmes un certain -bon vouloir pour ceux qui ont été quelque -chose. On leur livre l’amour et l’amitié à des -prix de faveur, comme à d’anciens clients avec -qui l’on ne veut pas rompre ; car enfin, ils ont -contribué peu ou prou à la prospérité de la -maison. Cette faveur est si manifeste que plus -d’un malin l’a exploitée à son profit : on a vu -de faux déclassés, qui n’avaient jamais appartenu -à aucune classe, et qui se recommandaient -(fort utilement, ma foi !) de disgrâces -imaginaires. « Ce scélérat de V. m’a volée indignement, -disait Mlle S. S. Il s’est fait présenter -chez moi comme sous-préfet destitué, et -il n’a jamais été que clerc de notaire en province ! »</p> - -<p>« Autant ce monde est envieux, impitoyable, -atroce avec les gens qui le dominent de trop -haut et ne prêtent rien à mordre, autant il est -tolérant et bon pour ceux qui lui ont laissé -prise par quelque endroit. La naissance, la -beauté, la fortune, le talent même, ce crime -irrémissible que la mort seule fait excuser, on -vous pardonnera tout, dès qu’on a le droit de -vous plaindre ou de vous mépriser légèrement. -Rachetez votre supériorité par quelque honte ou -quelque misère ; tout Paris vous acquittera. Il -n’est pas exigeant, il ne demande pas l’impossible ; -il ne veut que le droit de dire en parlant -de vous : ce pauvre un tel ! Soyez trompé par -votre femme, ou passez vos nuits à jouer, ou -buvez assez d’eau-de-vie pour avoir le nez -rouge, ou perdez l’habitude de vous laver les -mains, ou simplement volez un billet de cent -francs de façon que personne n’en ignore : à -ce prix, l’indulgence de Paris vous est acquise ; -vous avez fait la part du feu. Personne ne contestera -plus votre mérite, personne ne se fera -prier pour vous mettre au Panthéon tout vivant, -parce que chacun saura précisément quel avantage -il a sur vous.</p> - -<p>« C’est par là que je m’explique la faveur -spéciale dont jouissent les déclassés. Tout le -monde leur veut du bien, car ils ne portent -plus ombrage à personne. On vante leur esprit, -on cite tous leurs mots, car le déclassé parisien -paye son écot dans les théâtres en faisant des -mots contre l’auteur. On les applaudit au foyer, -on les entoure, on leur fait des offres de service ; -c’est à qui leur tendra la main pour les -relever, car on est à peu près sûr qu’ils ne se -relèveront jamais.</p> - -<p>« Quelquefois cependant un de ces déclassés -remonte sur sa bête et prend le galop, au grand -étonnement de la galerie. Il retrouve une place -ou refait une fortune à la barbe de tout Paris. -Dans ces occasions, qui d’ailleurs sont assez -rares, tout le monde applaudit, personne n’est -jaloux. On se console de voir passer un homme -en voiture, lorsqu’on peut dire aux voisins : -« Je l’ai connu sans souliers. »</p> - -<p>« La troisième série est composée des gens -qui s’amusent. Quelques gentilshommes de -grande maison, dont l’un, garçon de beaucoup -d’esprit et de courage, s’est rendu presque -aussi populaire que le duc de Beaufort. Ceux-là -ne font guère que traverser le <i>Paris des premières</i>. -Vers l’âge de trente-cinq ans, ils épousent -une héritière ou une ambassade et s’esquivent -à la française, sans prendre congé de -la compagnie. Si par malheur ils manquent -le coche, on peut prédire à coup sûr qu’ils se -ruineront et qu’ils iront échouer vers soixante -ans dans un consulat de deuxième classe. Quelques -jeunes officiers de la garde, fort aimés et -presque aussi redoutés de ces dames. Ils aiment -dans la perfection et jettent l’argent par les -fenêtres, mais ils prennent trop au sérieux les -bagatelles du sentiment et supportent mal la -concurrence. D’ailleurs on les connaît ; au premier -roulement de tambour, ils se sauveront -comme des voleurs en Italie ou en Pologne : -aucun fonds à faire sur ces gaillards-là. C’est -dommage ! Quelques jeunes magistrats, deux -ou trois tout au plus, à qui l’ambition n’est -pas encore venue ; quelques vieux conseillers -qui n’ont plus d’ambition… mais je crois que -nous venons d’enterrer le dernier. Quelques -médecins assez riches et assez jeunes pour réclamer -leurs honoraires en nature ; quelques -jeunes avocats spécialistes, effroi du marchand -de meubles et terreur du carrossier. Quelques -jeunes commerçants qui se lancent, mais prudemment ; -d’ailleurs on aura soin de les marier -jeunes. Beaucoup d’anciens acteurs qui -avaient cru se retirer à la campagne, mais que -la nostalgie du gaz a ramenés malgré eux. Sept -ou huit vieillards au cœur jeune, à l’œil vif, -aux favoris trop noirs : les exécuteurs testamentaires -de feu M. le baron Hulot. Une légion, -une myriade, une poussière de petits messieurs -très-laids, très-sots, très-pommadés, -très-ridicules : faux amoureux, faux gentlemen, -faux prodigues : la fausse monnaie du -duc de G. C. Un ancien bonnetier très-spirituel, -qui s’est retiré du commerce avec 6000 francs -de rente, et qui s’amuse comme pas un, sans -écorner son capital. Quelques ménages réassortis -sans l’intervention de M. le maire : M. A. -et Mme B., M. C. et Mme D., M. E., Mme F. et -leurs enfants. Quelques jeunes bas bleus en -quête d’un roman à moustaches. Un certain -nombre de coiffeurs, le commissaire de service, -et M…, prêtre interdit, auteur d’un mauvais -roman en trois volumes. Deux cents étrangers, -assez généralement riches, mais plus ménagers -de leur argent que les deux cents hommes de -Bourse qui font partie de tout Paris.</p> - -<p>« Quatre-vingts femmes arrivées, ou parvenues, -si vous l’aimez mieux, ayant une livrée, -des chevaux et quelquefois même de l’esprit. -Elles ne sont pas toutes jolies, et plus d’une a -soupé sous la Restauration ; mais la plus médiocre -a certainement quelque mérite, apparent -ou caché. On peut dire en thèse générale -qu’une femme ne gagne pas cinq cent mille -francs, sans valoir quelque chose. Ce Paris si -léger en apparence est un faux étourneau qui -ne donne rien pour rien, pas même son argent.</p> - -<p>« Je ne cite que pour mémoire la quatrième -série, composée des vrais journalistes, des vrais -dessinateurs, de tous ceux qui se mêlent à -Paris pour l’étudier et le peindre. Nous sommes -dans l’assemblée sans en faire partie, comme -les sténographes au Corps législatif.</p> - -<p>« Rien n’est plus curieux pour un spectateur -désintéressé que l’intérieur d’une salle de -théâtre, un jour de première représentation, -cinq minutes avant le lever du rideau. Tout le -monde se connaît, s’aime, se déteste, se lorgne, -se salue. Il y a là telle petite femme de vingt -ans qui porte dans son cœur un fier album de -photographies ! On y rencontre aussi tel homme -de plaisir qui a le droit de tutoyer quatre loges -sur cinq et les deux tiers de la galerie. Mais il -faut être dans le secret et posséder à fond la -chronique parisienne pour s’intéresser au jeu -des lorgnettes et des éventails, pour savoir où -va le baiser lorsqu’une jolie blonde appuie négligemment -le bout du doigt sur ses lèvres. -Vous n’y verriez que du feu, Madame, avec -tout votre esprit, et vous perdriez le plus beau -de la comédie. »</p> - -<p>Elle fit une adorable petite moue et répondit : -« Voilà ma curiosité guérie. Je ne comprends -même pas, soit dit entre nous, que des -hommes sérieux se fourvoient dans un pareil -monde sous prétexte d’étudier ce qu’ils connaissent -si bien. »</p> - -<p>Feuerstein me bourra un coup de poing -dans les côtes en criant : « Vous nous avez -escamoté la fin, mon gaillard ! Je suis sûr -que les observateurs s’amusent comme les -autres ! »</p> - -<p>Cet homme est odieux. Et impuni, malheureusement.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch6">LA CHAMBRE D’AMI</h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Il n’y a pas une âme dans la ville de Rennes -qui ne se souvienne un peu de mon oncle, le -conseiller Boblé. C’était un petit homme, assez -gros et parfaitement chauve ; le front net et -luisant comme une motte de beurre, mais l’œil -vif, le pied leste, la langue bien pendue, le -mot gaillard ; un tour d’esprit qui rappelait le -président de Brosses et les magistrats du bon -temps. L’odeur du tabac lui était odieuse, mais -il buvait sec et ne dédaignait pas de chanter -après boire. Il était vice-président du Casino -de Rennes, grand joueur de piquet, et le meilleur -homme du monde. Je le tutoyais comme -un camarade, quoiqu’il fût mon aîné de vingt-cinq -ou trente ans et qu’il m’eût servi de correspondant -au collége, sous le règne de sa première -femme, la sèche.</p> - -<p>Quand je sortis de l’école navale, je vins lui -faire mes adieux. Sa Majesté le roi Charles X -m’envoyait dans les mers du Sud et nous ne -savions pas si la fièvre jaune me permettrait -jamais de rentrer en France. L’oncle était alors -simple juge au tribunal, mais il portait déjà le -deuil de Mme Boblé première.</p> - -<p>« Mon cher Renaud, me dit-il à la fin d’un -excellent dîner, je suis ton seul oncle et tu es -mon seul neveu. Ma fortune, qui n’est point à -dédaigner, t’appartiendra un jour ou l’autre ; -le plus tard possible, eh ! garçon ? Tout cela -vient de ton grand-père maternel, sauf quelque -cent mille francs légués par la défunte et -que j’ai parbleu bien gagnés !… » La défunte -était véritablement une personne qu’on ne pouvait -embrasser sans se faire des bleus.</p> - -<p>« Ton pauvre père t’a ruiné en voulant te -rendre trop riche ; sois tranquille, je ne spéculerai -pas, et tu trouveras après moi vingt-cinq -bonnes mille livres de rente. Porte-toi bien, -amuse-toi si tu peux, ne risque pas ta peau -sans nécessité, et si tu relâchais par hasard -dans quelque joli vignoble, adresse-moi un -quartaut du meilleur. Quand le roi t’aura fait -présent d’une paire d’épaulettes, viens passer -un trimestre avec moi : nous trinquerons à la -gloire du pavillon français et à la démolition -de l’Angleterre. »</p> - -<p>Je l’embrassai en pleurant, et je ne le revis -pas de sept grandes années. Nous nous écrivions -quelquefois, pas trop souvent, mais je -ne l’oubliai jamais, ni lui ni sa cave. L’officier -de marine fait des économies malgré lui ; le -plus clair de mon épargne passa en vins de -Xérès, de Marsala, de Chypre, de Madère et -même de Constance. Car je fis le tour du monde -avant de revoir la cathédrale de Rennes.</p> - -<p>Enfin je fus débarqué en 1835, et sans -prendre le temps de m’amuser à Brest, je pris -la poste et je courus embrasser le cher oncle. -Il y avait deux ans que je n’avais vu son écriture, -mais les journaux m’avaient appris son -avancement : il était conseiller, et moi j’étais -enseigne. Un petit mot d’avis lui annonça mon -arrivée. Je comptais bien le voir à la voiture ; -ce doux espoir ne fut pas trompé. O l’heureuse -figure et la bonne embrassade ! Florent, -son vieux Florent, se chargea de mes malles, -et moi je m’en fus à pied par la ville, bras -dessus, bras dessous, avec mon seul parent et -mon meilleur ami. Chemin faisant, il me parut -changé ; non pas froid, mais moins cordial et -comme mal à l’aise. Après s’être informé si je -n’avais rien appris de nouveau sur son état civil, -il en vint par de longs détours à l’histoire -de son second mariage. Je n’en savais pas un -traître mot, quoique la chose fût vieille de -deux ans, et ma figure s’allongea peut-être -un peu ; je ne voudrais pas jurer du contraire. -Il devina sans doute où le bât me blessait, car -il se répandit en explications rassurantes. Sa -femme, née d’Estouville, était aussi noble de -cœur que de nom. Pauvre, elle avait appris -dans l’Évangile à mépriser les richesses. C’était -une personne de la piété la plus rigide et du -caractère le plus élevé. Le contrat, rédigé par -elle-même, la laissait presque nue à la mort -de mon oncle ; elle prenait en tout une somme -de mille écus pour payer sa dot aux Ursulines ; -la fortune du bon oncle m’était laissée -en bloc, aussi bien l’usufruit que la nue propriété. -Un tel désintéressement me toucha jusqu’au -fond de l’âme et mon émotion fut au -comble lorsque M. Boblé ajouta : « Pour te -déshériter il faudrait un petit cousin, c’est-à-dire -un grand miracle. J’ai cinquante-cinq ans, -mes études de droit se sont faites à Paris ; j’ai -été plus heureux dans mes examens que dans -mes distractions ; le jugement du docteur, une -expérience de deux années, tout concourt à -prouver que je suis du bois dont on ne fait que -des oncles. »</p> - -<p>A ce mot, je faillis l’embrasser dans la rue : -ce n’est pas dans la marine royale qu’on apprend -la dissimulation.</p> - -<p>Comme nous arrivions au logis, l’oncle me -prit l’avant-bras avec une familiarité paternelle, -et me dit :</p> - -<p>« Ah ! çà, marin, pas de mots à double -sens ! Pas d’histoires légères devant ta tante ! -Quoiqu’elle ait bientôt trente ans, c’est une -petite fille pour la naïveté ; elle ne soupçonne -pas l’existence du mal. Les sujets de conversation -ne te manquent point, que diable ! Tu as -assez vu. On n’en meurt pas pour se contenir -une heure ou deux. Je te mènerai au Casino, -et là, dans un petit salon à nous, tu videras le -sac aux fariboles. Nous n’avons pas encore -tourné au capucin, sois tranquille. Entre Paucher, -Loriage et moi, devant un joli bol de -punch, tu trouveras à qui parler ! Mais à la -maison, avec elle, prends exemple sur moi : je -me tiens. »</p> - -<p>Je ne saurais dire pourquoi, mais cet avertissement -rabattit un peu ma verve. Mon regard -se porta sur la vieille maison sculptée où j’avais -tant joué et quelquefois si bien ri. La façade -avait laissé dans mon cœur une image charmante, -qui me parut flattée en ce moment. Il -me sembla que les colonnes du porche se tordaient -dans les coliques, que les gargouilles -pendaient lamentablement sur la rue, et que -les mascarons grimaçaient de douleur. Le marteau, -d’une forme équivoque et joyeuse, avait -disparu, laissant un vide. L’oncle Boblé tira -une chaînette de fer, on entendit le son d’une -cloche aigre, la porte s’ouvrit avec le grondement -sourd d’un dogue qu’on réveille.</p> - -<p>Mais qu’il faut peu de chose pour ramener -au gai le cours de nos idées ! surtout quand -nous avons cet âge heureux de vingt-cinq ans ! -La porte ouverte démasqua une fillette brune, -courte, râblée comme un double poney, et -vive, mutine, jolie à plaisir. L’oncle Boblé lui -prit le menton, par une réminiscence du vieil -homme ; quant à moi, je lui lançai un de ces -regards puissants, concentrés, chargés d’atomes, -qui résument dans une étincelle trois -mois de navigation. La coquine n’en parut pas -foudroyée ; elle resta d’aplomb sur ses tout -petits pieds, les yeux braqués contre moi, et -d’un air qui disait : Une jolie fille vaut un bel -homme.</p> - -<p>Cette rencontre prit moins de temps que je -n’en mets à la conter. J’étais encore tout -ébloui, et déjà l’oncle me présentait à ma nouvelle -tante, au milieu du grand salon.</p> - -<p>Assurément ma tante pouvait passer pour -une belle personne. Elle avait de beaux yeux -bleus qu’elle voilait en vraie madone. Et des -cils d’une longueur surprenante et un nez -droit, modelé comme par un maître de dessin, -et une bouche blanche et rose qui semblait -faite exprès pour grignoter des litanies et mâcher -de menues prières ! La seule idée d’y -fourrer du beefsteak vous aurait paru sacrilége. -Ses cheveux, d’un blond froid, tombaient le -long des joues en rouleaux parfaitement cylindriques, -comme ces gaufres qu’on prend à -Tortoni avec les glaces. Elle semblait avoir la -taille svelte et bien prise, mais est-ce ma faute -à moi, si la vue de son corsage montant jusqu’aux -oreilles ne me donnait que des idées de -busc, de baleine et de cuirasse articulée ?</p> - -<p>Elle se tenait debout sur le tapis, un livre -rouge à la main, comme un portrait de famille. -Autour d’elle, le long des murs, elle avait aligné -des ancêtres, les siens ; je ne les ai pas -comptés, mais je parie pour la douzaine. De -mon temps, ce salon était tapissé de tableaux -moins honorifiques, mais beaucoup plus confortables -à l’œil. Éclipsés, les de Troy, les Nattier, -les Vanloo, les Natoire ! Éclipsée la suave -baigneuse de Prud’hon ! Et par quels astres, -grands dieux ! Par quelques gentilshommes de -pacotille, barbouillés au même prix et dans le -même style que le <i>Cygne de la Croix</i> et le -<i>Cheval blanc</i> des cabarets !</p> - -<p>L’idée ne me vint pas de sauter au cou de -ma tante, mais quand je l’aurais voulu, son -regard m’eût arrêté à mi-chemin. Elle jetait le -froid par les yeux, comme les dragons de la -mythologie lancent le feu par les narines.</p> - -<p>Peut-être songeait-elle enfin à m’offrir une -chaise, quand la jolie brunette d’en bas vint -lui dire qu’on avait servi. Je demandai trois -minutes pour me laver les mains, l’oncle me -conduisit dans ma chambre, je chavirai lestement -mes malles qu’on venait de monter, et -j’apparus dans le délai prescrit, avec tous mes -avantages. Si vous tenez absolument à savoir -pour qui j’avais endossé mon plus bel uniforme, -j’avoue, dussiez-vous rire et même me -mépriser, qu’il n’était pas à l’adresse de ma -superbe tante. Il n’y avait à mes yeux qu’une -femme dans la maison : cette petite luronne -aux sourcils rapprochés, à la lèvre estompée, -au front bas, au nez retroussé, au corsage… -deux pommes vertes sous une demi-aune d’indienne ; -voilà le corsage qu’on lui voyait.</p> - -<p>J’étais alors, soit dit sans vanité rétrospective, -un des plus jolis hommes de la marine, -où il y en a tant. J’avais une taille de jonc, des -cheveux à revendre et des dents pour croquer -le fer. Mes longs favoris châtain clair étaient -plus doux que la soie ; et grâce au règlement -qui m’interdisait les moustaches, j’étais forcé -de laisser voir une bouche fine, sensuelle et -pourtant marquée au cachet de la plus ferme -volonté. Je n’ai jamais été ce qu’on appelle un -fat, mais dans mon âge brillant, l’habitude -d’être remarqué par les femmes m’avait appris -à réclamer leur attention comme un dû. J’étais -presque offensé de la conduite de ma tante ; ses -yeux barricadés étaient en insurrection contre -la loi commune ; il me semblait que la simple -politesse lui faisait un devoir de m’admirer un -peu. Dans l’espace d’un quart d’heure, mon -dépit monta jusqu’à la haine et retomba brusquement -à la plus plate indifférence. Je ne vis -plus dans l’univers que cette jolie Margot qui -changeait nos assiettes en ouvrant de grands -yeux comme pour m’avaler de pied en cap.</p> - -<p>Elle m’absorba si bien, la coquine, que je -fis maigre ce soir-là sans m’en apercevoir. Je -l’ai su huit jours après, par une réflexion -d’Aglaé… Pardon ! de Mme Boblé, ma tante.</p> - -<p>Il fallait que le mariage eût tristement rajeuni -le cher oncle, car en présence de sa femme -il avait l’air d’un petit garçon. Ses beaux yeux -petillants s’éteignaient devant elle ; la gaudriole -mourait sur ses lèvres ; il n’ouvrait ce -large bec que pour manger et boire, ou pour -risquer un compliment furtif, qu’elle ne prenait -pas toujours bien. Il dit amen au bénédicité, -amen aux grâces, amen à tout. Je pensais -à part moi que la noblesse, la dévotion, les -principes et les vertus sont des trésors inestimables, -mais que ces dames pourraient sans -se ruiner nous les vendre un peu moins cher.</p> - -<p>L’oncle me mit sur un chapitre qui ne pouvait -scandaliser personne ; il demanda l’histoire -de notre dernier débarquement à la côte -de Zanzibar. Je ne me le fis pas dire deux fois ; -l’occasion était trop bonne ; non-seulement je -rappelai mes souvenirs personnels, mais j’ornai -mon récit de mille fictions héroïques, empruntées -à tous les romanciers de la mer. Ma -cousine écoutait d’un air indolent, contrôlant -mon récit par les archives des missions catholiques, -qu’elle paraissait posséder à fond. A -peine si, deux fois, au détail de je ne sais -quelle fusillade, son œil morne s’échauffa d’un -éclair. Mais Margot ! Ah ! Margot ! quel admirable -public elle me composait à elle seule ! -Elle écoutait avec les yeux, la bouche, les -mains, les bras ; sa petite personne était toute -en oreilles, comme cette statue du Louvre (au -diable les noms païens !) qui est toute en mamelles. -Mes fameux vins coulaient à flots ; -l’oncle et moi, nous faisions honneur à la cave, -lui saluant d’un geste timide son auguste buveuse -d’eau, moi lorgnant la Margot à travers -les topazes du Cap. Le dessert nous trouva, je -ne dirai pas dans les vignes, mais dans les -nuages. Ce cher Boblé jasait effrontément sous -l’œil réfrigérant de madame ; quant à moi, -j’étais entre deux incendies : un véritable grog -au vin flambait dans ma tête, et le sourire de -Margot me bombardait en dehors !</p> - -<p>Jadis, dans le bon temps, nous prenions le -café à table, les coudes sur la nappe, et ce -quart d’heure, le plus charmant du repas, se -prolongeait souvent jusqu’au matin. Hélas ! -toujours hélas ! Madame n’eut pas plutôt vidé -son rince-bouche qu’elle se leva toute grande, -et j’arrivai bien juste pour lui offrir le bras. -Mes jambes n’avaient point faibli ; je puis -même affirmer que ma tête n’était pas encore à -l’envers, et pourtant sur le seuil du grand salon -bardé d’ancêtres, j’éprouvai comme une -hallucination. Il me sembla que ma trop noble -tante serrait énergiquement mon bras dans sa -main, et même (ne riez pas), qu’elle l’appuyait -contre sa poitrine. Je la regardai avec une -sorte d’effroi ; son visage était impassible, et -ses deux grands yeux bleus semblaient comme -deux étoiles dans leur glaciale sérénité. J’avais -rêvé debout, phénomène assez rare, mais non -sans précédents. Tout arrive, tout est possible, -il n’y a pas de miracle invraisemblable à la -suite d’un bon dîner.</p> - -<p>Le café, plus que médiocre, fut servi dans -trois dés à coudre. Triste, triste, et d’autant -plus triste que la cave à liqueurs paraît décidément -exilée du salon. Par bonheur, ma cousine -était commandée de service à je ne sais -quelle paroisse : elle demanda son châle et son -chapeau. L’oncle Boblé lui baisa la main sur le -gant et me conduisit au cercle.</p> - -<p>Rennes est peut-être la ville de France et -d’Europe où l’on cuisine le meilleur punch. -L’oncle était fier de mon épaulette, de ma croix -neuve et de ma bonne mine ; il me présenta, -non sans emphase, à tous ses vieux amis. Le -piquet fut oublié pour la première fois depuis -bien des années ; on le remplaça par des histoires, -des chansons de table et de bord, et -surtout par des rasades à noyer un cachalot. -Minuit sonnait à peine, et déjà je m’étais fait -huit ou neuf intimes. Je tutoyais un président, -un filateur, un conseiller de préfecture, deux -notaires, deux avoués, un négociant en vins, -et même, Dieu me pardonne, un huissier. -Tout ce monde nous ramena chez nous avec -mille démonstrations cordiales. La province -est ainsi faite, et je ne suppose pas qu’elle se -réforme de longtemps ; c’est à prendre ou à -laisser. Le respectable président de la deuxième -chambre voulait absolument couper un cordon -de sonnette pour me le donner en souvenir.</p> - -<p>Le principal défaut de ces vieilles maisons -est que toutes les chambres s’y commandent. -Pour arriver à la mienne, il fallut en traverser -une autre où l’on voyait un lit découvert, -signe à peu près certain pour moi qu’elle n’était -pas inhabitée. Mon cher oncle s’assura -alors que rien ne manquait, ni le sucre, ni -l’eau, ni la fleur d’oranger, ni le briquet phosphorique -de Fumade, ni la vaisselle. Sa revue -faite, il m’embrassa, ouvrit une porte sous -tenture, poussa le verrou, glissa d’un pas léger -devant le lit de ma tante et gagna son appartement, -qui était au bout de l’étage, par -delà le grand et le petit salon. Il avait deux -entrées à son service, ma tante en avait trois, -moi je n’en avais qu’une et des plus incommodes, -puisqu’il fallait passer sur le corps -d’un voisin.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>Mais quel voisin ma tante et la divine providence -m’avaient-elles donné ? Peut-être le -vieux Florent, peut-être la divine Margot ; entre -les deux, il y avait de la marge. Ce doute m’agitait. -J’avais l’esprit plein de Margot ; mes -trois mois de navigation, mes quatre heures de -punch éveillaient dans mon cerveau les fantaisies -les plus folles. Je finis par me persuader -que mon voisin ne pouvait être qu’une voisine -et que cette voisine, grâce aux bontés de -l’oncle et à la candeur de la tante, ne pouvait -être que Margot. Que Margot fût éprise de moi, -c’était chose trop évidente pour qu’on en pût -douter sans blasphème. Je me mis à danser par -la chambre ; mon séjour dans cette aimable -ville commençait sous des auspices charmants !</p> - -<p>Quand je pense à cette nuit, il me semble -que je rentrai parfaitement ivre. Mais un homme -qui sait boire peut perdre la raison sans perdre -le raisonnement. J’ouvris la porte de ma voisine -et je la refermai subtilement aux quatre-vingt-dix-neuf -centièmes : elle paraissait close sans -l’être ; il suffisait de la pousser. J’éteignis ma -bougie, je me glissai entre mes draps et je fis -le mort. L’attente qui suivit ne fut pas longue. -On ouvrit le loquet sonore de l’office ; un bruit -de voix et de rires monta jusqu’à mes oreilles -et se rapprocha sensiblement. Quatre ou cinq -personnes s’arrêtent sur le palier, on échange -le bonsoir ; un pas léger se fait entendre dans -la chambre tandis que les gros pieds montent -plus haut. C’est Margot qui est ma voisine ! -Décidément le cher oncle avait bien dit : sa -femme ignore l’existence du mal.</p> - -<p>Margot passe et repasse en trottinant devant -ma porte. Elle ne l’a pas fermée, c’est bon -signe. Elle se déshabille, elle fredonne un air, -elle fait un bout de toilette. Pour qui, sinon -pour moi ? Celui qui viendrait dire qu’elle ne -m’aime pas après tous ces coups-d’œil et ces -agaceries !… Elle éteint sa chandelle : c’est -qu’elle ne veut pas perdre un moment de plus. -La voilà dans son lit, mais elle ne dort pas, -car je l’entends qui tousse avec affectation, -peut-être même avec impatience. Que doit-elle -penser de moi ? Un jeune homme de vingt-cinq -ans, un officier de la marine royale, dormir -comme une souche en si belle occasion ! Mais -si je m’étais mépris ? Si les avances qui m’ont -encouragé n’étaient que des coquetteries innocentes, -des badinages d’enfant ? Elle a seize -ans au plus, cette petite. Ce chiffre de seize -ans me jeta brusquement dans un autre ordre -d’idées. Ma mémoire se mit à rabâcher des fabliaux, -des contes, des vieilleries gauloises ; je -sentis fourmiller dans ma tête une myriade de -vers de dix pieds, qui tous sans exception parlaient -de bachelettes, de nonnains, de pastourelles -et autres tendrons dont les plus mûres -ont seize ans et quelques mois. O respectable -poésie de nos pères !</p> - -<p>Oui, mais cet âge de seize ans est propice -entre tous à la niaiserie. Que la fillette ait -peur ; qu’elle pousse des cris, un seul cri ! -Voilà toute la ville en révolution. Quel scandale, -bon Dieu ! A quatre pas de la chaste, de -l’imposante, de la presque sainte Mme Boblé ! -Dans la propre maison d’un conseiller à la -Cour ! Il y a dans ce monde une infinité de -peccadilles qui ne sont rien, moins que rien, -quand vous les racontez à table, et qui grandissent -tout à coup à des proportions terribles, -si la robe d’un magistrat vient à passer.</p> - -<p>Oui, mais que dirait-on de moi à bord de -<i>l’Alger</i>, dans le carré des officiers, si l’on apprenait -que j’ai manqué par sottise, par hésitation, -par poltronnerie, une aubaine d’un si -grand prix ? Je serais perdu d’honneur, on -m’appellerait Joseph, il faudrait en découdre -avec tous mes camarades !</p> - -<p>Ce ballottage dura peut-être une heure. Je -crus comprendre alors que Margot avait perdu -patience : elle ne toussait plus. Je pris mon -grand courage ; je me mis à tousser à mon tour -et j’en vins par degrés à faire un tel fracas que -la maison tremblait sur sa base. Rien ne bougea -dans la chambre voisine ; Margot me tenait -rigueur : peut-être simplement voulait-elle me -voir venir.</p> - -<p>En fin de compte, je fis un pas de clerc qui -serait inexcusable si j’avais été de sang-froid -comme aujourd’hui. J’allumai ma bougie, et -je poussai la porte qui grinça horriblement. -La donzelle qui dormait, ronflait même, la misérable ! -se réveilla en poussant de grands cris. -Toutes mes illusions tombèrent à la fois lorsque -j’entendis cette fille geindre et récriminer platement, -dans un langage vulgaire : « C’est une -horreur, une atrocité, une chose qui ne se fait -pas ! Un monsieur de bonne famille ! Un officier ! -Je n’aurais jamais cru ça de monsieur ! -Pour qui monsieur m’a-t-il prise ? Je ne suis -pas de ces créatures-là ! Ma mère était la nourrice -de madame ; j’ai un oncle recteur à Saint-Trigonnec ; -je suis une honnête fille ; je le dirai -à madame ! » Je vous fais grâce de trois -ou quatre cuirs que l’écriture ne saurait bien -rendre. Mais c’est surtout la vulgarité de cette -voix rauque et criarde qui me soulevait le -cœur. Oh ! la vilaine et sotte créature ! Elle -guérit en un instant le caprice inexplicable -qu’elle m’avait inspiré. Je lui expliquai du -mieux que je pus mon entrée chez elle à pareille -heure : elle avait rêvé haut, j’avais craint -qu’elle ne fût malade ; il m’avait bien semblé -qu’elle m’appelait à son secours ;… enfin tout -ce qu’on peut inventer en si ridicule occurrence. -La peur d’un esclandre m’avait dégrisé -net. A toutes mes raisons la pécore répondait -invariablement : « Je suis une honnête fille ; je -le dirai à madame ! » Comme s’il n’y avait -pas cent fois plus d’honnêteté à garder le -secret !</p> - -<p>Au moindre geste dont j’appuyais mon discours, -la coquine se mettait sur la défensive. -Impossible de lui faire entendre que je ne voulais -plus ni bien ni mal à son imposante vertu. -A chaque instant ses cris de pintade effarouchée -repartaient de plus belle. Comprenez-vous -qu’on fasse le tour du monde pour dénicher -dans Rennes une mégère de seize ans ? Rennes ! -la deuxième ville de France pour la facilité -des femmes, si j’en crois la statistique de -mon ami Léopold H., artilleur.</p> - -<p>Force me fut de battre en retraite et de rallier -mon lit sans avoir obtenu ni acheté le silence -de cette abominable Margot. Elle ferma -son verrou, et je passai une nuit blanche, moi -qui dors si bien sur le punch. Me voyez-vous -verrouillé entre deux femmes antipathiques, -dans cette maudite chambre d’ami que j’étais -presque sûr de ne pas habiter longtemps ? Mon -esprit se démena jusqu’au jour dans une sorte -de cauchemar éveillé. Je me représentais la -noble indignation de ma tante, la douleur de -mon oncle, l’étonnement du cercle, les bavardages -effrénés de la ville, et la sotte figure que -je ferais demain, avec mes malles, en sortant -de cette maison où je venais de m’installer -pour trois mois.</p> - -<p>Lorsque Margot fut levée et habillée, je -frappai doucement à sa porte et je la suppliai -de m’ouvrir. Elle daigna. Foi de marin, cette -fille était hideuse. Pour la dernière fois j’essayai -d’attendrir cette âme basse :</p> - -<p>« Comprenez bien, lui dis-je ; vos rapports -n’ajouteront rien à l’estime que ma tante peut -avoir pour vous, et vous voulez me faire un -tort irréparable. Je ne vous ai pas offensée ; -mes intentions, je le répète, étaient parfaitement -innocentes. Si vous vous obstinez à vous -plaindre de moi, je vais quitter cette maison à -la minute, et je ne vois pas ce que vous y pouvez -gagner. Gardez-moi le secret, je reste et je -paye votre silence au prix que vous fixerez -vous-même. »</p> - -<p>Le diable soit de la bégueule ! Elle se remit -à piailler de plus belle, si bien que je finis par -lui tourner le dos. La nuit porte conseil, si -l’on en croit le proverbe, mais cette nuit orageuse, -injuste et vexatoire, ne m’avait rien conseillé -du tout. Je sortis de la maison avant le -réveil de mon oncle et j’allai prendre un bain. -Rien d’honnête et de confortable comme un -bain de province où l’on trouve des visages -ravis, des serviteurs empressés et du linge -blanc à discrétion. Aussi je me demande encore -pourquoi les provinciaux ne se baignent -pas plus souvent.</p> - -<p>Bien lavé, bien reposé et même un peu -calmé, je fis une promenade autour de la ville -pour tuer le temps jusqu’au déjeuner. Mais le -temps se défendait ; il me sembla que je n’attraperais -jamais dix heures. Je tordis le cou à -un poulet froid, escorté de six côtelettes. Les -côtelettes sont si petites et si tendres dans -cette Bretagne de bénédiction ! Le café, le cognac -et les cigares abrégèrent un peu ce long -jour. J’étais caché dans le petit salon du meilleur -cabaret de la ville. Un garçon m’apporta -l’<i>Impartial de l’Ille-et-Vilaine</i>, et je frémis en -voyant que c’était le numéro du jour. Il me -semblait que mon aventure devait être affichée -dans les feuilles publiques, et je pensais déjà -à pourfendre l’infortuné Kérangal, journaliste -gagiste de la préfecture. Trois ou quatre individus -pénétrèrent successivement dans ma retraite. -Je sondai le regard des arrivants, pour -m’assurer qu’ils n’avaient pas entendu parler -de cette malheureuse affaire. Grâce à Dieu, -je ne surpris aucun signe alarmant. Vers trois -heures, je vis passer deux officiers d’infanterie -dont l’un avait été au collége avec moi. On -renoua connaissance, ces messieurs m’entraînèrent -à leur café ; la bière et le billard nous -conduisirent jusqu’à cinq heures. Je leur offrais -l’absinthe et j’allais les suivre à leur pension -lorsque mon oncle Boblé, hors d’haleine -et le chapeau rejeté en arrière, fit invasion dans -le billard : « Enfin ! dit-il en me prenant au -collet, je te tiens, garnement. Il y a sept -bonnes heures que je bats le pavé de Rennes -à ta poursuite. Prends congé de ces messieurs -et viens avec moi : ta tante a manqué deux -offices ; elle veut absolument te parler. »</p> - -<p>Je compris que l’infâme Margot avait exécuté -ses menaces. Mais la colère du cher oncle -était moins grosse que je n’avais pensé : je le -suivis.</p> - -<p>Lorsqu’il me tint seul à seul, dans la rue, -son front se rembrunit un peu :</p> - -<p>« Mon cher Renaud, me dit-il, je n’ai pas le -droit de te gronder en mon nom. Lorsque j’avais -ton âge !… mais il ne s’agit pas de moi. -Tu as fait beaucoup de peine à ta tante. C’est -une femme qui n’entend pas raison sur les -principes. Je t’avais prévenu, mais la jeunesse, -le punch, l’occasion… Ne réponds pas ! je -sais tout ce que l’on peut dire en ta faveur, et -je l’ai dit. Cette fille est une sotte d’avoir parlé ; -je crois qu’elle l’a fait pour relever son crédit -qui chancelle. Ma femme la soupçonne de donner -des rendez-vous au garçon de notre boucher. -Comprends-tu maintenant pourquoi tu -l’as trouvée si farouche ? Ton plus grand tort, -à toi, c’est d’avoir déserté la maison sans -prendre congé de ma femme. Elle t’aurait saboulé, -c’est certain, mais tu n’en serais pas -mort. Nous avons tous nos petits défauts, mon -garçon : tu es pour le beau sexe, Aglaé en tient -pour la morale. Elle prêche avec délices : pourquoi -refuserais-tu de l’écouter un peu ? Tu -n’as pas vu souvent un sermon découler d’une -si jolie bouche. Pas de façons, mordieu ! viens -dîner. Nous avons quatre amis ; tu es sûr -qu’on ne te mettra pas en affront devant le -monde. Après le café, nous allons au Casino -sans toi ; Aglaé te garde au salon, elle monte -sur ses grands chevaux ; laisse-la dire ! Tu ne -reverras point Margot, à moins de courir après -elle. On a porté ses nippes dans une chambre -du grenier et c’est Florent qui nous sert à -table. En avant, marche, mauvais sujet ! »</p> - -<p>Je me laissai convaincre et je revins avec -lui. Mais comment vous dire le reste ?</p> - -<p>Le dîner fut excellent, comme toujours. Les -convives étaient de vieux amis de mon oncle ; -on babilla tant qu’on put, et je me serais diverti -comme un fou, si les yeux de ma tante -ne m’avaient jeté quatre ou cinq douches.</p> - -<p>On finit par me laisser seul avec elle, et un -tremblement salutaire me saisit. Elle m’invita -à la suivre dans sa chambre, craignant sans -doute de scandaliser ses douze ancêtres par le -récit de mes méfaits. Je la suivis, l’oreille -basse. Sa chambre me parut bien sévère, mais -d’un goût exquis : satin mauve et guipure. -Elle-même, pour prêcher, s’était fait une toilette -demi-montante qui symbolisait assez bien -la réconciliation du ciel avec la terre. Ses -mains étaient belles et son pied charmant ; c’est -une justice à lui rendre. Je crois vous avoir -dit qu’elle avait la taille noble et riche, et le -plus beau visage qu’on pût rêver ; tout cela -gâté de temps en temps par une expression trop -sévère. Rien n’était plus séduisant que sa voix -fraîche, bien timbrée, et par instants profonde.</p> - -<p>Elle prêcha d’abord sur la colère de Dieu et -les peines éternelles réservées aux jolis garçons -qui se commettent avec d’ignobles servantes. -Elle indiqua d’un tour de phrase à la fois sévère -et gracieux que l’homme doit viser haut (<i lang="la" xml:lang="la">sursum -corda</i> !) et ne pas chercher à ses pieds -des satisfactions indignes. Le troisième point -roula tout entier sur l’ineffable miséricorde -des saints et des anges qui prennent dans -leurs bras le pécheur repenti et le transportent -jusqu’au septième ciel.</p> - -<p>Aglaé ! vous étiez un ange, et le septième -ciel n’était pas loin. A partir de ce sermon, -je vécus trois bons mois dans la maison du -cher oncle, et mon cœur s’y meubla de sentiments -pieux qui n’en sortiront qu’avec la vie. -Ma tante paraissait réellement heureuse ; quant -au cher M. Boblé, il disait tous les soirs à ses -amis du cercle que mon séjour chez lui rajeunissait -jusqu’aux pierres de la maison.</p> - -<p>Mais un ordre du ministre me dirigea vers -la Vera-Cruz et j’y fis une station de deux années. -En mon absence, la belle tante accoucha -d’un garçon, d’un superbe garçon, ma foi ! -qui me rafla sans y penser vingt-cinq mille -livres de rente. Avec une centaine de francs -que j’avais laissés aux domestiques, c’est tout -ce que m’a coûté la chambre d’ami.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch7">CHASSE ALLEMANDE.</h2> - - -<p>J’ai cru longtemps qu’il fallait être au moins -millionnaire et baron pour chasser en battue et -tuer cent lièvres en un jour. Mon imagination, -aidée par la lecture, se figurait un peuple de -vassaux frappant la plaine à coups de trique et -poussant les victimes jusque sous le plomb du -seigneur. On m’eût fort étonné, et vous aussi, -peut-être, en me disant que les simples vilains -du pays de Bade, en l’an de grâce 1864, se -régalaient parfois d’une hécatombe féodale, et -même… y gagnaient de l’argent.</p> - -<p>Voilà pourtant ce que j’ai vu hier, et je commence -par déclarer que je suis revenu presque -bredouille, pour qu’il vous soit démontré que -je parle en touriste et non en chasseur.</p> - -<p>Le rendez-vous était à Strasbourg, place -Gutenberg, sept heures du matin. Je montai, -moi sixième, dans un omnibus à volonté, qui -partit lestement, traversa le vieux Rhin chargé -de glaces et nous conduisit en moins de deux -heures à la petite ville de ***. En été, dans la -saison de Bade, cette large vallée du Rhin présente -le spectacle d’une fertilité affadissante. -La terre molle, humide, noirâtre, sans aucune -pierre, m’a toujours fait l’effet d’un plat de -viande désossée et trop succulente. Il y vient -de grosses récoltes plantureuses et bêtes, qui -semblent écœurées de croître sans effort, et -plongent leurs racines dans la mangeoire avec -un visible dégoût. Mais au mois de janvier, -par ce joli vent du nord qui vous soude la barbe -à la moustache, le sol de la vallée se crispe, se -roidit et se ragaillardit. Les sillons dessinent -sous la neige une arête nerveuse, les ruisseaux -de chocolat se cachent sous des cristaux de -glace étincelante ; les grands benêts d’enfants -à la culotte trop courte et trop montante, trébuchent -avec une certaine désinvolture et se -cassent le nez d’un air presque malin. Les -charrettes à timon, attelées d’un seul cheval -sous verge, transportent sous leur bâche argentée -des choses mystérieuses ; les maisons -de torchis, badigeonnées en vert ou en rose, -ouvrent sur le passant de petits yeux spirituels. -Que vous dirai-je encore ? Le cigare de chou et -la pipe de porcelaine exhalent en cette saison -une manière de parfum.</p> - -<p>Une énorme soupe à la farine nous attendait -sur table à l’auberge du digne papa Knoblauch. -C’est tout à fait gracieux, au mois de janvier, -ces auberges allemandes. Le long poêle de fonte -en forme de colonne est bourré comme un canon. -La quenouille de la blonde Gretchen est -décorée d’un ruban neuf. La grande boîte à -musique, auprès de la porte, s’est enrichie de -quelques nouveaux airs, pour ses étrennes. La -grive et le chardonneret, emprisonnés dans un -angle de la salle, essayent de temps à autre un -demi-gloussement : peut-être qu’en voyant les -nuages des pipes, ces exilés repensent aux nuages -du ciel. O la douce chaleur et les fines émanations -de fromage salé ! Le canon des fusils se -couvre de buée et le cœur des hommes s’épanouit.</p> - -<p>Quelques chasseurs indigènes étaient arrivés -avant nous. Bonnes et honnêtes figures, où les -malices de l’enfer ne dessineront jamais aucun -pli. Je ne sais rien de tel qu’une conscience -pure et douze choppes de bière tous les soirs, -pour éclaircir la physionomie d’un homme. En -voici d’autres, j’entends d’autres épreuves du -même modèle : il en arrive beaucoup ; il en -arrive assez, il en arrive presque trop, car l’auberge -est pleine. Impossible de faire entrer le -respectable bourgmestre, orgueil de la commune. -C’est lui qu’on montre aux étrangers, -avec le brigadier de la gendarmerie, parce -qu’ils pèsent trois cent dix kilos, entre eux deux.</p> - -<p>Mais la soupe est mangée et les côtelettes -aussi, et pareillement la bouillie de pommes -de terre. Dix heures sonnent : en chasse ! On -sort tranquillement, en bon ordre, à l’allemande ; -on défile un à un, le long du mur du -cimetière et l’on va s’échelonner sur la route -voisine. Déjà quarante rabatteurs se profilent -à l’horizon. La route est garnie de tireurs, les -flancs bien gardés ; y sommes-nous ? Oui ! Un -coup de corne donne le signal, et les traqueurs -se mettent en branle.</p> - -<p>Les lièvres d’Allemagne sont assez grands -en toute saison, mais à la neige ils paraissent -immenses. Lorsqu’ils se précipitent sur vous, -les oreilles droites, dessinant leur corps effilé -sur un fond blanc, on dirait des fantômes de -lièvres. Pauvres bêtes ! Il ne faut qu’un coup -bien ajusté pour les rendre fantômes parfaits.</p> - -<p>Homère avait étudié toutes les façons de -mourir en usage chez les guerriers de son -temps. Démalion est frappé à la tempe ; il a le -crâne rompu et la cervelle écrasée ; Polydore, -percé au milieu du dos, tombe à genoux et reçoit -ses entrailles dans ses mains étendues ; -Deucalion est décapité d’un seul coup par le -glaive d’Achille : la moelle s’échappe des vertèbres -et le tronc roule dans la poussière. Il -faut avoir chassé le lièvre en battue pour savoir -combien ce malheureux animal est varié dans -ses façons de mourir. Tantôt il saute en l’air, -tantôt il tourne cinq ou six fois sur lui-même, -tantôt il se roule en manchon. S’il a les reins -brisés, il rampe sur l’avant-train en poussant -des clameurs déchirantes. Quelquefois il emporte -le plomb d’un air si délibéré que vous -vous accusez de maladresse. Mais au bout de -cent pas il s’arrête comme pour se consulter : -« Qu’ai-je donc ? Serais-je blessé ? Miséricorde ! -c’est bien pis : je suis mort. » En effet, il bat la -neige des quatre pieds et ne se relève plus. Quelquefois -il reste sur le coup, attend qu’on vienne -le prendre, et s’enfuit grand’erre au bois voisin. -Quelquefois il s’assied, vous regarde, secoue la -tête deux ou trois fois et tombe à la renverse.</p> - -<p>Cette tuerie serait assez triste au fond, si -l’on avait le temps d’y penser ; mais le chasseur -n’y pense jamais. Il tue naïvement avec -une joie sincère, comme le divin Achille lorsque -Démalion, Deucalion et Polydore, fils de -Priam, tombaient l’un après l’autre sous ses -coups. J’ai vu des hommes doux, cultivés, instruits, -savants même, casser la crosse de leur -fusil sur la tête d’un chevreuil en poussant des -cris farouches. Ils ne sentaient pourtant aucune -haine contre cet innocent à quatre pieds ; -ils n’ignoraient pas que leurs coups de crosse -faisaient souffrir un système nerveux assez -semblable au nôtre. Mais la chasse est l’image -de la guerre. Comme la guerre, elle fait craquer -la légère couche de vernis dont la civilisation -nous a revêtus, et l’homme sauvage reparaît.</p> - -<p>La commune de ***, s’étend sur une superficie -de 3000 hectares comprenant des bois, -des plaines labourées et quelques-uns de ces -terrains marécageux, qu’on appelle assez improprement -les îles du Rhin. Les locataires de -la chasse ont là du chevreuil, du lièvre, du -faisan, de la perdrix et toute espèce de gibier -d’eau ; mais hier on ne tirait que le lièvre. A -quatre heures du soir, une charrette vint -prendre cent vingt-trois grands cadavres, dont -le moindre pesait quatre kilogrammes. Les -gardes retourneront aujourd’hui sur le champ -de bataille et relèveront sans nul doute une -quinzaine de corps. Nous avons donc tué, en -cinq heures, cinq à six cents kilogrammes de -viande. Je déduis une heure perdue autour -d’un tonnelet de bière et d’un chaudron de -saucisses à l’ail.</p> - -<p>Quand on pense qu’il y a des cantons en -Provence, et même en Champagne, où le lièvre -est devenu un animal fabuleux ! Les grands -propriétaires le courent à cheval, lorsqu’ils -sont assez heureux pour en détourner un ; ils -font venir des chiens anglais plus vites que la -foudre. Un lièvre forcé s’empaille et se conserve -sous verre ; les curieux accourent de six lieues -pour le voir.</p> - -<p>J’ai demandé aux chasseurs de *** ce qu’ils -dépensaient, bon an, mal an, pour ces massacres -pantagruéliques.</p> - -<p>« Mais rien du tout, m’ont-ils répondu. Tout -ce que nous abattons maintenant est bénéfice -net. La primeur, c’est-à-dire l’ouverture, a couvert -tous les frais : nous jouons sur le velours.</p> - -<p>« Trois Français de Strasbourg et sept indigènes -de *** se sont associés pour prendre la -chasse de la commune. Ils payent 300 florins -par année, un peu plus de 600 francs, soit -vingt centimes par hectare. Tout le gibier qui -se tue dans la saison est vendu d’avance à un -marchand. Six cents perdreaux, ou deux cents -lièvres, ou cent-vingt faisans, ou vingt-cinq -chevreuils suffisent pour payer la redevance. -Restent les frais de garde à couvrir et le salaire -des rabatteurs ; après quoi, on gagne de l’argent. -Dans les mauvaises années, on ne fait -pas de bénéfice, mais on noue les deux bouts -et l’on s’est amusé pour rien.</p> - -<p>— Vous êtes bien heureux !</p> - -<p>— Vous trouvez ? Alors dites-moi comment -les Français, qui ont tant d’esprit, ne suivent -pas notre exemple ? Pourquoi les propriétaires -de votre pays ne s’associent-ils pas pour vendre -le droit de chasse au profit de la commune ? -Un revenu de 600 francs n’est pas à -mépriser : c’est la gratuité de l’école primaire. -Pourquoi les chasseurs ne s’entendent-ils pas -à leur tour pour prendre à ferme l’exploitation -de la chasse, pour payer le salaire d’un ou deux -gardes, et protéger le gibier contre le braconnage ? -Nos lièvres ne font pas une portée de -plus que les vôtres ; nos perdrix et nos poules -faisanes ne couvent pas deux fois l’an ; nos -chèvres n’ont jamais été des mères gigognes. -Si nous avons dix fois plus de gibier que vous, -c’est que nous prenons des mesures contre -le gaspillage et la destruction. La prévoyance, -monsieur, la prévoyance ! »</p> - -<p>Je ne voulus pas en entendre davantage et je -tournai le dos à cet imbécile. Que diable demande-t-il -là ? Si nous étions prévoyants, nous -ne serions plus Français.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch8">L’INSPECTION GÉNÉRALE.</h2> - - -<p class="c small">A MADAME LA COMTESSE DE V., AU MANOIR DE K., -COMMUNE DE PONT-L’ABBÉ (FINISTÈRE).</p> - - -<h3>I</h3> - -<p class="date">Loutreville, 20 juillet 1864.</p> - -<p>Ah ! ma chère Amélie ! Que la guerre est -une belle chose ! et que le général Ségart est -un homme charmant ! J’en suis folle depuis -deux jours, mais folle à lier. Je l’ai déclaré à -mon mari, qui s’est moqué de moi, selon sa -détestable habitude. Ce gros sceptique d’Adolphe -prétend que c’est ma sixième <i>toquade</i> de -l’année : il les inscrit l’une après l’autre ; c’est -révoltant ! D’abord je n’admets pas qu’on traite -de toquade mon enthousiasme pour Octave -Feuillet que je n’ai jamais vu ! ni mon idolâtrie -pour M. Pasteur, car je l’ai vu ! ni ma vénération -presque filiale pour ce cher abbé Grimblot, -de Notre-Dame, qui a de si adorables -mains ! ni mon fanatisme pour ce sublime -M. Harris, le dieu de l’homœopathie, qui m’a -guérie de quatorze ou quinze angines, plus -couenneuses les unes que les autres, dont j’étais -menacée ! J’adore les petits plombs de la -rue de la Michodière et les éclairs de la rue -Castiglione ; le souvenir de certains pâtés aux -huîtres me fait rêver quelquefois une demi-journée ; -il y a telle forme de chapeau, tel arrangement -de coiffure, telle coupe de manteau -qui me ravit, qui m’enivre, qui me transporte, -qui fait bondir mon cœur hors du corset : où -est le mal ? Toutes les femmes ne sont-elles -pas comme moi ? En sommes-nous moins -fidèles à nos maris, moins dévouées à nos -enfants, moins ferventes dans nos prières à -Dieu ? Je me ferais hacher en mille morceaux -pour la princesse de M., qui ne me connaît pas -et à qui je n’ai jamais été présentée : à peine si -nous allons six fois par an dans le même -monde. Adolphe pour cela m’appelle cocodette ; -il tourne en ridicule un enthousiasme -si juste et si naturel. Est-ce ma faute, à moi, -si je ne suis ni aveugle, ni sotte, et s’il m’est -impossible de contempler sans frénésie la plus -radieuse incarnation du <i>chic</i> sur la terre ? Le -<i>chic</i> ! Amélie, mon cher ange, tu me comprends ; -je poursuis.</p> - -<p>Tous nos journaux, la <i>Vigie</i>, le <i>Conciliateur</i> -et le <i>Messager</i> avaient annoncé l’arrivée du général -inspecteur pour avant-hier lundi. On -savait que les manœuvres auraient lieu aux -portes de Loutreville, sur le champ de bataille, -et que le public y pourrait assister. Il y -a si peu de distractions au château jusqu’à -l’ouverture de la chasse, que mon cher Adolphe -ne pouvait décemment me refuser ce spectacle-là. -Nous sommes installés chez notre vieil -oncle, le chevalier de Porpiquet, qui a cette -fameuse cave et cette divine cuisinière. Quels -dîners, chère amie, et quels <span lang="en" xml:lang="en">luncheons</span> ! La -nature a créé les oncles et les tantes comme les -poulardes et les chapons, pour nourrir délicieusement -nos jolies petites bouches !</p> - -<p>Le général était attendu par le train de huit -heures : dès cinq heures du matin, il y eut -foule autour de la gare ; le colonel du 104<sup>e</sup> y -vint à sept heures avec les officiers supérieurs, -les comptables, l’état-major, et tous les officiers -du régiment. On les fit entrer dans la -gare, et nous aussi : Adolphe est administrateur -de la compagnie. La femme du sous-chef -nous offrit un amour de fenêtre d’où l’on voit -et l’on entend tout ce qu’on veut.</p> - -<p>Le colonel Briquet se promenait sous nos -yeux, en fumant ; ses officiers fumaient aussi ; -il causait avec eux familièrement, comme un -camarade. « Mes enfants, vous connaissez tous -le général Ségart, un brave, mais un bavard, -un vaniteux, une grosse caisse. Il s’est assez -bien montré en Afrique et en Italie ; mais -comme théoricien, il est coté. Avec tout ça, -il ne s’agit pas de le prendre à rebrousse poil, -puisqu’il représente le ministre de la guerre. -On sait ce qu’il faut pour l’amadouer : c’est -une espèce de déférence, de… comment dirai-je ? -de respect, manifesté sous la forme la -plus engageante. Vous entendez bien ? Libre à -vous de le juger et même de le blaguer si ça -vous amuse, mais tant qu’il sera là, comme il -est un peu sur l’œil, sachons nous conformer -à la circonstance. Et allez donc ! » On applaudit -à ce discours par un joyeux éclat de rire.</p> - -<p>Mais au coup de sifflet qui annonçait l’arrivée -du train, le colonel reprit son air d’autorité, -jeta son cigare à dix pas, et s’écria d’un ton de -commandement : « Messieurs ! Rappelez-vous -les instructions que je vous ai données ; placez-vous -par rang de préséance à ma droite et à ma -gauche, et suivez-moi ! »</p> - -<p>Le train s’arrêta ; le général, suivi d’un seul -aide de camp, ouvrit la portière et sauta lestement -sur le quai. Il est grand, svelte et puissant -comme un chevalier du moyen âge ; l’œil noir, -la moustache et les cheveux gris de fer ; un -peu trop de couleur au nez et aux pommettes. -Mais la noble physionomie et la magnifique -prestance ! Son petit aide de camp avait l’air -d’une sauterelle au pied d’un chêne.</p> - -<p>Le colonel s’élança vers lui, laissant ses inférieurs -à trois pas en arrière. Ce pauvre colonel -Briquet ! Je n’oublierai jamais l’intonation -suave, sentimentale, idéale dont il accentua -son premier mot : « mon Zénéral ! » Je le verrai -toujours à demi-prosterné, le shako sous le -bras, exprimant par tous les plis de son visage -l’intention d’être agréable ; manifestant la souplesse -de son esprit dans toutes les articulations -de son corps.</p> - -<p>J’ai remarqué ce jour-là un contraste assez -bizarre ; tu l’expliqueras si tu peux. En présence -d’un grand chef, qui tient l’avancement -dans sa main, les militaires de tout rang éprouvent -tous à la fois un vif désir de plaire, mais -ils ne l’expriment pas de la même façon. Un -colonel salue en courbette, un simple capitaine -rapproche les talons et se tient coi. L’un et -l’autre disent au général : vous êtes un grand -homme et je vous admire passionnément ; mais -l’un traduit sa pensée par des ondulations -pleines de grâce, l’autre par une roideur du -goût le plus austère. Le seigneur du régiment -frétille, babille et fait tous les frais ; les vassaux -ne se permettent d’autre mouvement que l’immobilité, -d’autre langage que le silence. Pourquoi ?</p> - -<p>Le général a écouté sa petite harangue ; il -lui a tendu la main avec une cordialité sublime. -« Colonel, lui a-t-il dit, vous êtes bien bon ! -vous êtes trop bon ! Je suis très-sensible ! Il ne -fallait pas vous déranger. » Je crois pourtant -que, si l’on ne s’était pas dérangé on en aurait -vu de grises. Puis, jetant un coup d’œil sur le -groupe des officiers : « Rien qu’à vous voir ici, -mon inspection est à moitié faite. Je sais ce -qui m’attend, et tout le bien que je devrai dire -à l’Empereur de votre brave régiment ! »</p> - -<p>En terminant la phrase, il leva la tête, m’aperçut -à la fenêtre et exprima par un sourire -sans affectation mais non sans grâce que ma -figure chiffonnée ne lui avait pas fait peur. Il -a des dents superbes. Je suis sûre qu’il ne fume -pas des cigares d’un sou, comme ce pauvre -colonel Briquet.</p> - -<p>« Colonel ! reprit-il à haute et intelligible -voix, j’ai choisi pour ma résidence l’hôtel -d’Europe. Voulez-vous me faire l’honneur de -me montrer le chemin ? »</p> - -<p>L’hôtel d’Europe est sur la promenade des -Ormes, à deux pas de la maison de notre oncle. -Depuis hier matin, l’autorité militaire a -fait poser deux guérites devant la porte cochère. -En retournant chez nous, nous avons suivi -d’un peu loin, sans affectation, le cortége du -général.</p> - -<p>Les officiers l’ont mis à l’hôtel, et, pour être -bien sûrs que personne ne viendrait le leur -prendre on a voulu le faire garder par un détachement -de 50 hommes d’élite, commandés -par un capitaine, un lieutenant et deux tambours. -Mais il n’a pas voulu déranger tant de -monde. Il a dit au capitaine de renvoyer le -piquet en laissant dans le poste voisin quelques -sentinelles de rechange.</p> - -<p>Il est poli comme un prince. Le long de son -chemin, toutes les fois qu’un bourgeois ou un -homme du peuple saluait ses grosses épaulettes, -il se retournait à demi, arrondissait le -bras, et rendait un salut impérial.</p> - -<p>Avant de monter à son appartement, il a -échangé plus de dix coups de chapeau avec -la population de Loutreville. Le colonel est -venu lui demander tout bas à quelle heure il -daignerait recevoir le corps d’officiers ? — Colonel, -a-t-il répondu, je ne veux pas déplacer -ces messieurs une seconde fois : nous nous -verrons au grand soleil, en pleine manœuvre. -Vous me les présenterez sur le Champ-de-Bataille ! » -Il a ajouté, d’une voix qui remplissait -la ville : « Mon plan d’inspection est tout fait ; -depuis douze ans que je remplis les fonctions -d’inspecteur général, j’ai acquis le maniement -des hommes et des choses. Vous savez tous, -messieurs, que rien ne m’échappe, ni l’ensemble, -ni le détail. Dans la partie militaire, j’ai -fait mes preuves. Quant à la partie administrative, -c’est différent : j’ai prouvé que je n’y -craignais personne. A tantôt ! »</p> - -<p>J’ai entendu le colonel qui disait à ses officiers, -en passant sous les fenêtres de mon oncle : -« Il commencera par sa revue d’ensemble, à -une heure et demie, après le dîner des habitants. -Dès aujourd’hui, c’est lui qui commande toutes -les forces de terre et de mer ; vous avez pu le -juger, c’est une vieille culotte de peau sans -tête ni bras, mais n’oublions pas qu’il a droit -à tous nos respects et toute notre obéissance ! »</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>II</h3> - -<p>Le général a permis gracieusement que toute -la population assistât à ses manœuvres. Pour ne -pas être en reste, le maire a fait transporter -sur le champ de bataille toutes les chaises de -la promenade des Ormes et jusqu’aux banquettes -rouges du palais municipal. Les quatre -premiers rangs sont expressément réservés -aux dames ; Adolphe boude un peu, mais tant -pis ! je suis avec Julie, avec Anna, et la tante -Séraphine, et les trois petites sauvagesses du -Port-neuf, noyées dans la mousseline comme -des mouches dans du lait. Moi, j’ai mon habit -d’incroyable en piqué anglais cendre de roses, -garni de galons de laine noire ; cinq rangs de -galons au bas, boutons de buffle noir ; manches -collantes à revers, ceinture au parfait contentement. -Pour cravate, un flot de mousseline ; -j’ai supprimé le fichu menteur qui paraîtrait -un peu <i>costume</i> aux yeux des provinciaux. -Chapeau conventionnel, baissant sur le front, -entouré d’une écharpe de tulle nouant par derrière ; -souliers Louis XVI à talons hauts et bouffettes -sur le cou-de-pied ; inutile d’ajouter que -j’<i>épate</i> toujours Loutreville par la longueur de -mes gants de Suède sans boutons. Adolphe ne -s’est pas encore décidé à me permettre la petite -canne à pomme d’or, mais il y viendra : je -compte sur les bains de mer pour lui faire -entendre raison.</p> - -<p>Dès une heure moins un quart, il ne restait -plus une chaise vacante ; toute la ville avait dîné -en deux temps, même nous, au grand désespoir -de Marton et du bon oncle. Le régiment, colonel -en tête, arriva pour une heure et quart, -tout le monde attendit patiemment le général -jusqu’à trois heures. Il est à remarquer que le -militaire attend volontiers. Ainsi, je voyais -hier matin sur la place des Ormes, des groupes -de dix à douze officiers stationner héroïquement -deux heures de suite, tandis qu’un autre -groupe, introduit dans l’hôtel, écoutait les -discours et les récits du général. Je n’aurais -pas cette vertu-là, ni toi non plus, et voilà probablement -pourquoi les femmes sont exclues -de l’armée.</p> - -<p>Le général monta à cheval à trois heures -moins un quart. On lui avait recruté, non sans -peine, un brillant état-major : la ville a toujours -manqué de cavalerie. Il a fallu convoquer -extraordinairement tout ce qu’il y avait -d’officiers et de soldats montés dans la garnison : -commandant d’artillerie, capitaine d’artillerie, -commandant du génie, gendarmes à -cheval, etc., etc. Les chasseurs du piquet d’ordonnance -arrivaient de l’autre bout du monde ; -ils ont fait vingt-cinq lieues pour venir escorter -le général. Je dois avouer d’ailleurs que tous -ces uniformes mélangés faisaient un très-joli -coup d’œil ; il n’y manquait que des cent-gardes. -Mais on ne peut pas tout avoir.</p> - -<p>On dit que le cortége a fait un petit détour -pour avoir à traverser la place Condé. Le général -a salué noblement la statue en criant à son -escorte : « Chapeau bas, messieurs ! le présent -ne déroge point en rendant hommage au passé ! » -Je comprends qu’un tel homme ait voulu donner -un petit bonjour au vainqueur de Rocroi. Il y a -encore un bon fond de camaraderie, dans notre -armée. M. de Bontoux, le commandant d’artillerie, -prétend que le général avait l’air de dire -à Condé : « Tiens-toi bien ! » Mais M. de Bontoux -est une mauvaise langue ; il n’aura plus -d’avancement.</p> - -<p>Le régiment était en bataille. On n’avait pas -écarté la foule. Seulement quelques éclaireurs -se prolongeaient de distance en distance pour -séparer la ligne des troupes de la ligne formée -par le public. Tout à coup, un clairon posté à -300 mètres en avant de la place, annonça l’arrivée -du cortége. Aussitôt le colonel, les chefs -de bataillon, les capitaines coururent de la -droite à la gauche en criant : immobiles ! immobiles ! -Le cortége paraît au loin : le colonel -bondit sur son cheval. « A vos places, messieurs, -à vos places ! » Il pique des deux, court -au-devant du général, s’arrête à distance respectueuse, -salue de l’épée, salue du cheval, -salue de toutes les ondulations de son corps. -Au même instant les officiers montés du régiment -quittent l’escorte au grand galop et viennent -prendre leur place de bataille. Les tambours -rappellent, la troupe porte les armes, le -général ralentit le pas et s’arrête, juste devant -nous, à la droite du régiment. Il s’appuie sur -la jambe droite et son cheval piaffe du pied -gauche. Dieu ! ma chère, qu’il était beau, les -coudes plus haut que les mains, tenant les -rênes du bout des doigts, et souriant d’un air -aimable à ta très-humble servante ! Occuper -l’attention d’un homme qui en fait marcher -deux mille autres, et qui traite les lieutenants, -nos beaux valseurs de l’été dernier, comme des -collégiens en classe ! Ne te moque pas trop ; -c’est un joli succès. Il fit passer les rênes dans -la main gauche, son cheval piaffa du pied -droit. Il vint saluer le drapeau ; le drapeau -s’inclina devant lui. Tu sais si j’aime mon -mari, chère Amélie, et je connais tes sentiments -pour M. de V… ; nous avons trop de religion -pour ne pas les adorer jusqu’à la mort et pour -nous permettre une pensée qui ne soit pas à -leur adresse ; mais enfin nos maris pourraient -bien s’incliner jusqu’à terre devant le drapeau -de la France sans qu’il songeât seulement à -leur rendre le salut !</p> - -<p>Le général a pris un petit galop de manége, -et passé fièrement devant le front des troupes. -La musique jouait l’air national ; toutes ces -dames avaient les larmes aux yeux. Il est revenu -sur ses pas, toujours du même train, en -saluant la foule. Son regard d’aigle semblait -plonger dans le peuple de Loutreville, et -pourtant je n’ai pas senti la moindre inquiétude. -J’étais sûre que dans toute cette assemblée -personne ne lui plairait autant que -moi.</p> - -<p>En effet, c’est devant moi qu’il a mis pied à -terre, avec une désinvolture angélique. Il a fait -savoir au colonel qu’il était prêt pour la présentation -des officiers. Ces messieurs ont fait -le cercle, en grande tenue, immobiles, sabre au -poing, et pourtant, permets-moi ce blasphème ! -ils avaient l’air de petits garçons autour de lui. -Il s’est tourné vers moi, il a relevé sa belle -moustache, et leur a dit d’une voix qui franchissait -le cercle et semblait s’adresser à nous : -« Messieurs, tous les ans vous recevez la visite -d’un inspecteur général. Cette année, j’ose dire, -sans crainte d’être démenti, que l’Empereur -vous a envoyé un inspecteur exceptionnel. -L’inspection que je viens de commencer n’est -pas une inspection en l’air ; c’est une inspection -sérieuse, définitive, qui m’a déjà permis -de vous juger à fond. Rien qu’à vous voir dans -vos rangs, sous les armes, j’ai compris tout -ce que la France était en droit d’espérer -de vous. Oui, messieurs, le pays, l’Empereur, -l’Europe contemple et apprécie par mes -yeux votre beau et brave régiment. Vive l’Empereur ! »</p> - -<p>Non-seulement les officiers et les soldats -répétèrent ce cri patriotique, mais… que -veux-tu ? Il avait eu l’air de s’adresser à moi ; -j’étais électrisée ! J’oubliai que le pauvre Adolphe -est ou croit être légitimiste, et mes voisines, -sans prendre le temps de s’étonner, jetèrent -leurs mouchoirs en l’air et firent chorus avec -moi. Adolphe n’est pas trop content. Son élection -au conseil général a manqué cette année -par l’influence du préfet ; on va dire qu’il -désarme, qu’il tourne, qu’il demande grâce, -mais tant pis ! Je ne serais pas femme, si je résistais -à un premier mouvement.</p> - -<p>Mon général a été sensible à ma petite concession. -Il m’en a récompensée avec une délicatesse -et une spontanéité dont je te fais juge. -Le moment était venu d’examiner en détail je -ne sais quelles catégories d’hommes, des engagés -volontaires, des jeunes soldats, des caporaux -nouvellement promus, des sous-officiers -cassés, des soldats qui demandaient à se réengager, -d’autres qui voulaient quitter le corps. -Au lieu d’aller chercher tous ces gens-là, il les -a fait comparaître devant lui, et devant nous, -sans quitter sa place. Grâce à lui, je n’ai pas -perdu un détail. Au bout d’une heure ou deux, -il a cru s’apercevoir que j’étouffais un bâillement : -vite, il a mandé le colonel Briquet qui -se tenait à l’écart. « Colonel ! s’est-il écrié, à -quoi pensez-vous ? Que devient la galanterie -française ? Vous ne devinez pas que ces dames -s’ennuient ? Allons ! faites avancer votre musique -et régalez-nous de quelques jolis morceaux ! »</p> - -<p>Jamais la musique du 104<sup>e</sup> n’avait été si -bonne. Je comprends qu’on se surpasse soi-même -pour mériter les éloges de cet homme-là !</p> - -<p>Après l’inspection des catégories, il a fait, -toujours devant moi, ce qu’on appelle la revue -de détail. On est venu lui présenter successivement -les effets de chaque homme, avec le livret -indiquant la masse. Comme il est sûr de lui-même ! -Quelle connaissance approfondie du -métier des armes ! « Capitaine ! dit-il, à un -commandant de compagnie, comment s’appelle -cet homme ? » Le capitaine étonné, interdit, -balbutie et ne répond pas. « Eh capitaine ! -je ne fais que d’arriver, moi, et je connais vos -hommes par leurs noms et prénoms, mieux -que vous ! J’espère que vous n’oublierez pas -le nom de Pacot (Pierre-François) maintenant -que vous le tenez de ma bouche ! » C’est du -César, ni plus ni moins. M. de Bontoux prétend -qu’il avait lu le nom écrit en grosses lettres bâtardes -sur le livret de l’homme ; mais ces artilleurs -ne croient à rien. On ne brûlera donc jamais -l’école polytechnique ?</p> - -<p>La journée a fini par un défilé sublime. Il -est remonté à cheval ; son escorte s’est reformée -à quelques pas en arrière et toutes les -compagnies de tous les bataillons ont passé -devant lui, l’une après l’autre, dans l’ordre le -plus imposant. Les officiers le saluaient de l’épée, -il saluait les officiers ; le drapeau l’a salué, -il a salué le drapeau, et quand tous les saluts -ont été finis, il nous a saluées avec la grâce la -plus noble et il est parti d’un galop furieux -suivi de son escorte. Les carreaux de la ville -tremblaient ; les cœurs aussi.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h3>III</h3> - -<p>Hier, ma chère enfant, j’ai compris la gloire.</p> - -<p>Le rendez-vous était au même endroit, nous -avions fait retenir nos mêmes places. La seule -différence, c’est que je n’ai pas dîné du tout, -malgré les instances d’Adolphe et du pauvre -oncle. J’avais l’estomac serré, comme il arrive -aux enfants qu’on va mener au spectacle.</p> - -<p>Son premier regard fut pour moi : il semblait -me remercier de mon exactitude. Il repassa -les troupes en revue et se promena longtemps -sur le front de bataille. Quatre chasseurs -à cheval marchaient devant lui, le pistolet au -poing, prêts à brûler la cervelle au premier -insolent qui manquerait de respect à mon cher -grand homme. Mais bientôt il revint à moi, fit -assembler devant nous les officiers, sous-officiers -et caporaux, et leur dit en lorgnant ma -capote blanche.</p> - -<p>« C’est aujourd’hui, messieurs, que je dois -constater votre instruction pratique. Un inspecteur -à la douzaine, comme la France en a -trop, malheureusement, perdait une journée -à vous questionner l’un après l’autre : je ne -suis pas de cette école-là, Dieu merci ! Je sais -que la théorie vous est familière ; vous la possédez -tous sur le bout du doigt, je m’en suis -assuré d’un seul coup d’œil. Ce qui vous -manque un peu, c’est l’application sur le terrain, -devant l’ennemi : voilà ce que je veux -vous inculquer. Vous ne sauriez l’apprendre à -meilleure école ; j’ai fait mes preuves, j’ai travaillé -sur le vif ; tous les ennemis de la France -connaissent la moustache du général Ségart. -C’est pourquoi je ne m’amuserai pas à vous faire -exécuter des manœuvres élémentaires, des -maniements d’armes connus de vos plus jeunes -soldats. Je veux, avec la permission de -ces jolies dames, que vous fassiez parler la -poudre, suivant l’expression pittoresque des -Arabes. Il s’agit de donner à la fleur de la -population Loutrevillaise le spectacle de la -guerre ! Vos hommes ont des cartouches, colonel ? »</p> - -<p>A ces mots, mes voisines ont pris peur, et -j’ai cru que les premiers rangs de fauteuils se -débandaient honteusement avant la guerre. -Mais j’avais du courage pour mille et j’en ai -distribué tout autour de moi. Je ne me rappelle -pas mot à mot ce que j’ai dit, mais ces messieurs -m’ont entendue, et il paraît que j’ai été -superbe. Double succès, ma chérie, car il faut -te dire que ma toilette avait déjà suscité un -cri d’admiration.</p> - -<p>Figure-toi une robe de foulard blanc, retroussée -par devant sur un dessous de taffetas -bleu de ciel, et allongée en queue par derrière ; -le tout garni d’un petit volant surmonté d’un -entre-deux de blonde posé sur un ruban bleu. -La casaque pareille, très-courte, très-ajustée et -sans manches, avec des épaulettes de blonde -et de ruban ; les bottines hautes de taffetas -bleu avec bouffettes de blonde. Le couronnement -de l’édifice était une toute petite capote -de tulle blanc, avec une myriade de <i lang="de" xml:lang="de">vergiss -mein nicht</i> semés sur le fond. Pas l’ombre de -bavolet, mais une résille bleue sortant du chapeau. -L’ombrelle bleue, couverte de point -d’Alençon, pomme en turquoises. Que t’en -semble ?</p> - -<p>Mon général commença par faire défiler devant -nous de petits pelotons qui exécutaient -des feux pour nous aguerrir au tumulte. Le fait -est qu’au bout d’une demi heure je ne pensais -plus à me boucher les oreilles ; ni mes voisines -non plus.</p> - -<p>Lorsqu’il vit que nous étions prêtes à tout, -il fit prendre les armes à tout le régiment et -conduisit ses deux mille hommes à l’attaque -d’une forte position, gardée par un ennemi -imaginaire. Tu connais cette vieille tour de -moulin à vent qui domine le champ de bataille, -dans la direction de Piqueville ? Nous nous y -sommes reposées ensemble il y a deux ans, en -venant du château d’Anna. Le général prit la -peine de nous expliquer lui-même que cette -tour était défendue (soi-disant) par quatre -mille Autrichiens, et qu’il se faisait fort de les -débusquer en moins d’une heure. Comme le -terrain est découvert, nous avons tout pu -voir sans bouger de nos places : il a suffi de -retourner les chaises. Il prend la tête de son -armée, les colonnes débouchent, l’artillerie -tonne sur les côtés, les petits pelotons se déploient -en tirailleurs pour couvrir les colonnes. -On entend des feux de file égrenés régulièrement -comme des chapelets, des feux de peloton -ramassés en un seul coup comme une explosion -de mine. Que c’est beau, mon Dieu ! que -c’est beau ! Après le Faust, de Gounod, et la -bénédiction solennelle du saint-père, je n’ai -rien vu de plus sublime, de plus grand, de -plus idéal !</p> - -<p>Un seul incident, mais sans gravité, a failli -troubler la fête. Le 1<sup>er</sup> bataillon, qui avait -pris à gauche, par le chemin des abattoirs, -s’est trouvé face à face avec un troupeau de -bœufs qui accouraient au pas de charge. Le -général était là, il a fait croiser la baïonnette. -Mais il paraît que les bœufs ont aussi quelques -notions de l’art militaire : ils ont formé -ce que nous appelons le bataillon carré. Le -général a jugé dans sa sagesse que cette position -était trop bien gardée, il a jeté les yeux -sur sa ligne de retraite, et commandé une manœuvre -tournante qui rendait la victoire facile -et sans danger. Le succès de la journée assuré, -il a laissé faire les hommes et il est revenu auprès -de nous. Ah ! si tu l’avais vu, la lorgnette -à la main, surveillant les opérations lançant -des estafettes dans toutes les directions, et animant -ce grand corps de feu de sa belle âme ! -Tous ses gestes étaient traduits par les ondulations -intelligentes de son beau cheval, qui -semblait s’associer à la victoire.</p> - -<p>Nos troupes n’étaient plus qu’à 500 pas de -la position ennemie ; on les vit se déployer sur -un front étendu et lancer des feux de peloton -qui faisaient trembler la terre. Tout à coup, les -lignes se brisent, les feux cessent, de nouvelles -colonnes se forment et partent en avant, la -baïonnette croisée ; les tambours battent la -charge ; victoire ! Enfin, notre mouvement offensif -a été couronné d’un plein succès ; le général -nous montre du doigt les ennemis en -fuite, et l’on croyait les voir, ma chère, tant -cet homme parle bien ! Il appelle le commandant -d’artillerie et fait tirer quelques coups de -canon dans cette masse désorganisée. « Voilà -qui est fait, mesdames, dit-il en s’adressant à -moi. Il n’y a pas d’ennemi qui résiste aux soldats -français lorsque je les dirige et surtout -quand nous avons pour nous le plus puissant -élément du succès : votre présence ! »</p> - -<p>Dans le même instant il fait un signe et -s’arrête immobile, l’épée haute. Les troupes -s’arrêtent aussi, comme si un pouvoir inconnu -les avait paralysées en pleine action. Une minute -se passe, et le tour est fait : le photographe -du général avait saisi au vol les acteurs, les -spectateurs et le héros de cette belle journée !</p> - -<p>Aux agitations du combat a succédé le calme -et le silence. Les troupes victorieuses sont revenues -se ranger devant nous. Le général félicite -les uns, gourmande les autres. On dit qu’il -proposera deux capitaines pour la croix. Il tance -vertement le commandant du 1<sup>er</sup> bataillon, qui -a compromis le succès de la journée dans le -chemin des bœufs.</p> - -<p>« Commandant ! lui dit-il (mais toujours -en s’adressant à nous) vous avez commis une -faute de lèse tactique. Mon regard exercé l’a -reconnu au premier coup d’œil, et vous êtes -bien heureux que je me sois trouvé là pour réparer -une telle bévue. Vous n’entendez rien à -la guerre ; vous ne l’apprendrez jamais ; en -quelques heures, j’en suis sûr, j’ai fait ici des -élèves qui pourraient vous remplacer dans votre -commandement au grand avantage de l’armée ! »</p> - -<p>Le plus beau de tout cela, ma chère -Amélie, c’est que le commandant n’a rien -répondu. Ce n’était pourtant pas lui qui -avait fait la faute, mais personne n’a le -droit de répondre à un général inspecteur, attendu -qu’il <i>ne peut pas</i> avoir tort. Quelle puissance !</p> - -<p>La nuit tombait, les soldats n’en pouvaient -plus. La musique du régiment nous a fait ses -adieux par une jolie valse qui fut littéralement -dansée, et en mesure, par le cheval du grand -chef. Après quoi, la troupe défila de nouveau -et traversa la ville, musique en tête, drapeau -au vent, entre deux rangs de torches allumées. -C’était magique.</p> - -<p>Hélas ! chère Amélie ! mon noble général est -reparti ce matin avec son petit aide de camp, -cet officier de poche qui doit payer demi-quart de -place, comme officier et comme enfant. Nous -allons prendre congé du bon vieil oncle et retourner -au château après le dîner de midi. -Mais je peux vivre cent ans, je n’oublierai -jamais cette inspection générale où le plus -fier et le plus brave des guerriers n’a guère inspecté -que ton amie</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Jacqueline de Beauvenir.</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch9">LES CINQ PERLES.</h2> - - -<p class="c small">A MADAME TOINON GLAVOT, POUR REMETTRE.</p> - -<p class="date">Château de Bonnefont, 15 septembre.</p> - -<p>Me voilà bien loin de vous, ma bien-aimée -Clarisse. J’ai beau me dire que ce départ est -commandé par votre prudence et qu’en me -séparant de vous pour un grand mois je resserre -le lien qui nous unit ; vous me manquez cruellement. -Le chemin de fer aurait pu se tromper, -me mettre aux bagages ; j’étais un corps sans -âme, un colis à figure d’homme. Chère, chère -Clarisse ! la meilleure part de moi est restée -autour de vous ; elle erre toutes les nuits dans -les grands corridors de Vicarville ; elle se glisse -dans votre appartement par le trou des serrures ; -elle voltige jusqu’au matin dans la -mousseline de vos rideaux. Ce n’est qu’une -ombre, hélas ! mais vous, la femme de toutes -les religions, vous ne voudriez pas offenser -cette chose faible et sacrée qu’on appelle une -ombre ! Conservez-moi mon bien, chère Clarisse ; -protégez-le contre tous et surtout contre -celui qui croit encore dans son impudence -avoir gardé quelques droits sur vous. Grâce à -Dieu, la petite-fille du maréchal de Senlis a -toute la fierté qu’il faut pour se défendre ; votre -cœur est trop entier pour comprendre le partage ; -je suis sûr de votre attachement à des -devoirs d’autant plus sacrés que rien ne les -sanctionne sur la terre.</p> - -<p>Quant à moi, je n’aurai nul mérite à rester -fidèle. Vous exceptée, rien ne m’est plus. Quand -même je n’aurais pas disposé de ma vie par un -engagement que notre monde a enregistré et -approuvé, je serais matériellement incapable -de dire <i>je vous aime</i> à une femme qui n’est pas -vous. Il y a, n’en doutez point, une grâce d’état -pour les époux de notre sorte. Pourquoi les -créatures du bois de Boulogne, qui fascinent les -maris et qui les ruinent, ne nous inspirent-elles -qu’un profond dégoût ? Je ne parle pas de -moi seul, mais d’Améric, de Robert, d’Astolphe, -de Charley, de tous ceux qui ont librement -donné leur cœur à des anges méconnus -et outragés comme vous. Il semble, en vérité, -que le premier mariage, celui qui jette une enfant -ignorante dans les bras d’un viveur usé, -ne soit que la triste école et le pénible apprentissage -de la vie. La femme s’unit ensuite, -avec connaissance de cause, à un homme de -son choix, et ce deuxième contrat, pur de tous -les calculs qui déshonoraient l’autre, inaugure -un bonheur sans mélange et une inviolable -fidélité.</p> - -<p>Si le maître de céans, mon cher cousin Auguste -de Brescia, lisait cette théorie par-dessus -mon épaule, il serait homme à me chercher -querelle dans sa propre bibliothèque, au risque -d’ensanglanter ses Elzévirs. C’est le roi des -jaloux, comme le râle des genêts est le roi des -cailles. Je ne veux pas pousser la comparaison -plus loin, et pour cause. Entre la caille et ma -cousine Ottilie, je vois des ressemblances physiques -et morales sur lesquelles il serait malséant -d’insister.</p> - -<p>Et pourtant… ! Rien, rien, rien ! Sur ma parole -de gentilhomme et d’amoureux, Auguste -n’est pas encore aujourd’hui ce qu’il méritait -si bien d’être. Pourquoi ? Comment ? C’est toute -une histoire, ou plutôt toute une étude de caractères, -au pluriel.</p> - -<p>Le cher cousin n’est pas beau, il est resté -trop jeune ; il aime sa femme brutalement, en -goinfre, comme il faut aimer pour se faire haïr. -De plus, il a sa belle-mère (et quelle belle-mère !) -contre lui. Ma cousine est jolie, délicate, -coquette, mal élevée dans la perfection ; -elle a de l’esprit, de la lecture, de l’imagination, -du vague, une certaine audace, enfin tout -ce qu’il faut pour faire le bonheur d’un -<i>deuxième mari</i>. Hé ! bien, non ! Elle a trop -peur. Elle sait qu’elle serait tuée sans dire ouf. -Cet animal a appris par cœur la Physiologie -du mariage ; il vous réciterait à la première -sommation quarante pages de Balzac. Toutes -les ruses de la femme lui sont plus familières -qu’à la femme la mieux douée : il a machiné -sa maison comme un théâtre, il a dessiné son -parc au point de vue de la surveillance. Effrontément -jaloux, il suit sa femme pas à pas, sans -se cacher ; il la confesse tous les jours, à tout -moment : il a ouvert des fenêtres sur cette malheureuse -petite âme. A force d’obsessions, de -menaces, d’intimidations (je crois même qu’il -va jusqu’à lui serrer les poignets de temps à -autre), ce bourreau a fini par la dominer. -Ottilie se révolte parfois, quand il n’est pas là ; -elle ouvre son cœur à une amie. Le soir même, -elle avoue à son maître qu’elle a mal parlé de -lui, et Auguste la brouille avec la confidente. -Dans le monde, en hiver, elle a vingt tentations -de jeter son bonnet par-dessus les moulins. -La foule l’enhardit ; elle se croit protégée -par tous ces hommes. Elle valse avec abandon, -elle écoute en souriant le bavardage d’un danseur, -elle brave les yeux terribles de son mari -assis dans un coin, et en passant devant lui -elle le noie dans ses dix-huit jupes. Une heure -après, dans la voiture, elle subit la question -ordinaire et extraordinaire, elle avoue tout, -elle demande grâce, elle fait des révélations. -Quand je la vois si bien casernée dans sa servitude, -j’en viens quelquefois à me demander -si elle n’aime pas son mari ! Singulière petite -femme ! Quant à lui, son jeu est bien simple : -veiller au grain jusqu’à ce qu’elle ait passé -l’âge de la crise. Il attend avec impatience -qu’elle ait des rides et des cheveux blancs. -Alors il dormira sur les deux oreilles, heureux -et fier d’avoir dépensé toute une vie à s’empêcher -d’être Dandin. Son air rogue, son regard -farouche, son port menaçant, tout ce qui le -donne en spectacle dans un monde aussi coulant -que le nôtre, part du même sentiment. -C’est un homme qui ne fuit pas devant le Minotaure, -mais qui l’attend sur sa hanche, l’épée -en main, comme un matador.</p> - -<p>La compagnie est assez nombreuse à Bonnefont ; -une vingtaine de personnes. Pas un -jeune homme ! Pas même un homme jeune, -excepté moi qui suis hors de soupçon. Le château -n’est peuplé que de vieille parentaille, -oncles, tantes, cousins à béquilles, et deux ou -trois gamins dont le plus vieux n’a pas douze -ans. Le beau sexe est représenté par Ottilie, sa -sœur Mme de Saintive, Mme de Gambey leur -respectable mère, et deux vieilles fées en fourreau -de soie puce. Moi qui vous ai promis la -description de toutes les toilettes, je ferai malgré -moi des économies de papier.</p> - -<p>En ce jour solennel (vous comprendrez pourquoi -dans cinq minutes), ma cousine portait -une robe de mousseline brodée avec entredeux -de Valenciennes ; corsage plissé, ceinture ponceau -nouée par derrière, <i>à l’enfant</i>. Sur l’entredeux, -autour du cou passe un ruban ponceau -qui retient par devant une croix byzantine -et qui tombe en arrière, jusqu’au bas de la -robe, comme une paire de guides échappées des -mains du cocher. Elle était coiffée en cheveux -avec un goût et une coquetterie qu’on devrait -recommander dans les journaux et prêcher -dans les églises : un énorme chignon noué, -mais non serré, en forme de 8, et traversé -d’une épingle. Il est vrai que l’épingle d’or -était cette aigle romaine que nous avons admirée -ensemble chez Castellani. Aigle à part, la -coiffure est adorable parce qu’elle dégage la -nuque et laisse voir ces jolis petits cheveux -frisés, duvet friand, régal des yeux, la plus -fine et la plus mystérieuse beauté de la femme -vêtue. Je vous assure, Clarisse, que si deux ou -trois grandes dames, jeunes et belles comme -vous, employaient leur autorité à faire revivre -cette mode, la face de la terre s’égayerait en un -rien de temps.</p> - -<p>Mme de Saintive ne porte jamais de bijoux -dans la journée : c’est un luxe que je comprends, -mais tout le monde n’a pas comme elle -un million de diamants à montrer au bal. -Mme de Gambey porte trop de bracelets et trop -de bagues, sous prétexte de souvenir. Le fait -est que si tous ceux qui l’ont aimée lui avaient -laissé seulement un anneau de vingt louis, elle -en aurait pour une somme. Par malheur, tous -ces joyaux sont du même temps qu’elle, et ils -portent leur date. Quelle bijouterie de portiers -on nous a faite entre Louis XVI et Cavaignac ! -Et puis, je ne sais pas si les bijoux, même parfaits, -conviennent aux femmes d’un certain -âge. Ils appellent l’attention sur des points -qu’on ferait mieux de cacher, ils soulignent -des détails qui gagneraient à n’être point vus. -Ottilie tient le juste milieu entre les étalages de -sa mère et la simplicité un peu affectée de sa -sœur. Elle n’a pas les oreilles percées ; j’aime -cela. Il faut en finir avec ces stupides mutilations -que nous avons prises des sauvages. -Percer le joli cartilage de l’oreille ! Et pourquoi -pas la cloison du nez ? Je sais que ma cousine -a des bagues de prix ; elle n’en porte que deux, -les plus simples, et parce que son jaloux lui -défend de les quitter. C’est l’anneau de mariage -et l’anneau de fiançailles, l’un tout uni, l’autre -enrichi de cinq petites perles. Auguste les a -fait agrandir lorsqu’ils sont devenus trop justes -au doigt. Car elle n’a pas dépéri, la pauvre enfant, -au milieu de ses tortures ; c’est une victime -grasse.</p> - -<p>Vous devinez, chère Clarisse, que les toilettes -de ce matin n’étaient ni pour les vieux oncles, -ni pour les maris, ni pour moi. Le cousin a -décidé que sa femme prendrait un jour à la -campagne comme à Paris : c’est le moyen de -surveiller tous les ennemis à la fois, outre que -ces Messieurs se surveillent les uns les autres. -Ottilie a choisi le jeudi ; on le sait, et tout le -voisinage, après avoir un peu murmuré contre -un us nouveau à la campagne, a pris le pli. -Le jeudi matin donc, à partir de deux heures, -les plus jolis Messieurs de la province déboulent -à Bonnefont, les uns à cheval, les autres -en break, en dog-cart, en phaéton, en américaine, -et même en tape chrétien, suivant les -facultés de chacun. La légende prétend que -tous nos irrésistibles se sont découragés l’un -après l’autre, non que ma belle cousine leur -parût imprenable en elle-même, mais parce -que les approches de la place étaient trop bien -gardées. On m’a montré des hommes fort bien -nés, du meilleur ton et doués d’un certain -charme, qui ont fait presque des bassesses pour -se lier intimement avec le mari. Peine inutile ! -Cet homme est plus hérissé qu’un porc-épic ; -on ne sait par où le prendre. Il n’aime ni la -chasse, ni la pêche, ni la table, ni le jeu, ni le -cheval ; il aime sa femme. On l’a tâté sur les -honneurs ; les hommes influents de notre parti -lui ont offert une candidature : inutile ! Il n’a -d’autre ambition que de garder sa femme pour -lui seul. Je ne sais pas s’il a bien fait de rabrouer -si violemment tous ceux qui l’attaquaient -avec des armes courtoises : il s’est -donné des ennemis. Sa roideur a blessé des -personnes considérables et des gens d’esprit. -Il pourrait lui en coûter cher un jour ou l’autre. -Tel qui a désarmé devant la férocité du -monstre, conserve un levain de rancune au -fond du cœur. Vous savez qu’en général un -soupirant évincé se console en voyant la défaite -des autres : il n’en est pas de même autour -de Bonnefont. Les vaincus s’entasseraient au -besoin dans les fossés du château pour faire la -courte échelle. Et si jamais un jeune audacieux -pénètre dans la place, on illuminera le département.</p> - -<p>Je suis trop nouveau dans le pays pour connaître -exactement l’état des affaires ; mais -j’observe, je devine, et voici, chère Clarisse, ce -que j’ai cru voir aujourd’hui. Vous êtes éminemment -femme ; vous éclaircirez donc en -moins de cinq minutes <i>ce</i> mystère qui me tient -ébahi et perplexe depuis quatre heures du -soir.</p> - -<p>Hier, à dîner, Auguste nous a dit en se frottant -les mains qu’il tenait enfin le bois Moreau. -C’est une enclave qui l’exaspère. Pensez donc ! -un méchant boqueteau de six arpents, à cinq -cents mètres du château, juste au milieu d’un bien -de mille hectares ! Le vieux Moreau ne -voulait vendre à aucun prix. Il est riche : ancien -intendant des Saintré, qui ont six cent -mille livres de rente ! Item, il est chasseur, et -ce bouquet de bois, au cœur d’une admirable -chasse en plaine, devient dès l’ouverture, un -vrai parc à gibier. Par quelle inspiration d’en -haut le bonhomme, à brûle-pourpoint, prend-il -le parti de vendre ? Sa vue baisse, dit Auguste, -il a des rhumatismes, il ne chassera -plus. Un vieil oncle fait observer que Moreau a -pourtant pris un permis comme à l’ordinaire. -Toujours est-il que sa visite était annoncée -pour aujourd’hui, et qu’il est arrivé ponctuellement -à deux heures, avec le notaire des -Saintré.</p> - -<p>Vers la même heure, Mme de Gambey m’a -présenté, non sans emphase, « M. Louis de -Saintré, un de nos meilleurs amis. » Ce jeune -homme m’a paru bien ; peut-être un peu trop -pâle. Il est des bons Saintré ; nous n’avons rien -de plus pur en France. Vous avez rencontré la -douairière dans le monde : une femme de cinquante -ans, encore fraîche, qui a fait parler -d’elle ; elle a pris la haute dévotion depuis la -mort du contre-amiral Toupart ; son salon est -le rendez-vous de tous nos hommes politiques. -C’est elle qui a lâché cette fameuse impertinence -au garde des sceaux dans je ne sais plus -quel salon mixte, à l’hôtel Lambert, je crois. -Enfin, ma belle amie, vous ne connaissez -qu’elle, quoiqu’elle n’ait plus d’hôtel à Paris -et qu’elle y vienne assez peu depuis 48. C’est -une Briancourt, des Briancourt de Lorraine ; -vous y voilà, pas vrai ? Alors n’en parlons -plus.</p> - -<p>Ce jeune homme, qui court sur ses vingt-trois -ans, est réservé à des destinées presque -royales. L’influence de la famille est énorme -dans le département : songez que les baux de -leurs fermiers n’ont pas été augmentés d’un -sou depuis 1816 ! C’est du délire en administration ; -en politique c’est du génie. Ils auront -deux millions de rente quand bon leur semblera ; -ils aiment mieux avoir deux ou trois -cents personnes qui se feraient tuer pour eux -au moindre signe. M. de Saintré est fiancé depuis -sept ans à la princesse Wilhelmine, fille -unique du prince de Grossenstein, un petit -souverain médiatisé par la Prusse : on attend -qu’elle ait seize ans et que lui-même soit converti -aux idées matrimoniales.</p> - -<p>L’éducation des Bons Pères, si admirable à -tous les points de vue, a produit, dit-on, sur -son cœur, un singulier effet. Lorsqu’il est revenu -à Saintré, chargé de ses dernières couronnes, -toute la province a loué sa bonne -mine, son grand air, son instruction profonde, -sa voix belle et bien disciplinée, ses talents, -son adresse à tous les exercices du corps ; mais -son humeur et ses habitudes parurent étranges. -Il parlait peu, cherchait la solitude, et témoignait -pour les femmes les plus jolies et les -mieux nées une insurmontable aversion. La -chose allait si loin qu’on réunit le conseil de -famille et que l’oncle Briancourt, celui qui a -fait campagne avec Pimodan contre les insurgés -de Hongrie, lui lava la tête à grande eau. Ses -parents l’envoyèrent d’autorité à Paris ; ce vieux -reître de Briancourt le fit admettre au cercle le -plus jeune et le moins collet-monté, mais on -assure qu’il revint comme il était parti. C’est -seulement depuis six mois qu’il ose regarder -les femmes en face ; non pas toutes, dit-on, mais -du moins Mme de Brescia.</p> - -<p>Je crois qu’il l’aime ; j’en suis presque sûr ; -mais s’est-il déclaré ? A-t-il écrit ? A-t-il parlé -par ambassadeur ? ou par ambassadrice ? Qu’en -pense la dame de ses pensées ? Tout cela est -encore lettre close pour moi. Le seul point -démontré, c’est qu’il n’a rien obtenu, sauf peut-être -un serrement de main, une faveur sans -gravité mais non sans conséquence. Rien n’est -sans conséquence pour une femme gardée à vue, -qui concentre tout dans son cœur. L’explosion -d’un sentiment comprimé est plus soudaine et -plus terrible que la vapeur, le gaz et la poudre. -Souvenez-vous, chère Clarisse ! Il y avait un an -que vous refusiez de venir rue de Sèze, lorsqu’on -vous y décida tout à coup en vous défendant -de me recevoir !</p> - -<p>J’avais échangé quelques phrases banales -avec le dernier rejeton des Saintré, et je me -promenais seul dans le parc, rêvant à vous et -cueillant des noisettes. C’est un plaisir exquis ; -je regrette qu’on l’ait gâté, ou tout au moins -déconsidéré par des plaisanteries d’estaminet. -Je ne sais pas de récréation qui s’accommode -mieux à la mélancolie d’un homme isolé. Quand -je suis loin de vous, dans cet aimable mois de -septembre, je passe des journées entières dans -un parc, cherchant les noisetiers qu’un reflet -jaunissant distingue déjà des autres arbres. Je -m’arrête devant une touffe de longues tiges, un -peu dépouillées dans le haut, je ploie sans grand -effort les belles branches élastiques et je glane -çà et là quelque bouquet de fruits qui a oublié -de tomber. Quelquefois je rencontre un arbre -moins précoce que les autres ; les noisettes y -sont encore toutes, mais bien mûres, bien dorées -et prêtes à me choir en main. Je fonds sur -elles et je remplis mes poches avec une joie -d’enfant. Mais c’est un plaisir si léger, si superficiel, -si extérieur à l’homme, qu’il ne détourne -pas un instant ma pensée de son rêve -favori. Ce n’est pas comme la chasse qui fatigue, -qui absorbe et qui met la vanité en jeu. -Je comparerais plutôt cette distraction à la -pêche. Encore assure-t-on que certains pêcheurs -à la ligne oublient leurs femmes ou -leurs maîtresses durant des jours entiers.</p> - -<p>En gravissant une pente boisée, je me retournai -par hasard et je vis un spectacle charmant. -Le parc était beaucoup plus animé qu’à -l’ordinaire : les visiteurs des deux sexes, presque -tous vêtus d’étoffes claires, s’y groupaient -capricieusement, assis, debout, couchés sur -l’herbe : on aurait dit un salon plus vaste, -plus brillant et surtout plus haut de plafond -que nos appartements d’hiver. Mme de Saintive -organisait une espèce de Colin-Maillard sur la -grande pelouse ; sa mère offrait des glaces à -vingt personnes réunies au pied du vieux tulipier. -Ma cousine Ottilie pêchait à la ligne dans -la pièce d’eau. Un beau laquais en grande livrée -se tenait respectueusement à quatre pas -derrière elle, pour attacher les vers ou détacher -le poisson. Je fus d’abord un peu surpris -de la voir seule et comme délaissée, mais -elle fit un mouvement et j’aperçus M. de -Saintré. Il était reconnaissable à son vêtement -d’une blancheur éclatante et à certain chapeau -de Panama, large comme une ombrelle et dont -la finesse miraculeuse m’avait frappé. Décidément -il n’est plus trop engourdi, ce beau -jeune homme ; il abondait en gestes et semblait -fort animé. Par quel hasard ou quel complot -ces deux personnes se trouvaient-elles isolées ? -Les tantes puce qui semblent deux dragons -attachés à la personne d’Ottilie étaient retenues -à plus de cinq cents pas. Les respectables -hôtes du château semblaient accaparés en gros -ou en détail par les visiteurs du jeudi : si je -ne craignais pas de vous faire hausser les -plus belles épaules du monde, je dirais que -cent individus s’étaient donné le mot pour -procurer, prolonger et protéger un simple tête-à-tête.</p> - -<p>Je méditais sur ce mystère et j’oubliais les -noisettes, quand mon cousin Auguste descendit -ou plutôt sauta d’un bond le magnifique -perron de son château. Un sanglier ne débuche -pas plus résolûment ni plus vite. Il courut à -sa femme à travers les massifs, les corbeilles, -les groupes de comparses, en homme à qui -tous les chemins sont bons s’ils conduisent au -but. Un grand trouble se manifesta dans la -foule ; je vis ou je crus voir ma cousine repousser -vivement M. de Saintré qui lui tenait la -main. Les deux hommes se saluèrent ; Mme de -Gambey accourut ; il se fit un groupe autour de -mes personnages, et je ne distinguai plus -qu’un mélange de coups de chapeau, de poignées -de main et de révérences. Tout cela -m’intriguait un peu ; je descendis, coupant au -court par une taille de trois ans qui confine à la -Faisanderie.</p> - -<p>Mais j’avais compté sans les ronces et toutes -ces broussailles qui font les délices du lapin. -Il me fallut un bon quart d’heure pour me -ravoir de ce fouillis. Lorsqu’enfin je rentrai en -possession de moi-même, je tombai sur Auguste -et sa femme qui montaient vers la Faisanderie -en échangeant les regards les plus -doux. Cependant ma cousine était émue ; quelque -chose m’avertit qu’elle ne se promenait -pas pour son plaisir. En me voyant, elle se mit -à rire, mais d’un ton qui aurait pu être plus -naturel. « Comme vous voilà fait ! me dit-elle -en quittant le bras de son mari. Cette fureur -de noisettes vous perdra : vous êtes tout cousu -de toiles d’araignées. » Elle fit le semblant -d’épousseter quelque chose au bord de mon -chapeau, et me siffla trois mots à l’oreille :</p> - -<p>« Ma bague… dans l’eau… cherchez ! »</p> - -<p>Je jetai les yeux sur sa main gauche ; les -petites perles n’y étaient plus.</p> - -<p>Cette rencontre ne dura pas en tout une seconde. -Je répondis je ne sais quoi et je courus -à la pièce d’eau.</p> - -<p>Évidemment la pauvre petite avait donné la -main à M. de Saintré. La brusque arrivée du -mari, un mouvement d’effroi, peut-être aussi -la maladresse du jeune homme aura fait tomber -cet anneau de fiançailles, trop élargi par l’orfévre -de Mareuil. Elle tremble que cet accident -n’exaspère la jalousie d’Auguste, et moi qui -connais le paroissien, j’avoue qu’elle a raison. -Il faut absolument que cette bague se retrouve -avant le dîner. Grâce à Dieu, la pièce d’eau -n’est pas profonde, mais il y a de la vase au -fond ; le parc est plein de gens ; d’ailleurs j’ai -chaud, l’eau est froide, je ne m’appartiens pas. -Et que diable, ce n’est pas à moi de payer les -frais de la guerre. Si quelqu’un doit prendre -un bain, c’est M. de Saintré. Je le cherche et je -le trouve, errant autour du château comme une -âme en peine. Les groupes se sont reformés -tant bien que mal ; quelques visiteurs sont -partis, les autres causent activement.</p> - -<p>Je prends le jeune homme par le bras et je -lui dis sans tergiverser : « C’est grand dommage : -vous allez salir votre pantalon blanc et -perdre un chapeau de cent louis ; mais gagnons -la pièce d’eau et laissez-vous-y tomber à la -minute. »</p> - -<p>Il me regarde et me prend pour un fou. Je -poursuis : « A quel endroit vous teniez-vous -avec elle ? Sa bague a glissé là ; il faut la retrouver.</p> - -<p>— Bien, me dit-il avec calme : l’eau est -claire ; la pièce d’eau n’est pas profonde sur -les bords ; ce n’est qu’un rhume à prendre ; -ayons l’air de causer. » Ce jeune homme a du -sang-froid. A son âge, j’aurais provoqué le -mari, enlevé la femme ou fait quelque autre -sottise. L’herbe foulée et trois malheureux -poissons qui frétillent encore nous désignent -l’endroit où l’accident est arrivé. Je me penche -sur le bord, je vois la bague et je la lui montre : -elle est sous un mètre d’eau tout au plus. -Mais vingt-cinq ou trente personnes ont l’œil -sur nous ; on se promène sur nos talons ; ni les -amis d’Auguste ni ceux de la pauvre enfant ne -nous perdent de vue, et le mari peut arriver -d’un moment à l’autre. Que diable peut-il faire -à la Faisanderie ?</p> - -<p>M. de Saintré ramasse une petite carpe, lui -dit un mot de pitié, la lance à l’eau par un -geste superbe et s’y jette avec elle. Un cri s’élève -de tout le parc ; on accourt de tous côtés. -Le jeune homme a glissé dans la vase du fond, -il tombe sur les deux mains, tâtonne un seul -instant, se relève, me tend le poing et saute -légèrement sur la berge. Il est souillé à faire -rire et mouillé à faire peine ; ses dents claquent ; -il court en grelottant vers la cour des remises -et se jette dans la première voiture en partance. -Il toussera demain, mais tant pis ! La -bague aux perles est dans ma poche. Ottilie -peut redescendre. Où donc a-t-elle emmené -son mari ?</p> - -<p>Où ? Sa mère me l’a conté, ma chère Clarisse, -mais je ne vous le dirai point, car votre cœur -honnête et fier ne consentirait jamais à le -croire.</p> - -<p>Femmes ! femmes ! femmes ! En voilà une -qui est adorée d’un jeune homme charmant, -qui commence sans doute à l’aimer ; qui ne -peut pas en conscience préférer ce vieux Brescia -farouche à ce jeune et galant Saintré : et -pour retrouver une bague, pour gagner une -demi-heure, pour retenir son mari loin de la -pièce d’eau…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Clarisse, ma bien-aimée, écrivez-moi que -malgré le temps, la distance et les circonstances, -vous serez toujours à moi, rien qu’à moi !</p> - -<p>Je vous baise les mains… Non ! je baise -vos petits pieds. Ils n’ont jamais porté de -bagues.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Raoul.</span></p> - - -<p class="c gap small">FIN.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE.</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Turco</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Bal des artistes</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch2">123</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Poivre</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch3">151</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Ouverture au château</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch4">167</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Tout Paris</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch5">197</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">La Chambre d’ami</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch6">219</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Chasse allemande</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch7">249</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L’inspection générale</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch8">261</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Les cinq perles</span></td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch9">291</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE.</p> - - -<p class="c gap small">7889. — Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9.</p> - - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TURCO ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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