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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: La Poupée Sanglante - -Author: Gaston Leroux - -Release Date: July 20, 2021 [eBook #65878] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously - made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE *** - -GASTON LEROUX - - - - -LA - -POUPÉE SANGLANTE - - - - -ROMAN - -D'AVENTURES ET DE MYSTÈRE - - - - -Éditions JULES TALLANDIER, PARIS -75, Rue Dareau (XIVe) - - - - -Copyright - -by Gaston Leroux 1924 - -Tous droits de traduction, de reproduction et -d'adaptation réservés pour tous pays. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - -Chapitre - -I. Derrière les rideaux -II. Où Bénédict Masson n'est pas au bout de ses étonnements -III. N'aurait-elle qu'un métronome sous son corsage? -IV. La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en -colère -V. Tu viens t'asseoir et tu lances des œillades minaudières -VI. La marquise de Coulteray -VII. Le marquis -VIII. Où l'on reparle de Gabriel -IX. Dorga -X. L'autre chose -XI. «Priez pour elle!» -XII. L'homme aux bras rouges -XIII. Une mystérieuse blessure -XIV. Veillée -XV. La catastrophe -XVI. La maison de campagne de Bénédict Masson -XVII. La septième -XVIII. Des nouvelles de la marquise -XIX. La preuve -XX. Ce qu'il advint de la septième -XXI. «Je suis innocent!» -XXII. Dernières nouvelles de la marquise -XXIII. Le château de Coulteray -XXIV. Drouine, gardien des morts -XXV. Minuit -XXVI. L'échafaud - - - - -LA POUPÉE SANGLANTE - - - - -I - -DERRIÈRE LES RIDEAUX - - -Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, -les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l'Ile-Saint-Louis. -Bénédict Masson était relieur d'art, ce qui ne l'empêchait pas de -vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de -papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la -capitale, qui semble défendue par sa ceinture d'eau de cette éternelle -bacchanale que l'on est convenu d'appeler la vie parisienne. - -Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui -s'appelait--il n'y a pas bien longtemps encore--la rue du -Saint-Sacrement-en-l'Isle, à l'ombre de vieux hôtels qui furent, il y -a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont -ouverts ou plutôt entr'ouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques -débits, un modeste magasin d'horlogerie, dans la prétention -exorbitante d'y entretenir un semblant de vie... Eh bien! c'est de cette -petite rue, habitée par notre relieur, c'est de ce quartier qui -semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu'est -sortie l'une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à -tout prendre, la plus sublime! Sublime, l'aventure de Bénédict Masson -l'a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans -l'histoire de l'Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut -aussi épouvantable... et Paris, qui n'en a surtout connu que -l'épouvante, en tressaille encore. - -Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine. -Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons -que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous -pouvons envisager cette vérité que dans l'Ile-Saint-Louis, plus que -partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le -domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et -de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de -tout temps, élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier, -Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs -pénates. À l'angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la -rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d'une niche, une Vierge -mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre -Bénédict Masson, qui n'était pas seulement relieur d'art, mais -poète,--un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces -temps-ci qui sont troubles,--prétendait habiter la chambre même où -avait vécu quelque temps--et souffert--l'auteur des _Fleurs du mal!_ - -Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil. - -Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par -lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon -supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres -événements d'une existence qui, _apparemment_, semblait s'être -déroulée, jusqu'au jour où nous sommes arrivés--Bénédict Masson -pouvait avoir dans les trente-cinq ans--dans la plus terne monotonie. Je -souligne le mot _apparemment_ parce qu'il s'est trouvé des gens pour -prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient -été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce -qui pouvait faire croire à l'innocence d'un monstre qui vivait dans la -crainte perpétuelle que l'on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont -prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des -raisons, mais avaient-ils raison? C'est ce que nous verrons un jour. - -Pour moi, j'ai toujours été frappé de l'accent de sincérité qui se -trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans -leurs passages les plus désordonnés. - -À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été -chaude; le printemps, cette année-là, était l'un des plus précoces -qu'on eût vus depuis longtemps à Paris. - -Il est neuf heures du soir; dans ce coin de rue déserte, noyée -d'ombre, le dernier bruit qui s'est fait entendre a été le timbre de -la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu'elle fermait -elle-même après avoir mis le volet... - -De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de -l'horloger... - -La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle -du vieux Norbert que l'on ne voyait guère sortir que le dimanche pour -aller à l'office à Saint-Louis-en-l'Ile, avec sa fille et son neveu. - -Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge -verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des -travaux qui, au surplus, dans la partie, l'avaient déjà rendu -célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire -sa fortune, mais qui n'avait réussi qu'à le dégoûter à jamais des -hommes d'affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour -l'art, à la poursuite d'une chimère où d'autres, avant lui, avaient -laissé leur raison. - -Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce, -s'entretenaient de lui avec une condescendance attristée; les plus -renseignés parlaient d'une sorte «d'échappement» contraire à toutes -les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux -prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C'était tout dire! - -En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage -d'horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes -jusqu'alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres, -des roues carrées. Cependant les habitants de l'île affirmaient que ce -«mouvement» durait depuis des années et qu'il ne le remontait jamais. -Mlle Barescat, la mercière, en eût mis «sa main au feu». Bref, entre -le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure -d'un personnage un peu diabolique. - -Ce soir-là, Bénédict Masson n'avait d'yeux, derrière ses rideaux, -que pour la boutique de l'horloger, et nous pouvons dire tout de suite -que ce n'était point la vue du vieux Norbert qui l'empêchait de -travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l'atelier. - -Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict -Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses. - -La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me -la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie; la -voilà telle que Dieu l'a faite pour mon cœur d'homme avide de beauté -et de mystère. Non, non, en vérité, il n'y a rien de plus beau au -monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au -monde. Qu'y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond -et de plus insondable? Les flots en furie m'intéressent, mais une mer -calme m'épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m'effrayent et -m'attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c'est l'abîme. - -Mais les imbéciles ne comprennent pas cela... Qui comprendrait -Christine? Pas son vieil abruti d'horloger de père, assurément, -toujours penché sur ses roues carrées et qui n'a peut-être pas _vu_ -sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de -Jacques, le phénomène de l'École de médecine, oui: un sujet -exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à -la Faculté, oh! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre -volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de -l'amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la _voit_ pas! Il y en a -des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu'elle est belle, mais -je suis le seul à la _voir_, moi, Bénédict Masson! - -Cette fille-là n'a rien à faire avec les poulettes d'aujourd'hui: la -taille et l'air d'une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que -moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure -aux reflets de vieux cuivre; quand elle suspend à la patère le chapeau -dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure -et tout le mouvement du bras de l'amazone du Capitole, ce qui n'est pas -peu dire à mon goût, car je n'ai jamais vu, dans tous mes voyages, -d'aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes, -la pensée ne peut s'y attacher sans être en flamme, pour peu qu'on -l'ait vue marcher, se déplacer: c'est à baiser la trace de ses pas. - -Quant au visage, il est d'un ovale parfait, mais le nez a heureusement -une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette -régularité; le dessin de la bouche est d'une pureté angélique, la -lèvre n'est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette -belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de -modelage pour vivre, ne devrait avoir d'autre modèle qu'elle-même. - -Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'il -y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert -sombre pailletés d'or... il y a, au fond de ces yeux-là, il y a--je -vais vous le dire--l'étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera -jamais: de vivre--elle qui était faite pour l'Olympe--au fond de cette -misérable boutique de l'Ile-Saint-Louis, entre cet horloger et ce -carabin! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle -se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah! -misère! comment ne se suicide-t-elle pas?... C'est qu'elle est en même -temps la Beauté et la Vertu! Magnifique comme une statue païenne, sage -comme une image de missel! Ah! il n'y a rien à dire! C'est la madone de -l'Ile-Saint-Louis!... Eh bien! écoutez! voilà ce qui m'est arrivé, ce -soir... - -Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n'habitent pas sur la rue. Il -n'y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé -de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l'avais jamais vu. À -l'exception d'une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne -ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j'ai trouvé le moyen -d'apercevoir le pavillon... Oui, cette nuit même, après que les -lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une -échelle dans le grenier de la maison que j'habite et, par une lucarne, -j'ai vu! - -Le pavillon a deux étages... le deuxième étage est transformé en une -sorte d'atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois -extérieur. L'horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche -dans l'atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine -resta plus d'une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de -l'atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un -amoureux! Soudain, elle quitta le balcon et, d'un pas furtif, descendit -quelques marches de l'escalier. Puis elle s'arrêta et prêta l'oreille -du côté de l'appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle -remonta, toujours avec de grandes précautions; elle pénétra dans -l'atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, -sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l'armoire. Et je vis -sortir de cette armoire un homme, qu'elle embrassa. Et puis je ne vis -plus rien, car elle s'était empressée de fermer la porte-fenêtre et -de tirer les rideaux. - - - - -II - -OÙ BÉNÉDICT MASSON N'EST PAS AU BOUT -DE SES ÉTONNEMENTS - - -La nuit que je passai, il est facile de l'imaginer! Moi qui avais tout -vu dans le regard de Christine, je n'avais pas prévu cela: un monsieur -caché dans une armoire! Décidément je ne serai jamais qu'un poète, -c'est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde: «--Tu étais -tout pour moi, mon amour; pour toi mon âme languissait--tout pour moi: -une île verte dans la mer,--une fontaine et un autel tout enguirlandé -de fruits et de fleurs féeriques!--Mais je n'avais pas prévu cela: le -monsieur dans l'armoire!--Désormais la coupe d'or est brisée! que le -glas sonne! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir!... Une -de plus!... Ah! les filles de Satan!...» - -Eh bien! je vais vous dire: cette nuit d'insomnie ne fut pas remplie -seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais -aussi par une espèce d'allégresse diabolique, et vous allez comprendre -tout de suite ce sentiment complexe. J'adorais Christine non seulement -comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je -l'aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes... et là -était mon supplice, car cette femme, je savais qu'elle ne serait jamais -à moi, qu'elle ne m'aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être -jamais en approcher; mais l'atrocité de cette absolue certitude était -encore doublée par l'idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le -carabin d'en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie, -se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les -justes noces! - -Or, le monsieur de l'armoire, que j'aurais tué comme un chien, -l'occasion s'en présentant, tout de même, je lui en voulais moins -qu'à l'autre, car il me vengeait et comment!... - -Et voici qu'il est temps que je vous dise pourquoi je n'avais aucun -espoir du côté de Christine; cela tient en trois mots: - -... _Je suis laid!_ - -Le cousin non plus n'est pas beau: il est quelconque, ce qui, à mes -yeux, est pire... son Jacques--je l'ai bien observé quand il passe sous -mes fenêtres--a la taille plutôt épaisse; c'est un petit homme court, -dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes -saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d'une courte -barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des -tout petits enfants; quand il se découvre, il montre un crâne déjà -dénudé par l'étude. Voilà le héros! Ça n'est pas grand'chose; mais -enfin, ça n'est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça -peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre!... je suis -d'une laideur terrible. Pourquoi terrible? _Parce que toutes les femmes -me fuient!_ - -Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela? Jamais mes -bras ne se sont refermés sur une femme! Elles n'ont pas pu! L'idée que -je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante! C'est -comme je vous le dis... je n'exagère rien!... Ah! misère! misère! -comme dit l'autre: «Une vie de feu bout dans mes veines!... Chaque -femme serait pour moi le don d'un monde!... j'entends à la fois mille -rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les -éléphants de l'Hindoustan et prendre pour cure-dents la flèche de la -cathédrale de Strasbourg! La vie est le bien suprême!» Et moi je ne -puis pas vivre!... - -Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau? Pourquoi cette -asymétrie entre les deux côtés de mon visage? (mon visage!), cette -proéminence effrayante des sourcils, cette avancée subite de la -mâchoire inférieure? Pourquoi ce chaos? _L'Homme qui rit_ était bien -heureux. Au moins, il riait! il riait pour les autres!... Mais moi, -qu'est-ce que je suis pour les autres? Ni celui qui rit, ni celui qui -pleure! Ma face est un mystère épouvantable! - -Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m'entraînera peut-être -plus loin que je ne le désirerais?... - -Ma foi! dans l'état d'esprit où je suis, qu'ai-je à craindre? -qu'ai-je à redouter? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure -peut m'arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit!... Je -n'avais plus qu'une raison de vivre: voir Christine!... Depuis que je -l'ai vue embrasser un monsieur qu'elle cache dans une armoire, comme -disent les matelots: «À Dieu vat!»... - -Eh bien! il n'y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid -que cela! Il y a encore deux ans, je m'imaginais que ma figure n'était -point, nécessairement, pour tout le monde un objet d'horreur! Je savais -bien, hélas! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j'avais encore -des illusions... Réfugié dans ma tour d'ivoire, devant ma glace, je me -prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil, -de trois quarts, je me faisais des mines, j'essayais différentes -façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il -n'eût pas été déshonorant de se rapprocher... J'en étais arrivé à -me dire, par exemple, que je n'étais pas beaucoup plus laid que -Verlaine... qui a été aimé, qui a su ce que c'est que l'amour, tout -l'amour, si on l'en croit... - -«Ah! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos -bouches!... qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir!» etc... - -Ah! la bouche de Verlaine! Paix à ses cendres, c'est _mon_ plus grand -poète!... - -Tout de même, je me disais: S'il a été aimé, ça n'est certes pas -pour sa beauté! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire -uniquement par le rêve, par le rêve d'un poète, par ce que contient -de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une -nature ironique et marâtre. Le tout est d'avoir l'occasion de se faire -comprendre! Cette occasion, voilà comme je la fis naître... - -À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j'avais eu un -joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix. -Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des -élèves femmes. Je n'eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain, -une jeune fille se présentait: Mlle Henriette Havard, charmante, -paraissant fort intelligente, disant qu'elle avait perdu mes parents, -qu'elle était à charge à une vieille tante et qu'elle voulait gagner -sa vie. Elle me proposait d'être en même temps mon élève et mon -employée. L'affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris -une petite villa, à l'orée d'un bois, à quelques pas d'un étang, -dans un endroit assez désert; mais j'aime la solitude; j'imaginai sans -peine que je l'aimerais davantage avec cette jolie fille. C'est là, du -reste, que je travaillais tous les étés. J'y donnai rendez-vous à -Henriette pour le lendemain. - -Ce soir-là, je m'étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la -campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain, -je ne la revis plus!... Je l'attendis trois jours. Elle m'avait donné -l'adresse de sa tante. J'allai chez cette tante et lui demandai des -nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d'indifférence, du -reste, qu'elle ne l'avait pas revue. Je n'insistai pas. Je ne voulais -pas avoir l'air plus inquiet qu'elle-même. - -Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, Mme -Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie... Elle resta -chez moi un jour... Cette fois, ce fut un monsieur dans les cinquante -ans, qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des questions -sur Mme Claire. Je lui répondis que je n'avais plus eu de ses nouvelles -depuis son départ de chez moi. Il s'en alla, fort triste. - -Eh bien, j'ai encore eu quatre élèves femmes... L'une est restée cinq -jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est -restée trois semaines. Avec celle-ci, j'ai pu croire que le miracle -allait s'accomplir; eh bien, au dernier moment, elle s'est éclipsée, -comme les autres! - -Pour cette dernière, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une -enquête... je n'ai pu savoir, nul n'a pu savoir ce qu'elle était -devenue! Cette fois, je ne cacherai pas qu'une angoisse sourde, -démesurée, commença de m'étreindre... _Je n'osai pas faire remonter -mon enquête plus haut_, redoutant d'apprendre que les trois autres -aussi avaient disparu! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, -c'était suffisant!... - -Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais -qu'elles me fuient jusqu'au bout du monde, qu'elles me fuient jusqu'à -disparaître, qu'elles me fuient jusqu'au suicide, cela dépasse tout! -tout! Qu'imaginer? qu'imaginer en dehors de ces hypothèses?... -Mettez-vous à ma place! C'est épouvantable!... Encore si, pour une -raison ou pour une autre, _pour six autres raisons_, elles s'étaient -toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais _on ne les a -retrouvées ni mortes, ni vivantes!_ - -Mon Dieu! je parle comme si j'étais sûr du sort des trois autres!... -Eh bien oui! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les -lie toutes les six... le même mystère de mort!... Et personne ne se -doute de cela, que moi!... Heureusement!... Tout cela est tellement -formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser!... -J'avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c'était de -m'absorber dans la vision et dans l'amour de Christine!... Et -maintenant!... - -Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l'horloger... C'est -aujourd'hui dimanche, _elle_ va sortir tout à l'heure pour aller à la -messe, entre son père et le carabin!... La voilà! la voilà avec son -grand air d'archiduchesse, et son front de madone et son calme regard! -Le carabin lui porte son livre de messe!... Ah! moi aussi j'irais bien -à confesse, pour elle!... Mais aujourd'hui je ne les suivrai pas!... Je -reste derrière mes rideaux... Assurément je vais voir sortir l'homme -de cette nuit! Je veux savoir qui est son amant! Après on verra ce -qu'on en fera! - -Voilà une demi-heure que j'attends qu'il sorte... et toujours rien! -Aujourd'hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois. -Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne -s'ouvre pas!... Qu'attend-il?... La rue est déserte, tout à fait -déserte... Et il ne peut sortir que par cette porte... Cette partie de -l'immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu'elle -n'offre pas d'autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils -vivent enfermés là dedans comme dans une prison, et le jardin -intérieur, si tant est que l'on puisse donner ce nom à un -quadrilatère planté de trois arbres, m'a produit l'effet d'un préau, -entre ses deux hauts murs qui l'étreignent et le défendent du regard. -Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l'horloger et sa -famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, -dont l'entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient -toujours--événement unique dont tous les anciens hôtels de -l'Ile-Saint-Louis ne sauraient offrir d'autre exemple--au dernier -représentant d'une famille illustre, comme on sait, à bien des titres, -au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez -récemment, à la suite d'un voyage qu'il fit aux Indes anglaises, à la -fille cadette du gouverneur de Delhi, miss Bessie Clavendish. - -J'ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis -et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto, -qu'éclairait une lampe électrique intérieure: la marquise est une -toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée -d'intérêt, à cause d'une certaine beauté diaphane propre à quelques -Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette -époque de sports. - -À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de -ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien -vivante; dans sa face rose où circule un sang généreux, brille un -regard bleu d'acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un -homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est -l'arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis -XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait -point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s'en -sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la -propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où -elle s'était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire. -C'est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la -vertueuse Christine reçoit son amant. - -Celui-ci, dont je continue de surveiller l'apparition sur le seuil qu'il -doit forcément franchir pour sortir de sa prison d'amour me fait bien -attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l'heure se passe sans que -j'aie vu s'entr'ouvrir la porte de l'horloger. Et l'horloger lui-même -revient de la messe avec la fière Christine et l'intrépide fiancé. - -Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire -en attendant la nuit prochaine et les revanches qu'il s'en promet! - -Cette idée, dois-je l'avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes -esprits, d'autant que je pense à une chose, c'est que si je n'ai point -vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l'ai point vu entrer -non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de -temps dure cette étrange idylle au fond d'une armoire! - -Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général -et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur -est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le -soulagement de mon âme et de la conscience universelle! Je ne sortirai -pas d'aujourd'hui!... - -_Cinq heures._--Ce qui vient de m'arriver est bien la dernière des -choses à laquelle je m'attendais! Elle est venue! Elle est venue ici! -Mais n'anticipons pas, car tout vaut la peine d'être raconté et je -sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements! - -D'ordinaire, l'après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et -Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite -promenade; aujourd'hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls; la -fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques -bonnes paroles qu'elle soulignait de son sourire de souveraine, puis -elle a refermé la porte de la boutique et moi je n'ai fait qu'un bond -jusqu'à mon observatoire, là-haut, sous les toits. - -Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et -gravir l'escalier extérieur qui conduit à l'atelier, au dernier étage -du pavillon du fond; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte -sur le balcon et j'apercevais l'armoire; elle l'ouvrit sans hésitation -et l'homme en sortit. - -Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l'oreille; sans -doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute -fâcheuse présence et qu'elle leur appartenait pour quelques heures, -car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il -s'appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde -méditation. - -Cette fois, je le voyais bien et en détail. Matin! elle sait les -choisir, ses amants, la belle Christine! En voilà un tout à fait à sa -taille et tel que je n'imagine point qu'une fille d'Ève puisse en -désirer de plus beau au monde! Ah! quand j'ai vu cette royale figure, -ce magnifique morceau d'humanité, je jure que j'ai maudit le Créateur -qui m'a fait ce qu'il m'a fait et qui a réservé pour celui-ci cette -face de victoire! - -Cet homme est dans toute la force de l'âge; une harmonie parfaite -dirige ses mouvements; rien ne semble l'émouvoir; à côté de lui -Christine qui m'en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me -paraît une petite folle; il est vrai que je ne la reconnais plus et -qu'elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle -l'appelle avec des gestes enfantins: Gabriel! - -Ma foi! il est beau comme l'ange Gabriel ce jeune homme de trente ans! -Ah! comme ils sont beaux tous les deux! quel couple! - -Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car -c'est bien encore là une chose pas ordinaire du tout! Il est enveloppé -des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au -temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d'alors, de -petites bottes à revers. Si bien qu'en le voyant sortir de cette -armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l'Ile-Saint-Louis, -on eût pu croire assister à quelqu'une des aventures du chevalier de -Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l'évasion -de la royale prisonnière; il n'est point jusqu'à l'accoutrement de -Christine qui se prête à l'illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette -qu'elle a croisé sur son sein demi-nu. - -Quelle comédie se jouent-ils là? Comment cela a-t-il commencé? -Comment cela finira-t-il? Où sommes-nous? Je n'y comprends plus rien! - -Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son -appel. Gabriel descend l'escalier devant Christine... - -Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s'est assis sous -le platane, devant une petite table garnie d'une nappe où se trouvent -encore des fruits et des flacons. Je le vois mal, je la vois mieux, -elle; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s'assied près de -lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l'arbre me -gêne. Ils ne bougent plus; ils restent ainsi tendrement l'un près de -l'autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été -des plus cruelles de ma vie. - -Ah! une tête de femme sur mon épaule! Et la tête de Christine! - -Si je pouvais lui manger le cœur, à l'autre! - -Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main; ils ont gravi -l'escalier et elle lui tenait toujours la main, et c'est elle qui l'a -entraîné dans l'atelier et qui en a refermé la porte. - -Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi! Et j'ai -pleuré! oui! j'ai pleuré! Ces idiots de poètes disent qu'on pleure -des larmes de sang. Je le saurais bien! - -Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C'était elle. Elle! -Elle! Elle qui ne m'avait jamais adressé la parole! Elle qui avait -toujours passé à côté de moi comme si je n'existais pas! - -J'ouvris en m'accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit -chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être -hideux! - -Elle eut cette pitié suprême de ne s'apercevoir de rien! Elle me dit -avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m'enchante, m'écrase ou -m'horripile: «Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste; je -viens vous confier ce que j'ai de plus précieux dans ma bibliothèque, -ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait! -Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos -maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque -ouvrage.» - -Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui -me restait, elle leva sa belle main pâle: «Non, pas aujourd'hui... -Excusez-moi, je suis un peu pressée!» Et elle s'en fut avec son regard -céleste et son front d'ange. - -Je n'avais pas prononcé une parole. J'étais comme anéanti. Tout -équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de -l'équilibre! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans -une histoire pareille. - -_Deux heures du matin._--Effroyable!... Cette comédie ne pouvait -décemment durer. Je viens d'assister au plus rapide et au plus sombre -des drames. Il était un peu plus de minuit; j'étais là-haut, -souffrant tous les supplices, tandis qu'une lumière, au dernier étage -du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout -à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j'ai vu -paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l'escalier comme un -chat, et puis d'un coup d'épaule, défonça la porte et il y eut la -clameur de Christine: «Papa!» - -Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, -quelque chose comme un chenet de bronze qui s'abattit, tandis que -Christine suppliait: «_Ne le tue pas! Ne le tue pas!_» Il y eut une -forme bondissante--l'homme--qui vint crouler jusque sur le balcon en -étendant les bras, tandis que l'arme terrible continuait à le -fracasser. - -Et il ne bougea plus! Christine, délirante, s'était jetée sur sa -poitrine. - -Et puis, il y eut un silence extraordinaire. - -Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou. - -À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se -mêler à la scène. Alors, Christine se releva et dit: «Papa l'a -tué!» - -Le vieux prononça distinctement: «_Il ne m'obéissait plus! et -c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!_» - -Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans -l'atelier où ils s'enfermèrent tous et où ils sont encore au moment -où j'écris ces lignes. - - - - -III - -N'AURAIT-ELLE QU'UN MÉTRONOME -SOUS SON CORSAGE? - - -Gabriel est mort! Gabriel est mort! Le vieux en a fait de la charpie! -Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste -s'expliquera après, si c'est absolument nécessaire, mais pour moi, il -n'y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n'est plus entre moi et -Christine! En serai-je beaucoup plus avancé? Peu importe! Mon cœur est -rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu! - -Elle ne posera plus sa tête sur l'épaule de ce jeune homme, beau comme -un demi-dieu, et je ne les verrai plus s'embrasser. Que vont-ils faire -du cadavre? J'ai attendu toute la nuit, mais la porte de l'atelier ne -s'est pas rouverte. - -Alors, n'en pouvant plus de fatigue et d'émotion, je suis redescendu -chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une -allégresse immense. Au réveil, j'avais l'âme encore en fête: Gabriel -est mort! - -Oh! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée! - -Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine! Comment -osé-je écrire de tels mots de feu! Me réjouir d'un lâche assassinat! -Ah bah! moi aussi j'opte pour le principe de Schelling: «Les esprits -supérieurs sont au-dessus des lois!» Suis-je un esprit supérieur? -Peut-être oui? Peut-être non? Mais à coup sûr, _je suis un maudit -supérieur!_ - -Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres -créatures... depuis que je suis au monde, Dieu m'a tenté! Attention! -assez divagué!... assez se vautrer dans le sacrilège... Redescendons -sur la terre... Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte -de la boutique. - -D'ordinaire, à cette heure,--huit heures,--le vieux est déjà -derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois -n'a qu'à pousser la porte. Mais, aujourd'hui, les volets sont encore en -place. La mère Langlois--que je connais bien puisqu'elle me sert, comme -femme de ménage, moi aussi--est toute désemparée. Elle frappe. Elle -frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C'est -le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort toute de suite dans la -rue, presque en courant! Il doit être en retard pour son cours. Je le -regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît -aussi insignifiant que tous les jours. - -La porte de la boutique est restée entr'ouverte; je n'aperçois plus le -vieux! Ah! entrer là dedans! Moi qui sais! moi qui pourrais voir!... -car on s'arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle! -mais, moi!... Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon -stock de peaux et je traverse la rue et j'entre dans la maison du -crime... Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se -trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère -Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main, -elle m'interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin. - -Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet -événement extraordinaire: un audacieux a osé franchir les cinq -mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez -lui! - ---Que voulez-vous, monsieur? finit-il par marmotter en fixant sur moi -des yeux gris d'une hostilité aiguë. - ---Monsieur, je suis le relieur. - ---Mais je croyais que ma fille s'était entendue avec vous? - -Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d'après lesquelles je -crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu'elle m'avait -faite une importance _qui lui avait servi de prétexte à ne pas -accompagner l'horloger et son neveu dans la promenade du dimanche._ - -À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous: - ---Laisse monter monsieur, papa!... - -Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du -vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l'escalier -qui conduisait à l'atelier sur le balcon duquel Christine restait -penchée. - -Elle était aussi calme que je l'avais vue la veille chez moi et rien -dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du -terrible drame de la nuit. - -Quelles étaient mes pensées alors? Aurais-je pu le dire? J'allais me -trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais -qu'elle, Christine, son père et son fiancé--et leur victime--et cela -quelques heures après l'assassinat! et c'était Christine elle-même -qui, du geste le plus naturel, m'en poussait la porte. - -Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au -plancher de l'atelier, à la table, au bahut, comme si je devais -fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C'était enfantin! -Du moment qu'elle me recevait là, c'est que le _nécessaire_ avait -été fait! Le nécessaire? Le plancher ne paraissait même pas -balayé... Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour -pénétrait à flots n'eût pu retenir le regard le plus averti--le -mien--_qui avait vu assassiner Gabriel!_ - -Bien mieux: je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois, -que le vieux et sa fille et le fiancé s'enfermaient là des heures et -des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de -mystère qui--je l'ai déjà fait entendre--commençait à troubler -quelques pauvres cervelles dans le quartier; or, on pouvait, en -vérité, se demander après un coup d'œil sur ce banal atelier si la -mère Langlois n'avait pas rêvé! - -Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études, -des modelages d'après l'antique accrochés au mur, deux sellettes, -supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une -bibliothèque vitrée dans laquelle il n'y avait même pas de livres -mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans -auparavant Mlle Christine Norbert avait exposé aux Indépendants un -Antinoüs d'étagère, d'une singulière beauté, mais qui avait fait -surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait -et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l'artiste avait, un -beau matin, sans explications, retiré son envoi. - -Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une -petite chambre qui était certainement la chambre de Christine. - -Mes yeux, qui ne pouvaient s'arrêter sur rien, retournèrent au bahut. - -Mais Christine me rappela tranquillement l'objet de ma visite en me -priant de m'asseoir dans le fauteuil où, l'avant-dernière nuit, -j'avais vu s'asseoir Gabriel. - -Si elle était calme, je ne l'étais pas! Ma cervelle était en feu, mes -mains tremblaient. - -Elle s'assit en face de moi; je n'osais pas la regarder. On lui avait -assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s'intéressait au -grain et à la couleur de mes peaux! - -Elle me dit qu'elle me fournirait quelques dessins d'après lesquels -j'aurais à établir une mosaïque. - ---C'est donc une reliure de grand luxe? demandai-je. - ---Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont -pas à moi et qu'ils ne sont pas pour moi. C'est un secret que je -trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas! Ils appartiennent -à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j'ai vu -dernièrement et qui cherche un relieur d'art qui veuille bien se -consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, -du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes -son voisin! Je lui ai parlé de vous et il s'est servi de moi pour vous -mettre à l'épreuve. Vous m'excuserez! - -Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette -histoire de livres m'intéressait peu, mais l'idée qu'elle avait pensé -à moi! que j'existais pour elle! qu'elle avait fait un geste pour me -rendre service! J'étais comme enivré. Tout à l'heure, j'avais abordé -cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome -battait sous son corsage, et maintenant j'aurais baisé le bas de sa -robe comme à la déesse de la Pitié. - -Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon -abomination, de sourire à ma hideur! car elle me sourit! Ô ange!... - -Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a -assassiné son amant! - -Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard -stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me -livre rien de son secret, et puis s'arrête encore sur le bahut! Le -bahut d'où il est sorti et où ils l'ont peut-être rejeté en -attendant qu'ils lui fassent une autre tombe!... car il est peut-être -encore là, le mort magnifique!... - -Je suis sûr qu'il y est!... - -Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble -fatal. «Où allez-vous, monsieur?»... Cette fois il me semble que sa -voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m'arrête a été -un peu hâtif. - -C'est à mon tour d'avoir pitié. Je me ressaisis... je dis n'importe -quoi: - ---C'est un vieux bahut normand!... - ---Ce n'est pas un bahut, monsieur, c'est une vieille armoire de la -Renaissance provençale, tout ce qu'il y a de plus authentique... le -seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa -grand'mère!... Il y a eu là dedans de bien beau linge et solide comme -on n'en fait plus à présent! - -Je m'incline pour prendre congé... Elle me tend la main. Je sens que si -je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me -sauve!... Après tout, il est mort! il est mort! Et c'est le -principal!... Le vieux Norbert était dans son droit! le droit romain, -le seul! droit de vie et de mort sous son toit!... Il est vrai que s'il -a tué le monsieur à la cape, il n'a pas touché à un cheveu de sa -fille... Il a bien fait! Une créature pareille, c'est sacré, quoi -qu'elle fasse! Brave _pater familias!_ Je lui serre la main dans sa -boutique avant de courir m'enfermer dans la mienne. Tout cela est -horrible!... - - - - -IV - -LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER -EN COLÈRE - - ---Oui, môssieu Bénédique, oui, c'est comme je vous le dis, il se -passe là des choses qu'est pas naturelles; quand je vous ai aperçu ce -matin traversant leur salle à manger, j'ai voulu me jeter sur vous pour -que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur! J'ai cru un jour -qu'ils allaient me dévorer parce que je m'étais rendue dans le jardin -sans leur permission! Pire que des sauvages, je vous dis! Pire que des -sauvages! - -»Ils ne veulent personne, personne autour d'eux! J'suis même étonnée -qu'ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la -demoiselle peut pas faire; elle ne peut pas laver la vaisselle, par -exemple! ça la répugne, c'te poupée aux mains de grande madame qui -n'a pas le sou! car ça n'a pas le sou! et c'est fier comme si ça -n'avait pas tout vendu, pièce par pièce! J'ai vu filer l'argenterie, -moi! des morceaux qui ne dataient pas d'hier, pour sûr! des souvenirs -de famille, et des tableaux, et des meubles! Depuis trois ans, ça se -vide là dedans, et comment, et pourquoi? - -»On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel! Qu'est-ce que -c'est que ça, «le mouvement perpétuel»? Je l'ai trouvé, moi, le -mouvement perpétuel! C'est-y point que je ne remue pas tout le temps? -Jamais une minute de repos pour le pauvre monde. - -»Mais s'il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne -devraient pas avoir de la raison pour lui? Ma parole! le médecin -paraît aussi «maboule» dans son petit laboratoire du fond du jardin -que le vieux et la demoiselle dans leur atelier! je le disais encore -tout à l'heure à c'te bonne mam'zelle Barescat; quand il sort de là -dedans au matin que j'arrive et qu'il court à son amphithéâtre, c'est -lui qui a une figure de macchabée! À quoi donc qu'il a passé la nuit? - -»Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l'air de se -promener dans le paradis! Elle passe auprès de vous comme si on -n'était pas plus qu'une puce! - -»Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges. - -»Voyez-vous, môssieu Bénédique, c'te maison-là me fait peur! J'ai -eu bien souvent envie de ne plus y retourner... Sans Mlle Barescat, -qu'est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais -tiré ma révérence!...» - -C'est dans l'arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de -tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu; c'est là -que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère -Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable _pour -les autres!_... - -Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en -caressant son chat... Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait -à se séparer de son chat: la mort seule peut les désunir, mais -l'absence ne les séparera jamais: ils reçoivent toutes les confidences -de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, -trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus -tranquilles au déménagement ou au suicide. - -Tout de même, j'essaie de me rassurer; les propos chez la mercière ne -dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une -déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de -Mme Langlois. - ---L'imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les -intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en -particulier, une couleur que j'apprécie, car j'ai toujours aimé les -contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très -enfant; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux -Norbert, de son neveu et de sa fille et de l'étrange existence qu'ils -mènent; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c'est -beaucoup à cause de vos histoires, que j'ai pénétré si brusquement -dans le jardin défendu et que j'ai gravi avec tant de hâte l'escalier -qui conduit à l'atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire, -madame Langlois, que je n'ai rien trouvé chez les Norbert qui pût -justifier l'angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens. -L'atelier n'a rien que de très banal, j'en ai vu vingt comme celui-là -dans ma vie. - ---Eh ben alors! m'interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup -d'œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu'ils ne -veulent seulement point que j'aille y fiche un coup de balai? - ---Les artistes ont de ces lubies! fis-je. - ---Je vois que les artistes aiment la poussière!... C'est d'autant plus -incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un -sou neuf... Ah! c'est pas elle qui balaie, bien sûr!... Tenez, il n'y a -qu'un homme que j'aie vu, avant vous, pénétrer dans l'atelier, en -dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C'était, _il y a -de cela deux mois_... j'en ai parlé à Mlle Barescat... oh! un drôle -de type... _il était habillé avec un manteau qui l'enfermait des pieds -à la tête, et il avait des bottes_... - ---Eh bien! vous voyez qu'ils reçoivent des étrangers, dis-je en -essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je -fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de -ménage. - ---Pour étranger, ça se pourrait bien qu'il soit étranger... Il en -avait l'air... On ne s'habille plus comme ça chez nous... Il avait un -chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du -temps de la Révolution... Ma foi! on aurait dit un comédien... un beau -garçon du reste, mais je n'ai pas eu le temps de le voir beaucoup... -C'était un après-midi où j'étais venue par hasard et comme ils ne -m'attendaient pas... Ils l'ont fait filer tout de suite... Il était -assis dans le jardin... Mlle Christine l'a entraîné dare-dare dans -l'atelier... le neveu les a suivis là-haut... Quant au vieux, il -m'avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et -j'aurai toujours dans l'oreille le ton sur lequel il m'a demandé: «Eh -bien! que voulez-vous, mère Langlois?» Et là-dessus, quel coup d'œil! - -»Je lui ai répondu: «Je vous demande bien pardon de vous avoir -dérangé, m'sieur Norbert!... je ne savais pas que vous aviez de la -visite!» - -»Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que -j'avais à lui dire et j'ai fichu le camp!... Vous vous en rappelez, -mademoiselle Barescat?» - -Si Mlle Barescat «s'en rappelait»! Le chat aussi avait l'air de «s'en -rappeler». Ils ronronnaient tous deux en signe d'assentiment, l'une -caressant l'autre. - ---Nous avons même attendu qu'_il_ ressorte! mais il n'est pas -ressorti!... ajouta la mère Langlois... Et cet homme-là, je ne l'ai -jamais revu! - ---Je ne l'ai même jamais vu entrer! exprima la mercière en faisant -glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur -de poussière. - -Alors je dis: - ---Je sais de qui vous voulez parler!... c'est un ami de la famille... -moi, je l'ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l'avoir -vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir!... - -Je mens! je mens!... je me fais leur complice!... je veux la sauver!... -quoi qu'elle ait fait! quoi qu'ils aient fait!... - -Je passe une fin de journée assez trouble... J'essaie de ramener ma -pensée autour du drame dont j'ai été le témoin... de l'éclairer aux -quelques lueurs des propos entendus chez la mercière... - -Ainsi... il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de -l'horloger!... Et je n'en savais rien!... Et il avait toute la famille -autour de lui!... Christine ne le recevait donc pas en cachette?... -Non!... Mais elle le gardait en cachette, dans l'armoire! Dame!... -Évidemment!... dame!... - -Les autres le croyaient parti!... Et il était dans l'armoire! - -Tout cela est bien extraordinaire... car enfin! il n'était pas depuis -deux mois dans ce meuble, quand on l'a assassiné!... - -Comment a-t-il échappé à l'attention _soutenue_, à l'espionnage -continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict -Masson, toujours à l'affût derrière mes rideaux!... - -Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé -de considérer que les deux hommes n'ont pas été absolument surpris -par l'événement... - -Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière -musique à laquelle je m'efforce en vain de donner un sens, attestent -bien ceci, au moins, qu'il n'était pas absolument surpris de trouver sa -fille en compagnie du mystérieux visiteur: «_Il ne m'obéissait plus! -et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!_» - -Quelles paroles bizarres dans un pareil moment! tandis que Christine, -éperdue, suppliait le vieux: «_Ne le tue pas! Ne le tue pas!_» - -Et le vieux l'avait tué tout de même!... Pourquoi?... Pourquoi?... -Est-ce parce qu'il l'avait trouvé avec sa fille?... Est-ce parce qu'il -ne lui obéissait plus! Peut-être à cause des deux choses!... Mais en -quoi l'autre ne lui obéissait-il plus?... Qu'est-ce que le vieux -exigeait de ce malheureux jeune homme que j'ai vu massacrer avec une -furie si soudaine?... - -Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi «il -retournait» car si quelqu'un conserva son sang-froid dans cette affaire, -ce fut bien lui! - -Norbert, après avoir tué, avait l'air d'un fou! Christine poussait des -soupirs à rendre l'âme! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le -cadavre sans émoi apparent et l'avait poussé dans l'atelier sans dire -un mot... - -Et maintenant, qu'ont-ils fait du cadavre?... Ils ne l'ont pas encore -enfoui dans le jardin... ce sera peut-être pour cette nuit!... je -passerai la nuit à ma lucarne... j'ai le pressentiment que, cette nuit, -je verrai quelque chose!... Les deux hommes ont l'air trop préoccupé! -Je devine bien ce qui les gêne... «La rouge goutte de sang pèse plus -que la mer en colère!...» Lady Macbeth en a fait l'expérience avant -mes voisins de l'Ile-Saint-Louis...» - -_Cette nuit-là_... oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, -nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un -peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre. - -C'est par cette nuit-là que la «Vierge» s'est encore levée, m'est -encore apparue avec son harmonieuse douleur. - -C'est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à -l'appeler la «Vierge»? Parce que mes yeux ont vu! ont vu quoi? Est-ce -que je sais ce que mes yeux ont vu? Est-ce qu'ils le savent? Toute -réflexion faite... on peut cacher un monsieur dans une armoire et -rester pure! Il me plaît de penser cela!... Je trouve Boubouroche -sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au -parterre... Il me plaît que l'affreux drame--dont j'ignore tout--n'ait -pas diminué ma Divinité!... - -Écoutez! écoutez bien ceci! moi aussi, j'ai mon drame--dont j'ignore -tout également--un drame qui m'étreint de ses tentacules invisibles, -mais qui, peu à peu, finiront pas sucer toute ma pensée... un drame au -bout duquel, _si le hasard le veut, il y a peut-être l'échafaud!_... -Et cependant, moi aussi, je suis pur! - -Seigneur Dieu, ne jugeons personne!... Ayons peur des formes que -prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec -le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens -«ceci est» ou «ceci n'est pas»... Méfions-nous! méfions-nous! -l'Univers est autour de nous comme une immense embûche... d'autres -avant moi ont prononcé le mot: Farce! - -Je n'irai pas jusqu'à ce mot-là tant que je croirai en Christine. - -La nuit est si lourde et si basse autour de l'île, que celle-ci semble -plus isolée que jamais de la ville. - -Elle est comme sous une cloche qui m'étouffe. - -C'est à peine si je puis respirer... - -Tout d'un coup, j'ai entendu la voix qui remplissait l'effrayant -silence. - -C'est la première fois que j'entends sa voix à cette distance, et, -peut-être, après tout, me suis-je imaginé l'avoir entendue?... Non! -c'est bien elle qui a prononcé ces mots... je n'aurais pas pu les -inventer... je veux dire que je n'avais aucune raison pour les -inventer... C'étaient des mots très simples. Elle disait: «Au revoir, -Gabriel!» - -Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait -solennellement l'air si lourd, la nuit soufrée... Et devant elle, passa -le cortège... C'étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient, -roulé dans une couverture, le cadavre! - -L'armoire était ouverte derrière eux... Ainsi, j'avais bien deviné... -Le cadavre était encore là quand j'étais monté dans l'atelier! - -Eh bien! cette Christine est surhumaine!... Non! Non!... Tu n'es pas une -poupée sans cœur, ô céleste créature!... - -Maintenant que j'ai entendu ta voix d'or dans cette affreuse nuit de -silence, ta voix qui disait «au revoir» aux restes ensanglantés de -l'un des plus beaux des fils des hommes, j'ai compris ton impassibilité -de statue... Au revoir! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de -cet inconnu où il y a promesse d'union des âmes, mais où peut être -aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard! ô -païenne Christine!... - -Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de -laquelle j'ai hâte de déposer mon abominable défroque. - -Je voudrais être ce cadavre que tu pleures... et qu'ils descendent dans -le jardin... - -Toi, tu n'as pas voulu en voir davantage et tu t'es redressée dans la -nuit jaune et tu as disparu tandis qu'ils s'enfonçaient dans le puits -d'ombre... - -Mais rien ne remue plus au fond de l'ombre... s'ils creusaient une -fosse, je verrais leurs gestes noirs... - -Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose -d'obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant -sur le jardin et ne s'ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux -fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou -trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur -qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique -entr'aperçue par les interstices des cloisons mal jointes... et puis -tout retombait à la nuit... - -C'est là que le neveu travaille quand il n'est pas renfermé là-haut -dans l'atelier avec Christine et le vieux Norbert... Sans doute doit-il -se livrer à des expériences de radiographie... De nos jours, il n'y a -plus de médecin ni de chirurgien sans électricité... Je sais aussi -(bavardages de Mme Langlois) qu'à ce rez-de-chaussée, à droite, il y -a un immense fourneau avec toutes sortes d'instruments, de cornues, de -ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps -jadis, au cinéma). - -Et, cette nuit, à travers les persiennes, c'est de là que vient la -lueur... et non pas un étincellement électrique... mais une lueur de -flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui -s'éteint tout d'un coup... pour reprendre soudain et s'éteindre -encore... Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le -jet de quelque liquide inflammable... - -Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse... -bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la -direction à suivre et finalement s'étale sur l'île, rabat ses scories -jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d'un voile de deuil -sinistre en même temps que d'une atmosphère inquiétante... où -persiste une horrifiante odeur!... - -Ah! les imprudents! - - - - -V - -TU VIENS T'ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES -MINAUDIÈRES - - -_Mercredi._--Bon! Christine n'est pas morte de désespoir! Elle est dans -mon atelier et bien vivante, je vous l'assure! _C'est vraiment gentil à -elle d'être venue me rassurer!_... car c'est bien pour moi, cette fois, -qu'elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa -présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je -savais! - -Elle est venue, mais où veut-elle en venir? où veut-elle en venir? - -Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante: une nouvelle -robe de printemps, qu'elle s'est confectionnée elle-même assurément, -mais avec ses doigts d'artiste _et qui ne prévoyaient pas le deuil!_... - -Ce qu'une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu -de broderie au point de croix!... - -Certes! ce n'est point à mon intention que cette robe a été faite, -mais je ne saurais douter que c'est pour moi qu'on l'a mise! - -Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien -redoutable!... Quel est donc son dessein pour que Christine soit -coquette avec le monstre? - -Question à laquelle j'essaie de me raccrocher éperdument pour ne point -perdre pied à ce nouveau tournant de l'inexplicable aventure! Et puis -j'abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du -gouffre, heureux affreusement de m'y enfoncer pour elle, sous son regard -qui me sourit, qui a besoin de moi--car elle ne serait pas là avec -toute sa coquetterie si elle n'avait pas besoin de moi--besoin de moi, -_dans son crime!_... - -Qu'elle fasse de moi ce qu'elle voudra!... Je suis prêt à prendre -toutes les responsabilités!... - -Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable -enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine. - -Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette -méprisante archiduchesse, il faut qu'il se soit produit quelque chose -de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s'asseoir, en -face de moi, devant mon comptoir!... - -Ce crime, je le bénis!... et cette horrible odeur qui me faisait -râler, cette nuit, sous mon toit... la maudite odeur de l'holocauste -qui devait me poursuivre toute la vie... je ne la sens déjà plus... -car son parfum à elle est venu!... - -Ah! l'odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de -petits points de croix! - -La vie est plus forte que la mort! - -Va, mon enfant, parle!... - -Attends un peu, d'abord je vais envoyer en course l'apprenti qui rôde -en reniflant comme un phoque au fond de l'atelier... et puis je vais -fermer la porte pour que la rue n'entre pas chez nous!... car la rue est -chez moi!... Voilà une histoire qui fournira les veillées de -l'île!... Le museau pointu de Mlle Barescat s'est avancé entre les -hublots inquiétants de ses lunettes et sous l'arc de triomphe de son -bonnet tuyauté; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher -de soleil, là-bas, à l'horizon borné par la boutique de la -charcutière... Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous -d'agiles mitaines... - ---Monsieur, je viens à vous comme à un ami!... - -J'essaie de sourire: - ---Un ami? Mais vous ne me connaissez pas! - ---Si, monsieur, je vous connais!... D'abord vous êtes mon voisin depuis -des années et, comme je suis curieuse, j'ai voulu savoir qui était mon -voisin... - ---Un pauvre relieur, mademoiselle... - ---Un grand poète, monsieur! - -Je n'ai pas bronché. Mon silence ne l'a pas embarrassée le moins du -monde. Elle a appuyé son coude d'ivoire (car les manches de cette -blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient -devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa -main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant--_en me -regardant_--elle prononça: - -«Dédié à celle qui passe.--Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les -sourcils quand tu passes près de moi; que ton regard reste glacé dans -son lac immobile; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient -le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me -fais pas pleurer!... Je suis orphelin, je suis enfant!... Rien ne -pourrait me retenir!... Ne m'attire pas dans ton feu!... Ton amour m'a -rendu pareil aux nuages déchirés par l'orage.» - ---Assez! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l'attaque de -nerfs... Assez! ce sont de très mauvais vers! Vous oubliez que si la -reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a -obtenu le prix, eux n'ont eu aucun succès... ce qui est justice, car, -après tout, ils n'étaient signés d'aucun nom connu!... - ---Ils n'étaient pas signés du tout! laissa-t-elle tomber sans -s'émouvoir autrement de l'état où elle me voyait, mais j'ai bien -pensé qu'ils étaient de vous!... - -Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l'ivresse de tout à -l'heure succédait une rage qui m'étouffait... Sans aucun doute cette -fille se moquait de moi! et avec quelle tranquille audace! Enfin je pus -m'exprimer et je lui jetai: - ---Vous êtes cruelle!... Du reste, j'ai toujours pensé que vous étiez -trop belle pour n'être point la cruauté même et peut-être sans que -vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse!... - ---Continuez donc; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher -ici des compliments! - ---_Qu'êtes-vous venue chercher?_... - -Ces mots terribles, j'aurais voulu les rattraper. Mais j'étais comme -forcené. Et ainsi qu'il arrive aux plus timides quand ils donnent un -essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre -sa réponse, je l'accablai de reproches stupides comme si elle m'avait -donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de -moi... - -Eh bien! oui, j'avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il -n'appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler -ma solitude et ma détresse!... - ---Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n'avez rien -trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice -ma vanité d'auteur! Si vous soupçonniez le mépris que j'ai pour moi -et pour les autres, _pour tous les autres_, vous seriez abstenue -d'apprendre par cœur un méchant sonnet que j'avais depuis longtemps -oublié! - -Elle ne broncha pas, mais quand j'eus fini, elle se remit tranquillement -à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare,--où? dans -quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables -opuscules?--elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante, -blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre... aussi bien que -moi!... mieux que moi... car sa façon de dire attestait qu'elle -ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur -ne m'était pas encore apparue... - -Décidément l'intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela -naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à -comprendre et qu'elle est à peu près la seule à m'avoir compris. En -tout cas, je suis anéanti devant cette révélation! Depuis un temps -que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans -me regarder jamais, vivait avec mes pensées!... - -Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela? Pourquoi? -Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?... - -Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus -tarder: - ---Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure: «Qu'êtes-vous venue -chercher?» Monsieur, je suis venue vous demander un grand service!... -Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise -atroce... (Ah! ah! pensais-je encore, nous y voilà! Elle sait que je -sais! que j'ai vu! Elle éprouve le besoin de s'expliquer, elle plie -sous la nécessité d'entrer en pourparlers avec le voisin d'en face! -Quel mensonge vais-je entendre?...) - -»Oui, atroce! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me -quittèrent, et la salle se remplit d'une ombre opaque)... Nous sommes -ruinés... Nous avons mangé depuis longtemps l'héritage de ma mère... -et ce que nous gagnons est insignifiant!... Monsieur, je vois sur ce -rayon, derrière vous, les _Études philosophiques_ de Balzac. Avez-vous -lu la _Recherche de l'absolu?_ Oui, naturellement, vous l'avez lu. Je ne -sais si vous êtes de mon avis, mais j'estime que ce roman est, avec -_Louis Lambert_, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi -la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de -cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l'idée -de génie? Rien ne résiste à la folie sublime de l'inventeur, et les -enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme... -Vous m'avez comprise, monsieur! Seulement, en ce qui concerne l'horloger -Norbert de l'Ile-Saint-Louis, il y a une petite différence... Les -enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non -plus du reste (et elle n'en apparaît que plus touchante dans son -dévouement), tandis que les enfants de Norbert--je veux parler de son -pupille et de moi, monsieur--ont la foi la plus absolue dans l'idée et -n'auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur -père sur la paille dans le cas où il eût hésité!... - ---Mâtin! fis-je... tout cela pour le mouvement perpétuel! - ---Pour cela, ou pour autre chose, monsieur! - ---Oh! ne me croyez pas indiscret! Je savais qu'en vous parlant au -mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent -dans les arrière-boutiques du quartier. - -Christine releva la tête et sourit; tout fut de nouveau illuminé _a -giorno._ - ---Reparlons sérieusement, je vous prie... Sur la paille, nous le sommes -donc!... et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons... Je -vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne -l'imaginiez... je vais vous prouver maintenant que je vous considère -comme un ami... (sa figure devint extraordinairement grave)... oui, je -vais vous parler comme à un ami, _comme à un frère!_ (c'est cela! je -m'y attendais!... comme à un frère!... c'est toujours comme à un -frère que ces dames me parlent)... - -»... Nous sommes à l'entière disposition de notre propriétaire... le -marquis de Coulteray... Nous lui devons plusieurs termes... il peut, si -bon lui semble, nous mettre à la porte demain! S'il ne le fait pas, -c'est à cause de moi!... _le marquis de Coulteray me fait la cour!_... -(Comment! encore un! Et elle est venue pour me dire cela!... Il me -semble que la madone de l'Ile-Saint-Louis est bien occupée entre son -fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et _son frère_: le -relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis! Ô Christine! énigme de plus en -plus indéchiffrable!)... une cour très convenable... du moins jusqu'à -présent... Ma présence chez lui lui plaît... il prétend même -qu'elle lui est nécessaire... Je passe quelques heures tous les jours -dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer... des -étains... de la ferronnerie pour de vieux lutrins... des ciselures pour -antiphonaires. Sa bibliothèque est unique... vous verrez! - ---Ah! je verrai cela!... fis-je pour dire quelque chose et d'un air tout -à fait désemparé. - ---Mon Dieu, oui! du moins, je l'espère, sans quoi il n'y aurait aucune -raison pour que je vienne vous faire de telles confidences... - ---Bien!... bien!... je vous écoute... continuez!... - ---À l'extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de -quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en -atelier et qui vous servira à vous aussi si... mon Dieu! si vous le -voulez bien! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de -l'autre jour!... Monsieur Bénédict Masson, j'ai confiance en vous!... -je vous dis tout! (Oh! ce que les femmes peuvent mentir!) Venez à mon -secours!... Si je romps avec le marquis... non seulement je perds la -petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu'il n'hésitera -pas à nous mettre à la porte!... _Or, nous ne pouvons quitter notre -domicile de l'Ile-Saint-Louis sans une véritable catastrophe!_ - -Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà! Il est toujours -dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d'un assassinat! Un -cadavre laisse souvent des traces, même quand on l'a fait passer par un -poêle! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop -d'exemples!... Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu'elle m'entretenait -de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m'attendais pas, je ne -songeais qu'au drame, moi, que j'avais vu, et dont elle avait l'air de -ne plus se souvenir!... Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer -_dans le vif du débat_, si tant est que l'on puisse s'exprimer ainsi en -parlant d'un mort... Eh bien! je me suis encore trompé! Gabriel, ni de -près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine, -en effet, continue, attristée... - ---Oui, une véritable catastrophe... _pour nos travaux!_ Nous ne pouvons -les transporter ailleurs... cela nous est impossible, matériellement et -financièrement... Ce serait la fin de tout!... _Ce serait la fin de -trois vies, et peut-être davantage!_ - -Alors, c'est bien vu, bien entendu? De Gabriel, pas question! Elle -s'imagine que je ne sais rien... Tout de même, elle sait, elle, et cela -ne semble aucunement la préoccuper! Après tout, qu'est-ce que je -m'imagine? Elle ne pense peut-être qu'à cela, avec sa figure vermeille -et cette parure de clarté!... Alors, un monstre?... Pourquoi pas?... -Avec elle je navigue du ciel à l'enfer avec une rapidité d'onde -hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre... - ---Si je vous comprends bien, vous me demandez d'accepter tout de suite -d'être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis -de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec -lui!... - ---C'est cela, monsieur!... vous voyez la confiance... - ---Parfaitement! la confiance!... la confiance!... Compris!... Mais le -marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi!... - ---Non! car j'ai posé mes conditions!... Il vaut mieux que vous sachiez -tout... Je voulais partir... enfin je faisais celle qui voulait -partir... ne plus revenir chez lui!... Il m'avait dit des choses qui -m'avaient déplu... Il est très grand seigneur... extrêmement poli et -parfois incroyablement audacieux... Il a pu croire que je ne reviendrais -plus!... Il m'a suppliée... Je lui ai dit que je ne resterais que si, -désormais, il y avait un tiers entré nous... Il a accepté... La chose -s'est passée tout récemment... ce matin même... et je suis venue vous -voir... j'ai pensé à vous tout de suite... - ---Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère... je sais!... Mais la -marquise, demandai-je tout à coup, qu'est-ce qu'elle fait dans tout -cela? - ---_Dans tout cela_, répondit Christine en fronçant ses beaux sourcils, -_dans tout cela, la marquise m'a suppliée de rester, elle aussi!_ -(C'est toujours ainsi, pensai-je.) - - - - -VI - -LA MARQUISE DE COULTERAY - - -Christine me conduira où elle voudra. J'accepte tout ce qu'elle me -propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi -elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès -d'elle, lui!... je suis laid!... - -Je le crois bien qu'ils ont pensé à moi tout de suite, quand la -nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne -suis-je pas «le tiers» idéal? Ni l'un ni l'autre n'auront rien à -craindre de mes entreprises pensent-ils,--mais, entre nous, le monstre -n'aime pas qu'on le taquine. - -Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire -autrement. - -Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la -petite rue qui n'est à l'ordinaire qu'un courant d'air et qui, ce -matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l'île -des scories de la nuit! Ah! poussière des nuits! odeur funèbre! Autant -en emporte le vent! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes -de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur -le vieux pavé du roi--«sous tes souliers de satin--sous tes charmants -pieds de soie--moi je mets ma grande joie--mon génie et mon destin!» - -Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se -dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé... L'hôtel -Coulteray est assurément, avec l'hôtel Lauzun, l'un des plus beaux de -l'île, sinon le plus beau, en tout cas l'un des mieux conservés dans -sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos -architectes modernes... Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme -l'énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière -lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d'une casquette -galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière -nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs -siècles. - -Puis ce fut la cour d'honneur que Christine me fit traverser rapidement -sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas -chanceler... - -Elle ne me donna point le temps d'admirer la courbe harmonieuse du -perron... nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous -fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce -de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux -énormes de jade, s'enturbannait d'une soie immaculée... - ---Sing-Sing! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du -marquis... un très gentil garçon et très serviable, mais un peu -encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s'allongeant sur -une corniche, se balançant au-dessus d'une porte «histoire de vous -faire peur pour rire»... Chassez-le en claquant dans les mains, comme -pour un petit animal qu'il est... Sauve-toi, Sing-Sing! - -Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche -rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des -couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces. - -Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux -incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de -housses laissant passer leurs pieds écaillés... Ah! glorieux passé! -glorieux et intact passé! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le -cadre d'une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet -hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d'un geste -auguste, la porte de la bibliothèque? - ---Celui-ci, dit Christine, c'est Sangor, le premier valet de chambre du -marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la -divinité. Il a toujours l'air de sortir d'une conférence avec -Bouddha... et il vous apporte un verre d'eau sucrée comme s'il vous -faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention -à lui... On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très -intelligent. On ne sait jamais s'il vous comprend, mais il vous devine! -Avec cela, fort comme une cariatide! - ---Mais il n'y a donc que des domestiques indiens, ici? - ---Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C'est le seul. -La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont -indiens... Vous savez qu'il s'est marié là-bas en Hindoustan... - ---Oui, je sais... Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette -bibliothèque, vous n'aviez rien exagéré. - ---Je n'exagère jamais rien!... - -Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux -moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme -les premiers enlacements d'une corbeille destinée au boudoir d'une -coquette... il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans -leurs reliures centenaires... Sur les tables, sur les lutrins, je -soupçonnai, du premier coup d'œil, des merveilles... - ---Vous verrez! vous verrez! me dit Christine... il y a là des livres -sans prix! des autographes rarissimes comme n'en possède pas l'Arsenal: -tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d'heures de Blanche -de Castille qu'elle légua à son petit saint de fils... Lisez: «C'est -le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient -des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle; puis la bible de Charles -V, portant de la main même du roi: «Ce livre à moy, roy de -France»... et ce missel dont chaque feuille est encadrée d'une -incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce -grand artiste dont on ignore le nom... Ah! cher relieur d'art, mon -voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations... Voici -encore, dans ce coffret, la lettre d'amour de Henri IV embrassant «un -mylion de fois» la marquise de Verneuil... Le marquis veut faire un -recueil d'autographes s'il trouve un relieur digne de les réunir. -Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson. - -J'étais transporté. Il n'y avait plus en moi que l'artiste... -l'amoureux lui-même semblait avoir fui... quand, tout à coup, dans -cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que -le drame (que j'avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure -de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s'acheminait vers -nous... quel drame?... celui d'à côté que j'avais vu, en partie, se -dérouler sous mes yeux?... celui d'ici que je ne connaissais pas -encore?... Peut-être bien les deux à la fois. - -Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée -dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c'est -l'impression que l'un de ces drames pourrait peut-être un jour -s'expliquer par l'autre, en tout cas qu'ils n'étaient pas étrangers -l'un à l'autre... et que ce mur, bâti jadis pour séparer l'antique -demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait -si facilement le tour. - -Qu'y avait-il de vrai dans tout ce qu'elle m'avait raconté le matin -même? J'allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle -qui s'avançait vers nous... c'était la marquise; je l'avais reconnue, -bien qu'elle m'apparût encore plus exsangue que lorsque je l'avais vue -pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans -cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et -triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un -grand silence... quel souffle de l'au-delà soulevait cette fragile -image? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par -sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance -italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux -transparences si délicates qu'on eût craint de les profaner par -l'examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette -langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de -l'effleurer ou peut-être même par pitié... d'autant que cette forme -fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d'un regard -plein d'inquiétude et de douleur. - -Je pus constater tout de suite que j'étais attendu, car Christine ne -m'eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec -effusion d'être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût -craint d'être surprise... D'une voix qui rappelait le pépiement -craintif d'un petit oiseau tombé du nid, elle me dit: - ---Mlle Norbert nous a parlé de vous... Vous êtes le bienvenu... Le -marquis a besoin d'un homme comme vous pour ses collections, auxquelles -il attache un si grand prix... Figurez-vous que Mlle Norbert voulait -nous quitter!... C'est si triste ici!... Elle prendra patience dans la -compagnie d'un artiste comme vous!... Moi aussi, j'aime les livres... je -viendrai vous voir de temps en temps. Je m'ennuie... si vous saviez -comme je m'ennuie! Il faut me pardonner... J'ai été élevée aux -Indes, n'est-ce pas? Il ne faut pas me quitter! Il ne faut pas me -quitter!... - -Là-dessus, elle s'en alla ou plutôt se sauva... disparut au bout de la -pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces -mots: «Il ne faut pas me quitter!»... - -Christine ne m'avait donc pas menti. Et c'était peut-être moins pour -le marquis que pour la marquise qu'elle restait, et par charité... si -elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m'en -eût certes point averti!... elle murmura: - ---Pauvre femme! - -Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais -le jardin qui s'étendait derrière l'hôtel et qui me parut un peu -négligé, ce qui n'était point pour me déplaire. L'été tout proche -paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre -éclosion des fleurs... Je me tournai vers Christine: - ---La santé de la marquise me paraît bien précaire. - -Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre: - ---Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d'expirer... et -puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces... elle -paraît normale alors!... - ---Comment, normale?... Que voulez-vous dire? - ---Rien... _seulement je crois que la marquise a beaucoup -d'imagination_... Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade -qu'elle ne l'est... cela suffit pour qu'elle le devienne tout à fait... - -Et, sans transition, Christine continua: - ---Ah! monsieur Masson... je voulais vous dire une chose... Vous voyez -cette petite porte là-bas, au fond du jardin... elle donne sur la rue -que nous avons suivie pour venir jusqu'ici... Elle est à quelque -cinquante mètres de chez vous... Il vous serait donc beaucoup plus -commode de venir directement ici par cette porte et d'entrer par la -porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour -par la grande entrée, et d'avoir à attendre la bonne volonté du -«suisse», comme on dit encore ici!... Je demanderai donc au marquis -qu'il vous en donne la clef! - ---Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu? - -D'abord, vous n'êtes pas un inconnu... et puis le marquis ne refusera -pas cette clef, du moment que c'est moi qui la demande pour vous! -Seulement, quand vous l'aurez, vous me la donnerez... à moi! - ---À vous? - ---Oui, à moi! Oh! n'ouvrez pas ces yeux étonnés... et qui attestent -les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j'ai besoin -de cette clef, ce n'est point pour venir ici en cachette, je vous prie -de le croire... c'est pour m'enfuir, si c'est nécessaire! - -J'en pouvais à peine croire mes oreilles! - ---Ce marquis est donc bien redoutable? fis-je... - ---Vous le verrez! - -Encore un silence... Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore -n'est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l'exprimer, la -jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais -de ma volonté en face de celle de Christine... Cependant, je ne puis -dissimuler mon inquiétude; depuis quelques minutes, la marquise et -Christine m'ont promené dans une atmosphère tellement incertaine... La -fille de l'horloger comprend mon hésitation: - ---Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui -n'a rien de tout à fait exceptionnel!... - ---Le marquis, on ne le verra pas? - ---Peut-être pas aujourd'hui!... J'avais espéré... mais il est encore -un peu honteux après la scène de ce matin... - ---Ah! c'est ce matin... - ---Oui, il a voulu m'embrasser!... C'est tout ce qu'il y a eu de grave -entre nous... C'est pardonnable!... - ---Comment donc! - -Et je lui pardonne!... Mais je prends mes précautions pour l'avenir, -voilà tout! - ---Oui, la clef... la clef... _et moi!_ - -Elle a compris mon égarement, et alors il s'est passé cette chose -stupéfiante: elle m'a pris la main et l'a gardée dans la sienne, comme -si cette main lui appartenait, d'un geste qui prenait possession -définitivement de ma personne, et m'a dit: - ---Soyez mon ami!... _Il y a longtemps que je le désire!_ - -Longtemps!... Et cependant, quand elle était passée près de moi -pendant des mois, des années, elle n'avait pas «remué les -sourcils» et son regard était resté «glacé dans son lac -immobile»... Ah! pitié, pitié, Christine!... «Ne me fais pas -pleurer!» comme disent mes pauvres vers... Je suis orphelin... Je suis -enfant! Ne m'attire pas dans ton feu! _Rien ne pourrait me retenir!_ Et -peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as -pardonné au marquis. - -J'étais sans voix et je n'osais bouger de peur d'une catastrophe, d'une -bévue de ma part, d'une maladresse, d'une caresse qui, si humblement se -fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu'une forme de -la brutalité... (j'étais payé, je vous le jure, pour savoir -là-dessus à quoi m'en tenir)... ma main dut cependant la brûler, car -elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge; cependant à son -geste trop prompt, elle trouva une excuse: - ---La marquise! - -Moi, je n'avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet -revenues... Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure -inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel. - ---Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson? - -Oui, oui! je leur reste!... je leur reste! Elles peuvent bien être -tranquilles! - - - - -VII - -LE MARQUIS - - -_1er juin._--J'ai vu le marquis; c'est un bon vivant. Mais auparavant, -j'avais vu _ses portraits._ C'est une anecdote assez bizarre qu'il faut -que je rapporte ici, car elle a été pour moi l'occasion de la -première lueur projetée sur la singulière intellectualité de la -marquise. - -Christine n'était pas là et j'étais assez embarrassé de ma personne; -c'était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive, -car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la -cariatide Sangor; je n'osais encore toucher à rien, et pour calmer mon -impatience, j'essayai de fixer mon attention sur quatre portraits -représentant le père, le grand-père, l'arrière-grand-père et le -trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu'à -Louis XV... Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du -premier étage... Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment. - -Ces quatre images me présentaient l'histoire du costume masculin en -France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette -particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient -habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de -père en fils. - -Il n'était point jusqu'aux manières, jusqu'au ton, si j'ose dire, qui -ne se répétassent; bref, sous les dentelles et les basques de l'habit -Louis XV, sous la cravate à la Garat, l'habit et les guêtres à -l'anglaise de l'an IX, sous la redingote à large collet du temps de -Charles X, sous l'habit à la française du second empire, on retrouvait -le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue, -mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux pleins d'un -feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit, -mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur -tout cela un grand air d'audace un peu insolente qui semblait dire: le -monde m'appartient! - -La vision que j'avais eue du marquis actuel, au fond d'une voiture -rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu'il -continuait d'aussi près que les autres la ressemblance avec le -trisaïeul. Je prononçai tout haut: - ---Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent. - -Or, j'avais à peine fini d'exprimer ma pensée que, derrière moi, une -voix se fit entendre: - ---Il y est! - -Je me retournai. - -La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures... je -m'inclinai. - ---Vous ne le voyez pas? demanda-t-elle. - ---Où donc? fis-je un peu étonné de l'air dont elle me disait cela... -car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient -immenses... - ---Où? mais là!... - -Et du doigt elle me désignait les quatre portraits. - ---Lequel? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait. - ---_N'importe lequel!_... me répliqua-t-elle dans un souffle. - -Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un -fauteuil. - -C'est là-dessus que la porte s'ouvrit et que le marquis fit son -entrée. - -Je ne sais s'il vit sa femme. Je crois qu'il ne l'aperçut pas. Elle -était placée de telle sorte qu'il pouvait très bien ne pas la voir. -En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son -coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle... - -Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu'elle avait voulu -dire avec son «n'importe lequel». C'était vrai qu'il ressemblait à -n'importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur. - ---Ah! monsieur Bénédict Masson, sans doute!... Oui! Eh bien, je suis -on ne peut plus heureux de vous rencontrer! Mlle Norbert m'a souvent -parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous -voulez bien me consacrer un peu de votre temps!... Vous verrez que vous -aurez de quoi l'occuper ici!... - -»Ah! vous étiez en contemplation devant les Coulteray! C'est un -spectacle qui en vaut bien un autre! Croyez-vous qu'ils n'ont pas l'air -de s'ennuyer, les gaillards! De fait, ils ont toujours eu une très -mauvaise réputation... Je ne leur en veux pas pour cela!... Une belle -lignée, n'est-ce pas, monsieur?... Et toujours fidèle à son roy. Vous -connaissez notre devise: «_Plus que de raison!_» - -»Belle devise! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le -mal, à la guerre comme dans les plaisirs! Je parle du temps où il y -avait des plaisirs!... Ces gaillards-là ont connu ce temps-là!... Je -les envie!... Aujourd'hui, nous n'avons plus que quelques distractions, -et encore on ne peut même plus chasser!... Vous imaginez-vous -Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en -abattant un couvreur sur un toit?... Non, n'est-ce pas? Ni moi non plus! -Tout de même, dans ce temps-là, il ne s'est pas trouvé un garde -champêtre pour lui dresser procès-verbal!... - -»Ah! c'était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer -de Sa Majesté!... nous avons fait du beau!... nous avons fait du -beau!... Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de -l'histoire de France, rédigés par les francs-maçons d'aujourd'hui... -parce que les francs-maçons d'autrefois!... nous avons tous été plus -ou moins francs-maçons... je me rappelle--la chose est arrivée à mon -grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis -XVIII--_je me rappelle que ce soir-là on a bien ri_... c'était un soir -d'initiation, mon arrière-grand-père a passé «pour de bon» son -épée à travers le corps de l'initié qui avait tenu, en ville, des -propos fort désagréables pour l'honneur d'une dame qui avait celui -d'être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul: -«Ça, c'était _une épreuve!_» Le pauvre garçon en est mort, comme de -juste; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles. -Il ne s'en est pas plus mal porté, comme vous voyez!... - -Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle -sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il -disait ce «comme vous voyez»... du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou -de lui-même!... - -Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents -éclatantes, aux canines aiguës... Ah! c'était un homme de belle -humeur, et qui devait boire sec et manger saignant... - ---Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous?... Ah! on -continue la lignée! on continue la lignée!... (M'est avis que ce -jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise: -«Plus que de raison!»--_plus æquo_, comme nous disons en latin). En -tout cas, celui-là était sans mystère... et ne vous donnait point -comme la marquise «des idées de fantôme», pour parler comme les -bonnes femmes... - -Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui, -ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait -la seule chose réellement vivante dans ce vieil hôtel endormi. - -Puis, tout retomba au silence, tout s'effaça à nouveau, et la petite -nuée blanche, derrière moi, prononça: - ---Ne trouvez-vous pas qu'il est effrayant? - ---Pas le moins du monde, répondis-je en souriant... je trouve que M. le -marquis est en bonne santé... - ---_Il le peut! il le peut!_ dit-elle dans un souffle... C'est justement -ce que je vous disais: «_Il est effrayant de bonne santé!_» - -Ce qu'elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l'air de -mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril. -Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce: _il le peut, il le -peut!_... - -Elle reprit, en remontant d'un geste frileux sa fourrure sur son épaule -nue: - ---Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de -celui-ci, de celui-là ou d'un autre, dit souvent: _je?_... - ---Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il _je_ comme il dirait nous... -nous, les Coulteray... - ---Non! non!... ce n'est pas cela!... ce n'est pas cela!... il dit: -_je... je me rappelle_... et ainsi il raconte l'anecdote _comme si la -chose lui était arrivée à lui-même_... - -Où voulait-elle en venir?... Elle avait toujours ses yeux immenses, -reflétant une pensée qu'elle était seule à voir... - ---Madame, quand M. le marquis m'a dit: «Je me rappelle», il faut -évidemment comprendre: «Je me rappelle que l'on m'a raconté»... Il -ne saurait en être autrement... M. le marquis ne saurait se rappeler -une chose qui s'est passée lorsqu'il n'était même pas né... - ---C'est la raison même!... prononça-t-elle avec un soupir... c'est la -raison même... - -Elle se leva... - ---Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine -n'était pas là!... Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine -est là, ne la quittez sous aucun prétexte... Au revoir, monsieur -Masson!... Ah! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait!... - -Je me retournai... En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de -jade derrière la porte entr'ouverte... Et je le chassai en claquant des -mains, comme Christine me l'avait recommandé. - -Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d'un geste -extrêmement las... - ---J'ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson... Je vous dis -des choses... des choses... dont vous ne comprendrez l'importance que -plus tard... _Christine ne veut pas comprendre, elle!_... je suis bien -heureuse de vous savoir ici! - -Elle glissa, disparut... pauvre petite chose grelottante, par cette -belle journée de juin tiède... Par une fenêtre entr'ouverte, le -jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans -un tombeau privé de sa momie... Et ce fut encore de la vie qui entra -avec Christine, rayonnante de jeunesse... les joues de pourpre, la -bouche en fleur... - -Elle me donna ses deux mains: - ---Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi?... - -Je ne lui répondis pas, qu'eus-je pu lui dire? Qu'il n'y avait de vie -pour moi que près d'elle?... Mon cœur tumultueux m'étouffait. - -Vit-elle mon trouble?... Oui, sans doute... Elle n'en fit rien paraître -en tout cas... - -Elle défit son chapeau d'un geste adorable, de ce geste qui lui était -particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de -son bras rose... - ---Allons travailler! me dit-elle... En bien, vous avez vu la marquise? - ---Oui! Et le marquis aussi... le marquis ne m'a pas l'air bien -compliqué... mais la marquise!... - ---Ah! oh! _cela a déjà commencé?_... Racontez-moi ce qu'elle vous a -dit... - -Je lui fis une narration complète de l'entrevue... - ---Pauvre femme!... soupira-t-elle, elle me vous a pas paru... un peu... -un peu folle?... - ---En tout cas, elle est bizarre... Comment se fait il qu'elle ait -toujours froid?... - ---Je vous dis que c'est une femme pleine d'imagination... elle s'imagine -qu'elle a froid... et elle a froid!... Savez-vous son idée?... l'idée -qui la transit?... l'idée qui la fait se promener comme une ombre dans -cet hôtel de la Belle au Bois dormant... C'est à ne pas croire... et -je ne l'aurais pas cru si le marquis lui-même ne m'avait ouvert les -yeux sur l'étrange monomanie de sa femme... dont il a été le premier -à souffrir, car il a beaucoup aimé sa femme... Eh bien! mon cher -monsieur Masson, la marquise s'imagine que tous les marquis que vous -voyez sur la muraille et celui d'aujourd'hui Georges-Marie-Vincent... -_c'est le même!_... - ---Ah! je comprends!... je comprends maintenant!... - ---N'est-ce pas? vous comprenez son «n'importe lequel»? qu'elle m'a -déjà servi à moi et que j'ai répété au marquis qui m'a tout -expliqué avec une grande tristesse... - ---En effet, elle est folle! - ---Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur, le -fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome... n'est pas mort!... pas plus que -les autres!... et le Georges-Marie-Vincent d'aujourd'hui, c'est encore -et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Je dis: et toujours! parce -qu'elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir!... _à -moins... à moins_... - ---À moins?... - ---Ah! fit Christine, cette fois, vous m'en demandez trop long. Ce serait -entrer dans un ordre d'idées que je n'ai pas encore le droit d'aborder -avec vous!... Le marquis, que vous voyez si gai, si bon vivant, _ne -tient pas à ce que l'on connaisse toutes ses misères_... Du reste, -quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu'il cherche à les -oublier!... Je vous dis qu'il a beaucoup aimé sa femme... et je suis -certaine qu'il l'aime encore... et même qu'il n'aime qu'elle!... - -»Il essaye parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive... mais je ne -me trompe pas au faux éclat de sa raillerie... «Regardez-moi! me -fait-il, et dites-moi si j'ai l'air d'un Cagliostro... d'un comte de -Saint-Germain... La farce est drôle! Eh bien, cette idée est venue -tout d'un coup à ma femme... et elle ne peut plus s'en détacher!... -Jusqu'alors, elle me regardait avec amour... maintenant, elle ne peut -plus me voir sans épouvante! C'est tellement drôle, Christine, qu'il -faut que je vous embrasse!...» - -»Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement moi, je ne -veux pas que le marquis m'embrasse... parce que, moi, je suis -fiancée... - ---C'est vrai, vous êtes fiancée!... Il y a même longtemps que vous -êtes fiancée, je crois... - ---Oui, assez longtemps. - ---Et pour longtemps encore? osai-je demander. - -Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation. - ---La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes, -où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de -la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d'un -fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines... et la marquise est -une cervelle incertaine. - -»De plus, elle lit beaucoup! Elle se bourre de romans de -«l'au-delà». D'un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n'a -peut-être pas su comprendre qu'il fallait traiter avec la plus extrême -délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la -rupture est complète aujourd'hui... ou est bien près de le devenir. Il -y a des histoires bizarres sur le célèbre compagnon d'orgies du -Parc-aux-Cerfs; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme -tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l'occultisme. -La pauvre petite les a lues... elle a vu ici les quatre portraits qui -sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà! Maintenant vous -connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous -le pouvez, monsieur Bénédict Masson. - ---J'ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine... -Est-ce que... est-ce que la marquise est jalouse? - ---Non, pourquoi? - ---Parce qu'elle m'a dit en s'en allant: «Surtout lorsque Christine sera -ici, ne la quittez sous aucun prétexte.» - ---Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela! La jalousie n'a rien à -faire là dedans, et cela n'a aucune importance... mais, autant que -possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j'y suis. - -Tout de même Christine ne m'a pas dit pourquoi la marquise m'avait dit -cela. - - - - -VIII - -DU L'ON REPARLE DE GABRIEL - - -_4 juin._--Si je m'étendais à celle-là! - -D'abord, il est bon que l'on sache que «mon aventure» a causé dans le -quartier une petite révolution. - -Ce n'est pas sans émoi que l'Ile-Saint-Louis a appris que Mlle Norbert me -rendait de fréquentes visites, et quand on a su que j'accompagnais la -fille de l'horloger chez le marquis de Coulteray et que nous passions -des heures ensemble, en tête à tête dans sa bibliothèque -(indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la -garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue De Regrattier -au pont Sully et du quai d'Anjou au quai de Béthune, entrèrent en -rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe; aussi quand on -m'aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de -Saint-Louis-en-l'Ile, sur les talons de la famille Norbert, on en -conclut que j'étais un garçon perdu! - -Pour tout le monde, l'archiduchesse avec ses grands airs, m'avait -«réduit à zéro!» Elle m'avait pris «sous le charme». Je n'en -mangeais plus, je n'en dormais plus, je n'en parlais plus. - -De fait, j'avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions -insidieuses de Mme Langlois: événement grave. J'imagine que, dans le -même moment, l'arrière-boutique de Mlle Barescat ne chômait pas et -que l'on devait dresser des plans pour me sauver des maléfices de «la -famille du sorcier». - -Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était -toujours si poli avec sa femme de ménage! - -Mme Langlois s'était juré de me prouver qu'elle existait encore... et -voici comment elle y parvint. - -Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant -de l'hôtel de Coulteray où Christine n'avait pas paru, ce qui m'avait -mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée -avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n'ayant pu -calmer mon impatience... je trouvai Mme Langlois qui devait avoir fini -mon ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le -recommençait. - -Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire. -La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta -les poings sur les hanches, enfin, toute l'émotion qui la gonflait -m'annonçaient que j'allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas. - ---Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, _votre_ princesse!... -Vous ne l'avez pas vue ce matin chez _votre_ marquis, n'est-ce pas?... - ---Pardon, madame Langlois, pardon... Je pense que c'est de Mlle Norbert -qu'il s'agit... Sachez donc, une fois pour toutes, que Mlle Norbert fait -ce qu'elle veut... et je vous dirai même que ce qu'elle a fait ou ne -fait pas ne m'intéresse en aucune façon!... Au revoir, madame -Langlois, et rappelez-moi au bon souvenir de Mlle Barescat!... - -La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit -les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin -se dirigea vers la porte... mais avant de me quitter elle se retourna: - ---C'était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu! - -Je ne pus m'empêcher de lui demander: - ---Quel beau jeune homme? - ---Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle... - -Je sentis que tout chavirait autour de moi... Je balbutiai: - ---Celui que... - ---Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez Mlle Barescat... eh -bien! il est revenu!... _Le beau Gabriel est revenu!_... - -Je la fixai d'un œil hagard. - -Étant tout à fait dans l'impossibilité de cacher mon émotion, la -mère Langlois jouissait amplement de l'effet qu'elle produisait. - ---Ah! ah! vous ne me chassez pas, maintenant!... Ah! c'est qu'il lui en -faut à la petite, vous savez!... Avec ses grands airs... avec ses -grands airs! - -J'avais envie d'étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne -point lui sauter à la gorge... - -Par un prodigieux effort sur moi-même, j'arrivai à prononcer d'une -voix à peu près normale, cependant que j'essuyais la sueur qui me -coulait des tempes: - ---Vous m'étonnez, madame Langlois... Je savais que ce jeune homme -était très malade... - ---Oh! il a l'air bien démoli... ça, c'est vrai... mais voilà la bonne -saison... avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli!... - ---Vous l'avez vu rentrer chez les Norbert? - ---Rentrer?... Non, je ne l'ai point vu rentrer... ce particulier-là, je -vous ai déjà dit que personne ne l'a jamais vu entrer ni ressortir... -On ne sait pas par où il passe, bien sûr?... On dirait qu'ils le -cachent chez eux!... Il est peut-être poursuivi par la police!... Je -l'ai toujours dit: c'est sûrement un étranger pour être habillé -comme ça!... Si vous trouvez que tout ça est naturel... Enfin, je vais -vous dire une chose... Voilà trois jours qu'ils m'ont remerciée... - ---Ah! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée? Mais alors comment -savez-vous?... - ---Comment je sais!... comment je sais... Quand la mère Langlois veut -savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous -pouvez en être assuré!... C'est comme je vous le dis! et je le -prouve!... Quand ils m'ont eu fichue à la porte, je m'ai écrié dans -mon intérieur: «Celle-là, vous ne l'emporterez pas en paradis!...» -Faut vous dire que j'avais remarqué que, du haut d'une lucarne de votre -bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux!... -Je me l'avais dit plusieurs fois... Ce matin, j'ai vu partir le carabin -qui s'en allait à son école comme tous les matins... puis ça a été -le tour du vieux Norbert... Je m'attendais à voir sortir à son heure -la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout -le temps fourrée, ça n'est un secret pour personne... pas même pour -vous, soit dit sans vous offenser!... Mais les minutes, les quarts -d'heure passent: pas de Christine!... Je m'ai dit: «Qu'est-ce qu'elle -peut bien faire là dedans toute seule?... À moins qu'elle ne mette en -train une autre femme de ménage?... Faudrait voir!» - -»Bref, je ne fais ni une ni deux... je grimpe tout là-haut par une -petite échelle, j'arrive dans le grenier... Me voilà à la lucarne... -Et qu'est-ce que je vois?... La Christine et le beau jeune homme qui se -baladaient tous les deux!... Ils faisaient tout doucement le tour du -jardin... Elle l'avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ci... -des Gabriel par-là!... - -»Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je -l'avais vu... quand il se tenait si droit, si droit qu'on aurait cru -qu'il avait avalé un manche à balai... Il était un peu raplapla... et -elle lui parlait doucement comme quelqu'un qui encourage un malade... -Ils sont allés s'asseoir derrière l'arbre. Là, il s'est laissé -tomber dans le fauteuil de bois... et elle... eh bien! elle l'a -embrassé! - ---Si c'est un parent... fis-je, la voix blanche... il n'y a rien -d'extraordinaire à cela! - ---Oh! elle ne l'embrasse pas comme un parent, vous savez! et elle a une -façon de le regarder! - ---Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue. -Mlle Norbert est une honnête fille à la conduite de laquelle on n'a -rien à reprocher. - ---Oh! moi, je veux bien! moi, je veux bien!... Tout de même, elle ne -vous a pas raconté que, pendant que vous l'attendiez chez le marquis, -elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que -personne ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam! - ---Elle m'en parlera peut-être cet après-midi! Et ne craignez rien, -madame Langlois, je m'empresserai aussitôt de vous en faire part, car -je vois que l'on ne peut rien vous cacher! - ---Je crois que vous m'en voulez, monsieur Masson!... - ---Moi?... Et de quoi donc, ma brave femme? Mais dites-moi, ils sont -restés longtemps dans le jardin? - ---Non, pas même une demi-heure... Elle s'est levée la première et -elle lui a dit: - -»--Rentrons! Papa ne va pas tarder à revenir! - -»Oh! il est docile... Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu'elle -veut, cette fille-là!... Elle s'est penchée... elle lui a pris le -bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du -pavillon, sur la droite... Vous savez que la porte du laboratoire de M. -Jacques donne sur le côté... dans la petite allée, en face du mur... -Ils sont rentrés par là... J'ai encore attendu... Elle est sortie du -pavillon au bout d'un quart d'heure environ... et elle est allée -s'enfermer tout là-haut dans son atelier!... Quelle drôle d'existence -ils ont, ces gens-là!... - ---Pourquoi?... Ce jeune homme est malade... il a pris pension chez celui -qui le soigne... et s'il est de la famille... - ---Oh! je suis tranquille!... Pour être de la famille, il en est!... - -Là-dessus, pour que je n'aie aucun doute sur l'allusion, Mme Langlois -ajoute: - ---Et quand on pense que ça se dit fiancée!... Bien du plaisir, -monsieur Masson! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter -du «brillant belge»... - -Et elle est partie, triomphante... - -Ainsi Gabriel n'est pas mort!... Eh bien, pour Christine, j'aime mieux -ça!... - -Il faut donc en conclure que, suivant l'expression de la mère Langlois, -ce jeune homme avait été simplement _démoli_... et ce sont les soins -de Christine et de Jacques Cotentin qui l'ont sauvé. - -Dès la nuit même de l'affaire, le prosecteur avait dû rassurer -Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l'accès de -rage qui avait jeté comme un fou l'horloger sur son hôte -mystérieux... - -Ce n'était pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait -descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli -auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de -Christine, et que l'on avait transporté dès qu'on l'avait pu, chez le -prosecteur, où il était encore!... - -Et moi, je m'étais imaginé des choses... J'avais respiré une -odeur!... - -L'esprit va loin sur la mauvaise route... Ce n'est pas la première fois -que je m'en aperçois depuis... Henriette Havard... et les autres... -toutes les autres qui ne sont pas revenues... Je suis porté à voir des -drames partout... alors que, le plus souvent, il n'y a que de la -comédie!... - -Ce que je venais d'apprendre n'éclairait point les ténèbres qui -entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point -sur sa présence dans l'armoire, sur la façon dont il pénètre chez -les Norbert, ni sur l'attitude de toute la famille à son égard... Mais -au moins Christine, que j'avais vue si tranquille au lendemain du drame, -ne m'apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée -sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de la beauté que -j'adorais _quand même_, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le -moment que je n'étais point sous le joug de son regard, sans une -déchirante horreur!... - -Tout cela est très bien! très bien!... Seulement!... seulement Gabriel -vit et elle l'aime!... - -Ah! que mes lèvres brûlaient quand je l'ai revue cet après-midi... -comme j'étais près de lui dire: «Eh bien, Gabriel va-t-il -mieux?» Mais je me suis tu au bord de l'abîme... Oui, j'ai senti -nettement que ce mot-là, «Gabriel», je n'avais pas le droit de le -prononcer!... C'est son secret!... le secret de son cœur! comme on dit -dans les romans... c'est, son roman... Et moi, je suis hors de son -roman... je suis hors de son cœur... Je suis seulement près d'elle... -Si je veux rester près d'elle, tâchons d'oublier Gabriel!... - -Elle est toute joie... Ainsi s'explique le rayonnement de ces derniers -jours... Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin... -Tâchons d'oublier Gabriel!... Hélas! je ne pense qu'à lui! -Heureusement que le drame d'ici me reprend avec une certaine -brutalité... - -Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l'on a -mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes -arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié... Sing-Sing -accourait derrière elle... Elle murmura, comme si le souffle allait lui -manquer: - ---Chassez cette petite bête immonde!... Je chassai Sing-Sing, qui ne -protesta pas... - ---Que vous a-t-il fait, madame? demandai-je... Vous devriez vous -plaindre au marquis. - -Elle eut un pâle sourire. - ---Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n'y a rien -là que je puisse apprendre au marquis... - -Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à -voir. Elle se tourna du côté de Christine: - ---Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi!... Vous qui avez de -l'influence sur le marquis, dites-lui qu'il faut me laisser en paix... -que ma pauvre tête s'égare... et que ce docteur finira par me rendre -tout à fait folle!... - ---Quel docteur? demandai-je. - -À ce moment, la porte de notre cabinet s'ouvrit et la cariatide de -bronze apparut dans l'embrasure... L'hercule indien courbait la tête et -les épaules comme s'il soutenait toute la maison: - ---M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses -appartements, où le docteur l'attend. - -Je regardais la pauvre femme; elle claquait des dents... Rodin, pour sa -porte de l'enfer, n'a pas inventé une figure où l'effroi de ce qui va -arriver creusât des rides plus cruelles... Ravagée par l'épouvante, -elle nous regarda tour à tour éperdument... En vérité, je ne savais -quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était -question... Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui -cherchait un refuge... - -Christine lui dit avec tristesse: - ---Allez, madame, vous savez bien que c'est pour votre santé! - -Elle entr'ouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent -point... Elle tremblait de plus en plus... Elle me regarda de ses yeux -immenses et glacés... - ---Mon Dieu! fis-je... mon Dieu!.;. - -Je ne trouvais pas autre chose à dire. - -Sangor répéta encore sa phrase... les épaules de plus en plus -courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la -bâtisse... et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable -dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne -devoir pas avoir de fin, l'hercule se déplaça, se courba encore, -allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une -seconde, statuette de l'horreur, devant cette statue de la force, et ils -disparurent tous deux, tandis que l'on entendait rire Sing-Sing -derrière les portes refermées. - -Ce que je venais de voir m'avait brisé. Certainement si je n'avais vu -Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et -qu'elle ne disait rien. - ---Mais enfin! m'écriai-je, vous, vous savez ce qu'on va lui faire! -Pourquoi cette épouvante? Quel est ce docteur dont la seule évocation -semble épuiser sa vie? - ---Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte! répondit Christine. -Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable! -Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ombre! Elle est sans forces... sans -couleurs! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les -gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse. - ---Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle? - ---C'est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et -qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue -d'Iéna... oh! il est bien connu... Vous avez dû en entendre parler... -le docteur Saïb Khan... - ---Oui, je crois... N'a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans -le _Royal Magazine?_... - ---Parfaitement, c'est lui!... - ---Et qu'est-ce qu'il lui ordonne? - ---Oh! la chose la plus naturelle du monde... des sérums... des jus de -viande... - ---Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de faire -venir le docteur Saïb Khan, qu'elle a en si profonde horreur? - ---Vous m'avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus -incompréhensible... - ---Pourquoi donc?... Si vous la voyez dans cet état, c'est qu'elle se -refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu'on ne -retrouve que chez les grévistes de la faim!... Or, Saïb Khan est le -seul qui puisse la faire manger! - ---Comment cela? - ---Il l'hypnotise!... Vous connaissez son système... on en a assez -parlé... Agir sur l'esprit pour guérir la matière!... Ça n'est pas -une nouveauté, mais l'Inde possède depuis des siècles une -thérapeutique de l'esprit auprès de laquelle la science de nos -Charcots modernes est un balbutiement d'enfant nouveau-né... -Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme -la marquise... une cliente qui se refuse... il doit agir avec un -brutalité psychique dont je n'ai même pas une idée et qui, à -l'avance, anéantit la pauvre femme... Vous comprenez maintenant -pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse... pourquoi -j'encourageais la malheureuse... pourquoi je lui disais que «c'était -pour son bonheur!...» - ---Et tout cela parce qu'elle s'imagine qu'elle est mariée à... - -Christine me regarda fixement. - ---Mariée à qui?... Dites toute votre pensée, insista-t-elle. - ---Eh bien, mariée à un phénomène _qui est plus fort que la mort_... -Est-ce bien cela? - -Elle hocha la tête d'une façon qui ne me satisfit qu'à moitié. -J'insistai à mon tour. - ---Tout cela ne tient pas debout... Elle pourrait s'imaginer cela et ne -pas se laisser mourir de faim! - ---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Qu'est-ce que vous -voulez que je vous dise? - -Je repris, au bout d'un instant: - ---Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour -quelques semaines... - -Sans me regarder, Christine me répondit: - ---Hélas! _Il est étrange même de voir avec quelle régularité de -pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la -mort à la vie et redescendre ensuite!_ Au bout d'un certain temps, chez -elle, l'idée réapparaît, l'idée qui finira par la tuer si on ne l'en -guérit pas... Le marquis n'a plus d'espoir qu'en Saïb Khan. - ---En dehors de l'idée, pour tout le reste, elle est lucide? - ---Très lucide et même remarquablement intelligente. - ---Alors il est inimaginable que l'on ne puisse lui faire toucher du -doigt l'absurdité de son idée!... je dis bien toucher du doigt... car -enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome -jusqu'à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance -et de décès... des actes authentiques? - ---Pas pour tous! et c'est bien là ce qui fait le malheur du marquis... -Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à -l'étranger... vous savez qu'ils étaient grands coureurs d'aventures... -Certains sont nés à l'étranger et il est exact que certains papiers -ne sont pas d'une authenticité absolue, mais vous savez qu'aux deux -siècles passés, c'était là chose courante, même en France, et que -les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans -les grandes familles, moins par des documents que l'on négligeait -d'établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par -le témoignage des contemporains... La marquise est au courant de cette -particularité... On n'a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni -leur naissance... d'une façon formelle à ses yeux... car j'ai toutes -ses confidences... et le marquis, d'autre part, a mis à ma disposition -tous les documents dont il disposait... Voilà où nous en sommes... -C'est inimaginable... - ---Mais enfin, si elle était saine d'esprit... comment la première -idée d'une chose pareille lui est-elle venue?... - ---La première idée... la première idée... Mon Dieu! mon cher -monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire... je n'en sais -rien, moi!... - -Il y avait de l'hésitation dans sa réponse... Sans doute avais-je -fait, sans le savoir, allusion à _cette autre chose_ dont elle ne -m'avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères -dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au -surplus, il paraissait fort bien se consoler... - -Pendant toute la fin de cette conversation Christine avait eu la tête -penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très -absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance -singulière, dans la plaque toute préparée... Je me penchai au-dessus -d'elle, pour voir. - ---C'est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et -calme... Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des _Dialogues -socratiques_... - -Alors je reconnus certain profil apollonien, l'œil fendu en amande, le -dessin de la bouche, l'ovale parfait du type qui avait peut-être été -celui d'Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les -ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait «comme deux gouttes -d'eau» à Gabriel... - - - - -IX - -DORGA - - -_8 juin._--Christine avait encore raison. J'ai revu la marquise. Elle -est méconnaissable. - -Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c'est bien -une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la -vie... - -Elle sort... ou _on la sort_ en voiture découverte, une voiture -attelée... Elle adore, paraît-il, les chevaux... Elle revient du Bois -les joues fleuries... Son regard cependant est toujours triste, inquiet, -mais le sang circule à nouveau dans ses veines... L'esprit est toujours -malade... mais le corps va mieux... - -Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise... Sangor conduit. Il a à -côté de lui Sing-Sing... Elle ne reçoit jamais de visite...Christine -me dit que c'est elle qui ne veut recevoir personne... Elle refuse -d'aller dans le monde... Et le monde n'insiste pas... Le bruit a -commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n'avait pas une -cervelle très, très solide... Ses silences, ses bizarreries... son air -de plus en plus lointain ont détaché d'elle, peu à peu, toute la -société du marquis. - -Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné -quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui -ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint -Georges-Marie-Vincent. - -Néanmoins, ses amis se félicitent qu'il ait «pris le dessus» sur ses -malheurs domestiques. - -Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très -renseignée. - ---Le sang des Coulteray est plus fort que tout! me dit-elle. Ils en ont -vu bien d'autres!... Un petit bourgeois serait écrasé par cette -infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans -sa collection... ça n'a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du -moins je l'espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l'amie -de la marquise: ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le -secret de ma situation ici. - -Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets -d'argent à la main. Ses yeux brillaient. - ---Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de -trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela -excellent! Je vous crois, on dirait du cocktail!... Et savez-vous ce que -c'est? Un mélange de sang de cheval, d'hémoglobine, de je ne sais -quoi!... Goûtez-moi cela, je vous dis!... aucune fadeur... au -contraire... une saveur capiteuse... et chaud à l'estomac comme un -vieil armagnac!... Ça réveillerait un mort!... Et ça vous donne un -appétit! - -Nous bûmes. C'était, en effet, tout ce que disait le marquis: - ---Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze -jours!... - -Il se tourna vers moi: - ---Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur?... -Christine vous a raconté?... Vous êtes un ami... La pauvre enfant! si -nous pouvions la sauver!... Bah! que le corps se porte bien et la tête -ira mieux!... - -Il s'est frappé le front et s'en est allé avec son flacon et ses -gobelets, enchanté, rayonnant!... - ---C'est chaque fois la même chose! me dit Christine... chaque fois il -s'imagine que sa femme est sauvée!... En attendant, il va aller ce soir -rejoindre sa Dorga! - ---Sa Dorga? - ---Oui, la danseuse hindoue!... - ---Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l'Inde, cet -homme-là!... - ---Il l'a ramenée de là-bas en même temps que sa femme... - ---Vous m'aviez dit qu'il adorait la marquise! - ---Êtes-vous naïf!... Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix -maîtresses... Celle-ci lui fait honneur... elle fait courir tout -Paris... - -_9 juin._--J'ai vu Dorga... Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois -par an, j'ai eu la curiosité d'assister aux danses de la belle -Hindoue... Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le -jargon des communiqués de théâtre, une salle «resplendissante». - -Je m'attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur -la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds -bracelets aux chevilles; je m'attendais encore à quelques -déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin «le genre» si -ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J'ai -vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une -toilette de gala à la dernière mode. - -Mâtin! le marquis aime les contrastes! La marquise et Dorga, c'est le -jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon -sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude, -brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l'Orient; mais plus -que les bijoux qui l'étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle -sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga. - -L'Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse -Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l'on écoute dans un -silence oppressé. - -Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante -acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui «en -voulaient encore»... Mais la belle danseuse avait disparu, assez -méprisante, et ne revint plus... - -Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré -des tempéraments, et j'aperçus le marquis, écarlate, qui sortait -d'une loge avec Saïb Khan... - -Il daigna me reconnaître: - ---Vous avez vu? me jeta-t-il... hein, vous avez vu?... Quelle -merveille!... - -Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras: - ---Allons la féliciter!... - -Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée, -mais qui ne s'ouvrit que pour nous... Cette fois, elle était demi-nue -au milieu des fleurs. - -Le marquis me présenta: - ---M. Bénédict Masson, un grand poète! - -Je ne protestai pas... J'eusse été incapable de dire un mot. Je la -regardais à la dérobée, honteusement et l'air mauvais... un air que -je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à -elle, elle m'avait jeté un coup d'œil dans la glace et ne s'était -même pas retournée... Quelques vagues paroles de politesse. Elle -devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa -derrière un paravent, et je m'enfuis, la tête chaude, les oreilles -sonnantes... - -Je me sentais une haine farouche pour le marquis... et pour tous les -hommes riches, qui n'ont qu'à se baisser et à se ruiner pour ramasser -de pareilles femmes!... - -Et moi! moi! qu'est-ce que j'aurai jamais?... L'image de Christine en -moi... charmante et subtile effigie!... - - -Ah! Seigneur Dieu! j'ai envie de me tatouer la peau comme un -colonial... comme un «joyeux»... Un cœur avec une flèche, et, -autour: «J'aime Christine!»... Quand je me regarderai dans la -glace de mon armoire, je croirai peut-être que c'est arrivé!... - - - - -X - -L'AUTRE CHOSE... - - -_10 juin._--Le spectacle que me donnait Dorga m'avait empêché de -prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan, -qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C'est à peine si je me -rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque -barbu. Mais le marquis est descendu aujourd'hui dans la bibliothèque -avec Saïb Khan, et j'ai pu observer celui-ci tout à mon aise. - -Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux -dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords -du Gange. Son visage sévère est entouré d'une barbe de jais, très -soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui -rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est -admirablement habillé, chaussé: élégance simple, impeccable. Je -comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu'il inspire. Il -paraît si sûr de lui qu'il est à peu près impossible que l'on reste -sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de -cette bouche carnassière... - -Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre?... -Eh! mais _dans les portraits!_... surtout, surtout dans celui de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre... et ce sourire, -toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore -de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de -Georges-Marie-Vincent!... - -Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le -moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus -précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la -bibliothèque, et qu'il faudra classer, réunir, suivant un plan que je -suis libre d'établir à mon gré et suivant mes goûts... - -Le marquis est loin d'être une brute. J'ai trouvé en lui non un -collectionneur «averti», car cette collection ne lui doit rien, ou à -peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement -littéraire depuis deux siècles: ceci, je ne puis le nier, je ne puis -le nier... un homme qui, dans ses voyages, s'est toujours intéressé -aux bibliothèques... Nous avons eu une longue discussion sur celle de -Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d'encre -de Paul-Louis Courier... Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui -traite bien à la légère _un pareil crime!_... Je ne savais pas le -marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c'est de la -littérature... la réalité, c'est Dorga!... - -Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb -Khan, dont le sourire s'élargit sur l'éclatante menace de sa mâchoire -de bête fauve... - -Ils s'en allèrent et ils durent quitter aussitôt l'hôtel, car -j'entendis le bruit d'une auto qui s'éloignait dans la cour -d'honneur... - -Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s'ouvrit -et la marquise parut: - ---Où a-t-il appris tout cela? me souffla-t-elle... Où a-t-il appris -cela?... Pourriez-vous me le dire? Georges-Marie-Vincent a eu une -instruction très négligée... d'après même ce qu'il raconte. Il n'a -jamais su me dire le nom de son précepteur... Alors?... - -Elle avait écouté derrière la porte... C'est donc en vain que, -physiquement, elle se portait mieux! _L'idée_ était toujours là... -cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une -tristesse infinie... Elle ne se méprit point à mon air: - ---Je vous fais de la peine, n'est-ce pas? Christine a dû exciter votre -pitié!... - -Et plus bas: - ---Elle n'est pas ici, Christine? - ---Non! elle vient de partir!... - ---Oh! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer... Elle vous a -dit, bien entendu, «l'idée»... Ils me croient tous folle ici... Il y -a des moments où je voudrais être morte!... oui, morte!... mais j'ai -peur même de la mort!... Oui, il y a des moments où j'ai peur de la -mort plus que de tout!... et je vous dirai pourquoi, un jour... à moins -que vous ne le deviniez d'ici-là!... j'ai peur de la mort; j'ai peur de -la vie, j'ai peur de Saïb Khan!... Celui-là est tout-puissant... Il -peut tout ce qu'il est possible de pouvoir... s'il avait pu m'arracher -l'idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis -longtemps... je l'ai connu aux Indes... aucune idée ne lui résiste!... -Pourquoi n'a-t-il pas réussi avec moi?... parce que, chez moi, l'idée -n'est pas seulement une idée, c'est le reflet de la réalité... Vous -comprenez bien... ce n'est pas une imagination sur laquelle un homme -comme Saïb Khan puisse agir... c'est la vérité vivante et -naturelle... contre laquelle il n'y a rien à faire... Saïb Khan -commanderait à une montagne de disparaître que l'Himalaya n'en serait -point remué sur sa base, n'est-ce pas?... Eh bien! il n'est pas plus en -son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible... -jusqu'à ce jour... le bloc des Coulteray!... M'avez-vous compris?... -M'avez-vous compris?... - -Elle posa sur ma main sa main brûlante: «_Je vous dis que c'est le -même!_» - -Ses yeux immenses cherchaient les miens... je n'osais la regarder pour -qu'elle ne vît pas toute la pitié qu'elle m'inspirait. - ---Madame! madame! comment pouvez-vous! comment une femme comme vous, de -votre intelligence!... Madame, prenez garde! Il n'y a rien de plus -redoutable au monde que le merveilleux. C'est un domaine où se sont -perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec -lesquelles il ne faut pas jouer! - ---Jésus-Marie! s'écria-t-elle, ai-je l'air de jouer? Je parle -sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n'a reçu aucune -instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui -d'aujourd'hui... Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l'un des -plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte -de savant. - ---Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il -brillait chez d'Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande -Encyclopédie. - ---Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait -été élevé par les soins de son oncle, l'évêque de Fréjus. Eh -bien! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez -eue tout à l'heure avec Georges-Marie-Vincent n'aurait pas été -possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n'avait pas reçu cette -éducation-là! - -Je sursautai. - ---Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis -Courier n'avait pas encore taché d'encre le manuscrit de Longus au -temps de Louis XV! - -Elle pinça les lèvres. - ---Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte! -laissa-t-elle tomber. J'ai voulu dire que, sans cette éducation-là, -sans les souvenirs classiques qu'elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne -s'intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence. - ---Excusez-moi, madame!... Il y a une chose en tout cas que je puis vous -dire et qui m'a, en effet, toujours étonné... c'est la solidité de -cette instruction classique chez le marquis. - ---N'est-ce pas?... - -De nouveau ses yeux brillèrent... de nouveau elle me prit la main... - ---Ah! si vous vouliez être mon ami... mon ami!... - -Je prononçai quelques paroles de dévouement... Son agitation subite -m'inquiétait... Je regrettais d'être seul avec elle... J'aurais voulu -voir apparaître Sangor et même Sing-Sing... - ---Oui!... je le sens!... vous me comprendrez, vous, vous!... Il le faut -ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie -et la mort!... Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre!... -Christine me prend pour une folle... Saïb Khan pour une malade... et il -me ressuscite... malgré moi!... Ah! pourquoi me ressuscite-t-il?... -_Pourquoi me ressusciter pour l'autre?_... À moins qu'il ne soit son -complice!... ce que je finirai bien par croire... car enfin... J'ai -horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles -douleurs!... Et cependant il m'est _défendu de mourir!_ Ah! mon ami, -mon ami!... Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray?... Vous ne -l'avez pas visité, non?... C'est un château, comme on dit: -historique... là-bas, entre la Touraine et la Sologne... La chapelle -est un chef-d'œuvre comparable à l'église de Brou... Mais je vous -prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m'ont -attirée... non... il faut descendre dans la crypte... Là sont les -tombeaux des Coulteray... Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide!... Vide, je vous dis!... -Comprenez-vous? - ---Mais non, je ne comprends pas! - -Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre: - ---Vide! et c'est le dernier tombeau des Coulteray!... Il n'y en a plus -d'autre. On ne meurt plus chez les Coulteray... - ---Mais, madame, s'ils sont morts à l'étranger!... - ---Évidemment! Évidemment!... Mais je vous répète que le tombeau est -vide!... - ---En bien... la Révolution est passée par là... et combien de -tombeaux... - ---Ce n'est pas cela! ce n'est pas cela!... La Révolution n'a rien à -faire là-dedans... Le lendemain du jour où l'on a descendu le corps de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre -déplacée et le tombeau vide!... - ---Et alors? - ---Comment et alors?... Mais vous ne connaissez donc pas l'histoire des -Coulteray?... Je vous croyais plus renseigné sur -Louis-Jean-Marie-Chrysostome... Vous me disiez tout à l'heure qu'il -avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie... Il n'a écrit -qu'un article... un seul... et vous ne savez pas sur quoi?... Vous n'en -connaissez pas le sujet?... Attendez-moi ici, je vais vous le chercher! - -Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation -ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison... Que cette -femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi -l'ombre d'un doute!... - -Elle revint quelques minutes plus tard, haletante: - ---Vite! vite! me jeta-t-elle... emportez tout cela chez vous! Dissimulez -ce paquet!... Lisez! et vous saurez tout!... Sing-Sing est dans -l'escalier!... Sangor arrive!... Adieu! - -Elle m'avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet -enveloppé dans un journal de modes et noué d'un ruban noir... Je le -glissai sous mon veston et je rentrai chez moi... J'étais persuadé que -j'allais enfin savoir ce que c'était que _l'autre chose_... - - - - -XI - -«PRIEZ POUR ELLE!» - - -À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je -lisais encore... Maintenant je sais ce que c'est que _l'autre chose_... -C'est inimaginable à notre époque!... Maintenant je comprends pourquoi -elle me répétait de cet air hagard... _j'ai peur de la mort!_... elle -qui a déjà si peur de la vie!... Je comprends le sens qu'elle -attachait à cette phrase: _Il m'est défendu de mourir!_... - -On a frappé à mes volets... j'entends la voix de Christine... Comment -ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille? Et pourquoi?... -Je vais ouvrir... Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin, -qu'elle me présente... Ils sont allés, par cette tiède soirée de -juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la -lumière chez moi!... Alors elle est venue me dire «un petit -bonsoir» en passant. - -... Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille. - -Jamais je n'avais vu de si près le prosecteur et je m'en serais fort -bien passé, mais l'idée que Christine ne l'aimait pas et qu'elle le -trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait -supportable. - -Je vis qu'il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et -pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s'il se rendait bien compte -qu'il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des -savants, mais, à son âge, c'était peut-être un genre. - ---Eh bien! fit Christine en s'asseyant. Elle vous a donné le paquet? -Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout -cela chez vous, ou de le détruire; en tout cas, de ne pas le lui -rendre. Ce sont ces papiers-là qui l'ont rendue malade, la pauvre -femme! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses -imaginations? - ---Si je ne m'abuse, le voilà! fis-je en mettant la main sur un opuscule -intitulé: _Les plus célèbres Broucolaques._ «Broucolaque» est le mot -dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition -moderne désigne sous le nom de «vampires»! - -Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus -sérieusement du monde de ces êtres que l'on croit morts et qui ne le -sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du -sang des vivants pendant leur sommeil... Quelques-uns de ces vampires -dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C'est là -qu'on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans -l'Allemagne du Sud: _ils avaient un coloris vermeil, leurs veines -étaient encore gonflées de tout le sang qu'ils avaient sucé, on -n'avait qu'à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui -d'un jeune homme de vingt ans_... Certains ne reviennent jamais dans leur -tombeau, dont ils ont l'horreur... ce sont, évidemment, les plus -dangereux... parce qu'il n'y a aucune raison pour que l'on s'en -débarrasse jamais... on ne sait plus où les trouver... Ils se -confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au -profit de la leur indéfiniment prolongée... - -La seule façon à peu près sûre que l'on a de détruire un -«broucolaque» est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir -préalablement tranché la tête... - -Mais comment être sûr que l'on a bien affaire à un broucolaque, à -moins qu'on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau?... - -Le dernier nom de broucolaque cité par l'opuscule était celui du -marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout -dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une -épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à -marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du -monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que -Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il -n'était jamais revenu. - -Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l'avoir vu, -depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures... des jeunes filles, -des jeunes femmes qui avaient eu l'imprudence de dormir la fenêtre de -leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un -état de dépérissement absolu, et l'on n'avait pas tardé à acquérir -la preuve (par la découverte que l'on faisait d'une petite blessure -derrière l'oreille) que le vampire avait passé par là!... - -Enfin l'opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était -d'autant plus funeste qu'il est avéré depuis la plus haute antiquité -_que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort!_... - -Tous les ouvrages que j'avais trouvés dans le paquet noué d'un ruban -noir traitaient du même sujet. C'étaient des «Histoires horribles et -épouvantables de ce qui s'est fait et passé aux faubourg S. Marcel à -la mort d'un misérable broucolaque»; des «Revenants, des fantômes et -autres qui ne veulent mie quitter la terre»; des «Comment se -nourrissent les vampires», un «Traité sur la façon de vivre des -broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre»; enfin le -fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la -première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l'auteur -parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent -effrayé si elles n'avaient fait sourire... - -On y lisait ceci, entre bien d'autres choses: - -«On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son -tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang... -_Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler; toute -espèce d'attachement, tout lien d'affection paraît rompu chez les -vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs -parents!_...», etc. - ---Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi le -marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de -lecture?... Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la -pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le -secret le plus absolu... _Il ne tient pas à être ridicule!_ - ---Ridicule? - ---Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris... Si on -apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à -lui sucer le sang... on ne s'ennuierait pas dans les salons, ni à -Montmartre, ni aux revues de fin d'année, je vous prie de le croire!... -Voilà pourquoi on la surveille tant... Un mot imprudent et -Georges-Marie-Vincent n'a plus qu'à retourner au Thibet!... - -Comme je ne disais rien, elle continua: - ---_Elle ne vous a jamais montré le bobo qu'elle a dans le cou?_ Non!... -c'est peut-être qu'il est guéri pour le moment!... mais je suis -tranquille! au premier bouton qui lui poussera sur l'épaule, «vous n'y -couperez pas!...» Mon ami, vous passez maintenant par les étapes -qu'elle m'a infligées... Elle vous montrera la petite piqûre par le -truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa -vie!... vous ne riez pas? - ---Ma foi, non!... répondis-je... Le marquis a sans doute raison de -craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c'est encore elle, -assurément!... - ---Vous avez raison!... répliqua Christine en reprenant son air le plus -sérieux... il n'y a plus qu'à prier pour elle! - ---Priez pour elle! répéta une voix qui jusqu'alors ne s'était guère -fait entendre... - -Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces -quelques paroles: - ---Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur? demandai-je en souriant, -cette fois... - ---Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne -crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d'hier crée -l'industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des -hypothèses contradictoires, La science se promène incertaine dans ce -chaos de points d'interrogation qu'est notre petit univers. Y a-t-il -plusieurs mondes? Edgar Poe, l'un de nos plus grands philosophes--je -parle sérieusement--a prouvé par une série d'équations qui en valent -bien d'autres, qu'il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs -dieux. D'autres ont non moins prouvé qu'il n'y en a qu'un seul, mais -ils ne sont point d'accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes, -n'a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de -Spinoza!... Déisme? Panthéisme? Où est la vérité?... Et vous me -demandez s'il y a des vampires? S'il est possible qu'un seul Coulteray -ait vécu cent cinquante ou deux cents ans? - -»Mais je n'en sais rien, moi, monsieur! continua-t-il de sa voix un peu -professorale et qu'enrouait une laryngite chronique... mais ceci est le -secret de la vie et de la mort que nous n'avons pas encore pénétré, -mais que nous ne désespérons pas de violer un jour!... Où commence la -vie?... où commence la mort?... Partout! nulle part! Ni commencement, -ni fin! Que voyons-nous? Qu'observons-nous? Des transformations, des -mouvements qui recommencent... que nous pouvons appeler: _les pulsations -du cœur de Dieu!_... Voilà ce que l'expérience déjà nous a -appris!... _Une chose que l'on croit morte n'est que de la vie en -sommeil_... La science, un jour, monsieur, comme nous l'avons fait pour -l'électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon -les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être -aujourd'hui de la mort!... Et ce jour-là nous aurons recréé de la -vie!... Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en -principe, du radium de cette table!... En attendant, monsieur, je ne -puis dire qu'une chose à Christine: «Priez! Priez pour la marquise!... -Priez pour ceux qui croient aux vampires!... pour ceux qui ne croient à -rien!... Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent -les petits enfants, ait pitié de tout le monde... - ---Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine... - ---Ainsi soit-il! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux -qu'elle avait quand elle se rendait à la messe à -Saint-Louis-en-l'Ile!... - -Ils me serrèrent la main et me quittèrent. - - - - -XII - -L'HOMME AUX BRAS ROUGES - - -Décidément, pas banal, le fiancé. C'est un cerveau, cet homme-là! Ce -qu'il raconte est fameux! Christine, telle que je la connais maintenant, -ne doit pas s'ennuyer entre son horloger de père qui cherche le -mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque -chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu! - -Et moi qui la plaignais! Ils doivent mener une vie morale d'une -intensité singulière entre leurs quatre murs! et je ne compte pas -Gabriel!. - -Non! mais je ne cesse d'y penser! - -Gabriel--est-il besoin de le dire?--m'intéresse autrement que la -marquise! Son secret me touche de plus près! - -Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de -Christine. - -Depuis les confidences de la mère Langlois, j'ai essayé de les -surprendre tous les deux... en tous les cas, d'assister de loin à leurs -chastes effusions!... - -Mais mes veilles ont été inutiles... - -Gabriel ne m'est apparu qu'au bout du stylet de Christine, dans cette -figure qu'elle caresse avec amour, sur la plaque d'argent. - -Je suis habitué à souffrir et à ce que l'on ne s'aperçoive pas de -mes souffrances... mais un jour je crierai! oui, il faudra que je -crie!... - -Mon Dieu! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce -sera la fin... - -Évidemment!... - -Depuis deux jours que la marquise m'a remis tous ses petits recueils et -traités pour «Broucolaques», je ne l'ai pas revue... - -Et j'en suis enchanté... - -Je la plains, mais elle m'excède!... - -Je voudrais qu'elle me laissât un peu seul avec mes pensées, -qui appartiennent maintenant exclusivement au trio -Christine-Jacques-Gabriel... - -J'essaye de démêler la _figure du rôle_ de Christine dans cette -étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime. - -Et je n'arrive point à en isoler la ligne. - -Christine m'apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et... et -bien tendre avec _son quoi de Gabriel?_ - -Oui «_quid_» _de Gabriel?_ - -Et quid de moi aussi (après tout)! - -De cette histoire de cœur, en suis-je?... Eh bien, oui!... je crois que -j'en suis!... Ah! _il y a des moments où je crois que j'en suis!_... -très peu! oh! très peu! mais enfin... je ne suis pas difficile!... il -me faudrait si peu de chose!... J'imagine que je compte tout de même -dans cette affaire-là! que je ne suis pas simplement un spectateur pour -elle!... - -Est-ce que «je déménage»? Tout à l'heure, j'écrivais qu'elle ne -s'apercevait de rien... et qu'un jour je crierais!... Alors? alors?... - -Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu'une fille intelligente -comme Christine n'a absolument, absolument rien vu du drame qui se -passait sous mon masque? - -Eh bien! admettons... Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de -l'autre devant moi?... - -Niais que tu es!... est-ce qu'elle sait que tu le connais, l'autre? - -Qu'importe!... Un si beau profil devant ta hideur, n'est-ce pas à te -faire crier?... - -Eh! mon bonhomme! _elle attend peut-être que tu cries!_ - -En fin de compte, je constate que je suis bien malade... Je n'ose pas -regarder vers la fin de cette maladie-là... Je m'empoisonne avec une -joie!... Je sais que la guérison n'est pas possible et je n'en veux -pas!... Je retourne à l'air qu'elle respire et qu'elle veut bien -partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant... Je -suis souvent le premier arrivé et je l'attends!... je l'attends!... - -Je ne l'ai pas vue de la journée; ça, c'est un peu fort! - -Je n'ai vu du reste personne! - -Oh! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma -petite lucarne!... Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être, -elle!... Chose singulière, je n'ai pas vu ce matin, avant de partir, -l'horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur... ni -Christine... On n'a vu sortir personne. - -Seulement le soir, vers neuf heures, j'ai vu arriver un personnage -nouveau... - -Ce qu'il y a de certain, c'est que c'est la première fois que -j'aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front -bas qui glisse le long des murs comme s'il avait honte de respirer l'air -de tout le monde. Il est coiffé d'une casquette ronde sans visière, -vêtu d'un costume informe que l'on dirait taillé dans un sac. - -Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de -cuir... - -Il a l'air de l'aide du bourreau. - -On devait l'attendre chez les Norbert, car il n'a pas eu à frapper à -la porte, qui s'est ouverte devant lui et qui a été refermée -aussitôt... - -Vous pensez si j'ai grimpé là-haut! - -On a l'air très affairé dans la maison... Plusieurs fois j'ai vu -Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d'une grande blouse -blanche comme une infirmière... Elle s'entretenait vivement et à voix -basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers. - -Jacques avait l'air de la réconforter, car elle paraissait très -agitée... - -Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite. - -Je n'aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux -Norbert, du reste. - -Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence; de la lumière -brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles -des persiennes... - -Soudain le même tourbillon noir que j'avais vu sortir de la cheminée, -certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l'île -monta au-dessus du toit... et la même épouvantable odeur vint -affreusement me surprendre à ma lucarne. - -Cette nuit-ci, il n'y avait pas de vent. La chaleur était étouffante -et cette odeur maudite s'appesantissait sur vous à vous faire pâmer -d'horreur. - -Tout à coup les persiennes s'ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon -et, dans une lueur de sang creusée d'ombres comme une gravure de Goya, -surgit devant moi un spectacle que je n'oublierai jamais. - -Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d'un -feu d'enfer; à côté de là, près d'une table où, sur une nappe -blanche s'étalaient des débris d'humanité, l'homme trapu se tenait, -un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés -jusqu'au coude, des bras rouges comme s'ils avaient plongé dans des -entrailles sanglantes. - -Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des -tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces -incandescentes. - -Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient -penchés de chaque côté d'une table d'opération que j'apercevais en -raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien -que le front et les yeux clos surélevés de mon côté. - -Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une -accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche; quant au -corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n'est que -bien imparfaitement que j'assistai, de mon petit observatoire, -à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait -exceptionnelle... - -Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute -évidence, Gabriel fût endormi, cela n'empêcha point le patient, à -diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de -bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt -entre l'horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et -le rétablissaient dans sa position première. - -Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office! - -Quel office? - -Il ne s'agissait point là simplement des «pointes de feu», ni même -de quelque chose d'approchant, comme l'on pense bien. - -C'était l'intérieur du corps que l'on travaillait et que j'entendais -grésiller de ma fenêtre. - -Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l'homme aux bras rouges, -resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long. - -Christine me tournait le dos; j'imaginais facilement que, de la façon -dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle -ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans -une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes -ordinaires... - -Enfin l'opérateur et son aide se relevèrent. - -Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir. - -Jacques jeta ses petits outils d'acier, instruments de torture et de -salut, sur la table où se trouvaient tout à l'heure les débris -d'humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le -fourneau du laboratoire, car l'épouvantable odeur persistait... - -Et, distinctement, j'entendis Jacques qui disait: - ---_En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce -sang... et maintenant du sérum, du sérum, du sérum!_... - -Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre. - -Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d'allégresse -semblait rayonner sur son beau front calme. - -C'est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de -l'émotion au moins physique qui avait dû «lui soulever le -cœur» pendant ces horribles minutes... - -Rien!... - -Elle que j'avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants -auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une -opération d'où dépendait la vie de celui qu'elle aimait; et elle -avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en -professionnelle. - -Ah! c'est «une nature» fortement équilibrée. - -Une femme, comme on dit aujourd'hui, dans l'argot de Paname, «bien -balancée», moi je parle au point de vue moral comme au point de vue -physique! - -Et je suis sûr qu'elle se tirera «avec le sourire» de cette aventure -qui aurait pu n'être qu'un assassinat! - -Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre -sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante -enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées. - -Et moi!... et moi!... - -Moi, me voici sur la piste de l'homme aux bras rouges et au cou de -taureau qui vient de sortir. - -Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel! - -Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d'une couleur -indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première -apparition. - -Il remonta vers la cité et j'attendis qu'il eût traversé le pont pour -le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours -la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et -solide. - -La nuit est belle; il y a des familles qui se promènent autour du -square Notre-Dame. - -Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins, -débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de -Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue -Saint-Victor. - -Là il pénètre dans la boutique d'un marchand de vin et dès qu'il -apparaît sur le seuil j'entends plusieurs voix qui le saluent par ces -mots: «_Tiens! v'là le père Macchabée!_» - -Ce mastroquet donne à manger... Il y a là une clientèle qui soupe... -Des clients habituels, certainement... Mon entrée là dedans va faire -sensation... Je ne suis pas mis avec une extrême élégance... Bah!... -on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans -le quartier... - -Le principal est que je ne perde pas de vue mon _père Macchabée!_... - -Il n'a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé -s'installer à une table dans un coin. - -Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur -de la nuit. - -J'entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain, -une voix: - ---Eh ben! mon vieux! - -Et j'entends des rires étouffés... - -J'y suis habitué... je n'y fais pas attention... Ma vie ne serait qu'un -pugilat... Ce n'est pas mon élégance très «relative» qui a fait -sensation, c'est naturellement ma laideur... Et pour que je n'en doute -pas: - ---Dis donc, Chariot, ta femme qui cherche un amoureux!... - -Cette fois, on s'esclaffe... - -Seul, Chariot, le patron, reste digne... Il vient me demander ce qu'il -faut me servir... - -Je n'ai pas dîné... je ne sais pas comment je vis... je ne sais pas si -j'ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger... Je demande comme le -«père Macchabée», un morceau de gruyère, du pain et une canette. - -Les «joyeux soupeurs» essayent plusieurs fois d'entrer en conversation -avec mon homme. - ---Eh ben! père Macchabée, ça a été, aujourd'hui, _la distribution?_ - -Le père Macchabée finit par s'énerver et, pliant son journal du soir -qu'il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas, -semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui -jette d'une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et -sauvage... - ---Toi, mon vieux, à _la distribution_, je ne donnerais pas dix francs -de ta carcasse, même au prix qu'est le change! - -Plus de doute, le père Macchabée est garçon d'amphithéâtre ou -quelque chose d'approchant: - ---Te fâche pas, Baptiste, fait l'autre en se levant. S'il n'y a plus -moyen de plaisanter!... - -J'attends que Baptiste soit parti... et par la conversation des «joyeux -soupeurs», qui sont eux aussi «de la partie», employés dans les -hôpitaux de la rive gauche, j'apprends que Baptiste est un ours, jamais -à la rigolade... Paraît que c'est un ancien maraîcher ruiné par la -grêle et les usuriers, recueilli par _Monsieur_ Jacques Cotentin (ils -parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui -l'a fait entrer aux «travaux pratiques», puis qui s'est mis à s'en -servir pour ses travaux particuliers... C'est lui qui lui met de côté -les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses -expériences personnelles... - -On a mis, à l'école, à la disposition du prosecteur, et à de -certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel -Jacques Cotentin et le père Macchabée s'enferment... Tout cela en -marge des règlements... Mais personne ne réclame... Tout est permis à -Jacques Cotentin... Ce Jacques Cotentin est donc un génie?... - - - - -XIII - -UNE MYSTÉRIEUSE BLESSURE - - -_25 juin._--Non! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père -Macchabée) dont je connais maintenant l'adresse--qui est Gabriel. - -Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose! - -D'abord, parce qu'il y a des chances pour qu'il n'en sache rien -lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu'il ne répondra -rien du tout! - -Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin -pour que celui-ci, qui ne veut même pas un «aide», le fasse assister -à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre. - -La figure, si banale (vous savez qu'il n'est même pas laid) de Jacques -Cotentin a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses. -J'ai voulu lire quelques-uns des articles qu'il publie de temps à autre -dans la nouvelle Revue d'anatomie et de physiologie humaines. C'est tout -à fait remarquable. - -Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les -vieilles théories. En d'autres temps, je ne doute point que toute -l'antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour -l'inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le -passé et l'avenir, ou le comblant, à votre gré. - -J'ai sous les yeux un article sur «la dégradation de l'énergie dans -l'être vivant» où, à propos des théories si intéressantes de -Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit -sursauter: - -«En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui -se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique -classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens -inverse... Un système pourrait, en une transformation isothermique, -_fournir un effet utile supérieur à sa perte d'énergie utilisable_: -LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE.» - -M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement, et -les faux équilibres chimiques n'a rien écrit de plus fort... et nous -nous trouvons en face de l'hypothèse d'Helmholtz réalisée, -l'hypothèse d'une _restauration possible de l'énergie utilisable dans -les êtres vivants!_... - -C'est-à-dire la mort vaincue!... - -Toujours le mouvement perpétuel!... - -Ainsi, c'est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le -jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au -point de vue physiologique... - -Ah! certes oui! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur -le long duquel je me promène en attendant Christine... et qui sépare -les deux drames étranges dont je n'ai pas encore la clef... - -En attendant, j'ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des -Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n'a fait -aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je -n'étais pas là quand elle la lui a demandée... Il me l'a remise à -moi, le plus naturellement du monde: - ---Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez!... Vous êtes chez -vous. - -Ceci se passait hier... Je dois remettre la clef à Christine -aujourd'hui... Mais il est cinq heures du soir et elle n'est pas encore -arrivée... Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j'imagine -que Gabriel doit réclamer ses soins... - -La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j'en -crois les belles couleurs de Christine... - -L'intervention chirurgicale l'aura définitivement sauvé... et je ne -désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des -Norbert, au bras de sa belle infirmière... - -Chose inouïe! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine!... -et savez-vous pourquoi?... Ô mystère du cœur humain! comme dit -l'autre... parce qu'elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques -Cotentin!... - -Maintenant que j'ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui, -Christine ne m'apparaît plus que comme une poupée haïssable, -méprisable, odieuse!... Si elle ne l'aime pas, elle n'avait qu'à ne -rien lui promettre! ou si elle ne l'aime plus, elle n'a qu'à le lui -dire! Mais tromper un homme pareil!... Attention!... la voilà!... -Quelle jeunesse!... Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire -à son chevet? Cette belle main tirerait un mort du tombeau! - -À propos de mort et de tombeau, je n'ai toujours pas revu la -marquise... et par conséquent je n'ai pas eu à me préoccuper de -prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles -petites histoires de broucolaques que j'ai continué à feuilleter, du -reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité. - -Christine l'aurait vue, elle. Où? Quand? Comment? Je n'en sais rien. - -Elle m'a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb -Khan la voyait presque tous les jours. - ---Vous êtes bien en retard? fis-je à Christine en la regardant bien -dans les yeux. - ---Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi? me répondit-elle en -accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose -à me reprocher. - ---Eh! je n'ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence, -n'est-ce rien que cela? - ---Monsieur est galant! laisse-t-elle tomber en me regardant d'un air un -peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la -bibliothèque. - -J'avais rougi jusqu'à la racine des cheveux. Voilà où j'en suis, moi, -Bénédict Masson!... à de pareilles fadeurs! Penses-tu que cela -prenne, Adonis? - -Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef -du jardin, elle me dit: - ---Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici! Nous arrivons par -le jardin, nous partons quand nous voulons! Nous n'avons pas affaire au -noble vieillard costumé en suisse, nous n'avons plus à traverser tout -l'hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les -bondissements de ouistiti de Sing-Sing. - ---Parlez pour vous, fis-je. Moi je n'ai pas de clef. - ---J'en aurai fait faire une demain pour vous. C'est entendu avec le -marquis! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne -soyons dérangés par personne. - ---Ah! oui! - ---Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui -donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est -fermée, condamnée... Il n'y a plus que lui qui puisse pénétrer -ici... - ---Vraiment? fis-je un peu étonné... Voilà bien des précautions! - ---_Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer!_ - ---Oh! j'ai compris! - -J'aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait -désormais, Christine et moi; cependant les circonstances assez obscures -dans lesquelles l'événement se produisait... et la pensée de cette -autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle -imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n'aurais su -définir, mais que l'on éprouve généralement à la veille de quelque -malheur dont on a le vague pressentiment... De fait, un bien singulier -et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard, nous -bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire... - -Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin, -quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui -emplit tout l'hôtel... - -Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l'un que -l'autre... Nous avions reconnu la voix de la marquise... - -Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de -Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres -brefs, répétés, rageurs du marquis: - ---Courez! mais courez donc!... - -Enfin, dans le vestibule, dans l'escalier, dans tout l'hôtel, un -tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés... - -Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m'appela: - ---Par le jardin!... par le jardin!... - -Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite -allée latérale avec la cour d'honneur dans laquelle nous arrivâmes, -haletants... - -Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se -tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là, -planté sur ses pieds, comme s'il eût été incapable de faire un -mouvement. - -Aussitôt qu'il nous aperçut, il nous cria: - ---Ne vous mêlez pas de ça!... Ne vous mêlez pas de ça!... C'est -encore madame la marquise qui a une de ses crises!... - -Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron, -nous entrâmes dans l'hôtel. - -Tout le bruit était maintenant au premier étage. - -Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée, -défoncée... nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les -appartements de la marquise... Une porte gisait là, crevée comme par -une catapulte. La chambre de la marquise... - -La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis... -Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux... Ses éternelles -fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de -neige... Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche -que la neige... - -Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d'un éclat insupportable, -aidait le marquis à la maintenir. - -Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle -mettait je ne sais quel espoir: - ---_Cette fois, c'est au bras!_ nous cria-t-elle... Tenez! - -Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l'épaule, une petite -blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil... - ---Ah! _vous étiez ici!_ fit le marquis (paroles qui me frappèrent... -il ne nous croyait donc pas dans l'hôtel)... Tant mieux! vous allez -m'aider à la calmer... Ça n'est rien du tout... moins que rien!... -Elle s'est fait une petite blessure... _je parie qu'elle s'est piquée -au rosier!_... et voilà dans quel état nous la trouvons!... - -Pendant qu'il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans -une espèce de hoquet: - ---Ne me quittez pas!... Surtout ne me quittez pas!... - -Là-dessus Sangor accourut... Il parut aussi surpris que son maître de -nous trouver là... Il avait à la main un flacon sur l'étiquette -duquel je lus: _citrate de soude._ - -Le marquis, aussitôt qu'il vit le flacon, cria à Sangor: - ---Imbécile! ce n'est pas ce flacon-là!... Je t'ai demandé _le -chlorure de calcium!_ - -Sangor s'inclina, s'en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure -de calcium demandé. - -Le sang qui coulait de la petite plaie s'arrêta bientôt sous l'action -du chlorure... Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une -grande douceur et des paroles d'encouragement, tandis qu'elle se -pâmait... - -Je regardai la blessure, elle n'était pas plus grande qu'une grosse -piqûre d'aiguille. - -Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta. - -Le marquis lui dit: - ---Elle s'est blessée au bras... et naturellement, une nouvelle crise! - -Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade. - -Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d'un air tellement suppliant -que j'en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan, -et aussi sous celui du marquis, elle n'eut pas la force de prononcer une -parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu'un faible -gémissement. Il fallut la quitter. - -Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre. -Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous. - -Le marquis nous montra la porte brisée: - ---Vous voyez, nous expliqua-t-il, j'ai dû enfoncer la porte! Nous ne -pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se -jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs! - ---Comment cela est-il arrivé? demanda Christine. - -Quant à moi, je ne demandai rien. J'étais affreusement troublé et -j'osais à peine regarder le marquis, tant j'avais peur qu'il pût lire -dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète -pensée. - -Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la -marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore -ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier. - ---Elle respirait l'air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il... -Moi, je ne l'ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage, -l'aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise! Et aussitôt, -dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis -longtemps, elle courait au premier étage s'enfermer dans sa chambre... -Moi, j'étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata... Je -n'avais pas besoin d'explications... _Je savais de quoi il était encore -question_... Nous courions déjà tous derrière elle... Il fallut -forcer sa porte... Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il -en se tournant de mon côté, _puisque personne n'ignore plus rien de -mon malheur!_... - -Christine et moi, nous regagnâmes notre bibliothèque, elle très -attristée, moi de plus en plus agité... - ---Que vous semble de tout ceci? me demanda-t-elle. - -Je lui dis: - ---Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous -remarqué la figure du marquis? - ---Non! je ne regardais que la marquise!... - ---Eh bien! moi, j'ai regardé le marquis... Il n'était pas beau à -voir, vous savez!... Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à -jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s'ouvrait -sur une dentition ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un -de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l'ennemi! Je n'ai -jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n'est l'air -férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l'on cache -soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du _Muséo Patrio_, dans -une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante... Ce -marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où -il paya dix ducats la première tête française coupée par ses -stradiots, et il baisa sur la bouche l'homme qui la lui apportait... Ce -n'était pas un vampire, mais c'était tout de même un buveur de sang -à sa manière!... - ---Précisez votre pensée... me fit Christine d'une voix sourde, -croyez-vous que nous ayons réellement surpris «notre marquis à -nous» la _veille de Fornoue?_ - ---Ce serait tellement formidable, que, justement, je n'ose préciser ma -pensée... - -»Il n'y avait peut-être là qu'une apparence», m'empressai-je -d'ajouter. - ---En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague croyait -se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le -lendemain... - ---Oui! quelqu'un est venu qui a troublé la fête... - ---Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons en -effet dérangé tous ces gens-là!... Mais en supposant les choses _au -naturel_, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été -désagréablement surpris par notre arrivée... - ---_Et si c'était vrai?_... fis-je. - ---Quoi? si c'était vrai?... quoi, si c'était vrai? répéta-t-elle. - ---Oui! laissons toutes les autres histoires de côté! Il n'est pas -besoin d'avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête -fauve!... - ---Alors vous croyez?... vous pouvez croire?... - ---Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu'il est -arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon? - ---Oui, un flacon contenant du _citrate de soude_, il me semble? - ---C'est bien cela! - ---Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du _chlorure -de calcium?_ - ---Parfait! Et qu'est-ce qu'il a fait avec le chlorure de calcium, -Christine, pouvez-vous me le dire? - ---Eh bien, il a arrêté le sang!... - ---C'est cela même... mais savez-vous, Christine, ce que l'on fait avec -le _citrate de soude?_ - ---Non!... - ---Eh bien! _avec le citrate de soude, on le fait couler!_ - -Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour. - ---On le fait couler? répéta-t-elle. - ---Oui, en ce sens qu'on _le laisse couler_, en empêchant de se former -le caillot de sang qui fermerait la blessure... Frottez la blessure, ou -la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider -de son sang comme l'eau coule d'un robinet... Enfin, ce n'est pas -tout!... _Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de -citrate de soude n'aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle -il faut toujours compter_... - ---Mais c'est effrayant, ce que vous me dites là! Où avez-vous appris -tout cela? - ---Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire... vous n'avez -donc pas chez vous le Labosse illustré?... Quand on est relieur, -Christine, et qu'on ne s'intéresse pas seulement à la reliure... on -finit par apprendre bien des petites choses. - -Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au -moins aussi agitée que moi... Elle me répéta encore: «Mais c'est -effrayant!... La science à l'usage du vampirisme!...» - ---De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le vampirisme--si -vampirisme il y a--ne peut être que scientifique. - -Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre -Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d'une façon si -énigmatique et si troublante--très troublante--dans le jour qui -tombait, ne laissant au contour des choses qu'une ligne indécise, une -sorte d'effacement de pastel. - ---C'est vrai qu'ils se ressemblent tout à fait étrangement, très -étrangement, dit-elle. - ---Eh! si c'est le même! repris-je en essayant de mettre dans le ton -dont je disais cela un peu d'ironie et de désinvolture... _il a eu le -temps de perfectionner sa méthode!_ - -Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter... car il y avait encore des -gémissements là-haut!... - -Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous -empêcher de frissonner. - ---Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure -est arrivée... Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu'il -veut!... - - - - -XIV - -VEILLÉE - - -Il était tard maintenant, l'heure du dîner était passée depuis -longtemps... nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités -par une si mystérieuse douleur... On devait nous croire partis... - -Notre dessein n'était point de nous dissimuler: cela eût été indigne -de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir -besoin de notre secours; en tout cas, c'est ce que nous pouvions -répondre à qui s'étonnerait de nous trouver encore là... - -Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe -électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la -nuit du jardin. - -Un grand silence s'était fait soudain dans l'hôtel, silence qui nous -pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone -qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l'heure... - -Une demi-heure se passa ainsi; nous travaillions vaguement à je ne sais -quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n'osions sans -doute pas nous communiquer... Enfin je lui demandai: - ---Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille maintenant? - -Elle fut toute surprise par ce «_et vous?_» - ---Comment, _et moi?_ Pourquoi _et moi?_ fit-elle, assez émue... -Croyez-vous qu'il y ait un rapprochement quelconque à faire entre... -entre les imaginations de là-haut... et ce qui s'est passé ici? - ---Enfin il n'a pas renouvelé sa tentative? - -Elle sembla hésiter une seconde et puis: - ---Non... je me suis arrangée pour cela!... - ---Au fait, je dois constater que le marquis s'est toujours montré -devant moi d'une correction parfaite à votre égard!... On dirait qu'il -n'ose pas vous regarder, même quand il vous parle. - ---Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité, de -s'être laissé aller à... à ce que nous pouvons appeler la violence -de son tempérament... C'est vrai que, dans ces moments-là, il n'était -pas beau à voir... On n'aurait su dire s'il voulait m'embrasser ou me -mordre!... - ---Ou vous mordre? répétai-je en la regardant... - ---Oh! mais attention! fit-elle en me souriant... c'est une façon de -parler... je ne crois pas aux vampires, moi!... mais tout de même, il -m'a fait peur!... - ---C'est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine! - ---Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson!... - -Elle me jeta cette réplique comme si je l'avais outragée... - -Ce fut elle qui rompit le silence pénible qui avait suivi... - ---Dites-moi, mon ami, c'est vrai que vous avez une charmante maison de -campagne? - -Je m'attendais si peu à cette question que j'en fus tout bouleversé... - ---Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela? - -Elle me considéra avec un étonnement profond: - ---Mais... qu'est-ce qui vous trouble ainsi?... Ma question n'a rien que -de très naturel... - ---Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne?... - ---Mon Dieu, si j'avais su... vous voilà tout pâle!... C'est le marquis -qui m'a dit: «M. Bénédict Masson a une charmante maison de -campagne... je m'étonne qu'il ne vous y ait pas encore invitée!...» - ---Comment sait-il que j'ai une «charmante» maison de campagne? -Christine! Christine!... ma maison de campagne n'est pas charmante, -c'est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l'on puisse -rencontrer entre la lisière d'un bois et un étang noir, limoneux, aux -eaux de plomb!... Christine, je ne vous y inviterai jamais!... _et n'y -venez jamais!_... - -Elle était de plus en plus stupéfaite: - ---Quel drôle de garçon vous faites! finit-elle par dire... Si je -m'attendais à cette... véhémence!... bien, bien, mon ami, je -n'insiste pas... - ---Le marquis ne vous a pas dit comment il savait? - ---Mais si... Il a eu, un moment, l'intention d'acheter d'immenses -terrains du côté de Corbillères-les-Eaux... C'est bien par là, -n'est-ce pas? - ---Oui... moi, je suis sur l'étang... tout au bord de l'étang... de -l'étang noir!... - ---Eh bien! le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner -sur les propriétaires des terrains qu'il voulait acheter pour les -réunir en une seule propriété... le marquis trouva votre villa -charmante, voilà tout. - -J'étais tellement agité que j'allai à la fenêtre que j'ouvris... -j'avais besoin de respirer... j'essayai de reprendre mon calme... Je -m'en voulais mortellement ne n'avoir pas su me contenir... - -À ce moment, dans le carré de lumière qui s'allongeait devant moi, -sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme -un fantôme. - -Je n'eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée -ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose -agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu'une ombre... Son souffle -expirait sur ses lèvres exsangues; l'ovale de son visage s'était -allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer -cette fragile image pour l'éternité et la lueur qui errait au fond de -ses orbites creusées comme deux abîmes n'appartenait plus aux feux de -ce monde... - -C'est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres -qui n'étions point comme elle sur la frontière du néant, qu'elle nous -dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s'était précipitée): - ---Eh bien! _êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m'ont laissé que -l'âme!_... - -Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d'infinies précautions; sa -tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une -tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans -épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes -de la mort) le _monstre en quatre images_ qui, du haut du mur, lui -adressait sans se lasser son redoutable sourire: - ---Vous avez vu aujourd'hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure -au moment où il va boire ma vie!... Dites-moi s'il ne vous a pas -épouvantés!... Et maintenant il est parti... il est parti avec tout -mon sang... et je vais mourir, _car je n'ai plus peur de la mort!_ - -»Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l'on veut, -pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion... quand je serai -morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n'y -aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des -vivants... - -»Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles! - -»C'est un fait!... C'est la seule manière qu'il a de me sauver de la -vie et de la mort... - -»Oh! je suis bien heureuse! je suis sûre de Sangor! il me coupera la -tête comme c'est ordonné dans le livre _contre la résurrection!_... - -»Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres!... Alors, vous -savez bien qu'il faudra qu'on me coupe la tête!... - -»Je suis sûre de Sangor... je lui ai donné un collier de perles -magnifique!...» - -Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après -chaque mot... - -Et moi, j'aurais bien voulu lui poser une question pendant qu'il en -était temps _encore_... - -Je profitai d'un moment où elle se tut, la tête renversée, les -paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s'offrait déjà au -couteau de Sangor... - -Je dis: - ---Le marquis nous a conté que vous preniez l'air à la fenêtre du -boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier -qui monte contre le mur... et que c'est alors que vous avez poussé ce -grand cri... - -Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui, -presque aussitôt, s'éteignit entre les cils rapprochés. - ---Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort -quand on se pique à un rosier... j'ai crié quand il m'a _mordue!_...» - ---Il était avec vous dans le boudoir? - ---Mais non!... - ---Alors il était dans le jardin? - ---Mais non!... je ne sais pas où il était!... - ---Comment! il n'était pas avec vous et il vous a mordue? - ---Certes!... Il mord comme il veut! quand il veut! C'est en vain que je -m'entoure de fourrures! - ---Mais, enfin, _il ne mord pas à distance?_ - ---Si!... - -Il n'y avait plus rien à dire... L'affaire était jugée... - -Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes, -quand Sangor parut. - -Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula -sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans -un rêve d'horreur et de folie... - -Du reste, tout ne m'apparaît plus que sous ces affreuses couleurs... Et -il n'est pas jusqu'au regard de Christine que je ne trouve un peu -trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore: «Eh bien!... que -dites-vous de tout cela?...» - -Chose singulière, c'est la première fois que je ne lui entends pas -dire en parlant de la marquise: «Elle est folle!» - - - - -XV - -LA CATASTROPHE - - -_30 juin._--C'est fini! tout est fini! et c'est bien de ma faute! Comme -on dit dans les romans populaires: «J'en pleurerai longtemps des larmes -de sang!» J'ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma -sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l'étang -aux eaux de plomb!» - -«Corbillères, corbillard»... je passe mes journées à mener le deuil -de mes dernières illusions et de mon fol amour... - -Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur... Illusion? fol -amour? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui -est arrivé?... J'étais devenu comme une bête ensorcelée autour de -Christine. - -Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans -l'hôtel. - -Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de -Coulteray, sans doute pour qu'elle fût plus près de son tombeau qui -l'y attendait. - -Toute la domesticité avait suivi. - -Seul, avec Christine!... - -Et voici ce qui est arrivé. - -C'était un soir... après dîner... dans le jardin où nous revenions -quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous... - -Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque -chose d'assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du -moins je me l'imaginais, car jamais encore je n'avais vu Christine aussi -confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi... - -C'était un soir d'une douceur ineffable après la grosse chaleur du -jour... je n'avais jamais été aussi heureux; nous étions assis l'un -près de l'autre; un même attendrissement--qui n'était peut-être, -hélas! que de l'apaisement chez Christine--nous tenait silencieux... -Mes pensées tournaient à la romance... autour de nous les murailles -grises se fondaient dans le repos; un chêne solitaire vacillait -d'ivresse en se penchant au-dessus de l'abîme obscur de nos cœurs... -Ma main se posa sur sa main--geste inconscient s'il en fut jamais--et sa -main tiède resta dans la mienne. - -Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute -précieuse, c'est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice, -voile sacré derrière lequel s'oublia ma laideur! - -De ce que Christine n'avait pas retiré sa main, je concluais volontiers -que mon contact ne lui déplaisait point--et cela pouvait déjà passer -pour la plus grande victoire de ma vie--quand elle me demanda sur le ton -de la plus sournoise confidence: «_Est-elle vraiment folle?_» - ---Qui donc! interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le -moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais -pas. - ---Mais... la marquise? - ---Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d'humeur, que je ne pensais plus -à cette malheureuse... Pourquoi me demandez-vous cela?... - ---Parce que... - ---Parce que... quoi? N'étions-nous pas d'accord là-dessus?... -Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre? - ---Oui, oui!... la plaindre!... répéta-t-elle avec sa voix de rêve... -Elle n'a pas su résister, elle!... résister à l'ambiance!... - ---Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, Christine? - ---Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j'étais -cependant résolue à n'attacher aucune importance, c'est à cause d'une -certaine coïncidence dont je ne laisse pas d'être assez troublée, je -l'avoue... - ---Vous m'intriguez, Christine... (Pendant ce temps sa main était -toujours dans la mienne et cela m'inspirait des pensées telles que -j'avais le plus grand mal à la suivre.) - ---_Eh bien! moi aussi, j'ai été piquée!_... - ---Seigneur Dieu!... Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous! - ---_Oui, j'ai été piquée par le rosier_... Oh! il y a quelque temps de -cela!... _Et au bras, comme elle, et au même endroit qu'elle!... Et avant -elle!_... - -J'essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné -de moi... - ---En vérité! en vérité!... voilà une bien grande aventure! -déclarai-je assez froidement... Vous vous êtes penchée à la même -fenêtre, comme elle s'y est penchée elle-même et vous avez été -piquée par le même rosier!... C'est là quelque chose de tout à fait -extraordinaire!... - ---Non! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non... ce -n'est pas tout à fait extraordinaire... mais figurez-vous qu'à la -suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon -empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que, -rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout -juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des -rêves... - ---Quel rêve? - ---J'ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez -découverte l'autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise -après l'accident... Il s'est approché de moi... et malgré tous mes -efforts pour l'éloigner, il s'est emparé de mon bras et, collant ses -lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang... toute ma vie!... - ---Vous avez eu vraiment ce rêve-là?... - ---Vraiment!... - ---La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de -broucolaque?... - ---Oui!... - ---Et vous, vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre -portraits des quatre Coulteray? - ---C'est cela même. - ---Alors concluez vous-même, Christine!... - ---J'ai conclu! j'ai conclu!... Oh!... Oh!... j'ai conclu!... mais alors -je n'avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se penchant -à la même fenêtre, et je ne l'avais pas vue revenir comme un fantôme -nous crier: «_Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne m'ont -laissé que l'âme!_...» - ---Ah çà! mais, Christine... - ---Évidemment... «Ah çà! mais!...» c'est bien ce que je me dis... - ---Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous? repris-je, assez -impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu'elle prenait pour -me raconter son rêve... - ---Eh bien! cela a fini quand je me suis réveillée... - ---Étiez-vous seule, quand vous vous êtes réveillée?... - ---Oui!... - ---Le marquis n'était pas là? - ---Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l'image des -quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres. - ---Et comment vous sentiez-vous? - ---Brisée! - ---Et qu'avez-vous fait? - ---Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l'air de sa -maison ne me valait rien du tout... et que, me sentant un peu -souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir... - ---Lui avez-vous raconté votre rêve? - ---Oui!... - ---Et qu'a-t-il dit? - ---Que sa femme nous rendrait tous fous, ici!... Et il me conseilla -d'aller me reposer une semaine ou deux à la campagne... _c'est même la -première fois qu'il me parla de Corbillères-les-Eaux!_ - -Je tressaillis, mais elle ne s'en aperçut même pas... - ---Et vous n'êtes pas allée à la campagne?... - ---Non!... je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques... (je pensai: -ni Gabriel.) - -Il y eut un silence, puis: - ---Vous me prenez sans doute pour une sotte... et j'ai peut-être eu tort -de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et leurs -airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment -d'inquiétude... depuis l'accident de l'autre jour... - ---_Et cependant, vous n'y êtes jamais venue plus souvent!_ murmurai-je -en me rapprochant d'elle... (nos mains étaient toujours unies)... Ah! -Christine! Christine! ma pauvre chère âme... chaque maison, comme -chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)... je -vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre -bras n'est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par -lesquelles s'épanche, se répand, coule jusqu'à la dernière goutte la -vie d'un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts? Le -plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses -avec un carquois et des flèches... et il s'appelle l'Amour! - ---Vous avez raison, mon ami! fit Christine dans un souffle en baissant -tout à fait la tête... - -Quel silence suivit ces dernières paroles!... J'osai murmurer enfin à -l'oreille de celle qui se taisait près de moi... j'osai murmurer le -commencement d'une complainte de ma fabrication qu'elle avait dû -goûter particulièrement, puisqu'elle l'avait apprise par cœur: - -«Ô dame douce! comment es-tu venue ici?--étranges sont tes -paupières--étrange ton vêtement--et étrange la longueur glorieuse de -tes tresses!» - -Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la -mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu'à la -sensation de l'étouffement. - ---Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me -rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour -moi! Mon vêtement n'est pas étrange, vous n'avez jamais vu se -dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et -si je viens ici plus souvent que de coutume, c'est que le marquis n'y -est plus! - -Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai, -assommé, sur mon banc. - -Ce n'est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et -prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier. -Elle pleurait... - -Oubliant déjà ma fureur, je m'apprêtais à prononcer quelques bonnes -paroles où, naturellement, je n'aurais point manqué de me donner tous -les torts, quand je m'aperçus que les larmes de Christine coulaient sur -l'image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité -qui déjà m'avait fait tant souffrir) du beau Gabriel. - -Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d'amertume d'où je laissai tomber -quelques gouttes: - ---Certes! fis-je... si j'étais aussi beau que celui-là!... - -J'avais cru l'embarrasser; quelle erreur! Elle levait sur moi des yeux -brillants d'une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne: - ---Oh! oui!... si vous aviez été aussi beau que lui!... - -C'était à pouffer de rire, si je n'avais été aussi amoureux et si -j'avais pu oublier une seconde que j'étais la première victime de -cette situation ridicule. - -Le plus inouï, qui commença de m'ouvrir d'étranges horizons, fut que -Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première -victime) pour elle!... - ---Oh! mon ami, mon cher grand ami!... gémit-elle, je suis bien -malheureuse!... - ---Eh bien, et moi, m'écriai-je... croyez-vous que je me promène dans -les Champs Élysées?... - ---Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi! m'expliqua-t-elle avec -cette logique spontanée, candide et irréfutable que l'on trouve à peu -près chez toutes les femmes... oui, beaucoup moins à plaindre puisque -c'est par ma faute que vous êtes malheureux!... Et _s'il n'y avait que -vous!_... - ---Ah! oui! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le -prosecteur!... Mais pourquoi ne l'épousez-vous pas?... - -J'éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle -aussi, autant qu'il était dans mes moyens de le faire, moyens que -j'espérais bien pousser jusqu'au bout, maintenant que nous avions -entrepris cette marche à l'abîme. - ---Parce que je ne l'aime pas! m'avoua-t-elle avec un gros soupir, et en -continuant de laisser couler ses libres larmes sur l'image que -j'abhorrais!... - ---Et comment, ne l'aimant pas, lui avez-vous promis le mariage, -pourriez-vous m'expliquer cela, Christine? - ---Fort honnêtement, répondit-elle... Jacques ne vit que pour moi, -depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant -vous permettra d'apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous -aurai dit qu'il est en train de devenir l'un des premiers, peut-être le -premier savant de ce siècle. Eh bien! Jacques se moque de la gloire, de -la fortune et de tout ce qui se rattache à l'humanité en général! Il -ne vit que pour moi! Ce génie, que l'on ne peut entendre dix minutes -sans en être ébloui, n'a qu'un but: me serrer dans ses bras et me -faire la mère de ses enfants!... Et vous auriez voulu que, d'un mot, je -souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où -viendra peut-être se réchauffer l'humanité future!... Non!... Je lui -appartiens!... Il le sait!... C'est ce qui fait sa force!... S'il avait -voulu, j'aurais déjà été à cet homme-là!... mais il a son idée, -lui aussi, et son orgueil... Il veut m'apporter sa dot: quelque chose -que l'on n'a point déposé encore dans une corbeille de mariage: - -»_La chaîne d'or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la -vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue!_ - ---C'est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais -lent à forger, et puisque vous n'aimez pas le forgeron... - ---Bénédict Masson! quand je vous dis, à vous, _à vous seul au -monde_, que je ne l'aime pas, cela signifie que je ne l'aime pas autant -qu'un cerveau comme celui-là mériterait d'être aimé... _Vous abusez -de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma -confiance!_... - -Mais les coups qu'elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout -en ayant l'air de me caresser avaient achevé de m'étourdir, et c'est -alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut -parler la brute: - ---Vous avez des sentiments pour lui! Vous avez des sentiments pour moi! -_En attendant, c'est celui-ci que vous embrassez!_... - -D'abord, elle ne comprit pas... mais elle dut sentir passer sur elle -quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de -noyée... Ah! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses -pleurs... mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui -imposais: ma main désignait encore l'image de Gabriel qui, lui aussi, -pleurait les mêmes larmes qu'elle... - -Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s'épanchait librement -devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup... Elle se -leva en frissonnant et elle alla s'enfoncer dans la nuit de la -bibliothèque où je n'osai tout d'abord la suivre... - -Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? voilà ce que je ne saurais -dire. - -Dans son isolement, j'étais sûr qu'elle ne pensait qu'à lui... et la -preuve de cela, elle finit par me la donner. - -Elle m'appela près d'elle. Sa voix était loin d'être hostile. -Était-elle naturelle? Faisait-elle un effort sur elle-même parce -qu'elle avait quelque chose à me demander? Je n'essayai point de -résoudre ce problème... ses nerfs étaient à bout, à moi aussi... -Elle n'avait qu'à me laisser dans mon coin... Elle aurait dû -comprendre qu'il y a certaines heures lourdes, chargées d'une volupté -insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d'appeler près de -soi les poètes, avec une voix de miel. - -Je m'assis à l'autre bout du divan, par une dernière précaution qui -touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le -bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m'a -privé pour toujours de Christine. - ---Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas -pour moi, certes!) et toute sa peur... mon ami, _seriez-vous jaloux -d'une image?_ - ---Cessons de nous mentir, fis-je brusquement... Je vous adore et je vous -hais à la façon du maudit qui est à l'autre pôle de Dieu et dont le -tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront -pour s'anéantir. En ce qui nous concerne, nous n'en sommes pas là!... -Votre douce voix qui m'appelle me rend malade de fureur si elle est un -piège... mais plus mou qu'Hercule aux pieds d'Omphale si elle vibre -d'une véritable tendresse, comme parfois, j'ai osé l'espérer et -_comme je veux le croire, ce soir!_... Ou vous allez me chasser avec des -mots rudes, ou vous allez avoir pitié d'un damné!... Oh! je -m'entends... et rassurez-vous!... Vous avez promis de justes noces à un -homme que vous n'aimez pas... et vous lui apporterez un corps vierge! -c'est sublime!... Mais puisque vous avez des _sentiments pour moi_ -(parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur -le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me -mentir! Christine! Christine! ce n'est pas un profil d'argent que je -vous ai vu embrasser!... _Cette belle image a un nom; elle s'appelle -Gabriel!_... - -L'effet fut foudroyant. L'ombre de Christine se dressa dans -l'encadrement de la fenêtre... Et elle se pencha sur moi, si près que -je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur... - ---Comment savez-vous?... comment savez-vous?... - -Alors, je lui dis tout... Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux -espionnage... je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes -auxquelles j'avais assisté... - -Elle me donnait à peine le temps de respirer: «Et après?... Et -après?...» me pressait-elle... - -Après, je lui dis comment j'avais cru à la mort du mystérieux -étranger, comment il m'était apparu convalescent... enfin ce fut -l'horreur de l'opération et son dévouement à elle! et son angoisse... - ---J'espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu'il est -maintenant hors de danger! - -Elle ne répondit point à ces dernières paroles... Elle était -retombée tout près de moi... et ce fut elle qui, cette fois, posa sa -main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les -deux)... Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée... Enfin, elle -prononça avec effort: - ---Et qu'avez-vous pensé en voyant mon père?... - ---Votre père, fis-je, a été violent et j'ai bien cru que c'en était -fait de Gabriel!... Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse... -tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la -vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire... - ---Assez! assez! murmura-t-elle... Et si vous ne voulez point que je vous -haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais -encore vous allez me jurer d'oublier tout ce que vous avez vu, vous!... -Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du -drame auquel vous avez assisté... D'autres que vous ont entrevu notre -hôte... notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu'on en a -parlé chez Mlle Barescat... Aux dernières nouvelles, on dit que c'est -un étranger proscrit et condamné par le parti qu'il aurait trahi... Ce -sont des histoires... nous n'avons de renseignements à fournir à -personne, qu'à la police... si elle nous en demande, mais je ne vous -cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne -franchisse notre seuil que le plus tard possible... Si cela arrivait, -à elle aussi nous demanderions le secret jusqu'au jour... jusqu'au -jour, mon ami, qui n'est peut-être pas très lointain, où je pourrai -tout vous dire!... _Puis-je compter sur vous, mon ami?_ - ---Mais comment donc?... mais comment donc? Cet homme, après tout, n'est -pas à plaindre, bien qu'il ait été fort malmené... par votre -père... Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre -séquestré, moi! - ---Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict!... d'un mot, je -pourrais vous faire taire, mais ceci n'est point mon secret... et j'ai -juré à Jacques... (elle s'arrêta et je ne sus jamais ce qu'elle avait -pu bien jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel!... -Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer -que mon affection pour ce bel étranger n'a jamais dépassé les limites -d'un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes -lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j'ai embrassé sa beauté!... -Hélas! hélas! celui-là non plus, je ne peux plus l'aimer!... Il n'a -que sa beauté pour lui! C'est une tête vide, comprenez-vous? - ---Les imbéciles sont bien heureux! répliquai-je dans un rire -diabolique... Fichtre! Christine, s'il vous faut, pour être heureuse, -le profil de l'Apollon Pythien, la pensée d'un Jacques Cotentin... - ---Et le cœur embrasé de Bénédict Masson! acheva-t-elle à mi-voix. - ---Tout cela dans un même homme! repartis-je sur un ton de plus en plus -sauvage... Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les -autres, du paradis!... - ---Bénédict, Bénédict, calmez-vous!... vous ne m'avez jamais parlé -ainsi!... vous m'effrayez! - ---J'envie l'homme à la tête vide!... fis-je, et là-dessus j'éclatai -à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans... - -Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans -un mouvement qui n'était, qui ne pouvait être que de pitié et qui -acheva d'exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de -frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son -clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d'un pauvre -être qui n'a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d'une -femme... - -Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur -l'épaule du bel être à la tête vide!... On nous a appris, sur les -bancs de l'école, l'histoire d'une femme, reine par le rang, la beauté -et l'intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid -fût-il... Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe -de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma -terrible timidité... - -Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque, -pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de -rhétorique, une femme qui m'aimerait vraiment lirait tout de suite ces -deux mots: «Embrasse-moi!» - -Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer!... - -Mais Christine les a entendus tout de même... La voilà, la divine, qui -se penche sur moi; son souffle, son haleine embrasait mes artères, -cependant que le cœur rouge de sa bouche s'entr'ouvrait sur la -mienne... Allais-je mourir de joie, m'éteindre du coup, consumé par la -flamme sacrée?... Pourquoi n'ai-je pas fermé les yeux?... Alain -Chartier dormait, lui!... Oui, mais Marguerite avait les yeux grands -ouverts sur cette sublime laideur qu'elle honorait d'un baiser royal!... - -Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine?... Est-ce parce que -cette nuit est trop claire encore?... Est-ce par pudeur?... Je veux le -savoir, Christine!... - -Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète!... Eh bien! -allons, du courage!... - -Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre -stupide, ta Christine!... _et elle a eu un soupir de dégoût!_ - -La pauvre a fait ce qu'elle a pu! et toi, tu t'es conduit comme un -misérable!... Si tu ne l'as pas étranglée, c'est tout juste!... Elle -a roulé sous tes coups et tu t'es enfui jusqu'ici, jusqu'aux bords du -petit étang sinistre aux eaux de plomb! - -C'est la première fois que tu brutalises une femme! tu n'as qu'un -excuse: c'est que tu n'en as jamais aimé une autre comme celle-là!... - - - - -XVI - -LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON - - -Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson. - -Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale, -dans ce drame intérieur créé par la laideur. C'était nécessaire. Le -flambeau, allumé par lui-même et â la lueur duquel nous avons -examiné ce paria: l'homme laid--va nous aider à éclairer certains -coins du drame extérieur dont il fut l'effrayant héros. - -Voyons d'abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que -nous en connaissons déjà n'est guère rassurant. - -Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend -à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui -compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n'y avait là -qu'une halte! c'est la halte qui a créé cette agglomération -villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse -dont l'aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux, -touffus, si accueillants de l'Ile-de-France. - -Marais et marécages, étangs couverts de plantes d'eau, gardés par des -saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du -gibier d'eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs -et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés -de la guinguette. - -Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait -d'abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers -étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après -avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies, -entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur -flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé -par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux -noires d'un étang. - -La maison était entre l'étang et le bois. - -Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit -d'ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé -avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé... Mais -depuis qu'elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n'en -prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant -point d'homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure... - -Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un -pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque -dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait -passer ses vacances et s'installer sitôt qu'il avait vingt-quatre -heures de liberté. - -Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans -la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette -avec laquelle celui-ci s'était payé le luxe de parcourir le monde en -artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre -souvent pour fantasque, alors qu'il n'était que poète. Bénédict -était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa -manière de vivre. - -Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude -et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros -propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche -sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y -installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres. - -Quand il quittait l'Ile-Saint-Louis, c'était pour venir se réfugier -là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques -reliures d'art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini, -des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de -femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à -Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait -inlassablement l'image de Gabriel. - -Et puis, tout d'un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la -rejetait avec rage ou même l'anéantissait dans le petit atelier qu'il -s'était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de -tout esprit commercial... et il sortait, habillé en boucanier, rêvant -pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l'avait -connue, lorsqu'il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard, -faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux -pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu'il avait fabriqué dans un -ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu'il attachait -aux arbres... - -Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n'avait ni fusil -ni engin d'aucune sorte... mais il avait dans ses poches un carnet et un -crayon, et il faisait des vers... il faisait des vers sur l'amour... Il -ne pensait qu'à cela, l'amour! - -Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes... - -L'aventure qu'il venait d'avoir avec Christine, et qui ne faisait que -commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais -auparavant, chaque fois qu'il se trouvait en face d'une femme, il avait -envie de la mordre autant que de l'embrasser, tout de suite... -Cependant, il n'en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles -n'avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause -d'une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu'à -l'anéantissement. - -Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport -avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec -Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste, -dans les mêmes Mémoires; assez rapidement). Malheureusement pour lui, -il y avait... _il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui -dans son désert et qu'on n'avait plus revues nulle part!_ - - - - -XVII - -LA SEPTIÈME - - -Cette succession de disparitions avait frappé plus d'un esprit dans le -pays; on s'en était d'abord amusé, puis on avait jasé assez -sournoisement; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus -Bénédict Masson, on avait parlé d'autre chose. Mais il y avait -quelqu'un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C'était le -père Violette. - -Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu'on lui -faisait l'honneur de le charger de ces importantes fonctions... -Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs -se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères; -alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c'était -un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d'avoir du gibier. - -Le père Violette n'avait rien en lui qui rappelât la fleur -printanière dont il portait le nom; il n'en avait ni la fraîcheur, ni -le parfum, ni la modestie. C'était le plus grand hâbleur de chasse et -de pêche que l'on pût entendre; avec cela, le pays lui appartenait; on -ne pouvait le traverser, sans qu'il eût l'œil sur l'audacieux qui -pénétrait dans son domaine. - -On l'avait toujours vu habillé de la même façon: vieille culotte de -velours à côtes qui n'avait plus de couleur, toujours botté, une -veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de -cordelettes, d'extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne -quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil -(dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n'était jamais -très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu'un morceau -de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie, -calcinée par ce charbon ardent; un visage taillé à coup de serpe, de -grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du -chien d'arrêt... de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos -et qui voyaient d'incroyablement loin. - -Il n'y en avait pas deux comme lui pour lancer l'épervier ou démolir -une bande de canards sauvages à l'affût, vers lequel il les attirait -avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires, -au moment des grands passages... - -Il habitait une hutte au milieu des _têtards_, comme il appelait les -saules pâles qui dressaient leurs troncs entr'ouverts, égorgés, sur -deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine -mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les -roseaux... Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel -rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres -d'ablettes argentées... - -Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L'une des plus -fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion -extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse -établi dans une vraie maison... un chalet comme il convient à un vrai -garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson -lui-même, à un «gros bonnet», qui ne demandait pas mieux que de -louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du -père Violette son homme, et qui l'aurait installé là jusqu'à la fin -de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c'est de lui -qu'il s'agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien -arrêtés... - -Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le -pays, à n'être gêné par personne autour de la grande propriété -qu'il avait achetée de l'autre côté du vallon, par delà le bois, et -où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne -nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes -auxquelles on venait de loin, de très loin, même d'Angleterre... Mais -cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails, -n'avait rien voulu savoir. - -Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter. -Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n'avait pas même eu -à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer -dix paroles... Et le marquis s'était tout de suite désintéressé de -l'affaire... l'ancien garde ne l'avait même plus revu... - -Eh bien! cette raison que le père Violette avait de détester -Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n'était point -la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que -cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait -son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant -à voir, _mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que -l'autre était venu y faire._ - -Bien avant l'histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait -fort bien s'expliquer après tout par l'effroi que lui inspirait cet -être misérable et «disgracié de la nature», Bénédict Masson -était pour le père Violette le plus grand mystère du monde. -Longtemps, l'ancien garde, devenu braconnier, l'avait observé avec une -inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n'était pas sans -effroi qu'il passait à côté de lui comme à côté d'un fou dangereux -dont il faut tout craindre... Songez donc!... Bénédict Masson vivait -dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette -lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n'étaient pas là) -couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi -entre les roseaux, comme qui dirait à l'affût... _et il ne pêchait ni -ne chassait jamais!_... Ça, c'était une énigme!... - -Le père Violette en était positivement malade!... jamais, jamais un -fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de -gaule... Alors, quoi?... qu'est-ce qu'il faisait là, pendant des -journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant, -les mains dans les poches, ou s'arrêtant les yeux fixes, pendant des -heures, comme s'il attendait quelque chose, comme s'il chassait quoi! ou -comme s'il pêchait! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais! - -Et, parfois, il «causait» tout haut, tout seul!... Ça! le père -Violette l'avait entendu!... - -Qu'est-ce qu'il avait donc dans la cervelle, «cet oiseau-là», s'il -n'était pas fou?... _Il avait tout du crime!_... - -Le père Violette s'en était tenu là! Depuis le moment où il avait -été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays -comme celui-là, où il n'y avait rien à faire qu'à braconner, il -avait dit: «Voilà un garçon qui a tout du crime!» - -Cela, une fois admis, on comprend facilement l'impression produite sur -l'esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui -s'étaient succédé si étrangement chez notre relieur... - -Il y avait déjà plus d'une semaine que Bénédict Masson était revenu -s'installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de -trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra -dans la cuisine de «l'Arbre Vert», de l'autre côté du coteau, sur le -versant, d'où l'on découvrait un pays qui n'avait plus rien à faire -avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les -boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d'enceinte qui -entourait le parc des «Deux-Colombes», la propriété que le marquis -de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal... - -L'auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher -au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre -magnifique (l'arbre vert); un porche, une cour, une écurie, un hangar -qui servait au besoin de garage; un enclos palissadé, soigneusement -cultivé de légumes, de pommes de terre; quelques arbres fruitiers; -au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes: un cep -nerveux festonnait en l'ombrageant l'espèce de tonnelle qui entoure le -vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et -toujours de bonne humeur depuis qu'un heureux trépas l'a débarrassée -de son gredin d'époux, qui passait son temps à boire son fonds avec -son revenu, et qui en est mort... - -Le père Violette est toujours bien reçu là dedans; c'est le -pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l'on mange ce qui -est généralement défendu par les justes lois. On vient d'assez loin -faire des parties fines à l'Arbre Vert. Spécialités de matelotes, -gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d'un -vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère -Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne -vous demande pas de contrat de mariage et l'on n'écoute pas derrière -les portes. Ça n'est pas le genre de la maison. - -Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à -ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se -laissa tomber sur un banc, au coin de l'âtre, et ralluma sa pipe avec -une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et -regarda la flamme. - ---Eh bien? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton -Bénédict t'a-t-il enfin «débarrassé le plancher»? - -Le plancher! drôle de façon de désigner les marécages de -Corbillères! Mais la mère Muche n'y regarderait pas de si près, et -puis, elle était tout à fait excusable de s'exprimer ainsi, car elle -ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait -toujours dit que le pays d'où le père Violette rapportait de si bonnes -choses était si laid, qu'elle n'avait jamais eu le courage de grimper -à travers bois jusqu'en haut du coteau pour savoir comment il était -fait. - -Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde -qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et -malgré le père Violette!... Ah! le garde ne lui laissait rien ignorer -du monstre de laideur qui _avait choisi cette solitude pour y attirer -des femmes et les assassiner!_ Ça, c'était le fonds, le tréfonds de -la pensée du père Violette, et il ne l'avait pas caché à la mère -Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne -faisait qu'en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père -Muche était mort. - ---Quelle drôle de tête tu fais, Violette! reprit la mère Muche... -c'est-y qu'il y aurait du nouveau du côté de ta hutte? T'as l'air tout -retourné... Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait -peut-être bien!... - ---Donnez donc «à bouère» et vous saurez tout, mère Muche! _La -septième est arrivée!_... - ---Quelle septième?... - -L'autre haussa les épaules. - ---Vous vous f... encore de moi!... Vous savez bien de quoi je parle!... -Eh bien! oui, je suis retourné à l'idée que cette pauvre petite-là y -passera comme les autres!... et qu'il n'en sera pas plus question que si -elle n'avait jamais existé!... Ah! mais, cette fois, ça n'ira pas tout -seul!... J'suis là!... - -La mère Muche continuait à rire: - ---Oui! t'es là! t'es toujours là!... Faudrait peut-être qu'il te -demande la permission, vieux jaloux!... - -Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre, -événement grave: - ---Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous -apporterai la preuve... une seule preuve... ça se rencontre!... - ---Sûr! répliqua-t-elle... il faut bien qu'il les mette quelque part, -à moins qu'il ne les mange!... - ---Vous blaguez!... je vous dis _qu'elles n'ont point toutes repris le -train!_... Ça, c'est déjà une preuve!... - ---Eh bien! elles sont reparties par la route!... du moment que tu me dis -qu'il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son -service dans un endroit assez désolé... et puis aussi elles ont -peut-être eu peur!... Alors, elles se sont sauvées!... - ---Peur!... je vous crois qu'elles ont eu peur! - ---Elles te l'ont dit? - ---La dernière me l'a dit! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida -d'un trait pour se donner du courage ou s'éclaircir les idées), la -dernière qui est restée près de trois semaines... Oui, j'ai pu lui -parler à celle-là!... et elle m'en a raconté, allez, sur le -Bénédict!... - ---Et elle avait peur!... et elle est restée trois semaines!... - ---Elle est restée justement à cause de ça! - ---Elle est restée parce qu'elle avait peur? - ---Oui, que je vous dis!... Ah! c'était une drôle de fille! allez!... -et on aurait pu croire qu'ils étaient bien faits tous deux pour -s'entendre!... Eh bien! elle a disparu comme les autres!... envolée, -volatisée!... c'est à ne pas croire!... - ---Elle est peut-être simplement retournée à Paris!... - ---Non! j'ai fait mon enquête... Celle-là, je connaissais son nom et -j'avais pu savoir où elle habitait!... On ne l'a jamais plus revue!... -Elle s'appelait Catherine Belle! et belle elle l'était, en effet!... -Ah! un sacré brin de fille! .. Si elle avait voulu, je l'aurais bien -débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas -peur!... Je vous dis que c'est inexplicable!... La première fois que je -lui ai parlé, c'était un soir... je rôdais autour du chalet!... Je -vois une ombre qui s'en échappe en courant; puis la porte se rouvre et -le Bénédict paraît! appelant d'une voix suppliante: «Catherine!... -Catherine!...» - -»Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de -roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la -présence... Maintenant Bénédict l'appelait d'une voix de colère, et -comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec -fureur. - -»Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je -la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s'était égarée dans -l'obscurité: - -»--Ne craignez rien! lui dis-je... je suis là!... c'est moi le garde, -le père Violette... qu'est-ce qu'il vous a encore fait le misérable? - -»--Mais rien, me dit-elle... seulement il me fait peur!... Il a, au -contraire, été très gentil!... - -»Je ricanai... - -»--Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil... et -elles s'en vont toutes! - -»--C'est ce qu'il m'a dit. - -»--Elles s'en vont toutes au bout de vingt-quatre heures... de deux -jours... de trois jours... Vous, voilà huit jours que vous êtes -là!... Vous avez de la patience!... - -»--Il m'a encore dit ça!... - -»--Pourquoi restez-vous?... - -»--Parce qu'il est très malheureux!... Il est à plaindre, le pauvre -garçon!... Il pleure... j'ai eu pitié de lui!... - -»--Et vous en avez assez maintenant? - -»Elle ne me répondit pas... - -»--Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir?... - -»--Parce qu'il a voulu m'embrasser!... - -»--Il n'est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le -soyez un peu... - -»Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s'était arrêtée, -je lui dis: - -»--Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n'avez -pas de temps à perdre! - -»--Non, me répliqua-t-elle brusquement... C'est de l'enfantillage... -je retourne... - -»--Où? - -»--Mais chez lui! - -»--Chez Bénédict Masson? - -»--Oui!... - -»J'étais abasourdi... - -»--Écoutez, fis-je... vous avez tort!... vous avez tout à fait -tort!... C'est moi qui vous le dis... vous vous en repentirez! Ce -garçon-là a tout du crime!... - -»Elle réfléchit un instant et elle répéta: - -»--C'est vrai qu'il y a des moments où je me suis dit ça, moi -aussi!... - -»--Et vous y retournez? - -»--Oui!... pour voir!... Mais bah!... ça finit toujours par les -larmes... Au fond, il n'est pas bien dangereux, allez! - -»Et elle rentra au chalet... Tout ce que j'ai pu lui dire... c'est -comme si j'avais chanté... Ce qui l'amusait, celle-là, c'est qu'il lui -faisait peur!... Décidément, on ne sait jamais avec les femmes!... - -»Les jours suivants, vous pensez si j'étais à l'affût... à l'affût -de mes deux tourtereaux. C'était à crever de rigolade!... Le monsieur -faisait toilette... Il se faisait beau, le monstre!... Il mettait ses -habits de la ville... une cravate, un chapeau... et il lui en -racontait!... - -»Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle -voulait savoir jusqu'où ça pourrait bien aller, cette histoire-là!... -M'est avis qu'elle l'a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui -a pas porté bonheur!... - -»Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul, -tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable, -tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée, -mordant les cordes... C'est pas un chrétien, ça!... J'avais envie de -l'abattre d'un coup de fusil... - ---Père Violette, pas de bêtises!... interrompit la mère Muche. -Qu'est-ce que c'est que cette petite qui vient d'arriver?... - ---Une enfant!... Ça n'a pas plus de dix-sept ans!... Ah! mais -celle-là, faut pas qu'il y touche! ou je fais le gendarme!... Riez pas, -mère Muche; cette fois, à la première alerte, je le dénonce!... Il -faudra bien qu'il s'explique... - ---D'où qu'elle vient, la petite?... - ---Elle doit être Berrichonne... c'est une fille de la campagne... elle -l'appelle: mon oncle!... - ---Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle? - ---Paraîtrait!... Du reste, il n'a pas fait de frais pour celle-là... -il ne s'est pas déguisé en gentleman... Il a plutôt l'air de la -traiter comme une petite servante... Il lui fait faire ses courses... -Ça n'est plus le boulanger qui apporte les provisions... Personne ne -vient plus au chalet... Il a même remercié le souillon qui venait deux -heures tous les matins faire le ménage... Ils vivent tout seuls, tous -les deux, loin de tout, sûrs de n'y être dérangés par personne... La -petite n'est ni belle ni laide... elle s'appelle Anie. - ---Tu lui as parlé? - ---Oui... tantôt... je lui ai demandé si elle se plairait dans nos -marais... Elle m'a répondu: - -»--Pourquoi donc que je ne m'y plairais pas? mon oncle est si bon!... -Textuel... - -»--Tant mieux s'il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué... il -ne l'a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans -quoi elles y seraient encore!... - -»Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie -toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin: - -»--Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées!... - -»Là-dessus, elle s'est sauvée et ne s'est arrêtée qu'au chalet. - ---Tout ça finira entre vous par du vilain!... conclut la mère Muche. -Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t'as peut-être bien tort, -père Violette... En attendant, vide ton piot!... - ---N... d... D...! le voilà! - ---Qui? - ---Notre paroissien!... - -Et le père Violette sauta sur son bâton comme s'il avait à se -défendre contre quelque animal redoutable... - -La mère Muche allongea le nez à la fenêtre: - ---Bon sang! fit-elle... c'est vrai qu'il n'est pas beau! - -Bénédict Masson traversait la cour. L'apparition de cet homme, dans le -soir qui tombait, était sinistre. - -Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu'il -avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s'il cherchait une -proie à dévorer, donnait le frisson. - -Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le -considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle -hostilité. - -Sans hésitation il pénétra dans la cuisine. - ---Vous! j'ai à vous parler! fit-il au garde, tout de suite... Si vous -voulez me suivre, ça ne sera pas long!... - -Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité -méprisante. - ---Moi, je n'ai rien à vous dire! déclara-t-il. - -La mère Muche était loin d'être à son aise... Elle avait un dîner -à préparer pour des gens des «Deux Colombes» qui arrivaient, le soir -même, à la villa, où rien n'était prêt pour les recevoir et elle -eût voulu voir les deux hommes «aux cinq cents diables»... Enfin, -comme à tant d'autres, Bénédict lui faisait peur. - ---Allez vous expliquer sous la tonnelle! leur suggéra-t-elle. - -Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot. - ---Écoutez, père Violette!... fit Bénédict Masson, si vous voulez -qu'on trinque ensemble, il ne tiendra qu'à vous!... mais il faut qu'on -s'explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. -Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant! - ---Je vous gêne donc? releva l'autre. - -Bénédict Masson s'assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et -taciturne, cessant de le regarder, il répondit: - ---Oui! - ---Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi?... émit hardiment le -garde. - -Mais il se tut, car il n'avait pas achevé sa phrase que l'autre avait -relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme -finit par s'éteindre... la tête retomba sur la poitrine et Bénédict -reprit d'une voix sourde: - ---Je sais ce que vous racontez partout! Faut vous taire, père Violette! -Moi, j'en ai assez!... Eh bien oui, elles sont parties!... je ne peux -pas garder une ouvrière!... je ne peux garder personne auprès de -moi... je fais peur à tout le monde!... Tout à l'heure, j'ai fait peur -à Madame!... ah! laissez-moi parler, madame!... je suis si content de -m'expliquer devant vous!... Vous ferez peut-être entendre au père -Violette qu'il faut qu'il tienne sa langue... Ma vie n'a rien de -mystérieux... Je n'ai jamais fait de mal à personne!... On n'a qu'à -me regarder pour comprendre que je n'ai pas besoin de leur faire du mal -pour qu'elles fichent le camp!... Je ne suis pas venu ici pour faire le -malin, je suis venu ici pour dire au père Violette: «J'en ai une, en -ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j'ai -recueillie et que je ne dégoûte pas trop!... et qui veut bien me -servir de bonne... qui a été malheureuse, toute petite et qui m'est -reconnaissante de ce que je peux faire pour elle... eh bien! père -Violette, faut pas la dégoûter de moi!... - ---Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça!... grogna le garde. - -La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson. - ---Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le -verre... Il n'y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre -en se faisant la mine... Trinquez et serrez-vous la main et qu'il ne -soit plus question de rien! - -Mais le père Violette, têtu, répétait encore: - ---Tout ça, ça ne me regarde pas... tout ça, ça ne me regarde pas! - -Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde -et lui dit, la voix rauque: - ---Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous, -gardez votre langue... gardez votre langue, père Violette!... parce que -je vais vous dire... si celle-là s'en va, comme les autres qui sont -peut-être parties aussi à cause de vos ragots... eh bien! c'est vous -que j'en rends responsable!... Moi, vous savez, la vie, je m'en f..., et -je vous crèverais comme un chien! - -Là-dessus il s'en alla, après un bref salut à l'hôtesse, traversa la -cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre. - ---Vous l'avez entendu! Vous l'avez entendu, le sauvage! fit entendre le -père Violette quand l'autre fut déjà loin. - ---Écoute! dit la mère Muche... cet homme-là me paraît à bout!... -_Je souhaite pour toi que la septième, elle reste!_ - - - - -XVIII - -LES NOUVELLES DE LA MARQUISE - - -«Ma chère Christine, je vous écris parce que je n'ai plus -d'espérance qu'en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance -bien faible, hélas!... - -»Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de -ma trop réelle infortune, vous qui n'y avez pas cru quand j'étais -frappée sous vos yeux? - -»Non, Christine, ce n'est pas une folle qui vous écrit, ce n'est pas -une monomane qui se meurt d'une idée fixe, comme vous l'avez pensé -longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne -m'eussiez pas laissée partir; vous ne m'eussiez pas, vous et M. -Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c'est la plus -malheureuse des créatures à qui l'on vole sa vie chaque jour, chaque -nuit, goutte à goutte, c'est la victime d'un monstre _qui a déjà -dévoré_ des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des -veines épuisées par son insatiable morsure!... - -»Ah! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si -tristement sourire... Pourquoi ne pas me croire, vous qui m'avez vue?... -Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage?... - -»Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois -devant vous, n'évoquait qu'un vague fantôme né de mon imagination -malade... et pourtant!... et pourtant!... Il était là; entre nous, en -chair et en os!... - -»Christine! Christine! cela a existé les vampires!... J'admets qu'ils -aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués -jusqu'au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne -voudriez-vous pas qu'au moins l'un d'eux ait survécu à cette race -maudite?... - -»Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous -racontent qu'ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis -formidables de l'un de ces monstres qui, au témoignage de l'histoire -naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde... Le serpent -de la baie d'Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable -comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par -les tombeaux!... - -»Son tombeau! son tombeau vide d'où il est sorti il y a plus de deux -cents ans pour se repaître du sang des vivants; j'ai voulu le voir; je -l'ai vu... j'en ai soulevé la pierre!... Guidée par un homme, par le -plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui, -en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la -crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le -gardien... - -»Là, sont les tombeaux de la famille... Le premier de la -seconde rangée à droite... c'est celui-là!... «Cy-gît -Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de -Sa Majesté...» et une plaque, sous la date, où l'on trouve cette -mention: «Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été -dispersés en 1793, par la Révolution.» - -»Dispersés!... dispersés!... Je sais où ils sont, moi, les restes de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Et vous aussi, Christine, qui ne me -croyez pas, vous le saurez un jour!... _Ils se portent fort bien!_... - -»Quelle vision que cette crypte!... Cette tombe vide m'attire!... -quelque chose me dit qu'une nuit, je me réveillerai sous cette -pierre... et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, _pâle -fantôme qui cherchera sa vie!_... - -»Qu'un pareil destin me soit épargné, Seigneur!... Vous savez à quel -prix, Christine!... Vous savez ce que l'on doit faire de nos cadavres -pour qu'ils ne soient plus redoutables après la mort!... - -»Qu'au moins mon tourment cesse avec ma vie!... Sangor m'a promis de ne -point m'épargner quand je serai morte... Moi morte, il n'a aucune -raison de me tromper... et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste -qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre!... _Je me -suis arrangée pour cela!_... Vous allez me croire plus folle que -jamais!... Christine! Christine!... j'espère avoir bientôt l'occasion -de vous convaincre de ce qui se passe ici!... de vous fournir une preuve -décisive... irréfutable... et alors, vous accourrez, n'est-ce pas, -vous et Bénédict Masson!... Vous me sauverez, s'il en est temps -encore!... - -»Le marquis ne me quitte plus!... depuis que je ne suis plus qu'un -souffle, jamais il ne m'a autant aimée!... C'en est fini de cette -liberté relative dont je jouissais encore à Paris... Il a renoncé à -m'abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à -tromper personne!... à me faire croire à moi-même que je ne suis -qu'une malade! c'est fini cette étape-là!... Je suis prisonnière de -l'époux qui me dévore!... Ses lèvres ne me quitteront que lorsque -j'aurai rendu le dernier soupir... Le voilà bien tranquille pour boire -sans remords le sang pâle que l'ingéniosité diabolique de Saïb Khan -parvient encore à faire couler dans mes veines... - -»Je ne sais comment je puis encore me traîner!... Ce médecin hindou -ressusciterait les morts!... - -»Christine, je vais vous dire comment j'ai voulu profiter des forces -que, je ne sais par quel sortilège, il m'avait redonnées, pour -m'échapper au cours du dernier voyage... mais assez pour -aujourd'hui!... assez! ils viennent!... Je les entends! Ils rentrent de -la promenade et _ils viennent prendre des nouvelles de ma santé!_... -Sing-Sing leur ouvre déjà la porte!...» - - -DEUXIÈME LETTRE.--«Ma chère Christine, vous savez comment on m'a fait -quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et -Bénédict Masson... On ne comptait pas sur vous, je puis vous -l'affirmer... On se croyait seuls à l'hôtel. - -»Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans -cette chambre où j'étais déjà sa proie, me débattant vainement -contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu'envahissait déjà -l'ivresse de sa passion du sang, de mon sang... sa figure est devenue -terrible... Je me suis dit: «Ils sont perdus!» - -»Mais c'est moi qui étais perdue! Vous, on vous a laissés là-bas... -Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave... beaucoup trop -compliqué... Après tout, qu'est-ce que vous aviez vu? Rien!... -Qu'est-ce que vous aviez entendu?... Un cri de folle? Toujours de -folle!... Mes confidences antérieures? Imaginations d'un cerveau -endolori! - -»Tout de même, après une telle scène, il y avait de quoi troubler -les plus sceptiques. On a compris cela!... Il n'y avait plus qu'à en -finir avec moi, _jusqu'à plus soif!_... - -»Et l'on m'a emportée!... - -»Ah! je savais bien que c'était la fin!... Ce sentiment affreux d'une -pareille mort, _suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être -encore_, m'a fait me traîner une dernière fois jusqu'à vous dans le -moment qu'ils pouvaient me croire incapable d'un mouvement!... -Christine! Christine! Il m'a semblé que, dans cette dernière -entrevue-là, l'équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop -calme, a chancelé... J'ai vu passer dans vos yeux non seulement cette -pitié coutumière que j'y lisais avec désespoir, mais quelque chose de -plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi: «Si, par -hasard, la folle avait raison?» et chez Bénédict Masson j'ai trouvé -aussi quelque chose de nouveau!... Eh bien, accourez! accourez vite si -vous ne voulez pas me trouver morte!... - -»Je vous disais dans ma dernière lettre que j'avais voulu me sauver au -cours du voyage. Oui, j'avais résolu cela!... j'étais décidée à -risquer le cabanon, la maison de folles dont on m'a plus d'une fois -menacée, plutôt que de continuer cette agonie!... mais eux, ils -m'avaient devinée!... Ils devinent tout!... Sangor, Sing-Sing devinent -tous les gestes que je vais faire!... Saïb Khan, qui était du voyage, -comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées!... Et le marquis -peut être tranquille: on lui garde bien sa proie!... - -»Tout de même, j'ai tenté l'impossible aventure!... Dans l'auto, je -ne pouvais rien espérer!... Nous étions encore dans Paris que cette -auto se transformait en cage de fer... les volets se rabattaient sur les -rideaux... je pouvais crier là dedans!... - -»Mais je ne criai pas!... J'attendis une occasion... Elle se -présenta... À l'aurore, nous eûmes une panne... Il fallait travailler -à la voiture... Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je -faisais la morte... On me transporta dans une chambre de l'hôtel qui -donnait de plain-pied sur la cour où l'on réparait l'auto et, par -derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne... - -»À quelques centaines de mètres, j'aperçus la lisière d'une forêt. -Ah! gagner ces bois!... m'enfouir dans les arbres, dans les feuilles, -dans la terre!... leur échapper!... - -»Du lit où l'on m'avait étendue, j'apercevais dans la clarté même -du matin le petit espace qu'il me fallait parcourir... Par la pensée, -je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu'à ce bois -sauveur!... - -»Mais, en réalité, comment faire?... Devant ma porte se tenait -Sangor... Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïb -Khan, tandis que les employés du garage, que l'on avait réveillés, se -hâtaient de remettre la voiture en état... sous ma fenêtre dans le -jardin, Sing-Sing. - -»Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne -pouvant rester en place... À l'hôtel, on l'attachait quelquefois dans -sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut -compter que la chaîne au cou... Mon espoir était là... Déjà, agile -comme un chat, je l'avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne -sais quel fruit vert... Qu'aperçut-il du haut de cet arbre?... Toujours -est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord -d'une fenêtre entr'ouverte au premier étage et disparaissait dans le -bâtiment. - -»En une seconde, je fus debout!... j'ouvris la fenêtre!... Depuis bien -longtemps, je ne m'étais sentie aussi forte!... Je ne pesais pas plus -qu'une plume... Mes jambes allaient me porter comme le vent... Je me -laissai glisser dans le jardin... et déjà je m'élançais... Tout à -coup, je poussai un cri terrible! _J'avais senti la morsure!_...» - - -TROISIÈME LETTRE.--«Ma chère Christine, je vous écris quand je peux, -comme je peux... le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse... -au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu'il faut que je vous -écrive, pour vous convaincre, _je veux que vous veniez!_ Montrez mes -lettres à Bénédict Masson. J'y compte bien. Je compte sur vous deux. -Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter... _Et si vous -arrivez trop tard, eh bien, mes lettres serviront peut-être à en -sauver d'autres!_... car il n'est point possible que la vérité ne se -découvre pas un jour... il n'est pas possible que _le monstre qui mord -à distance_ continue à se promener pendant des siècles encore, au -milieu de ses victimes _qui peuvent croire quelquefois qu'elles se sont -piquées à un rosier et qui en meurent!_... - -»Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l'ai -laissé la nuit dernière... Je me sentis donc mordue par le monstre, -par ce monstre qui était quelque part derrière moi! - -»Ah! l'horrible sensation!... je la connaissais!... Au moment où je -m'y attends le moins... toujours au moment où je m'y attends le moins, -je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après -y avoir laissé son venin!... - -»Oui!... du venin!... j'imagine que les vampires ont, comme les -vipères, une dent creuse pleine de venin... d'un certain poison qui se -répand dans tout votre corps avec une rapidité _et avec une douceur à -laquelle il est impossible de résister_... Vous sentez immédiatement -vos forces vous fuir comme par une porte ouverte... qui est ce petit -trou de la morsure!... c'est un engourdissement qui surprend plus qu'il -ne fait souffrir... et qui en est d'autant plus terrible, lorsque, comme -moi, on en connaît la suite!... - -»La suite, c'est le monstre lui-même qui arrive!... - -»Car les vampires ont cette particularité que n'ont point les -vipères: ils mordent à distance!... - -»Je savais qu'il était là... - -»Je ne me retournai même pas!... J'essayai, en un effort suprême, de -lutter contre l'anéantissement qui déjà me gagnait. - -»Je parvins à me traîner jusqu'à la barrière qui fermait le -jardin... - -»Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même... Alors j'aperçus le -marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait!... - - -QUATRIÈME LETTRE.--«Se doute-t-on de quelque chose? Drouine, le -sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme -dans toute l'acception du mot, m'a dit de me méfier de tout... Si l'on -surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre, -mais ce n'est pas ce qui l'arrête, il ne craint que pour moi. - -»Le bon serviteur, je lui revaudrai cela! En attendant, nous prenons -mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je -suis catholique) et sous prétexte d'aumônes pour la chapelle, je -glisse dans le tronc mes bouts de lettres... Sing-Sing lui-même, qui -suit la traîne de mon manteau comme un mauvais lutin, n'y voit que du -feu!... Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons... - -»À la suite de ma dernière escapade, on m'avait jetée dans la -voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du -château... - -»Coulteray est une vraie prison!... Des fossés, des murs qui datent du -moyen âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du -donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu'ils appellent -encore «la baille», comme au temps jadis et qui est à moitié -transformée en verger. - -»La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l'entoure avec des -parterres de fleurs. - -»En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à -la mort n'ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure -printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les -murs, bouche toutes les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant -qu'elle me fuit. - -»De ma fenêtre, située au premier étage, j'aperçois par une brèche -un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se -jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs! - -»Je suis venue ici pour mourir! Je sens, je sais qu'on ne quittera ces -lieux que lorsque je serai morte! - -»On ne m'y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle! - -»Jamais le marquis n'a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de -petits soins! Il s'est fait mon valet! Il veut être seul à me servir! -Jamais il ne m'a dit d'aussi douces choses! Il me jure qu'il n'a jamais -aimé que moi! Ah! comme il m'aime! comme il m'aime! Comme il m'offre -son bras _pour y sentir ma faiblesse._ Son amour m'a tout pris!... - -»C'est le grand vampire!... Le monde est plein de petits vampires. Il -n'y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l'un -mange l'autre! que l'un _profite_ au détriment de l'autre! Tantôt -c'est le mâle, tantôt c'est la femelle... Un égoïsme plus fort -réduit peu à peu l'être qui vit dans son ombre à zéro!... Il n'est -point nécessaire pour cela que l'on se perce les veines et que l'on se -suce le sang... c'est l'histoire de presque tous les ménages, mais -celle du nôtre, c'est autre chose!... - -»C'est l'histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a -plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes... je n'ai -rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez! ce n'est pas une -histoire, c'est de l'histoire! Et Drouine ne l'ignorait pas. Drouine -croit, lui, comme beaucoup d'autres, du reste, au village, qui fuient -quand passe le grand vampire... - -»Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout -dit!... - -»Mais il ne peut rien pour moi, _rien avant ma mort!_ Mais vous, -Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver _avant ma -mort!... je vous attends!_...» - - -CINQUIÈME LETTRE.--«Cette nuit, il m'a accompagnée jusqu'à ma porte -comme un amant soumis... et il s'est retiré très triste... Alors, j'ai -vivement fermé la porte... j'ai poussé le verrou, et j'ai couru à la -fenêtre, et j'ai fermé la fenêtre... Car, tant que la fenêtre est -ouverte, il peut me mordre à distance!... - -»Maintenant, je suis plus tranquille... je sens que je vais avoir une -nuit tranquille... - -»Quelle paix sur la terre!... enfin!... enfin!... Une lune -éblouissante apparaît par la brèche du rempart... Un paysage d'argent -m'entoure. Je me sens la légèreté d'un ange. J'ai des ailes. Si -j'ouvrais la fenêtre, j'imagine que je pourrais me balancer au-dessus -des eaux miroitantes de la Loire. - -»J'y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais -vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent -à cette terre maudite. - -»Mais je n'ouvrirai pas la fenêtre, car c'est trop dangereux. - -»La blessure pourrait entrer par la fenêtre! - -»Horreur! Oh! Horreur! Je suis blessée! - -»Je suis blessée! - -»Mais par où est entrée la blessure? Qui le dira jamais? - -»Pitié, mon Dieu!» - - -SIXIÈME LETTRE.--«Concevez-vous cela?... Oui! tout était fermé!... -_Il me mord maintenant à travers les murs!_...Et vous n'accourez -pas?...» - - -SEPTIÈME LETTRE.--«Je vais vous prouver que je ne suis pas folle!... -Aucun livre au monde n'a jamais dit qu'un vampire pouvait mordre à -travers les murs!... Et cependant j'ai été mordue!... j'ai -cherché!... j'ai cherché partout!... et j'ai fini par découvrir un -petit trou, large d'un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu!... -_C'est par ce petit trou-là que le monstre m'a mordue pendant que je -faisais ma prière!_» - - -HUITIÈME LETTRE.--«Ah! je veux savoir!... je veux savoir comment il -mord à distance!... je le saurai s'il m'en laisse le temps!... Non, je -ne suis pas folle!... non, je ne suis pas folle!» - - -NEUVIÈME LETTRE.--«Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle -quitte ma veine inépuisable et qu'il relève son front de démon indien -pour me dire: «Je t'aime!» - - -DIXIÈME LETTRE.--«Ainsi aimaient les démons indiens, les _Assouras_ -domestiqués par Saïb Khan... les premiers vampires du monde connus!... -Non loin de Bénarès, dans une île du Gange, il y a un cimetière -plein de leurs victimes sacrées... Le grand vampire européen devait -rendre visite à ses ancêtres... et là il a connu Saïb Khan, qui est -un médecin très moderne (là-bas, la colonie anglaise raffolait de -lui, littéralement), ce qui ne l'empêche pas d'être en communication -directe avec les _Assouras_; aux Indes, c'était un fait que personne ne -mettait en doute et qui faisait du reste sa réputation. - -»Moi, j'en riais! - -»Je le traitais de charlatan!... Je ne croyais pas aux vampires, dans -ce temps-là!... j'avais tort!... j'ai eu le temps de m'instruire depuis -et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore!... - -»Mais je sens que la preuve va venir!... - -»J'ai autant de lucidité qu'un Sherlock Holmes, croyez-moi!... Et il -en faut pour une enquête pareille!... - -»Mais je veux savoir comment il mord de loin!...» - - -ONZIÈME LETTRE.--«Hier, j'ai presque touché la preuve!... la preuve -que je ne suis pas folle!...» - - -DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE.--«J'ai la preuve... je vous l'envoie! et -maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez -vite!...» - -À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet -recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une -angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus... - - - - -XIX - -LA PREUVE - - -La mère Langlois, la femme de ménage, que, _par politique_, les -Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même -«déposé» depuis: - ---C'est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets -recommandés a apporté la petite boîte à Mlle Christine, qui a signé -sur le registre... - -»Mlle Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du reste, -que, depuis deux jours, je n'avais vu qu'elle. Elle restait là pour -répondre aux clients quand, par hasard, il s'en présentait, ce qui -était plutôt rare... - -»Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu, -vis-à-vis de moi, «tenir le coup», mais on ne trompe pas la mère -Langlois. - -»Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu'il y avait -«quelque chose qui ne marchait pas». Et ça n'était pas difficile de -deviner qu'il s'agissait encore du _cousin Gabriel!_ Car maintenant ils -étaient tous parents dans cette maison-là... le cousin Jacques... le -cousin Gabriel... - -»On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et -qu'il était très malade, qu'il avait fallu lui faire une opération de -toute urgence et qu'on ignorait encore comment tout cela se terminerait -malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de -lui ses jours et ses nuits. - -»Mon Dieu! m'en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel!... -que c'était le fils d'une sœur aînée du vieux Norbert, qu'il avait -été condamné par tous les médecins, qu'on tentait l'impossible pour -le sauver, etc. - -»Au fond, moi, je m'en fichais qu'ils aient le cousin Gabriel ou non à -la maison!... Mon ouvrage n'en était pas augmenté, c'était le -principal!... Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de -l'appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais!... -C'est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un -peu les fenêtres pour donner de l'air... Un jour, j'avais aperçu, sous -un drap, le corps d'un homme étendu, avec une figure tournée de mon -côté qui n'avait pas l'air à la noce... Il me regardait de ses yeux -Axes, comme si je lui devais quelque chose... Sûr, il n'en menait pas -large!... - -»Pour être malade, cet homme-là est malade! que je me dis!... Mais -qu'est-ce qui a bien pu l'arranger comme ça?... Je l'ai vu autrefois, -beau gars et dispos, _du temps qu'on ne m'en parlait pas!_... _du temps -qu'on le cachait à tout le monde!_ - -»Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu'il y avait eu du drame -là-dessous!... Mais à chacun ses misères... Il faut bien que le -pauvre monde vive!... Motus! que je me dis! Ils sont capables de me -rejeter sur le pavé! Et je me suis remise à la besogne comme si de -rien n'était!... - -»Quand la Christine me racontait quelque chose, j'empochais avec un air -bête... Ça ne m'empêchait pas de penser: «Toi, ma belle, t'as pas la -conscience tranquille!...» - -»Pour en revenir à l'affaire de la boîte, je vous disais donc que -mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l'a ouverte... -Moi, j'étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait -dans la boutique par la porte entr'ouverte, mais je ne voyais pas dans -la boîte... Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans!... - -»Ce qu'elle regardait, c'est rien de le dire! Elle s'est approchée de -la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil -d'argent _et qui avait quasi la forme d'un pistolet!_... - -»Elle semblait n'y rien comprendre; elle a tout replacé dans la -boîte; après un moment d'hésitation, elle a ouvert la porte du jardin -et s'est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M. -Cotentin ne quittaient quasi plus!... - -»Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire. - -»Le vieux Norbert est sorti sur le seuil. - -»Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus... les -yeux lui sortaient de la tête: - -»Quoi? Qu'est-ce que tu veux encore? Tu sais bien que nous ne voulons -pas de toi! Tu es trop nerveuse! Laisse-nous tranquilles! - -»Il avait l'air furieux. - -»--Écoute, papa, lui dit l'autre, j'ai encore reçu une lettre de -cette malheureuse... - -»--Ah! fiche-nous la paix avec ta vieille folle! - -»Mais l'autre insistait: «Et puis, un objet recommandé que je -voudrais montrer à Jacques!... - -»--Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques!... - -»--Dis-lui qu'elle m'a envoyé la preuve! ou «l'épreuve», je ne sais -plus... - -»Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et -lui referma la porte sur le nez. - -»Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien -qu'on n'était pas à la rigolade dans la maison et j'étais sur des -charbons ardents. - -»Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa -tomber sur une chaise dans le jardin. - -»Elle n'y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait. - -»--Qu'y a-t-il, Christine? lui demanda-t-il tout de suite. - -»--Tiens! fit-elle, voilà ce qu'elle vient de m'envoyer. Et elle lui -passa la boîte. - -»Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte; moi, je ne -voyais rien!... Le docteur dut prendre l'objet en main... Il écartait -les bras, les repliait et répétait: - -»--C'est curieux, c'est très curieux!... - -»--Mais enfin, qu'est-ce que c'est? demanda Christine. - -»--Eh bien, ça, ma chérie, c'est un _trocard!_... - -»--Oui! il a bien dit: _trocard_, et même il l'a répété: - -»--_C'est une espèce de trocard!_ - -»--Et qu'est-ce qu'un trocard? - -»Mais l'autre n'a pas répondu tout de suite. Il examinait encore -l'objet, paraissait réfléchir, et tout d'un coup s'écria: - -»--Ah! la malheureuse!... la malheureuse! la malheureuse!... Non, ça -n'est pas une folle!... c'est elle qui avait raison! - -»Et il ajouta: - -»--Ah! le bandit! - -»La Christine s'était levée, toute pâle: - -»--Mais, explique-toi! supplia-t-elle... qu'est-ce qu'un trocard? - -»--Un trocard, que lui explique l'autre, c'est une aiguille creuse, et -le pistolet à trocard, c'est une espèce d'instrument de chirurgie qui -ressemble à un petit pistolet... enfin qui fait fonction de pistolet et -qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l'abdomen une aiguille -creuse, quand nous voulons savoir... - -»--Ah! je comprends!... je comprends! s'écria Christine... - -»--Comprends-tu, reprenait l'autre. L'instrument que voilà part du -même principe... Il envoie cette aiguille creuse... remplie -préalablement de liquide nocif... Il a dit «nocif»... j'ai encore le -mot dans l'oreille... - -»--Oui! oui! je comprends! faisait la Christine, qui paraissait -atterrée.. - -»--Mais il l'envoie à distance, expliquait toujours l'autre... même -à une assez grande distance!... regarde ce ressort... et cette autre -disposition de ressort qui accompagne l'aiguille creuse et qui se -déclenche aussitôt qu'elle a touché et laissé son venin... - -»--Je comprends!... Je comprends!... - -»--C'est ce dernier ressort qui renvoie l'aiguille jusqu'à l'arme qui -la projetée... - -»--Oui! Oui! - -»--Tu vois comme l'aiguille est retenue par ce fil de métal!... -Comprends-tu?... Comprends-tu? - -»Si elle comprenait!... Du reste, ce n'était pas difficile; moi aussi -je comprenais comment il était fait c't'instrument, sans même l'avoir -vu!... Ça on peut le dire! Le carabin, pour ce qui est d'expliquer... -il explique bien!... Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses -mains: - -»--Mais il faut la sauver!... Mais il faut la sauver! - -»--Sans doute! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la -sauver! Seulement, moi, je ne puis m'absenter en ce moment... Non! je ne -puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne -puis pas quitter le travail pendant qu'il est encore tout chaud! - -»--Alors? Alors? Alors? - -»--C'est une affaire de cinq à six jours. - -»--Mais nous n'avons pas le droit d'attendre six jours! - -»--C'est bien mon avis! Tu vas donc aller trouver tout de suite -Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une -heure! Nous causerons et nous déciderons. - -»Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte. - -»Je me sauvai... mon service était fini!... J'en avais trop entendu, -sans y rien comprendre du reste... _Ça n'est qu'après l'histoire de la -septième que j'ai commencé à y comprendre quelque chose!_... - - - - -XX - -CE QU'IL ADVINT DE LA SEPTIÈME - - -Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu'à deux heures de -l'après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu -le rapide avec l'express. Elle était dans le rapide qui «brûlait» -Corbillères. Elle ne put s'arrêter qu'à Laroche et y attendre un -train omnibus qui remontât vers Paris. - -Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir... -Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict -Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à -Paris; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre, -et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment -quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray. - -Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois, -s'était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre. -Elle s'accusait d'aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait -pu subir si longtemps l'influence néfaste du marquis et, à un point -tel, qu'elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime! car enfin! -elle aussi avait _été visée!_ c'était le cas de le dire!... et même -atteinte! Elle aussi avait été _mordue de loin_ par le monstre!... -Elle n'avait pas fait une rêve, quand elle l'avait vu penché sur elle -et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, _par la piqûre du -rosier!_... Baiser si hideux qu'elle n'avait pas voulu y croire, au -réveil!... Crime d'une autre âge qu'elle avait rejeté dans le domaine -du cauchemar!... - -Oui, mais il y avait eu le _chlorure de calcium_ qui arrête le sang et -_le citrate de soude_ qui le fait couler! Et il y avait le _trocard_ qui -mordait à distance, empoisonnait à distance, annihilait à distance! -Cela était bien de notre temps! La science, la science à l'usage du -vampirisme! ce vampirisme-là n'était plus un rêve!... - -Ce n'était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que -les petits esprits modernes repoussaient d'emblée avec dédain, -c'était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne--celle du -sang humain--servie par la chimie et par la mécanique!... - -Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s'exprimait -toujours avec une circonspection et une prudence qui l'avaient plus -d'une fois trop fait sourire: «Le mensonge est moins dans les choses -que l'on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que _dans nos -connaissances!_ Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que, -même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas...» - -Corbillères-les-Eaux!... Quand elle sortit de la petite gare et qu'elle -se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d'où l'on -découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le -moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d'ouest, derniers -lambeaux de l'orage de pluie qui, tout l'après-midi, avait mêlé les -eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut -comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu'elle lui parlait -de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit: «Surtout, n'y venez pas!» - -Elle n'avait jamais rien vu d'aussi triste au monde. - -Et c'est là qu'il vivait!... - -C'est dans cette mortelle solitude qu'il était allé se réfugier -après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés. - -Elle ne lui en voulait pas. - -Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi -s'était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal?... - -Certes, elle n'avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s'était -laissée aller très naturellement à des confidences qu'elle n'eût -point faites à un autre, parce qu'elle éprouvait pour celui-ci, pour -son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent, -qu'elle n'hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son -individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible... - -Seulement, voilà! elle n'avait pas pu surmonter un mouvement de -dégoût à son approche physique! - -Ce baiser de l'homme laid, elle n'avait pas été assez forte pour le -subir! - -Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son -attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander!... - -La scène de rage, d'imprécations qui s'en était suivie, elle voulait -l'oublier... Elle avait été insultée--même frappée--enfin rejetée -loin de lui comme un objet de haine qu'il eût voulu réduire en -miettes!... et il était venu s'enfouir ici! - -Où? Dans quel coin? - -Qui la conduirait chez lui? - -La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave. - -Vraiment, ce pays l'impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules -comme un suaire humide et glacé. - -Elle pensa à retourner à Paris par le premier train; elle reviendrait -le lendemain au grand jour, avec Jacques... - -Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la -marquise lui apparut dans l'agonie du jour et lui montra son agonie, à -elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de -plus, l'aurait-elle appelée vainement? Christine n'arriverait-elle que -lorsqu'il serait trop tard? La dernière phrase de la dernière lettre -lui passa devant les yeux: «Et maintenant accourez! _car il va me tuer -si je ne meurs pas assez vite!_...» - -Un gamin, sorti de l'unique auberge, examinait sournoisement cette belle -dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda: - ---Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson? - ---Le _Peau-Rouge?_ fit-il. Bien sûr que je le sais... c'est encore moi -qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours... _avant Anie!_... - ---Qui c'est ça, Anie? - ---Eh bien, c'est sa dernière!... Il raconte que c'est sa -petite-nièce!... C'est elle qui vient faire ses provisions maintenant... -Mais voilà deux jours qu'on ne l'a pas vue!... Encore une qu'a dû se -sauver comme les autres! sans demander son reste!... - ---Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson?... - -Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le -pourboire et dit simplement: - ---Suivez-moi, j'm'appelle Philippe! - -Avant d'aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour -l'intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d'œil sur ce -qui s'est passé _ou sur ce qui à pu se passer_ à Corbillères depuis -la scène de l'Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et -Bénédict Masson... Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le -garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, _si -celle-ci s'en allait comme les autres_... Là-dessus, la mère Muche -avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n'était -pas homme à se laisser intimider. - -Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité -par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions. - -Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle -passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec -l'ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict -Masson lui imposait... - -Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son -bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un -air fort effrayé... - ---Oh! monsieur! soupira-t-elle... Vous n'auriez pas vu, par hasard, ses -clefs?... - ---De quoi? fit l'autre en fronçant les sourcils... - ---Ses clefs!... Il les a perdues!... Il les cherche partout! Il était -dans un état à faire frémir!... Je ne l'ai jamais vu comme ça!... -Ah! on croit connaître les gens!... Pour un trousseau de clefs!... j'ai -pensé qu'il allait me briser!... mais je ne les ai pas vues, moi, ses -clefs!... Et maintenant il les cherche dehors!... Il est dans la petite -saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes... - -Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie. -Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire: - ---Pour ce qu'il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les -portes ouvertes... qu'est-ce qu'il veut qu'on en fasse de ses clefs, et -à quoi ça lui sert-il? Il s'imagine peut-être qu'il a un trésor!... - ---Ah! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n'ai pas le droit de -descendre à la cave!... Il a des manies incompréhensibles!... Ça -n'est pourtant pas un méchant garçon!... - ---Tout à l'heure tu me disais qu'il a failli te mettre en morceaux!... -Il faudrait tout de même s'entendre!... - ---Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée!... - ---Et qu'est-ce que c'est que son idée?... Pourrais-tu me le dire? T'en -sais peut-être bien plus long que moi là-dessus!... émit l'autre avec -un coup d'œil en dessous vers Anie. - -Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas... On -n'est jamais sûr de rien avec ces gamines... Elle répondit naïvement: - ---Pour le moment, son idée c'est de ravoir les clefs! - -On entendit alors la voix de Bénédict au lointain: «Anie! Anie!» - ---Je me sauve! S'il savait que je vous ai parlé, j'en entendrais de -toutes les couleurs! - -Le lendemain, le père Violette eut l'occasion de reparler à Anie... ou -plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole: - ---Il les a retrouvées, ses clefs! - ---Où qu'elles étaient? - ---Je ne sais pas!... Il ne me l'a pas dit... Il m'a dit seulement qu'il -les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je -n'oublierai jamais!... Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire?... Il n'est -plus du tout avec moi comme dans les premiers jours! - ---Oui! oui! on connaît ça!... ricana le père Violette... Les premiers -jours, tout nouveau, tout beau!... - ---Dites donc, monsieur Violette, comment qu'elles sont parties, les -autres? - ---Ah! ma petite, ça, on ne sait pas!... - ---Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer!... -Moi, je suis venue avec une malle... je ne dois pas être la seule!... -Si je voulais m'en aller, il me faudrait bien un charreton!... - ---Tu veux donc t'en aller, Anie? - ---Eh bien, oui! là, mais je n'ose pas lui dire!... J'ai peur ici!... Il -sait que je vous ai reparlé... Il m'a fait une scène!... Attention! le -voilà qui sort de la maison. - -Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre. - -Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin -à l'orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la -petite. Il savait qu'elle allait venir aux provisions. Quand elle passa, -il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre, -haletante: - ---Ah! je vous cherchais!... Je ne veux plus rester là!... Je ne veux -plus rester là!... - ---Eh bien, f... le camp tout de suite! - ---Mais je ne veux pas partir sans ma malle!... - ---S'il n'y a que ça, j'irai la chercher, moi, ta malle! - ---Non! ne faites pas ça!... Il arriverait un malheur!... Ah! ce qu'il -est monté contre vous!... Mais voilà ce que vous pourriez faire... -Envoyez-moi Bicot, le garçon de l'auberge, avec un charreton, vers les -trois heures... Le _Peau-Rouge_ (c'est bien comme ça qu'on l'appelle à -Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les -herbes, je ne sais où... faire sa sieste... On ne le revoit pas avant -quatre heures... Bicot prendra ma malle et je le suivrai... Vous -surveillerez de loin!... Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il -pourrait y avoir du vilain... et ce n'est pas vous qui arrangeriez les -affaires, je vous le dis!... - -Le soir même, à l'Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère -Muche la dernière conversation qu'il avait eue avec Anie. - ---J'ai fait ce qu'elle a voulu, lui expliqua-t-il, j'ai prévenu -Bicot... À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite -saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé... la -fenêtre de la chambre s'est ouverte, mais c'est le Bénédict Masson -qui a montré sa sale gueule. - -»--Qu'est-ce que vous voulez? a-t-il demandé rudement à Bicot. - -»--Ben m'sieur, je viens chercher la malle d'Anie! a répondu l'autre -qu'était pas à la noce. - -»--Anie a changé d'avis!... Elle ne part plus! lui a jeté le -Bénédict et il a refermé la fenêtre... et le Bicot est rentré au -village avec son charreton. - -»J'avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit: «À quoi bon? -Ça pourrait tout gâter!» Vaut mieux attendre la petite!» Mais la -petite n'est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste! -Qu'est-ce que vous en pensez, mère Muche? - ---Je te répète ce que je t'ai dit un jour. J'ai vu la figure de cet -homme-là une fois! Je m'en souviendrai toute ma vie. Quand il est -arrivé avec son bâton dans la cour et qu'il était mis comme un -sauvage, un vrai Peau-Rouge, qu'est le cas de le dire, et qu'il te -cherchait partout! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi -c'est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres! - ---N... de D...! si c'est lui pourtant qui les fait disparaître! - ---Raison de plus! - ---À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu'il en est, -«'guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux -provisions. - -Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les -jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais! - -Enfin, comme l'avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les -sentiers bourbeux du marécage, quand Mlle Norbert arriva à -Corbillères, on n'avait pas revu la petite Anie depuis l'avant-veille. - -Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de -Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste -aux reflets funèbres de l'étang aux eaux de plomb. - -»Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant -les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux -courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante, -tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et -mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et -des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée. - -Il y avait un quart d'heure qu'ils marchaient, le jeune Philippe roulant -dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d'éviter les -flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque -de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti -définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s'arrêtèrent. - -Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s'élever un -tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s'échappaient avec un -ronflement sinistre d'un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet -embrasement rabattu de part et d'autre par les brusques sautes du vent -paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier. - ---C'est un feu de cheminée! s'écria le gamin, et il ne s'en doute -peut-être pas! - -Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit -pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel -ils s'accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la -bourrasque. - -L'étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient -les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une -cuve... Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme -une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du -toit... et dans ce reflet, il y eut un cadavre!... - -Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta -au-devant de Christine et de l'enfant qui l'accompagnait, comme s'ils -pouvaient encore quelque chose pour lui... Muet d'horreur, tous deux le -regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà -décomposée, ouvrant une bouche d'où semblait sortir un dernier appel -dans la plus horrible grimace. - ---Le père Violette!... put enfin s'écrier le petit Philippe, quand il -eut retrouvé son souffle. - -Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction -contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute -l'agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur... Quant à -Mlle Norbert, se voyant abandonnée, elle n'hésita pas à courir comme -à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir -Bénédict Masson du danger qu'il courait avec ce feu de cheminée qui -ne cessait pas, bien au contraire... - -Heureusement que le vent venant de s'établir au sud-ouest rejetait tout -le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont -les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique -avec des bras tordus, torturés, suppliants. - -Il est facile de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel -Christine arriva à la porte du chalet. L'aspect sinistre du pays -qu'elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux -bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l'offrande diabolique -de ces lieux funestes, ces flammes qui s'échappaient de ce toit, cet -enfant qui s'enfuyait en hurlant d'horreur: tout contribuait à la jeter -pantelante sur ce seuil où elle n'avait plus d'espoir qu'en Bénédict -Masson! - -Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s'échappa -de ses lèvres: - ---Bénédict! Bénédict! - -Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d'une façon -terrible. - -Un cri? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un -monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en -imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur. - -Et la porte ne s'ouvrait, pas... - -Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d'horreur à cause de -ce cri plus affreux encore que tout ce qu'elle avait vu et entendu -depuis qu'elle avait mis le pied sur cette terre maudite. - -Sa bouche gémissait encore: «Bénédict! Bénédict!...» mais comme si -elle demandait grâce à son bourreau!... - -Et la porte enfin s'ouvrit... et il y eut la vision fulgurante d'un -monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer. - -Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de -flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante, -dévoratrice... semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses -cendres et ses scories funèbres... les enveloppant d'une odeur de -mort... - -Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait -répandu l'alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut -point en arrivant à la boutique de son père. - -Instinctivement, il se précipita dans l'auberge où il était à peu -près sûr, à cette heure, celle de l'apéritif, de rencontrer tout ce -qui comptait de force défensive dans le pays: le garde champêtre, le -tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou -moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours -leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s'entendant -comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la -tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le -Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets, -pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son -autorité; tous d'accord, du reste, dans la même haine, celle de -l'intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n'être venu là -que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les -mépriser, puisqu'il n'aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils -vivaient. - -Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par -l'épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux -sous les pilotis du pont près de l'étang, ils se levèrent tous, -unanimes: - ---C'est le Peau-Rouge! - -Du reste, il n'en était pas à son premier coup! Il y avait beau temps -que dans le pays il faisait figure d'assassin! De l'Arbre Vert à -Corbillères, nul n'ignorait non plus l'animosité qui existait entre -les deux hommes... sans compter que, dans ces derniers temps, le père -Violette n'était pas le seul à se demander ce qu'était devenue la -petite Anie... - -Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous -armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en -campagne contre le Peau-Rouge. - -L'appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les -peines du monde à l'empêcher de battre sa caisse... Il n'en prit pas -moins la tête de l'expédition, une baguette dans chaque main, décidé -à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe -faillirait au moment de l'assaut. - -Le petit Philippe trottait à côté de lui... - -De l'un à l'autre on se recommandait le silence et l'on arriva ainsi à -la queue leu leu, à cause de l'étroitesse du sentier, jusqu'aux -pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa -figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l'humidité, par -la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui -leur criait: «Vengeance!» - -Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne. - -Deux d'entre les gars descendirent dans l'eau clapotante, éclairée -seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais -au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge. - ---Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu'il boit plus qu'à sa -soif. - -Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui -sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur. - ---Ce serait-il qu'il voudrait se brûler... Il a peut-être f... le feu -à sa bicoque avant de f... le camp! - -Enfin, ils décidèrent d'entourer le chalet et résolurent de s'y -précipiter tous à la fois à un signal. - ---Le signal, c'est moi qui le donnerai! souffla l'appariteur... - -Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de -sauvages... et ce fut une ruée. - -La porte fut enfoncée sans résistance... - -Les premiers s'arrêtèrent sur le seuil, comme médusés. - -Cependant, sans s'occuper d'eux, Bénédict Masson, à genoux, -répandait de l'eau sur le visage de marbre de Christine évanouie... -Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait -d'aller rejoindre dans la «cuisinière», d'où s'échappait une -épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d'Anie qui se -consumaient dans une flamme attisée par le pétrole. - -_Bénédict Masson, tranquillement, soignait l'une de ces dames, pendant -qu'il brûlait l'autre!_... - - - - -XXI - -«JE SUIS INNOCENT!» - - -Il fut quasi assommé. Ce n'est que lorsqu'il ne remua plus que les gars -de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs -fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe, -proposa-t-il d'en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait -de la petite Anie, et de les jeter dans la «cuisinière». - -Sans l'arrivée des gendarmes, c'est peut-être bien ce qui serait -survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien -considéré, fort excusable. - ---Ne le sauvez pas de la guillotine! Qu'il respire au moins jusque-là! -prononça le brigadier. - -Alors ils laissèrent Bénédict pour s'occuper de Christine qui -n'ouvrait toujours pas les yeux. - ---Encore une qui l'a échappé belle! fit entendre le tambour de ville. - -Et chacun fut de cet avis. - -Ce n'est que dehors, sous le coup du grand air et de l'humidité, que -Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une -charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut -mise dans une chambre de l'auberge. Elle avait une forte fièvre et elle -délirait. - -Quant à Bénédict, que l'on avait jeté sur une botte de paille dans -l'écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu'il ne -s'échappât que pour qu'on ne l'achevât point, il poussa un profond -soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa -la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la -lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu'un qu'il n'aperçut -point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux -gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion -apparente: - ---Je suis innocent! - -Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors, -il demanda de l'eau. - ---Il me semble que je boirais une cuve! fit-il. - -Un gendarme lui apporta de l'eau dans un seau qui servait pour les -chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit -le torse nu et lava ses plaies. - ---Ils n'y vont pas de main morte les gars de Corbillères! -déclara-t-il. - -Et il se mit à rire. - -Les gendarmes en avaient «froid dans le dos». Ils l'ont dit depuis: -jamais ils n'avaient entendu un rire pareil... C'était à abattre ce -monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l'entendre... - -Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler... - ---J'espère qu'on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il... C'est une -jeune fille de famille qui n'a pas l'habitude des marécages... Elle -aura pris froid!... _tandis que l'autre avait trop chaud!_ - -Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient -mis un bâillon. L'autre se laissait faire, sans résistance aucune, -bien qu'il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait -simplement la tête en ayant l'air de les approuver: - ---Prenez vos précautions!... On ne sait jamais!... _Je comprends que je -ne vous sois pas sympathique!_... - -Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la -charrette était allée chercher dans un second voyage... Le brigadier -avait bien demandé qu'on le laissât sur le sentier où il avait été -tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères -s'étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie -et on l'avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils -sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le -venger!... - -La sous-préfecture avait été prévenue... On attendait les -autorités, la police, «tout le tremblement»... Ah! que c'était une -affaire!... Tout le monde était d'accord là-dessus!... Une affaire -dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde!... Un -sacré procès!... On ne savait pas, après tout, combien il en avait -assassiné, le Peau-Rouge!... On ne lui connaissait que sept victimes, -sept pauvres petites femmes, qu'il avait ainsi découpées en morceaux, -jetées au feu de sa cuisinière... mais il y en avait assurément bien -davantage!... - -Au matin, ils étaient si excités qu'ils voulaient ficher le feu à -l'écurie, brûler le satyre! Heureusement, les autorités arrivèrent. -Il n'était que temps! - -Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme, -d'un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se -demandaient s'ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois -du lynchage. - ---Ouvrez-leur la porte! leur dit-il... _s'ils veulent me découper, -moi aussi, il ne faut pas les contrarier!_ - -Il avait donné l'adresse de Christine pour que l'on prévînt son -père. - ---La pauvre «demoiselle», ça lui a porté un coup!... Elle ne -s'attendait pas à ce qu'elle a vu, bien sûr!... Mais aussi pourquoi -est-elle venue?... _Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les -pieds dans ce pays!_ - -Tout ce qu'il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au -moins conduire à cette conclusion qu'il n'y avait aucun doute possible -à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces -paroles qui revenaient comme un leitmotiv: «Ben oui!... mais tout cela -n'empêche pas que je sois innocent!» - -Se moquait-il des autres?... Se moquait-il de lui-même?... Le ton avec -lequel il disait cela n'était pas très éloigné de la farce! -Voulait-il se faire passer pour fou?... - -Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le -juge d'instruction déclara: - ---Nous sommes en face du genre cynique. - -Cynique, ça il l'était!... Il semblait prendre un plaisir sadique à -l'horreur qu'il inspirait; et il faisait tout pour la décupler! - -Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et -l'appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu _sans y -toucher_, jusqu'à ce qu'il fût éteint... Les magistrats retrouvèrent -tout en l'état: les restes d'Anie dans le panier, ses petits os -carbonisés dans le poêle... On découvrit cependant des débris dans -la cave... C'est là qu'il l'avait «sectionnée». On retrouva bien -d'autres choses, _les malles et les valises, enfin tout le bagage des -sept femmes disparues!_ - ---Eh bien, quoi! qu'est-ce que cela prouve? répliqua-t-il quand on lui -opposa ce trop éloquent témoignage... que je suis un homme d'ordre!... -et qu'on peut avoir confiance en moi!... _Quand elles reviendront, elles -seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles -qu'elles les ont laissées!_... - ---Nous saurons retrouver leurs cendres! s'écria le juge, et peut-être -ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires -monstres qui aient déshonoré le nom de l'homme! - ---Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre -qu'elle vous inspire! Mais, croyez-moi, il n'est pas bien sûr que vous -retrouviez toutes ces demoiselles à l'état de cendres!... Ce n'est pas -une raison parce que j'en ai brûlé une pour que j'aie fait flamber les -autres... - ---Mais enfin, pour celle-là, vous avouez? - ---J'avoue quoi?... Je n'avoue rien du tout!... J'ai toujours été trop -ami de la vérité pour vous faire le plaisir d'avouer un crime que je -n'ai pas commis!... _Ça n'est pas une raison parce qu'on découpe une -femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle pour qu'on l'ait -tuée!_... - ---Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l'avez pas tuée! - ---_Ça, monsieur le juge, ça, ce n'est pas mon affaire!_... Je ne suis -pas magistrat, moi!... je ne suis pas payé par le gouvernement pour -faire des enquêtes tendant à établir l'innocence ou la culpabilité -des citoyens! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos -prérogatives... _Travaillez!_ - -Ainsi parlait Bénédict Masson... Nous n'entrerons point dans le -détail d'une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et -qui est présente encore à toutes les mémoires... Plus les -témoignages et les faits semblaient l'accabler, plus Bénédict -semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n'avait été -plus puissant ni, naturellement, plus odieux. - -En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos -menaçants qu'on lui prêtait; il rendit hommage à la mémoire de Mme -Muche, qui raconta avec force détails la visite du Peau-Rouge à -l'Arbre Vert et son entrevue avec l'ancien garde. - -Mme Muche avait trop prévu l'événement qui devait s'ensuivre pour -n'en pas tirer un juste orgueil: «Si le père Violette m'avait -écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses.» - -L'examen du cadavre du père Violette avait établi qu'il avait été -pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans -l'étang avec une pierre aux pieds; mais la pierre devait avoir été -choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l'attachait à la -victime. - ---Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui -présentait les résultats de l'enquête, évidemment!... Un Peau-Rouge -doit savoir lancer le lasso!... Je vous dirais que je ne sais pas lancer -le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le -juge! Tout de même, j'attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la -table des pièces à conviction, à côté _de mon petit panier à -transporter_ «_les restes_» et de ma «cuisinière»! - -On était allé interroger Christine chez elle et, sur l'avis des -médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible -confrontation. - -Aussi bien, elle eût été inutile, l'inculpé ne contredisant en rien -les dépositions de Mlle Norbert. - -Celle-ci fit son «mea culpa». Son grand tort avait été d'avoir -pitié d'un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à -cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La -misanthropie du relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses -extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage -tantôt enthousiaste jusqu'au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal -comme celui d'un portefaix: elle avait mis tout cela sur le compte d'une -laideur qui isolait Bénédict Masson de l'humanité. Elle s'était -penchée sur cette douleur, elle s'était heurtée à un bourreau!... - -Quand la porte du chalet de Corbillères s'était ouverte, elle avait eu -en face d'elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon -d'abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes -déchiquetés d'un corps humain!... Et puis elle ne se rappelait plus -rien! Elle se demandait seulement comment elle n'était point morte de -cette vision exécrable!... - ---Assurément! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les -termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n'a pas été -gâtée!... Elle ne méritait pas ça!... - ---Misérable! ne put s'empêcher de lui répliquer le juge, vous -prévoyiez qu'elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits, -quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux... - ---Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point «mes forfaits», -pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre -plus guère que dans les tragédies classiques!... Si je n'invitais pas -Mlle Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux... c'est -que le paysage n'y est pas joli, joli!... - - - - -XXII - -DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE - - -Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à -augmenter chez tous l'horreur inspirée par une série de crimes dont -Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu'en des termes et sur un -ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu'il ne -semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat -d'inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions -qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement, -c'est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une -méthode sévère à ne se point laisser influencer par les -contingences... - -«Cet homme court à la mort comme à une délivrance! se disait le -prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses! S'il pouvait -lui-même prouver ses crimes, il le ferait! Ne le pouvant point, il -déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du -public, qu'il méprise... En même temps, il se venge par avance de -Terreur qui va le livrer au bourreau en criant: «Je suis innocent!...» -mais c'est tout juste s'il n'ajoute pas: «Je vous défie de me le -prouver!»... Tout cela est du Bénédict Masson tout pur!... En -attendant, on n'a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour -ce qui est de la septième, il n'a pas tort quand il dit: «Ce n'est pas -une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met -dans son poêle, pour qu'on l'ait tuée!» - -Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n'aimait -point les discussions oiseuses. Il savait qu'il ne parviendrait à -ébranler aucun esprit au monde sur le fait d'une culpabilité qui -«sautait aux yeux». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de -sa pensée à Christine, qui, elle, _en avait trop vu_ pour pouvoir -admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable -criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un -court message de Coulteray: «Adieu, Christine... tout est fini!» - -Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la -prostration physique et morale qui s'en était suivie lui avait fait -oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se -passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été -la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson. - -Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la -vie ou pour la raison de Christine, n'avait plus pensé à la marquise -ni à son appel désespéré. - -Enfin, les premières exigences de l'instruction, les pénibles -interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus -affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l'ombre de leur -pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l'aventure -fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si -pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes. - -Un malheur présent est égoïste; il exige tous vos soins, vous courbe -sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque -celles-ci commencent à se refermer... Enfin, il ne faut pas oublier non -plus qu'à tout prendre, la réalité de l'infortune de la marquise de -Coulteray était encore à démontrer... Certes, le «trocard» avait -produit son effet; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une -importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien!... - -Quoi qu'il en fût, dans le tumulte sanglant de l'affaire de -Corbillères, le «trocard» que Christine avait emporté dans son sac -pour le montrer à Bénédict avait disparu! Où? quand? comment?... - -Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi -soulevée par la terreur et par le vent? Alors le sac se serait ouvert -et le pistolet chirurgical s'en serait échappé? - -Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le -mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu. - -La vision de la petite Anie brûlant dans la «cuisinière» de -Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas -directement _ou semblait ne pas se rapporter_ aux crimes de Corbillères -que Christine n'avait parlé de ce singulier trocard à quiconque. - -... Aussi bien il n'avait été retrouvé par personne, en dépit de -toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout -Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six -victimes manquantes... Si les agents de la Sûreté générale avaient -découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état. - ---Partons! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin... Nous -n'avons que trop attendu! C'est moi qui, par mon scepticisme, mon -orgueil, ma «suffisance» aurai peut-être été la cause de la mort de -cette malheureuse!... Si nous avons encore une chance de la sauver, né -la laissons pas échapper!... Mes remords sont déjà immenses!... Je me -suis crue très intelligente et je ne suis qu'une sotte, d'une sottise -criminelle!... Mon calme à juger les gens et les choses, l'équilibre -tant vanté de mon esprit n'étaient que l'armature d'une bêtise qui -m'épouvante... Est-ce que tu es calme, toi?... Oui, peut-être aux yeux -des imbéciles!... Mais j'ai toujours vu ton esprit inquiet!... Rien ne -t'a jamais paru impossible!... Je me suis étonnée de ne pas te voir -sourire lorsque pour la première fois je t'ai parlé de la maladie de -vampirisme qui sévissait à l'hôtel de Coulteray... Quand moi, sur un -ton qu'eussent pu m'envier tous les Joseph Prud'homme de la terre, je -prononçais le mot: science! toi, tu répondais: «Mystère!»... J'ai -pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie; _j'ai aimé -Gabriel sans y croire!... Je l'aime 'peut-être encore et je n'y crois -peut-être pas encore_... - ---Oh! Christine! protesta Jacques avec une infinie tristesse. - ---Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi!... -Vous avez tous été trop à mes genoux! J'ai vu le marquis à mes -genoux! J'y ai vu Bénédict Masson! Mais ce que je n'ai pas vu, moi qui -croyais tout connaître, tout deviner: c'est que c'étaient deux -monstres!... Jacques! courons à Coulteray! - ---Tu es encore bien faible, Christine! - ---Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les -médecins m'ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux, -tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne -s'étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s'y opposer. Du -reste, l'enquête est bien près d'être terminée. On ne retrouve pas -les six autres victimes parce qu'il en a fait de la fumée! Ah! le -bandit! Quand je pense qu'il me dédiait des vers... et qu'il pleurait -sur ma main! Tu viens, Jacques? - ---Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux! et puis, tu as raison... -notre présence peut être utile là-bas! - ---Que le ciel t'entende! Hélas! elle nous écrit: «Adieu, c'est -fini!» - ---Ça n'est jamais fini, Christine, tant qu'on peut l'écrire. - ---Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ? - ---Non!... maintenant, je puis m'absenter... m'absenter même -longtemps... pourvu que ton père reste et veille!... - ---Oh! il ne le quitte pas!... Tu n'as pas remarqué qu'il l'a à peine -quitté pour venir me voir... de temps en temps... et vite!... Aucun -être au monde n'aura été soigné comme Gabriel!... Pauvre cher -papa!... _Gabriel, c'est un peu sa vie... c'est aussi la tienne, -Jacques!_ - ---Non, la mienne, c'est toi, Christine. - ---Eh bien, en route! fuyons ce quartier, cette île où il me semble -entendre encore le misérable rôder autour de moi... avec son sourire -si affreusement mélancolique... et ses vers... ses vers qu'il -chuchotait sur un ton liturgique! «Pour l'amour de Dieu, ne remue pas -les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé -dans son lac immobile...» etc..., etc..., et autres du même acabit qui -me remplissaient d'aise sous mes dehors de statue... car, au fond, je -suis une sentimentale... Oui! en vérité, quelque chose comme Jenny -l'ouvrière... seulement ce ne sont pas des fleurs qu'il me faut, ce -sont des poèmes!... - ---Ne raille pas!... Ne raille pas, Christine, tu es une sentimentale... -On n'est grand que par les sentiments... et par la bonté!... Tu as -été bonne! - ---Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde! et je vous -fais tous souffrir!... _Ah! est-ce que je sais ce que je veux?_ -acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s'acheva dans un sanglot. - -Il l'emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris!... -Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au -milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l'été -sur son déclin. - -Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu'en arrivant à Tours, -il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même, -de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish... - - - - -XXIII - -LE CHÂTEAU DE COULTERAY - - -Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l'on ne put cacher la -nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur, -chez elle, avait disparu: - ---Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce -que je n'ai pas su l'entendre, je la vengerai!... Je lui dois bien -ça!... je sens que son ombre ne me pardonnera qu'à cette condition! - -Elle était dans une agitation qui ne cessa qu'à la première heure du -jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les -déposer à Coulteray à dix heures du matin. - ---Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, lui, -et qu'il ne se doute de rien! - -Tout ce qu'avait pu dire Jacques n'avait servi de rien. Elle ne -l'écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis. -Elle ne prononça pas dix mots jusqu'à Coulteray. - -En d'autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un -enchantement. C'est ce que se disait Jacques, à qui Christine -échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment -qu'il croyait s'en être rapproché le plus. - -Jamais la nature n'avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait -à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse -sur le royaume de la Loire. Corot n'eût pas mieux fait. Jacques posa sa -main sur celle de Christine: elle était glacée. Lui, dans le paysage -aimable et joyeux, ne pensait qu'à la vie. Elle, ne songeait qu'à la -morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l'heure. - -Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du -village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur -glas funèbre: - ---On va sans doute l'inhumer aujourd'hui, fit Christine, dont les yeux -se mouillèrent. Ah! je voudrais la revoir une dernière fois: je sais -bien ce que je lui murmurerais à l'oreille!... Pourvu que nous -arrivions avant la cérémonie! - -Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre -à l'unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui -ravir le charme de l'heure. La vision de ce petit bourg à flanc de -coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits -pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la -rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt -se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l'atmosphère, -la joie accueillante des visages rencontrés jusqu'alors sur le bord du -chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s'ouvraient sans mystère sur -leur bonheur domestique, ne l'avaient pas préparé à entendre cette -lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels -semblaient n'avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes. - -Le village était désert. L'auto le traversa et passa devant l'auberge -de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l'eût -dit abandonné. - -La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route -serpentine qui conduit, sous les ramures d'un boqueteau, au château -debout sur le coteau, en face. - -Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et -en rehaussent partout la beauté... Il n'est pas un voyageur qu'un -sentiment d'admiration n'ait arrêté devant les ruines imposantes ou -les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la -Guerche, de Roche-Corbon, de l'Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon, -d'Amboise, de Loches, d'Azay-le-Rideau... Le château de Coulteray ne -dépare pas cette collection. - -Il n'est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses -créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les -bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade... La légende -affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements -de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la -transformer en un confortable manoir... Au surplus, le moyen âge -lui-même paraît gai dans ce charmant pays. - -«Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish, -fût bien malade pour ne point guérir ici!» se disait Jacques. - -À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui -restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et -des fleurs), ils descendirent d'auto. Il y avait foule dans «la -baille». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux -obsèques par curiosité, par superstition... car on est très -curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray... plus peut-être -que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu'en -Bretagne, mais d'une autre manière. - -Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire, -qu'ils appelaient couramment entre eux _l'empouse_ (ce qui est tout -comme, là-bas)... sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à -fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils -étaient petits et qu'ils n'étaient pas sages. - -La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s'échappant de sa -tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait -avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du -loup-garou en honneur dans d'autres contrées. - -Quand, en l'absence des châtelains, le concierge faisait visiter la -crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l'étranger -ce que l'on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide. - ---Y croyez-vous? demandait en souriant le visiteur. - ---Ben! répondait l'autre en hochant la tête, on y croit sans y -croire!... - -Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon -sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son -scepticisme et son imagination folle? Quoi de plus intéressant que ce -génie d'une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au -sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus -graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et -quelquefois les plus inattendues dans leur audace?... - -Tout ceci n'est point d'une digression inutile, sur le seuil du château -de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure -de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des -Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que -Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l'_empouse_ de la légende, _et cela -quelques heures avant des évènements extraordinaires qui allaient -bouleverser toute une contrée_... - -N'oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui -s'appelle la _Grotte-aux-Fées_, dont l'enseigne rappelle un dolmen qui -est visité des plus aimables lutins; non loin de ce dolmen s'en trouve -un autre, de proportions gigantesques, appelé le _Palais de Gargantua_; -à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du taillis -Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui -aussi, aux temps celtiques où l'enchanteur Orfon aurait entassé -d'immenses richesses qu'il se plaît à faire résonner avec fracas dans -la nuit de Noël... - -Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à -une terre où l'on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les -épouvantes bretonnes; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée -encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles -les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler... N'oubliant -point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer. - -Et d'abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif -de la situation morale--à ce point de vue--de la population de -Coulteray, qu'en rapportant très succinctement ici la façon dont, à -différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit -qu'il était né à l'étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la -force de l'âge; aussi quand il apparut, ce fut un événement; disons -tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux. - -Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme -campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant -volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n'était pas -fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles, -payait des banquets mémorables à la _Grotte aux fées_, aux grandes -fêtes annuelles. - -L'_empouse_, comme on continuait à l'appeler entre soi, «histoire de -rire», avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait: -«Notre _empouse_ se porte bien! souhaitons que le diable nous le -conserve encore pendant deux ou trois cents ans.» - -Puis il partit. Il était retourné à l'étranger. On n'entendit plus -parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n'avait pas -changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même -bonne humeur, le même «allant». Les paysans, eux, avaient vieilli. - -Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, «belle comme le -jour», digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle. -Ils paraissaient s'adorer. - -Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de -la visite de quelques hauts seigneurs d'outre-Manche qui n'engendraient -pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en -laissant des regrets. - -Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à -Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans -sa façon d'être, de se bien porter, de voir gaiement la vie; _mais -déjà on ne reconnaissait plus sa femme._ - -Elle avait perdu ses fraîches couleurs; ses yeux, qui, naguère, -reflétaient le ciel, s'étaient voilés d'une ombre funèbre; elle, que -l'on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les -bois, passait maintenant alanguie au fond d'une voiture d'où elle -répondait tristement et d'un geste épuisé aux saluts respectueux des -campagnards. - -Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère -au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, Mme Gérard, se vit -remerciée pour un motif futile. - -Ce fut la première qui répandit le bruit qu'il se passait à Coulteray -des choses «pas ordinaires du tout!» - -Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que -celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s'en mêlait, -la pauvre femme n'en avait plus pour longtemps! Alors, le gendarme, lui, -s'en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si -bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu'il ne fut plus -possible de tirer un mot de Mme Gérard à ce sujet. - -Mais la curiosité des paysans était éveillée; ils guettaient les -sorties de la marquise et soupiraient sur son passage: - ---Voilà ce que c'est que de se marier à un empouse... - -D'autre part, ils n'étaient plus les mêmes avec le seigneur de -Coulteray.. Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il -était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de -consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu'ils -pensaient «qui, tout de même, n'était pas possible à notre -époque». - -Le marquis n'insista pas. Il repartit avec sa femme. - -Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd'hui -on l'enterrait... - -Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là -cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes -à genoux, tandis que s'avançait le cortège mortuaire, précédé du -clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le -pays environnant. - -Les «filles de Marie», tout en blanc, et les «dames du Feu», dans -leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs -de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l'antique coutume de -la maison de Coulteray, où l'on scelle les morts dans leur tombe devant -tout le populaire appelé comme témoin. - -Les «dames du Feu», parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à -cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l'aurore de -leur printemps, formaient une confrérie dont l'origine se perdait dans -la nuit des siècles, et qui était née de l'usage druidique de -célébrer le retour du solstice d'été par des démonstrations de -joie, des feux dans les clairières. Ces «dames» dansaient autour des -pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs -autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de -Coulteray, il n'était point de village, point de hameau, de ferme, qui, -à cette occasion, n'eût son bûcher. On prie les curés de campagne de -les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve -soigneusement les tisons comme un préservatif contre l'orage. - -Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus -joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s'étaient -encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait -été condamnée par un méchant destin à partager la couche de -«l'empouse». - -Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village, -«l'empouse» montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de -larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous -la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n'avait pas tardé -à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende -dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la -première victime. - -On se rappelait de quels soins on l'avait toujours vu entourer la -marquise. On ne vit plus qu'un mari qui pleurait sa femme, et l'on -pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même! - -Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait «la -baille» pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui -précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La -veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi -dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que -le marquis ne l'aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa, -menaçant, terrible: ses yeux, tout à l'heure embués de larmes, -parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit; son bras -s'étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était -assurément celui de l'indignation arrivée à sa dernière puissance; -sa bouche remua, mais elle n'eut pas à prononcer le «va-t'en!» dont -elle était pleine. Comme soulevée de terre par l'épouvante, la veuve -était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la -«prée» (la prairie) comme pierre qui roule. - -C'est tout juste si l'on n'applaudit pas! - -Chacun comprenait cette sainte colère... Après tout, le pauvre homme -devait en avoir assez de toutes ces histoires! Il n'ignorait pas toutes -les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu'il avait été -obligé de la mettre à la porte de chez lui!... Et elle avait eu le -toupet de se montrer dans un moment pareil!... - -Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège -pénétra dans la chapelle... Christine et Jacques eurent toutes les -peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé -à y entrer si Christine, dont l'émotion était à son comble, ne -l'avait entraîné par la main avec une force irrésistible. - ---Je veux la voir, elle!... je veux la voir!... - -De fait, elle ne l'avait pas encore vue, bien que le cercueil fût -ouvert. C'est en vain qu'elle avait essayé de percer les premiers -rangs, elle avait été repoussée et elle n'avait aperçu que des -gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée... - -La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche -un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et -plate dont les extrémités étaient garnies d'une armature d'argent; -ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le -bousculaient... - -Ce ne pouvait être que le sacristain. - -«Drouine!» prononça-t-elle. - -Celui-ci se tourna vers elle et l'aperçut qui tenait toujours Jacques -par la main... Elle se nomma: Christine Norbert, et présenta son -cousin. - ---Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez -bien tard! si vous saviez comme elle vous a attendue!... - ---Peut-on encore la voir? demanda Christine. - ---Suivez-moi! répondit-il... - -Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain -qui conduisait à la crypte. - -Celle-ci était encore déserte. - ---Tenez, placez-vous dans ce coin; après la messe, on va la descendre -ici... Vous la verrez tout à votre aise. Elle n'a jamais été si -belle, on dirait un ange... On va la mettre provisoirement dans le -tombeau de «l'empouse» qui est vide, comme vous le savez certainement, -et d'où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans -un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire et qui sera -édifié là-bas... auprès de celui du comte François II, dit -Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin! - -Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut... - -Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille, -et d'où ils dominaient le tombeau de «l'empouse», lequel était -ouvert, attendant sa nouvelle proie... - -On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait -lire encore l'inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome, -écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin... - -Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne... -Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient -dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés, -jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur -les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication -et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée -assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques -qui prenaient jour au ras du sol envahi par les nonces du cimetière -était bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins -ébranlé que celui de Christine. - -Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui -aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu -s'enfermer avec Christine, dans le moment même qu'il rêvait pour sa -fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement -d'une nature triomphante... - -Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l'intelligence -même, il n'existait pas, il n'avait jamais existé devant elle que par -elle!... Il s'en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps -qu'il ne luttait plus; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il -avait senti qu'elle le laisserait s'évader avec sa belle tranquillité -et son doux sourire triste, sans autre protestation... «_De profundis -clamavi ad te, domine!_». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute -là-haut, a son maître... Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de -faire le malin... On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de -repoussantes gotons; et Christine était belle et bonne... «_Dies iræ, -dies illa!_» - -La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François, -dit Bras-de-Fer, s'ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des -dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que -les gars apportèrent et soulevèrent pour l'enchâsser provisoirement -dans le tombeau de «l'empouse»... - -On eût dit qu'ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs, -où reposait une vierge endormie... - -Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par -l'angoisse et la douleur... - -Ah! oui! qu'elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth!... -Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la -fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les -tourments et rend à l'enveloppe terrestre sa pureté d'aurore, belle -comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux -humides encore de la flore des eaux... et comme elle, échappée enfin -à l'outrage d'un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec -toutes ses espérances et ses naïfs désirs!... évadée d'un cercle -d'horreurs qu'elle n'avait pu comprendre et où sa raison avait -succombé avant qu'elle exhalât son dernier soupir!... - -«Dors! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler, -je te le jure!» murmura dans un sanglot et en s'affaissant sur ses -genoux défaillants Christine à demi pâmée. - -À ce gémissement répond un cri de désespoir, et -Georges-Marie-Vincent s'effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu'il a -peut-être ouvert!... - -La cérémonie s'achève, les dernières prières sont dites, la pierre -est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour... - -On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s'il avait été -soudain frappé de paralysie... Il ne recouvre un peu l'usage de ses -membres qu'à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et -Jacques qui sortent les derniers de la crypte... Il fait quelques pas -vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la -glace... - ---Ah! merci! merci d'être venue, vous qui étiez son amie!... - -Elle présente Jacques, son fiancé... Il ne leur quitte plus les -mains... Ce sont eux qui doivent l'accompagner jusqu'au château... - ---Ne me quittez pas!... ne me quittez pas! Je suis si malheureux... si -vous saviez!... si vous saviez!... Mais vous savez tout, vous, -Christine!... Je n'ai rien à vous apprendre!... Vous seule ici pouvez -comprendre toute l'étendue de ma misère!... Ah! je suis le plus -misérable des hommes!... - -Et pendant que la foule s'écoule, émue, silencieuse, vide la baille, -regagne la campagne, les villages, il les retient dans l'ombre de ce -château de la mort, aux volets clos... - ---Je vais partir! fait-il d'une voix brisée. Je vais partir loin, très -loin!... Où?... je n'en sais rien encore!... mais je ne puis rester un -instant de plus ici!... Trop de souvenirs!... trop de souvenirs!... trop -de douleurs!... - -Une porte est poussée... une portière se soulève... Une ombre que -Christine reconnaît... C'est Saïb Khan lui-même, le médecin indien. -Il ne prononce pas une parole... - -À sa vue, Georges-Marie-Vincent s'est soulevé. - ---Adieu! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour -toujours!... Ah! _comme je l'aimais!_ - -Il est parti!... Le bruit de l'auto qui l'emporte... Il est parti!... - -Tous deux sont restés là, encore sous le coup de _cet extraordinaire -désespoir_... Ce «_ah! comme je l'aimais!_» leur restera longtemps -dans l'oreille... - ---Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme! prononça Jacques, -après quelques instants d'un affreux silence. - ---Comment peux-tu dire?... Comment peux-tu dire?... Ugolin aussi aimait -ses enfants!... - ---Justement, dit Jacques... qui, pour rien au monde, n'eût voulu la -contrarier dans un moment pareil... Et maintenant, ma petite Christine, -fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays... nous n'avons -plus rien à y faire!... et nous allons essayer de l'oublier!... - ---Va-t'en donc! lui répliqua-t-elle d'un air sombre... Moi, je reste! - ---Tu restes ici?... mais pourquoi?... - -Elle s'était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes, -considérait quelque chose, ou quelqu'un, avec une attention farouche. - ---Vois! dit-elle. - -Il pencha la tête.. - ---Je t'en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses! - ---Sangor et Sing-Sing. - ---Oui, Sangor et Sing-Sing!... Ils ne sont pas partis, eux!... et tu -veux que je m'en aille!... ajouta-t-elle frémissante... - ---Christine! explique-toi... je ne te comprends pas!... - -Elle haussa les épaules. - -Et, dès lors, elle agit comme s'il n'était pas là!... - -Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle... Il la suivait, -renonçant à l'interroger... Ils traversèrent ainsi une partie du -rez-de-chaussée... Le château paraissait désert, abandonné... Toute -la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille, -comme il est de coutume après ce genre de cérémonie... - -Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet -des siècles, meublés de bahuts d'un prix inestimable, de coffrets -sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de -François Ier, d'immenses cheminées Renaissance, merveilles à peine -éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et -ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que -Jacques ne pouvait s'expliquer, l'escalier aux larges dalles de marbre -usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n'avait -peut-être pas été réparée depuis l'_autre_ Coulteray... -Louis-Jean-Marie-Chrysostome... - -Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr -instinct vers une grande porte à double battant qu'elle ouvrit. - -L'odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite... - -C'était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le -grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs... Aux -quatre coins de l'estrade, les cierges à peine éteints exhalaient -encore leur funèbre parfum... - -Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit d'un geste large, repoussa les -persiennes et le jour entra à flots. - -Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de -haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie. - -Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s'intéresser -méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits -des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l'un à l'autre après -un examen d'une minutie exaspérante... Tantôt elle se baissait, -tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait -sur un tabouret... - -Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté. -Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement -sans l'entendre, car, comme il s'était risqué à lui poser une -question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait -incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et, -soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette -chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente. - -Celle-ci était une pièce Louis XV... En face du lit, un portrait en -pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la -pénombre... car, là aussi, les volets étaient tirés... Jacques -était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre -du _marquis actuel._ - -Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri. - -Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la -chambre de la marquise, _un rayon de soleil allongeait sa baguette d'or -qui semblait avoir troué le mur_... c'était la lumière de la chambre -voisine qui arrivait là par ce trou... que l'on eût difficilement -trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de -l'autre côté, parmi les personnages de la tapisserie... - -Christine courut y coller son visage... et quand elle eut fini de -regarder. - ---Vois à ton tour! dit-elle à Jacques... Vois le trou par lequel le -monstre lançait sa flèche empoisonnée!... - -Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le «trocard» fut -convaincu... mais ne l'avait-il pas été à moitié déjà?... et que -pouvaient-ils faire maintenant qu'_elle_ était morte? - -Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit -tout de même: - -Ô Bessie!... prononça-t-elle d'une voix profonde, j'ai été une -mauvaise gardienne de ta vie, _mais je veillerai sur ta mort!_... - - - - -XXIV - -DROUINE, GARDIEN DES MORTS - - -Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour -l'éternité, laissa Jacques assez perplexe... Christine l'inquiétait -de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place. -Où le conduisait-elle maintenant? Droit chez le sacristain qui habitait -un petit carré de pierres troué d'une porte et de deux fenêtres -Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à -demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C'était une loge, -d'où il pouvait surveiller l'entrée du château, et c'était presque -un tombeau d'où il pouvait surveiller les morts. - -Drouine était Solognot. Il n'était ni vif ni impressionnable comme le -Tourangeau, et l'on eût pu croire, à le voir si avare de ses -mouvements, qu'il manquait d'activité. Il n'en était rien. Il -travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était -désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au -fond, l'occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il -passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur -une bande de terrain qu'on lui avait abandonnée et où il faisait -pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui -dévalait hors le rempart, vers «la prée», et dont le marquis, -propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites -archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle. - -Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce -merveilleux pays pour aller s'enfouir en Sologne, dans la sauvagerie, -où il était né. - -Si ce n'était déjà fait, c'est que la veuve Gérard, à laquelle il -faisait une cour muette depuis dix ans, et à qui il ne s'était ouvert -de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la -Touraine... - -Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite -propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours -pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait -trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce -qu'il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient. -Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait. - -Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé, -tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et -se leva. - -Avec ses cheveux de crin, sa peau d'ivoire, ses membres trapus, ses -épaules courbées par l'incessant labeur, il eût pu passer pour une -brute s'il n'y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants -de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard -d'un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis. - -Cependant, il n'était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises -et leur demanda tout de suite s'ils avaient vu Sangor et si celui-ci -avait fait la commission de M. le marquis. - ---Nous l'avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l'avons pas encore -rencontré. De quelle commission s'agit-il donc? - ---M. le marquis est parti bien précipitamment! répliqua Drouine en -hochant la tête, et il n'a pas eu le temps de vous dire que vous -pouviez rester au château tant qu'il vous plairait, y coucher et vous y -faire servir comme s'il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre -disposition. - ---Notre intention était de repartir aujourd'hui même! interrompit -Jacques. - ---Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva Christine. - ---Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le -prosecteur, descendons à l'auberge, ce sera plus gai que de nous -installer dans ce château désert! - ---Je ne suis pas venue ici pour être gaie! fit la jeune fille avec -tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner -sa réplique un peu vive... je suis venue pour y pleurer une amie. - ---Mme la marquise vous aimait bien! soupira Drouine. - ---Parlez-nous d'elle, demanda Christine à voix basse... il faut tout -nous dire: nous sommes préparés à tout entendre... Elle me parlait de -vous dans toutes ses lettres... Elle avait la plus grande confiance en -vous... Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne -pas y croire... ce misérable a trompé tout le monde!... - ---Je n'en sais rien! déclara Drouine. - -Christine le regarda, stupéfaite... - -Tranquillement, Drouine reprit la parole: - ---Moi, mademoiselle, vous savez, je n'ai jamais donné dans les -«giries» de ce pays-ci... Je suis Solognot: là-bas, on a la tête -dure... ma mère était servante chez le curé... je servais la messe à -sept ans; je ne crois qu'au catéchisme.. L'histoire de «l'empouse», -c'est des contes de fées... Tenez! il y a ici une femme qui n'est pas -méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée -tantôt par le marquis; c'est la veuve Gérard! Eh bien! dans le temps, -la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à Mme la -marquise, qui, entre nous, n'avait point la tête bien solide... Aussi, -moi, je ne l'ai jamais contrariée dans ce qu'elle disait. J'étais le -seul à bien vouloir l'écouter quand elle me geignait en cachette, dans -la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais: «Oui, madame la -marquise!... oui, madame la marquise!» mais je la plaignais!... Un -vampire?... Vous avez jamais vu un vampire, vous?... Moi, je suis -gardien du cimetière depuis quinze ans... eh ben, vampire ou non, je -n'ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu'on les y avait -mis! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier!... - ---Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens! prononça Jacques... - -Christine se retourna vers lui dans un mouvement d'hostilité aiguë: - ---Il n'empêche que nous avons eu la preuve de l'infamie du marquis, la -preuve de son crime! lui jeta-t-elle... Tout est là, et tu le sais -bien, Jacques!... Ton attitude me peine au delà de ce que je pourrais -dire. - ---Quelle preuve? demanda Drouine. - ---Eh bien! le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous en a -pas parlé! - ---Si! si!... Elle m'en a parlé et je l'ai vu!... Eh bien! il ne date -pas d'hier, le trou!... - ---_Georges-Marie-Vincent, s'il faut en croire la légende, ne date pas -d'hier, non plus!_ laissa tomber Christine. - ---Ah ça! mais, est-ce que tu deviens folle, toi aussi? s'écria -Jacques... - ---Et le pistolet que vous nous avez envoyé? savez-vous ce que c'est? -reprit Christine haletante... Monsieur pourrait vous l'expliquer! - ---Christine! Christine!... supplia Jacques... tais-toi, je t'en -supplie... tais-toi!... d'abord, nous ne sommes sûrs de rien!... Et -puis en ce moment tu oublies, tu oublies... (il lui avait pris les mains -et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). _Tu -oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des -morts!_ - -Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes... - -Soit parce que les devoirs de sa fonction l'appelaient dehors, soit par -discrétion, Drouine sortit dans l'instant, sans prononcer une parole. -Jacques essaya aussitôt de calmer Christine qui se montrait de plus en -plus nerveuse. - ---Ma chérie, lui dit-il, je t'accorde tout ce que tu voudras! Le -marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu'on pouvait -encore espérer la sauver, tu sais que j'ai été le premier à vouloir -que tu agisses! mais maintenant, je t'en supplie, détournons-nous de -tout ce qui n'est pas _ce que tu sais bien!_... Oublie le drame de -Coulteray, comme il nous faut oublier celui de Corbillères!... Il fut -un temps où tu n'aurais pas eu besoin de tant de discours!... _Encore -une fois, ne songeons plus qu'à Gabriel!_ - -Elle sécha soudain ses larmes... - ---Tu le veux?... Eh bien! que ta volonté soit faite!... dit-elle d'une -voix sourde... _et ce sera peut-être épouvantable!_... - ---Que veux-tu dire? - ---Ah! çà! mon cher, tu m'en demandes trop!... - ---Es-tu enfin décidée à partir?... - ---Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris. - ---Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris... En ce -moment, Gabriel peut attendre. - ---Eh bien! nous attendrons ici. - -Il ne put retenir un geste d'impatience; assurément, elle se moquait de -lui, mais il n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un -bruit singulier leur venait du dehors... comme d'une course, d'une -poursuite, accompagnée de petits cris perçants d'oiseau traqué par le -chasseur... Ils sortirent sur le seuil... De là, ils apercevaient une -partie du cimetière qui entourait la chapelle... Drouine, comme un fou, -courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s'enfuyait en criant, -en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle. - -Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un -petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas, -dans un bond suivi d'une curieuse pirouette: «Sing-Sing!» prononça -Christine. - ---Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s'essuyant le front... Il ne me -laisse pas un instant de repos!... je l'ai surpris écoutant derrière -la porte... c'est Sangor qui me l'envoie!... J'aurais voulu lui -administrer une bonne raclée pour la bile qu'il m'a fait faire depuis -qu'ils sont arrivés ici... C'est toute cette clique qui rendait Mme la -marquise si malade!... - ---À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit -entendre Christine en jetant sur l'homme un singulier regard. - ---Je m'en doute bien! répondit Drouine... suivez-moi... nous serons -mieux pour causer dans la sacristie... - -Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle -ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort -occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille -armoire du quinzième siècle qui tenait tout le fond de la pièce. - ---Drouine, la marquise avait de beaux bijoux... dont elle a disposé -avant sa mort, je le sais! - ---Les voici! fit Drouine, sans marquer le moindre embarras. - -Et il sortit de l'armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à -clef, qu'il ouvrit et d'où il tira de merveilleuses broches à -plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du seizième -siècle qui eussent suffi à la gloire d'une collection. C'était peu de -chose cependant à côté d'un diadème composé de lames d'or -travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé -par deux diamants gros comme de petites noisettes. - ---Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute -propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent... -C'était son droit d'en faire don à qui elle voulait... Vous pouvez -donc me répondre sans embarras, Drouine... _De même que la marquise a -donné son collier de perles à Sangor_, elle a pu vous donner à vous -ces merveilleux bijoux. - ---Elle me les a donnés et voici un papier qui l'atteste! répondit le -sacristain en sortant un document du coffret. - -Christine lut: «Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à -Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de -veiller sur le repos de mon âme!» - ---C'est bien cela!... fit la jeune fille en repliant le papier et en le -rendant à Drouine... et maintenant, Drouine, vous allez nous dire -comment la marquise entendait que l'on veillât sur le repos de son -âme? - -Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans -l'armoire, ferma celle-ci et dit: - ---Ça, c'est mon affaire! - ---C'est aussi la mienne!... Drouine!... et je ne suis venue ici que pour -cela!... Je connaissais la volonté de la marquise... je savais les -arrangements qu'elle avait déjà pris avec Sangor... Et elle m'a -écrit, quelques jours avant sa mort, qu'elle s'était arrangée non -seulement avec Sangor, mais encore avec vous!... Parlez, Drouine!... Il -le faut!... - ---Que voulez-vous que je vous dise?... - ---Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies?... - ---La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci, -mademoiselle: que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait -morte!... - ---_Et qu'il lui aurait coupé la tête!_... s'exclama Christine. - ---Quant aux broches, elles sont bien pour moi! continua l'autre sans -broncher. - ---Gardez le tout, Drouine! mais qu'on ne touche pas à la dépouille de -ma pauvre amie!... Elle a été assez torturée pendant sa vie pour -qu'elle goûte le repos sacré des trépassés!... - ---Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à -Sangor pour qu'il s'en aille tout de suite, qu'on ne le revoie plus! Je -le connais assez!... il n'en demandera pas davantage!... Et ma pauvre -maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête -chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine!... - ---Vous êtes un brave homme, mon ami! - ---Oui, mademoiselle!... Mais vous m'avez bien fait peur!... j'ai cru un -moment que vous étiez venue, vous aussi, _pour tuer la nouvelle_ -«_empouse_»... - ---Allons prier pour elle, Drouine!... - - - - -XXV - -MINUIT... - - -Christine voulut passer la nuit au château. On mit â la disposition -des deux jeunes gens le premier étage de l'aile du nord, c'est-à-dire -deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois -l'appartement particulier de Catherine de Médicis et que -Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant -particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour) -pour le réserver aux invités de marque. - -Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui -avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore -déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l'œil un -aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier -tiers du XIXe siècle, «confortable», mais il est permis d'affirmer -que, pour les visiteurs de nos jours, il n'est rien de plus triste que -ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en -poussière... que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de -donjon... tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que -des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval. - ---Ah! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d'une -chambre d'auberge! - -L'idée qu'on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de -fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine -finit par avoir pitié. - ---Allons donc prendre notre repas à l'auberge, dit-elle à Jacques, -puisque cela te fait un si grand plaisir! - -Et elle ajouta: - ---Sois persuadé que cela ne m'amuse pas plus que toi de rester ici... -Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais -pourquoi!... Avec ces Hindous, il faut s'attendre à tout, dès que la -superstition est en jeu!... - ---J'ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise! émit Jacques -en se permettant de sourire. - ---Que la marquise nous pardonne!... - -En descendant, ils eurent l'heureuse surprise de trouver dans la cour -Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur -petit bagage. - -Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au -volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un -piaulement d'adieu et démarra. - -Ils disparurent. - -Drouine survint. - ---C'est fait! dit-il... Oh! il n'y a pas eu la moindre difficulté... Il -avait apporté un sabre. Il m'en a fait cadeau. Je lui ai donné tous -les bijoux. Bon voyage! - -Christine poussa un profond soupir... Et elle répéta: - ---Que la marquise nous pardonne! - -Ils étaient en face du garage... Elle avisa soudain la dernière -voiture qui s'y trouvait. Elle l'avait vue quelquefois à Paris à -l'hôtel du quai de Béthune... cette auto servait assez souvent à la -marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les -environs... Elle s'en approcha et la considéra de près. C'était une -forte limousine, d'une carrosserie solide et copieusement capitonnée à -l'intérieur... Christine examina les portières, les glaces... Jacques -comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du -chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire -jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut -transformée en une cage hermétiquement close... - -Drouine les regardait faire. - ---C'est dans cette voiture qu'elle est arrivée? demanda Jacques. - ---Oui! répondit Drouine... pauvre femme!... - ---Quelle martyre! soupira encore Christine, les larmes aux yeux. - ---Le Bon Dieu en a eu pitié! reprit Drouine en hochant la tête... -_maintenant elle est bien tranquille!_ - -Quand Jacques et Christine arrivèrent à l'auberge de la -Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l'allégresse générale qui y -régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n'y a rien qui donne -appétit... et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de -l'esprit, les vivants se comparent au mort qu'ils viennent de conduire -à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir -goûter encore aux joies de la vie et s'empressent d'autant plus d'en -jouir que l'exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois -jusqu'aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours... - -Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n'avait pas cessé. On -s'était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on -se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir -avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur -les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des -plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui -l'avait fait fuir!... Ça lui apprendrait à raconter des histoires -«d'empouse»!... - -On avait voulu la faire boire: - ---Trinquons à l'empouse, mère Gérard! si vous ne voulez pas qu'elle -vienne vous tirer par les pieds! - -Elle ne répondait rien, le front têtu, l'œil mauvais, les dents -serrées... - ---Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir le -mauvais œil!... - -On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille... -Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays... - ---Ils en ont comme cela jusqu'à demain matin, dit Jacques quand -Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as -eu raison d'accepter l'hospitalité du marquis... Ici nous n'eussions -pas fermé l'œil! - -Ils rentrèrent au château, s'embrassèrent, se souhaitèrent une bonne -nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite. - -Christine ne se coucha pas... Elle se laissa tomber, pensive, dans un -fauteuil. - -Sa fenêtre était restée ouverte... Un paysage lunaire s'étendait -devant elle, d'une grande étendue et d'une grande beauté... D'abord, -c'étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la -terra déserte, silencieuse, qu'aucun bruit ne venait troubler... puis -le long trou noir des douves qui séparaient la cour d'honneur de la -baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l'extrémité du -plateau, au delà d'un petit mur bas, le cimetière avec ses croix -penchées ou droites... ses dalles moussues et quelques-unes, luisant -sous la lune, comme des glaces... Derrière, la silhouette élancée de -la fine chapelle du XVIe siècle, au fond de laquelle dormait pour -toujours, _tranquillement_, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth... - -Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver? et à rêver à -quoi? - -Soudain elle tressaillit... Là-bas, dans la vallée, la vieille église -romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit... - -Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença -de se dévêtir. - -Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau... mais elle poussa -une sourde exclamation et s'accrocha au mur pour ne point tomber. - -Elle avait vu... très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des -cimetières... une forme blanche, toute blanche qui glissait... se -déplaçait avec la légèreté d'un fantôme... - -Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un -cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut -dans la direction de la demeure de Drouine. - -Christine eût voulu crier; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait -à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens -et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et -cette fenêtre... Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se -dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la -douleur qu'elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire -pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement, -lugubrement, dans un râle de femme qui se noie. - -Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui -l'eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s'était -déroulée et l'enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire -qu'elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar -auquel elle était encore en proie. Et il n'en douta point, quand il -l'entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son -bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire: - ---Elle! Elle! je l'ai vue!... Elle se promenait dans le cimetière!... -Mon Dieu! que va-t-elle faire? que va-t-elle faire? - -Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le -lit. - -Il essaya de la calmer par de bonnes paroles. - ---Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie!... Sors de ce mauvais -rêve! - -Mais, âprement, elle lui répliquait: - ---Je ne dors pas!... je ne rêve pas!... Je te dis que je l'ai vue... -comme je te vois!... Elle a glissé le long du mur de la chapelle... -Elle allait chez Drouine, c'est sûr! - -Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu'ils essayaient de se -convaincre l'un et l'autre. - ---C'était à prévoir... ça devait finir comme ça! gronda Jacques... -du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l'es -maintenant!... Cette crise est aussi logique que le développement d'un -panaris. - -Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés, -retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre, -l'ouvrir pour savoir ce que c'était... Mais elle lui avait jeté ses -bras autour du cou et le retenait avec une force invincible: - ---Non! non! n'y va pas!... n'y va pas!... C'est elle! je suis sûre que -c'est elle!... - -Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur -semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une -fenêtre avait été ouverte... et d'autres portes claquaient... et des -pas... une course... une espèce de bondissement dans l'escalier... -Jacques s'était redressé... Elle l'étouffait contre elle! - ---N'y va pas!... n'y va pas!... - ---Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef! - -Elle l'abandonna un instant avec un sourire d'agonisante. Il courut à -la porte et l'ouvrit. - -Ils se trouvèrent en face d'une figure de revenant qui agitait son -ombre immense sous la projection de la lampe... C'était Drouine... - -Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y -prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise... - -Alors il aperçut Christine qui avait l'air aussi égarée que lui. - ---Vous l'avez vue?... Vous l'avez vue?... demanda-t-il. - -Christine hocha la tête... Elle l'avait vue... oui! oui!... Et lui! lui -aussi, n'est-ce pas? - -Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son -âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure: - ---Je dormais... je venais de m'endormir... à peine... j'ai entendu sa -voix qui m'appelait... Je n'ai pas eu peur d'abord... une voix si -douce!... si douce!... que j'ai cru que je rêvais... Mais une petite -pierre vint frapper contre ma vitre... alors je me rendis compte que je -ne rêvais pas... Et je commençai à trembler... j'allai à la -fenêtre... et comme je ne voyais rien... que _le cimetière me -paraissait bien tranquille_... j'ai ouvert la fenêtre... Alors j'ai -entendu la voix qui reprenait avec plus de force: «Drouine! -Drouine!»... Alors je l'ai aperçue debout contre le mur du rempart. -«Tu ne me reconnais donc pas? dit-elle... c'est moi, ta maîtresse, la -marquise de Coulteray, la femme de l'empouse... _Qu'as-tu fait de moi, -Drouine?_» - -»Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah! c'était -elle!... c'était bien elle!... c'était bien sa voix, ses manières si -douces et si tristes, tout!... Elle reprit: «Qu'as-tu fait de moi, -Drouine... qu'as-tu fait de moi?... Pourquoi ne m'as-tu pas livrée à -Sangor?... _Ma gorge l'attendait!_ Et maintenant, ma gorge a soif!» - -»Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu'elle l'a dit! Elle parlait -très distinctement... On entendait sa petite voix claire comme -une clochette d'argent dans la nuit... Sa voix n'était pas méchante, -mais ce qu'elle disait était terrible: «Tu as fait de moi l'épouse de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l'éternité!» - -»Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long -de «la prée»... Elle s'est retournée un instant pour me faire un -signe d'adieu et elle est entrée sous le bois... Qu'Orfon ait mon âme, -si j'ai menti!...» - -Drouine s'était mis à genoux et se signait et se donnait de grands -coups sourds dans la poitrine comme pour son _mea culpa_, comme si tout -ce qui arrivait là était bien de sa faute. - -Il répéta dans un sanglot: - ---C'est épouvantable!... C'est moi qui l'ai livrée au démon!... Que -Jésus ait pitié de nous! - -Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la -fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa -solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de -l'astre des nuits... le paysage sans fantômes. - ---Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire d'empouse! -leur dit-il... Voici ce que tu vas faire, Drouine!... Tu vas venir avec -moi... Nous descendrons dans la crypte... - ---Non! non! j'en reviens! j'en reviens! - ---Comment! tu en reviens? - ---Oui!... Quand elle a été partie... je me suis trouvé mieux... je ne -la voyais plus... l'air froid du dehors sur mon front... enfin je me -suis dit que j'avais peut-être rêvé... et puis je me suis dit aussi -que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais, -même pour une «empouse»... Enfin ça a été plus fort que ma peur... -j'ai voulu savoir... j'ai passé un pantalon, j'ai pris les clefs de la -chapelle et je suis descendu... Alors je me suis rendu compte tout de -suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de -Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j'avais oublié de refermer la -petite porte qui s'ouvre dans le pied de la tour... C'est par là que je -vous ai fait descendre, vous savez!... _Eh bien, c'est par là qu'elle -était sortie f... Oh! il n'y avait pas à s'y tromper!... La pierre -était déplacée... le tombeau ouvert et le cercueil aussi... et il n'y -avait plus rien dedans!_... - ---Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux! - -Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille... - -Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d'honneur, -puis, d'un pas tranquille, toute la largeur de la baille... Évidemment, -il essayait de se dominer... d'arriver là-bas avec tout son -sang-froid... Ce n'était pas lui qui se laisserait entraîner par la -folie ambiante... - -Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en -même temps... La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui -serrait à le faire crier... Jacques venait de pénétrer dans le -cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue -à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le -cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth... - -Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la -porte basse qui menait à la crypte. - -Jacques, qui s'était arrêté un instant, prit le même chemin et -pénétra, derrière elle, dans le monument... - -Accrochés l'un à l'autre, le front à la vitre, ni Christine ni -Drouine ne prononcèrent une parole... Toute leur vie, c'est-à-dire -tout ce qui leur restait de force vitale, s'était réfugiée dans leur -regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou -noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la -terre des morts... - -De longues, longues minutes s'écoulèrent ainsi... Enfin ils virent -réapparaître Jacques... Christine laissa échapper un long soupir. - -Elle était couverte d'une sueur glacée et ses dents -s'entrechoquaient. - -Drouine, lui, ne remuait pas plus qu'une pierre. - -Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas -tranquille. Il franchit la cour d'honneur, leva la tête vers la -fenêtre et leur fit un signe amical. - -Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s'il -revenait, lui aussi, de l'autre monde. - ---Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé!... -La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même -vision!... Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine, -rien n'a bougé!... La pierre est toujours à sa place... on n'a pas -touché au tombeau. - ---Tu mens! s'écria Christine... Tu l'as vue aussi bien que nous!... Tu -t'es même arrêté en la voyant!... et tu es descendu derrière elle -dans la crypte!... - ---C'est vrai! fit Drouine d'une voix rude. C'est la vérité du Bon -Dieu, sur ma part de paradis!... - -Et il se signa de nouveau. - ---Alors, vous me prenez pour un imposteur... Drouine, vous, vous êtes -un homme! Eh bien! accompagnez-moi! revenez avec moi dans la crypte! et -vous reconnaîtrez votre erreur!... - ---Non! je reste ici! déclara-t-il de son air le plus sombre... demain, -il fera jour!... - -Il s'installa dans le couloir, roulé dans une couverture... Christine -ne voulut point que Jacques ta quittât et elle finit par s'endormir -dans un fauteuil aux approches de l'aube... Jacques lui-même -commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue -du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de -villageois se montrait autour de la chapelle... d'autres accouraient -dans la baille en appelant Drouine... et l'on voyait, à chaque instant, -des paysans qui traversaient la «prée», se dirigeant vers le château -avec de grands gestes... - -Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire -de préciser ici les événements qui s'étaient déroulés pendant la -nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient -des minutes d'angoisse que nous avons rapportées, dans le château... - -La petite fête s'était prolongée à l'auberge de la Grotte aux Fées. -Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos -d'une mort ou d'un mariage, des «enragés» qui ne se décident jamais -à quitter la table. D'autant que les cartes finissent toujours par -fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas -mieux que s'aller coucher... À minuit, ils étaient encore quatre à se -disputer leurs sous en vidant les pots. C'étaient Birouste, le -forgeron; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l'essence au coin -du pont, au carrefour des trois routes, l'esprit fort de Coulteray; -l'épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et -des environs. Avec Achard, l'aubergiste, un type qui avait fait danser -trois générations, qui n'avait jamais voulu être quoi que ce fût -dans la municipalité, histoire de rester l'ami de tout le monde, mais -qui n'en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui -dirait la clef de voûte du pays; il y avait là cinq fortes têtes -auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit -vulgairement, des vessies pour des lanternes. - -Or, environ un quart d'heure après minuit, ces cinq hommes entendirent -un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à -l'auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche, -traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un -étage située à l'orée du bourg, un peu avant le pont, presque en -face Verdeil. - -Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent -et se levèrent, d'un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait... - -Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue, -la bouche grande ouverte du cri qu'elle venait de pousser et regardant -comme une illuminée devant elle, dans la campagne... Instinctivement, -ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme -blanche qui descendait «la prée» enveloppée d'un long voile... - -La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante -que l'on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la -tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules. - -Ils n'hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c'était -_elle_, elle la nouvelle «empouse» qui venait de s'échapper du -tombeau et marchait sur Coulteray. - -Ils n'étaient pas six à avoir la berlue!... Ils entraînèrent la -veuve Gérard et s'engouffrèrent dans l'auberge... On ferma portes et -fenêtres, on avertit les servantes... on se barricada... Tout le monde -se réunit dans la même salle... La veuve Gérard se mit à réciter -l'_Ave Maria._ Les servantes lui donnaient la réplique... Les hommes ne -disaient rien... Ils étaient très pâles... Ils avaient honte de leur -peur... - ---Tout de même, prononça Achard l'aubergiste, nous sommes idiots! ça -n'est pas possible! - -Mais les autres protestèrent. Ils l'avaient bien vue! Elle sortait du -«meur» (le mur) du château!... - ---Sûr! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d'un alquemiste -(alchimiste, jeteur de mauvais sort)... Eh bien! je ne l'aurais jamais -cru!... Des choses pareilles «annui» (aujourd'hui). - ---Qu'est-ce qu'elle vient faire par ici, c'te «drôlière»? - -Achard ne tenait plus en place... Très agacé, il fit taire les femmes, -qui recommençaient indéfiniment leur _Ave Maria._ - ---Non!... ça n'est pas possible! Ce qu'on va nous «fabuler» demain -(se moquer de nous)... Et il sortit de la salle. - -On lui cria de se tenir tranquille... mais c'était plus fort que lui... -Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se -levèrent sans entrain... - -Les femmes ne bougèrent pas... mais elles entendirent: - ---La r'v'là... c'est elle!... Elle remonte!... Elle rentre au -château!... Tenez!... la v'là près du «meur»!... Elle retourne au -cimetière... Eh bien! qu'elle y rentre et qu'elle n'en sorte plus!... -_Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit!... Ça a peur -du jour!... Eh bien, alors, et le marquis?_ - -Les femmes reprirent: _Ave Maria!_... _Ave Maria!_... avec une sorte de -fureur sacrée... Mais les hommes les firent encore taire dès qu'ils -rentrèrent dans la salle: ils étaient déjà familiarisés avec -l'idée de l'empouse... Ils l'avaient vue rentrer chez elle... Ils -étaient plus rassurés... Ils avaient toute une journée devant eux -pour décider de ce qu'il y avait à faire... - -Ce qui les tracassait par-dessus tout, c'était la pensée qu'on ne les -croirait pas... qu'on les «fabulerait». - -Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se -montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout! - -Les gens de l'auberge n'avaient pas été les seuls à apercevoir -l'«empouse»... Il y en avait même qui l'avaient entendue... Par -exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du -pont... Elles avaient été réveillées par des appels: «Adolphine! -Adolphine!...» (c'était le petit nom de la veuve Gérard). Elles -s'étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu'elles -l'avaient vue le matin même, dans son cercueil... - -Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête -levée vers la chambre d'Adolphine, qui ne pouvait lui répondre -puisqu'elle était à l'auberge; c'était là un renseignement que les -deux voisines juraient absolument exact. Quant à l'«empouse», elle -était repartie en poussant un gros soupir. - -Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière... On -comprendra facilement qu'il n'en fallait pas tant pour mettre le pays -«sens dessus dessous»... - -Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules -s'inclinèrent, sauf trois: le maire, le médecin et le curé. - -Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi -extraordinaire... Ce n'était pas la première fois que l'on se trouvait -en face d'une «hallucination collective». Elle s'expliquait par la -légende solidement établie dans ce pays de l'«empouse». Les gars de -l'auberge devaient être à moitié ivres... Jacques Cotentin, -consulté, fut naturellement de l'avis de ces messieurs... Lui, il -n'avait rien vu!... rien qu'une tombe à laquelle on n'avait pas -touché!... - -Cependant, on était en face d'une population soulevée par la -superstition et qu'il fallait calmer. - -Voici ce qui se disait: «Si le tombeau n'avait pas été provisoire, si -la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le -cercueil de plomb avait été bien rivé (car c'était un cercueil à -rivets pour qu'on pût facilement l'ouvrir lors de la cérémonie -définitive), l'empouse n'aurait pas pu s'échapper, venir se promener -la nuit dans Coulteray... Eh bien! on allait donner satisfaction au -populaire... On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille -mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et -tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait. - -»Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles -d'exorcisme. - -Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine -revit encore une fois son amie et, en vérité, qu'une morte si bien -morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant -fait parler d'elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées! -Elle ne savait plus ce qu'elle avait vu!... ni si elle avait vu!... -quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas -lui parler d'hallucination, ni particulière, ni collective... Il avait -vu la morte sous ses fenêtres! Il avait vu le tombeau vide!... Jacques -dut le faire taire... - -Christine, dont l'état de faiblesse était extrême, eût voulu partir -le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de -Coulteray et où la légende de l'«empouse» reprit une force qui -rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs -affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune -d'Achard, l'aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de -Drouine, qui ne manquait pas de raconter l'histoire de l'«empouse» -comme si elle lui était arrivée, à lui... - -Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant -au château, après la cérémonie de l'exorcisme, d'une étrange -torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse. -Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin -pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux -volets de fer qu'elle n'avait pas vu partir. - -Ce matin-là, la voiture n'avait rien de mystérieux, elle était -ouverte; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa -pas d'étonner Christine. - ---D'où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine? - ---J'ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de -suite!... Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu'ils -doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit -même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a -décidé de finir ses jours... j'ai pris cette voiture parce qu'il n'y -en avait plus d'autres au château... Les malheureux seraient devenus -fous, je crois, s'ils étaient restés une heure de plus dans ce -pays!... - ---Ma foi, je comprends ça maintenant! fit Christine... Allons-nous-en, -nous aussi, et tout de suite!... - -Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler... On ne -savait si elle dormait ou si elle réfléchissait... Un moment, elle -rouvrit les yeux et dit à Jacques: - ---C'est tout de même extraordinaire que tu m'aies laissée comme cela, -sans me prévenir, dans ce château... car enfin, pendant que tu -conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j'étais -restée toute seule... - ---Non! répondit Jacques, tu n'étais pas toute seule... Le docteur -Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château... - -Le soir même, ils étaient à Tours... Ils y recevaient une dépêche -du vieux Norbert: «Rentrez de suite... Gabriel me donne des -inquiétudes!» - - - - -XXVI - -L'ÉCHAFAUD - - -Le procès de Bénédict Masson eut lieu au commencement de novembre, à -Melun. Il fut tel que l'avait fait prévoir l'enquête. Et même le -cynisme de l'accusé semblait avoir augmenté si possible. Ses réponses -étaient un mélange de Jean Hiroux et d'Émile Henry, de stupidité -voulue et d'audacieuse menace, dans une langue qui tantôt était celle -d'un charretier pour s'élever brusquement à l'âpreté souveraine et -redoutable d'un prophète biblique, tantôt fleurie comme une page de -Bernardin de Saint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase -d'abominable argot. - -Le jury servit de cible à ses pires facéties. Il répéta au -président de la cour ce qu'il avait dit au juge d'instruction, qu'il -n'était point payé pour faire sa besogne, que c'était à la justice -de découvrir ce qu'étaient devenues les demoiselles qui avaient passé -à Corbillères, qu'en ce qui le concernait, leur sort ne l'intéressait -en aucune façon et qu'enfin si on l'avait trouvé en train de brûler -une petite fille découpée en morceaux, c'était là un accident -regrettable, _surtout pour elle_, mais qui ne prouvait en rien sa -culpabilité à lui. - -Nous n'insisterons pas sur une attitude qui souleva, comme on dit, le -cœur de tous les honnêtes gens. Le réquisitoire de l'avocat général -fut, comme on le pense bien, implacable. Bénédict Masson pouvait -d'autant moins compter sur l'indulgence du représentant du ministère -public qu'il avait traité cet honorable magistrat dont le visage était -grêlé des suites de la petite vérole de «moule à pilules»!... - -L'instant le plus sensationnel de ces honteux débats fut, sans -contredit, celui où Christine Norbert s'avança à la barre... Alors la -façon d'être de l'accusé changea du tout au tout. Il perdit sa -superbe, s'affala sur son banc et se cacha la tête dans ses bras. La -déposition de Christine fut courte et terrible. - -Mlle Norbert ne regarda pas une seule fois du côté de Bénédict, -mais, tournée du côté des jurés, elle semblait leur dicter leur -devoir. Ceux-ci n'y manquèrent point. Bénédict Masson fut condamné -à mort. - -Il refusa de signer son pourvoi en grâce. Le 2 décembre, la sinistre -machine (style de la _Gazette des Tribunaux_) fut dressée à Melun -devant la porte du cimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le -monde grelottait. Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture -qui ramenait de la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête -qu'on allait lui trancher, il considéra l'assemblée sans émoi. On -s'attendait à une dernière insulte à l'adresse de la société sur -laquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère. Il -n'en fut rien. Il embrassé le christ, que lui tendait le prêtre, en -prononçant ces mots: - ---Celui-là, c'est un frère! - -Et il se livra aux aides du bourreau. - -Le couteau tomba. M. de Paris a dit souvent depuis qu'il n'avait jamais -présidé à une exécution pareille. D'ordinaire, le condamné, dès -qu'il est sur la planche et qu'on lui introduit le cou dans la lunette, -semble se resserrer sur lui-même, rentrant la tête dans les -épaules... Bénédict Masson, lui, se jeta sur cette planche comme sur -un lit de repos longtemps attendu... et sa tête, projetée d'elle-même -en avant, semblait déjà chercher le panier où elle allait rouler. - -Le cimetière était à deux pas... La fosse était creusée. Il y eut -un simulacre d'inhumation, mais la tête fut livrée aussitôt à un -aide de la faculté de médecine de Paris, qui disparut immédiatement -avec son sanglant trophée... (style des faits divers)... - -Le même jour, le défenseur de ce malheureux faisait parvenir à Mlle -Christine Norbert le seul papier laissé par son client. Elle put y lire -ces vers de la _Promenade sentimentale_: - - -Le couchant dardait ses rayons suprêmes -Et le vent berçait les nénuphars blêmes; -Les grands nénuphars entre les roseaux -Tristement luisaient sur les calmes eaux... -Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie -Au long de l'étang, parmi la saulaie... -Parmi la saulaie où j'errais tout seul -Promenant ma plaie, et l'épais linceul -Des ténèbres vint noyer les suprêmes -Rayons du couchant dans les ondes blêmes... - - -Sous ces vers, cette ligne: «_Pourquoi êtes-vous venue?_» - -Et, maintenant que Bénédict Masson est guillotiné, on pourra se -demander pourquoi celui qui a rapporté ici cette affreuse aventure l'a -qualifiée de «sublime»? Elle est horrible, elle est «abominable» -mais sublime?... Eh bien, oui, l'aventure de Bénédict Masson est -sublime! _Elle est sublime en ce qu'elle ne fait que commencer_...[1] - - - - -FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE - - -[Note 1: Lire la suite dans: _La Machine à assassiner._] - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Eh bien! c'est de cette -petite rue, habitée par notre relieur, c'est de ce quartier qui -semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu'est -sortie l'une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à -tout prendre, la plus sublime! Sublime, l'aventure de Bénédict Masson -l'a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans -l'histoire de l'Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut -aussi épouvantable... et Paris, qui n'en a surtout connu que -l'épouvante, en tressaille encore. -</p> - -<p> -Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine. -Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons -que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous -pouvons envisager cette vérité que dans l'Ile-Saint-Louis, plus que -partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le -domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et de -M<sup>me</sup> Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, -de tout temps, élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier, -Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs -pénates. À l'angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la -rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d'une niche, une Vierge -mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre -Bénédict Masson, qui n'était pas seulement relieur d'art, mais -poète,—un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces -temps-ci qui sont troubles,—prétendait habiter la chambre même où -avait vécu quelque temps—et souffert—l'auteur des <i>Fleurs du -mal!</i> -</p> - -<p> -Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil. -</p> - -<p> -Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par -lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon -supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres -événements d'une existence qui, <i>apparemment</i>, semblait s'être -déroulée, jusqu'au jour où nous sommes arrivés—Bénédict Masson -pouvait avoir dans les trente-cinq ans—dans la plus terne monotonie. -Je souligne le mot <i>apparemment</i> parce qu'il s'est trouvé des gens -pour prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient -été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce -qui pouvait faire croire à l'innocence d'un monstre qui vivait dans la -crainte perpétuelle que l'on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont -prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des -raisons, mais avaient-ils raison? C'est ce que nous verrons un jour. -</p> - -<p> -Pour moi, j'ai toujours été frappé de l'accent de sincérité qui se -trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans -leurs passages les plus désordonnés. -</p> - -<p> -À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été -chaude; le printemps, cette année-là, était l'un des plus précoces -qu'on eût vus depuis longtemps à Paris. -</p> - -<p> -Il est neuf heures du soir; dans ce coin de rue déserte, noyée -d'ombre, le dernier bruit qui s'est fait entendre a été le timbre de -la porte du magasin de M<sup>lle</sup> Barescat, mercière, qu'elle fermait -elle-même après avoir mis le volet... -</p> - -<p> -De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de -l'horloger... -</p> - -<p> -La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle -du vieux Norbert que l'on ne voyait guère sortir que le dimanche pour -aller à l'office à Saint-Louis-en-l'Ile, avec sa fille et son neveu. -</p> - -<p> -Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge -verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des -travaux qui, au surplus, dans la partie, l'avaient déjà rendu -célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire -sa fortune, mais qui n'avait réussi qu'à le dégoûter à jamais des -hommes d'affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour -l'art, à la poursuite d'une chimère où d'autres, avant lui, avaient -laissé leur raison. -</p> - -<p> -Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce, -s'entretenaient de lui avec une condescendance attristée; les plus -renseignés parlaient d'une sorte «d'échappement» contraire à toutes -les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux -prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C'était tout dire! -</p> - -<p> -En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage -d'horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes -jusqu'alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres, -des roues carrées. Cependant les habitants de l'île affirmaient que ce -«mouvement» durait depuis des années et qu'il ne le remontait jamais. -M<sup>lle</sup> Barescat, la mercière, en eût mis «sa main au feu». Bref, -entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure -d'un personnage un peu diabolique. -</p> - -<p> -Ce soir-là, Bénédict Masson n'avait d'yeux, derrière ses rideaux, -que pour la boutique de l'horloger, et nous pouvons dire tout de suite -que ce n'était point la vue du vieux Norbert qui l'empêchait de -travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l'atelier. -</p> - -<p> -Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict -Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses. -</p> - -<p> -La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me -la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie; la -voilà telle que Dieu l'a faite pour mon cœur d'homme avide de beauté -et de mystère. Non, non, en vérité, il n'y a rien de plus beau au -monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au -monde. Qu'y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond -et de plus insondable? Les flots en furie m'intéressent, mais une mer -calme m'épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m'effrayent et -m'attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c'est l'abîme. -</p> - -<p> -Mais les imbéciles ne comprennent pas cela... Qui comprendrait -Christine? Pas son vieil abruti d'horloger de père, assurément, -toujours penché sur ses roues carrées et qui n'a peut-être pas <i>vu</i> -sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de -Jacques, le phénomène de l'École de médecine, oui: un sujet -exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à -la Faculté, oh! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre -volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de -l'amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la <i>voit</i> pas! Il y en a -des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu'elle est belle, mais -je suis le seul à la <i>voir</i>, moi, Bénédict Masson! -</p> - -<p> -Cette fille-là n'a rien à faire avec les poulettes d'aujourd'hui: la -taille et l'air d'une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que -moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure -aux reflets de vieux cuivre; quand elle suspend à la patère le chapeau -dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure -et tout le mouvement du bras de l'amazone du Capitole, ce qui n'est pas -peu dire à mon goût, car je n'ai jamais vu, dans tous mes voyages, -d'aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes, -la pensée ne peut s'y attacher sans être en flamme, pour peu qu'on -l'ait vue marcher, se déplacer: c'est à baiser la trace de ses pas. -</p> - -<p> -Quant au visage, il est d'un ovale parfait, mais le nez a heureusement -une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette -régularité; le dessin de la bouche est d'une pureté angélique, la -lèvre n'est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette -belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de -modelage pour vivre, ne devrait avoir d'autre modèle qu'elle-même. -</p> - -<p> -Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'il -y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert -sombre pailletés d'or... il y a, au fond de ces yeux-là, il y a—je -vais vous le dire—l'étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera -jamais: de vivre—elle qui était faite pour l'Olympe—au fond de -cette misérable boutique de l'Ile-Saint-Louis, entre cet horloger et ce -carabin! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle -se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah! -misère! comment ne se suicide-t-elle pas?... C'est qu'elle est en même -temps la Beauté et la Vertu! Magnifique comme une statue païenne, sage -comme une image de missel! Ah! il n'y a rien à dire! C'est la madone de -l'Ile-Saint-Louis!... Eh bien! écoutez! voilà ce qui m'est arrivé, ce -soir... -</p> - -<p> -Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n'habitent pas sur la rue. Il -n'y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé -de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l'avais jamais vu. À -l'exception d'une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne -ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j'ai trouvé le moyen -d'apercevoir le pavillon... Oui, cette nuit même, après que les -lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une -échelle dans le grenier de la maison que j'habite et, par une lucarne, -j'ai vu! -</p> - -<p> -Le pavillon a deux étages... le deuxième étage est transformé en une -sorte d'atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois -extérieur. L'horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche -dans l'atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine -resta plus d'une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de -l'atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un -amoureux! Soudain, elle quitta le balcon et, d'un pas furtif, descendit -quelques marches de l'escalier. Puis elle s'arrêta et prêta l'oreille -du côté de l'appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle -remonta, toujours avec de grandes précautions; elle pénétra dans -l'atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, -sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l'armoire. Et je vis -sortir de cette armoire un homme, qu'elle embrassa. Et puis je ne vis -plus rien, car elle s'était empressée de fermer la porte-fenêtre et -de tirer les rideaux. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap02"></a></h4> - -<h4>II -<br /><br /> -OÙ BÉNÉDICT MASSON N'EST PAS AU BOUT<br /> -DE SES ÉTONNEMENTS</h4> - -<p> -La nuit que je passai, il est facile de l'imaginer! Moi qui avais tout -vu dans le regard de Christine, je n'avais pas prévu cela: un monsieur -caché dans une armoire! Décidément je ne serai jamais qu'un poète, -c'est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde: «—Tu étais -tout pour moi, mon amour; pour toi mon âme languissait—tout pour moi: -une île verte dans la mer,—une fontaine et un autel tout enguirlandé -de fruits et de fleurs féeriques!—Mais je n'avais pas prévu cela: le -monsieur dans l'armoire!—Désormais la coupe d'or est brisée! que le -glas sonne! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir!... Une -de plus!... Ah! les filles de Satan!...» -</p> - -<p> -Eh bien! je vais vous dire: cette nuit d'insomnie ne fut pas remplie -seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais -aussi par une espèce d'allégresse diabolique, et vous allez comprendre -tout de suite ce sentiment complexe. J'adorais Christine non seulement -comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je -l'aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes... et là -était mon supplice, car cette femme, je savais qu'elle ne serait jamais -à moi, qu'elle ne m'aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être -jamais en approcher; mais l'atrocité de cette absolue certitude était -encore doublée par l'idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le -carabin d'en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie, -se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les -justes noces! -</p> - -<p> -Or, le monsieur de l'armoire, que j'aurais tué comme un chien, -l'occasion s'en présentant, tout de même, je lui en voulais moins -qu'à l'autre, car il me vengeait et comment!... -</p> - -<p> -Et voici qu'il est temps que je vous dise pourquoi je n'avais aucun -espoir du côté de Christine; cela tient en trois mots: -</p> - -<p> -... <i>Je suis laid!</i> -</p> - -<p> -Le cousin non plus n'est pas beau: il est quelconque, ce qui, à mes yeux, -est pire... son Jacques—je l'ai bien observé quand il passe sous -mes fenêtres—a la taille plutôt épaisse; c'est un petit homme court, -dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes -saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d'une courte -barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des -tout petits enfants; quand il se découvre, il montre un crâne déjà -dénudé par l'étude. Voilà le héros! Ça n'est pas grand'chose; mais -enfin, ça n'est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça -peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre!... je suis -d'une laideur terrible. Pourquoi terrible? <i>Parce que toutes les femmes -me fuient!</i> -</p> - -<p> -Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela? Jamais mes -bras ne se sont refermés sur une femme! Elles n'ont pas pu! L'idée que -je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante! C'est -comme je vous le dis... je n'exagère rien!... Ah! misère! misère! -comme dit l'autre: «Une vie de feu bout dans mes veines!... Chaque -femme serait pour moi le don d'un monde!... j'entends à la fois mille -rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les -éléphants de l'Hindoustan et prendre pour cure-dents la flèche de la -cathédrale de Strasbourg! La vie est le bien suprême!» Et moi je ne -puis pas vivre!... -</p> - -<p> -Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau? Pourquoi cette -asymétrie entre les deux côtés de mon visage? (mon visage!), cette -proéminence effrayante des sourcils, cette avancée subite de la -mâchoire inférieure? Pourquoi ce chaos? <i>L'Homme qui rit</i> était bien -heureux. Au moins, il riait! il riait pour les autres!... Mais moi, -qu'est-ce que je suis pour les autres? Ni celui qui rit, ni celui qui -pleure! Ma face est un mystère épouvantable! -</p> - -<p> -Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m'entraînera peut-être -plus loin que je ne le désirerais?... -</p> - -<p> -Ma foi! dans l'état d'esprit où je suis, qu'ai-je à craindre? -qu'ai-je à redouter? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure -peut m'arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit!... Je -n'avais plus qu'une raison de vivre: voir Christine!... Depuis que je -l'ai vue embrasser un monsieur qu'elle cache dans une armoire, comme -disent les matelots: «À Dieu vat!»... -</p> - -<p> -Eh bien! il n'y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid -que cela! Il y a encore deux ans, je m'imaginais que ma figure n'était -point, nécessairement, pour tout le monde un objet d'horreur! Je savais -bien, hélas! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j'avais encore -des illusions... Réfugié dans ma tour d'ivoire, devant ma glace, je me -prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil, -de trois quarts, je me faisais des mines, j'essayais différentes -façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il -n'eût pas été déshonorant de se rapprocher... J'en étais arrivé à -me dire, par exemple, que je n'étais pas beaucoup plus laid que -Verlaine... qui a été aimé, qui a su ce que c'est que l'amour, tout -l'amour, si on l'en croit... -</p> - -<p> -«Ah! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos -bouches!... qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir!» etc... -</p> - -<p> -Ah! la bouche de Verlaine! Paix à ses cendres, c'est <i>mon</i> plus grand -poète!... -</p> - -<p> -Tout de même, je me disais: S'il a été aimé, ça n'est certes pas -pour sa beauté! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire -uniquement par le rêve, par le rêve d'un poète, par ce que contient -de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une -nature ironique et marâtre. Le tout est d'avoir l'occasion de se faire -comprendre! Cette occasion, voilà comme je la fis naître... -</p> - -<p> -À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j'avais eu un -joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix. -Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des -élèves femmes. Je n'eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain, -une jeune fille se présentait: M<sup>lle</sup> Henriette Havard, charmante, -paraissant fort intelligente, disant qu'elle avait perdu mes parents, -qu'elle était à charge à une vieille tante et qu'elle voulait gagner -sa vie. Elle me proposait d'être en même temps mon élève et mon -employée. L'affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris -une petite villa, à l'orée d'un bois, à quelques pas d'un étang, -dans un endroit assez désert; mais j'aime la solitude; j'imaginai sans -peine que je l'aimerais davantage avec cette jolie fille. C'est là, du -reste, que je travaillais tous les étés. J'y donnai rendez-vous à -Henriette pour le lendemain. -</p> - -<p> -Ce soir-là, je m'étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la -campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain, -je ne la revis plus!... Je l'attendis trois jours. Elle m'avait donné -l'adresse de sa tante. J'allai chez cette tante et lui demandai des -nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d'indifférence, du -reste, qu'elle ne l'avait pas revue. Je n'insistai pas. Je ne voulais -pas avoir l'air plus inquiet qu'elle-même. -</p> - -<p> -Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, -M<sup>me</sup> Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie... -Elle resta chez moi un jour... Cette fois, ce fut un monsieur dans les -cinquante ans, qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des -questions sur M<sup>me</sup> Claire. Je lui répondis que je n'avais -plus eu de ses nouvelles depuis son départ de chez moi. Il s'en alla, -fort triste. -</p> - -<p> -Eh bien, j'ai encore eu quatre élèves femmes... L'une est restée cinq -jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est -restée trois semaines. Avec celle-ci, j'ai pu croire que le miracle -allait s'accomplir; eh bien, au dernier moment, elle s'est éclipsée, -comme les autres! -</p> - -<p> -Pour cette dernière, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une -enquête... je n'ai pu savoir, nul n'a pu savoir ce qu'elle était -devenue! Cette fois, je ne cacherai pas qu'une angoisse sourde, -démesurée, commença de m'étreindre... <i>Je n'osai pas faire remonter -mon enquête plus haut</i>, redoutant d'apprendre que les trois autres -aussi avaient disparu! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, -c'était suffisant!... -</p> - -<p> -Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais -qu'elles me fuient jusqu'au bout du monde, qu'elles me fuient jusqu'à -disparaître, qu'elles me fuient jusqu'au suicide, cela dépasse tout! -tout! Qu'imaginer? qu'imaginer en dehors de ces hypothèses?... -Mettez-vous à ma place! C'est épouvantable!... Encore si, pour une -raison ou pour une autre, <i>pour six autres raisons</i>, elles s'étaient -toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais <i>on ne les a -retrouvées ni mortes, ni vivantes!</i> -</p> - -<p> -Mon Dieu! je parle comme si j'étais sûr du sort des trois autres!... -Eh bien oui! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les -lie toutes les six... le même mystère de mort!... Et personne ne se -doute de cela, que moi!... Heureusement!... Tout cela est tellement -formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser!... -J'avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c'était de -m'absorber dans la vision et dans l'amour de Christine!... Et -maintenant!... -</p> - -<p> -Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l'horloger... C'est -aujourd'hui dimanche, <i>elle</i> va sortir tout à l'heure pour aller à la -messe, entre son père et le carabin!... La voilà! la voilà avec son -grand air d'archiduchesse, et son front de madone et son calme regard! -Le carabin lui porte son livre de messe!... Ah! moi aussi j'irais bien -à confesse, pour elle!... Mais aujourd'hui je ne les suivrai pas!... Je -reste derrière mes rideaux... Assurément je vais voir sortir l'homme -de cette nuit! Je veux savoir qui est son amant! Après on verra ce -qu'on en fera! -</p> - -<p> -Voilà une demi-heure que j'attends qu'il sorte... et toujours rien! -Aujourd'hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois. -Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne -s'ouvre pas!... Qu'attend-il?... La rue est déserte, tout à fait -déserte... Et il ne peut sortir que par cette porte... Cette partie de -l'immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu'elle -n'offre pas d'autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils -vivent enfermés là dedans comme dans une prison, et le jardin -intérieur, si tant est que l'on puisse donner ce nom à un -quadrilatère planté de trois arbres, m'a produit l'effet d'un préau, -entre ses deux hauts murs qui l'étreignent et le défendent du regard. -Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l'horloger et sa -famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, -dont l'entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient -toujours—événement unique dont tous les anciens hôtels de -l'Ile-Saint-Louis ne sauraient offrir d'autre exemple—au dernier -représentant d'une famille illustre, comme on sait, à bien des titres, -au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez -récemment, à la suite d'un voyage qu'il fit aux Indes anglaises, à la -fille cadette du gouverneur de Delhi, miss Bessie Clavendish. -</p> - -<p> -J'ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis -et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto, -qu'éclairait une lampe électrique intérieure: la marquise est une -toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée -d'intérêt, à cause d'une certaine beauté diaphane propre à quelques -Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette -époque de sports. -</p> - -<p> -À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de -ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien -vivante; dans sa face rose où circule un sang généreux, brille un -regard bleu d'acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un -homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est -l'arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis -XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait -point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s'en -sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la -propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où -elle s'était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire. -C'est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la -vertueuse Christine reçoit son amant. -</p> - -<p> -Celui-ci, dont je continue de surveiller l'apparition sur le seuil qu'il -doit forcément franchir pour sortir de sa prison d'amour me fait bien -attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l'heure se passe sans que -j'aie vu s'entr'ouvrir la porte de l'horloger. Et l'horloger lui-même -revient de la messe avec la fière Christine et l'intrépide fiancé. -</p> - -<p> -Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire -en attendant la nuit prochaine et les revanches qu'il s'en promet! -</p> - -<p> -Cette idée, dois-je l'avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes -esprits, d'autant que je pense à une chose, c'est que si je n'ai point -vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l'ai point vu entrer -non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de -temps dure cette étrange idylle au fond d'une armoire! -</p> - -<p> -Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général -et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur -est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le -soulagement de mon âme et de la conscience universelle! Je ne sortirai -pas d'aujourd'hui!... -</p> - -<p> -<i>Cinq heures.</i>—Ce qui vient de m'arriver est bien la dernière -des choses à laquelle je m'attendais! Elle est venue! Elle est venue ici! -Mais n'anticipons pas, car tout vaut la peine d'être raconté et je -sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements! -</p> - -<p> -D'ordinaire, l'après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et -Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite -promenade; aujourd'hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls; la -fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques -bonnes paroles qu'elle soulignait de son sourire de souveraine, puis -elle a refermé la porte de la boutique et moi je n'ai fait qu'un bond -jusqu'à mon observatoire, là-haut, sous les toits. -</p> - -<p> -Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et -gravir l'escalier extérieur qui conduit à l'atelier, au dernier étage -du pavillon du fond; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte -sur le balcon et j'apercevais l'armoire; elle l'ouvrit sans hésitation -et l'homme en sortit. -</p> - -<p> -Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l'oreille; sans -doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute -fâcheuse présence et qu'elle leur appartenait pour quelques heures, -car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il -s'appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde -méditation. -</p> - -<p> -Cette fois, je le voyais bien et en détail. Matin! elle sait les -choisir, ses amants, la belle Christine! En voilà un tout à fait à sa -taille et tel que je n'imagine point qu'une fille d'Ève puisse en -désirer de plus beau au monde! Ah! quand j'ai vu cette royale figure, -ce magnifique morceau d'humanité, je jure que j'ai maudit le Créateur -qui m'a fait ce qu'il m'a fait et qui a réservé pour celui-ci cette -face de victoire! -</p> - -<p> -Cet homme est dans toute la force de l'âge; une harmonie parfaite -dirige ses mouvements; rien ne semble l'émouvoir; à côté de lui -Christine qui m'en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me -paraît une petite folle; il est vrai que je ne la reconnais plus et -qu'elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle -l'appelle avec des gestes enfantins: Gabriel! -</p> - -<p> -Ma foi! il est beau comme l'ange Gabriel ce jeune homme de trente ans! -Ah! comme ils sont beaux tous les deux! quel couple! -</p> - -<p> -Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car -c'est bien encore là une chose pas ordinaire du tout! Il est enveloppé -des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au -temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d'alors, de -petites bottes à revers. Si bien qu'en le voyant sortir de cette -armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l'Ile-Saint-Louis, -on eût pu croire assister à quelqu'une des aventures du chevalier de -Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l'évasion -de la royale prisonnière; il n'est point jusqu'à l'accoutrement de -Christine qui se prête à l'illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette -qu'elle a croisé sur son sein demi-nu. -</p> - -<p> -Quelle comédie se jouent-ils là? Comment cela a-t-il commencé? -Comment cela finira-t-il? Où sommes-nous? Je n'y comprends plus rien! -</p> - -<p> -Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son -appel. Gabriel descend l'escalier devant Christine... -</p> - -<p> -Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s'est assis sous -le platane, devant une petite table garnie d'une nappe où se trouvent -encore des fruits et des flacons. Je le vois mal, je la vois mieux, -elle; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s'assied près de -lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l'arbre me -gêne. Ils ne bougent plus; ils restent ainsi tendrement l'un près de -l'autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été -des plus cruelles de ma vie. -</p> - -<p> -Ah! une tête de femme sur mon épaule! Et la tête de Christine! -</p> - -<p> -Si je pouvais lui manger le cœur, à l'autre! -</p> - -<p> -Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main; ils ont gravi -l'escalier et elle lui tenait toujours la main, et c'est elle qui l'a -entraîné dans l'atelier et qui en a refermé la porte. -</p> - -<p> -Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi! Et j'ai -pleuré! oui! j'ai pleuré! Ces idiots de poètes disent qu'on pleure -des larmes de sang. Je le saurais bien! -</p> - -<p> -Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C'était elle. Elle! -Elle! Elle qui ne m'avait jamais adressé la parole! Elle qui avait -toujours passé à côté de moi comme si je n'existais pas! -</p> - -<p> -J'ouvris en m'accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit -chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être -hideux! -</p> - -<p> -Elle eut cette pitié suprême de ne s'apercevoir de rien! Elle me dit -avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m'enchante, m'écrase ou -m'horripile: «Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste; je -viens vous confier ce que j'ai de plus précieux dans ma bibliothèque, -ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait! -Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos -maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque -ouvrage.» -</p> - -<p> -Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui -me restait, elle leva sa belle main pâle: «Non, pas aujourd'hui... -Excusez-moi, je suis un peu pressée!» Et elle s'en fut avec son regard -céleste et son front d'ange. -</p> - -<p> -Je n'avais pas prononcé une parole. J'étais comme anéanti. Tout -équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de -l'équilibre! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans -une histoire pareille. -</p> - -<p> -<i>Deux heures du matin.</i>—Effroyable!... Cette comédie ne pouvait -décemment durer. Je viens d'assister au plus rapide et au plus sombre -des drames. Il était un peu plus de minuit; j'étais là-haut, -souffrant tous les supplices, tandis qu'une lumière, au dernier étage -du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout -à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j'ai vu -paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l'escalier comme un -chat, et puis d'un coup d'épaule, défonça la porte et il y eut la -clameur de Christine: «Papa!» -</p> - -<p> -Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, -quelque chose comme un chenet de bronze qui s'abattit, tandis que -Christine suppliait: «<i>Ne le tue pas! Ne le tue pas!</i>» Il y eut une -forme bondissante—l'homme—qui vint crouler jusque sur le balcon -en étendant les bras, tandis que l'arme terrible continuait à le -fracasser. -</p> - -<p> -Et il ne bougea plus! Christine, délirante, s'était jetée sur sa -poitrine. -</p> - -<p> -Et puis, il y eut un silence extraordinaire. -</p> - -<p> -Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou. -</p> - -<p> -À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se -mêler à la scène. Alors, Christine se releva et dit: «Papa l'a -tué!» -</p> - -<p> -Le vieux prononça distinctement: «<i>Il ne m'obéissait plus! et -c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!</i>» -</p> - -<p> -Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans -l'atelier où ils s'enfermèrent tous et où ils sont encore au moment -où j'écris ces lignes. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap03"></a></h4> - -<h4>III -<br /><br /> -N'AURAIT-ELLE QU'UN MÉTRONOME<br /> -SOUS SON CORSAGE?</h4> - -<p> -Gabriel est mort! Gabriel est mort! Le vieux en a fait de la charpie! -Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste -s'expliquera après, si c'est absolument nécessaire, mais pour moi, il -n'y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n'est plus entre moi et -Christine! En serai-je beaucoup plus avancé? Peu importe! Mon cœur est -rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu! -</p> - -<p> -Elle ne posera plus sa tête sur l'épaule de ce jeune homme, beau comme -un demi-dieu, et je ne les verrai plus s'embrasser. Que vont-ils faire -du cadavre? J'ai attendu toute la nuit, mais la porte de l'atelier ne -s'est pas rouverte. -</p> - -<p> -Alors, n'en pouvant plus de fatigue et d'émotion, je suis redescendu -chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une -allégresse immense. Au réveil, j'avais l'âme encore en fête: Gabriel -est mort! -</p> - -<p> -Oh! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée! -</p> - -<p> -Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine! Comment -osé-je écrire de tels mots de feu! Me réjouir d'un lâche assassinat! -Ah bah! moi aussi j'opte pour le principe de Schelling: «Les esprits -supérieurs sont au-dessus des lois!» Suis-je un esprit supérieur? -Peut-être oui? Peut-être non? Mais à coup sûr, <i>je suis un maudit -supérieur!</i> -</p> - -<p> -Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres -créatures... depuis que je suis au monde, Dieu m'a tenté! Attention! -assez divagué!... assez se vautrer dans le sacrilège... Redescendons -sur la terre... Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte -de la boutique. -</p> - -<p> -D'ordinaire, à cette heure,—huit heures,—le vieux est -déjà derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et -M<sup>me</sup> Langlois n'a qu'à pousser la porte. Mais, aujourd'hui, -les volets sont encore en place. La mère Langlois—que je connais -bien puisqu'elle me sert, comme femme de ménage, moi aussi—est -toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poing desséché et -impatient. Enfin on lui ouvre. C'est le vieux. Elle entre et M. le -prosecteur sort toute de suite dans la rue, presque en courant! Il doit -être en retard pour son cours. Je le regarde bien au passage. À part -ses sourcils froncés, il me paraît aussi insignifiant que tous les -jours. -</p> - -<p> -La porte de la boutique est restée entr'ouverte; je n'aperçois plus le -vieux! Ah! entrer là dedans! Moi qui sais! moi qui pourrais voir!... -car on s'arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle! -mais, moi!... Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon -stock de peaux et je traverse la rue et j'entre dans la maison du -crime... Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se -trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère -Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main, -elle m'interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin. -</p> - -<p> -Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet -événement extraordinaire: un audacieux a osé franchir les cinq -mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez -lui! -</p> - -<p> -—Que voulez-vous, monsieur? finit-il par marmotter en fixant sur moi -des yeux gris d'une hostilité aiguë. -</p> - -<p> -—Monsieur, je suis le relieur. -</p> - -<p> -—Mais je croyais que ma fille s'était entendue avec vous? -</p> - -<p> -Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d'après lesquelles je -crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu'elle m'avait -faite une importance <i>qui lui avait servi de prétexte à ne pas -accompagner l'horloger et son neveu dans la promenade du dimanche.</i> -</p> - -<p> -À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous: -</p> - -<p> -—Laisse monter monsieur, papa!... -</p> - -<p> -Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du -vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l'escalier -qui conduisait à l'atelier sur le balcon duquel Christine restait -penchée. -</p> - -<p> -Elle était aussi calme que je l'avais vue la veille chez moi et rien -dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du -terrible drame de la nuit. -</p> - -<p> -Quelles étaient mes pensées alors? Aurais-je pu le dire? J'allais me -trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais -qu'elle, Christine, son père et son fiancé—et leur victime—et -cela quelques heures après l'assassinat! et c'était Christine elle-même -qui, du geste le plus naturel, m'en poussait la porte. -</p> - -<p> -Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au -plancher de l'atelier, à la table, au bahut, comme si je devais -fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C'était enfantin! -Du moment qu'elle me recevait là, c'est que le <i>nécessaire</i> avait -été fait! Le nécessaire? Le plancher ne paraissait même pas -balayé... Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour -pénétrait à flots n'eût pu retenir le regard le plus averti—le -mien—<i>qui avait vu assassiner Gabriel!</i> -</p> - -<p> -Bien mieux: je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois, -que le vieux et sa fille et le fiancé s'enfermaient là des heures et -des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de -mystère qui—je l'ai déjà fait entendre—commençait à troubler -quelques pauvres cervelles dans le quartier; or, on pouvait, en -vérité, se demander après un coup d'œil sur ce banal atelier si la -mère Langlois n'avait pas rêvé! -</p> - -<p> -Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études, -des modelages d'après l'antique accrochés au mur, deux sellettes, -supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une -bibliothèque vitrée dans laquelle il n'y avait même pas de livres -mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans -auparavant M<sup>lle</sup> Christine Norbert avait exposé aux Indépendants -un Antinoüs d'étagère, d'une singulière beauté, mais qui avait fait -surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait -et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l'artiste avait, un -beau matin, sans explications, retiré son envoi. -</p> - -<p> -Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une -petite chambre qui était certainement la chambre de Christine. -</p> - -<p> -Mes yeux, qui ne pouvaient s'arrêter sur rien, retournèrent au bahut. -</p> - -<p> -Mais Christine me rappela tranquillement l'objet de ma visite en me -priant de m'asseoir dans le fauteuil où, l'avant-dernière nuit, -j'avais vu s'asseoir Gabriel. -</p> - -<p> -Si elle était calme, je ne l'étais pas! Ma cervelle était en feu, mes -mains tremblaient. -</p> - -<p> -Elle s'assit en face de moi; je n'osais pas la regarder. On lui avait -assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s'intéressait au -grain et à la couleur de mes peaux! -</p> - -<p> -Elle me dit qu'elle me fournirait quelques dessins d'après lesquels -j'aurais à établir une mosaïque. -</p> - -<p> -—C'est donc une reliure de grand luxe? demandai-je. -</p> - -<p> -—Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont -pas à moi et qu'ils ne sont pas pour moi. C'est un secret que je -trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas! Ils appartiennent -à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j'ai vu -dernièrement et qui cherche un relieur d'art qui veuille bien se -consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, -du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes -son voisin! Je lui ai parlé de vous et il s'est servi de moi pour vous -mettre à l'épreuve. Vous m'excuserez! -</p> - -<p> -Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette -histoire de livres m'intéressait peu, mais l'idée qu'elle avait pensé -à moi! que j'existais pour elle! qu'elle avait fait un geste pour me -rendre service! J'étais comme enivré. Tout à l'heure, j'avais abordé -cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome -battait sous son corsage, et maintenant j'aurais baisé le bas de sa -robe comme à la déesse de la Pitié. -</p> - -<p> -Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon -abomination, de sourire à ma hideur! car elle me sourit! Ô ange!... -</p> - -<p> -Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a -assassiné son amant! -</p> - -<p> -Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard -stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me -livre rien de son secret, et puis s'arrête encore sur le bahut! Le -bahut d'où il est sorti et où ils l'ont peut-être rejeté en -attendant qu'ils lui fassent une autre tombe!... car il est peut-être -encore là, le mort magnifique!... -</p> - -<p> -Je suis sûr qu'il y est!... -</p> - -<p> -Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble -fatal. «Où allez-vous, monsieur?»... Cette fois il me semble que sa -voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m'arrête a été -un peu hâtif. -</p> - -<p> -C'est à mon tour d'avoir pitié. Je me ressaisis... je dis n'importe -quoi: -</p> - -<p> -—C'est un vieux bahut normand!... -</p> - -<p> -—Ce n'est pas un bahut, monsieur, c'est une vieille armoire de la -Renaissance provençale, tout ce qu'il y a de plus authentique... le -seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa -grand'mère!... Il y a eu là dedans de bien beau linge et solide comme -on n'en fait plus à présent! -</p> - -<p> -Je m'incline pour prendre congé... Elle me tend la main. Je sens que si -je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me -sauve!... Après tout, il est mort! il est mort! Et c'est le -principal!... Le vieux Norbert était dans son droit! le droit romain, -le seul! droit de vie et de mort sous son toit!... Il est vrai que s'il -a tué le monsieur à la cape, il n'a pas touché à un cheveu de sa -fille... Il a bien fait! Une créature pareille, c'est sacré, quoi -qu'elle fasse! Brave <i>pater familias!</i> Je lui serre la main dans sa -boutique avant de courir m'enfermer dans la mienne. Tout cela est -horrible!... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap04"></a></h4> - -<h4>IV -<br /><br /> -LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER<br /> -EN COLÈRE</h4> - -<p> -—Oui, môssieu Bénédique, oui, c'est comme je vous le dis, il se -passe là des choses qu'est pas naturelles; quand je vous ai aperçu ce -matin traversant leur salle à manger, j'ai voulu me jeter sur vous pour -que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur! J'ai cru un jour -qu'ils allaient me dévorer parce que je m'étais rendue dans le jardin -sans leur permission! Pire que des sauvages, je vous dis! Pire que des -sauvages! -</p> - -<p> -»Ils ne veulent personne, personne autour d'eux! J'suis même étonnée -qu'ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la -demoiselle peut pas faire; elle ne peut pas laver la vaisselle, par -exemple! ça la répugne, c'te poupée aux mains de grande madame qui -n'a pas le sou! car ça n'a pas le sou! et c'est fier comme si ça -n'avait pas tout vendu, pièce par pièce! J'ai vu filer l'argenterie, -moi! des morceaux qui ne dataient pas d'hier, pour sûr! des souvenirs -de famille, et des tableaux, et des meubles! Depuis trois ans, ça se -vide là dedans, et comment, et pourquoi? -</p> - -<p> -»On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel! Qu'est-ce que -c'est que ça, «le mouvement perpétuel»? Je l'ai trouvé, moi, le -mouvement perpétuel! C'est-y point que je ne remue pas tout le temps? -Jamais une minute de repos pour le pauvre monde. -</p> - -<p> -»Mais s'il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne -devraient pas avoir de la raison pour lui? Ma parole! le médecin -paraît aussi «maboule» dans son petit laboratoire du fond du jardin -que le vieux et la demoiselle dans leur atelier! je le disais encore -tout à l'heure à c'te bonne mam'zelle Barescat; quand il sort de là -dedans au matin que j'arrive et qu'il court à son amphithéâtre, c'est -lui qui a une figure de macchabée! À quoi donc qu'il a passé la nuit? -</p> - -<p> -»Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l'air de se -promener dans le paradis! Elle passe auprès de vous comme si on -n'était pas plus qu'une puce! -</p> - -<p> -»Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges. -</p> - -<p> -»Voyez-vous, môssieu Bénédique, c'te maison-là me fait peur! J'ai -eu bien souvent envie de ne plus y retourner... Sans M<sup>lle</sup> -Barescat, qu'est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur -aurais tiré ma révérence!...» -</p> - -<p> -C'est dans l'arrière-boutique de M<sup>lle</sup> Barescat, la mercière, -centre de tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu; -c'est là que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère -Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable <i>pour -les autres!</i>... -</p> - -<p> -M<sup>lle</sup> Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en -caressant son chat... Pour rien au monde, M<sup>lle</sup> Barescat ne -consentirait à se séparer de son chat: la mort seule peut les désunir, mais -l'absence ne les séparera jamais: ils reçoivent toutes les confidences -de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, -trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus -tranquilles au déménagement ou au suicide. -</p> - -<p> -Tout de même, j'essaie de me rassurer; les propos chez la mercière ne -dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une -déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de -M<sup>me</sup> Langlois. -</p> - -<p> -—L'imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les -intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en -particulier, une couleur que j'apprécie, car j'ai toujours aimé les -contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très -enfant; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux -Norbert, de son neveu et de sa fille et de l'étrange existence qu'ils -mènent; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c'est -beaucoup à cause de vos histoires, que j'ai pénétré si brusquement -dans le jardin défendu et que j'ai gravi avec tant de hâte l'escalier -qui conduit à l'atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire, -madame Langlois, que je n'ai rien trouvé chez les Norbert qui pût -justifier l'angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens. -L'atelier n'a rien que de très banal, j'en ai vu vingt comme celui-là -dans ma vie. -</p> - -<p> -—Eh ben alors! m'interrompit-elle en lançant à M<sup>lle</sup> -Barescat un coup d'œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère -qu'ils ne veulent seulement point que j'aille y fiche un coup de balai? -</p> - -<p> -—Les artistes ont de ces lubies! fis-je. -</p> - -<p> -—Je vois que les artistes aiment la poussière!... C'est d'autant plus -incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un -sou neuf... Ah! c'est pas elle qui balaie, bien sûr!... Tenez, il n'y a -qu'un homme que j'aie vu, avant vous, pénétrer dans l'atelier, en -dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C'était, <i>il y a -de cela deux mois</i>... j'en ai parlé à M<sup>lle</sup> Barescat... oh! -un drôle de type... <i>il était habillé avec un manteau qui l'enfermait -des pieds à la tête, et il avait des bottes</i>... -</p> - -<p> -—Eh bien! vous voyez qu'ils reçoivent des étrangers, dis-je en -essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je -fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de -ménage. -</p> - -<p> -—Pour étranger, ça se pourrait bien qu'il soit étranger... Il en -avait l'air... On ne s'habille plus comme ça chez nous... Il avait un -chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du -temps de la Révolution... Ma foi! on aurait dit un comédien... un beau -garçon du reste, mais je n'ai pas eu le temps de le voir beaucoup... -C'était un après-midi où j'étais venue par hasard et comme ils ne -m'attendaient pas... Ils l'ont fait filer tout de suite... Il était assis -dans le jardin... M<sup>lle</sup> Christine l'a entraîné dare-dare dans -l'atelier... le neveu les a suivis là-haut... Quant au vieux, il -m'avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et -j'aurai toujours dans l'oreille le ton sur lequel il m'a demandé: «Eh -bien! que voulez-vous, mère Langlois?» Et là-dessus, quel coup d'œil! -</p> - -<p> -»Je lui ai répondu: «Je vous demande bien pardon de vous avoir -dérangé, m'sieur Norbert!... je ne savais pas que vous aviez de la -visite!» -</p> - -<p> -»Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que -j'avais à lui dire et j'ai fichu le camp!... Vous vous en rappelez, -mademoiselle Barescat?» -</p> - -<p> -Si M<sup>lle</sup> Barescat «s'en rappelait»! Le chat aussi avait l'air de -«s'en rappeler». Ils ronronnaient tous deux en signe d'assentiment, l'une -caressant l'autre. -</p> - -<p> -—Nous avons même attendu qu'<i>il</i> ressorte! mais il n'est pas -ressorti!... ajouta la mère Langlois... Et cet homme-là, je ne l'ai -jamais revu! -</p> - -<p> -—Je ne l'ai même jamais vu entrer! exprima la mercière en faisant -glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur -de poussière. -</p> - -<p> -Alors je dis: -</p> - -<p> -—Je sais de qui vous voulez parler!... c'est un ami de la famille... -moi, je l'ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l'avoir -vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir!... -</p> - -<p> -Je mens! je mens!... je me fais leur complice!... je veux la sauver!... -quoi qu'elle ait fait! quoi qu'ils aient fait!... -</p> - -<p> -Je passe une fin de journée assez trouble... J'essaie de ramener ma -pensée autour du drame dont j'ai été le témoin... de l'éclairer aux -quelques lueurs des propos entendus chez la mercière... -</p> - -<p> -Ainsi... il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de -l'horloger!... Et je n'en savais rien!... Et il avait toute la famille -autour de lui!... Christine ne le recevait donc pas en cachette?... -Non!... Mais elle le gardait en cachette, dans l'armoire! Dame!... -Évidemment!... dame!... -</p> - -<p> -Les autres le croyaient parti!... Et il était dans l'armoire! -</p> - -<p> -Tout cela est bien extraordinaire... car enfin! il n'était pas depuis -deux mois dans ce meuble, quand on l'a assassiné!... -</p> - -<p> -Comment a-t-il échappé à l'attention <i>soutenue</i>, à l'espionnage -continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict -Masson, toujours à l'affût derrière mes rideaux!... -</p> - -<p> -Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé -de considérer que les deux hommes n'ont pas été absolument surpris -par l'événement... -</p> - -<p> -Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière -musique à laquelle je m'efforce en vain de donner un sens, attestent -bien ceci, au moins, qu'il n'était pas absolument surpris de trouver sa -fille en compagnie du mystérieux visiteur: «<i>Il ne m'obéissait plus! -et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!</i>» -</p> - -<p> -Quelles paroles bizarres dans un pareil moment! tandis que Christine, -éperdue, suppliait le vieux: «<i>Ne le tue pas! Ne le tue pas!</i>» -</p> - -<p> -Et le vieux l'avait tué tout de même!... Pourquoi?... Pourquoi?... -Est-ce parce qu'il l'avait trouvé avec sa fille?... Est-ce parce qu'il -ne lui obéissait plus! Peut-être à cause des deux choses!... Mais en -quoi l'autre ne lui obéissait-il plus?... Qu'est-ce que le vieux -exigeait de ce malheureux jeune homme que j'ai vu massacrer avec une -furie si soudaine?... -</p> - -<p> -Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi «il -retournait» car si quelqu'un conserva son sang-froid dans cette affaire, -ce fut bien lui! -</p> - -<p> -Norbert, après avoir tué, avait l'air d'un fou! Christine poussait des -soupirs à rendre l'âme! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le -cadavre sans émoi apparent et l'avait poussé dans l'atelier sans dire -un mot... -</p> - -<p> -Et maintenant, qu'ont-ils fait du cadavre?... Ils ne l'ont pas encore -enfoui dans le jardin... ce sera peut-être pour cette nuit!... je -passerai la nuit à ma lucarne... j'ai le pressentiment que, cette nuit, -je verrai quelque chose!... Les deux hommes ont l'air trop préoccupé! -Je devine bien ce qui les gêne... «La rouge goutte de sang pèse plus -que la mer en colère!...» Lady Macbeth en a fait l'expérience avant -mes voisins de l'Ile-Saint-Louis...» -</p> - -<p> -<i>Cette nuit-là</i>... oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, -nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un -peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre. -</p> - -<p> -C'est par cette nuit-là que la «Vierge» s'est encore levée, m'est -encore apparue avec son harmonieuse douleur. -</p> - -<p> -C'est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à -l'appeler la «Vierge»? Parce que mes yeux ont vu! ont vu quoi? Est-ce -que je sais ce que mes yeux ont vu? Est-ce qu'ils le savent? Toute -réflexion faite... on peut cacher un monsieur dans une armoire et -rester pure! Il me plaît de penser cela!... Je trouve Boubouroche -sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au -parterre... Il me plaît que l'affreux drame—dont j'ignore -tout—n'ait pas diminué ma Divinité!... -</p> - -<p> -Écoutez! écoutez bien ceci! moi aussi, j'ai mon drame—dont j'ignore -tout également—un drame qui m'étreint de ses tentacules invisibles, -mais qui, peu à peu, finiront pas sucer toute ma pensée... un drame au -bout duquel, <i>si le hasard le veut, il y a peut-être l'échafaud!</i>... -Et cependant, moi aussi, je suis pur! -</p> - -<p> -Seigneur Dieu, ne jugeons personne!... Ayons peur des formes que -prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec -le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens -«ceci est» ou «ceci n'est pas»... Méfions-nous! méfions-nous! -l'Univers est autour de nous comme une immense embûche... d'autres -avant moi ont prononcé le mot: Farce! -</p> - -<p> -Je n'irai pas jusqu'à ce mot-là tant que je croirai en Christine. -</p> - -<p> -La nuit est si lourde et si basse autour de l'île, que celle-ci semble -plus isolée que jamais de la ville. -</p> - -<p> -Elle est comme sous une cloche qui m'étouffe. -</p> - -<p> -C'est à peine si je puis respirer... -</p> - -<p> -Tout d'un coup, j'ai entendu la voix qui remplissait l'effrayant -silence. -</p> - -<p> -C'est la première fois que j'entends sa voix à cette distance, et, -peut-être, après tout, me suis-je imaginé l'avoir entendue?... Non! -c'est bien elle qui a prononcé ces mots... je n'aurais pas pu les -inventer... je veux dire que je n'avais aucune raison pour les -inventer... C'étaient des mots très simples. Elle disait: «Au revoir, -Gabriel!» -</p> - -<p> -Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait -solennellement l'air si lourd, la nuit soufrée... Et devant elle, passa -le cortège... C'étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient, -roulé dans une couverture, le cadavre! -</p> - -<p> -L'armoire était ouverte derrière eux... Ainsi, j'avais bien deviné... -Le cadavre était encore là quand j'étais monté dans l'atelier! -</p> - -<p> -Eh bien! cette Christine est surhumaine!... Non! Non!... Tu n'es pas une -poupée sans cœur, ô céleste créature!... -</p> - -<p> -Maintenant que j'ai entendu ta voix d'or dans cette affreuse nuit de -silence, ta voix qui disait «au revoir» aux restes ensanglantés de -l'un des plus beaux des fils des hommes, j'ai compris ton impassibilité -de statue... Au revoir! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de -cet inconnu où il y a promesse d'union des âmes, mais où peut être -aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard! ô -païenne Christine!... -</p> - -<p> -Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de -laquelle j'ai hâte de déposer mon abominable défroque. -</p> - -<p> -Je voudrais être ce cadavre que tu pleures... et qu'ils descendent dans -le jardin... -</p> - -<p> -Toi, tu n'as pas voulu en voir davantage et tu t'es redressée dans la -nuit jaune et tu as disparu tandis qu'ils s'enfonçaient dans le puits -d'ombre... -</p> - -<p> -Mais rien ne remue plus au fond de l'ombre... s'ils creusaient une -fosse, je verrais leurs gestes noirs... -</p> - -<p> -Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose -d'obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant -sur le jardin et ne s'ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux -fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou -trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur -qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique -entr'aperçue par les interstices des cloisons mal jointes... et puis -tout retombait à la nuit... -</p> - -<p> -C'est là que le neveu travaille quand il n'est pas renfermé là-haut -dans l'atelier avec Christine et le vieux Norbert... Sans doute doit-il -se livrer à des expériences de radiographie... De nos jours, il n'y a -plus de médecin ni de chirurgien sans électricité... Je sais aussi -(bavardages de M<sup>me</sup> Langlois) qu'à ce rez-de-chaussée, à droite, -il y a un immense fourneau avec toutes sortes d'instruments, de cornues, de -ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps -jadis, au cinéma). -</p> - -<p> -Et, cette nuit, à travers les persiennes, c'est de là que vient la -lueur... et non pas un étincellement électrique... mais une lueur de -flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui -s'éteint tout d'un coup... pour reprendre soudain et s'éteindre -encore... Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le -jet de quelque liquide inflammable... -</p> - -<p> -Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse... -bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la -direction à suivre et finalement s'étale sur l'île, rabat ses scories -jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d'un voile de deuil -sinistre en même temps que d'une atmosphère inquiétante... où -persiste une horrifiante odeur!... -</p> - -<p> -Ah! les imprudents! -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap05"></a></h4> - -<h4>V -<br /><br /> -TU VIENS T'ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES<br /> -MINAUDIÈRES</h4> - -<p> -<i>Mercredi.</i>—Bon! Christine n'est pas morte de désespoir! Elle -est dans mon atelier et bien vivante, je vous l'assure! <i>C'est vraiment -gentil à elle d'être venue me rassurer!</i>... car c'est bien pour moi, -cette fois, qu'elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa -présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je -savais! -</p> - -<p> -Elle est venue, mais où veut-elle en venir? où veut-elle en venir? -</p> - -<p> -Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante: une nouvelle -robe de printemps, qu'elle s'est confectionnée elle-même assurément, -mais avec ses doigts d'artiste <i>et qui ne prévoyaient pas le -deuil!</i>... -</p> - -<p> -Ce qu'une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu -de broderie au point de croix!... -</p> - -<p> -Certes! ce n'est point à mon intention que cette robe a été faite, -mais je ne saurais douter que c'est pour moi qu'on l'a mise! -</p> - -<p> -Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien -redoutable!... Quel est donc son dessein pour que Christine soit -coquette avec le monstre? -</p> - -<p> -Question à laquelle j'essaie de me raccrocher éperdument pour ne point -perdre pied à ce nouveau tournant de l'inexplicable aventure! Et puis -j'abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du -gouffre, heureux affreusement de m'y enfoncer pour elle, sous son regard -qui me sourit, qui a besoin de moi—car elle ne serait pas là avec -toute sa coquetterie si elle n'avait pas besoin de moi—besoin de moi, -<i>dans son crime!</i>... -</p> - -<p> -Qu'elle fasse de moi ce qu'elle voudra!... Je suis prêt à prendre -toutes les responsabilités!... -</p> - -<p> -Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable -enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine. -</p> - -<p> -Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette -méprisante archiduchesse, il faut qu'il se soit produit quelque chose -de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s'asseoir, en -face de moi, devant mon comptoir!... -</p> - -<p> -Ce crime, je le bénis!... et cette horrible odeur qui me faisait -râler, cette nuit, sous mon toit... la maudite odeur de l'holocauste -qui devait me poursuivre toute la vie... je ne la sens déjà plus... -car son parfum à elle est venu!... -</p> - -<p> -Ah! l'odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de -petits points de croix! -</p> - -<p> -La vie est plus forte que la mort! -</p> - -<p> -Va, mon enfant, parle!... -</p> - -<p> -Attends un peu, d'abord je vais envoyer en course l'apprenti qui rôde -en reniflant comme un phoque au fond de l'atelier... et puis je vais -fermer la porte pour que la rue n'entre pas chez nous!... car la rue est -chez moi!... Voilà une histoire qui fournira les veillées de l'île!... -Le museau pointu de M<sup>lle</sup> Barescat s'est avancé entre les -hublots inquiétants de ses lunettes et sous l'arc de triomphe de son -bonnet tuyauté; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher -de soleil, là-bas, à l'horizon borné par la boutique de la -charcutière... Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous -d'agiles mitaines... -</p> - -<p> -—Monsieur, je viens à vous comme à un ami!... -</p> - -<p> -J'essaie de sourire: -</p> - -<p> -—Un ami? Mais vous ne me connaissez pas! -</p> - -<p> -—Si, monsieur, je vous connais!... D'abord vous êtes mon voisin -depuis des années et, comme je suis curieuse, j'ai voulu savoir qui était -mon voisin... -</p> - -<p> -—Un pauvre relieur, mademoiselle... -</p> - -<p> -—Un grand poète, monsieur! -</p> - -<p> -Je n'ai pas bronché. Mon silence ne l'a pas embarrassée le moins du -monde. Elle a appuyé son coude d'ivoire (car les manches de cette -blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient -devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa -main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant—<i>en me -regardant</i>—elle prononça: -</p> - -<p> -«Dédié à celle qui passe.—Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les -sourcils quand tu passes près de moi; que ton regard reste glacé dans -son lac immobile; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient -le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me -fais pas pleurer!... Je suis orphelin, je suis enfant!... Rien ne -pourrait me retenir!... Ne m'attire pas dans ton feu!... Ton amour m'a -rendu pareil aux nuages déchirés par l'orage.» -</p> - -<p> -—Assez! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l'attaque de -nerfs... Assez! ce sont de très mauvais vers! Vous oubliez que si la -reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a -obtenu le prix, eux n'ont eu aucun succès... ce qui est justice, car, -après tout, ils n'étaient signés d'aucun nom connu!... -</p> - -<p> -—Ils n'étaient pas signés du tout! laissa-t-elle tomber sans -s'émouvoir autrement de l'état où elle me voyait, mais j'ai bien -pensé qu'ils étaient de vous!... -</p> - -<p> -Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l'ivresse de tout à -l'heure succédait une rage qui m'étouffait... Sans aucun doute cette -fille se moquait de moi! et avec quelle tranquille audace! Enfin je pus -m'exprimer et je lui jetai: -</p> - -<p> -—Vous êtes cruelle!... Du reste, j'ai toujours pensé que vous étiez -trop belle pour n'être point la cruauté même et peut-être sans que -vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse!... -</p> - -<p> -—Continuez donc; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher -ici des compliments! -</p> - -<p> -—<i>Qu'êtes-vous venue chercher?</i>... -</p> - -<p> -Ces mots terribles, j'aurais voulu les rattraper. Mais j'étais comme -forcené. Et ainsi qu'il arrive aux plus timides quand ils donnent un -essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre -sa réponse, je l'accablai de reproches stupides comme si elle m'avait -donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de -moi... -</p> - -<p> -Eh bien! oui, j'avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il -n'appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler -ma solitude et ma détresse!... -</p> - -<p> -—Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n'avez rien -trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice -ma vanité d'auteur! Si vous soupçonniez le mépris que j'ai pour moi -et pour les autres, <i>pour tous les autres</i>, vous seriez abstenue -d'apprendre par cœur un méchant sonnet que j'avais depuis longtemps -oublié! -</p> - -<p> -Elle ne broncha pas, mais quand j'eus fini, elle se remit tranquillement -à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare,—où? dans -quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables -opuscules?—elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante, -blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre... aussi bien que -moi!... mieux que moi... car sa façon de dire attestait qu'elle -ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur -ne m'était pas encore apparue... -</p> - -<p> -Décidément l'intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela -naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à -comprendre et qu'elle est à peu près la seule à m'avoir compris. En -tout cas, je suis anéanti devant cette révélation! Depuis un temps -que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans -me regarder jamais, vivait avec mes pensées!... -</p> - -<p> -Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela? Pourquoi? -Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?... -</p> - -<p> -Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus -tarder: -</p> - -<p> -—Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure: «Qu'êtes-vous venue -chercher?» Monsieur, je suis venue vous demander un grand service!... -Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise -atroce... (Ah! ah! pensais-je encore, nous y voilà! Elle sait que je -sais! que j'ai vu! Elle éprouve le besoin de s'expliquer, elle plie -sous la nécessité d'entrer en pourparlers avec le voisin d'en face! -Quel mensonge vais-je entendre?...) -</p> - -<p> -»Oui, atroce! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me -quittèrent, et la salle se remplit d'une ombre opaque)... Nous sommes -ruinés... Nous avons mangé depuis longtemps l'héritage de ma mère... -et ce que nous gagnons est insignifiant!... Monsieur, je vois sur ce -rayon, derrière vous, les <i>Études philosophiques</i> de Balzac. Avez-vous -lu la <i>Recherche de l'absolu?</i> Oui, naturellement, vous l'avez lu. Je -ne sais si vous êtes de mon avis, mais j'estime que ce roman est, avec -<i>Louis Lambert</i>, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi -la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de -cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l'idée -de génie? Rien ne résiste à la folie sublime de l'inventeur, et les -enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme... -Vous m'avez comprise, monsieur! Seulement, en ce qui concerne l'horloger -Norbert de l'Ile-Saint-Louis, il y a une petite différence... Les -enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non -plus du reste (et elle n'en apparaît que plus touchante dans son -dévouement), tandis que les enfants de Norbert—je veux parler de son -pupille et de moi, monsieur—ont la foi la plus absolue dans l'idée et -n'auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur -père sur la paille dans le cas où il eût hésité!... -</p> - -<p> -—Mâtin! fis-je... tout cela pour le mouvement perpétuel! -</p> - -<p> -—Pour cela, ou pour autre chose, monsieur! -</p> - -<p> -—Oh! ne me croyez pas indiscret! Je savais qu'en vous parlant au -mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent -dans les arrière-boutiques du quartier. -</p> - -<p> -Christine releva la tête et sourit; tout fut de nouveau illuminé <i>a -giorno.</i> -</p> - -<p> -—Reparlons sérieusement, je vous prie... Sur la paille, nous le -sommes donc!... et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons... -Je vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne -l'imaginiez... je vais vous prouver maintenant que je vous considère -comme un ami... (sa figure devint extraordinairement grave)... oui, je -vais vous parler comme à un ami, <i>comme à un frère!</i> (c'est cela! je -m'y attendais!... comme à un frère!... c'est toujours comme à un -frère que ces dames me parlent)... -</p> - -<p> -»... Nous sommes à l'entière disposition de notre propriétaire... le -marquis de Coulteray... Nous lui devons plusieurs termes... il peut, si -bon lui semble, nous mettre à la porte demain! S'il ne le fait pas, -c'est à cause de moi!... <i>le marquis de Coulteray me fait la cour!</i>... -(Comment! encore un! Et elle est venue pour me dire cela!... Il me -semble que la madone de l'Ile-Saint-Louis est bien occupée entre son -fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et <i>son frère</i>: le -relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis! Ô Christine! énigme de plus en -plus indéchiffrable!)... une cour très convenable... du moins jusqu'à -présent... Ma présence chez lui lui plaît... il prétend même -qu'elle lui est nécessaire... Je passe quelques heures tous les jours -dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer... des -étains... de la ferronnerie pour de vieux lutrins... des ciselures pour -antiphonaires. Sa bibliothèque est unique... vous verrez! -</p> - -<p> -—Ah! je verrai cela!... fis-je pour dire quelque chose et d'un air -tout à fait désemparé. -</p> - -<p> -—Mon Dieu, oui! du moins, je l'espère, sans quoi il n'y aurait aucune -raison pour que je vienne vous faire de telles confidences... -</p> - -<p> -—Bien!... bien!... je vous écoute... continuez!... -</p> - -<p> -—À l'extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de -quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en -atelier et qui vous servira à vous aussi si... mon Dieu! si vous le -voulez bien! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de -l'autre jour!... Monsieur Bénédict Masson, j'ai confiance en vous!... -je vous dis tout! (Oh! ce que les femmes peuvent mentir!) Venez à mon -secours!... Si je romps avec le marquis... non seulement je perds la -petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu'il n'hésitera -pas à nous mettre à la porte!... <i>Or, nous ne pouvons quitter notre -domicile de l'Ile-Saint-Louis sans une véritable catastrophe!</i> -</p> - -<p> -Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà! Il est toujours -dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d'un assassinat! Un -cadavre laisse souvent des traces, même quand on l'a fait passer par un -poêle! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop -d'exemples!... Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu'elle m'entretenait -de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m'attendais pas, je ne -songeais qu'au drame, moi, que j'avais vu, et dont elle avait l'air de -ne plus se souvenir!... Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer -<i>dans le vif du débat</i>, si tant est que l'on puisse s'exprimer ainsi -en parlant d'un mort... Eh bien! je me suis encore trompé! Gabriel, ni de -près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine, -en effet, continue, attristée... -</p> - -<p> -—Oui, une véritable catastrophe... <i>pour nos travaux!</i> Nous ne -pouvons les transporter ailleurs... cela nous est impossible, -matériellement et financièrement... Ce serait la fin de tout!... <i>Ce -serait la fin de trois vies, et peut-être davantage!</i> -</p> - -<p> -Alors, c'est bien vu, bien entendu? De Gabriel, pas question! Elle -s'imagine que je ne sais rien... Tout de même, elle sait, elle, et cela -ne semble aucunement la préoccuper! Après tout, qu'est-ce que je -m'imagine? Elle ne pense peut-être qu'à cela, avec sa figure vermeille -et cette parure de clarté!... Alors, un monstre?... Pourquoi pas?... -Avec elle je navigue du ciel à l'enfer avec une rapidité d'onde -hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre... -</p> - -<p> -—Si je vous comprends bien, vous me demandez d'accepter tout de suite -d'être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis -de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec -lui!... -</p> - -<p> -—C'est cela, monsieur!... vous voyez la confiance... -</p> - -<p> -—Parfaitement! la confiance!... la confiance!... Compris!... Mais le -marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi!... -</p> - -<p> -—Non! car j'ai posé mes conditions!... Il vaut mieux que vous sachiez -tout... Je voulais partir... enfin je faisais celle qui voulait -partir... ne plus revenir chez lui!... Il m'avait dit des choses qui -m'avaient déplu... Il est très grand seigneur... extrêmement poli et -parfois incroyablement audacieux... Il a pu croire que je ne reviendrais -plus!... Il m'a suppliée... Je lui ai dit que je ne resterais que si, -désormais, il y avait un tiers entré nous... Il a accepté... La chose -s'est passée tout récemment... ce matin même... et je suis venue vous -voir... j'ai pensé à vous tout de suite... -</p> - -<p> -—Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère... je sais!... Mais la -marquise, demandai-je tout à coup, qu'est-ce qu'elle fait dans tout -cela? -</p> - -<p> -—<i>Dans tout cela</i>, répondit Christine en fronçant ses beaux -sourcils, <i>dans tout cela, la marquise m'a suppliée de rester, elle -aussi!</i> (C'est toujours ainsi, pensai-je.) -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap06"></a></h4> - -<h4>VI -<br /><br /> -LA MARQUISE DE COULTERAY</h4> - -<p> -Christine me conduira où elle voudra. J'accepte tout ce qu'elle me -propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi -elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès -d'elle, lui!... je suis laid!... -</p> - -<p> -Je le crois bien qu'ils ont pensé à moi tout de suite, quand la -nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne -suis-je pas «le tiers» idéal? Ni l'un ni l'autre n'auront rien à -craindre de mes entreprises pensent-ils,—mais, entre nous, le monstre -n'aime pas qu'on le taquine. -</p> - -<p> -Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire -autrement. -</p> - -<p> -Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la -petite rue qui n'est à l'ordinaire qu'un courant d'air et qui, ce -matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l'île -des scories de la nuit! Ah! poussière des nuits! odeur funèbre! Autant -en emporte le vent! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes -de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur le -vieux pavé du roi—«sous tes souliers de satin—sous tes -charmants pieds de soie—moi je mets ma grande joie—mon génie -et mon destin!» -</p> - -<p> -Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se -dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé... L'hôtel -Coulteray est assurément, avec l'hôtel Lauzun, l'un des plus beaux de -l'île, sinon le plus beau, en tout cas l'un des mieux conservés dans -sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos -architectes modernes... Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme -l'énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière -lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d'une casquette -galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière -nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs -siècles. -</p> - -<p> -Puis ce fut la cour d'honneur que Christine me fit traverser rapidement -sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas -chanceler... -</p> - -<p> -Elle ne me donna point le temps d'admirer la courbe harmonieuse du -perron... nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous -fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce -de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux -énormes de jade, s'enturbannait d'une soie immaculée... -</p> - -<p> -—Sing-Sing! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du -marquis... un très gentil garçon et très serviable, mais un peu -encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s'allongeant sur -une corniche, se balançant au-dessus d'une porte «histoire de vous -faire peur pour rire»... Chassez-le en claquant dans les mains, comme -pour un petit animal qu'il est... Sauve-toi, Sing-Sing! -</p> - -<p> -Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche -rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des -couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces. -</p> - -<p> -Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux -incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de -housses laissant passer leurs pieds écaillés... Ah! glorieux passé! -glorieux et intact passé! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le -cadre d'une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet -hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d'un geste -auguste, la porte de la bibliothèque? -</p> - -<p> -—Celui-ci, dit Christine, c'est Sangor, le premier valet de chambre -du marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la -divinité. Il a toujours l'air de sortir d'une conférence avec -Bouddha... et il vous apporte un verre d'eau sucrée comme s'il vous -faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention -à lui... On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très -intelligent. On ne sait jamais s'il vous comprend, mais il vous devine! -Avec cela, fort comme une cariatide! -</p> - -<p> -—Mais il n'y a donc que des domestiques indiens, ici? -</p> - -<p> -—Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C'est le seul. -La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont -indiens... Vous savez qu'il s'est marié là-bas en Hindoustan... -</p> - -<p> -—Oui, je sais... Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette -bibliothèque, vous n'aviez rien exagéré. -</p> - -<p> -—Je n'exagère jamais rien!... -</p> - -<p> -Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux -moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme -les premiers enlacements d'une corbeille destinée au boudoir d'une -coquette... il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans -leurs reliures centenaires... Sur les tables, sur les lutrins, je -soupçonnai, du premier coup d'œil, des merveilles... -</p> - -<p> -—Vous verrez! vous verrez! me dit Christine... il y a là des livres -sans prix! des autographes rarissimes comme n'en possède pas l'Arsenal: -tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d'heures de Blanche -de Castille qu'elle légua à son petit saint de fils... Lisez: «C'est -le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient -des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle; puis la bible de Charles -V, portant de la main même du roi: «Ce livre à moy, roy de -France»... et ce missel dont chaque feuille est encadrée d'une -incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce -grand artiste dont on ignore le nom... Ah! cher relieur d'art, mon -voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations... Voici -encore, dans ce coffret, la lettre d'amour de Henri IV embrassant «un -mylion de fois» la marquise de Verneuil... Le marquis veut faire un -recueil d'autographes s'il trouve un relieur digne de les réunir. -Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson. -</p> - -<p> -J'étais transporté. Il n'y avait plus en moi que l'artiste... -l'amoureux lui-même semblait avoir fui... quand, tout à coup, dans -cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que -le drame (que j'avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure -de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s'acheminait vers -nous... quel drame?... celui d'à côté que j'avais vu, en partie, se -dérouler sous mes yeux?... celui d'ici que je ne connaissais pas -encore?... Peut-être bien les deux à la fois. -</p> - -<p> -Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée -dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c'est -l'impression que l'un de ces drames pourrait peut-être un jour -s'expliquer par l'autre, en tout cas qu'ils n'étaient pas étrangers -l'un à l'autre... et que ce mur, bâti jadis pour séparer l'antique -demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait -si facilement le tour. -</p> - -<p> -Qu'y avait-il de vrai dans tout ce qu'elle m'avait raconté le matin -même? J'allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle -qui s'avançait vers nous... c'était la marquise; je l'avais reconnue, -bien qu'elle m'apparût encore plus exsangue que lorsque je l'avais vue -pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans -cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et -triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un -grand silence... quel souffle de l'au-delà soulevait cette fragile -image? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par -sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance -italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux -transparences si délicates qu'on eût craint de les profaner par -l'examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette -langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de -l'effleurer ou peut-être même par pitié... d'autant que cette forme -fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d'un regard -plein d'inquiétude et de douleur. -</p> - -<p> -Je pus constater tout de suite que j'étais attendu, car Christine ne -m'eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec -effusion d'être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût -craint d'être surprise... D'une voix qui rappelait le pépiement -craintif d'un petit oiseau tombé du nid, elle me dit: -</p> - -<p> -—M<sup>lle</sup> Norbert nous a parlé de vous... Vous êtes le -bienvenu... Le marquis a besoin d'un homme comme vous pour ses -collections, auxquelles il attache un si grand prix... Figurez-vous que -M<sup>lle</sup> Norbert voulait nous quitter!... C'est si triste ici!... -Elle prendra patience dans la compagnie d'un artiste comme vous!... Moi -aussi, j'aime les livres... je viendrai vous voir de temps en temps. Je -m'ennuie... si vous saviez comme je m'ennuie! Il faut me pardonner... -J'ai été élevée aux Indes, n'est-ce pas? Il ne faut pas me quitter! -Il ne faut pas me quitter!... -</p> - -<p> -Là-dessus, elle s'en alla ou plutôt se sauva... disparut au bout de la -pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces -mots: «Il ne faut pas me quitter!»... -</p> - -<p> -Christine ne m'avait donc pas menti. Et c'était peut-être moins pour -le marquis que pour la marquise qu'elle restait, et par charité... si -elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m'en -eût certes point averti!... elle murmura: -</p> - -<p> -—Pauvre femme! -</p> - -<p> -Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais -le jardin qui s'étendait derrière l'hôtel et qui me parut un peu -négligé, ce qui n'était point pour me déplaire. L'été tout proche -paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre -éclosion des fleurs... Je me tournai vers Christine: -</p> - -<p> -—La santé de la marquise me paraît bien précaire. -</p> - -<p> -Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre: -</p> - -<p> -—Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d'expirer... et -puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces... elle -paraît normale alors!... -</p> - -<p> -—Comment, normale?... Que voulez-vous dire? -</p> - -<p> -—Rien... <i>seulement je crois que la marquise a beaucoup -d'imagination</i>... Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade -qu'elle ne l'est... cela suffit pour qu'elle le devienne tout à fait... -</p> - -<p> -Et, sans transition, Christine continua: -</p> - -<p> -—Ah! monsieur Masson... je voulais vous dire une chose... Vous voyez -cette petite porte là-bas, au fond du jardin... elle donne sur la rue -que nous avons suivie pour venir jusqu'ici... Elle est à quelque -cinquante mètres de chez vous... Il vous serait donc beaucoup plus -commode de venir directement ici par cette porte et d'entrer par la -porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour -par la grande entrée, et d'avoir à attendre la bonne volonté du -«suisse», comme on dit encore ici!... Je demanderai donc au marquis -qu'il vous en donne la clef! -</p> - -<p> -—Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu? -</p> - -<p> -D'abord, vous n'êtes pas un inconnu... et puis le marquis ne refusera -pas cette clef, du moment que c'est moi qui la demande pour vous! -Seulement, quand vous l'aurez, vous me la donnerez... à moi! -</p> - -<p> -—À vous? -</p> - -<p> -—Oui, à moi! Oh! n'ouvrez pas ces yeux étonnés... et qui attestent -les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j'ai besoin -de cette clef, ce n'est point pour venir ici en cachette, je vous prie -de le croire... c'est pour m'enfuir, si c'est nécessaire! -</p> - -<p> -J'en pouvais à peine croire mes oreilles! -</p> - -<p> -—Ce marquis est donc bien redoutable? fis-je... -</p> - -<p> -—Vous le verrez! -</p> - -<p> -Encore un silence... Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore -n'est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l'exprimer, la -jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais -de ma volonté en face de celle de Christine... Cependant, je ne puis -dissimuler mon inquiétude; depuis quelques minutes, la marquise et -Christine m'ont promené dans une atmosphère tellement incertaine... La -fille de l'horloger comprend mon hésitation: -</p> - -<p> -—Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui -n'a rien de tout à fait exceptionnel!... -</p> - -<p> -—Le marquis, on ne le verra pas? -</p> - -<p> -—Peut-être pas aujourd'hui!... J'avais espéré... mais il est encore -un peu honteux après la scène de ce matin... -</p> - -<p> -—Ah! c'est ce matin... -</p> - -<p> -—Oui, il a voulu m'embrasser!... C'est tout ce qu'il y a eu de grave -entre nous... C'est pardonnable!... -</p> - -<p> -—Comment donc! -</p> - -<p> -Et je lui pardonne!... Mais je prends mes précautions pour l'avenir, -voilà tout! -</p> - -<p> -—Oui, la clef... la clef... <i>et moi!</i> -</p> - -<p> -Elle a compris mon égarement, et alors il s'est passé cette chose -stupéfiante: elle m'a pris la main et l'a gardée dans la sienne, comme -si cette main lui appartenait, d'un geste qui prenait possession -définitivement de ma personne, et m'a dit: -</p> - -<p> -—Soyez mon ami!... <i>Il y a longtemps que je le désire!</i> -</p> - -<p> -Longtemps!... Et cependant, quand elle était passée près de moi -pendant des mois, des années, elle n'avait pas «remué les -sourcils» et son regard était resté «glacé dans son lac -immobile»... Ah! pitié, pitié, Christine!... «Ne me fais pas -pleurer!» comme disent mes pauvres vers... Je suis orphelin... Je suis -enfant! Ne m'attire pas dans ton feu! <i>Rien ne pourrait me retenir!</i> -Et peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as -pardonné au marquis. -</p> - -<p> -J'étais sans voix et je n'osais bouger de peur d'une catastrophe, d'une -bévue de ma part, d'une maladresse, d'une caresse qui, si humblement se -fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu'une forme de -la brutalité... (j'étais payé, je vous le jure, pour savoir -là-dessus à quoi m'en tenir)... ma main dut cependant la brûler, car -elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge; cependant à son -geste trop prompt, elle trouva une excuse: -</p> - -<p> -—La marquise! -</p> - -<p> -Moi, je n'avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet -revenues... Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure -inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel. -</p> - -<p> -—Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson? -</p> - -<p> -Oui, oui! je leur reste!... je leur reste! Elles peuvent bien être -tranquilles! -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap07"></a></h4> - -<h4>VII -<br /><br /> -LE MARQUIS</h4> - -<p> -<i>1<sup>er</sup> juin.</i>—J'ai vu le marquis; c'est un bon -vivant. Mais auparavant, j'avais vu <i>ses portraits.</i> C'est une -anecdote assez bizarre qu'il faut que je rapporte ici, car elle a été -pour moi l'occasion de la première lueur projetée sur la singulière -intellectualité de la marquise. -</p> - -<p> -Christine n'était pas là et j'étais assez embarrassé de ma personne; -c'était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive, -car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la -cariatide Sangor; je n'osais encore toucher à rien, et pour calmer mon -impatience, j'essayai de fixer mon attention sur quatre portraits -représentant le père, le grand-père, l'arrière-grand-père et le -trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu'à -Louis XV... Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du -premier étage... Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment. -</p> - -<p> -Ces quatre images me présentaient l'histoire du costume masculin en -France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette -particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient -habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de -père en fils. -</p> - -<p> -Il n'était point jusqu'aux manières, jusqu'au ton, si j'ose dire, qui -ne se répétassent; bref, sous les dentelles et les basques de l'habit -Louis XV, sous la cravate à la Garat, l'habit et les guêtres à -l'anglaise de l'an IX, sous la redingote à large collet du temps de -Charles X, sous l'habit à la française du second empire, on retrouvait -le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue, -mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux pleins d'un -feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit, -mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur -tout cela un grand air d'audace un peu insolente qui semblait dire: le -monde m'appartient! -</p> - -<p> -La vision que j'avais eue du marquis actuel, au fond d'une voiture -rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu'il -continuait d'aussi près que les autres la ressemblance avec le -trisaïeul. Je prononçai tout haut: -</p> - -<p> -—Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent. -</p> - -<p> -Or, j'avais à peine fini d'exprimer ma pensée que, derrière moi, une -voix se fit entendre: -</p> - -<p> -—Il y est! -</p> - -<p> -Je me retournai. -</p> - -<p> -La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures... je -m'inclinai. -</p> - -<p> -—Vous ne le voyez pas? demanda-t-elle. -</p> - -<p> -—Où donc? fis-je un peu étonné de l'air dont elle me disait cela... -car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient -immenses... -</p> - -<p> -—Où? mais là!... -</p> - -<p> -Et du doigt elle me désignait les quatre portraits. -</p> - -<p> -—Lequel? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait. -</p> - -<p> -—<i>N'importe lequel!</i>... me répliqua-t-elle dans un souffle. -</p> - -<p> -Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un -fauteuil. -</p> - -<p> -C'est là-dessus que la porte s'ouvrit et que le marquis fit son -entrée. -</p> - -<p> -Je ne sais s'il vit sa femme. Je crois qu'il ne l'aperçut pas. Elle -était placée de telle sorte qu'il pouvait très bien ne pas la voir. -En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son -coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle... -</p> - -<p> -Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu'elle avait voulu -dire avec son «n'importe lequel». C'était vrai qu'il ressemblait à -n'importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur. -</p> - -<p> -—Ah! monsieur Bénédict Masson, sans doute!... Oui! Eh bien, je suis -on ne peut plus heureux de vous rencontrer! M<sup>lle</sup> Norbert m'a -souvent parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous -voulez bien me consacrer un peu de votre temps!... Vous verrez que vous -aurez de quoi l'occuper ici!... -</p> - -<p> -»Ah! vous étiez en contemplation devant les Coulteray! C'est un -spectacle qui en vaut bien un autre! Croyez-vous qu'ils n'ont pas l'air -de s'ennuyer, les gaillards! De fait, ils ont toujours eu une très -mauvaise réputation... Je ne leur en veux pas pour cela!... Une belle -lignée, n'est-ce pas, monsieur?... Et toujours fidèle à son roy. Vous -connaissez notre devise: «<i>Plus que de raison!</i>» -</p> - -<p> -»Belle devise! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le -mal, à la guerre comme dans les plaisirs! Je parle du temps où il y -avait des plaisirs!... Ces gaillards-là ont connu ce temps-là!... Je -les envie!... Aujourd'hui, nous n'avons plus que quelques distractions, -et encore on ne peut même plus chasser!... Vous imaginez-vous -Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en -abattant un couvreur sur un toit?... Non, n'est-ce pas? Ni moi non plus! -Tout de même, dans ce temps-là, il ne s'est pas trouvé un garde -champêtre pour lui dresser procès-verbal!... -</p> - -<p> -»Ah! c'était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer -de Sa Majesté!... nous avons fait du beau!... nous avons fait du -beau!... Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de -l'histoire de France, rédigés par les francs-maçons d'aujourd'hui... -parce que les francs-maçons d'autrefois!... nous avons tous été plus -ou moins francs-maçons... je me rappelle—la chose est arrivée à mon -grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis -XVIII—<i>je me rappelle que ce soir-là on a bien ri</i>... c'était un -soir d'initiation, mon arrière-grand-père a passé «pour de bon» son -épée à travers le corps de l'initié qui avait tenu, en ville, des -propos fort désagréables pour l'honneur d'une dame qui avait celui -d'être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul: -«Ça, c'était <i>une épreuve!</i>» Le pauvre garçon en est mort, comme de -juste; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles. -Il ne s'en est pas plus mal porté, comme vous voyez!... -</p> - -<p> -Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle -sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il -disait ce «comme vous voyez»... du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou -de lui-même!... -</p> - -<p> -Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents -éclatantes, aux canines aiguës... Ah! c'était un homme de belle -humeur, et qui devait boire sec et manger saignant... -</p> - -<p> -—Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous?... Ah! on -continue la lignée! on continue la lignée!... (M'est avis que ce -jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise: -«Plus que de raison!»—<i>plus æquo</i>, comme nous disons en latin). -En tout cas, celui-là était sans mystère... et ne vous donnait point -comme la marquise «des idées de fantôme», pour parler comme les -bonnes femmes... -</p> - -<p> -Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui, -ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait -la seule chose réellement vivante dans ce vieil hôtel endormi. -</p> - -<p> -Puis, tout retomba au silence, tout s'effaça à nouveau, et la petite -nuée blanche, derrière moi, prononça: -</p> - -<p> -—Ne trouvez-vous pas qu'il est effrayant? -</p> - -<p> -—Pas le moins du monde, répondis-je en souriant... je trouve que M. -le marquis est en bonne santé... -</p> - -<p> -—<i>Il le peut! il le peut!</i> dit-elle dans un souffle... C'est -justement ce que je vous disais: «<i>Il est effrayant de bonne santé!</i>» -</p> - -<p> -Ce qu'elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l'air de -mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril. -Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce: <i>il le peut, il le -peut!</i>... -</p> - -<p> -Elle reprit, en remontant d'un geste frileux sa fourrure sur son épaule -nue: -</p> - -<p> -—Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de -celui-ci, de celui-là ou d'un autre, dit souvent: <i>je?</i>... -</p> - -<p> -—Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il <i>je</i> comme il dirait -nous... nous, les Coulteray... -</p> - -<p> -—Non! non!... ce n'est pas cela!... ce n'est pas cela!... il dit: -<i>je... je me rappelle</i>... et ainsi il raconte l'anecdote <i>comme si -la chose lui était arrivée à lui-même</i>... -</p> - -<p> -Où voulait-elle en venir?... Elle avait toujours ses yeux immenses, -reflétant une pensée qu'elle était seule à voir... -</p> - -<p> -—Madame, quand M. le marquis m'a dit: «Je me rappelle», il faut -évidemment comprendre: «Je me rappelle que l'on m'a raconté»... Il -ne saurait en être autrement... M. le marquis ne saurait se rappeler -une chose qui s'est passée lorsqu'il n'était même pas né... -</p> - -<p> -—C'est la raison même!... prononça-t-elle avec un soupir... c'est la -raison même... -</p> - -<p> -Elle se leva... -</p> - -<p> -—Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine -n'était pas là!... Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine -est là, ne la quittez sous aucun prétexte... Au revoir, monsieur -Masson!... Ah! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait!... -</p> - -<p> -Je me retournai... En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de -jade derrière la porte entr'ouverte... Et je le chassai en claquant des -mains, comme Christine me l'avait recommandé. -</p> - -<p> -Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d'un geste -extrêmement las... -</p> - -<p> -—J'ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson... Je vous -dis des choses... des choses... dont vous ne comprendrez l'importance que -plus tard... <i>Christine ne veut pas comprendre, elle!</i>... je suis bien -heureuse de vous savoir ici! -</p> - -<p> -Elle glissa, disparut... pauvre petite chose grelottante, par cette -belle journée de juin tiède... Par une fenêtre entr'ouverte, le -jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans -un tombeau privé de sa momie... Et ce fut encore de la vie qui entra -avec Christine, rayonnante de jeunesse... les joues de pourpre, la -bouche en fleur... -</p> - -<p> -Elle me donna ses deux mains: -</p> - -<p> -—Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi?... -</p> - -<p> -Je ne lui répondis pas, qu'eus-je pu lui dire? Qu'il n'y avait de vie -pour moi que près d'elle?... Mon cœur tumultueux m'étouffait. -</p> - -<p> -Vit-elle mon trouble?... Oui, sans doute... Elle n'en fit rien paraître -en tout cas... -</p> - -<p> -Elle défit son chapeau d'un geste adorable, de ce geste qui lui était -particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de -son bras rose... -</p> - -<p> -—Allons travailler! me dit-elle... En bien, vous avez vu la marquise? -</p> - -<p> -—Oui! Et le marquis aussi... le marquis ne m'a pas l'air bien -compliqué... mais la marquise!... -</p> - -<p> -—Ah! oh! <i>cela a déjà commencé?</i>... Racontez-moi ce qu'elle vous -a dit... -</p> - -<p> -Je lui fis une narration complète de l'entrevue... -</p> - -<p> -—Pauvre femme!... soupira-t-elle, elle me vous a pas paru... un -peu... un peu folle?... -</p> - -<p> -—En tout cas, elle est bizarre... Comment se fait il qu'elle ait -toujours froid?... -</p> - -<p> -—Je vous dis que c'est une femme pleine d'imagination... elle -s'imagine qu'elle a froid... et elle a froid!... Savez-vous son -idée?... l'idée qui la transit?... l'idée qui la fait se promener -comme une ombre dans cet hôtel de la Belle au Bois dormant... C'est à -ne pas croire... et je ne l'aurais pas cru si le marquis lui-même ne -m'avait ouvert les yeux sur l'étrange monomanie de sa femme... dont il -a été le premier à souffrir, car il a beaucoup aimé sa femme... Eh -bien! mon cher monsieur Masson, la marquise s'imagine que tous les -marquis que vous voyez sur la muraille et celui d'aujourd'hui -Georges-Marie-Vincent... <i>c'est le même!</i>... -</p> - -<p> -—Ah! je comprends!... je comprends maintenant!... -</p> - -<p> -—N'est-ce pas? vous comprenez son «n'importe lequel»? qu'elle m'a -déjà servi à moi et que j'ai répété au marquis qui m'a tout -expliqué avec une grande tristesse... -</p> - -<p> -—En effet, elle est folle! -</p> - -<p> -—Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur, -le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome... n'est pas mort!... pas plus que -les autres!... et le Georges-Marie-Vincent d'aujourd'hui, c'est encore -et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Je dis: et toujours! parce -qu'elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir!... <i>à -moins... à moins</i>... -</p> - -<p> -—À moins?... -</p> - -<p> -—Ah! fit Christine, cette fois, vous m'en demandez trop long. Ce -serait entrer dans un ordre d'idées que je n'ai pas encore le droit -d'aborder avec vous!... Le marquis, que vous voyez si gai, si bon -vivant, <i>ne tient pas à ce que l'on connaisse toutes ses misères</i>... -Du reste, quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu'il cherche à -les oublier!... Je vous dis qu'il a beaucoup aimé sa femme... et je suis -certaine qu'il l'aime encore... et même qu'il n'aime qu'elle!... -</p> - -<p> -»Il essaye parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive... mais je ne -me trompe pas au faux éclat de sa raillerie... «Regardez-moi! me -fait-il, et dites-moi si j'ai l'air d'un Cagliostro... d'un comte de -Saint-Germain... La farce est drôle! Eh bien, cette idée est venue -tout d'un coup à ma femme... et elle ne peut plus s'en détacher!... -Jusqu'alors, elle me regardait avec amour... maintenant, elle ne peut -plus me voir sans épouvante! C'est tellement drôle, Christine, qu'il -faut que je vous embrasse!...» -</p> - -<p> -»Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement moi, je ne -veux pas que le marquis m'embrasse... parce que, moi, je suis -fiancée... -</p> - -<p> -—C'est vrai, vous êtes fiancée!... Il y a même longtemps que vous -êtes fiancée, je crois... -</p> - -<p> -—Oui, assez longtemps. -</p> - -<p> -—Et pour longtemps encore? osai-je demander. -</p> - -<p> -Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation. -</p> - -<p> -—La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes, -où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de -la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d'un -fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines... et la marquise est -une cervelle incertaine. -</p> - -<p> -»De plus, elle lit beaucoup! Elle se bourre de romans de -«l'au-delà». D'un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n'a -peut-être pas su comprendre qu'il fallait traiter avec la plus extrême -délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la -rupture est complète aujourd'hui... ou est bien près de le devenir. Il -y a des histoires bizarres sur le célèbre compagnon d'orgies du -Parc-aux-Cerfs; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme -tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l'occultisme. -La pauvre petite les a lues... elle a vu ici les quatre portraits qui -sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà! Maintenant vous -connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous -le pouvez, monsieur Bénédict Masson. -</p> - -<p> -—J'ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine... -Est-ce que... est-ce que la marquise est jalouse? -</p> - -<p> -—Non, pourquoi? -</p> - -<p> -—Parce qu'elle m'a dit en s'en allant: «Surtout lorsque Christine -sera ici, ne la quittez sous aucun prétexte.» -</p> - -<p> -—Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela! La jalousie n'a rien à -faire là dedans, et cela n'a aucune importance... mais, autant que -possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j'y suis. -</p> - -<p> -Tout de même Christine ne m'a pas dit pourquoi la marquise m'avait dit -cela. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap08"></a></h4> - -<h4>VIII -<br /><br /> -DU L'ON REPARLE DE GABRIEL</h4> - -<p> -<i>4 juin.</i>—Si je m'étendais à celle-là! -</p> - -<p> -D'abord, il est bon que l'on sache que «mon aventure» a causé dans le -quartier une petite révolution. -</p> - -<p> -Ce n'est pas sans émoi que l'Ile-Saint-Louis a appris que M<sup>lle</sup> -Norbert me rendait de fréquentes visites, et quand on a su que -j'accompagnais la fille de l'horloger chez le marquis de Coulteray et que -nous passions des heures ensemble, en tête à tête dans sa bibliothèque -(indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la -garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue De Regrattier -au pont Sully et du quai d'Anjou au quai de Béthune, entrèrent en -rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe; aussi quand on -m'aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de -Saint-Louis-en-l'Ile, sur les talons de la famille Norbert, on en -conclut que j'étais un garçon perdu! -</p> - -<p> -Pour tout le monde, l'archiduchesse avec ses grands airs, m'avait -«réduit à zéro!» Elle m'avait pris «sous le charme». Je n'en -mangeais plus, je n'en dormais plus, je n'en parlais plus. -</p> - -<p> -De fait, j'avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions -insidieuses de M<sup>me</sup> Langlois: événement grave. J'imagine que, -dans le même moment, l'arrière-boutique de M<sup>lle</sup> Barescat ne -chômait pas et que l'on devait dresser des plans pour me sauver des -maléfices de «la famille du sorcier». -</p> - -<p> -Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était -toujours si poli avec sa femme de ménage! -</p> - -<p> -M<sup>me</sup> Langlois s'était juré de me prouver qu'elle existait -encore... et voici comment elle y parvint. -</p> - -<p> -Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant -de l'hôtel de Coulteray où Christine n'avait pas paru, ce qui m'avait -mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée -avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n'ayant pu -calmer mon impatience... je trouvai M<sup>me</sup> Langlois qui devait -avoir fini mon ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le -recommençait. -</p> - -<p> -Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire. -La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta -les poings sur les hanches, enfin, toute l'émotion qui la gonflait -m'annonçaient que j'allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas. -</p> - -<p> -—Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, <i>votre</i> -princesse!... Vous ne l'avez pas vue ce matin chez <i>votre</i> marquis, -n'est-ce pas?... -</p> - -<p> -—Pardon, madame Langlois, pardon... Je pense que c'est de -M<sup>lle</sup> Norbert qu'il s'agit... Sachez donc, une fois pour -toutes, que M<sup>lle</sup> Norbert fait ce qu'elle veut... et je vous -dirai même que ce qu'elle a fait ou ne fait pas ne m'intéresse en -aucune façon!... Au revoir, madame Langlois, et rappelez-moi au bon -souvenir de M<sup>lle</sup> Barescat!... -</p> - -<p> -La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit -les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin -se dirigea vers la porte... mais avant de me quitter elle se retourna: -</p> - -<p> -—C'était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu! -</p> - -<p> -Je ne pus m'empêcher de lui demander: -</p> - -<p> -—Quel beau jeune homme? -</p> - -<p> -—Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle... -</p> - -<p> -Je sentis que tout chavirait autour de moi... Je balbutiai: -</p> - -<p> -—Celui que... -</p> - -<p> -—Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez M<sup>lle</sup> -Barescat... eh bien! il est revenu!... <i>Le beau Gabriel est -revenu!</i>... -</p> - -<p> -Je la fixai d'un œil hagard. -</p> - -<p> -Étant tout à fait dans l'impossibilité de cacher mon émotion, la -mère Langlois jouissait amplement de l'effet qu'elle produisait. -</p> - -<p> -—Ah! ah! vous ne me chassez pas, maintenant!... Ah! c'est qu'il lui -en faut à la petite, vous savez!... Avec ses grands airs... avec ses -grands airs! -</p> - -<p> -J'avais envie d'étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne -point lui sauter à la gorge... -</p> - -<p> -Par un prodigieux effort sur moi-même, j'arrivai à prononcer d'une -voix à peu près normale, cependant que j'essuyais la sueur qui me -coulait des tempes: -</p> - -<p> -—Vous m'étonnez, madame Langlois... Je savais que ce jeune homme -était très malade... -</p> - -<p> -—Oh! il a l'air bien démoli... ça, c'est vrai... mais voilà la bonne -saison... avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli!... -</p> - -<p> -—Vous l'avez vu rentrer chez les Norbert? -</p> - -<p> -—Rentrer?... Non, je ne l'ai point vu rentrer... ce particulier-là, -je vous ai déjà dit que personne ne l'a jamais vu entrer ni ressortir... -On ne sait pas par où il passe, bien sûr?... On dirait qu'ils le -cachent chez eux!... Il est peut-être poursuivi par la police!... Je -l'ai toujours dit: c'est sûrement un étranger pour être habillé -comme ça!... Si vous trouvez que tout ça est naturel... Enfin, je vais -vous dire une chose... Voilà trois jours qu'ils m'ont remerciée... -</p> - -<p> -—Ah! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée? Mais alors comment -savez-vous?... -</p> - -<p> -—Comment je sais!... comment je sais... Quand la mère Langlois veut -savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous -pouvez en être assuré!... C'est comme je vous le dis! et je le -prouve!... Quand ils m'ont eu fichue à la porte, je m'ai écrié dans -mon intérieur: «Celle-là, vous ne l'emporterez pas en paradis!...» -Faut vous dire que j'avais remarqué que, du haut d'une lucarne de votre -bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux!... -Je me l'avais dit plusieurs fois... Ce matin, j'ai vu partir le carabin -qui s'en allait à son école comme tous les matins... puis ça a été -le tour du vieux Norbert... Je m'attendais à voir sortir à son heure -la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout -le temps fourrée, ça n'est un secret pour personne... pas même pour -vous, soit dit sans vous offenser!... Mais les minutes, les quarts -d'heure passent: pas de Christine!... Je m'ai dit: «Qu'est-ce qu'elle -peut bien faire là dedans toute seule?... À moins qu'elle ne mette en -train une autre femme de ménage?... Faudrait voir!» -</p> - -<p> -»Bref, je ne fais ni une ni deux... je grimpe tout là-haut par une -petite échelle, j'arrive dans le grenier... Me voilà à la lucarne... -Et qu'est-ce que je vois?... La Christine et le beau jeune homme qui se -baladaient tous les deux!... Ils faisaient tout doucement le tour du -jardin... Elle l'avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ci... -des Gabriel par-là!... -</p> - -<p> -»Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je -l'avais vu... quand il se tenait si droit, si droit qu'on aurait cru -qu'il avait avalé un manche à balai... Il était un peu raplapla... et -elle lui parlait doucement comme quelqu'un qui encourage un malade... -Ils sont allés s'asseoir derrière l'arbre. Là, il s'est laissé -tomber dans le fauteuil de bois... et elle... eh bien! elle l'a -embrassé! -</p> - -<p> -—Si c'est un parent... fis-je, la voix blanche... il n'y a rien -d'extraordinaire à cela! -</p> - -<p> -—Oh! elle ne l'embrasse pas comme un parent, vous savez! et elle a -une façon de le regarder! -</p> - -<p> -—Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue. -M<sup>lle</sup> Norbert est une honnête fille à la conduite de laquelle on -n'a rien à reprocher. -</p> - -<p> -—Oh! moi, je veux bien! moi, je veux bien!... Tout de même, elle ne -vous a pas raconté que, pendant que vous l'attendiez chez le marquis, -elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que -personne ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam! -</p> - -<p> -—Elle m'en parlera peut-être cet après-midi! Et ne craignez rien, -madame Langlois, je m'empresserai aussitôt de vous en faire part, car -je vois que l'on ne peut rien vous cacher! -</p> - -<p> -—Je crois que vous m'en voulez, monsieur Masson!... -</p> - -<p> -—Moi?... Et de quoi donc, ma brave femme? Mais dites-moi, ils sont -restés longtemps dans le jardin? -</p> - -<p> -—Non, pas même une demi-heure... Elle s'est levée la première et -elle lui a dit: -</p> - -<p> -»—Rentrons! Papa ne va pas tarder à revenir! -</p> - -<p> -»Oh! il est docile... Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu'elle -veut, cette fille-là!... Elle s'est penchée... elle lui a pris le -bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du -pavillon, sur la droite... Vous savez que la porte du laboratoire de M. -Jacques donne sur le côté... dans la petite allée, en face du mur... -Ils sont rentrés par là... J'ai encore attendu... Elle est sortie du -pavillon au bout d'un quart d'heure environ... et elle est allée -s'enfermer tout là-haut dans son atelier!... Quelle drôle d'existence -ils ont, ces gens-là!... -</p> - -<p> -—Pourquoi?... Ce jeune homme est malade... il a pris pension chez -celui qui le soigne... et s'il est de la famille... -</p> - -<p> -—Oh! je suis tranquille!... Pour être de la famille, il en est!... -</p> - -<p> -Là-dessus, pour que je n'aie aucun doute sur l'allusion, M<sup>me</sup> -Langlois ajoute: -</p> - -<p> -—Et quand on pense que ça se dit fiancée!... Bien du plaisir, -monsieur Masson! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter -du «brillant belge»... -</p> - -<p> -Et elle est partie, triomphante... -</p> - -<p> -Ainsi Gabriel n'est pas mort!... Eh bien, pour Christine, j'aime mieux -ça!... -</p> - -<p> -Il faut donc en conclure que, suivant l'expression de la mère Langlois, -ce jeune homme avait été simplement <i>démoli</i>... et ce sont les soins -de Christine et de Jacques Cotentin qui l'ont sauvé. -</p> - -<p> -Dès la nuit même de l'affaire, le prosecteur avait dû rassurer -Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l'accès de -rage qui avait jeté comme un fou l'horloger sur son hôte -mystérieux... -</p> - -<p> -Ce n'était pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait -descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli -auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de -Christine, et que l'on avait transporté dès qu'on l'avait pu, chez le -prosecteur, où il était encore!... -</p> - -<p> -Et moi, je m'étais imaginé des choses... J'avais respiré une -odeur!... -</p> - -<p> -L'esprit va loin sur la mauvaise route... Ce n'est pas la première fois -que je m'en aperçois depuis... Henriette Havard... et les autres... -toutes les autres qui ne sont pas revenues... Je suis porté à voir des -drames partout... alors que, le plus souvent, il n'y a que de la -comédie!... -</p> - -<p> -Ce que je venais d'apprendre n'éclairait point les ténèbres qui -entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point -sur sa présence dans l'armoire, sur la façon dont il pénètre chez -les Norbert, ni sur l'attitude de toute la famille à son égard... Mais -au moins Christine, que j'avais vue si tranquille au lendemain du drame, -ne m'apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée -sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de la beauté que -j'adorais <i>quand même</i>, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le -moment que je n'étais point sous le joug de son regard, sans une -déchirante horreur!... -</p> - -<p> -Tout cela est très bien! très bien!... Seulement!... seulement Gabriel -vit et elle l'aime!... -</p> - -<p> -Ah! que mes lèvres brûlaient quand je l'ai revue cet après-midi... -comme j'étais près de lui dire: «Eh bien, Gabriel va-t-il -mieux?» Mais je me suis tu au bord de l'abîme... Oui, j'ai senti -nettement que ce mot-là, «Gabriel», je n'avais pas le droit de le -prononcer!... C'est son secret!... le secret de son cœur! comme on dit -dans les romans... c'est, son roman... Et moi, je suis hors de son -roman... je suis hors de son cœur... Je suis seulement près d'elle... -Si je veux rester près d'elle, tâchons d'oublier Gabriel!... -</p> - -<p> -Elle est toute joie... Ainsi s'explique le rayonnement de ces derniers -jours... Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin... -Tâchons d'oublier Gabriel!... Hélas! je ne pense qu'à lui! -Heureusement que le drame d'ici me reprend avec une certaine -brutalité... -</p> - -<p> -Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l'on a -mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes -arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié... Sing-Sing -accourait derrière elle... Elle murmura, comme si le souffle allait lui -manquer: -</p> - -<p> -—Chassez cette petite bête immonde!... Je chassai Sing-Sing, qui ne -protesta pas... -</p> - -<p> -—Que vous a-t-il fait, madame? demandai-je... Vous devriez vous -plaindre au marquis. -</p> - -<p> -Elle eut un pâle sourire. -</p> - -<p> -—Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n'y a rien -là que je puisse apprendre au marquis... -</p> - -<p> -Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à -voir. Elle se tourna du côté de Christine: -</p> - -<p> -—Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi!... Vous qui avez de -l'influence sur le marquis, dites-lui qu'il faut me laisser en paix... -que ma pauvre tête s'égare... et que ce docteur finira par me rendre -tout à fait folle!... -</p> - -<p> -—Quel docteur? demandai-je. -</p> - -<p> -À ce moment, la porte de notre cabinet s'ouvrit et la cariatide de -bronze apparut dans l'embrasure... L'hercule indien courbait la tête et -les épaules comme s'il soutenait toute la maison: -</p> - -<p> -—M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses -appartements, où le docteur l'attend. -</p> - -<p> -Je regardais la pauvre femme; elle claquait des dents... Rodin, pour sa -porte de l'enfer, n'a pas inventé une figure où l'effroi de ce qui va -arriver creusât des rides plus cruelles... Ravagée par l'épouvante, -elle nous regarda tour à tour éperdument... En vérité, je ne savais -quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était -question... Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui -cherchait un refuge... -</p> - -<p> -Christine lui dit avec tristesse: -</p> - -<p> -—Allez, madame, vous savez bien que c'est pour votre santé! -</p> - -<p> -Elle entr'ouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent -point... Elle tremblait de plus en plus... Elle me regarda de ses yeux -immenses et glacés... -</p> - -<p> -—Mon Dieu! fis-je... mon Dieu!.;. -</p> - -<p> -Je ne trouvais pas autre chose à dire. -</p> - -<p> -Sangor répéta encore sa phrase... les épaules de plus en plus -courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la -bâtisse... et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable -dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne -devoir pas avoir de fin, l'hercule se déplaça, se courba encore, -allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une -seconde, statuette de l'horreur, devant cette statue de la force, et ils -disparurent tous deux, tandis que l'on entendait rire Sing-Sing -derrière les portes refermées. -</p> - -<p> -Ce que je venais de voir m'avait brisé. Certainement si je n'avais vu -Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et -qu'elle ne disait rien. -</p> - -<p> -—Mais enfin! m'écriai-je, vous, vous savez ce qu'on va lui faire! -Pourquoi cette épouvante? Quel est ce docteur dont la seule évocation -semble épuiser sa vie? -</p> - -<p> -—Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte! répondit Christine. -Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable! -Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ombre! Elle est sans forces... sans -couleurs! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les -gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse. -</p> - -<p> -—Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle? -</p> - -<p> -—C'est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et -qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue -d'Iéna... oh! il est bien connu... Vous avez dû en entendre parler... -le docteur Saïb Khan... -</p> - -<p> -—Oui, je crois... N'a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans -le <i>Royal Magazine?</i>... -</p> - -<p> -—Parfaitement, c'est lui!... -</p> - -<p> -—Et qu'est-ce qu'il lui ordonne? -</p> - -<p> -—Oh! la chose la plus naturelle du monde... des sérums... des jus de -viande... -</p> - -<p> -—Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de -faire venir le docteur Saïb Khan, qu'elle a en si profonde horreur? -</p> - -<p> -—Vous m'avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus -incompréhensible... -</p> - -<p> -—Pourquoi donc?... Si vous la voyez dans cet état, c'est qu'elle se -refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu'on ne -retrouve que chez les grévistes de la faim!... Or, Saïb Khan est le -seul qui puisse la faire manger! -</p> - -<p> -—Comment cela? -</p> - -<p> -—Il l'hypnotise!... Vous connaissez son système... on en a assez -parlé... Agir sur l'esprit pour guérir la matière!... Ça n'est pas -une nouveauté, mais l'Inde possède depuis des siècles une -thérapeutique de l'esprit auprès de laquelle la science de nos -Charcots modernes est un balbutiement d'enfant nouveau-né... -Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme -la marquise... une cliente qui se refuse... il doit agir avec un -brutalité psychique dont je n'ai même pas une idée et qui, à -l'avance, anéantit la pauvre femme... Vous comprenez maintenant -pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse... pourquoi -j'encourageais la malheureuse... pourquoi je lui disais que «c'était -pour son bonheur!...» -</p> - -<p> -—Et tout cela parce qu'elle s'imagine qu'elle est mariée à... -</p> - -<p> -Christine me regarda fixement. -</p> - -<p> -—Mariée à qui?... Dites toute votre pensée, insista-t-elle. -</p> - -<p> -—Eh bien, mariée à un phénomène <i>qui est plus fort que la -mort</i>... Est-ce bien cela? -</p> - -<p> -Elle hocha la tête d'une façon qui ne me satisfit qu'à moitié. -J'insistai à mon tour. -</p> - -<p> -—Tout cela ne tient pas debout... Elle pourrait s'imaginer cela et ne -pas se laisser mourir de faim! -</p> - -<p> -—Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Qu'est-ce que vous -voulez que je vous dise? -</p> - -<p> -Je repris, au bout d'un instant: -</p> - -<p> -—Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour -quelques semaines... -</p> - -<p> -Sans me regarder, Christine me répondit: -</p> - -<p> -—Hélas! <i>Il est étrange même de voir avec quelle régularité de -pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la -mort à la vie et redescendre ensuite!</i> Au bout d'un certain temps, chez -elle, l'idée réapparaît, l'idée qui finira par la tuer si on ne l'en -guérit pas... Le marquis n'a plus d'espoir qu'en Saïb Khan. -</p> - -<p> -—En dehors de l'idée, pour tout le reste, elle est lucide? -</p> - -<p> -—Très lucide et même remarquablement intelligente. -</p> - -<p> -—Alors il est inimaginable que l'on ne puisse lui faire toucher du -doigt l'absurdité de son idée!... je dis bien toucher du doigt... car -enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome -jusqu'à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance -et de décès... des actes authentiques? -</p> - -<p> -—Pas pour tous! et c'est bien là ce qui fait le malheur du marquis... -Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à -l'étranger... vous savez qu'ils étaient grands coureurs d'aventures... -Certains sont nés à l'étranger et il est exact que certains papiers -ne sont pas d'une authenticité absolue, mais vous savez qu'aux deux -siècles passés, c'était là chose courante, même en France, et que -les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans -les grandes familles, moins par des documents que l'on négligeait -d'établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par -le témoignage des contemporains... La marquise est au courant de cette -particularité... On n'a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni -leur naissance... d'une façon formelle à ses yeux... car j'ai toutes -ses confidences... et le marquis, d'autre part, a mis à ma disposition -tous les documents dont il disposait... Voilà où nous en sommes... -C'est inimaginable... -</p> - -<p> -—Mais enfin, si elle était saine d'esprit... comment la première -idée d'une chose pareille lui est-elle venue?... -</p> - -<p> -—La première idée... la première idée... Mon Dieu! mon cher -monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire... je n'en sais -rien, moi!... -</p> - -<p> -Il y avait de l'hésitation dans sa réponse... Sans doute avais-je -fait, sans le savoir, allusion à <i>cette autre chose</i> dont elle ne -m'avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères -dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au -surplus, il paraissait fort bien se consoler... -</p> - -<p> -Pendant toute la fin de cette conversation Christine avait eu la tête -penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très -absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance -singulière, dans la plaque toute préparée... Je me penchai au-dessus -d'elle, pour voir. -</p> - -<p> -—C'est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et -calme... Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des <i>Dialogues -socratiques</i>... -</p> - -<p> -Alors je reconnus certain profil apollonien, l'œil fendu en amande, le -dessin de la bouche, l'ovale parfait du type qui avait peut-être été -celui d'Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les -ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait «comme deux gouttes -d'eau» à Gabriel... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap09"></a></h4> - -<h4>IX -<br /><br /> -DORGA</h4> - -<p> -<i>8 juin.</i>—Christine avait encore raison. J'ai revu la marquise. -Elle est méconnaissable. -</p> - -<p> -Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c'est bien -une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la -vie... -</p> - -<p> -Elle sort... ou <i>on la sort</i> en voiture découverte, une voiture -attelée... Elle adore, paraît-il, les chevaux... Elle revient du Bois -les joues fleuries... Son regard cependant est toujours triste, inquiet, -mais le sang circule à nouveau dans ses veines... L'esprit est toujours -malade... mais le corps va mieux... -</p> - -<p> -Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise... Sangor conduit. Il a à -côté de lui Sing-Sing... Elle ne reçoit jamais de visite...Christine -me dit que c'est elle qui ne veut recevoir personne... Elle refuse -d'aller dans le monde... Et le monde n'insiste pas... Le bruit a -commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n'avait pas une -cervelle très, très solide... Ses silences, ses bizarreries... son air -de plus en plus lointain ont détaché d'elle, peu à peu, toute la -société du marquis. -</p> - -<p> -Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné -quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui -ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint -Georges-Marie-Vincent. -</p> - -<p> -Néanmoins, ses amis se félicitent qu'il ait «pris le dessus» sur ses -malheurs domestiques. -</p> - -<p> -Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très -renseignée. -</p> - -<p> -—Le sang des Coulteray est plus fort que tout! me dit-elle. Ils en -ont vu bien d'autres!... Un petit bourgeois serait écrasé par cette -infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans -sa collection... ça n'a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du -moins je l'espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l'amie -de la marquise: ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le -secret de ma situation ici. -</p> - -<p> -Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets -d'argent à la main. Ses yeux brillaient. -</p> - -<p> -—Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de -trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela -excellent! Je vous crois, on dirait du cocktail!... Et savez-vous ce que -c'est? Un mélange de sang de cheval, d'hémoglobine, de je ne sais -quoi!... Goûtez-moi cela, je vous dis!... aucune fadeur... au -contraire... une saveur capiteuse... et chaud à l'estomac comme un -vieil armagnac!... Ça réveillerait un mort!... Et ça vous donne un -appétit! -</p> - -<p> -Nous bûmes. C'était, en effet, tout ce que disait le marquis: -</p> - -<p> -—Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze -jours!... -</p> - -<p> -Il se tourna vers moi: -</p> - -<p> -—Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur?... -Christine vous a raconté?... Vous êtes un ami... La pauvre enfant! si -nous pouvions la sauver!... Bah! que le corps se porte bien et la tête -ira mieux!... -</p> - -<p> -Il s'est frappé le front et s'en est allé avec son flacon et ses -gobelets, enchanté, rayonnant!... -</p> - -<p> -—C'est chaque fois la même chose! me dit Christine... chaque fois il -s'imagine que sa femme est sauvée!... En attendant, il va aller ce soir -rejoindre sa Dorga! -</p> - -<p> -—Sa Dorga? -</p> - -<p> -—Oui, la danseuse hindoue!... -</p> - -<p> -—Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l'Inde, cet -homme-là!... -</p> - -<p> -—Il l'a ramenée de là-bas en même temps que sa femme... -</p> - -<p> -—Vous m'aviez dit qu'il adorait la marquise! -</p> - -<p> -—Êtes-vous naïf!... Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix -maîtresses... Celle-ci lui fait honneur... elle fait courir tout -Paris... -</p> - -<p> -<i>9 juin.</i>—J'ai vu Dorga... Oui, moi qui ne sors pas le soir dix -fois par an, j'ai eu la curiosité d'assister aux danses de la belle -Hindoue... Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le -jargon des communiqués de théâtre, une salle «resplendissante». -</p> - -<p> -Je m'attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur -la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds -bracelets aux chevilles; je m'attendais encore à quelques -déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin «le genre» si -ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J'ai -vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une -toilette de gala à la dernière mode. -</p> - -<p> -Mâtin! le marquis aime les contrastes! La marquise et Dorga, c'est le -jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon -sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude, -brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l'Orient; mais plus -que les bijoux qui l'étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle -sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga. -</p> - -<p> -L'Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse -Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l'on écoute dans un -silence oppressé. -</p> - -<p> -Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante -acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui «en -voulaient encore»... Mais la belle danseuse avait disparu, assez -méprisante, et ne revint plus... -</p> - -<p> -Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré -des tempéraments, et j'aperçus le marquis, écarlate, qui sortait -d'une loge avec Saïb Khan... -</p> - -<p> -Il daigna me reconnaître: -</p> - -<p> -—Vous avez vu? me jeta-t-il... hein, vous avez vu?... Quelle -merveille!... -</p> - -<p> -Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras: -</p> - -<p> -—Allons la féliciter!... -</p> - -<p> -Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée, -mais qui ne s'ouvrit que pour nous... Cette fois, elle était demi-nue -au milieu des fleurs. -</p> - -<p> -Le marquis me présenta: -</p> - -<p> -—M. Bénédict Masson, un grand poète! -</p> - -<p> -Je ne protestai pas... J'eusse été incapable de dire un mot. Je la -regardais à la dérobée, honteusement et l'air mauvais... un air que -je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à -elle, elle m'avait jeté un coup d'œil dans la glace et ne s'était -même pas retournée... Quelques vagues paroles de politesse. Elle -devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa -derrière un paravent, et je m'enfuis, la tête chaude, les oreilles -sonnantes... -</p> - -<p> -Je me sentais une haine farouche pour le marquis... et pour tous les -hommes riches, qui n'ont qu'à se baisser et à se ruiner pour ramasser -de pareilles femmes!... -</p> - -<p> -Et moi! moi! qu'est-ce que j'aurai jamais?... L'image de Christine en -moi... charmante et subtile effigie!... -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Ah! Seigneur Dieu! j'ai envie de me tatouer la peau comme un -colonial... comme un «joyeux»... Un cœur avec une flèche, et, -autour: «J'aime Christine!»... Quand je me regarderai dans la -glace de mon armoire, je croirai peut-être que c'est arrivé!... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap10"></a></h4> - -<h4>X -<br /><br /> -L'AUTRE CHOSE...</h4> - -<p> -<i>10 juin.</i>—Le spectacle que me donnait Dorga m'avait empêché de -prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan, -qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C'est à peine si je me -rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque -barbu. Mais le marquis est descendu aujourd'hui dans la bibliothèque -avec Saïb Khan, et j'ai pu observer celui-ci tout à mon aise. -</p> - -<p> -Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux -dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords -du Gange. Son visage sévère est entouré d'une barbe de jais, très -soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui -rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est -admirablement habillé, chaussé: élégance simple, impeccable. Je -comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu'il inspire. Il -paraît si sûr de lui qu'il est à peu près impossible que l'on reste -sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de -cette bouche carnassière... -</p> - -<p> -Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre?... -Eh! mais <i>dans les portraits!</i>... surtout, surtout dans celui de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre... et ce sourire, -toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore -de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de -Georges-Marie-Vincent!... -</p> - -<p> -Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le -moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus -précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la -bibliothèque, et qu'il faudra classer, réunir, suivant un plan que je -suis libre d'établir à mon gré et suivant mes goûts... -</p> - -<p> -Le marquis est loin d'être une brute. J'ai trouvé en lui non un -collectionneur «averti», car cette collection ne lui doit rien, ou à -peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement -littéraire depuis deux siècles: ceci, je ne puis le nier, je ne puis -le nier... un homme qui, dans ses voyages, s'est toujours intéressé -aux bibliothèques... Nous avons eu une longue discussion sur celle de -Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d'encre -de Paul-Louis Courier... Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui -traite bien à la légère <i>un pareil crime!</i>... Je ne savais pas le -marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c'est de la -littérature... la réalité, c'est Dorga!... -</p> - -<p> -Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb -Khan, dont le sourire s'élargit sur l'éclatante menace de sa mâchoire -de bête fauve... -</p> - -<p> -Ils s'en allèrent et ils durent quitter aussitôt l'hôtel, car -j'entendis le bruit d'une auto qui s'éloignait dans la cour -d'honneur... -</p> - -<p> -Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s'ouvrit -et la marquise parut: -</p> - -<p> -—Où a-t-il appris tout cela? me souffla-t-elle... Où a-t-il appris -cela?... Pourriez-vous me le dire? Georges-Marie-Vincent a eu une -instruction très négligée... d'après même ce qu'il raconte. Il n'a -jamais su me dire le nom de son précepteur... Alors?... -</p> - -<p> -Elle avait écouté derrière la porte... C'est donc en vain que, -physiquement, elle se portait mieux! <i>L'idée</i> était toujours là... -cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une -tristesse infinie... Elle ne se méprit point à mon air: -</p> - -<p> -—Je vous fais de la peine, n'est-ce pas? Christine a dû exciter votre -pitié!... -</p> - -<p> -Et plus bas: -</p> - -<p> -—Elle n'est pas ici, Christine? -</p> - -<p> -—Non! elle vient de partir!... -</p> - -<p> -—Oh! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer... Elle vous a -dit, bien entendu, «l'idée»... Ils me croient tous folle ici... Il y -a des moments où je voudrais être morte!... oui, morte!... mais j'ai -peur même de la mort!... Oui, il y a des moments où j'ai peur de la -mort plus que de tout!... et je vous dirai pourquoi, un jour... à moins -que vous ne le deviniez d'ici-là!... j'ai peur de la mort; j'ai peur de -la vie, j'ai peur de Saïb Khan!... Celui-là est tout-puissant... Il -peut tout ce qu'il est possible de pouvoir... s'il avait pu m'arracher -l'idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis -longtemps... je l'ai connu aux Indes... aucune idée ne lui résiste!... -Pourquoi n'a-t-il pas réussi avec moi?... parce que, chez moi, l'idée -n'est pas seulement une idée, c'est le reflet de la réalité... Vous -comprenez bien... ce n'est pas une imagination sur laquelle un homme -comme Saïb Khan puisse agir... c'est la vérité vivante et -naturelle... contre laquelle il n'y a rien à faire... Saïb Khan -commanderait à une montagne de disparaître que l'Himalaya n'en serait -point remué sur sa base, n'est-ce pas?... Eh bien! il n'est pas plus en -son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible... -jusqu'à ce jour... le bloc des Coulteray!... M'avez-vous compris?... -M'avez-vous compris?... -</p> - -<p> -Elle posa sur ma main sa main brûlante: «<i>Je vous dis que c'est le -même!</i>» -</p> - -<p> -Ses yeux immenses cherchaient les miens... je n'osais la regarder pour -qu'elle ne vît pas toute la pitié qu'elle m'inspirait. -</p> - -<p> -—Madame! madame! comment pouvez-vous! comment une femme comme vous, -de votre intelligence!... Madame, prenez garde! Il n'y a rien de plus -redoutable au monde que le merveilleux. C'est un domaine où se sont -perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec -lesquelles il ne faut pas jouer! -</p> - -<p> -—Jésus-Marie! s'écria-t-elle, ai-je l'air de jouer? Je parle -sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n'a reçu aucune -instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui -d'aujourd'hui... Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l'un des -plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte -de savant. -</p> - -<p> -—Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il -brillait chez d'Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande -Encyclopédie. -</p> - -<p> -—Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait -été élevé par les soins de son oncle, l'évêque de Fréjus. Eh -bien! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez -eue tout à l'heure avec Georges-Marie-Vincent n'aurait pas été -possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n'avait pas reçu cette -éducation-là! -</p> - -<p> -Je sursautai. -</p> - -<p> -—Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis -Courier n'avait pas encore taché d'encre le manuscrit de Longus au -temps de Louis XV! -</p> - -<p> -Elle pinça les lèvres. -</p> - -<p> -—Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte! -laissa-t-elle tomber. J'ai voulu dire que, sans cette éducation-là, -sans les souvenirs classiques qu'elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne -s'intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence. -</p> - -<p> -—Excusez-moi, madame!... Il y a une chose en tout cas que je puis -vous dire et qui m'a, en effet, toujours étonné... c'est la solidité de -cette instruction classique chez le marquis. -</p> - -<p> -—N'est-ce pas?... -</p> - -<p> -De nouveau ses yeux brillèrent... de nouveau elle me prit la main... -</p> - -<p> -—Ah! si vous vouliez être mon ami... mon ami!... -</p> - -<p> -Je prononçai quelques paroles de dévouement... Son agitation subite -m'inquiétait... Je regrettais d'être seul avec elle... J'aurais voulu -voir apparaître Sangor et même Sing-Sing... -</p> - -<p> -—Oui!... je le sens!... vous me comprendrez, vous, vous!... Il le -faut ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie -et la mort!... Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre!... -Christine me prend pour une folle... Saïb Khan pour une malade... et il -me ressuscite... malgré moi!... Ah! pourquoi me ressuscite-t-il?... -<i>Pourquoi me ressusciter pour l'autre?</i>... À moins qu'il ne soit son -complice!... ce que je finirai bien par croire... car enfin... J'ai -horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles -douleurs!... Et cependant il m'est <i>défendu de mourir!</i> Ah! mon ami, -mon ami!... Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray?... Vous ne -l'avez pas visité, non?... C'est un château, comme on dit: -historique... là-bas, entre la Touraine et la Sologne... La chapelle -est un chef-d'œuvre comparable à l'église de Brou... Mais je vous -prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m'ont -attirée... non... il faut descendre dans la crypte... Là sont les -tombeaux des Coulteray... Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide!... Vide, je vous dis!... -Comprenez-vous? -</p> - -<p> -—Mais non, je ne comprends pas! -</p> - -<p> -Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre: -</p> - -<p> -—Vide! et c'est le dernier tombeau des Coulteray!... Il n'y en a plus -d'autre. On ne meurt plus chez les Coulteray... -</p> - -<p> -—Mais, madame, s'ils sont morts à l'étranger!... -</p> - -<p> -—Évidemment! Évidemment!... Mais je vous répète que le tombeau est -vide!... -</p> - -<p> -—En bien... la Révolution est passée par là... et combien de -tombeaux... -</p> - -<p> -—Ce n'est pas cela! ce n'est pas cela!... La Révolution n'a rien à -faire là-dedans... Le lendemain du jour où l'on a descendu le corps de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre -déplacée et le tombeau vide!... -</p> - -<p> -—Et alors? -</p> - -<p> -—Comment et alors?... Mais vous ne connaissez donc pas l'histoire des -Coulteray?... Je vous croyais plus renseigné sur -Louis-Jean-Marie-Chrysostome... Vous me disiez tout à l'heure qu'il -avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie... Il n'a écrit -qu'un article... un seul... et vous ne savez pas sur quoi?... Vous n'en -connaissez pas le sujet?... Attendez-moi ici, je vais vous le chercher! -</p> - -<p> -Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation -ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison... Que cette -femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi -l'ombre d'un doute!... -</p> - -<p> -Elle revint quelques minutes plus tard, haletante: -</p> - -<p> -—Vite! vite! me jeta-t-elle... emportez tout cela chez vous! -Dissimulez ce paquet!... Lisez! et vous saurez tout!... Sing-Sing est dans -l'escalier!... Sangor arrive!... Adieu! -</p> - -<p> -Elle m'avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet -enveloppé dans un journal de modes et noué d'un ruban noir... Je le -glissai sous mon veston et je rentrai chez moi... J'étais persuadé que -j'allais enfin savoir ce que c'était que <i>l'autre chose</i>... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap11"></a></h4> - -<h4>XI -<br /><br /> -«PRIEZ POUR ELLE!»</h4> - -<p> -À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je -lisais encore... Maintenant je sais ce que c'est que <i>l'autre -chose</i>... C'est inimaginable à notre époque!... Maintenant je -comprends pourquoi elle me répétait de cet air hagard... <i>j'ai peur -de la mort!</i>... elle qui a déjà si peur de la vie!... Je comprends -le sens qu'elle attachait à cette phrase: <i>Il m'est défendu de -mourir!</i>... -</p> - -<p> -On a frappé à mes volets... j'entends la voix de Christine... Comment -ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille? Et pourquoi?... -Je vais ouvrir... Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin, -qu'elle me présente... Ils sont allés, par cette tiède soirée de -juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la -lumière chez moi!... Alors elle est venue me dire «un petit -bonsoir» en passant. -</p> - -<p> -... Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille. -</p> - -<p> -Jamais je n'avais vu de si près le prosecteur et je m'en serais fort -bien passé, mais l'idée que Christine ne l'aimait pas et qu'elle le -trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait -supportable. -</p> - -<p> -Je vis qu'il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et -pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s'il se rendait bien compte -qu'il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des -savants, mais, à son âge, c'était peut-être un genre. -</p> - -<p> -—Eh bien! fit Christine en s'asseyant. Elle vous a donné le paquet? -Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout -cela chez vous, ou de le détruire; en tout cas, de ne pas le lui -rendre. Ce sont ces papiers-là qui l'ont rendue malade, la pauvre -femme! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses -imaginations? -</p> - -<p> -—Si je ne m'abuse, le voilà! fis-je en mettant la main sur un -opuscule intitulé: <i>Les plus célèbres Broucolaques.</i> «Broucolaque» est -le mot dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition -moderne désigne sous le nom de «vampires»! -</p> - -<p> -Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus -sérieusement du monde de ces êtres que l'on croit morts et qui ne le -sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du -sang des vivants pendant leur sommeil... Quelques-uns de ces vampires -dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C'est là -qu'on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans -l'Allemagne du Sud: <i>ils avaient un coloris vermeil, leurs veines -étaient encore gonflées de tout le sang qu'ils avaient sucé, on -n'avait qu'à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui -d'un jeune homme de vingt ans</i>... Certains ne reviennent jamais dans -leur tombeau, dont ils ont l'horreur... ce sont, évidemment, les plus -dangereux... parce qu'il n'y a aucune raison pour que l'on s'en -débarrasse jamais... on ne sait plus où les trouver... Ils se -confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au -profit de la leur indéfiniment prolongée... -</p> - -<p> -La seule façon à peu près sûre que l'on a de détruire un -«broucolaque» est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir -préalablement tranché la tête... -</p> - -<p> -Mais comment être sûr que l'on a bien affaire à un broucolaque, à -moins qu'on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau?... -</p> - -<p> -Le dernier nom de broucolaque cité par l'opuscule était celui du -marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout -dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une -épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à -marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du -monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que -Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il -n'était jamais revenu. -</p> - -<p> -Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l'avoir vu, -depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures... des jeunes filles, -des jeunes femmes qui avaient eu l'imprudence de dormir la fenêtre de -leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un -état de dépérissement absolu, et l'on n'avait pas tardé à acquérir -la preuve (par la découverte que l'on faisait d'une petite blessure -derrière l'oreille) que le vampire avait passé par là!... -</p> - -<p> -Enfin l'opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était -d'autant plus funeste qu'il est avéré depuis la plus haute antiquité -<i>que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort!</i>... -</p> - -<p> -Tous les ouvrages que j'avais trouvés dans le paquet noué d'un ruban -noir traitaient du même sujet. C'étaient des «Histoires horribles et -épouvantables de ce qui s'est fait et passé aux faubourg S. Marcel à -la mort d'un misérable broucolaque»; des «Revenants, des fantômes et -autres qui ne veulent mie quitter la terre»; des «Comment se -nourrissent les vampires», un «Traité sur la façon de vivre des -broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre»; enfin le -fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la -première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l'auteur -parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent -effrayé si elles n'avaient fait sourire... -</p> - -<p> -On y lisait ceci, entre bien d'autres choses: -</p> - -<p> -«On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son -tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang... -<i>Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler; toute -espèce d'attachement, tout lien d'affection paraît rompu chez les -vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs -parents!</i>...», etc. -</p> - -<p> -—Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi -le marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de -lecture?... Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la -pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le -secret le plus absolu... <i>Il ne tient pas à être ridicule!</i> -</p> - -<p> -—Ridicule? -</p> - -<p> -—Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris... Si on -apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à -lui sucer le sang... on ne s'ennuierait pas dans les salons, ni à -Montmartre, ni aux revues de fin d'année, je vous prie de le croire!... -Voilà pourquoi on la surveille tant... Un mot imprudent et -Georges-Marie-Vincent n'a plus qu'à retourner au Thibet!... -</p> - -<p> -Comme je ne disais rien, elle continua: -</p> - -<p> -—<i>Elle ne vous a jamais montré le bobo qu'elle a dans le cou?</i> -Non!... c'est peut-être qu'il est guéri pour le moment!... mais je suis -tranquille! au premier bouton qui lui poussera sur l'épaule, «vous n'y -couperez pas!...» Mon ami, vous passez maintenant par les étapes -qu'elle m'a infligées... Elle vous montrera la petite piqûre par le -truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa -vie!... vous ne riez pas? -</p> - -<p> -—Ma foi, non!... répondis-je... Le marquis a sans doute raison de -craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c'est encore elle, -assurément!... -</p> - -<p> -—Vous avez raison!... répliqua Christine en reprenant son air le plus -sérieux... il n'y a plus qu'à prier pour elle! -</p> - -<p> -—Priez pour elle! répéta une voix qui jusqu'alors ne s'était guère -fait entendre... -</p> - -<p> -Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces -quelques paroles: -</p> - -<p> -—Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur? demandai-je en souriant, -cette fois... -</p> - -<p> -—Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne -crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d'hier crée -l'industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des -hypothèses contradictoires, La science se promène incertaine dans ce -chaos de points d'interrogation qu'est notre petit univers. Y a-t-il -plusieurs mondes? Edgar Poe, l'un de nos plus grands philosophes—je -parle sérieusement—a prouvé par une série d'équations qui en valent -bien d'autres, qu'il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs -dieux. D'autres ont non moins prouvé qu'il n'y en a qu'un seul, mais -ils ne sont point d'accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes, -n'a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de -Spinoza!... Déisme? Panthéisme? Où est la vérité?... Et vous me -demandez s'il y a des vampires? S'il est possible qu'un seul Coulteray -ait vécu cent cinquante ou deux cents ans? -</p> - -<p> -»Mais je n'en sais rien, moi, monsieur! continua-t-il de sa voix un peu -professorale et qu'enrouait une laryngite chronique... mais ceci est le -secret de la vie et de la mort que nous n'avons pas encore pénétré, -mais que nous ne désespérons pas de violer un jour!... Où commence la -vie?... où commence la mort?... Partout! nulle part! Ni commencement, -ni fin! Que voyons-nous? Qu'observons-nous? Des transformations, des -mouvements qui recommencent... que nous pouvons appeler: <i>les pulsations -du cœur de Dieu!</i>... Voilà ce que l'expérience déjà nous a -appris!... <i>Une chose que l'on croit morte n'est que de la vie en -sommeil</i>... La science, un jour, monsieur, comme nous l'avons fait pour -l'électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon -les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être -aujourd'hui de la mort!... Et ce jour-là nous aurons recréé de la -vie!... Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en -principe, du radium de cette table!... En attendant, monsieur, je ne -puis dire qu'une chose à Christine: «Priez! Priez pour la marquise!... -Priez pour ceux qui croient aux vampires!... pour ceux qui ne croient à -rien!... Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent -les petits enfants, ait pitié de tout le monde... -</p> - -<p> -—Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine... -</p> - -<p> -—Ainsi soit-il! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux -qu'elle avait quand elle se rendait à la messe à -Saint-Louis-en-l'Ile!... -</p> - -<p> -Ils me serrèrent la main et me quittèrent. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap12"></a></h4> - -<h4>XII -<br /><br /> -L'HOMME AUX BRAS ROUGES</h4> - -<p> -Décidément, pas banal, le fiancé. C'est un cerveau, cet homme-là! Ce -qu'il raconte est fameux! Christine, telle que je la connais maintenant, -ne doit pas s'ennuyer entre son horloger de père qui cherche le -mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque -chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu! -</p> - -<p> -Et moi qui la plaignais! Ils doivent mener une vie morale d'une -intensité singulière entre leurs quatre murs! et je ne compte pas -Gabriel!. -</p> - -<p> -Non! mais je ne cesse d'y penser! -</p> - -<p> -Gabriel—est-il besoin de le dire?—m'intéresse autrement que la -marquise! Son secret me touche de plus près! -</p> - -<p> -Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de -Christine. -</p> - -<p> -Depuis les confidences de la mère Langlois, j'ai essayé de les -surprendre tous les deux... en tous les cas, d'assister de loin à leurs -chastes effusions!... -</p> - -<p> -Mais mes veilles ont été inutiles... -</p> - -<p> -Gabriel ne m'est apparu qu'au bout du stylet de Christine, dans cette -figure qu'elle caresse avec amour, sur la plaque d'argent. -</p> - -<p> -Je suis habitué à souffrir et à ce que l'on ne s'aperçoive pas de -mes souffrances... mais un jour je crierai! oui, il faudra que je -crie!... -</p> - -<p> -Mon Dieu! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce -sera la fin... -</p> - -<p> -Évidemment!... -</p> - -<p> -Depuis deux jours que la marquise m'a remis tous ses petits recueils et -traités pour «Broucolaques», je ne l'ai pas revue... -</p> - -<p> -Et j'en suis enchanté... -</p> - -<p> -Je la plains, mais elle m'excède!... -</p> - -<p> -Je voudrais qu'elle me laissât un peu seul avec mes pensées, -qui appartiennent maintenant exclusivement au trio -Christine-Jacques-Gabriel... -</p> - -<p> -J'essaye de démêler la <i>figure du rôle</i> de Christine dans cette -étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime. -</p> - -<p> -Et je n'arrive point à en isoler la ligne. -</p> - -<p> -Christine m'apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et... et -bien tendre avec <i>son quoi de Gabriel?</i> -</p> - -<p> -Oui «<i>quid</i>» <i>de Gabriel?</i> -</p> - -<p> -Et quid de moi aussi (après tout)! -</p> - -<p> -De cette histoire de cœur, en suis-je?... Eh bien, oui!... je crois que -j'en suis!... Ah! <i>il y a des moments où je crois que j'en suis!</i>... -très peu! oh! très peu! mais enfin... je ne suis pas difficile!... il -me faudrait si peu de chose!... J'imagine que je compte tout de même -dans cette affaire-là! que je ne suis pas simplement un spectateur pour -elle!... -</p> - -<p> -Est-ce que «je déménage»? Tout à l'heure, j'écrivais qu'elle ne -s'apercevait de rien... et qu'un jour je crierais!... Alors? alors?... -</p> - -<p> -Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu'une fille intelligente -comme Christine n'a absolument, absolument rien vu du drame qui se -passait sous mon masque? -</p> - -<p> -Eh bien! admettons... Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de -l'autre devant moi?... -</p> - -<p> -Niais que tu es!... est-ce qu'elle sait que tu le connais, l'autre? -</p> - -<p> -Qu'importe!... Un si beau profil devant ta hideur, n'est-ce pas à te -faire crier?... -</p> - -<p> -Eh! mon bonhomme! <i>elle attend peut-être que tu cries!</i> -</p> - -<p> -En fin de compte, je constate que je suis bien malade... Je n'ose pas -regarder vers la fin de cette maladie-là... Je m'empoisonne avec une -joie!... Je sais que la guérison n'est pas possible et je n'en veux -pas!... Je retourne à l'air qu'elle respire et qu'elle veut bien -partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant... Je -suis souvent le premier arrivé et je l'attends!... je l'attends!... -</p> - -<p> -Je ne l'ai pas vue de la journée; ça, c'est un peu fort! -</p> - -<p> -Je n'ai vu du reste personne! -</p> - -<p> -Oh! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma -petite lucarne!... Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être, -elle!... Chose singulière, je n'ai pas vu ce matin, avant de partir, -l'horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur... ni -Christine... On n'a vu sortir personne. -</p> - -<p> -Seulement le soir, vers neuf heures, j'ai vu arriver un personnage -nouveau... -</p> - -<p> -Ce qu'il y a de certain, c'est que c'est la première fois que -j'aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front -bas qui glisse le long des murs comme s'il avait honte de respirer l'air -de tout le monde. Il est coiffé d'une casquette ronde sans visière, -vêtu d'un costume informe que l'on dirait taillé dans un sac. -</p> - -<p> -Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de -cuir... -</p> - -<p> -Il a l'air de l'aide du bourreau. -</p> - -<p> -On devait l'attendre chez les Norbert, car il n'a pas eu à frapper à -la porte, qui s'est ouverte devant lui et qui a été refermée -aussitôt... -</p> - -<p> -Vous pensez si j'ai grimpé là-haut! -</p> - -<p> -On a l'air très affairé dans la maison... Plusieurs fois j'ai vu -Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d'une grande blouse -blanche comme une infirmière... Elle s'entretenait vivement et à voix -basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers. -</p> - -<p> -Jacques avait l'air de la réconforter, car elle paraissait très -agitée... -</p> - -<p> -Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite. -</p> - -<p> -Je n'aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux -Norbert, du reste. -</p> - -<p> -Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence; de la lumière -brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles -des persiennes... -</p> - -<p> -Soudain le même tourbillon noir que j'avais vu sortir de la cheminée, -certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l'île -monta au-dessus du toit... et la même épouvantable odeur vint -affreusement me surprendre à ma lucarne. -</p> - -<p> -Cette nuit-ci, il n'y avait pas de vent. La chaleur était étouffante -et cette odeur maudite s'appesantissait sur vous à vous faire pâmer -d'horreur. -</p> - -<p> -Tout à coup les persiennes s'ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon -et, dans une lueur de sang creusée d'ombres comme une gravure de Goya, -surgit devant moi un spectacle que je n'oublierai jamais. -</p> - -<p> -Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d'un -feu d'enfer; à côté de là, près d'une table où, sur une nappe -blanche s'étalaient des débris d'humanité, l'homme trapu se tenait, -un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés -jusqu'au coude, des bras rouges comme s'ils avaient plongé dans des -entrailles sanglantes. -</p> - -<p> -Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des -tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces -incandescentes. -</p> - -<p> -Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient -penchés de chaque côté d'une table d'opération que j'apercevais en -raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien -que le front et les yeux clos surélevés de mon côté. -</p> - -<p> -Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une -accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche; quant au -corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n'est que -bien imparfaitement que j'assistai, de mon petit observatoire, -à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait -exceptionnelle... -</p> - -<p> -Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute -évidence, Gabriel fût endormi, cela n'empêcha point le patient, à -diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de -bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt -entre l'horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et -le rétablissaient dans sa position première. -</p> - -<p> -Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office! -</p> - -<p> -Quel office? -</p> - -<p> -Il ne s'agissait point là simplement des «pointes de feu», ni même -de quelque chose d'approchant, comme l'on pense bien. -</p> - -<p> -C'était l'intérieur du corps que l'on travaillait et que j'entendais -grésiller de ma fenêtre. -</p> - -<p> -Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l'homme aux bras rouges, -resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long. -</p> - -<p> -Christine me tournait le dos; j'imaginais facilement que, de la façon -dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle -ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans -une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes -ordinaires... -</p> - -<p> -Enfin l'opérateur et son aide se relevèrent. -</p> - -<p> -Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir. -</p> - -<p> -Jacques jeta ses petits outils d'acier, instruments de torture et de -salut, sur la table où se trouvaient tout à l'heure les débris -d'humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le -fourneau du laboratoire, car l'épouvantable odeur persistait... -</p> - -<p> -Et, distinctement, j'entendis Jacques qui disait: -</p> - -<p> -—<i>En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce -sang... et maintenant du sérum, du sérum, du sérum!</i>... -</p> - -<p> -Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre. -</p> - -<p> -Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d'allégresse -semblait rayonner sur son beau front calme. -</p> - -<p> -C'est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de -l'émotion au moins physique qui avait dû «lui soulever le -cœur» pendant ces horribles minutes... -</p> - -<p> -Rien!... -</p> - -<p> -Elle que j'avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants -auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une -opération d'où dépendait la vie de celui qu'elle aimait; et elle -avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en -professionnelle. -</p> - -<p> -Ah! c'est «une nature» fortement équilibrée. -</p> - -<p> -Une femme, comme on dit aujourd'hui, dans l'argot de Paname, «bien -balancée», moi je parle au point de vue moral comme au point de vue -physique! -</p> - -<p> -Et je suis sûr qu'elle se tirera «avec le sourire» de cette aventure -qui aurait pu n'être qu'un assassinat! -</p> - -<p> -Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre -sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante -enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées. -</p> - -<p> -Et moi!... et moi!... -</p> - -<p> -Moi, me voici sur la piste de l'homme aux bras rouges et au cou de -taureau qui vient de sortir. -</p> - -<p> -Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel! -</p> - -<p> -Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d'une couleur -indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première -apparition. -</p> - -<p> -Il remonta vers la cité et j'attendis qu'il eût traversé le pont pour -le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours -la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et -solide. -</p> - -<p> -La nuit est belle; il y a des familles qui se promènent autour du -square Notre-Dame. -</p> - -<p> -Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins, -débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de -Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue -Saint-Victor. -</p> - -<p> -Là il pénètre dans la boutique d'un marchand de vin et dès qu'il -apparaît sur le seuil j'entends plusieurs voix qui le saluent par ces -mots: «<i>Tiens! v'là le père Macchabée!</i>» -</p> - -<p> -Ce mastroquet donne à manger... Il y a là une clientèle qui soupe... -Des clients habituels, certainement... Mon entrée là dedans va faire -sensation... Je ne suis pas mis avec une extrême élégance... Bah!... -on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans -le quartier... -</p> - -<p> -Le principal est que je ne perde pas de vue mon <i>père Macchabée!</i>... -</p> - -<p> -Il n'a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé -s'installer à une table dans un coin. -</p> - -<p> -Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur -de la nuit. -</p> - -<p> -J'entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain, -une voix: -</p> - -<p> -—Eh ben! mon vieux! -</p> - -<p> -Et j'entends des rires étouffés... -</p> - -<p> -J'y suis habitué... je n'y fais pas attention... Ma vie ne serait qu'un -pugilat... Ce n'est pas mon élégance très «relative» qui a fait -sensation, c'est naturellement ma laideur... Et pour que je n'en doute -pas: -</p> - -<p> -—Dis donc, Chariot, ta femme qui cherche un amoureux!... -</p> - -<p> -Cette fois, on s'esclaffe... -</p> - -<p> -Seul, Chariot, le patron, reste digne... Il vient me demander ce qu'il -faut me servir... -</p> - -<p> -Je n'ai pas dîné... je ne sais pas comment je vis... je ne sais pas si -j'ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger... Je demande comme le -«père Macchabée», un morceau de gruyère, du pain et une canette. -</p> - -<p> -Les «joyeux soupeurs» essayent plusieurs fois d'entrer en conversation -avec mon homme. -</p> - -<p> -—Eh ben! père Macchabée, ça a été, aujourd'hui, <i>la -distribution?</i> -</p> - -<p> -Le père Macchabée finit par s'énerver et, pliant son journal du soir -qu'il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas, -semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui -jette d'une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et -sauvage... -</p> - -<p> -—Toi, mon vieux, à <i>la distribution</i>, je ne donnerais pas dix -francs de ta carcasse, même au prix qu'est le change! -</p> - -<p> -Plus de doute, le père Macchabée est garçon d'amphithéâtre ou -quelque chose d'approchant: -</p> - -<p> -—Te fâche pas, Baptiste, fait l'autre en se levant. S'il n'y a plus -moyen de plaisanter!... -</p> - -<p> -J'attends que Baptiste soit parti... et par la conversation des «joyeux -soupeurs», qui sont eux aussi «de la partie», employés dans les -hôpitaux de la rive gauche, j'apprends que Baptiste est un ours, jamais -à la rigolade... Paraît que c'est un ancien maraîcher ruiné par la -grêle et les usuriers, recueilli par <i>Monsieur</i> Jacques Cotentin (ils -parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui -l'a fait entrer aux «travaux pratiques», puis qui s'est mis à s'en -servir pour ses travaux particuliers... C'est lui qui lui met de côté -les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses -expériences personnelles... -</p> - -<p> -On a mis, à l'école, à la disposition du prosecteur, et à de -certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel -Jacques Cotentin et le père Macchabée s'enferment... Tout cela en -marge des règlements... Mais personne ne réclame... Tout est permis à -Jacques Cotentin... Ce Jacques Cotentin est donc un génie?... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap13"></a></h4> - -<h4>XIII -<br /><br /> -UNE MYSTÉRIEUSE BLESSURE</h4> - -<p> -<i>25 juin.</i>—Non! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père -Macchabée) dont je connais maintenant l'adresse—qui est Gabriel. -</p> - -<p> -Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose! -</p> - -<p> -D'abord, parce qu'il y a des chances pour qu'il n'en sache rien -lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu'il ne répondra -rien du tout! -</p> - -<p> -Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin -pour que celui-ci, qui ne veut même pas un «aide», le fasse assister -à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre. -</p> - -<p> -La figure, si banale (vous savez qu'il n'est même pas laid) de Jacques -Cotentin a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses. -J'ai voulu lire quelques-uns des articles qu'il publie de temps à autre -dans la nouvelle Revue d'anatomie et de physiologie humaines. C'est tout -à fait remarquable. -</p> - -<p> -Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les -vieilles théories. En d'autres temps, je ne doute point que toute -l'antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour -l'inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le -passé et l'avenir, ou le comblant, à votre gré. -</p> - -<p> -J'ai sous les yeux un article sur «la dégradation de l'énergie dans -l'être vivant» où, à propos des théories si intéressantes de -Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit -sursauter: -</p> - -<p> -«En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui -se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique -classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens -inverse... Un système pourrait, en une transformation isothermique, -<i>fournir un effet utile supérieur à sa perte d'énergie utilisable</i>: -LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE.» -</p> - -<p> -M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement, et -les faux équilibres chimiques n'a rien écrit de plus fort... et nous -nous trouvons en face de l'hypothèse d'Helmholtz réalisée, -l'hypothèse d'une <i>restauration possible de l'énergie utilisable dans -les êtres vivants!</i>... -</p> - -<p> -C'est-à-dire la mort vaincue!... -</p> - -<p> -Toujours le mouvement perpétuel!... -</p> - -<p> -Ainsi, c'est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le -jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au -point de vue physiologique... -</p> - -<p> -Ah! certes oui! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur -le long duquel je me promène en attendant Christine... et qui sépare -les deux drames étranges dont je n'ai pas encore la clef... -</p> - -<p> -En attendant, j'ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des -Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n'a fait -aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je -n'étais pas là quand elle la lui a demandée... Il me l'a remise à -moi, le plus naturellement du monde: -</p> - -<p> -—Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez!... Vous êtes chez -vous. -</p> - -<p> -Ceci se passait hier... Je dois remettre la clef à Christine -aujourd'hui... Mais il est cinq heures du soir et elle n'est pas encore -arrivée... Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j'imagine -que Gabriel doit réclamer ses soins... -</p> - -<p> -La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j'en -crois les belles couleurs de Christine... -</p> - -<p> -L'intervention chirurgicale l'aura définitivement sauvé... et je ne -désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des -Norbert, au bras de sa belle infirmière... -</p> - -<p> -Chose inouïe! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine!... -et savez-vous pourquoi?... Ô mystère du cœur humain! comme dit -l'autre... parce qu'elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques -Cotentin!... -</p> - -<p> -Maintenant que j'ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui, -Christine ne m'apparaît plus que comme une poupée haïssable, -méprisable, odieuse!... Si elle ne l'aime pas, elle n'avait qu'à ne -rien lui promettre! ou si elle ne l'aime plus, elle n'a qu'à le lui -dire! Mais tromper un homme pareil!... Attention!... la voilà!... -Quelle jeunesse!... Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire -à son chevet? Cette belle main tirerait un mort du tombeau! -</p> - -<p> -À propos de mort et de tombeau, je n'ai toujours pas revu la -marquise... et par conséquent je n'ai pas eu à me préoccuper de -prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles -petites histoires de broucolaques que j'ai continué à feuilleter, du -reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité. -</p> - -<p> -Christine l'aurait vue, elle. Où? Quand? Comment? Je n'en sais rien. -</p> - -<p> -Elle m'a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb -Khan la voyait presque tous les jours. -</p> - -<p> -—Vous êtes bien en retard? fis-je à Christine en la regardant bien -dans les yeux. -</p> - -<p> -—Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi? me répondit-elle en -accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose -à me reprocher. -</p> - -<p> -—Eh! je n'ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence, -n'est-ce rien que cela? -</p> - -<p> -—Monsieur est galant! laisse-t-elle tomber en me regardant d'un air -un peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la -bibliothèque. -</p> - -<p> -J'avais rougi jusqu'à la racine des cheveux. Voilà où j'en suis, moi, -Bénédict Masson!... à de pareilles fadeurs! Penses-tu que cela -prenne, Adonis? -</p> - -<p> -Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef -du jardin, elle me dit: -</p> - -<p> -—Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici! Nous arrivons par -le jardin, nous partons quand nous voulons! Nous n'avons pas affaire au -noble vieillard costumé en suisse, nous n'avons plus à traverser tout -l'hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les -bondissements de ouistiti de Sing-Sing. -</p> - -<p> -—Parlez pour vous, fis-je. Moi je n'ai pas de clef. -</p> - -<p> -—J'en aurai fait faire une demain pour vous. C'est entendu avec le -marquis! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne -soyons dérangés par personne. -</p> - -<p> -—Ah! oui! -</p> - -<p> -—Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui -donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est -fermée, condamnée... Il n'y a plus que lui qui puisse pénétrer -ici... -</p> - -<p> -—Vraiment? fis-je un peu étonné... Voilà bien des précautions! -</p> - -<p> -—<i>Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer!</i> -</p> - -<p> -—Oh! j'ai compris! -</p> - -<p> -J'aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait -désormais, Christine et moi; cependant les circonstances assez obscures -dans lesquelles l'événement se produisait... et la pensée de cette -autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle -imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n'aurais su -définir, mais que l'on éprouve généralement à la veille de quelque -malheur dont on a le vague pressentiment... De fait, un bien singulier -et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard, nous -bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire... -</p> - -<p> -Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin, -quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui -emplit tout l'hôtel... -</p> - -<p> -Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l'un que -l'autre... Nous avions reconnu la voix de la marquise... -</p> - -<p> -Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de -Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres -brefs, répétés, rageurs du marquis: -</p> - -<p> -—Courez! mais courez donc!... -</p> - -<p> -Enfin, dans le vestibule, dans l'escalier, dans tout l'hôtel, un -tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés... -</p> - -<p> -Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m'appela: -</p> - -<p> -—Par le jardin!... par le jardin!... -</p> - -<p> -Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite -allée latérale avec la cour d'honneur dans laquelle nous arrivâmes, -haletants... -</p> - -<p> -Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se -tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là, -planté sur ses pieds, comme s'il eût été incapable de faire un -mouvement. -</p> - -<p> -Aussitôt qu'il nous aperçut, il nous cria: -</p> - -<p> -—Ne vous mêlez pas de ça!... Ne vous mêlez pas de ça!... C'est -encore madame la marquise qui a une de ses crises!... -</p> - -<p> -Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron, -nous entrâmes dans l'hôtel. -</p> - -<p> -Tout le bruit était maintenant au premier étage. -</p> - -<p> -Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée, -défoncée... nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les -appartements de la marquise... Une porte gisait là, crevée comme par -une catapulte. La chambre de la marquise... -</p> - -<p> -La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis... -Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux... Ses éternelles -fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de -neige... Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche -que la neige... -</p> - -<p> -Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d'un éclat insupportable, -aidait le marquis à la maintenir. -</p> - -<p> -Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle -mettait je ne sais quel espoir: -</p> - -<p> -—<i>Cette fois, c'est au bras!</i> nous cria-t-elle... Tenez! -</p> - -<p> -Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l'épaule, une petite -blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil... -</p> - -<p> -—Ah! <i>vous étiez ici!</i> fit le marquis (paroles qui me -frappèrent... il ne nous croyait donc pas dans l'hôtel)... Tant mieux! vous -allez m'aider à la calmer... Ça n'est rien du tout... moins que rien!... -Elle s'est fait une petite blessure... <i>je parie qu'elle s'est piquée -au rosier!</i>... et voilà dans quel état nous la trouvons!... -</p> - -<p> -Pendant qu'il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans -une espèce de hoquet: -</p> - -<p> -—Ne me quittez pas!... Surtout ne me quittez pas!... -</p> - -<p> -Là-dessus Sangor accourut... Il parut aussi surpris que son maître de -nous trouver là... Il avait à la main un flacon sur l'étiquette -duquel je lus: <i>citrate de soude.</i> -</p> - -<p> -Le marquis, aussitôt qu'il vit le flacon, cria à Sangor: -</p> - -<p> -—Imbécile! ce n'est pas ce flacon-là!... Je t'ai demandé <i>le -chlorure de calcium!</i> -</p> - -<p> -Sangor s'inclina, s'en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure -de calcium demandé. -</p> - -<p> -Le sang qui coulait de la petite plaie s'arrêta bientôt sous l'action -du chlorure... Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une -grande douceur et des paroles d'encouragement, tandis qu'elle se -pâmait... -</p> - -<p> -Je regardai la blessure, elle n'était pas plus grande qu'une grosse -piqûre d'aiguille. -</p> - -<p> -Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta. -</p> - -<p> -Le marquis lui dit: -</p> - -<p> -—Elle s'est blessée au bras... et naturellement, une nouvelle crise! -</p> - -<p> -Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade. -</p> - -<p> -Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d'un air tellement suppliant -que j'en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan, -et aussi sous celui du marquis, elle n'eut pas la force de prononcer une -parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu'un faible -gémissement. Il fallut la quitter. -</p> - -<p> -Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre. -Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous. -</p> - -<p> -Le marquis nous montra la porte brisée: -</p> - -<p> -—Vous voyez, nous expliqua-t-il, j'ai dû enfoncer la porte! Nous ne -pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se -jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs! -</p> - -<p> -—Comment cela est-il arrivé? demanda Christine. -</p> - -<p> -Quant à moi, je ne demandai rien. J'étais affreusement troublé et -j'osais à peine regarder le marquis, tant j'avais peur qu'il pût lire -dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète -pensée. -</p> - -<p> -Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la -marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore -ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier. -</p> - -<p> -—Elle respirait l'air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il... -Moi, je ne l'ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage, -l'aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise! Et aussitôt, -dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis -longtemps, elle courait au premier étage s'enfermer dans sa chambre... -Moi, j'étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata... Je -n'avais pas besoin d'explications... <i>Je savais de quoi il était encore -question</i>... Nous courions déjà tous derrière elle... Il fallut -forcer sa porte... Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il -en se tournant de mon côté, <i>puisque personne n'ignore plus rien de -mon malheur!</i>... -</p> - -<p> -Christine et moi, nous regagnâmes notre bibliothèque, elle très -attristée, moi de plus en plus agité... -</p> - -<p> -—Que vous semble de tout ceci? me demanda-t-elle. -</p> - -<p> -Je lui dis: -</p> - -<p> -—Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous -remarqué la figure du marquis? -</p> - -<p> -—Non! je ne regardais que la marquise!... -</p> - -<p> -—Eh bien! moi, j'ai regardé le marquis... Il n'était pas beau à -voir, vous savez!... Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à -jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s'ouvrait -sur une dentition ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un -de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l'ennemi! Je n'ai -jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n'est l'air -férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l'on cache -soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du <i>Muséo Patrio</i>, dans -une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante... Ce -marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où -il paya dix ducats la première tête française coupée par ses -stradiots, et il baisa sur la bouche l'homme qui la lui apportait... Ce -n'était pas un vampire, mais c'était tout de même un buveur de sang -à sa manière!... -</p> - -<p> -—Précisez votre pensée... me fit Christine d'une voix sourde, -croyez-vous que nous ayons réellement surpris «notre marquis à -nous» la <i>veille de Fornoue?</i> -</p> - -<p> -—Ce serait tellement formidable, que, justement, je n'ose préciser ma -pensée... -</p> - -<p> -»Il n'y avait peut-être là qu'une apparence», m'empressai-je -d'ajouter. -</p> - -<p> -—En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague -croyait se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le -lendemain... -</p> - -<p> -—Oui! quelqu'un est venu qui a troublé la fête... -</p> - -<p> -—Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons en -effet dérangé tous ces gens-là!... Mais en supposant les choses <i>au -naturel</i>, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été -désagréablement surpris par notre arrivée... -</p> - -<p> -—<i>Et si c'était vrai?</i>... fis-je. -</p> - -<p> -—Quoi? si c'était vrai?... quoi, si c'était vrai? répéta-t-elle. -</p> - -<p> -—Oui! laissons toutes les autres histoires de côté! Il n'est pas -besoin d'avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête -fauve!... -</p> - -<p> -—Alors vous croyez?... vous pouvez croire?... -</p> - -<p> -—Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu'il est -arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon? -</p> - -<p> -—Oui, un flacon contenant du <i>citrate de soude</i>, il me semble? -</p> - -<p> -—C'est bien cela! -</p> - -<p> -—Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du -<i>chlorure de calcium?</i> -</p> - -<p> -—Parfait! Et qu'est-ce qu'il a fait avec le chlorure de calcium, -Christine, pouvez-vous me le dire? -</p> - -<p> -—Eh bien, il a arrêté le sang!... -</p> - -<p> -—C'est cela même... mais savez-vous, Christine, ce que l'on fait avec -le <i>citrate de soude?</i> -</p> - -<p> -—Non!... -</p> - -<p> -—Eh bien! <i>avec le citrate de soude, on le fait couler!</i> -</p> - -<p> -Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour. -</p> - -<p> -—On le fait couler? répéta-t-elle. -</p> - -<p> -—Oui, en ce sens qu'on <i>le laisse couler</i>, en empêchant de se -former le caillot de sang qui fermerait la blessure... Frottez la blessure, -ou la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider -de son sang comme l'eau coule d'un robinet... Enfin, ce n'est pas -tout!... <i>Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de -citrate de soude n'aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle -il faut toujours compter</i>... -</p> - -<p> -—Mais c'est effrayant, ce que vous me dites là! Où avez-vous appris -tout cela? -</p> - -<p> -—Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire... vous n'avez -donc pas chez vous le Labosse illustré?... Quand on est relieur, -Christine, et qu'on ne s'intéresse pas seulement à la reliure... on -finit par apprendre bien des petites choses. -</p> - -<p> -Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au -moins aussi agitée que moi... Elle me répéta encore: «Mais c'est -effrayant!... La science à l'usage du vampirisme!...» -</p> - -<p> -—De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le -vampirisme—si vampirisme il y a—ne peut être que -scientifique. -</p> - -<p> -Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre -Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d'une façon si -énigmatique et si troublante—très troublante—dans le jour qui -tombait, ne laissant au contour des choses qu'une ligne indécise, une -sorte d'effacement de pastel. -</p> - -<p> -—C'est vrai qu'ils se ressemblent tout à fait étrangement, très -étrangement, dit-elle. -</p> - -<p> -—Eh! si c'est le même! repris-je en essayant de mettre dans le ton -dont je disais cela un peu d'ironie et de désinvolture... <i>il a eu le -temps de perfectionner sa méthode!</i> -</p> - -<p> -Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter... car il y avait encore des -gémissements là-haut!... -</p> - -<p> -Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous -empêcher de frissonner. -</p> - -<p> -—Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure -est arrivée... Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu'il -veut!... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap14"></a></h4> - -<h4>XIV -<br /><br /> -VEILLÉE</h4> - -<p> -Il était tard maintenant, l'heure du dîner était passée depuis -longtemps... nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités -par une si mystérieuse douleur... On devait nous croire partis... -</p> - -<p> -Notre dessein n'était point de nous dissimuler: cela eût été indigne -de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir -besoin de notre secours; en tout cas, c'est ce que nous pouvions -répondre à qui s'étonnerait de nous trouver encore là... -</p> - -<p> -Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe -électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la -nuit du jardin. -</p> - -<p> -Un grand silence s'était fait soudain dans l'hôtel, silence qui nous -pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone -qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l'heure... -</p> - -<p> -Une demi-heure se passa ainsi; nous travaillions vaguement à je ne sais -quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n'osions sans -doute pas nous communiquer... Enfin je lui demandai: -</p> - -<p> -—Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille -maintenant? -</p> - -<p> -Elle fut toute surprise par ce «<i>et vous?</i>» -</p> - -<p> -—Comment, <i>et moi?</i> Pourquoi <i>et moi?</i> fit-elle, assez -émue... Croyez-vous qu'il y ait un rapprochement quelconque à faire -entre... entre les imaginations de là-haut... et ce qui s'est passé ici? -</p> - -<p> -—Enfin il n'a pas renouvelé sa tentative? -</p> - -<p> -Elle sembla hésiter une seconde et puis: -</p> - -<p> -—Non... je me suis arrangée pour cela!... -</p> - -<p> -—Au fait, je dois constater que le marquis s'est toujours montré -devant moi d'une correction parfaite à votre égard!... On dirait qu'il -n'ose pas vous regarder, même quand il vous parle. -</p> - -<p> -—Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité, -de s'être laissé aller à... à ce que nous pouvons appeler la violence -de son tempérament... C'est vrai que, dans ces moments-là, il n'était -pas beau à voir... On n'aurait su dire s'il voulait m'embrasser ou me -mordre!... -</p> - -<p> -—Ou vous mordre? répétai-je en la regardant... -</p> - -<p> -—Oh! mais attention! fit-elle en me souriant... c'est une façon de -parler... je ne crois pas aux vampires, moi!... mais tout de même, il -m'a fait peur!... -</p> - -<p> -—C'est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine! -</p> - -<p> -—Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson!... -</p> - -<p> -Elle me jeta cette réplique comme si je l'avais outragée... -</p> - -<p> -Ce fut elle qui rompit le silence pénible qui avait suivi... -</p> - -<p> -—Dites-moi, mon ami, c'est vrai que vous avez une charmante maison de -campagne? -</p> - -<p> -Je m'attendais si peu à cette question que j'en fus tout bouleversé... -</p> - -<p> -—Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela? -</p> - -<p> -Elle me considéra avec un étonnement profond: -</p> - -<p> -—Mais... qu'est-ce qui vous trouble ainsi?... Ma question n'a rien -que de très naturel... -</p> - -<p> -—Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne?... -</p> - -<p> -—Mon Dieu, si j'avais su... vous voilà tout pâle!... C'est le marquis -qui m'a dit: «M. Bénédict Masson a une charmante maison de -campagne... je m'étonne qu'il ne vous y ait pas encore invitée!...» -</p> - -<p> -—Comment sait-il que j'ai une «charmante» maison de campagne? -Christine! Christine!... ma maison de campagne n'est pas charmante, -c'est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l'on puisse -rencontrer entre la lisière d'un bois et un étang noir, limoneux, aux -eaux de plomb!... Christine, je ne vous y inviterai jamais!... <i>et n'y -venez jamais!</i>... -</p> - -<p> -Elle était de plus en plus stupéfaite: -</p> - -<p> -—Quel drôle de garçon vous faites! finit-elle par dire... Si je -m'attendais à cette... véhémence!... bien, bien, mon ami, je -n'insiste pas... -</p> - -<p> -—Le marquis ne vous a pas dit comment il savait? -</p> - -<p> -—Mais si... Il a eu, un moment, l'intention d'acheter d'immenses -terrains du côté de Corbillères-les-Eaux... C'est bien par là, -n'est-ce pas? -</p> - -<p> -—Oui... moi, je suis sur l'étang... tout au bord de l'étang... de -l'étang noir!... -</p> - -<p> -—Eh bien! le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner -sur les propriétaires des terrains qu'il voulait acheter pour les -réunir en une seule propriété... le marquis trouva votre villa -charmante, voilà tout. -</p> - -<p> -J'étais tellement agité que j'allai à la fenêtre que j'ouvris... -j'avais besoin de respirer... j'essayai de reprendre mon calme... Je -m'en voulais mortellement ne n'avoir pas su me contenir... -</p> - -<p> -À ce moment, dans le carré de lumière qui s'allongeait devant moi, -sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme -un fantôme. -</p> - -<p> -Je n'eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée -ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose -agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu'une ombre... Son souffle -expirait sur ses lèvres exsangues; l'ovale de son visage s'était -allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer -cette fragile image pour l'éternité et la lueur qui errait au fond de -ses orbites creusées comme deux abîmes n'appartenait plus aux feux de -ce monde... -</p> - -<p> -C'est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres -qui n'étions point comme elle sur la frontière du néant, qu'elle nous -dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s'était précipitée): -</p> - -<p> -—Eh bien! <i>êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m'ont laissé -que l'âme!</i>... -</p> - -<p> -Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d'infinies précautions; sa -tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une -tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans -épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes -de la mort) le <i>monstre en quatre images</i> qui, du haut du mur, lui -adressait sans se lasser son redoutable sourire: -</p> - -<p> -—Vous avez vu aujourd'hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure -au moment où il va boire ma vie!... Dites-moi s'il ne vous a pas -épouvantés!... Et maintenant il est parti... il est parti avec tout -mon sang... et je vais mourir, <i>car je n'ai plus peur de la mort!</i> -</p> - -<p> -»Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l'on veut, -pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion... quand je serai -morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n'y -aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des -vivants... -</p> - -<p> -»Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles! -</p> - -<p> -»C'est un fait!... C'est la seule manière qu'il a de me sauver de la -vie et de la mort... -</p> - -<p> -»Oh! je suis bien heureuse! je suis sûre de Sangor! il me coupera la -tête comme c'est ordonné dans le livre <i>contre la résurrection!</i>... -</p> - -<p> -»Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres!... Alors, vous -savez bien qu'il faudra qu'on me coupe la tête!... -</p> - -<p> -»Je suis sûre de Sangor... je lui ai donné un collier de perles -magnifique!...» -</p> - -<p> -Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après -chaque mot... -</p> - -<p> -Et moi, j'aurais bien voulu lui poser une question pendant qu'il en -était temps <i>encore</i>... -</p> - -<p> -Je profitai d'un moment où elle se tut, la tête renversée, les -paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s'offrait déjà au -couteau de Sangor... -</p> - -<p> -Je dis: -</p> - -<p> -—Le marquis nous a conté que vous preniez l'air à la fenêtre du -boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier -qui monte contre le mur... et que c'est alors que vous avez poussé ce -grand cri... -</p> - -<p> -Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui, -presque aussitôt, s'éteignit entre les cils rapprochés. -</p> - -<p> -—Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort -quand on se pique à un rosier... j'ai crié quand il m'a <i>mordue!</i>...» -</p> - -<p> -—Il était avec vous dans le boudoir? -</p> - -<p> -—Mais non!... -</p> - -<p> -—Alors il était dans le jardin? -</p> - -<p> -—Mais non!... je ne sais pas où il était!... -</p> - -<p> -—Comment! il n'était pas avec vous et il vous a mordue? -</p> - -<p> -—Certes!... Il mord comme il veut! quand il veut! C'est en vain que -je m'entoure de fourrures! -</p> - -<p> -—Mais, enfin, <i>il ne mord pas à distance?</i> -</p> - -<p> -—Si!... -</p> - -<p> -Il n'y avait plus rien à dire... L'affaire était jugée... -</p> - -<p> -Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes, -quand Sangor parut. -</p> - -<p> -Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula -sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans -un rêve d'horreur et de folie... -</p> - -<p> -Du reste, tout ne m'apparaît plus que sous ces affreuses couleurs... Et -il n'est pas jusqu'au regard de Christine que je ne trouve un peu -trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore: «Eh bien!... que -dites-vous de tout cela?...» -</p> - -<p> -Chose singulière, c'est la première fois que je ne lui entends pas -dire en parlant de la marquise: «Elle est folle!» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap15"></a></h4> - -<h4>XV -<br /><br /> -LA CATASTROPHE</h4> - -<p> -<i>30 juin.</i>—C'est fini! tout est fini! et c'est bien de ma faute! -Comme on dit dans les romans populaires: «J'en pleurerai longtemps des -larmes de sang!» J'ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma -sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l'étang -aux eaux de plomb!» -</p> - -<p> -«Corbillères, corbillard»... je passe mes journées à mener le deuil -de mes dernières illusions et de mon fol amour... -</p> - -<p> -Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur... Illusion? fol -amour? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui -est arrivé?... J'étais devenu comme une bête ensorcelée autour de -Christine. -</p> - -<p> -Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans -l'hôtel. -</p> - -<p> -Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de -Coulteray, sans doute pour qu'elle fût plus près de son tombeau qui -l'y attendait. -</p> - -<p> -Toute la domesticité avait suivi. -</p> - -<p> -Seul, avec Christine!... -</p> - -<p> -Et voici ce qui est arrivé. -</p> - -<p> -C'était un soir... après dîner... dans le jardin où nous revenions -quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous... -</p> - -<p> -Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque -chose d'assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du -moins je me l'imaginais, car jamais encore je n'avais vu Christine aussi -confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi... -</p> - -<p> -C'était un soir d'une douceur ineffable après la grosse chaleur du -jour... je n'avais jamais été aussi heureux; nous étions assis l'un -près de l'autre; un même attendrissement—qui n'était peut-être, -hélas! que de l'apaisement chez Christine—nous tenait silencieux... -Mes pensées tournaient à la romance... autour de nous les murailles -grises se fondaient dans le repos; un chêne solitaire vacillait -d'ivresse en se penchant au-dessus de l'abîme obscur de nos cœurs... -Ma main se posa sur sa main—geste inconscient s'il en fut -jamais—et sa main tiède resta dans la mienne. -</p> - -<p> -Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute -précieuse, c'est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice, -voile sacré derrière lequel s'oublia ma laideur! -</p> - -<p> -De ce que Christine n'avait pas retiré sa main, je concluais volontiers -que mon contact ne lui déplaisait point—et cela pouvait déjà passer -pour la plus grande victoire de ma vie—quand elle me demanda sur le -ton de la plus sournoise confidence: «<i>Est-elle vraiment folle?</i>» -</p> - -<p> -—Qui donc! interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le -moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais -pas. -</p> - -<p> -—Mais... la marquise? -</p> - -<p> -—Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d'humeur, que je ne pensais -plus à cette malheureuse... Pourquoi me demandez-vous cela?... -</p> - -<p> -—Parce que... -</p> - -<p> -—Parce que... quoi? N'étions-nous pas d'accord là-dessus?... -Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre? -</p> - -<p> -—Oui, oui!... la plaindre!... répéta-t-elle avec sa voix de rêve... -Elle n'a pas su résister, elle!... résister à l'ambiance!... -</p> - -<p> -—Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, Christine? -</p> - -<p> -—Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j'étais -cependant résolue à n'attacher aucune importance, c'est à cause d'une -certaine coïncidence dont je ne laisse pas d'être assez troublée, je -l'avoue... -</p> - -<p> -—Vous m'intriguez, Christine... (Pendant ce temps sa main était -toujours dans la mienne et cela m'inspirait des pensées telles que -j'avais le plus grand mal à la suivre.) -</p> - -<p> -—<i>Eh bien! moi aussi, j'ai été piquée!</i>... -</p> - -<p> -—Seigneur Dieu!... Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous! -</p> - -<p> -—<i>Oui, j'ai été piquée par le rosier</i>... Oh! il y a quelque -temps de cela!... <i>Et au bras, comme elle, et au même endroit qu'elle!... -Et avant elle!</i>... -</p> - -<p> -J'essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné -de moi... -</p> - -<p> -—En vérité! en vérité!... voilà une bien grande aventure! -déclarai-je assez froidement... Vous vous êtes penchée à la même -fenêtre, comme elle s'y est penchée elle-même et vous avez été -piquée par le même rosier!... C'est là quelque chose de tout à fait -extraordinaire!... -</p> - -<p> -—Non! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non... -ce n'est pas tout à fait extraordinaire... mais figurez-vous qu'à la -suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon -empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que, -rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout -juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des -rêves... -</p> - -<p> -—Quel rêve? -</p> - -<p> -—J'ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez -découverte l'autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise -après l'accident... Il s'est approché de moi... et malgré tous mes -efforts pour l'éloigner, il s'est emparé de mon bras et, collant ses -lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang... toute ma vie!... -</p> - -<p> -—Vous avez eu vraiment ce rêve-là?... -</p> - -<p> -—Vraiment!... -</p> - -<p> -—La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de -broucolaque?... -</p> - -<p> -—Oui!... -</p> - -<p> -—Et vous, vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre -portraits des quatre Coulteray? -</p> - -<p> -—C'est cela même. -</p> - -<p> -—Alors concluez vous-même, Christine!... -</p> - -<p> -—J'ai conclu! j'ai conclu!... Oh!... Oh!... j'ai conclu!... mais -alors je n'avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se -penchant à la même fenêtre, et je ne l'avais pas vue revenir comme un -fantôme nous crier: «<i>Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne -m'ont laissé que l'âme!</i>...» -</p> - -<p> -—Ah çà! mais, Christine... -</p> - -<p> -—Évidemment... «Ah çà! mais!...» c'est bien ce que je me dis... -</p> - -<p> -—Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous? repris-je, assez -impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu'elle prenait pour -me raconter son rêve... -</p> - -<p> -—Eh bien! cela a fini quand je me suis réveillée... -</p> - -<p> -—Étiez-vous seule, quand vous vous êtes réveillée?... -</p> - -<p> -—Oui!... -</p> - -<p> -—Le marquis n'était pas là? -</p> - -<p> -—Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l'image des -quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres. -</p> - -<p> -—Et comment vous sentiez-vous? -</p> - -<p> -—Brisée! -</p> - -<p> -—Et qu'avez-vous fait? -</p> - -<p> -—Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l'air de sa -maison ne me valait rien du tout... et que, me sentant un peu -souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir... -</p> - -<p> -—Lui avez-vous raconté votre rêve? -</p> - -<p> -—Oui!... -</p> - -<p> -—Et qu'a-t-il dit? -</p> - -<p> -—Que sa femme nous rendrait tous fous, ici!... Et il me conseilla -d'aller me reposer une semaine ou deux à la campagne... <i>c'est même la -première fois qu'il me parla de Corbillères-les-Eaux!</i> -</p> - -<p> -Je tressaillis, mais elle ne s'en aperçut même pas... -</p> - -<p> -—Et vous n'êtes pas allée à la campagne?... -</p> - -<p> -—Non!... je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques... (je -pensai: ni Gabriel.) -</p> - -<p> -Il y eut un silence, puis: -</p> - -<p> -—Vous me prenez sans doute pour une sotte... et j'ai peut-être eu -tort de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et -leurs airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment -d'inquiétude... depuis l'accident de l'autre jour... -</p> - -<p> -—<i>Et cependant, vous n'y êtes jamais venue plus souvent!</i> -murmurai-je en me rapprochant d'elle... (nos mains étaient toujours -unies)... Ah! Christine! Christine! ma pauvre chère âme... chaque maison, -comme chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)... je -vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre -bras n'est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par -lesquelles s'épanche, se répand, coule jusqu'à la dernière goutte la -vie d'un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts? Le -plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses -avec un carquois et des flèches... et il s'appelle l'Amour! -</p> - -<p> -—Vous avez raison, mon ami! fit Christine dans un souffle en baissant -tout à fait la tête... -</p> - -<p> -Quel silence suivit ces dernières paroles!... J'osai murmurer enfin à -l'oreille de celle qui se taisait près de moi... j'osai murmurer le -commencement d'une complainte de ma fabrication qu'elle avait dû -goûter particulièrement, puisqu'elle l'avait apprise par cœur: -</p> - -<p> -«Ô dame douce! comment es-tu venue ici?—étranges sont tes -paupières—étrange ton vêtement—et étrange la longueur glorieuse -de tes tresses!» -</p> - -<p> -Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la -mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu'à la -sensation de l'étouffement. -</p> - -<p> -—Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me -rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour -moi! Mon vêtement n'est pas étrange, vous n'avez jamais vu se -dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et -si je viens ici plus souvent que de coutume, c'est que le marquis n'y -est plus! -</p> - -<p> -Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai, -assommé, sur mon banc. -</p> - -<p> -Ce n'est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et -prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier. -Elle pleurait... -</p> - -<p> -Oubliant déjà ma fureur, je m'apprêtais à prononcer quelques bonnes -paroles où, naturellement, je n'aurais point manqué de me donner tous -les torts, quand je m'aperçus que les larmes de Christine coulaient sur -l'image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité -qui déjà m'avait fait tant souffrir) du beau Gabriel. -</p> - -<p> -Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d'amertume d'où je laissai tomber -quelques gouttes: -</p> - -<p> -—Certes! fis-je... si j'étais aussi beau que celui-là!... -</p> - -<p> -J'avais cru l'embarrasser; quelle erreur! Elle levait sur moi des yeux -brillants d'une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne: -</p> - -<p> -—Oh! oui!... si vous aviez été aussi beau que lui!... -</p> - -<p> -C'était à pouffer de rire, si je n'avais été aussi amoureux et si -j'avais pu oublier une seconde que j'étais la première victime de -cette situation ridicule. -</p> - -<p> -Le plus inouï, qui commença de m'ouvrir d'étranges horizons, fut que -Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première -victime) pour elle!... -</p> - -<p> -—Oh! mon ami, mon cher grand ami!... gémit-elle, je suis bien -malheureuse!... -</p> - -<p> -—Eh bien, et moi, m'écriai-je... croyez-vous que je me promène dans -les Champs Élysées?... -</p> - -<p> -—Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi! m'expliqua-t-elle avec -cette logique spontanée, candide et irréfutable que l'on trouve à peu -près chez toutes les femmes... oui, beaucoup moins à plaindre puisque -c'est par ma faute que vous êtes malheureux!... Et <i>s'il n'y avait que -vous!</i>... -</p> - -<p> -—Ah! oui! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le -prosecteur!... Mais pourquoi ne l'épousez-vous pas?... -</p> - -<p> -J'éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle -aussi, autant qu'il était dans mes moyens de le faire, moyens que -j'espérais bien pousser jusqu'au bout, maintenant que nous avions -entrepris cette marche à l'abîme. -</p> - -<p> -—Parce que je ne l'aime pas! m'avoua-t-elle avec un gros soupir, et -en continuant de laisser couler ses libres larmes sur l'image que -j'abhorrais!... -</p> - -<p> -—Et comment, ne l'aimant pas, lui avez-vous promis le mariage, -pourriez-vous m'expliquer cela, Christine? -</p> - -<p> -—Fort honnêtement, répondit-elle... Jacques ne vit que pour moi, -depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant -vous permettra d'apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous -aurai dit qu'il est en train de devenir l'un des premiers, peut-être le -premier savant de ce siècle. Eh bien! Jacques se moque de la gloire, de -la fortune et de tout ce qui se rattache à l'humanité en général! Il -ne vit que pour moi! Ce génie, que l'on ne peut entendre dix minutes -sans en être ébloui, n'a qu'un but: me serrer dans ses bras et me -faire la mère de ses enfants!... Et vous auriez voulu que, d'un mot, je -souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où -viendra peut-être se réchauffer l'humanité future!... Non!... Je lui -appartiens!... Il le sait!... C'est ce qui fait sa force!... S'il avait -voulu, j'aurais déjà été à cet homme-là!... mais il a son idée, -lui aussi, et son orgueil... Il veut m'apporter sa dot: quelque chose -que l'on n'a point déposé encore dans une corbeille de mariage: -</p> - -<p> -»<i>La chaîne d'or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la -vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue!</i> -</p> - -<p> -—C'est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais -lent à forger, et puisque vous n'aimez pas le forgeron... -</p> - -<p> -—Bénédict Masson! quand je vous dis, à vous, <i>à vous seul au -monde</i>, que je ne l'aime pas, cela signifie que je ne l'aime pas autant -qu'un cerveau comme celui-là mériterait d'être aimé... <i>Vous abusez -de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma -confiance!</i>... -</p> - -<p> -Mais les coups qu'elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout -en ayant l'air de me caresser avaient achevé de m'étourdir, et c'est -alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut -parler la brute: -</p> - -<p> -—Vous avez des sentiments pour lui! Vous avez des sentiments pour -moi! <i>En attendant, c'est celui-ci que vous embrassez!</i>... -</p> - -<p> -D'abord, elle ne comprit pas... mais elle dut sentir passer sur elle -quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de -noyée... Ah! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses -pleurs... mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui -imposais: ma main désignait encore l'image de Gabriel qui, lui aussi, -pleurait les mêmes larmes qu'elle... -</p> - -<p> -Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s'épanchait librement -devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup... Elle se -leva en frissonnant et elle alla s'enfoncer dans la nuit de la -bibliothèque où je n'osai tout d'abord la suivre... -</p> - -<p> -Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? voilà ce que je ne saurais -dire. -</p> - -<p> -Dans son isolement, j'étais sûr qu'elle ne pensait qu'à lui... et la -preuve de cela, elle finit par me la donner. -</p> - -<p> -Elle m'appela près d'elle. Sa voix était loin d'être hostile. -Était-elle naturelle? Faisait-elle un effort sur elle-même parce -qu'elle avait quelque chose à me demander? Je n'essayai point de -résoudre ce problème... ses nerfs étaient à bout, à moi aussi... -Elle n'avait qu'à me laisser dans mon coin... Elle aurait dû -comprendre qu'il y a certaines heures lourdes, chargées d'une volupté -insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d'appeler près de -soi les poètes, avec une voix de miel. -</p> - -<p> -Je m'assis à l'autre bout du divan, par une dernière précaution qui -touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le -bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m'a -privé pour toujours de Christine. -</p> - -<p> -—Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas -pour moi, certes!) et toute sa peur... mon ami, <i>seriez-vous jaloux -d'une image?</i> -</p> - -<p> -—Cessons de nous mentir, fis-je brusquement... Je vous adore et je -vous hais à la façon du maudit qui est à l'autre pôle de Dieu et dont le -tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront -pour s'anéantir. En ce qui nous concerne, nous n'en sommes pas là!... -Votre douce voix qui m'appelle me rend malade de fureur si elle est un -piège... mais plus mou qu'Hercule aux pieds d'Omphale si elle vibre -d'une véritable tendresse, comme parfois, j'ai osé l'espérer et -<i>comme je veux le croire, ce soir!</i>... Ou vous allez me chasser avec -des mots rudes, ou vous allez avoir pitié d'un damné!... Oh! je -m'entends... et rassurez-vous!... Vous avez promis de justes noces à un -homme que vous n'aimez pas... et vous lui apporterez un corps vierge! -c'est sublime!... Mais puisque vous avez des <i>sentiments pour moi</i> -(parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur -le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me -mentir! Christine! Christine! ce n'est pas un profil d'argent que je -vous ai vu embrasser!... <i>Cette belle image a un nom; elle s'appelle -Gabriel!</i>... -</p> - -<p> -L'effet fut foudroyant. L'ombre de Christine se dressa dans -l'encadrement de la fenêtre... Et elle se pencha sur moi, si près que -je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur... -</p> - -<p> -—Comment savez-vous?... comment savez-vous?... -</p> - -<p> -Alors, je lui dis tout... Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux -espionnage... je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes -auxquelles j'avais assisté... -</p> - -<p> -Elle me donnait à peine le temps de respirer: «Et après?... Et -après?...» me pressait-elle... -</p> - -<p> -Après, je lui dis comment j'avais cru à la mort du mystérieux -étranger, comment il m'était apparu convalescent... enfin ce fut -l'horreur de l'opération et son dévouement à elle! et son angoisse... -</p> - -<p> -—J'espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu'il est -maintenant hors de danger! -</p> - -<p> -Elle ne répondit point à ces dernières paroles... Elle était -retombée tout près de moi... et ce fut elle qui, cette fois, posa sa -main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les -deux)... Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée... Enfin, elle -prononça avec effort: -</p> - -<p> -—Et qu'avez-vous pensé en voyant mon père?... -</p> - -<p> -—Votre père, fis-je, a été violent et j'ai bien cru que c'en était -fait de Gabriel!... Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse... -tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la -vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire... -</p> - -<p> -—Assez! assez! murmura-t-elle... Et si vous ne voulez point que je -vous haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais -encore vous allez me jurer d'oublier tout ce que vous avez vu, vous!... -Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du -drame auquel vous avez assisté... D'autres que vous ont entrevu notre -hôte... notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu'on en a -parlé chez M<sup>lle</sup> Barescat... Aux dernières nouvelles, on dit que -c'est un étranger proscrit et condamné par le parti qu'il aurait trahi... -Ce sont des histoires... nous n'avons de renseignements à fournir à -personne, qu'à la police... si elle nous en demande, mais je ne vous -cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne -franchisse notre seuil que le plus tard possible... Si cela arrivait, -à elle aussi nous demanderions le secret jusqu'au jour... jusqu'au -jour, mon ami, qui n'est peut-être pas très lointain, où je pourrai -tout vous dire!... <i>Puis-je compter sur vous, mon ami?</i> -</p> - -<p> -—Mais comment donc?... mais comment donc? Cet homme, après tout, -n'est pas à plaindre, bien qu'il ait été fort malmené... par votre -père... Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre -séquestré, moi! -</p> - -<p> -—Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict!... d'un mot, je -pourrais vous faire taire, mais ceci n'est point mon secret... et j'ai -juré à Jacques... (elle s'arrêta et je ne sus jamais ce qu'elle avait -pu bien jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel!... -Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer -que mon affection pour ce bel étranger n'a jamais dépassé les limites -d'un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes -lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j'ai embrassé sa beauté!... -Hélas! hélas! celui-là non plus, je ne peux plus l'aimer!... Il n'a -que sa beauté pour lui! C'est une tête vide, comprenez-vous? -</p> - -<p> -—Les imbéciles sont bien heureux! répliquai-je dans un rire -diabolique... Fichtre! Christine, s'il vous faut, pour être heureuse, -le profil de l'Apollon Pythien, la pensée d'un Jacques Cotentin... -</p> - -<p> -—Et le cœur embrasé de Bénédict Masson! acheva-t-elle à mi-voix. -</p> - -<p> -—Tout cela dans un même homme! repartis-je sur un ton de plus en plus -sauvage... Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les -autres, du paradis!... -</p> - -<p> -—Bénédict, Bénédict, calmez-vous!... vous ne m'avez jamais parlé -ainsi!... vous m'effrayez! -</p> - -<p> -—J'envie l'homme à la tête vide!... fis-je, et là-dessus j'éclatai -à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans... -</p> - -<p> -Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans -un mouvement qui n'était, qui ne pouvait être que de pitié et qui -acheva d'exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de -frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son -clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d'un pauvre -être qui n'a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d'une -femme... -</p> - -<p> -Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur -l'épaule du bel être à la tête vide!... On nous a appris, sur les -bancs de l'école, l'histoire d'une femme, reine par le rang, la beauté -et l'intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid -fût-il... Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe -de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma -terrible timidité... -</p> - -<p> -Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque, -pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de -rhétorique, une femme qui m'aimerait vraiment lirait tout de suite ces -deux mots: «Embrasse-moi!» -</p> - -<p> -Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer!... -</p> - -<p> -Mais Christine les a entendus tout de même... La voilà, la divine, qui -se penche sur moi; son souffle, son haleine embrasait mes artères, -cependant que le cœur rouge de sa bouche s'entr'ouvrait sur la -mienne... Allais-je mourir de joie, m'éteindre du coup, consumé par la -flamme sacrée?... Pourquoi n'ai-je pas fermé les yeux?... Alain -Chartier dormait, lui!... Oui, mais Marguerite avait les yeux grands -ouverts sur cette sublime laideur qu'elle honorait d'un baiser royal!... -</p> - -<p> -Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine?... Est-ce parce que -cette nuit est trop claire encore?... Est-ce par pudeur?... Je veux le -savoir, Christine!... -</p> - -<p> -Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète!... Eh bien! -allons, du courage!... -</p> - -<p> -Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre -stupide, ta Christine!... <i>et elle a eu un soupir de dégoût!</i> -</p> - -<p> -La pauvre a fait ce qu'elle a pu! et toi, tu t'es conduit comme un -misérable!... Si tu ne l'as pas étranglée, c'est tout juste!... Elle -a roulé sous tes coups et tu t'es enfui jusqu'ici, jusqu'aux bords du -petit étang sinistre aux eaux de plomb! -</p> - -<p> -C'est la première fois que tu brutalises une femme! tu n'as qu'un -excuse: c'est que tu n'en as jamais aimé une autre comme celle-là!... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap16"></a></h4> - -<h4>XVI -<br /><br /> -LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON</h4> - -<p> -Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson. -</p> - -<p> -Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale, -dans ce drame intérieur créé par la laideur. C'était nécessaire. Le -flambeau, allumé par lui-même et â la lueur duquel nous avons -examiné ce paria: l'homme laid—va nous aider à éclairer certains -coins du drame extérieur dont il fut l'effrayant héros. -</p> - -<p> -Voyons d'abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que -nous en connaissons déjà n'est guère rassurant. -</p> - -<p> -Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend -à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui -compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n'y avait là -qu'une halte! c'est la halte qui a créé cette agglomération -villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse -dont l'aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux, -touffus, si accueillants de l'Ile-de-France. -</p> - -<p> -Marais et marécages, étangs couverts de plantes d'eau, gardés par des -saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du -gibier d'eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs -et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés -de la guinguette. -</p> - -<p> -Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait -d'abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers -étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après -avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies, -entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur -flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé -par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux -noires d'un étang. -</p> - -<p> -La maison était entre l'étang et le bois. -</p> - -<p> -Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit -d'ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé -avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé... Mais -depuis qu'elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n'en -prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant -point d'homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure... -</p> - -<p> -Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un -pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque -dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait -passer ses vacances et s'installer sitôt qu'il avait vingt-quatre -heures de liberté. -</p> - -<p> -Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans -la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette -avec laquelle celui-ci s'était payé le luxe de parcourir le monde en -artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre -souvent pour fantasque, alors qu'il n'était que poète. Bénédict -était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa -manière de vivre. -</p> - -<p> -Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude -et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros -propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche -sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y -installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres. -</p> - -<p> -Quand il quittait l'Ile-Saint-Louis, c'était pour venir se réfugier -là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques -reliures d'art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini, -des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de -femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à -Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait -inlassablement l'image de Gabriel. -</p> - -<p> -Et puis, tout d'un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la -rejetait avec rage ou même l'anéantissait dans le petit atelier qu'il -s'était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de -tout esprit commercial... et il sortait, habillé en boucanier, rêvant -pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l'avait -connue, lorsqu'il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard, -faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux -pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu'il avait fabriqué dans un -ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu'il attachait -aux arbres... -</p> - -<p> -Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n'avait ni fusil -ni engin d'aucune sorte... mais il avait dans ses poches un carnet et un -crayon, et il faisait des vers... il faisait des vers sur l'amour... Il -ne pensait qu'à cela, l'amour! -</p> - -<p> -Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes... -</p> - -<p> -L'aventure qu'il venait d'avoir avec Christine, et qui ne faisait que -commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais -auparavant, chaque fois qu'il se trouvait en face d'une femme, il avait -envie de la mordre autant que de l'embrasser, tout de suite... -Cependant, il n'en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles -n'avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause -d'une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu'à -l'anéantissement. -</p> - -<p> -Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport -avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec -Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste, -dans les mêmes Mémoires; assez rapidement). Malheureusement pour lui, -il y avait... <i>il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui -dans son désert et qu'on n'avait plus revues nulle part!</i> -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap17"></a></h4> - -<h4>XVII -<br /><br /> -LA SEPTIÈME</h4> - -<p> -Cette succession de disparitions avait frappé plus d'un esprit dans le -pays; on s'en était d'abord amusé, puis on avait jasé assez -sournoisement; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus -Bénédict Masson, on avait parlé d'autre chose. Mais il y avait -quelqu'un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C'était le -père Violette. -</p> - -<p> -Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu'on lui -faisait l'honneur de le charger de ces importantes fonctions... -Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs -se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères; -alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c'était -un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d'avoir du gibier. -</p> - -<p> -Le père Violette n'avait rien en lui qui rappelât la fleur -printanière dont il portait le nom; il n'en avait ni la fraîcheur, ni -le parfum, ni la modestie. C'était le plus grand hâbleur de chasse et -de pêche que l'on pût entendre; avec cela, le pays lui appartenait; on -ne pouvait le traverser, sans qu'il eût l'œil sur l'audacieux qui -pénétrait dans son domaine. -</p> - -<p> -On l'avait toujours vu habillé de la même façon: vieille culotte de -velours à côtes qui n'avait plus de couleur, toujours botté, une -veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de -cordelettes, d'extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne -quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil -(dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n'était jamais -très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu'un morceau -de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie, -calcinée par ce charbon ardent; un visage taillé à coup de serpe, de -grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du -chien d'arrêt... de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos -et qui voyaient d'incroyablement loin. -</p> - -<p> -Il n'y en avait pas deux comme lui pour lancer l'épervier ou démolir -une bande de canards sauvages à l'affût, vers lequel il les attirait -avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires, -au moment des grands passages... -</p> - -<p> -Il habitait une hutte au milieu des <i>têtards</i>, comme il appelait les -saules pâles qui dressaient leurs troncs entr'ouverts, égorgés, sur -deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine -mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les -roseaux... Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel -rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres -d'ablettes argentées... -</p> - -<p> -Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L'une des plus -fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion -extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse -établi dans une vraie maison... un chalet comme il convient à un vrai -garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson -lui-même, à un «gros bonnet», qui ne demandait pas mieux que de -louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du -père Violette son homme, et qui l'aurait installé là jusqu'à la fin -de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c'est de lui -qu'il s'agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien -arrêtés... -</p> - -<p> -Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le -pays, à n'être gêné par personne autour de la grande propriété -qu'il avait achetée de l'autre côté du vallon, par delà le bois, et -où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne -nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes -auxquelles on venait de loin, de très loin, même d'Angleterre... Mais -cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails, -n'avait rien voulu savoir. -</p> - -<p> -Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter. -Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n'avait pas même eu -à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer -dix paroles... Et le marquis s'était tout de suite désintéressé de -l'affaire... l'ancien garde ne l'avait même plus revu... -</p> - -<p> -Eh bien! cette raison que le père Violette avait de détester -Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n'était point -la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que -cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait -son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant -à voir, <i>mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que -l'autre était venu y faire.</i> -</p> - -<p> -Bien avant l'histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait -fort bien s'expliquer après tout par l'effroi que lui inspirait cet -être misérable et «disgracié de la nature», Bénédict Masson -était pour le père Violette le plus grand mystère du monde. -Longtemps, l'ancien garde, devenu braconnier, l'avait observé avec une -inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n'était pas sans -effroi qu'il passait à côté de lui comme à côté d'un fou dangereux -dont il faut tout craindre... Songez donc!... Bénédict Masson vivait -dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette -lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n'étaient pas là) -couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi -entre les roseaux, comme qui dirait à l'affût... <i>et il ne pêchait ni -ne chassait jamais!</i>... Ça, c'était une énigme!... -</p> - -<p> -Le père Violette en était positivement malade!... jamais, jamais un -fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de -gaule... Alors, quoi?... qu'est-ce qu'il faisait là, pendant des -journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant, -les mains dans les poches, ou s'arrêtant les yeux fixes, pendant des -heures, comme s'il attendait quelque chose, comme s'il chassait quoi! ou -comme s'il pêchait! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais! -</p> - -<p> -Et, parfois, il «causait» tout haut, tout seul!... Ça! le père -Violette l'avait entendu!... -</p> - -<p> -Qu'est-ce qu'il avait donc dans la cervelle, «cet oiseau-là», s'il -n'était pas fou?... <i>Il avait tout du crime!</i>... -</p> - -<p> -Le père Violette s'en était tenu là! Depuis le moment où il avait -été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays -comme celui-là, où il n'y avait rien à faire qu'à braconner, il -avait dit: «Voilà un garçon qui a tout du crime!» -</p> - -<p> -Cela, une fois admis, on comprend facilement l'impression produite sur -l'esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui -s'étaient succédé si étrangement chez notre relieur... -</p> - -<p> -Il y avait déjà plus d'une semaine que Bénédict Masson était revenu -s'installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de -trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra -dans la cuisine de «l'Arbre Vert», de l'autre côté du coteau, sur le -versant, d'où l'on découvrait un pays qui n'avait plus rien à faire -avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les -boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d'enceinte qui -entourait le parc des «Deux-Colombes», la propriété que le marquis -de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal... -</p> - -<p> -L'auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher -au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre -magnifique (l'arbre vert); un porche, une cour, une écurie, un hangar -qui servait au besoin de garage; un enclos palissadé, soigneusement -cultivé de légumes, de pommes de terre; quelques arbres fruitiers; -au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes: un cep -nerveux festonnait en l'ombrageant l'espèce de tonnelle qui entoure le -vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et -toujours de bonne humeur depuis qu'un heureux trépas l'a débarrassée -de son gredin d'époux, qui passait son temps à boire son fonds avec -son revenu, et qui en est mort... -</p> - -<p> -Le père Violette est toujours bien reçu là dedans; c'est le -pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l'on mange ce qui -est généralement défendu par les justes lois. On vient d'assez loin -faire des parties fines à l'Arbre Vert. Spécialités de matelotes, -gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d'un -vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère -Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne -vous demande pas de contrat de mariage et l'on n'écoute pas derrière -les portes. Ça n'est pas le genre de la maison. -</p> - -<p> -Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à -ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se -laissa tomber sur un banc, au coin de l'âtre, et ralluma sa pipe avec -une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et -regarda la flamme. -</p> - -<p> -—Eh bien? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton -Bénédict t'a-t-il enfin «débarrassé le plancher»? -</p> - -<p> -Le plancher! drôle de façon de désigner les marécages de -Corbillères! Mais la mère Muche n'y regarderait pas de si près, et -puis, elle était tout à fait excusable de s'exprimer ainsi, car elle -ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait -toujours dit que le pays d'où le père Violette rapportait de si bonnes -choses était si laid, qu'elle n'avait jamais eu le courage de grimper -à travers bois jusqu'en haut du coteau pour savoir comment il était -fait. -</p> - -<p> -Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde -qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et -malgré le père Violette!... Ah! le garde ne lui laissait rien ignorer -du monstre de laideur qui <i>avait choisi cette solitude pour y attirer -des femmes et les assassiner!</i> Ça, c'était le fonds, le tréfonds de -la pensée du père Violette, et il ne l'avait pas caché à la mère -Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne -faisait qu'en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père -Muche était mort. -</p> - -<p> -—Quelle drôle de tête tu fais, Violette! reprit la mère Muche... -c'est-y qu'il y aurait du nouveau du côté de ta hutte? T'as l'air tout -retourné... Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait -peut-être bien!... -</p> - -<p> -—Donnez donc «à bouère» et vous saurez tout, mère Muche! <i>La -septième est arrivée!</i>... -</p> - -<p> -—Quelle septième?... -</p> - -<p> -L'autre haussa les épaules. -</p> - -<p> -—Vous vous f... encore de moi!... Vous savez bien de quoi je -parle!... Eh bien! oui, je suis retourné à l'idée que cette pauvre -petite-là y passera comme les autres!... et qu'il n'en sera pas plus -question que si elle n'avait jamais existé!... Ah! mais, cette fois, ça -n'ira pas tout seul!... J'suis là!... -</p> - -<p> -La mère Muche continuait à rire: -</p> - -<p> -—Oui! t'es là! t'es toujours là!... Faudrait peut-être qu'il te -demande la permission, vieux jaloux!... -</p> - -<p> -Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre, -événement grave: -</p> - -<p> -—Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous -apporterai la preuve... une seule preuve... ça se rencontre!... -</p> - -<p> -—Sûr! répliqua-t-elle... il faut bien qu'il les mette quelque part, -à moins qu'il ne les mange!... -</p> - -<p> -—Vous blaguez!... je vous dis <i>qu'elles n'ont point toutes repris -le train!</i>... Ça, c'est déjà une preuve!... -</p> - -<p> -—Eh bien! elles sont reparties par la route!... du moment que tu me -dis qu'il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son -service dans un endroit assez désolé... et puis aussi elles ont -peut-être eu peur!... Alors, elles se sont sauvées!... -</p> - -<p> -—Peur!... je vous crois qu'elles ont eu peur! -</p> - -<p> -—Elles te l'ont dit? -</p> - -<p> -—La dernière me l'a dit! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida -d'un trait pour se donner du courage ou s'éclaircir les idées), la -dernière qui est restée près de trois semaines... Oui, j'ai pu lui -parler à celle-là!... et elle m'en a raconté, allez, sur le -Bénédict!... -</p> - -<p> -—Et elle avait peur!... et elle est restée trois semaines!... -</p> - -<p> -—Elle est restée justement à cause de ça! -</p> - -<p> -—Elle est restée parce qu'elle avait peur? -</p> - -<p> -—Oui, que je vous dis!... Ah! c'était une drôle de fille! allez!... -et on aurait pu croire qu'ils étaient bien faits tous deux pour -s'entendre!... Eh bien! elle a disparu comme les autres!... envolée, -volatisée!... c'est à ne pas croire!... -</p> - -<p> -—Elle est peut-être simplement retournée à Paris!... -</p> - -<p> -—Non! j'ai fait mon enquête... Celle-là, je connaissais son nom et -j'avais pu savoir où elle habitait!... On ne l'a jamais plus revue!... -Elle s'appelait Catherine Belle! et belle elle l'était, en effet!... -Ah! un sacré brin de fille! .. Si elle avait voulu, je l'aurais bien -débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas -peur!... Je vous dis que c'est inexplicable!... La première fois que je -lui ai parlé, c'était un soir... je rôdais autour du chalet!... Je -vois une ombre qui s'en échappe en courant; puis la porte se rouvre et -le Bénédict paraît! appelant d'une voix suppliante: «Catherine!... -Catherine!...» -</p> - -<p> -»Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de -roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la -présence... Maintenant Bénédict l'appelait d'une voix de colère, et -comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec -fureur. -</p> - -<p> -»Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je -la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s'était égarée dans -l'obscurité: -</p> - -<p> -»—Ne craignez rien! lui dis-je... je suis là!... c'est moi le garde, -le père Violette... qu'est-ce qu'il vous a encore fait le misérable? -</p> - -<p> -»—Mais rien, me dit-elle... seulement il me fait peur!... Il a, au -contraire, été très gentil!... -</p> - -<p> -»Je ricanai... -</p> - -<p> -»—Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil... et -elles s'en vont toutes! -</p> - -<p> -»—C'est ce qu'il m'a dit. -</p> - -<p> -»—Elles s'en vont toutes au bout de vingt-quatre heures... de deux -jours... de trois jours... Vous, voilà huit jours que vous êtes -là!... Vous avez de la patience!... -</p> - -<p> -»—Il m'a encore dit ça!... -</p> - -<p> -»—Pourquoi restez-vous?... -</p> - -<p> -»—Parce qu'il est très malheureux!... Il est à plaindre, le pauvre -garçon!... Il pleure... j'ai eu pitié de lui!... -</p> - -<p> -»—Et vous en avez assez maintenant? -</p> - -<p> -»Elle ne me répondit pas... -</p> - -<p> -»—Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir?... -</p> - -<p> -»—Parce qu'il a voulu m'embrasser!... -</p> - -<p> -»—Il n'est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le -soyez un peu... -</p> - -<p> -»Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s'était arrêtée, -je lui dis: -</p> - -<p> -»—Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n'avez -pas de temps à perdre! -</p> - -<p> -»—Non, me répliqua-t-elle brusquement... C'est de l'enfantillage... -je retourne... -</p> - -<p> -»—Où? -</p> - -<p> -»—Mais chez lui! -</p> - -<p> -»—Chez Bénédict Masson? -</p> - -<p> -»—Oui!... -</p> - -<p> -»J'étais abasourdi... -</p> - -<p> -»—Écoutez, fis-je... vous avez tort!... vous avez tout à fait -tort!... C'est moi qui vous le dis... vous vous en repentirez! Ce -garçon-là a tout du crime!... -</p> - -<p> -»Elle réfléchit un instant et elle répéta: -</p> - -<p> -»—C'est vrai qu'il y a des moments où je me suis dit ça, moi -aussi!... -</p> - -<p> -»—Et vous y retournez? -</p> - -<p> -»—Oui!... pour voir!... Mais bah!... ça finit toujours par les -larmes... Au fond, il n'est pas bien dangereux, allez! -</p> - -<p> -»Et elle rentra au chalet... Tout ce que j'ai pu lui dire... c'est -comme si j'avais chanté... Ce qui l'amusait, celle-là, c'est qu'il lui -faisait peur!... Décidément, on ne sait jamais avec les femmes!... -</p> - -<p> -»Les jours suivants, vous pensez si j'étais à l'affût... à l'affût -de mes deux tourtereaux. C'était à crever de rigolade!... Le monsieur -faisait toilette... Il se faisait beau, le monstre!... Il mettait ses -habits de la ville... une cravate, un chapeau... et il lui en -racontait!... -</p> - -<p> -»Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle -voulait savoir jusqu'où ça pourrait bien aller, cette histoire-là!... -M'est avis qu'elle l'a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui -a pas porté bonheur!... -</p> - -<p> -»Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul, -tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable, -tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée, -mordant les cordes... C'est pas un chrétien, ça!... J'avais envie de -l'abattre d'un coup de fusil... -</p> - -<p> -—Père Violette, pas de bêtises!... interrompit la mère Muche. -Qu'est-ce que c'est que cette petite qui vient d'arriver?... -</p> - -<p> -—Une enfant!... Ça n'a pas plus de dix-sept ans!... Ah! mais -celle-là, faut pas qu'il y touche! ou je fais le gendarme!... Riez pas, -mère Muche; cette fois, à la première alerte, je le dénonce!... Il -faudra bien qu'il s'explique... -</p> - -<p> -—D'où qu'elle vient, la petite?... -</p> - -<p> -—Elle doit être Berrichonne... c'est une fille de la campagne... elle -l'appelle: mon oncle!... -</p> - -<p> -—Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle? -</p> - -<p> -—Paraîtrait!... Du reste, il n'a pas fait de frais pour celle-là... -il ne s'est pas déguisé en gentleman... Il a plutôt l'air de la -traiter comme une petite servante... Il lui fait faire ses courses... -Ça n'est plus le boulanger qui apporte les provisions... Personne ne -vient plus au chalet... Il a même remercié le souillon qui venait deux -heures tous les matins faire le ménage... Ils vivent tout seuls, tous -les deux, loin de tout, sûrs de n'y être dérangés par personne... La -petite n'est ni belle ni laide... elle s'appelle Anie. -</p> - -<p> -—Tu lui as parlé? -</p> - -<p> -—Oui... tantôt... je lui ai demandé si elle se plairait dans nos -marais... Elle m'a répondu: -</p> - -<p> -»—Pourquoi donc que je ne m'y plairais pas? mon oncle est si bon!... -Textuel... -</p> - -<p> -»—Tant mieux s'il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué... il -ne l'a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans -quoi elles y seraient encore!... -</p> - -<p> -»Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie -toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin: -</p> - -<p> -»—Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées!... -</p> - -<p> -»Là-dessus, elle s'est sauvée et ne s'est arrêtée qu'au chalet. -</p> - -<p> -—Tout ça finira entre vous par du vilain!... conclut la mère Muche. -Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t'as peut-être bien tort, -père Violette... En attendant, vide ton piot!... -</p> - -<p> -—N... d... D...! le voilà! -</p> - -<p> -—Qui? -</p> - -<p> -—Notre paroissien!... -</p> - -<p> -Et le père Violette sauta sur son bâton comme s'il avait à se -défendre contre quelque animal redoutable... -</p> - -<p> -La mère Muche allongea le nez à la fenêtre: -</p> - -<p> -—Bon sang! fit-elle... c'est vrai qu'il n'est pas beau! -</p> - -<p> -Bénédict Masson traversait la cour. L'apparition de cet homme, dans le -soir qui tombait, était sinistre. -</p> - -<p> -Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu'il -avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s'il cherchait une -proie à dévorer, donnait le frisson. -</p> - -<p> -Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le -considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle -hostilité. -</p> - -<p> -Sans hésitation il pénétra dans la cuisine. -</p> - -<p> -—Vous! j'ai à vous parler! fit-il au garde, tout de suite... Si vous -voulez me suivre, ça ne sera pas long!... -</p> - -<p> -Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité -méprisante. -</p> - -<p> -—Moi, je n'ai rien à vous dire! déclara-t-il. -</p> - -<p> -La mère Muche était loin d'être à son aise... Elle avait un dîner -à préparer pour des gens des «Deux Colombes» qui arrivaient, le soir -même, à la villa, où rien n'était prêt pour les recevoir et elle -eût voulu voir les deux hommes «aux cinq cents diables»... Enfin, -comme à tant d'autres, Bénédict lui faisait peur. -</p> - -<p> -—Allez vous expliquer sous la tonnelle! leur suggéra-t-elle. -</p> - -<p> -Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot. -</p> - -<p> -—Écoutez, père Violette!... fit Bénédict Masson, si vous voulez -qu'on trinque ensemble, il ne tiendra qu'à vous!... mais il faut qu'on -s'explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. -Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant! -</p> - -<p> -—Je vous gêne donc? releva l'autre. -</p> - -<p> -Bénédict Masson s'assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et -taciturne, cessant de le regarder, il répondit: -</p> - -<p> -—Oui! -</p> - -<p> -—Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi?... émit hardiment le -garde. -</p> - -<p> -Mais il se tut, car il n'avait pas achevé sa phrase que l'autre avait -relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme -finit par s'éteindre... la tête retomba sur la poitrine et Bénédict -reprit d'une voix sourde: -</p> - -<p> -—Je sais ce que vous racontez partout! Faut vous taire, père -Violette! Moi, j'en ai assez!... Eh bien oui, elles sont parties!... je ne -peux pas garder une ouvrière!... je ne peux garder personne auprès de -moi... je fais peur à tout le monde!... Tout à l'heure, j'ai fait peur -à Madame!... ah! laissez-moi parler, madame!... je suis si content de -m'expliquer devant vous!... Vous ferez peut-être entendre au père -Violette qu'il faut qu'il tienne sa langue... Ma vie n'a rien de -mystérieux... Je n'ai jamais fait de mal à personne!... On n'a qu'à -me regarder pour comprendre que je n'ai pas besoin de leur faire du mal -pour qu'elles fichent le camp!... Je ne suis pas venu ici pour faire le -malin, je suis venu ici pour dire au père Violette: «J'en ai une, en -ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j'ai -recueillie et que je ne dégoûte pas trop!... et qui veut bien me -servir de bonne... qui a été malheureuse, toute petite et qui m'est -reconnaissante de ce que je peux faire pour elle... eh bien! père -Violette, faut pas la dégoûter de moi!... -</p> - -<p> -—Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça!... grogna le garde. -</p> - -<p> -La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson. -</p> - -<p> -—Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le -verre... Il n'y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre -en se faisant la mine... Trinquez et serrez-vous la main et qu'il ne -soit plus question de rien! -</p> - -<p> -Mais le père Violette, têtu, répétait encore: -</p> - -<p> -—Tout ça, ça ne me regarde pas... tout ça, ça ne me regarde pas! -</p> - -<p> -Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde -et lui dit, la voix rauque: -</p> - -<p> -—Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous, -gardez votre langue... gardez votre langue, père Violette!... parce que -je vais vous dire... si celle-là s'en va, comme les autres qui sont -peut-être parties aussi à cause de vos ragots... eh bien! c'est vous -que j'en rends responsable!... Moi, vous savez, la vie, je m'en f..., et -je vous crèverais comme un chien! -</p> - -<p> -Là-dessus il s'en alla, après un bref salut à l'hôtesse, traversa la -cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre. -</p> - -<p> -—Vous l'avez entendu! Vous l'avez entendu, le sauvage! fit entendre -le père Violette quand l'autre fut déjà loin. -</p> - -<p> -—Écoute! dit la mère Muche... cet homme-là me paraît à bout!... -<i>Je souhaite pour toi que la septième, elle reste!</i> -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap18"></a></h4> - -<h4>XVIII -<br /><br /> -LES NOUVELLES DE LA MARQUISE</h4> - -<p> -«Ma chère Christine, je vous écris parce que je n'ai plus -d'espérance qu'en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance -bien faible, hélas!... -</p> - -<p> -»Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de -ma trop réelle infortune, vous qui n'y avez pas cru quand j'étais -frappée sous vos yeux? -</p> - -<p> -»Non, Christine, ce n'est pas une folle qui vous écrit, ce n'est pas -une monomane qui se meurt d'une idée fixe, comme vous l'avez pensé -longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne -m'eussiez pas laissée partir; vous ne m'eussiez pas, vous et M. -Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c'est la plus -malheureuse des créatures à qui l'on vole sa vie chaque jour, chaque -nuit, goutte à goutte, c'est la victime d'un monstre <i>qui a déjà -dévoré</i> des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des -veines épuisées par son insatiable morsure!... -</p> - -<p> -»Ah! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si -tristement sourire... Pourquoi ne pas me croire, vous qui m'avez vue?... -Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage?... -</p> - -<p> -»Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois -devant vous, n'évoquait qu'un vague fantôme né de mon imagination -malade... et pourtant!... et pourtant!... Il était là; entre nous, en -chair et en os!... -</p> - -<p> -»Christine! Christine! cela a existé les vampires!... J'admets qu'ils -aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués -jusqu'au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne -voudriez-vous pas qu'au moins l'un d'eux ait survécu à cette race -maudite?... -</p> - -<p> -»Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous -racontent qu'ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis -formidables de l'un de ces monstres qui, au témoignage de l'histoire -naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde... Le serpent -de la baie d'Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable -comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par -les tombeaux!... -</p> - -<p> -»Son tombeau! son tombeau vide d'où il est sorti il y a plus de deux -cents ans pour se repaître du sang des vivants; j'ai voulu le voir; je -l'ai vu... j'en ai soulevé la pierre!... Guidée par un homme, par le -plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui, -en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la -crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le -gardien... -</p> - -<p> -»Là, sont les tombeaux de la famille... Le premier de la -seconde rangée à droite... c'est celui-là!... «Cy-gît -Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de -Sa Majesté...» et une plaque, sous la date, où l'on trouve cette -mention: «Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été -dispersés en 1793, par la Révolution.» -</p> - -<p> -»Dispersés!... dispersés!... Je sais où ils sont, moi, les restes de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Et vous aussi, Christine, qui ne me -croyez pas, vous le saurez un jour!... <i>Ils se portent fort bien!</i>... -</p> - -<p> -»Quelle vision que cette crypte!... Cette tombe vide m'attire!... -quelque chose me dit qu'une nuit, je me réveillerai sous cette -pierre... et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, <i>pâle -fantôme qui cherchera sa vie!</i>... -</p> - -<p> -»Qu'un pareil destin me soit épargné, Seigneur!... Vous savez à quel -prix, Christine!... Vous savez ce que l'on doit faire de nos cadavres -pour qu'ils ne soient plus redoutables après la mort!... -</p> - -<p> -»Qu'au moins mon tourment cesse avec ma vie!... Sangor m'a promis de ne -point m'épargner quand je serai morte... Moi morte, il n'a aucune -raison de me tromper... et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste -qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre!... <i>Je me -suis arrangée pour cela!</i>... Vous allez me croire plus folle que -jamais!... Christine! Christine!... j'espère avoir bientôt l'occasion -de vous convaincre de ce qui se passe ici!... de vous fournir une preuve -décisive... irréfutable... et alors, vous accourrez, n'est-ce pas, -vous et Bénédict Masson!... Vous me sauverez, s'il en est temps -encore!... -</p> - -<p> -»Le marquis ne me quitte plus!... depuis que je ne suis plus qu'un -souffle, jamais il ne m'a autant aimée!... C'en est fini de cette -liberté relative dont je jouissais encore à Paris... Il a renoncé à -m'abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à -tromper personne!... à me faire croire à moi-même que je ne suis -qu'une malade! c'est fini cette étape-là!... Je suis prisonnière de -l'époux qui me dévore!... Ses lèvres ne me quitteront que lorsque -j'aurai rendu le dernier soupir... Le voilà bien tranquille pour boire -sans remords le sang pâle que l'ingéniosité diabolique de Saïb Khan -parvient encore à faire couler dans mes veines... -</p> - -<p> -»Je ne sais comment je puis encore me traîner!... Ce médecin hindou -ressusciterait les morts!... -</p> - -<p> -»Christine, je vais vous dire comment j'ai voulu profiter des forces -que, je ne sais par quel sortilège, il m'avait redonnées, pour -m'échapper au cours du dernier voyage... mais assez pour -aujourd'hui!... assez! ils viennent!... Je les entends! Ils rentrent de -la promenade et <i>ils viennent prendre des nouvelles de ma santé!</i>... -Sing-Sing leur ouvre déjà la porte!...» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -DEUXIÈME LETTRE.—«Ma chère Christine, vous savez comment on m'a fait -quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et -Bénédict Masson... On ne comptait pas sur vous, je puis vous -l'affirmer... On se croyait seuls à l'hôtel. -</p> - -<p> -»Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans -cette chambre où j'étais déjà sa proie, me débattant vainement -contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu'envahissait déjà -l'ivresse de sa passion du sang, de mon sang... sa figure est devenue -terrible... Je me suis dit: «Ils sont perdus!» -</p> - -<p> -»Mais c'est moi qui étais perdue! Vous, on vous a laissés là-bas... -Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave... beaucoup trop -compliqué... Après tout, qu'est-ce que vous aviez vu? Rien!... -Qu'est-ce que vous aviez entendu?... Un cri de folle? Toujours de -folle!... Mes confidences antérieures? Imaginations d'un cerveau -endolori! -</p> - -<p> -»Tout de même, après une telle scène, il y avait de quoi troubler -les plus sceptiques. On a compris cela!... Il n'y avait plus qu'à en -finir avec moi, <i>jusqu'à plus soif!</i>... -</p> - -<p> -»Et l'on m'a emportée!... -</p> - -<p> -»Ah! je savais bien que c'était la fin!... Ce sentiment affreux d'une -pareille mort, <i>suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être -encore</i>, m'a fait me traîner une dernière fois jusqu'à vous dans le -moment qu'ils pouvaient me croire incapable d'un mouvement!... -Christine! Christine! Il m'a semblé que, dans cette dernière -entrevue-là, l'équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop -calme, a chancelé... J'ai vu passer dans vos yeux non seulement cette -pitié coutumière que j'y lisais avec désespoir, mais quelque chose de -plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi: «Si, par -hasard, la folle avait raison?» et chez Bénédict Masson j'ai trouvé -aussi quelque chose de nouveau!... Eh bien, accourez! accourez vite si -vous ne voulez pas me trouver morte!... -</p> - -<p> -»Je vous disais dans ma dernière lettre que j'avais voulu me sauver au -cours du voyage. Oui, j'avais résolu cela!... j'étais décidée à -risquer le cabanon, la maison de folles dont on m'a plus d'une fois -menacée, plutôt que de continuer cette agonie!... mais eux, ils -m'avaient devinée!... Ils devinent tout!... Sangor, Sing-Sing devinent -tous les gestes que je vais faire!... Saïb Khan, qui était du voyage, -comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées!... Et le marquis -peut être tranquille: on lui garde bien sa proie!... -</p> - -<p> -»Tout de même, j'ai tenté l'impossible aventure!... Dans l'auto, je -ne pouvais rien espérer!... Nous étions encore dans Paris que cette -auto se transformait en cage de fer... les volets se rabattaient sur les -rideaux... je pouvais crier là dedans!... -</p> - -<p> -»Mais je ne criai pas!... J'attendis une occasion... Elle se -présenta... À l'aurore, nous eûmes une panne... Il fallait travailler -à la voiture... Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je -faisais la morte... On me transporta dans une chambre de l'hôtel qui -donnait de plain-pied sur la cour où l'on réparait l'auto et, par -derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne... -</p> - -<p> -»À quelques centaines de mètres, j'aperçus la lisière d'une forêt. -Ah! gagner ces bois!... m'enfouir dans les arbres, dans les feuilles, -dans la terre!... leur échapper!... -</p> - -<p> -»Du lit où l'on m'avait étendue, j'apercevais dans la clarté même -du matin le petit espace qu'il me fallait parcourir... Par la pensée, -je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu'à ce bois -sauveur!... -</p> - -<p> -»Mais, en réalité, comment faire?... Devant ma porte se tenait -Sangor... Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïb -Khan, tandis que les employés du garage, que l'on avait réveillés, se -hâtaient de remettre la voiture en état... sous ma fenêtre dans le -jardin, Sing-Sing. -</p> - -<p> -»Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne -pouvant rester en place... À l'hôtel, on l'attachait quelquefois dans -sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut -compter que la chaîne au cou... Mon espoir était là... Déjà, agile -comme un chat, je l'avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne -sais quel fruit vert... Qu'aperçut-il du haut de cet arbre?... Toujours -est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord -d'une fenêtre entr'ouverte au premier étage et disparaissait dans le -bâtiment. -</p> - -<p> -»En une seconde, je fus debout!... j'ouvris la fenêtre!... Depuis bien -longtemps, je ne m'étais sentie aussi forte!... Je ne pesais pas plus -qu'une plume... Mes jambes allaient me porter comme le vent... Je me -laissai glisser dans le jardin... et déjà je m'élançais... Tout à -coup, je poussai un cri terrible! <i>J'avais senti la morsure!</i>...» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -TROISIÈME LETTRE.—«Ma chère Christine, je vous écris quand je peux, -comme je peux... le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse... -au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu'il faut que je vous -écrive, pour vous convaincre, <i>je veux que vous veniez!</i> Montrez mes -lettres à Bénédict Masson. J'y compte bien. Je compte sur vous deux. -Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter... <i>Et si vous -arrivez trop tard, eh bien, mes lettres serviront peut-être à en -sauver d'autres!</i>... car il n'est point possible que la vérité ne se -découvre pas un jour... il n'est pas possible que <i>le monstre qui mord -à distance</i> continue à se promener pendant des siècles encore, au -milieu de ses victimes <i>qui peuvent croire quelquefois qu'elles se sont -piquées à un rosier et qui en meurent!</i>... -</p> - -<p> -»Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l'ai -laissé la nuit dernière... Je me sentis donc mordue par le monstre, -par ce monstre qui était quelque part derrière moi! -</p> - -<p> -»Ah! l'horrible sensation!... je la connaissais!... Au moment où je -m'y attends le moins... toujours au moment où je m'y attends le moins, -je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après -y avoir laissé son venin!... -</p> - -<p> -»Oui!... du venin!... j'imagine que les vampires ont, comme les -vipères, une dent creuse pleine de venin... d'un certain poison qui se -répand dans tout votre corps avec une rapidité <i>et avec une douceur à -laquelle il est impossible de résister</i>... Vous sentez immédiatement -vos forces vous fuir comme par une porte ouverte... qui est ce petit -trou de la morsure!... c'est un engourdissement qui surprend plus qu'il -ne fait souffrir... et qui en est d'autant plus terrible, lorsque, comme -moi, on en connaît la suite!... -</p> - -<p> -»La suite, c'est le monstre lui-même qui arrive!... -</p> - -<p> -»Car les vampires ont cette particularité que n'ont point les -vipères: ils mordent à distance!... -</p> - -<p> -»Je savais qu'il était là... -</p> - -<p> -»Je ne me retournai même pas!... J'essayai, en un effort suprême, de -lutter contre l'anéantissement qui déjà me gagnait. -</p> - -<p> -»Je parvins à me traîner jusqu'à la barrière qui fermait le -jardin... -</p> - -<p> -»Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même... Alors j'aperçus le -marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait!... -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -QUATRIÈME LETTRE.—«Se doute-t-on de quelque chose? Drouine, le -sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme -dans toute l'acception du mot, m'a dit de me méfier de tout... Si l'on -surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre, -mais ce n'est pas ce qui l'arrête, il ne craint que pour moi. -</p> - -<p> -»Le bon serviteur, je lui revaudrai cela! En attendant, nous prenons -mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je -suis catholique) et sous prétexte d'aumônes pour la chapelle, je -glisse dans le tronc mes bouts de lettres... Sing-Sing lui-même, qui -suit la traîne de mon manteau comme un mauvais lutin, n'y voit que du -feu!... Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons... -</p> - -<p> -»À la suite de ma dernière escapade, on m'avait jetée dans la -voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du -château... -</p> - -<p> -»Coulteray est une vraie prison!... Des fossés, des murs qui datent du -moyen âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du -donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu'ils appellent -encore «la baille», comme au temps jadis et qui est à moitié -transformée en verger. -</p> - -<p> -»La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l'entoure avec des -parterres de fleurs. -</p> - -<p> -»En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à -la mort n'ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure -printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les -murs, bouche toutes les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant -qu'elle me fuit. -</p> - -<p> -»De ma fenêtre, située au premier étage, j'aperçois par une brèche -un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se -jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs! -</p> - -<p> -»Je suis venue ici pour mourir! Je sens, je sais qu'on ne quittera ces -lieux que lorsque je serai morte! -</p> - -<p> -»On ne m'y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle! -</p> - -<p> -»Jamais le marquis n'a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de -petits soins! Il s'est fait mon valet! Il veut être seul à me servir! -Jamais il ne m'a dit d'aussi douces choses! Il me jure qu'il n'a jamais -aimé que moi! Ah! comme il m'aime! comme il m'aime! Comme il m'offre -son bras <i>pour y sentir ma faiblesse.</i> Son amour m'a tout pris!... -</p> - -<p> -»C'est le grand vampire!... Le monde est plein de petits vampires. Il -n'y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l'un -mange l'autre! que l'un <i>profite</i> au détriment de l'autre! Tantôt -c'est le mâle, tantôt c'est la femelle... Un égoïsme plus fort -réduit peu à peu l'être qui vit dans son ombre à zéro!... Il n'est -point nécessaire pour cela que l'on se perce les veines et que l'on se -suce le sang... c'est l'histoire de presque tous les ménages, mais -celle du nôtre, c'est autre chose!... -</p> - -<p> -»C'est l'histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a -plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes... je n'ai -rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez! ce n'est pas une -histoire, c'est de l'histoire! Et Drouine ne l'ignorait pas. Drouine -croit, lui, comme beaucoup d'autres, du reste, au village, qui fuient -quand passe le grand vampire... -</p> - -<p> -»Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout -dit!... -</p> - -<p> -»Mais il ne peut rien pour moi, <i>rien avant ma mort!</i> Mais vous, -Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver <i>avant ma -mort!... je vous attends!</i>...» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -CINQUIÈME LETTRE.—«Cette nuit, il m'a accompagnée jusqu'à ma porte -comme un amant soumis... et il s'est retiré très triste... Alors, j'ai -vivement fermé la porte... j'ai poussé le verrou, et j'ai couru à la -fenêtre, et j'ai fermé la fenêtre... Car, tant que la fenêtre est -ouverte, il peut me mordre à distance!... -</p> - -<p> -»Maintenant, je suis plus tranquille... je sens que je vais avoir une -nuit tranquille... -</p> - -<p> -»Quelle paix sur la terre!... enfin!... enfin!... Une lune -éblouissante apparaît par la brèche du rempart... Un paysage d'argent -m'entoure. Je me sens la légèreté d'un ange. J'ai des ailes. Si -j'ouvrais la fenêtre, j'imagine que je pourrais me balancer au-dessus -des eaux miroitantes de la Loire. -</p> - -<p> -»J'y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais -vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent -à cette terre maudite. -</p> - -<p> -»Mais je n'ouvrirai pas la fenêtre, car c'est trop dangereux. -</p> - -<p> -»La blessure pourrait entrer par la fenêtre! -</p> - -<p> -»Horreur! Oh! Horreur! Je suis blessée! -</p> - -<p> -»Je suis blessée! -</p> - -<p> -»Mais par où est entrée la blessure? Qui le dira jamais? -</p> - -<p> -»Pitié, mon Dieu!» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -SIXIÈME LETTRE.—«Concevez-vous cela?... Oui! tout était fermé!... -<i>Il me mord maintenant à travers les murs!</i>...Et vous n'accourez -pas?...» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -SEPTIÈME LETTRE.—«Je vais vous prouver que je ne suis pas folle!... -Aucun livre au monde n'a jamais dit qu'un vampire pouvait mordre à -travers les murs!... Et cependant j'ai été mordue!... j'ai -cherché!... j'ai cherché partout!... et j'ai fini par découvrir un -petit trou, large d'un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu!... -<i>C'est par ce petit trou-là que le monstre m'a mordue pendant que je -faisais ma prière!</i>» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -HUITIÈME LETTRE.—«Ah! je veux savoir!... je veux savoir comment il -mord à distance!... je le saurai s'il m'en laisse le temps!... Non, je -ne suis pas folle!... non, je ne suis pas folle!» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -NEUVIÈME LETTRE.—«Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle -quitte ma veine inépuisable et qu'il relève son front de démon indien -pour me dire: «Je t'aime!» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -DIXIÈME LETTRE.—«Ainsi aimaient les démons indiens, les -<i>Assouras</i> domestiqués par Saïb Khan... les premiers vampires du -monde connus!... Non loin de Bénarès, dans une île du Gange, il y a -un cimetière plein de leurs victimes sacrées... Le grand vampire -européen devait rendre visite à ses ancêtres... et là il a connu -Saïb Khan, qui est un médecin très moderne (là-bas, la colonie -anglaise raffolait de lui, littéralement), ce qui ne l'empêche pas -d'être en communication directe avec les <i>Assouras</i>; aux Indes, -c'était un fait que personne ne mettait en doute et qui faisait du -reste sa réputation. -</p> - -<p> -»Moi, j'en riais! -</p> - -<p> -»Je le traitais de charlatan!... Je ne croyais pas aux vampires, dans -ce temps-là!... j'avais tort!... j'ai eu le temps de m'instruire depuis -et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore!... -</p> - -<p> -»Mais je sens que la preuve va venir!... -</p> - -<p> -»J'ai autant de lucidité qu'un Sherlock Holmes, croyez-moi!... Et il -en faut pour une enquête pareille!... -</p> - -<p> -»Mais je veux savoir comment il mord de loin!...» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -ONZIÈME LETTRE.—«Hier, j'ai presque touché la preuve!... la preuve -que je ne suis pas folle!...» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE.—«J'ai la preuve... je vous l'envoie! et -maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez -vite!...» -</p> - -<p> -À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet -recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une -angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap19"></a></h4> - -<h4>XIX -<br /><br /> -LA PREUVE</h4> - -<p> -La mère Langlois, la femme de ménage, que, <i>par politique</i>, les -Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même -«déposé» depuis: -</p> - -<p> -—C'est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets -recommandés a apporté la petite boîte à M<sup>lle</sup> Christine, qui a -signé sur le registre... -</p> - -<p> -»M<sup>lle</sup> Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du -reste, que, depuis deux jours, je n'avais vu qu'elle. Elle restait là pour -répondre aux clients quand, par hasard, il s'en présentait, ce qui -était plutôt rare... -</p> - -<p> -»Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu, -vis-à-vis de moi, «tenir le coup», mais on ne trompe pas la mère -Langlois. -</p> - -<p> -»Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu'il y avait -«quelque chose qui ne marchait pas». Et ça n'était pas difficile de -deviner qu'il s'agissait encore du <i>cousin Gabriel!</i> Car maintenant -ils étaient tous parents dans cette maison-là... le cousin Jacques... le -cousin Gabriel... -</p> - -<p> -»On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et -qu'il était très malade, qu'il avait fallu lui faire une opération de -toute urgence et qu'on ignorait encore comment tout cela se terminerait -malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de -lui ses jours et ses nuits. -</p> - -<p> -»Mon Dieu! m'en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel!... -que c'était le fils d'une sœur aînée du vieux Norbert, qu'il avait -été condamné par tous les médecins, qu'on tentait l'impossible pour -le sauver, etc. -</p> - -<p> -»Au fond, moi, je m'en fichais qu'ils aient le cousin Gabriel ou non à -la maison!... Mon ouvrage n'en était pas augmenté, c'était le -principal!... Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de -l'appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais!... -C'est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un -peu les fenêtres pour donner de l'air... Un jour, j'avais aperçu, sous -un drap, le corps d'un homme étendu, avec une figure tournée de mon -côté qui n'avait pas l'air à la noce... Il me regardait de ses yeux -Axes, comme si je lui devais quelque chose... Sûr, il n'en menait pas -large!... -</p> - -<p> -»Pour être malade, cet homme-là est malade! que je me dis!... Mais -qu'est-ce qui a bien pu l'arranger comme ça?... Je l'ai vu autrefois, -beau gars et dispos, <i>du temps qu'on ne m'en parlait pas!</i>... <i>du -temps qu'on le cachait à tout le monde!</i> -</p> - -<p> -»Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu'il y avait eu du drame -là-dessous!... Mais à chacun ses misères... Il faut bien que le -pauvre monde vive!... Motus! que je me dis! Ils sont capables de me -rejeter sur le pavé! Et je me suis remise à la besogne comme si de -rien n'était!... -</p> - -<p> -»Quand la Christine me racontait quelque chose, j'empochais avec un air -bête... Ça ne m'empêchait pas de penser: «Toi, ma belle, t'as pas la -conscience tranquille!...» -</p> - -<p> -»Pour en revenir à l'affaire de la boîte, je vous disais donc que -mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l'a ouverte... -Moi, j'étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait -dans la boutique par la porte entr'ouverte, mais je ne voyais pas dans -la boîte... Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans!... -</p> - -<p> -»Ce qu'elle regardait, c'est rien de le dire! Elle s'est approchée de -la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil -d'argent <i>et qui avait quasi la forme d'un pistolet!</i>... -</p> - -<p> -»Elle semblait n'y rien comprendre; elle a tout replacé dans la -boîte; après un moment d'hésitation, elle a ouvert la porte du jardin -et s'est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M. -Cotentin ne quittaient quasi plus!... -</p> - -<p> -»Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire. -</p> - -<p> -»Le vieux Norbert est sorti sur le seuil. -</p> - -<p> -»Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus... les -yeux lui sortaient de la tête: -</p> - -<p> -»Quoi? Qu'est-ce que tu veux encore? Tu sais bien que nous ne voulons -pas de toi! Tu es trop nerveuse! Laisse-nous tranquilles! -</p> - -<p> -»Il avait l'air furieux. -</p> - -<p> -»—Écoute, papa, lui dit l'autre, j'ai encore reçu une lettre de -cette malheureuse... -</p> - -<p> -»—Ah! fiche-nous la paix avec ta vieille folle! -</p> - -<p> -»Mais l'autre insistait: «Et puis, un objet recommandé que je -voudrais montrer à Jacques!... -</p> - -<p> -»—Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques!... -</p> - -<p> -»—Dis-lui qu'elle m'a envoyé la preuve! ou «l'épreuve», je ne sais -plus... -</p> - -<p> -»Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et -lui referma la porte sur le nez. -</p> - -<p> -»Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien -qu'on n'était pas à la rigolade dans la maison et j'étais sur des -charbons ardents. -</p> - -<p> -»Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa -tomber sur une chaise dans le jardin. -</p> - -<p> -»Elle n'y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait. -</p> - -<p> -»—Qu'y a-t-il, Christine? lui demanda-t-il tout de suite. -</p> - -<p> -»—Tiens! fit-elle, voilà ce qu'elle vient de m'envoyer. Et elle lui -passa la boîte. -</p> - -<p> -»Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte; moi, je ne -voyais rien!... Le docteur dut prendre l'objet en main... Il écartait -les bras, les repliait et répétait: -</p> - -<p> -»—C'est curieux, c'est très curieux!... -</p> - -<p> -»—Mais enfin, qu'est-ce que c'est? demanda Christine. -</p> - -<p> -»—Eh bien, ça, ma chérie, c'est un <i>trocard!</i>... -</p> - -<p> -»—Oui! il a bien dit: <i>trocard</i>, et même il l'a répété: -</p> - -<p> -»—<i>C'est une espèce de trocard!</i> -</p> - -<p> -»—Et qu'est-ce qu'un trocard? -</p> - -<p> -»Mais l'autre n'a pas répondu tout de suite. Il examinait encore -l'objet, paraissait réfléchir, et tout d'un coup s'écria: -</p> - -<p> -»—Ah! la malheureuse!... la malheureuse! la malheureuse!... Non, ça -n'est pas une folle!... c'est elle qui avait raison! -</p> - -<p> -»Et il ajouta: -</p> - -<p> -»—Ah! le bandit! -</p> - -<p> -»La Christine s'était levée, toute pâle: -</p> - -<p> -»—Mais, explique-toi! supplia-t-elle... qu'est-ce qu'un trocard? -</p> - -<p> -»—Un trocard, que lui explique l'autre, c'est une aiguille creuse, et -le pistolet à trocard, c'est une espèce d'instrument de chirurgie qui -ressemble à un petit pistolet... enfin qui fait fonction de pistolet et -qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l'abdomen une aiguille -creuse, quand nous voulons savoir... -</p> - -<p> -»—Ah! je comprends!... je comprends! s'écria Christine... -</p> - -<p> -»—Comprends-tu, reprenait l'autre. L'instrument que voilà part du -même principe... Il envoie cette aiguille creuse... remplie -préalablement de liquide nocif... Il a dit «nocif»... j'ai encore le -mot dans l'oreille... -</p> - -<p> -»—Oui! oui! je comprends! faisait la Christine, qui paraissait -atterrée.. -</p> - -<p> -»—Mais il l'envoie à distance, expliquait toujours l'autre... même -à une assez grande distance!... regarde ce ressort... et cette autre -disposition de ressort qui accompagne l'aiguille creuse et qui se -déclenche aussitôt qu'elle a touché et laissé son venin... -</p> - -<p> -»—Je comprends!... Je comprends!... -</p> - -<p> -»—C'est ce dernier ressort qui renvoie l'aiguille jusqu'à l'arme qui -la projetée... -</p> - -<p> -»—Oui! Oui! -</p> - -<p> -»—Tu vois comme l'aiguille est retenue par ce fil de métal!... -Comprends-tu?... Comprends-tu? -</p> - -<p> -»Si elle comprenait!... Du reste, ce n'était pas difficile; moi aussi -je comprenais comment il était fait c't'instrument, sans même l'avoir -vu!... Ça on peut le dire! Le carabin, pour ce qui est d'expliquer... -il explique bien!... Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses -mains: -</p> - -<p> -»—Mais il faut la sauver!... Mais il faut la sauver! -</p> - -<p> -»—Sans doute! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la -sauver! Seulement, moi, je ne puis m'absenter en ce moment... Non! je ne -puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne -puis pas quitter le travail pendant qu'il est encore tout chaud! -</p> - -<p> -»—Alors? Alors? Alors? -</p> - -<p> -»—C'est une affaire de cinq à six jours. -</p> - -<p> -»—Mais nous n'avons pas le droit d'attendre six jours! -</p> - -<p> -»—C'est bien mon avis! Tu vas donc aller trouver tout de suite -Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une -heure! Nous causerons et nous déciderons. -</p> - -<p> -»Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte. -</p> - -<p> -»Je me sauvai... mon service était fini!... J'en avais trop entendu, -sans y rien comprendre du reste... <i>Ça n'est qu'après l'histoire de la -septième que j'ai commencé à y comprendre quelque chose!</i>... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap20"></a></h4> - -<h4>XX -<br /><br /> -CE QU'IL ADVINT DE LA SEPTIÈME</h4> - -<p> -Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu'à deux heures de -l'après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu -le rapide avec l'express. Elle était dans le rapide qui «brûlait» -Corbillères. Elle ne put s'arrêter qu'à Laroche et y attendre un -train omnibus qui remontât vers Paris. -</p> - -<p> -Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir... -Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict -Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à -Paris; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre, -et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment -quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray. -</p> - -<p> -Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois, -s'était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre. -Elle s'accusait d'aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait -pu subir si longtemps l'influence néfaste du marquis et, à un point -tel, qu'elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime! car enfin! -elle aussi avait <i>été visée!</i> c'était le cas de le dire!... et même -atteinte! Elle aussi avait été <i>mordue de loin</i> par le monstre!... -Elle n'avait pas fait une rêve, quand elle l'avait vu penché sur elle -et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, <i>par la piqûre du -rosier!</i>... Baiser si hideux qu'elle n'avait pas voulu y croire, au -réveil!... Crime d'une autre âge qu'elle avait rejeté dans le domaine -du cauchemar!... -</p> - -<p> -Oui, mais il y avait eu le <i>chlorure de calcium</i> qui arrête le -sang et <i>le citrate de soude</i> qui le fait couler! Et il y avait le -<i>trocard</i> qui mordait à distance, empoisonnait à distance, -annihilait à distance! Cela était bien de notre temps! La science, la -science à l'usage du vampirisme! ce vampirisme-là n'était plus un -rêve!... -</p> - -<p> -Ce n'était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que -les petits esprits modernes repoussaient d'emblée avec dédain, -c'était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne—celle du -sang humain—servie par la chimie et par la mécanique!... -</p> - -<p> -Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s'exprimait -toujours avec une circonspection et une prudence qui l'avaient plus -d'une fois trop fait sourire: «Le mensonge est moins dans les choses -que l'on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que <i>dans nos -connaissances!</i> Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que, -même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas...» -</p> - -<p> -Corbillères-les-Eaux!... Quand elle sortit de la petite gare et qu'elle -se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d'où l'on -découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le -moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d'ouest, derniers -lambeaux de l'orage de pluie qui, tout l'après-midi, avait mêlé les -eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut -comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu'elle lui parlait -de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit: «Surtout, n'y venez pas!» -</p> - -<p> -Elle n'avait jamais rien vu d'aussi triste au monde. -</p> - -<p> -Et c'est là qu'il vivait!... -</p> - -<p> -C'est dans cette mortelle solitude qu'il était allé se réfugier -après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés. -</p> - -<p> -Elle ne lui en voulait pas. -</p> - -<p> -Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi -s'était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal?... -</p> - -<p> -Certes, elle n'avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s'était -laissée aller très naturellement à des confidences qu'elle n'eût -point faites à un autre, parce qu'elle éprouvait pour celui-ci, pour -son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent, -qu'elle n'hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son -individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible... -</p> - -<p> -Seulement, voilà! elle n'avait pas pu surmonter un mouvement de -dégoût à son approche physique! -</p> - -<p> -Ce baiser de l'homme laid, elle n'avait pas été assez forte pour le -subir! -</p> - -<p> -Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son -attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander!... -</p> - -<p> -La scène de rage, d'imprécations qui s'en était suivie, elle voulait -l'oublier... Elle avait été insultée—même frappée—enfin rejetée -loin de lui comme un objet de haine qu'il eût voulu réduire en -miettes!... et il était venu s'enfouir ici! -</p> - -<p> -Où? Dans quel coin? -</p> - -<p> -Qui la conduirait chez lui? -</p> - -<p> -La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave. -</p> - -<p> -Vraiment, ce pays l'impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules -comme un suaire humide et glacé. -</p> - -<p> -Elle pensa à retourner à Paris par le premier train; elle reviendrait -le lendemain au grand jour, avec Jacques... -</p> - -<p> -Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la -marquise lui apparut dans l'agonie du jour et lui montra son agonie, à -elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de -plus, l'aurait-elle appelée vainement? Christine n'arriverait-elle que -lorsqu'il serait trop tard? La dernière phrase de la dernière lettre -lui passa devant les yeux: «Et maintenant accourez! <i>car il va me tuer -si je ne meurs pas assez vite!</i>...» -</p> - -<p> -Un gamin, sorti de l'unique auberge, examinait sournoisement cette belle -dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda: -</p> - -<p> -—Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson? -</p> - -<p> -—Le <i>Peau-Rouge?</i> fit-il. Bien sûr que je le sais... c'est -encore moi qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours... <i>avant -Anie!</i>... -</p> - -<p> -—Qui c'est ça, Anie? -</p> - -<p> -—Eh bien, c'est sa dernière!... Il raconte que c'est sa -petite-nièce!... C'est elle qui vient faire ses provisions maintenant... -Mais voilà deux jours qu'on ne l'a pas vue!... Encore une qu'a dû se -sauver comme les autres! sans demander son reste!... -</p> - -<p> -—Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson?... -</p> - -<p> -Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le -pourboire et dit simplement: -</p> - -<p> -—Suivez-moi, j'm'appelle Philippe! -</p> - -<p> -Avant d'aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour -l'intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d'œil sur ce -qui s'est passé <i>ou sur ce qui à pu se passer</i> à Corbillères depuis -la scène de l'Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et -Bénédict Masson... Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le -garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, <i>si -celle-ci s'en allait comme les autres</i>... Là-dessus, la mère Muche -avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n'était -pas homme à se laisser intimider. -</p> - -<p> -Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité -par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions. -</p> - -<p> -Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle -passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec -l'ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict -Masson lui imposait... -</p> - -<p> -Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son -bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un -air fort effrayé... -</p> - -<p> -—Oh! monsieur! soupira-t-elle... Vous n'auriez pas vu, par hasard, -ses clefs?... -</p> - -<p> -—De quoi? fit l'autre en fronçant les sourcils... -</p> - -<p> -—Ses clefs!... Il les a perdues!... Il les cherche partout! Il était -dans un état à faire frémir!... Je ne l'ai jamais vu comme ça!... -Ah! on croit connaître les gens!... Pour un trousseau de clefs!... j'ai -pensé qu'il allait me briser!... mais je ne les ai pas vues, moi, ses -clefs!... Et maintenant il les cherche dehors!... Il est dans la petite -saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes... -</p> - -<p> -Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie. -Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire: -</p> - -<p> -—Pour ce qu'il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les -portes ouvertes... qu'est-ce qu'il veut qu'on en fasse de ses clefs, et -à quoi ça lui sert-il? Il s'imagine peut-être qu'il a un trésor!... -</p> - -<p> -—Ah! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n'ai pas le droit de -descendre à la cave!... Il a des manies incompréhensibles!... Ça -n'est pourtant pas un méchant garçon!... -</p> - -<p> -—Tout à l'heure tu me disais qu'il a failli te mettre en morceaux!... -Il faudrait tout de même s'entendre!... -</p> - -<p> -—Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée!... -</p> - -<p> -—Et qu'est-ce que c'est que son idée?... Pourrais-tu me le dire? T'en -sais peut-être bien plus long que moi là-dessus!... émit l'autre avec -un coup d'œil en dessous vers Anie. -</p> - -<p> -Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas... On -n'est jamais sûr de rien avec ces gamines... Elle répondit naïvement: -</p> - -<p> -—Pour le moment, son idée c'est de ravoir les clefs! -</p> - -<p> -On entendit alors la voix de Bénédict au lointain: «Anie! Anie!» -</p> - -<p> -—Je me sauve! S'il savait que je vous ai parlé, j'en entendrais de -toutes les couleurs! -</p> - -<p> -Le lendemain, le père Violette eut l'occasion de reparler à Anie... ou -plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole: -</p> - -<p> -—Il les a retrouvées, ses clefs! -</p> - -<p> -—Où qu'elles étaient? -</p> - -<p> -—Je ne sais pas!... Il ne me l'a pas dit... Il m'a dit seulement -qu'il les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je -n'oublierai jamais!... Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire?... Il n'est -plus du tout avec moi comme dans les premiers jours! -</p> - -<p> -—Oui! oui! on connaît ça!... ricana le père Violette... Les premiers -jours, tout nouveau, tout beau!... -</p> - -<p> -—Dites donc, monsieur Violette, comment qu'elles sont parties, les -autres? -</p> - -<p> -—Ah! ma petite, ça, on ne sait pas!... -</p> - -<p> -—Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer!... -Moi, je suis venue avec une malle... je ne dois pas être la seule!... -Si je voulais m'en aller, il me faudrait bien un charreton!... -</p> - -<p> -—Tu veux donc t'en aller, Anie? -</p> - -<p> -—Eh bien, oui! là, mais je n'ose pas lui dire!... J'ai peur ici!... -Il sait que je vous ai reparlé... Il m'a fait une scène!... Attention! le -voilà qui sort de la maison. -</p> - -<p> -Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre. -</p> - -<p> -Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin -à l'orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la -petite. Il savait qu'elle allait venir aux provisions. Quand elle passa, -il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre, -haletante: -</p> - -<p> -—Ah! je vous cherchais!... Je ne veux plus rester là!... Je ne veux -plus rester là!... -</p> - -<p> -—Eh bien, f... le camp tout de suite! -</p> - -<p> -—Mais je ne veux pas partir sans ma malle!... -</p> - -<p> -—S'il n'y a que ça, j'irai la chercher, moi, ta malle! -</p> - -<p> -—Non! ne faites pas ça!... Il arriverait un malheur!... Ah! ce qu'il -est monté contre vous!... Mais voilà ce que vous pourriez faire... -Envoyez-moi Bicot, le garçon de l'auberge, avec un charreton, vers les -trois heures... Le <i>Peau-Rouge</i> (c'est bien comme ça qu'on l'appelle à -Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les -herbes, je ne sais où... faire sa sieste... On ne le revoit pas avant -quatre heures... Bicot prendra ma malle et je le suivrai... Vous -surveillerez de loin!... Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il -pourrait y avoir du vilain... et ce n'est pas vous qui arrangeriez les -affaires, je vous le dis!... -</p> - -<p> -Le soir même, à l'Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère -Muche la dernière conversation qu'il avait eue avec Anie. -</p> - -<p> -—J'ai fait ce qu'elle a voulu, lui expliqua-t-il, j'ai prévenu -Bicot... À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite -saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé... la -fenêtre de la chambre s'est ouverte, mais c'est le Bénédict Masson -qui a montré sa sale gueule. -</p> - -<p> -»—Qu'est-ce que vous voulez? a-t-il demandé rudement à Bicot. -</p> - -<p> -»—Ben m'sieur, je viens chercher la malle d'Anie! a répondu l'autre -qu'était pas à la noce. -</p> - -<p> -»—Anie a changé d'avis!... Elle ne part plus! lui a jeté le -Bénédict et il a refermé la fenêtre... et le Bicot est rentré au -village avec son charreton. -</p> - -<p> -»J'avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit: «À quoi bon? -Ça pourrait tout gâter!» Vaut mieux attendre la petite!» Mais la -petite n'est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste! -Qu'est-ce que vous en pensez, mère Muche? -</p> - -<p> -—Je te répète ce que je t'ai dit un jour. J'ai vu la figure de cet -homme-là une fois! Je m'en souviendrai toute ma vie. Quand il est -arrivé avec son bâton dans la cour et qu'il était mis comme un -sauvage, un vrai Peau-Rouge, qu'est le cas de le dire, et qu'il te -cherchait partout! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi -c'est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres! -</p> - -<p> -—N... de D...! si c'est lui pourtant qui les fait disparaître! -</p> - -<p> -—Raison de plus! -</p> - -<p> -—À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu'il en est, -«'guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux -provisions. -</p> - -<p> -Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les -jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais! -</p> - -<p> -Enfin, comme l'avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les -sentiers bourbeux du marécage, quand M<sup>lle</sup> Norbert arriva à -Corbillères, on n'avait pas revu la petite Anie depuis l'avant-veille. -</p> - -<p> -Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de -Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste -aux reflets funèbres de l'étang aux eaux de plomb. -</p> - -<p> -»Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant -les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux -courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante, -tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et -mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et -des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée. -</p> - -<p> -Il y avait un quart d'heure qu'ils marchaient, le jeune Philippe roulant -dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d'éviter les -flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque -de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti -définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s'arrêtèrent. -</p> - -<p> -Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s'élever un -tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s'échappaient avec un -ronflement sinistre d'un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet -embrasement rabattu de part et d'autre par les brusques sautes du vent -paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier. -</p> - -<p> -—C'est un feu de cheminée! s'écria le gamin, et il ne s'en doute -peut-être pas! -</p> - -<p> -Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit -pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel -ils s'accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la -bourrasque. -</p> - -<p> -L'étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient -les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une -cuve... Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme -une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du -toit... et dans ce reflet, il y eut un cadavre!... -</p> - -<p> -Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta -au-devant de Christine et de l'enfant qui l'accompagnait, comme s'ils -pouvaient encore quelque chose pour lui... Muet d'horreur, tous deux le -regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà -décomposée, ouvrant une bouche d'où semblait sortir un dernier appel -dans la plus horrible grimace. -</p> - -<p> -—Le père Violette!... put enfin s'écrier le petit Philippe, quand il -eut retrouvé son souffle. -</p> - -<p> -Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction -contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute -l'agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur... Quant à -M<sup>lle</sup> Norbert, se voyant abandonnée, elle n'hésita pas à courir -comme à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir -Bénédict Masson du danger qu'il courait avec ce feu de cheminée qui -ne cessait pas, bien au contraire... -</p> - -<p> -Heureusement que le vent venant de s'établir au sud-ouest rejetait tout -le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont -les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique -avec des bras tordus, torturés, suppliants. -</p> - -<p> -Il est facile de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel -Christine arriva à la porte du chalet. L'aspect sinistre du pays -qu'elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux -bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l'offrande diabolique -de ces lieux funestes, ces flammes qui s'échappaient de ce toit, cet -enfant qui s'enfuyait en hurlant d'horreur: tout contribuait à la jeter -pantelante sur ce seuil où elle n'avait plus d'espoir qu'en Bénédict -Masson! -</p> - -<p> -Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s'échappa -de ses lèvres: -</p> - -<p> -—Bénédict! Bénédict! -</p> - -<p> -Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d'une façon -terrible. -</p> - -<p> -Un cri? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un -monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en -imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur. -</p> - -<p> -Et la porte ne s'ouvrait, pas... -</p> - -<p> -Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d'horreur à cause de -ce cri plus affreux encore que tout ce qu'elle avait vu et entendu -depuis qu'elle avait mis le pied sur cette terre maudite. -</p> - -<p> -Sa bouche gémissait encore: «Bénédict! Bénédict!...» mais comme si -elle demandait grâce à son bourreau!... -</p> - -<p> -Et la porte enfin s'ouvrit... et il y eut la vision fulgurante d'un -monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer. -</p> - -<p> -Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de -flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante, -dévoratrice... semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses -cendres et ses scories funèbres... les enveloppant d'une odeur de -mort... -</p> - -<p> -Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait -répandu l'alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut -point en arrivant à la boutique de son père. -</p> - -<p> -Instinctivement, il se précipita dans l'auberge où il était à peu -près sûr, à cette heure, celle de l'apéritif, de rencontrer tout ce -qui comptait de force défensive dans le pays: le garde champêtre, le -tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou -moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours -leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s'entendant -comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la -tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le -Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets, -pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son -autorité; tous d'accord, du reste, dans la même haine, celle de -l'intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n'être venu là -que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les -mépriser, puisqu'il n'aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils -vivaient. -</p> - -<p> -Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par -l'épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux -sous les pilotis du pont près de l'étang, ils se levèrent tous, -unanimes: -</p> - -<p> -—C'est le Peau-Rouge! -</p> - -<p> -Du reste, il n'en était pas à son premier coup! Il y avait beau temps -que dans le pays il faisait figure d'assassin! De l'Arbre Vert à -Corbillères, nul n'ignorait non plus l'animosité qui existait entre -les deux hommes... sans compter que, dans ces derniers temps, le père -Violette n'était pas le seul à se demander ce qu'était devenue la -petite Anie... -</p> - -<p> -Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous -armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en -campagne contre le Peau-Rouge. -</p> - -<p> -L'appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les -peines du monde à l'empêcher de battre sa caisse... Il n'en prit pas -moins la tête de l'expédition, une baguette dans chaque main, décidé -à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe -faillirait au moment de l'assaut. -</p> - -<p> -Le petit Philippe trottait à côté de lui... -</p> - -<p> -De l'un à l'autre on se recommandait le silence et l'on arriva ainsi à -la queue leu leu, à cause de l'étroitesse du sentier, jusqu'aux -pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa -figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l'humidité, par -la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui -leur criait: «Vengeance!» -</p> - -<p> -Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne. -</p> - -<p> -Deux d'entre les gars descendirent dans l'eau clapotante, éclairée -seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais -au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge. -</p> - -<p> -—Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu'il boit plus qu'à sa -soif. -</p> - -<p> -Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui -sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur. -</p> - -<p> -—Ce serait-il qu'il voudrait se brûler... Il a peut-être f... le feu -à sa bicoque avant de f... le camp! -</p> - -<p> -Enfin, ils décidèrent d'entourer le chalet et résolurent de s'y -précipiter tous à la fois à un signal. -</p> - -<p> -—Le signal, c'est moi qui le donnerai! souffla l'appariteur... -</p> - -<p> -Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de -sauvages... et ce fut une ruée. -</p> - -<p> -La porte fut enfoncée sans résistance... -</p> - -<p> -Les premiers s'arrêtèrent sur le seuil, comme médusés. -</p> - -<p> -Cependant, sans s'occuper d'eux, Bénédict Masson, à genoux, -répandait de l'eau sur le visage de marbre de Christine évanouie... -Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait -d'aller rejoindre dans la «cuisinière», d'où s'échappait une -épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d'Anie qui se -consumaient dans une flamme attisée par le pétrole. -</p> - -<p> -<i>Bénédict Masson, tranquillement, soignait l'une de ces dames, pendant -qu'il brûlait l'autre!</i>... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap21"></a></h4> - -<h4>XXI -<br /><br /> -«JE SUIS INNOCENT!»</h4> - -<p> -Il fut quasi assommé. Ce n'est que lorsqu'il ne remua plus que les gars -de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs -fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe, -proposa-t-il d'en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait -de la petite Anie, et de les jeter dans la «cuisinière». -</p> - -<p> -Sans l'arrivée des gendarmes, c'est peut-être bien ce qui serait -survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien -considéré, fort excusable. -</p> - -<p> -—Ne le sauvez pas de la guillotine! Qu'il respire au moins jusque-là! -prononça le brigadier. -</p> - -<p> -Alors ils laissèrent Bénédict pour s'occuper de Christine qui -n'ouvrait toujours pas les yeux. -</p> - -<p> -—Encore une qui l'a échappé belle! fit entendre le tambour de ville. -</p> - -<p> -Et chacun fut de cet avis. -</p> - -<p> -Ce n'est que dehors, sous le coup du grand air et de l'humidité, que -Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une -charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut -mise dans une chambre de l'auberge. Elle avait une forte fièvre et elle -délirait. -</p> - -<p> -Quant à Bénédict, que l'on avait jeté sur une botte de paille dans -l'écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu'il ne -s'échappât que pour qu'on ne l'achevât point, il poussa un profond -soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa -la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la -lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu'un qu'il n'aperçut -point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux -gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion -apparente: -</p> - -<p> -—Je suis innocent! -</p> - -<p> -Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors, -il demanda de l'eau. -</p> - -<p> -—Il me semble que je boirais une cuve! fit-il. -</p> - -<p> -Un gendarme lui apporta de l'eau dans un seau qui servait pour les -chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit -le torse nu et lava ses plaies. -</p> - -<p> -—Ils n'y vont pas de main morte les gars de Corbillères! -déclara-t-il. -</p> - -<p> -Et il se mit à rire. -</p> - -<p> -Les gendarmes en avaient «froid dans le dos». Ils l'ont dit depuis: -jamais ils n'avaient entendu un rire pareil... C'était à abattre ce -monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l'entendre... -</p> - -<p> -Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler... -</p> - -<p> -—J'espère qu'on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il... C'est -une jeune fille de famille qui n'a pas l'habitude des marécages... Elle -aura pris froid!... <i>tandis que l'autre avait trop chaud!</i> -</p> - -<p> -Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient -mis un bâillon. L'autre se laissait faire, sans résistance aucune, -bien qu'il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait -simplement la tête en ayant l'air de les approuver: -</p> - -<p> -—Prenez vos précautions!... On ne sait jamais!... <i>Je comprends que -je ne vous sois pas sympathique!</i>... -</p> - -<p> -Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la -charrette était allée chercher dans un second voyage... Le brigadier -avait bien demandé qu'on le laissât sur le sentier où il avait été -tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères -s'étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie -et on l'avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils -sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le -venger!... -</p> - -<p> -La sous-préfecture avait été prévenue... On attendait les -autorités, la police, «tout le tremblement»... Ah! que c'était une -affaire!... Tout le monde était d'accord là-dessus!... Une affaire -dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde!... Un -sacré procès!... On ne savait pas, après tout, combien il en avait -assassiné, le Peau-Rouge!... On ne lui connaissait que sept victimes, -sept pauvres petites femmes, qu'il avait ainsi découpées en morceaux, -jetées au feu de sa cuisinière... mais il y en avait assurément bien -davantage!... -</p> - -<p> -Au matin, ils étaient si excités qu'ils voulaient ficher le feu à -l'écurie, brûler le satyre! Heureusement, les autorités arrivèrent. -Il n'était que temps! -</p> - -<p> -Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme, -d'un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se -demandaient s'ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois -du lynchage. -</p> - -<p> -—Ouvrez-leur la porte! leur dit-il... <i>s'ils veulent me -découper, moi aussi, il ne faut pas les contrarier!</i> -</p> - -<p> -Il avait donné l'adresse de Christine pour que l'on prévînt son -père. -</p> - -<p> -—La pauvre «demoiselle», ça lui a porté un coup!... Elle ne -s'attendait pas à ce qu'elle a vu, bien sûr!... Mais aussi pourquoi -est-elle venue?... <i>Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les -pieds dans ce pays!</i> -</p> - -<p> -Tout ce qu'il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au -moins conduire à cette conclusion qu'il n'y avait aucun doute possible -à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces -paroles qui revenaient comme un leitmotiv: «Ben oui!... mais tout cela -n'empêche pas que je sois innocent!» -</p> - -<p> -Se moquait-il des autres?... Se moquait-il de lui-même?... Le ton avec -lequel il disait cela n'était pas très éloigné de la farce! -Voulait-il se faire passer pour fou?... -</p> - -<p> -Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le -juge d'instruction déclara: -</p> - -<p> -—Nous sommes en face du genre cynique. -</p> - -<p> -Cynique, ça il l'était!... Il semblait prendre un plaisir sadique à -l'horreur qu'il inspirait; et il faisait tout pour la décupler! -</p> - -<p> -Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et -l'appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu <i>sans y -toucher</i>, jusqu'à ce qu'il fût éteint... Les magistrats retrouvèrent -tout en l'état: les restes d'Anie dans le panier, ses petits os -carbonisés dans le poêle... On découvrit cependant des débris dans -la cave... C'est là qu'il l'avait «sectionnée». On retrouva bien -d'autres choses, <i>les malles et les valises, enfin tout le bagage des -sept femmes disparues!</i> -</p> - -<p> -—Eh bien, quoi! qu'est-ce que cela prouve? répliqua-t-il quand on lui -opposa ce trop éloquent témoignage... que je suis un homme d'ordre!... -et qu'on peut avoir confiance en moi!... <i>Quand elles reviendront, elles -seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles -qu'elles les ont laissées!</i>... -</p> - -<p> -—Nous saurons retrouver leurs cendres! s'écria le juge, et peut-être -ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires -monstres qui aient déshonoré le nom de l'homme! -</p> - -<p> -—Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre -qu'elle vous inspire! Mais, croyez-moi, il n'est pas bien sûr que vous -retrouviez toutes ces demoiselles à l'état de cendres!... Ce n'est pas -une raison parce que j'en ai brûlé une pour que j'aie fait flamber les -autres... -</p> - -<p> -—Mais enfin, pour celle-là, vous avouez? -</p> - -<p> -—J'avoue quoi?... Je n'avoue rien du tout!... J'ai toujours été trop -ami de la vérité pour vous faire le plaisir d'avouer un crime que je -n'ai pas commis!... <i>Ça n'est pas une raison parce qu'on découpe une -femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle pour qu'on l'ait -tuée!</i>... -</p> - -<p> -—Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l'avez pas tuée! -</p> - -<p> -—<i>Ça, monsieur le juge, ça, ce n'est pas mon affaire!</i>... Je ne -suis pas magistrat, moi!... je ne suis pas payé par le gouvernement pour -faire des enquêtes tendant à établir l'innocence ou la culpabilité -des citoyens! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos -prérogatives... <i>Travaillez!</i> -</p> - -<p> -Ainsi parlait Bénédict Masson... Nous n'entrerons point dans le -détail d'une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et -qui est présente encore à toutes les mémoires... Plus les -témoignages et les faits semblaient l'accabler, plus Bénédict -semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n'avait été -plus puissant ni, naturellement, plus odieux. -</p> - -<p> -En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos -menaçants qu'on lui prêtait; il rendit hommage à la mémoire de -M<sup>me</sup> Muche, qui raconta avec force détails la visite du -Peau-Rouge à l'Arbre Vert et son entrevue avec l'ancien garde. -</p> - -<p> -M<sup>me</sup> Muche avait trop prévu l'événement qui devait s'ensuivre -pour n'en pas tirer un juste orgueil: «Si le père Violette m'avait -écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses.» -</p> - -<p> -L'examen du cadavre du père Violette avait établi qu'il avait été -pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans -l'étang avec une pierre aux pieds; mais la pierre devait avoir été -choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l'attachait à la -victime. -</p> - -<p> -—Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui -présentait les résultats de l'enquête, évidemment!... Un Peau-Rouge -doit savoir lancer le lasso!... Je vous dirais que je ne sais pas lancer -le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le -juge! Tout de même, j'attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la -table des pièces à conviction, à côté <i>de mon petit panier à -transporter</i> «<i>les restes</i>» et de ma «cuisinière»! -</p> - -<p> -On était allé interroger Christine chez elle et, sur l'avis des -médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible -confrontation. -</p> - -<p> -Aussi bien, elle eût été inutile, l'inculpé ne contredisant en rien -les dépositions de M<sup>lle</sup> Norbert. -</p> - -<p> -Celle-ci fit son «mea culpa». Son grand tort avait été d'avoir -pitié d'un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à -cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La -misanthropie du relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses -extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage -tantôt enthousiaste jusqu'au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal -comme celui d'un portefaix: elle avait mis tout cela sur le compte d'une -laideur qui isolait Bénédict Masson de l'humanité. Elle s'était -penchée sur cette douleur, elle s'était heurtée à un bourreau!... -</p> - -<p> -Quand la porte du chalet de Corbillères s'était ouverte, elle avait eu -en face d'elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon -d'abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes -déchiquetés d'un corps humain!... Et puis elle ne se rappelait plus -rien! Elle se demandait seulement comment elle n'était point morte de -cette vision exécrable!... -</p> - -<p> -—Assurément! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les -termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n'a pas été -gâtée!... Elle ne méritait pas ça!... -</p> - -<p> -—Misérable! ne put s'empêcher de lui répliquer le juge, vous -prévoyiez qu'elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits, -quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux... -</p> - -<p> -—Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point «mes forfaits», -pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre -plus guère que dans les tragédies classiques!... Si je n'invitais pas -M<sup>lle</sup> Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux... -c'est que le paysage n'y est pas joli, joli!... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap22"></a></h4> - -<h4>XXII -<br /><br /> -DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE</h4> - -<p> -Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à -augmenter chez tous l'horreur inspirée par une série de crimes dont -Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu'en des termes et sur un -ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu'il ne -semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat -d'inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions -qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement, -c'est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une -méthode sévère à ne se point laisser influencer par les -contingences... -</p> - -<p> -«Cet homme court à la mort comme à une délivrance! se disait le -prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses! S'il pouvait -lui-même prouver ses crimes, il le ferait! Ne le pouvant point, il -déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du -public, qu'il méprise... En même temps, il se venge par avance de -Terreur qui va le livrer au bourreau en criant: «Je suis innocent!...» -mais c'est tout juste s'il n'ajoute pas: «Je vous défie de me le -prouver!»... Tout cela est du Bénédict Masson tout pur!... En -attendant, on n'a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour -ce qui est de la septième, il n'a pas tort quand il dit: «Ce n'est pas -une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met -dans son poêle, pour qu'on l'ait tuée!» -</p> - -<p> -Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n'aimait -point les discussions oiseuses. Il savait qu'il ne parviendrait à -ébranler aucun esprit au monde sur le fait d'une culpabilité qui -«sautait aux yeux». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de -sa pensée à Christine, qui, elle, <i>en avait trop vu</i> pour pouvoir -admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable -criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un -court message de Coulteray: «Adieu, Christine... tout est fini!» -</p> - -<p> -Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la -prostration physique et morale qui s'en était suivie lui avait fait -oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se -passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été -la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson. -</p> - -<p> -Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la -vie ou pour la raison de Christine, n'avait plus pensé à la marquise -ni à son appel désespéré. -</p> - -<p> -Enfin, les premières exigences de l'instruction, les pénibles -interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus -affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l'ombre de leur -pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l'aventure -fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si -pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes. -</p> - -<p> -Un malheur présent est égoïste; il exige tous vos soins, vous courbe -sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque -celles-ci commencent à se refermer... Enfin, il ne faut pas oublier non -plus qu'à tout prendre, la réalité de l'infortune de la marquise de -Coulteray était encore à démontrer... Certes, le «trocard» avait -produit son effet; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une -importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien!... -</p> - -<p> -Quoi qu'il en fût, dans le tumulte sanglant de l'affaire de -Corbillères, le «trocard» que Christine avait emporté dans son sac -pour le montrer à Bénédict avait disparu! Où? quand? comment?... -</p> - -<p> -Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi -soulevée par la terreur et par le vent? Alors le sac se serait ouvert -et le pistolet chirurgical s'en serait échappé? -</p> - -<p> -Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le -mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu. -</p> - -<p> -La vision de la petite Anie brûlant dans la «cuisinière» de -Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas -directement <i>ou semblait ne pas se rapporter</i> aux crimes de -Corbillères que Christine n'avait parlé de ce singulier trocard à -quiconque. -</p> - -<p> -... Aussi bien il n'avait été retrouvé par personne, en dépit de -toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout -Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six -victimes manquantes... Si les agents de la Sûreté générale avaient -découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état. -</p> - -<p> -—Partons! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin... Nous -n'avons que trop attendu! C'est moi qui, par mon scepticisme, mon -orgueil, ma «suffisance» aurai peut-être été la cause de la mort de -cette malheureuse!... Si nous avons encore une chance de la sauver, né -la laissons pas échapper!... Mes remords sont déjà immenses!... Je me -suis crue très intelligente et je ne suis qu'une sotte, d'une sottise -criminelle!... Mon calme à juger les gens et les choses, l'équilibre -tant vanté de mon esprit n'étaient que l'armature d'une bêtise qui -m'épouvante... Est-ce que tu es calme, toi?... Oui, peut-être aux yeux -des imbéciles!... Mais j'ai toujours vu ton esprit inquiet!... Rien ne -t'a jamais paru impossible!... Je me suis étonnée de ne pas te voir -sourire lorsque pour la première fois je t'ai parlé de la maladie de -vampirisme qui sévissait à l'hôtel de Coulteray... Quand moi, sur un -ton qu'eussent pu m'envier tous les Joseph Prud'homme de la terre, je -prononçais le mot: science! toi, tu répondais: «Mystère!»... J'ai -pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie; <i>j'ai aimé -Gabriel sans y croire!... Je l'aime 'peut-être encore et je n'y crois -peut-être pas encore</i>... -</p> - -<p> -—Oh! Christine! protesta Jacques avec une infinie tristesse. -</p> - -<p> -—Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi!... -Vous avez tous été trop à mes genoux! J'ai vu le marquis à mes -genoux! J'y ai vu Bénédict Masson! Mais ce que je n'ai pas vu, moi qui -croyais tout connaître, tout deviner: c'est que c'étaient deux -monstres!... Jacques! courons à Coulteray! -</p> - -<p> -—Tu es encore bien faible, Christine! -</p> - -<p> -—Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les -médecins m'ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux, -tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne -s'étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s'y opposer. Du -reste, l'enquête est bien près d'être terminée. On ne retrouve pas -les six autres victimes parce qu'il en a fait de la fumée! Ah! le -bandit! Quand je pense qu'il me dédiait des vers... et qu'il pleurait -sur ma main! Tu viens, Jacques? -</p> - -<p> -—Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux! et puis, tu as -raison... notre présence peut être utile là-bas! -</p> - -<p> -—Que le ciel t'entende! Hélas! elle nous écrit: «Adieu, c'est -fini!» -</p> - -<p> -—Ça n'est jamais fini, Christine, tant qu'on peut l'écrire. -</p> - -<p> -—Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ? -</p> - -<p> -—Non!... maintenant, je puis m'absenter... m'absenter même -longtemps... pourvu que ton père reste et veille!... -</p> - -<p> -—Oh! il ne le quitte pas!... Tu n'as pas remarqué qu'il l'a à peine -quitté pour venir me voir... de temps en temps... et vite!... Aucun -être au monde n'aura été soigné comme Gabriel!... Pauvre cher -papa!... <i>Gabriel, c'est un peu sa vie... c'est aussi la tienne, -Jacques!</i> -</p> - -<p> -—Non, la mienne, c'est toi, Christine. -</p> - -<p> -—Eh bien, en route! fuyons ce quartier, cette île où il me semble -entendre encore le misérable rôder autour de moi... avec son sourire -si affreusement mélancolique... et ses vers... ses vers qu'il -chuchotait sur un ton liturgique! «Pour l'amour de Dieu, ne remue pas -les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé -dans son lac immobile...» etc..., etc..., et autres du même acabit qui -me remplissaient d'aise sous mes dehors de statue... car, au fond, je -suis une sentimentale... Oui! en vérité, quelque chose comme Jenny -l'ouvrière... seulement ce ne sont pas des fleurs qu'il me faut, ce -sont des poèmes!... -</p> - -<p> -—Ne raille pas!... Ne raille pas, Christine, tu es une -sentimentale... On n'est grand que par les sentiments... et par la -bonté!... Tu as été bonne! -</p> - -<p> -—Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde! et je vous -fais tous souffrir!... <i>Ah! est-ce que je sais ce que je veux?</i> -acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s'acheva dans un sanglot. -</p> - -<p> -Il l'emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris!... -Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au -milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l'été -sur son déclin. -</p> - -<p> -Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu'en arrivant à Tours, -il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même, -de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap23"></a></h4> - -<h4>XXIII -<br /><br /> -LE CHÂTEAU DE COULTERAY</h4> - -<p> -Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l'on ne put cacher la -nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur, -chez elle, avait disparu: -</p> - -<p> -—Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce -que je n'ai pas su l'entendre, je la vengerai!... Je lui dois bien -ça!... je sens que son ombre ne me pardonnera qu'à cette condition! -</p> - -<p> -Elle était dans une agitation qui ne cessa qu'à la première heure du -jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les -déposer à Coulteray à dix heures du matin. -</p> - -<p> -—Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, -lui, et qu'il ne se doute de rien! -</p> - -<p> -Tout ce qu'avait pu dire Jacques n'avait servi de rien. Elle ne -l'écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis. -Elle ne prononça pas dix mots jusqu'à Coulteray. -</p> - -<p> -En d'autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un -enchantement. C'est ce que se disait Jacques, à qui Christine -échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment -qu'il croyait s'en être rapproché le plus. -</p> - -<p> -Jamais la nature n'avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait -à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse -sur le royaume de la Loire. Corot n'eût pas mieux fait. Jacques posa sa -main sur celle de Christine: elle était glacée. Lui, dans le paysage -aimable et joyeux, ne pensait qu'à la vie. Elle, ne songeait qu'à la -morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l'heure. -</p> - -<p> -Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du -village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur -glas funèbre: -</p> - -<p> -—On va sans doute l'inhumer aujourd'hui, fit Christine, dont les -yeux se mouillèrent. Ah! je voudrais la revoir une dernière fois: je sais -bien ce que je lui murmurerais à l'oreille!... Pourvu que nous -arrivions avant la cérémonie! -</p> - -<p> -Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre -à l'unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui -ravir le charme de l'heure. La vision de ce petit bourg à flanc de -coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits -pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la -rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt -se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l'atmosphère, -la joie accueillante des visages rencontrés jusqu'alors sur le bord du -chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s'ouvraient sans mystère sur -leur bonheur domestique, ne l'avaient pas préparé à entendre cette -lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels -semblaient n'avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes. -</p> - -<p> -Le village était désert. L'auto le traversa et passa devant l'auberge -de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l'eût -dit abandonné. -</p> - -<p> -La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route -serpentine qui conduit, sous les ramures d'un boqueteau, au château -debout sur le coteau, en face. -</p> - -<p> -Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et -en rehaussent partout la beauté... Il n'est pas un voyageur qu'un -sentiment d'admiration n'ait arrêté devant les ruines imposantes ou -les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la -Guerche, de Roche-Corbon, de l'Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon, -d'Amboise, de Loches, d'Azay-le-Rideau... Le château de Coulteray ne -dépare pas cette collection. -</p> - -<p> -Il n'est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses -créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les -bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade... La légende -affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements -de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la -transformer en un confortable manoir... Au surplus, le moyen âge -lui-même paraît gai dans ce charmant pays. -</p> - -<p> -«Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish, -fût bien malade pour ne point guérir ici!» se disait Jacques. -</p> - -<p> -À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui -restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et -des fleurs), ils descendirent d'auto. Il y avait foule dans «la -baille». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux -obsèques par curiosité, par superstition... car on est très -curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray... plus peut-être -que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu'en -Bretagne, mais d'une autre manière. -</p> - -<p> -Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire, -qu'ils appelaient couramment entre eux <i>l'empouse</i> (ce qui est tout -comme, là-bas)... sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à -fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils -étaient petits et qu'ils n'étaient pas sages. -</p> - -<p> -La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s'échappant de sa -tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait -avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du -loup-garou en honneur dans d'autres contrées. -</p> - -<p> -Quand, en l'absence des châtelains, le concierge faisait visiter la -crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l'étranger -ce que l'on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide. -</p> - -<p> -—Y croyez-vous? demandait en souriant le visiteur. -</p> - -<p> -—Ben! répondait l'autre en hochant la tête, on y croit sans y -croire!... -</p> - -<p> -Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon -sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son -scepticisme et son imagination folle? Quoi de plus intéressant que ce -génie d'une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au -sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus -graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et -quelquefois les plus inattendues dans leur audace?... -</p> - -<p> -Tout ceci n'est point d'une digression inutile, sur le seuil du château -de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure -de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des -Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que -Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l'<i>empouse</i> de la légende, <i>et cela -quelques heures avant des évènements extraordinaires qui allaient -bouleverser toute une contrée</i>... -</p> - -<p> -N'oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui -s'appelle la <i>Grotte-aux-Fées</i>, dont l'enseigne rappelle un dolmen -qui est visité des plus aimables lutins; non loin de ce dolmen s'en trouve -un autre, de proportions gigantesques, appelé le <i>Palais de -Gargantua</i>; à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du -taillis Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui -aussi, aux temps celtiques où l'enchanteur Orfon aurait entassé -d'immenses richesses qu'il se plaît à faire résonner avec fracas dans -la nuit de Noël... -</p> - -<p> -Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à -une terre où l'on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les -épouvantes bretonnes; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée -encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles -les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler... N'oubliant -point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer. -</p> - -<p> -Et d'abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif -de la situation morale—à ce point de vue—de la population de -Coulteray, qu'en rapportant très succinctement ici la façon dont, à -différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit -qu'il était né à l'étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la -force de l'âge; aussi quand il apparut, ce fut un événement; disons -tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux. -</p> - -<p> -Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme -campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant -volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n'était pas -fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles, -payait des banquets mémorables à la <i>Grotte aux fées</i>, aux grandes -fêtes annuelles. -</p> - -<p> -L'<i>empouse</i>, comme on continuait à l'appeler entre soi, «histoire de -rire», avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait: -«Notre <i>empouse</i> se porte bien! souhaitons que le diable nous le -conserve encore pendant deux ou trois cents ans.» -</p> - -<p> -Puis il partit. Il était retourné à l'étranger. On n'entendit plus -parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n'avait pas -changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même -bonne humeur, le même «allant». Les paysans, eux, avaient vieilli. -</p> - -<p> -Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, «belle comme le -jour», digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle. -Ils paraissaient s'adorer. -</p> - -<p> -Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de -la visite de quelques hauts seigneurs d'outre-Manche qui n'engendraient -pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en -laissant des regrets. -</p> - -<p> -Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à -Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans -sa façon d'être, de se bien porter, de voir gaiement la vie; <i>mais -déjà on ne reconnaissait plus sa femme.</i> -</p> - -<p> -Elle avait perdu ses fraîches couleurs; ses yeux, qui, naguère, -reflétaient le ciel, s'étaient voilés d'une ombre funèbre; elle, que -l'on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les -bois, passait maintenant alanguie au fond d'une voiture d'où elle -répondait tristement et d'un geste épuisé aux saluts respectueux des -campagnards. -</p> - -<p> -Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère -au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, M<sup>me</sup> Gérard, se -vit remerciée pour un motif futile. -</p> - -<p> -Ce fut la première qui répandit le bruit qu'il se passait à Coulteray -des choses «pas ordinaires du tout!» -</p> - -<p> -Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que -celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s'en mêlait, -la pauvre femme n'en avait plus pour longtemps! Alors, le gendarme, lui, -s'en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si -bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu'il ne fut plus -possible de tirer un mot de M<sup>me</sup> Gérard à ce sujet. -</p> - -<p> -Mais la curiosité des paysans était éveillée; ils guettaient les -sorties de la marquise et soupiraient sur son passage: -</p> - -<p> -—Voilà ce que c'est que de se marier à un empouse... -</p> - -<p> -D'autre part, ils n'étaient plus les mêmes avec le seigneur de -Coulteray.. Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il -était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de -consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu'ils -pensaient «qui, tout de même, n'était pas possible à notre -époque». -</p> - -<p> -Le marquis n'insista pas. Il repartit avec sa femme. -</p> - -<p> -Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd'hui -on l'enterrait... -</p> - -<p> -Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là -cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes -à genoux, tandis que s'avançait le cortège mortuaire, précédé du -clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le -pays environnant. -</p> - -<p> -Les «filles de Marie», tout en blanc, et les «dames du Feu», dans -leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs -de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l'antique coutume de -la maison de Coulteray, où l'on scelle les morts dans leur tombe devant -tout le populaire appelé comme témoin. -</p> - -<p> -Les «dames du Feu», parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à -cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l'aurore de -leur printemps, formaient une confrérie dont l'origine se perdait dans -la nuit des siècles, et qui était née de l'usage druidique de -célébrer le retour du solstice d'été par des démonstrations de -joie, des feux dans les clairières. Ces «dames» dansaient autour des -pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs -autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de -Coulteray, il n'était point de village, point de hameau, de ferme, qui, -à cette occasion, n'eût son bûcher. On prie les curés de campagne de -les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve -soigneusement les tisons comme un préservatif contre l'orage. -</p> - -<p> -Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus -joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s'étaient -encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait -été condamnée par un méchant destin à partager la couche de -«l'empouse». -</p> - -<p> -Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village, -«l'empouse» montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de -larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous -la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n'avait pas tardé -à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende -dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la -première victime. -</p> - -<p> -On se rappelait de quels soins on l'avait toujours vu entourer la -marquise. On ne vit plus qu'un mari qui pleurait sa femme, et l'on -pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même! -</p> - -<p> -Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait «la -baille» pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui -précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La -veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi -dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que -le marquis ne l'aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa, -menaçant, terrible: ses yeux, tout à l'heure embués de larmes, -parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit; son bras -s'étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était -assurément celui de l'indignation arrivée à sa dernière puissance; -sa bouche remua, mais elle n'eut pas à prononcer le «va-t'en!» dont -elle était pleine. Comme soulevée de terre par l'épouvante, la veuve -était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la -«prée» (la prairie) comme pierre qui roule. -</p> - -<p> -C'est tout juste si l'on n'applaudit pas! -</p> - -<p> -Chacun comprenait cette sainte colère... Après tout, le pauvre homme -devait en avoir assez de toutes ces histoires! Il n'ignorait pas toutes -les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu'il avait été -obligé de la mettre à la porte de chez lui!... Et elle avait eu le -toupet de se montrer dans un moment pareil!... -</p> - -<p> -Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège -pénétra dans la chapelle... Christine et Jacques eurent toutes les -peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé -à y entrer si Christine, dont l'émotion était à son comble, ne -l'avait entraîné par la main avec une force irrésistible. -</p> - -<p> -—Je veux la voir, elle!... je veux la voir!... -</p> - -<p> -De fait, elle ne l'avait pas encore vue, bien que le cercueil fût -ouvert. C'est en vain qu'elle avait essayé de percer les premiers -rangs, elle avait été repoussée et elle n'avait aperçu que des -gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée... -</p> - -<p> -La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche -un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et -plate dont les extrémités étaient garnies d'une armature d'argent; -ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le -bousculaient... -</p> - -<p> -Ce ne pouvait être que le sacristain. -</p> - -<p> -«Drouine!» prononça-t-elle. -</p> - -<p> -Celui-ci se tourna vers elle et l'aperçut qui tenait toujours Jacques -par la main... Elle se nomma: Christine Norbert, et présenta son -cousin. -</p> - -<p> -—Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez -bien tard! si vous saviez comme elle vous a attendue!... -</p> - -<p> -—Peut-on encore la voir? demanda Christine. -</p> - -<p> -—Suivez-moi! répondit-il... -</p> - -<p> -Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain -qui conduisait à la crypte. -</p> - -<p> -Celle-ci était encore déserte. -</p> - -<p> -—Tenez, placez-vous dans ce coin; après la messe, on va la descendre -ici... Vous la verrez tout à votre aise. Elle n'a jamais été si -belle, on dirait un ange... On va la mettre provisoirement dans le -tombeau de «l'empouse» qui est vide, comme vous le savez certainement, -et d'où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans -un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire et qui sera -édifié là-bas... auprès de celui du comte François II, dit -Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin! -</p> - -<p> -Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut... -</p> - -<p> -Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille, -et d'où ils dominaient le tombeau de «l'empouse», lequel était -ouvert, attendant sa nouvelle proie... -</p> - -<p> -On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait -lire encore l'inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome, -écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin... -</p> - -<p> -Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne... -Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient -dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés, -jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur -les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication -et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée -assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques -qui prenaient jour au ras du sol envahi par les nonces du cimetière -était bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins -ébranlé que celui de Christine. -</p> - -<p> -Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui -aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu -s'enfermer avec Christine, dans le moment même qu'il rêvait pour sa -fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement -d'une nature triomphante... -</p> - -<p> -Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l'intelligence -même, il n'existait pas, il n'avait jamais existé devant elle que par -elle!... Il s'en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps -qu'il ne luttait plus; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il -avait senti qu'elle le laisserait s'évader avec sa belle tranquillité -et son doux sourire triste, sans autre protestation... «<i>De profundis -clamavi ad te, domine!</i>». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute -là-haut, a son maître... Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de -faire le malin... On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de -repoussantes gotons; et Christine était belle et bonne... «<i>Dies iræ, -dies illa!</i>» -</p> - -<p> -La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François, -dit Bras-de-Fer, s'ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des -dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que -les gars apportèrent et soulevèrent pour l'enchâsser provisoirement -dans le tombeau de «l'empouse»... -</p> - -<p> -On eût dit qu'ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs, -où reposait une vierge endormie... -</p> - -<p> -Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par -l'angoisse et la douleur... -</p> - -<p> -Ah! oui! qu'elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth!... -Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la -fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les -tourments et rend à l'enveloppe terrestre sa pureté d'aurore, belle -comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux -humides encore de la flore des eaux... et comme elle, échappée enfin -à l'outrage d'un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec -toutes ses espérances et ses naïfs désirs!... évadée d'un cercle -d'horreurs qu'elle n'avait pu comprendre et où sa raison avait -succombé avant qu'elle exhalât son dernier soupir!... -</p> - -<p> -«Dors! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler, -je te le jure!» murmura dans un sanglot et en s'affaissant sur ses -genoux défaillants Christine à demi pâmée. -</p> - -<p> -À ce gémissement répond un cri de désespoir, et -Georges-Marie-Vincent s'effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu'il a -peut-être ouvert!... -</p> - -<p> -La cérémonie s'achève, les dernières prières sont dites, la pierre -est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour... -</p> - -<p> -On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s'il avait été -soudain frappé de paralysie... Il ne recouvre un peu l'usage de ses -membres qu'à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et -Jacques qui sortent les derniers de la crypte... Il fait quelques pas -vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la -glace... -</p> - -<p> -—Ah! merci! merci d'être venue, vous qui étiez son amie!... -</p> - -<p> -Elle présente Jacques, son fiancé... Il ne leur quitte plus les -mains... Ce sont eux qui doivent l'accompagner jusqu'au château... -</p> - -<p> -—Ne me quittez pas!... ne me quittez pas! Je suis si malheureux... -si vous saviez!... si vous saviez!... Mais vous savez tout, vous, -Christine!... Je n'ai rien à vous apprendre!... Vous seule ici pouvez -comprendre toute l'étendue de ma misère!... Ah! je suis le plus -misérable des hommes!... -</p> - -<p> -Et pendant que la foule s'écoule, émue, silencieuse, vide la baille, -regagne la campagne, les villages, il les retient dans l'ombre de ce -château de la mort, aux volets clos... -</p> - -<p> -—Je vais partir! fait-il d'une voix brisée. Je vais partir loin, -très loin!... Où?... je n'en sais rien encore!... mais je ne puis rester -un instant de plus ici!... Trop de souvenirs!... trop de souvenirs!... -trop de douleurs!... -</p> - -<p> -Une porte est poussée... une portière se soulève... Une ombre que -Christine reconnaît... C'est Saïb Khan lui-même, le médecin indien. -Il ne prononce pas une parole... -</p> - -<p> -À sa vue, Georges-Marie-Vincent s'est soulevé. -</p> - -<p> -—Adieu! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour -toujours!... Ah! <i>comme je l'aimais!</i> -</p> - -<p> -Il est parti!... Le bruit de l'auto qui l'emporte... Il est parti!... -</p> - -<p> -Tous deux sont restés là, encore sous le coup de <i>cet extraordinaire -désespoir</i>... Ce «<i>ah! comme je l'aimais!</i>» leur restera longtemps -dans l'oreille... -</p> - -<p> -—Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme! prononça Jacques, -après quelques instants d'un affreux silence. -</p> - -<p> -—Comment peux-tu dire?... Comment peux-tu dire?... Ugolin aussi -aimait ses enfants!... -</p> - -<p> -—Justement, dit Jacques... qui, pour rien au monde, n'eût voulu la -contrarier dans un moment pareil... Et maintenant, ma petite Christine, -fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays... nous n'avons -plus rien à y faire!... et nous allons essayer de l'oublier!... -</p> - -<p> -—Va-t'en donc! lui répliqua-t-elle d'un air sombre... Moi, je reste! -</p> - -<p> -—Tu restes ici?... mais pourquoi?... -</p> - -<p> -Elle s'était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes, -considérait quelque chose, ou quelqu'un, avec une attention farouche. -</p> - -<p> -—Vois! dit-elle. -</p> - -<p> -Il pencha la tête.. -</p> - -<p> -—Je t'en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses! -</p> - -<p> -—Sangor et Sing-Sing. -</p> - -<p> -—Oui, Sangor et Sing-Sing!... Ils ne sont pas partis, eux!... et tu -veux que je m'en aille!... ajouta-t-elle frémissante... -</p> - -<p> -—Christine! explique-toi... je ne te comprends pas!... -</p> - -<p> -Elle haussa les épaules. -</p> - -<p> -Et, dès lors, elle agit comme s'il n'était pas là!... -</p> - -<p> -Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle... Il la suivait, -renonçant à l'interroger... Ils traversèrent ainsi une partie du -rez-de-chaussée... Le château paraissait désert, abandonné... Toute -la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille, -comme il est de coutume après ce genre de cérémonie... -</p> - -<p> -Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet -des siècles, meublés de bahuts d'un prix inestimable, de coffrets -sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de -François I<sup>er</sup>, d'immenses cheminées Renaissance, merveilles à -peine éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et -ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que -Jacques ne pouvait s'expliquer, l'escalier aux larges dalles de marbre -usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n'avait -peut-être pas été réparée depuis l'<i>autre</i> Coulteray... -Louis-Jean-Marie-Chrysostome... -</p> - -<p> -Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr -instinct vers une grande porte à double battant qu'elle ouvrit. -</p> - -<p> -L'odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite... -</p> - -<p> -C'était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le -grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs... Aux -quatre coins de l'estrade, les cierges à peine éteints exhalaient -encore leur funèbre parfum... -</p> - -<p> -Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit d'un geste large, repoussa les -persiennes et le jour entra à flots. -</p> - -<p> -Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de -haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie. -</p> - -<p> -Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s'intéresser -méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits -des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l'un à l'autre après -un examen d'une minutie exaspérante... Tantôt elle se baissait, -tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait -sur un tabouret... -</p> - -<p> -Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté. -Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement -sans l'entendre, car, comme il s'était risqué à lui poser une -question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait -incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et, -soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette -chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente. -</p> - -<p> -Celle-ci était une pièce Louis XV... En face du lit, un portrait en -pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la -pénombre... car, là aussi, les volets étaient tirés... Jacques -était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre -du <i>marquis actuel.</i> -</p> - -<p> -Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri. -</p> - -<p> -Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la -chambre de la marquise, <i>un rayon de soleil allongeait sa baguette d'or -qui semblait avoir troué le mur</i>... c'était la lumière de la chambre -voisine qui arrivait là par ce trou... que l'on eût difficilement -trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de -l'autre côté, parmi les personnages de la tapisserie... -</p> - -<p> -Christine courut y coller son visage... et quand elle eut fini de -regarder. -</p> - -<p> -—Vois à ton tour! dit-elle à Jacques... Vois le trou par lequel le -monstre lançait sa flèche empoisonnée!... -</p> - -<p> -Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le «trocard» fut -convaincu... mais ne l'avait-il pas été à moitié déjà?... et que -pouvaient-ils faire maintenant qu'<i>elle</i> était morte? -</p> - -<p> -Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit -tout de même: -</p> - -<p> -Ô Bessie!... prononça-t-elle d'une voix profonde, j'ai été une -mauvaise gardienne de ta vie, <i>mais je veillerai sur ta mort!</i>... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap24"></a></h4> - -<h4>XXIV -<br /><br /> -DROUINE, GARDIEN DES MORTS</h4> - -<p> -Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour -l'éternité, laissa Jacques assez perplexe... Christine l'inquiétait -de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place. -Où le conduisait-elle maintenant? Droit chez le sacristain qui habitait -un petit carré de pierres troué d'une porte et de deux fenêtres -Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à -demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C'était une loge, -d'où il pouvait surveiller l'entrée du château, et c'était presque -un tombeau d'où il pouvait surveiller les morts. -</p> - -<p> -Drouine était Solognot. Il n'était ni vif ni impressionnable comme le -Tourangeau, et l'on eût pu croire, à le voir si avare de ses -mouvements, qu'il manquait d'activité. Il n'en était rien. Il -travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était -désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au -fond, l'occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il -passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur -une bande de terrain qu'on lui avait abandonnée et où il faisait -pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui -dévalait hors le rempart, vers «la prée», et dont le marquis, -propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites -archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle. -</p> - -<p> -Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce -merveilleux pays pour aller s'enfouir en Sologne, dans la sauvagerie, -où il était né. -</p> - -<p> -Si ce n'était déjà fait, c'est que la veuve Gérard, à laquelle il -faisait une cour muette depuis dix ans, et à qui il ne s'était ouvert -de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la -Touraine... -</p> - -<p> -Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite -propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours -pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait -trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce -qu'il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient. -Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait. -</p> - -<p> -Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé, -tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et -se leva. -</p> - -<p> -Avec ses cheveux de crin, sa peau d'ivoire, ses membres trapus, ses -épaules courbées par l'incessant labeur, il eût pu passer pour une -brute s'il n'y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants -de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard -d'un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis. -</p> - -<p> -Cependant, il n'était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises -et leur demanda tout de suite s'ils avaient vu Sangor et si celui-ci -avait fait la commission de M. le marquis. -</p> - -<p> -—Nous l'avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l'avons pas encore -rencontré. De quelle commission s'agit-il donc? -</p> - -<p> -—M. le marquis est parti bien précipitamment! répliqua Drouine en -hochant la tête, et il n'a pas eu le temps de vous dire que vous -pouviez rester au château tant qu'il vous plairait, y coucher et vous y -faire servir comme s'il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre -disposition. -</p> - -<p> -—Notre intention était de repartir aujourd'hui même! interrompit -Jacques. -</p> - -<p> -—Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva -Christine. -</p> - -<p> -—Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le -prosecteur, descendons à l'auberge, ce sera plus gai que de nous -installer dans ce château désert! -</p> - -<p> -—Je ne suis pas venue ici pour être gaie! fit la jeune fille avec -tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner -sa réplique un peu vive... je suis venue pour y pleurer une amie. -</p> - -<p> -—M<sup>me</sup> la marquise vous aimait bien! soupira Drouine. -</p> - -<p> -—Parlez-nous d'elle, demanda Christine à voix basse... il faut tout -nous dire: nous sommes préparés à tout entendre... Elle me parlait de -vous dans toutes ses lettres... Elle avait la plus grande confiance en -vous... Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne -pas y croire... ce misérable a trompé tout le monde!... -</p> - -<p> -—Je n'en sais rien! déclara Drouine. -</p> - -<p> -Christine le regarda, stupéfaite... -</p> - -<p> -Tranquillement, Drouine reprit la parole: -</p> - -<p> -—Moi, mademoiselle, vous savez, je n'ai jamais donné dans les -«giries» de ce pays-ci... Je suis Solognot: là-bas, on a la tête -dure... ma mère était servante chez le curé... je servais la messe à -sept ans; je ne crois qu'au catéchisme.. L'histoire de «l'empouse», -c'est des contes de fées... Tenez! il y a ici une femme qui n'est pas -méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée -tantôt par le marquis; c'est la veuve Gérard! Eh bien! dans le temps, -la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à -M<sup>me</sup> la marquise, qui, entre nous, n'avait point la tête bien -solide... Aussi, moi, je ne l'ai jamais contrariée dans ce qu'elle -disait. J'étais le seul à bien vouloir l'écouter quand elle me -geignait en cachette, dans la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui -disais: «Oui, madame la marquise!... oui, madame la marquise!» mais je -la plaignais!... Un vampire?... Vous avez jamais vu un vampire, vous?... -Moi, je suis gardien du cimetière depuis quinze ans... eh ben, vampire -ou non, je n'ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu'on -les y avait mis! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier!... -</p> - -<p> -—Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens! prononça -Jacques... -</p> - -<p> -Christine se retourna vers lui dans un mouvement d'hostilité aiguë: -</p> - -<p> -—Il n'empêche que nous avons eu la preuve de l'infamie du marquis, -la preuve de son crime! lui jeta-t-elle... Tout est là, et tu le sais -bien, Jacques!... Ton attitude me peine au delà de ce que je pourrais -dire. -</p> - -<p> -—Quelle preuve? demanda Drouine. -</p> - -<p> -—Eh bien! le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous -en a pas parlé! -</p> - -<p> -—Si! si!... Elle m'en a parlé et je l'ai vu!... Eh bien! il ne date -pas d'hier, le trou!... -</p> - -<p> -—<i>Georges-Marie-Vincent, s'il faut en croire la légende, ne date -pas d'hier, non plus!</i> laissa tomber Christine. -</p> - -<p> -—Ah ça! mais, est-ce que tu deviens folle, toi aussi? s'écria -Jacques... -</p> - -<p> -—Et le pistolet que vous nous avez envoyé? savez-vous ce que c'est? -reprit Christine haletante... Monsieur pourrait vous l'expliquer! -</p> - -<p> -—Christine! Christine!... supplia Jacques... tais-toi, je t'en -supplie... tais-toi!... d'abord, nous ne sommes sûrs de rien!... Et -puis en ce moment tu oublies, tu oublies... (il lui avait pris les mains -et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). <i>Tu -oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des -morts!</i> -</p> - -<p> -Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes... -</p> - -<p> -Soit parce que les devoirs de sa fonction l'appelaient dehors, soit par -discrétion, Drouine sortit dans l'instant, sans prononcer une parole. -Jacques essaya aussitôt de calmer Christine qui se montrait de plus en -plus nerveuse. -</p> - -<p> -—Ma chérie, lui dit-il, je t'accorde tout ce que tu voudras! Le -marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu'on pouvait -encore espérer la sauver, tu sais que j'ai été le premier à vouloir -que tu agisses! mais maintenant, je t'en supplie, détournons-nous de -tout ce qui n'est pas <i>ce que tu sais bien!</i>... Oublie le drame de -Coulteray, comme il nous faut oublier celui de Corbillères!... Il fut -un temps où tu n'aurais pas eu besoin de tant de discours!... <i>Encore -une fois, ne songeons plus qu'à Gabriel!</i> -</p> - -<p> -Elle sécha soudain ses larmes... -</p> - -<p> -—Tu le veux?... Eh bien! que ta volonté soit faite!... dit-elle -d'une voix sourde... <i>et ce sera peut-être épouvantable!</i>... -</p> - -<p> -—Que veux-tu dire? -</p> - -<p> -—Ah! çà! mon cher, tu m'en demandes trop!... -</p> - -<p> -—Es-tu enfin décidée à partir?... -</p> - -<p> -—Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris. -</p> - -<p> -—Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris... En -ce moment, Gabriel peut attendre. -</p> - -<p> -—Eh bien! nous attendrons ici. -</p> - -<p> -Il ne put retenir un geste d'impatience; assurément, elle se moquait de -lui, mais il n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un -bruit singulier leur venait du dehors... comme d'une course, d'une -poursuite, accompagnée de petits cris perçants d'oiseau traqué par le -chasseur... Ils sortirent sur le seuil... De là, ils apercevaient une -partie du cimetière qui entourait la chapelle... Drouine, comme un fou, -courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s'enfuyait en criant, -en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle. -</p> - -<p> -Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un -petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas, -dans un bond suivi d'une curieuse pirouette: «Sing-Sing!» prononça -Christine. -</p> - -<p> -—Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s'essuyant le front... Il ne me -laisse pas un instant de repos!... je l'ai surpris écoutant derrière -la porte... c'est Sangor qui me l'envoie!... J'aurais voulu lui -administrer une bonne raclée pour la bile qu'il m'a fait faire depuis -qu'ils sont arrivés ici... C'est toute cette clique qui rendait -Mme la marquise si malade!... -</p> - -<p> -—À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit -entendre Christine en jetant sur l'homme un singulier regard. -</p> - -<p> -—Je m'en doute bien! répondit Drouine... suivez-moi... nous serons -mieux pour causer dans la sacristie... -</p> - -<p> -Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle -ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort -occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille -armoire du quinzième siècle qui tenait tout le fond de la pièce. -</p> - -<p> -—Drouine, la marquise avait de beaux bijoux... dont elle a disposé -avant sa mort, je le sais! -</p> - -<p> -—Les voici! fit Drouine, sans marquer le moindre embarras. -</p> - -<p> -Et il sortit de l'armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à -clef, qu'il ouvrit et d'où il tira de merveilleuses broches à -plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du seizième -siècle qui eussent suffi à la gloire d'une collection. C'était peu de -chose cependant à côté d'un diadème composé de lames d'or -travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé -par deux diamants gros comme de petites noisettes. -</p> - -<p> -—Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute -propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent... -C'était son droit d'en faire don à qui elle voulait... Vous pouvez -donc me répondre sans embarras, Drouine... <i>De même que la marquise a -donné son collier de perles à Sangor</i>, elle a pu vous donner à vous -ces merveilleux bijoux. -</p> - -<p> -—Elle me les a donnés et voici un papier qui l'atteste! répondit le -sacristain en sortant un document du coffret. -</p> - -<p> -Christine lut: «Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à -Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de -veiller sur le repos de mon âme!» -</p> - -<p> -—C'est bien cela!... fit la jeune fille en repliant le papier et en -le rendant à Drouine... et maintenant, Drouine, vous allez nous dire -comment la marquise entendait que l'on veillât sur le repos de son -âme? -</p> - -<p> -Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans -l'armoire, ferma celle-ci et dit: -</p> - -<p> -—Ça, c'est mon affaire! -</p> - -<p> -—C'est aussi la mienne!... Drouine!... et je ne suis venue ici que -pour cela!... Je connaissais la volonté de la marquise... je savais les -arrangements qu'elle avait déjà pris avec Sangor... Et elle m'a -écrit, quelques jours avant sa mort, qu'elle s'était arrangée non -seulement avec Sangor, mais encore avec vous!... Parlez, Drouine!... Il -le faut!... -</p> - -<p> -—Que voulez-vous que je vous dise?... -</p> - -<p> -—Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies?... -</p> - -<p> -—La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci, -mademoiselle: que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait -morte!... -</p> - -<p> -—<i>Et qu'il lui aurait coupé la tête!</i>... s'exclama Christine. -</p> - -<p> -—Quant aux broches, elles sont bien pour moi! continua l'autre sans -broncher. -</p> - -<p> -—Gardez le tout, Drouine! mais qu'on ne touche pas à la dépouille de -ma pauvre amie!... Elle a été assez torturée pendant sa vie pour -qu'elle goûte le repos sacré des trépassés!... -</p> - -<p> -—Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à -Sangor pour qu'il s'en aille tout de suite, qu'on ne le revoie plus! Je -le connais assez!... il n'en demandera pas davantage!... Et ma pauvre -maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête -chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine!... -</p> - -<p> -—Vous êtes un brave homme, mon ami! -</p> - -<p> -—Oui, mademoiselle!... Mais vous m'avez bien fait peur!... j'ai cru -un moment que vous étiez venue, vous aussi, <i>pour tuer la nouvelle</i> -«<i>empouse</i>»... -</p> - -<p> -—Allons prier pour elle, Drouine!... -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap25"></a></h4> - -<h4>XXV -<br /><br /> -MINUIT...</h4> - -<p> -Christine voulut passer la nuit au château. On mit â la disposition -des deux jeunes gens le premier étage de l'aile du nord, c'est-à-dire -deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois -l'appartement particulier de Catherine de Médicis et que -Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant -particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour) -pour le réserver aux invités de marque. -</p> - -<p> -Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui -avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore -déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l'œil un -aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier tiers -du XIX<sup>e</sup> siècle, «confortable», mais il est permis d'affirmer -que, pour les visiteurs de nos jours, il n'est rien de plus triste que -ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en -poussière... que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de -donjon... tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que -des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval. -</p> - -<p> -—Ah! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d'une -chambre d'auberge! -</p> - -<p> -L'idée qu'on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de -fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine -finit par avoir pitié. -</p> - -<p> -—Allons donc prendre notre repas à l'auberge, dit-elle à Jacques, -puisque cela te fait un si grand plaisir! -</p> - -<p> -Et elle ajouta: -</p> - -<p> -—Sois persuadé que cela ne m'amuse pas plus que toi de rester -ici... Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais -pourquoi!... Avec ces Hindous, il faut s'attendre à tout, dès que la -superstition est en jeu!... -</p> - -<p> -—J'ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise! émit -Jacques en se permettant de sourire. -</p> - -<p> -—Que la marquise nous pardonne!... -</p> - -<p> -En descendant, ils eurent l'heureuse surprise de trouver dans la cour -Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur -petit bagage. -</p> - -<p> -Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au -volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un -piaulement d'adieu et démarra. -</p> - -<p> -Ils disparurent. -</p> - -<p> -Drouine survint. -</p> - -<p> -—C'est fait! dit-il... Oh! il n'y a pas eu la moindre difficulté... -Il avait apporté un sabre. Il m'en a fait cadeau. Je lui ai donné tous -les bijoux. Bon voyage! -</p> - -<p> -Christine poussa un profond soupir... Et elle répéta: -</p> - -<p> -—Que la marquise nous pardonne! -</p> - -<p> -Ils étaient en face du garage... Elle avisa soudain la dernière -voiture qui s'y trouvait. Elle l'avait vue quelquefois à Paris à -l'hôtel du quai de Béthune... cette auto servait assez souvent à la -marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les -environs... Elle s'en approcha et la considéra de près. C'était une -forte limousine, d'une carrosserie solide et copieusement capitonnée à -l'intérieur... Christine examina les portières, les glaces... Jacques -comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du -chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire -jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut -transformée en une cage hermétiquement close... -</p> - -<p> -Drouine les regardait faire. -</p> - -<p> -—C'est dans cette voiture qu'elle est arrivée? demanda Jacques. -</p> - -<p> -—Oui! répondit Drouine... pauvre femme!... -</p> - -<p> -—Quelle martyre! soupira encore Christine, les larmes aux yeux. -</p> - -<p> -—Le Bon Dieu en a eu pitié! reprit Drouine en hochant la tête... -<i>maintenant elle est bien tranquille!</i> -</p> - -<p> -Quand Jacques et Christine arrivèrent à l'auberge de la -Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l'allégresse générale qui y -régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n'y a rien qui donne -appétit... et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de -l'esprit, les vivants se comparent au mort qu'ils viennent de conduire -à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir -goûter encore aux joies de la vie et s'empressent d'autant plus d'en -jouir que l'exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois -jusqu'aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours... -</p> - -<p> -Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n'avait pas cessé. On -s'était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on -se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir -avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur -les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des -plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui -l'avait fait fuir!... Ça lui apprendrait à raconter des histoires -«d'empouse»!... -</p> - -<p> -On avait voulu la faire boire: -</p> - -<p> -—Trinquons à l'empouse, mère Gérard! si vous ne voulez pas qu'elle -vienne vous tirer par les pieds! -</p> - -<p> -Elle ne répondait rien, le front têtu, l'œil mauvais, les dents -serrées... -</p> - -<p> -—Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir -le mauvais œil!... -</p> - -<p> -On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille... -Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays... -</p> - -<p> -—Ils en ont comme cela jusqu'à demain matin, dit Jacques quand -Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as -eu raison d'accepter l'hospitalité du marquis... Ici nous n'eussions -pas fermé l'œil! -</p> - -<p> -Ils rentrèrent au château, s'embrassèrent, se souhaitèrent une bonne -nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite. -</p> - -<p> -Christine ne se coucha pas... Elle se laissa tomber, pensive, dans un -fauteuil. -</p> - -<p> -Sa fenêtre était restée ouverte... Un paysage lunaire s'étendait -devant elle, d'une grande étendue et d'une grande beauté... D'abord, -c'étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la -terra déserte, silencieuse, qu'aucun bruit ne venait troubler... puis -le long trou noir des douves qui séparaient la cour d'honneur de la -baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l'extrémité du -plateau, au delà d'un petit mur bas, le cimetière avec ses croix -penchées ou droites... ses dalles moussues et quelques-unes, luisant -sous la lune, comme des glaces... Derrière, la silhouette élancée de la -fine chapelle du XVI<sup>e</sup> siècle, au fond de laquelle dormait pour -toujours, <i>tranquillement</i>, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth... -</p> - -<p> -Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver? et à rêver à -quoi? -</p> - -<p> -Soudain elle tressaillit... Là-bas, dans la vallée, la vieille église -romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit... -</p> - -<p> -Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença -de se dévêtir. -</p> - -<p> -Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau... mais elle poussa -une sourde exclamation et s'accrocha au mur pour ne point tomber. -</p> - -<p> -Elle avait vu... très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des -cimetières... une forme blanche, toute blanche qui glissait... se -déplaçait avec la légèreté d'un fantôme... -</p> - -<p> -Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un -cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut -dans la direction de la demeure de Drouine. -</p> - -<p> -Christine eût voulu crier; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait -à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens -et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et -cette fenêtre... Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se -dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la -douleur qu'elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire -pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement, -lugubrement, dans un râle de femme qui se noie. -</p> - -<p> -Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui -l'eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s'était -déroulée et l'enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire -qu'elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar -auquel elle était encore en proie. Et il n'en douta point, quand il -l'entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son -bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire: -</p> - -<p> -—Elle! Elle! je l'ai vue!... Elle se promenait dans le -cimetière!... Mon Dieu! que va-t-elle faire? que va-t-elle faire? -</p> - -<p> -Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le -lit. -</p> - -<p> -Il essaya de la calmer par de bonnes paroles. -</p> - -<p> -—Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie!... Sors de ce mauvais -rêve! -</p> - -<p> -Mais, âprement, elle lui répliquait: -</p> - -<p> -—Je ne dors pas!... je ne rêve pas!... Je te dis que je l'ai -vue... comme je te vois!... Elle a glissé le long du mur de la -chapelle... Elle allait chez Drouine, c'est sûr! -</p> - -<p> -Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu'ils essayaient de se -convaincre l'un et l'autre. -</p> - -<p> -—C'était à prévoir... ça devait finir comme ça! gronda Jacques... -du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l'es -maintenant!... Cette crise est aussi logique que le développement d'un -panaris. -</p> - -<p> -Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés, -retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre, -l'ouvrir pour savoir ce que c'était... Mais elle lui avait jeté ses -bras autour du cou et le retenait avec une force invincible: -</p> - -<p> -—Non! non! n'y va pas!... n'y va pas!... C'est elle! je suis sûre -que c'est elle!... -</p> - -<p> -Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur -semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une -fenêtre avait été ouverte... et d'autres portes claquaient... et des -pas... une course... une espèce de bondissement dans l'escalier... -Jacques s'était redressé... Elle l'étouffait contre elle! -</p> - -<p> -—N'y va pas!... n'y va pas!... -</p> - -<p> -—Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef! -</p> - -<p> -Elle l'abandonna un instant avec un sourire d'agonisante. Il courut à -la porte et l'ouvrit. -</p> - -<p> -Ils se trouvèrent en face d'une figure de revenant qui agitait son -ombre immense sous la projection de la lampe... C'était Drouine... -</p> - -<p> -Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y -prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise... -</p> - -<p> -Alors il aperçut Christine qui avait l'air aussi égarée que lui. -</p> - -<p> -—Vous l'avez vue?... Vous l'avez vue?... demanda-t-il. -</p> - -<p> -Christine hocha la tête... Elle l'avait vue... oui! oui!... Et lui! lui -aussi, n'est-ce pas? -</p> - -<p> -Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son -âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure: -</p> - -<p> -—Je dormais... je venais de m'endormir... à peine... j'ai entendu sa -voix qui m'appelait... Je n'ai pas eu peur d'abord... une voix si -douce!... si douce!... que j'ai cru que je rêvais... Mais une petite -pierre vint frapper contre ma vitre... alors je me rendis compte que je -ne rêvais pas... Et je commençai à trembler... j'allai à la -fenêtre... et comme je ne voyais rien... que <i>le cimetière me -paraissait bien tranquille</i>... j'ai ouvert la fenêtre... Alors j'ai -entendu la voix qui reprenait avec plus de force: «Drouine! -Drouine!»... Alors je l'ai aperçue debout contre le mur du rempart. -«Tu ne me reconnais donc pas? dit-elle... c'est moi, ta maîtresse, la -marquise de Coulteray, la femme de l'empouse... <i>Qu'as-tu fait de moi, -Drouine?</i>» -</p> - -<p> -»Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah! c'était -elle!... c'était bien elle!... c'était bien sa voix, ses manières si -douces et si tristes, tout!... Elle reprit: «Qu'as-tu fait de moi, -Drouine... qu'as-tu fait de moi?... Pourquoi ne m'as-tu pas livrée à -Sangor?... <i>Ma gorge l'attendait!</i> Et maintenant, ma gorge a soif!» -</p> - -<p> -»Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu'elle l'a dit! Elle parlait -très distinctement... On entendait sa petite voix claire comme -une clochette d'argent dans la nuit... Sa voix n'était pas méchante, -mais ce qu'elle disait était terrible: «Tu as fait de moi l'épouse de -Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l'éternité!» -</p> - -<p> -»Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long -de «la prée»... Elle s'est retournée un instant pour me faire un -signe d'adieu et elle est entrée sous le bois... Qu'Orfon ait mon âme, -si j'ai menti!...» -</p> - -<p> -Drouine s'était mis à genoux et se signait et se donnait de grands -coups sourds dans la poitrine comme pour son <i>mea culpa</i>, comme si -tout ce qui arrivait là était bien de sa faute. -</p> - -<p> -Il répéta dans un sanglot: -</p> - -<p> -—C'est épouvantable!... C'est moi qui l'ai livrée au démon!... Que -Jésus ait pitié de nous! -</p> - -<p> -Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la -fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa -solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de -l'astre des nuits... le paysage sans fantômes. -</p> - -<p> -—Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire -d'empouse! leur dit-il... Voici ce que tu vas faire, Drouine!... Tu vas -venir avec moi... Nous descendrons dans la crypte... -</p> - -<p> -—Non! non! j'en reviens! j'en reviens! -</p> - -<p> -—Comment! tu en reviens? -</p> - -<p> -—Oui!... Quand elle a été partie... je me suis trouvé mieux... je ne -la voyais plus... l'air froid du dehors sur mon front... enfin je me -suis dit que j'avais peut-être rêvé... et puis je me suis dit aussi -que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais, -même pour une «empouse»... Enfin ça a été plus fort que ma peur... -j'ai voulu savoir... j'ai passé un pantalon, j'ai pris les clefs de la -chapelle et je suis descendu... Alors je me suis rendu compte tout de -suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de -Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j'avais oublié de refermer la -petite porte qui s'ouvre dans le pied de la tour... C'est par là que je -vous ai fait descendre, vous savez!... <i>Eh bien, c'est par là qu'elle -était sortie f... Oh! il n'y avait pas à s'y tromper!... La pierre -était déplacée... le tombeau ouvert et le cercueil aussi... et il n'y -avait plus rien dedans!</i>... -</p> - -<p> -—Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux! -</p> - -<p> -Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille... -</p> - -<p> -Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d'honneur, -puis, d'un pas tranquille, toute la largeur de la baille... Évidemment, -il essayait de se dominer... d'arriver là-bas avec tout son -sang-froid... Ce n'était pas lui qui se laisserait entraîner par la -folie ambiante... -</p> - -<p> -Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en -même temps... La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui -serrait à le faire crier... Jacques venait de pénétrer dans le -cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue -à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le -cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth... -</p> - -<p> -Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la -porte basse qui menait à la crypte. -</p> - -<p> -Jacques, qui s'était arrêté un instant, prit le même chemin et -pénétra, derrière elle, dans le monument... -</p> - -<p> -Accrochés l'un à l'autre, le front à la vitre, ni Christine ni -Drouine ne prononcèrent une parole... Toute leur vie, c'est-à-dire -tout ce qui leur restait de force vitale, s'était réfugiée dans leur -regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou -noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la -terre des morts... -</p> - -<p> -De longues, longues minutes s'écoulèrent ainsi... Enfin ils virent -réapparaître Jacques... Christine laissa échapper un long soupir. -</p> - -<p> -Elle était couverte d'une sueur glacée et ses dents -s'entrechoquaient. -</p> - -<p> -Drouine, lui, ne remuait pas plus qu'une pierre. -</p> - -<p> -Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas -tranquille. Il franchit la cour d'honneur, leva la tête vers la -fenêtre et leur fit un signe amical. -</p> - -<p> -Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s'il -revenait, lui aussi, de l'autre monde. -</p> - -<p> -—Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé!... -La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même -vision!... Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine, -rien n'a bougé!... La pierre est toujours à sa place... on n'a pas -touché au tombeau. -</p> - -<p> -—Tu mens! s'écria Christine... Tu l'as vue aussi bien que nous!... -Tu t'es même arrêté en la voyant!... et tu es descendu derrière elle -dans la crypte!... -</p> - -<p> -—C'est vrai! fit Drouine d'une voix rude. C'est la vérité du Bon -Dieu, sur ma part de paradis!... -</p> - -<p> -Et il se signa de nouveau. -</p> - -<p> -—Alors, vous me prenez pour un imposteur... Drouine, vous, vous êtes -un homme! Eh bien! accompagnez-moi! revenez avec moi dans la crypte! et -vous reconnaîtrez votre erreur!... -</p> - -<p> -—Non! je reste ici! déclara-t-il de son air le plus sombre... -demain, il fera jour!... -</p> - -<p> -Il s'installa dans le couloir, roulé dans une couverture... Christine -ne voulut point que Jacques ta quittât et elle finit par s'endormir -dans un fauteuil aux approches de l'aube... Jacques lui-même -commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue -du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de -villageois se montrait autour de la chapelle... d'autres accouraient -dans la baille en appelant Drouine... et l'on voyait, à chaque instant, -des paysans qui traversaient la «prée», se dirigeant vers le château -avec de grands gestes... -</p> - -<p> -Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire -de préciser ici les événements qui s'étaient déroulés pendant la -nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient -des minutes d'angoisse que nous avons rapportées, dans le château... -</p> - -<p> -La petite fête s'était prolongée à l'auberge de la Grotte aux Fées. -Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos -d'une mort ou d'un mariage, des «enragés» qui ne se décident jamais -à quitter la table. D'autant que les cartes finissent toujours par -fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas -mieux que s'aller coucher... À minuit, ils étaient encore quatre à se -disputer leurs sous en vidant les pots. C'étaient Birouste, le -forgeron; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l'essence au coin -du pont, au carrefour des trois routes, l'esprit fort de Coulteray; -l'épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et -des environs. Avec Achard, l'aubergiste, un type qui avait fait danser -trois générations, qui n'avait jamais voulu être quoi que ce fût -dans la municipalité, histoire de rester l'ami de tout le monde, mais -qui n'en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui -dirait la clef de voûte du pays; il y avait là cinq fortes têtes -auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit -vulgairement, des vessies pour des lanternes. -</p> - -<p> -Or, environ un quart d'heure après minuit, ces cinq hommes entendirent -un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à -l'auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche, -traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un -étage située à l'orée du bourg, un peu avant le pont, presque en -face Verdeil. -</p> - -<p> -Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent -et se levèrent, d'un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait... -</p> - -<p> -Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue, -la bouche grande ouverte du cri qu'elle venait de pousser et regardant -comme une illuminée devant elle, dans la campagne... Instinctivement, -ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme -blanche qui descendait «la prée» enveloppée d'un long voile... -</p> - -<p> -La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante -que l'on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la -tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules. -</p> - -<p> -Ils n'hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c'était -<i>elle</i>, elle la nouvelle «empouse» qui venait de s'échapper du -tombeau et marchait sur Coulteray. -</p> - -<p> -Ils n'étaient pas six à avoir la berlue!... Ils entraînèrent la -veuve Gérard et s'engouffrèrent dans l'auberge... On ferma portes et -fenêtres, on avertit les servantes... on se barricada... Tout le monde -se réunit dans la même salle... La veuve Gérard se mit à réciter -l'<i>Ave Maria.</i> Les servantes lui donnaient la réplique... Les hommes -ne disaient rien... Ils étaient très pâles... Ils avaient honte de leur -peur... -</p> - -<p> -—Tout de même, prononça Achard l'aubergiste, nous sommes idiots! ça -n'est pas possible! -</p> - -<p> -Mais les autres protestèrent. Ils l'avaient bien vue! Elle sortait du -«meur» (le mur) du château!... -</p> - -<p> -—Sûr! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d'un alquemiste -(alchimiste, jeteur de mauvais sort)... Eh bien! je ne l'aurais jamais -cru!... Des choses pareilles «annui» (aujourd'hui). -</p> - -<p> -—Qu'est-ce qu'elle vient faire par ici, c'te «drôlière»? -</p> - -<p> -Achard ne tenait plus en place... Très agacé, il fit taire les femmes, -qui recommençaient indéfiniment leur <i>Ave Maria.</i> -</p> - -<p> -—Non!... ça n'est pas possible! Ce qu'on va nous «fabuler» demain -(se moquer de nous)... Et il sortit de la salle. -</p> - -<p> -On lui cria de se tenir tranquille... mais c'était plus fort que lui... -Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se -levèrent sans entrain... -</p> - -<p> -Les femmes ne bougèrent pas... mais elles entendirent: -</p> - -<p> -—La r'v'là... c'est elle!... Elle remonte!... Elle rentre au -château!... Tenez!... la v'là près du «meur»!... Elle retourne au -cimetière... Eh bien! qu'elle y rentre et qu'elle n'en sorte plus!... -<i>Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit!... Ça a peur -du jour!... Eh bien, alors, et le marquis?</i> -</p> - -<p> -Les femmes reprirent: <i>Ave Maria!</i>... <i>Ave Maria!</i>... avec une -sorte de fureur sacrée... Mais les hommes les firent encore taire dès -qu'ils rentrèrent dans la salle: ils étaient déjà familiarisés avec -l'idée de l'empouse... Ils l'avaient vue rentrer chez elle... Ils -étaient plus rassurés... Ils avaient toute une journée devant eux -pour décider de ce qu'il y avait à faire... -</p> - -<p> -Ce qui les tracassait par-dessus tout, c'était la pensée qu'on ne les -croirait pas... qu'on les «fabulerait». -</p> - -<p> -Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se -montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout! -</p> - -<p> -Les gens de l'auberge n'avaient pas été les seuls à apercevoir -l'«empouse»... Il y en avait même qui l'avaient entendue... Par -exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du -pont... Elles avaient été réveillées par des appels: «Adolphine! -Adolphine!...» (c'était le petit nom de la veuve Gérard). Elles -s'étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu'elles -l'avaient vue le matin même, dans son cercueil... -</p> - -<p> -Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête -levée vers la chambre d'Adolphine, qui ne pouvait lui répondre -puisqu'elle était à l'auberge; c'était là un renseignement que les -deux voisines juraient absolument exact. Quant à l'«empouse», elle -était repartie en poussant un gros soupir. -</p> - -<p> -Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière... On -comprendra facilement qu'il n'en fallait pas tant pour mettre le pays -«sens dessus dessous»... -</p> - -<p> -Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules -s'inclinèrent, sauf trois: le maire, le médecin et le curé. -</p> - -<p> -Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi -extraordinaire... Ce n'était pas la première fois que l'on se trouvait -en face d'une «hallucination collective». Elle s'expliquait par la -légende solidement établie dans ce pays de l'«empouse». Les gars de -l'auberge devaient être à moitié ivres... Jacques Cotentin, -consulté, fut naturellement de l'avis de ces messieurs... Lui, il -n'avait rien vu!... rien qu'une tombe à laquelle on n'avait pas -touché!... -</p> - -<p> -Cependant, on était en face d'une population soulevée par la -superstition et qu'il fallait calmer. -</p> - -<p> -Voici ce qui se disait: «Si le tombeau n'avait pas été provisoire, si -la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le -cercueil de plomb avait été bien rivé (car c'était un cercueil à -rivets pour qu'on pût facilement l'ouvrir lors de la cérémonie -définitive), l'empouse n'aurait pas pu s'échapper, venir se promener -la nuit dans Coulteray... Eh bien! on allait donner satisfaction au -populaire... On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille -mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et -tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait. -</p> - -<p> -»Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles -d'exorcisme. -</p> - -<p> -Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine -revit encore une fois son amie et, en vérité, qu'une morte si bien -morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant -fait parler d'elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées! -Elle ne savait plus ce qu'elle avait vu!... ni si elle avait vu!... -quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas -lui parler d'hallucination, ni particulière, ni collective... Il avait -vu la morte sous ses fenêtres! Il avait vu le tombeau vide!... Jacques -dut le faire taire... -</p> - -<p> -Christine, dont l'état de faiblesse était extrême, eût voulu partir -le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de -Coulteray et où la légende de l'«empouse» reprit une force qui -rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs -affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune -d'Achard, l'aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de -Drouine, qui ne manquait pas de raconter l'histoire de l'«empouse» -comme si elle lui était arrivée, à lui... -</p> - -<p> -Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant -au château, après la cérémonie de l'exorcisme, d'une étrange -torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse. -Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin -pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux -volets de fer qu'elle n'avait pas vu partir. -</p> - -<p> -Ce matin-là, la voiture n'avait rien de mystérieux, elle était -ouverte; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa -pas d'étonner Christine. -</p> - -<p> -—D'où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine? -</p> - -<p> -—J'ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de -suite!... Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu'ils -doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit -même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a -décidé de finir ses jours... j'ai pris cette voiture parce qu'il n'y -en avait plus d'autres au château... Les malheureux seraient devenus -fous, je crois, s'ils étaient restés une heure de plus dans ce -pays!... -</p> - -<p> -—Ma foi, je comprends ça maintenant! fit Christine... -Allons-nous-en, nous aussi, et tout de suite!... -</p> - -<p> -Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler... On ne -savait si elle dormait ou si elle réfléchissait... Un moment, elle -rouvrit les yeux et dit à Jacques: -</p> - -<p> -—C'est tout de même extraordinaire que tu m'aies laissée comme cela, -sans me prévenir, dans ce château... car enfin, pendant que tu -conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j'étais -restée toute seule... -</p> - -<p> -—Non! répondit Jacques, tu n'étais pas toute seule... Le docteur -Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château... -</p> - -<p> -Le soir même, ils étaient à Tours... Ils y recevaient une dépêche -du vieux Norbert: «Rentrez de suite... Gabriel me donne des -inquiétudes!» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="chap26"></a></h4> - -<h4>XXVI -<br /><br /> -L'ÉCHAFAUD</h4> - -<p> -Le procès de Bénédict Masson eut lieu au commencement de novembre, à -Melun. Il fut tel que l'avait fait prévoir l'enquête. Et même le -cynisme de l'accusé semblait avoir augmenté si possible. Ses réponses -étaient un mélange de Jean Hiroux et d'Émile Henry, de stupidité -voulue et d'audacieuse menace, dans une langue qui tantôt était celle -d'un charretier pour s'élever brusquement à l'âpreté souveraine et -redoutable d'un prophète biblique, tantôt fleurie comme une page de -Bernardin de Saint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase -d'abominable argot. -</p> - -<p> -Le jury servit de cible à ses pires facéties. Il répéta au -président de la cour ce qu'il avait dit au juge d'instruction, qu'il -n'était point payé pour faire sa besogne, que c'était à la justice -de découvrir ce qu'étaient devenues les demoiselles qui avaient passé -à Corbillères, qu'en ce qui le concernait, leur sort ne l'intéressait -en aucune façon et qu'enfin si on l'avait trouvé en train de brûler -une petite fille découpée en morceaux, c'était là un accident -regrettable, <i>surtout pour elle</i>, mais qui ne prouvait en rien sa -culpabilité à lui. -</p> - -<p> -Nous n'insisterons pas sur une attitude qui souleva, comme on dit, le -cœur de tous les honnêtes gens. Le réquisitoire de l'avocat général -fut, comme on le pense bien, implacable. Bénédict Masson pouvait -d'autant moins compter sur l'indulgence du représentant du ministère -public qu'il avait traité cet honorable magistrat dont le visage était -grêlé des suites de la petite vérole de «moule à pilules»!... -</p> - -<p> -L'instant le plus sensationnel de ces honteux débats fut, sans -contredit, celui où Christine Norbert s'avança à la barre... Alors la -façon d'être de l'accusé changea du tout au tout. Il perdit sa -superbe, s'affala sur son banc et se cacha la tête dans ses bras. La -déposition de Christine fut courte et terrible. -</p> - -<p> -M<sup>lle</sup> Norbert ne regarda pas une seule fois du côté de Bénédict, -mais, tournée du côté des jurés, elle semblait leur dicter leur -devoir. Ceux-ci n'y manquèrent point. Bénédict Masson fut condamné -à mort. -</p> - -<p> -Il refusa de signer son pourvoi en grâce. Le 2 décembre, la sinistre -machine (style de la <i>Gazette des Tribunaux</i>) fut dressée à Melun -devant la porte du cimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le -monde grelottait. Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture -qui ramenait de la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête -qu'on allait lui trancher, il considéra l'assemblée sans émoi. On -s'attendait à une dernière insulte à l'adresse de la société sur -laquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère. Il -n'en fut rien. Il embrassé le christ, que lui tendait le prêtre, en -prononçant ces mots: -</p> - -<p> -—Celui-là, c'est un frère! -</p> - -<p> -Et il se livra aux aides du bourreau. -</p> - -<p> -Le couteau tomba. M. de Paris a dit souvent depuis qu'il n'avait jamais -présidé à une exécution pareille. D'ordinaire, le condamné, dès -qu'il est sur la planche et qu'on lui introduit le cou dans la lunette, -semble se resserrer sur lui-même, rentrant la tête dans les -épaules... Bénédict Masson, lui, se jeta sur cette planche comme sur -un lit de repos longtemps attendu... et sa tête, projetée d'elle-même -en avant, semblait déjà chercher le panier où elle allait rouler. -</p> - -<p> -Le cimetière était à deux pas... La fosse était creusée. Il y eut -un simulacre d'inhumation, mais la tête fut livrée aussitôt à un -aide de la faculté de médecine de Paris, qui disparut immédiatement -avec son sanglant trophée... (style des faits divers)... -</p> - -<p> -Le même jour, le défenseur de ce malheureux faisait parvenir à -M<sup>lle</sup> Christine Norbert le seul papier laissé par son client. -Elle put y lire ces vers de la <i>Promenade sentimentale</i>: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i2">Le couchant dardait ses rayons suprêmes</span><br /> -<span class="i2">Et le vent berçait les nénuphars blêmes;</span><br /> -<span class="i2">Les grands nénuphars entre les roseaux</span><br /> -<span class="i2">Tristement luisaient sur les calmes eaux...</span><br /> -<span class="i2">Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie</span><br /> -<span class="i2">Au long de l'étang, parmi la saulaie...</span><br /> -<span class="i2">Parmi la saulaie où j'errais tout seul</span><br /> -<span class="i2">Promenant ma plaie, et l'épais linceul</span><br /> -<span class="i2">Des ténèbres vint noyer les suprêmes</span><br /> -<span class="i2">Rayons du couchant dans les ondes blêmes...</span> -</div></div> - -<p> -Sous ces vers, cette ligne: «<i>Pourquoi êtes-vous venue?</i>» -</p> - -<p> -Et, maintenant que Bénédict Masson est guillotiné, on pourra se -demander pourquoi celui qui a rapporté ici cette affreuse aventure l'a -qualifiée de «sublime»? Elle est horrible, elle est «abominable» -mais sublime?... Eh bien, oui, l'aventure de Bénédict Masson est -sublime! <i>Elle est sublime en ce qu'elle ne fait que -commencer</i>...<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a> -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4>FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE</h4> - -<p><br /><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Lire la suite dans: <i>La Machine à assassiner.</i></p></div> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.F.6. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> - -</body> -</html> diff --git a/old/65878-h/images/poupee_cover.jpg b/old/65878-h/images/poupee_cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 7c1afa0..0000000 --- a/old/65878-h/images/poupee_cover.jpg +++ /dev/null |
