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-The Project Gutenberg eBook of La Poupée Sanglante, by Gaston Leroux
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: La Poupée Sanglante
-
-Author: Gaston Leroux
-
-Release Date: July 20, 2021 [eBook #65878]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously
- made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE ***
-
-GASTON LEROUX
-
-
-
-
-LA
-
-POUPÉE SANGLANTE
-
-
-
-
-ROMAN
-
-D'AVENTURES ET DE MYSTÈRE
-
-
-
-
-Éditions JULES TALLANDIER, PARIS
-75, Rue Dareau (XIVe)
-
-
-
-
-Copyright
-
-by Gaston Leroux 1924
-
-Tous droits de traduction, de reproduction et
-d'adaptation réservés pour tous pays.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-Chapitre
-
-I. Derrière les rideaux
-II. Où Bénédict Masson n'est pas au bout de ses étonnements
-III. N'aurait-elle qu'un métronome sous son corsage?
-IV. La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en
-colère
-V. Tu viens t'asseoir et tu lances des œillades minaudières
-VI. La marquise de Coulteray
-VII. Le marquis
-VIII. Où l'on reparle de Gabriel
-IX. Dorga
-X. L'autre chose
-XI. «Priez pour elle!»
-XII. L'homme aux bras rouges
-XIII. Une mystérieuse blessure
-XIV. Veillée
-XV. La catastrophe
-XVI. La maison de campagne de Bénédict Masson
-XVII. La septième
-XVIII. Des nouvelles de la marquise
-XIX. La preuve
-XX. Ce qu'il advint de la septième
-XXI. «Je suis innocent!»
-XXII. Dernières nouvelles de la marquise
-XXIII. Le château de Coulteray
-XXIV. Drouine, gardien des morts
-XXV. Minuit
-XXVI. L'échafaud
-
-
-
-
-LA POUPÉE SANGLANTE
-
-
-
-
-I
-
-DERRIÈRE LES RIDEAUX
-
-
-Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés,
-les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l'Ile-Saint-Louis.
-Bénédict Masson était relieur d'art, ce qui ne l'empêchait pas de
-vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de
-papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la
-capitale, qui semble défendue par sa ceinture d'eau de cette éternelle
-bacchanale que l'on est convenu d'appeler la vie parisienne.
-
-Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui
-s'appelait--il n'y a pas bien longtemps encore--la rue du
-Saint-Sacrement-en-l'Isle, à l'ombre de vieux hôtels qui furent, il y
-a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont
-ouverts ou plutôt entr'ouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques
-débits, un modeste magasin d'horlogerie, dans la prétention
-exorbitante d'y entretenir un semblant de vie... Eh bien! c'est de cette
-petite rue, habitée par notre relieur, c'est de ce quartier qui
-semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu'est
-sortie l'une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à
-tout prendre, la plus sublime! Sublime, l'aventure de Bénédict Masson
-l'a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans
-l'histoire de l'Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut
-aussi épouvantable... et Paris, qui n'en a surtout connu que
-l'épouvante, en tressaille encore.
-
-Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine.
-Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons
-que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous
-pouvons envisager cette vérité que dans l'Ile-Saint-Louis, plus que
-partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le
-domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et
-de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de
-tout temps, élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier,
-Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs
-pénates. À l'angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la
-rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d'une niche, une Vierge
-mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre
-Bénédict Masson, qui n'était pas seulement relieur d'art, mais
-poète,--un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces
-temps-ci qui sont troubles,--prétendait habiter la chambre même où
-avait vécu quelque temps--et souffert--l'auteur des _Fleurs du mal!_
-
-Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.
-
-Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par
-lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon
-supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres
-événements d'une existence qui, _apparemment_, semblait s'être
-déroulée, jusqu'au jour où nous sommes arrivés--Bénédict Masson
-pouvait avoir dans les trente-cinq ans--dans la plus terne monotonie. Je
-souligne le mot _apparemment_ parce qu'il s'est trouvé des gens pour
-prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient
-été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce
-qui pouvait faire croire à l'innocence d'un monstre qui vivait dans la
-crainte perpétuelle que l'on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont
-prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des
-raisons, mais avaient-ils raison? C'est ce que nous verrons un jour.
-
-Pour moi, j'ai toujours été frappé de l'accent de sincérité qui se
-trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans
-leurs passages les plus désordonnés.
-
-À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été
-chaude; le printemps, cette année-là, était l'un des plus précoces
-qu'on eût vus depuis longtemps à Paris.
-
-Il est neuf heures du soir; dans ce coin de rue déserte, noyée
-d'ombre, le dernier bruit qui s'est fait entendre a été le timbre de
-la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu'elle fermait
-elle-même après avoir mis le volet...
-
-De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de
-l'horloger...
-
-La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle
-du vieux Norbert que l'on ne voyait guère sortir que le dimanche pour
-aller à l'office à Saint-Louis-en-l'Ile, avec sa fille et son neveu.
-
-Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge
-verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des
-travaux qui, au surplus, dans la partie, l'avaient déjà rendu
-célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire
-sa fortune, mais qui n'avait réussi qu'à le dégoûter à jamais des
-hommes d'affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour
-l'art, à la poursuite d'une chimère où d'autres, avant lui, avaient
-laissé leur raison.
-
-Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce,
-s'entretenaient de lui avec une condescendance attristée; les plus
-renseignés parlaient d'une sorte «d'échappement» contraire à toutes
-les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux
-prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C'était tout dire!
-
-En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage
-d'horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes
-jusqu'alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres,
-des roues carrées. Cependant les habitants de l'île affirmaient que ce
-«mouvement» durait depuis des années et qu'il ne le remontait jamais.
-Mlle Barescat, la mercière, en eût mis «sa main au feu». Bref, entre
-le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure
-d'un personnage un peu diabolique.
-
-Ce soir-là, Bénédict Masson n'avait d'yeux, derrière ses rideaux,
-que pour la boutique de l'horloger, et nous pouvons dire tout de suite
-que ce n'était point la vue du vieux Norbert qui l'empêchait de
-travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l'atelier.
-
-Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict
-Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.
-
-La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me
-la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie; la
-voilà telle que Dieu l'a faite pour mon cœur d'homme avide de beauté
-et de mystère. Non, non, en vérité, il n'y a rien de plus beau au
-monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au
-monde. Qu'y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond
-et de plus insondable? Les flots en furie m'intéressent, mais une mer
-calme m'épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m'effrayent et
-m'attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c'est l'abîme.
-
-Mais les imbéciles ne comprennent pas cela... Qui comprendrait
-Christine? Pas son vieil abruti d'horloger de père, assurément,
-toujours penché sur ses roues carrées et qui n'a peut-être pas _vu_
-sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de
-Jacques, le phénomène de l'École de médecine, oui: un sujet
-exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à
-la Faculté, oh! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre
-volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de
-l'amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la _voit_ pas! Il y en a
-des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu'elle est belle, mais
-je suis le seul à la _voir_, moi, Bénédict Masson!
-
-Cette fille-là n'a rien à faire avec les poulettes d'aujourd'hui: la
-taille et l'air d'une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que
-moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure
-aux reflets de vieux cuivre; quand elle suspend à la patère le chapeau
-dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure
-et tout le mouvement du bras de l'amazone du Capitole, ce qui n'est pas
-peu dire à mon goût, car je n'ai jamais vu, dans tous mes voyages,
-d'aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes,
-la pensée ne peut s'y attacher sans être en flamme, pour peu qu'on
-l'ait vue marcher, se déplacer: c'est à baiser la trace de ses pas.
-
-Quant au visage, il est d'un ovale parfait, mais le nez a heureusement
-une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette
-régularité; le dessin de la bouche est d'une pureté angélique, la
-lèvre n'est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette
-belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de
-modelage pour vivre, ne devrait avoir d'autre modèle qu'elle-même.
-
-Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'il
-y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert
-sombre pailletés d'or... il y a, au fond de ces yeux-là, il y a--je
-vais vous le dire--l'étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera
-jamais: de vivre--elle qui était faite pour l'Olympe--au fond de cette
-misérable boutique de l'Ile-Saint-Louis, entre cet horloger et ce
-carabin! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle
-se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah!
-misère! comment ne se suicide-t-elle pas?... C'est qu'elle est en même
-temps la Beauté et la Vertu! Magnifique comme une statue païenne, sage
-comme une image de missel! Ah! il n'y a rien à dire! C'est la madone de
-l'Ile-Saint-Louis!... Eh bien! écoutez! voilà ce qui m'est arrivé, ce
-soir...
-
-Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n'habitent pas sur la rue. Il
-n'y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé
-de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l'avais jamais vu. À
-l'exception d'une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne
-ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j'ai trouvé le moyen
-d'apercevoir le pavillon... Oui, cette nuit même, après que les
-lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une
-échelle dans le grenier de la maison que j'habite et, par une lucarne,
-j'ai vu!
-
-Le pavillon a deux étages... le deuxième étage est transformé en une
-sorte d'atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois
-extérieur. L'horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche
-dans l'atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine
-resta plus d'une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de
-l'atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un
-amoureux! Soudain, elle quitta le balcon et, d'un pas furtif, descendit
-quelques marches de l'escalier. Puis elle s'arrêta et prêta l'oreille
-du côté de l'appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle
-remonta, toujours avec de grandes précautions; elle pénétra dans
-l'atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond,
-sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l'armoire. Et je vis
-sortir de cette armoire un homme, qu'elle embrassa. Et puis je ne vis
-plus rien, car elle s'était empressée de fermer la porte-fenêtre et
-de tirer les rideaux.
-
-
-
-
-II
-
-OÙ BÉNÉDICT MASSON N'EST PAS AU BOUT
-DE SES ÉTONNEMENTS
-
-
-La nuit que je passai, il est facile de l'imaginer! Moi qui avais tout
-vu dans le regard de Christine, je n'avais pas prévu cela: un monsieur
-caché dans une armoire! Décidément je ne serai jamais qu'un poète,
-c'est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde: «--Tu étais
-tout pour moi, mon amour; pour toi mon âme languissait--tout pour moi:
-une île verte dans la mer,--une fontaine et un autel tout enguirlandé
-de fruits et de fleurs féeriques!--Mais je n'avais pas prévu cela: le
-monsieur dans l'armoire!--Désormais la coupe d'or est brisée! que le
-glas sonne! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir!... Une
-de plus!... Ah! les filles de Satan!...»
-
-Eh bien! je vais vous dire: cette nuit d'insomnie ne fut pas remplie
-seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais
-aussi par une espèce d'allégresse diabolique, et vous allez comprendre
-tout de suite ce sentiment complexe. J'adorais Christine non seulement
-comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je
-l'aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes... et là
-était mon supplice, car cette femme, je savais qu'elle ne serait jamais
-à moi, qu'elle ne m'aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être
-jamais en approcher; mais l'atrocité de cette absolue certitude était
-encore doublée par l'idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le
-carabin d'en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie,
-se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les
-justes noces!
-
-Or, le monsieur de l'armoire, que j'aurais tué comme un chien,
-l'occasion s'en présentant, tout de même, je lui en voulais moins
-qu'à l'autre, car il me vengeait et comment!...
-
-Et voici qu'il est temps que je vous dise pourquoi je n'avais aucun
-espoir du côté de Christine; cela tient en trois mots:
-
-... _Je suis laid!_
-
-Le cousin non plus n'est pas beau: il est quelconque, ce qui, à mes
-yeux, est pire... son Jacques--je l'ai bien observé quand il passe sous
-mes fenêtres--a la taille plutôt épaisse; c'est un petit homme court,
-dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes
-saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d'une courte
-barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des
-tout petits enfants; quand il se découvre, il montre un crâne déjà
-dénudé par l'étude. Voilà le héros! Ça n'est pas grand'chose; mais
-enfin, ça n'est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça
-peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre!... je suis
-d'une laideur terrible. Pourquoi terrible? _Parce que toutes les femmes
-me fuient!_
-
-Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela? Jamais mes
-bras ne se sont refermés sur une femme! Elles n'ont pas pu! L'idée que
-je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante! C'est
-comme je vous le dis... je n'exagère rien!... Ah! misère! misère!
-comme dit l'autre: «Une vie de feu bout dans mes veines!... Chaque
-femme serait pour moi le don d'un monde!... j'entends à la fois mille
-rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les
-éléphants de l'Hindoustan et prendre pour cure-dents la flèche de la
-cathédrale de Strasbourg! La vie est le bien suprême!» Et moi je ne
-puis pas vivre!...
-
-Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau? Pourquoi cette
-asymétrie entre les deux côtés de mon visage? (mon visage!), cette
-proéminence effrayante des sourcils, cette avancée subite de la
-mâchoire inférieure? Pourquoi ce chaos? _L'Homme qui rit_ était bien
-heureux. Au moins, il riait! il riait pour les autres!... Mais moi,
-qu'est-ce que je suis pour les autres? Ni celui qui rit, ni celui qui
-pleure! Ma face est un mystère épouvantable!
-
-Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m'entraînera peut-être
-plus loin que je ne le désirerais?...
-
-Ma foi! dans l'état d'esprit où je suis, qu'ai-je à craindre?
-qu'ai-je à redouter? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure
-peut m'arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit!... Je
-n'avais plus qu'une raison de vivre: voir Christine!... Depuis que je
-l'ai vue embrasser un monsieur qu'elle cache dans une armoire, comme
-disent les matelots: «À Dieu vat!»...
-
-Eh bien! il n'y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid
-que cela! Il y a encore deux ans, je m'imaginais que ma figure n'était
-point, nécessairement, pour tout le monde un objet d'horreur! Je savais
-bien, hélas! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j'avais encore
-des illusions... Réfugié dans ma tour d'ivoire, devant ma glace, je me
-prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil,
-de trois quarts, je me faisais des mines, j'essayais différentes
-façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il
-n'eût pas été déshonorant de se rapprocher... J'en étais arrivé à
-me dire, par exemple, que je n'étais pas beaucoup plus laid que
-Verlaine... qui a été aimé, qui a su ce que c'est que l'amour, tout
-l'amour, si on l'en croit...
-
-«Ah! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos
-bouches!... qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir!» etc...
-
-Ah! la bouche de Verlaine! Paix à ses cendres, c'est _mon_ plus grand
-poète!...
-
-Tout de même, je me disais: S'il a été aimé, ça n'est certes pas
-pour sa beauté! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire
-uniquement par le rêve, par le rêve d'un poète, par ce que contient
-de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une
-nature ironique et marâtre. Le tout est d'avoir l'occasion de se faire
-comprendre! Cette occasion, voilà comme je la fis naître...
-
-À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j'avais eu un
-joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix.
-Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des
-élèves femmes. Je n'eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain,
-une jeune fille se présentait: Mlle Henriette Havard, charmante,
-paraissant fort intelligente, disant qu'elle avait perdu mes parents,
-qu'elle était à charge à une vieille tante et qu'elle voulait gagner
-sa vie. Elle me proposait d'être en même temps mon élève et mon
-employée. L'affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris
-une petite villa, à l'orée d'un bois, à quelques pas d'un étang,
-dans un endroit assez désert; mais j'aime la solitude; j'imaginai sans
-peine que je l'aimerais davantage avec cette jolie fille. C'est là, du
-reste, que je travaillais tous les étés. J'y donnai rendez-vous à
-Henriette pour le lendemain.
-
-Ce soir-là, je m'étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la
-campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain,
-je ne la revis plus!... Je l'attendis trois jours. Elle m'avait donné
-l'adresse de sa tante. J'allai chez cette tante et lui demandai des
-nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d'indifférence, du
-reste, qu'elle ne l'avait pas revue. Je n'insistai pas. Je ne voulais
-pas avoir l'air plus inquiet qu'elle-même.
-
-Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, Mme
-Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie... Elle resta
-chez moi un jour... Cette fois, ce fut un monsieur dans les cinquante
-ans, qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des questions
-sur Mme Claire. Je lui répondis que je n'avais plus eu de ses nouvelles
-depuis son départ de chez moi. Il s'en alla, fort triste.
-
-Eh bien, j'ai encore eu quatre élèves femmes... L'une est restée cinq
-jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est
-restée trois semaines. Avec celle-ci, j'ai pu croire que le miracle
-allait s'accomplir; eh bien, au dernier moment, elle s'est éclipsée,
-comme les autres!
-
-Pour cette dernière, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une
-enquête... je n'ai pu savoir, nul n'a pu savoir ce qu'elle était
-devenue! Cette fois, je ne cacherai pas qu'une angoisse sourde,
-démesurée, commença de m'étreindre... _Je n'osai pas faire remonter
-mon enquête plus haut_, redoutant d'apprendre que les trois autres
-aussi avaient disparu! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance,
-c'était suffisant!...
-
-Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais
-qu'elles me fuient jusqu'au bout du monde, qu'elles me fuient jusqu'à
-disparaître, qu'elles me fuient jusqu'au suicide, cela dépasse tout!
-tout! Qu'imaginer? qu'imaginer en dehors de ces hypothèses?...
-Mettez-vous à ma place! C'est épouvantable!... Encore si, pour une
-raison ou pour une autre, _pour six autres raisons_, elles s'étaient
-toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais _on ne les a
-retrouvées ni mortes, ni vivantes!_
-
-Mon Dieu! je parle comme si j'étais sûr du sort des trois autres!...
-Eh bien oui! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les
-lie toutes les six... le même mystère de mort!... Et personne ne se
-doute de cela, que moi!... Heureusement!... Tout cela est tellement
-formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser!...
-J'avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c'était de
-m'absorber dans la vision et dans l'amour de Christine!... Et
-maintenant!...
-
-Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l'horloger... C'est
-aujourd'hui dimanche, _elle_ va sortir tout à l'heure pour aller à la
-messe, entre son père et le carabin!... La voilà! la voilà avec son
-grand air d'archiduchesse, et son front de madone et son calme regard!
-Le carabin lui porte son livre de messe!... Ah! moi aussi j'irais bien
-à confesse, pour elle!... Mais aujourd'hui je ne les suivrai pas!... Je
-reste derrière mes rideaux... Assurément je vais voir sortir l'homme
-de cette nuit! Je veux savoir qui est son amant! Après on verra ce
-qu'on en fera!
-
-Voilà une demi-heure que j'attends qu'il sorte... et toujours rien!
-Aujourd'hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois.
-Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne
-s'ouvre pas!... Qu'attend-il?... La rue est déserte, tout à fait
-déserte... Et il ne peut sortir que par cette porte... Cette partie de
-l'immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu'elle
-n'offre pas d'autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils
-vivent enfermés là dedans comme dans une prison, et le jardin
-intérieur, si tant est que l'on puisse donner ce nom à un
-quadrilatère planté de trois arbres, m'a produit l'effet d'un préau,
-entre ses deux hauts murs qui l'étreignent et le défendent du regard.
-Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l'horloger et sa
-famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray,
-dont l'entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient
-toujours--événement unique dont tous les anciens hôtels de
-l'Ile-Saint-Louis ne sauraient offrir d'autre exemple--au dernier
-représentant d'une famille illustre, comme on sait, à bien des titres,
-au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez
-récemment, à la suite d'un voyage qu'il fit aux Indes anglaises, à la
-fille cadette du gouverneur de Delhi, miss Bessie Clavendish.
-
-J'ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis
-et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto,
-qu'éclairait une lampe électrique intérieure: la marquise est une
-toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée
-d'intérêt, à cause d'une certaine beauté diaphane propre à quelques
-Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette
-époque de sports.
-
-À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de
-ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien
-vivante; dans sa face rose où circule un sang généreux, brille un
-regard bleu d'acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un
-homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est
-l'arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis
-XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait
-point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s'en
-sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la
-propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où
-elle s'était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire.
-C'est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la
-vertueuse Christine reçoit son amant.
-
-Celui-ci, dont je continue de surveiller l'apparition sur le seuil qu'il
-doit forcément franchir pour sortir de sa prison d'amour me fait bien
-attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l'heure se passe sans que
-j'aie vu s'entr'ouvrir la porte de l'horloger. Et l'horloger lui-même
-revient de la messe avec la fière Christine et l'intrépide fiancé.
-
-Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire
-en attendant la nuit prochaine et les revanches qu'il s'en promet!
-
-Cette idée, dois-je l'avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes
-esprits, d'autant que je pense à une chose, c'est que si je n'ai point
-vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l'ai point vu entrer
-non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de
-temps dure cette étrange idylle au fond d'une armoire!
-
-Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général
-et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur
-est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le
-soulagement de mon âme et de la conscience universelle! Je ne sortirai
-pas d'aujourd'hui!...
-
-_Cinq heures._--Ce qui vient de m'arriver est bien la dernière des
-choses à laquelle je m'attendais! Elle est venue! Elle est venue ici!
-Mais n'anticipons pas, car tout vaut la peine d'être raconté et je
-sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements!
-
-D'ordinaire, l'après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et
-Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite
-promenade; aujourd'hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls; la
-fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques
-bonnes paroles qu'elle soulignait de son sourire de souveraine, puis
-elle a refermé la porte de la boutique et moi je n'ai fait qu'un bond
-jusqu'à mon observatoire, là-haut, sous les toits.
-
-Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et
-gravir l'escalier extérieur qui conduit à l'atelier, au dernier étage
-du pavillon du fond; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte
-sur le balcon et j'apercevais l'armoire; elle l'ouvrit sans hésitation
-et l'homme en sortit.
-
-Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l'oreille; sans
-doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute
-fâcheuse présence et qu'elle leur appartenait pour quelques heures,
-car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il
-s'appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde
-méditation.
-
-Cette fois, je le voyais bien et en détail. Matin! elle sait les
-choisir, ses amants, la belle Christine! En voilà un tout à fait à sa
-taille et tel que je n'imagine point qu'une fille d'Ève puisse en
-désirer de plus beau au monde! Ah! quand j'ai vu cette royale figure,
-ce magnifique morceau d'humanité, je jure que j'ai maudit le Créateur
-qui m'a fait ce qu'il m'a fait et qui a réservé pour celui-ci cette
-face de victoire!
-
-Cet homme est dans toute la force de l'âge; une harmonie parfaite
-dirige ses mouvements; rien ne semble l'émouvoir; à côté de lui
-Christine qui m'en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me
-paraît une petite folle; il est vrai que je ne la reconnais plus et
-qu'elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle
-l'appelle avec des gestes enfantins: Gabriel!
-
-Ma foi! il est beau comme l'ange Gabriel ce jeune homme de trente ans!
-Ah! comme ils sont beaux tous les deux! quel couple!
-
-Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car
-c'est bien encore là une chose pas ordinaire du tout! Il est enveloppé
-des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au
-temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d'alors, de
-petites bottes à revers. Si bien qu'en le voyant sortir de cette
-armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l'Ile-Saint-Louis,
-on eût pu croire assister à quelqu'une des aventures du chevalier de
-Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l'évasion
-de la royale prisonnière; il n'est point jusqu'à l'accoutrement de
-Christine qui se prête à l'illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette
-qu'elle a croisé sur son sein demi-nu.
-
-Quelle comédie se jouent-ils là? Comment cela a-t-il commencé?
-Comment cela finira-t-il? Où sommes-nous? Je n'y comprends plus rien!
-
-Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son
-appel. Gabriel descend l'escalier devant Christine...
-
-Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s'est assis sous
-le platane, devant une petite table garnie d'une nappe où se trouvent
-encore des fruits et des flacons. Je le vois mal, je la vois mieux,
-elle; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s'assied près de
-lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l'arbre me
-gêne. Ils ne bougent plus; ils restent ainsi tendrement l'un près de
-l'autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été
-des plus cruelles de ma vie.
-
-Ah! une tête de femme sur mon épaule! Et la tête de Christine!
-
-Si je pouvais lui manger le cœur, à l'autre!
-
-Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main; ils ont gravi
-l'escalier et elle lui tenait toujours la main, et c'est elle qui l'a
-entraîné dans l'atelier et qui en a refermé la porte.
-
-Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi! Et j'ai
-pleuré! oui! j'ai pleuré! Ces idiots de poètes disent qu'on pleure
-des larmes de sang. Je le saurais bien!
-
-Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C'était elle. Elle!
-Elle! Elle qui ne m'avait jamais adressé la parole! Elle qui avait
-toujours passé à côté de moi comme si je n'existais pas!
-
-J'ouvris en m'accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit
-chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être
-hideux!
-
-Elle eut cette pitié suprême de ne s'apercevoir de rien! Elle me dit
-avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m'enchante, m'écrase ou
-m'horripile: «Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste; je
-viens vous confier ce que j'ai de plus précieux dans ma bibliothèque,
-ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait!
-Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos
-maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque
-ouvrage.»
-
-Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui
-me restait, elle leva sa belle main pâle: «Non, pas aujourd'hui...
-Excusez-moi, je suis un peu pressée!» Et elle s'en fut avec son regard
-céleste et son front d'ange.
-
-Je n'avais pas prononcé une parole. J'étais comme anéanti. Tout
-équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de
-l'équilibre! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans
-une histoire pareille.
-
-_Deux heures du matin._--Effroyable!... Cette comédie ne pouvait
-décemment durer. Je viens d'assister au plus rapide et au plus sombre
-des drames. Il était un peu plus de minuit; j'étais là-haut,
-souffrant tous les supplices, tandis qu'une lumière, au dernier étage
-du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout
-à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j'ai vu
-paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l'escalier comme un
-chat, et puis d'un coup d'épaule, défonça la porte et il y eut la
-clameur de Christine: «Papa!»
-
-Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable,
-quelque chose comme un chenet de bronze qui s'abattit, tandis que
-Christine suppliait: «_Ne le tue pas! Ne le tue pas!_» Il y eut une
-forme bondissante--l'homme--qui vint crouler jusque sur le balcon en
-étendant les bras, tandis que l'arme terrible continuait à le
-fracasser.
-
-Et il ne bougea plus! Christine, délirante, s'était jetée sur sa
-poitrine.
-
-Et puis, il y eut un silence extraordinaire.
-
-Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou.
-
-À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se
-mêler à la scène. Alors, Christine se releva et dit: «Papa l'a
-tué!»
-
-Le vieux prononça distinctement: «_Il ne m'obéissait plus! et
-c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!_»
-
-Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans
-l'atelier où ils s'enfermèrent tous et où ils sont encore au moment
-où j'écris ces lignes.
-
-
-
-
-III
-
-N'AURAIT-ELLE QU'UN MÉTRONOME
-SOUS SON CORSAGE?
-
-
-Gabriel est mort! Gabriel est mort! Le vieux en a fait de la charpie!
-Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste
-s'expliquera après, si c'est absolument nécessaire, mais pour moi, il
-n'y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n'est plus entre moi et
-Christine! En serai-je beaucoup plus avancé? Peu importe! Mon cœur est
-rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu!
-
-Elle ne posera plus sa tête sur l'épaule de ce jeune homme, beau comme
-un demi-dieu, et je ne les verrai plus s'embrasser. Que vont-ils faire
-du cadavre? J'ai attendu toute la nuit, mais la porte de l'atelier ne
-s'est pas rouverte.
-
-Alors, n'en pouvant plus de fatigue et d'émotion, je suis redescendu
-chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une
-allégresse immense. Au réveil, j'avais l'âme encore en fête: Gabriel
-est mort!
-
-Oh! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée!
-
-Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine! Comment
-osé-je écrire de tels mots de feu! Me réjouir d'un lâche assassinat!
-Ah bah! moi aussi j'opte pour le principe de Schelling: «Les esprits
-supérieurs sont au-dessus des lois!» Suis-je un esprit supérieur?
-Peut-être oui? Peut-être non? Mais à coup sûr, _je suis un maudit
-supérieur!_
-
-Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres
-créatures... depuis que je suis au monde, Dieu m'a tenté! Attention!
-assez divagué!... assez se vautrer dans le sacrilège... Redescendons
-sur la terre... Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte
-de la boutique.
-
-D'ordinaire, à cette heure,--huit heures,--le vieux est déjà
-derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois
-n'a qu'à pousser la porte. Mais, aujourd'hui, les volets sont encore en
-place. La mère Langlois--que je connais bien puisqu'elle me sert, comme
-femme de ménage, moi aussi--est toute désemparée. Elle frappe. Elle
-frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C'est
-le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort toute de suite dans la
-rue, presque en courant! Il doit être en retard pour son cours. Je le
-regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît
-aussi insignifiant que tous les jours.
-
-La porte de la boutique est restée entr'ouverte; je n'aperçois plus le
-vieux! Ah! entrer là dedans! Moi qui sais! moi qui pourrais voir!...
-car on s'arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle!
-mais, moi!... Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon
-stock de peaux et je traverse la rue et j'entre dans la maison du
-crime... Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se
-trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère
-Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main,
-elle m'interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin.
-
-Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet
-événement extraordinaire: un audacieux a osé franchir les cinq
-mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez
-lui!
-
---Que voulez-vous, monsieur? finit-il par marmotter en fixant sur moi
-des yeux gris d'une hostilité aiguë.
-
---Monsieur, je suis le relieur.
-
---Mais je croyais que ma fille s'était entendue avec vous?
-
-Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d'après lesquelles je
-crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu'elle m'avait
-faite une importance _qui lui avait servi de prétexte à ne pas
-accompagner l'horloger et son neveu dans la promenade du dimanche._
-
-À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous:
-
---Laisse monter monsieur, papa!...
-
-Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du
-vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l'escalier
-qui conduisait à l'atelier sur le balcon duquel Christine restait
-penchée.
-
-Elle était aussi calme que je l'avais vue la veille chez moi et rien
-dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du
-terrible drame de la nuit.
-
-Quelles étaient mes pensées alors? Aurais-je pu le dire? J'allais me
-trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais
-qu'elle, Christine, son père et son fiancé--et leur victime--et cela
-quelques heures après l'assassinat! et c'était Christine elle-même
-qui, du geste le plus naturel, m'en poussait la porte.
-
-Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au
-plancher de l'atelier, à la table, au bahut, comme si je devais
-fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C'était enfantin!
-Du moment qu'elle me recevait là, c'est que le _nécessaire_ avait
-été fait! Le nécessaire? Le plancher ne paraissait même pas
-balayé... Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour
-pénétrait à flots n'eût pu retenir le regard le plus averti--le
-mien--_qui avait vu assassiner Gabriel!_
-
-Bien mieux: je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois,
-que le vieux et sa fille et le fiancé s'enfermaient là des heures et
-des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de
-mystère qui--je l'ai déjà fait entendre--commençait à troubler
-quelques pauvres cervelles dans le quartier; or, on pouvait, en
-vérité, se demander après un coup d'œil sur ce banal atelier si la
-mère Langlois n'avait pas rêvé!
-
-Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études,
-des modelages d'après l'antique accrochés au mur, deux sellettes,
-supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une
-bibliothèque vitrée dans laquelle il n'y avait même pas de livres
-mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans
-auparavant Mlle Christine Norbert avait exposé aux Indépendants un
-Antinoüs d'étagère, d'une singulière beauté, mais qui avait fait
-surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait
-et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l'artiste avait, un
-beau matin, sans explications, retiré son envoi.
-
-Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une
-petite chambre qui était certainement la chambre de Christine.
-
-Mes yeux, qui ne pouvaient s'arrêter sur rien, retournèrent au bahut.
-
-Mais Christine me rappela tranquillement l'objet de ma visite en me
-priant de m'asseoir dans le fauteuil où, l'avant-dernière nuit,
-j'avais vu s'asseoir Gabriel.
-
-Si elle était calme, je ne l'étais pas! Ma cervelle était en feu, mes
-mains tremblaient.
-
-Elle s'assit en face de moi; je n'osais pas la regarder. On lui avait
-assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s'intéressait au
-grain et à la couleur de mes peaux!
-
-Elle me dit qu'elle me fournirait quelques dessins d'après lesquels
-j'aurais à établir une mosaïque.
-
---C'est donc une reliure de grand luxe? demandai-je.
-
---Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont
-pas à moi et qu'ils ne sont pas pour moi. C'est un secret que je
-trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas! Ils appartiennent
-à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j'ai vu
-dernièrement et qui cherche un relieur d'art qui veuille bien se
-consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles,
-du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes
-son voisin! Je lui ai parlé de vous et il s'est servi de moi pour vous
-mettre à l'épreuve. Vous m'excuserez!
-
-Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette
-histoire de livres m'intéressait peu, mais l'idée qu'elle avait pensé
-à moi! que j'existais pour elle! qu'elle avait fait un geste pour me
-rendre service! J'étais comme enivré. Tout à l'heure, j'avais abordé
-cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome
-battait sous son corsage, et maintenant j'aurais baisé le bas de sa
-robe comme à la déesse de la Pitié.
-
-Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon
-abomination, de sourire à ma hideur! car elle me sourit! Ô ange!...
-
-Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a
-assassiné son amant!
-
-Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard
-stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me
-livre rien de son secret, et puis s'arrête encore sur le bahut! Le
-bahut d'où il est sorti et où ils l'ont peut-être rejeté en
-attendant qu'ils lui fassent une autre tombe!... car il est peut-être
-encore là, le mort magnifique!...
-
-Je suis sûr qu'il y est!...
-
-Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble
-fatal. «Où allez-vous, monsieur?»... Cette fois il me semble que sa
-voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m'arrête a été
-un peu hâtif.
-
-C'est à mon tour d'avoir pitié. Je me ressaisis... je dis n'importe
-quoi:
-
---C'est un vieux bahut normand!...
-
---Ce n'est pas un bahut, monsieur, c'est une vieille armoire de la
-Renaissance provençale, tout ce qu'il y a de plus authentique... le
-seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa
-grand'mère!... Il y a eu là dedans de bien beau linge et solide comme
-on n'en fait plus à présent!
-
-Je m'incline pour prendre congé... Elle me tend la main. Je sens que si
-je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me
-sauve!... Après tout, il est mort! il est mort! Et c'est le
-principal!... Le vieux Norbert était dans son droit! le droit romain,
-le seul! droit de vie et de mort sous son toit!... Il est vrai que s'il
-a tué le monsieur à la cape, il n'a pas touché à un cheveu de sa
-fille... Il a bien fait! Une créature pareille, c'est sacré, quoi
-qu'elle fasse! Brave _pater familias!_ Je lui serre la main dans sa
-boutique avant de courir m'enfermer dans la mienne. Tout cela est
-horrible!...
-
-
-
-
-IV
-
-LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER
-EN COLÈRE
-
-
---Oui, môssieu Bénédique, oui, c'est comme je vous le dis, il se
-passe là des choses qu'est pas naturelles; quand je vous ai aperçu ce
-matin traversant leur salle à manger, j'ai voulu me jeter sur vous pour
-que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur! J'ai cru un jour
-qu'ils allaient me dévorer parce que je m'étais rendue dans le jardin
-sans leur permission! Pire que des sauvages, je vous dis! Pire que des
-sauvages!
-
-»Ils ne veulent personne, personne autour d'eux! J'suis même étonnée
-qu'ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la
-demoiselle peut pas faire; elle ne peut pas laver la vaisselle, par
-exemple! ça la répugne, c'te poupée aux mains de grande madame qui
-n'a pas le sou! car ça n'a pas le sou! et c'est fier comme si ça
-n'avait pas tout vendu, pièce par pièce! J'ai vu filer l'argenterie,
-moi! des morceaux qui ne dataient pas d'hier, pour sûr! des souvenirs
-de famille, et des tableaux, et des meubles! Depuis trois ans, ça se
-vide là dedans, et comment, et pourquoi?
-
-»On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel! Qu'est-ce que
-c'est que ça, «le mouvement perpétuel»? Je l'ai trouvé, moi, le
-mouvement perpétuel! C'est-y point que je ne remue pas tout le temps?
-Jamais une minute de repos pour le pauvre monde.
-
-»Mais s'il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne
-devraient pas avoir de la raison pour lui? Ma parole! le médecin
-paraît aussi «maboule» dans son petit laboratoire du fond du jardin
-que le vieux et la demoiselle dans leur atelier! je le disais encore
-tout à l'heure à c'te bonne mam'zelle Barescat; quand il sort de là
-dedans au matin que j'arrive et qu'il court à son amphithéâtre, c'est
-lui qui a une figure de macchabée! À quoi donc qu'il a passé la nuit?
-
-»Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l'air de se
-promener dans le paradis! Elle passe auprès de vous comme si on
-n'était pas plus qu'une puce!
-
-»Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges.
-
-»Voyez-vous, môssieu Bénédique, c'te maison-là me fait peur! J'ai
-eu bien souvent envie de ne plus y retourner... Sans Mlle Barescat,
-qu'est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais
-tiré ma révérence!...»
-
-C'est dans l'arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de
-tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu; c'est là
-que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère
-Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable _pour
-les autres!_...
-
-Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en
-caressant son chat... Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait
-à se séparer de son chat: la mort seule peut les désunir, mais
-l'absence ne les séparera jamais: ils reçoivent toutes les confidences
-de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls,
-trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus
-tranquilles au déménagement ou au suicide.
-
-Tout de même, j'essaie de me rassurer; les propos chez la mercière ne
-dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une
-déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de
-Mme Langlois.
-
---L'imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les
-intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en
-particulier, une couleur que j'apprécie, car j'ai toujours aimé les
-contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très
-enfant; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux
-Norbert, de son neveu et de sa fille et de l'étrange existence qu'ils
-mènent; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c'est
-beaucoup à cause de vos histoires, que j'ai pénétré si brusquement
-dans le jardin défendu et que j'ai gravi avec tant de hâte l'escalier
-qui conduit à l'atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire,
-madame Langlois, que je n'ai rien trouvé chez les Norbert qui pût
-justifier l'angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens.
-L'atelier n'a rien que de très banal, j'en ai vu vingt comme celui-là
-dans ma vie.
-
---Eh ben alors! m'interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup
-d'œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu'ils ne
-veulent seulement point que j'aille y fiche un coup de balai?
-
---Les artistes ont de ces lubies! fis-je.
-
---Je vois que les artistes aiment la poussière!... C'est d'autant plus
-incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un
-sou neuf... Ah! c'est pas elle qui balaie, bien sûr!... Tenez, il n'y a
-qu'un homme que j'aie vu, avant vous, pénétrer dans l'atelier, en
-dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C'était, _il y a
-de cela deux mois_... j'en ai parlé à Mlle Barescat... oh! un drôle
-de type... _il était habillé avec un manteau qui l'enfermait des pieds
-à la tête, et il avait des bottes_...
-
---Eh bien! vous voyez qu'ils reçoivent des étrangers, dis-je en
-essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je
-fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de
-ménage.
-
---Pour étranger, ça se pourrait bien qu'il soit étranger... Il en
-avait l'air... On ne s'habille plus comme ça chez nous... Il avait un
-chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du
-temps de la Révolution... Ma foi! on aurait dit un comédien... un beau
-garçon du reste, mais je n'ai pas eu le temps de le voir beaucoup...
-C'était un après-midi où j'étais venue par hasard et comme ils ne
-m'attendaient pas... Ils l'ont fait filer tout de suite... Il était
-assis dans le jardin... Mlle Christine l'a entraîné dare-dare dans
-l'atelier... le neveu les a suivis là-haut... Quant au vieux, il
-m'avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et
-j'aurai toujours dans l'oreille le ton sur lequel il m'a demandé: «Eh
-bien! que voulez-vous, mère Langlois?» Et là-dessus, quel coup d'œil!
-
-»Je lui ai répondu: «Je vous demande bien pardon de vous avoir
-dérangé, m'sieur Norbert!... je ne savais pas que vous aviez de la
-visite!»
-
-»Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que
-j'avais à lui dire et j'ai fichu le camp!... Vous vous en rappelez,
-mademoiselle Barescat?»
-
-Si Mlle Barescat «s'en rappelait»! Le chat aussi avait l'air de «s'en
-rappeler». Ils ronronnaient tous deux en signe d'assentiment, l'une
-caressant l'autre.
-
---Nous avons même attendu qu'_il_ ressorte! mais il n'est pas
-ressorti!... ajouta la mère Langlois... Et cet homme-là, je ne l'ai
-jamais revu!
-
---Je ne l'ai même jamais vu entrer! exprima la mercière en faisant
-glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur
-de poussière.
-
-Alors je dis:
-
---Je sais de qui vous voulez parler!... c'est un ami de la famille...
-moi, je l'ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l'avoir
-vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir!...
-
-Je mens! je mens!... je me fais leur complice!... je veux la sauver!...
-quoi qu'elle ait fait! quoi qu'ils aient fait!...
-
-Je passe une fin de journée assez trouble... J'essaie de ramener ma
-pensée autour du drame dont j'ai été le témoin... de l'éclairer aux
-quelques lueurs des propos entendus chez la mercière...
-
-Ainsi... il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de
-l'horloger!... Et je n'en savais rien!... Et il avait toute la famille
-autour de lui!... Christine ne le recevait donc pas en cachette?...
-Non!... Mais elle le gardait en cachette, dans l'armoire! Dame!...
-Évidemment!... dame!...
-
-Les autres le croyaient parti!... Et il était dans l'armoire!
-
-Tout cela est bien extraordinaire... car enfin! il n'était pas depuis
-deux mois dans ce meuble, quand on l'a assassiné!...
-
-Comment a-t-il échappé à l'attention _soutenue_, à l'espionnage
-continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict
-Masson, toujours à l'affût derrière mes rideaux!...
-
-Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé
-de considérer que les deux hommes n'ont pas été absolument surpris
-par l'événement...
-
-Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière
-musique à laquelle je m'efforce en vain de donner un sens, attestent
-bien ceci, au moins, qu'il n'était pas absolument surpris de trouver sa
-fille en compagnie du mystérieux visiteur: «_Il ne m'obéissait plus!
-et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!_»
-
-Quelles paroles bizarres dans un pareil moment! tandis que Christine,
-éperdue, suppliait le vieux: «_Ne le tue pas! Ne le tue pas!_»
-
-Et le vieux l'avait tué tout de même!... Pourquoi?... Pourquoi?...
-Est-ce parce qu'il l'avait trouvé avec sa fille?... Est-ce parce qu'il
-ne lui obéissait plus! Peut-être à cause des deux choses!... Mais en
-quoi l'autre ne lui obéissait-il plus?... Qu'est-ce que le vieux
-exigeait de ce malheureux jeune homme que j'ai vu massacrer avec une
-furie si soudaine?...
-
-Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi «il
-retournait» car si quelqu'un conserva son sang-froid dans cette affaire,
-ce fut bien lui!
-
-Norbert, après avoir tué, avait l'air d'un fou! Christine poussait des
-soupirs à rendre l'âme! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le
-cadavre sans émoi apparent et l'avait poussé dans l'atelier sans dire
-un mot...
-
-Et maintenant, qu'ont-ils fait du cadavre?... Ils ne l'ont pas encore
-enfoui dans le jardin... ce sera peut-être pour cette nuit!... je
-passerai la nuit à ma lucarne... j'ai le pressentiment que, cette nuit,
-je verrai quelque chose!... Les deux hommes ont l'air trop préoccupé!
-Je devine bien ce qui les gêne... «La rouge goutte de sang pèse plus
-que la mer en colère!...» Lady Macbeth en a fait l'expérience avant
-mes voisins de l'Ile-Saint-Louis...»
-
-_Cette nuit-là_... oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire,
-nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un
-peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.
-
-C'est par cette nuit-là que la «Vierge» s'est encore levée, m'est
-encore apparue avec son harmonieuse douleur.
-
-C'est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à
-l'appeler la «Vierge»? Parce que mes yeux ont vu! ont vu quoi? Est-ce
-que je sais ce que mes yeux ont vu? Est-ce qu'ils le savent? Toute
-réflexion faite... on peut cacher un monsieur dans une armoire et
-rester pure! Il me plaît de penser cela!... Je trouve Boubouroche
-sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au
-parterre... Il me plaît que l'affreux drame--dont j'ignore tout--n'ait
-pas diminué ma Divinité!...
-
-Écoutez! écoutez bien ceci! moi aussi, j'ai mon drame--dont j'ignore
-tout également--un drame qui m'étreint de ses tentacules invisibles,
-mais qui, peu à peu, finiront pas sucer toute ma pensée... un drame au
-bout duquel, _si le hasard le veut, il y a peut-être l'échafaud!_...
-Et cependant, moi aussi, je suis pur!
-
-Seigneur Dieu, ne jugeons personne!... Ayons peur des formes que
-prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec
-le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens
-«ceci est» ou «ceci n'est pas»... Méfions-nous! méfions-nous!
-l'Univers est autour de nous comme une immense embûche... d'autres
-avant moi ont prononcé le mot: Farce!
-
-Je n'irai pas jusqu'à ce mot-là tant que je croirai en Christine.
-
-La nuit est si lourde et si basse autour de l'île, que celle-ci semble
-plus isolée que jamais de la ville.
-
-Elle est comme sous une cloche qui m'étouffe.
-
-C'est à peine si je puis respirer...
-
-Tout d'un coup, j'ai entendu la voix qui remplissait l'effrayant
-silence.
-
-C'est la première fois que j'entends sa voix à cette distance, et,
-peut-être, après tout, me suis-je imaginé l'avoir entendue?... Non!
-c'est bien elle qui a prononcé ces mots... je n'aurais pas pu les
-inventer... je veux dire que je n'avais aucune raison pour les
-inventer... C'étaient des mots très simples. Elle disait: «Au revoir,
-Gabriel!»
-
-Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait
-solennellement l'air si lourd, la nuit soufrée... Et devant elle, passa
-le cortège... C'étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient,
-roulé dans une couverture, le cadavre!
-
-L'armoire était ouverte derrière eux... Ainsi, j'avais bien deviné...
-Le cadavre était encore là quand j'étais monté dans l'atelier!
-
-Eh bien! cette Christine est surhumaine!... Non! Non!... Tu n'es pas une
-poupée sans cœur, ô céleste créature!...
-
-Maintenant que j'ai entendu ta voix d'or dans cette affreuse nuit de
-silence, ta voix qui disait «au revoir» aux restes ensanglantés de
-l'un des plus beaux des fils des hommes, j'ai compris ton impassibilité
-de statue... Au revoir! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de
-cet inconnu où il y a promesse d'union des âmes, mais où peut être
-aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard! ô
-païenne Christine!...
-
-Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de
-laquelle j'ai hâte de déposer mon abominable défroque.
-
-Je voudrais être ce cadavre que tu pleures... et qu'ils descendent dans
-le jardin...
-
-Toi, tu n'as pas voulu en voir davantage et tu t'es redressée dans la
-nuit jaune et tu as disparu tandis qu'ils s'enfonçaient dans le puits
-d'ombre...
-
-Mais rien ne remue plus au fond de l'ombre... s'ils creusaient une
-fosse, je verrais leurs gestes noirs...
-
-Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose
-d'obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant
-sur le jardin et ne s'ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux
-fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou
-trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur
-qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique
-entr'aperçue par les interstices des cloisons mal jointes... et puis
-tout retombait à la nuit...
-
-C'est là que le neveu travaille quand il n'est pas renfermé là-haut
-dans l'atelier avec Christine et le vieux Norbert... Sans doute doit-il
-se livrer à des expériences de radiographie... De nos jours, il n'y a
-plus de médecin ni de chirurgien sans électricité... Je sais aussi
-(bavardages de Mme Langlois) qu'à ce rez-de-chaussée, à droite, il y
-a un immense fourneau avec toutes sortes d'instruments, de cornues, de
-ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps
-jadis, au cinéma).
-
-Et, cette nuit, à travers les persiennes, c'est de là que vient la
-lueur... et non pas un étincellement électrique... mais une lueur de
-flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui
-s'éteint tout d'un coup... pour reprendre soudain et s'éteindre
-encore... Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le
-jet de quelque liquide inflammable...
-
-Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse...
-bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la
-direction à suivre et finalement s'étale sur l'île, rabat ses scories
-jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d'un voile de deuil
-sinistre en même temps que d'une atmosphère inquiétante... où
-persiste une horrifiante odeur!...
-
-Ah! les imprudents!
-
-
-
-
-V
-
-TU VIENS T'ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES
-MINAUDIÈRES
-
-
-_Mercredi._--Bon! Christine n'est pas morte de désespoir! Elle est dans
-mon atelier et bien vivante, je vous l'assure! _C'est vraiment gentil à
-elle d'être venue me rassurer!_... car c'est bien pour moi, cette fois,
-qu'elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa
-présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je
-savais!
-
-Elle est venue, mais où veut-elle en venir? où veut-elle en venir?
-
-Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante: une nouvelle
-robe de printemps, qu'elle s'est confectionnée elle-même assurément,
-mais avec ses doigts d'artiste _et qui ne prévoyaient pas le deuil!_...
-
-Ce qu'une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu
-de broderie au point de croix!...
-
-Certes! ce n'est point à mon intention que cette robe a été faite,
-mais je ne saurais douter que c'est pour moi qu'on l'a mise!
-
-Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien
-redoutable!... Quel est donc son dessein pour que Christine soit
-coquette avec le monstre?
-
-Question à laquelle j'essaie de me raccrocher éperdument pour ne point
-perdre pied à ce nouveau tournant de l'inexplicable aventure! Et puis
-j'abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du
-gouffre, heureux affreusement de m'y enfoncer pour elle, sous son regard
-qui me sourit, qui a besoin de moi--car elle ne serait pas là avec
-toute sa coquetterie si elle n'avait pas besoin de moi--besoin de moi,
-_dans son crime!_...
-
-Qu'elle fasse de moi ce qu'elle voudra!... Je suis prêt à prendre
-toutes les responsabilités!...
-
-Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable
-enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine.
-
-Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette
-méprisante archiduchesse, il faut qu'il se soit produit quelque chose
-de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s'asseoir, en
-face de moi, devant mon comptoir!...
-
-Ce crime, je le bénis!... et cette horrible odeur qui me faisait
-râler, cette nuit, sous mon toit... la maudite odeur de l'holocauste
-qui devait me poursuivre toute la vie... je ne la sens déjà plus...
-car son parfum à elle est venu!...
-
-Ah! l'odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de
-petits points de croix!
-
-La vie est plus forte que la mort!
-
-Va, mon enfant, parle!...
-
-Attends un peu, d'abord je vais envoyer en course l'apprenti qui rôde
-en reniflant comme un phoque au fond de l'atelier... et puis je vais
-fermer la porte pour que la rue n'entre pas chez nous!... car la rue est
-chez moi!... Voilà une histoire qui fournira les veillées de
-l'île!... Le museau pointu de Mlle Barescat s'est avancé entre les
-hublots inquiétants de ses lunettes et sous l'arc de triomphe de son
-bonnet tuyauté; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher
-de soleil, là-bas, à l'horizon borné par la boutique de la
-charcutière... Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous
-d'agiles mitaines...
-
---Monsieur, je viens à vous comme à un ami!...
-
-J'essaie de sourire:
-
---Un ami? Mais vous ne me connaissez pas!
-
---Si, monsieur, je vous connais!... D'abord vous êtes mon voisin depuis
-des années et, comme je suis curieuse, j'ai voulu savoir qui était mon
-voisin...
-
---Un pauvre relieur, mademoiselle...
-
---Un grand poète, monsieur!
-
-Je n'ai pas bronché. Mon silence ne l'a pas embarrassée le moins du
-monde. Elle a appuyé son coude d'ivoire (car les manches de cette
-blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient
-devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa
-main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant--_en me
-regardant_--elle prononça:
-
-«Dédié à celle qui passe.--Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les
-sourcils quand tu passes près de moi; que ton regard reste glacé dans
-son lac immobile; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient
-le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me
-fais pas pleurer!... Je suis orphelin, je suis enfant!... Rien ne
-pourrait me retenir!... Ne m'attire pas dans ton feu!... Ton amour m'a
-rendu pareil aux nuages déchirés par l'orage.»
-
---Assez! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l'attaque de
-nerfs... Assez! ce sont de très mauvais vers! Vous oubliez que si la
-reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a
-obtenu le prix, eux n'ont eu aucun succès... ce qui est justice, car,
-après tout, ils n'étaient signés d'aucun nom connu!...
-
---Ils n'étaient pas signés du tout! laissa-t-elle tomber sans
-s'émouvoir autrement de l'état où elle me voyait, mais j'ai bien
-pensé qu'ils étaient de vous!...
-
-Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l'ivresse de tout à
-l'heure succédait une rage qui m'étouffait... Sans aucun doute cette
-fille se moquait de moi! et avec quelle tranquille audace! Enfin je pus
-m'exprimer et je lui jetai:
-
---Vous êtes cruelle!... Du reste, j'ai toujours pensé que vous étiez
-trop belle pour n'être point la cruauté même et peut-être sans que
-vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse!...
-
---Continuez donc; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher
-ici des compliments!
-
---_Qu'êtes-vous venue chercher?_...
-
-Ces mots terribles, j'aurais voulu les rattraper. Mais j'étais comme
-forcené. Et ainsi qu'il arrive aux plus timides quand ils donnent un
-essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre
-sa réponse, je l'accablai de reproches stupides comme si elle m'avait
-donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de
-moi...
-
-Eh bien! oui, j'avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il
-n'appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler
-ma solitude et ma détresse!...
-
---Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n'avez rien
-trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice
-ma vanité d'auteur! Si vous soupçonniez le mépris que j'ai pour moi
-et pour les autres, _pour tous les autres_, vous seriez abstenue
-d'apprendre par cœur un méchant sonnet que j'avais depuis longtemps
-oublié!
-
-Elle ne broncha pas, mais quand j'eus fini, elle se remit tranquillement
-à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare,--où? dans
-quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables
-opuscules?--elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante,
-blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre... aussi bien que
-moi!... mieux que moi... car sa façon de dire attestait qu'elle
-ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur
-ne m'était pas encore apparue...
-
-Décidément l'intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela
-naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à
-comprendre et qu'elle est à peu près la seule à m'avoir compris. En
-tout cas, je suis anéanti devant cette révélation! Depuis un temps
-que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans
-me regarder jamais, vivait avec mes pensées!...
-
-Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela? Pourquoi?
-Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?...
-
-Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus
-tarder:
-
---Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure: «Qu'êtes-vous venue
-chercher?» Monsieur, je suis venue vous demander un grand service!...
-Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise
-atroce... (Ah! ah! pensais-je encore, nous y voilà! Elle sait que je
-sais! que j'ai vu! Elle éprouve le besoin de s'expliquer, elle plie
-sous la nécessité d'entrer en pourparlers avec le voisin d'en face!
-Quel mensonge vais-je entendre?...)
-
-»Oui, atroce! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me
-quittèrent, et la salle se remplit d'une ombre opaque)... Nous sommes
-ruinés... Nous avons mangé depuis longtemps l'héritage de ma mère...
-et ce que nous gagnons est insignifiant!... Monsieur, je vois sur ce
-rayon, derrière vous, les _Études philosophiques_ de Balzac. Avez-vous
-lu la _Recherche de l'absolu?_ Oui, naturellement, vous l'avez lu. Je ne
-sais si vous êtes de mon avis, mais j'estime que ce roman est, avec
-_Louis Lambert_, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi
-la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de
-cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l'idée
-de génie? Rien ne résiste à la folie sublime de l'inventeur, et les
-enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme...
-Vous m'avez comprise, monsieur! Seulement, en ce qui concerne l'horloger
-Norbert de l'Ile-Saint-Louis, il y a une petite différence... Les
-enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non
-plus du reste (et elle n'en apparaît que plus touchante dans son
-dévouement), tandis que les enfants de Norbert--je veux parler de son
-pupille et de moi, monsieur--ont la foi la plus absolue dans l'idée et
-n'auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur
-père sur la paille dans le cas où il eût hésité!...
-
---Mâtin! fis-je... tout cela pour le mouvement perpétuel!
-
---Pour cela, ou pour autre chose, monsieur!
-
---Oh! ne me croyez pas indiscret! Je savais qu'en vous parlant au
-mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent
-dans les arrière-boutiques du quartier.
-
-Christine releva la tête et sourit; tout fut de nouveau illuminé _a
-giorno._
-
---Reparlons sérieusement, je vous prie... Sur la paille, nous le sommes
-donc!... et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons... Je
-vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne
-l'imaginiez... je vais vous prouver maintenant que je vous considère
-comme un ami... (sa figure devint extraordinairement grave)... oui, je
-vais vous parler comme à un ami, _comme à un frère!_ (c'est cela! je
-m'y attendais!... comme à un frère!... c'est toujours comme à un
-frère que ces dames me parlent)...
-
-»... Nous sommes à l'entière disposition de notre propriétaire... le
-marquis de Coulteray... Nous lui devons plusieurs termes... il peut, si
-bon lui semble, nous mettre à la porte demain! S'il ne le fait pas,
-c'est à cause de moi!... _le marquis de Coulteray me fait la cour!_...
-(Comment! encore un! Et elle est venue pour me dire cela!... Il me
-semble que la madone de l'Ile-Saint-Louis est bien occupée entre son
-fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et _son frère_: le
-relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis! Ô Christine! énigme de plus en
-plus indéchiffrable!)... une cour très convenable... du moins jusqu'à
-présent... Ma présence chez lui lui plaît... il prétend même
-qu'elle lui est nécessaire... Je passe quelques heures tous les jours
-dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer... des
-étains... de la ferronnerie pour de vieux lutrins... des ciselures pour
-antiphonaires. Sa bibliothèque est unique... vous verrez!
-
---Ah! je verrai cela!... fis-je pour dire quelque chose et d'un air tout
-à fait désemparé.
-
---Mon Dieu, oui! du moins, je l'espère, sans quoi il n'y aurait aucune
-raison pour que je vienne vous faire de telles confidences...
-
---Bien!... bien!... je vous écoute... continuez!...
-
---À l'extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de
-quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en
-atelier et qui vous servira à vous aussi si... mon Dieu! si vous le
-voulez bien! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de
-l'autre jour!... Monsieur Bénédict Masson, j'ai confiance en vous!...
-je vous dis tout! (Oh! ce que les femmes peuvent mentir!) Venez à mon
-secours!... Si je romps avec le marquis... non seulement je perds la
-petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu'il n'hésitera
-pas à nous mettre à la porte!... _Or, nous ne pouvons quitter notre
-domicile de l'Ile-Saint-Louis sans une véritable catastrophe!_
-
-Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà! Il est toujours
-dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d'un assassinat! Un
-cadavre laisse souvent des traces, même quand on l'a fait passer par un
-poêle! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop
-d'exemples!... Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu'elle m'entretenait
-de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m'attendais pas, je ne
-songeais qu'au drame, moi, que j'avais vu, et dont elle avait l'air de
-ne plus se souvenir!... Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer
-_dans le vif du débat_, si tant est que l'on puisse s'exprimer ainsi en
-parlant d'un mort... Eh bien! je me suis encore trompé! Gabriel, ni de
-près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine,
-en effet, continue, attristée...
-
---Oui, une véritable catastrophe... _pour nos travaux!_ Nous ne pouvons
-les transporter ailleurs... cela nous est impossible, matériellement et
-financièrement... Ce serait la fin de tout!... _Ce serait la fin de
-trois vies, et peut-être davantage!_
-
-Alors, c'est bien vu, bien entendu? De Gabriel, pas question! Elle
-s'imagine que je ne sais rien... Tout de même, elle sait, elle, et cela
-ne semble aucunement la préoccuper! Après tout, qu'est-ce que je
-m'imagine? Elle ne pense peut-être qu'à cela, avec sa figure vermeille
-et cette parure de clarté!... Alors, un monstre?... Pourquoi pas?...
-Avec elle je navigue du ciel à l'enfer avec une rapidité d'onde
-hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre...
-
---Si je vous comprends bien, vous me demandez d'accepter tout de suite
-d'être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis
-de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec
-lui!...
-
---C'est cela, monsieur!... vous voyez la confiance...
-
---Parfaitement! la confiance!... la confiance!... Compris!... Mais le
-marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi!...
-
---Non! car j'ai posé mes conditions!... Il vaut mieux que vous sachiez
-tout... Je voulais partir... enfin je faisais celle qui voulait
-partir... ne plus revenir chez lui!... Il m'avait dit des choses qui
-m'avaient déplu... Il est très grand seigneur... extrêmement poli et
-parfois incroyablement audacieux... Il a pu croire que je ne reviendrais
-plus!... Il m'a suppliée... Je lui ai dit que je ne resterais que si,
-désormais, il y avait un tiers entré nous... Il a accepté... La chose
-s'est passée tout récemment... ce matin même... et je suis venue vous
-voir... j'ai pensé à vous tout de suite...
-
---Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère... je sais!... Mais la
-marquise, demandai-je tout à coup, qu'est-ce qu'elle fait dans tout
-cela?
-
---_Dans tout cela_, répondit Christine en fronçant ses beaux sourcils,
-_dans tout cela, la marquise m'a suppliée de rester, elle aussi!_
-(C'est toujours ainsi, pensai-je.)
-
-
-
-
-VI
-
-LA MARQUISE DE COULTERAY
-
-
-Christine me conduira où elle voudra. J'accepte tout ce qu'elle me
-propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi
-elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès
-d'elle, lui!... je suis laid!...
-
-Je le crois bien qu'ils ont pensé à moi tout de suite, quand la
-nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne
-suis-je pas «le tiers» idéal? Ni l'un ni l'autre n'auront rien à
-craindre de mes entreprises pensent-ils,--mais, entre nous, le monstre
-n'aime pas qu'on le taquine.
-
-Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire
-autrement.
-
-Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la
-petite rue qui n'est à l'ordinaire qu'un courant d'air et qui, ce
-matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l'île
-des scories de la nuit! Ah! poussière des nuits! odeur funèbre! Autant
-en emporte le vent! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes
-de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur
-le vieux pavé du roi--«sous tes souliers de satin--sous tes charmants
-pieds de soie--moi je mets ma grande joie--mon génie et mon destin!»
-
-Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se
-dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé... L'hôtel
-Coulteray est assurément, avec l'hôtel Lauzun, l'un des plus beaux de
-l'île, sinon le plus beau, en tout cas l'un des mieux conservés dans
-sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos
-architectes modernes... Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme
-l'énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière
-lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d'une casquette
-galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière
-nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs
-siècles.
-
-Puis ce fut la cour d'honneur que Christine me fit traverser rapidement
-sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas
-chanceler...
-
-Elle ne me donna point le temps d'admirer la courbe harmonieuse du
-perron... nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous
-fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce
-de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux
-énormes de jade, s'enturbannait d'une soie immaculée...
-
---Sing-Sing! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du
-marquis... un très gentil garçon et très serviable, mais un peu
-encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s'allongeant sur
-une corniche, se balançant au-dessus d'une porte «histoire de vous
-faire peur pour rire»... Chassez-le en claquant dans les mains, comme
-pour un petit animal qu'il est... Sauve-toi, Sing-Sing!
-
-Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche
-rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des
-couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces.
-
-Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux
-incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de
-housses laissant passer leurs pieds écaillés... Ah! glorieux passé!
-glorieux et intact passé! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le
-cadre d'une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet
-hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d'un geste
-auguste, la porte de la bibliothèque?
-
---Celui-ci, dit Christine, c'est Sangor, le premier valet de chambre du
-marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la
-divinité. Il a toujours l'air de sortir d'une conférence avec
-Bouddha... et il vous apporte un verre d'eau sucrée comme s'il vous
-faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention
-à lui... On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très
-intelligent. On ne sait jamais s'il vous comprend, mais il vous devine!
-Avec cela, fort comme une cariatide!
-
---Mais il n'y a donc que des domestiques indiens, ici?
-
---Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C'est le seul.
-La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont
-indiens... Vous savez qu'il s'est marié là-bas en Hindoustan...
-
---Oui, je sais... Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette
-bibliothèque, vous n'aviez rien exagéré.
-
---Je n'exagère jamais rien!...
-
-Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux
-moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme
-les premiers enlacements d'une corbeille destinée au boudoir d'une
-coquette... il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans
-leurs reliures centenaires... Sur les tables, sur les lutrins, je
-soupçonnai, du premier coup d'œil, des merveilles...
-
---Vous verrez! vous verrez! me dit Christine... il y a là des livres
-sans prix! des autographes rarissimes comme n'en possède pas l'Arsenal:
-tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d'heures de Blanche
-de Castille qu'elle légua à son petit saint de fils... Lisez: «C'est
-le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient
-des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle; puis la bible de Charles
-V, portant de la main même du roi: «Ce livre à moy, roy de
-France»... et ce missel dont chaque feuille est encadrée d'une
-incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce
-grand artiste dont on ignore le nom... Ah! cher relieur d'art, mon
-voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations... Voici
-encore, dans ce coffret, la lettre d'amour de Henri IV embrassant «un
-mylion de fois» la marquise de Verneuil... Le marquis veut faire un
-recueil d'autographes s'il trouve un relieur digne de les réunir.
-Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson.
-
-J'étais transporté. Il n'y avait plus en moi que l'artiste...
-l'amoureux lui-même semblait avoir fui... quand, tout à coup, dans
-cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que
-le drame (que j'avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure
-de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s'acheminait vers
-nous... quel drame?... celui d'à côté que j'avais vu, en partie, se
-dérouler sous mes yeux?... celui d'ici que je ne connaissais pas
-encore?... Peut-être bien les deux à la fois.
-
-Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée
-dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c'est
-l'impression que l'un de ces drames pourrait peut-être un jour
-s'expliquer par l'autre, en tout cas qu'ils n'étaient pas étrangers
-l'un à l'autre... et que ce mur, bâti jadis pour séparer l'antique
-demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait
-si facilement le tour.
-
-Qu'y avait-il de vrai dans tout ce qu'elle m'avait raconté le matin
-même? J'allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle
-qui s'avançait vers nous... c'était la marquise; je l'avais reconnue,
-bien qu'elle m'apparût encore plus exsangue que lorsque je l'avais vue
-pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans
-cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et
-triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un
-grand silence... quel souffle de l'au-delà soulevait cette fragile
-image? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par
-sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance
-italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux
-transparences si délicates qu'on eût craint de les profaner par
-l'examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette
-langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de
-l'effleurer ou peut-être même par pitié... d'autant que cette forme
-fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d'un regard
-plein d'inquiétude et de douleur.
-
-Je pus constater tout de suite que j'étais attendu, car Christine ne
-m'eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec
-effusion d'être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût
-craint d'être surprise... D'une voix qui rappelait le pépiement
-craintif d'un petit oiseau tombé du nid, elle me dit:
-
---Mlle Norbert nous a parlé de vous... Vous êtes le bienvenu... Le
-marquis a besoin d'un homme comme vous pour ses collections, auxquelles
-il attache un si grand prix... Figurez-vous que Mlle Norbert voulait
-nous quitter!... C'est si triste ici!... Elle prendra patience dans la
-compagnie d'un artiste comme vous!... Moi aussi, j'aime les livres... je
-viendrai vous voir de temps en temps. Je m'ennuie... si vous saviez
-comme je m'ennuie! Il faut me pardonner... J'ai été élevée aux
-Indes, n'est-ce pas? Il ne faut pas me quitter! Il ne faut pas me
-quitter!...
-
-Là-dessus, elle s'en alla ou plutôt se sauva... disparut au bout de la
-pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces
-mots: «Il ne faut pas me quitter!»...
-
-Christine ne m'avait donc pas menti. Et c'était peut-être moins pour
-le marquis que pour la marquise qu'elle restait, et par charité... si
-elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m'en
-eût certes point averti!... elle murmura:
-
---Pauvre femme!
-
-Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais
-le jardin qui s'étendait derrière l'hôtel et qui me parut un peu
-négligé, ce qui n'était point pour me déplaire. L'été tout proche
-paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre
-éclosion des fleurs... Je me tournai vers Christine:
-
---La santé de la marquise me paraît bien précaire.
-
-Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre:
-
---Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d'expirer... et
-puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces... elle
-paraît normale alors!...
-
---Comment, normale?... Que voulez-vous dire?
-
---Rien... _seulement je crois que la marquise a beaucoup
-d'imagination_... Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade
-qu'elle ne l'est... cela suffit pour qu'elle le devienne tout à fait...
-
-Et, sans transition, Christine continua:
-
---Ah! monsieur Masson... je voulais vous dire une chose... Vous voyez
-cette petite porte là-bas, au fond du jardin... elle donne sur la rue
-que nous avons suivie pour venir jusqu'ici... Elle est à quelque
-cinquante mètres de chez vous... Il vous serait donc beaucoup plus
-commode de venir directement ici par cette porte et d'entrer par la
-porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour
-par la grande entrée, et d'avoir à attendre la bonne volonté du
-«suisse», comme on dit encore ici!... Je demanderai donc au marquis
-qu'il vous en donne la clef!
-
---Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu?
-
-D'abord, vous n'êtes pas un inconnu... et puis le marquis ne refusera
-pas cette clef, du moment que c'est moi qui la demande pour vous!
-Seulement, quand vous l'aurez, vous me la donnerez... à moi!
-
---À vous?
-
---Oui, à moi! Oh! n'ouvrez pas ces yeux étonnés... et qui attestent
-les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j'ai besoin
-de cette clef, ce n'est point pour venir ici en cachette, je vous prie
-de le croire... c'est pour m'enfuir, si c'est nécessaire!
-
-J'en pouvais à peine croire mes oreilles!
-
---Ce marquis est donc bien redoutable? fis-je...
-
---Vous le verrez!
-
-Encore un silence... Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore
-n'est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l'exprimer, la
-jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais
-de ma volonté en face de celle de Christine... Cependant, je ne puis
-dissimuler mon inquiétude; depuis quelques minutes, la marquise et
-Christine m'ont promené dans une atmosphère tellement incertaine... La
-fille de l'horloger comprend mon hésitation:
-
---Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui
-n'a rien de tout à fait exceptionnel!...
-
---Le marquis, on ne le verra pas?
-
---Peut-être pas aujourd'hui!... J'avais espéré... mais il est encore
-un peu honteux après la scène de ce matin...
-
---Ah! c'est ce matin...
-
---Oui, il a voulu m'embrasser!... C'est tout ce qu'il y a eu de grave
-entre nous... C'est pardonnable!...
-
---Comment donc!
-
-Et je lui pardonne!... Mais je prends mes précautions pour l'avenir,
-voilà tout!
-
---Oui, la clef... la clef... _et moi!_
-
-Elle a compris mon égarement, et alors il s'est passé cette chose
-stupéfiante: elle m'a pris la main et l'a gardée dans la sienne, comme
-si cette main lui appartenait, d'un geste qui prenait possession
-définitivement de ma personne, et m'a dit:
-
---Soyez mon ami!... _Il y a longtemps que je le désire!_
-
-Longtemps!... Et cependant, quand elle était passée près de moi
-pendant des mois, des années, elle n'avait pas «remué les
-sourcils» et son regard était resté «glacé dans son lac
-immobile»... Ah! pitié, pitié, Christine!... «Ne me fais pas
-pleurer!» comme disent mes pauvres vers... Je suis orphelin... Je suis
-enfant! Ne m'attire pas dans ton feu! _Rien ne pourrait me retenir!_ Et
-peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as
-pardonné au marquis.
-
-J'étais sans voix et je n'osais bouger de peur d'une catastrophe, d'une
-bévue de ma part, d'une maladresse, d'une caresse qui, si humblement se
-fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu'une forme de
-la brutalité... (j'étais payé, je vous le jure, pour savoir
-là-dessus à quoi m'en tenir)... ma main dut cependant la brûler, car
-elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge; cependant à son
-geste trop prompt, elle trouva une excuse:
-
---La marquise!
-
-Moi, je n'avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet
-revenues... Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure
-inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel.
-
---Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson?
-
-Oui, oui! je leur reste!... je leur reste! Elles peuvent bien être
-tranquilles!
-
-
-
-
-VII
-
-LE MARQUIS
-
-
-_1er juin._--J'ai vu le marquis; c'est un bon vivant. Mais auparavant,
-j'avais vu _ses portraits._ C'est une anecdote assez bizarre qu'il faut
-que je rapporte ici, car elle a été pour moi l'occasion de la
-première lueur projetée sur la singulière intellectualité de la
-marquise.
-
-Christine n'était pas là et j'étais assez embarrassé de ma personne;
-c'était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive,
-car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la
-cariatide Sangor; je n'osais encore toucher à rien, et pour calmer mon
-impatience, j'essayai de fixer mon attention sur quatre portraits
-représentant le père, le grand-père, l'arrière-grand-père et le
-trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu'à
-Louis XV... Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du
-premier étage... Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment.
-
-Ces quatre images me présentaient l'histoire du costume masculin en
-France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette
-particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient
-habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de
-père en fils.
-
-Il n'était point jusqu'aux manières, jusqu'au ton, si j'ose dire, qui
-ne se répétassent; bref, sous les dentelles et les basques de l'habit
-Louis XV, sous la cravate à la Garat, l'habit et les guêtres à
-l'anglaise de l'an IX, sous la redingote à large collet du temps de
-Charles X, sous l'habit à la française du second empire, on retrouvait
-le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue,
-mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux pleins d'un
-feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit,
-mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur
-tout cela un grand air d'audace un peu insolente qui semblait dire: le
-monde m'appartient!
-
-La vision que j'avais eue du marquis actuel, au fond d'une voiture
-rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu'il
-continuait d'aussi près que les autres la ressemblance avec le
-trisaïeul. Je prononçai tout haut:
-
---Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent.
-
-Or, j'avais à peine fini d'exprimer ma pensée que, derrière moi, une
-voix se fit entendre:
-
---Il y est!
-
-Je me retournai.
-
-La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures... je
-m'inclinai.
-
---Vous ne le voyez pas? demanda-t-elle.
-
---Où donc? fis-je un peu étonné de l'air dont elle me disait cela...
-car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient
-immenses...
-
---Où? mais là!...
-
-Et du doigt elle me désignait les quatre portraits.
-
---Lequel? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait.
-
---_N'importe lequel!_... me répliqua-t-elle dans un souffle.
-
-Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un
-fauteuil.
-
-C'est là-dessus que la porte s'ouvrit et que le marquis fit son
-entrée.
-
-Je ne sais s'il vit sa femme. Je crois qu'il ne l'aperçut pas. Elle
-était placée de telle sorte qu'il pouvait très bien ne pas la voir.
-En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son
-coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle...
-
-Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu'elle avait voulu
-dire avec son «n'importe lequel». C'était vrai qu'il ressemblait à
-n'importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur.
-
---Ah! monsieur Bénédict Masson, sans doute!... Oui! Eh bien, je suis
-on ne peut plus heureux de vous rencontrer! Mlle Norbert m'a souvent
-parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous
-voulez bien me consacrer un peu de votre temps!... Vous verrez que vous
-aurez de quoi l'occuper ici!...
-
-»Ah! vous étiez en contemplation devant les Coulteray! C'est un
-spectacle qui en vaut bien un autre! Croyez-vous qu'ils n'ont pas l'air
-de s'ennuyer, les gaillards! De fait, ils ont toujours eu une très
-mauvaise réputation... Je ne leur en veux pas pour cela!... Une belle
-lignée, n'est-ce pas, monsieur?... Et toujours fidèle à son roy. Vous
-connaissez notre devise: «_Plus que de raison!_»
-
-»Belle devise! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le
-mal, à la guerre comme dans les plaisirs! Je parle du temps où il y
-avait des plaisirs!... Ces gaillards-là ont connu ce temps-là!... Je
-les envie!... Aujourd'hui, nous n'avons plus que quelques distractions,
-et encore on ne peut même plus chasser!... Vous imaginez-vous
-Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en
-abattant un couvreur sur un toit?... Non, n'est-ce pas? Ni moi non plus!
-Tout de même, dans ce temps-là, il ne s'est pas trouvé un garde
-champêtre pour lui dresser procès-verbal!...
-
-»Ah! c'était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer
-de Sa Majesté!... nous avons fait du beau!... nous avons fait du
-beau!... Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de
-l'histoire de France, rédigés par les francs-maçons d'aujourd'hui...
-parce que les francs-maçons d'autrefois!... nous avons tous été plus
-ou moins francs-maçons... je me rappelle--la chose est arrivée à mon
-grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis
-XVIII--_je me rappelle que ce soir-là on a bien ri_... c'était un soir
-d'initiation, mon arrière-grand-père a passé «pour de bon» son
-épée à travers le corps de l'initié qui avait tenu, en ville, des
-propos fort désagréables pour l'honneur d'une dame qui avait celui
-d'être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul:
-«Ça, c'était _une épreuve!_» Le pauvre garçon en est mort, comme de
-juste; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles.
-Il ne s'en est pas plus mal porté, comme vous voyez!...
-
-Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle
-sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il
-disait ce «comme vous voyez»... du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou
-de lui-même!...
-
-Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents
-éclatantes, aux canines aiguës... Ah! c'était un homme de belle
-humeur, et qui devait boire sec et manger saignant...
-
---Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous?... Ah! on
-continue la lignée! on continue la lignée!... (M'est avis que ce
-jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise:
-«Plus que de raison!»--_plus æquo_, comme nous disons en latin). En
-tout cas, celui-là était sans mystère... et ne vous donnait point
-comme la marquise «des idées de fantôme», pour parler comme les
-bonnes femmes...
-
-Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui,
-ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait
-la seule chose réellement vivante dans ce vieil hôtel endormi.
-
-Puis, tout retomba au silence, tout s'effaça à nouveau, et la petite
-nuée blanche, derrière moi, prononça:
-
---Ne trouvez-vous pas qu'il est effrayant?
-
---Pas le moins du monde, répondis-je en souriant... je trouve que M. le
-marquis est en bonne santé...
-
---_Il le peut! il le peut!_ dit-elle dans un souffle... C'est justement
-ce que je vous disais: «_Il est effrayant de bonne santé!_»
-
-Ce qu'elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l'air de
-mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril.
-Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce: _il le peut, il le
-peut!_...
-
-Elle reprit, en remontant d'un geste frileux sa fourrure sur son épaule
-nue:
-
---Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de
-celui-ci, de celui-là ou d'un autre, dit souvent: _je?_...
-
---Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il _je_ comme il dirait nous...
-nous, les Coulteray...
-
---Non! non!... ce n'est pas cela!... ce n'est pas cela!... il dit:
-_je... je me rappelle_... et ainsi il raconte l'anecdote _comme si la
-chose lui était arrivée à lui-même_...
-
-Où voulait-elle en venir?... Elle avait toujours ses yeux immenses,
-reflétant une pensée qu'elle était seule à voir...
-
---Madame, quand M. le marquis m'a dit: «Je me rappelle», il faut
-évidemment comprendre: «Je me rappelle que l'on m'a raconté»... Il
-ne saurait en être autrement... M. le marquis ne saurait se rappeler
-une chose qui s'est passée lorsqu'il n'était même pas né...
-
---C'est la raison même!... prononça-t-elle avec un soupir... c'est la
-raison même...
-
-Elle se leva...
-
---Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine
-n'était pas là!... Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine
-est là, ne la quittez sous aucun prétexte... Au revoir, monsieur
-Masson!... Ah! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait!...
-
-Je me retournai... En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de
-jade derrière la porte entr'ouverte... Et je le chassai en claquant des
-mains, comme Christine me l'avait recommandé.
-
-Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d'un geste
-extrêmement las...
-
---J'ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson... Je vous dis
-des choses... des choses... dont vous ne comprendrez l'importance que
-plus tard... _Christine ne veut pas comprendre, elle!_... je suis bien
-heureuse de vous savoir ici!
-
-Elle glissa, disparut... pauvre petite chose grelottante, par cette
-belle journée de juin tiède... Par une fenêtre entr'ouverte, le
-jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans
-un tombeau privé de sa momie... Et ce fut encore de la vie qui entra
-avec Christine, rayonnante de jeunesse... les joues de pourpre, la
-bouche en fleur...
-
-Elle me donna ses deux mains:
-
---Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi?...
-
-Je ne lui répondis pas, qu'eus-je pu lui dire? Qu'il n'y avait de vie
-pour moi que près d'elle?... Mon cœur tumultueux m'étouffait.
-
-Vit-elle mon trouble?... Oui, sans doute... Elle n'en fit rien paraître
-en tout cas...
-
-Elle défit son chapeau d'un geste adorable, de ce geste qui lui était
-particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de
-son bras rose...
-
---Allons travailler! me dit-elle... En bien, vous avez vu la marquise?
-
---Oui! Et le marquis aussi... le marquis ne m'a pas l'air bien
-compliqué... mais la marquise!...
-
---Ah! oh! _cela a déjà commencé?_... Racontez-moi ce qu'elle vous a
-dit...
-
-Je lui fis une narration complète de l'entrevue...
-
---Pauvre femme!... soupira-t-elle, elle me vous a pas paru... un peu...
-un peu folle?...
-
---En tout cas, elle est bizarre... Comment se fait il qu'elle ait
-toujours froid?...
-
---Je vous dis que c'est une femme pleine d'imagination... elle s'imagine
-qu'elle a froid... et elle a froid!... Savez-vous son idée?... l'idée
-qui la transit?... l'idée qui la fait se promener comme une ombre dans
-cet hôtel de la Belle au Bois dormant... C'est à ne pas croire... et
-je ne l'aurais pas cru si le marquis lui-même ne m'avait ouvert les
-yeux sur l'étrange monomanie de sa femme... dont il a été le premier
-à souffrir, car il a beaucoup aimé sa femme... Eh bien! mon cher
-monsieur Masson, la marquise s'imagine que tous les marquis que vous
-voyez sur la muraille et celui d'aujourd'hui Georges-Marie-Vincent...
-_c'est le même!_...
-
---Ah! je comprends!... je comprends maintenant!...
-
---N'est-ce pas? vous comprenez son «n'importe lequel»? qu'elle m'a
-déjà servi à moi et que j'ai répété au marquis qui m'a tout
-expliqué avec une grande tristesse...
-
---En effet, elle est folle!
-
---Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur, le
-fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome... n'est pas mort!... pas plus que
-les autres!... et le Georges-Marie-Vincent d'aujourd'hui, c'est encore
-et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Je dis: et toujours! parce
-qu'elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir!... _à
-moins... à moins_...
-
---À moins?...
-
---Ah! fit Christine, cette fois, vous m'en demandez trop long. Ce serait
-entrer dans un ordre d'idées que je n'ai pas encore le droit d'aborder
-avec vous!... Le marquis, que vous voyez si gai, si bon vivant, _ne
-tient pas à ce que l'on connaisse toutes ses misères_... Du reste,
-quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu'il cherche à les
-oublier!... Je vous dis qu'il a beaucoup aimé sa femme... et je suis
-certaine qu'il l'aime encore... et même qu'il n'aime qu'elle!...
-
-»Il essaye parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive... mais je ne
-me trompe pas au faux éclat de sa raillerie... «Regardez-moi! me
-fait-il, et dites-moi si j'ai l'air d'un Cagliostro... d'un comte de
-Saint-Germain... La farce est drôle! Eh bien, cette idée est venue
-tout d'un coup à ma femme... et elle ne peut plus s'en détacher!...
-Jusqu'alors, elle me regardait avec amour... maintenant, elle ne peut
-plus me voir sans épouvante! C'est tellement drôle, Christine, qu'il
-faut que je vous embrasse!...»
-
-»Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement moi, je ne
-veux pas que le marquis m'embrasse... parce que, moi, je suis
-fiancée...
-
---C'est vrai, vous êtes fiancée!... Il y a même longtemps que vous
-êtes fiancée, je crois...
-
---Oui, assez longtemps.
-
---Et pour longtemps encore? osai-je demander.
-
-Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation.
-
---La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes,
-où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de
-la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d'un
-fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines... et la marquise est
-une cervelle incertaine.
-
-»De plus, elle lit beaucoup! Elle se bourre de romans de
-«l'au-delà». D'un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n'a
-peut-être pas su comprendre qu'il fallait traiter avec la plus extrême
-délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la
-rupture est complète aujourd'hui... ou est bien près de le devenir. Il
-y a des histoires bizarres sur le célèbre compagnon d'orgies du
-Parc-aux-Cerfs; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme
-tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l'occultisme.
-La pauvre petite les a lues... elle a vu ici les quatre portraits qui
-sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà! Maintenant vous
-connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous
-le pouvez, monsieur Bénédict Masson.
-
---J'ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine...
-Est-ce que... est-ce que la marquise est jalouse?
-
---Non, pourquoi?
-
---Parce qu'elle m'a dit en s'en allant: «Surtout lorsque Christine sera
-ici, ne la quittez sous aucun prétexte.»
-
---Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela! La jalousie n'a rien à
-faire là dedans, et cela n'a aucune importance... mais, autant que
-possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j'y suis.
-
-Tout de même Christine ne m'a pas dit pourquoi la marquise m'avait dit
-cela.
-
-
-
-
-VIII
-
-DU L'ON REPARLE DE GABRIEL
-
-
-_4 juin._--Si je m'étendais à celle-là!
-
-D'abord, il est bon que l'on sache que «mon aventure» a causé dans le
-quartier une petite révolution.
-
-Ce n'est pas sans émoi que l'Ile-Saint-Louis a appris que Mlle Norbert me
-rendait de fréquentes visites, et quand on a su que j'accompagnais la
-fille de l'horloger chez le marquis de Coulteray et que nous passions
-des heures ensemble, en tête à tête dans sa bibliothèque
-(indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la
-garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue De Regrattier
-au pont Sully et du quai d'Anjou au quai de Béthune, entrèrent en
-rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe; aussi quand on
-m'aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de
-Saint-Louis-en-l'Ile, sur les talons de la famille Norbert, on en
-conclut que j'étais un garçon perdu!
-
-Pour tout le monde, l'archiduchesse avec ses grands airs, m'avait
-«réduit à zéro!» Elle m'avait pris «sous le charme». Je n'en
-mangeais plus, je n'en dormais plus, je n'en parlais plus.
-
-De fait, j'avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions
-insidieuses de Mme Langlois: événement grave. J'imagine que, dans le
-même moment, l'arrière-boutique de Mlle Barescat ne chômait pas et
-que l'on devait dresser des plans pour me sauver des maléfices de «la
-famille du sorcier».
-
-Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était
-toujours si poli avec sa femme de ménage!
-
-Mme Langlois s'était juré de me prouver qu'elle existait encore... et
-voici comment elle y parvint.
-
-Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant
-de l'hôtel de Coulteray où Christine n'avait pas paru, ce qui m'avait
-mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée
-avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n'ayant pu
-calmer mon impatience... je trouvai Mme Langlois qui devait avoir fini
-mon ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le
-recommençait.
-
-Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire.
-La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta
-les poings sur les hanches, enfin, toute l'émotion qui la gonflait
-m'annonçaient que j'allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas.
-
---Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, _votre_ princesse!...
-Vous ne l'avez pas vue ce matin chez _votre_ marquis, n'est-ce pas?...
-
---Pardon, madame Langlois, pardon... Je pense que c'est de Mlle Norbert
-qu'il s'agit... Sachez donc, une fois pour toutes, que Mlle Norbert fait
-ce qu'elle veut... et je vous dirai même que ce qu'elle a fait ou ne
-fait pas ne m'intéresse en aucune façon!... Au revoir, madame
-Langlois, et rappelez-moi au bon souvenir de Mlle Barescat!...
-
-La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit
-les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin
-se dirigea vers la porte... mais avant de me quitter elle se retourna:
-
---C'était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu!
-
-Je ne pus m'empêcher de lui demander:
-
---Quel beau jeune homme?
-
---Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle...
-
-Je sentis que tout chavirait autour de moi... Je balbutiai:
-
---Celui que...
-
---Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez Mlle Barescat... eh
-bien! il est revenu!... _Le beau Gabriel est revenu!_...
-
-Je la fixai d'un œil hagard.
-
-Étant tout à fait dans l'impossibilité de cacher mon émotion, la
-mère Langlois jouissait amplement de l'effet qu'elle produisait.
-
---Ah! ah! vous ne me chassez pas, maintenant!... Ah! c'est qu'il lui en
-faut à la petite, vous savez!... Avec ses grands airs... avec ses
-grands airs!
-
-J'avais envie d'étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne
-point lui sauter à la gorge...
-
-Par un prodigieux effort sur moi-même, j'arrivai à prononcer d'une
-voix à peu près normale, cependant que j'essuyais la sueur qui me
-coulait des tempes:
-
---Vous m'étonnez, madame Langlois... Je savais que ce jeune homme
-était très malade...
-
---Oh! il a l'air bien démoli... ça, c'est vrai... mais voilà la bonne
-saison... avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli!...
-
---Vous l'avez vu rentrer chez les Norbert?
-
---Rentrer?... Non, je ne l'ai point vu rentrer... ce particulier-là, je
-vous ai déjà dit que personne ne l'a jamais vu entrer ni ressortir...
-On ne sait pas par où il passe, bien sûr?... On dirait qu'ils le
-cachent chez eux!... Il est peut-être poursuivi par la police!... Je
-l'ai toujours dit: c'est sûrement un étranger pour être habillé
-comme ça!... Si vous trouvez que tout ça est naturel... Enfin, je vais
-vous dire une chose... Voilà trois jours qu'ils m'ont remerciée...
-
---Ah! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée? Mais alors comment
-savez-vous?...
-
---Comment je sais!... comment je sais... Quand la mère Langlois veut
-savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous
-pouvez en être assuré!... C'est comme je vous le dis! et je le
-prouve!... Quand ils m'ont eu fichue à la porte, je m'ai écrié dans
-mon intérieur: «Celle-là, vous ne l'emporterez pas en paradis!...»
-Faut vous dire que j'avais remarqué que, du haut d'une lucarne de votre
-bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux!...
-Je me l'avais dit plusieurs fois... Ce matin, j'ai vu partir le carabin
-qui s'en allait à son école comme tous les matins... puis ça a été
-le tour du vieux Norbert... Je m'attendais à voir sortir à son heure
-la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout
-le temps fourrée, ça n'est un secret pour personne... pas même pour
-vous, soit dit sans vous offenser!... Mais les minutes, les quarts
-d'heure passent: pas de Christine!... Je m'ai dit: «Qu'est-ce qu'elle
-peut bien faire là dedans toute seule?... À moins qu'elle ne mette en
-train une autre femme de ménage?... Faudrait voir!»
-
-»Bref, je ne fais ni une ni deux... je grimpe tout là-haut par une
-petite échelle, j'arrive dans le grenier... Me voilà à la lucarne...
-Et qu'est-ce que je vois?... La Christine et le beau jeune homme qui se
-baladaient tous les deux!... Ils faisaient tout doucement le tour du
-jardin... Elle l'avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ci...
-des Gabriel par-là!...
-
-»Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je
-l'avais vu... quand il se tenait si droit, si droit qu'on aurait cru
-qu'il avait avalé un manche à balai... Il était un peu raplapla... et
-elle lui parlait doucement comme quelqu'un qui encourage un malade...
-Ils sont allés s'asseoir derrière l'arbre. Là, il s'est laissé
-tomber dans le fauteuil de bois... et elle... eh bien! elle l'a
-embrassé!
-
---Si c'est un parent... fis-je, la voix blanche... il n'y a rien
-d'extraordinaire à cela!
-
---Oh! elle ne l'embrasse pas comme un parent, vous savez! et elle a une
-façon de le regarder!
-
---Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue.
-Mlle Norbert est une honnête fille à la conduite de laquelle on n'a
-rien à reprocher.
-
---Oh! moi, je veux bien! moi, je veux bien!... Tout de même, elle ne
-vous a pas raconté que, pendant que vous l'attendiez chez le marquis,
-elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que
-personne ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam!
-
---Elle m'en parlera peut-être cet après-midi! Et ne craignez rien,
-madame Langlois, je m'empresserai aussitôt de vous en faire part, car
-je vois que l'on ne peut rien vous cacher!
-
---Je crois que vous m'en voulez, monsieur Masson!...
-
---Moi?... Et de quoi donc, ma brave femme? Mais dites-moi, ils sont
-restés longtemps dans le jardin?
-
---Non, pas même une demi-heure... Elle s'est levée la première et
-elle lui a dit:
-
-»--Rentrons! Papa ne va pas tarder à revenir!
-
-»Oh! il est docile... Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu'elle
-veut, cette fille-là!... Elle s'est penchée... elle lui a pris le
-bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du
-pavillon, sur la droite... Vous savez que la porte du laboratoire de M.
-Jacques donne sur le côté... dans la petite allée, en face du mur...
-Ils sont rentrés par là... J'ai encore attendu... Elle est sortie du
-pavillon au bout d'un quart d'heure environ... et elle est allée
-s'enfermer tout là-haut dans son atelier!... Quelle drôle d'existence
-ils ont, ces gens-là!...
-
---Pourquoi?... Ce jeune homme est malade... il a pris pension chez celui
-qui le soigne... et s'il est de la famille...
-
---Oh! je suis tranquille!... Pour être de la famille, il en est!...
-
-Là-dessus, pour que je n'aie aucun doute sur l'allusion, Mme Langlois
-ajoute:
-
---Et quand on pense que ça se dit fiancée!... Bien du plaisir,
-monsieur Masson! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter
-du «brillant belge»...
-
-Et elle est partie, triomphante...
-
-Ainsi Gabriel n'est pas mort!... Eh bien, pour Christine, j'aime mieux
-ça!...
-
-Il faut donc en conclure que, suivant l'expression de la mère Langlois,
-ce jeune homme avait été simplement _démoli_... et ce sont les soins
-de Christine et de Jacques Cotentin qui l'ont sauvé.
-
-Dès la nuit même de l'affaire, le prosecteur avait dû rassurer
-Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l'accès de
-rage qui avait jeté comme un fou l'horloger sur son hôte
-mystérieux...
-
-Ce n'était pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait
-descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli
-auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de
-Christine, et que l'on avait transporté dès qu'on l'avait pu, chez le
-prosecteur, où il était encore!...
-
-Et moi, je m'étais imaginé des choses... J'avais respiré une
-odeur!...
-
-L'esprit va loin sur la mauvaise route... Ce n'est pas la première fois
-que je m'en aperçois depuis... Henriette Havard... et les autres...
-toutes les autres qui ne sont pas revenues... Je suis porté à voir des
-drames partout... alors que, le plus souvent, il n'y a que de la
-comédie!...
-
-Ce que je venais d'apprendre n'éclairait point les ténèbres qui
-entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point
-sur sa présence dans l'armoire, sur la façon dont il pénètre chez
-les Norbert, ni sur l'attitude de toute la famille à son égard... Mais
-au moins Christine, que j'avais vue si tranquille au lendemain du drame,
-ne m'apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée
-sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de la beauté que
-j'adorais _quand même_, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le
-moment que je n'étais point sous le joug de son regard, sans une
-déchirante horreur!...
-
-Tout cela est très bien! très bien!... Seulement!... seulement Gabriel
-vit et elle l'aime!...
-
-Ah! que mes lèvres brûlaient quand je l'ai revue cet après-midi...
-comme j'étais près de lui dire: «Eh bien, Gabriel va-t-il
-mieux?» Mais je me suis tu au bord de l'abîme... Oui, j'ai senti
-nettement que ce mot-là, «Gabriel», je n'avais pas le droit de le
-prononcer!... C'est son secret!... le secret de son cœur! comme on dit
-dans les romans... c'est, son roman... Et moi, je suis hors de son
-roman... je suis hors de son cœur... Je suis seulement près d'elle...
-Si je veux rester près d'elle, tâchons d'oublier Gabriel!...
-
-Elle est toute joie... Ainsi s'explique le rayonnement de ces derniers
-jours... Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin...
-Tâchons d'oublier Gabriel!... Hélas! je ne pense qu'à lui!
-Heureusement que le drame d'ici me reprend avec une certaine
-brutalité...
-
-Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l'on a
-mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes
-arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié... Sing-Sing
-accourait derrière elle... Elle murmura, comme si le souffle allait lui
-manquer:
-
---Chassez cette petite bête immonde!... Je chassai Sing-Sing, qui ne
-protesta pas...
-
---Que vous a-t-il fait, madame? demandai-je... Vous devriez vous
-plaindre au marquis.
-
-Elle eut un pâle sourire.
-
---Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n'y a rien
-là que je puisse apprendre au marquis...
-
-Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à
-voir. Elle se tourna du côté de Christine:
-
---Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi!... Vous qui avez de
-l'influence sur le marquis, dites-lui qu'il faut me laisser en paix...
-que ma pauvre tête s'égare... et que ce docteur finira par me rendre
-tout à fait folle!...
-
---Quel docteur? demandai-je.
-
-À ce moment, la porte de notre cabinet s'ouvrit et la cariatide de
-bronze apparut dans l'embrasure... L'hercule indien courbait la tête et
-les épaules comme s'il soutenait toute la maison:
-
---M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses
-appartements, où le docteur l'attend.
-
-Je regardais la pauvre femme; elle claquait des dents... Rodin, pour sa
-porte de l'enfer, n'a pas inventé une figure où l'effroi de ce qui va
-arriver creusât des rides plus cruelles... Ravagée par l'épouvante,
-elle nous regarda tour à tour éperdument... En vérité, je ne savais
-quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était
-question... Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui
-cherchait un refuge...
-
-Christine lui dit avec tristesse:
-
---Allez, madame, vous savez bien que c'est pour votre santé!
-
-Elle entr'ouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent
-point... Elle tremblait de plus en plus... Elle me regarda de ses yeux
-immenses et glacés...
-
---Mon Dieu! fis-je... mon Dieu!.;.
-
-Je ne trouvais pas autre chose à dire.
-
-Sangor répéta encore sa phrase... les épaules de plus en plus
-courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la
-bâtisse... et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable
-dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne
-devoir pas avoir de fin, l'hercule se déplaça, se courba encore,
-allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une
-seconde, statuette de l'horreur, devant cette statue de la force, et ils
-disparurent tous deux, tandis que l'on entendait rire Sing-Sing
-derrière les portes refermées.
-
-Ce que je venais de voir m'avait brisé. Certainement si je n'avais vu
-Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et
-qu'elle ne disait rien.
-
---Mais enfin! m'écriai-je, vous, vous savez ce qu'on va lui faire!
-Pourquoi cette épouvante? Quel est ce docteur dont la seule évocation
-semble épuiser sa vie?
-
---Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte! répondit Christine.
-Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable!
-Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ombre! Elle est sans forces... sans
-couleurs! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les
-gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse.
-
---Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle?
-
---C'est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et
-qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue
-d'Iéna... oh! il est bien connu... Vous avez dû en entendre parler...
-le docteur Saïb Khan...
-
---Oui, je crois... N'a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans
-le _Royal Magazine?_...
-
---Parfaitement, c'est lui!...
-
---Et qu'est-ce qu'il lui ordonne?
-
---Oh! la chose la plus naturelle du monde... des sérums... des jus de
-viande...
-
---Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de faire
-venir le docteur Saïb Khan, qu'elle a en si profonde horreur?
-
---Vous m'avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus
-incompréhensible...
-
---Pourquoi donc?... Si vous la voyez dans cet état, c'est qu'elle se
-refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu'on ne
-retrouve que chez les grévistes de la faim!... Or, Saïb Khan est le
-seul qui puisse la faire manger!
-
---Comment cela?
-
---Il l'hypnotise!... Vous connaissez son système... on en a assez
-parlé... Agir sur l'esprit pour guérir la matière!... Ça n'est pas
-une nouveauté, mais l'Inde possède depuis des siècles une
-thérapeutique de l'esprit auprès de laquelle la science de nos
-Charcots modernes est un balbutiement d'enfant nouveau-né...
-Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme
-la marquise... une cliente qui se refuse... il doit agir avec un
-brutalité psychique dont je n'ai même pas une idée et qui, à
-l'avance, anéantit la pauvre femme... Vous comprenez maintenant
-pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse... pourquoi
-j'encourageais la malheureuse... pourquoi je lui disais que «c'était
-pour son bonheur!...»
-
---Et tout cela parce qu'elle s'imagine qu'elle est mariée à...
-
-Christine me regarda fixement.
-
---Mariée à qui?... Dites toute votre pensée, insista-t-elle.
-
---Eh bien, mariée à un phénomène _qui est plus fort que la mort_...
-Est-ce bien cela?
-
-Elle hocha la tête d'une façon qui ne me satisfit qu'à moitié.
-J'insistai à mon tour.
-
---Tout cela ne tient pas debout... Elle pourrait s'imaginer cela et ne
-pas se laisser mourir de faim!
-
---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Qu'est-ce que vous
-voulez que je vous dise?
-
-Je repris, au bout d'un instant:
-
---Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour
-quelques semaines...
-
-Sans me regarder, Christine me répondit:
-
---Hélas! _Il est étrange même de voir avec quelle régularité de
-pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la
-mort à la vie et redescendre ensuite!_ Au bout d'un certain temps, chez
-elle, l'idée réapparaît, l'idée qui finira par la tuer si on ne l'en
-guérit pas... Le marquis n'a plus d'espoir qu'en Saïb Khan.
-
---En dehors de l'idée, pour tout le reste, elle est lucide?
-
---Très lucide et même remarquablement intelligente.
-
---Alors il est inimaginable que l'on ne puisse lui faire toucher du
-doigt l'absurdité de son idée!... je dis bien toucher du doigt... car
-enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome
-jusqu'à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance
-et de décès... des actes authentiques?
-
---Pas pour tous! et c'est bien là ce qui fait le malheur du marquis...
-Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à
-l'étranger... vous savez qu'ils étaient grands coureurs d'aventures...
-Certains sont nés à l'étranger et il est exact que certains papiers
-ne sont pas d'une authenticité absolue, mais vous savez qu'aux deux
-siècles passés, c'était là chose courante, même en France, et que
-les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans
-les grandes familles, moins par des documents que l'on négligeait
-d'établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par
-le témoignage des contemporains... La marquise est au courant de cette
-particularité... On n'a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni
-leur naissance... d'une façon formelle à ses yeux... car j'ai toutes
-ses confidences... et le marquis, d'autre part, a mis à ma disposition
-tous les documents dont il disposait... Voilà où nous en sommes...
-C'est inimaginable...
-
---Mais enfin, si elle était saine d'esprit... comment la première
-idée d'une chose pareille lui est-elle venue?...
-
---La première idée... la première idée... Mon Dieu! mon cher
-monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire... je n'en sais
-rien, moi!...
-
-Il y avait de l'hésitation dans sa réponse... Sans doute avais-je
-fait, sans le savoir, allusion à _cette autre chose_ dont elle ne
-m'avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères
-dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au
-surplus, il paraissait fort bien se consoler...
-
-Pendant toute la fin de cette conversation Christine avait eu la tête
-penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très
-absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance
-singulière, dans la plaque toute préparée... Je me penchai au-dessus
-d'elle, pour voir.
-
---C'est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et
-calme... Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des _Dialogues
-socratiques_...
-
-Alors je reconnus certain profil apollonien, l'œil fendu en amande, le
-dessin de la bouche, l'ovale parfait du type qui avait peut-être été
-celui d'Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les
-ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait «comme deux gouttes
-d'eau» à Gabriel...
-
-
-
-
-IX
-
-DORGA
-
-
-_8 juin._--Christine avait encore raison. J'ai revu la marquise. Elle
-est méconnaissable.
-
-Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c'est bien
-une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la
-vie...
-
-Elle sort... ou _on la sort_ en voiture découverte, une voiture
-attelée... Elle adore, paraît-il, les chevaux... Elle revient du Bois
-les joues fleuries... Son regard cependant est toujours triste, inquiet,
-mais le sang circule à nouveau dans ses veines... L'esprit est toujours
-malade... mais le corps va mieux...
-
-Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise... Sangor conduit. Il a à
-côté de lui Sing-Sing... Elle ne reçoit jamais de visite...Christine
-me dit que c'est elle qui ne veut recevoir personne... Elle refuse
-d'aller dans le monde... Et le monde n'insiste pas... Le bruit a
-commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n'avait pas une
-cervelle très, très solide... Ses silences, ses bizarreries... son air
-de plus en plus lointain ont détaché d'elle, peu à peu, toute la
-société du marquis.
-
-Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné
-quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui
-ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint
-Georges-Marie-Vincent.
-
-Néanmoins, ses amis se félicitent qu'il ait «pris le dessus» sur ses
-malheurs domestiques.
-
-Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très
-renseignée.
-
---Le sang des Coulteray est plus fort que tout! me dit-elle. Ils en ont
-vu bien d'autres!... Un petit bourgeois serait écrasé par cette
-infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans
-sa collection... ça n'a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du
-moins je l'espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l'amie
-de la marquise: ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le
-secret de ma situation ici.
-
-Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets
-d'argent à la main. Ses yeux brillaient.
-
---Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de
-trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela
-excellent! Je vous crois, on dirait du cocktail!... Et savez-vous ce que
-c'est? Un mélange de sang de cheval, d'hémoglobine, de je ne sais
-quoi!... Goûtez-moi cela, je vous dis!... aucune fadeur... au
-contraire... une saveur capiteuse... et chaud à l'estomac comme un
-vieil armagnac!... Ça réveillerait un mort!... Et ça vous donne un
-appétit!
-
-Nous bûmes. C'était, en effet, tout ce que disait le marquis:
-
---Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze
-jours!...
-
-Il se tourna vers moi:
-
---Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur?...
-Christine vous a raconté?... Vous êtes un ami... La pauvre enfant! si
-nous pouvions la sauver!... Bah! que le corps se porte bien et la tête
-ira mieux!...
-
-Il s'est frappé le front et s'en est allé avec son flacon et ses
-gobelets, enchanté, rayonnant!...
-
---C'est chaque fois la même chose! me dit Christine... chaque fois il
-s'imagine que sa femme est sauvée!... En attendant, il va aller ce soir
-rejoindre sa Dorga!
-
---Sa Dorga?
-
---Oui, la danseuse hindoue!...
-
---Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l'Inde, cet
-homme-là!...
-
---Il l'a ramenée de là-bas en même temps que sa femme...
-
---Vous m'aviez dit qu'il adorait la marquise!
-
---Êtes-vous naïf!... Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix
-maîtresses... Celle-ci lui fait honneur... elle fait courir tout
-Paris...
-
-_9 juin._--J'ai vu Dorga... Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois
-par an, j'ai eu la curiosité d'assister aux danses de la belle
-Hindoue... Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le
-jargon des communiqués de théâtre, une salle «resplendissante».
-
-Je m'attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur
-la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds
-bracelets aux chevilles; je m'attendais encore à quelques
-déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin «le genre» si
-ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J'ai
-vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une
-toilette de gala à la dernière mode.
-
-Mâtin! le marquis aime les contrastes! La marquise et Dorga, c'est le
-jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon
-sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude,
-brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l'Orient; mais plus
-que les bijoux qui l'étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle
-sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga.
-
-L'Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse
-Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l'on écoute dans un
-silence oppressé.
-
-Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante
-acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui «en
-voulaient encore»... Mais la belle danseuse avait disparu, assez
-méprisante, et ne revint plus...
-
-Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré
-des tempéraments, et j'aperçus le marquis, écarlate, qui sortait
-d'une loge avec Saïb Khan...
-
-Il daigna me reconnaître:
-
---Vous avez vu? me jeta-t-il... hein, vous avez vu?... Quelle
-merveille!...
-
-Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras:
-
---Allons la féliciter!...
-
-Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée,
-mais qui ne s'ouvrit que pour nous... Cette fois, elle était demi-nue
-au milieu des fleurs.
-
-Le marquis me présenta:
-
---M. Bénédict Masson, un grand poète!
-
-Je ne protestai pas... J'eusse été incapable de dire un mot. Je la
-regardais à la dérobée, honteusement et l'air mauvais... un air que
-je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à
-elle, elle m'avait jeté un coup d'œil dans la glace et ne s'était
-même pas retournée... Quelques vagues paroles de politesse. Elle
-devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa
-derrière un paravent, et je m'enfuis, la tête chaude, les oreilles
-sonnantes...
-
-Je me sentais une haine farouche pour le marquis... et pour tous les
-hommes riches, qui n'ont qu'à se baisser et à se ruiner pour ramasser
-de pareilles femmes!...
-
-Et moi! moi! qu'est-ce que j'aurai jamais?... L'image de Christine en
-moi... charmante et subtile effigie!...
-
-
-Ah! Seigneur Dieu! j'ai envie de me tatouer la peau comme un
-colonial... comme un «joyeux»... Un cœur avec une flèche, et,
-autour: «J'aime Christine!»... Quand je me regarderai dans la
-glace de mon armoire, je croirai peut-être que c'est arrivé!...
-
-
-
-
-X
-
-L'AUTRE CHOSE...
-
-
-_10 juin._--Le spectacle que me donnait Dorga m'avait empêché de
-prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan,
-qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C'est à peine si je me
-rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque
-barbu. Mais le marquis est descendu aujourd'hui dans la bibliothèque
-avec Saïb Khan, et j'ai pu observer celui-ci tout à mon aise.
-
-Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux
-dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords
-du Gange. Son visage sévère est entouré d'une barbe de jais, très
-soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui
-rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est
-admirablement habillé, chaussé: élégance simple, impeccable. Je
-comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu'il inspire. Il
-paraît si sûr de lui qu'il est à peu près impossible que l'on reste
-sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de
-cette bouche carnassière...
-
-Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre?...
-Eh! mais _dans les portraits!_... surtout, surtout dans celui de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre... et ce sourire,
-toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore
-de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de
-Georges-Marie-Vincent!...
-
-Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le
-moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus
-précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la
-bibliothèque, et qu'il faudra classer, réunir, suivant un plan que je
-suis libre d'établir à mon gré et suivant mes goûts...
-
-Le marquis est loin d'être une brute. J'ai trouvé en lui non un
-collectionneur «averti», car cette collection ne lui doit rien, ou à
-peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement
-littéraire depuis deux siècles: ceci, je ne puis le nier, je ne puis
-le nier... un homme qui, dans ses voyages, s'est toujours intéressé
-aux bibliothèques... Nous avons eu une longue discussion sur celle de
-Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d'encre
-de Paul-Louis Courier... Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui
-traite bien à la légère _un pareil crime!_... Je ne savais pas le
-marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c'est de la
-littérature... la réalité, c'est Dorga!...
-
-Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb
-Khan, dont le sourire s'élargit sur l'éclatante menace de sa mâchoire
-de bête fauve...
-
-Ils s'en allèrent et ils durent quitter aussitôt l'hôtel, car
-j'entendis le bruit d'une auto qui s'éloignait dans la cour
-d'honneur...
-
-Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s'ouvrit
-et la marquise parut:
-
---Où a-t-il appris tout cela? me souffla-t-elle... Où a-t-il appris
-cela?... Pourriez-vous me le dire? Georges-Marie-Vincent a eu une
-instruction très négligée... d'après même ce qu'il raconte. Il n'a
-jamais su me dire le nom de son précepteur... Alors?...
-
-Elle avait écouté derrière la porte... C'est donc en vain que,
-physiquement, elle se portait mieux! _L'idée_ était toujours là...
-cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une
-tristesse infinie... Elle ne se méprit point à mon air:
-
---Je vous fais de la peine, n'est-ce pas? Christine a dû exciter votre
-pitié!...
-
-Et plus bas:
-
---Elle n'est pas ici, Christine?
-
---Non! elle vient de partir!...
-
---Oh! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer... Elle vous a
-dit, bien entendu, «l'idée»... Ils me croient tous folle ici... Il y
-a des moments où je voudrais être morte!... oui, morte!... mais j'ai
-peur même de la mort!... Oui, il y a des moments où j'ai peur de la
-mort plus que de tout!... et je vous dirai pourquoi, un jour... à moins
-que vous ne le deviniez d'ici-là!... j'ai peur de la mort; j'ai peur de
-la vie, j'ai peur de Saïb Khan!... Celui-là est tout-puissant... Il
-peut tout ce qu'il est possible de pouvoir... s'il avait pu m'arracher
-l'idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis
-longtemps... je l'ai connu aux Indes... aucune idée ne lui résiste!...
-Pourquoi n'a-t-il pas réussi avec moi?... parce que, chez moi, l'idée
-n'est pas seulement une idée, c'est le reflet de la réalité... Vous
-comprenez bien... ce n'est pas une imagination sur laquelle un homme
-comme Saïb Khan puisse agir... c'est la vérité vivante et
-naturelle... contre laquelle il n'y a rien à faire... Saïb Khan
-commanderait à une montagne de disparaître que l'Himalaya n'en serait
-point remué sur sa base, n'est-ce pas?... Eh bien! il n'est pas plus en
-son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible...
-jusqu'à ce jour... le bloc des Coulteray!... M'avez-vous compris?...
-M'avez-vous compris?...
-
-Elle posa sur ma main sa main brûlante: «_Je vous dis que c'est le
-même!_»
-
-Ses yeux immenses cherchaient les miens... je n'osais la regarder pour
-qu'elle ne vît pas toute la pitié qu'elle m'inspirait.
-
---Madame! madame! comment pouvez-vous! comment une femme comme vous, de
-votre intelligence!... Madame, prenez garde! Il n'y a rien de plus
-redoutable au monde que le merveilleux. C'est un domaine où se sont
-perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec
-lesquelles il ne faut pas jouer!
-
---Jésus-Marie! s'écria-t-elle, ai-je l'air de jouer? Je parle
-sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n'a reçu aucune
-instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui
-d'aujourd'hui... Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l'un des
-plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte
-de savant.
-
---Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il
-brillait chez d'Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande
-Encyclopédie.
-
---Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait
-été élevé par les soins de son oncle, l'évêque de Fréjus. Eh
-bien! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez
-eue tout à l'heure avec Georges-Marie-Vincent n'aurait pas été
-possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n'avait pas reçu cette
-éducation-là!
-
-Je sursautai.
-
---Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis
-Courier n'avait pas encore taché d'encre le manuscrit de Longus au
-temps de Louis XV!
-
-Elle pinça les lèvres.
-
---Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte!
-laissa-t-elle tomber. J'ai voulu dire que, sans cette éducation-là,
-sans les souvenirs classiques qu'elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne
-s'intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence.
-
---Excusez-moi, madame!... Il y a une chose en tout cas que je puis vous
-dire et qui m'a, en effet, toujours étonné... c'est la solidité de
-cette instruction classique chez le marquis.
-
---N'est-ce pas?...
-
-De nouveau ses yeux brillèrent... de nouveau elle me prit la main...
-
---Ah! si vous vouliez être mon ami... mon ami!...
-
-Je prononçai quelques paroles de dévouement... Son agitation subite
-m'inquiétait... Je regrettais d'être seul avec elle... J'aurais voulu
-voir apparaître Sangor et même Sing-Sing...
-
---Oui!... je le sens!... vous me comprendrez, vous, vous!... Il le faut
-ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie
-et la mort!... Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre!...
-Christine me prend pour une folle... Saïb Khan pour une malade... et il
-me ressuscite... malgré moi!... Ah! pourquoi me ressuscite-t-il?...
-_Pourquoi me ressusciter pour l'autre?_... À moins qu'il ne soit son
-complice!... ce que je finirai bien par croire... car enfin... J'ai
-horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles
-douleurs!... Et cependant il m'est _défendu de mourir!_ Ah! mon ami,
-mon ami!... Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray?... Vous ne
-l'avez pas visité, non?... C'est un château, comme on dit:
-historique... là-bas, entre la Touraine et la Sologne... La chapelle
-est un chef-d'œuvre comparable à l'église de Brou... Mais je vous
-prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m'ont
-attirée... non... il faut descendre dans la crypte... Là sont les
-tombeaux des Coulteray... Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide!... Vide, je vous dis!...
-Comprenez-vous?
-
---Mais non, je ne comprends pas!
-
-Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre:
-
---Vide! et c'est le dernier tombeau des Coulteray!... Il n'y en a plus
-d'autre. On ne meurt plus chez les Coulteray...
-
---Mais, madame, s'ils sont morts à l'étranger!...
-
---Évidemment! Évidemment!... Mais je vous répète que le tombeau est
-vide!...
-
---En bien... la Révolution est passée par là... et combien de
-tombeaux...
-
---Ce n'est pas cela! ce n'est pas cela!... La Révolution n'a rien à
-faire là-dedans... Le lendemain du jour où l'on a descendu le corps de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre
-déplacée et le tombeau vide!...
-
---Et alors?
-
---Comment et alors?... Mais vous ne connaissez donc pas l'histoire des
-Coulteray?... Je vous croyais plus renseigné sur
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome... Vous me disiez tout à l'heure qu'il
-avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie... Il n'a écrit
-qu'un article... un seul... et vous ne savez pas sur quoi?... Vous n'en
-connaissez pas le sujet?... Attendez-moi ici, je vais vous le chercher!
-
-Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation
-ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison... Que cette
-femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi
-l'ombre d'un doute!...
-
-Elle revint quelques minutes plus tard, haletante:
-
---Vite! vite! me jeta-t-elle... emportez tout cela chez vous! Dissimulez
-ce paquet!... Lisez! et vous saurez tout!... Sing-Sing est dans
-l'escalier!... Sangor arrive!... Adieu!
-
-Elle m'avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet
-enveloppé dans un journal de modes et noué d'un ruban noir... Je le
-glissai sous mon veston et je rentrai chez moi... J'étais persuadé que
-j'allais enfin savoir ce que c'était que _l'autre chose_...
-
-
-
-
-XI
-
-«PRIEZ POUR ELLE!»
-
-
-À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je
-lisais encore... Maintenant je sais ce que c'est que _l'autre chose_...
-C'est inimaginable à notre époque!... Maintenant je comprends pourquoi
-elle me répétait de cet air hagard... _j'ai peur de la mort!_... elle
-qui a déjà si peur de la vie!... Je comprends le sens qu'elle
-attachait à cette phrase: _Il m'est défendu de mourir!_...
-
-On a frappé à mes volets... j'entends la voix de Christine... Comment
-ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille? Et pourquoi?...
-Je vais ouvrir... Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin,
-qu'elle me présente... Ils sont allés, par cette tiède soirée de
-juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la
-lumière chez moi!... Alors elle est venue me dire «un petit
-bonsoir» en passant.
-
-... Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille.
-
-Jamais je n'avais vu de si près le prosecteur et je m'en serais fort
-bien passé, mais l'idée que Christine ne l'aimait pas et qu'elle le
-trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait
-supportable.
-
-Je vis qu'il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et
-pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s'il se rendait bien compte
-qu'il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des
-savants, mais, à son âge, c'était peut-être un genre.
-
---Eh bien! fit Christine en s'asseyant. Elle vous a donné le paquet?
-Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout
-cela chez vous, ou de le détruire; en tout cas, de ne pas le lui
-rendre. Ce sont ces papiers-là qui l'ont rendue malade, la pauvre
-femme! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses
-imaginations?
-
---Si je ne m'abuse, le voilà! fis-je en mettant la main sur un opuscule
-intitulé: _Les plus célèbres Broucolaques._ «Broucolaque» est le mot
-dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition
-moderne désigne sous le nom de «vampires»!
-
-Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus
-sérieusement du monde de ces êtres que l'on croit morts et qui ne le
-sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du
-sang des vivants pendant leur sommeil... Quelques-uns de ces vampires
-dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C'est là
-qu'on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans
-l'Allemagne du Sud: _ils avaient un coloris vermeil, leurs veines
-étaient encore gonflées de tout le sang qu'ils avaient sucé, on
-n'avait qu'à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui
-d'un jeune homme de vingt ans_... Certains ne reviennent jamais dans leur
-tombeau, dont ils ont l'horreur... ce sont, évidemment, les plus
-dangereux... parce qu'il n'y a aucune raison pour que l'on s'en
-débarrasse jamais... on ne sait plus où les trouver... Ils se
-confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au
-profit de la leur indéfiniment prolongée...
-
-La seule façon à peu près sûre que l'on a de détruire un
-«broucolaque» est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir
-préalablement tranché la tête...
-
-Mais comment être sûr que l'on a bien affaire à un broucolaque, à
-moins qu'on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau?...
-
-Le dernier nom de broucolaque cité par l'opuscule était celui du
-marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout
-dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une
-épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à
-marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du
-monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il
-n'était jamais revenu.
-
-Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l'avoir vu,
-depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures... des jeunes filles,
-des jeunes femmes qui avaient eu l'imprudence de dormir la fenêtre de
-leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un
-état de dépérissement absolu, et l'on n'avait pas tardé à acquérir
-la preuve (par la découverte que l'on faisait d'une petite blessure
-derrière l'oreille) que le vampire avait passé par là!...
-
-Enfin l'opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était
-d'autant plus funeste qu'il est avéré depuis la plus haute antiquité
-_que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort!_...
-
-Tous les ouvrages que j'avais trouvés dans le paquet noué d'un ruban
-noir traitaient du même sujet. C'étaient des «Histoires horribles et
-épouvantables de ce qui s'est fait et passé aux faubourg S. Marcel à
-la mort d'un misérable broucolaque»; des «Revenants, des fantômes et
-autres qui ne veulent mie quitter la terre»; des «Comment se
-nourrissent les vampires», un «Traité sur la façon de vivre des
-broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre»; enfin le
-fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la
-première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l'auteur
-parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent
-effrayé si elles n'avaient fait sourire...
-
-On y lisait ceci, entre bien d'autres choses:
-
-«On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son
-tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang...
-_Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler; toute
-espèce d'attachement, tout lien d'affection paraît rompu chez les
-vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs
-parents!_...», etc.
-
---Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi le
-marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de
-lecture?... Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la
-pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le
-secret le plus absolu... _Il ne tient pas à être ridicule!_
-
---Ridicule?
-
---Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris... Si on
-apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à
-lui sucer le sang... on ne s'ennuierait pas dans les salons, ni à
-Montmartre, ni aux revues de fin d'année, je vous prie de le croire!...
-Voilà pourquoi on la surveille tant... Un mot imprudent et
-Georges-Marie-Vincent n'a plus qu'à retourner au Thibet!...
-
-Comme je ne disais rien, elle continua:
-
---_Elle ne vous a jamais montré le bobo qu'elle a dans le cou?_ Non!...
-c'est peut-être qu'il est guéri pour le moment!... mais je suis
-tranquille! au premier bouton qui lui poussera sur l'épaule, «vous n'y
-couperez pas!...» Mon ami, vous passez maintenant par les étapes
-qu'elle m'a infligées... Elle vous montrera la petite piqûre par le
-truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa
-vie!... vous ne riez pas?
-
---Ma foi, non!... répondis-je... Le marquis a sans doute raison de
-craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c'est encore elle,
-assurément!...
-
---Vous avez raison!... répliqua Christine en reprenant son air le plus
-sérieux... il n'y a plus qu'à prier pour elle!
-
---Priez pour elle! répéta une voix qui jusqu'alors ne s'était guère
-fait entendre...
-
-Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces
-quelques paroles:
-
---Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur? demandai-je en souriant,
-cette fois...
-
---Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne
-crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d'hier crée
-l'industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des
-hypothèses contradictoires, La science se promène incertaine dans ce
-chaos de points d'interrogation qu'est notre petit univers. Y a-t-il
-plusieurs mondes? Edgar Poe, l'un de nos plus grands philosophes--je
-parle sérieusement--a prouvé par une série d'équations qui en valent
-bien d'autres, qu'il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs
-dieux. D'autres ont non moins prouvé qu'il n'y en a qu'un seul, mais
-ils ne sont point d'accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes,
-n'a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de
-Spinoza!... Déisme? Panthéisme? Où est la vérité?... Et vous me
-demandez s'il y a des vampires? S'il est possible qu'un seul Coulteray
-ait vécu cent cinquante ou deux cents ans?
-
-»Mais je n'en sais rien, moi, monsieur! continua-t-il de sa voix un peu
-professorale et qu'enrouait une laryngite chronique... mais ceci est le
-secret de la vie et de la mort que nous n'avons pas encore pénétré,
-mais que nous ne désespérons pas de violer un jour!... Où commence la
-vie?... où commence la mort?... Partout! nulle part! Ni commencement,
-ni fin! Que voyons-nous? Qu'observons-nous? Des transformations, des
-mouvements qui recommencent... que nous pouvons appeler: _les pulsations
-du cœur de Dieu!_... Voilà ce que l'expérience déjà nous a
-appris!... _Une chose que l'on croit morte n'est que de la vie en
-sommeil_... La science, un jour, monsieur, comme nous l'avons fait pour
-l'électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon
-les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être
-aujourd'hui de la mort!... Et ce jour-là nous aurons recréé de la
-vie!... Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en
-principe, du radium de cette table!... En attendant, monsieur, je ne
-puis dire qu'une chose à Christine: «Priez! Priez pour la marquise!...
-Priez pour ceux qui croient aux vampires!... pour ceux qui ne croient à
-rien!... Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent
-les petits enfants, ait pitié de tout le monde...
-
---Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine...
-
---Ainsi soit-il! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux
-qu'elle avait quand elle se rendait à la messe à
-Saint-Louis-en-l'Ile!...
-
-Ils me serrèrent la main et me quittèrent.
-
-
-
-
-XII
-
-L'HOMME AUX BRAS ROUGES
-
-
-Décidément, pas banal, le fiancé. C'est un cerveau, cet homme-là! Ce
-qu'il raconte est fameux! Christine, telle que je la connais maintenant,
-ne doit pas s'ennuyer entre son horloger de père qui cherche le
-mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque
-chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu!
-
-Et moi qui la plaignais! Ils doivent mener une vie morale d'une
-intensité singulière entre leurs quatre murs! et je ne compte pas
-Gabriel!.
-
-Non! mais je ne cesse d'y penser!
-
-Gabriel--est-il besoin de le dire?--m'intéresse autrement que la
-marquise! Son secret me touche de plus près!
-
-Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de
-Christine.
-
-Depuis les confidences de la mère Langlois, j'ai essayé de les
-surprendre tous les deux... en tous les cas, d'assister de loin à leurs
-chastes effusions!...
-
-Mais mes veilles ont été inutiles...
-
-Gabriel ne m'est apparu qu'au bout du stylet de Christine, dans cette
-figure qu'elle caresse avec amour, sur la plaque d'argent.
-
-Je suis habitué à souffrir et à ce que l'on ne s'aperçoive pas de
-mes souffrances... mais un jour je crierai! oui, il faudra que je
-crie!...
-
-Mon Dieu! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce
-sera la fin...
-
-Évidemment!...
-
-Depuis deux jours que la marquise m'a remis tous ses petits recueils et
-traités pour «Broucolaques», je ne l'ai pas revue...
-
-Et j'en suis enchanté...
-
-Je la plains, mais elle m'excède!...
-
-Je voudrais qu'elle me laissât un peu seul avec mes pensées,
-qui appartiennent maintenant exclusivement au trio
-Christine-Jacques-Gabriel...
-
-J'essaye de démêler la _figure du rôle_ de Christine dans cette
-étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime.
-
-Et je n'arrive point à en isoler la ligne.
-
-Christine m'apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et... et
-bien tendre avec _son quoi de Gabriel?_
-
-Oui «_quid_» _de Gabriel?_
-
-Et quid de moi aussi (après tout)!
-
-De cette histoire de cœur, en suis-je?... Eh bien, oui!... je crois que
-j'en suis!... Ah! _il y a des moments où je crois que j'en suis!_...
-très peu! oh! très peu! mais enfin... je ne suis pas difficile!... il
-me faudrait si peu de chose!... J'imagine que je compte tout de même
-dans cette affaire-là! que je ne suis pas simplement un spectateur pour
-elle!...
-
-Est-ce que «je déménage»? Tout à l'heure, j'écrivais qu'elle ne
-s'apercevait de rien... et qu'un jour je crierais!... Alors? alors?...
-
-Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu'une fille intelligente
-comme Christine n'a absolument, absolument rien vu du drame qui se
-passait sous mon masque?
-
-Eh bien! admettons... Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de
-l'autre devant moi?...
-
-Niais que tu es!... est-ce qu'elle sait que tu le connais, l'autre?
-
-Qu'importe!... Un si beau profil devant ta hideur, n'est-ce pas à te
-faire crier?...
-
-Eh! mon bonhomme! _elle attend peut-être que tu cries!_
-
-En fin de compte, je constate que je suis bien malade... Je n'ose pas
-regarder vers la fin de cette maladie-là... Je m'empoisonne avec une
-joie!... Je sais que la guérison n'est pas possible et je n'en veux
-pas!... Je retourne à l'air qu'elle respire et qu'elle veut bien
-partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant... Je
-suis souvent le premier arrivé et je l'attends!... je l'attends!...
-
-Je ne l'ai pas vue de la journée; ça, c'est un peu fort!
-
-Je n'ai vu du reste personne!
-
-Oh! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma
-petite lucarne!... Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être,
-elle!... Chose singulière, je n'ai pas vu ce matin, avant de partir,
-l'horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur... ni
-Christine... On n'a vu sortir personne.
-
-Seulement le soir, vers neuf heures, j'ai vu arriver un personnage
-nouveau...
-
-Ce qu'il y a de certain, c'est que c'est la première fois que
-j'aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front
-bas qui glisse le long des murs comme s'il avait honte de respirer l'air
-de tout le monde. Il est coiffé d'une casquette ronde sans visière,
-vêtu d'un costume informe que l'on dirait taillé dans un sac.
-
-Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de
-cuir...
-
-Il a l'air de l'aide du bourreau.
-
-On devait l'attendre chez les Norbert, car il n'a pas eu à frapper à
-la porte, qui s'est ouverte devant lui et qui a été refermée
-aussitôt...
-
-Vous pensez si j'ai grimpé là-haut!
-
-On a l'air très affairé dans la maison... Plusieurs fois j'ai vu
-Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d'une grande blouse
-blanche comme une infirmière... Elle s'entretenait vivement et à voix
-basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers.
-
-Jacques avait l'air de la réconforter, car elle paraissait très
-agitée...
-
-Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite.
-
-Je n'aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux
-Norbert, du reste.
-
-Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence; de la lumière
-brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles
-des persiennes...
-
-Soudain le même tourbillon noir que j'avais vu sortir de la cheminée,
-certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l'île
-monta au-dessus du toit... et la même épouvantable odeur vint
-affreusement me surprendre à ma lucarne.
-
-Cette nuit-ci, il n'y avait pas de vent. La chaleur était étouffante
-et cette odeur maudite s'appesantissait sur vous à vous faire pâmer
-d'horreur.
-
-Tout à coup les persiennes s'ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon
-et, dans une lueur de sang creusée d'ombres comme une gravure de Goya,
-surgit devant moi un spectacle que je n'oublierai jamais.
-
-Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d'un
-feu d'enfer; à côté de là, près d'une table où, sur une nappe
-blanche s'étalaient des débris d'humanité, l'homme trapu se tenait,
-un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés
-jusqu'au coude, des bras rouges comme s'ils avaient plongé dans des
-entrailles sanglantes.
-
-Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des
-tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces
-incandescentes.
-
-Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient
-penchés de chaque côté d'une table d'opération que j'apercevais en
-raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien
-que le front et les yeux clos surélevés de mon côté.
-
-Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une
-accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche; quant au
-corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n'est que
-bien imparfaitement que j'assistai, de mon petit observatoire,
-à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait
-exceptionnelle...
-
-Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute
-évidence, Gabriel fût endormi, cela n'empêcha point le patient, à
-diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de
-bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt
-entre l'horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et
-le rétablissaient dans sa position première.
-
-Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office!
-
-Quel office?
-
-Il ne s'agissait point là simplement des «pointes de feu», ni même
-de quelque chose d'approchant, comme l'on pense bien.
-
-C'était l'intérieur du corps que l'on travaillait et que j'entendais
-grésiller de ma fenêtre.
-
-Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l'homme aux bras rouges,
-resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long.
-
-Christine me tournait le dos; j'imaginais facilement que, de la façon
-dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle
-ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans
-une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes
-ordinaires...
-
-Enfin l'opérateur et son aide se relevèrent.
-
-Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir.
-
-Jacques jeta ses petits outils d'acier, instruments de torture et de
-salut, sur la table où se trouvaient tout à l'heure les débris
-d'humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le
-fourneau du laboratoire, car l'épouvantable odeur persistait...
-
-Et, distinctement, j'entendis Jacques qui disait:
-
---_En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce
-sang... et maintenant du sérum, du sérum, du sérum!_...
-
-Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre.
-
-Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d'allégresse
-semblait rayonner sur son beau front calme.
-
-C'est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de
-l'émotion au moins physique qui avait dû «lui soulever le
-cœur» pendant ces horribles minutes...
-
-Rien!...
-
-Elle que j'avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants
-auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une
-opération d'où dépendait la vie de celui qu'elle aimait; et elle
-avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en
-professionnelle.
-
-Ah! c'est «une nature» fortement équilibrée.
-
-Une femme, comme on dit aujourd'hui, dans l'argot de Paname, «bien
-balancée», moi je parle au point de vue moral comme au point de vue
-physique!
-
-Et je suis sûr qu'elle se tirera «avec le sourire» de cette aventure
-qui aurait pu n'être qu'un assassinat!
-
-Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre
-sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante
-enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées.
-
-Et moi!... et moi!...
-
-Moi, me voici sur la piste de l'homme aux bras rouges et au cou de
-taureau qui vient de sortir.
-
-Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel!
-
-Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d'une couleur
-indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première
-apparition.
-
-Il remonta vers la cité et j'attendis qu'il eût traversé le pont pour
-le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours
-la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et
-solide.
-
-La nuit est belle; il y a des familles qui se promènent autour du
-square Notre-Dame.
-
-Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins,
-débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de
-Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue
-Saint-Victor.
-
-Là il pénètre dans la boutique d'un marchand de vin et dès qu'il
-apparaît sur le seuil j'entends plusieurs voix qui le saluent par ces
-mots: «_Tiens! v'là le père Macchabée!_»
-
-Ce mastroquet donne à manger... Il y a là une clientèle qui soupe...
-Des clients habituels, certainement... Mon entrée là dedans va faire
-sensation... Je ne suis pas mis avec une extrême élégance... Bah!...
-on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans
-le quartier...
-
-Le principal est que je ne perde pas de vue mon _père Macchabée!_...
-
-Il n'a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé
-s'installer à une table dans un coin.
-
-Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur
-de la nuit.
-
-J'entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain,
-une voix:
-
---Eh ben! mon vieux!
-
-Et j'entends des rires étouffés...
-
-J'y suis habitué... je n'y fais pas attention... Ma vie ne serait qu'un
-pugilat... Ce n'est pas mon élégance très «relative» qui a fait
-sensation, c'est naturellement ma laideur... Et pour que je n'en doute
-pas:
-
---Dis donc, Chariot, ta femme qui cherche un amoureux!...
-
-Cette fois, on s'esclaffe...
-
-Seul, Chariot, le patron, reste digne... Il vient me demander ce qu'il
-faut me servir...
-
-Je n'ai pas dîné... je ne sais pas comment je vis... je ne sais pas si
-j'ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger... Je demande comme le
-«père Macchabée», un morceau de gruyère, du pain et une canette.
-
-Les «joyeux soupeurs» essayent plusieurs fois d'entrer en conversation
-avec mon homme.
-
---Eh ben! père Macchabée, ça a été, aujourd'hui, _la distribution?_
-
-Le père Macchabée finit par s'énerver et, pliant son journal du soir
-qu'il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas,
-semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui
-jette d'une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et
-sauvage...
-
---Toi, mon vieux, à _la distribution_, je ne donnerais pas dix francs
-de ta carcasse, même au prix qu'est le change!
-
-Plus de doute, le père Macchabée est garçon d'amphithéâtre ou
-quelque chose d'approchant:
-
---Te fâche pas, Baptiste, fait l'autre en se levant. S'il n'y a plus
-moyen de plaisanter!...
-
-J'attends que Baptiste soit parti... et par la conversation des «joyeux
-soupeurs», qui sont eux aussi «de la partie», employés dans les
-hôpitaux de la rive gauche, j'apprends que Baptiste est un ours, jamais
-à la rigolade... Paraît que c'est un ancien maraîcher ruiné par la
-grêle et les usuriers, recueilli par _Monsieur_ Jacques Cotentin (ils
-parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui
-l'a fait entrer aux «travaux pratiques», puis qui s'est mis à s'en
-servir pour ses travaux particuliers... C'est lui qui lui met de côté
-les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses
-expériences personnelles...
-
-On a mis, à l'école, à la disposition du prosecteur, et à de
-certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel
-Jacques Cotentin et le père Macchabée s'enferment... Tout cela en
-marge des règlements... Mais personne ne réclame... Tout est permis à
-Jacques Cotentin... Ce Jacques Cotentin est donc un génie?...
-
-
-
-
-XIII
-
-UNE MYSTÉRIEUSE BLESSURE
-
-
-_25 juin._--Non! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père
-Macchabée) dont je connais maintenant l'adresse--qui est Gabriel.
-
-Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose!
-
-D'abord, parce qu'il y a des chances pour qu'il n'en sache rien
-lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu'il ne répondra
-rien du tout!
-
-Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin
-pour que celui-ci, qui ne veut même pas un «aide», le fasse assister
-à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre.
-
-La figure, si banale (vous savez qu'il n'est même pas laid) de Jacques
-Cotentin a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses.
-J'ai voulu lire quelques-uns des articles qu'il publie de temps à autre
-dans la nouvelle Revue d'anatomie et de physiologie humaines. C'est tout
-à fait remarquable.
-
-Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les
-vieilles théories. En d'autres temps, je ne doute point que toute
-l'antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour
-l'inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le
-passé et l'avenir, ou le comblant, à votre gré.
-
-J'ai sous les yeux un article sur «la dégradation de l'énergie dans
-l'être vivant» où, à propos des théories si intéressantes de
-Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit
-sursauter:
-
-«En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui
-se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique
-classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens
-inverse... Un système pourrait, en une transformation isothermique,
-_fournir un effet utile supérieur à sa perte d'énergie utilisable_:
-LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE.»
-
-M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement, et
-les faux équilibres chimiques n'a rien écrit de plus fort... et nous
-nous trouvons en face de l'hypothèse d'Helmholtz réalisée,
-l'hypothèse d'une _restauration possible de l'énergie utilisable dans
-les êtres vivants!_...
-
-C'est-à-dire la mort vaincue!...
-
-Toujours le mouvement perpétuel!...
-
-Ainsi, c'est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le
-jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au
-point de vue physiologique...
-
-Ah! certes oui! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur
-le long duquel je me promène en attendant Christine... et qui sépare
-les deux drames étranges dont je n'ai pas encore la clef...
-
-En attendant, j'ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des
-Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n'a fait
-aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je
-n'étais pas là quand elle la lui a demandée... Il me l'a remise à
-moi, le plus naturellement du monde:
-
---Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez!... Vous êtes chez
-vous.
-
-Ceci se passait hier... Je dois remettre la clef à Christine
-aujourd'hui... Mais il est cinq heures du soir et elle n'est pas encore
-arrivée... Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j'imagine
-que Gabriel doit réclamer ses soins...
-
-La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j'en
-crois les belles couleurs de Christine...
-
-L'intervention chirurgicale l'aura définitivement sauvé... et je ne
-désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des
-Norbert, au bras de sa belle infirmière...
-
-Chose inouïe! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine!...
-et savez-vous pourquoi?... Ô mystère du cœur humain! comme dit
-l'autre... parce qu'elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques
-Cotentin!...
-
-Maintenant que j'ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui,
-Christine ne m'apparaît plus que comme une poupée haïssable,
-méprisable, odieuse!... Si elle ne l'aime pas, elle n'avait qu'à ne
-rien lui promettre! ou si elle ne l'aime plus, elle n'a qu'à le lui
-dire! Mais tromper un homme pareil!... Attention!... la voilà!...
-Quelle jeunesse!... Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire
-à son chevet? Cette belle main tirerait un mort du tombeau!
-
-À propos de mort et de tombeau, je n'ai toujours pas revu la
-marquise... et par conséquent je n'ai pas eu à me préoccuper de
-prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles
-petites histoires de broucolaques que j'ai continué à feuilleter, du
-reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité.
-
-Christine l'aurait vue, elle. Où? Quand? Comment? Je n'en sais rien.
-
-Elle m'a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb
-Khan la voyait presque tous les jours.
-
---Vous êtes bien en retard? fis-je à Christine en la regardant bien
-dans les yeux.
-
---Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi? me répondit-elle en
-accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose
-à me reprocher.
-
---Eh! je n'ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence,
-n'est-ce rien que cela?
-
---Monsieur est galant! laisse-t-elle tomber en me regardant d'un air un
-peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la
-bibliothèque.
-
-J'avais rougi jusqu'à la racine des cheveux. Voilà où j'en suis, moi,
-Bénédict Masson!... à de pareilles fadeurs! Penses-tu que cela
-prenne, Adonis?
-
-Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef
-du jardin, elle me dit:
-
---Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici! Nous arrivons par
-le jardin, nous partons quand nous voulons! Nous n'avons pas affaire au
-noble vieillard costumé en suisse, nous n'avons plus à traverser tout
-l'hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les
-bondissements de ouistiti de Sing-Sing.
-
---Parlez pour vous, fis-je. Moi je n'ai pas de clef.
-
---J'en aurai fait faire une demain pour vous. C'est entendu avec le
-marquis! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne
-soyons dérangés par personne.
-
---Ah! oui!
-
---Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui
-donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est
-fermée, condamnée... Il n'y a plus que lui qui puisse pénétrer
-ici...
-
---Vraiment? fis-je un peu étonné... Voilà bien des précautions!
-
---_Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer!_
-
---Oh! j'ai compris!
-
-J'aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait
-désormais, Christine et moi; cependant les circonstances assez obscures
-dans lesquelles l'événement se produisait... et la pensée de cette
-autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle
-imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n'aurais su
-définir, mais que l'on éprouve généralement à la veille de quelque
-malheur dont on a le vague pressentiment... De fait, un bien singulier
-et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard, nous
-bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire...
-
-Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin,
-quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui
-emplit tout l'hôtel...
-
-Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l'un que
-l'autre... Nous avions reconnu la voix de la marquise...
-
-Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de
-Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres
-brefs, répétés, rageurs du marquis:
-
---Courez! mais courez donc!...
-
-Enfin, dans le vestibule, dans l'escalier, dans tout l'hôtel, un
-tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés...
-
-Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m'appela:
-
---Par le jardin!... par le jardin!...
-
-Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite
-allée latérale avec la cour d'honneur dans laquelle nous arrivâmes,
-haletants...
-
-Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se
-tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là,
-planté sur ses pieds, comme s'il eût été incapable de faire un
-mouvement.
-
-Aussitôt qu'il nous aperçut, il nous cria:
-
---Ne vous mêlez pas de ça!... Ne vous mêlez pas de ça!... C'est
-encore madame la marquise qui a une de ses crises!...
-
-Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron,
-nous entrâmes dans l'hôtel.
-
-Tout le bruit était maintenant au premier étage.
-
-Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée,
-défoncée... nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les
-appartements de la marquise... Une porte gisait là, crevée comme par
-une catapulte. La chambre de la marquise...
-
-La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis...
-Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux... Ses éternelles
-fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de
-neige... Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche
-que la neige...
-
-Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d'un éclat insupportable,
-aidait le marquis à la maintenir.
-
-Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle
-mettait je ne sais quel espoir:
-
---_Cette fois, c'est au bras!_ nous cria-t-elle... Tenez!
-
-Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l'épaule, une petite
-blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil...
-
---Ah! _vous étiez ici!_ fit le marquis (paroles qui me frappèrent...
-il ne nous croyait donc pas dans l'hôtel)... Tant mieux! vous allez
-m'aider à la calmer... Ça n'est rien du tout... moins que rien!...
-Elle s'est fait une petite blessure... _je parie qu'elle s'est piquée
-au rosier!_... et voilà dans quel état nous la trouvons!...
-
-Pendant qu'il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans
-une espèce de hoquet:
-
---Ne me quittez pas!... Surtout ne me quittez pas!...
-
-Là-dessus Sangor accourut... Il parut aussi surpris que son maître de
-nous trouver là... Il avait à la main un flacon sur l'étiquette
-duquel je lus: _citrate de soude._
-
-Le marquis, aussitôt qu'il vit le flacon, cria à Sangor:
-
---Imbécile! ce n'est pas ce flacon-là!... Je t'ai demandé _le
-chlorure de calcium!_
-
-Sangor s'inclina, s'en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure
-de calcium demandé.
-
-Le sang qui coulait de la petite plaie s'arrêta bientôt sous l'action
-du chlorure... Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une
-grande douceur et des paroles d'encouragement, tandis qu'elle se
-pâmait...
-
-Je regardai la blessure, elle n'était pas plus grande qu'une grosse
-piqûre d'aiguille.
-
-Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta.
-
-Le marquis lui dit:
-
---Elle s'est blessée au bras... et naturellement, une nouvelle crise!
-
-Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade.
-
-Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d'un air tellement suppliant
-que j'en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan,
-et aussi sous celui du marquis, elle n'eut pas la force de prononcer une
-parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu'un faible
-gémissement. Il fallut la quitter.
-
-Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre.
-Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous.
-
-Le marquis nous montra la porte brisée:
-
---Vous voyez, nous expliqua-t-il, j'ai dû enfoncer la porte! Nous ne
-pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se
-jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs!
-
---Comment cela est-il arrivé? demanda Christine.
-
-Quant à moi, je ne demandai rien. J'étais affreusement troublé et
-j'osais à peine regarder le marquis, tant j'avais peur qu'il pût lire
-dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète
-pensée.
-
-Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la
-marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore
-ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier.
-
---Elle respirait l'air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il...
-Moi, je ne l'ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage,
-l'aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise! Et aussitôt,
-dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis
-longtemps, elle courait au premier étage s'enfermer dans sa chambre...
-Moi, j'étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata... Je
-n'avais pas besoin d'explications... _Je savais de quoi il était encore
-question_... Nous courions déjà tous derrière elle... Il fallut
-forcer sa porte... Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il
-en se tournant de mon côté, _puisque personne n'ignore plus rien de
-mon malheur!_...
-
-Christine et moi, nous regagnâmes notre bibliothèque, elle très
-attristée, moi de plus en plus agité...
-
---Que vous semble de tout ceci? me demanda-t-elle.
-
-Je lui dis:
-
---Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous
-remarqué la figure du marquis?
-
---Non! je ne regardais que la marquise!...
-
---Eh bien! moi, j'ai regardé le marquis... Il n'était pas beau à
-voir, vous savez!... Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à
-jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s'ouvrait
-sur une dentition ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un
-de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l'ennemi! Je n'ai
-jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n'est l'air
-férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l'on cache
-soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du _Muséo Patrio_, dans
-une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante... Ce
-marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où
-il paya dix ducats la première tête française coupée par ses
-stradiots, et il baisa sur la bouche l'homme qui la lui apportait... Ce
-n'était pas un vampire, mais c'était tout de même un buveur de sang
-à sa manière!...
-
---Précisez votre pensée... me fit Christine d'une voix sourde,
-croyez-vous que nous ayons réellement surpris «notre marquis à
-nous» la _veille de Fornoue?_
-
---Ce serait tellement formidable, que, justement, je n'ose préciser ma
-pensée...
-
-»Il n'y avait peut-être là qu'une apparence», m'empressai-je
-d'ajouter.
-
---En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague croyait
-se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le
-lendemain...
-
---Oui! quelqu'un est venu qui a troublé la fête...
-
---Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons en
-effet dérangé tous ces gens-là!... Mais en supposant les choses _au
-naturel_, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été
-désagréablement surpris par notre arrivée...
-
---_Et si c'était vrai?_... fis-je.
-
---Quoi? si c'était vrai?... quoi, si c'était vrai? répéta-t-elle.
-
---Oui! laissons toutes les autres histoires de côté! Il n'est pas
-besoin d'avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête
-fauve!...
-
---Alors vous croyez?... vous pouvez croire?...
-
---Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu'il est
-arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon?
-
---Oui, un flacon contenant du _citrate de soude_, il me semble?
-
---C'est bien cela!
-
---Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du _chlorure
-de calcium?_
-
---Parfait! Et qu'est-ce qu'il a fait avec le chlorure de calcium,
-Christine, pouvez-vous me le dire?
-
---Eh bien, il a arrêté le sang!...
-
---C'est cela même... mais savez-vous, Christine, ce que l'on fait avec
-le _citrate de soude?_
-
---Non!...
-
---Eh bien! _avec le citrate de soude, on le fait couler!_
-
-Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour.
-
---On le fait couler? répéta-t-elle.
-
---Oui, en ce sens qu'on _le laisse couler_, en empêchant de se former
-le caillot de sang qui fermerait la blessure... Frottez la blessure, ou
-la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider
-de son sang comme l'eau coule d'un robinet... Enfin, ce n'est pas
-tout!... _Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de
-citrate de soude n'aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle
-il faut toujours compter_...
-
---Mais c'est effrayant, ce que vous me dites là! Où avez-vous appris
-tout cela?
-
---Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire... vous n'avez
-donc pas chez vous le Labosse illustré?... Quand on est relieur,
-Christine, et qu'on ne s'intéresse pas seulement à la reliure... on
-finit par apprendre bien des petites choses.
-
-Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au
-moins aussi agitée que moi... Elle me répéta encore: «Mais c'est
-effrayant!... La science à l'usage du vampirisme!...»
-
---De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le vampirisme--si
-vampirisme il y a--ne peut être que scientifique.
-
-Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre
-Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d'une façon si
-énigmatique et si troublante--très troublante--dans le jour qui
-tombait, ne laissant au contour des choses qu'une ligne indécise, une
-sorte d'effacement de pastel.
-
---C'est vrai qu'ils se ressemblent tout à fait étrangement, très
-étrangement, dit-elle.
-
---Eh! si c'est le même! repris-je en essayant de mettre dans le ton
-dont je disais cela un peu d'ironie et de désinvolture... _il a eu le
-temps de perfectionner sa méthode!_
-
-Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter... car il y avait encore des
-gémissements là-haut!...
-
-Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous
-empêcher de frissonner.
-
---Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure
-est arrivée... Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu'il
-veut!...
-
-
-
-
-XIV
-
-VEILLÉE
-
-
-Il était tard maintenant, l'heure du dîner était passée depuis
-longtemps... nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités
-par une si mystérieuse douleur... On devait nous croire partis...
-
-Notre dessein n'était point de nous dissimuler: cela eût été indigne
-de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir
-besoin de notre secours; en tout cas, c'est ce que nous pouvions
-répondre à qui s'étonnerait de nous trouver encore là...
-
-Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe
-électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la
-nuit du jardin.
-
-Un grand silence s'était fait soudain dans l'hôtel, silence qui nous
-pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone
-qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l'heure...
-
-Une demi-heure se passa ainsi; nous travaillions vaguement à je ne sais
-quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n'osions sans
-doute pas nous communiquer... Enfin je lui demandai:
-
---Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille maintenant?
-
-Elle fut toute surprise par ce «_et vous?_»
-
---Comment, _et moi?_ Pourquoi _et moi?_ fit-elle, assez émue...
-Croyez-vous qu'il y ait un rapprochement quelconque à faire entre...
-entre les imaginations de là-haut... et ce qui s'est passé ici?
-
---Enfin il n'a pas renouvelé sa tentative?
-
-Elle sembla hésiter une seconde et puis:
-
---Non... je me suis arrangée pour cela!...
-
---Au fait, je dois constater que le marquis s'est toujours montré
-devant moi d'une correction parfaite à votre égard!... On dirait qu'il
-n'ose pas vous regarder, même quand il vous parle.
-
---Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité, de
-s'être laissé aller à... à ce que nous pouvons appeler la violence
-de son tempérament... C'est vrai que, dans ces moments-là, il n'était
-pas beau à voir... On n'aurait su dire s'il voulait m'embrasser ou me
-mordre!...
-
---Ou vous mordre? répétai-je en la regardant...
-
---Oh! mais attention! fit-elle en me souriant... c'est une façon de
-parler... je ne crois pas aux vampires, moi!... mais tout de même, il
-m'a fait peur!...
-
---C'est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine!
-
---Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson!...
-
-Elle me jeta cette réplique comme si je l'avais outragée...
-
-Ce fut elle qui rompit le silence pénible qui avait suivi...
-
---Dites-moi, mon ami, c'est vrai que vous avez une charmante maison de
-campagne?
-
-Je m'attendais si peu à cette question que j'en fus tout bouleversé...
-
---Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela?
-
-Elle me considéra avec un étonnement profond:
-
---Mais... qu'est-ce qui vous trouble ainsi?... Ma question n'a rien que
-de très naturel...
-
---Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne?...
-
---Mon Dieu, si j'avais su... vous voilà tout pâle!... C'est le marquis
-qui m'a dit: «M. Bénédict Masson a une charmante maison de
-campagne... je m'étonne qu'il ne vous y ait pas encore invitée!...»
-
---Comment sait-il que j'ai une «charmante» maison de campagne?
-Christine! Christine!... ma maison de campagne n'est pas charmante,
-c'est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l'on puisse
-rencontrer entre la lisière d'un bois et un étang noir, limoneux, aux
-eaux de plomb!... Christine, je ne vous y inviterai jamais!... _et n'y
-venez jamais!_...
-
-Elle était de plus en plus stupéfaite:
-
---Quel drôle de garçon vous faites! finit-elle par dire... Si je
-m'attendais à cette... véhémence!... bien, bien, mon ami, je
-n'insiste pas...
-
---Le marquis ne vous a pas dit comment il savait?
-
---Mais si... Il a eu, un moment, l'intention d'acheter d'immenses
-terrains du côté de Corbillères-les-Eaux... C'est bien par là,
-n'est-ce pas?
-
---Oui... moi, je suis sur l'étang... tout au bord de l'étang... de
-l'étang noir!...
-
---Eh bien! le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner
-sur les propriétaires des terrains qu'il voulait acheter pour les
-réunir en une seule propriété... le marquis trouva votre villa
-charmante, voilà tout.
-
-J'étais tellement agité que j'allai à la fenêtre que j'ouvris...
-j'avais besoin de respirer... j'essayai de reprendre mon calme... Je
-m'en voulais mortellement ne n'avoir pas su me contenir...
-
-À ce moment, dans le carré de lumière qui s'allongeait devant moi,
-sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme
-un fantôme.
-
-Je n'eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée
-ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose
-agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu'une ombre... Son souffle
-expirait sur ses lèvres exsangues; l'ovale de son visage s'était
-allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer
-cette fragile image pour l'éternité et la lueur qui errait au fond de
-ses orbites creusées comme deux abîmes n'appartenait plus aux feux de
-ce monde...
-
-C'est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres
-qui n'étions point comme elle sur la frontière du néant, qu'elle nous
-dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s'était précipitée):
-
---Eh bien! _êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m'ont laissé que
-l'âme!_...
-
-Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d'infinies précautions; sa
-tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une
-tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans
-épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes
-de la mort) le _monstre en quatre images_ qui, du haut du mur, lui
-adressait sans se lasser son redoutable sourire:
-
---Vous avez vu aujourd'hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure
-au moment où il va boire ma vie!... Dites-moi s'il ne vous a pas
-épouvantés!... Et maintenant il est parti... il est parti avec tout
-mon sang... et je vais mourir, _car je n'ai plus peur de la mort!_
-
-»Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l'on veut,
-pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion... quand je serai
-morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n'y
-aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des
-vivants...
-
-»Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles!
-
-»C'est un fait!... C'est la seule manière qu'il a de me sauver de la
-vie et de la mort...
-
-»Oh! je suis bien heureuse! je suis sûre de Sangor! il me coupera la
-tête comme c'est ordonné dans le livre _contre la résurrection!_...
-
-»Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres!... Alors, vous
-savez bien qu'il faudra qu'on me coupe la tête!...
-
-»Je suis sûre de Sangor... je lui ai donné un collier de perles
-magnifique!...»
-
-Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après
-chaque mot...
-
-Et moi, j'aurais bien voulu lui poser une question pendant qu'il en
-était temps _encore_...
-
-Je profitai d'un moment où elle se tut, la tête renversée, les
-paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s'offrait déjà au
-couteau de Sangor...
-
-Je dis:
-
---Le marquis nous a conté que vous preniez l'air à la fenêtre du
-boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier
-qui monte contre le mur... et que c'est alors que vous avez poussé ce
-grand cri...
-
-Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui,
-presque aussitôt, s'éteignit entre les cils rapprochés.
-
---Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort
-quand on se pique à un rosier... j'ai crié quand il m'a _mordue!_...»
-
---Il était avec vous dans le boudoir?
-
---Mais non!...
-
---Alors il était dans le jardin?
-
---Mais non!... je ne sais pas où il était!...
-
---Comment! il n'était pas avec vous et il vous a mordue?
-
---Certes!... Il mord comme il veut! quand il veut! C'est en vain que je
-m'entoure de fourrures!
-
---Mais, enfin, _il ne mord pas à distance?_
-
---Si!...
-
-Il n'y avait plus rien à dire... L'affaire était jugée...
-
-Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes,
-quand Sangor parut.
-
-Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula
-sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans
-un rêve d'horreur et de folie...
-
-Du reste, tout ne m'apparaît plus que sous ces affreuses couleurs... Et
-il n'est pas jusqu'au regard de Christine que je ne trouve un peu
-trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore: «Eh bien!... que
-dites-vous de tout cela?...»
-
-Chose singulière, c'est la première fois que je ne lui entends pas
-dire en parlant de la marquise: «Elle est folle!»
-
-
-
-
-XV
-
-LA CATASTROPHE
-
-
-_30 juin._--C'est fini! tout est fini! et c'est bien de ma faute! Comme
-on dit dans les romans populaires: «J'en pleurerai longtemps des larmes
-de sang!» J'ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma
-sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l'étang
-aux eaux de plomb!»
-
-«Corbillères, corbillard»... je passe mes journées à mener le deuil
-de mes dernières illusions et de mon fol amour...
-
-Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur... Illusion? fol
-amour? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui
-est arrivé?... J'étais devenu comme une bête ensorcelée autour de
-Christine.
-
-Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans
-l'hôtel.
-
-Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de
-Coulteray, sans doute pour qu'elle fût plus près de son tombeau qui
-l'y attendait.
-
-Toute la domesticité avait suivi.
-
-Seul, avec Christine!...
-
-Et voici ce qui est arrivé.
-
-C'était un soir... après dîner... dans le jardin où nous revenions
-quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous...
-
-Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque
-chose d'assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du
-moins je me l'imaginais, car jamais encore je n'avais vu Christine aussi
-confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi...
-
-C'était un soir d'une douceur ineffable après la grosse chaleur du
-jour... je n'avais jamais été aussi heureux; nous étions assis l'un
-près de l'autre; un même attendrissement--qui n'était peut-être,
-hélas! que de l'apaisement chez Christine--nous tenait silencieux...
-Mes pensées tournaient à la romance... autour de nous les murailles
-grises se fondaient dans le repos; un chêne solitaire vacillait
-d'ivresse en se penchant au-dessus de l'abîme obscur de nos cœurs...
-Ma main se posa sur sa main--geste inconscient s'il en fut jamais--et sa
-main tiède resta dans la mienne.
-
-Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute
-précieuse, c'est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice,
-voile sacré derrière lequel s'oublia ma laideur!
-
-De ce que Christine n'avait pas retiré sa main, je concluais volontiers
-que mon contact ne lui déplaisait point--et cela pouvait déjà passer
-pour la plus grande victoire de ma vie--quand elle me demanda sur le ton
-de la plus sournoise confidence: «_Est-elle vraiment folle?_»
-
---Qui donc! interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le
-moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais
-pas.
-
---Mais... la marquise?
-
---Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d'humeur, que je ne pensais plus
-à cette malheureuse... Pourquoi me demandez-vous cela?...
-
---Parce que...
-
---Parce que... quoi? N'étions-nous pas d'accord là-dessus?...
-Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre?
-
---Oui, oui!... la plaindre!... répéta-t-elle avec sa voix de rêve...
-Elle n'a pas su résister, elle!... résister à l'ambiance!...
-
---Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, Christine?
-
---Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j'étais
-cependant résolue à n'attacher aucune importance, c'est à cause d'une
-certaine coïncidence dont je ne laisse pas d'être assez troublée, je
-l'avoue...
-
---Vous m'intriguez, Christine... (Pendant ce temps sa main était
-toujours dans la mienne et cela m'inspirait des pensées telles que
-j'avais le plus grand mal à la suivre.)
-
---_Eh bien! moi aussi, j'ai été piquée!_...
-
---Seigneur Dieu!... Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous!
-
---_Oui, j'ai été piquée par le rosier_... Oh! il y a quelque temps de
-cela!... _Et au bras, comme elle, et au même endroit qu'elle!... Et avant
-elle!_...
-
-J'essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné
-de moi...
-
---En vérité! en vérité!... voilà une bien grande aventure!
-déclarai-je assez froidement... Vous vous êtes penchée à la même
-fenêtre, comme elle s'y est penchée elle-même et vous avez été
-piquée par le même rosier!... C'est là quelque chose de tout à fait
-extraordinaire!...
-
---Non! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non... ce
-n'est pas tout à fait extraordinaire... mais figurez-vous qu'à la
-suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon
-empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que,
-rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout
-juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des
-rêves...
-
---Quel rêve?
-
---J'ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez
-découverte l'autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise
-après l'accident... Il s'est approché de moi... et malgré tous mes
-efforts pour l'éloigner, il s'est emparé de mon bras et, collant ses
-lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang... toute ma vie!...
-
---Vous avez eu vraiment ce rêve-là?...
-
---Vraiment!...
-
---La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de
-broucolaque?...
-
---Oui!...
-
---Et vous, vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre
-portraits des quatre Coulteray?
-
---C'est cela même.
-
---Alors concluez vous-même, Christine!...
-
---J'ai conclu! j'ai conclu!... Oh!... Oh!... j'ai conclu!... mais alors
-je n'avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se penchant
-à la même fenêtre, et je ne l'avais pas vue revenir comme un fantôme
-nous crier: «_Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne m'ont
-laissé que l'âme!_...»
-
---Ah çà! mais, Christine...
-
---Évidemment... «Ah çà! mais!...» c'est bien ce que je me dis...
-
---Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous? repris-je, assez
-impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu'elle prenait pour
-me raconter son rêve...
-
---Eh bien! cela a fini quand je me suis réveillée...
-
---Étiez-vous seule, quand vous vous êtes réveillée?...
-
---Oui!...
-
---Le marquis n'était pas là?
-
---Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l'image des
-quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres.
-
---Et comment vous sentiez-vous?
-
---Brisée!
-
---Et qu'avez-vous fait?
-
---Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l'air de sa
-maison ne me valait rien du tout... et que, me sentant un peu
-souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir...
-
---Lui avez-vous raconté votre rêve?
-
---Oui!...
-
---Et qu'a-t-il dit?
-
---Que sa femme nous rendrait tous fous, ici!... Et il me conseilla
-d'aller me reposer une semaine ou deux à la campagne... _c'est même la
-première fois qu'il me parla de Corbillères-les-Eaux!_
-
-Je tressaillis, mais elle ne s'en aperçut même pas...
-
---Et vous n'êtes pas allée à la campagne?...
-
---Non!... je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques... (je pensai:
-ni Gabriel.)
-
-Il y eut un silence, puis:
-
---Vous me prenez sans doute pour une sotte... et j'ai peut-être eu tort
-de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et leurs
-airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment
-d'inquiétude... depuis l'accident de l'autre jour...
-
---_Et cependant, vous n'y êtes jamais venue plus souvent!_ murmurai-je
-en me rapprochant d'elle... (nos mains étaient toujours unies)... Ah!
-Christine! Christine! ma pauvre chère âme... chaque maison, comme
-chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)... je
-vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre
-bras n'est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par
-lesquelles s'épanche, se répand, coule jusqu'à la dernière goutte la
-vie d'un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts? Le
-plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses
-avec un carquois et des flèches... et il s'appelle l'Amour!
-
---Vous avez raison, mon ami! fit Christine dans un souffle en baissant
-tout à fait la tête...
-
-Quel silence suivit ces dernières paroles!... J'osai murmurer enfin à
-l'oreille de celle qui se taisait près de moi... j'osai murmurer le
-commencement d'une complainte de ma fabrication qu'elle avait dû
-goûter particulièrement, puisqu'elle l'avait apprise par cœur:
-
-«Ô dame douce! comment es-tu venue ici?--étranges sont tes
-paupières--étrange ton vêtement--et étrange la longueur glorieuse de
-tes tresses!»
-
-Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la
-mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu'à la
-sensation de l'étouffement.
-
---Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me
-rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour
-moi! Mon vêtement n'est pas étrange, vous n'avez jamais vu se
-dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et
-si je viens ici plus souvent que de coutume, c'est que le marquis n'y
-est plus!
-
-Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai,
-assommé, sur mon banc.
-
-Ce n'est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et
-prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier.
-Elle pleurait...
-
-Oubliant déjà ma fureur, je m'apprêtais à prononcer quelques bonnes
-paroles où, naturellement, je n'aurais point manqué de me donner tous
-les torts, quand je m'aperçus que les larmes de Christine coulaient sur
-l'image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité
-qui déjà m'avait fait tant souffrir) du beau Gabriel.
-
-Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d'amertume d'où je laissai tomber
-quelques gouttes:
-
---Certes! fis-je... si j'étais aussi beau que celui-là!...
-
-J'avais cru l'embarrasser; quelle erreur! Elle levait sur moi des yeux
-brillants d'une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne:
-
---Oh! oui!... si vous aviez été aussi beau que lui!...
-
-C'était à pouffer de rire, si je n'avais été aussi amoureux et si
-j'avais pu oublier une seconde que j'étais la première victime de
-cette situation ridicule.
-
-Le plus inouï, qui commença de m'ouvrir d'étranges horizons, fut que
-Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première
-victime) pour elle!...
-
---Oh! mon ami, mon cher grand ami!... gémit-elle, je suis bien
-malheureuse!...
-
---Eh bien, et moi, m'écriai-je... croyez-vous que je me promène dans
-les Champs Élysées?...
-
---Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi! m'expliqua-t-elle avec
-cette logique spontanée, candide et irréfutable que l'on trouve à peu
-près chez toutes les femmes... oui, beaucoup moins à plaindre puisque
-c'est par ma faute que vous êtes malheureux!... Et _s'il n'y avait que
-vous!_...
-
---Ah! oui! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le
-prosecteur!... Mais pourquoi ne l'épousez-vous pas?...
-
-J'éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle
-aussi, autant qu'il était dans mes moyens de le faire, moyens que
-j'espérais bien pousser jusqu'au bout, maintenant que nous avions
-entrepris cette marche à l'abîme.
-
---Parce que je ne l'aime pas! m'avoua-t-elle avec un gros soupir, et en
-continuant de laisser couler ses libres larmes sur l'image que
-j'abhorrais!...
-
---Et comment, ne l'aimant pas, lui avez-vous promis le mariage,
-pourriez-vous m'expliquer cela, Christine?
-
---Fort honnêtement, répondit-elle... Jacques ne vit que pour moi,
-depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant
-vous permettra d'apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous
-aurai dit qu'il est en train de devenir l'un des premiers, peut-être le
-premier savant de ce siècle. Eh bien! Jacques se moque de la gloire, de
-la fortune et de tout ce qui se rattache à l'humanité en général! Il
-ne vit que pour moi! Ce génie, que l'on ne peut entendre dix minutes
-sans en être ébloui, n'a qu'un but: me serrer dans ses bras et me
-faire la mère de ses enfants!... Et vous auriez voulu que, d'un mot, je
-souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où
-viendra peut-être se réchauffer l'humanité future!... Non!... Je lui
-appartiens!... Il le sait!... C'est ce qui fait sa force!... S'il avait
-voulu, j'aurais déjà été à cet homme-là!... mais il a son idée,
-lui aussi, et son orgueil... Il veut m'apporter sa dot: quelque chose
-que l'on n'a point déposé encore dans une corbeille de mariage:
-
-»_La chaîne d'or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la
-vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue!_
-
---C'est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais
-lent à forger, et puisque vous n'aimez pas le forgeron...
-
---Bénédict Masson! quand je vous dis, à vous, _à vous seul au
-monde_, que je ne l'aime pas, cela signifie que je ne l'aime pas autant
-qu'un cerveau comme celui-là mériterait d'être aimé... _Vous abusez
-de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma
-confiance!_...
-
-Mais les coups qu'elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout
-en ayant l'air de me caresser avaient achevé de m'étourdir, et c'est
-alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut
-parler la brute:
-
---Vous avez des sentiments pour lui! Vous avez des sentiments pour moi!
-_En attendant, c'est celui-ci que vous embrassez!_...
-
-D'abord, elle ne comprit pas... mais elle dut sentir passer sur elle
-quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de
-noyée... Ah! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses
-pleurs... mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui
-imposais: ma main désignait encore l'image de Gabriel qui, lui aussi,
-pleurait les mêmes larmes qu'elle...
-
-Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s'épanchait librement
-devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup... Elle se
-leva en frissonnant et elle alla s'enfoncer dans la nuit de la
-bibliothèque où je n'osai tout d'abord la suivre...
-
-Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? voilà ce que je ne saurais
-dire.
-
-Dans son isolement, j'étais sûr qu'elle ne pensait qu'à lui... et la
-preuve de cela, elle finit par me la donner.
-
-Elle m'appela près d'elle. Sa voix était loin d'être hostile.
-Était-elle naturelle? Faisait-elle un effort sur elle-même parce
-qu'elle avait quelque chose à me demander? Je n'essayai point de
-résoudre ce problème... ses nerfs étaient à bout, à moi aussi...
-Elle n'avait qu'à me laisser dans mon coin... Elle aurait dû
-comprendre qu'il y a certaines heures lourdes, chargées d'une volupté
-insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d'appeler près de
-soi les poètes, avec une voix de miel.
-
-Je m'assis à l'autre bout du divan, par une dernière précaution qui
-touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le
-bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m'a
-privé pour toujours de Christine.
-
---Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas
-pour moi, certes!) et toute sa peur... mon ami, _seriez-vous jaloux
-d'une image?_
-
---Cessons de nous mentir, fis-je brusquement... Je vous adore et je vous
-hais à la façon du maudit qui est à l'autre pôle de Dieu et dont le
-tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront
-pour s'anéantir. En ce qui nous concerne, nous n'en sommes pas là!...
-Votre douce voix qui m'appelle me rend malade de fureur si elle est un
-piège... mais plus mou qu'Hercule aux pieds d'Omphale si elle vibre
-d'une véritable tendresse, comme parfois, j'ai osé l'espérer et
-_comme je veux le croire, ce soir!_... Ou vous allez me chasser avec des
-mots rudes, ou vous allez avoir pitié d'un damné!... Oh! je
-m'entends... et rassurez-vous!... Vous avez promis de justes noces à un
-homme que vous n'aimez pas... et vous lui apporterez un corps vierge!
-c'est sublime!... Mais puisque vous avez des _sentiments pour moi_
-(parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur
-le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me
-mentir! Christine! Christine! ce n'est pas un profil d'argent que je
-vous ai vu embrasser!... _Cette belle image a un nom; elle s'appelle
-Gabriel!_...
-
-L'effet fut foudroyant. L'ombre de Christine se dressa dans
-l'encadrement de la fenêtre... Et elle se pencha sur moi, si près que
-je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur...
-
---Comment savez-vous?... comment savez-vous?...
-
-Alors, je lui dis tout... Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux
-espionnage... je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes
-auxquelles j'avais assisté...
-
-Elle me donnait à peine le temps de respirer: «Et après?... Et
-après?...» me pressait-elle...
-
-Après, je lui dis comment j'avais cru à la mort du mystérieux
-étranger, comment il m'était apparu convalescent... enfin ce fut
-l'horreur de l'opération et son dévouement à elle! et son angoisse...
-
---J'espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu'il est
-maintenant hors de danger!
-
-Elle ne répondit point à ces dernières paroles... Elle était
-retombée tout près de moi... et ce fut elle qui, cette fois, posa sa
-main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les
-deux)... Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée... Enfin, elle
-prononça avec effort:
-
---Et qu'avez-vous pensé en voyant mon père?...
-
---Votre père, fis-je, a été violent et j'ai bien cru que c'en était
-fait de Gabriel!... Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse...
-tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la
-vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire...
-
---Assez! assez! murmura-t-elle... Et si vous ne voulez point que je vous
-haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais
-encore vous allez me jurer d'oublier tout ce que vous avez vu, vous!...
-Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du
-drame auquel vous avez assisté... D'autres que vous ont entrevu notre
-hôte... notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu'on en a
-parlé chez Mlle Barescat... Aux dernières nouvelles, on dit que c'est
-un étranger proscrit et condamné par le parti qu'il aurait trahi... Ce
-sont des histoires... nous n'avons de renseignements à fournir à
-personne, qu'à la police... si elle nous en demande, mais je ne vous
-cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne
-franchisse notre seuil que le plus tard possible... Si cela arrivait,
-à elle aussi nous demanderions le secret jusqu'au jour... jusqu'au
-jour, mon ami, qui n'est peut-être pas très lointain, où je pourrai
-tout vous dire!... _Puis-je compter sur vous, mon ami?_
-
---Mais comment donc?... mais comment donc? Cet homme, après tout, n'est
-pas à plaindre, bien qu'il ait été fort malmené... par votre
-père... Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre
-séquestré, moi!
-
---Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict!... d'un mot, je
-pourrais vous faire taire, mais ceci n'est point mon secret... et j'ai
-juré à Jacques... (elle s'arrêta et je ne sus jamais ce qu'elle avait
-pu bien jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel!...
-Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer
-que mon affection pour ce bel étranger n'a jamais dépassé les limites
-d'un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes
-lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j'ai embrassé sa beauté!...
-Hélas! hélas! celui-là non plus, je ne peux plus l'aimer!... Il n'a
-que sa beauté pour lui! C'est une tête vide, comprenez-vous?
-
---Les imbéciles sont bien heureux! répliquai-je dans un rire
-diabolique... Fichtre! Christine, s'il vous faut, pour être heureuse,
-le profil de l'Apollon Pythien, la pensée d'un Jacques Cotentin...
-
---Et le cœur embrasé de Bénédict Masson! acheva-t-elle à mi-voix.
-
---Tout cela dans un même homme! repartis-je sur un ton de plus en plus
-sauvage... Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les
-autres, du paradis!...
-
---Bénédict, Bénédict, calmez-vous!... vous ne m'avez jamais parlé
-ainsi!... vous m'effrayez!
-
---J'envie l'homme à la tête vide!... fis-je, et là-dessus j'éclatai
-à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans...
-
-Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans
-un mouvement qui n'était, qui ne pouvait être que de pitié et qui
-acheva d'exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de
-frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son
-clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d'un pauvre
-être qui n'a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d'une
-femme...
-
-Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur
-l'épaule du bel être à la tête vide!... On nous a appris, sur les
-bancs de l'école, l'histoire d'une femme, reine par le rang, la beauté
-et l'intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid
-fût-il... Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe
-de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma
-terrible timidité...
-
-Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque,
-pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de
-rhétorique, une femme qui m'aimerait vraiment lirait tout de suite ces
-deux mots: «Embrasse-moi!»
-
-Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer!...
-
-Mais Christine les a entendus tout de même... La voilà, la divine, qui
-se penche sur moi; son souffle, son haleine embrasait mes artères,
-cependant que le cœur rouge de sa bouche s'entr'ouvrait sur la
-mienne... Allais-je mourir de joie, m'éteindre du coup, consumé par la
-flamme sacrée?... Pourquoi n'ai-je pas fermé les yeux?... Alain
-Chartier dormait, lui!... Oui, mais Marguerite avait les yeux grands
-ouverts sur cette sublime laideur qu'elle honorait d'un baiser royal!...
-
-Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine?... Est-ce parce que
-cette nuit est trop claire encore?... Est-ce par pudeur?... Je veux le
-savoir, Christine!...
-
-Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète!... Eh bien!
-allons, du courage!...
-
-Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre
-stupide, ta Christine!... _et elle a eu un soupir de dégoût!_
-
-La pauvre a fait ce qu'elle a pu! et toi, tu t'es conduit comme un
-misérable!... Si tu ne l'as pas étranglée, c'est tout juste!... Elle
-a roulé sous tes coups et tu t'es enfui jusqu'ici, jusqu'aux bords du
-petit étang sinistre aux eaux de plomb!
-
-C'est la première fois que tu brutalises une femme! tu n'as qu'un
-excuse: c'est que tu n'en as jamais aimé une autre comme celle-là!...
-
-
-
-
-XVI
-
-LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON
-
-
-Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson.
-
-Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale,
-dans ce drame intérieur créé par la laideur. C'était nécessaire. Le
-flambeau, allumé par lui-même et â la lueur duquel nous avons
-examiné ce paria: l'homme laid--va nous aider à éclairer certains
-coins du drame extérieur dont il fut l'effrayant héros.
-
-Voyons d'abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que
-nous en connaissons déjà n'est guère rassurant.
-
-Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend
-à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui
-compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n'y avait là
-qu'une halte! c'est la halte qui a créé cette agglomération
-villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse
-dont l'aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux,
-touffus, si accueillants de l'Ile-de-France.
-
-Marais et marécages, étangs couverts de plantes d'eau, gardés par des
-saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du
-gibier d'eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs
-et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés
-de la guinguette.
-
-Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait
-d'abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers
-étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après
-avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies,
-entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur
-flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé
-par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux
-noires d'un étang.
-
-La maison était entre l'étang et le bois.
-
-Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit
-d'ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé
-avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé... Mais
-depuis qu'elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n'en
-prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant
-point d'homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure...
-
-Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un
-pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque
-dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait
-passer ses vacances et s'installer sitôt qu'il avait vingt-quatre
-heures de liberté.
-
-Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans
-la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette
-avec laquelle celui-ci s'était payé le luxe de parcourir le monde en
-artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre
-souvent pour fantasque, alors qu'il n'était que poète. Bénédict
-était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa
-manière de vivre.
-
-Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude
-et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros
-propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche
-sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y
-installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.
-
-Quand il quittait l'Ile-Saint-Louis, c'était pour venir se réfugier
-là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques
-reliures d'art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini,
-des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de
-femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à
-Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait
-inlassablement l'image de Gabriel.
-
-Et puis, tout d'un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la
-rejetait avec rage ou même l'anéantissait dans le petit atelier qu'il
-s'était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de
-tout esprit commercial... et il sortait, habillé en boucanier, rêvant
-pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l'avait
-connue, lorsqu'il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard,
-faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux
-pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu'il avait fabriqué dans un
-ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu'il attachait
-aux arbres...
-
-Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n'avait ni fusil
-ni engin d'aucune sorte... mais il avait dans ses poches un carnet et un
-crayon, et il faisait des vers... il faisait des vers sur l'amour... Il
-ne pensait qu'à cela, l'amour!
-
-Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes...
-
-L'aventure qu'il venait d'avoir avec Christine, et qui ne faisait que
-commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais
-auparavant, chaque fois qu'il se trouvait en face d'une femme, il avait
-envie de la mordre autant que de l'embrasser, tout de suite...
-Cependant, il n'en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles
-n'avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause
-d'une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu'à
-l'anéantissement.
-
-Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport
-avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec
-Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste,
-dans les mêmes Mémoires; assez rapidement). Malheureusement pour lui,
-il y avait... _il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui
-dans son désert et qu'on n'avait plus revues nulle part!_
-
-
-
-
-XVII
-
-LA SEPTIÈME
-
-
-Cette succession de disparitions avait frappé plus d'un esprit dans le
-pays; on s'en était d'abord amusé, puis on avait jasé assez
-sournoisement; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus
-Bénédict Masson, on avait parlé d'autre chose. Mais il y avait
-quelqu'un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C'était le
-père Violette.
-
-Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu'on lui
-faisait l'honneur de le charger de ces importantes fonctions...
-Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs
-se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères;
-alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c'était
-un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d'avoir du gibier.
-
-Le père Violette n'avait rien en lui qui rappelât la fleur
-printanière dont il portait le nom; il n'en avait ni la fraîcheur, ni
-le parfum, ni la modestie. C'était le plus grand hâbleur de chasse et
-de pêche que l'on pût entendre; avec cela, le pays lui appartenait; on
-ne pouvait le traverser, sans qu'il eût l'œil sur l'audacieux qui
-pénétrait dans son domaine.
-
-On l'avait toujours vu habillé de la même façon: vieille culotte de
-velours à côtes qui n'avait plus de couleur, toujours botté, une
-veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de
-cordelettes, d'extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne
-quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil
-(dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n'était jamais
-très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu'un morceau
-de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie,
-calcinée par ce charbon ardent; un visage taillé à coup de serpe, de
-grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du
-chien d'arrêt... de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos
-et qui voyaient d'incroyablement loin.
-
-Il n'y en avait pas deux comme lui pour lancer l'épervier ou démolir
-une bande de canards sauvages à l'affût, vers lequel il les attirait
-avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires,
-au moment des grands passages...
-
-Il habitait une hutte au milieu des _têtards_, comme il appelait les
-saules pâles qui dressaient leurs troncs entr'ouverts, égorgés, sur
-deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine
-mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les
-roseaux... Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel
-rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres
-d'ablettes argentées...
-
-Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L'une des plus
-fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion
-extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse
-établi dans une vraie maison... un chalet comme il convient à un vrai
-garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson
-lui-même, à un «gros bonnet», qui ne demandait pas mieux que de
-louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du
-père Violette son homme, et qui l'aurait installé là jusqu'à la fin
-de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c'est de lui
-qu'il s'agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien
-arrêtés...
-
-Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le
-pays, à n'être gêné par personne autour de la grande propriété
-qu'il avait achetée de l'autre côté du vallon, par delà le bois, et
-où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne
-nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes
-auxquelles on venait de loin, de très loin, même d'Angleterre... Mais
-cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails,
-n'avait rien voulu savoir.
-
-Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter.
-Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n'avait pas même eu
-à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer
-dix paroles... Et le marquis s'était tout de suite désintéressé de
-l'affaire... l'ancien garde ne l'avait même plus revu...
-
-Eh bien! cette raison que le père Violette avait de détester
-Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n'était point
-la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que
-cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait
-son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant
-à voir, _mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que
-l'autre était venu y faire._
-
-Bien avant l'histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait
-fort bien s'expliquer après tout par l'effroi que lui inspirait cet
-être misérable et «disgracié de la nature», Bénédict Masson
-était pour le père Violette le plus grand mystère du monde.
-Longtemps, l'ancien garde, devenu braconnier, l'avait observé avec une
-inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n'était pas sans
-effroi qu'il passait à côté de lui comme à côté d'un fou dangereux
-dont il faut tout craindre... Songez donc!... Bénédict Masson vivait
-dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette
-lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n'étaient pas là)
-couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi
-entre les roseaux, comme qui dirait à l'affût... _et il ne pêchait ni
-ne chassait jamais!_... Ça, c'était une énigme!...
-
-Le père Violette en était positivement malade!... jamais, jamais un
-fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de
-gaule... Alors, quoi?... qu'est-ce qu'il faisait là, pendant des
-journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant,
-les mains dans les poches, ou s'arrêtant les yeux fixes, pendant des
-heures, comme s'il attendait quelque chose, comme s'il chassait quoi! ou
-comme s'il pêchait! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais!
-
-Et, parfois, il «causait» tout haut, tout seul!... Ça! le père
-Violette l'avait entendu!...
-
-Qu'est-ce qu'il avait donc dans la cervelle, «cet oiseau-là», s'il
-n'était pas fou?... _Il avait tout du crime!_...
-
-Le père Violette s'en était tenu là! Depuis le moment où il avait
-été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays
-comme celui-là, où il n'y avait rien à faire qu'à braconner, il
-avait dit: «Voilà un garçon qui a tout du crime!»
-
-Cela, une fois admis, on comprend facilement l'impression produite sur
-l'esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui
-s'étaient succédé si étrangement chez notre relieur...
-
-Il y avait déjà plus d'une semaine que Bénédict Masson était revenu
-s'installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de
-trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra
-dans la cuisine de «l'Arbre Vert», de l'autre côté du coteau, sur le
-versant, d'où l'on découvrait un pays qui n'avait plus rien à faire
-avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les
-boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d'enceinte qui
-entourait le parc des «Deux-Colombes», la propriété que le marquis
-de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal...
-
-L'auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher
-au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre
-magnifique (l'arbre vert); un porche, une cour, une écurie, un hangar
-qui servait au besoin de garage; un enclos palissadé, soigneusement
-cultivé de légumes, de pommes de terre; quelques arbres fruitiers;
-au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes: un cep
-nerveux festonnait en l'ombrageant l'espèce de tonnelle qui entoure le
-vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et
-toujours de bonne humeur depuis qu'un heureux trépas l'a débarrassée
-de son gredin d'époux, qui passait son temps à boire son fonds avec
-son revenu, et qui en est mort...
-
-Le père Violette est toujours bien reçu là dedans; c'est le
-pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l'on mange ce qui
-est généralement défendu par les justes lois. On vient d'assez loin
-faire des parties fines à l'Arbre Vert. Spécialités de matelotes,
-gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d'un
-vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère
-Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne
-vous demande pas de contrat de mariage et l'on n'écoute pas derrière
-les portes. Ça n'est pas le genre de la maison.
-
-Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à
-ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se
-laissa tomber sur un banc, au coin de l'âtre, et ralluma sa pipe avec
-une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et
-regarda la flamme.
-
---Eh bien? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton
-Bénédict t'a-t-il enfin «débarrassé le plancher»?
-
-Le plancher! drôle de façon de désigner les marécages de
-Corbillères! Mais la mère Muche n'y regarderait pas de si près, et
-puis, elle était tout à fait excusable de s'exprimer ainsi, car elle
-ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait
-toujours dit que le pays d'où le père Violette rapportait de si bonnes
-choses était si laid, qu'elle n'avait jamais eu le courage de grimper
-à travers bois jusqu'en haut du coteau pour savoir comment il était
-fait.
-
-Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde
-qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et
-malgré le père Violette!... Ah! le garde ne lui laissait rien ignorer
-du monstre de laideur qui _avait choisi cette solitude pour y attirer
-des femmes et les assassiner!_ Ça, c'était le fonds, le tréfonds de
-la pensée du père Violette, et il ne l'avait pas caché à la mère
-Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne
-faisait qu'en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père
-Muche était mort.
-
---Quelle drôle de tête tu fais, Violette! reprit la mère Muche...
-c'est-y qu'il y aurait du nouveau du côté de ta hutte? T'as l'air tout
-retourné... Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait
-peut-être bien!...
-
---Donnez donc «à bouère» et vous saurez tout, mère Muche! _La
-septième est arrivée!_...
-
---Quelle septième?...
-
-L'autre haussa les épaules.
-
---Vous vous f... encore de moi!... Vous savez bien de quoi je parle!...
-Eh bien! oui, je suis retourné à l'idée que cette pauvre petite-là y
-passera comme les autres!... et qu'il n'en sera pas plus question que si
-elle n'avait jamais existé!... Ah! mais, cette fois, ça n'ira pas tout
-seul!... J'suis là!...
-
-La mère Muche continuait à rire:
-
---Oui! t'es là! t'es toujours là!... Faudrait peut-être qu'il te
-demande la permission, vieux jaloux!...
-
-Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre,
-événement grave:
-
---Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous
-apporterai la preuve... une seule preuve... ça se rencontre!...
-
---Sûr! répliqua-t-elle... il faut bien qu'il les mette quelque part,
-à moins qu'il ne les mange!...
-
---Vous blaguez!... je vous dis _qu'elles n'ont point toutes repris le
-train!_... Ça, c'est déjà une preuve!...
-
---Eh bien! elles sont reparties par la route!... du moment que tu me dis
-qu'il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son
-service dans un endroit assez désolé... et puis aussi elles ont
-peut-être eu peur!... Alors, elles se sont sauvées!...
-
---Peur!... je vous crois qu'elles ont eu peur!
-
---Elles te l'ont dit?
-
---La dernière me l'a dit! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida
-d'un trait pour se donner du courage ou s'éclaircir les idées), la
-dernière qui est restée près de trois semaines... Oui, j'ai pu lui
-parler à celle-là!... et elle m'en a raconté, allez, sur le
-Bénédict!...
-
---Et elle avait peur!... et elle est restée trois semaines!...
-
---Elle est restée justement à cause de ça!
-
---Elle est restée parce qu'elle avait peur?
-
---Oui, que je vous dis!... Ah! c'était une drôle de fille! allez!...
-et on aurait pu croire qu'ils étaient bien faits tous deux pour
-s'entendre!... Eh bien! elle a disparu comme les autres!... envolée,
-volatisée!... c'est à ne pas croire!...
-
---Elle est peut-être simplement retournée à Paris!...
-
---Non! j'ai fait mon enquête... Celle-là, je connaissais son nom et
-j'avais pu savoir où elle habitait!... On ne l'a jamais plus revue!...
-Elle s'appelait Catherine Belle! et belle elle l'était, en effet!...
-Ah! un sacré brin de fille! .. Si elle avait voulu, je l'aurais bien
-débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas
-peur!... Je vous dis que c'est inexplicable!... La première fois que je
-lui ai parlé, c'était un soir... je rôdais autour du chalet!... Je
-vois une ombre qui s'en échappe en courant; puis la porte se rouvre et
-le Bénédict paraît! appelant d'une voix suppliante: «Catherine!...
-Catherine!...»
-
-»Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de
-roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la
-présence... Maintenant Bénédict l'appelait d'une voix de colère, et
-comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec
-fureur.
-
-»Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je
-la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s'était égarée dans
-l'obscurité:
-
-»--Ne craignez rien! lui dis-je... je suis là!... c'est moi le garde,
-le père Violette... qu'est-ce qu'il vous a encore fait le misérable?
-
-»--Mais rien, me dit-elle... seulement il me fait peur!... Il a, au
-contraire, été très gentil!...
-
-»Je ricanai...
-
-»--Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil... et
-elles s'en vont toutes!
-
-»--C'est ce qu'il m'a dit.
-
-»--Elles s'en vont toutes au bout de vingt-quatre heures... de deux
-jours... de trois jours... Vous, voilà huit jours que vous êtes
-là!... Vous avez de la patience!...
-
-»--Il m'a encore dit ça!...
-
-»--Pourquoi restez-vous?...
-
-»--Parce qu'il est très malheureux!... Il est à plaindre, le pauvre
-garçon!... Il pleure... j'ai eu pitié de lui!...
-
-»--Et vous en avez assez maintenant?
-
-»Elle ne me répondit pas...
-
-»--Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir?...
-
-»--Parce qu'il a voulu m'embrasser!...
-
-»--Il n'est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le
-soyez un peu...
-
-»Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s'était arrêtée,
-je lui dis:
-
-»--Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n'avez
-pas de temps à perdre!
-
-»--Non, me répliqua-t-elle brusquement... C'est de l'enfantillage...
-je retourne...
-
-»--Où?
-
-»--Mais chez lui!
-
-»--Chez Bénédict Masson?
-
-»--Oui!...
-
-»J'étais abasourdi...
-
-»--Écoutez, fis-je... vous avez tort!... vous avez tout à fait
-tort!... C'est moi qui vous le dis... vous vous en repentirez! Ce
-garçon-là a tout du crime!...
-
-»Elle réfléchit un instant et elle répéta:
-
-»--C'est vrai qu'il y a des moments où je me suis dit ça, moi
-aussi!...
-
-»--Et vous y retournez?
-
-»--Oui!... pour voir!... Mais bah!... ça finit toujours par les
-larmes... Au fond, il n'est pas bien dangereux, allez!
-
-»Et elle rentra au chalet... Tout ce que j'ai pu lui dire... c'est
-comme si j'avais chanté... Ce qui l'amusait, celle-là, c'est qu'il lui
-faisait peur!... Décidément, on ne sait jamais avec les femmes!...
-
-»Les jours suivants, vous pensez si j'étais à l'affût... à l'affût
-de mes deux tourtereaux. C'était à crever de rigolade!... Le monsieur
-faisait toilette... Il se faisait beau, le monstre!... Il mettait ses
-habits de la ville... une cravate, un chapeau... et il lui en
-racontait!...
-
-»Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle
-voulait savoir jusqu'où ça pourrait bien aller, cette histoire-là!...
-M'est avis qu'elle l'a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui
-a pas porté bonheur!...
-
-»Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul,
-tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable,
-tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée,
-mordant les cordes... C'est pas un chrétien, ça!... J'avais envie de
-l'abattre d'un coup de fusil...
-
---Père Violette, pas de bêtises!... interrompit la mère Muche.
-Qu'est-ce que c'est que cette petite qui vient d'arriver?...
-
---Une enfant!... Ça n'a pas plus de dix-sept ans!... Ah! mais
-celle-là, faut pas qu'il y touche! ou je fais le gendarme!... Riez pas,
-mère Muche; cette fois, à la première alerte, je le dénonce!... Il
-faudra bien qu'il s'explique...
-
---D'où qu'elle vient, la petite?...
-
---Elle doit être Berrichonne... c'est une fille de la campagne... elle
-l'appelle: mon oncle!...
-
---Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle?
-
---Paraîtrait!... Du reste, il n'a pas fait de frais pour celle-là...
-il ne s'est pas déguisé en gentleman... Il a plutôt l'air de la
-traiter comme une petite servante... Il lui fait faire ses courses...
-Ça n'est plus le boulanger qui apporte les provisions... Personne ne
-vient plus au chalet... Il a même remercié le souillon qui venait deux
-heures tous les matins faire le ménage... Ils vivent tout seuls, tous
-les deux, loin de tout, sûrs de n'y être dérangés par personne... La
-petite n'est ni belle ni laide... elle s'appelle Anie.
-
---Tu lui as parlé?
-
---Oui... tantôt... je lui ai demandé si elle se plairait dans nos
-marais... Elle m'a répondu:
-
-»--Pourquoi donc que je ne m'y plairais pas? mon oncle est si bon!...
-Textuel...
-
-»--Tant mieux s'il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué... il
-ne l'a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans
-quoi elles y seraient encore!...
-
-»Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie
-toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin:
-
-»--Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées!...
-
-»Là-dessus, elle s'est sauvée et ne s'est arrêtée qu'au chalet.
-
---Tout ça finira entre vous par du vilain!... conclut la mère Muche.
-Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t'as peut-être bien tort,
-père Violette... En attendant, vide ton piot!...
-
---N... d... D...! le voilà!
-
---Qui?
-
---Notre paroissien!...
-
-Et le père Violette sauta sur son bâton comme s'il avait à se
-défendre contre quelque animal redoutable...
-
-La mère Muche allongea le nez à la fenêtre:
-
---Bon sang! fit-elle... c'est vrai qu'il n'est pas beau!
-
-Bénédict Masson traversait la cour. L'apparition de cet homme, dans le
-soir qui tombait, était sinistre.
-
-Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu'il
-avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s'il cherchait une
-proie à dévorer, donnait le frisson.
-
-Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le
-considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle
-hostilité.
-
-Sans hésitation il pénétra dans la cuisine.
-
---Vous! j'ai à vous parler! fit-il au garde, tout de suite... Si vous
-voulez me suivre, ça ne sera pas long!...
-
-Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité
-méprisante.
-
---Moi, je n'ai rien à vous dire! déclara-t-il.
-
-La mère Muche était loin d'être à son aise... Elle avait un dîner
-à préparer pour des gens des «Deux Colombes» qui arrivaient, le soir
-même, à la villa, où rien n'était prêt pour les recevoir et elle
-eût voulu voir les deux hommes «aux cinq cents diables»... Enfin,
-comme à tant d'autres, Bénédict lui faisait peur.
-
---Allez vous expliquer sous la tonnelle! leur suggéra-t-elle.
-
-Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot.
-
---Écoutez, père Violette!... fit Bénédict Masson, si vous voulez
-qu'on trinque ensemble, il ne tiendra qu'à vous!... mais il faut qu'on
-s'explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux.
-Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant!
-
---Je vous gêne donc? releva l'autre.
-
-Bénédict Masson s'assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et
-taciturne, cessant de le regarder, il répondit:
-
---Oui!
-
---Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi?... émit hardiment le
-garde.
-
-Mais il se tut, car il n'avait pas achevé sa phrase que l'autre avait
-relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme
-finit par s'éteindre... la tête retomba sur la poitrine et Bénédict
-reprit d'une voix sourde:
-
---Je sais ce que vous racontez partout! Faut vous taire, père Violette!
-Moi, j'en ai assez!... Eh bien oui, elles sont parties!... je ne peux
-pas garder une ouvrière!... je ne peux garder personne auprès de
-moi... je fais peur à tout le monde!... Tout à l'heure, j'ai fait peur
-à Madame!... ah! laissez-moi parler, madame!... je suis si content de
-m'expliquer devant vous!... Vous ferez peut-être entendre au père
-Violette qu'il faut qu'il tienne sa langue... Ma vie n'a rien de
-mystérieux... Je n'ai jamais fait de mal à personne!... On n'a qu'à
-me regarder pour comprendre que je n'ai pas besoin de leur faire du mal
-pour qu'elles fichent le camp!... Je ne suis pas venu ici pour faire le
-malin, je suis venu ici pour dire au père Violette: «J'en ai une, en
-ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j'ai
-recueillie et que je ne dégoûte pas trop!... et qui veut bien me
-servir de bonne... qui a été malheureuse, toute petite et qui m'est
-reconnaissante de ce que je peux faire pour elle... eh bien! père
-Violette, faut pas la dégoûter de moi!...
-
---Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça!... grogna le garde.
-
-La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson.
-
---Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le
-verre... Il n'y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre
-en se faisant la mine... Trinquez et serrez-vous la main et qu'il ne
-soit plus question de rien!
-
-Mais le père Violette, têtu, répétait encore:
-
---Tout ça, ça ne me regarde pas... tout ça, ça ne me regarde pas!
-
-Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde
-et lui dit, la voix rauque:
-
---Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous,
-gardez votre langue... gardez votre langue, père Violette!... parce que
-je vais vous dire... si celle-là s'en va, comme les autres qui sont
-peut-être parties aussi à cause de vos ragots... eh bien! c'est vous
-que j'en rends responsable!... Moi, vous savez, la vie, je m'en f..., et
-je vous crèverais comme un chien!
-
-Là-dessus il s'en alla, après un bref salut à l'hôtesse, traversa la
-cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre.
-
---Vous l'avez entendu! Vous l'avez entendu, le sauvage! fit entendre le
-père Violette quand l'autre fut déjà loin.
-
---Écoute! dit la mère Muche... cet homme-là me paraît à bout!...
-_Je souhaite pour toi que la septième, elle reste!_
-
-
-
-
-XVIII
-
-LES NOUVELLES DE LA MARQUISE
-
-
-«Ma chère Christine, je vous écris parce que je n'ai plus
-d'espérance qu'en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance
-bien faible, hélas!...
-
-»Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de
-ma trop réelle infortune, vous qui n'y avez pas cru quand j'étais
-frappée sous vos yeux?
-
-»Non, Christine, ce n'est pas une folle qui vous écrit, ce n'est pas
-une monomane qui se meurt d'une idée fixe, comme vous l'avez pensé
-longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne
-m'eussiez pas laissée partir; vous ne m'eussiez pas, vous et M.
-Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c'est la plus
-malheureuse des créatures à qui l'on vole sa vie chaque jour, chaque
-nuit, goutte à goutte, c'est la victime d'un monstre _qui a déjà
-dévoré_ des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des
-veines épuisées par son insatiable morsure!...
-
-»Ah! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si
-tristement sourire... Pourquoi ne pas me croire, vous qui m'avez vue?...
-Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage?...
-
-»Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois
-devant vous, n'évoquait qu'un vague fantôme né de mon imagination
-malade... et pourtant!... et pourtant!... Il était là; entre nous, en
-chair et en os!...
-
-»Christine! Christine! cela a existé les vampires!... J'admets qu'ils
-aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués
-jusqu'au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne
-voudriez-vous pas qu'au moins l'un d'eux ait survécu à cette race
-maudite?...
-
-»Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous
-racontent qu'ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis
-formidables de l'un de ces monstres qui, au témoignage de l'histoire
-naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde... Le serpent
-de la baie d'Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable
-comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par
-les tombeaux!...
-
-»Son tombeau! son tombeau vide d'où il est sorti il y a plus de deux
-cents ans pour se repaître du sang des vivants; j'ai voulu le voir; je
-l'ai vu... j'en ai soulevé la pierre!... Guidée par un homme, par le
-plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui,
-en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la
-crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le
-gardien...
-
-»Là, sont les tombeaux de la famille... Le premier de la
-seconde rangée à droite... c'est celui-là!... «Cy-gît
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de
-Sa Majesté...» et une plaque, sous la date, où l'on trouve cette
-mention: «Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été
-dispersés en 1793, par la Révolution.»
-
-»Dispersés!... dispersés!... Je sais où ils sont, moi, les restes de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Et vous aussi, Christine, qui ne me
-croyez pas, vous le saurez un jour!... _Ils se portent fort bien!_...
-
-»Quelle vision que cette crypte!... Cette tombe vide m'attire!...
-quelque chose me dit qu'une nuit, je me réveillerai sous cette
-pierre... et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, _pâle
-fantôme qui cherchera sa vie!_...
-
-»Qu'un pareil destin me soit épargné, Seigneur!... Vous savez à quel
-prix, Christine!... Vous savez ce que l'on doit faire de nos cadavres
-pour qu'ils ne soient plus redoutables après la mort!...
-
-»Qu'au moins mon tourment cesse avec ma vie!... Sangor m'a promis de ne
-point m'épargner quand je serai morte... Moi morte, il n'a aucune
-raison de me tromper... et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste
-qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre!... _Je me
-suis arrangée pour cela!_... Vous allez me croire plus folle que
-jamais!... Christine! Christine!... j'espère avoir bientôt l'occasion
-de vous convaincre de ce qui se passe ici!... de vous fournir une preuve
-décisive... irréfutable... et alors, vous accourrez, n'est-ce pas,
-vous et Bénédict Masson!... Vous me sauverez, s'il en est temps
-encore!...
-
-»Le marquis ne me quitte plus!... depuis que je ne suis plus qu'un
-souffle, jamais il ne m'a autant aimée!... C'en est fini de cette
-liberté relative dont je jouissais encore à Paris... Il a renoncé à
-m'abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à
-tromper personne!... à me faire croire à moi-même que je ne suis
-qu'une malade! c'est fini cette étape-là!... Je suis prisonnière de
-l'époux qui me dévore!... Ses lèvres ne me quitteront que lorsque
-j'aurai rendu le dernier soupir... Le voilà bien tranquille pour boire
-sans remords le sang pâle que l'ingéniosité diabolique de Saïb Khan
-parvient encore à faire couler dans mes veines...
-
-»Je ne sais comment je puis encore me traîner!... Ce médecin hindou
-ressusciterait les morts!...
-
-»Christine, je vais vous dire comment j'ai voulu profiter des forces
-que, je ne sais par quel sortilège, il m'avait redonnées, pour
-m'échapper au cours du dernier voyage... mais assez pour
-aujourd'hui!... assez! ils viennent!... Je les entends! Ils rentrent de
-la promenade et _ils viennent prendre des nouvelles de ma santé!_...
-Sing-Sing leur ouvre déjà la porte!...»
-
-
-DEUXIÈME LETTRE.--«Ma chère Christine, vous savez comment on m'a fait
-quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et
-Bénédict Masson... On ne comptait pas sur vous, je puis vous
-l'affirmer... On se croyait seuls à l'hôtel.
-
-»Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans
-cette chambre où j'étais déjà sa proie, me débattant vainement
-contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu'envahissait déjà
-l'ivresse de sa passion du sang, de mon sang... sa figure est devenue
-terrible... Je me suis dit: «Ils sont perdus!»
-
-»Mais c'est moi qui étais perdue! Vous, on vous a laissés là-bas...
-Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave... beaucoup trop
-compliqué... Après tout, qu'est-ce que vous aviez vu? Rien!...
-Qu'est-ce que vous aviez entendu?... Un cri de folle? Toujours de
-folle!... Mes confidences antérieures? Imaginations d'un cerveau
-endolori!
-
-»Tout de même, après une telle scène, il y avait de quoi troubler
-les plus sceptiques. On a compris cela!... Il n'y avait plus qu'à en
-finir avec moi, _jusqu'à plus soif!_...
-
-»Et l'on m'a emportée!...
-
-»Ah! je savais bien que c'était la fin!... Ce sentiment affreux d'une
-pareille mort, _suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être
-encore_, m'a fait me traîner une dernière fois jusqu'à vous dans le
-moment qu'ils pouvaient me croire incapable d'un mouvement!...
-Christine! Christine! Il m'a semblé que, dans cette dernière
-entrevue-là, l'équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop
-calme, a chancelé... J'ai vu passer dans vos yeux non seulement cette
-pitié coutumière que j'y lisais avec désespoir, mais quelque chose de
-plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi: «Si, par
-hasard, la folle avait raison?» et chez Bénédict Masson j'ai trouvé
-aussi quelque chose de nouveau!... Eh bien, accourez! accourez vite si
-vous ne voulez pas me trouver morte!...
-
-»Je vous disais dans ma dernière lettre que j'avais voulu me sauver au
-cours du voyage. Oui, j'avais résolu cela!... j'étais décidée à
-risquer le cabanon, la maison de folles dont on m'a plus d'une fois
-menacée, plutôt que de continuer cette agonie!... mais eux, ils
-m'avaient devinée!... Ils devinent tout!... Sangor, Sing-Sing devinent
-tous les gestes que je vais faire!... Saïb Khan, qui était du voyage,
-comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées!... Et le marquis
-peut être tranquille: on lui garde bien sa proie!...
-
-»Tout de même, j'ai tenté l'impossible aventure!... Dans l'auto, je
-ne pouvais rien espérer!... Nous étions encore dans Paris que cette
-auto se transformait en cage de fer... les volets se rabattaient sur les
-rideaux... je pouvais crier là dedans!...
-
-»Mais je ne criai pas!... J'attendis une occasion... Elle se
-présenta... À l'aurore, nous eûmes une panne... Il fallait travailler
-à la voiture... Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je
-faisais la morte... On me transporta dans une chambre de l'hôtel qui
-donnait de plain-pied sur la cour où l'on réparait l'auto et, par
-derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne...
-
-»À quelques centaines de mètres, j'aperçus la lisière d'une forêt.
-Ah! gagner ces bois!... m'enfouir dans les arbres, dans les feuilles,
-dans la terre!... leur échapper!...
-
-»Du lit où l'on m'avait étendue, j'apercevais dans la clarté même
-du matin le petit espace qu'il me fallait parcourir... Par la pensée,
-je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu'à ce bois
-sauveur!...
-
-»Mais, en réalité, comment faire?... Devant ma porte se tenait
-Sangor... Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïb
-Khan, tandis que les employés du garage, que l'on avait réveillés, se
-hâtaient de remettre la voiture en état... sous ma fenêtre dans le
-jardin, Sing-Sing.
-
-»Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne
-pouvant rester en place... À l'hôtel, on l'attachait quelquefois dans
-sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut
-compter que la chaîne au cou... Mon espoir était là... Déjà, agile
-comme un chat, je l'avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne
-sais quel fruit vert... Qu'aperçut-il du haut de cet arbre?... Toujours
-est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord
-d'une fenêtre entr'ouverte au premier étage et disparaissait dans le
-bâtiment.
-
-»En une seconde, je fus debout!... j'ouvris la fenêtre!... Depuis bien
-longtemps, je ne m'étais sentie aussi forte!... Je ne pesais pas plus
-qu'une plume... Mes jambes allaient me porter comme le vent... Je me
-laissai glisser dans le jardin... et déjà je m'élançais... Tout à
-coup, je poussai un cri terrible! _J'avais senti la morsure!_...»
-
-
-TROISIÈME LETTRE.--«Ma chère Christine, je vous écris quand je peux,
-comme je peux... le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse...
-au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu'il faut que je vous
-écrive, pour vous convaincre, _je veux que vous veniez!_ Montrez mes
-lettres à Bénédict Masson. J'y compte bien. Je compte sur vous deux.
-Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter... _Et si vous
-arrivez trop tard, eh bien, mes lettres serviront peut-être à en
-sauver d'autres!_... car il n'est point possible que la vérité ne se
-découvre pas un jour... il n'est pas possible que _le monstre qui mord
-à distance_ continue à se promener pendant des siècles encore, au
-milieu de ses victimes _qui peuvent croire quelquefois qu'elles se sont
-piquées à un rosier et qui en meurent!_...
-
-»Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l'ai
-laissé la nuit dernière... Je me sentis donc mordue par le monstre,
-par ce monstre qui était quelque part derrière moi!
-
-»Ah! l'horrible sensation!... je la connaissais!... Au moment où je
-m'y attends le moins... toujours au moment où je m'y attends le moins,
-je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après
-y avoir laissé son venin!...
-
-»Oui!... du venin!... j'imagine que les vampires ont, comme les
-vipères, une dent creuse pleine de venin... d'un certain poison qui se
-répand dans tout votre corps avec une rapidité _et avec une douceur à
-laquelle il est impossible de résister_... Vous sentez immédiatement
-vos forces vous fuir comme par une porte ouverte... qui est ce petit
-trou de la morsure!... c'est un engourdissement qui surprend plus qu'il
-ne fait souffrir... et qui en est d'autant plus terrible, lorsque, comme
-moi, on en connaît la suite!...
-
-»La suite, c'est le monstre lui-même qui arrive!...
-
-»Car les vampires ont cette particularité que n'ont point les
-vipères: ils mordent à distance!...
-
-»Je savais qu'il était là...
-
-»Je ne me retournai même pas!... J'essayai, en un effort suprême, de
-lutter contre l'anéantissement qui déjà me gagnait.
-
-»Je parvins à me traîner jusqu'à la barrière qui fermait le
-jardin...
-
-»Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même... Alors j'aperçus le
-marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait!...
-
-
-QUATRIÈME LETTRE.--«Se doute-t-on de quelque chose? Drouine, le
-sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme
-dans toute l'acception du mot, m'a dit de me méfier de tout... Si l'on
-surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre,
-mais ce n'est pas ce qui l'arrête, il ne craint que pour moi.
-
-»Le bon serviteur, je lui revaudrai cela! En attendant, nous prenons
-mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je
-suis catholique) et sous prétexte d'aumônes pour la chapelle, je
-glisse dans le tronc mes bouts de lettres... Sing-Sing lui-même, qui
-suit la traîne de mon manteau comme un mauvais lutin, n'y voit que du
-feu!... Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons...
-
-»À la suite de ma dernière escapade, on m'avait jetée dans la
-voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du
-château...
-
-»Coulteray est une vraie prison!... Des fossés, des murs qui datent du
-moyen âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du
-donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu'ils appellent
-encore «la baille», comme au temps jadis et qui est à moitié
-transformée en verger.
-
-»La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l'entoure avec des
-parterres de fleurs.
-
-»En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à
-la mort n'ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure
-printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les
-murs, bouche toutes les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant
-qu'elle me fuit.
-
-»De ma fenêtre, située au premier étage, j'aperçois par une brèche
-un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se
-jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs!
-
-»Je suis venue ici pour mourir! Je sens, je sais qu'on ne quittera ces
-lieux que lorsque je serai morte!
-
-»On ne m'y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle!
-
-»Jamais le marquis n'a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de
-petits soins! Il s'est fait mon valet! Il veut être seul à me servir!
-Jamais il ne m'a dit d'aussi douces choses! Il me jure qu'il n'a jamais
-aimé que moi! Ah! comme il m'aime! comme il m'aime! Comme il m'offre
-son bras _pour y sentir ma faiblesse._ Son amour m'a tout pris!...
-
-»C'est le grand vampire!... Le monde est plein de petits vampires. Il
-n'y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l'un
-mange l'autre! que l'un _profite_ au détriment de l'autre! Tantôt
-c'est le mâle, tantôt c'est la femelle... Un égoïsme plus fort
-réduit peu à peu l'être qui vit dans son ombre à zéro!... Il n'est
-point nécessaire pour cela que l'on se perce les veines et que l'on se
-suce le sang... c'est l'histoire de presque tous les ménages, mais
-celle du nôtre, c'est autre chose!...
-
-»C'est l'histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a
-plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes... je n'ai
-rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez! ce n'est pas une
-histoire, c'est de l'histoire! Et Drouine ne l'ignorait pas. Drouine
-croit, lui, comme beaucoup d'autres, du reste, au village, qui fuient
-quand passe le grand vampire...
-
-»Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout
-dit!...
-
-»Mais il ne peut rien pour moi, _rien avant ma mort!_ Mais vous,
-Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver _avant ma
-mort!... je vous attends!_...»
-
-
-CINQUIÈME LETTRE.--«Cette nuit, il m'a accompagnée jusqu'à ma porte
-comme un amant soumis... et il s'est retiré très triste... Alors, j'ai
-vivement fermé la porte... j'ai poussé le verrou, et j'ai couru à la
-fenêtre, et j'ai fermé la fenêtre... Car, tant que la fenêtre est
-ouverte, il peut me mordre à distance!...
-
-»Maintenant, je suis plus tranquille... je sens que je vais avoir une
-nuit tranquille...
-
-»Quelle paix sur la terre!... enfin!... enfin!... Une lune
-éblouissante apparaît par la brèche du rempart... Un paysage d'argent
-m'entoure. Je me sens la légèreté d'un ange. J'ai des ailes. Si
-j'ouvrais la fenêtre, j'imagine que je pourrais me balancer au-dessus
-des eaux miroitantes de la Loire.
-
-»J'y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais
-vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent
-à cette terre maudite.
-
-»Mais je n'ouvrirai pas la fenêtre, car c'est trop dangereux.
-
-»La blessure pourrait entrer par la fenêtre!
-
-»Horreur! Oh! Horreur! Je suis blessée!
-
-»Je suis blessée!
-
-»Mais par où est entrée la blessure? Qui le dira jamais?
-
-»Pitié, mon Dieu!»
-
-
-SIXIÈME LETTRE.--«Concevez-vous cela?... Oui! tout était fermé!...
-_Il me mord maintenant à travers les murs!_...Et vous n'accourez
-pas?...»
-
-
-SEPTIÈME LETTRE.--«Je vais vous prouver que je ne suis pas folle!...
-Aucun livre au monde n'a jamais dit qu'un vampire pouvait mordre à
-travers les murs!... Et cependant j'ai été mordue!... j'ai
-cherché!... j'ai cherché partout!... et j'ai fini par découvrir un
-petit trou, large d'un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu!...
-_C'est par ce petit trou-là que le monstre m'a mordue pendant que je
-faisais ma prière!_»
-
-
-HUITIÈME LETTRE.--«Ah! je veux savoir!... je veux savoir comment il
-mord à distance!... je le saurai s'il m'en laisse le temps!... Non, je
-ne suis pas folle!... non, je ne suis pas folle!»
-
-
-NEUVIÈME LETTRE.--«Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle
-quitte ma veine inépuisable et qu'il relève son front de démon indien
-pour me dire: «Je t'aime!»
-
-
-DIXIÈME LETTRE.--«Ainsi aimaient les démons indiens, les _Assouras_
-domestiqués par Saïb Khan... les premiers vampires du monde connus!...
-Non loin de Bénarès, dans une île du Gange, il y a un cimetière
-plein de leurs victimes sacrées... Le grand vampire européen devait
-rendre visite à ses ancêtres... et là il a connu Saïb Khan, qui est
-un médecin très moderne (là-bas, la colonie anglaise raffolait de
-lui, littéralement), ce qui ne l'empêche pas d'être en communication
-directe avec les _Assouras_; aux Indes, c'était un fait que personne ne
-mettait en doute et qui faisait du reste sa réputation.
-
-»Moi, j'en riais!
-
-»Je le traitais de charlatan!... Je ne croyais pas aux vampires, dans
-ce temps-là!... j'avais tort!... j'ai eu le temps de m'instruire depuis
-et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore!...
-
-»Mais je sens que la preuve va venir!...
-
-»J'ai autant de lucidité qu'un Sherlock Holmes, croyez-moi!... Et il
-en faut pour une enquête pareille!...
-
-»Mais je veux savoir comment il mord de loin!...»
-
-
-ONZIÈME LETTRE.--«Hier, j'ai presque touché la preuve!... la preuve
-que je ne suis pas folle!...»
-
-
-DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE.--«J'ai la preuve... je vous l'envoie! et
-maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez
-vite!...»
-
-À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet
-recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une
-angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus...
-
-
-
-
-XIX
-
-LA PREUVE
-
-
-La mère Langlois, la femme de ménage, que, _par politique_, les
-Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même
-«déposé» depuis:
-
---C'est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets
-recommandés a apporté la petite boîte à Mlle Christine, qui a signé
-sur le registre...
-
-»Mlle Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du reste,
-que, depuis deux jours, je n'avais vu qu'elle. Elle restait là pour
-répondre aux clients quand, par hasard, il s'en présentait, ce qui
-était plutôt rare...
-
-»Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu,
-vis-à-vis de moi, «tenir le coup», mais on ne trompe pas la mère
-Langlois.
-
-»Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu'il y avait
-«quelque chose qui ne marchait pas». Et ça n'était pas difficile de
-deviner qu'il s'agissait encore du _cousin Gabriel!_ Car maintenant ils
-étaient tous parents dans cette maison-là... le cousin Jacques... le
-cousin Gabriel...
-
-»On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et
-qu'il était très malade, qu'il avait fallu lui faire une opération de
-toute urgence et qu'on ignorait encore comment tout cela se terminerait
-malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de
-lui ses jours et ses nuits.
-
-»Mon Dieu! m'en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel!...
-que c'était le fils d'une sœur aînée du vieux Norbert, qu'il avait
-été condamné par tous les médecins, qu'on tentait l'impossible pour
-le sauver, etc.
-
-»Au fond, moi, je m'en fichais qu'ils aient le cousin Gabriel ou non à
-la maison!... Mon ouvrage n'en était pas augmenté, c'était le
-principal!... Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de
-l'appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais!...
-C'est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un
-peu les fenêtres pour donner de l'air... Un jour, j'avais aperçu, sous
-un drap, le corps d'un homme étendu, avec une figure tournée de mon
-côté qui n'avait pas l'air à la noce... Il me regardait de ses yeux
-Axes, comme si je lui devais quelque chose... Sûr, il n'en menait pas
-large!...
-
-»Pour être malade, cet homme-là est malade! que je me dis!... Mais
-qu'est-ce qui a bien pu l'arranger comme ça?... Je l'ai vu autrefois,
-beau gars et dispos, _du temps qu'on ne m'en parlait pas!_... _du temps
-qu'on le cachait à tout le monde!_
-
-»Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu'il y avait eu du drame
-là-dessous!... Mais à chacun ses misères... Il faut bien que le
-pauvre monde vive!... Motus! que je me dis! Ils sont capables de me
-rejeter sur le pavé! Et je me suis remise à la besogne comme si de
-rien n'était!...
-
-»Quand la Christine me racontait quelque chose, j'empochais avec un air
-bête... Ça ne m'empêchait pas de penser: «Toi, ma belle, t'as pas la
-conscience tranquille!...»
-
-»Pour en revenir à l'affaire de la boîte, je vous disais donc que
-mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l'a ouverte...
-Moi, j'étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait
-dans la boutique par la porte entr'ouverte, mais je ne voyais pas dans
-la boîte... Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans!...
-
-»Ce qu'elle regardait, c'est rien de le dire! Elle s'est approchée de
-la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil
-d'argent _et qui avait quasi la forme d'un pistolet!_...
-
-»Elle semblait n'y rien comprendre; elle a tout replacé dans la
-boîte; après un moment d'hésitation, elle a ouvert la porte du jardin
-et s'est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M.
-Cotentin ne quittaient quasi plus!...
-
-»Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire.
-
-»Le vieux Norbert est sorti sur le seuil.
-
-»Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus... les
-yeux lui sortaient de la tête:
-
-»Quoi? Qu'est-ce que tu veux encore? Tu sais bien que nous ne voulons
-pas de toi! Tu es trop nerveuse! Laisse-nous tranquilles!
-
-»Il avait l'air furieux.
-
-»--Écoute, papa, lui dit l'autre, j'ai encore reçu une lettre de
-cette malheureuse...
-
-»--Ah! fiche-nous la paix avec ta vieille folle!
-
-»Mais l'autre insistait: «Et puis, un objet recommandé que je
-voudrais montrer à Jacques!...
-
-»--Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques!...
-
-»--Dis-lui qu'elle m'a envoyé la preuve! ou «l'épreuve», je ne sais
-plus...
-
-»Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et
-lui referma la porte sur le nez.
-
-»Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien
-qu'on n'était pas à la rigolade dans la maison et j'étais sur des
-charbons ardents.
-
-»Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa
-tomber sur une chaise dans le jardin.
-
-»Elle n'y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait.
-
-»--Qu'y a-t-il, Christine? lui demanda-t-il tout de suite.
-
-»--Tiens! fit-elle, voilà ce qu'elle vient de m'envoyer. Et elle lui
-passa la boîte.
-
-»Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte; moi, je ne
-voyais rien!... Le docteur dut prendre l'objet en main... Il écartait
-les bras, les repliait et répétait:
-
-»--C'est curieux, c'est très curieux!...
-
-»--Mais enfin, qu'est-ce que c'est? demanda Christine.
-
-»--Eh bien, ça, ma chérie, c'est un _trocard!_...
-
-»--Oui! il a bien dit: _trocard_, et même il l'a répété:
-
-»--_C'est une espèce de trocard!_
-
-»--Et qu'est-ce qu'un trocard?
-
-»Mais l'autre n'a pas répondu tout de suite. Il examinait encore
-l'objet, paraissait réfléchir, et tout d'un coup s'écria:
-
-»--Ah! la malheureuse!... la malheureuse! la malheureuse!... Non, ça
-n'est pas une folle!... c'est elle qui avait raison!
-
-»Et il ajouta:
-
-»--Ah! le bandit!
-
-»La Christine s'était levée, toute pâle:
-
-»--Mais, explique-toi! supplia-t-elle... qu'est-ce qu'un trocard?
-
-»--Un trocard, que lui explique l'autre, c'est une aiguille creuse, et
-le pistolet à trocard, c'est une espèce d'instrument de chirurgie qui
-ressemble à un petit pistolet... enfin qui fait fonction de pistolet et
-qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l'abdomen une aiguille
-creuse, quand nous voulons savoir...
-
-»--Ah! je comprends!... je comprends! s'écria Christine...
-
-»--Comprends-tu, reprenait l'autre. L'instrument que voilà part du
-même principe... Il envoie cette aiguille creuse... remplie
-préalablement de liquide nocif... Il a dit «nocif»... j'ai encore le
-mot dans l'oreille...
-
-»--Oui! oui! je comprends! faisait la Christine, qui paraissait
-atterrée..
-
-»--Mais il l'envoie à distance, expliquait toujours l'autre... même
-à une assez grande distance!... regarde ce ressort... et cette autre
-disposition de ressort qui accompagne l'aiguille creuse et qui se
-déclenche aussitôt qu'elle a touché et laissé son venin...
-
-»--Je comprends!... Je comprends!...
-
-»--C'est ce dernier ressort qui renvoie l'aiguille jusqu'à l'arme qui
-la projetée...
-
-»--Oui! Oui!
-
-»--Tu vois comme l'aiguille est retenue par ce fil de métal!...
-Comprends-tu?... Comprends-tu?
-
-»Si elle comprenait!... Du reste, ce n'était pas difficile; moi aussi
-je comprenais comment il était fait c't'instrument, sans même l'avoir
-vu!... Ça on peut le dire! Le carabin, pour ce qui est d'expliquer...
-il explique bien!... Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses
-mains:
-
-»--Mais il faut la sauver!... Mais il faut la sauver!
-
-»--Sans doute! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la
-sauver! Seulement, moi, je ne puis m'absenter en ce moment... Non! je ne
-puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne
-puis pas quitter le travail pendant qu'il est encore tout chaud!
-
-»--Alors? Alors? Alors?
-
-»--C'est une affaire de cinq à six jours.
-
-»--Mais nous n'avons pas le droit d'attendre six jours!
-
-»--C'est bien mon avis! Tu vas donc aller trouver tout de suite
-Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une
-heure! Nous causerons et nous déciderons.
-
-»Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte.
-
-»Je me sauvai... mon service était fini!... J'en avais trop entendu,
-sans y rien comprendre du reste... _Ça n'est qu'après l'histoire de la
-septième que j'ai commencé à y comprendre quelque chose!_...
-
-
-
-
-XX
-
-CE QU'IL ADVINT DE LA SEPTIÈME
-
-
-Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu'à deux heures de
-l'après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu
-le rapide avec l'express. Elle était dans le rapide qui «brûlait»
-Corbillères. Elle ne put s'arrêter qu'à Laroche et y attendre un
-train omnibus qui remontât vers Paris.
-
-Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir...
-Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict
-Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à
-Paris; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre,
-et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment
-quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.
-
-Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois,
-s'était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre.
-Elle s'accusait d'aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait
-pu subir si longtemps l'influence néfaste du marquis et, à un point
-tel, qu'elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime! car enfin!
-elle aussi avait _été visée!_ c'était le cas de le dire!... et même
-atteinte! Elle aussi avait été _mordue de loin_ par le monstre!...
-Elle n'avait pas fait une rêve, quand elle l'avait vu penché sur elle
-et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, _par la piqûre du
-rosier!_... Baiser si hideux qu'elle n'avait pas voulu y croire, au
-réveil!... Crime d'une autre âge qu'elle avait rejeté dans le domaine
-du cauchemar!...
-
-Oui, mais il y avait eu le _chlorure de calcium_ qui arrête le sang et
-_le citrate de soude_ qui le fait couler! Et il y avait le _trocard_ qui
-mordait à distance, empoisonnait à distance, annihilait à distance!
-Cela était bien de notre temps! La science, la science à l'usage du
-vampirisme! ce vampirisme-là n'était plus un rêve!...
-
-Ce n'était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que
-les petits esprits modernes repoussaient d'emblée avec dédain,
-c'était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne--celle du
-sang humain--servie par la chimie et par la mécanique!...
-
-Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s'exprimait
-toujours avec une circonspection et une prudence qui l'avaient plus
-d'une fois trop fait sourire: «Le mensonge est moins dans les choses
-que l'on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que _dans nos
-connaissances!_ Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que,
-même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas...»
-
-Corbillères-les-Eaux!... Quand elle sortit de la petite gare et qu'elle
-se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d'où l'on
-découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le
-moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d'ouest, derniers
-lambeaux de l'orage de pluie qui, tout l'après-midi, avait mêlé les
-eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut
-comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu'elle lui parlait
-de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit: «Surtout, n'y venez pas!»
-
-Elle n'avait jamais rien vu d'aussi triste au monde.
-
-Et c'est là qu'il vivait!...
-
-C'est dans cette mortelle solitude qu'il était allé se réfugier
-après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés.
-
-Elle ne lui en voulait pas.
-
-Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi
-s'était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal?...
-
-Certes, elle n'avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s'était
-laissée aller très naturellement à des confidences qu'elle n'eût
-point faites à un autre, parce qu'elle éprouvait pour celui-ci, pour
-son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent,
-qu'elle n'hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son
-individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible...
-
-Seulement, voilà! elle n'avait pas pu surmonter un mouvement de
-dégoût à son approche physique!
-
-Ce baiser de l'homme laid, elle n'avait pas été assez forte pour le
-subir!
-
-Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son
-attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander!...
-
-La scène de rage, d'imprécations qui s'en était suivie, elle voulait
-l'oublier... Elle avait été insultée--même frappée--enfin rejetée
-loin de lui comme un objet de haine qu'il eût voulu réduire en
-miettes!... et il était venu s'enfouir ici!
-
-Où? Dans quel coin?
-
-Qui la conduirait chez lui?
-
-La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave.
-
-Vraiment, ce pays l'impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules
-comme un suaire humide et glacé.
-
-Elle pensa à retourner à Paris par le premier train; elle reviendrait
-le lendemain au grand jour, avec Jacques...
-
-Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la
-marquise lui apparut dans l'agonie du jour et lui montra son agonie, à
-elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de
-plus, l'aurait-elle appelée vainement? Christine n'arriverait-elle que
-lorsqu'il serait trop tard? La dernière phrase de la dernière lettre
-lui passa devant les yeux: «Et maintenant accourez! _car il va me tuer
-si je ne meurs pas assez vite!_...»
-
-Un gamin, sorti de l'unique auberge, examinait sournoisement cette belle
-dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda:
-
---Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson?
-
---Le _Peau-Rouge?_ fit-il. Bien sûr que je le sais... c'est encore moi
-qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours... _avant Anie!_...
-
---Qui c'est ça, Anie?
-
---Eh bien, c'est sa dernière!... Il raconte que c'est sa
-petite-nièce!... C'est elle qui vient faire ses provisions maintenant...
-Mais voilà deux jours qu'on ne l'a pas vue!... Encore une qu'a dû se
-sauver comme les autres! sans demander son reste!...
-
---Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson?...
-
-Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le
-pourboire et dit simplement:
-
---Suivez-moi, j'm'appelle Philippe!
-
-Avant d'aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour
-l'intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d'œil sur ce
-qui s'est passé _ou sur ce qui à pu se passer_ à Corbillères depuis
-la scène de l'Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et
-Bénédict Masson... Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le
-garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, _si
-celle-ci s'en allait comme les autres_... Là-dessus, la mère Muche
-avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n'était
-pas homme à se laisser intimider.
-
-Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité
-par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions.
-
-Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle
-passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec
-l'ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict
-Masson lui imposait...
-
-Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son
-bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un
-air fort effrayé...
-
---Oh! monsieur! soupira-t-elle... Vous n'auriez pas vu, par hasard, ses
-clefs?...
-
---De quoi? fit l'autre en fronçant les sourcils...
-
---Ses clefs!... Il les a perdues!... Il les cherche partout! Il était
-dans un état à faire frémir!... Je ne l'ai jamais vu comme ça!...
-Ah! on croit connaître les gens!... Pour un trousseau de clefs!... j'ai
-pensé qu'il allait me briser!... mais je ne les ai pas vues, moi, ses
-clefs!... Et maintenant il les cherche dehors!... Il est dans la petite
-saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes...
-
-Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie.
-Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire:
-
---Pour ce qu'il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les
-portes ouvertes... qu'est-ce qu'il veut qu'on en fasse de ses clefs, et
-à quoi ça lui sert-il? Il s'imagine peut-être qu'il a un trésor!...
-
---Ah! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n'ai pas le droit de
-descendre à la cave!... Il a des manies incompréhensibles!... Ça
-n'est pourtant pas un méchant garçon!...
-
---Tout à l'heure tu me disais qu'il a failli te mettre en morceaux!...
-Il faudrait tout de même s'entendre!...
-
---Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée!...
-
---Et qu'est-ce que c'est que son idée?... Pourrais-tu me le dire? T'en
-sais peut-être bien plus long que moi là-dessus!... émit l'autre avec
-un coup d'œil en dessous vers Anie.
-
-Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas... On
-n'est jamais sûr de rien avec ces gamines... Elle répondit naïvement:
-
---Pour le moment, son idée c'est de ravoir les clefs!
-
-On entendit alors la voix de Bénédict au lointain: «Anie! Anie!»
-
---Je me sauve! S'il savait que je vous ai parlé, j'en entendrais de
-toutes les couleurs!
-
-Le lendemain, le père Violette eut l'occasion de reparler à Anie... ou
-plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole:
-
---Il les a retrouvées, ses clefs!
-
---Où qu'elles étaient?
-
---Je ne sais pas!... Il ne me l'a pas dit... Il m'a dit seulement qu'il
-les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je
-n'oublierai jamais!... Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire?... Il n'est
-plus du tout avec moi comme dans les premiers jours!
-
---Oui! oui! on connaît ça!... ricana le père Violette... Les premiers
-jours, tout nouveau, tout beau!...
-
---Dites donc, monsieur Violette, comment qu'elles sont parties, les
-autres?
-
---Ah! ma petite, ça, on ne sait pas!...
-
---Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer!...
-Moi, je suis venue avec une malle... je ne dois pas être la seule!...
-Si je voulais m'en aller, il me faudrait bien un charreton!...
-
---Tu veux donc t'en aller, Anie?
-
---Eh bien, oui! là, mais je n'ose pas lui dire!... J'ai peur ici!... Il
-sait que je vous ai reparlé... Il m'a fait une scène!... Attention! le
-voilà qui sort de la maison.
-
-Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre.
-
-Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin
-à l'orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la
-petite. Il savait qu'elle allait venir aux provisions. Quand elle passa,
-il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre,
-haletante:
-
---Ah! je vous cherchais!... Je ne veux plus rester là!... Je ne veux
-plus rester là!...
-
---Eh bien, f... le camp tout de suite!
-
---Mais je ne veux pas partir sans ma malle!...
-
---S'il n'y a que ça, j'irai la chercher, moi, ta malle!
-
---Non! ne faites pas ça!... Il arriverait un malheur!... Ah! ce qu'il
-est monté contre vous!... Mais voilà ce que vous pourriez faire...
-Envoyez-moi Bicot, le garçon de l'auberge, avec un charreton, vers les
-trois heures... Le _Peau-Rouge_ (c'est bien comme ça qu'on l'appelle à
-Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les
-herbes, je ne sais où... faire sa sieste... On ne le revoit pas avant
-quatre heures... Bicot prendra ma malle et je le suivrai... Vous
-surveillerez de loin!... Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il
-pourrait y avoir du vilain... et ce n'est pas vous qui arrangeriez les
-affaires, je vous le dis!...
-
-Le soir même, à l'Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère
-Muche la dernière conversation qu'il avait eue avec Anie.
-
---J'ai fait ce qu'elle a voulu, lui expliqua-t-il, j'ai prévenu
-Bicot... À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite
-saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé... la
-fenêtre de la chambre s'est ouverte, mais c'est le Bénédict Masson
-qui a montré sa sale gueule.
-
-»--Qu'est-ce que vous voulez? a-t-il demandé rudement à Bicot.
-
-»--Ben m'sieur, je viens chercher la malle d'Anie! a répondu l'autre
-qu'était pas à la noce.
-
-»--Anie a changé d'avis!... Elle ne part plus! lui a jeté le
-Bénédict et il a refermé la fenêtre... et le Bicot est rentré au
-village avec son charreton.
-
-»J'avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit: «À quoi bon?
-Ça pourrait tout gâter!» Vaut mieux attendre la petite!» Mais la
-petite n'est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste!
-Qu'est-ce que vous en pensez, mère Muche?
-
---Je te répète ce que je t'ai dit un jour. J'ai vu la figure de cet
-homme-là une fois! Je m'en souviendrai toute ma vie. Quand il est
-arrivé avec son bâton dans la cour et qu'il était mis comme un
-sauvage, un vrai Peau-Rouge, qu'est le cas de le dire, et qu'il te
-cherchait partout! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi
-c'est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres!
-
---N... de D...! si c'est lui pourtant qui les fait disparaître!
-
---Raison de plus!
-
---À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu'il en est,
-«'guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux
-provisions.
-
-Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les
-jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais!
-
-Enfin, comme l'avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les
-sentiers bourbeux du marécage, quand Mlle Norbert arriva à
-Corbillères, on n'avait pas revu la petite Anie depuis l'avant-veille.
-
-Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de
-Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste
-aux reflets funèbres de l'étang aux eaux de plomb.
-
-»Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant
-les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux
-courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante,
-tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et
-mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et
-des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.
-
-Il y avait un quart d'heure qu'ils marchaient, le jeune Philippe roulant
-dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d'éviter les
-flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque
-de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti
-définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s'arrêtèrent.
-
-Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s'élever un
-tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s'échappaient avec un
-ronflement sinistre d'un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet
-embrasement rabattu de part et d'autre par les brusques sautes du vent
-paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier.
-
---C'est un feu de cheminée! s'écria le gamin, et il ne s'en doute
-peut-être pas!
-
-Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit
-pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel
-ils s'accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la
-bourrasque.
-
-L'étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient
-les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une
-cuve... Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme
-une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du
-toit... et dans ce reflet, il y eut un cadavre!...
-
-Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta
-au-devant de Christine et de l'enfant qui l'accompagnait, comme s'ils
-pouvaient encore quelque chose pour lui... Muet d'horreur, tous deux le
-regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà
-décomposée, ouvrant une bouche d'où semblait sortir un dernier appel
-dans la plus horrible grimace.
-
---Le père Violette!... put enfin s'écrier le petit Philippe, quand il
-eut retrouvé son souffle.
-
-Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction
-contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute
-l'agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur... Quant à
-Mlle Norbert, se voyant abandonnée, elle n'hésita pas à courir comme
-à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir
-Bénédict Masson du danger qu'il courait avec ce feu de cheminée qui
-ne cessait pas, bien au contraire...
-
-Heureusement que le vent venant de s'établir au sud-ouest rejetait tout
-le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont
-les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique
-avec des bras tordus, torturés, suppliants.
-
-Il est facile de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel
-Christine arriva à la porte du chalet. L'aspect sinistre du pays
-qu'elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux
-bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l'offrande diabolique
-de ces lieux funestes, ces flammes qui s'échappaient de ce toit, cet
-enfant qui s'enfuyait en hurlant d'horreur: tout contribuait à la jeter
-pantelante sur ce seuil où elle n'avait plus d'espoir qu'en Bénédict
-Masson!
-
-Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s'échappa
-de ses lèvres:
-
---Bénédict! Bénédict!
-
-Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d'une façon
-terrible.
-
-Un cri? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un
-monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en
-imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur.
-
-Et la porte ne s'ouvrait, pas...
-
-Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d'horreur à cause de
-ce cri plus affreux encore que tout ce qu'elle avait vu et entendu
-depuis qu'elle avait mis le pied sur cette terre maudite.
-
-Sa bouche gémissait encore: «Bénédict! Bénédict!...» mais comme si
-elle demandait grâce à son bourreau!...
-
-Et la porte enfin s'ouvrit... et il y eut la vision fulgurante d'un
-monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer.
-
-Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de
-flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante,
-dévoratrice... semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses
-cendres et ses scories funèbres... les enveloppant d'une odeur de
-mort...
-
-Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait
-répandu l'alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut
-point en arrivant à la boutique de son père.
-
-Instinctivement, il se précipita dans l'auberge où il était à peu
-près sûr, à cette heure, celle de l'apéritif, de rencontrer tout ce
-qui comptait de force défensive dans le pays: le garde champêtre, le
-tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou
-moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours
-leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s'entendant
-comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la
-tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le
-Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets,
-pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son
-autorité; tous d'accord, du reste, dans la même haine, celle de
-l'intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n'être venu là
-que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les
-mépriser, puisqu'il n'aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils
-vivaient.
-
-Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par
-l'épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux
-sous les pilotis du pont près de l'étang, ils se levèrent tous,
-unanimes:
-
---C'est le Peau-Rouge!
-
-Du reste, il n'en était pas à son premier coup! Il y avait beau temps
-que dans le pays il faisait figure d'assassin! De l'Arbre Vert à
-Corbillères, nul n'ignorait non plus l'animosité qui existait entre
-les deux hommes... sans compter que, dans ces derniers temps, le père
-Violette n'était pas le seul à se demander ce qu'était devenue la
-petite Anie...
-
-Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous
-armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en
-campagne contre le Peau-Rouge.
-
-L'appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les
-peines du monde à l'empêcher de battre sa caisse... Il n'en prit pas
-moins la tête de l'expédition, une baguette dans chaque main, décidé
-à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe
-faillirait au moment de l'assaut.
-
-Le petit Philippe trottait à côté de lui...
-
-De l'un à l'autre on se recommandait le silence et l'on arriva ainsi à
-la queue leu leu, à cause de l'étroitesse du sentier, jusqu'aux
-pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa
-figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l'humidité, par
-la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui
-leur criait: «Vengeance!»
-
-Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne.
-
-Deux d'entre les gars descendirent dans l'eau clapotante, éclairée
-seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais
-au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge.
-
---Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu'il boit plus qu'à sa
-soif.
-
-Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui
-sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur.
-
---Ce serait-il qu'il voudrait se brûler... Il a peut-être f... le feu
-à sa bicoque avant de f... le camp!
-
-Enfin, ils décidèrent d'entourer le chalet et résolurent de s'y
-précipiter tous à la fois à un signal.
-
---Le signal, c'est moi qui le donnerai! souffla l'appariteur...
-
-Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de
-sauvages... et ce fut une ruée.
-
-La porte fut enfoncée sans résistance...
-
-Les premiers s'arrêtèrent sur le seuil, comme médusés.
-
-Cependant, sans s'occuper d'eux, Bénédict Masson, à genoux,
-répandait de l'eau sur le visage de marbre de Christine évanouie...
-Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait
-d'aller rejoindre dans la «cuisinière», d'où s'échappait une
-épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d'Anie qui se
-consumaient dans une flamme attisée par le pétrole.
-
-_Bénédict Masson, tranquillement, soignait l'une de ces dames, pendant
-qu'il brûlait l'autre!_...
-
-
-
-
-XXI
-
-«JE SUIS INNOCENT!»
-
-
-Il fut quasi assommé. Ce n'est que lorsqu'il ne remua plus que les gars
-de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs
-fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe,
-proposa-t-il d'en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait
-de la petite Anie, et de les jeter dans la «cuisinière».
-
-Sans l'arrivée des gendarmes, c'est peut-être bien ce qui serait
-survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien
-considéré, fort excusable.
-
---Ne le sauvez pas de la guillotine! Qu'il respire au moins jusque-là!
-prononça le brigadier.
-
-Alors ils laissèrent Bénédict pour s'occuper de Christine qui
-n'ouvrait toujours pas les yeux.
-
---Encore une qui l'a échappé belle! fit entendre le tambour de ville.
-
-Et chacun fut de cet avis.
-
-Ce n'est que dehors, sous le coup du grand air et de l'humidité, que
-Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une
-charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut
-mise dans une chambre de l'auberge. Elle avait une forte fièvre et elle
-délirait.
-
-Quant à Bénédict, que l'on avait jeté sur une botte de paille dans
-l'écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu'il ne
-s'échappât que pour qu'on ne l'achevât point, il poussa un profond
-soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa
-la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la
-lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu'un qu'il n'aperçut
-point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux
-gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion
-apparente:
-
---Je suis innocent!
-
-Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors,
-il demanda de l'eau.
-
---Il me semble que je boirais une cuve! fit-il.
-
-Un gendarme lui apporta de l'eau dans un seau qui servait pour les
-chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit
-le torse nu et lava ses plaies.
-
---Ils n'y vont pas de main morte les gars de Corbillères!
-déclara-t-il.
-
-Et il se mit à rire.
-
-Les gendarmes en avaient «froid dans le dos». Ils l'ont dit depuis:
-jamais ils n'avaient entendu un rire pareil... C'était à abattre ce
-monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l'entendre...
-
-Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler...
-
---J'espère qu'on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il... C'est une
-jeune fille de famille qui n'a pas l'habitude des marécages... Elle
-aura pris froid!... _tandis que l'autre avait trop chaud!_
-
-Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient
-mis un bâillon. L'autre se laissait faire, sans résistance aucune,
-bien qu'il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait
-simplement la tête en ayant l'air de les approuver:
-
---Prenez vos précautions!... On ne sait jamais!... _Je comprends que je
-ne vous sois pas sympathique!_...
-
-Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la
-charrette était allée chercher dans un second voyage... Le brigadier
-avait bien demandé qu'on le laissât sur le sentier où il avait été
-tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères
-s'étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie
-et on l'avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils
-sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le
-venger!...
-
-La sous-préfecture avait été prévenue... On attendait les
-autorités, la police, «tout le tremblement»... Ah! que c'était une
-affaire!... Tout le monde était d'accord là-dessus!... Une affaire
-dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde!... Un
-sacré procès!... On ne savait pas, après tout, combien il en avait
-assassiné, le Peau-Rouge!... On ne lui connaissait que sept victimes,
-sept pauvres petites femmes, qu'il avait ainsi découpées en morceaux,
-jetées au feu de sa cuisinière... mais il y en avait assurément bien
-davantage!...
-
-Au matin, ils étaient si excités qu'ils voulaient ficher le feu à
-l'écurie, brûler le satyre! Heureusement, les autorités arrivèrent.
-Il n'était que temps!
-
-Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme,
-d'un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se
-demandaient s'ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois
-du lynchage.
-
---Ouvrez-leur la porte! leur dit-il... _s'ils veulent me découper,
-moi aussi, il ne faut pas les contrarier!_
-
-Il avait donné l'adresse de Christine pour que l'on prévînt son
-père.
-
---La pauvre «demoiselle», ça lui a porté un coup!... Elle ne
-s'attendait pas à ce qu'elle a vu, bien sûr!... Mais aussi pourquoi
-est-elle venue?... _Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les
-pieds dans ce pays!_
-
-Tout ce qu'il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au
-moins conduire à cette conclusion qu'il n'y avait aucun doute possible
-à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces
-paroles qui revenaient comme un leitmotiv: «Ben oui!... mais tout cela
-n'empêche pas que je sois innocent!»
-
-Se moquait-il des autres?... Se moquait-il de lui-même?... Le ton avec
-lequel il disait cela n'était pas très éloigné de la farce!
-Voulait-il se faire passer pour fou?...
-
-Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le
-juge d'instruction déclara:
-
---Nous sommes en face du genre cynique.
-
-Cynique, ça il l'était!... Il semblait prendre un plaisir sadique à
-l'horreur qu'il inspirait; et il faisait tout pour la décupler!
-
-Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et
-l'appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu _sans y
-toucher_, jusqu'à ce qu'il fût éteint... Les magistrats retrouvèrent
-tout en l'état: les restes d'Anie dans le panier, ses petits os
-carbonisés dans le poêle... On découvrit cependant des débris dans
-la cave... C'est là qu'il l'avait «sectionnée». On retrouva bien
-d'autres choses, _les malles et les valises, enfin tout le bagage des
-sept femmes disparues!_
-
---Eh bien, quoi! qu'est-ce que cela prouve? répliqua-t-il quand on lui
-opposa ce trop éloquent témoignage... que je suis un homme d'ordre!...
-et qu'on peut avoir confiance en moi!... _Quand elles reviendront, elles
-seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles
-qu'elles les ont laissées!_...
-
---Nous saurons retrouver leurs cendres! s'écria le juge, et peut-être
-ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires
-monstres qui aient déshonoré le nom de l'homme!
-
---Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre
-qu'elle vous inspire! Mais, croyez-moi, il n'est pas bien sûr que vous
-retrouviez toutes ces demoiselles à l'état de cendres!... Ce n'est pas
-une raison parce que j'en ai brûlé une pour que j'aie fait flamber les
-autres...
-
---Mais enfin, pour celle-là, vous avouez?
-
---J'avoue quoi?... Je n'avoue rien du tout!... J'ai toujours été trop
-ami de la vérité pour vous faire le plaisir d'avouer un crime que je
-n'ai pas commis!... _Ça n'est pas une raison parce qu'on découpe une
-femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle pour qu'on l'ait
-tuée!_...
-
---Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l'avez pas tuée!
-
---_Ça, monsieur le juge, ça, ce n'est pas mon affaire!_... Je ne suis
-pas magistrat, moi!... je ne suis pas payé par le gouvernement pour
-faire des enquêtes tendant à établir l'innocence ou la culpabilité
-des citoyens! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos
-prérogatives... _Travaillez!_
-
-Ainsi parlait Bénédict Masson... Nous n'entrerons point dans le
-détail d'une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et
-qui est présente encore à toutes les mémoires... Plus les
-témoignages et les faits semblaient l'accabler, plus Bénédict
-semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n'avait été
-plus puissant ni, naturellement, plus odieux.
-
-En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos
-menaçants qu'on lui prêtait; il rendit hommage à la mémoire de Mme
-Muche, qui raconta avec force détails la visite du Peau-Rouge à
-l'Arbre Vert et son entrevue avec l'ancien garde.
-
-Mme Muche avait trop prévu l'événement qui devait s'ensuivre pour
-n'en pas tirer un juste orgueil: «Si le père Violette m'avait
-écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses.»
-
-L'examen du cadavre du père Violette avait établi qu'il avait été
-pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans
-l'étang avec une pierre aux pieds; mais la pierre devait avoir été
-choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l'attachait à la
-victime.
-
---Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui
-présentait les résultats de l'enquête, évidemment!... Un Peau-Rouge
-doit savoir lancer le lasso!... Je vous dirais que je ne sais pas lancer
-le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le
-juge! Tout de même, j'attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la
-table des pièces à conviction, à côté _de mon petit panier à
-transporter_ «_les restes_» et de ma «cuisinière»!
-
-On était allé interroger Christine chez elle et, sur l'avis des
-médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible
-confrontation.
-
-Aussi bien, elle eût été inutile, l'inculpé ne contredisant en rien
-les dépositions de Mlle Norbert.
-
-Celle-ci fit son «mea culpa». Son grand tort avait été d'avoir
-pitié d'un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à
-cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La
-misanthropie du relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses
-extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage
-tantôt enthousiaste jusqu'au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal
-comme celui d'un portefaix: elle avait mis tout cela sur le compte d'une
-laideur qui isolait Bénédict Masson de l'humanité. Elle s'était
-penchée sur cette douleur, elle s'était heurtée à un bourreau!...
-
-Quand la porte du chalet de Corbillères s'était ouverte, elle avait eu
-en face d'elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon
-d'abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes
-déchiquetés d'un corps humain!... Et puis elle ne se rappelait plus
-rien! Elle se demandait seulement comment elle n'était point morte de
-cette vision exécrable!...
-
---Assurément! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les
-termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n'a pas été
-gâtée!... Elle ne méritait pas ça!...
-
---Misérable! ne put s'empêcher de lui répliquer le juge, vous
-prévoyiez qu'elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits,
-quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux...
-
---Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point «mes forfaits»,
-pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre
-plus guère que dans les tragédies classiques!... Si je n'invitais pas
-Mlle Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux... c'est
-que le paysage n'y est pas joli, joli!...
-
-
-
-
-XXII
-
-DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE
-
-
-Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à
-augmenter chez tous l'horreur inspirée par une série de crimes dont
-Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu'en des termes et sur un
-ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu'il ne
-semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat
-d'inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions
-qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement,
-c'est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une
-méthode sévère à ne se point laisser influencer par les
-contingences...
-
-«Cet homme court à la mort comme à une délivrance! se disait le
-prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses! S'il pouvait
-lui-même prouver ses crimes, il le ferait! Ne le pouvant point, il
-déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du
-public, qu'il méprise... En même temps, il se venge par avance de
-Terreur qui va le livrer au bourreau en criant: «Je suis innocent!...»
-mais c'est tout juste s'il n'ajoute pas: «Je vous défie de me le
-prouver!»... Tout cela est du Bénédict Masson tout pur!... En
-attendant, on n'a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour
-ce qui est de la septième, il n'a pas tort quand il dit: «Ce n'est pas
-une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met
-dans son poêle, pour qu'on l'ait tuée!»
-
-Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n'aimait
-point les discussions oiseuses. Il savait qu'il ne parviendrait à
-ébranler aucun esprit au monde sur le fait d'une culpabilité qui
-«sautait aux yeux». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de
-sa pensée à Christine, qui, elle, _en avait trop vu_ pour pouvoir
-admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable
-criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un
-court message de Coulteray: «Adieu, Christine... tout est fini!»
-
-Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la
-prostration physique et morale qui s'en était suivie lui avait fait
-oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se
-passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été
-la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson.
-
-Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la
-vie ou pour la raison de Christine, n'avait plus pensé à la marquise
-ni à son appel désespéré.
-
-Enfin, les premières exigences de l'instruction, les pénibles
-interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus
-affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l'ombre de leur
-pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l'aventure
-fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si
-pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes.
-
-Un malheur présent est égoïste; il exige tous vos soins, vous courbe
-sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque
-celles-ci commencent à se refermer... Enfin, il ne faut pas oublier non
-plus qu'à tout prendre, la réalité de l'infortune de la marquise de
-Coulteray était encore à démontrer... Certes, le «trocard» avait
-produit son effet; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une
-importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien!...
-
-Quoi qu'il en fût, dans le tumulte sanglant de l'affaire de
-Corbillères, le «trocard» que Christine avait emporté dans son sac
-pour le montrer à Bénédict avait disparu! Où? quand? comment?...
-
-Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi
-soulevée par la terreur et par le vent? Alors le sac se serait ouvert
-et le pistolet chirurgical s'en serait échappé?
-
-Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le
-mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu.
-
-La vision de la petite Anie brûlant dans la «cuisinière» de
-Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas
-directement _ou semblait ne pas se rapporter_ aux crimes de Corbillères
-que Christine n'avait parlé de ce singulier trocard à quiconque.
-
-... Aussi bien il n'avait été retrouvé par personne, en dépit de
-toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout
-Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six
-victimes manquantes... Si les agents de la Sûreté générale avaient
-découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état.
-
---Partons! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin... Nous
-n'avons que trop attendu! C'est moi qui, par mon scepticisme, mon
-orgueil, ma «suffisance» aurai peut-être été la cause de la mort de
-cette malheureuse!... Si nous avons encore une chance de la sauver, né
-la laissons pas échapper!... Mes remords sont déjà immenses!... Je me
-suis crue très intelligente et je ne suis qu'une sotte, d'une sottise
-criminelle!... Mon calme à juger les gens et les choses, l'équilibre
-tant vanté de mon esprit n'étaient que l'armature d'une bêtise qui
-m'épouvante... Est-ce que tu es calme, toi?... Oui, peut-être aux yeux
-des imbéciles!... Mais j'ai toujours vu ton esprit inquiet!... Rien ne
-t'a jamais paru impossible!... Je me suis étonnée de ne pas te voir
-sourire lorsque pour la première fois je t'ai parlé de la maladie de
-vampirisme qui sévissait à l'hôtel de Coulteray... Quand moi, sur un
-ton qu'eussent pu m'envier tous les Joseph Prud'homme de la terre, je
-prononçais le mot: science! toi, tu répondais: «Mystère!»... J'ai
-pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie; _j'ai aimé
-Gabriel sans y croire!... Je l'aime 'peut-être encore et je n'y crois
-peut-être pas encore_...
-
---Oh! Christine! protesta Jacques avec une infinie tristesse.
-
---Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi!...
-Vous avez tous été trop à mes genoux! J'ai vu le marquis à mes
-genoux! J'y ai vu Bénédict Masson! Mais ce que je n'ai pas vu, moi qui
-croyais tout connaître, tout deviner: c'est que c'étaient deux
-monstres!... Jacques! courons à Coulteray!
-
---Tu es encore bien faible, Christine!
-
---Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les
-médecins m'ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux,
-tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne
-s'étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s'y opposer. Du
-reste, l'enquête est bien près d'être terminée. On ne retrouve pas
-les six autres victimes parce qu'il en a fait de la fumée! Ah! le
-bandit! Quand je pense qu'il me dédiait des vers... et qu'il pleurait
-sur ma main! Tu viens, Jacques?
-
---Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux! et puis, tu as raison...
-notre présence peut être utile là-bas!
-
---Que le ciel t'entende! Hélas! elle nous écrit: «Adieu, c'est
-fini!»
-
---Ça n'est jamais fini, Christine, tant qu'on peut l'écrire.
-
---Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ?
-
---Non!... maintenant, je puis m'absenter... m'absenter même
-longtemps... pourvu que ton père reste et veille!...
-
---Oh! il ne le quitte pas!... Tu n'as pas remarqué qu'il l'a à peine
-quitté pour venir me voir... de temps en temps... et vite!... Aucun
-être au monde n'aura été soigné comme Gabriel!... Pauvre cher
-papa!... _Gabriel, c'est un peu sa vie... c'est aussi la tienne,
-Jacques!_
-
---Non, la mienne, c'est toi, Christine.
-
---Eh bien, en route! fuyons ce quartier, cette île où il me semble
-entendre encore le misérable rôder autour de moi... avec son sourire
-si affreusement mélancolique... et ses vers... ses vers qu'il
-chuchotait sur un ton liturgique! «Pour l'amour de Dieu, ne remue pas
-les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé
-dans son lac immobile...» etc..., etc..., et autres du même acabit qui
-me remplissaient d'aise sous mes dehors de statue... car, au fond, je
-suis une sentimentale... Oui! en vérité, quelque chose comme Jenny
-l'ouvrière... seulement ce ne sont pas des fleurs qu'il me faut, ce
-sont des poèmes!...
-
---Ne raille pas!... Ne raille pas, Christine, tu es une sentimentale...
-On n'est grand que par les sentiments... et par la bonté!... Tu as
-été bonne!
-
---Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde! et je vous
-fais tous souffrir!... _Ah! est-ce que je sais ce que je veux?_
-acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s'acheva dans un sanglot.
-
-Il l'emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris!...
-Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au
-milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l'été
-sur son déclin.
-
-Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu'en arrivant à Tours,
-il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même,
-de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish...
-
-
-
-
-XXIII
-
-LE CHÂTEAU DE COULTERAY
-
-
-Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l'on ne put cacher la
-nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur,
-chez elle, avait disparu:
-
---Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce
-que je n'ai pas su l'entendre, je la vengerai!... Je lui dois bien
-ça!... je sens que son ombre ne me pardonnera qu'à cette condition!
-
-Elle était dans une agitation qui ne cessa qu'à la première heure du
-jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les
-déposer à Coulteray à dix heures du matin.
-
---Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, lui,
-et qu'il ne se doute de rien!
-
-Tout ce qu'avait pu dire Jacques n'avait servi de rien. Elle ne
-l'écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis.
-Elle ne prononça pas dix mots jusqu'à Coulteray.
-
-En d'autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un
-enchantement. C'est ce que se disait Jacques, à qui Christine
-échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment
-qu'il croyait s'en être rapproché le plus.
-
-Jamais la nature n'avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait
-à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse
-sur le royaume de la Loire. Corot n'eût pas mieux fait. Jacques posa sa
-main sur celle de Christine: elle était glacée. Lui, dans le paysage
-aimable et joyeux, ne pensait qu'à la vie. Elle, ne songeait qu'à la
-morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l'heure.
-
-Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du
-village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur
-glas funèbre:
-
---On va sans doute l'inhumer aujourd'hui, fit Christine, dont les yeux
-se mouillèrent. Ah! je voudrais la revoir une dernière fois: je sais
-bien ce que je lui murmurerais à l'oreille!... Pourvu que nous
-arrivions avant la cérémonie!
-
-Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre
-à l'unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui
-ravir le charme de l'heure. La vision de ce petit bourg à flanc de
-coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits
-pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la
-rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt
-se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l'atmosphère,
-la joie accueillante des visages rencontrés jusqu'alors sur le bord du
-chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s'ouvraient sans mystère sur
-leur bonheur domestique, ne l'avaient pas préparé à entendre cette
-lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels
-semblaient n'avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes.
-
-Le village était désert. L'auto le traversa et passa devant l'auberge
-de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l'eût
-dit abandonné.
-
-La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route
-serpentine qui conduit, sous les ramures d'un boqueteau, au château
-debout sur le coteau, en face.
-
-Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et
-en rehaussent partout la beauté... Il n'est pas un voyageur qu'un
-sentiment d'admiration n'ait arrêté devant les ruines imposantes ou
-les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la
-Guerche, de Roche-Corbon, de l'Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon,
-d'Amboise, de Loches, d'Azay-le-Rideau... Le château de Coulteray ne
-dépare pas cette collection.
-
-Il n'est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses
-créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les
-bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade... La légende
-affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements
-de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la
-transformer en un confortable manoir... Au surplus, le moyen âge
-lui-même paraît gai dans ce charmant pays.
-
-«Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish,
-fût bien malade pour ne point guérir ici!» se disait Jacques.
-
-À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui
-restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et
-des fleurs), ils descendirent d'auto. Il y avait foule dans «la
-baille». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux
-obsèques par curiosité, par superstition... car on est très
-curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray... plus peut-être
-que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu'en
-Bretagne, mais d'une autre manière.
-
-Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire,
-qu'ils appelaient couramment entre eux _l'empouse_ (ce qui est tout
-comme, là-bas)... sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à
-fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils
-étaient petits et qu'ils n'étaient pas sages.
-
-La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s'échappant de sa
-tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait
-avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du
-loup-garou en honneur dans d'autres contrées.
-
-Quand, en l'absence des châtelains, le concierge faisait visiter la
-crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l'étranger
-ce que l'on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide.
-
---Y croyez-vous? demandait en souriant le visiteur.
-
---Ben! répondait l'autre en hochant la tête, on y croit sans y
-croire!...
-
-Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon
-sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son
-scepticisme et son imagination folle? Quoi de plus intéressant que ce
-génie d'une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au
-sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus
-graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et
-quelquefois les plus inattendues dans leur audace?...
-
-Tout ceci n'est point d'une digression inutile, sur le seuil du château
-de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure
-de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des
-Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l'_empouse_ de la légende, _et cela
-quelques heures avant des évènements extraordinaires qui allaient
-bouleverser toute une contrée_...
-
-N'oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui
-s'appelle la _Grotte-aux-Fées_, dont l'enseigne rappelle un dolmen qui
-est visité des plus aimables lutins; non loin de ce dolmen s'en trouve
-un autre, de proportions gigantesques, appelé le _Palais de Gargantua_;
-à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du taillis
-Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui
-aussi, aux temps celtiques où l'enchanteur Orfon aurait entassé
-d'immenses richesses qu'il se plaît à faire résonner avec fracas dans
-la nuit de Noël...
-
-Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à
-une terre où l'on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les
-épouvantes bretonnes; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée
-encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles
-les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler... N'oubliant
-point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.
-
-Et d'abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif
-de la situation morale--à ce point de vue--de la population de
-Coulteray, qu'en rapportant très succinctement ici la façon dont, à
-différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit
-qu'il était né à l'étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la
-force de l'âge; aussi quand il apparut, ce fut un événement; disons
-tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux.
-
-Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme
-campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant
-volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n'était pas
-fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles,
-payait des banquets mémorables à la _Grotte aux fées_, aux grandes
-fêtes annuelles.
-
-L'_empouse_, comme on continuait à l'appeler entre soi, «histoire de
-rire», avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait:
-«Notre _empouse_ se porte bien! souhaitons que le diable nous le
-conserve encore pendant deux ou trois cents ans.»
-
-Puis il partit. Il était retourné à l'étranger. On n'entendit plus
-parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n'avait pas
-changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même
-bonne humeur, le même «allant». Les paysans, eux, avaient vieilli.
-
-Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, «belle comme le
-jour», digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle.
-Ils paraissaient s'adorer.
-
-Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de
-la visite de quelques hauts seigneurs d'outre-Manche qui n'engendraient
-pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en
-laissant des regrets.
-
-Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à
-Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans
-sa façon d'être, de se bien porter, de voir gaiement la vie; _mais
-déjà on ne reconnaissait plus sa femme._
-
-Elle avait perdu ses fraîches couleurs; ses yeux, qui, naguère,
-reflétaient le ciel, s'étaient voilés d'une ombre funèbre; elle, que
-l'on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les
-bois, passait maintenant alanguie au fond d'une voiture d'où elle
-répondait tristement et d'un geste épuisé aux saluts respectueux des
-campagnards.
-
-Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère
-au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, Mme Gérard, se vit
-remerciée pour un motif futile.
-
-Ce fut la première qui répandit le bruit qu'il se passait à Coulteray
-des choses «pas ordinaires du tout!»
-
-Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que
-celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s'en mêlait,
-la pauvre femme n'en avait plus pour longtemps! Alors, le gendarme, lui,
-s'en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si
-bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu'il ne fut plus
-possible de tirer un mot de Mme Gérard à ce sujet.
-
-Mais la curiosité des paysans était éveillée; ils guettaient les
-sorties de la marquise et soupiraient sur son passage:
-
---Voilà ce que c'est que de se marier à un empouse...
-
-D'autre part, ils n'étaient plus les mêmes avec le seigneur de
-Coulteray.. Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il
-était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de
-consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu'ils
-pensaient «qui, tout de même, n'était pas possible à notre
-époque».
-
-Le marquis n'insista pas. Il repartit avec sa femme.
-
-Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd'hui
-on l'enterrait...
-
-Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là
-cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes
-à genoux, tandis que s'avançait le cortège mortuaire, précédé du
-clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le
-pays environnant.
-
-Les «filles de Marie», tout en blanc, et les «dames du Feu», dans
-leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs
-de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l'antique coutume de
-la maison de Coulteray, où l'on scelle les morts dans leur tombe devant
-tout le populaire appelé comme témoin.
-
-Les «dames du Feu», parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à
-cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l'aurore de
-leur printemps, formaient une confrérie dont l'origine se perdait dans
-la nuit des siècles, et qui était née de l'usage druidique de
-célébrer le retour du solstice d'été par des démonstrations de
-joie, des feux dans les clairières. Ces «dames» dansaient autour des
-pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs
-autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de
-Coulteray, il n'était point de village, point de hameau, de ferme, qui,
-à cette occasion, n'eût son bûcher. On prie les curés de campagne de
-les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve
-soigneusement les tisons comme un préservatif contre l'orage.
-
-Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus
-joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s'étaient
-encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait
-été condamnée par un méchant destin à partager la couche de
-«l'empouse».
-
-Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village,
-«l'empouse» montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de
-larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous
-la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n'avait pas tardé
-à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende
-dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la
-première victime.
-
-On se rappelait de quels soins on l'avait toujours vu entourer la
-marquise. On ne vit plus qu'un mari qui pleurait sa femme, et l'on
-pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même!
-
-Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait «la
-baille» pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui
-précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La
-veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi
-dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que
-le marquis ne l'aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa,
-menaçant, terrible: ses yeux, tout à l'heure embués de larmes,
-parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit; son bras
-s'étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était
-assurément celui de l'indignation arrivée à sa dernière puissance;
-sa bouche remua, mais elle n'eut pas à prononcer le «va-t'en!» dont
-elle était pleine. Comme soulevée de terre par l'épouvante, la veuve
-était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la
-«prée» (la prairie) comme pierre qui roule.
-
-C'est tout juste si l'on n'applaudit pas!
-
-Chacun comprenait cette sainte colère... Après tout, le pauvre homme
-devait en avoir assez de toutes ces histoires! Il n'ignorait pas toutes
-les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu'il avait été
-obligé de la mettre à la porte de chez lui!... Et elle avait eu le
-toupet de se montrer dans un moment pareil!...
-
-Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège
-pénétra dans la chapelle... Christine et Jacques eurent toutes les
-peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé
-à y entrer si Christine, dont l'émotion était à son comble, ne
-l'avait entraîné par la main avec une force irrésistible.
-
---Je veux la voir, elle!... je veux la voir!...
-
-De fait, elle ne l'avait pas encore vue, bien que le cercueil fût
-ouvert. C'est en vain qu'elle avait essayé de percer les premiers
-rangs, elle avait été repoussée et elle n'avait aperçu que des
-gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée...
-
-La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche
-un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et
-plate dont les extrémités étaient garnies d'une armature d'argent;
-ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le
-bousculaient...
-
-Ce ne pouvait être que le sacristain.
-
-«Drouine!» prononça-t-elle.
-
-Celui-ci se tourna vers elle et l'aperçut qui tenait toujours Jacques
-par la main... Elle se nomma: Christine Norbert, et présenta son
-cousin.
-
---Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez
-bien tard! si vous saviez comme elle vous a attendue!...
-
---Peut-on encore la voir? demanda Christine.
-
---Suivez-moi! répondit-il...
-
-Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain
-qui conduisait à la crypte.
-
-Celle-ci était encore déserte.
-
---Tenez, placez-vous dans ce coin; après la messe, on va la descendre
-ici... Vous la verrez tout à votre aise. Elle n'a jamais été si
-belle, on dirait un ange... On va la mettre provisoirement dans le
-tombeau de «l'empouse» qui est vide, comme vous le savez certainement,
-et d'où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans
-un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire et qui sera
-édifié là-bas... auprès de celui du comte François II, dit
-Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin!
-
-Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut...
-
-Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille,
-et d'où ils dominaient le tombeau de «l'empouse», lequel était
-ouvert, attendant sa nouvelle proie...
-
-On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait
-lire encore l'inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome,
-écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin...
-
-Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne...
-Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient
-dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés,
-jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur
-les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication
-et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée
-assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques
-qui prenaient jour au ras du sol envahi par les nonces du cimetière
-était bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins
-ébranlé que celui de Christine.
-
-Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui
-aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu
-s'enfermer avec Christine, dans le moment même qu'il rêvait pour sa
-fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement
-d'une nature triomphante...
-
-Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l'intelligence
-même, il n'existait pas, il n'avait jamais existé devant elle que par
-elle!... Il s'en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps
-qu'il ne luttait plus; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il
-avait senti qu'elle le laisserait s'évader avec sa belle tranquillité
-et son doux sourire triste, sans autre protestation... «_De profundis
-clamavi ad te, domine!_». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute
-là-haut, a son maître... Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de
-faire le malin... On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de
-repoussantes gotons; et Christine était belle et bonne... «_Dies iræ,
-dies illa!_»
-
-La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François,
-dit Bras-de-Fer, s'ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des
-dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que
-les gars apportèrent et soulevèrent pour l'enchâsser provisoirement
-dans le tombeau de «l'empouse»...
-
-On eût dit qu'ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs,
-où reposait une vierge endormie...
-
-Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par
-l'angoisse et la douleur...
-
-Ah! oui! qu'elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth!...
-Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la
-fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les
-tourments et rend à l'enveloppe terrestre sa pureté d'aurore, belle
-comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux
-humides encore de la flore des eaux... et comme elle, échappée enfin
-à l'outrage d'un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec
-toutes ses espérances et ses naïfs désirs!... évadée d'un cercle
-d'horreurs qu'elle n'avait pu comprendre et où sa raison avait
-succombé avant qu'elle exhalât son dernier soupir!...
-
-«Dors! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler,
-je te le jure!» murmura dans un sanglot et en s'affaissant sur ses
-genoux défaillants Christine à demi pâmée.
-
-À ce gémissement répond un cri de désespoir, et
-Georges-Marie-Vincent s'effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu'il a
-peut-être ouvert!...
-
-La cérémonie s'achève, les dernières prières sont dites, la pierre
-est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour...
-
-On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s'il avait été
-soudain frappé de paralysie... Il ne recouvre un peu l'usage de ses
-membres qu'à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et
-Jacques qui sortent les derniers de la crypte... Il fait quelques pas
-vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la
-glace...
-
---Ah! merci! merci d'être venue, vous qui étiez son amie!...
-
-Elle présente Jacques, son fiancé... Il ne leur quitte plus les
-mains... Ce sont eux qui doivent l'accompagner jusqu'au château...
-
---Ne me quittez pas!... ne me quittez pas! Je suis si malheureux... si
-vous saviez!... si vous saviez!... Mais vous savez tout, vous,
-Christine!... Je n'ai rien à vous apprendre!... Vous seule ici pouvez
-comprendre toute l'étendue de ma misère!... Ah! je suis le plus
-misérable des hommes!...
-
-Et pendant que la foule s'écoule, émue, silencieuse, vide la baille,
-regagne la campagne, les villages, il les retient dans l'ombre de ce
-château de la mort, aux volets clos...
-
---Je vais partir! fait-il d'une voix brisée. Je vais partir loin, très
-loin!... Où?... je n'en sais rien encore!... mais je ne puis rester un
-instant de plus ici!... Trop de souvenirs!... trop de souvenirs!... trop
-de douleurs!...
-
-Une porte est poussée... une portière se soulève... Une ombre que
-Christine reconnaît... C'est Saïb Khan lui-même, le médecin indien.
-Il ne prononce pas une parole...
-
-À sa vue, Georges-Marie-Vincent s'est soulevé.
-
---Adieu! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour
-toujours!... Ah! _comme je l'aimais!_
-
-Il est parti!... Le bruit de l'auto qui l'emporte... Il est parti!...
-
-Tous deux sont restés là, encore sous le coup de _cet extraordinaire
-désespoir_... Ce «_ah! comme je l'aimais!_» leur restera longtemps
-dans l'oreille...
-
---Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme! prononça Jacques,
-après quelques instants d'un affreux silence.
-
---Comment peux-tu dire?... Comment peux-tu dire?... Ugolin aussi aimait
-ses enfants!...
-
---Justement, dit Jacques... qui, pour rien au monde, n'eût voulu la
-contrarier dans un moment pareil... Et maintenant, ma petite Christine,
-fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays... nous n'avons
-plus rien à y faire!... et nous allons essayer de l'oublier!...
-
---Va-t'en donc! lui répliqua-t-elle d'un air sombre... Moi, je reste!
-
---Tu restes ici?... mais pourquoi?...
-
-Elle s'était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes,
-considérait quelque chose, ou quelqu'un, avec une attention farouche.
-
---Vois! dit-elle.
-
-Il pencha la tête..
-
---Je t'en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses!
-
---Sangor et Sing-Sing.
-
---Oui, Sangor et Sing-Sing!... Ils ne sont pas partis, eux!... et tu
-veux que je m'en aille!... ajouta-t-elle frémissante...
-
---Christine! explique-toi... je ne te comprends pas!...
-
-Elle haussa les épaules.
-
-Et, dès lors, elle agit comme s'il n'était pas là!...
-
-Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle... Il la suivait,
-renonçant à l'interroger... Ils traversèrent ainsi une partie du
-rez-de-chaussée... Le château paraissait désert, abandonné... Toute
-la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille,
-comme il est de coutume après ce genre de cérémonie...
-
-Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet
-des siècles, meublés de bahuts d'un prix inestimable, de coffrets
-sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de
-François Ier, d'immenses cheminées Renaissance, merveilles à peine
-éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et
-ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que
-Jacques ne pouvait s'expliquer, l'escalier aux larges dalles de marbre
-usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n'avait
-peut-être pas été réparée depuis l'_autre_ Coulteray...
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome...
-
-Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr
-instinct vers une grande porte à double battant qu'elle ouvrit.
-
-L'odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite...
-
-C'était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le
-grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs... Aux
-quatre coins de l'estrade, les cierges à peine éteints exhalaient
-encore leur funèbre parfum...
-
-Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit d'un geste large, repoussa les
-persiennes et le jour entra à flots.
-
-Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de
-haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie.
-
-Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s'intéresser
-méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits
-des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l'un à l'autre après
-un examen d'une minutie exaspérante... Tantôt elle se baissait,
-tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait
-sur un tabouret...
-
-Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté.
-Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement
-sans l'entendre, car, comme il s'était risqué à lui poser une
-question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait
-incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et,
-soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette
-chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente.
-
-Celle-ci était une pièce Louis XV... En face du lit, un portrait en
-pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la
-pénombre... car, là aussi, les volets étaient tirés... Jacques
-était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre
-du _marquis actuel._
-
-Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri.
-
-Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la
-chambre de la marquise, _un rayon de soleil allongeait sa baguette d'or
-qui semblait avoir troué le mur_... c'était la lumière de la chambre
-voisine qui arrivait là par ce trou... que l'on eût difficilement
-trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de
-l'autre côté, parmi les personnages de la tapisserie...
-
-Christine courut y coller son visage... et quand elle eut fini de
-regarder.
-
---Vois à ton tour! dit-elle à Jacques... Vois le trou par lequel le
-monstre lançait sa flèche empoisonnée!...
-
-Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le «trocard» fut
-convaincu... mais ne l'avait-il pas été à moitié déjà?... et que
-pouvaient-ils faire maintenant qu'_elle_ était morte?
-
-Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit
-tout de même:
-
-Ô Bessie!... prononça-t-elle d'une voix profonde, j'ai été une
-mauvaise gardienne de ta vie, _mais je veillerai sur ta mort!_...
-
-
-
-
-XXIV
-
-DROUINE, GARDIEN DES MORTS
-
-
-Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour
-l'éternité, laissa Jacques assez perplexe... Christine l'inquiétait
-de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place.
-Où le conduisait-elle maintenant? Droit chez le sacristain qui habitait
-un petit carré de pierres troué d'une porte et de deux fenêtres
-Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à
-demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C'était une loge,
-d'où il pouvait surveiller l'entrée du château, et c'était presque
-un tombeau d'où il pouvait surveiller les morts.
-
-Drouine était Solognot. Il n'était ni vif ni impressionnable comme le
-Tourangeau, et l'on eût pu croire, à le voir si avare de ses
-mouvements, qu'il manquait d'activité. Il n'en était rien. Il
-travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était
-désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au
-fond, l'occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il
-passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur
-une bande de terrain qu'on lui avait abandonnée et où il faisait
-pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui
-dévalait hors le rempart, vers «la prée», et dont le marquis,
-propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites
-archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle.
-
-Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce
-merveilleux pays pour aller s'enfouir en Sologne, dans la sauvagerie,
-où il était né.
-
-Si ce n'était déjà fait, c'est que la veuve Gérard, à laquelle il
-faisait une cour muette depuis dix ans, et à qui il ne s'était ouvert
-de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la
-Touraine...
-
-Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite
-propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours
-pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait
-trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce
-qu'il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient.
-Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait.
-
-Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé,
-tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et
-se leva.
-
-Avec ses cheveux de crin, sa peau d'ivoire, ses membres trapus, ses
-épaules courbées par l'incessant labeur, il eût pu passer pour une
-brute s'il n'y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants
-de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard
-d'un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis.
-
-Cependant, il n'était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises
-et leur demanda tout de suite s'ils avaient vu Sangor et si celui-ci
-avait fait la commission de M. le marquis.
-
---Nous l'avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l'avons pas encore
-rencontré. De quelle commission s'agit-il donc?
-
---M. le marquis est parti bien précipitamment! répliqua Drouine en
-hochant la tête, et il n'a pas eu le temps de vous dire que vous
-pouviez rester au château tant qu'il vous plairait, y coucher et vous y
-faire servir comme s'il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre
-disposition.
-
---Notre intention était de repartir aujourd'hui même! interrompit
-Jacques.
-
---Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva Christine.
-
---Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le
-prosecteur, descendons à l'auberge, ce sera plus gai que de nous
-installer dans ce château désert!
-
---Je ne suis pas venue ici pour être gaie! fit la jeune fille avec
-tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner
-sa réplique un peu vive... je suis venue pour y pleurer une amie.
-
---Mme la marquise vous aimait bien! soupira Drouine.
-
---Parlez-nous d'elle, demanda Christine à voix basse... il faut tout
-nous dire: nous sommes préparés à tout entendre... Elle me parlait de
-vous dans toutes ses lettres... Elle avait la plus grande confiance en
-vous... Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne
-pas y croire... ce misérable a trompé tout le monde!...
-
---Je n'en sais rien! déclara Drouine.
-
-Christine le regarda, stupéfaite...
-
-Tranquillement, Drouine reprit la parole:
-
---Moi, mademoiselle, vous savez, je n'ai jamais donné dans les
-«giries» de ce pays-ci... Je suis Solognot: là-bas, on a la tête
-dure... ma mère était servante chez le curé... je servais la messe à
-sept ans; je ne crois qu'au catéchisme.. L'histoire de «l'empouse»,
-c'est des contes de fées... Tenez! il y a ici une femme qui n'est pas
-méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée
-tantôt par le marquis; c'est la veuve Gérard! Eh bien! dans le temps,
-la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à Mme la
-marquise, qui, entre nous, n'avait point la tête bien solide... Aussi,
-moi, je ne l'ai jamais contrariée dans ce qu'elle disait. J'étais le
-seul à bien vouloir l'écouter quand elle me geignait en cachette, dans
-la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais: «Oui, madame la
-marquise!... oui, madame la marquise!» mais je la plaignais!... Un
-vampire?... Vous avez jamais vu un vampire, vous?... Moi, je suis
-gardien du cimetière depuis quinze ans... eh ben, vampire ou non, je
-n'ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu'on les y avait
-mis! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier!...
-
---Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens! prononça Jacques...
-
-Christine se retourna vers lui dans un mouvement d'hostilité aiguë:
-
---Il n'empêche que nous avons eu la preuve de l'infamie du marquis, la
-preuve de son crime! lui jeta-t-elle... Tout est là, et tu le sais
-bien, Jacques!... Ton attitude me peine au delà de ce que je pourrais
-dire.
-
---Quelle preuve? demanda Drouine.
-
---Eh bien! le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous en a
-pas parlé!
-
---Si! si!... Elle m'en a parlé et je l'ai vu!... Eh bien! il ne date
-pas d'hier, le trou!...
-
---_Georges-Marie-Vincent, s'il faut en croire la légende, ne date pas
-d'hier, non plus!_ laissa tomber Christine.
-
---Ah ça! mais, est-ce que tu deviens folle, toi aussi? s'écria
-Jacques...
-
---Et le pistolet que vous nous avez envoyé? savez-vous ce que c'est?
-reprit Christine haletante... Monsieur pourrait vous l'expliquer!
-
---Christine! Christine!... supplia Jacques... tais-toi, je t'en
-supplie... tais-toi!... d'abord, nous ne sommes sûrs de rien!... Et
-puis en ce moment tu oublies, tu oublies... (il lui avait pris les mains
-et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). _Tu
-oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des
-morts!_
-
-Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes...
-
-Soit parce que les devoirs de sa fonction l'appelaient dehors, soit par
-discrétion, Drouine sortit dans l'instant, sans prononcer une parole.
-Jacques essaya aussitôt de calmer Christine qui se montrait de plus en
-plus nerveuse.
-
---Ma chérie, lui dit-il, je t'accorde tout ce que tu voudras! Le
-marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu'on pouvait
-encore espérer la sauver, tu sais que j'ai été le premier à vouloir
-que tu agisses! mais maintenant, je t'en supplie, détournons-nous de
-tout ce qui n'est pas _ce que tu sais bien!_... Oublie le drame de
-Coulteray, comme il nous faut oublier celui de Corbillères!... Il fut
-un temps où tu n'aurais pas eu besoin de tant de discours!... _Encore
-une fois, ne songeons plus qu'à Gabriel!_
-
-Elle sécha soudain ses larmes...
-
---Tu le veux?... Eh bien! que ta volonté soit faite!... dit-elle d'une
-voix sourde... _et ce sera peut-être épouvantable!_...
-
---Que veux-tu dire?
-
---Ah! çà! mon cher, tu m'en demandes trop!...
-
---Es-tu enfin décidée à partir?...
-
---Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris.
-
---Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris... En ce
-moment, Gabriel peut attendre.
-
---Eh bien! nous attendrons ici.
-
-Il ne put retenir un geste d'impatience; assurément, elle se moquait de
-lui, mais il n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un
-bruit singulier leur venait du dehors... comme d'une course, d'une
-poursuite, accompagnée de petits cris perçants d'oiseau traqué par le
-chasseur... Ils sortirent sur le seuil... De là, ils apercevaient une
-partie du cimetière qui entourait la chapelle... Drouine, comme un fou,
-courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s'enfuyait en criant,
-en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle.
-
-Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un
-petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas,
-dans un bond suivi d'une curieuse pirouette: «Sing-Sing!» prononça
-Christine.
-
---Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s'essuyant le front... Il ne me
-laisse pas un instant de repos!... je l'ai surpris écoutant derrière
-la porte... c'est Sangor qui me l'envoie!... J'aurais voulu lui
-administrer une bonne raclée pour la bile qu'il m'a fait faire depuis
-qu'ils sont arrivés ici... C'est toute cette clique qui rendait Mme la
-marquise si malade!...
-
---À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit
-entendre Christine en jetant sur l'homme un singulier regard.
-
---Je m'en doute bien! répondit Drouine... suivez-moi... nous serons
-mieux pour causer dans la sacristie...
-
-Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle
-ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort
-occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille
-armoire du quinzième siècle qui tenait tout le fond de la pièce.
-
---Drouine, la marquise avait de beaux bijoux... dont elle a disposé
-avant sa mort, je le sais!
-
---Les voici! fit Drouine, sans marquer le moindre embarras.
-
-Et il sortit de l'armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à
-clef, qu'il ouvrit et d'où il tira de merveilleuses broches à
-plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du seizième
-siècle qui eussent suffi à la gloire d'une collection. C'était peu de
-chose cependant à côté d'un diadème composé de lames d'or
-travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé
-par deux diamants gros comme de petites noisettes.
-
---Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute
-propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent...
-C'était son droit d'en faire don à qui elle voulait... Vous pouvez
-donc me répondre sans embarras, Drouine... _De même que la marquise a
-donné son collier de perles à Sangor_, elle a pu vous donner à vous
-ces merveilleux bijoux.
-
---Elle me les a donnés et voici un papier qui l'atteste! répondit le
-sacristain en sortant un document du coffret.
-
-Christine lut: «Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à
-Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de
-veiller sur le repos de mon âme!»
-
---C'est bien cela!... fit la jeune fille en repliant le papier et en le
-rendant à Drouine... et maintenant, Drouine, vous allez nous dire
-comment la marquise entendait que l'on veillât sur le repos de son
-âme?
-
-Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans
-l'armoire, ferma celle-ci et dit:
-
---Ça, c'est mon affaire!
-
---C'est aussi la mienne!... Drouine!... et je ne suis venue ici que pour
-cela!... Je connaissais la volonté de la marquise... je savais les
-arrangements qu'elle avait déjà pris avec Sangor... Et elle m'a
-écrit, quelques jours avant sa mort, qu'elle s'était arrangée non
-seulement avec Sangor, mais encore avec vous!... Parlez, Drouine!... Il
-le faut!...
-
---Que voulez-vous que je vous dise?...
-
---Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies?...
-
---La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci,
-mademoiselle: que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait
-morte!...
-
---_Et qu'il lui aurait coupé la tête!_... s'exclama Christine.
-
---Quant aux broches, elles sont bien pour moi! continua l'autre sans
-broncher.
-
---Gardez le tout, Drouine! mais qu'on ne touche pas à la dépouille de
-ma pauvre amie!... Elle a été assez torturée pendant sa vie pour
-qu'elle goûte le repos sacré des trépassés!...
-
---Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à
-Sangor pour qu'il s'en aille tout de suite, qu'on ne le revoie plus! Je
-le connais assez!... il n'en demandera pas davantage!... Et ma pauvre
-maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête
-chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine!...
-
---Vous êtes un brave homme, mon ami!
-
---Oui, mademoiselle!... Mais vous m'avez bien fait peur!... j'ai cru un
-moment que vous étiez venue, vous aussi, _pour tuer la nouvelle_
-«_empouse_»...
-
---Allons prier pour elle, Drouine!...
-
-
-
-
-XXV
-
-MINUIT...
-
-
-Christine voulut passer la nuit au château. On mit â la disposition
-des deux jeunes gens le premier étage de l'aile du nord, c'est-à-dire
-deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois
-l'appartement particulier de Catherine de Médicis et que
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant
-particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour)
-pour le réserver aux invités de marque.
-
-Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui
-avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore
-déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l'œil un
-aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier
-tiers du XIXe siècle, «confortable», mais il est permis d'affirmer
-que, pour les visiteurs de nos jours, il n'est rien de plus triste que
-ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en
-poussière... que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de
-donjon... tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que
-des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval.
-
---Ah! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d'une
-chambre d'auberge!
-
-L'idée qu'on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de
-fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine
-finit par avoir pitié.
-
---Allons donc prendre notre repas à l'auberge, dit-elle à Jacques,
-puisque cela te fait un si grand plaisir!
-
-Et elle ajouta:
-
---Sois persuadé que cela ne m'amuse pas plus que toi de rester ici...
-Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais
-pourquoi!... Avec ces Hindous, il faut s'attendre à tout, dès que la
-superstition est en jeu!...
-
---J'ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise! émit Jacques
-en se permettant de sourire.
-
---Que la marquise nous pardonne!...
-
-En descendant, ils eurent l'heureuse surprise de trouver dans la cour
-Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur
-petit bagage.
-
-Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au
-volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un
-piaulement d'adieu et démarra.
-
-Ils disparurent.
-
-Drouine survint.
-
---C'est fait! dit-il... Oh! il n'y a pas eu la moindre difficulté... Il
-avait apporté un sabre. Il m'en a fait cadeau. Je lui ai donné tous
-les bijoux. Bon voyage!
-
-Christine poussa un profond soupir... Et elle répéta:
-
---Que la marquise nous pardonne!
-
-Ils étaient en face du garage... Elle avisa soudain la dernière
-voiture qui s'y trouvait. Elle l'avait vue quelquefois à Paris à
-l'hôtel du quai de Béthune... cette auto servait assez souvent à la
-marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les
-environs... Elle s'en approcha et la considéra de près. C'était une
-forte limousine, d'une carrosserie solide et copieusement capitonnée à
-l'intérieur... Christine examina les portières, les glaces... Jacques
-comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du
-chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire
-jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut
-transformée en une cage hermétiquement close...
-
-Drouine les regardait faire.
-
---C'est dans cette voiture qu'elle est arrivée? demanda Jacques.
-
---Oui! répondit Drouine... pauvre femme!...
-
---Quelle martyre! soupira encore Christine, les larmes aux yeux.
-
---Le Bon Dieu en a eu pitié! reprit Drouine en hochant la tête...
-_maintenant elle est bien tranquille!_
-
-Quand Jacques et Christine arrivèrent à l'auberge de la
-Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l'allégresse générale qui y
-régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n'y a rien qui donne
-appétit... et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de
-l'esprit, les vivants se comparent au mort qu'ils viennent de conduire
-à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir
-goûter encore aux joies de la vie et s'empressent d'autant plus d'en
-jouir que l'exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois
-jusqu'aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours...
-
-Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n'avait pas cessé. On
-s'était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on
-se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir
-avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur
-les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des
-plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui
-l'avait fait fuir!... Ça lui apprendrait à raconter des histoires
-«d'empouse»!...
-
-On avait voulu la faire boire:
-
---Trinquons à l'empouse, mère Gérard! si vous ne voulez pas qu'elle
-vienne vous tirer par les pieds!
-
-Elle ne répondait rien, le front têtu, l'œil mauvais, les dents
-serrées...
-
---Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir le
-mauvais œil!...
-
-On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille...
-Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays...
-
---Ils en ont comme cela jusqu'à demain matin, dit Jacques quand
-Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as
-eu raison d'accepter l'hospitalité du marquis... Ici nous n'eussions
-pas fermé l'œil!
-
-Ils rentrèrent au château, s'embrassèrent, se souhaitèrent une bonne
-nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite.
-
-Christine ne se coucha pas... Elle se laissa tomber, pensive, dans un
-fauteuil.
-
-Sa fenêtre était restée ouverte... Un paysage lunaire s'étendait
-devant elle, d'une grande étendue et d'une grande beauté... D'abord,
-c'étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la
-terra déserte, silencieuse, qu'aucun bruit ne venait troubler... puis
-le long trou noir des douves qui séparaient la cour d'honneur de la
-baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l'extrémité du
-plateau, au delà d'un petit mur bas, le cimetière avec ses croix
-penchées ou droites... ses dalles moussues et quelques-unes, luisant
-sous la lune, comme des glaces... Derrière, la silhouette élancée de
-la fine chapelle du XVIe siècle, au fond de laquelle dormait pour
-toujours, _tranquillement_, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth...
-
-Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver? et à rêver à
-quoi?
-
-Soudain elle tressaillit... Là-bas, dans la vallée, la vieille église
-romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit...
-
-Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença
-de se dévêtir.
-
-Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau... mais elle poussa
-une sourde exclamation et s'accrocha au mur pour ne point tomber.
-
-Elle avait vu... très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des
-cimetières... une forme blanche, toute blanche qui glissait... se
-déplaçait avec la légèreté d'un fantôme...
-
-Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un
-cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut
-dans la direction de la demeure de Drouine.
-
-Christine eût voulu crier; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait
-à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens
-et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et
-cette fenêtre... Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se
-dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la
-douleur qu'elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire
-pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement,
-lugubrement, dans un râle de femme qui se noie.
-
-Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui
-l'eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s'était
-déroulée et l'enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire
-qu'elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar
-auquel elle était encore en proie. Et il n'en douta point, quand il
-l'entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son
-bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire:
-
---Elle! Elle! je l'ai vue!... Elle se promenait dans le cimetière!...
-Mon Dieu! que va-t-elle faire? que va-t-elle faire?
-
-Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le
-lit.
-
-Il essaya de la calmer par de bonnes paroles.
-
---Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie!... Sors de ce mauvais
-rêve!
-
-Mais, âprement, elle lui répliquait:
-
---Je ne dors pas!... je ne rêve pas!... Je te dis que je l'ai vue...
-comme je te vois!... Elle a glissé le long du mur de la chapelle...
-Elle allait chez Drouine, c'est sûr!
-
-Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu'ils essayaient de se
-convaincre l'un et l'autre.
-
---C'était à prévoir... ça devait finir comme ça! gronda Jacques...
-du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l'es
-maintenant!... Cette crise est aussi logique que le développement d'un
-panaris.
-
-Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés,
-retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre,
-l'ouvrir pour savoir ce que c'était... Mais elle lui avait jeté ses
-bras autour du cou et le retenait avec une force invincible:
-
---Non! non! n'y va pas!... n'y va pas!... C'est elle! je suis sûre que
-c'est elle!...
-
-Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur
-semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une
-fenêtre avait été ouverte... et d'autres portes claquaient... et des
-pas... une course... une espèce de bondissement dans l'escalier...
-Jacques s'était redressé... Elle l'étouffait contre elle!
-
---N'y va pas!... n'y va pas!...
-
---Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef!
-
-Elle l'abandonna un instant avec un sourire d'agonisante. Il courut à
-la porte et l'ouvrit.
-
-Ils se trouvèrent en face d'une figure de revenant qui agitait son
-ombre immense sous la projection de la lampe... C'était Drouine...
-
-Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y
-prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise...
-
-Alors il aperçut Christine qui avait l'air aussi égarée que lui.
-
---Vous l'avez vue?... Vous l'avez vue?... demanda-t-il.
-
-Christine hocha la tête... Elle l'avait vue... oui! oui!... Et lui! lui
-aussi, n'est-ce pas?
-
-Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son
-âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure:
-
---Je dormais... je venais de m'endormir... à peine... j'ai entendu sa
-voix qui m'appelait... Je n'ai pas eu peur d'abord... une voix si
-douce!... si douce!... que j'ai cru que je rêvais... Mais une petite
-pierre vint frapper contre ma vitre... alors je me rendis compte que je
-ne rêvais pas... Et je commençai à trembler... j'allai à la
-fenêtre... et comme je ne voyais rien... que _le cimetière me
-paraissait bien tranquille_... j'ai ouvert la fenêtre... Alors j'ai
-entendu la voix qui reprenait avec plus de force: «Drouine!
-Drouine!»... Alors je l'ai aperçue debout contre le mur du rempart.
-«Tu ne me reconnais donc pas? dit-elle... c'est moi, ta maîtresse, la
-marquise de Coulteray, la femme de l'empouse... _Qu'as-tu fait de moi,
-Drouine?_»
-
-»Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah! c'était
-elle!... c'était bien elle!... c'était bien sa voix, ses manières si
-douces et si tristes, tout!... Elle reprit: «Qu'as-tu fait de moi,
-Drouine... qu'as-tu fait de moi?... Pourquoi ne m'as-tu pas livrée à
-Sangor?... _Ma gorge l'attendait!_ Et maintenant, ma gorge a soif!»
-
-»Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu'elle l'a dit! Elle parlait
-très distinctement... On entendait sa petite voix claire comme
-une clochette d'argent dans la nuit... Sa voix n'était pas méchante,
-mais ce qu'elle disait était terrible: «Tu as fait de moi l'épouse de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l'éternité!»
-
-»Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long
-de «la prée»... Elle s'est retournée un instant pour me faire un
-signe d'adieu et elle est entrée sous le bois... Qu'Orfon ait mon âme,
-si j'ai menti!...»
-
-Drouine s'était mis à genoux et se signait et se donnait de grands
-coups sourds dans la poitrine comme pour son _mea culpa_, comme si tout
-ce qui arrivait là était bien de sa faute.
-
-Il répéta dans un sanglot:
-
---C'est épouvantable!... C'est moi qui l'ai livrée au démon!... Que
-Jésus ait pitié de nous!
-
-Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la
-fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa
-solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de
-l'astre des nuits... le paysage sans fantômes.
-
---Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire d'empouse!
-leur dit-il... Voici ce que tu vas faire, Drouine!... Tu vas venir avec
-moi... Nous descendrons dans la crypte...
-
---Non! non! j'en reviens! j'en reviens!
-
---Comment! tu en reviens?
-
---Oui!... Quand elle a été partie... je me suis trouvé mieux... je ne
-la voyais plus... l'air froid du dehors sur mon front... enfin je me
-suis dit que j'avais peut-être rêvé... et puis je me suis dit aussi
-que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais,
-même pour une «empouse»... Enfin ça a été plus fort que ma peur...
-j'ai voulu savoir... j'ai passé un pantalon, j'ai pris les clefs de la
-chapelle et je suis descendu... Alors je me suis rendu compte tout de
-suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de
-Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j'avais oublié de refermer la
-petite porte qui s'ouvre dans le pied de la tour... C'est par là que je
-vous ai fait descendre, vous savez!... _Eh bien, c'est par là qu'elle
-était sortie f... Oh! il n'y avait pas à s'y tromper!... La pierre
-était déplacée... le tombeau ouvert et le cercueil aussi... et il n'y
-avait plus rien dedans!_...
-
---Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux!
-
-Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille...
-
-Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d'honneur,
-puis, d'un pas tranquille, toute la largeur de la baille... Évidemment,
-il essayait de se dominer... d'arriver là-bas avec tout son
-sang-froid... Ce n'était pas lui qui se laisserait entraîner par la
-folie ambiante...
-
-Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en
-même temps... La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui
-serrait à le faire crier... Jacques venait de pénétrer dans le
-cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue
-à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le
-cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth...
-
-Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la
-porte basse qui menait à la crypte.
-
-Jacques, qui s'était arrêté un instant, prit le même chemin et
-pénétra, derrière elle, dans le monument...
-
-Accrochés l'un à l'autre, le front à la vitre, ni Christine ni
-Drouine ne prononcèrent une parole... Toute leur vie, c'est-à-dire
-tout ce qui leur restait de force vitale, s'était réfugiée dans leur
-regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou
-noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la
-terre des morts...
-
-De longues, longues minutes s'écoulèrent ainsi... Enfin ils virent
-réapparaître Jacques... Christine laissa échapper un long soupir.
-
-Elle était couverte d'une sueur glacée et ses dents
-s'entrechoquaient.
-
-Drouine, lui, ne remuait pas plus qu'une pierre.
-
-Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas
-tranquille. Il franchit la cour d'honneur, leva la tête vers la
-fenêtre et leur fit un signe amical.
-
-Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s'il
-revenait, lui aussi, de l'autre monde.
-
---Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé!...
-La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même
-vision!... Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine,
-rien n'a bougé!... La pierre est toujours à sa place... on n'a pas
-touché au tombeau.
-
---Tu mens! s'écria Christine... Tu l'as vue aussi bien que nous!... Tu
-t'es même arrêté en la voyant!... et tu es descendu derrière elle
-dans la crypte!...
-
---C'est vrai! fit Drouine d'une voix rude. C'est la vérité du Bon
-Dieu, sur ma part de paradis!...
-
-Et il se signa de nouveau.
-
---Alors, vous me prenez pour un imposteur... Drouine, vous, vous êtes
-un homme! Eh bien! accompagnez-moi! revenez avec moi dans la crypte! et
-vous reconnaîtrez votre erreur!...
-
---Non! je reste ici! déclara-t-il de son air le plus sombre... demain,
-il fera jour!...
-
-Il s'installa dans le couloir, roulé dans une couverture... Christine
-ne voulut point que Jacques ta quittât et elle finit par s'endormir
-dans un fauteuil aux approches de l'aube... Jacques lui-même
-commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue
-du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de
-villageois se montrait autour de la chapelle... d'autres accouraient
-dans la baille en appelant Drouine... et l'on voyait, à chaque instant,
-des paysans qui traversaient la «prée», se dirigeant vers le château
-avec de grands gestes...
-
-Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire
-de préciser ici les événements qui s'étaient déroulés pendant la
-nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient
-des minutes d'angoisse que nous avons rapportées, dans le château...
-
-La petite fête s'était prolongée à l'auberge de la Grotte aux Fées.
-Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos
-d'une mort ou d'un mariage, des «enragés» qui ne se décident jamais
-à quitter la table. D'autant que les cartes finissent toujours par
-fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas
-mieux que s'aller coucher... À minuit, ils étaient encore quatre à se
-disputer leurs sous en vidant les pots. C'étaient Birouste, le
-forgeron; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l'essence au coin
-du pont, au carrefour des trois routes, l'esprit fort de Coulteray;
-l'épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et
-des environs. Avec Achard, l'aubergiste, un type qui avait fait danser
-trois générations, qui n'avait jamais voulu être quoi que ce fût
-dans la municipalité, histoire de rester l'ami de tout le monde, mais
-qui n'en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui
-dirait la clef de voûte du pays; il y avait là cinq fortes têtes
-auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit
-vulgairement, des vessies pour des lanternes.
-
-Or, environ un quart d'heure après minuit, ces cinq hommes entendirent
-un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à
-l'auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche,
-traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un
-étage située à l'orée du bourg, un peu avant le pont, presque en
-face Verdeil.
-
-Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent
-et se levèrent, d'un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait...
-
-Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue,
-la bouche grande ouverte du cri qu'elle venait de pousser et regardant
-comme une illuminée devant elle, dans la campagne... Instinctivement,
-ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme
-blanche qui descendait «la prée» enveloppée d'un long voile...
-
-La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante
-que l'on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la
-tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules.
-
-Ils n'hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c'était
-_elle_, elle la nouvelle «empouse» qui venait de s'échapper du
-tombeau et marchait sur Coulteray.
-
-Ils n'étaient pas six à avoir la berlue!... Ils entraînèrent la
-veuve Gérard et s'engouffrèrent dans l'auberge... On ferma portes et
-fenêtres, on avertit les servantes... on se barricada... Tout le monde
-se réunit dans la même salle... La veuve Gérard se mit à réciter
-l'_Ave Maria._ Les servantes lui donnaient la réplique... Les hommes ne
-disaient rien... Ils étaient très pâles... Ils avaient honte de leur
-peur...
-
---Tout de même, prononça Achard l'aubergiste, nous sommes idiots! ça
-n'est pas possible!
-
-Mais les autres protestèrent. Ils l'avaient bien vue! Elle sortait du
-«meur» (le mur) du château!...
-
---Sûr! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d'un alquemiste
-(alchimiste, jeteur de mauvais sort)... Eh bien! je ne l'aurais jamais
-cru!... Des choses pareilles «annui» (aujourd'hui).
-
---Qu'est-ce qu'elle vient faire par ici, c'te «drôlière»?
-
-Achard ne tenait plus en place... Très agacé, il fit taire les femmes,
-qui recommençaient indéfiniment leur _Ave Maria._
-
---Non!... ça n'est pas possible! Ce qu'on va nous «fabuler» demain
-(se moquer de nous)... Et il sortit de la salle.
-
-On lui cria de se tenir tranquille... mais c'était plus fort que lui...
-Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se
-levèrent sans entrain...
-
-Les femmes ne bougèrent pas... mais elles entendirent:
-
---La r'v'là... c'est elle!... Elle remonte!... Elle rentre au
-château!... Tenez!... la v'là près du «meur»!... Elle retourne au
-cimetière... Eh bien! qu'elle y rentre et qu'elle n'en sorte plus!...
-_Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit!... Ça a peur
-du jour!... Eh bien, alors, et le marquis?_
-
-Les femmes reprirent: _Ave Maria!_... _Ave Maria!_... avec une sorte de
-fureur sacrée... Mais les hommes les firent encore taire dès qu'ils
-rentrèrent dans la salle: ils étaient déjà familiarisés avec
-l'idée de l'empouse... Ils l'avaient vue rentrer chez elle... Ils
-étaient plus rassurés... Ils avaient toute une journée devant eux
-pour décider de ce qu'il y avait à faire...
-
-Ce qui les tracassait par-dessus tout, c'était la pensée qu'on ne les
-croirait pas... qu'on les «fabulerait».
-
-Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se
-montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout!
-
-Les gens de l'auberge n'avaient pas été les seuls à apercevoir
-l'«empouse»... Il y en avait même qui l'avaient entendue... Par
-exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du
-pont... Elles avaient été réveillées par des appels: «Adolphine!
-Adolphine!...» (c'était le petit nom de la veuve Gérard). Elles
-s'étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu'elles
-l'avaient vue le matin même, dans son cercueil...
-
-Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête
-levée vers la chambre d'Adolphine, qui ne pouvait lui répondre
-puisqu'elle était à l'auberge; c'était là un renseignement que les
-deux voisines juraient absolument exact. Quant à l'«empouse», elle
-était repartie en poussant un gros soupir.
-
-Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière... On
-comprendra facilement qu'il n'en fallait pas tant pour mettre le pays
-«sens dessus dessous»...
-
-Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules
-s'inclinèrent, sauf trois: le maire, le médecin et le curé.
-
-Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi
-extraordinaire... Ce n'était pas la première fois que l'on se trouvait
-en face d'une «hallucination collective». Elle s'expliquait par la
-légende solidement établie dans ce pays de l'«empouse». Les gars de
-l'auberge devaient être à moitié ivres... Jacques Cotentin,
-consulté, fut naturellement de l'avis de ces messieurs... Lui, il
-n'avait rien vu!... rien qu'une tombe à laquelle on n'avait pas
-touché!...
-
-Cependant, on était en face d'une population soulevée par la
-superstition et qu'il fallait calmer.
-
-Voici ce qui se disait: «Si le tombeau n'avait pas été provisoire, si
-la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le
-cercueil de plomb avait été bien rivé (car c'était un cercueil à
-rivets pour qu'on pût facilement l'ouvrir lors de la cérémonie
-définitive), l'empouse n'aurait pas pu s'échapper, venir se promener
-la nuit dans Coulteray... Eh bien! on allait donner satisfaction au
-populaire... On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille
-mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et
-tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait.
-
-»Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles
-d'exorcisme.
-
-Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine
-revit encore une fois son amie et, en vérité, qu'une morte si bien
-morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant
-fait parler d'elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées!
-Elle ne savait plus ce qu'elle avait vu!... ni si elle avait vu!...
-quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas
-lui parler d'hallucination, ni particulière, ni collective... Il avait
-vu la morte sous ses fenêtres! Il avait vu le tombeau vide!... Jacques
-dut le faire taire...
-
-Christine, dont l'état de faiblesse était extrême, eût voulu partir
-le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de
-Coulteray et où la légende de l'«empouse» reprit une force qui
-rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs
-affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune
-d'Achard, l'aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de
-Drouine, qui ne manquait pas de raconter l'histoire de l'«empouse»
-comme si elle lui était arrivée, à lui...
-
-Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant
-au château, après la cérémonie de l'exorcisme, d'une étrange
-torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse.
-Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin
-pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux
-volets de fer qu'elle n'avait pas vu partir.
-
-Ce matin-là, la voiture n'avait rien de mystérieux, elle était
-ouverte; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa
-pas d'étonner Christine.
-
---D'où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine?
-
---J'ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de
-suite!... Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu'ils
-doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit
-même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a
-décidé de finir ses jours... j'ai pris cette voiture parce qu'il n'y
-en avait plus d'autres au château... Les malheureux seraient devenus
-fous, je crois, s'ils étaient restés une heure de plus dans ce
-pays!...
-
---Ma foi, je comprends ça maintenant! fit Christine... Allons-nous-en,
-nous aussi, et tout de suite!...
-
-Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler... On ne
-savait si elle dormait ou si elle réfléchissait... Un moment, elle
-rouvrit les yeux et dit à Jacques:
-
---C'est tout de même extraordinaire que tu m'aies laissée comme cela,
-sans me prévenir, dans ce château... car enfin, pendant que tu
-conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j'étais
-restée toute seule...
-
---Non! répondit Jacques, tu n'étais pas toute seule... Le docteur
-Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château...
-
-Le soir même, ils étaient à Tours... Ils y recevaient une dépêche
-du vieux Norbert: «Rentrez de suite... Gabriel me donne des
-inquiétudes!»
-
-
-
-
-XXVI
-
-L'ÉCHAFAUD
-
-
-Le procès de Bénédict Masson eut lieu au commencement de novembre, à
-Melun. Il fut tel que l'avait fait prévoir l'enquête. Et même le
-cynisme de l'accusé semblait avoir augmenté si possible. Ses réponses
-étaient un mélange de Jean Hiroux et d'Émile Henry, de stupidité
-voulue et d'audacieuse menace, dans une langue qui tantôt était celle
-d'un charretier pour s'élever brusquement à l'âpreté souveraine et
-redoutable d'un prophète biblique, tantôt fleurie comme une page de
-Bernardin de Saint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase
-d'abominable argot.
-
-Le jury servit de cible à ses pires facéties. Il répéta au
-président de la cour ce qu'il avait dit au juge d'instruction, qu'il
-n'était point payé pour faire sa besogne, que c'était à la justice
-de découvrir ce qu'étaient devenues les demoiselles qui avaient passé
-à Corbillères, qu'en ce qui le concernait, leur sort ne l'intéressait
-en aucune façon et qu'enfin si on l'avait trouvé en train de brûler
-une petite fille découpée en morceaux, c'était là un accident
-regrettable, _surtout pour elle_, mais qui ne prouvait en rien sa
-culpabilité à lui.
-
-Nous n'insisterons pas sur une attitude qui souleva, comme on dit, le
-cœur de tous les honnêtes gens. Le réquisitoire de l'avocat général
-fut, comme on le pense bien, implacable. Bénédict Masson pouvait
-d'autant moins compter sur l'indulgence du représentant du ministère
-public qu'il avait traité cet honorable magistrat dont le visage était
-grêlé des suites de la petite vérole de «moule à pilules»!...
-
-L'instant le plus sensationnel de ces honteux débats fut, sans
-contredit, celui où Christine Norbert s'avança à la barre... Alors la
-façon d'être de l'accusé changea du tout au tout. Il perdit sa
-superbe, s'affala sur son banc et se cacha la tête dans ses bras. La
-déposition de Christine fut courte et terrible.
-
-Mlle Norbert ne regarda pas une seule fois du côté de Bénédict,
-mais, tournée du côté des jurés, elle semblait leur dicter leur
-devoir. Ceux-ci n'y manquèrent point. Bénédict Masson fut condamné
-à mort.
-
-Il refusa de signer son pourvoi en grâce. Le 2 décembre, la sinistre
-machine (style de la _Gazette des Tribunaux_) fut dressée à Melun
-devant la porte du cimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le
-monde grelottait. Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture
-qui ramenait de la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête
-qu'on allait lui trancher, il considéra l'assemblée sans émoi. On
-s'attendait à une dernière insulte à l'adresse de la société sur
-laquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère. Il
-n'en fut rien. Il embrassé le christ, que lui tendait le prêtre, en
-prononçant ces mots:
-
---Celui-là, c'est un frère!
-
-Et il se livra aux aides du bourreau.
-
-Le couteau tomba. M. de Paris a dit souvent depuis qu'il n'avait jamais
-présidé à une exécution pareille. D'ordinaire, le condamné, dès
-qu'il est sur la planche et qu'on lui introduit le cou dans la lunette,
-semble se resserrer sur lui-même, rentrant la tête dans les
-épaules... Bénédict Masson, lui, se jeta sur cette planche comme sur
-un lit de repos longtemps attendu... et sa tête, projetée d'elle-même
-en avant, semblait déjà chercher le panier où elle allait rouler.
-
-Le cimetière était à deux pas... La fosse était creusée. Il y eut
-un simulacre d'inhumation, mais la tête fut livrée aussitôt à un
-aide de la faculté de médecine de Paris, qui disparut immédiatement
-avec son sanglant trophée... (style des faits divers)...
-
-Le même jour, le défenseur de ce malheureux faisait parvenir à Mlle
-Christine Norbert le seul papier laissé par son client. Elle put y lire
-ces vers de la _Promenade sentimentale_:
-
-
-Le couchant dardait ses rayons suprêmes
-Et le vent berçait les nénuphars blêmes;
-Les grands nénuphars entre les roseaux
-Tristement luisaient sur les calmes eaux...
-Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie
-Au long de l'étang, parmi la saulaie...
-Parmi la saulaie où j'errais tout seul
-Promenant ma plaie, et l'épais linceul
-Des ténèbres vint noyer les suprêmes
-Rayons du couchant dans les ondes blêmes...
-
-
-Sous ces vers, cette ligne: «_Pourquoi êtes-vous venue?_»
-
-Et, maintenant que Bénédict Masson est guillotiné, on pourra se
-demander pourquoi celui qui a rapporté ici cette affreuse aventure l'a
-qualifiée de «sublime»? Elle est horrible, elle est «abominable»
-mais sublime?... Eh bien, oui, l'aventure de Bénédict Masson est
-sublime! _Elle est sublime en ce qu'elle ne fait que commencer_...[1]
-
-
-
-
-FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
-
-
-[Note 1: Lire la suite dans: _La Machine à assassiner._]
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE ***
-
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-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of La Poupée Sanglante, by Gaston Leroux</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
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-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La Poupée Sanglante</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Gaston Leroux</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: July 20, 2021 [eBook #65878]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE ***</div>
-
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-<img src="images/poupee_cover.jpg" width="500" alt="" />
-</div>
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h2>GASTON LEROUX</h2>
-
-
-
-
-<h3>LA<br />
-
-POUPÉE SANGLANTE</h3>
-
-
-
-
-<h4>ROMAN</h4>
-
-<h4>D'AVENTURES ET DE MYSTÈRE</h4>
-
-
-
-
-<h5>Éditions JULES TALLANDIER, PARIS</h5>
-
-<h5>75, Rue Dareau (XIV<sup>e</sup>)</h5>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h5>Copyright<br />
-
-by Gaston Leroux 1924</h5>
-
-<h5>Tous droits de traduction, de reproduction et<br />
-d'adaptation réservés pour tous pays.</h5>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4>
-
-<p class="noindent">Chapitre<br />
-<br />
-I. <a href="#chap01">Derrière les rideaux</a><br />
-II. <a href="#chap02">Où Bénédict Masson n'est pas au bout de ses étonnements</a><br />
-III. <a href="#chap03">N'aurait-elle qu'un métronome sous son corsage?</a><br />
-IV. <a href="#chap04">La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en<br />
-colère</a><br />
-V. <a href="#chap05">Tu viens t'asseoir et tu lances des œillades minaudières</a><br />
-VI. <a href="#chap06">La marquise de Coulteray</a><br />
-VII. <a href="#chap07">Le marquis</a><br />
-VIII. <a href="#chap08">Où l'on reparle de Gabriel</a><br />
-IX. <a href="#chap09">Dorga</a><br />
-X. <a href="#chap10">L'autre chose</a><br />
-XI. <a href="#chap11">«Priez pour elle!»</a><br />
-XII. <a href="#chap12">L'homme aux bras rouges</a><br />
-XIII. <a href="#chap13">Une mystérieuse blessure</a><br />
-XIV. <a href="#chap14">Veillée</a><br />
-XV. <a href="#chap15">La catastrophe</a><br />
-XVI. <a href="#chap16">La maison de campagne de Bénédict Masson</a><br />
-XVII. <a href="#chap17">La septième</a><br />
-XVIII. <a href="#chap18">Des nouvelles de la marquise</a><br />
-XIX. <a href="#chap19">La preuve</a><br />
-XX. <a href="#chap20">Ce qu'il advint de la septième</a><br />
-XXI. <a href="#chap21">«Je suis innocent!»</a><br />
-XXII. <a href="#chap22">Dernières nouvelles de la marquise</a><br />
-XXIII. <a href="#chap23">Le château de Coulteray</a><br />
-XXIV. <a href="#chap24">Drouine, gardien des morts</a><br />
-XXV. <a href="#chap25">Minuit</a><br />
-XXVI. <a href="#chap26">L'échafaud</a></p>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4>LA POUPÉE SANGLANTE</h4>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-<h4><a id="chap01"></a></h4>
-
-<h4>I
-<br /><br />
-DERRIÈRE LES RIDEAUX</h4>
-
-<p>
-Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés,
-les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l'Ile-Saint-Louis.
-Bénédict Masson était relieur d'art, ce qui ne l'empêchait pas de
-vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de
-papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la
-capitale, qui semble défendue par sa ceinture d'eau de cette éternelle
-bacchanale que l'on est convenu d'appeler la vie parisienne.
-</p>
-
-<p>
-Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui
-s'appelait&mdash;il n'y a pas bien longtemps encore&mdash;la rue du
-Saint-Sacrement-en-l'Isle, à l'ombre de vieux hôtels qui furent, il y
-a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont
-ouverts ou plutôt entr'ouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques
-débits, un modeste magasin d'horlogerie, dans la prétention
-exorbitante d'y entretenir un semblant de vie... Eh bien! c'est de cette
-petite rue, habitée par notre relieur, c'est de ce quartier qui
-semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu'est
-sortie l'une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à
-tout prendre, la plus sublime! Sublime, l'aventure de Bénédict Masson
-l'a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans
-l'histoire de l'Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut
-aussi épouvantable... et Paris, qui n'en a surtout connu que
-l'épouvante, en tressaille encore.
-</p>
-
-<p>
-Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine.
-Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons
-que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous
-pouvons envisager cette vérité que dans l'Ile-Saint-Louis, plus que
-partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le
-domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et de
-M<sup>me</sup> Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont,
-de tout temps, élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier,
-Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs
-pénates. À l'angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la
-rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d'une niche, une Vierge
-mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre
-Bénédict Masson, qui n'était pas seulement relieur d'art, mais
-poète,&mdash;un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces
-temps-ci qui sont troubles,&mdash;prétendait habiter la chambre même où
-avait vécu quelque temps&mdash;et souffert&mdash;l'auteur des <i>Fleurs du
-mal!</i>
-</p>
-
-<p>
-Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.
-</p>
-
-<p>
-Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par
-lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon
-supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres
-événements d'une existence qui, <i>apparemment</i>, semblait s'être
-déroulée, jusqu'au jour où nous sommes arrivés&mdash;Bénédict Masson
-pouvait avoir dans les trente-cinq ans&mdash;dans la plus terne monotonie.
-Je souligne le mot <i>apparemment</i> parce qu'il s'est trouvé des gens
-pour prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient
-été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce
-qui pouvait faire croire à l'innocence d'un monstre qui vivait dans la
-crainte perpétuelle que l'on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont
-prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des
-raisons, mais avaient-ils raison? C'est ce que nous verrons un jour.
-</p>
-
-<p>
-Pour moi, j'ai toujours été frappé de l'accent de sincérité qui se
-trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans
-leurs passages les plus désordonnés.
-</p>
-
-<p>
-À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été
-chaude; le printemps, cette année-là, était l'un des plus précoces
-qu'on eût vus depuis longtemps à Paris.
-</p>
-
-<p>
-Il est neuf heures du soir; dans ce coin de rue déserte, noyée
-d'ombre, le dernier bruit qui s'est fait entendre a été le timbre de
-la porte du magasin de M<sup>lle</sup> Barescat, mercière, qu'elle fermait
-elle-même après avoir mis le volet...
-</p>
-
-<p>
-De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de
-l'horloger...
-</p>
-
-<p>
-La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle
-du vieux Norbert que l'on ne voyait guère sortir que le dimanche pour
-aller à l'office à Saint-Louis-en-l'Ile, avec sa fille et son neveu.
-</p>
-
-<p>
-Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge
-verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des
-travaux qui, au surplus, dans la partie, l'avaient déjà rendu
-célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire
-sa fortune, mais qui n'avait réussi qu'à le dégoûter à jamais des
-hommes d'affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour
-l'art, à la poursuite d'une chimère où d'autres, avant lui, avaient
-laissé leur raison.
-</p>
-
-<p>
-Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce,
-s'entretenaient de lui avec une condescendance attristée; les plus
-renseignés parlaient d'une sorte «d'échappement» contraire à toutes
-les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux
-prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C'était tout dire!
-</p>
-
-<p>
-En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage
-d'horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes
-jusqu'alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres,
-des roues carrées. Cependant les habitants de l'île affirmaient que ce
-«mouvement» durait depuis des années et qu'il ne le remontait jamais.
-M<sup>lle</sup> Barescat, la mercière, en eût mis «sa main au feu». Bref,
-entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure
-d'un personnage un peu diabolique.
-</p>
-
-<p>
-Ce soir-là, Bénédict Masson n'avait d'yeux, derrière ses rideaux,
-que pour la boutique de l'horloger, et nous pouvons dire tout de suite
-que ce n'était point la vue du vieux Norbert qui l'empêchait de
-travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l'atelier.
-</p>
-
-<p>
-Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict
-Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.
-</p>
-
-<p>
-La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me
-la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie; la
-voilà telle que Dieu l'a faite pour mon cœur d'homme avide de beauté
-et de mystère. Non, non, en vérité, il n'y a rien de plus beau au
-monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au
-monde. Qu'y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond
-et de plus insondable? Les flots en furie m'intéressent, mais une mer
-calme m'épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m'effrayent et
-m'attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c'est l'abîme.
-</p>
-
-<p>
-Mais les imbéciles ne comprennent pas cela... Qui comprendrait
-Christine? Pas son vieil abruti d'horloger de père, assurément,
-toujours penché sur ses roues carrées et qui n'a peut-être pas <i>vu</i>
-sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de
-Jacques, le phénomène de l'École de médecine, oui: un sujet
-exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à
-la Faculté, oh! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre
-volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de
-l'amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la <i>voit</i> pas! Il y en a
-des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu'elle est belle, mais
-je suis le seul à la <i>voir</i>, moi, Bénédict Masson!
-</p>
-
-<p>
-Cette fille-là n'a rien à faire avec les poulettes d'aujourd'hui: la
-taille et l'air d'une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que
-moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure
-aux reflets de vieux cuivre; quand elle suspend à la patère le chapeau
-dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure
-et tout le mouvement du bras de l'amazone du Capitole, ce qui n'est pas
-peu dire à mon goût, car je n'ai jamais vu, dans tous mes voyages,
-d'aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes,
-la pensée ne peut s'y attacher sans être en flamme, pour peu qu'on
-l'ait vue marcher, se déplacer: c'est à baiser la trace de ses pas.
-</p>
-
-<p>
-Quant au visage, il est d'un ovale parfait, mais le nez a heureusement
-une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette
-régularité; le dessin de la bouche est d'une pureté angélique, la
-lèvre n'est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette
-belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de
-modelage pour vivre, ne devrait avoir d'autre modèle qu'elle-même.
-</p>
-
-<p>
-Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'il
-y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert
-sombre pailletés d'or... il y a, au fond de ces yeux-là, il y a&mdash;je
-vais vous le dire&mdash;l'étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera
-jamais: de vivre&mdash;elle qui était faite pour l'Olympe&mdash;au fond de
-cette misérable boutique de l'Ile-Saint-Louis, entre cet horloger et ce
-carabin! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle
-se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah!
-misère! comment ne se suicide-t-elle pas?... C'est qu'elle est en même
-temps la Beauté et la Vertu! Magnifique comme une statue païenne, sage
-comme une image de missel! Ah! il n'y a rien à dire! C'est la madone de
-l'Ile-Saint-Louis!... Eh bien! écoutez! voilà ce qui m'est arrivé, ce
-soir...
-</p>
-
-<p>
-Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n'habitent pas sur la rue. Il
-n'y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé
-de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l'avais jamais vu. À
-l'exception d'une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne
-ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j'ai trouvé le moyen
-d'apercevoir le pavillon... Oui, cette nuit même, après que les
-lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une
-échelle dans le grenier de la maison que j'habite et, par une lucarne,
-j'ai vu!
-</p>
-
-<p>
-Le pavillon a deux étages... le deuxième étage est transformé en une
-sorte d'atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois
-extérieur. L'horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche
-dans l'atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine
-resta plus d'une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de
-l'atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un
-amoureux! Soudain, elle quitta le balcon et, d'un pas furtif, descendit
-quelques marches de l'escalier. Puis elle s'arrêta et prêta l'oreille
-du côté de l'appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle
-remonta, toujours avec de grandes précautions; elle pénétra dans
-l'atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond,
-sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l'armoire. Et je vis
-sortir de cette armoire un homme, qu'elle embrassa. Et puis je ne vis
-plus rien, car elle s'était empressée de fermer la porte-fenêtre et
-de tirer les rideaux.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap02"></a></h4>
-
-<h4>II
-<br /><br />
-OÙ BÉNÉDICT MASSON N'EST PAS AU BOUT<br />
-DE SES ÉTONNEMENTS</h4>
-
-<p>
-La nuit que je passai, il est facile de l'imaginer! Moi qui avais tout
-vu dans le regard de Christine, je n'avais pas prévu cela: un monsieur
-caché dans une armoire! Décidément je ne serai jamais qu'un poète,
-c'est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde: «&mdash;Tu étais
-tout pour moi, mon amour; pour toi mon âme languissait&mdash;tout pour moi:
-une île verte dans la mer,&mdash;une fontaine et un autel tout enguirlandé
-de fruits et de fleurs féeriques!&mdash;Mais je n'avais pas prévu cela: le
-monsieur dans l'armoire!&mdash;Désormais la coupe d'or est brisée! que le
-glas sonne! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir!... Une
-de plus!... Ah! les filles de Satan!...»
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! je vais vous dire: cette nuit d'insomnie ne fut pas remplie
-seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais
-aussi par une espèce d'allégresse diabolique, et vous allez comprendre
-tout de suite ce sentiment complexe. J'adorais Christine non seulement
-comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je
-l'aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes... et là
-était mon supplice, car cette femme, je savais qu'elle ne serait jamais
-à moi, qu'elle ne m'aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être
-jamais en approcher; mais l'atrocité de cette absolue certitude était
-encore doublée par l'idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le
-carabin d'en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie,
-se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les
-justes noces!
-</p>
-
-<p>
-Or, le monsieur de l'armoire, que j'aurais tué comme un chien,
-l'occasion s'en présentant, tout de même, je lui en voulais moins
-qu'à l'autre, car il me vengeait et comment!...
-</p>
-
-<p>
-Et voici qu'il est temps que je vous dise pourquoi je n'avais aucun
-espoir du côté de Christine; cela tient en trois mots:
-</p>
-
-<p>
-... <i>Je suis laid!</i>
-</p>
-
-<p>
-Le cousin non plus n'est pas beau: il est quelconque, ce qui, à mes yeux,
-est pire... son Jacques&mdash;je l'ai bien observé quand il passe sous
-mes fenêtres&mdash;a la taille plutôt épaisse; c'est un petit homme court,
-dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes
-saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d'une courte
-barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des
-tout petits enfants; quand il se découvre, il montre un crâne déjà
-dénudé par l'étude. Voilà le héros! Ça n'est pas grand'chose; mais
-enfin, ça n'est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça
-peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre!... je suis
-d'une laideur terrible. Pourquoi terrible? <i>Parce que toutes les femmes
-me fuient!</i>
-</p>
-
-<p>
-Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela? Jamais mes
-bras ne se sont refermés sur une femme! Elles n'ont pas pu! L'idée que
-je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante! C'est
-comme je vous le dis... je n'exagère rien!... Ah! misère! misère!
-comme dit l'autre: «Une vie de feu bout dans mes veines!... Chaque
-femme serait pour moi le don d'un monde!... j'entends à la fois mille
-rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les
-éléphants de l'Hindoustan et prendre pour cure-dents la flèche de la
-cathédrale de Strasbourg! La vie est le bien suprême!» Et moi je ne
-puis pas vivre!...
-</p>
-
-<p>
-Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau? Pourquoi cette
-asymétrie entre les deux côtés de mon visage? (mon visage!), cette
-proéminence effrayante des sourcils, cette avancée subite de la
-mâchoire inférieure? Pourquoi ce chaos? <i>L'Homme qui rit</i> était bien
-heureux. Au moins, il riait! il riait pour les autres!... Mais moi,
-qu'est-ce que je suis pour les autres? Ni celui qui rit, ni celui qui
-pleure! Ma face est un mystère épouvantable!
-</p>
-
-<p>
-Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m'entraînera peut-être
-plus loin que je ne le désirerais?...
-</p>
-
-<p>
-Ma foi! dans l'état d'esprit où je suis, qu'ai-je à craindre?
-qu'ai-je à redouter? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure
-peut m'arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit!... Je
-n'avais plus qu'une raison de vivre: voir Christine!... Depuis que je
-l'ai vue embrasser un monsieur qu'elle cache dans une armoire, comme
-disent les matelots: «À Dieu vat!»...
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! il n'y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid
-que cela! Il y a encore deux ans, je m'imaginais que ma figure n'était
-point, nécessairement, pour tout le monde un objet d'horreur! Je savais
-bien, hélas! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j'avais encore
-des illusions... Réfugié dans ma tour d'ivoire, devant ma glace, je me
-prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil,
-de trois quarts, je me faisais des mines, j'essayais différentes
-façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il
-n'eût pas été déshonorant de se rapprocher... J'en étais arrivé à
-me dire, par exemple, que je n'étais pas beaucoup plus laid que
-Verlaine... qui a été aimé, qui a su ce que c'est que l'amour, tout
-l'amour, si on l'en croit...
-</p>
-
-<p>
-«Ah! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos
-bouches!... qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir!» etc...
-</p>
-
-<p>
-Ah! la bouche de Verlaine! Paix à ses cendres, c'est <i>mon</i> plus grand
-poète!...
-</p>
-
-<p>
-Tout de même, je me disais: S'il a été aimé, ça n'est certes pas
-pour sa beauté! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire
-uniquement par le rêve, par le rêve d'un poète, par ce que contient
-de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une
-nature ironique et marâtre. Le tout est d'avoir l'occasion de se faire
-comprendre! Cette occasion, voilà comme je la fis naître...
-</p>
-
-<p>
-À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j'avais eu un
-joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix.
-Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des
-élèves femmes. Je n'eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain,
-une jeune fille se présentait: M<sup>lle</sup> Henriette Havard, charmante,
-paraissant fort intelligente, disant qu'elle avait perdu mes parents,
-qu'elle était à charge à une vieille tante et qu'elle voulait gagner
-sa vie. Elle me proposait d'être en même temps mon élève et mon
-employée. L'affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris
-une petite villa, à l'orée d'un bois, à quelques pas d'un étang,
-dans un endroit assez désert; mais j'aime la solitude; j'imaginai sans
-peine que je l'aimerais davantage avec cette jolie fille. C'est là, du
-reste, que je travaillais tous les étés. J'y donnai rendez-vous à
-Henriette pour le lendemain.
-</p>
-
-<p>
-Ce soir-là, je m'étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la
-campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain,
-je ne la revis plus!... Je l'attendis trois jours. Elle m'avait donné
-l'adresse de sa tante. J'allai chez cette tante et lui demandai des
-nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d'indifférence, du
-reste, qu'elle ne l'avait pas revue. Je n'insistai pas. Je ne voulais
-pas avoir l'air plus inquiet qu'elle-même.
-</p>
-
-<p>
-Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter,
-M<sup>me</sup> Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie...
-Elle resta chez moi un jour... Cette fois, ce fut un monsieur dans les
-cinquante ans, qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des
-questions sur M<sup>me</sup> Claire. Je lui répondis que je n'avais
-plus eu de ses nouvelles depuis son départ de chez moi. Il s'en alla,
-fort triste.
-</p>
-
-<p>
-Eh bien, j'ai encore eu quatre élèves femmes... L'une est restée cinq
-jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est
-restée trois semaines. Avec celle-ci, j'ai pu croire que le miracle
-allait s'accomplir; eh bien, au dernier moment, elle s'est éclipsée,
-comme les autres!
-</p>
-
-<p>
-Pour cette dernière, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une
-enquête... je n'ai pu savoir, nul n'a pu savoir ce qu'elle était
-devenue! Cette fois, je ne cacherai pas qu'une angoisse sourde,
-démesurée, commença de m'étreindre... <i>Je n'osai pas faire remonter
-mon enquête plus haut</i>, redoutant d'apprendre que les trois autres
-aussi avaient disparu! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance,
-c'était suffisant!...
-</p>
-
-<p>
-Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais
-qu'elles me fuient jusqu'au bout du monde, qu'elles me fuient jusqu'à
-disparaître, qu'elles me fuient jusqu'au suicide, cela dépasse tout!
-tout! Qu'imaginer? qu'imaginer en dehors de ces hypothèses?...
-Mettez-vous à ma place! C'est épouvantable!... Encore si, pour une
-raison ou pour une autre, <i>pour six autres raisons</i>, elles s'étaient
-toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais <i>on ne les a
-retrouvées ni mortes, ni vivantes!</i>
-</p>
-
-<p>
-Mon Dieu! je parle comme si j'étais sûr du sort des trois autres!...
-Eh bien oui! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les
-lie toutes les six... le même mystère de mort!... Et personne ne se
-doute de cela, que moi!... Heureusement!... Tout cela est tellement
-formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser!...
-J'avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c'était de
-m'absorber dans la vision et dans l'amour de Christine!... Et
-maintenant!...
-</p>
-
-<p>
-Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l'horloger... C'est
-aujourd'hui dimanche, <i>elle</i> va sortir tout à l'heure pour aller à la
-messe, entre son père et le carabin!... La voilà! la voilà avec son
-grand air d'archiduchesse, et son front de madone et son calme regard!
-Le carabin lui porte son livre de messe!... Ah! moi aussi j'irais bien
-à confesse, pour elle!... Mais aujourd'hui je ne les suivrai pas!... Je
-reste derrière mes rideaux... Assurément je vais voir sortir l'homme
-de cette nuit! Je veux savoir qui est son amant! Après on verra ce
-qu'on en fera!
-</p>
-
-<p>
-Voilà une demi-heure que j'attends qu'il sorte... et toujours rien!
-Aujourd'hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois.
-Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne
-s'ouvre pas!... Qu'attend-il?... La rue est déserte, tout à fait
-déserte... Et il ne peut sortir que par cette porte... Cette partie de
-l'immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu'elle
-n'offre pas d'autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils
-vivent enfermés là dedans comme dans une prison, et le jardin
-intérieur, si tant est que l'on puisse donner ce nom à un
-quadrilatère planté de trois arbres, m'a produit l'effet d'un préau,
-entre ses deux hauts murs qui l'étreignent et le défendent du regard.
-Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l'horloger et sa
-famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray,
-dont l'entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient
-toujours&mdash;événement unique dont tous les anciens hôtels de
-l'Ile-Saint-Louis ne sauraient offrir d'autre exemple&mdash;au dernier
-représentant d'une famille illustre, comme on sait, à bien des titres,
-au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez
-récemment, à la suite d'un voyage qu'il fit aux Indes anglaises, à la
-fille cadette du gouverneur de Delhi, miss Bessie Clavendish.
-</p>
-
-<p>
-J'ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis
-et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto,
-qu'éclairait une lampe électrique intérieure: la marquise est une
-toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée
-d'intérêt, à cause d'une certaine beauté diaphane propre à quelques
-Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette
-époque de sports.
-</p>
-
-<p>
-À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de
-ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien
-vivante; dans sa face rose où circule un sang généreux, brille un
-regard bleu d'acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un
-homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est
-l'arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis
-XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait
-point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s'en
-sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la
-propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où
-elle s'était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire.
-C'est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la
-vertueuse Christine reçoit son amant.
-</p>
-
-<p>
-Celui-ci, dont je continue de surveiller l'apparition sur le seuil qu'il
-doit forcément franchir pour sortir de sa prison d'amour me fait bien
-attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l'heure se passe sans que
-j'aie vu s'entr'ouvrir la porte de l'horloger. Et l'horloger lui-même
-revient de la messe avec la fière Christine et l'intrépide fiancé.
-</p>
-
-<p>
-Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire
-en attendant la nuit prochaine et les revanches qu'il s'en promet!
-</p>
-
-<p>
-Cette idée, dois-je l'avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes
-esprits, d'autant que je pense à une chose, c'est que si je n'ai point
-vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l'ai point vu entrer
-non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de
-temps dure cette étrange idylle au fond d'une armoire!
-</p>
-
-<p>
-Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général
-et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur
-est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le
-soulagement de mon âme et de la conscience universelle! Je ne sortirai
-pas d'aujourd'hui!...
-</p>
-
-<p>
-<i>Cinq heures.</i>&mdash;Ce qui vient de m'arriver est bien la dernière
-des choses à laquelle je m'attendais! Elle est venue! Elle est venue ici!
-Mais n'anticipons pas, car tout vaut la peine d'être raconté et je
-sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements!
-</p>
-
-<p>
-D'ordinaire, l'après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et
-Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite
-promenade; aujourd'hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls; la
-fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques
-bonnes paroles qu'elle soulignait de son sourire de souveraine, puis
-elle a refermé la porte de la boutique et moi je n'ai fait qu'un bond
-jusqu'à mon observatoire, là-haut, sous les toits.
-</p>
-
-<p>
-Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et
-gravir l'escalier extérieur qui conduit à l'atelier, au dernier étage
-du pavillon du fond; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte
-sur le balcon et j'apercevais l'armoire; elle l'ouvrit sans hésitation
-et l'homme en sortit.
-</p>
-
-<p>
-Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l'oreille; sans
-doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute
-fâcheuse présence et qu'elle leur appartenait pour quelques heures,
-car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il
-s'appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde
-méditation.
-</p>
-
-<p>
-Cette fois, je le voyais bien et en détail. Matin! elle sait les
-choisir, ses amants, la belle Christine! En voilà un tout à fait à sa
-taille et tel que je n'imagine point qu'une fille d'Ève puisse en
-désirer de plus beau au monde! Ah! quand j'ai vu cette royale figure,
-ce magnifique morceau d'humanité, je jure que j'ai maudit le Créateur
-qui m'a fait ce qu'il m'a fait et qui a réservé pour celui-ci cette
-face de victoire!
-</p>
-
-<p>
-Cet homme est dans toute la force de l'âge; une harmonie parfaite
-dirige ses mouvements; rien ne semble l'émouvoir; à côté de lui
-Christine qui m'en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me
-paraît une petite folle; il est vrai que je ne la reconnais plus et
-qu'elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle
-l'appelle avec des gestes enfantins: Gabriel!
-</p>
-
-<p>
-Ma foi! il est beau comme l'ange Gabriel ce jeune homme de trente ans!
-Ah! comme ils sont beaux tous les deux! quel couple!
-</p>
-
-<p>
-Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car
-c'est bien encore là une chose pas ordinaire du tout! Il est enveloppé
-des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au
-temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d'alors, de
-petites bottes à revers. Si bien qu'en le voyant sortir de cette
-armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l'Ile-Saint-Louis,
-on eût pu croire assister à quelqu'une des aventures du chevalier de
-Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l'évasion
-de la royale prisonnière; il n'est point jusqu'à l'accoutrement de
-Christine qui se prête à l'illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette
-qu'elle a croisé sur son sein demi-nu.
-</p>
-
-<p>
-Quelle comédie se jouent-ils là? Comment cela a-t-il commencé?
-Comment cela finira-t-il? Où sommes-nous? Je n'y comprends plus rien!
-</p>
-
-<p>
-Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son
-appel. Gabriel descend l'escalier devant Christine...
-</p>
-
-<p>
-Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s'est assis sous
-le platane, devant une petite table garnie d'une nappe où se trouvent
-encore des fruits et des flacons. Je le vois mal, je la vois mieux,
-elle; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s'assied près de
-lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l'arbre me
-gêne. Ils ne bougent plus; ils restent ainsi tendrement l'un près de
-l'autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été
-des plus cruelles de ma vie.
-</p>
-
-<p>
-Ah! une tête de femme sur mon épaule! Et la tête de Christine!
-</p>
-
-<p>
-Si je pouvais lui manger le cœur, à l'autre!
-</p>
-
-<p>
-Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main; ils ont gravi
-l'escalier et elle lui tenait toujours la main, et c'est elle qui l'a
-entraîné dans l'atelier et qui en a refermé la porte.
-</p>
-
-<p>
-Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi! Et j'ai
-pleuré! oui! j'ai pleuré! Ces idiots de poètes disent qu'on pleure
-des larmes de sang. Je le saurais bien!
-</p>
-
-<p>
-Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C'était elle. Elle!
-Elle! Elle qui ne m'avait jamais adressé la parole! Elle qui avait
-toujours passé à côté de moi comme si je n'existais pas!
-</p>
-
-<p>
-J'ouvris en m'accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit
-chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être
-hideux!
-</p>
-
-<p>
-Elle eut cette pitié suprême de ne s'apercevoir de rien! Elle me dit
-avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m'enchante, m'écrase ou
-m'horripile: «Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste; je
-viens vous confier ce que j'ai de plus précieux dans ma bibliothèque,
-ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait!
-Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos
-maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque
-ouvrage.»
-</p>
-
-<p>
-Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui
-me restait, elle leva sa belle main pâle: «Non, pas aujourd'hui...
-Excusez-moi, je suis un peu pressée!» Et elle s'en fut avec son regard
-céleste et son front d'ange.
-</p>
-
-<p>
-Je n'avais pas prononcé une parole. J'étais comme anéanti. Tout
-équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de
-l'équilibre! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans
-une histoire pareille.
-</p>
-
-<p>
-<i>Deux heures du matin.</i>&mdash;Effroyable!... Cette comédie ne pouvait
-décemment durer. Je viens d'assister au plus rapide et au plus sombre
-des drames. Il était un peu plus de minuit; j'étais là-haut,
-souffrant tous les supplices, tandis qu'une lumière, au dernier étage
-du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout
-à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j'ai vu
-paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l'escalier comme un
-chat, et puis d'un coup d'épaule, défonça la porte et il y eut la
-clameur de Christine: «Papa!»
-</p>
-
-<p>
-Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable,
-quelque chose comme un chenet de bronze qui s'abattit, tandis que
-Christine suppliait: «<i>Ne le tue pas! Ne le tue pas!</i>» Il y eut une
-forme bondissante&mdash;l'homme&mdash;qui vint crouler jusque sur le balcon
-en étendant les bras, tandis que l'arme terrible continuait à le
-fracasser.
-</p>
-
-<p>
-Et il ne bougea plus! Christine, délirante, s'était jetée sur sa
-poitrine.
-</p>
-
-<p>
-Et puis, il y eut un silence extraordinaire.
-</p>
-
-<p>
-Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou.
-</p>
-
-<p>
-À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se
-mêler à la scène. Alors, Christine se releva et dit: «Papa l'a
-tué!»
-</p>
-
-<p>
-Le vieux prononça distinctement: «<i>Il ne m'obéissait plus! et
-c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!</i>»
-</p>
-
-<p>
-Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans
-l'atelier où ils s'enfermèrent tous et où ils sont encore au moment
-où j'écris ces lignes.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap03"></a></h4>
-
-<h4>III
-<br /><br />
-N'AURAIT-ELLE QU'UN MÉTRONOME<br />
-SOUS SON CORSAGE?</h4>
-
-<p>
-Gabriel est mort! Gabriel est mort! Le vieux en a fait de la charpie!
-Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste
-s'expliquera après, si c'est absolument nécessaire, mais pour moi, il
-n'y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n'est plus entre moi et
-Christine! En serai-je beaucoup plus avancé? Peu importe! Mon cœur est
-rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu!
-</p>
-
-<p>
-Elle ne posera plus sa tête sur l'épaule de ce jeune homme, beau comme
-un demi-dieu, et je ne les verrai plus s'embrasser. Que vont-ils faire
-du cadavre? J'ai attendu toute la nuit, mais la porte de l'atelier ne
-s'est pas rouverte.
-</p>
-
-<p>
-Alors, n'en pouvant plus de fatigue et d'émotion, je suis redescendu
-chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une
-allégresse immense. Au réveil, j'avais l'âme encore en fête: Gabriel
-est mort!
-</p>
-
-<p>
-Oh! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée!
-</p>
-
-<p>
-Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine! Comment
-osé-je écrire de tels mots de feu! Me réjouir d'un lâche assassinat!
-Ah bah! moi aussi j'opte pour le principe de Schelling: «Les esprits
-supérieurs sont au-dessus des lois!» Suis-je un esprit supérieur?
-Peut-être oui? Peut-être non? Mais à coup sûr, <i>je suis un maudit
-supérieur!</i>
-</p>
-
-<p>
-Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres
-créatures... depuis que je suis au monde, Dieu m'a tenté! Attention!
-assez divagué!... assez se vautrer dans le sacrilège... Redescendons
-sur la terre... Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte
-de la boutique.
-</p>
-
-<p>
-D'ordinaire, à cette heure,&mdash;huit heures,&mdash;le vieux est
-déjà derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et
-M<sup>me</sup> Langlois n'a qu'à pousser la porte. Mais, aujourd'hui,
-les volets sont encore en place. La mère Langlois&mdash;que je connais
-bien puisqu'elle me sert, comme femme de ménage, moi aussi&mdash;est
-toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poing desséché et
-impatient. Enfin on lui ouvre. C'est le vieux. Elle entre et M. le
-prosecteur sort toute de suite dans la rue, presque en courant! Il doit
-être en retard pour son cours. Je le regarde bien au passage. À part
-ses sourcils froncés, il me paraît aussi insignifiant que tous les
-jours.
-</p>
-
-<p>
-La porte de la boutique est restée entr'ouverte; je n'aperçois plus le
-vieux! Ah! entrer là dedans! Moi qui sais! moi qui pourrais voir!...
-car on s'arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle!
-mais, moi!... Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon
-stock de peaux et je traverse la rue et j'entre dans la maison du
-crime... Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se
-trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère
-Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main,
-elle m'interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin.
-</p>
-
-<p>
-Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet
-événement extraordinaire: un audacieux a osé franchir les cinq
-mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez
-lui!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que voulez-vous, monsieur? finit-il par marmotter en fixant sur moi
-des yeux gris d'une hostilité aiguë.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, je suis le relieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais je croyais que ma fille s'était entendue avec vous?
-</p>
-
-<p>
-Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d'après lesquelles je
-crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu'elle m'avait
-faite une importance <i>qui lui avait servi de prétexte à ne pas
-accompagner l'horloger et son neveu dans la promenade du dimanche.</i>
-</p>
-
-<p>
-À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Laisse monter monsieur, papa!...
-</p>
-
-<p>
-Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du
-vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l'escalier
-qui conduisait à l'atelier sur le balcon duquel Christine restait
-penchée.
-</p>
-
-<p>
-Elle était aussi calme que je l'avais vue la veille chez moi et rien
-dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du
-terrible drame de la nuit.
-</p>
-
-<p>
-Quelles étaient mes pensées alors? Aurais-je pu le dire? J'allais me
-trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais
-qu'elle, Christine, son père et son fiancé&mdash;et leur victime&mdash;et
-cela quelques heures après l'assassinat! et c'était Christine elle-même
-qui, du geste le plus naturel, m'en poussait la porte.
-</p>
-
-<p>
-Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au
-plancher de l'atelier, à la table, au bahut, comme si je devais
-fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C'était enfantin!
-Du moment qu'elle me recevait là, c'est que le <i>nécessaire</i> avait
-été fait! Le nécessaire? Le plancher ne paraissait même pas
-balayé... Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour
-pénétrait à flots n'eût pu retenir le regard le plus averti&mdash;le
-mien&mdash;<i>qui avait vu assassiner Gabriel!</i>
-</p>
-
-<p>
-Bien mieux: je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois,
-que le vieux et sa fille et le fiancé s'enfermaient là des heures et
-des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de
-mystère qui&mdash;je l'ai déjà fait entendre&mdash;commençait à troubler
-quelques pauvres cervelles dans le quartier; or, on pouvait, en
-vérité, se demander après un coup d'œil sur ce banal atelier si la
-mère Langlois n'avait pas rêvé!
-</p>
-
-<p>
-Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études,
-des modelages d'après l'antique accrochés au mur, deux sellettes,
-supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une
-bibliothèque vitrée dans laquelle il n'y avait même pas de livres
-mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans
-auparavant M<sup>lle</sup> Christine Norbert avait exposé aux Indépendants
-un Antinoüs d'étagère, d'une singulière beauté, mais qui avait fait
-surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait
-et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l'artiste avait, un
-beau matin, sans explications, retiré son envoi.
-</p>
-
-<p>
-Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une
-petite chambre qui était certainement la chambre de Christine.
-</p>
-
-<p>
-Mes yeux, qui ne pouvaient s'arrêter sur rien, retournèrent au bahut.
-</p>
-
-<p>
-Mais Christine me rappela tranquillement l'objet de ma visite en me
-priant de m'asseoir dans le fauteuil où, l'avant-dernière nuit,
-j'avais vu s'asseoir Gabriel.
-</p>
-
-<p>
-Si elle était calme, je ne l'étais pas! Ma cervelle était en feu, mes
-mains tremblaient.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'assit en face de moi; je n'osais pas la regarder. On lui avait
-assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s'intéressait au
-grain et à la couleur de mes peaux!
-</p>
-
-<p>
-Elle me dit qu'elle me fournirait quelques dessins d'après lesquels
-j'aurais à établir une mosaïque.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est donc une reliure de grand luxe? demandai-je.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont
-pas à moi et qu'ils ne sont pas pour moi. C'est un secret que je
-trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas! Ils appartiennent
-à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j'ai vu
-dernièrement et qui cherche un relieur d'art qui veuille bien se
-consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles,
-du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes
-son voisin! Je lui ai parlé de vous et il s'est servi de moi pour vous
-mettre à l'épreuve. Vous m'excuserez!
-</p>
-
-<p>
-Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette
-histoire de livres m'intéressait peu, mais l'idée qu'elle avait pensé
-à moi! que j'existais pour elle! qu'elle avait fait un geste pour me
-rendre service! J'étais comme enivré. Tout à l'heure, j'avais abordé
-cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome
-battait sous son corsage, et maintenant j'aurais baisé le bas de sa
-robe comme à la déesse de la Pitié.
-</p>
-
-<p>
-Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon
-abomination, de sourire à ma hideur! car elle me sourit! Ô ange!...
-</p>
-
-<p>
-Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a
-assassiné son amant!
-</p>
-
-<p>
-Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard
-stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me
-livre rien de son secret, et puis s'arrête encore sur le bahut! Le
-bahut d'où il est sorti et où ils l'ont peut-être rejeté en
-attendant qu'ils lui fassent une autre tombe!... car il est peut-être
-encore là, le mort magnifique!...
-</p>
-
-<p>
-Je suis sûr qu'il y est!...
-</p>
-
-<p>
-Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble
-fatal. «Où allez-vous, monsieur?»... Cette fois il me semble que sa
-voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m'arrête a été
-un peu hâtif.
-</p>
-
-<p>
-C'est à mon tour d'avoir pitié. Je me ressaisis... je dis n'importe
-quoi:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est un vieux bahut normand!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'est pas un bahut, monsieur, c'est une vieille armoire de la
-Renaissance provençale, tout ce qu'il y a de plus authentique... le
-seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa
-grand'mère!... Il y a eu là dedans de bien beau linge et solide comme
-on n'en fait plus à présent!
-</p>
-
-<p>
-Je m'incline pour prendre congé... Elle me tend la main. Je sens que si
-je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me
-sauve!... Après tout, il est mort! il est mort! Et c'est le
-principal!... Le vieux Norbert était dans son droit! le droit romain,
-le seul! droit de vie et de mort sous son toit!... Il est vrai que s'il
-a tué le monsieur à la cape, il n'a pas touché à un cheveu de sa
-fille... Il a bien fait! Une créature pareille, c'est sacré, quoi
-qu'elle fasse! Brave <i>pater familias!</i> Je lui serre la main dans sa
-boutique avant de courir m'enfermer dans la mienne. Tout cela est
-horrible!...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap04"></a></h4>
-
-<h4>IV
-<br /><br />
-LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER<br />
-EN COLÈRE</h4>
-
-<p>
-&mdash;Oui, môssieu Bénédique, oui, c'est comme je vous le dis, il se
-passe là des choses qu'est pas naturelles; quand je vous ai aperçu ce
-matin traversant leur salle à manger, j'ai voulu me jeter sur vous pour
-que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur! J'ai cru un jour
-qu'ils allaient me dévorer parce que je m'étais rendue dans le jardin
-sans leur permission! Pire que des sauvages, je vous dis! Pire que des
-sauvages!
-</p>
-
-<p>
-»Ils ne veulent personne, personne autour d'eux! J'suis même étonnée
-qu'ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la
-demoiselle peut pas faire; elle ne peut pas laver la vaisselle, par
-exemple! ça la répugne, c'te poupée aux mains de grande madame qui
-n'a pas le sou! car ça n'a pas le sou! et c'est fier comme si ça
-n'avait pas tout vendu, pièce par pièce! J'ai vu filer l'argenterie,
-moi! des morceaux qui ne dataient pas d'hier, pour sûr! des souvenirs
-de famille, et des tableaux, et des meubles! Depuis trois ans, ça se
-vide là dedans, et comment, et pourquoi?
-</p>
-
-<p>
-»On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel! Qu'est-ce que
-c'est que ça, «le mouvement perpétuel»? Je l'ai trouvé, moi, le
-mouvement perpétuel! C'est-y point que je ne remue pas tout le temps?
-Jamais une minute de repos pour le pauvre monde.
-</p>
-
-<p>
-»Mais s'il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne
-devraient pas avoir de la raison pour lui? Ma parole! le médecin
-paraît aussi «maboule» dans son petit laboratoire du fond du jardin
-que le vieux et la demoiselle dans leur atelier! je le disais encore
-tout à l'heure à c'te bonne mam'zelle Barescat; quand il sort de là
-dedans au matin que j'arrive et qu'il court à son amphithéâtre, c'est
-lui qui a une figure de macchabée! À quoi donc qu'il a passé la nuit?
-</p>
-
-<p>
-»Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l'air de se
-promener dans le paradis! Elle passe auprès de vous comme si on
-n'était pas plus qu'une puce!
-</p>
-
-<p>
-»Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges.
-</p>
-
-<p>
-»Voyez-vous, môssieu Bénédique, c'te maison-là me fait peur! J'ai
-eu bien souvent envie de ne plus y retourner... Sans M<sup>lle</sup>
-Barescat, qu'est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur
-aurais tiré ma révérence!...»
-</p>
-
-<p>
-C'est dans l'arrière-boutique de M<sup>lle</sup> Barescat, la mercière,
-centre de tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu;
-c'est là que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère
-Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable <i>pour
-les autres!</i>...
-</p>
-
-<p>
-M<sup>lle</sup> Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en
-caressant son chat... Pour rien au monde, M<sup>lle</sup> Barescat ne
-consentirait à se séparer de son chat: la mort seule peut les désunir, mais
-l'absence ne les séparera jamais: ils reçoivent toutes les confidences
-de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls,
-trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus
-tranquilles au déménagement ou au suicide.
-</p>
-
-<p>
-Tout de même, j'essaie de me rassurer; les propos chez la mercière ne
-dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une
-déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de
-M<sup>me</sup> Langlois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;L'imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les
-intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en
-particulier, une couleur que j'apprécie, car j'ai toujours aimé les
-contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très
-enfant; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux
-Norbert, de son neveu et de sa fille et de l'étrange existence qu'ils
-mènent; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c'est
-beaucoup à cause de vos histoires, que j'ai pénétré si brusquement
-dans le jardin défendu et que j'ai gravi avec tant de hâte l'escalier
-qui conduit à l'atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire,
-madame Langlois, que je n'ai rien trouvé chez les Norbert qui pût
-justifier l'angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens.
-L'atelier n'a rien que de très banal, j'en ai vu vingt comme celui-là
-dans ma vie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh ben alors! m'interrompit-elle en lançant à M<sup>lle</sup>
-Barescat un coup d'œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère
-qu'ils ne veulent seulement point que j'aille y fiche un coup de balai?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Les artistes ont de ces lubies! fis-je.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vois que les artistes aiment la poussière!... C'est d'autant plus
-incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un
-sou neuf... Ah! c'est pas elle qui balaie, bien sûr!... Tenez, il n'y a
-qu'un homme que j'aie vu, avant vous, pénétrer dans l'atelier, en
-dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C'était, <i>il y a
-de cela deux mois</i>... j'en ai parlé à M<sup>lle</sup> Barescat... oh!
-un drôle de type... <i>il était habillé avec un manteau qui l'enfermait
-des pieds à la tête, et il avait des bottes</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! vous voyez qu'ils reçoivent des étrangers, dis-je en
-essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je
-fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de
-ménage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour étranger, ça se pourrait bien qu'il soit étranger... Il en
-avait l'air... On ne s'habille plus comme ça chez nous... Il avait un
-chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du
-temps de la Révolution... Ma foi! on aurait dit un comédien... un beau
-garçon du reste, mais je n'ai pas eu le temps de le voir beaucoup...
-C'était un après-midi où j'étais venue par hasard et comme ils ne
-m'attendaient pas... Ils l'ont fait filer tout de suite... Il était assis
-dans le jardin... M<sup>lle</sup> Christine l'a entraîné dare-dare dans
-l'atelier... le neveu les a suivis là-haut... Quant au vieux, il
-m'avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et
-j'aurai toujours dans l'oreille le ton sur lequel il m'a demandé: «Eh
-bien! que voulez-vous, mère Langlois?» Et là-dessus, quel coup d'œil!
-</p>
-
-<p>
-»Je lui ai répondu: «Je vous demande bien pardon de vous avoir
-dérangé, m'sieur Norbert!... je ne savais pas que vous aviez de la
-visite!»
-</p>
-
-<p>
-»Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que
-j'avais à lui dire et j'ai fichu le camp!... Vous vous en rappelez,
-mademoiselle Barescat?»
-</p>
-
-<p>
-Si M<sup>lle</sup> Barescat «s'en rappelait»! Le chat aussi avait l'air de
-«s'en rappeler». Ils ronronnaient tous deux en signe d'assentiment, l'une
-caressant l'autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous avons même attendu qu'<i>il</i> ressorte! mais il n'est pas
-ressorti!... ajouta la mère Langlois... Et cet homme-là, je ne l'ai
-jamais revu!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne l'ai même jamais vu entrer! exprima la mercière en faisant
-glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur
-de poussière.
-</p>
-
-<p>
-Alors je dis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je sais de qui vous voulez parler!... c'est un ami de la famille...
-moi, je l'ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l'avoir
-vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir!...
-</p>
-
-<p>
-Je mens! je mens!... je me fais leur complice!... je veux la sauver!...
-quoi qu'elle ait fait! quoi qu'ils aient fait!...
-</p>
-
-<p>
-Je passe une fin de journée assez trouble... J'essaie de ramener ma
-pensée autour du drame dont j'ai été le témoin... de l'éclairer aux
-quelques lueurs des propos entendus chez la mercière...
-</p>
-
-<p>
-Ainsi... il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de
-l'horloger!... Et je n'en savais rien!... Et il avait toute la famille
-autour de lui!... Christine ne le recevait donc pas en cachette?...
-Non!... Mais elle le gardait en cachette, dans l'armoire! Dame!...
-Évidemment!... dame!...
-</p>
-
-<p>
-Les autres le croyaient parti!... Et il était dans l'armoire!
-</p>
-
-<p>
-Tout cela est bien extraordinaire... car enfin! il n'était pas depuis
-deux mois dans ce meuble, quand on l'a assassiné!...
-</p>
-
-<p>
-Comment a-t-il échappé à l'attention <i>soutenue</i>, à l'espionnage
-continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict
-Masson, toujours à l'affût derrière mes rideaux!...
-</p>
-
-<p>
-Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé
-de considérer que les deux hommes n'ont pas été absolument surpris
-par l'événement...
-</p>
-
-<p>
-Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière
-musique à laquelle je m'efforce en vain de donner un sens, attestent
-bien ceci, au moins, qu'il n'était pas absolument surpris de trouver sa
-fille en compagnie du mystérieux visiteur: «<i>Il ne m'obéissait plus!
-et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!</i>»
-</p>
-
-<p>
-Quelles paroles bizarres dans un pareil moment! tandis que Christine,
-éperdue, suppliait le vieux: «<i>Ne le tue pas! Ne le tue pas!</i>»
-</p>
-
-<p>
-Et le vieux l'avait tué tout de même!... Pourquoi?... Pourquoi?...
-Est-ce parce qu'il l'avait trouvé avec sa fille?... Est-ce parce qu'il
-ne lui obéissait plus! Peut-être à cause des deux choses!... Mais en
-quoi l'autre ne lui obéissait-il plus?... Qu'est-ce que le vieux
-exigeait de ce malheureux jeune homme que j'ai vu massacrer avec une
-furie si soudaine?...
-</p>
-
-<p>
-Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi «il
-retournait» car si quelqu'un conserva son sang-froid dans cette affaire,
-ce fut bien lui!
-</p>
-
-<p>
-Norbert, après avoir tué, avait l'air d'un fou! Christine poussait des
-soupirs à rendre l'âme! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le
-cadavre sans émoi apparent et l'avait poussé dans l'atelier sans dire
-un mot...
-</p>
-
-<p>
-Et maintenant, qu'ont-ils fait du cadavre?... Ils ne l'ont pas encore
-enfoui dans le jardin... ce sera peut-être pour cette nuit!... je
-passerai la nuit à ma lucarne... j'ai le pressentiment que, cette nuit,
-je verrai quelque chose!... Les deux hommes ont l'air trop préoccupé!
-Je devine bien ce qui les gêne... «La rouge goutte de sang pèse plus
-que la mer en colère!...» Lady Macbeth en a fait l'expérience avant
-mes voisins de l'Ile-Saint-Louis...»
-</p>
-
-<p>
-<i>Cette nuit-là</i>... oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire,
-nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un
-peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.
-</p>
-
-<p>
-C'est par cette nuit-là que la «Vierge» s'est encore levée, m'est
-encore apparue avec son harmonieuse douleur.
-</p>
-
-<p>
-C'est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à
-l'appeler la «Vierge»? Parce que mes yeux ont vu! ont vu quoi? Est-ce
-que je sais ce que mes yeux ont vu? Est-ce qu'ils le savent? Toute
-réflexion faite... on peut cacher un monsieur dans une armoire et
-rester pure! Il me plaît de penser cela!... Je trouve Boubouroche
-sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au
-parterre... Il me plaît que l'affreux drame&mdash;dont j'ignore
-tout&mdash;n'ait pas diminué ma Divinité!...
-</p>
-
-<p>
-Écoutez! écoutez bien ceci! moi aussi, j'ai mon drame&mdash;dont j'ignore
-tout également&mdash;un drame qui m'étreint de ses tentacules invisibles,
-mais qui, peu à peu, finiront pas sucer toute ma pensée... un drame au
-bout duquel, <i>si le hasard le veut, il y a peut-être l'échafaud!</i>...
-Et cependant, moi aussi, je suis pur!
-</p>
-
-<p>
-Seigneur Dieu, ne jugeons personne!... Ayons peur des formes que
-prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec
-le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens
-«ceci est» ou «ceci n'est pas»... Méfions-nous! méfions-nous!
-l'Univers est autour de nous comme une immense embûche... d'autres
-avant moi ont prononcé le mot: Farce!
-</p>
-
-<p>
-Je n'irai pas jusqu'à ce mot-là tant que je croirai en Christine.
-</p>
-
-<p>
-La nuit est si lourde et si basse autour de l'île, que celle-ci semble
-plus isolée que jamais de la ville.
-</p>
-
-<p>
-Elle est comme sous une cloche qui m'étouffe.
-</p>
-
-<p>
-C'est à peine si je puis respirer...
-</p>
-
-<p>
-Tout d'un coup, j'ai entendu la voix qui remplissait l'effrayant
-silence.
-</p>
-
-<p>
-C'est la première fois que j'entends sa voix à cette distance, et,
-peut-être, après tout, me suis-je imaginé l'avoir entendue?... Non!
-c'est bien elle qui a prononcé ces mots... je n'aurais pas pu les
-inventer... je veux dire que je n'avais aucune raison pour les
-inventer... C'étaient des mots très simples. Elle disait: «Au revoir,
-Gabriel!»
-</p>
-
-<p>
-Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait
-solennellement l'air si lourd, la nuit soufrée... Et devant elle, passa
-le cortège... C'étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient,
-roulé dans une couverture, le cadavre!
-</p>
-
-<p>
-L'armoire était ouverte derrière eux... Ainsi, j'avais bien deviné...
-Le cadavre était encore là quand j'étais monté dans l'atelier!
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! cette Christine est surhumaine!... Non! Non!... Tu n'es pas une
-poupée sans cœur, ô céleste créature!...
-</p>
-
-<p>
-Maintenant que j'ai entendu ta voix d'or dans cette affreuse nuit de
-silence, ta voix qui disait «au revoir» aux restes ensanglantés de
-l'un des plus beaux des fils des hommes, j'ai compris ton impassibilité
-de statue... Au revoir! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de
-cet inconnu où il y a promesse d'union des âmes, mais où peut être
-aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard! ô
-païenne Christine!...
-</p>
-
-<p>
-Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de
-laquelle j'ai hâte de déposer mon abominable défroque.
-</p>
-
-<p>
-Je voudrais être ce cadavre que tu pleures... et qu'ils descendent dans
-le jardin...
-</p>
-
-<p>
-Toi, tu n'as pas voulu en voir davantage et tu t'es redressée dans la
-nuit jaune et tu as disparu tandis qu'ils s'enfonçaient dans le puits
-d'ombre...
-</p>
-
-<p>
-Mais rien ne remue plus au fond de l'ombre... s'ils creusaient une
-fosse, je verrais leurs gestes noirs...
-</p>
-
-<p>
-Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose
-d'obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant
-sur le jardin et ne s'ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux
-fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou
-trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur
-qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique
-entr'aperçue par les interstices des cloisons mal jointes... et puis
-tout retombait à la nuit...
-</p>
-
-<p>
-C'est là que le neveu travaille quand il n'est pas renfermé là-haut
-dans l'atelier avec Christine et le vieux Norbert... Sans doute doit-il
-se livrer à des expériences de radiographie... De nos jours, il n'y a
-plus de médecin ni de chirurgien sans électricité... Je sais aussi
-(bavardages de M<sup>me</sup> Langlois) qu'à ce rez-de-chaussée, à droite,
-il y a un immense fourneau avec toutes sortes d'instruments, de cornues, de
-ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps
-jadis, au cinéma).
-</p>
-
-<p>
-Et, cette nuit, à travers les persiennes, c'est de là que vient la
-lueur... et non pas un étincellement électrique... mais une lueur de
-flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui
-s'éteint tout d'un coup... pour reprendre soudain et s'éteindre
-encore... Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le
-jet de quelque liquide inflammable...
-</p>
-
-<p>
-Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse...
-bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la
-direction à suivre et finalement s'étale sur l'île, rabat ses scories
-jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d'un voile de deuil
-sinistre en même temps que d'une atmosphère inquiétante... où
-persiste une horrifiante odeur!...
-</p>
-
-<p>
-Ah! les imprudents!
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap05"></a></h4>
-
-<h4>V
-<br /><br />
-TU VIENS T'ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES<br />
-MINAUDIÈRES</h4>
-
-<p>
-<i>Mercredi.</i>&mdash;Bon! Christine n'est pas morte de désespoir! Elle
-est dans mon atelier et bien vivante, je vous l'assure! <i>C'est vraiment
-gentil à elle d'être venue me rassurer!</i>... car c'est bien pour moi,
-cette fois, qu'elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa
-présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je
-savais!
-</p>
-
-<p>
-Elle est venue, mais où veut-elle en venir? où veut-elle en venir?
-</p>
-
-<p>
-Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante: une nouvelle
-robe de printemps, qu'elle s'est confectionnée elle-même assurément,
-mais avec ses doigts d'artiste <i>et qui ne prévoyaient pas le
-deuil!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Ce qu'une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu
-de broderie au point de croix!...
-</p>
-
-<p>
-Certes! ce n'est point à mon intention que cette robe a été faite,
-mais je ne saurais douter que c'est pour moi qu'on l'a mise!
-</p>
-
-<p>
-Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien
-redoutable!... Quel est donc son dessein pour que Christine soit
-coquette avec le monstre?
-</p>
-
-<p>
-Question à laquelle j'essaie de me raccrocher éperdument pour ne point
-perdre pied à ce nouveau tournant de l'inexplicable aventure! Et puis
-j'abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du
-gouffre, heureux affreusement de m'y enfoncer pour elle, sous son regard
-qui me sourit, qui a besoin de moi&mdash;car elle ne serait pas là avec
-toute sa coquetterie si elle n'avait pas besoin de moi&mdash;besoin de moi,
-<i>dans son crime!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Qu'elle fasse de moi ce qu'elle voudra!... Je suis prêt à prendre
-toutes les responsabilités!...
-</p>
-
-<p>
-Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable
-enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine.
-</p>
-
-<p>
-Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette
-méprisante archiduchesse, il faut qu'il se soit produit quelque chose
-de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s'asseoir, en
-face de moi, devant mon comptoir!...
-</p>
-
-<p>
-Ce crime, je le bénis!... et cette horrible odeur qui me faisait
-râler, cette nuit, sous mon toit... la maudite odeur de l'holocauste
-qui devait me poursuivre toute la vie... je ne la sens déjà plus...
-car son parfum à elle est venu!...
-</p>
-
-<p>
-Ah! l'odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de
-petits points de croix!
-</p>
-
-<p>
-La vie est plus forte que la mort!
-</p>
-
-<p>
-Va, mon enfant, parle!...
-</p>
-
-<p>
-Attends un peu, d'abord je vais envoyer en course l'apprenti qui rôde
-en reniflant comme un phoque au fond de l'atelier... et puis je vais
-fermer la porte pour que la rue n'entre pas chez nous!... car la rue est
-chez moi!... Voilà une histoire qui fournira les veillées de l'île!...
-Le museau pointu de M<sup>lle</sup> Barescat s'est avancé entre les
-hublots inquiétants de ses lunettes et sous l'arc de triomphe de son
-bonnet tuyauté; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher
-de soleil, là-bas, à l'horizon borné par la boutique de la
-charcutière... Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous
-d'agiles mitaines...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, je viens à vous comme à un ami!...
-</p>
-
-<p>
-J'essaie de sourire:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un ami? Mais vous ne me connaissez pas!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si, monsieur, je vous connais!... D'abord vous êtes mon voisin
-depuis des années et, comme je suis curieuse, j'ai voulu savoir qui était
-mon voisin...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un pauvre relieur, mademoiselle...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un grand poète, monsieur!
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai pas bronché. Mon silence ne l'a pas embarrassée le moins du
-monde. Elle a appuyé son coude d'ivoire (car les manches de cette
-blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient
-devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa
-main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant&mdash;<i>en me
-regardant</i>&mdash;elle prononça:
-</p>
-
-<p>
-«Dédié à celle qui passe.&mdash;Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les
-sourcils quand tu passes près de moi; que ton regard reste glacé dans
-son lac immobile; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient
-le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me
-fais pas pleurer!... Je suis orphelin, je suis enfant!... Rien ne
-pourrait me retenir!... Ne m'attire pas dans ton feu!... Ton amour m'a
-rendu pareil aux nuages déchirés par l'orage.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Assez! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l'attaque de
-nerfs... Assez! ce sont de très mauvais vers! Vous oubliez que si la
-reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a
-obtenu le prix, eux n'ont eu aucun succès... ce qui est justice, car,
-après tout, ils n'étaient signés d'aucun nom connu!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ils n'étaient pas signés du tout! laissa-t-elle tomber sans
-s'émouvoir autrement de l'état où elle me voyait, mais j'ai bien
-pensé qu'ils étaient de vous!...
-</p>
-
-<p>
-Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l'ivresse de tout à
-l'heure succédait une rage qui m'étouffait... Sans aucun doute cette
-fille se moquait de moi! et avec quelle tranquille audace! Enfin je pus
-m'exprimer et je lui jetai:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous êtes cruelle!... Du reste, j'ai toujours pensé que vous étiez
-trop belle pour n'être point la cruauté même et peut-être sans que
-vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Continuez donc; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher
-ici des compliments!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Qu'êtes-vous venue chercher?</i>...
-</p>
-
-<p>
-Ces mots terribles, j'aurais voulu les rattraper. Mais j'étais comme
-forcené. Et ainsi qu'il arrive aux plus timides quand ils donnent un
-essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre
-sa réponse, je l'accablai de reproches stupides comme si elle m'avait
-donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de
-moi...
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! oui, j'avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il
-n'appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler
-ma solitude et ma détresse!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n'avez rien
-trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice
-ma vanité d'auteur! Si vous soupçonniez le mépris que j'ai pour moi
-et pour les autres, <i>pour tous les autres</i>, vous seriez abstenue
-d'apprendre par cœur un méchant sonnet que j'avais depuis longtemps
-oublié!
-</p>
-
-<p>
-Elle ne broncha pas, mais quand j'eus fini, elle se remit tranquillement
-à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare,&mdash;où? dans
-quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables
-opuscules?&mdash;elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante,
-blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre... aussi bien que
-moi!... mieux que moi... car sa façon de dire attestait qu'elle
-ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur
-ne m'était pas encore apparue...
-</p>
-
-<p>
-Décidément l'intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela
-naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à
-comprendre et qu'elle est à peu près la seule à m'avoir compris. En
-tout cas, je suis anéanti devant cette révélation! Depuis un temps
-que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans
-me regarder jamais, vivait avec mes pensées!...
-</p>
-
-<p>
-Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela? Pourquoi?
-Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?...
-</p>
-
-<p>
-Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus
-tarder:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure: «Qu'êtes-vous venue
-chercher?» Monsieur, je suis venue vous demander un grand service!...
-Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise
-atroce... (Ah! ah! pensais-je encore, nous y voilà! Elle sait que je
-sais! que j'ai vu! Elle éprouve le besoin de s'expliquer, elle plie
-sous la nécessité d'entrer en pourparlers avec le voisin d'en face!
-Quel mensonge vais-je entendre?...)
-</p>
-
-<p>
-»Oui, atroce! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me
-quittèrent, et la salle se remplit d'une ombre opaque)... Nous sommes
-ruinés... Nous avons mangé depuis longtemps l'héritage de ma mère...
-et ce que nous gagnons est insignifiant!... Monsieur, je vois sur ce
-rayon, derrière vous, les <i>Études philosophiques</i> de Balzac. Avez-vous
-lu la <i>Recherche de l'absolu?</i> Oui, naturellement, vous l'avez lu. Je
-ne sais si vous êtes de mon avis, mais j'estime que ce roman est, avec
-<i>Louis Lambert</i>, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi
-la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de
-cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l'idée
-de génie? Rien ne résiste à la folie sublime de l'inventeur, et les
-enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme...
-Vous m'avez comprise, monsieur! Seulement, en ce qui concerne l'horloger
-Norbert de l'Ile-Saint-Louis, il y a une petite différence... Les
-enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non
-plus du reste (et elle n'en apparaît que plus touchante dans son
-dévouement), tandis que les enfants de Norbert&mdash;je veux parler de son
-pupille et de moi, monsieur&mdash;ont la foi la plus absolue dans l'idée et
-n'auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur
-père sur la paille dans le cas où il eût hésité!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mâtin! fis-je... tout cela pour le mouvement perpétuel!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour cela, ou pour autre chose, monsieur!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ne me croyez pas indiscret! Je savais qu'en vous parlant au
-mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent
-dans les arrière-boutiques du quartier.
-</p>
-
-<p>
-Christine releva la tête et sourit; tout fut de nouveau illuminé <i>a
-giorno.</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Reparlons sérieusement, je vous prie... Sur la paille, nous le
-sommes donc!... et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons...
-Je vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne
-l'imaginiez... je vais vous prouver maintenant que je vous considère
-comme un ami... (sa figure devint extraordinairement grave)... oui, je
-vais vous parler comme à un ami, <i>comme à un frère!</i> (c'est cela! je
-m'y attendais!... comme à un frère!... c'est toujours comme à un
-frère que ces dames me parlent)...
-</p>
-
-<p>
-»... Nous sommes à l'entière disposition de notre propriétaire... le
-marquis de Coulteray... Nous lui devons plusieurs termes... il peut, si
-bon lui semble, nous mettre à la porte demain! S'il ne le fait pas,
-c'est à cause de moi!... <i>le marquis de Coulteray me fait la cour!</i>...
-(Comment! encore un! Et elle est venue pour me dire cela!... Il me
-semble que la madone de l'Ile-Saint-Louis est bien occupée entre son
-fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et <i>son frère</i>: le
-relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis! Ô Christine! énigme de plus en
-plus indéchiffrable!)... une cour très convenable... du moins jusqu'à
-présent... Ma présence chez lui lui plaît... il prétend même
-qu'elle lui est nécessaire... Je passe quelques heures tous les jours
-dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer... des
-étains... de la ferronnerie pour de vieux lutrins... des ciselures pour
-antiphonaires. Sa bibliothèque est unique... vous verrez!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! je verrai cela!... fis-je pour dire quelque chose et d'un air
-tout à fait désemparé.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon Dieu, oui! du moins, je l'espère, sans quoi il n'y aurait aucune
-raison pour que je vienne vous faire de telles confidences...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bien!... bien!... je vous écoute... continuez!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À l'extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de
-quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en
-atelier et qui vous servira à vous aussi si... mon Dieu! si vous le
-voulez bien! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de
-l'autre jour!... Monsieur Bénédict Masson, j'ai confiance en vous!...
-je vous dis tout! (Oh! ce que les femmes peuvent mentir!) Venez à mon
-secours!... Si je romps avec le marquis... non seulement je perds la
-petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu'il n'hésitera
-pas à nous mettre à la porte!... <i>Or, nous ne pouvons quitter notre
-domicile de l'Ile-Saint-Louis sans une véritable catastrophe!</i>
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà! Il est toujours
-dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d'un assassinat! Un
-cadavre laisse souvent des traces, même quand on l'a fait passer par un
-poêle! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop
-d'exemples!... Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu'elle m'entretenait
-de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m'attendais pas, je ne
-songeais qu'au drame, moi, que j'avais vu, et dont elle avait l'air de
-ne plus se souvenir!... Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer
-<i>dans le vif du débat</i>, si tant est que l'on puisse s'exprimer ainsi
-en parlant d'un mort... Eh bien! je me suis encore trompé! Gabriel, ni de
-près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine,
-en effet, continue, attristée...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, une véritable catastrophe... <i>pour nos travaux!</i> Nous ne
-pouvons les transporter ailleurs... cela nous est impossible,
-matériellement et financièrement... Ce serait la fin de tout!... <i>Ce
-serait la fin de trois vies, et peut-être davantage!</i>
-</p>
-
-<p>
-Alors, c'est bien vu, bien entendu? De Gabriel, pas question! Elle
-s'imagine que je ne sais rien... Tout de même, elle sait, elle, et cela
-ne semble aucunement la préoccuper! Après tout, qu'est-ce que je
-m'imagine? Elle ne pense peut-être qu'à cela, avec sa figure vermeille
-et cette parure de clarté!... Alors, un monstre?... Pourquoi pas?...
-Avec elle je navigue du ciel à l'enfer avec une rapidité d'onde
-hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je vous comprends bien, vous me demandez d'accepter tout de suite
-d'être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis
-de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec
-lui!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est cela, monsieur!... vous voyez la confiance...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parfaitement! la confiance!... la confiance!... Compris!... Mais le
-marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! car j'ai posé mes conditions!... Il vaut mieux que vous sachiez
-tout... Je voulais partir... enfin je faisais celle qui voulait
-partir... ne plus revenir chez lui!... Il m'avait dit des choses qui
-m'avaient déplu... Il est très grand seigneur... extrêmement poli et
-parfois incroyablement audacieux... Il a pu croire que je ne reviendrais
-plus!... Il m'a suppliée... Je lui ai dit que je ne resterais que si,
-désormais, il y avait un tiers entré nous... Il a accepté... La chose
-s'est passée tout récemment... ce matin même... et je suis venue vous
-voir... j'ai pensé à vous tout de suite...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère... je sais!... Mais la
-marquise, demandai-je tout à coup, qu'est-ce qu'elle fait dans tout
-cela?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Dans tout cela</i>, répondit Christine en fronçant ses beaux
-sourcils, <i>dans tout cela, la marquise m'a suppliée de rester, elle
-aussi!</i> (C'est toujours ainsi, pensai-je.)
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap06"></a></h4>
-
-<h4>VI
-<br /><br />
-LA MARQUISE DE COULTERAY</h4>
-
-<p>
-Christine me conduira où elle voudra. J'accepte tout ce qu'elle me
-propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi
-elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès
-d'elle, lui!... je suis laid!...
-</p>
-
-<p>
-Je le crois bien qu'ils ont pensé à moi tout de suite, quand la
-nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne
-suis-je pas «le tiers» idéal? Ni l'un ni l'autre n'auront rien à
-craindre de mes entreprises pensent-ils,&mdash;mais, entre nous, le monstre
-n'aime pas qu'on le taquine.
-</p>
-
-<p>
-Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire
-autrement.
-</p>
-
-<p>
-Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la
-petite rue qui n'est à l'ordinaire qu'un courant d'air et qui, ce
-matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l'île
-des scories de la nuit! Ah! poussière des nuits! odeur funèbre! Autant
-en emporte le vent! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes
-de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur le
-vieux pavé du roi&mdash;«sous tes souliers de satin&mdash;sous tes
-charmants pieds de soie&mdash;moi je mets ma grande joie&mdash;mon génie
-et mon destin!»
-</p>
-
-<p>
-Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se
-dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé... L'hôtel
-Coulteray est assurément, avec l'hôtel Lauzun, l'un des plus beaux de
-l'île, sinon le plus beau, en tout cas l'un des mieux conservés dans
-sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos
-architectes modernes... Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme
-l'énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière
-lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d'une casquette
-galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière
-nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs
-siècles.
-</p>
-
-<p>
-Puis ce fut la cour d'honneur que Christine me fit traverser rapidement
-sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas
-chanceler...
-</p>
-
-<p>
-Elle ne me donna point le temps d'admirer la courbe harmonieuse du
-perron... nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous
-fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce
-de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux
-énormes de jade, s'enturbannait d'une soie immaculée...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sing-Sing! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du
-marquis... un très gentil garçon et très serviable, mais un peu
-encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s'allongeant sur
-une corniche, se balançant au-dessus d'une porte «histoire de vous
-faire peur pour rire»... Chassez-le en claquant dans les mains, comme
-pour un petit animal qu'il est... Sauve-toi, Sing-Sing!
-</p>
-
-<p>
-Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche
-rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des
-couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces.
-</p>
-
-<p>
-Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux
-incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de
-housses laissant passer leurs pieds écaillés... Ah! glorieux passé!
-glorieux et intact passé! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le
-cadre d'une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet
-hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d'un geste
-auguste, la porte de la bibliothèque?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Celui-ci, dit Christine, c'est Sangor, le premier valet de chambre
-du marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la
-divinité. Il a toujours l'air de sortir d'une conférence avec
-Bouddha... et il vous apporte un verre d'eau sucrée comme s'il vous
-faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention
-à lui... On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très
-intelligent. On ne sait jamais s'il vous comprend, mais il vous devine!
-Avec cela, fort comme une cariatide!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais il n'y a donc que des domestiques indiens, ici?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C'est le seul.
-La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont
-indiens... Vous savez qu'il s'est marié là-bas en Hindoustan...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, je sais... Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette
-bibliothèque, vous n'aviez rien exagéré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'exagère jamais rien!...
-</p>
-
-<p>
-Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux
-moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme
-les premiers enlacements d'une corbeille destinée au boudoir d'une
-coquette... il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans
-leurs reliures centenaires... Sur les tables, sur les lutrins, je
-soupçonnai, du premier coup d'œil, des merveilles...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous verrez! vous verrez! me dit Christine... il y a là des livres
-sans prix! des autographes rarissimes comme n'en possède pas l'Arsenal:
-tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d'heures de Blanche
-de Castille qu'elle légua à son petit saint de fils... Lisez: «C'est
-le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient
-des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle; puis la bible de Charles
-V, portant de la main même du roi: «Ce livre à moy, roy de
-France»... et ce missel dont chaque feuille est encadrée d'une
-incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce
-grand artiste dont on ignore le nom... Ah! cher relieur d'art, mon
-voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations... Voici
-encore, dans ce coffret, la lettre d'amour de Henri IV embrassant «un
-mylion de fois» la marquise de Verneuil... Le marquis veut faire un
-recueil d'autographes s'il trouve un relieur digne de les réunir.
-Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson.
-</p>
-
-<p>
-J'étais transporté. Il n'y avait plus en moi que l'artiste...
-l'amoureux lui-même semblait avoir fui... quand, tout à coup, dans
-cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que
-le drame (que j'avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure
-de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s'acheminait vers
-nous... quel drame?... celui d'à côté que j'avais vu, en partie, se
-dérouler sous mes yeux?... celui d'ici que je ne connaissais pas
-encore?... Peut-être bien les deux à la fois.
-</p>
-
-<p>
-Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée
-dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c'est
-l'impression que l'un de ces drames pourrait peut-être un jour
-s'expliquer par l'autre, en tout cas qu'ils n'étaient pas étrangers
-l'un à l'autre... et que ce mur, bâti jadis pour séparer l'antique
-demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait
-si facilement le tour.
-</p>
-
-<p>
-Qu'y avait-il de vrai dans tout ce qu'elle m'avait raconté le matin
-même? J'allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle
-qui s'avançait vers nous... c'était la marquise; je l'avais reconnue,
-bien qu'elle m'apparût encore plus exsangue que lorsque je l'avais vue
-pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans
-cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et
-triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un
-grand silence... quel souffle de l'au-delà soulevait cette fragile
-image? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par
-sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance
-italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux
-transparences si délicates qu'on eût craint de les profaner par
-l'examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette
-langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de
-l'effleurer ou peut-être même par pitié... d'autant que cette forme
-fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d'un regard
-plein d'inquiétude et de douleur.
-</p>
-
-<p>
-Je pus constater tout de suite que j'étais attendu, car Christine ne
-m'eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec
-effusion d'être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût
-craint d'être surprise... D'une voix qui rappelait le pépiement
-craintif d'un petit oiseau tombé du nid, elle me dit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M<sup>lle</sup> Norbert nous a parlé de vous... Vous êtes le
-bienvenu... Le marquis a besoin d'un homme comme vous pour ses
-collections, auxquelles il attache un si grand prix... Figurez-vous que
-M<sup>lle</sup> Norbert voulait nous quitter!... C'est si triste ici!...
-Elle prendra patience dans la compagnie d'un artiste comme vous!... Moi
-aussi, j'aime les livres... je viendrai vous voir de temps en temps. Je
-m'ennuie... si vous saviez comme je m'ennuie! Il faut me pardonner...
-J'ai été élevée aux Indes, n'est-ce pas? Il ne faut pas me quitter!
-Il ne faut pas me quitter!...
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus, elle s'en alla ou plutôt se sauva... disparut au bout de la
-pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces
-mots: «Il ne faut pas me quitter!»...
-</p>
-
-<p>
-Christine ne m'avait donc pas menti. Et c'était peut-être moins pour
-le marquis que pour la marquise qu'elle restait, et par charité... si
-elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m'en
-eût certes point averti!... elle murmura:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pauvre femme!
-</p>
-
-<p>
-Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais
-le jardin qui s'étendait derrière l'hôtel et qui me parut un peu
-négligé, ce qui n'était point pour me déplaire. L'été tout proche
-paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre
-éclosion des fleurs... Je me tournai vers Christine:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La santé de la marquise me paraît bien précaire.
-</p>
-
-<p>
-Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d'expirer... et
-puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces... elle
-paraît normale alors!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment, normale?... Que voulez-vous dire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Rien... <i>seulement je crois que la marquise a beaucoup
-d'imagination</i>... Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade
-qu'elle ne l'est... cela suffit pour qu'elle le devienne tout à fait...
-</p>
-
-<p>
-Et, sans transition, Christine continua:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur Masson... je voulais vous dire une chose... Vous voyez
-cette petite porte là-bas, au fond du jardin... elle donne sur la rue
-que nous avons suivie pour venir jusqu'ici... Elle est à quelque
-cinquante mètres de chez vous... Il vous serait donc beaucoup plus
-commode de venir directement ici par cette porte et d'entrer par la
-porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour
-par la grande entrée, et d'avoir à attendre la bonne volonté du
-«suisse», comme on dit encore ici!... Je demanderai donc au marquis
-qu'il vous en donne la clef!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu?
-</p>
-
-<p>
-D'abord, vous n'êtes pas un inconnu... et puis le marquis ne refusera
-pas cette clef, du moment que c'est moi qui la demande pour vous!
-Seulement, quand vous l'aurez, vous me la donnerez... à moi!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, à moi! Oh! n'ouvrez pas ces yeux étonnés... et qui attestent
-les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j'ai besoin
-de cette clef, ce n'est point pour venir ici en cachette, je vous prie
-de le croire... c'est pour m'enfuir, si c'est nécessaire!
-</p>
-
-<p>
-J'en pouvais à peine croire mes oreilles!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce marquis est donc bien redoutable? fis-je...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous le verrez!
-</p>
-
-<p>
-Encore un silence... Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore
-n'est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l'exprimer, la
-jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais
-de ma volonté en face de celle de Christine... Cependant, je ne puis
-dissimuler mon inquiétude; depuis quelques minutes, la marquise et
-Christine m'ont promené dans une atmosphère tellement incertaine... La
-fille de l'horloger comprend mon hésitation:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui
-n'a rien de tout à fait exceptionnel!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le marquis, on ne le verra pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peut-être pas aujourd'hui!... J'avais espéré... mais il est encore
-un peu honteux après la scène de ce matin...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! c'est ce matin...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, il a voulu m'embrasser!... C'est tout ce qu'il y a eu de grave
-entre nous... C'est pardonnable!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment donc!
-</p>
-
-<p>
-Et je lui pardonne!... Mais je prends mes précautions pour l'avenir,
-voilà tout!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, la clef... la clef... <i>et moi!</i>
-</p>
-
-<p>
-Elle a compris mon égarement, et alors il s'est passé cette chose
-stupéfiante: elle m'a pris la main et l'a gardée dans la sienne, comme
-si cette main lui appartenait, d'un geste qui prenait possession
-définitivement de ma personne, et m'a dit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soyez mon ami!... <i>Il y a longtemps que je le désire!</i>
-</p>
-
-<p>
-Longtemps!... Et cependant, quand elle était passée près de moi
-pendant des mois, des années, elle n'avait pas «remué les
-sourcils» et son regard était resté «glacé dans son lac
-immobile»... Ah! pitié, pitié, Christine!... «Ne me fais pas
-pleurer!» comme disent mes pauvres vers... Je suis orphelin... Je suis
-enfant! Ne m'attire pas dans ton feu! <i>Rien ne pourrait me retenir!</i>
-Et peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as
-pardonné au marquis.
-</p>
-
-<p>
-J'étais sans voix et je n'osais bouger de peur d'une catastrophe, d'une
-bévue de ma part, d'une maladresse, d'une caresse qui, si humblement se
-fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu'une forme de
-la brutalité... (j'étais payé, je vous le jure, pour savoir
-là-dessus à quoi m'en tenir)... ma main dut cependant la brûler, car
-elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge; cependant à son
-geste trop prompt, elle trouva une excuse:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La marquise!
-</p>
-
-<p>
-Moi, je n'avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet
-revenues... Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure
-inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson?
-</p>
-
-<p>
-Oui, oui! je leur reste!... je leur reste! Elles peuvent bien être
-tranquilles!
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap07"></a></h4>
-
-<h4>VII
-<br /><br />
-LE MARQUIS</h4>
-
-<p>
-<i>1<sup>er</sup> juin.</i>&mdash;J'ai vu le marquis; c'est un bon
-vivant. Mais auparavant, j'avais vu <i>ses portraits.</i> C'est une
-anecdote assez bizarre qu'il faut que je rapporte ici, car elle a été
-pour moi l'occasion de la première lueur projetée sur la singulière
-intellectualité de la marquise.
-</p>
-
-<p>
-Christine n'était pas là et j'étais assez embarrassé de ma personne;
-c'était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive,
-car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la
-cariatide Sangor; je n'osais encore toucher à rien, et pour calmer mon
-impatience, j'essayai de fixer mon attention sur quatre portraits
-représentant le père, le grand-père, l'arrière-grand-père et le
-trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu'à
-Louis XV... Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du
-premier étage... Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment.
-</p>
-
-<p>
-Ces quatre images me présentaient l'histoire du costume masculin en
-France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette
-particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient
-habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de
-père en fils.
-</p>
-
-<p>
-Il n'était point jusqu'aux manières, jusqu'au ton, si j'ose dire, qui
-ne se répétassent; bref, sous les dentelles et les basques de l'habit
-Louis XV, sous la cravate à la Garat, l'habit et les guêtres à
-l'anglaise de l'an IX, sous la redingote à large collet du temps de
-Charles X, sous l'habit à la française du second empire, on retrouvait
-le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue,
-mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux pleins d'un
-feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit,
-mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur
-tout cela un grand air d'audace un peu insolente qui semblait dire: le
-monde m'appartient!
-</p>
-
-<p>
-La vision que j'avais eue du marquis actuel, au fond d'une voiture
-rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu'il
-continuait d'aussi près que les autres la ressemblance avec le
-trisaïeul. Je prononçai tout haut:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent.
-</p>
-
-<p>
-Or, j'avais à peine fini d'exprimer ma pensée que, derrière moi, une
-voix se fit entendre:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y est!
-</p>
-
-<p>
-Je me retournai.
-</p>
-
-<p>
-La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures... je
-m'inclinai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne le voyez pas? demanda-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où donc? fis-je un peu étonné de l'air dont elle me disait cela...
-car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient
-immenses...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où? mais là!...
-</p>
-
-<p>
-Et du doigt elle me désignait les quatre portraits.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Lequel? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>N'importe lequel!</i>... me répliqua-t-elle dans un souffle.
-</p>
-
-<p>
-Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un
-fauteuil.
-</p>
-
-<p>
-C'est là-dessus que la porte s'ouvrit et que le marquis fit son
-entrée.
-</p>
-
-<p>
-Je ne sais s'il vit sa femme. Je crois qu'il ne l'aperçut pas. Elle
-était placée de telle sorte qu'il pouvait très bien ne pas la voir.
-En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son
-coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle...
-</p>
-
-<p>
-Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu'elle avait voulu
-dire avec son «n'importe lequel». C'était vrai qu'il ressemblait à
-n'importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur Bénédict Masson, sans doute!... Oui! Eh bien, je suis
-on ne peut plus heureux de vous rencontrer! M<sup>lle</sup> Norbert m'a
-souvent parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous
-voulez bien me consacrer un peu de votre temps!... Vous verrez que vous
-aurez de quoi l'occuper ici!...
-</p>
-
-<p>
-»Ah! vous étiez en contemplation devant les Coulteray! C'est un
-spectacle qui en vaut bien un autre! Croyez-vous qu'ils n'ont pas l'air
-de s'ennuyer, les gaillards! De fait, ils ont toujours eu une très
-mauvaise réputation... Je ne leur en veux pas pour cela!... Une belle
-lignée, n'est-ce pas, monsieur?... Et toujours fidèle à son roy. Vous
-connaissez notre devise: «<i>Plus que de raison!</i>»
-</p>
-
-<p>
-»Belle devise! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le
-mal, à la guerre comme dans les plaisirs! Je parle du temps où il y
-avait des plaisirs!... Ces gaillards-là ont connu ce temps-là!... Je
-les envie!... Aujourd'hui, nous n'avons plus que quelques distractions,
-et encore on ne peut même plus chasser!... Vous imaginez-vous
-Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en
-abattant un couvreur sur un toit?... Non, n'est-ce pas? Ni moi non plus!
-Tout de même, dans ce temps-là, il ne s'est pas trouvé un garde
-champêtre pour lui dresser procès-verbal!...
-</p>
-
-<p>
-»Ah! c'était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer
-de Sa Majesté!... nous avons fait du beau!... nous avons fait du
-beau!... Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de
-l'histoire de France, rédigés par les francs-maçons d'aujourd'hui...
-parce que les francs-maçons d'autrefois!... nous avons tous été plus
-ou moins francs-maçons... je me rappelle&mdash;la chose est arrivée à mon
-grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis
-XVIII&mdash;<i>je me rappelle que ce soir-là on a bien ri</i>... c'était un
-soir d'initiation, mon arrière-grand-père a passé «pour de bon» son
-épée à travers le corps de l'initié qui avait tenu, en ville, des
-propos fort désagréables pour l'honneur d'une dame qui avait celui
-d'être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul:
-«Ça, c'était <i>une épreuve!</i>» Le pauvre garçon en est mort, comme de
-juste; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles.
-Il ne s'en est pas plus mal porté, comme vous voyez!...
-</p>
-
-<p>
-Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle
-sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il
-disait ce «comme vous voyez»... du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou
-de lui-même!...
-</p>
-
-<p>
-Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents
-éclatantes, aux canines aiguës... Ah! c'était un homme de belle
-humeur, et qui devait boire sec et manger saignant...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous?... Ah! on
-continue la lignée! on continue la lignée!... (M'est avis que ce
-jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise:
-«Plus que de raison!»&mdash;<i>plus æquo</i>, comme nous disons en latin).
-En tout cas, celui-là était sans mystère... et ne vous donnait point
-comme la marquise «des idées de fantôme», pour parler comme les
-bonnes femmes...
-</p>
-
-<p>
-Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui,
-ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait
-la seule chose réellement vivante dans ce vieil hôtel endormi.
-</p>
-
-<p>
-Puis, tout retomba au silence, tout s'effaça à nouveau, et la petite
-nuée blanche, derrière moi, prononça:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne trouvez-vous pas qu'il est effrayant?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas le moins du monde, répondis-je en souriant... je trouve que M.
-le marquis est en bonne santé...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Il le peut! il le peut!</i> dit-elle dans un souffle... C'est
-justement ce que je vous disais: «<i>Il est effrayant de bonne santé!</i>»
-</p>
-
-<p>
-Ce qu'elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l'air de
-mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril.
-Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce: <i>il le peut, il le
-peut!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Elle reprit, en remontant d'un geste frileux sa fourrure sur son épaule
-nue:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de
-celui-ci, de celui-là ou d'un autre, dit souvent: <i>je?</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il <i>je</i> comme il dirait
-nous... nous, les Coulteray...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! non!... ce n'est pas cela!... ce n'est pas cela!... il dit:
-<i>je... je me rappelle</i>... et ainsi il raconte l'anecdote <i>comme si
-la chose lui était arrivée à lui-même</i>...
-</p>
-
-<p>
-Où voulait-elle en venir?... Elle avait toujours ses yeux immenses,
-reflétant une pensée qu'elle était seule à voir...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Madame, quand M. le marquis m'a dit: «Je me rappelle», il faut
-évidemment comprendre: «Je me rappelle que l'on m'a raconté»... Il
-ne saurait en être autrement... M. le marquis ne saurait se rappeler
-une chose qui s'est passée lorsqu'il n'était même pas né...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est la raison même!... prononça-t-elle avec un soupir... c'est la
-raison même...
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine
-n'était pas là!... Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine
-est là, ne la quittez sous aucun prétexte... Au revoir, monsieur
-Masson!... Ah! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait!...
-</p>
-
-<p>
-Je me retournai... En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de
-jade derrière la porte entr'ouverte... Et je le chassai en claquant des
-mains, comme Christine me l'avait recommandé.
-</p>
-
-<p>
-Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d'un geste
-extrêmement las...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson... Je vous
-dis des choses... des choses... dont vous ne comprendrez l'importance que
-plus tard... <i>Christine ne veut pas comprendre, elle!</i>... je suis bien
-heureuse de vous savoir ici!
-</p>
-
-<p>
-Elle glissa, disparut... pauvre petite chose grelottante, par cette
-belle journée de juin tiède... Par une fenêtre entr'ouverte, le
-jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans
-un tombeau privé de sa momie... Et ce fut encore de la vie qui entra
-avec Christine, rayonnante de jeunesse... les joues de pourpre, la
-bouche en fleur...
-</p>
-
-<p>
-Elle me donna ses deux mains:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi?...
-</p>
-
-<p>
-Je ne lui répondis pas, qu'eus-je pu lui dire? Qu'il n'y avait de vie
-pour moi que près d'elle?... Mon cœur tumultueux m'étouffait.
-</p>
-
-<p>
-Vit-elle mon trouble?... Oui, sans doute... Elle n'en fit rien paraître
-en tout cas...
-</p>
-
-<p>
-Elle défit son chapeau d'un geste adorable, de ce geste qui lui était
-particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de
-son bras rose...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons travailler! me dit-elle... En bien, vous avez vu la marquise?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! Et le marquis aussi... le marquis ne m'a pas l'air bien
-compliqué... mais la marquise!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! oh! <i>cela a déjà commencé?</i>... Racontez-moi ce qu'elle vous
-a dit...
-</p>
-
-<p>
-Je lui fis une narration complète de l'entrevue...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pauvre femme!... soupira-t-elle, elle me vous a pas paru... un
-peu... un peu folle?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En tout cas, elle est bizarre... Comment se fait il qu'elle ait
-toujours froid?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous dis que c'est une femme pleine d'imagination... elle
-s'imagine qu'elle a froid... et elle a froid!... Savez-vous son
-idée?... l'idée qui la transit?... l'idée qui la fait se promener
-comme une ombre dans cet hôtel de la Belle au Bois dormant... C'est à
-ne pas croire... et je ne l'aurais pas cru si le marquis lui-même ne
-m'avait ouvert les yeux sur l'étrange monomanie de sa femme... dont il
-a été le premier à souffrir, car il a beaucoup aimé sa femme... Eh
-bien! mon cher monsieur Masson, la marquise s'imagine que tous les
-marquis que vous voyez sur la muraille et celui d'aujourd'hui
-Georges-Marie-Vincent... <i>c'est le même!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! je comprends!... je comprends maintenant!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N'est-ce pas? vous comprenez son «n'importe lequel»? qu'elle m'a
-déjà servi à moi et que j'ai répété au marquis qui m'a tout
-expliqué avec une grande tristesse...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, elle est folle!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur,
-le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome... n'est pas mort!... pas plus que
-les autres!... et le Georges-Marie-Vincent d'aujourd'hui, c'est encore
-et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Je dis: et toujours! parce
-qu'elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir!... <i>à
-moins... à moins</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À moins?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! fit Christine, cette fois, vous m'en demandez trop long. Ce
-serait entrer dans un ordre d'idées que je n'ai pas encore le droit
-d'aborder avec vous!... Le marquis, que vous voyez si gai, si bon
-vivant, <i>ne tient pas à ce que l'on connaisse toutes ses misères</i>...
-Du reste, quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu'il cherche à
-les oublier!... Je vous dis qu'il a beaucoup aimé sa femme... et je suis
-certaine qu'il l'aime encore... et même qu'il n'aime qu'elle!...
-</p>
-
-<p>
-»Il essaye parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive... mais je ne
-me trompe pas au faux éclat de sa raillerie... «Regardez-moi! me
-fait-il, et dites-moi si j'ai l'air d'un Cagliostro... d'un comte de
-Saint-Germain... La farce est drôle! Eh bien, cette idée est venue
-tout d'un coup à ma femme... et elle ne peut plus s'en détacher!...
-Jusqu'alors, elle me regardait avec amour... maintenant, elle ne peut
-plus me voir sans épouvante! C'est tellement drôle, Christine, qu'il
-faut que je vous embrasse!...»
-</p>
-
-<p>
-»Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement moi, je ne
-veux pas que le marquis m'embrasse... parce que, moi, je suis
-fiancée...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vrai, vous êtes fiancée!... Il y a même longtemps que vous
-êtes fiancée, je crois...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, assez longtemps.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et pour longtemps encore? osai-je demander.
-</p>
-
-<p>
-Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes,
-où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de
-la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d'un
-fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines... et la marquise est
-une cervelle incertaine.
-</p>
-
-<p>
-»De plus, elle lit beaucoup! Elle se bourre de romans de
-«l'au-delà». D'un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n'a
-peut-être pas su comprendre qu'il fallait traiter avec la plus extrême
-délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la
-rupture est complète aujourd'hui... ou est bien près de le devenir. Il
-y a des histoires bizarres sur le célèbre compagnon d'orgies du
-Parc-aux-Cerfs; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme
-tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l'occultisme.
-La pauvre petite les a lues... elle a vu ici les quatre portraits qui
-sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà! Maintenant vous
-connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous
-le pouvez, monsieur Bénédict Masson.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine...
-Est-ce que... est-ce que la marquise est jalouse?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, pourquoi?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce qu'elle m'a dit en s'en allant: «Surtout lorsque Christine
-sera ici, ne la quittez sous aucun prétexte.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela! La jalousie n'a rien à
-faire là dedans, et cela n'a aucune importance... mais, autant que
-possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j'y suis.
-</p>
-
-<p>
-Tout de même Christine ne m'a pas dit pourquoi la marquise m'avait dit
-cela.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap08"></a></h4>
-
-<h4>VIII
-<br /><br />
-DU L'ON REPARLE DE GABRIEL</h4>
-
-<p>
-<i>4 juin.</i>&mdash;Si je m'étendais à celle-là!
-</p>
-
-<p>
-D'abord, il est bon que l'on sache que «mon aventure» a causé dans le
-quartier une petite révolution.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'est pas sans émoi que l'Ile-Saint-Louis a appris que M<sup>lle</sup>
-Norbert me rendait de fréquentes visites, et quand on a su que
-j'accompagnais la fille de l'horloger chez le marquis de Coulteray et que
-nous passions des heures ensemble, en tête à tête dans sa bibliothèque
-(indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la
-garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue De Regrattier
-au pont Sully et du quai d'Anjou au quai de Béthune, entrèrent en
-rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe; aussi quand on
-m'aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de
-Saint-Louis-en-l'Ile, sur les talons de la famille Norbert, on en
-conclut que j'étais un garçon perdu!
-</p>
-
-<p>
-Pour tout le monde, l'archiduchesse avec ses grands airs, m'avait
-«réduit à zéro!» Elle m'avait pris «sous le charme». Je n'en
-mangeais plus, je n'en dormais plus, je n'en parlais plus.
-</p>
-
-<p>
-De fait, j'avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions
-insidieuses de M<sup>me</sup> Langlois: événement grave. J'imagine que,
-dans le même moment, l'arrière-boutique de M<sup>lle</sup> Barescat ne
-chômait pas et que l'on devait dresser des plans pour me sauver des
-maléfices de «la famille du sorcier».
-</p>
-
-<p>
-Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était
-toujours si poli avec sa femme de ménage!
-</p>
-
-<p>
-M<sup>me</sup> Langlois s'était juré de me prouver qu'elle existait
-encore... et voici comment elle y parvint.
-</p>
-
-<p>
-Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant
-de l'hôtel de Coulteray où Christine n'avait pas paru, ce qui m'avait
-mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée
-avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n'ayant pu
-calmer mon impatience... je trouvai M<sup>me</sup> Langlois qui devait
-avoir fini mon ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le
-recommençait.
-</p>
-
-<p>
-Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire.
-La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta
-les poings sur les hanches, enfin, toute l'émotion qui la gonflait
-m'annonçaient que j'allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, <i>votre</i>
-princesse!... Vous ne l'avez pas vue ce matin chez <i>votre</i> marquis,
-n'est-ce pas?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardon, madame Langlois, pardon... Je pense que c'est de
-M<sup>lle</sup> Norbert qu'il s'agit... Sachez donc, une fois pour
-toutes, que M<sup>lle</sup> Norbert fait ce qu'elle veut... et je vous
-dirai même que ce qu'elle a fait ou ne fait pas ne m'intéresse en
-aucune façon!... Au revoir, madame Langlois, et rappelez-moi au bon
-souvenir de M<sup>lle</sup> Barescat!...
-</p>
-
-<p>
-La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit
-les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin
-se dirigea vers la porte... mais avant de me quitter elle se retourna:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu!
-</p>
-
-<p>
-Je ne pus m'empêcher de lui demander:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel beau jeune homme?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle...
-</p>
-
-<p>
-Je sentis que tout chavirait autour de moi... Je balbutiai:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Celui que...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez M<sup>lle</sup>
-Barescat... eh bien! il est revenu!... <i>Le beau Gabriel est
-revenu!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Je la fixai d'un œil hagard.
-</p>
-
-<p>
-Étant tout à fait dans l'impossibilité de cacher mon émotion, la
-mère Langlois jouissait amplement de l'effet qu'elle produisait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! vous ne me chassez pas, maintenant!... Ah! c'est qu'il lui
-en faut à la petite, vous savez!... Avec ses grands airs... avec ses
-grands airs!
-</p>
-
-<p>
-J'avais envie d'étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne
-point lui sauter à la gorge...
-</p>
-
-<p>
-Par un prodigieux effort sur moi-même, j'arrivai à prononcer d'une
-voix à peu près normale, cependant que j'essuyais la sueur qui me
-coulait des tempes:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous m'étonnez, madame Langlois... Je savais que ce jeune homme
-était très malade...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! il a l'air bien démoli... ça, c'est vrai... mais voilà la bonne
-saison... avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous l'avez vu rentrer chez les Norbert?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Rentrer?... Non, je ne l'ai point vu rentrer... ce particulier-là,
-je vous ai déjà dit que personne ne l'a jamais vu entrer ni ressortir...
-On ne sait pas par où il passe, bien sûr?... On dirait qu'ils le
-cachent chez eux!... Il est peut-être poursuivi par la police!... Je
-l'ai toujours dit: c'est sûrement un étranger pour être habillé
-comme ça!... Si vous trouvez que tout ça est naturel... Enfin, je vais
-vous dire une chose... Voilà trois jours qu'ils m'ont remerciée...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée? Mais alors comment
-savez-vous?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment je sais!... comment je sais... Quand la mère Langlois veut
-savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous
-pouvez en être assuré!... C'est comme je vous le dis! et je le
-prouve!... Quand ils m'ont eu fichue à la porte, je m'ai écrié dans
-mon intérieur: «Celle-là, vous ne l'emporterez pas en paradis!...»
-Faut vous dire que j'avais remarqué que, du haut d'une lucarne de votre
-bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux!...
-Je me l'avais dit plusieurs fois... Ce matin, j'ai vu partir le carabin
-qui s'en allait à son école comme tous les matins... puis ça a été
-le tour du vieux Norbert... Je m'attendais à voir sortir à son heure
-la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout
-le temps fourrée, ça n'est un secret pour personne... pas même pour
-vous, soit dit sans vous offenser!... Mais les minutes, les quarts
-d'heure passent: pas de Christine!... Je m'ai dit: «Qu'est-ce qu'elle
-peut bien faire là dedans toute seule?... À moins qu'elle ne mette en
-train une autre femme de ménage?... Faudrait voir!»
-</p>
-
-<p>
-»Bref, je ne fais ni une ni deux... je grimpe tout là-haut par une
-petite échelle, j'arrive dans le grenier... Me voilà à la lucarne...
-Et qu'est-ce que je vois?... La Christine et le beau jeune homme qui se
-baladaient tous les deux!... Ils faisaient tout doucement le tour du
-jardin... Elle l'avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ci...
-des Gabriel par-là!...
-</p>
-
-<p>
-»Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je
-l'avais vu... quand il se tenait si droit, si droit qu'on aurait cru
-qu'il avait avalé un manche à balai... Il était un peu raplapla... et
-elle lui parlait doucement comme quelqu'un qui encourage un malade...
-Ils sont allés s'asseoir derrière l'arbre. Là, il s'est laissé
-tomber dans le fauteuil de bois... et elle... eh bien! elle l'a
-embrassé!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si c'est un parent... fis-je, la voix blanche... il n'y a rien
-d'extraordinaire à cela!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! elle ne l'embrasse pas comme un parent, vous savez! et elle a
-une façon de le regarder!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue.
-M<sup>lle</sup> Norbert est une honnête fille à la conduite de laquelle on
-n'a rien à reprocher.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! moi, je veux bien! moi, je veux bien!... Tout de même, elle ne
-vous a pas raconté que, pendant que vous l'attendiez chez le marquis,
-elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que
-personne ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle m'en parlera peut-être cet après-midi! Et ne craignez rien,
-madame Langlois, je m'empresserai aussitôt de vous en faire part, car
-je vois que l'on ne peut rien vous cacher!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois que vous m'en voulez, monsieur Masson!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi?... Et de quoi donc, ma brave femme? Mais dites-moi, ils sont
-restés longtemps dans le jardin?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, pas même une demi-heure... Elle s'est levée la première et
-elle lui a dit:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Rentrons! Papa ne va pas tarder à revenir!
-</p>
-
-<p>
-»Oh! il est docile... Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu'elle
-veut, cette fille-là!... Elle s'est penchée... elle lui a pris le
-bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du
-pavillon, sur la droite... Vous savez que la porte du laboratoire de M.
-Jacques donne sur le côté... dans la petite allée, en face du mur...
-Ils sont rentrés par là... J'ai encore attendu... Elle est sortie du
-pavillon au bout d'un quart d'heure environ... et elle est allée
-s'enfermer tout là-haut dans son atelier!... Quelle drôle d'existence
-ils ont, ces gens-là!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi?... Ce jeune homme est malade... il a pris pension chez
-celui qui le soigne... et s'il est de la famille...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! je suis tranquille!... Pour être de la famille, il en est!...
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus, pour que je n'aie aucun doute sur l'allusion, M<sup>me</sup>
-Langlois ajoute:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et quand on pense que ça se dit fiancée!... Bien du plaisir,
-monsieur Masson! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter
-du «brillant belge»...
-</p>
-
-<p>
-Et elle est partie, triomphante...
-</p>
-
-<p>
-Ainsi Gabriel n'est pas mort!... Eh bien, pour Christine, j'aime mieux
-ça!...
-</p>
-
-<p>
-Il faut donc en conclure que, suivant l'expression de la mère Langlois,
-ce jeune homme avait été simplement <i>démoli</i>... et ce sont les soins
-de Christine et de Jacques Cotentin qui l'ont sauvé.
-</p>
-
-<p>
-Dès la nuit même de l'affaire, le prosecteur avait dû rassurer
-Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l'accès de
-rage qui avait jeté comme un fou l'horloger sur son hôte
-mystérieux...
-</p>
-
-<p>
-Ce n'était pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait
-descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli
-auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de
-Christine, et que l'on avait transporté dès qu'on l'avait pu, chez le
-prosecteur, où il était encore!...
-</p>
-
-<p>
-Et moi, je m'étais imaginé des choses... J'avais respiré une
-odeur!...
-</p>
-
-<p>
-L'esprit va loin sur la mauvaise route... Ce n'est pas la première fois
-que je m'en aperçois depuis... Henriette Havard... et les autres...
-toutes les autres qui ne sont pas revenues... Je suis porté à voir des
-drames partout... alors que, le plus souvent, il n'y a que de la
-comédie!...
-</p>
-
-<p>
-Ce que je venais d'apprendre n'éclairait point les ténèbres qui
-entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point
-sur sa présence dans l'armoire, sur la façon dont il pénètre chez
-les Norbert, ni sur l'attitude de toute la famille à son égard... Mais
-au moins Christine, que j'avais vue si tranquille au lendemain du drame,
-ne m'apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée
-sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de la beauté que
-j'adorais <i>quand même</i>, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le
-moment que je n'étais point sous le joug de son regard, sans une
-déchirante horreur!...
-</p>
-
-<p>
-Tout cela est très bien! très bien!... Seulement!... seulement Gabriel
-vit et elle l'aime!...
-</p>
-
-<p>
-Ah! que mes lèvres brûlaient quand je l'ai revue cet après-midi...
-comme j'étais près de lui dire: «Eh bien, Gabriel va-t-il
-mieux?» Mais je me suis tu au bord de l'abîme... Oui, j'ai senti
-nettement que ce mot-là, «Gabriel», je n'avais pas le droit de le
-prononcer!... C'est son secret!... le secret de son cœur! comme on dit
-dans les romans... c'est, son roman... Et moi, je suis hors de son
-roman... je suis hors de son cœur... Je suis seulement près d'elle...
-Si je veux rester près d'elle, tâchons d'oublier Gabriel!...
-</p>
-
-<p>
-Elle est toute joie... Ainsi s'explique le rayonnement de ces derniers
-jours... Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin...
-Tâchons d'oublier Gabriel!... Hélas! je ne pense qu'à lui!
-Heureusement que le drame d'ici me reprend avec une certaine
-brutalité...
-</p>
-
-<p>
-Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l'on a
-mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes
-arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié... Sing-Sing
-accourait derrière elle... Elle murmura, comme si le souffle allait lui
-manquer:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Chassez cette petite bête immonde!... Je chassai Sing-Sing, qui ne
-protesta pas...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que vous a-t-il fait, madame? demandai-je... Vous devriez vous
-plaindre au marquis.
-</p>
-
-<p>
-Elle eut un pâle sourire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n'y a rien
-là que je puisse apprendre au marquis...
-</p>
-
-<p>
-Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à
-voir. Elle se tourna du côté de Christine:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi!... Vous qui avez de
-l'influence sur le marquis, dites-lui qu'il faut me laisser en paix...
-que ma pauvre tête s'égare... et que ce docteur finira par me rendre
-tout à fait folle!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel docteur? demandai-je.
-</p>
-
-<p>
-À ce moment, la porte de notre cabinet s'ouvrit et la cariatide de
-bronze apparut dans l'embrasure... L'hercule indien courbait la tête et
-les épaules comme s'il soutenait toute la maison:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses
-appartements, où le docteur l'attend.
-</p>
-
-<p>
-Je regardais la pauvre femme; elle claquait des dents... Rodin, pour sa
-porte de l'enfer, n'a pas inventé une figure où l'effroi de ce qui va
-arriver creusât des rides plus cruelles... Ravagée par l'épouvante,
-elle nous regarda tour à tour éperdument... En vérité, je ne savais
-quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était
-question... Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui
-cherchait un refuge...
-</p>
-
-<p>
-Christine lui dit avec tristesse:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allez, madame, vous savez bien que c'est pour votre santé!
-</p>
-
-<p>
-Elle entr'ouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent
-point... Elle tremblait de plus en plus... Elle me regarda de ses yeux
-immenses et glacés...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon Dieu! fis-je... mon Dieu!.;.
-</p>
-
-<p>
-Je ne trouvais pas autre chose à dire.
-</p>
-
-<p>
-Sangor répéta encore sa phrase... les épaules de plus en plus
-courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la
-bâtisse... et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable
-dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne
-devoir pas avoir de fin, l'hercule se déplaça, se courba encore,
-allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une
-seconde, statuette de l'horreur, devant cette statue de la force, et ils
-disparurent tous deux, tandis que l'on entendait rire Sing-Sing
-derrière les portes refermées.
-</p>
-
-<p>
-Ce que je venais de voir m'avait brisé. Certainement si je n'avais vu
-Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et
-qu'elle ne disait rien.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais enfin! m'écriai-je, vous, vous savez ce qu'on va lui faire!
-Pourquoi cette épouvante? Quel est ce docteur dont la seule évocation
-semble épuiser sa vie?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte! répondit Christine.
-Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable!
-Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ombre! Elle est sans forces... sans
-couleurs! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les
-gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et
-qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue
-d'Iéna... oh! il est bien connu... Vous avez dû en entendre parler...
-le docteur Saïb Khan...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, je crois... N'a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans
-le <i>Royal Magazine?</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parfaitement, c'est lui!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et qu'est-ce qu'il lui ordonne?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! la chose la plus naturelle du monde... des sérums... des jus de
-viande...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de
-faire venir le docteur Saïb Khan, qu'elle a en si profonde horreur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous m'avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus
-incompréhensible...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi donc?... Si vous la voyez dans cet état, c'est qu'elle se
-refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu'on ne
-retrouve que chez les grévistes de la faim!... Or, Saïb Khan est le
-seul qui puisse la faire manger!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment cela?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il l'hypnotise!... Vous connaissez son système... on en a assez
-parlé... Agir sur l'esprit pour guérir la matière!... Ça n'est pas
-une nouveauté, mais l'Inde possède depuis des siècles une
-thérapeutique de l'esprit auprès de laquelle la science de nos
-Charcots modernes est un balbutiement d'enfant nouveau-né...
-Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme
-la marquise... une cliente qui se refuse... il doit agir avec un
-brutalité psychique dont je n'ai même pas une idée et qui, à
-l'avance, anéantit la pauvre femme... Vous comprenez maintenant
-pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse... pourquoi
-j'encourageais la malheureuse... pourquoi je lui disais que «c'était
-pour son bonheur!...»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et tout cela parce qu'elle s'imagine qu'elle est mariée à...
-</p>
-
-<p>
-Christine me regarda fixement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mariée à qui?... Dites toute votre pensée, insista-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, mariée à un phénomène <i>qui est plus fort que la
-mort</i>... Est-ce bien cela?
-</p>
-
-<p>
-Elle hocha la tête d'une façon qui ne me satisfit qu'à moitié.
-J'insistai à mon tour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout cela ne tient pas debout... Elle pourrait s'imaginer cela et ne
-pas se laisser mourir de faim!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Qu'est-ce que vous
-voulez que je vous dise?
-</p>
-
-<p>
-Je repris, au bout d'un instant:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour
-quelques semaines...
-</p>
-
-<p>
-Sans me regarder, Christine me répondit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Hélas! <i>Il est étrange même de voir avec quelle régularité de
-pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la
-mort à la vie et redescendre ensuite!</i> Au bout d'un certain temps, chez
-elle, l'idée réapparaît, l'idée qui finira par la tuer si on ne l'en
-guérit pas... Le marquis n'a plus d'espoir qu'en Saïb Khan.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En dehors de l'idée, pour tout le reste, elle est lucide?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Très lucide et même remarquablement intelligente.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors il est inimaginable que l'on ne puisse lui faire toucher du
-doigt l'absurdité de son idée!... je dis bien toucher du doigt... car
-enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome
-jusqu'à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance
-et de décès... des actes authentiques?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas pour tous! et c'est bien là ce qui fait le malheur du marquis...
-Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à
-l'étranger... vous savez qu'ils étaient grands coureurs d'aventures...
-Certains sont nés à l'étranger et il est exact que certains papiers
-ne sont pas d'une authenticité absolue, mais vous savez qu'aux deux
-siècles passés, c'était là chose courante, même en France, et que
-les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans
-les grandes familles, moins par des documents que l'on négligeait
-d'établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par
-le témoignage des contemporains... La marquise est au courant de cette
-particularité... On n'a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni
-leur naissance... d'une façon formelle à ses yeux... car j'ai toutes
-ses confidences... et le marquis, d'autre part, a mis à ma disposition
-tous les documents dont il disposait... Voilà où nous en sommes...
-C'est inimaginable...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais enfin, si elle était saine d'esprit... comment la première
-idée d'une chose pareille lui est-elle venue?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La première idée... la première idée... Mon Dieu! mon cher
-monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire... je n'en sais
-rien, moi!...
-</p>
-
-<p>
-Il y avait de l'hésitation dans sa réponse... Sans doute avais-je
-fait, sans le savoir, allusion à <i>cette autre chose</i> dont elle ne
-m'avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères
-dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au
-surplus, il paraissait fort bien se consoler...
-</p>
-
-<p>
-Pendant toute la fin de cette conversation Christine avait eu la tête
-penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très
-absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance
-singulière, dans la plaque toute préparée... Je me penchai au-dessus
-d'elle, pour voir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et
-calme... Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des <i>Dialogues
-socratiques</i>...
-</p>
-
-<p>
-Alors je reconnus certain profil apollonien, l'œil fendu en amande, le
-dessin de la bouche, l'ovale parfait du type qui avait peut-être été
-celui d'Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les
-ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait «comme deux gouttes
-d'eau» à Gabriel...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap09"></a></h4>
-
-<h4>IX
-<br /><br />
-DORGA</h4>
-
-<p>
-<i>8 juin.</i>&mdash;Christine avait encore raison. J'ai revu la marquise.
-Elle est méconnaissable.
-</p>
-
-<p>
-Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c'est bien
-une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la
-vie...
-</p>
-
-<p>
-Elle sort... ou <i>on la sort</i> en voiture découverte, une voiture
-attelée... Elle adore, paraît-il, les chevaux... Elle revient du Bois
-les joues fleuries... Son regard cependant est toujours triste, inquiet,
-mais le sang circule à nouveau dans ses veines... L'esprit est toujours
-malade... mais le corps va mieux...
-</p>
-
-<p>
-Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise... Sangor conduit. Il a à
-côté de lui Sing-Sing... Elle ne reçoit jamais de visite...Christine
-me dit que c'est elle qui ne veut recevoir personne... Elle refuse
-d'aller dans le monde... Et le monde n'insiste pas... Le bruit a
-commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n'avait pas une
-cervelle très, très solide... Ses silences, ses bizarreries... son air
-de plus en plus lointain ont détaché d'elle, peu à peu, toute la
-société du marquis.
-</p>
-
-<p>
-Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné
-quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui
-ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint
-Georges-Marie-Vincent.
-</p>
-
-<p>
-Néanmoins, ses amis se félicitent qu'il ait «pris le dessus» sur ses
-malheurs domestiques.
-</p>
-
-<p>
-Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très
-renseignée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le sang des Coulteray est plus fort que tout! me dit-elle. Ils en
-ont vu bien d'autres!... Un petit bourgeois serait écrasé par cette
-infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans
-sa collection... ça n'a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du
-moins je l'espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l'amie
-de la marquise: ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le
-secret de ma situation ici.
-</p>
-
-<p>
-Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets
-d'argent à la main. Ses yeux brillaient.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de
-trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela
-excellent! Je vous crois, on dirait du cocktail!... Et savez-vous ce que
-c'est? Un mélange de sang de cheval, d'hémoglobine, de je ne sais
-quoi!... Goûtez-moi cela, je vous dis!... aucune fadeur... au
-contraire... une saveur capiteuse... et chaud à l'estomac comme un
-vieil armagnac!... Ça réveillerait un mort!... Et ça vous donne un
-appétit!
-</p>
-
-<p>
-Nous bûmes. C'était, en effet, tout ce que disait le marquis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze
-jours!...
-</p>
-
-<p>
-Il se tourna vers moi:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur?...
-Christine vous a raconté?... Vous êtes un ami... La pauvre enfant! si
-nous pouvions la sauver!... Bah! que le corps se porte bien et la tête
-ira mieux!...
-</p>
-
-<p>
-Il s'est frappé le front et s'en est allé avec son flacon et ses
-gobelets, enchanté, rayonnant!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est chaque fois la même chose! me dit Christine... chaque fois il
-s'imagine que sa femme est sauvée!... En attendant, il va aller ce soir
-rejoindre sa Dorga!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sa Dorga?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, la danseuse hindoue!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l'Inde, cet
-homme-là!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il l'a ramenée de là-bas en même temps que sa femme...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous m'aviez dit qu'il adorait la marquise!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Êtes-vous naïf!... Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix
-maîtresses... Celle-ci lui fait honneur... elle fait courir tout
-Paris...
-</p>
-
-<p>
-<i>9 juin.</i>&mdash;J'ai vu Dorga... Oui, moi qui ne sors pas le soir dix
-fois par an, j'ai eu la curiosité d'assister aux danses de la belle
-Hindoue... Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le
-jargon des communiqués de théâtre, une salle «resplendissante».
-</p>
-
-<p>
-Je m'attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur
-la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds
-bracelets aux chevilles; je m'attendais encore à quelques
-déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin «le genre» si
-ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J'ai
-vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une
-toilette de gala à la dernière mode.
-</p>
-
-<p>
-Mâtin! le marquis aime les contrastes! La marquise et Dorga, c'est le
-jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon
-sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude,
-brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l'Orient; mais plus
-que les bijoux qui l'étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle
-sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga.
-</p>
-
-<p>
-L'Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse
-Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l'on écoute dans un
-silence oppressé.
-</p>
-
-<p>
-Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante
-acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui «en
-voulaient encore»... Mais la belle danseuse avait disparu, assez
-méprisante, et ne revint plus...
-</p>
-
-<p>
-Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré
-des tempéraments, et j'aperçus le marquis, écarlate, qui sortait
-d'une loge avec Saïb Khan...
-</p>
-
-<p>
-Il daigna me reconnaître:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez vu? me jeta-t-il... hein, vous avez vu?... Quelle
-merveille!...
-</p>
-
-<p>
-Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons la féliciter!...
-</p>
-
-<p>
-Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée,
-mais qui ne s'ouvrit que pour nous... Cette fois, elle était demi-nue
-au milieu des fleurs.
-</p>
-
-<p>
-Le marquis me présenta:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M. Bénédict Masson, un grand poète!
-</p>
-
-<p>
-Je ne protestai pas... J'eusse été incapable de dire un mot. Je la
-regardais à la dérobée, honteusement et l'air mauvais... un air que
-je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à
-elle, elle m'avait jeté un coup d'œil dans la glace et ne s'était
-même pas retournée... Quelques vagues paroles de politesse. Elle
-devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa
-derrière un paravent, et je m'enfuis, la tête chaude, les oreilles
-sonnantes...
-</p>
-
-<p>
-Je me sentais une haine farouche pour le marquis... et pour tous les
-hommes riches, qui n'ont qu'à se baisser et à se ruiner pour ramasser
-de pareilles femmes!...
-</p>
-
-<p>
-Et moi! moi! qu'est-ce que j'aurai jamais?... L'image de Christine en
-moi... charmante et subtile effigie!...
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Ah! Seigneur Dieu! j'ai envie de me tatouer la peau comme un
-colonial... comme un «joyeux»... Un cœur avec une flèche, et,
-autour: «J'aime Christine!»... Quand je me regarderai dans la
-glace de mon armoire, je croirai peut-être que c'est arrivé!...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap10"></a></h4>
-
-<h4>X
-<br /><br />
-L'AUTRE CHOSE...</h4>
-
-<p>
-<i>10 juin.</i>&mdash;Le spectacle que me donnait Dorga m'avait empêché de
-prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan,
-qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C'est à peine si je me
-rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque
-barbu. Mais le marquis est descendu aujourd'hui dans la bibliothèque
-avec Saïb Khan, et j'ai pu observer celui-ci tout à mon aise.
-</p>
-
-<p>
-Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux
-dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords
-du Gange. Son visage sévère est entouré d'une barbe de jais, très
-soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui
-rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est
-admirablement habillé, chaussé: élégance simple, impeccable. Je
-comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu'il inspire. Il
-paraît si sûr de lui qu'il est à peu près impossible que l'on reste
-sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de
-cette bouche carnassière...
-</p>
-
-<p>
-Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre?...
-Eh! mais <i>dans les portraits!</i>... surtout, surtout dans celui de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre... et ce sourire,
-toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore
-de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de
-Georges-Marie-Vincent!...
-</p>
-
-<p>
-Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le
-moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus
-précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la
-bibliothèque, et qu'il faudra classer, réunir, suivant un plan que je
-suis libre d'établir à mon gré et suivant mes goûts...
-</p>
-
-<p>
-Le marquis est loin d'être une brute. J'ai trouvé en lui non un
-collectionneur «averti», car cette collection ne lui doit rien, ou à
-peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement
-littéraire depuis deux siècles: ceci, je ne puis le nier, je ne puis
-le nier... un homme qui, dans ses voyages, s'est toujours intéressé
-aux bibliothèques... Nous avons eu une longue discussion sur celle de
-Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d'encre
-de Paul-Louis Courier... Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui
-traite bien à la légère <i>un pareil crime!</i>... Je ne savais pas le
-marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c'est de la
-littérature... la réalité, c'est Dorga!...
-</p>
-
-<p>
-Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb
-Khan, dont le sourire s'élargit sur l'éclatante menace de sa mâchoire
-de bête fauve...
-</p>
-
-<p>
-Ils s'en allèrent et ils durent quitter aussitôt l'hôtel, car
-j'entendis le bruit d'une auto qui s'éloignait dans la cour
-d'honneur...
-</p>
-
-<p>
-Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s'ouvrit
-et la marquise parut:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où a-t-il appris tout cela? me souffla-t-elle... Où a-t-il appris
-cela?... Pourriez-vous me le dire? Georges-Marie-Vincent a eu une
-instruction très négligée... d'après même ce qu'il raconte. Il n'a
-jamais su me dire le nom de son précepteur... Alors?...
-</p>
-
-<p>
-Elle avait écouté derrière la porte... C'est donc en vain que,
-physiquement, elle se portait mieux! <i>L'idée</i> était toujours là...
-cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une
-tristesse infinie... Elle ne se méprit point à mon air:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous fais de la peine, n'est-ce pas? Christine a dû exciter votre
-pitié!...
-</p>
-
-<p>
-Et plus bas:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle n'est pas ici, Christine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! elle vient de partir!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer... Elle vous a
-dit, bien entendu, «l'idée»... Ils me croient tous folle ici... Il y
-a des moments où je voudrais être morte!... oui, morte!... mais j'ai
-peur même de la mort!... Oui, il y a des moments où j'ai peur de la
-mort plus que de tout!... et je vous dirai pourquoi, un jour... à moins
-que vous ne le deviniez d'ici-là!... j'ai peur de la mort; j'ai peur de
-la vie, j'ai peur de Saïb Khan!... Celui-là est tout-puissant... Il
-peut tout ce qu'il est possible de pouvoir... s'il avait pu m'arracher
-l'idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis
-longtemps... je l'ai connu aux Indes... aucune idée ne lui résiste!...
-Pourquoi n'a-t-il pas réussi avec moi?... parce que, chez moi, l'idée
-n'est pas seulement une idée, c'est le reflet de la réalité... Vous
-comprenez bien... ce n'est pas une imagination sur laquelle un homme
-comme Saïb Khan puisse agir... c'est la vérité vivante et
-naturelle... contre laquelle il n'y a rien à faire... Saïb Khan
-commanderait à une montagne de disparaître que l'Himalaya n'en serait
-point remué sur sa base, n'est-ce pas?... Eh bien! il n'est pas plus en
-son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible...
-jusqu'à ce jour... le bloc des Coulteray!... M'avez-vous compris?...
-M'avez-vous compris?...
-</p>
-
-<p>
-Elle posa sur ma main sa main brûlante: «<i>Je vous dis que c'est le
-même!</i>»
-</p>
-
-<p>
-Ses yeux immenses cherchaient les miens... je n'osais la regarder pour
-qu'elle ne vît pas toute la pitié qu'elle m'inspirait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Madame! madame! comment pouvez-vous! comment une femme comme vous,
-de votre intelligence!... Madame, prenez garde! Il n'y a rien de plus
-redoutable au monde que le merveilleux. C'est un domaine où se sont
-perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec
-lesquelles il ne faut pas jouer!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Jésus-Marie! s'écria-t-elle, ai-je l'air de jouer? Je parle
-sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n'a reçu aucune
-instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui
-d'aujourd'hui... Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l'un des
-plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte
-de savant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il
-brillait chez d'Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande
-Encyclopédie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait
-été élevé par les soins de son oncle, l'évêque de Fréjus. Eh
-bien! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez
-eue tout à l'heure avec Georges-Marie-Vincent n'aurait pas été
-possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n'avait pas reçu cette
-éducation-là!
-</p>
-
-<p>
-Je sursautai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis
-Courier n'avait pas encore taché d'encre le manuscrit de Longus au
-temps de Louis XV!
-</p>
-
-<p>
-Elle pinça les lèvres.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte!
-laissa-t-elle tomber. J'ai voulu dire que, sans cette éducation-là,
-sans les souvenirs classiques qu'elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne
-s'intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Excusez-moi, madame!... Il y a une chose en tout cas que je puis
-vous dire et qui m'a, en effet, toujours étonné... c'est la solidité de
-cette instruction classique chez le marquis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N'est-ce pas?...
-</p>
-
-<p>
-De nouveau ses yeux brillèrent... de nouveau elle me prit la main...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! si vous vouliez être mon ami... mon ami!...
-</p>
-
-<p>
-Je prononçai quelques paroles de dévouement... Son agitation subite
-m'inquiétait... Je regrettais d'être seul avec elle... J'aurais voulu
-voir apparaître Sangor et même Sing-Sing...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui!... je le sens!... vous me comprendrez, vous, vous!... Il le
-faut ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie
-et la mort!... Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre!...
-Christine me prend pour une folle... Saïb Khan pour une malade... et il
-me ressuscite... malgré moi!... Ah! pourquoi me ressuscite-t-il?...
-<i>Pourquoi me ressusciter pour l'autre?</i>... À moins qu'il ne soit son
-complice!... ce que je finirai bien par croire... car enfin... J'ai
-horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles
-douleurs!... Et cependant il m'est <i>défendu de mourir!</i> Ah! mon ami,
-mon ami!... Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray?... Vous ne
-l'avez pas visité, non?... C'est un château, comme on dit:
-historique... là-bas, entre la Touraine et la Sologne... La chapelle
-est un chef-d'œuvre comparable à l'église de Brou... Mais je vous
-prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m'ont
-attirée... non... il faut descendre dans la crypte... Là sont les
-tombeaux des Coulteray... Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide!... Vide, je vous dis!...
-Comprenez-vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais non, je ne comprends pas!
-</p>
-
-<p>
-Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vide! et c'est le dernier tombeau des Coulteray!... Il n'y en a plus
-d'autre. On ne meurt plus chez les Coulteray...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais, madame, s'ils sont morts à l'étranger!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Évidemment! Évidemment!... Mais je vous répète que le tombeau est
-vide!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En bien... la Révolution est passée par là... et combien de
-tombeaux...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'est pas cela! ce n'est pas cela!... La Révolution n'a rien à
-faire là-dedans... Le lendemain du jour où l'on a descendu le corps de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre
-déplacée et le tombeau vide!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et alors?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment et alors?... Mais vous ne connaissez donc pas l'histoire des
-Coulteray?... Je vous croyais plus renseigné sur
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome... Vous me disiez tout à l'heure qu'il
-avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie... Il n'a écrit
-qu'un article... un seul... et vous ne savez pas sur quoi?... Vous n'en
-connaissez pas le sujet?... Attendez-moi ici, je vais vous le chercher!
-</p>
-
-<p>
-Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation
-ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison... Que cette
-femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi
-l'ombre d'un doute!...
-</p>
-
-<p>
-Elle revint quelques minutes plus tard, haletante:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vite! vite! me jeta-t-elle... emportez tout cela chez vous!
-Dissimulez ce paquet!... Lisez! et vous saurez tout!... Sing-Sing est dans
-l'escalier!... Sangor arrive!... Adieu!
-</p>
-
-<p>
-Elle m'avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet
-enveloppé dans un journal de modes et noué d'un ruban noir... Je le
-glissai sous mon veston et je rentrai chez moi... J'étais persuadé que
-j'allais enfin savoir ce que c'était que <i>l'autre chose</i>...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap11"></a></h4>
-
-<h4>XI
-<br /><br />
-«PRIEZ POUR ELLE!»</h4>
-
-<p>
-À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je
-lisais encore... Maintenant je sais ce que c'est que <i>l'autre
-chose</i>... C'est inimaginable à notre époque!... Maintenant je
-comprends pourquoi elle me répétait de cet air hagard... <i>j'ai peur
-de la mort!</i>... elle qui a déjà si peur de la vie!... Je comprends
-le sens qu'elle attachait à cette phrase: <i>Il m'est défendu de
-mourir!</i>...
-</p>
-
-<p>
-On a frappé à mes volets... j'entends la voix de Christine... Comment
-ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille? Et pourquoi?...
-Je vais ouvrir... Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin,
-qu'elle me présente... Ils sont allés, par cette tiède soirée de
-juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la
-lumière chez moi!... Alors elle est venue me dire «un petit
-bonsoir» en passant.
-</p>
-
-<p>
-... Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille.
-</p>
-
-<p>
-Jamais je n'avais vu de si près le prosecteur et je m'en serais fort
-bien passé, mais l'idée que Christine ne l'aimait pas et qu'elle le
-trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait
-supportable.
-</p>
-
-<p>
-Je vis qu'il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et
-pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s'il se rendait bien compte
-qu'il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des
-savants, mais, à son âge, c'était peut-être un genre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! fit Christine en s'asseyant. Elle vous a donné le paquet?
-Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout
-cela chez vous, ou de le détruire; en tout cas, de ne pas le lui
-rendre. Ce sont ces papiers-là qui l'ont rendue malade, la pauvre
-femme! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses
-imaginations?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je ne m'abuse, le voilà! fis-je en mettant la main sur un
-opuscule intitulé: <i>Les plus célèbres Broucolaques.</i> «Broucolaque» est
-le mot dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition
-moderne désigne sous le nom de «vampires»!
-</p>
-
-<p>
-Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus
-sérieusement du monde de ces êtres que l'on croit morts et qui ne le
-sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du
-sang des vivants pendant leur sommeil... Quelques-uns de ces vampires
-dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C'est là
-qu'on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans
-l'Allemagne du Sud: <i>ils avaient un coloris vermeil, leurs veines
-étaient encore gonflées de tout le sang qu'ils avaient sucé, on
-n'avait qu'à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui
-d'un jeune homme de vingt ans</i>... Certains ne reviennent jamais dans
-leur tombeau, dont ils ont l'horreur... ce sont, évidemment, les plus
-dangereux... parce qu'il n'y a aucune raison pour que l'on s'en
-débarrasse jamais... on ne sait plus où les trouver... Ils se
-confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au
-profit de la leur indéfiniment prolongée...
-</p>
-
-<p>
-La seule façon à peu près sûre que l'on a de détruire un
-«broucolaque» est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir
-préalablement tranché la tête...
-</p>
-
-<p>
-Mais comment être sûr que l'on a bien affaire à un broucolaque, à
-moins qu'on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau?...
-</p>
-
-<p>
-Le dernier nom de broucolaque cité par l'opuscule était celui du
-marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout
-dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une
-épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à
-marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du
-monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il
-n'était jamais revenu.
-</p>
-
-<p>
-Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l'avoir vu,
-depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures... des jeunes filles,
-des jeunes femmes qui avaient eu l'imprudence de dormir la fenêtre de
-leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un
-état de dépérissement absolu, et l'on n'avait pas tardé à acquérir
-la preuve (par la découverte que l'on faisait d'une petite blessure
-derrière l'oreille) que le vampire avait passé par là!...
-</p>
-
-<p>
-Enfin l'opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était
-d'autant plus funeste qu'il est avéré depuis la plus haute antiquité
-<i>que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Tous les ouvrages que j'avais trouvés dans le paquet noué d'un ruban
-noir traitaient du même sujet. C'étaient des «Histoires horribles et
-épouvantables de ce qui s'est fait et passé aux faubourg S. Marcel à
-la mort d'un misérable broucolaque»; des «Revenants, des fantômes et
-autres qui ne veulent mie quitter la terre»; des «Comment se
-nourrissent les vampires», un «Traité sur la façon de vivre des
-broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre»; enfin le
-fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la
-première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l'auteur
-parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent
-effrayé si elles n'avaient fait sourire...
-</p>
-
-<p>
-On y lisait ceci, entre bien d'autres choses:
-</p>
-
-<p>
-«On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son
-tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang...
-<i>Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler; toute
-espèce d'attachement, tout lien d'affection paraît rompu chez les
-vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs
-parents!</i>...», etc.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi
-le marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de
-lecture?... Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la
-pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le
-secret le plus absolu... <i>Il ne tient pas à être ridicule!</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ridicule?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris... Si on
-apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à
-lui sucer le sang... on ne s'ennuierait pas dans les salons, ni à
-Montmartre, ni aux revues de fin d'année, je vous prie de le croire!...
-Voilà pourquoi on la surveille tant... Un mot imprudent et
-Georges-Marie-Vincent n'a plus qu'à retourner au Thibet!...
-</p>
-
-<p>
-Comme je ne disais rien, elle continua:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Elle ne vous a jamais montré le bobo qu'elle a dans le cou?</i>
-Non!... c'est peut-être qu'il est guéri pour le moment!... mais je suis
-tranquille! au premier bouton qui lui poussera sur l'épaule, «vous n'y
-couperez pas!...» Mon ami, vous passez maintenant par les étapes
-qu'elle m'a infligées... Elle vous montrera la petite piqûre par le
-truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa
-vie!... vous ne riez pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma foi, non!... répondis-je... Le marquis a sans doute raison de
-craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c'est encore elle,
-assurément!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison!... répliqua Christine en reprenant son air le plus
-sérieux... il n'y a plus qu'à prier pour elle!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Priez pour elle! répéta une voix qui jusqu'alors ne s'était guère
-fait entendre...
-</p>
-
-<p>
-Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces
-quelques paroles:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur? demandai-je en souriant,
-cette fois...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne
-crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d'hier crée
-l'industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des
-hypothèses contradictoires, La science se promène incertaine dans ce
-chaos de points d'interrogation qu'est notre petit univers. Y a-t-il
-plusieurs mondes? Edgar Poe, l'un de nos plus grands philosophes&mdash;je
-parle sérieusement&mdash;a prouvé par une série d'équations qui en valent
-bien d'autres, qu'il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs
-dieux. D'autres ont non moins prouvé qu'il n'y en a qu'un seul, mais
-ils ne sont point d'accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes,
-n'a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de
-Spinoza!... Déisme? Panthéisme? Où est la vérité?... Et vous me
-demandez s'il y a des vampires? S'il est possible qu'un seul Coulteray
-ait vécu cent cinquante ou deux cents ans?
-</p>
-
-<p>
-»Mais je n'en sais rien, moi, monsieur! continua-t-il de sa voix un peu
-professorale et qu'enrouait une laryngite chronique... mais ceci est le
-secret de la vie et de la mort que nous n'avons pas encore pénétré,
-mais que nous ne désespérons pas de violer un jour!... Où commence la
-vie?... où commence la mort?... Partout! nulle part! Ni commencement,
-ni fin! Que voyons-nous? Qu'observons-nous? Des transformations, des
-mouvements qui recommencent... que nous pouvons appeler: <i>les pulsations
-du cœur de Dieu!</i>... Voilà ce que l'expérience déjà nous a
-appris!... <i>Une chose que l'on croit morte n'est que de la vie en
-sommeil</i>... La science, un jour, monsieur, comme nous l'avons fait pour
-l'électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon
-les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être
-aujourd'hui de la mort!... Et ce jour-là nous aurons recréé de la
-vie!... Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en
-principe, du radium de cette table!... En attendant, monsieur, je ne
-puis dire qu'une chose à Christine: «Priez! Priez pour la marquise!...
-Priez pour ceux qui croient aux vampires!... pour ceux qui ne croient à
-rien!... Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent
-les petits enfants, ait pitié de tout le monde...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ainsi soit-il! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux
-qu'elle avait quand elle se rendait à la messe à
-Saint-Louis-en-l'Ile!...
-</p>
-
-<p>
-Ils me serrèrent la main et me quittèrent.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap12"></a></h4>
-
-<h4>XII
-<br /><br />
-L'HOMME AUX BRAS ROUGES</h4>
-
-<p>
-Décidément, pas banal, le fiancé. C'est un cerveau, cet homme-là! Ce
-qu'il raconte est fameux! Christine, telle que je la connais maintenant,
-ne doit pas s'ennuyer entre son horloger de père qui cherche le
-mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque
-chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu!
-</p>
-
-<p>
-Et moi qui la plaignais! Ils doivent mener une vie morale d'une
-intensité singulière entre leurs quatre murs! et je ne compte pas
-Gabriel!.
-</p>
-
-<p>
-Non! mais je ne cesse d'y penser!
-</p>
-
-<p>
-Gabriel&mdash;est-il besoin de le dire?&mdash;m'intéresse autrement que la
-marquise! Son secret me touche de plus près!
-</p>
-
-<p>
-Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de
-Christine.
-</p>
-
-<p>
-Depuis les confidences de la mère Langlois, j'ai essayé de les
-surprendre tous les deux... en tous les cas, d'assister de loin à leurs
-chastes effusions!...
-</p>
-
-<p>
-Mais mes veilles ont été inutiles...
-</p>
-
-<p>
-Gabriel ne m'est apparu qu'au bout du stylet de Christine, dans cette
-figure qu'elle caresse avec amour, sur la plaque d'argent.
-</p>
-
-<p>
-Je suis habitué à souffrir et à ce que l'on ne s'aperçoive pas de
-mes souffrances... mais un jour je crierai! oui, il faudra que je
-crie!...
-</p>
-
-<p>
-Mon Dieu! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce
-sera la fin...
-</p>
-
-<p>
-Évidemment!...
-</p>
-
-<p>
-Depuis deux jours que la marquise m'a remis tous ses petits recueils et
-traités pour «Broucolaques», je ne l'ai pas revue...
-</p>
-
-<p>
-Et j'en suis enchanté...
-</p>
-
-<p>
-Je la plains, mais elle m'excède!...
-</p>
-
-<p>
-Je voudrais qu'elle me laissât un peu seul avec mes pensées,
-qui appartiennent maintenant exclusivement au trio
-Christine-Jacques-Gabriel...
-</p>
-
-<p>
-J'essaye de démêler la <i>figure du rôle</i> de Christine dans cette
-étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime.
-</p>
-
-<p>
-Et je n'arrive point à en isoler la ligne.
-</p>
-
-<p>
-Christine m'apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et... et
-bien tendre avec <i>son quoi de Gabriel?</i>
-</p>
-
-<p>
-Oui «<i>quid</i>» <i>de Gabriel?</i>
-</p>
-
-<p>
-Et quid de moi aussi (après tout)!
-</p>
-
-<p>
-De cette histoire de cœur, en suis-je?... Eh bien, oui!... je crois que
-j'en suis!... Ah! <i>il y a des moments où je crois que j'en suis!</i>...
-très peu! oh! très peu! mais enfin... je ne suis pas difficile!... il
-me faudrait si peu de chose!... J'imagine que je compte tout de même
-dans cette affaire-là! que je ne suis pas simplement un spectateur pour
-elle!...
-</p>
-
-<p>
-Est-ce que «je déménage»? Tout à l'heure, j'écrivais qu'elle ne
-s'apercevait de rien... et qu'un jour je crierais!... Alors? alors?...
-</p>
-
-<p>
-Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu'une fille intelligente
-comme Christine n'a absolument, absolument rien vu du drame qui se
-passait sous mon masque?
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! admettons... Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de
-l'autre devant moi?...
-</p>
-
-<p>
-Niais que tu es!... est-ce qu'elle sait que tu le connais, l'autre?
-</p>
-
-<p>
-Qu'importe!... Un si beau profil devant ta hideur, n'est-ce pas à te
-faire crier?...
-</p>
-
-<p>
-Eh! mon bonhomme! <i>elle attend peut-être que tu cries!</i>
-</p>
-
-<p>
-En fin de compte, je constate que je suis bien malade... Je n'ose pas
-regarder vers la fin de cette maladie-là... Je m'empoisonne avec une
-joie!... Je sais que la guérison n'est pas possible et je n'en veux
-pas!... Je retourne à l'air qu'elle respire et qu'elle veut bien
-partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant... Je
-suis souvent le premier arrivé et je l'attends!... je l'attends!...
-</p>
-
-<p>
-Je ne l'ai pas vue de la journée; ça, c'est un peu fort!
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai vu du reste personne!
-</p>
-
-<p>
-Oh! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma
-petite lucarne!... Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être,
-elle!... Chose singulière, je n'ai pas vu ce matin, avant de partir,
-l'horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur... ni
-Christine... On n'a vu sortir personne.
-</p>
-
-<p>
-Seulement le soir, vers neuf heures, j'ai vu arriver un personnage
-nouveau...
-</p>
-
-<p>
-Ce qu'il y a de certain, c'est que c'est la première fois que
-j'aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front
-bas qui glisse le long des murs comme s'il avait honte de respirer l'air
-de tout le monde. Il est coiffé d'une casquette ronde sans visière,
-vêtu d'un costume informe que l'on dirait taillé dans un sac.
-</p>
-
-<p>
-Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de
-cuir...
-</p>
-
-<p>
-Il a l'air de l'aide du bourreau.
-</p>
-
-<p>
-On devait l'attendre chez les Norbert, car il n'a pas eu à frapper à
-la porte, qui s'est ouverte devant lui et qui a été refermée
-aussitôt...
-</p>
-
-<p>
-Vous pensez si j'ai grimpé là-haut!
-</p>
-
-<p>
-On a l'air très affairé dans la maison... Plusieurs fois j'ai vu
-Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d'une grande blouse
-blanche comme une infirmière... Elle s'entretenait vivement et à voix
-basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers.
-</p>
-
-<p>
-Jacques avait l'air de la réconforter, car elle paraissait très
-agitée...
-</p>
-
-<p>
-Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite.
-</p>
-
-<p>
-Je n'aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux
-Norbert, du reste.
-</p>
-
-<p>
-Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence; de la lumière
-brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles
-des persiennes...
-</p>
-
-<p>
-Soudain le même tourbillon noir que j'avais vu sortir de la cheminée,
-certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l'île
-monta au-dessus du toit... et la même épouvantable odeur vint
-affreusement me surprendre à ma lucarne.
-</p>
-
-<p>
-Cette nuit-ci, il n'y avait pas de vent. La chaleur était étouffante
-et cette odeur maudite s'appesantissait sur vous à vous faire pâmer
-d'horreur.
-</p>
-
-<p>
-Tout à coup les persiennes s'ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon
-et, dans une lueur de sang creusée d'ombres comme une gravure de Goya,
-surgit devant moi un spectacle que je n'oublierai jamais.
-</p>
-
-<p>
-Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d'un
-feu d'enfer; à côté de là, près d'une table où, sur une nappe
-blanche s'étalaient des débris d'humanité, l'homme trapu se tenait,
-un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés
-jusqu'au coude, des bras rouges comme s'ils avaient plongé dans des
-entrailles sanglantes.
-</p>
-
-<p>
-Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des
-tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces
-incandescentes.
-</p>
-
-<p>
-Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient
-penchés de chaque côté d'une table d'opération que j'apercevais en
-raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien
-que le front et les yeux clos surélevés de mon côté.
-</p>
-
-<p>
-Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une
-accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche; quant au
-corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n'est que
-bien imparfaitement que j'assistai, de mon petit observatoire,
-à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait
-exceptionnelle...
-</p>
-
-<p>
-Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute
-évidence, Gabriel fût endormi, cela n'empêcha point le patient, à
-diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de
-bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt
-entre l'horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et
-le rétablissaient dans sa position première.
-</p>
-
-<p>
-Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office!
-</p>
-
-<p>
-Quel office?
-</p>
-
-<p>
-Il ne s'agissait point là simplement des «pointes de feu», ni même
-de quelque chose d'approchant, comme l'on pense bien.
-</p>
-
-<p>
-C'était l'intérieur du corps que l'on travaillait et que j'entendais
-grésiller de ma fenêtre.
-</p>
-
-<p>
-Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l'homme aux bras rouges,
-resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long.
-</p>
-
-<p>
-Christine me tournait le dos; j'imaginais facilement que, de la façon
-dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle
-ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans
-une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes
-ordinaires...
-</p>
-
-<p>
-Enfin l'opérateur et son aide se relevèrent.
-</p>
-
-<p>
-Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir.
-</p>
-
-<p>
-Jacques jeta ses petits outils d'acier, instruments de torture et de
-salut, sur la table où se trouvaient tout à l'heure les débris
-d'humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le
-fourneau du laboratoire, car l'épouvantable odeur persistait...
-</p>
-
-<p>
-Et, distinctement, j'entendis Jacques qui disait:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce
-sang... et maintenant du sérum, du sérum, du sérum!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d'allégresse
-semblait rayonner sur son beau front calme.
-</p>
-
-<p>
-C'est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de
-l'émotion au moins physique qui avait dû «lui soulever le
-cœur» pendant ces horribles minutes...
-</p>
-
-<p>
-Rien!...
-</p>
-
-<p>
-Elle que j'avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants
-auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une
-opération d'où dépendait la vie de celui qu'elle aimait; et elle
-avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en
-professionnelle.
-</p>
-
-<p>
-Ah! c'est «une nature» fortement équilibrée.
-</p>
-
-<p>
-Une femme, comme on dit aujourd'hui, dans l'argot de Paname, «bien
-balancée», moi je parle au point de vue moral comme au point de vue
-physique!
-</p>
-
-<p>
-Et je suis sûr qu'elle se tirera «avec le sourire» de cette aventure
-qui aurait pu n'être qu'un assassinat!
-</p>
-
-<p>
-Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre
-sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante
-enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées.
-</p>
-
-<p>
-Et moi!... et moi!...
-</p>
-
-<p>
-Moi, me voici sur la piste de l'homme aux bras rouges et au cou de
-taureau qui vient de sortir.
-</p>
-
-<p>
-Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel!
-</p>
-
-<p>
-Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d'une couleur
-indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première
-apparition.
-</p>
-
-<p>
-Il remonta vers la cité et j'attendis qu'il eût traversé le pont pour
-le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours
-la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et
-solide.
-</p>
-
-<p>
-La nuit est belle; il y a des familles qui se promènent autour du
-square Notre-Dame.
-</p>
-
-<p>
-Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins,
-débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de
-Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue
-Saint-Victor.
-</p>
-
-<p>
-Là il pénètre dans la boutique d'un marchand de vin et dès qu'il
-apparaît sur le seuil j'entends plusieurs voix qui le saluent par ces
-mots: «<i>Tiens! v'là le père Macchabée!</i>»
-</p>
-
-<p>
-Ce mastroquet donne à manger... Il y a là une clientèle qui soupe...
-Des clients habituels, certainement... Mon entrée là dedans va faire
-sensation... Je ne suis pas mis avec une extrême élégance... Bah!...
-on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans
-le quartier...
-</p>
-
-<p>
-Le principal est que je ne perde pas de vue mon <i>père Macchabée!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Il n'a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé
-s'installer à une table dans un coin.
-</p>
-
-<p>
-Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur
-de la nuit.
-</p>
-
-<p>
-J'entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain,
-une voix:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh ben! mon vieux!
-</p>
-
-<p>
-Et j'entends des rires étouffés...
-</p>
-
-<p>
-J'y suis habitué... je n'y fais pas attention... Ma vie ne serait qu'un
-pugilat... Ce n'est pas mon élégance très «relative» qui a fait
-sensation, c'est naturellement ma laideur... Et pour que je n'en doute
-pas:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dis donc, Chariot, ta femme qui cherche un amoureux!...
-</p>
-
-<p>
-Cette fois, on s'esclaffe...
-</p>
-
-<p>
-Seul, Chariot, le patron, reste digne... Il vient me demander ce qu'il
-faut me servir...
-</p>
-
-<p>
-Je n'ai pas dîné... je ne sais pas comment je vis... je ne sais pas si
-j'ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger... Je demande comme le
-«père Macchabée», un morceau de gruyère, du pain et une canette.
-</p>
-
-<p>
-Les «joyeux soupeurs» essayent plusieurs fois d'entrer en conversation
-avec mon homme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh ben! père Macchabée, ça a été, aujourd'hui, <i>la
-distribution?</i>
-</p>
-
-<p>
-Le père Macchabée finit par s'énerver et, pliant son journal du soir
-qu'il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas,
-semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui
-jette d'une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et
-sauvage...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Toi, mon vieux, à <i>la distribution</i>, je ne donnerais pas dix
-francs de ta carcasse, même au prix qu'est le change!
-</p>
-
-<p>
-Plus de doute, le père Macchabée est garçon d'amphithéâtre ou
-quelque chose d'approchant:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Te fâche pas, Baptiste, fait l'autre en se levant. S'il n'y a plus
-moyen de plaisanter!...
-</p>
-
-<p>
-J'attends que Baptiste soit parti... et par la conversation des «joyeux
-soupeurs», qui sont eux aussi «de la partie», employés dans les
-hôpitaux de la rive gauche, j'apprends que Baptiste est un ours, jamais
-à la rigolade... Paraît que c'est un ancien maraîcher ruiné par la
-grêle et les usuriers, recueilli par <i>Monsieur</i> Jacques Cotentin (ils
-parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui
-l'a fait entrer aux «travaux pratiques», puis qui s'est mis à s'en
-servir pour ses travaux particuliers... C'est lui qui lui met de côté
-les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses
-expériences personnelles...
-</p>
-
-<p>
-On a mis, à l'école, à la disposition du prosecteur, et à de
-certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel
-Jacques Cotentin et le père Macchabée s'enferment... Tout cela en
-marge des règlements... Mais personne ne réclame... Tout est permis à
-Jacques Cotentin... Ce Jacques Cotentin est donc un génie?...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap13"></a></h4>
-
-<h4>XIII
-<br /><br />
-UNE MYSTÉRIEUSE BLESSURE</h4>
-
-<p>
-<i>25 juin.</i>&mdash;Non! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père
-Macchabée) dont je connais maintenant l'adresse&mdash;qui est Gabriel.
-</p>
-
-<p>
-Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose!
-</p>
-
-<p>
-D'abord, parce qu'il y a des chances pour qu'il n'en sache rien
-lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu'il ne répondra
-rien du tout!
-</p>
-
-<p>
-Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin
-pour que celui-ci, qui ne veut même pas un «aide», le fasse assister
-à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre.
-</p>
-
-<p>
-La figure, si banale (vous savez qu'il n'est même pas laid) de Jacques
-Cotentin a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses.
-J'ai voulu lire quelques-uns des articles qu'il publie de temps à autre
-dans la nouvelle Revue d'anatomie et de physiologie humaines. C'est tout
-à fait remarquable.
-</p>
-
-<p>
-Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les
-vieilles théories. En d'autres temps, je ne doute point que toute
-l'antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour
-l'inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le
-passé et l'avenir, ou le comblant, à votre gré.
-</p>
-
-<p>
-J'ai sous les yeux un article sur «la dégradation de l'énergie dans
-l'être vivant» où, à propos des théories si intéressantes de
-Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit
-sursauter:
-</p>
-
-<p>
-«En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui
-se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique
-classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens
-inverse... Un système pourrait, en une transformation isothermique,
-<i>fournir un effet utile supérieur à sa perte d'énergie utilisable</i>:
-LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE.»
-</p>
-
-<p>
-M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement, et
-les faux équilibres chimiques n'a rien écrit de plus fort... et nous
-nous trouvons en face de l'hypothèse d'Helmholtz réalisée,
-l'hypothèse d'une <i>restauration possible de l'énergie utilisable dans
-les êtres vivants!</i>...
-</p>
-
-<p>
-C'est-à-dire la mort vaincue!...
-</p>
-
-<p>
-Toujours le mouvement perpétuel!...
-</p>
-
-<p>
-Ainsi, c'est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le
-jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au
-point de vue physiologique...
-</p>
-
-<p>
-Ah! certes oui! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur
-le long duquel je me promène en attendant Christine... et qui sépare
-les deux drames étranges dont je n'ai pas encore la clef...
-</p>
-
-<p>
-En attendant, j'ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des
-Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n'a fait
-aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je
-n'étais pas là quand elle la lui a demandée... Il me l'a remise à
-moi, le plus naturellement du monde:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez!... Vous êtes chez
-vous.
-</p>
-
-<p>
-Ceci se passait hier... Je dois remettre la clef à Christine
-aujourd'hui... Mais il est cinq heures du soir et elle n'est pas encore
-arrivée... Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j'imagine
-que Gabriel doit réclamer ses soins...
-</p>
-
-<p>
-La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j'en
-crois les belles couleurs de Christine...
-</p>
-
-<p>
-L'intervention chirurgicale l'aura définitivement sauvé... et je ne
-désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des
-Norbert, au bras de sa belle infirmière...
-</p>
-
-<p>
-Chose inouïe! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine!...
-et savez-vous pourquoi?... Ô mystère du cœur humain! comme dit
-l'autre... parce qu'elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques
-Cotentin!...
-</p>
-
-<p>
-Maintenant que j'ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui,
-Christine ne m'apparaît plus que comme une poupée haïssable,
-méprisable, odieuse!... Si elle ne l'aime pas, elle n'avait qu'à ne
-rien lui promettre! ou si elle ne l'aime plus, elle n'a qu'à le lui
-dire! Mais tromper un homme pareil!... Attention!... la voilà!...
-Quelle jeunesse!... Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire
-à son chevet? Cette belle main tirerait un mort du tombeau!
-</p>
-
-<p>
-À propos de mort et de tombeau, je n'ai toujours pas revu la
-marquise... et par conséquent je n'ai pas eu à me préoccuper de
-prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles
-petites histoires de broucolaques que j'ai continué à feuilleter, du
-reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité.
-</p>
-
-<p>
-Christine l'aurait vue, elle. Où? Quand? Comment? Je n'en sais rien.
-</p>
-
-<p>
-Elle m'a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb
-Khan la voyait presque tous les jours.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous êtes bien en retard? fis-je à Christine en la regardant bien
-dans les yeux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi? me répondit-elle en
-accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose
-à me reprocher.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh! je n'ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence,
-n'est-ce rien que cela?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur est galant! laisse-t-elle tomber en me regardant d'un air
-un peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la
-bibliothèque.
-</p>
-
-<p>
-J'avais rougi jusqu'à la racine des cheveux. Voilà où j'en suis, moi,
-Bénédict Masson!... à de pareilles fadeurs! Penses-tu que cela
-prenne, Adonis?
-</p>
-
-<p>
-Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef
-du jardin, elle me dit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici! Nous arrivons par
-le jardin, nous partons quand nous voulons! Nous n'avons pas affaire au
-noble vieillard costumé en suisse, nous n'avons plus à traverser tout
-l'hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les
-bondissements de ouistiti de Sing-Sing.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parlez pour vous, fis-je. Moi je n'ai pas de clef.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'en aurai fait faire une demain pour vous. C'est entendu avec le
-marquis! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne
-soyons dérangés par personne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! oui!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui
-donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est
-fermée, condamnée... Il n'y a plus que lui qui puisse pénétrer
-ici...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vraiment? fis-je un peu étonné... Voilà bien des précautions!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer!</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! j'ai compris!
-</p>
-
-<p>
-J'aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait
-désormais, Christine et moi; cependant les circonstances assez obscures
-dans lesquelles l'événement se produisait... et la pensée de cette
-autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle
-imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n'aurais su
-définir, mais que l'on éprouve généralement à la veille de quelque
-malheur dont on a le vague pressentiment... De fait, un bien singulier
-et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard, nous
-bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire...
-</p>
-
-<p>
-Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin,
-quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui
-emplit tout l'hôtel...
-</p>
-
-<p>
-Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l'un que
-l'autre... Nous avions reconnu la voix de la marquise...
-</p>
-
-<p>
-Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de
-Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres
-brefs, répétés, rageurs du marquis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Courez! mais courez donc!...
-</p>
-
-<p>
-Enfin, dans le vestibule, dans l'escalier, dans tout l'hôtel, un
-tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés...
-</p>
-
-<p>
-Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m'appela:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Par le jardin!... par le jardin!...
-</p>
-
-<p>
-Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite
-allée latérale avec la cour d'honneur dans laquelle nous arrivâmes,
-haletants...
-</p>
-
-<p>
-Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se
-tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là,
-planté sur ses pieds, comme s'il eût été incapable de faire un
-mouvement.
-</p>
-
-<p>
-Aussitôt qu'il nous aperçut, il nous cria:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne vous mêlez pas de ça!... Ne vous mêlez pas de ça!... C'est
-encore madame la marquise qui a une de ses crises!...
-</p>
-
-<p>
-Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron,
-nous entrâmes dans l'hôtel.
-</p>
-
-<p>
-Tout le bruit était maintenant au premier étage.
-</p>
-
-<p>
-Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée,
-défoncée... nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les
-appartements de la marquise... Une porte gisait là, crevée comme par
-une catapulte. La chambre de la marquise...
-</p>
-
-<p>
-La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis...
-Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux... Ses éternelles
-fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de
-neige... Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche
-que la neige...
-</p>
-
-<p>
-Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d'un éclat insupportable,
-aidait le marquis à la maintenir.
-</p>
-
-<p>
-Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle
-mettait je ne sais quel espoir:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Cette fois, c'est au bras!</i> nous cria-t-elle... Tenez!
-</p>
-
-<p>
-Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l'épaule, une petite
-blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! <i>vous étiez ici!</i> fit le marquis (paroles qui me
-frappèrent... il ne nous croyait donc pas dans l'hôtel)... Tant mieux! vous
-allez m'aider à la calmer... Ça n'est rien du tout... moins que rien!...
-Elle s'est fait une petite blessure... <i>je parie qu'elle s'est piquée
-au rosier!</i>... et voilà dans quel état nous la trouvons!...
-</p>
-
-<p>
-Pendant qu'il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans
-une espèce de hoquet:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne me quittez pas!... Surtout ne me quittez pas!...
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus Sangor accourut... Il parut aussi surpris que son maître de
-nous trouver là... Il avait à la main un flacon sur l'étiquette
-duquel je lus: <i>citrate de soude.</i>
-</p>
-
-<p>
-Le marquis, aussitôt qu'il vit le flacon, cria à Sangor:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Imbécile! ce n'est pas ce flacon-là!... Je t'ai demandé <i>le
-chlorure de calcium!</i>
-</p>
-
-<p>
-Sangor s'inclina, s'en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure
-de calcium demandé.
-</p>
-
-<p>
-Le sang qui coulait de la petite plaie s'arrêta bientôt sous l'action
-du chlorure... Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une
-grande douceur et des paroles d'encouragement, tandis qu'elle se
-pâmait...
-</p>
-
-<p>
-Je regardai la blessure, elle n'était pas plus grande qu'une grosse
-piqûre d'aiguille.
-</p>
-
-<p>
-Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta.
-</p>
-
-<p>
-Le marquis lui dit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle s'est blessée au bras... et naturellement, une nouvelle crise!
-</p>
-
-<p>
-Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade.
-</p>
-
-<p>
-Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d'un air tellement suppliant
-que j'en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan,
-et aussi sous celui du marquis, elle n'eut pas la force de prononcer une
-parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu'un faible
-gémissement. Il fallut la quitter.
-</p>
-
-<p>
-Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre.
-Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous.
-</p>
-
-<p>
-Le marquis nous montra la porte brisée:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous voyez, nous expliqua-t-il, j'ai dû enfoncer la porte! Nous ne
-pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se
-jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment cela est-il arrivé? demanda Christine.
-</p>
-
-<p>
-Quant à moi, je ne demandai rien. J'étais affreusement troublé et
-j'osais à peine regarder le marquis, tant j'avais peur qu'il pût lire
-dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète
-pensée.
-</p>
-
-<p>
-Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la
-marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore
-ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle respirait l'air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il...
-Moi, je ne l'ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage,
-l'aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise! Et aussitôt,
-dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis
-longtemps, elle courait au premier étage s'enfermer dans sa chambre...
-Moi, j'étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata... Je
-n'avais pas besoin d'explications... <i>Je savais de quoi il était encore
-question</i>... Nous courions déjà tous derrière elle... Il fallut
-forcer sa porte... Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il
-en se tournant de mon côté, <i>puisque personne n'ignore plus rien de
-mon malheur!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Christine et moi, nous regagnâmes notre bibliothèque, elle très
-attristée, moi de plus en plus agité...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que vous semble de tout ceci? me demanda-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-Je lui dis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous
-remarqué la figure du marquis?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! je ne regardais que la marquise!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! moi, j'ai regardé le marquis... Il n'était pas beau à
-voir, vous savez!... Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à
-jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s'ouvrait
-sur une dentition ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un
-de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l'ennemi! Je n'ai
-jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n'est l'air
-férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l'on cache
-soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du <i>Muséo Patrio</i>, dans
-une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante... Ce
-marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où
-il paya dix ducats la première tête française coupée par ses
-stradiots, et il baisa sur la bouche l'homme qui la lui apportait... Ce
-n'était pas un vampire, mais c'était tout de même un buveur de sang
-à sa manière!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Précisez votre pensée... me fit Christine d'une voix sourde,
-croyez-vous que nous ayons réellement surpris «notre marquis à
-nous» la <i>veille de Fornoue?</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce serait tellement formidable, que, justement, je n'ose préciser ma
-pensée...
-</p>
-
-<p>
-»Il n'y avait peut-être là qu'une apparence», m'empressai-je
-d'ajouter.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague
-croyait se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le
-lendemain...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! quelqu'un est venu qui a troublé la fête...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons en
-effet dérangé tous ces gens-là!... Mais en supposant les choses <i>au
-naturel</i>, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été
-désagréablement surpris par notre arrivée...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Et si c'était vrai?</i>... fis-je.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quoi? si c'était vrai?... quoi, si c'était vrai? répéta-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! laissons toutes les autres histoires de côté! Il n'est pas
-besoin d'avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête
-fauve!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors vous croyez?... vous pouvez croire?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu'il est
-arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, un flacon contenant du <i>citrate de soude</i>, il me semble?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est bien cela!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du
-<i>chlorure de calcium?</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parfait! Et qu'est-ce qu'il a fait avec le chlorure de calcium,
-Christine, pouvez-vous me le dire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, il a arrêté le sang!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est cela même... mais savez-vous, Christine, ce que l'on fait avec
-le <i>citrate de soude?</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! <i>avec le citrate de soude, on le fait couler!</i>
-</p>
-
-<p>
-Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On le fait couler? répéta-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, en ce sens qu'on <i>le laisse couler</i>, en empêchant de se
-former le caillot de sang qui fermerait la blessure... Frottez la blessure,
-ou la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider
-de son sang comme l'eau coule d'un robinet... Enfin, ce n'est pas
-tout!... <i>Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de
-citrate de soude n'aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle
-il faut toujours compter</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais c'est effrayant, ce que vous me dites là! Où avez-vous appris
-tout cela?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire... vous n'avez
-donc pas chez vous le Labosse illustré?... Quand on est relieur,
-Christine, et qu'on ne s'intéresse pas seulement à la reliure... on
-finit par apprendre bien des petites choses.
-</p>
-
-<p>
-Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au
-moins aussi agitée que moi... Elle me répéta encore: «Mais c'est
-effrayant!... La science à l'usage du vampirisme!...»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le
-vampirisme&mdash;si vampirisme il y a&mdash;ne peut être que
-scientifique.
-</p>
-
-<p>
-Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre
-Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d'une façon si
-énigmatique et si troublante&mdash;très troublante&mdash;dans le jour qui
-tombait, ne laissant au contour des choses qu'une ligne indécise, une
-sorte d'effacement de pastel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vrai qu'ils se ressemblent tout à fait étrangement, très
-étrangement, dit-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh! si c'est le même! repris-je en essayant de mettre dans le ton
-dont je disais cela un peu d'ironie et de désinvolture... <i>il a eu le
-temps de perfectionner sa méthode!</i>
-</p>
-
-<p>
-Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter... car il y avait encore des
-gémissements là-haut!...
-</p>
-
-<p>
-Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous
-empêcher de frissonner.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure
-est arrivée... Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu'il
-veut!...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap14"></a></h4>
-
-<h4>XIV
-<br /><br />
-VEILLÉE</h4>
-
-<p>
-Il était tard maintenant, l'heure du dîner était passée depuis
-longtemps... nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités
-par une si mystérieuse douleur... On devait nous croire partis...
-</p>
-
-<p>
-Notre dessein n'était point de nous dissimuler: cela eût été indigne
-de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir
-besoin de notre secours; en tout cas, c'est ce que nous pouvions
-répondre à qui s'étonnerait de nous trouver encore là...
-</p>
-
-<p>
-Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe
-électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la
-nuit du jardin.
-</p>
-
-<p>
-Un grand silence s'était fait soudain dans l'hôtel, silence qui nous
-pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone
-qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l'heure...
-</p>
-
-<p>
-Une demi-heure se passa ainsi; nous travaillions vaguement à je ne sais
-quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n'osions sans
-doute pas nous communiquer... Enfin je lui demandai:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille
-maintenant?
-</p>
-
-<p>
-Elle fut toute surprise par ce «<i>et vous?</i>»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment, <i>et moi?</i> Pourquoi <i>et moi?</i> fit-elle, assez
-émue... Croyez-vous qu'il y ait un rapprochement quelconque à faire
-entre... entre les imaginations de là-haut... et ce qui s'est passé ici?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfin il n'a pas renouvelé sa tentative?
-</p>
-
-<p>
-Elle sembla hésiter une seconde et puis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non... je me suis arrangée pour cela!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Au fait, je dois constater que le marquis s'est toujours montré
-devant moi d'une correction parfaite à votre égard!... On dirait qu'il
-n'ose pas vous regarder, même quand il vous parle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité,
-de s'être laissé aller à... à ce que nous pouvons appeler la violence
-de son tempérament... C'est vrai que, dans ces moments-là, il n'était
-pas beau à voir... On n'aurait su dire s'il voulait m'embrasser ou me
-mordre!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ou vous mordre? répétai-je en la regardant...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! mais attention! fit-elle en me souriant... c'est une façon de
-parler... je ne crois pas aux vampires, moi!... mais tout de même, il
-m'a fait peur!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson!...
-</p>
-
-<p>
-Elle me jeta cette réplique comme si je l'avais outragée...
-</p>
-
-<p>
-Ce fut elle qui rompit le silence pénible qui avait suivi...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dites-moi, mon ami, c'est vrai que vous avez une charmante maison de
-campagne?
-</p>
-
-<p>
-Je m'attendais si peu à cette question que j'en fus tout bouleversé...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela?
-</p>
-
-<p>
-Elle me considéra avec un étonnement profond:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais... qu'est-ce qui vous trouble ainsi?... Ma question n'a rien
-que de très naturel...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon Dieu, si j'avais su... vous voilà tout pâle!... C'est le marquis
-qui m'a dit: «M. Bénédict Masson a une charmante maison de
-campagne... je m'étonne qu'il ne vous y ait pas encore invitée!...»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment sait-il que j'ai une «charmante» maison de campagne?
-Christine! Christine!... ma maison de campagne n'est pas charmante,
-c'est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l'on puisse
-rencontrer entre la lisière d'un bois et un étang noir, limoneux, aux
-eaux de plomb!... Christine, je ne vous y inviterai jamais!... <i>et n'y
-venez jamais!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Elle était de plus en plus stupéfaite:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel drôle de garçon vous faites! finit-elle par dire... Si je
-m'attendais à cette... véhémence!... bien, bien, mon ami, je
-n'insiste pas...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le marquis ne vous a pas dit comment il savait?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais si... Il a eu, un moment, l'intention d'acheter d'immenses
-terrains du côté de Corbillères-les-Eaux... C'est bien par là,
-n'est-ce pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui... moi, je suis sur l'étang... tout au bord de l'étang... de
-l'étang noir!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner
-sur les propriétaires des terrains qu'il voulait acheter pour les
-réunir en une seule propriété... le marquis trouva votre villa
-charmante, voilà tout.
-</p>
-
-<p>
-J'étais tellement agité que j'allai à la fenêtre que j'ouvris...
-j'avais besoin de respirer... j'essayai de reprendre mon calme... Je
-m'en voulais mortellement ne n'avoir pas su me contenir...
-</p>
-
-<p>
-À ce moment, dans le carré de lumière qui s'allongeait devant moi,
-sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme
-un fantôme.
-</p>
-
-<p>
-Je n'eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée
-ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose
-agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu'une ombre... Son souffle
-expirait sur ses lèvres exsangues; l'ovale de son visage s'était
-allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer
-cette fragile image pour l'éternité et la lueur qui errait au fond de
-ses orbites creusées comme deux abîmes n'appartenait plus aux feux de
-ce monde...
-</p>
-
-<p>
-C'est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres
-qui n'étions point comme elle sur la frontière du néant, qu'elle nous
-dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s'était précipitée):
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! <i>êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m'ont laissé
-que l'âme!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d'infinies précautions; sa
-tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une
-tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans
-épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes
-de la mort) le <i>monstre en quatre images</i> qui, du haut du mur, lui
-adressait sans se lasser son redoutable sourire:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez vu aujourd'hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure
-au moment où il va boire ma vie!... Dites-moi s'il ne vous a pas
-épouvantés!... Et maintenant il est parti... il est parti avec tout
-mon sang... et je vais mourir, <i>car je n'ai plus peur de la mort!</i>
-</p>
-
-<p>
-»Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l'on veut,
-pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion... quand je serai
-morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n'y
-aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des
-vivants...
-</p>
-
-<p>
-»Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles!
-</p>
-
-<p>
-»C'est un fait!... C'est la seule manière qu'il a de me sauver de la
-vie et de la mort...
-</p>
-
-<p>
-»Oh! je suis bien heureuse! je suis sûre de Sangor! il me coupera la
-tête comme c'est ordonné dans le livre <i>contre la résurrection!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres!... Alors, vous
-savez bien qu'il faudra qu'on me coupe la tête!...
-</p>
-
-<p>
-»Je suis sûre de Sangor... je lui ai donné un collier de perles
-magnifique!...»
-</p>
-
-<p>
-Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après
-chaque mot...
-</p>
-
-<p>
-Et moi, j'aurais bien voulu lui poser une question pendant qu'il en
-était temps <i>encore</i>...
-</p>
-
-<p>
-Je profitai d'un moment où elle se tut, la tête renversée, les
-paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s'offrait déjà au
-couteau de Sangor...
-</p>
-
-<p>
-Je dis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le marquis nous a conté que vous preniez l'air à la fenêtre du
-boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier
-qui monte contre le mur... et que c'est alors que vous avez poussé ce
-grand cri...
-</p>
-
-<p>
-Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui,
-presque aussitôt, s'éteignit entre les cils rapprochés.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort
-quand on se pique à un rosier... j'ai crié quand il m'a <i>mordue!</i>...»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il était avec vous dans le boudoir?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais non!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors il était dans le jardin?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais non!... je ne sais pas où il était!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment! il n'était pas avec vous et il vous a mordue?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Certes!... Il mord comme il veut! quand il veut! C'est en vain que
-je m'entoure de fourrures!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais, enfin, <i>il ne mord pas à distance?</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si!...
-</p>
-
-<p>
-Il n'y avait plus rien à dire... L'affaire était jugée...
-</p>
-
-<p>
-Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes,
-quand Sangor parut.
-</p>
-
-<p>
-Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula
-sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans
-un rêve d'horreur et de folie...
-</p>
-
-<p>
-Du reste, tout ne m'apparaît plus que sous ces affreuses couleurs... Et
-il n'est pas jusqu'au regard de Christine que je ne trouve un peu
-trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore: «Eh bien!... que
-dites-vous de tout cela?...»
-</p>
-
-<p>
-Chose singulière, c'est la première fois que je ne lui entends pas
-dire en parlant de la marquise: «Elle est folle!»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap15"></a></h4>
-
-<h4>XV
-<br /><br />
-LA CATASTROPHE</h4>
-
-<p>
-<i>30 juin.</i>&mdash;C'est fini! tout est fini! et c'est bien de ma faute!
-Comme on dit dans les romans populaires: «J'en pleurerai longtemps des
-larmes de sang!» J'ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma
-sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l'étang
-aux eaux de plomb!»
-</p>
-
-<p>
-«Corbillères, corbillard»... je passe mes journées à mener le deuil
-de mes dernières illusions et de mon fol amour...
-</p>
-
-<p>
-Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur... Illusion? fol
-amour? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui
-est arrivé?... J'étais devenu comme une bête ensorcelée autour de
-Christine.
-</p>
-
-<p>
-Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans
-l'hôtel.
-</p>
-
-<p>
-Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de
-Coulteray, sans doute pour qu'elle fût plus près de son tombeau qui
-l'y attendait.
-</p>
-
-<p>
-Toute la domesticité avait suivi.
-</p>
-
-<p>
-Seul, avec Christine!...
-</p>
-
-<p>
-Et voici ce qui est arrivé.
-</p>
-
-<p>
-C'était un soir... après dîner... dans le jardin où nous revenions
-quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous...
-</p>
-
-<p>
-Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque
-chose d'assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du
-moins je me l'imaginais, car jamais encore je n'avais vu Christine aussi
-confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi...
-</p>
-
-<p>
-C'était un soir d'une douceur ineffable après la grosse chaleur du
-jour... je n'avais jamais été aussi heureux; nous étions assis l'un
-près de l'autre; un même attendrissement&mdash;qui n'était peut-être,
-hélas! que de l'apaisement chez Christine&mdash;nous tenait silencieux...
-Mes pensées tournaient à la romance... autour de nous les murailles
-grises se fondaient dans le repos; un chêne solitaire vacillait
-d'ivresse en se penchant au-dessus de l'abîme obscur de nos cœurs...
-Ma main se posa sur sa main&mdash;geste inconscient s'il en fut
-jamais&mdash;et sa main tiède resta dans la mienne.
-</p>
-
-<p>
-Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute
-précieuse, c'est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice,
-voile sacré derrière lequel s'oublia ma laideur!
-</p>
-
-<p>
-De ce que Christine n'avait pas retiré sa main, je concluais volontiers
-que mon contact ne lui déplaisait point&mdash;et cela pouvait déjà passer
-pour la plus grande victoire de ma vie&mdash;quand elle me demanda sur le
-ton de la plus sournoise confidence: «<i>Est-elle vraiment folle?</i>»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qui donc! interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le
-moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais
-pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais... la marquise?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d'humeur, que je ne pensais
-plus à cette malheureuse... Pourquoi me demandez-vous cela?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce que...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce que... quoi? N'étions-nous pas d'accord là-dessus?...
-Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, oui!... la plaindre!... répéta-t-elle avec sa voix de rêve...
-Elle n'a pas su résister, elle!... résister à l'ambiance!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, Christine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j'étais
-cependant résolue à n'attacher aucune importance, c'est à cause d'une
-certaine coïncidence dont je ne laisse pas d'être assez troublée, je
-l'avoue...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous m'intriguez, Christine... (Pendant ce temps sa main était
-toujours dans la mienne et cela m'inspirait des pensées telles que
-j'avais le plus grand mal à la suivre.)
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Eh bien! moi aussi, j'ai été piquée!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Seigneur Dieu!... Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Oui, j'ai été piquée par le rosier</i>... Oh! il y a quelque
-temps de cela!... <i>Et au bras, comme elle, et au même endroit qu'elle!...
-Et avant elle!</i>...
-</p>
-
-<p>
-J'essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné
-de moi...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En vérité! en vérité!... voilà une bien grande aventure!
-déclarai-je assez froidement... Vous vous êtes penchée à la même
-fenêtre, comme elle s'y est penchée elle-même et vous avez été
-piquée par le même rosier!... C'est là quelque chose de tout à fait
-extraordinaire!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non...
-ce n'est pas tout à fait extraordinaire... mais figurez-vous qu'à la
-suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon
-empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que,
-rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout
-juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des
-rêves...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel rêve?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez
-découverte l'autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise
-après l'accident... Il s'est approché de moi... et malgré tous mes
-efforts pour l'éloigner, il s'est emparé de mon bras et, collant ses
-lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang... toute ma vie!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez eu vraiment ce rêve-là?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vraiment!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de
-broucolaque?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous, vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre
-portraits des quatre Coulteray?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est cela même.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors concluez vous-même, Christine!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai conclu! j'ai conclu!... Oh!... Oh!... j'ai conclu!... mais
-alors je n'avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se
-penchant à la même fenêtre, et je ne l'avais pas vue revenir comme un
-fantôme nous crier: «<i>Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne
-m'ont laissé que l'âme!</i>...»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah çà! mais, Christine...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Évidemment... «Ah çà! mais!...» c'est bien ce que je me dis...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous? repris-je, assez
-impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu'elle prenait pour
-me raconter son rêve...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! cela a fini quand je me suis réveillée...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Étiez-vous seule, quand vous vous êtes réveillée?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le marquis n'était pas là?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l'image des
-quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et comment vous sentiez-vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Brisée!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et qu'avez-vous fait?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l'air de sa
-maison ne me valait rien du tout... et que, me sentant un peu
-souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Lui avez-vous raconté votre rêve?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et qu'a-t-il dit?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que sa femme nous rendrait tous fous, ici!... Et il me conseilla
-d'aller me reposer une semaine ou deux à la campagne... <i>c'est même la
-première fois qu'il me parla de Corbillères-les-Eaux!</i>
-</p>
-
-<p>
-Je tressaillis, mais elle ne s'en aperçut même pas...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous n'êtes pas allée à la campagne?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non!... je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques... (je
-pensai: ni Gabriel.)
-</p>
-
-<p>
-Il y eut un silence, puis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous me prenez sans doute pour une sotte... et j'ai peut-être eu
-tort de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et
-leurs airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment
-d'inquiétude... depuis l'accident de l'autre jour...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Et cependant, vous n'y êtes jamais venue plus souvent!</i>
-murmurai-je en me rapprochant d'elle... (nos mains étaient toujours
-unies)... Ah! Christine! Christine! ma pauvre chère âme... chaque maison,
-comme chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)... je
-vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre
-bras n'est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par
-lesquelles s'épanche, se répand, coule jusqu'à la dernière goutte la
-vie d'un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts? Le
-plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses
-avec un carquois et des flèches... et il s'appelle l'Amour!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison, mon ami! fit Christine dans un souffle en baissant
-tout à fait la tête...
-</p>
-
-<p>
-Quel silence suivit ces dernières paroles!... J'osai murmurer enfin à
-l'oreille de celle qui se taisait près de moi... j'osai murmurer le
-commencement d'une complainte de ma fabrication qu'elle avait dû
-goûter particulièrement, puisqu'elle l'avait apprise par cœur:
-</p>
-
-<p>
-«Ô dame douce! comment es-tu venue ici?&mdash;étranges sont tes
-paupières&mdash;étrange ton vêtement&mdash;et étrange la longueur glorieuse
-de tes tresses!»
-</p>
-
-<p>
-Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la
-mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu'à la
-sensation de l'étouffement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me
-rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour
-moi! Mon vêtement n'est pas étrange, vous n'avez jamais vu se
-dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et
-si je viens ici plus souvent que de coutume, c'est que le marquis n'y
-est plus!
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai,
-assommé, sur mon banc.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et
-prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier.
-Elle pleurait...
-</p>
-
-<p>
-Oubliant déjà ma fureur, je m'apprêtais à prononcer quelques bonnes
-paroles où, naturellement, je n'aurais point manqué de me donner tous
-les torts, quand je m'aperçus que les larmes de Christine coulaient sur
-l'image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité
-qui déjà m'avait fait tant souffrir) du beau Gabriel.
-</p>
-
-<p>
-Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d'amertume d'où je laissai tomber
-quelques gouttes:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Certes! fis-je... si j'étais aussi beau que celui-là!...
-</p>
-
-<p>
-J'avais cru l'embarrasser; quelle erreur! Elle levait sur moi des yeux
-brillants d'une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! oui!... si vous aviez été aussi beau que lui!...
-</p>
-
-<p>
-C'était à pouffer de rire, si je n'avais été aussi amoureux et si
-j'avais pu oublier une seconde que j'étais la première victime de
-cette situation ridicule.
-</p>
-
-<p>
-Le plus inouï, qui commença de m'ouvrir d'étranges horizons, fut que
-Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première
-victime) pour elle!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! mon ami, mon cher grand ami!... gémit-elle, je suis bien
-malheureuse!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, et moi, m'écriai-je... croyez-vous que je me promène dans
-les Champs Élysées?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi! m'expliqua-t-elle avec
-cette logique spontanée, candide et irréfutable que l'on trouve à peu
-près chez toutes les femmes... oui, beaucoup moins à plaindre puisque
-c'est par ma faute que vous êtes malheureux!... Et <i>s'il n'y avait que
-vous!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! oui! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le
-prosecteur!... Mais pourquoi ne l'épousez-vous pas?...
-</p>
-
-<p>
-J'éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle
-aussi, autant qu'il était dans mes moyens de le faire, moyens que
-j'espérais bien pousser jusqu'au bout, maintenant que nous avions
-entrepris cette marche à l'abîme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce que je ne l'aime pas! m'avoua-t-elle avec un gros soupir, et
-en continuant de laisser couler ses libres larmes sur l'image que
-j'abhorrais!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et comment, ne l'aimant pas, lui avez-vous promis le mariage,
-pourriez-vous m'expliquer cela, Christine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Fort honnêtement, répondit-elle... Jacques ne vit que pour moi,
-depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant
-vous permettra d'apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous
-aurai dit qu'il est en train de devenir l'un des premiers, peut-être le
-premier savant de ce siècle. Eh bien! Jacques se moque de la gloire, de
-la fortune et de tout ce qui se rattache à l'humanité en général! Il
-ne vit que pour moi! Ce génie, que l'on ne peut entendre dix minutes
-sans en être ébloui, n'a qu'un but: me serrer dans ses bras et me
-faire la mère de ses enfants!... Et vous auriez voulu que, d'un mot, je
-souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où
-viendra peut-être se réchauffer l'humanité future!... Non!... Je lui
-appartiens!... Il le sait!... C'est ce qui fait sa force!... S'il avait
-voulu, j'aurais déjà été à cet homme-là!... mais il a son idée,
-lui aussi, et son orgueil... Il veut m'apporter sa dot: quelque chose
-que l'on n'a point déposé encore dans une corbeille de mariage:
-</p>
-
-<p>
-»<i>La chaîne d'or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la
-vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue!</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais
-lent à forger, et puisque vous n'aimez pas le forgeron...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bénédict Masson! quand je vous dis, à vous, <i>à vous seul au
-monde</i>, que je ne l'aime pas, cela signifie que je ne l'aime pas autant
-qu'un cerveau comme celui-là mériterait d'être aimé... <i>Vous abusez
-de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma
-confiance!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Mais les coups qu'elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout
-en ayant l'air de me caresser avaient achevé de m'étourdir, et c'est
-alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut
-parler la brute:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez des sentiments pour lui! Vous avez des sentiments pour
-moi! <i>En attendant, c'est celui-ci que vous embrassez!</i>...
-</p>
-
-<p>
-D'abord, elle ne comprit pas... mais elle dut sentir passer sur elle
-quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de
-noyée... Ah! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses
-pleurs... mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui
-imposais: ma main désignait encore l'image de Gabriel qui, lui aussi,
-pleurait les mêmes larmes qu'elle...
-</p>
-
-<p>
-Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s'épanchait librement
-devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup... Elle se
-leva en frissonnant et elle alla s'enfoncer dans la nuit de la
-bibliothèque où je n'osai tout d'abord la suivre...
-</p>
-
-<p>
-Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? voilà ce que je ne saurais
-dire.
-</p>
-
-<p>
-Dans son isolement, j'étais sûr qu'elle ne pensait qu'à lui... et la
-preuve de cela, elle finit par me la donner.
-</p>
-
-<p>
-Elle m'appela près d'elle. Sa voix était loin d'être hostile.
-Était-elle naturelle? Faisait-elle un effort sur elle-même parce
-qu'elle avait quelque chose à me demander? Je n'essayai point de
-résoudre ce problème... ses nerfs étaient à bout, à moi aussi...
-Elle n'avait qu'à me laisser dans mon coin... Elle aurait dû
-comprendre qu'il y a certaines heures lourdes, chargées d'une volupté
-insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d'appeler près de
-soi les poètes, avec une voix de miel.
-</p>
-
-<p>
-Je m'assis à l'autre bout du divan, par une dernière précaution qui
-touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le
-bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m'a
-privé pour toujours de Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas
-pour moi, certes!) et toute sa peur... mon ami, <i>seriez-vous jaloux
-d'une image?</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cessons de nous mentir, fis-je brusquement... Je vous adore et je
-vous hais à la façon du maudit qui est à l'autre pôle de Dieu et dont le
-tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront
-pour s'anéantir. En ce qui nous concerne, nous n'en sommes pas là!...
-Votre douce voix qui m'appelle me rend malade de fureur si elle est un
-piège... mais plus mou qu'Hercule aux pieds d'Omphale si elle vibre
-d'une véritable tendresse, comme parfois, j'ai osé l'espérer et
-<i>comme je veux le croire, ce soir!</i>... Ou vous allez me chasser avec
-des mots rudes, ou vous allez avoir pitié d'un damné!... Oh! je
-m'entends... et rassurez-vous!... Vous avez promis de justes noces à un
-homme que vous n'aimez pas... et vous lui apporterez un corps vierge!
-c'est sublime!... Mais puisque vous avez des <i>sentiments pour moi</i>
-(parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur
-le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me
-mentir! Christine! Christine! ce n'est pas un profil d'argent que je
-vous ai vu embrasser!... <i>Cette belle image a un nom; elle s'appelle
-Gabriel!</i>...
-</p>
-
-<p>
-L'effet fut foudroyant. L'ombre de Christine se dressa dans
-l'encadrement de la fenêtre... Et elle se pencha sur moi, si près que
-je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment savez-vous?... comment savez-vous?...
-</p>
-
-<p>
-Alors, je lui dis tout... Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux
-espionnage... je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes
-auxquelles j'avais assisté...
-</p>
-
-<p>
-Elle me donnait à peine le temps de respirer: «Et après?... Et
-après?...» me pressait-elle...
-</p>
-
-<p>
-Après, je lui dis comment j'avais cru à la mort du mystérieux
-étranger, comment il m'était apparu convalescent... enfin ce fut
-l'horreur de l'opération et son dévouement à elle! et son angoisse...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu'il est
-maintenant hors de danger!
-</p>
-
-<p>
-Elle ne répondit point à ces dernières paroles... Elle était
-retombée tout près de moi... et ce fut elle qui, cette fois, posa sa
-main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les
-deux)... Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée... Enfin, elle
-prononça avec effort:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et qu'avez-vous pensé en voyant mon père?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Votre père, fis-je, a été violent et j'ai bien cru que c'en était
-fait de Gabriel!... Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse...
-tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la
-vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Assez! assez! murmura-t-elle... Et si vous ne voulez point que je
-vous haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais
-encore vous allez me jurer d'oublier tout ce que vous avez vu, vous!...
-Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du
-drame auquel vous avez assisté... D'autres que vous ont entrevu notre
-hôte... notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu'on en a
-parlé chez M<sup>lle</sup> Barescat... Aux dernières nouvelles, on dit que
-c'est un étranger proscrit et condamné par le parti qu'il aurait trahi...
-Ce sont des histoires... nous n'avons de renseignements à fournir à
-personne, qu'à la police... si elle nous en demande, mais je ne vous
-cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne
-franchisse notre seuil que le plus tard possible... Si cela arrivait,
-à elle aussi nous demanderions le secret jusqu'au jour... jusqu'au
-jour, mon ami, qui n'est peut-être pas très lointain, où je pourrai
-tout vous dire!... <i>Puis-je compter sur vous, mon ami?</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais comment donc?... mais comment donc? Cet homme, après tout,
-n'est pas à plaindre, bien qu'il ait été fort malmené... par votre
-père... Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre
-séquestré, moi!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict!... d'un mot, je
-pourrais vous faire taire, mais ceci n'est point mon secret... et j'ai
-juré à Jacques... (elle s'arrêta et je ne sus jamais ce qu'elle avait
-pu bien jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel!...
-Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer
-que mon affection pour ce bel étranger n'a jamais dépassé les limites
-d'un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes
-lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j'ai embrassé sa beauté!...
-Hélas! hélas! celui-là non plus, je ne peux plus l'aimer!... Il n'a
-que sa beauté pour lui! C'est une tête vide, comprenez-vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Les imbéciles sont bien heureux! répliquai-je dans un rire
-diabolique... Fichtre! Christine, s'il vous faut, pour être heureuse,
-le profil de l'Apollon Pythien, la pensée d'un Jacques Cotentin...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et le cœur embrasé de Bénédict Masson! acheva-t-elle à mi-voix.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout cela dans un même homme! repartis-je sur un ton de plus en plus
-sauvage... Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les
-autres, du paradis!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bénédict, Bénédict, calmez-vous!... vous ne m'avez jamais parlé
-ainsi!... vous m'effrayez!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'envie l'homme à la tête vide!... fis-je, et là-dessus j'éclatai
-à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans...
-</p>
-
-<p>
-Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans
-un mouvement qui n'était, qui ne pouvait être que de pitié et qui
-acheva d'exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de
-frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son
-clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d'un pauvre
-être qui n'a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d'une
-femme...
-</p>
-
-<p>
-Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur
-l'épaule du bel être à la tête vide!... On nous a appris, sur les
-bancs de l'école, l'histoire d'une femme, reine par le rang, la beauté
-et l'intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid
-fût-il... Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe
-de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma
-terrible timidité...
-</p>
-
-<p>
-Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque,
-pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de
-rhétorique, une femme qui m'aimerait vraiment lirait tout de suite ces
-deux mots: «Embrasse-moi!»
-</p>
-
-<p>
-Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer!...
-</p>
-
-<p>
-Mais Christine les a entendus tout de même... La voilà, la divine, qui
-se penche sur moi; son souffle, son haleine embrasait mes artères,
-cependant que le cœur rouge de sa bouche s'entr'ouvrait sur la
-mienne... Allais-je mourir de joie, m'éteindre du coup, consumé par la
-flamme sacrée?... Pourquoi n'ai-je pas fermé les yeux?... Alain
-Chartier dormait, lui!... Oui, mais Marguerite avait les yeux grands
-ouverts sur cette sublime laideur qu'elle honorait d'un baiser royal!...
-</p>
-
-<p>
-Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine?... Est-ce parce que
-cette nuit est trop claire encore?... Est-ce par pudeur?... Je veux le
-savoir, Christine!...
-</p>
-
-<p>
-Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète!... Eh bien!
-allons, du courage!...
-</p>
-
-<p>
-Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre
-stupide, ta Christine!... <i>et elle a eu un soupir de dégoût!</i>
-</p>
-
-<p>
-La pauvre a fait ce qu'elle a pu! et toi, tu t'es conduit comme un
-misérable!... Si tu ne l'as pas étranglée, c'est tout juste!... Elle
-a roulé sous tes coups et tu t'es enfui jusqu'ici, jusqu'aux bords du
-petit étang sinistre aux eaux de plomb!
-</p>
-
-<p>
-C'est la première fois que tu brutalises une femme! tu n'as qu'un
-excuse: c'est que tu n'en as jamais aimé une autre comme celle-là!...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap16"></a></h4>
-
-<h4>XVI
-<br /><br />
-LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON</h4>
-
-<p>
-Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson.
-</p>
-
-<p>
-Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale,
-dans ce drame intérieur créé par la laideur. C'était nécessaire. Le
-flambeau, allumé par lui-même et â la lueur duquel nous avons
-examiné ce paria: l'homme laid&mdash;va nous aider à éclairer certains
-coins du drame extérieur dont il fut l'effrayant héros.
-</p>
-
-<p>
-Voyons d'abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que
-nous en connaissons déjà n'est guère rassurant.
-</p>
-
-<p>
-Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend
-à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui
-compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n'y avait là
-qu'une halte! c'est la halte qui a créé cette agglomération
-villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse
-dont l'aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux,
-touffus, si accueillants de l'Ile-de-France.
-</p>
-
-<p>
-Marais et marécages, étangs couverts de plantes d'eau, gardés par des
-saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du
-gibier d'eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs
-et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés
-de la guinguette.
-</p>
-
-<p>
-Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait
-d'abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers
-étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après
-avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies,
-entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur
-flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé
-par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux
-noires d'un étang.
-</p>
-
-<p>
-La maison était entre l'étang et le bois.
-</p>
-
-<p>
-Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit
-d'ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé
-avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé... Mais
-depuis qu'elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n'en
-prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant
-point d'homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure...
-</p>
-
-<p>
-Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un
-pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque
-dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait
-passer ses vacances et s'installer sitôt qu'il avait vingt-quatre
-heures de liberté.
-</p>
-
-<p>
-Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans
-la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette
-avec laquelle celui-ci s'était payé le luxe de parcourir le monde en
-artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre
-souvent pour fantasque, alors qu'il n'était que poète. Bénédict
-était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa
-manière de vivre.
-</p>
-
-<p>
-Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude
-et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros
-propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche
-sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y
-installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.
-</p>
-
-<p>
-Quand il quittait l'Ile-Saint-Louis, c'était pour venir se réfugier
-là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques
-reliures d'art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini,
-des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de
-femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à
-Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait
-inlassablement l'image de Gabriel.
-</p>
-
-<p>
-Et puis, tout d'un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la
-rejetait avec rage ou même l'anéantissait dans le petit atelier qu'il
-s'était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de
-tout esprit commercial... et il sortait, habillé en boucanier, rêvant
-pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l'avait
-connue, lorsqu'il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard,
-faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux
-pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu'il avait fabriqué dans un
-ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu'il attachait
-aux arbres...
-</p>
-
-<p>
-Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n'avait ni fusil
-ni engin d'aucune sorte... mais il avait dans ses poches un carnet et un
-crayon, et il faisait des vers... il faisait des vers sur l'amour... Il
-ne pensait qu'à cela, l'amour!
-</p>
-
-<p>
-Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes...
-</p>
-
-<p>
-L'aventure qu'il venait d'avoir avec Christine, et qui ne faisait que
-commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais
-auparavant, chaque fois qu'il se trouvait en face d'une femme, il avait
-envie de la mordre autant que de l'embrasser, tout de suite...
-Cependant, il n'en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles
-n'avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause
-d'une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu'à
-l'anéantissement.
-</p>
-
-<p>
-Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport
-avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec
-Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste,
-dans les mêmes Mémoires; assez rapidement). Malheureusement pour lui,
-il y avait... <i>il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui
-dans son désert et qu'on n'avait plus revues nulle part!</i>
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap17"></a></h4>
-
-<h4>XVII
-<br /><br />
-LA SEPTIÈME</h4>
-
-<p>
-Cette succession de disparitions avait frappé plus d'un esprit dans le
-pays; on s'en était d'abord amusé, puis on avait jasé assez
-sournoisement; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus
-Bénédict Masson, on avait parlé d'autre chose. Mais il y avait
-quelqu'un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C'était le
-père Violette.
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu'on lui
-faisait l'honneur de le charger de ces importantes fonctions...
-Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs
-se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères;
-alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c'était
-un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d'avoir du gibier.
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette n'avait rien en lui qui rappelât la fleur
-printanière dont il portait le nom; il n'en avait ni la fraîcheur, ni
-le parfum, ni la modestie. C'était le plus grand hâbleur de chasse et
-de pêche que l'on pût entendre; avec cela, le pays lui appartenait; on
-ne pouvait le traverser, sans qu'il eût l'œil sur l'audacieux qui
-pénétrait dans son domaine.
-</p>
-
-<p>
-On l'avait toujours vu habillé de la même façon: vieille culotte de
-velours à côtes qui n'avait plus de couleur, toujours botté, une
-veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de
-cordelettes, d'extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne
-quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil
-(dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n'était jamais
-très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu'un morceau
-de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie,
-calcinée par ce charbon ardent; un visage taillé à coup de serpe, de
-grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du
-chien d'arrêt... de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos
-et qui voyaient d'incroyablement loin.
-</p>
-
-<p>
-Il n'y en avait pas deux comme lui pour lancer l'épervier ou démolir
-une bande de canards sauvages à l'affût, vers lequel il les attirait
-avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires,
-au moment des grands passages...
-</p>
-
-<p>
-Il habitait une hutte au milieu des <i>têtards</i>, comme il appelait les
-saules pâles qui dressaient leurs troncs entr'ouverts, égorgés, sur
-deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine
-mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les
-roseaux... Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel
-rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres
-d'ablettes argentées...
-</p>
-
-<p>
-Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L'une des plus
-fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion
-extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse
-établi dans une vraie maison... un chalet comme il convient à un vrai
-garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson
-lui-même, à un «gros bonnet», qui ne demandait pas mieux que de
-louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du
-père Violette son homme, et qui l'aurait installé là jusqu'à la fin
-de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c'est de lui
-qu'il s'agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien
-arrêtés...
-</p>
-
-<p>
-Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le
-pays, à n'être gêné par personne autour de la grande propriété
-qu'il avait achetée de l'autre côté du vallon, par delà le bois, et
-où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne
-nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes
-auxquelles on venait de loin, de très loin, même d'Angleterre... Mais
-cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails,
-n'avait rien voulu savoir.
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter.
-Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n'avait pas même eu
-à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer
-dix paroles... Et le marquis s'était tout de suite désintéressé de
-l'affaire... l'ancien garde ne l'avait même plus revu...
-</p>
-
-<p>
-Eh bien! cette raison que le père Violette avait de détester
-Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n'était point
-la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que
-cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait
-son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant
-à voir, <i>mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que
-l'autre était venu y faire.</i>
-</p>
-
-<p>
-Bien avant l'histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait
-fort bien s'expliquer après tout par l'effroi que lui inspirait cet
-être misérable et «disgracié de la nature», Bénédict Masson
-était pour le père Violette le plus grand mystère du monde.
-Longtemps, l'ancien garde, devenu braconnier, l'avait observé avec une
-inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n'était pas sans
-effroi qu'il passait à côté de lui comme à côté d'un fou dangereux
-dont il faut tout craindre... Songez donc!... Bénédict Masson vivait
-dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette
-lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n'étaient pas là)
-couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi
-entre les roseaux, comme qui dirait à l'affût... <i>et il ne pêchait ni
-ne chassait jamais!</i>... Ça, c'était une énigme!...
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette en était positivement malade!... jamais, jamais un
-fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de
-gaule... Alors, quoi?... qu'est-ce qu'il faisait là, pendant des
-journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant,
-les mains dans les poches, ou s'arrêtant les yeux fixes, pendant des
-heures, comme s'il attendait quelque chose, comme s'il chassait quoi! ou
-comme s'il pêchait! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais!
-</p>
-
-<p>
-Et, parfois, il «causait» tout haut, tout seul!... Ça! le père
-Violette l'avait entendu!...
-</p>
-
-<p>
-Qu'est-ce qu'il avait donc dans la cervelle, «cet oiseau-là», s'il
-n'était pas fou?... <i>Il avait tout du crime!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette s'en était tenu là! Depuis le moment où il avait
-été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays
-comme celui-là, où il n'y avait rien à faire qu'à braconner, il
-avait dit: «Voilà un garçon qui a tout du crime!»
-</p>
-
-<p>
-Cela, une fois admis, on comprend facilement l'impression produite sur
-l'esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui
-s'étaient succédé si étrangement chez notre relieur...
-</p>
-
-<p>
-Il y avait déjà plus d'une semaine que Bénédict Masson était revenu
-s'installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de
-trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra
-dans la cuisine de «l'Arbre Vert», de l'autre côté du coteau, sur le
-versant, d'où l'on découvrait un pays qui n'avait plus rien à faire
-avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les
-boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d'enceinte qui
-entourait le parc des «Deux-Colombes», la propriété que le marquis
-de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal...
-</p>
-
-<p>
-L'auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher
-au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre
-magnifique (l'arbre vert); un porche, une cour, une écurie, un hangar
-qui servait au besoin de garage; un enclos palissadé, soigneusement
-cultivé de légumes, de pommes de terre; quelques arbres fruitiers;
-au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes: un cep
-nerveux festonnait en l'ombrageant l'espèce de tonnelle qui entoure le
-vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et
-toujours de bonne humeur depuis qu'un heureux trépas l'a débarrassée
-de son gredin d'époux, qui passait son temps à boire son fonds avec
-son revenu, et qui en est mort...
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette est toujours bien reçu là dedans; c'est le
-pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l'on mange ce qui
-est généralement défendu par les justes lois. On vient d'assez loin
-faire des parties fines à l'Arbre Vert. Spécialités de matelotes,
-gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d'un
-vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère
-Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne
-vous demande pas de contrat de mariage et l'on n'écoute pas derrière
-les portes. Ça n'est pas le genre de la maison.
-</p>
-
-<p>
-Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à
-ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se
-laissa tomber sur un banc, au coin de l'âtre, et ralluma sa pipe avec
-une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et
-regarda la flamme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton
-Bénédict t'a-t-il enfin «débarrassé le plancher»?
-</p>
-
-<p>
-Le plancher! drôle de façon de désigner les marécages de
-Corbillères! Mais la mère Muche n'y regarderait pas de si près, et
-puis, elle était tout à fait excusable de s'exprimer ainsi, car elle
-ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait
-toujours dit que le pays d'où le père Violette rapportait de si bonnes
-choses était si laid, qu'elle n'avait jamais eu le courage de grimper
-à travers bois jusqu'en haut du coteau pour savoir comment il était
-fait.
-</p>
-
-<p>
-Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde
-qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et
-malgré le père Violette!... Ah! le garde ne lui laissait rien ignorer
-du monstre de laideur qui <i>avait choisi cette solitude pour y attirer
-des femmes et les assassiner!</i> Ça, c'était le fonds, le tréfonds de
-la pensée du père Violette, et il ne l'avait pas caché à la mère
-Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne
-faisait qu'en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père
-Muche était mort.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quelle drôle de tête tu fais, Violette! reprit la mère Muche...
-c'est-y qu'il y aurait du nouveau du côté de ta hutte? T'as l'air tout
-retourné... Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait
-peut-être bien!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Donnez donc «à bouère» et vous saurez tout, mère Muche! <i>La
-septième est arrivée!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quelle septième?...
-</p>
-
-<p>
-L'autre haussa les épaules.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous vous f... encore de moi!... Vous savez bien de quoi je
-parle!... Eh bien! oui, je suis retourné à l'idée que cette pauvre
-petite-là y passera comme les autres!... et qu'il n'en sera pas plus
-question que si elle n'avait jamais existé!... Ah! mais, cette fois, ça
-n'ira pas tout seul!... J'suis là!...
-</p>
-
-<p>
-La mère Muche continuait à rire:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! t'es là! t'es toujours là!... Faudrait peut-être qu'il te
-demande la permission, vieux jaloux!...
-</p>
-
-<p>
-Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre,
-événement grave:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous
-apporterai la preuve... une seule preuve... ça se rencontre!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sûr! répliqua-t-elle... il faut bien qu'il les mette quelque part,
-à moins qu'il ne les mange!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous blaguez!... je vous dis <i>qu'elles n'ont point toutes repris
-le train!</i>... Ça, c'est déjà une preuve!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! elles sont reparties par la route!... du moment que tu me
-dis qu'il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son
-service dans un endroit assez désolé... et puis aussi elles ont
-peut-être eu peur!... Alors, elles se sont sauvées!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peur!... je vous crois qu'elles ont eu peur!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elles te l'ont dit?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La dernière me l'a dit! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida
-d'un trait pour se donner du courage ou s'éclaircir les idées), la
-dernière qui est restée près de trois semaines... Oui, j'ai pu lui
-parler à celle-là!... et elle m'en a raconté, allez, sur le
-Bénédict!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et elle avait peur!... et elle est restée trois semaines!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est restée justement à cause de ça!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est restée parce qu'elle avait peur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, que je vous dis!... Ah! c'était une drôle de fille! allez!...
-et on aurait pu croire qu'ils étaient bien faits tous deux pour
-s'entendre!... Eh bien! elle a disparu comme les autres!... envolée,
-volatisée!... c'est à ne pas croire!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est peut-être simplement retournée à Paris!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! j'ai fait mon enquête... Celle-là, je connaissais son nom et
-j'avais pu savoir où elle habitait!... On ne l'a jamais plus revue!...
-Elle s'appelait Catherine Belle! et belle elle l'était, en effet!...
-Ah! un sacré brin de fille! .. Si elle avait voulu, je l'aurais bien
-débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas
-peur!... Je vous dis que c'est inexplicable!... La première fois que je
-lui ai parlé, c'était un soir... je rôdais autour du chalet!... Je
-vois une ombre qui s'en échappe en courant; puis la porte se rouvre et
-le Bénédict paraît! appelant d'une voix suppliante: «Catherine!...
-Catherine!...»
-</p>
-
-<p>
-»Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de
-roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la
-présence... Maintenant Bénédict l'appelait d'une voix de colère, et
-comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec
-fureur.
-</p>
-
-<p>
-»Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je
-la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s'était égarée dans
-l'obscurité:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Ne craignez rien! lui dis-je... je suis là!... c'est moi le garde,
-le père Violette... qu'est-ce qu'il vous a encore fait le misérable?
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais rien, me dit-elle... seulement il me fait peur!... Il a, au
-contraire, été très gentil!...
-</p>
-
-<p>
-»Je ricanai...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil... et
-elles s'en vont toutes!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;C'est ce qu'il m'a dit.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Elles s'en vont toutes au bout de vingt-quatre heures... de deux
-jours... de trois jours... Vous, voilà huit jours que vous êtes
-là!... Vous avez de la patience!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Il m'a encore dit ça!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Pourquoi restez-vous?...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Parce qu'il est très malheureux!... Il est à plaindre, le pauvre
-garçon!... Il pleure... j'ai eu pitié de lui!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Et vous en avez assez maintenant?
-</p>
-
-<p>
-»Elle ne me répondit pas...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir?...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Parce qu'il a voulu m'embrasser!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Il n'est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le
-soyez un peu...
-</p>
-
-<p>
-»Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s'était arrêtée,
-je lui dis:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n'avez
-pas de temps à perdre!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Non, me répliqua-t-elle brusquement... C'est de l'enfantillage...
-je retourne...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Où?
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais chez lui!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Chez Bénédict Masson?
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Oui!...
-</p>
-
-<p>
-»J'étais abasourdi...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Écoutez, fis-je... vous avez tort!... vous avez tout à fait
-tort!... C'est moi qui vous le dis... vous vous en repentirez! Ce
-garçon-là a tout du crime!...
-</p>
-
-<p>
-»Elle réfléchit un instant et elle répéta:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;C'est vrai qu'il y a des moments où je me suis dit ça, moi
-aussi!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Et vous y retournez?
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Oui!... pour voir!... Mais bah!... ça finit toujours par les
-larmes... Au fond, il n'est pas bien dangereux, allez!
-</p>
-
-<p>
-»Et elle rentra au chalet... Tout ce que j'ai pu lui dire... c'est
-comme si j'avais chanté... Ce qui l'amusait, celle-là, c'est qu'il lui
-faisait peur!... Décidément, on ne sait jamais avec les femmes!...
-</p>
-
-<p>
-»Les jours suivants, vous pensez si j'étais à l'affût... à l'affût
-de mes deux tourtereaux. C'était à crever de rigolade!... Le monsieur
-faisait toilette... Il se faisait beau, le monstre!... Il mettait ses
-habits de la ville... une cravate, un chapeau... et il lui en
-racontait!...
-</p>
-
-<p>
-»Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle
-voulait savoir jusqu'où ça pourrait bien aller, cette histoire-là!...
-M'est avis qu'elle l'a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui
-a pas porté bonheur!...
-</p>
-
-<p>
-»Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul,
-tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable,
-tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée,
-mordant les cordes... C'est pas un chrétien, ça!... J'avais envie de
-l'abattre d'un coup de fusil...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Père Violette, pas de bêtises!... interrompit la mère Muche.
-Qu'est-ce que c'est que cette petite qui vient d'arriver?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une enfant!... Ça n'a pas plus de dix-sept ans!... Ah! mais
-celle-là, faut pas qu'il y touche! ou je fais le gendarme!... Riez pas,
-mère Muche; cette fois, à la première alerte, je le dénonce!... Il
-faudra bien qu'il s'explique...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;D'où qu'elle vient, la petite?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle doit être Berrichonne... c'est une fille de la campagne... elle
-l'appelle: mon oncle!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Paraîtrait!... Du reste, il n'a pas fait de frais pour celle-là...
-il ne s'est pas déguisé en gentleman... Il a plutôt l'air de la
-traiter comme une petite servante... Il lui fait faire ses courses...
-Ça n'est plus le boulanger qui apporte les provisions... Personne ne
-vient plus au chalet... Il a même remercié le souillon qui venait deux
-heures tous les matins faire le ménage... Ils vivent tout seuls, tous
-les deux, loin de tout, sûrs de n'y être dérangés par personne... La
-petite n'est ni belle ni laide... elle s'appelle Anie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu lui as parlé?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui... tantôt... je lui ai demandé si elle se plairait dans nos
-marais... Elle m'a répondu:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Pourquoi donc que je ne m'y plairais pas? mon oncle est si bon!...
-Textuel...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Tant mieux s'il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué... il
-ne l'a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans
-quoi elles y seraient encore!...
-</p>
-
-<p>
-»Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie
-toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées!...
-</p>
-
-<p>
-»Là-dessus, elle s'est sauvée et ne s'est arrêtée qu'au chalet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout ça finira entre vous par du vilain!... conclut la mère Muche.
-Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t'as peut-être bien tort,
-père Violette... En attendant, vide ton piot!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N... d... D...! le voilà!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qui?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Notre paroissien!...
-</p>
-
-<p>
-Et le père Violette sauta sur son bâton comme s'il avait à se
-défendre contre quelque animal redoutable...
-</p>
-
-<p>
-La mère Muche allongea le nez à la fenêtre:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bon sang! fit-elle... c'est vrai qu'il n'est pas beau!
-</p>
-
-<p>
-Bénédict Masson traversait la cour. L'apparition de cet homme, dans le
-soir qui tombait, était sinistre.
-</p>
-
-<p>
-Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu'il
-avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s'il cherchait une
-proie à dévorer, donnait le frisson.
-</p>
-
-<p>
-Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le
-considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle
-hostilité.
-</p>
-
-<p>
-Sans hésitation il pénétra dans la cuisine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous! j'ai à vous parler! fit-il au garde, tout de suite... Si vous
-voulez me suivre, ça ne sera pas long!...
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité
-méprisante.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, je n'ai rien à vous dire! déclara-t-il.
-</p>
-
-<p>
-La mère Muche était loin d'être à son aise... Elle avait un dîner
-à préparer pour des gens des «Deux Colombes» qui arrivaient, le soir
-même, à la villa, où rien n'était prêt pour les recevoir et elle
-eût voulu voir les deux hommes «aux cinq cents diables»... Enfin,
-comme à tant d'autres, Bénédict lui faisait peur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allez vous expliquer sous la tonnelle! leur suggéra-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Écoutez, père Violette!... fit Bénédict Masson, si vous voulez
-qu'on trinque ensemble, il ne tiendra qu'à vous!... mais il faut qu'on
-s'explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux.
-Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous gêne donc? releva l'autre.
-</p>
-
-<p>
-Bénédict Masson s'assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et
-taciturne, cessant de le regarder, il répondit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi?... émit hardiment le
-garde.
-</p>
-
-<p>
-Mais il se tut, car il n'avait pas achevé sa phrase que l'autre avait
-relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme
-finit par s'éteindre... la tête retomba sur la poitrine et Bénédict
-reprit d'une voix sourde:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je sais ce que vous racontez partout! Faut vous taire, père
-Violette! Moi, j'en ai assez!... Eh bien oui, elles sont parties!... je ne
-peux pas garder une ouvrière!... je ne peux garder personne auprès de
-moi... je fais peur à tout le monde!... Tout à l'heure, j'ai fait peur
-à Madame!... ah! laissez-moi parler, madame!... je suis si content de
-m'expliquer devant vous!... Vous ferez peut-être entendre au père
-Violette qu'il faut qu'il tienne sa langue... Ma vie n'a rien de
-mystérieux... Je n'ai jamais fait de mal à personne!... On n'a qu'à
-me regarder pour comprendre que je n'ai pas besoin de leur faire du mal
-pour qu'elles fichent le camp!... Je ne suis pas venu ici pour faire le
-malin, je suis venu ici pour dire au père Violette: «J'en ai une, en
-ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j'ai
-recueillie et que je ne dégoûte pas trop!... et qui veut bien me
-servir de bonne... qui a été malheureuse, toute petite et qui m'est
-reconnaissante de ce que je peux faire pour elle... eh bien! père
-Violette, faut pas la dégoûter de moi!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça!... grogna le garde.
-</p>
-
-<p>
-La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le
-verre... Il n'y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre
-en se faisant la mine... Trinquez et serrez-vous la main et qu'il ne
-soit plus question de rien!
-</p>
-
-<p>
-Mais le père Violette, têtu, répétait encore:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout ça, ça ne me regarde pas... tout ça, ça ne me regarde pas!
-</p>
-
-<p>
-Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde
-et lui dit, la voix rauque:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous,
-gardez votre langue... gardez votre langue, père Violette!... parce que
-je vais vous dire... si celle-là s'en va, comme les autres qui sont
-peut-être parties aussi à cause de vos ragots... eh bien! c'est vous
-que j'en rends responsable!... Moi, vous savez, la vie, je m'en f..., et
-je vous crèverais comme un chien!
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus il s'en alla, après un bref salut à l'hôtesse, traversa la
-cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous l'avez entendu! Vous l'avez entendu, le sauvage! fit entendre
-le père Violette quand l'autre fut déjà loin.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Écoute! dit la mère Muche... cet homme-là me paraît à bout!...
-<i>Je souhaite pour toi que la septième, elle reste!</i>
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap18"></a></h4>
-
-<h4>XVIII
-<br /><br />
-LES NOUVELLES DE LA MARQUISE</h4>
-
-<p>
-«Ma chère Christine, je vous écris parce que je n'ai plus
-d'espérance qu'en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance
-bien faible, hélas!...
-</p>
-
-<p>
-»Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de
-ma trop réelle infortune, vous qui n'y avez pas cru quand j'étais
-frappée sous vos yeux?
-</p>
-
-<p>
-»Non, Christine, ce n'est pas une folle qui vous écrit, ce n'est pas
-une monomane qui se meurt d'une idée fixe, comme vous l'avez pensé
-longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne
-m'eussiez pas laissée partir; vous ne m'eussiez pas, vous et M.
-Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c'est la plus
-malheureuse des créatures à qui l'on vole sa vie chaque jour, chaque
-nuit, goutte à goutte, c'est la victime d'un monstre <i>qui a déjà
-dévoré</i> des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des
-veines épuisées par son insatiable morsure!...
-</p>
-
-<p>
-»Ah! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si
-tristement sourire... Pourquoi ne pas me croire, vous qui m'avez vue?...
-Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage?...
-</p>
-
-<p>
-»Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois
-devant vous, n'évoquait qu'un vague fantôme né de mon imagination
-malade... et pourtant!... et pourtant!... Il était là; entre nous, en
-chair et en os!...
-</p>
-
-<p>
-»Christine! Christine! cela a existé les vampires!... J'admets qu'ils
-aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués
-jusqu'au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne
-voudriez-vous pas qu'au moins l'un d'eux ait survécu à cette race
-maudite?...
-</p>
-
-<p>
-»Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous
-racontent qu'ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis
-formidables de l'un de ces monstres qui, au témoignage de l'histoire
-naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde... Le serpent
-de la baie d'Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable
-comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par
-les tombeaux!...
-</p>
-
-<p>
-»Son tombeau! son tombeau vide d'où il est sorti il y a plus de deux
-cents ans pour se repaître du sang des vivants; j'ai voulu le voir; je
-l'ai vu... j'en ai soulevé la pierre!... Guidée par un homme, par le
-plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui,
-en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la
-crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le
-gardien...
-</p>
-
-<p>
-»Là, sont les tombeaux de la famille... Le premier de la
-seconde rangée à droite... c'est celui-là!... «Cy-gît
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de
-Sa Majesté...» et une plaque, sous la date, où l'on trouve cette
-mention: «Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été
-dispersés en 1793, par la Révolution.»
-</p>
-
-<p>
-»Dispersés!... dispersés!... Je sais où ils sont, moi, les restes de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Et vous aussi, Christine, qui ne me
-croyez pas, vous le saurez un jour!... <i>Ils se portent fort bien!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»Quelle vision que cette crypte!... Cette tombe vide m'attire!...
-quelque chose me dit qu'une nuit, je me réveillerai sous cette
-pierre... et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, <i>pâle
-fantôme qui cherchera sa vie!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»Qu'un pareil destin me soit épargné, Seigneur!... Vous savez à quel
-prix, Christine!... Vous savez ce que l'on doit faire de nos cadavres
-pour qu'ils ne soient plus redoutables après la mort!...
-</p>
-
-<p>
-»Qu'au moins mon tourment cesse avec ma vie!... Sangor m'a promis de ne
-point m'épargner quand je serai morte... Moi morte, il n'a aucune
-raison de me tromper... et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste
-qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre!... <i>Je me
-suis arrangée pour cela!</i>... Vous allez me croire plus folle que
-jamais!... Christine! Christine!... j'espère avoir bientôt l'occasion
-de vous convaincre de ce qui se passe ici!... de vous fournir une preuve
-décisive... irréfutable... et alors, vous accourrez, n'est-ce pas,
-vous et Bénédict Masson!... Vous me sauverez, s'il en est temps
-encore!...
-</p>
-
-<p>
-»Le marquis ne me quitte plus!... depuis que je ne suis plus qu'un
-souffle, jamais il ne m'a autant aimée!... C'en est fini de cette
-liberté relative dont je jouissais encore à Paris... Il a renoncé à
-m'abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à
-tromper personne!... à me faire croire à moi-même que je ne suis
-qu'une malade! c'est fini cette étape-là!... Je suis prisonnière de
-l'époux qui me dévore!... Ses lèvres ne me quitteront que lorsque
-j'aurai rendu le dernier soupir... Le voilà bien tranquille pour boire
-sans remords le sang pâle que l'ingéniosité diabolique de Saïb Khan
-parvient encore à faire couler dans mes veines...
-</p>
-
-<p>
-»Je ne sais comment je puis encore me traîner!... Ce médecin hindou
-ressusciterait les morts!...
-</p>
-
-<p>
-»Christine, je vais vous dire comment j'ai voulu profiter des forces
-que, je ne sais par quel sortilège, il m'avait redonnées, pour
-m'échapper au cours du dernier voyage... mais assez pour
-aujourd'hui!... assez! ils viennent!... Je les entends! Ils rentrent de
-la promenade et <i>ils viennent prendre des nouvelles de ma santé!</i>...
-Sing-Sing leur ouvre déjà la porte!...»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-DEUXIÈME LETTRE.&mdash;«Ma chère Christine, vous savez comment on m'a fait
-quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et
-Bénédict Masson... On ne comptait pas sur vous, je puis vous
-l'affirmer... On se croyait seuls à l'hôtel.
-</p>
-
-<p>
-»Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans
-cette chambre où j'étais déjà sa proie, me débattant vainement
-contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu'envahissait déjà
-l'ivresse de sa passion du sang, de mon sang... sa figure est devenue
-terrible... Je me suis dit: «Ils sont perdus!»
-</p>
-
-<p>
-»Mais c'est moi qui étais perdue! Vous, on vous a laissés là-bas...
-Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave... beaucoup trop
-compliqué... Après tout, qu'est-ce que vous aviez vu? Rien!...
-Qu'est-ce que vous aviez entendu?... Un cri de folle? Toujours de
-folle!... Mes confidences antérieures? Imaginations d'un cerveau
-endolori!
-</p>
-
-<p>
-»Tout de même, après une telle scène, il y avait de quoi troubler
-les plus sceptiques. On a compris cela!... Il n'y avait plus qu'à en
-finir avec moi, <i>jusqu'à plus soif!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»Et l'on m'a emportée!...
-</p>
-
-<p>
-»Ah! je savais bien que c'était la fin!... Ce sentiment affreux d'une
-pareille mort, <i>suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être
-encore</i>, m'a fait me traîner une dernière fois jusqu'à vous dans le
-moment qu'ils pouvaient me croire incapable d'un mouvement!...
-Christine! Christine! Il m'a semblé que, dans cette dernière
-entrevue-là, l'équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop
-calme, a chancelé... J'ai vu passer dans vos yeux non seulement cette
-pitié coutumière que j'y lisais avec désespoir, mais quelque chose de
-plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi: «Si, par
-hasard, la folle avait raison?» et chez Bénédict Masson j'ai trouvé
-aussi quelque chose de nouveau!... Eh bien, accourez! accourez vite si
-vous ne voulez pas me trouver morte!...
-</p>
-
-<p>
-»Je vous disais dans ma dernière lettre que j'avais voulu me sauver au
-cours du voyage. Oui, j'avais résolu cela!... j'étais décidée à
-risquer le cabanon, la maison de folles dont on m'a plus d'une fois
-menacée, plutôt que de continuer cette agonie!... mais eux, ils
-m'avaient devinée!... Ils devinent tout!... Sangor, Sing-Sing devinent
-tous les gestes que je vais faire!... Saïb Khan, qui était du voyage,
-comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées!... Et le marquis
-peut être tranquille: on lui garde bien sa proie!...
-</p>
-
-<p>
-»Tout de même, j'ai tenté l'impossible aventure!... Dans l'auto, je
-ne pouvais rien espérer!... Nous étions encore dans Paris que cette
-auto se transformait en cage de fer... les volets se rabattaient sur les
-rideaux... je pouvais crier là dedans!...
-</p>
-
-<p>
-»Mais je ne criai pas!... J'attendis une occasion... Elle se
-présenta... À l'aurore, nous eûmes une panne... Il fallait travailler
-à la voiture... Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je
-faisais la morte... On me transporta dans une chambre de l'hôtel qui
-donnait de plain-pied sur la cour où l'on réparait l'auto et, par
-derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne...
-</p>
-
-<p>
-»À quelques centaines de mètres, j'aperçus la lisière d'une forêt.
-Ah! gagner ces bois!... m'enfouir dans les arbres, dans les feuilles,
-dans la terre!... leur échapper!...
-</p>
-
-<p>
-»Du lit où l'on m'avait étendue, j'apercevais dans la clarté même
-du matin le petit espace qu'il me fallait parcourir... Par la pensée,
-je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu'à ce bois
-sauveur!...
-</p>
-
-<p>
-»Mais, en réalité, comment faire?... Devant ma porte se tenait
-Sangor... Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïb
-Khan, tandis que les employés du garage, que l'on avait réveillés, se
-hâtaient de remettre la voiture en état... sous ma fenêtre dans le
-jardin, Sing-Sing.
-</p>
-
-<p>
-»Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne
-pouvant rester en place... À l'hôtel, on l'attachait quelquefois dans
-sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut
-compter que la chaîne au cou... Mon espoir était là... Déjà, agile
-comme un chat, je l'avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne
-sais quel fruit vert... Qu'aperçut-il du haut de cet arbre?... Toujours
-est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord
-d'une fenêtre entr'ouverte au premier étage et disparaissait dans le
-bâtiment.
-</p>
-
-<p>
-»En une seconde, je fus debout!... j'ouvris la fenêtre!... Depuis bien
-longtemps, je ne m'étais sentie aussi forte!... Je ne pesais pas plus
-qu'une plume... Mes jambes allaient me porter comme le vent... Je me
-laissai glisser dans le jardin... et déjà je m'élançais... Tout à
-coup, je poussai un cri terrible! <i>J'avais senti la morsure!</i>...»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-TROISIÈME LETTRE.&mdash;«Ma chère Christine, je vous écris quand je peux,
-comme je peux... le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse...
-au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu'il faut que je vous
-écrive, pour vous convaincre, <i>je veux que vous veniez!</i> Montrez mes
-lettres à Bénédict Masson. J'y compte bien. Je compte sur vous deux.
-Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter... <i>Et si vous
-arrivez trop tard, eh bien, mes lettres serviront peut-être à en
-sauver d'autres!</i>... car il n'est point possible que la vérité ne se
-découvre pas un jour... il n'est pas possible que <i>le monstre qui mord
-à distance</i> continue à se promener pendant des siècles encore, au
-milieu de ses victimes <i>qui peuvent croire quelquefois qu'elles se sont
-piquées à un rosier et qui en meurent!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l'ai
-laissé la nuit dernière... Je me sentis donc mordue par le monstre,
-par ce monstre qui était quelque part derrière moi!
-</p>
-
-<p>
-»Ah! l'horrible sensation!... je la connaissais!... Au moment où je
-m'y attends le moins... toujours au moment où je m'y attends le moins,
-je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après
-y avoir laissé son venin!...
-</p>
-
-<p>
-»Oui!... du venin!... j'imagine que les vampires ont, comme les
-vipères, une dent creuse pleine de venin... d'un certain poison qui se
-répand dans tout votre corps avec une rapidité <i>et avec une douceur à
-laquelle il est impossible de résister</i>... Vous sentez immédiatement
-vos forces vous fuir comme par une porte ouverte... qui est ce petit
-trou de la morsure!... c'est un engourdissement qui surprend plus qu'il
-ne fait souffrir... et qui en est d'autant plus terrible, lorsque, comme
-moi, on en connaît la suite!...
-</p>
-
-<p>
-»La suite, c'est le monstre lui-même qui arrive!...
-</p>
-
-<p>
-»Car les vampires ont cette particularité que n'ont point les
-vipères: ils mordent à distance!...
-</p>
-
-<p>
-»Je savais qu'il était là...
-</p>
-
-<p>
-»Je ne me retournai même pas!... J'essayai, en un effort suprême, de
-lutter contre l'anéantissement qui déjà me gagnait.
-</p>
-
-<p>
-»Je parvins à me traîner jusqu'à la barrière qui fermait le
-jardin...
-</p>
-
-<p>
-»Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même... Alors j'aperçus le
-marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait!...
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-QUATRIÈME LETTRE.&mdash;«Se doute-t-on de quelque chose? Drouine, le
-sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme
-dans toute l'acception du mot, m'a dit de me méfier de tout... Si l'on
-surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre,
-mais ce n'est pas ce qui l'arrête, il ne craint que pour moi.
-</p>
-
-<p>
-»Le bon serviteur, je lui revaudrai cela! En attendant, nous prenons
-mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je
-suis catholique) et sous prétexte d'aumônes pour la chapelle, je
-glisse dans le tronc mes bouts de lettres... Sing-Sing lui-même, qui
-suit la traîne de mon manteau comme un mauvais lutin, n'y voit que du
-feu!... Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons...
-</p>
-
-<p>
-»À la suite de ma dernière escapade, on m'avait jetée dans la
-voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du
-château...
-</p>
-
-<p>
-»Coulteray est une vraie prison!... Des fossés, des murs qui datent du
-moyen âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du
-donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu'ils appellent
-encore «la baille», comme au temps jadis et qui est à moitié
-transformée en verger.
-</p>
-
-<p>
-»La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l'entoure avec des
-parterres de fleurs.
-</p>
-
-<p>
-»En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à
-la mort n'ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure
-printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les
-murs, bouche toutes les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant
-qu'elle me fuit.
-</p>
-
-<p>
-»De ma fenêtre, située au premier étage, j'aperçois par une brèche
-un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se
-jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs!
-</p>
-
-<p>
-»Je suis venue ici pour mourir! Je sens, je sais qu'on ne quittera ces
-lieux que lorsque je serai morte!
-</p>
-
-<p>
-»On ne m'y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle!
-</p>
-
-<p>
-»Jamais le marquis n'a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de
-petits soins! Il s'est fait mon valet! Il veut être seul à me servir!
-Jamais il ne m'a dit d'aussi douces choses! Il me jure qu'il n'a jamais
-aimé que moi! Ah! comme il m'aime! comme il m'aime! Comme il m'offre
-son bras <i>pour y sentir ma faiblesse.</i> Son amour m'a tout pris!...
-</p>
-
-<p>
-»C'est le grand vampire!... Le monde est plein de petits vampires. Il
-n'y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l'un
-mange l'autre! que l'un <i>profite</i> au détriment de l'autre! Tantôt
-c'est le mâle, tantôt c'est la femelle... Un égoïsme plus fort
-réduit peu à peu l'être qui vit dans son ombre à zéro!... Il n'est
-point nécessaire pour cela que l'on se perce les veines et que l'on se
-suce le sang... c'est l'histoire de presque tous les ménages, mais
-celle du nôtre, c'est autre chose!...
-</p>
-
-<p>
-»C'est l'histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a
-plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes... je n'ai
-rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez! ce n'est pas une
-histoire, c'est de l'histoire! Et Drouine ne l'ignorait pas. Drouine
-croit, lui, comme beaucoup d'autres, du reste, au village, qui fuient
-quand passe le grand vampire...
-</p>
-
-<p>
-»Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout
-dit!...
-</p>
-
-<p>
-»Mais il ne peut rien pour moi, <i>rien avant ma mort!</i> Mais vous,
-Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver <i>avant ma
-mort!... je vous attends!</i>...»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-CINQUIÈME LETTRE.&mdash;«Cette nuit, il m'a accompagnée jusqu'à ma porte
-comme un amant soumis... et il s'est retiré très triste... Alors, j'ai
-vivement fermé la porte... j'ai poussé le verrou, et j'ai couru à la
-fenêtre, et j'ai fermé la fenêtre... Car, tant que la fenêtre est
-ouverte, il peut me mordre à distance!...
-</p>
-
-<p>
-»Maintenant, je suis plus tranquille... je sens que je vais avoir une
-nuit tranquille...
-</p>
-
-<p>
-»Quelle paix sur la terre!... enfin!... enfin!... Une lune
-éblouissante apparaît par la brèche du rempart... Un paysage d'argent
-m'entoure. Je me sens la légèreté d'un ange. J'ai des ailes. Si
-j'ouvrais la fenêtre, j'imagine que je pourrais me balancer au-dessus
-des eaux miroitantes de la Loire.
-</p>
-
-<p>
-»J'y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais
-vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent
-à cette terre maudite.
-</p>
-
-<p>
-»Mais je n'ouvrirai pas la fenêtre, car c'est trop dangereux.
-</p>
-
-<p>
-»La blessure pourrait entrer par la fenêtre!
-</p>
-
-<p>
-»Horreur! Oh! Horreur! Je suis blessée!
-</p>
-
-<p>
-»Je suis blessée!
-</p>
-
-<p>
-»Mais par où est entrée la blessure? Qui le dira jamais?
-</p>
-
-<p>
-»Pitié, mon Dieu!»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-SIXIÈME LETTRE.&mdash;«Concevez-vous cela?... Oui! tout était fermé!...
-<i>Il me mord maintenant à travers les murs!</i>...Et vous n'accourez
-pas?...»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-SEPTIÈME LETTRE.&mdash;«Je vais vous prouver que je ne suis pas folle!...
-Aucun livre au monde n'a jamais dit qu'un vampire pouvait mordre à
-travers les murs!... Et cependant j'ai été mordue!... j'ai
-cherché!... j'ai cherché partout!... et j'ai fini par découvrir un
-petit trou, large d'un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu!...
-<i>C'est par ce petit trou-là que le monstre m'a mordue pendant que je
-faisais ma prière!</i>»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-HUITIÈME LETTRE.&mdash;«Ah! je veux savoir!... je veux savoir comment il
-mord à distance!... je le saurai s'il m'en laisse le temps!... Non, je
-ne suis pas folle!... non, je ne suis pas folle!»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-NEUVIÈME LETTRE.&mdash;«Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle
-quitte ma veine inépuisable et qu'il relève son front de démon indien
-pour me dire: «Je t'aime!»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-DIXIÈME LETTRE.&mdash;«Ainsi aimaient les démons indiens, les
-<i>Assouras</i> domestiqués par Saïb Khan... les premiers vampires du
-monde connus!... Non loin de Bénarès, dans une île du Gange, il y a
-un cimetière plein de leurs victimes sacrées... Le grand vampire
-européen devait rendre visite à ses ancêtres... et là il a connu
-Saïb Khan, qui est un médecin très moderne (là-bas, la colonie
-anglaise raffolait de lui, littéralement), ce qui ne l'empêche pas
-d'être en communication directe avec les <i>Assouras</i>; aux Indes,
-c'était un fait que personne ne mettait en doute et qui faisait du
-reste sa réputation.
-</p>
-
-<p>
-»Moi, j'en riais!
-</p>
-
-<p>
-»Je le traitais de charlatan!... Je ne croyais pas aux vampires, dans
-ce temps-là!... j'avais tort!... j'ai eu le temps de m'instruire depuis
-et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore!...
-</p>
-
-<p>
-»Mais je sens que la preuve va venir!...
-</p>
-
-<p>
-»J'ai autant de lucidité qu'un Sherlock Holmes, croyez-moi!... Et il
-en faut pour une enquête pareille!...
-</p>
-
-<p>
-»Mais je veux savoir comment il mord de loin!...»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-ONZIÈME LETTRE.&mdash;«Hier, j'ai presque touché la preuve!... la preuve
-que je ne suis pas folle!...»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE.&mdash;«J'ai la preuve... je vous l'envoie! et
-maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez
-vite!...»
-</p>
-
-<p>
-À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet
-recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une
-angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap19"></a></h4>
-
-<h4>XIX
-<br /><br />
-LA PREUVE</h4>
-
-<p>
-La mère Langlois, la femme de ménage, que, <i>par politique</i>, les
-Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même
-«déposé» depuis:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets
-recommandés a apporté la petite boîte à M<sup>lle</sup> Christine, qui a
-signé sur le registre...
-</p>
-
-<p>
-»M<sup>lle</sup> Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du
-reste, que, depuis deux jours, je n'avais vu qu'elle. Elle restait là pour
-répondre aux clients quand, par hasard, il s'en présentait, ce qui
-était plutôt rare...
-</p>
-
-<p>
-»Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu,
-vis-à-vis de moi, «tenir le coup», mais on ne trompe pas la mère
-Langlois.
-</p>
-
-<p>
-»Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu'il y avait
-«quelque chose qui ne marchait pas». Et ça n'était pas difficile de
-deviner qu'il s'agissait encore du <i>cousin Gabriel!</i> Car maintenant
-ils étaient tous parents dans cette maison-là... le cousin Jacques... le
-cousin Gabriel...
-</p>
-
-<p>
-»On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et
-qu'il était très malade, qu'il avait fallu lui faire une opération de
-toute urgence et qu'on ignorait encore comment tout cela se terminerait
-malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de
-lui ses jours et ses nuits.
-</p>
-
-<p>
-»Mon Dieu! m'en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel!...
-que c'était le fils d'une sœur aînée du vieux Norbert, qu'il avait
-été condamné par tous les médecins, qu'on tentait l'impossible pour
-le sauver, etc.
-</p>
-
-<p>
-»Au fond, moi, je m'en fichais qu'ils aient le cousin Gabriel ou non à
-la maison!... Mon ouvrage n'en était pas augmenté, c'était le
-principal!... Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de
-l'appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais!...
-C'est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un
-peu les fenêtres pour donner de l'air... Un jour, j'avais aperçu, sous
-un drap, le corps d'un homme étendu, avec une figure tournée de mon
-côté qui n'avait pas l'air à la noce... Il me regardait de ses yeux
-Axes, comme si je lui devais quelque chose... Sûr, il n'en menait pas
-large!...
-</p>
-
-<p>
-»Pour être malade, cet homme-là est malade! que je me dis!... Mais
-qu'est-ce qui a bien pu l'arranger comme ça?... Je l'ai vu autrefois,
-beau gars et dispos, <i>du temps qu'on ne m'en parlait pas!</i>... <i>du
-temps qu'on le cachait à tout le monde!</i>
-</p>
-
-<p>
-»Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu'il y avait eu du drame
-là-dessous!... Mais à chacun ses misères... Il faut bien que le
-pauvre monde vive!... Motus! que je me dis! Ils sont capables de me
-rejeter sur le pavé! Et je me suis remise à la besogne comme si de
-rien n'était!...
-</p>
-
-<p>
-»Quand la Christine me racontait quelque chose, j'empochais avec un air
-bête... Ça ne m'empêchait pas de penser: «Toi, ma belle, t'as pas la
-conscience tranquille!...»
-</p>
-
-<p>
-»Pour en revenir à l'affaire de la boîte, je vous disais donc que
-mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l'a ouverte...
-Moi, j'étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait
-dans la boutique par la porte entr'ouverte, mais je ne voyais pas dans
-la boîte... Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans!...
-</p>
-
-<p>
-»Ce qu'elle regardait, c'est rien de le dire! Elle s'est approchée de
-la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil
-d'argent <i>et qui avait quasi la forme d'un pistolet!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»Elle semblait n'y rien comprendre; elle a tout replacé dans la
-boîte; après un moment d'hésitation, elle a ouvert la porte du jardin
-et s'est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M.
-Cotentin ne quittaient quasi plus!...
-</p>
-
-<p>
-»Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire.
-</p>
-
-<p>
-»Le vieux Norbert est sorti sur le seuil.
-</p>
-
-<p>
-»Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus... les
-yeux lui sortaient de la tête:
-</p>
-
-<p>
-»Quoi? Qu'est-ce que tu veux encore? Tu sais bien que nous ne voulons
-pas de toi! Tu es trop nerveuse! Laisse-nous tranquilles!
-</p>
-
-<p>
-»Il avait l'air furieux.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Écoute, papa, lui dit l'autre, j'ai encore reçu une lettre de
-cette malheureuse...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Ah! fiche-nous la paix avec ta vieille folle!
-</p>
-
-<p>
-»Mais l'autre insistait: «Et puis, un objet recommandé que je
-voudrais montrer à Jacques!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Dis-lui qu'elle m'a envoyé la preuve! ou «l'épreuve», je ne sais
-plus...
-</p>
-
-<p>
-»Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et
-lui referma la porte sur le nez.
-</p>
-
-<p>
-»Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien
-qu'on n'était pas à la rigolade dans la maison et j'étais sur des
-charbons ardents.
-</p>
-
-<p>
-»Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa
-tomber sur une chaise dans le jardin.
-</p>
-
-<p>
-»Elle n'y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Qu'y a-t-il, Christine? lui demanda-t-il tout de suite.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Tiens! fit-elle, voilà ce qu'elle vient de m'envoyer. Et elle lui
-passa la boîte.
-</p>
-
-<p>
-»Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte; moi, je ne
-voyais rien!... Le docteur dut prendre l'objet en main... Il écartait
-les bras, les repliait et répétait:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;C'est curieux, c'est très curieux!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais enfin, qu'est-ce que c'est? demanda Christine.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Eh bien, ça, ma chérie, c'est un <i>trocard!</i>...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Oui! il a bien dit: <i>trocard</i>, et même il l'a répété:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;<i>C'est une espèce de trocard!</i>
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Et qu'est-ce qu'un trocard?
-</p>
-
-<p>
-»Mais l'autre n'a pas répondu tout de suite. Il examinait encore
-l'objet, paraissait réfléchir, et tout d'un coup s'écria:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Ah! la malheureuse!... la malheureuse! la malheureuse!... Non, ça
-n'est pas une folle!... c'est elle qui avait raison!
-</p>
-
-<p>
-»Et il ajouta:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Ah! le bandit!
-</p>
-
-<p>
-»La Christine s'était levée, toute pâle:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais, explique-toi! supplia-t-elle... qu'est-ce qu'un trocard?
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Un trocard, que lui explique l'autre, c'est une aiguille creuse, et
-le pistolet à trocard, c'est une espèce d'instrument de chirurgie qui
-ressemble à un petit pistolet... enfin qui fait fonction de pistolet et
-qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l'abdomen une aiguille
-creuse, quand nous voulons savoir...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Ah! je comprends!... je comprends! s'écria Christine...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Comprends-tu, reprenait l'autre. L'instrument que voilà part du
-même principe... Il envoie cette aiguille creuse... remplie
-préalablement de liquide nocif... Il a dit «nocif»... j'ai encore le
-mot dans l'oreille...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Oui! oui! je comprends! faisait la Christine, qui paraissait
-atterrée..
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais il l'envoie à distance, expliquait toujours l'autre... même
-à une assez grande distance!... regarde ce ressort... et cette autre
-disposition de ressort qui accompagne l'aiguille creuse et qui se
-déclenche aussitôt qu'elle a touché et laissé son venin...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Je comprends!... Je comprends!...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;C'est ce dernier ressort qui renvoie l'aiguille jusqu'à l'arme qui
-la projetée...
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Oui! Oui!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Tu vois comme l'aiguille est retenue par ce fil de métal!...
-Comprends-tu?... Comprends-tu?
-</p>
-
-<p>
-»Si elle comprenait!... Du reste, ce n'était pas difficile; moi aussi
-je comprenais comment il était fait c't'instrument, sans même l'avoir
-vu!... Ça on peut le dire! Le carabin, pour ce qui est d'expliquer...
-il explique bien!... Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses
-mains:
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais il faut la sauver!... Mais il faut la sauver!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Sans doute! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la
-sauver! Seulement, moi, je ne puis m'absenter en ce moment... Non! je ne
-puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne
-puis pas quitter le travail pendant qu'il est encore tout chaud!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Alors? Alors? Alors?
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;C'est une affaire de cinq à six jours.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Mais nous n'avons pas le droit d'attendre six jours!
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;C'est bien mon avis! Tu vas donc aller trouver tout de suite
-Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une
-heure! Nous causerons et nous déciderons.
-</p>
-
-<p>
-»Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte.
-</p>
-
-<p>
-»Je me sauvai... mon service était fini!... J'en avais trop entendu,
-sans y rien comprendre du reste... <i>Ça n'est qu'après l'histoire de la
-septième que j'ai commencé à y comprendre quelque chose!</i>...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap20"></a></h4>
-
-<h4>XX
-<br /><br />
-CE QU'IL ADVINT DE LA SEPTIÈME</h4>
-
-<p>
-Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu'à deux heures de
-l'après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu
-le rapide avec l'express. Elle était dans le rapide qui «brûlait»
-Corbillères. Elle ne put s'arrêter qu'à Laroche et y attendre un
-train omnibus qui remontât vers Paris.
-</p>
-
-<p>
-Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir...
-Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict
-Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à
-Paris; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre,
-et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment
-quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.
-</p>
-
-<p>
-Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois,
-s'était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre.
-Elle s'accusait d'aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait
-pu subir si longtemps l'influence néfaste du marquis et, à un point
-tel, qu'elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime! car enfin!
-elle aussi avait <i>été visée!</i> c'était le cas de le dire!... et même
-atteinte! Elle aussi avait été <i>mordue de loin</i> par le monstre!...
-Elle n'avait pas fait une rêve, quand elle l'avait vu penché sur elle
-et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, <i>par la piqûre du
-rosier!</i>... Baiser si hideux qu'elle n'avait pas voulu y croire, au
-réveil!... Crime d'une autre âge qu'elle avait rejeté dans le domaine
-du cauchemar!...
-</p>
-
-<p>
-Oui, mais il y avait eu le <i>chlorure de calcium</i> qui arrête le
-sang et <i>le citrate de soude</i> qui le fait couler! Et il y avait le
-<i>trocard</i> qui mordait à distance, empoisonnait à distance,
-annihilait à distance! Cela était bien de notre temps! La science, la
-science à l'usage du vampirisme! ce vampirisme-là n'était plus un
-rêve!...
-</p>
-
-<p>
-Ce n'était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que
-les petits esprits modernes repoussaient d'emblée avec dédain,
-c'était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne&mdash;celle du
-sang humain&mdash;servie par la chimie et par la mécanique!...
-</p>
-
-<p>
-Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s'exprimait
-toujours avec une circonspection et une prudence qui l'avaient plus
-d'une fois trop fait sourire: «Le mensonge est moins dans les choses
-que l'on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que <i>dans nos
-connaissances!</i> Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que,
-même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas...»
-</p>
-
-<p>
-Corbillères-les-Eaux!... Quand elle sortit de la petite gare et qu'elle
-se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d'où l'on
-découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le
-moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d'ouest, derniers
-lambeaux de l'orage de pluie qui, tout l'après-midi, avait mêlé les
-eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut
-comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu'elle lui parlait
-de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit: «Surtout, n'y venez pas!»
-</p>
-
-<p>
-Elle n'avait jamais rien vu d'aussi triste au monde.
-</p>
-
-<p>
-Et c'est là qu'il vivait!...
-</p>
-
-<p>
-C'est dans cette mortelle solitude qu'il était allé se réfugier
-après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés.
-</p>
-
-<p>
-Elle ne lui en voulait pas.
-</p>
-
-<p>
-Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi
-s'était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal?...
-</p>
-
-<p>
-Certes, elle n'avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s'était
-laissée aller très naturellement à des confidences qu'elle n'eût
-point faites à un autre, parce qu'elle éprouvait pour celui-ci, pour
-son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent,
-qu'elle n'hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son
-individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible...
-</p>
-
-<p>
-Seulement, voilà! elle n'avait pas pu surmonter un mouvement de
-dégoût à son approche physique!
-</p>
-
-<p>
-Ce baiser de l'homme laid, elle n'avait pas été assez forte pour le
-subir!
-</p>
-
-<p>
-Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son
-attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander!...
-</p>
-
-<p>
-La scène de rage, d'imprécations qui s'en était suivie, elle voulait
-l'oublier... Elle avait été insultée&mdash;même frappée&mdash;enfin rejetée
-loin de lui comme un objet de haine qu'il eût voulu réduire en
-miettes!... et il était venu s'enfouir ici!
-</p>
-
-<p>
-Où? Dans quel coin?
-</p>
-
-<p>
-Qui la conduirait chez lui?
-</p>
-
-<p>
-La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave.
-</p>
-
-<p>
-Vraiment, ce pays l'impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules
-comme un suaire humide et glacé.
-</p>
-
-<p>
-Elle pensa à retourner à Paris par le premier train; elle reviendrait
-le lendemain au grand jour, avec Jacques...
-</p>
-
-<p>
-Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la
-marquise lui apparut dans l'agonie du jour et lui montra son agonie, à
-elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de
-plus, l'aurait-elle appelée vainement? Christine n'arriverait-elle que
-lorsqu'il serait trop tard? La dernière phrase de la dernière lettre
-lui passa devant les yeux: «Et maintenant accourez! <i>car il va me tuer
-si je ne meurs pas assez vite!</i>...»
-</p>
-
-<p>
-Un gamin, sorti de l'unique auberge, examinait sournoisement cette belle
-dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le <i>Peau-Rouge?</i> fit-il. Bien sûr que je le sais... c'est
-encore moi qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours... <i>avant
-Anie!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qui c'est ça, Anie?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, c'est sa dernière!... Il raconte que c'est sa
-petite-nièce!... C'est elle qui vient faire ses provisions maintenant...
-Mais voilà deux jours qu'on ne l'a pas vue!... Encore une qu'a dû se
-sauver comme les autres! sans demander son reste!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson?...
-</p>
-
-<p>
-Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le
-pourboire et dit simplement:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Suivez-moi, j'm'appelle Philippe!
-</p>
-
-<p>
-Avant d'aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour
-l'intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d'œil sur ce
-qui s'est passé <i>ou sur ce qui à pu se passer</i> à Corbillères depuis
-la scène de l'Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et
-Bénédict Masson... Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le
-garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, <i>si
-celle-ci s'en allait comme les autres</i>... Là-dessus, la mère Muche
-avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n'était
-pas homme à se laisser intimider.
-</p>
-
-<p>
-Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité
-par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions.
-</p>
-
-<p>
-Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle
-passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec
-l'ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict
-Masson lui imposait...
-</p>
-
-<p>
-Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son
-bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un
-air fort effrayé...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! monsieur! soupira-t-elle... Vous n'auriez pas vu, par hasard,
-ses clefs?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De quoi? fit l'autre en fronçant les sourcils...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ses clefs!... Il les a perdues!... Il les cherche partout! Il était
-dans un état à faire frémir!... Je ne l'ai jamais vu comme ça!...
-Ah! on croit connaître les gens!... Pour un trousseau de clefs!... j'ai
-pensé qu'il allait me briser!... mais je ne les ai pas vues, moi, ses
-clefs!... Et maintenant il les cherche dehors!... Il est dans la petite
-saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes...
-</p>
-
-<p>
-Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie.
-Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour ce qu'il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les
-portes ouvertes... qu'est-ce qu'il veut qu'on en fasse de ses clefs, et
-à quoi ça lui sert-il? Il s'imagine peut-être qu'il a un trésor!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n'ai pas le droit de
-descendre à la cave!... Il a des manies incompréhensibles!... Ça
-n'est pourtant pas un méchant garçon!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout à l'heure tu me disais qu'il a failli te mettre en morceaux!...
-Il faudrait tout de même s'entendre!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et qu'est-ce que c'est que son idée?... Pourrais-tu me le dire? T'en
-sais peut-être bien plus long que moi là-dessus!... émit l'autre avec
-un coup d'œil en dessous vers Anie.
-</p>
-
-<p>
-Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas... On
-n'est jamais sûr de rien avec ces gamines... Elle répondit naïvement:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour le moment, son idée c'est de ravoir les clefs!
-</p>
-
-<p>
-On entendit alors la voix de Bénédict au lointain: «Anie! Anie!»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je me sauve! S'il savait que je vous ai parlé, j'en entendrais de
-toutes les couleurs!
-</p>
-
-<p>
-Le lendemain, le père Violette eut l'occasion de reparler à Anie... ou
-plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il les a retrouvées, ses clefs!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où qu'elles étaient?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne sais pas!... Il ne me l'a pas dit... Il m'a dit seulement
-qu'il les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je
-n'oublierai jamais!... Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire?... Il n'est
-plus du tout avec moi comme dans les premiers jours!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! oui! on connaît ça!... ricana le père Violette... Les premiers
-jours, tout nouveau, tout beau!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dites donc, monsieur Violette, comment qu'elles sont parties, les
-autres?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ma petite, ça, on ne sait pas!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer!...
-Moi, je suis venue avec une malle... je ne dois pas être la seule!...
-Si je voulais m'en aller, il me faudrait bien un charreton!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu veux donc t'en aller, Anie?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, oui! là, mais je n'ose pas lui dire!... J'ai peur ici!...
-Il sait que je vous ai reparlé... Il m'a fait une scène!... Attention! le
-voilà qui sort de la maison.
-</p>
-
-<p>
-Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre.
-</p>
-
-<p>
-Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin
-à l'orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la
-petite. Il savait qu'elle allait venir aux provisions. Quand elle passa,
-il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre,
-haletante:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! je vous cherchais!... Je ne veux plus rester là!... Je ne veux
-plus rester là!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, f... le camp tout de suite!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais je ne veux pas partir sans ma malle!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;S'il n'y a que ça, j'irai la chercher, moi, ta malle!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! ne faites pas ça!... Il arriverait un malheur!... Ah! ce qu'il
-est monté contre vous!... Mais voilà ce que vous pourriez faire...
-Envoyez-moi Bicot, le garçon de l'auberge, avec un charreton, vers les
-trois heures... Le <i>Peau-Rouge</i> (c'est bien comme ça qu'on l'appelle à
-Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les
-herbes, je ne sais où... faire sa sieste... On ne le revoit pas avant
-quatre heures... Bicot prendra ma malle et je le suivrai... Vous
-surveillerez de loin!... Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il
-pourrait y avoir du vilain... et ce n'est pas vous qui arrangeriez les
-affaires, je vous le dis!...
-</p>
-
-<p>
-Le soir même, à l'Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère
-Muche la dernière conversation qu'il avait eue avec Anie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai fait ce qu'elle a voulu, lui expliqua-t-il, j'ai prévenu
-Bicot... À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite
-saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé... la
-fenêtre de la chambre s'est ouverte, mais c'est le Bénédict Masson
-qui a montré sa sale gueule.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Qu'est-ce que vous voulez? a-t-il demandé rudement à Bicot.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Ben m'sieur, je viens chercher la malle d'Anie! a répondu l'autre
-qu'était pas à la noce.
-</p>
-
-<p>
-»&mdash;Anie a changé d'avis!... Elle ne part plus! lui a jeté le
-Bénédict et il a refermé la fenêtre... et le Bicot est rentré au
-village avec son charreton.
-</p>
-
-<p>
-»J'avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit: «À quoi bon?
-Ça pourrait tout gâter!» Vaut mieux attendre la petite!» Mais la
-petite n'est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste!
-Qu'est-ce que vous en pensez, mère Muche?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je te répète ce que je t'ai dit un jour. J'ai vu la figure de cet
-homme-là une fois! Je m'en souviendrai toute ma vie. Quand il est
-arrivé avec son bâton dans la cour et qu'il était mis comme un
-sauvage, un vrai Peau-Rouge, qu'est le cas de le dire, et qu'il te
-cherchait partout! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi
-c'est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N... de D...! si c'est lui pourtant qui les fait disparaître!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Raison de plus!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu'il en est,
-«'guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux
-provisions.
-</p>
-
-<p>
-Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les
-jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais!
-</p>
-
-<p>
-Enfin, comme l'avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les
-sentiers bourbeux du marécage, quand M<sup>lle</sup> Norbert arriva à
-Corbillères, on n'avait pas revu la petite Anie depuis l'avant-veille.
-</p>
-
-<p>
-Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de
-Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste
-aux reflets funèbres de l'étang aux eaux de plomb.
-</p>
-
-<p>
-»Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant
-les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux
-courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante,
-tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et
-mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et
-des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.
-</p>
-
-<p>
-Il y avait un quart d'heure qu'ils marchaient, le jeune Philippe roulant
-dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d'éviter les
-flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque
-de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti
-définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s'arrêtèrent.
-</p>
-
-<p>
-Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s'élever un
-tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s'échappaient avec un
-ronflement sinistre d'un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet
-embrasement rabattu de part et d'autre par les brusques sautes du vent
-paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est un feu de cheminée! s'écria le gamin, et il ne s'en doute
-peut-être pas!
-</p>
-
-<p>
-Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit
-pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel
-ils s'accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la
-bourrasque.
-</p>
-
-<p>
-L'étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient
-les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une
-cuve... Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme
-une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du
-toit... et dans ce reflet, il y eut un cadavre!...
-</p>
-
-<p>
-Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta
-au-devant de Christine et de l'enfant qui l'accompagnait, comme s'ils
-pouvaient encore quelque chose pour lui... Muet d'horreur, tous deux le
-regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà
-décomposée, ouvrant une bouche d'où semblait sortir un dernier appel
-dans la plus horrible grimace.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le père Violette!... put enfin s'écrier le petit Philippe, quand il
-eut retrouvé son souffle.
-</p>
-
-<p>
-Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction
-contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute
-l'agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur... Quant à
-M<sup>lle</sup> Norbert, se voyant abandonnée, elle n'hésita pas à courir
-comme à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir
-Bénédict Masson du danger qu'il courait avec ce feu de cheminée qui
-ne cessait pas, bien au contraire...
-</p>
-
-<p>
-Heureusement que le vent venant de s'établir au sud-ouest rejetait tout
-le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont
-les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique
-avec des bras tordus, torturés, suppliants.
-</p>
-
-<p>
-Il est facile de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel
-Christine arriva à la porte du chalet. L'aspect sinistre du pays
-qu'elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux
-bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l'offrande diabolique
-de ces lieux funestes, ces flammes qui s'échappaient de ce toit, cet
-enfant qui s'enfuyait en hurlant d'horreur: tout contribuait à la jeter
-pantelante sur ce seuil où elle n'avait plus d'espoir qu'en Bénédict
-Masson!
-</p>
-
-<p>
-Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s'échappa
-de ses lèvres:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bénédict! Bénédict!
-</p>
-
-<p>
-Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d'une façon
-terrible.
-</p>
-
-<p>
-Un cri? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un
-monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en
-imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur.
-</p>
-
-<p>
-Et la porte ne s'ouvrait, pas...
-</p>
-
-<p>
-Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d'horreur à cause de
-ce cri plus affreux encore que tout ce qu'elle avait vu et entendu
-depuis qu'elle avait mis le pied sur cette terre maudite.
-</p>
-
-<p>
-Sa bouche gémissait encore: «Bénédict! Bénédict!...» mais comme si
-elle demandait grâce à son bourreau!...
-</p>
-
-<p>
-Et la porte enfin s'ouvrit... et il y eut la vision fulgurante d'un
-monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer.
-</p>
-
-<p>
-Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de
-flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante,
-dévoratrice... semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses
-cendres et ses scories funèbres... les enveloppant d'une odeur de
-mort...
-</p>
-
-<p>
-Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait
-répandu l'alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut
-point en arrivant à la boutique de son père.
-</p>
-
-<p>
-Instinctivement, il se précipita dans l'auberge où il était à peu
-près sûr, à cette heure, celle de l'apéritif, de rencontrer tout ce
-qui comptait de force défensive dans le pays: le garde champêtre, le
-tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou
-moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours
-leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s'entendant
-comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la
-tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le
-Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets,
-pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son
-autorité; tous d'accord, du reste, dans la même haine, celle de
-l'intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n'être venu là
-que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les
-mépriser, puisqu'il n'aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils
-vivaient.
-</p>
-
-<p>
-Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par
-l'épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux
-sous les pilotis du pont près de l'étang, ils se levèrent tous,
-unanimes:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est le Peau-Rouge!
-</p>
-
-<p>
-Du reste, il n'en était pas à son premier coup! Il y avait beau temps
-que dans le pays il faisait figure d'assassin! De l'Arbre Vert à
-Corbillères, nul n'ignorait non plus l'animosité qui existait entre
-les deux hommes... sans compter que, dans ces derniers temps, le père
-Violette n'était pas le seul à se demander ce qu'était devenue la
-petite Anie...
-</p>
-
-<p>
-Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous
-armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en
-campagne contre le Peau-Rouge.
-</p>
-
-<p>
-L'appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les
-peines du monde à l'empêcher de battre sa caisse... Il n'en prit pas
-moins la tête de l'expédition, une baguette dans chaque main, décidé
-à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe
-faillirait au moment de l'assaut.
-</p>
-
-<p>
-Le petit Philippe trottait à côté de lui...
-</p>
-
-<p>
-De l'un à l'autre on se recommandait le silence et l'on arriva ainsi à
-la queue leu leu, à cause de l'étroitesse du sentier, jusqu'aux
-pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa
-figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l'humidité, par
-la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui
-leur criait: «Vengeance!»
-</p>
-
-<p>
-Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne.
-</p>
-
-<p>
-Deux d'entre les gars descendirent dans l'eau clapotante, éclairée
-seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais
-au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu'il boit plus qu'à sa
-soif.
-</p>
-
-<p>
-Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui
-sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce serait-il qu'il voudrait se brûler... Il a peut-être f... le feu
-à sa bicoque avant de f... le camp!
-</p>
-
-<p>
-Enfin, ils décidèrent d'entourer le chalet et résolurent de s'y
-précipiter tous à la fois à un signal.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le signal, c'est moi qui le donnerai! souffla l'appariteur...
-</p>
-
-<p>
-Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de
-sauvages... et ce fut une ruée.
-</p>
-
-<p>
-La porte fut enfoncée sans résistance...
-</p>
-
-<p>
-Les premiers s'arrêtèrent sur le seuil, comme médusés.
-</p>
-
-<p>
-Cependant, sans s'occuper d'eux, Bénédict Masson, à genoux,
-répandait de l'eau sur le visage de marbre de Christine évanouie...
-Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait
-d'aller rejoindre dans la «cuisinière», d'où s'échappait une
-épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d'Anie qui se
-consumaient dans une flamme attisée par le pétrole.
-</p>
-
-<p>
-<i>Bénédict Masson, tranquillement, soignait l'une de ces dames, pendant
-qu'il brûlait l'autre!</i>...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap21"></a></h4>
-
-<h4>XXI
-<br /><br />
-«JE SUIS INNOCENT!»</h4>
-
-<p>
-Il fut quasi assommé. Ce n'est que lorsqu'il ne remua plus que les gars
-de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs
-fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe,
-proposa-t-il d'en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait
-de la petite Anie, et de les jeter dans la «cuisinière».
-</p>
-
-<p>
-Sans l'arrivée des gendarmes, c'est peut-être bien ce qui serait
-survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien
-considéré, fort excusable.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne le sauvez pas de la guillotine! Qu'il respire au moins jusque-là!
-prononça le brigadier.
-</p>
-
-<p>
-Alors ils laissèrent Bénédict pour s'occuper de Christine qui
-n'ouvrait toujours pas les yeux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Encore une qui l'a échappé belle! fit entendre le tambour de ville.
-</p>
-
-<p>
-Et chacun fut de cet avis.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'est que dehors, sous le coup du grand air et de l'humidité, que
-Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une
-charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut
-mise dans une chambre de l'auberge. Elle avait une forte fièvre et elle
-délirait.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Bénédict, que l'on avait jeté sur une botte de paille dans
-l'écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu'il ne
-s'échappât que pour qu'on ne l'achevât point, il poussa un profond
-soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa
-la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la
-lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu'un qu'il n'aperçut
-point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux
-gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion
-apparente:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis innocent!
-</p>
-
-<p>
-Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors,
-il demanda de l'eau.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il me semble que je boirais une cuve! fit-il.
-</p>
-
-<p>
-Un gendarme lui apporta de l'eau dans un seau qui servait pour les
-chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit
-le torse nu et lava ses plaies.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ils n'y vont pas de main morte les gars de Corbillères!
-déclara-t-il.
-</p>
-
-<p>
-Et il se mit à rire.
-</p>
-
-<p>
-Les gendarmes en avaient «froid dans le dos». Ils l'ont dit depuis:
-jamais ils n'avaient entendu un rire pareil... C'était à abattre ce
-monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l'entendre...
-</p>
-
-<p>
-Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'espère qu'on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il... C'est
-une jeune fille de famille qui n'a pas l'habitude des marécages... Elle
-aura pris froid!... <i>tandis que l'autre avait trop chaud!</i>
-</p>
-
-<p>
-Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient
-mis un bâillon. L'autre se laissait faire, sans résistance aucune,
-bien qu'il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait
-simplement la tête en ayant l'air de les approuver:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Prenez vos précautions!... On ne sait jamais!... <i>Je comprends que
-je ne vous sois pas sympathique!</i>...
-</p>
-
-<p>
-Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la
-charrette était allée chercher dans un second voyage... Le brigadier
-avait bien demandé qu'on le laissât sur le sentier où il avait été
-tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères
-s'étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie
-et on l'avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils
-sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le
-venger!...
-</p>
-
-<p>
-La sous-préfecture avait été prévenue... On attendait les
-autorités, la police, «tout le tremblement»... Ah! que c'était une
-affaire!... Tout le monde était d'accord là-dessus!... Une affaire
-dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde!... Un
-sacré procès!... On ne savait pas, après tout, combien il en avait
-assassiné, le Peau-Rouge!... On ne lui connaissait que sept victimes,
-sept pauvres petites femmes, qu'il avait ainsi découpées en morceaux,
-jetées au feu de sa cuisinière... mais il y en avait assurément bien
-davantage!...
-</p>
-
-<p>
-Au matin, ils étaient si excités qu'ils voulaient ficher le feu à
-l'écurie, brûler le satyre! Heureusement, les autorités arrivèrent.
-Il n'était que temps!
-</p>
-
-<p>
-Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme,
-d'un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se
-demandaient s'ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois
-du lynchage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ouvrez-leur la porte! leur dit-il... <i>s'ils veulent me
-découper, moi aussi, il ne faut pas les contrarier!</i>
-</p>
-
-<p>
-Il avait donné l'adresse de Christine pour que l'on prévînt son
-père.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La pauvre «demoiselle», ça lui a porté un coup!... Elle ne
-s'attendait pas à ce qu'elle a vu, bien sûr!... Mais aussi pourquoi
-est-elle venue?... <i>Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les
-pieds dans ce pays!</i>
-</p>
-
-<p>
-Tout ce qu'il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au
-moins conduire à cette conclusion qu'il n'y avait aucun doute possible
-à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces
-paroles qui revenaient comme un leitmotiv: «Ben oui!... mais tout cela
-n'empêche pas que je sois innocent!»
-</p>
-
-<p>
-Se moquait-il des autres?... Se moquait-il de lui-même?... Le ton avec
-lequel il disait cela n'était pas très éloigné de la farce!
-Voulait-il se faire passer pour fou?...
-</p>
-
-<p>
-Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le
-juge d'instruction déclara:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous sommes en face du genre cynique.
-</p>
-
-<p>
-Cynique, ça il l'était!... Il semblait prendre un plaisir sadique à
-l'horreur qu'il inspirait; et il faisait tout pour la décupler!
-</p>
-
-<p>
-Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et
-l'appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu <i>sans y
-toucher</i>, jusqu'à ce qu'il fût éteint... Les magistrats retrouvèrent
-tout en l'état: les restes d'Anie dans le panier, ses petits os
-carbonisés dans le poêle... On découvrit cependant des débris dans
-la cave... C'est là qu'il l'avait «sectionnée». On retrouva bien
-d'autres choses, <i>les malles et les valises, enfin tout le bagage des
-sept femmes disparues!</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, quoi! qu'est-ce que cela prouve? répliqua-t-il quand on lui
-opposa ce trop éloquent témoignage... que je suis un homme d'ordre!...
-et qu'on peut avoir confiance en moi!... <i>Quand elles reviendront, elles
-seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles
-qu'elles les ont laissées!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous saurons retrouver leurs cendres! s'écria le juge, et peut-être
-ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires
-monstres qui aient déshonoré le nom de l'homme!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre
-qu'elle vous inspire! Mais, croyez-moi, il n'est pas bien sûr que vous
-retrouviez toutes ces demoiselles à l'état de cendres!... Ce n'est pas
-une raison parce que j'en ai brûlé une pour que j'aie fait flamber les
-autres...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais enfin, pour celle-là, vous avouez?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'avoue quoi?... Je n'avoue rien du tout!... J'ai toujours été trop
-ami de la vérité pour vous faire le plaisir d'avouer un crime que je
-n'ai pas commis!... <i>Ça n'est pas une raison parce qu'on découpe une
-femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle pour qu'on l'ait
-tuée!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l'avez pas tuée!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Ça, monsieur le juge, ça, ce n'est pas mon affaire!</i>... Je ne
-suis pas magistrat, moi!... je ne suis pas payé par le gouvernement pour
-faire des enquêtes tendant à établir l'innocence ou la culpabilité
-des citoyens! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos
-prérogatives... <i>Travaillez!</i>
-</p>
-
-<p>
-Ainsi parlait Bénédict Masson... Nous n'entrerons point dans le
-détail d'une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et
-qui est présente encore à toutes les mémoires... Plus les
-témoignages et les faits semblaient l'accabler, plus Bénédict
-semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n'avait été
-plus puissant ni, naturellement, plus odieux.
-</p>
-
-<p>
-En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos
-menaçants qu'on lui prêtait; il rendit hommage à la mémoire de
-M<sup>me</sup> Muche, qui raconta avec force détails la visite du
-Peau-Rouge à l'Arbre Vert et son entrevue avec l'ancien garde.
-</p>
-
-<p>
-M<sup>me</sup> Muche avait trop prévu l'événement qui devait s'ensuivre
-pour n'en pas tirer un juste orgueil: «Si le père Violette m'avait
-écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses.»
-</p>
-
-<p>
-L'examen du cadavre du père Violette avait établi qu'il avait été
-pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans
-l'étang avec une pierre aux pieds; mais la pierre devait avoir été
-choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l'attachait à la
-victime.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui
-présentait les résultats de l'enquête, évidemment!... Un Peau-Rouge
-doit savoir lancer le lasso!... Je vous dirais que je ne sais pas lancer
-le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le
-juge! Tout de même, j'attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la
-table des pièces à conviction, à côté <i>de mon petit panier à
-transporter</i> «<i>les restes</i>» et de ma «cuisinière»!
-</p>
-
-<p>
-On était allé interroger Christine chez elle et, sur l'avis des
-médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible
-confrontation.
-</p>
-
-<p>
-Aussi bien, elle eût été inutile, l'inculpé ne contredisant en rien
-les dépositions de M<sup>lle</sup> Norbert.
-</p>
-
-<p>
-Celle-ci fit son «mea culpa». Son grand tort avait été d'avoir
-pitié d'un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à
-cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La
-misanthropie du relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses
-extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage
-tantôt enthousiaste jusqu'au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal
-comme celui d'un portefaix: elle avait mis tout cela sur le compte d'une
-laideur qui isolait Bénédict Masson de l'humanité. Elle s'était
-penchée sur cette douleur, elle s'était heurtée à un bourreau!...
-</p>
-
-<p>
-Quand la porte du chalet de Corbillères s'était ouverte, elle avait eu
-en face d'elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon
-d'abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes
-déchiquetés d'un corps humain!... Et puis elle ne se rappelait plus
-rien! Elle se demandait seulement comment elle n'était point morte de
-cette vision exécrable!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Assurément! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les
-termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n'a pas été
-gâtée!... Elle ne méritait pas ça!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Misérable! ne put s'empêcher de lui répliquer le juge, vous
-prévoyiez qu'elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits,
-quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point «mes forfaits»,
-pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre
-plus guère que dans les tragédies classiques!... Si je n'invitais pas
-M<sup>lle</sup> Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux...
-c'est que le paysage n'y est pas joli, joli!...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap22"></a></h4>
-
-<h4>XXII
-<br /><br />
-DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE</h4>
-
-<p>
-Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à
-augmenter chez tous l'horreur inspirée par une série de crimes dont
-Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu'en des termes et sur un
-ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu'il ne
-semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat
-d'inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions
-qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement,
-c'est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une
-méthode sévère à ne se point laisser influencer par les
-contingences...
-</p>
-
-<p>
-«Cet homme court à la mort comme à une délivrance! se disait le
-prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses! S'il pouvait
-lui-même prouver ses crimes, il le ferait! Ne le pouvant point, il
-déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du
-public, qu'il méprise... En même temps, il se venge par avance de
-Terreur qui va le livrer au bourreau en criant: «Je suis innocent!...»
-mais c'est tout juste s'il n'ajoute pas: «Je vous défie de me le
-prouver!»... Tout cela est du Bénédict Masson tout pur!... En
-attendant, on n'a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour
-ce qui est de la septième, il n'a pas tort quand il dit: «Ce n'est pas
-une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met
-dans son poêle, pour qu'on l'ait tuée!»
-</p>
-
-<p>
-Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n'aimait
-point les discussions oiseuses. Il savait qu'il ne parviendrait à
-ébranler aucun esprit au monde sur le fait d'une culpabilité qui
-«sautait aux yeux». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de
-sa pensée à Christine, qui, elle, <i>en avait trop vu</i> pour pouvoir
-admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable
-criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un
-court message de Coulteray: «Adieu, Christine... tout est fini!»
-</p>
-
-<p>
-Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la
-prostration physique et morale qui s'en était suivie lui avait fait
-oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se
-passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été
-la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson.
-</p>
-
-<p>
-Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la
-vie ou pour la raison de Christine, n'avait plus pensé à la marquise
-ni à son appel désespéré.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, les premières exigences de l'instruction, les pénibles
-interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus
-affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l'ombre de leur
-pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l'aventure
-fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si
-pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes.
-</p>
-
-<p>
-Un malheur présent est égoïste; il exige tous vos soins, vous courbe
-sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque
-celles-ci commencent à se refermer... Enfin, il ne faut pas oublier non
-plus qu'à tout prendre, la réalité de l'infortune de la marquise de
-Coulteray était encore à démontrer... Certes, le «trocard» avait
-produit son effet; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une
-importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien!...
-</p>
-
-<p>
-Quoi qu'il en fût, dans le tumulte sanglant de l'affaire de
-Corbillères, le «trocard» que Christine avait emporté dans son sac
-pour le montrer à Bénédict avait disparu! Où? quand? comment?...
-</p>
-
-<p>
-Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi
-soulevée par la terreur et par le vent? Alors le sac se serait ouvert
-et le pistolet chirurgical s'en serait échappé?
-</p>
-
-<p>
-Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le
-mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu.
-</p>
-
-<p>
-La vision de la petite Anie brûlant dans la «cuisinière» de
-Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas
-directement <i>ou semblait ne pas se rapporter</i> aux crimes de
-Corbillères que Christine n'avait parlé de ce singulier trocard à
-quiconque.
-</p>
-
-<p>
-... Aussi bien il n'avait été retrouvé par personne, en dépit de
-toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout
-Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six
-victimes manquantes... Si les agents de la Sûreté générale avaient
-découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Partons! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin... Nous
-n'avons que trop attendu! C'est moi qui, par mon scepticisme, mon
-orgueil, ma «suffisance» aurai peut-être été la cause de la mort de
-cette malheureuse!... Si nous avons encore une chance de la sauver, né
-la laissons pas échapper!... Mes remords sont déjà immenses!... Je me
-suis crue très intelligente et je ne suis qu'une sotte, d'une sottise
-criminelle!... Mon calme à juger les gens et les choses, l'équilibre
-tant vanté de mon esprit n'étaient que l'armature d'une bêtise qui
-m'épouvante... Est-ce que tu es calme, toi?... Oui, peut-être aux yeux
-des imbéciles!... Mais j'ai toujours vu ton esprit inquiet!... Rien ne
-t'a jamais paru impossible!... Je me suis étonnée de ne pas te voir
-sourire lorsque pour la première fois je t'ai parlé de la maladie de
-vampirisme qui sévissait à l'hôtel de Coulteray... Quand moi, sur un
-ton qu'eussent pu m'envier tous les Joseph Prud'homme de la terre, je
-prononçais le mot: science! toi, tu répondais: «Mystère!»... J'ai
-pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie; <i>j'ai aimé
-Gabriel sans y croire!... Je l'aime 'peut-être encore et je n'y crois
-peut-être pas encore</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! Christine! protesta Jacques avec une infinie tristesse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi!...
-Vous avez tous été trop à mes genoux! J'ai vu le marquis à mes
-genoux! J'y ai vu Bénédict Masson! Mais ce que je n'ai pas vu, moi qui
-croyais tout connaître, tout deviner: c'est que c'étaient deux
-monstres!... Jacques! courons à Coulteray!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu es encore bien faible, Christine!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les
-médecins m'ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux,
-tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne
-s'étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s'y opposer. Du
-reste, l'enquête est bien près d'être terminée. On ne retrouve pas
-les six autres victimes parce qu'il en a fait de la fumée! Ah! le
-bandit! Quand je pense qu'il me dédiait des vers... et qu'il pleurait
-sur ma main! Tu viens, Jacques?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux! et puis, tu as
-raison... notre présence peut être utile là-bas!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que le ciel t'entende! Hélas! elle nous écrit: «Adieu, c'est
-fini!»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça n'est jamais fini, Christine, tant qu'on peut l'écrire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non!... maintenant, je puis m'absenter... m'absenter même
-longtemps... pourvu que ton père reste et veille!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! il ne le quitte pas!... Tu n'as pas remarqué qu'il l'a à peine
-quitté pour venir me voir... de temps en temps... et vite!... Aucun
-être au monde n'aura été soigné comme Gabriel!... Pauvre cher
-papa!... <i>Gabriel, c'est un peu sa vie... c'est aussi la tienne,
-Jacques!</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, la mienne, c'est toi, Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, en route! fuyons ce quartier, cette île où il me semble
-entendre encore le misérable rôder autour de moi... avec son sourire
-si affreusement mélancolique... et ses vers... ses vers qu'il
-chuchotait sur un ton liturgique! «Pour l'amour de Dieu, ne remue pas
-les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé
-dans son lac immobile...» etc..., etc..., et autres du même acabit qui
-me remplissaient d'aise sous mes dehors de statue... car, au fond, je
-suis une sentimentale... Oui! en vérité, quelque chose comme Jenny
-l'ouvrière... seulement ce ne sont pas des fleurs qu'il me faut, ce
-sont des poèmes!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne raille pas!... Ne raille pas, Christine, tu es une
-sentimentale... On n'est grand que par les sentiments... et par la
-bonté!... Tu as été bonne!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde! et je vous
-fais tous souffrir!... <i>Ah! est-ce que je sais ce que je veux?</i>
-acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s'acheva dans un sanglot.
-</p>
-
-<p>
-Il l'emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris!...
-Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au
-milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l'été
-sur son déclin.
-</p>
-
-<p>
-Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu'en arrivant à Tours,
-il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même,
-de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap23"></a></h4>
-
-<h4>XXIII
-<br /><br />
-LE CHÂTEAU DE COULTERAY</h4>
-
-<p>
-Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l'on ne put cacher la
-nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur,
-chez elle, avait disparu:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce
-que je n'ai pas su l'entendre, je la vengerai!... Je lui dois bien
-ça!... je sens que son ombre ne me pardonnera qu'à cette condition!
-</p>
-
-<p>
-Elle était dans une agitation qui ne cessa qu'à la première heure du
-jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les
-déposer à Coulteray à dix heures du matin.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre,
-lui, et qu'il ne se doute de rien!
-</p>
-
-<p>
-Tout ce qu'avait pu dire Jacques n'avait servi de rien. Elle ne
-l'écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis.
-Elle ne prononça pas dix mots jusqu'à Coulteray.
-</p>
-
-<p>
-En d'autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un
-enchantement. C'est ce que se disait Jacques, à qui Christine
-échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment
-qu'il croyait s'en être rapproché le plus.
-</p>
-
-<p>
-Jamais la nature n'avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait
-à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse
-sur le royaume de la Loire. Corot n'eût pas mieux fait. Jacques posa sa
-main sur celle de Christine: elle était glacée. Lui, dans le paysage
-aimable et joyeux, ne pensait qu'à la vie. Elle, ne songeait qu'à la
-morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l'heure.
-</p>
-
-<p>
-Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du
-village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur
-glas funèbre:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On va sans doute l'inhumer aujourd'hui, fit Christine, dont les
-yeux se mouillèrent. Ah! je voudrais la revoir une dernière fois: je sais
-bien ce que je lui murmurerais à l'oreille!... Pourvu que nous
-arrivions avant la cérémonie!
-</p>
-
-<p>
-Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre
-à l'unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui
-ravir le charme de l'heure. La vision de ce petit bourg à flanc de
-coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits
-pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la
-rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt
-se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l'atmosphère,
-la joie accueillante des visages rencontrés jusqu'alors sur le bord du
-chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s'ouvraient sans mystère sur
-leur bonheur domestique, ne l'avaient pas préparé à entendre cette
-lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels
-semblaient n'avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes.
-</p>
-
-<p>
-Le village était désert. L'auto le traversa et passa devant l'auberge
-de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l'eût
-dit abandonné.
-</p>
-
-<p>
-La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route
-serpentine qui conduit, sous les ramures d'un boqueteau, au château
-debout sur le coteau, en face.
-</p>
-
-<p>
-Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et
-en rehaussent partout la beauté... Il n'est pas un voyageur qu'un
-sentiment d'admiration n'ait arrêté devant les ruines imposantes ou
-les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la
-Guerche, de Roche-Corbon, de l'Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon,
-d'Amboise, de Loches, d'Azay-le-Rideau... Le château de Coulteray ne
-dépare pas cette collection.
-</p>
-
-<p>
-Il n'est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses
-créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les
-bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade... La légende
-affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements
-de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la
-transformer en un confortable manoir... Au surplus, le moyen âge
-lui-même paraît gai dans ce charmant pays.
-</p>
-
-<p>
-«Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish,
-fût bien malade pour ne point guérir ici!» se disait Jacques.
-</p>
-
-<p>
-À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui
-restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et
-des fleurs), ils descendirent d'auto. Il y avait foule dans «la
-baille». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux
-obsèques par curiosité, par superstition... car on est très
-curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray... plus peut-être
-que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu'en
-Bretagne, mais d'une autre manière.
-</p>
-
-<p>
-Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire,
-qu'ils appelaient couramment entre eux <i>l'empouse</i> (ce qui est tout
-comme, là-bas)... sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à
-fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils
-étaient petits et qu'ils n'étaient pas sages.
-</p>
-
-<p>
-La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s'échappant de sa
-tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait
-avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du
-loup-garou en honneur dans d'autres contrées.
-</p>
-
-<p>
-Quand, en l'absence des châtelains, le concierge faisait visiter la
-crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l'étranger
-ce que l'on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Y croyez-vous? demandait en souriant le visiteur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ben! répondait l'autre en hochant la tête, on y croit sans y
-croire!...
-</p>
-
-<p>
-Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon
-sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son
-scepticisme et son imagination folle? Quoi de plus intéressant que ce
-génie d'une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au
-sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus
-graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et
-quelquefois les plus inattendues dans leur audace?...
-</p>
-
-<p>
-Tout ceci n'est point d'une digression inutile, sur le seuil du château
-de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure
-de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des
-Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l'<i>empouse</i> de la légende, <i>et cela
-quelques heures avant des évènements extraordinaires qui allaient
-bouleverser toute une contrée</i>...
-</p>
-
-<p>
-N'oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui
-s'appelle la <i>Grotte-aux-Fées</i>, dont l'enseigne rappelle un dolmen
-qui est visité des plus aimables lutins; non loin de ce dolmen s'en trouve
-un autre, de proportions gigantesques, appelé le <i>Palais de
-Gargantua</i>; à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du
-taillis Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui
-aussi, aux temps celtiques où l'enchanteur Orfon aurait entassé
-d'immenses richesses qu'il se plaît à faire résonner avec fracas dans
-la nuit de Noël...
-</p>
-
-<p>
-Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à
-une terre où l'on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les
-épouvantes bretonnes; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée
-encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles
-les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler... N'oubliant
-point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.
-</p>
-
-<p>
-Et d'abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif
-de la situation morale&mdash;à ce point de vue&mdash;de la population de
-Coulteray, qu'en rapportant très succinctement ici la façon dont, à
-différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit
-qu'il était né à l'étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la
-force de l'âge; aussi quand il apparut, ce fut un événement; disons
-tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux.
-</p>
-
-<p>
-Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme
-campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant
-volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n'était pas
-fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles,
-payait des banquets mémorables à la <i>Grotte aux fées</i>, aux grandes
-fêtes annuelles.
-</p>
-
-<p>
-L'<i>empouse</i>, comme on continuait à l'appeler entre soi, «histoire de
-rire», avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait:
-«Notre <i>empouse</i> se porte bien! souhaitons que le diable nous le
-conserve encore pendant deux ou trois cents ans.»
-</p>
-
-<p>
-Puis il partit. Il était retourné à l'étranger. On n'entendit plus
-parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n'avait pas
-changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même
-bonne humeur, le même «allant». Les paysans, eux, avaient vieilli.
-</p>
-
-<p>
-Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, «belle comme le
-jour», digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle.
-Ils paraissaient s'adorer.
-</p>
-
-<p>
-Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de
-la visite de quelques hauts seigneurs d'outre-Manche qui n'engendraient
-pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en
-laissant des regrets.
-</p>
-
-<p>
-Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à
-Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans
-sa façon d'être, de se bien porter, de voir gaiement la vie; <i>mais
-déjà on ne reconnaissait plus sa femme.</i>
-</p>
-
-<p>
-Elle avait perdu ses fraîches couleurs; ses yeux, qui, naguère,
-reflétaient le ciel, s'étaient voilés d'une ombre funèbre; elle, que
-l'on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les
-bois, passait maintenant alanguie au fond d'une voiture d'où elle
-répondait tristement et d'un geste épuisé aux saluts respectueux des
-campagnards.
-</p>
-
-<p>
-Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère
-au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, M<sup>me</sup> Gérard, se
-vit remerciée pour un motif futile.
-</p>
-
-<p>
-Ce fut la première qui répandit le bruit qu'il se passait à Coulteray
-des choses «pas ordinaires du tout!»
-</p>
-
-<p>
-Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que
-celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s'en mêlait,
-la pauvre femme n'en avait plus pour longtemps! Alors, le gendarme, lui,
-s'en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si
-bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu'il ne fut plus
-possible de tirer un mot de M<sup>me</sup> Gérard à ce sujet.
-</p>
-
-<p>
-Mais la curiosité des paysans était éveillée; ils guettaient les
-sorties de la marquise et soupiraient sur son passage:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà ce que c'est que de se marier à un empouse...
-</p>
-
-<p>
-D'autre part, ils n'étaient plus les mêmes avec le seigneur de
-Coulteray.. Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il
-était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de
-consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu'ils
-pensaient «qui, tout de même, n'était pas possible à notre
-époque».
-</p>
-
-<p>
-Le marquis n'insista pas. Il repartit avec sa femme.
-</p>
-
-<p>
-Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd'hui
-on l'enterrait...
-</p>
-
-<p>
-Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là
-cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes
-à genoux, tandis que s'avançait le cortège mortuaire, précédé du
-clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le
-pays environnant.
-</p>
-
-<p>
-Les «filles de Marie», tout en blanc, et les «dames du Feu», dans
-leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs
-de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l'antique coutume de
-la maison de Coulteray, où l'on scelle les morts dans leur tombe devant
-tout le populaire appelé comme témoin.
-</p>
-
-<p>
-Les «dames du Feu», parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à
-cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l'aurore de
-leur printemps, formaient une confrérie dont l'origine se perdait dans
-la nuit des siècles, et qui était née de l'usage druidique de
-célébrer le retour du solstice d'été par des démonstrations de
-joie, des feux dans les clairières. Ces «dames» dansaient autour des
-pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs
-autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de
-Coulteray, il n'était point de village, point de hameau, de ferme, qui,
-à cette occasion, n'eût son bûcher. On prie les curés de campagne de
-les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve
-soigneusement les tisons comme un préservatif contre l'orage.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus
-joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s'étaient
-encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait
-été condamnée par un méchant destin à partager la couche de
-«l'empouse».
-</p>
-
-<p>
-Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village,
-«l'empouse» montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de
-larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous
-la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n'avait pas tardé
-à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende
-dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la
-première victime.
-</p>
-
-<p>
-On se rappelait de quels soins on l'avait toujours vu entourer la
-marquise. On ne vit plus qu'un mari qui pleurait sa femme, et l'on
-pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même!
-</p>
-
-<p>
-Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait «la
-baille» pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui
-précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La
-veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi
-dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que
-le marquis ne l'aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa,
-menaçant, terrible: ses yeux, tout à l'heure embués de larmes,
-parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit; son bras
-s'étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était
-assurément celui de l'indignation arrivée à sa dernière puissance;
-sa bouche remua, mais elle n'eut pas à prononcer le «va-t'en!» dont
-elle était pleine. Comme soulevée de terre par l'épouvante, la veuve
-était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la
-«prée» (la prairie) comme pierre qui roule.
-</p>
-
-<p>
-C'est tout juste si l'on n'applaudit pas!
-</p>
-
-<p>
-Chacun comprenait cette sainte colère... Après tout, le pauvre homme
-devait en avoir assez de toutes ces histoires! Il n'ignorait pas toutes
-les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu'il avait été
-obligé de la mettre à la porte de chez lui!... Et elle avait eu le
-toupet de se montrer dans un moment pareil!...
-</p>
-
-<p>
-Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège
-pénétra dans la chapelle... Christine et Jacques eurent toutes les
-peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé
-à y entrer si Christine, dont l'émotion était à son comble, ne
-l'avait entraîné par la main avec une force irrésistible.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je veux la voir, elle!... je veux la voir!...
-</p>
-
-<p>
-De fait, elle ne l'avait pas encore vue, bien que le cercueil fût
-ouvert. C'est en vain qu'elle avait essayé de percer les premiers
-rangs, elle avait été repoussée et elle n'avait aperçu que des
-gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée...
-</p>
-
-<p>
-La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche
-un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et
-plate dont les extrémités étaient garnies d'une armature d'argent;
-ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le
-bousculaient...
-</p>
-
-<p>
-Ce ne pouvait être que le sacristain.
-</p>
-
-<p>
-«Drouine!» prononça-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-Celui-ci se tourna vers elle et l'aperçut qui tenait toujours Jacques
-par la main... Elle se nomma: Christine Norbert, et présenta son
-cousin.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez
-bien tard! si vous saviez comme elle vous a attendue!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peut-on encore la voir? demanda Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Suivez-moi! répondit-il...
-</p>
-
-<p>
-Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain
-qui conduisait à la crypte.
-</p>
-
-<p>
-Celle-ci était encore déserte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tenez, placez-vous dans ce coin; après la messe, on va la descendre
-ici... Vous la verrez tout à votre aise. Elle n'a jamais été si
-belle, on dirait un ange... On va la mettre provisoirement dans le
-tombeau de «l'empouse» qui est vide, comme vous le savez certainement,
-et d'où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans
-un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire et qui sera
-édifié là-bas... auprès de celui du comte François II, dit
-Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin!
-</p>
-
-<p>
-Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut...
-</p>
-
-<p>
-Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille,
-et d'où ils dominaient le tombeau de «l'empouse», lequel était
-ouvert, attendant sa nouvelle proie...
-</p>
-
-<p>
-On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait
-lire encore l'inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome,
-écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin...
-</p>
-
-<p>
-Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne...
-Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient
-dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés,
-jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur
-les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication
-et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée
-assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques
-qui prenaient jour au ras du sol envahi par les nonces du cimetière
-était bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins
-ébranlé que celui de Christine.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui
-aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu
-s'enfermer avec Christine, dans le moment même qu'il rêvait pour sa
-fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement
-d'une nature triomphante...
-</p>
-
-<p>
-Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l'intelligence
-même, il n'existait pas, il n'avait jamais existé devant elle que par
-elle!... Il s'en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps
-qu'il ne luttait plus; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il
-avait senti qu'elle le laisserait s'évader avec sa belle tranquillité
-et son doux sourire triste, sans autre protestation... «<i>De profundis
-clamavi ad te, domine!</i>». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute
-là-haut, a son maître... Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de
-faire le malin... On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de
-repoussantes gotons; et Christine était belle et bonne... «<i>Dies iræ,
-dies illa!</i>»
-</p>
-
-<p>
-La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François,
-dit Bras-de-Fer, s'ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des
-dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que
-les gars apportèrent et soulevèrent pour l'enchâsser provisoirement
-dans le tombeau de «l'empouse»...
-</p>
-
-<p>
-On eût dit qu'ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs,
-où reposait une vierge endormie...
-</p>
-
-<p>
-Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par
-l'angoisse et la douleur...
-</p>
-
-<p>
-Ah! oui! qu'elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth!...
-Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la
-fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les
-tourments et rend à l'enveloppe terrestre sa pureté d'aurore, belle
-comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux
-humides encore de la flore des eaux... et comme elle, échappée enfin
-à l'outrage d'un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec
-toutes ses espérances et ses naïfs désirs!... évadée d'un cercle
-d'horreurs qu'elle n'avait pu comprendre et où sa raison avait
-succombé avant qu'elle exhalât son dernier soupir!...
-</p>
-
-<p>
-«Dors! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler,
-je te le jure!» murmura dans un sanglot et en s'affaissant sur ses
-genoux défaillants Christine à demi pâmée.
-</p>
-
-<p>
-À ce gémissement répond un cri de désespoir, et
-Georges-Marie-Vincent s'effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu'il a
-peut-être ouvert!...
-</p>
-
-<p>
-La cérémonie s'achève, les dernières prières sont dites, la pierre
-est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour...
-</p>
-
-<p>
-On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s'il avait été
-soudain frappé de paralysie... Il ne recouvre un peu l'usage de ses
-membres qu'à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et
-Jacques qui sortent les derniers de la crypte... Il fait quelques pas
-vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la
-glace...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! merci! merci d'être venue, vous qui étiez son amie!...
-</p>
-
-<p>
-Elle présente Jacques, son fiancé... Il ne leur quitte plus les
-mains... Ce sont eux qui doivent l'accompagner jusqu'au château...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne me quittez pas!... ne me quittez pas! Je suis si malheureux...
-si vous saviez!... si vous saviez!... Mais vous savez tout, vous,
-Christine!... Je n'ai rien à vous apprendre!... Vous seule ici pouvez
-comprendre toute l'étendue de ma misère!... Ah! je suis le plus
-misérable des hommes!...
-</p>
-
-<p>
-Et pendant que la foule s'écoule, émue, silencieuse, vide la baille,
-regagne la campagne, les villages, il les retient dans l'ombre de ce
-château de la mort, aux volets clos...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vais partir! fait-il d'une voix brisée. Je vais partir loin,
-très loin!... Où?... je n'en sais rien encore!... mais je ne puis rester
-un instant de plus ici!... Trop de souvenirs!... trop de souvenirs!...
-trop de douleurs!...
-</p>
-
-<p>
-Une porte est poussée... une portière se soulève... Une ombre que
-Christine reconnaît... C'est Saïb Khan lui-même, le médecin indien.
-Il ne prononce pas une parole...
-</p>
-
-<p>
-À sa vue, Georges-Marie-Vincent s'est soulevé.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Adieu! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour
-toujours!... Ah! <i>comme je l'aimais!</i>
-</p>
-
-<p>
-Il est parti!... Le bruit de l'auto qui l'emporte... Il est parti!...
-</p>
-
-<p>
-Tous deux sont restés là, encore sous le coup de <i>cet extraordinaire
-désespoir</i>... Ce «<i>ah! comme je l'aimais!</i>» leur restera longtemps
-dans l'oreille...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme! prononça Jacques,
-après quelques instants d'un affreux silence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment peux-tu dire?... Comment peux-tu dire?... Ugolin aussi
-aimait ses enfants!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Justement, dit Jacques... qui, pour rien au monde, n'eût voulu la
-contrarier dans un moment pareil... Et maintenant, ma petite Christine,
-fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays... nous n'avons
-plus rien à y faire!... et nous allons essayer de l'oublier!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Va-t'en donc! lui répliqua-t-elle d'un air sombre... Moi, je reste!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu restes ici?... mais pourquoi?...
-</p>
-
-<p>
-Elle s'était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes,
-considérait quelque chose, ou quelqu'un, avec une attention farouche.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vois! dit-elle.
-</p>
-
-<p>
-Il pencha la tête..
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je t'en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sangor et Sing-Sing.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, Sangor et Sing-Sing!... Ils ne sont pas partis, eux!... et tu
-veux que je m'en aille!... ajouta-t-elle frémissante...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Christine! explique-toi... je ne te comprends pas!...
-</p>
-
-<p>
-Elle haussa les épaules.
-</p>
-
-<p>
-Et, dès lors, elle agit comme s'il n'était pas là!...
-</p>
-
-<p>
-Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle... Il la suivait,
-renonçant à l'interroger... Ils traversèrent ainsi une partie du
-rez-de-chaussée... Le château paraissait désert, abandonné... Toute
-la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille,
-comme il est de coutume après ce genre de cérémonie...
-</p>
-
-<p>
-Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet
-des siècles, meublés de bahuts d'un prix inestimable, de coffrets
-sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de
-François I<sup>er</sup>, d'immenses cheminées Renaissance, merveilles à
-peine éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et
-ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que
-Jacques ne pouvait s'expliquer, l'escalier aux larges dalles de marbre
-usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n'avait
-peut-être pas été réparée depuis l'<i>autre</i> Coulteray...
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome...
-</p>
-
-<p>
-Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr
-instinct vers une grande porte à double battant qu'elle ouvrit.
-</p>
-
-<p>
-L'odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite...
-</p>
-
-<p>
-C'était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le
-grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs... Aux
-quatre coins de l'estrade, les cierges à peine éteints exhalaient
-encore leur funèbre parfum...
-</p>
-
-<p>
-Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit d'un geste large, repoussa les
-persiennes et le jour entra à flots.
-</p>
-
-<p>
-Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de
-haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie.
-</p>
-
-<p>
-Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s'intéresser
-méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits
-des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l'un à l'autre après
-un examen d'une minutie exaspérante... Tantôt elle se baissait,
-tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait
-sur un tabouret...
-</p>
-
-<p>
-Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté.
-Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement
-sans l'entendre, car, comme il s'était risqué à lui poser une
-question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait
-incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et,
-soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette
-chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente.
-</p>
-
-<p>
-Celle-ci était une pièce Louis XV... En face du lit, un portrait en
-pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la
-pénombre... car, là aussi, les volets étaient tirés... Jacques
-était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre
-du <i>marquis actuel.</i>
-</p>
-
-<p>
-Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri.
-</p>
-
-<p>
-Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la
-chambre de la marquise, <i>un rayon de soleil allongeait sa baguette d'or
-qui semblait avoir troué le mur</i>... c'était la lumière de la chambre
-voisine qui arrivait là par ce trou... que l'on eût difficilement
-trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de
-l'autre côté, parmi les personnages de la tapisserie...
-</p>
-
-<p>
-Christine courut y coller son visage... et quand elle eut fini de
-regarder.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vois à ton tour! dit-elle à Jacques... Vois le trou par lequel le
-monstre lançait sa flèche empoisonnée!...
-</p>
-
-<p>
-Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le «trocard» fut
-convaincu... mais ne l'avait-il pas été à moitié déjà?... et que
-pouvaient-ils faire maintenant qu'<i>elle</i> était morte?
-</p>
-
-<p>
-Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit
-tout de même:
-</p>
-
-<p>
-Ô Bessie!... prononça-t-elle d'une voix profonde, j'ai été une
-mauvaise gardienne de ta vie, <i>mais je veillerai sur ta mort!</i>...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap24"></a></h4>
-
-<h4>XXIV
-<br /><br />
-DROUINE, GARDIEN DES MORTS</h4>
-
-<p>
-Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour
-l'éternité, laissa Jacques assez perplexe... Christine l'inquiétait
-de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place.
-Où le conduisait-elle maintenant? Droit chez le sacristain qui habitait
-un petit carré de pierres troué d'une porte et de deux fenêtres
-Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à
-demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C'était une loge,
-d'où il pouvait surveiller l'entrée du château, et c'était presque
-un tombeau d'où il pouvait surveiller les morts.
-</p>
-
-<p>
-Drouine était Solognot. Il n'était ni vif ni impressionnable comme le
-Tourangeau, et l'on eût pu croire, à le voir si avare de ses
-mouvements, qu'il manquait d'activité. Il n'en était rien. Il
-travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était
-désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au
-fond, l'occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il
-passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur
-une bande de terrain qu'on lui avait abandonnée et où il faisait
-pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui
-dévalait hors le rempart, vers «la prée», et dont le marquis,
-propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites
-archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle.
-</p>
-
-<p>
-Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce
-merveilleux pays pour aller s'enfouir en Sologne, dans la sauvagerie,
-où il était né.
-</p>
-
-<p>
-Si ce n'était déjà fait, c'est que la veuve Gérard, à laquelle il
-faisait une cour muette depuis dix ans, et à qui il ne s'était ouvert
-de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la
-Touraine...
-</p>
-
-<p>
-Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite
-propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours
-pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait
-trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce
-qu'il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient.
-Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait.
-</p>
-
-<p>
-Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé,
-tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et
-se leva.
-</p>
-
-<p>
-Avec ses cheveux de crin, sa peau d'ivoire, ses membres trapus, ses
-épaules courbées par l'incessant labeur, il eût pu passer pour une
-brute s'il n'y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants
-de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard
-d'un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis.
-</p>
-
-<p>
-Cependant, il n'était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises
-et leur demanda tout de suite s'ils avaient vu Sangor et si celui-ci
-avait fait la commission de M. le marquis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous l'avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l'avons pas encore
-rencontré. De quelle commission s'agit-il donc?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M. le marquis est parti bien précipitamment! répliqua Drouine en
-hochant la tête, et il n'a pas eu le temps de vous dire que vous
-pouviez rester au château tant qu'il vous plairait, y coucher et vous y
-faire servir comme s'il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre
-disposition.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Notre intention était de repartir aujourd'hui même! interrompit
-Jacques.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva
-Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le
-prosecteur, descendons à l'auberge, ce sera plus gai que de nous
-installer dans ce château désert!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne suis pas venue ici pour être gaie! fit la jeune fille avec
-tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner
-sa réplique un peu vive... je suis venue pour y pleurer une amie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M<sup>me</sup> la marquise vous aimait bien! soupira Drouine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parlez-nous d'elle, demanda Christine à voix basse... il faut tout
-nous dire: nous sommes préparés à tout entendre... Elle me parlait de
-vous dans toutes ses lettres... Elle avait la plus grande confiance en
-vous... Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne
-pas y croire... ce misérable a trompé tout le monde!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'en sais rien! déclara Drouine.
-</p>
-
-<p>
-Christine le regarda, stupéfaite...
-</p>
-
-<p>
-Tranquillement, Drouine reprit la parole:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, mademoiselle, vous savez, je n'ai jamais donné dans les
-«giries» de ce pays-ci... Je suis Solognot: là-bas, on a la tête
-dure... ma mère était servante chez le curé... je servais la messe à
-sept ans; je ne crois qu'au catéchisme.. L'histoire de «l'empouse»,
-c'est des contes de fées... Tenez! il y a ici une femme qui n'est pas
-méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée
-tantôt par le marquis; c'est la veuve Gérard! Eh bien! dans le temps,
-la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à
-M<sup>me</sup> la marquise, qui, entre nous, n'avait point la tête bien
-solide... Aussi, moi, je ne l'ai jamais contrariée dans ce qu'elle
-disait. J'étais le seul à bien vouloir l'écouter quand elle me
-geignait en cachette, dans la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui
-disais: «Oui, madame la marquise!... oui, madame la marquise!» mais je
-la plaignais!... Un vampire?... Vous avez jamais vu un vampire, vous?...
-Moi, je suis gardien du cimetière depuis quinze ans... eh ben, vampire
-ou non, je n'ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu'on
-les y avait mis! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens! prononça
-Jacques...
-</p>
-
-<p>
-Christine se retourna vers lui dans un mouvement d'hostilité aiguë:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il n'empêche que nous avons eu la preuve de l'infamie du marquis,
-la preuve de son crime! lui jeta-t-elle... Tout est là, et tu le sais
-bien, Jacques!... Ton attitude me peine au delà de ce que je pourrais
-dire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quelle preuve? demanda Drouine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous
-en a pas parlé!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si! si!... Elle m'en a parlé et je l'ai vu!... Eh bien! il ne date
-pas d'hier, le trou!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Georges-Marie-Vincent, s'il faut en croire la légende, ne date
-pas d'hier, non plus!</i> laissa tomber Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah ça! mais, est-ce que tu deviens folle, toi aussi? s'écria
-Jacques...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et le pistolet que vous nous avez envoyé? savez-vous ce que c'est?
-reprit Christine haletante... Monsieur pourrait vous l'expliquer!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Christine! Christine!... supplia Jacques... tais-toi, je t'en
-supplie... tais-toi!... d'abord, nous ne sommes sûrs de rien!... Et
-puis en ce moment tu oublies, tu oublies... (il lui avait pris les mains
-et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). <i>Tu
-oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des
-morts!</i>
-</p>
-
-<p>
-Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes...
-</p>
-
-<p>
-Soit parce que les devoirs de sa fonction l'appelaient dehors, soit par
-discrétion, Drouine sortit dans l'instant, sans prononcer une parole.
-Jacques essaya aussitôt de calmer Christine qui se montrait de plus en
-plus nerveuse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma chérie, lui dit-il, je t'accorde tout ce que tu voudras! Le
-marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu'on pouvait
-encore espérer la sauver, tu sais que j'ai été le premier à vouloir
-que tu agisses! mais maintenant, je t'en supplie, détournons-nous de
-tout ce qui n'est pas <i>ce que tu sais bien!</i>... Oublie le drame de
-Coulteray, comme il nous faut oublier celui de Corbillères!... Il fut
-un temps où tu n'aurais pas eu besoin de tant de discours!... <i>Encore
-une fois, ne songeons plus qu'à Gabriel!</i>
-</p>
-
-<p>
-Elle sécha soudain ses larmes...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu le veux?... Eh bien! que ta volonté soit faite!... dit-elle
-d'une voix sourde... <i>et ce sera peut-être épouvantable!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que veux-tu dire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! çà! mon cher, tu m'en demandes trop!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Es-tu enfin décidée à partir?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris... En
-ce moment, Gabriel peut attendre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! nous attendrons ici.
-</p>
-
-<p>
-Il ne put retenir un geste d'impatience; assurément, elle se moquait de
-lui, mais il n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un
-bruit singulier leur venait du dehors... comme d'une course, d'une
-poursuite, accompagnée de petits cris perçants d'oiseau traqué par le
-chasseur... Ils sortirent sur le seuil... De là, ils apercevaient une
-partie du cimetière qui entourait la chapelle... Drouine, comme un fou,
-courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s'enfuyait en criant,
-en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle.
-</p>
-
-<p>
-Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un
-petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas,
-dans un bond suivi d'une curieuse pirouette: «Sing-Sing!» prononça
-Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s'essuyant le front... Il ne me
-laisse pas un instant de repos!... je l'ai surpris écoutant derrière
-la porte... c'est Sangor qui me l'envoie!... J'aurais voulu lui
-administrer une bonne raclée pour la bile qu'il m'a fait faire depuis
-qu'ils sont arrivés ici... C'est toute cette clique qui rendait
-Mme la marquise si malade!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit
-entendre Christine en jetant sur l'homme un singulier regard.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je m'en doute bien! répondit Drouine... suivez-moi... nous serons
-mieux pour causer dans la sacristie...
-</p>
-
-<p>
-Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle
-ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort
-occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille
-armoire du quinzième siècle qui tenait tout le fond de la pièce.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Drouine, la marquise avait de beaux bijoux... dont elle a disposé
-avant sa mort, je le sais!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Les voici! fit Drouine, sans marquer le moindre embarras.
-</p>
-
-<p>
-Et il sortit de l'armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à
-clef, qu'il ouvrit et d'où il tira de merveilleuses broches à
-plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du seizième
-siècle qui eussent suffi à la gloire d'une collection. C'était peu de
-chose cependant à côté d'un diadème composé de lames d'or
-travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé
-par deux diamants gros comme de petites noisettes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute
-propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent...
-C'était son droit d'en faire don à qui elle voulait... Vous pouvez
-donc me répondre sans embarras, Drouine... <i>De même que la marquise a
-donné son collier de perles à Sangor</i>, elle a pu vous donner à vous
-ces merveilleux bijoux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle me les a donnés et voici un papier qui l'atteste! répondit le
-sacristain en sortant un document du coffret.
-</p>
-
-<p>
-Christine lut: «Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à
-Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de
-veiller sur le repos de mon âme!»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est bien cela!... fit la jeune fille en repliant le papier et en
-le rendant à Drouine... et maintenant, Drouine, vous allez nous dire
-comment la marquise entendait que l'on veillât sur le repos de son
-âme?
-</p>
-
-<p>
-Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans
-l'armoire, ferma celle-ci et dit:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça, c'est mon affaire!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est aussi la mienne!... Drouine!... et je ne suis venue ici que
-pour cela!... Je connaissais la volonté de la marquise... je savais les
-arrangements qu'elle avait déjà pris avec Sangor... Et elle m'a
-écrit, quelques jours avant sa mort, qu'elle s'était arrangée non
-seulement avec Sangor, mais encore avec vous!... Parlez, Drouine!... Il
-le faut!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que voulez-vous que je vous dise?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci,
-mademoiselle: que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait
-morte!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;<i>Et qu'il lui aurait coupé la tête!</i>... s'exclama Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quant aux broches, elles sont bien pour moi! continua l'autre sans
-broncher.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Gardez le tout, Drouine! mais qu'on ne touche pas à la dépouille de
-ma pauvre amie!... Elle a été assez torturée pendant sa vie pour
-qu'elle goûte le repos sacré des trépassés!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à
-Sangor pour qu'il s'en aille tout de suite, qu'on ne le revoie plus! Je
-le connais assez!... il n'en demandera pas davantage!... Et ma pauvre
-maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête
-chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous êtes un brave homme, mon ami!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, mademoiselle!... Mais vous m'avez bien fait peur!... j'ai cru
-un moment que vous étiez venue, vous aussi, <i>pour tuer la nouvelle</i>
-«<i>empouse</i>»...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons prier pour elle, Drouine!...
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap25"></a></h4>
-
-<h4>XXV
-<br /><br />
-MINUIT...</h4>
-
-<p>
-Christine voulut passer la nuit au château. On mit â la disposition
-des deux jeunes gens le premier étage de l'aile du nord, c'est-à-dire
-deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois
-l'appartement particulier de Catherine de Médicis et que
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant
-particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour)
-pour le réserver aux invités de marque.
-</p>
-
-<p>
-Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui
-avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore
-déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l'œil un
-aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier tiers
-du XIX<sup>e</sup> siècle, «confortable», mais il est permis d'affirmer
-que, pour les visiteurs de nos jours, il n'est rien de plus triste que
-ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en
-poussière... que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de
-donjon... tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que
-des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d'une
-chambre d'auberge!
-</p>
-
-<p>
-L'idée qu'on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de
-fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine
-finit par avoir pitié.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons donc prendre notre repas à l'auberge, dit-elle à Jacques,
-puisque cela te fait un si grand plaisir!
-</p>
-
-<p>
-Et elle ajouta:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sois persuadé que cela ne m'amuse pas plus que toi de rester
-ici... Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais
-pourquoi!... Avec ces Hindous, il faut s'attendre à tout, dès que la
-superstition est en jeu!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise! émit
-Jacques en se permettant de sourire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que la marquise nous pardonne!...
-</p>
-
-<p>
-En descendant, ils eurent l'heureuse surprise de trouver dans la cour
-Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur
-petit bagage.
-</p>
-
-<p>
-Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au
-volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un
-piaulement d'adieu et démarra.
-</p>
-
-<p>
-Ils disparurent.
-</p>
-
-<p>
-Drouine survint.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est fait! dit-il... Oh! il n'y a pas eu la moindre difficulté...
-Il avait apporté un sabre. Il m'en a fait cadeau. Je lui ai donné tous
-les bijoux. Bon voyage!
-</p>
-
-<p>
-Christine poussa un profond soupir... Et elle répéta:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que la marquise nous pardonne!
-</p>
-
-<p>
-Ils étaient en face du garage... Elle avisa soudain la dernière
-voiture qui s'y trouvait. Elle l'avait vue quelquefois à Paris à
-l'hôtel du quai de Béthune... cette auto servait assez souvent à la
-marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les
-environs... Elle s'en approcha et la considéra de près. C'était une
-forte limousine, d'une carrosserie solide et copieusement capitonnée à
-l'intérieur... Christine examina les portières, les glaces... Jacques
-comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du
-chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire
-jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut
-transformée en une cage hermétiquement close...
-</p>
-
-<p>
-Drouine les regardait faire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est dans cette voiture qu'elle est arrivée? demanda Jacques.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! répondit Drouine... pauvre femme!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quelle martyre! soupira encore Christine, les larmes aux yeux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le Bon Dieu en a eu pitié! reprit Drouine en hochant la tête...
-<i>maintenant elle est bien tranquille!</i>
-</p>
-
-<p>
-Quand Jacques et Christine arrivèrent à l'auberge de la
-Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l'allégresse générale qui y
-régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n'y a rien qui donne
-appétit... et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de
-l'esprit, les vivants se comparent au mort qu'ils viennent de conduire
-à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir
-goûter encore aux joies de la vie et s'empressent d'autant plus d'en
-jouir que l'exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois
-jusqu'aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours...
-</p>
-
-<p>
-Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n'avait pas cessé. On
-s'était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on
-se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir
-avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur
-les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des
-plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui
-l'avait fait fuir!... Ça lui apprendrait à raconter des histoires
-«d'empouse»!...
-</p>
-
-<p>
-On avait voulu la faire boire:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Trinquons à l'empouse, mère Gérard! si vous ne voulez pas qu'elle
-vienne vous tirer par les pieds!
-</p>
-
-<p>
-Elle ne répondait rien, le front têtu, l'œil mauvais, les dents
-serrées...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir
-le mauvais œil!...
-</p>
-
-<p>
-On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille...
-Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ils en ont comme cela jusqu'à demain matin, dit Jacques quand
-Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as
-eu raison d'accepter l'hospitalité du marquis... Ici nous n'eussions
-pas fermé l'œil!
-</p>
-
-<p>
-Ils rentrèrent au château, s'embrassèrent, se souhaitèrent une bonne
-nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite.
-</p>
-
-<p>
-Christine ne se coucha pas... Elle se laissa tomber, pensive, dans un
-fauteuil.
-</p>
-
-<p>
-Sa fenêtre était restée ouverte... Un paysage lunaire s'étendait
-devant elle, d'une grande étendue et d'une grande beauté... D'abord,
-c'étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la
-terra déserte, silencieuse, qu'aucun bruit ne venait troubler... puis
-le long trou noir des douves qui séparaient la cour d'honneur de la
-baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l'extrémité du
-plateau, au delà d'un petit mur bas, le cimetière avec ses croix
-penchées ou droites... ses dalles moussues et quelques-unes, luisant
-sous la lune, comme des glaces... Derrière, la silhouette élancée de la
-fine chapelle du XVI<sup>e</sup> siècle, au fond de laquelle dormait pour
-toujours, <i>tranquillement</i>, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth...
-</p>
-
-<p>
-Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver? et à rêver à
-quoi?
-</p>
-
-<p>
-Soudain elle tressaillit... Là-bas, dans la vallée, la vieille église
-romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit...
-</p>
-
-<p>
-Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença
-de se dévêtir.
-</p>
-
-<p>
-Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau... mais elle poussa
-une sourde exclamation et s'accrocha au mur pour ne point tomber.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait vu... très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des
-cimetières... une forme blanche, toute blanche qui glissait... se
-déplaçait avec la légèreté d'un fantôme...
-</p>
-
-<p>
-Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un
-cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut
-dans la direction de la demeure de Drouine.
-</p>
-
-<p>
-Christine eût voulu crier; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait
-à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens
-et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et
-cette fenêtre... Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se
-dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la
-douleur qu'elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire
-pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement,
-lugubrement, dans un râle de femme qui se noie.
-</p>
-
-<p>
-Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui
-l'eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s'était
-déroulée et l'enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire
-qu'elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar
-auquel elle était encore en proie. Et il n'en douta point, quand il
-l'entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son
-bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle! Elle! je l'ai vue!... Elle se promenait dans le
-cimetière!... Mon Dieu! que va-t-elle faire? que va-t-elle faire?
-</p>
-
-<p>
-Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le
-lit.
-</p>
-
-<p>
-Il essaya de la calmer par de bonnes paroles.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie!... Sors de ce mauvais
-rêve!
-</p>
-
-<p>
-Mais, âprement, elle lui répliquait:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne dors pas!... je ne rêve pas!... Je te dis que je l'ai
-vue... comme je te vois!... Elle a glissé le long du mur de la
-chapelle... Elle allait chez Drouine, c'est sûr!
-</p>
-
-<p>
-Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu'ils essayaient de se
-convaincre l'un et l'autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'était à prévoir... ça devait finir comme ça! gronda Jacques...
-du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l'es
-maintenant!... Cette crise est aussi logique que le développement d'un
-panaris.
-</p>
-
-<p>
-Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés,
-retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre,
-l'ouvrir pour savoir ce que c'était... Mais elle lui avait jeté ses
-bras autour du cou et le retenait avec une force invincible:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! non! n'y va pas!... n'y va pas!... C'est elle! je suis sûre
-que c'est elle!...
-</p>
-
-<p>
-Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur
-semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une
-fenêtre avait été ouverte... et d'autres portes claquaient... et des
-pas... une course... une espèce de bondissement dans l'escalier...
-Jacques s'était redressé... Elle l'étouffait contre elle!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N'y va pas!... n'y va pas!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef!
-</p>
-
-<p>
-Elle l'abandonna un instant avec un sourire d'agonisante. Il courut à
-la porte et l'ouvrit.
-</p>
-
-<p>
-Ils se trouvèrent en face d'une figure de revenant qui agitait son
-ombre immense sous la projection de la lampe... C'était Drouine...
-</p>
-
-<p>
-Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y
-prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise...
-</p>
-
-<p>
-Alors il aperçut Christine qui avait l'air aussi égarée que lui.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous l'avez vue?... Vous l'avez vue?... demanda-t-il.
-</p>
-
-<p>
-Christine hocha la tête... Elle l'avait vue... oui! oui!... Et lui! lui
-aussi, n'est-ce pas?
-</p>
-
-<p>
-Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son
-âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je dormais... je venais de m'endormir... à peine... j'ai entendu sa
-voix qui m'appelait... Je n'ai pas eu peur d'abord... une voix si
-douce!... si douce!... que j'ai cru que je rêvais... Mais une petite
-pierre vint frapper contre ma vitre... alors je me rendis compte que je
-ne rêvais pas... Et je commençai à trembler... j'allai à la
-fenêtre... et comme je ne voyais rien... que <i>le cimetière me
-paraissait bien tranquille</i>... j'ai ouvert la fenêtre... Alors j'ai
-entendu la voix qui reprenait avec plus de force: «Drouine!
-Drouine!»... Alors je l'ai aperçue debout contre le mur du rempart.
-«Tu ne me reconnais donc pas? dit-elle... c'est moi, ta maîtresse, la
-marquise de Coulteray, la femme de l'empouse... <i>Qu'as-tu fait de moi,
-Drouine?</i>»
-</p>
-
-<p>
-»Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah! c'était
-elle!... c'était bien elle!... c'était bien sa voix, ses manières si
-douces et si tristes, tout!... Elle reprit: «Qu'as-tu fait de moi,
-Drouine... qu'as-tu fait de moi?... Pourquoi ne m'as-tu pas livrée à
-Sangor?... <i>Ma gorge l'attendait!</i> Et maintenant, ma gorge a soif!»
-</p>
-
-<p>
-»Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu'elle l'a dit! Elle parlait
-très distinctement... On entendait sa petite voix claire comme
-une clochette d'argent dans la nuit... Sa voix n'était pas méchante,
-mais ce qu'elle disait était terrible: «Tu as fait de moi l'épouse de
-Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l'éternité!»
-</p>
-
-<p>
-»Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long
-de «la prée»... Elle s'est retournée un instant pour me faire un
-signe d'adieu et elle est entrée sous le bois... Qu'Orfon ait mon âme,
-si j'ai menti!...»
-</p>
-
-<p>
-Drouine s'était mis à genoux et se signait et se donnait de grands
-coups sourds dans la poitrine comme pour son <i>mea culpa</i>, comme si
-tout ce qui arrivait là était bien de sa faute.
-</p>
-
-<p>
-Il répéta dans un sanglot:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est épouvantable!... C'est moi qui l'ai livrée au démon!... Que
-Jésus ait pitié de nous!
-</p>
-
-<p>
-Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la
-fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa
-solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de
-l'astre des nuits... le paysage sans fantômes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire
-d'empouse! leur dit-il... Voici ce que tu vas faire, Drouine!... Tu vas
-venir avec moi... Nous descendrons dans la crypte...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! non! j'en reviens! j'en reviens!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment! tu en reviens?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui!... Quand elle a été partie... je me suis trouvé mieux... je ne
-la voyais plus... l'air froid du dehors sur mon front... enfin je me
-suis dit que j'avais peut-être rêvé... et puis je me suis dit aussi
-que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais,
-même pour une «empouse»... Enfin ça a été plus fort que ma peur...
-j'ai voulu savoir... j'ai passé un pantalon, j'ai pris les clefs de la
-chapelle et je suis descendu... Alors je me suis rendu compte tout de
-suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de
-Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j'avais oublié de refermer la
-petite porte qui s'ouvre dans le pied de la tour... C'est par là que je
-vous ai fait descendre, vous savez!... <i>Eh bien, c'est par là qu'elle
-était sortie f... Oh! il n'y avait pas à s'y tromper!... La pierre
-était déplacée... le tombeau ouvert et le cercueil aussi... et il n'y
-avait plus rien dedans!</i>...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux!
-</p>
-
-<p>
-Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille...
-</p>
-
-<p>
-Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d'honneur,
-puis, d'un pas tranquille, toute la largeur de la baille... Évidemment,
-il essayait de se dominer... d'arriver là-bas avec tout son
-sang-froid... Ce n'était pas lui qui se laisserait entraîner par la
-folie ambiante...
-</p>
-
-<p>
-Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en
-même temps... La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui
-serrait à le faire crier... Jacques venait de pénétrer dans le
-cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue
-à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le
-cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth...
-</p>
-
-<p>
-Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la
-porte basse qui menait à la crypte.
-</p>
-
-<p>
-Jacques, qui s'était arrêté un instant, prit le même chemin et
-pénétra, derrière elle, dans le monument...
-</p>
-
-<p>
-Accrochés l'un à l'autre, le front à la vitre, ni Christine ni
-Drouine ne prononcèrent une parole... Toute leur vie, c'est-à-dire
-tout ce qui leur restait de force vitale, s'était réfugiée dans leur
-regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou
-noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la
-terre des morts...
-</p>
-
-<p>
-De longues, longues minutes s'écoulèrent ainsi... Enfin ils virent
-réapparaître Jacques... Christine laissa échapper un long soupir.
-</p>
-
-<p>
-Elle était couverte d'une sueur glacée et ses dents
-s'entrechoquaient.
-</p>
-
-<p>
-Drouine, lui, ne remuait pas plus qu'une pierre.
-</p>
-
-<p>
-Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas
-tranquille. Il franchit la cour d'honneur, leva la tête vers la
-fenêtre et leur fit un signe amical.
-</p>
-
-<p>
-Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s'il
-revenait, lui aussi, de l'autre monde.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé!...
-La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même
-vision!... Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine,
-rien n'a bougé!... La pierre est toujours à sa place... on n'a pas
-touché au tombeau.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu mens! s'écria Christine... Tu l'as vue aussi bien que nous!...
-Tu t'es même arrêté en la voyant!... et tu es descendu derrière elle
-dans la crypte!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vrai! fit Drouine d'une voix rude. C'est la vérité du Bon
-Dieu, sur ma part de paradis!...
-</p>
-
-<p>
-Et il se signa de nouveau.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors, vous me prenez pour un imposteur... Drouine, vous, vous êtes
-un homme! Eh bien! accompagnez-moi! revenez avec moi dans la crypte! et
-vous reconnaîtrez votre erreur!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! je reste ici! déclara-t-il de son air le plus sombre...
-demain, il fera jour!...
-</p>
-
-<p>
-Il s'installa dans le couloir, roulé dans une couverture... Christine
-ne voulut point que Jacques ta quittât et elle finit par s'endormir
-dans un fauteuil aux approches de l'aube... Jacques lui-même
-commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue
-du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de
-villageois se montrait autour de la chapelle... d'autres accouraient
-dans la baille en appelant Drouine... et l'on voyait, à chaque instant,
-des paysans qui traversaient la «prée», se dirigeant vers le château
-avec de grands gestes...
-</p>
-
-<p>
-Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire
-de préciser ici les événements qui s'étaient déroulés pendant la
-nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient
-des minutes d'angoisse que nous avons rapportées, dans le château...
-</p>
-
-<p>
-La petite fête s'était prolongée à l'auberge de la Grotte aux Fées.
-Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos
-d'une mort ou d'un mariage, des «enragés» qui ne se décident jamais
-à quitter la table. D'autant que les cartes finissent toujours par
-fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas
-mieux que s'aller coucher... À minuit, ils étaient encore quatre à se
-disputer leurs sous en vidant les pots. C'étaient Birouste, le
-forgeron; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l'essence au coin
-du pont, au carrefour des trois routes, l'esprit fort de Coulteray;
-l'épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et
-des environs. Avec Achard, l'aubergiste, un type qui avait fait danser
-trois générations, qui n'avait jamais voulu être quoi que ce fût
-dans la municipalité, histoire de rester l'ami de tout le monde, mais
-qui n'en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui
-dirait la clef de voûte du pays; il y avait là cinq fortes têtes
-auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit
-vulgairement, des vessies pour des lanternes.
-</p>
-
-<p>
-Or, environ un quart d'heure après minuit, ces cinq hommes entendirent
-un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à
-l'auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche,
-traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un
-étage située à l'orée du bourg, un peu avant le pont, presque en
-face Verdeil.
-</p>
-
-<p>
-Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent
-et se levèrent, d'un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait...
-</p>
-
-<p>
-Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue,
-la bouche grande ouverte du cri qu'elle venait de pousser et regardant
-comme une illuminée devant elle, dans la campagne... Instinctivement,
-ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme
-blanche qui descendait «la prée» enveloppée d'un long voile...
-</p>
-
-<p>
-La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante
-que l'on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la
-tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules.
-</p>
-
-<p>
-Ils n'hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c'était
-<i>elle</i>, elle la nouvelle «empouse» qui venait de s'échapper du
-tombeau et marchait sur Coulteray.
-</p>
-
-<p>
-Ils n'étaient pas six à avoir la berlue!... Ils entraînèrent la
-veuve Gérard et s'engouffrèrent dans l'auberge... On ferma portes et
-fenêtres, on avertit les servantes... on se barricada... Tout le monde
-se réunit dans la même salle... La veuve Gérard se mit à réciter
-l'<i>Ave Maria.</i> Les servantes lui donnaient la réplique... Les hommes
-ne disaient rien... Ils étaient très pâles... Ils avaient honte de leur
-peur...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout de même, prononça Achard l'aubergiste, nous sommes idiots! ça
-n'est pas possible!
-</p>
-
-<p>
-Mais les autres protestèrent. Ils l'avaient bien vue! Elle sortait du
-«meur» (le mur) du château!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sûr! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d'un alquemiste
-(alchimiste, jeteur de mauvais sort)... Eh bien! je ne l'aurais jamais
-cru!... Des choses pareilles «annui» (aujourd'hui).
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qu'est-ce qu'elle vient faire par ici, c'te «drôlière»?
-</p>
-
-<p>
-Achard ne tenait plus en place... Très agacé, il fit taire les femmes,
-qui recommençaient indéfiniment leur <i>Ave Maria.</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non!... ça n'est pas possible! Ce qu'on va nous «fabuler» demain
-(se moquer de nous)... Et il sortit de la salle.
-</p>
-
-<p>
-On lui cria de se tenir tranquille... mais c'était plus fort que lui...
-Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se
-levèrent sans entrain...
-</p>
-
-<p>
-Les femmes ne bougèrent pas... mais elles entendirent:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La r'v'là... c'est elle!... Elle remonte!... Elle rentre au
-château!... Tenez!... la v'là près du «meur»!... Elle retourne au
-cimetière... Eh bien! qu'elle y rentre et qu'elle n'en sorte plus!...
-<i>Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit!... Ça a peur
-du jour!... Eh bien, alors, et le marquis?</i>
-</p>
-
-<p>
-Les femmes reprirent: <i>Ave Maria!</i>... <i>Ave Maria!</i>... avec une
-sorte de fureur sacrée... Mais les hommes les firent encore taire dès
-qu'ils rentrèrent dans la salle: ils étaient déjà familiarisés avec
-l'idée de l'empouse... Ils l'avaient vue rentrer chez elle... Ils
-étaient plus rassurés... Ils avaient toute une journée devant eux
-pour décider de ce qu'il y avait à faire...
-</p>
-
-<p>
-Ce qui les tracassait par-dessus tout, c'était la pensée qu'on ne les
-croirait pas... qu'on les «fabulerait».
-</p>
-
-<p>
-Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se
-montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout!
-</p>
-
-<p>
-Les gens de l'auberge n'avaient pas été les seuls à apercevoir
-l'«empouse»... Il y en avait même qui l'avaient entendue... Par
-exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du
-pont... Elles avaient été réveillées par des appels: «Adolphine!
-Adolphine!...» (c'était le petit nom de la veuve Gérard). Elles
-s'étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu'elles
-l'avaient vue le matin même, dans son cercueil...
-</p>
-
-<p>
-Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête
-levée vers la chambre d'Adolphine, qui ne pouvait lui répondre
-puisqu'elle était à l'auberge; c'était là un renseignement que les
-deux voisines juraient absolument exact. Quant à l'«empouse», elle
-était repartie en poussant un gros soupir.
-</p>
-
-<p>
-Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière... On
-comprendra facilement qu'il n'en fallait pas tant pour mettre le pays
-«sens dessus dessous»...
-</p>
-
-<p>
-Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules
-s'inclinèrent, sauf trois: le maire, le médecin et le curé.
-</p>
-
-<p>
-Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi
-extraordinaire... Ce n'était pas la première fois que l'on se trouvait
-en face d'une «hallucination collective». Elle s'expliquait par la
-légende solidement établie dans ce pays de l'«empouse». Les gars de
-l'auberge devaient être à moitié ivres... Jacques Cotentin,
-consulté, fut naturellement de l'avis de ces messieurs... Lui, il
-n'avait rien vu!... rien qu'une tombe à laquelle on n'avait pas
-touché!...
-</p>
-
-<p>
-Cependant, on était en face d'une population soulevée par la
-superstition et qu'il fallait calmer.
-</p>
-
-<p>
-Voici ce qui se disait: «Si le tombeau n'avait pas été provisoire, si
-la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le
-cercueil de plomb avait été bien rivé (car c'était un cercueil à
-rivets pour qu'on pût facilement l'ouvrir lors de la cérémonie
-définitive), l'empouse n'aurait pas pu s'échapper, venir se promener
-la nuit dans Coulteray... Eh bien! on allait donner satisfaction au
-populaire... On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille
-mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et
-tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait.
-</p>
-
-<p>
-»Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles
-d'exorcisme.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine
-revit encore une fois son amie et, en vérité, qu'une morte si bien
-morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant
-fait parler d'elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées!
-Elle ne savait plus ce qu'elle avait vu!... ni si elle avait vu!...
-quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas
-lui parler d'hallucination, ni particulière, ni collective... Il avait
-vu la morte sous ses fenêtres! Il avait vu le tombeau vide!... Jacques
-dut le faire taire...
-</p>
-
-<p>
-Christine, dont l'état de faiblesse était extrême, eût voulu partir
-le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de
-Coulteray et où la légende de l'«empouse» reprit une force qui
-rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs
-affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune
-d'Achard, l'aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de
-Drouine, qui ne manquait pas de raconter l'histoire de l'«empouse»
-comme si elle lui était arrivée, à lui...
-</p>
-
-<p>
-Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant
-au château, après la cérémonie de l'exorcisme, d'une étrange
-torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse.
-Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin
-pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux
-volets de fer qu'elle n'avait pas vu partir.
-</p>
-
-<p>
-Ce matin-là, la voiture n'avait rien de mystérieux, elle était
-ouverte; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa
-pas d'étonner Christine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;D'où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de
-suite!... Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu'ils
-doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit
-même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a
-décidé de finir ses jours... j'ai pris cette voiture parce qu'il n'y
-en avait plus d'autres au château... Les malheureux seraient devenus
-fous, je crois, s'ils étaient restés une heure de plus dans ce
-pays!...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma foi, je comprends ça maintenant! fit Christine...
-Allons-nous-en, nous aussi, et tout de suite!...
-</p>
-
-<p>
-Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler... On ne
-savait si elle dormait ou si elle réfléchissait... Un moment, elle
-rouvrit les yeux et dit à Jacques:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est tout de même extraordinaire que tu m'aies laissée comme cela,
-sans me prévenir, dans ce château... car enfin, pendant que tu
-conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j'étais
-restée toute seule...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! répondit Jacques, tu n'étais pas toute seule... Le docteur
-Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château...
-</p>
-
-<p>
-Le soir même, ils étaient à Tours... Ils y recevaient une dépêche
-du vieux Norbert: «Rentrez de suite... Gabriel me donne des
-inquiétudes!»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="chap26"></a></h4>
-
-<h4>XXVI
-<br /><br />
-L'ÉCHAFAUD</h4>
-
-<p>
-Le procès de Bénédict Masson eut lieu au commencement de novembre, à
-Melun. Il fut tel que l'avait fait prévoir l'enquête. Et même le
-cynisme de l'accusé semblait avoir augmenté si possible. Ses réponses
-étaient un mélange de Jean Hiroux et d'Émile Henry, de stupidité
-voulue et d'audacieuse menace, dans une langue qui tantôt était celle
-d'un charretier pour s'élever brusquement à l'âpreté souveraine et
-redoutable d'un prophète biblique, tantôt fleurie comme une page de
-Bernardin de Saint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase
-d'abominable argot.
-</p>
-
-<p>
-Le jury servit de cible à ses pires facéties. Il répéta au
-président de la cour ce qu'il avait dit au juge d'instruction, qu'il
-n'était point payé pour faire sa besogne, que c'était à la justice
-de découvrir ce qu'étaient devenues les demoiselles qui avaient passé
-à Corbillères, qu'en ce qui le concernait, leur sort ne l'intéressait
-en aucune façon et qu'enfin si on l'avait trouvé en train de brûler
-une petite fille découpée en morceaux, c'était là un accident
-regrettable, <i>surtout pour elle</i>, mais qui ne prouvait en rien sa
-culpabilité à lui.
-</p>
-
-<p>
-Nous n'insisterons pas sur une attitude qui souleva, comme on dit, le
-cœur de tous les honnêtes gens. Le réquisitoire de l'avocat général
-fut, comme on le pense bien, implacable. Bénédict Masson pouvait
-d'autant moins compter sur l'indulgence du représentant du ministère
-public qu'il avait traité cet honorable magistrat dont le visage était
-grêlé des suites de la petite vérole de «moule à pilules»!...
-</p>
-
-<p>
-L'instant le plus sensationnel de ces honteux débats fut, sans
-contredit, celui où Christine Norbert s'avança à la barre... Alors la
-façon d'être de l'accusé changea du tout au tout. Il perdit sa
-superbe, s'affala sur son banc et se cacha la tête dans ses bras. La
-déposition de Christine fut courte et terrible.
-</p>
-
-<p>
-M<sup>lle</sup> Norbert ne regarda pas une seule fois du côté de Bénédict,
-mais, tournée du côté des jurés, elle semblait leur dicter leur
-devoir. Ceux-ci n'y manquèrent point. Bénédict Masson fut condamné
-à mort.
-</p>
-
-<p>
-Il refusa de signer son pourvoi en grâce. Le 2 décembre, la sinistre
-machine (style de la <i>Gazette des Tribunaux</i>) fut dressée à Melun
-devant la porte du cimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le
-monde grelottait. Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture
-qui ramenait de la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête
-qu'on allait lui trancher, il considéra l'assemblée sans émoi. On
-s'attendait à une dernière insulte à l'adresse de la société sur
-laquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère. Il
-n'en fut rien. Il embrassé le christ, que lui tendait le prêtre, en
-prononçant ces mots:
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Celui-là, c'est un frère!
-</p>
-
-<p>
-Et il se livra aux aides du bourreau.
-</p>
-
-<p>
-Le couteau tomba. M. de Paris a dit souvent depuis qu'il n'avait jamais
-présidé à une exécution pareille. D'ordinaire, le condamné, dès
-qu'il est sur la planche et qu'on lui introduit le cou dans la lunette,
-semble se resserrer sur lui-même, rentrant la tête dans les
-épaules... Bénédict Masson, lui, se jeta sur cette planche comme sur
-un lit de repos longtemps attendu... et sa tête, projetée d'elle-même
-en avant, semblait déjà chercher le panier où elle allait rouler.
-</p>
-
-<p>
-Le cimetière était à deux pas... La fosse était creusée. Il y eut
-un simulacre d'inhumation, mais la tête fut livrée aussitôt à un
-aide de la faculté de médecine de Paris, qui disparut immédiatement
-avec son sanglant trophée... (style des faits divers)...
-</p>
-
-<p>
-Le même jour, le défenseur de ce malheureux faisait parvenir à
-M<sup>lle</sup> Christine Norbert le seul papier laissé par son client.
-Elle put y lire ces vers de la <i>Promenade sentimentale</i>:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i2">Le couchant dardait ses rayons suprêmes</span><br />
-<span class="i2">Et le vent berçait les nénuphars blêmes;</span><br />
-<span class="i2">Les grands nénuphars entre les roseaux</span><br />
-<span class="i2">Tristement luisaient sur les calmes eaux...</span><br />
-<span class="i2">Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie</span><br />
-<span class="i2">Au long de l'étang, parmi la saulaie...</span><br />
-<span class="i2">Parmi la saulaie où j'errais tout seul</span><br />
-<span class="i2">Promenant ma plaie, et l'épais linceul</span><br />
-<span class="i2">Des ténèbres vint noyer les suprêmes</span><br />
-<span class="i2">Rayons du couchant dans les ondes blêmes...</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Sous ces vers, cette ligne: «<i>Pourquoi êtes-vous venue?</i>»
-</p>
-
-<p>
-Et, maintenant que Bénédict Masson est guillotiné, on pourra se
-demander pourquoi celui qui a rapporté ici cette affreuse aventure l'a
-qualifiée de «sublime»? Elle est horrible, elle est «abominable»
-mais sublime?... Eh bien, oui, l'aventure de Bénédict Masson est
-sublime! <i>Elle est sublime en ce qu'elle ne fait que
-commencer</i>...<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4>FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE</h4>
-
-<p><br /><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Lire la suite dans: <i>La Machine à assassiner.</i></p></div>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE ***</div>
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-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you &#8216;AS-IS&#8217;, WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-</div>
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-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
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-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
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-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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-providing copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
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-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
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-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-
-</body>
-</html>
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Binary files differ