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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 7 - -Author: Gustave Flaubert - -Release Date: October 10, 2021 [eBook #66505] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading - Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from - images generously made available by The Internet - Archive/Canadian Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE -FLAUBERT, TOME 7 *** - - - - - Au lecteur - - Cette version numérisée reproduit dans son intégralité - la version originale. - - L'orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de - typographie ont été corrigées. - - La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections - mineures. - - - - - ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX - - - ŒUVRES COMPLÈTES - - DE - - GUSTAVE FLAUBERT - - - VII - - - BOUVARD ET PÉCUCHET - - Précédé d'une Étude sur G. FLAUBERT - - PAR GUY DE MAUPASSANT - - - PARIS - - A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR - - RUE SAINT-BENOIT, 7 - - 1885 - - - TOUS DROITS RÉSERVÉS - - - - -ÉTUDE SUR GUSTAVE FLAUBERT - - -I - -Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était -fille d'un médecin de Pont-l'Evêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à -une famille de basse Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était -alliée à Thouret, de la Constituante. - -La grand'mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne -d'enfance de Charlotte Corday. - -Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d'origine champenoise. -C'était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de -l'Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s'étonna, sans -s'indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il -jugeait la profession d'écrivain un métier de paresseux et d'inutile. - -Gustave Flaubert fut le contraire d'un enfant phénomène. Il ne parvint -à apprendre à lire qu'avec une extrême difficulté. C'est à peine s'il -savait lire, lorsqu'il entra au lycée, à l'âge de neuf ans. - -Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des -histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands -yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt -dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi. - -Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, -qu'il ne pouvait point écrire, mais qu'il représentait tout seul, -jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues. - -Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature -furent une grande naïveté et une horreur de l'action physique. Toute -sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni -remuer autour de lui sans s'exaspérer; et il déclarait, avec sa voix -mordante, sonore et toujours un peu théâtrale: que cela n'était point -philosophique. «On ne peut penser et écrire qu'assis», disait-il. - -Sa naïveté se continua jusqu'à ses derniers jours. Cet observateur -si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que -de loin. Dès qu'il y touchait, dès qu'il s'agissait de ses voisins -immédiats, on eût dit qu'un voile couvrait ses yeux. Son extrême -droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes -ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes -indubitables de cette naïveté persévérante. - -Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il -n'avait point la sensation nette des contacts. - -C'est à lui surtout qu'on peut appliquer ce qu'il écrivit dans sa -préface aux _Dernières Chansons_, de son ami Louis Bouilhet: - - Enfin, si les accidents du monde, dès qu'ils sont perçus, vous - apparaissent transposés comme pour l'emploi d'une illusion à décrire, - tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous - sembleront pas avoir d'autre utilité, et que vous soyez résolus à - toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute - épreuve, lancez-vous, publiez! - -Jeune homme, il était d'une beauté surprenante. Un vieil ami de sa -famille, médecin illustre, disait à sa mère: «Votre fils, c'est l'Amour -adolescent.» - -Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d'artiste, dans -une sorte d'extase poétique qu'il entretenait par la fréquentation -quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le -cœur frère qu'on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort -tout jeune, d'une maladie de cœur, tué par le travail. - -Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu'un autre ami, M. -Maxime du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en -cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et -l'épilepsie, à expliquer l'une par l'autre. - -Certes, ce mal effroyable n'a pu frapper le corps sans assombrir -l'esprit. Mais doit-on le regretter? Les gens tout à fait heureux, -forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, -pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte? -Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères, -toutes les souffrances qui nous entourent, pour s'apercevoir que la -mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale. - -Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de -l'épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l'esprit -ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une -sorte d'appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus -sombre d'envisager les choses, un soupçon devant les événements, -un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu -l'homme enthousiaste et vigoureux qui était Flaubert, pour quiconque -l'a vu vivre, rire, s'exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est -indubitable que la peur des crises, disparues d'ailleurs dans l'âge mûr -et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier -que d'une façon presque insensible sa manière d'être et de sentir et -les habitudes de sa vie. - -Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave -Flaubert débuta en 1857 par un chef d'œuvre, _Madame Bovary_. - -On sait l'histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère -public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera -marqué par ce procès, l'éloquente défense de M. Sénard, l'acquittement -difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, -puis le succès vengeur, éclatant, immense! - -Mais _Madame Bovary_ a aussi une histoire secrète qui peut être un -enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres. - -Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé -cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime du Camp, qui la -remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de -la _Revue de Paris_. C'est alors qu'il éprouva combien il est difficile -de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux -en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus -intelligents. C'est de cette époque assurément que date ce mépris qu'il -garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou -les négations absolues. - -Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de -_Madame Bovary_, M. Maxime du Camp écrivit à Gustave Flaubert la -singulière lettre suivante, qui peut-être modifiera l'opinion qu'on a -pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en -particulier sur la _Bovary_, dans ses _Souvenirs littéraires_: - - 14 juillet 1856. - - Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m'en envoie - l'appréciation que je t'adresse. Tu verras en la lisant combien - je dois la partager, puisqu'elle reproduit presque toutes les - observations que je t'avais faites avant ton départ. J'ai remis - ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander - chaudement; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier - avec la même scie. Le conseil qu'il te donne est bon et je te dirai - même qu'il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous _maîtres_ de - ton roman pour le publier dans la _Revue_; nous y ferons faire les - coupures que nous jugeons indispensables; tu le publieras ensuite - en volume comme tu l'entendras, cela te regarde. Ma pensée très - intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument - et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne - suffit pas pour donner de l'intérêt. Sois courageux, ferme les yeux - pendant l'opération, et fie-t'en, sinon à notre talent, du moins à - notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre - affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, - bien faites, mais inutiles; on ne le voit pas assez; il s'agit de le - dégager; c'est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux - par une personne exercée et habile: on n'ajoutera pas un mot à ta - copie; on ne fera qu'élaguer; ça te coûtera une centaine de francs - qu'on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment - bonne, au lieu d'une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me - maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, je - n'ai en vue que ton seul intérêt. - - Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi. - - MAXIME DU CAMP. - -La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par -une _personne exercée et habile_, n'aurait coûté à l'auteur qu'une -centaine de francs! Vraiment, c'est pour rien! - -Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, -d'une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus -grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce -seul mot: _Gigantesque!_ - -Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime du Camp, se mirent au -travail, en effet, pour dégager l'œuvre de leur ami de ce _tas de -choses bien faites, mais inutiles_, qui la gâtaient; car on lit sur un -exemplaire, conservé par l'auteur, de la première édition du livre, les -lignes suivantes: - - Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu'il est sorti des mains - du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la _Revue - de Paris_. - - GUSTAVE FLAUBERT. - - 20 avril 1857. - -En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des -paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses -originales et nouvelles sont biffées avec soin. - -Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier -feuillet, ceci: - - Il fallait, selon Maxime du Camp, retrancher _toute_ la noce, et, - selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, - _refaire_ les _Comices_ d'un bout à l'autre! De l'avis général, à la - _Revue, le pied-bot_ était considérablement trop long, «inutile». - -C'est là assurément aussi l'origine du refroidissement survenu dans -l'ardente amitié qui liait Flaubert à M. du Camp. S'il en fallait une -preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de -Louis Bouilhet à Flaubert: - - Quant à Maxime du Camp, j'ai été quinze jours sans le revoir, et - j'aurais passé l'année de la même façon, si lui-même n'était apparu - chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu'il fut - fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la - politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m'a - offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver - une bibliothèque. Il s'est informé de toi et de ton travail. Ce que - je lui ai dit de la _Bovary_ l'a occupé beaucoup. Il m'a dit, en - phrases incidentes, qu'il en était fort heureux, que tu avais tort de - ne lui avoir jamais pardonné la _Revue_, qu'il verrait avec bonheur - tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec - conviction et franchise... - -Ces détails intimes n'ont d'importance qu'au point de vue des jugements -portés par M. du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus -tard, entre eux. - -L'apparition de _Madame Bovary_ fut une révolution dans les lettres. - -Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, -touffus, débordant de vie, d'observations ou plutôt de révélations sur -l'humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son -esprit. - -Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, -imagée, un peu confuse et pénible. - -Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l'art si difficile -de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la -contexture de la phrase. - -Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse; et il est peu de pages -de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d'œuvre -de la langue, ainsi qu'on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, -du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc. - -Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus -que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, -précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, -surprenante, complète. - -Ce n'était plus du roman comme l'avaient fait les plus grands, du -roman où l'on sent toujours un peu l'imagination et l'auteur, du roman -pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, -dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se -montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de -l'écrivain; c'était la vie elle-même apparue. On eût dit que les -personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que -les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, -leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le -lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne -sait où. - -Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de -l'impersonnalité dans l'art. Il n'admettait pas que l'auteur fût jamais -même deviné, qu'il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans -un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu'une apparence -d'intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les -reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi -de presque divin qui est l'art. - -Ce n'est pas impersonnel qu'on devrait dire, en parlant de cet -impeccable artiste, mais impassible. - -S'il attachait une importance considérable à l'observation et à -l'analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition -et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les -livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné -qui consiste à exprimer l'essence seule des actions qui se succèdent -dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et -à les grouper, à les combiner de telle sorte qu'ils concourent de la -façon la plus parfaite à l'effet qu'on voulait obtenir, mais non pas à -un enseignement quelconque. - -Rien ne l'irritait d'ailleurs comme les doctrines des pions de la -critique sur l'art moral ou sur l'art honnête. - -«Depuis qu'existe l'humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont -protesté par leurs œuvres contre ces conseils d'impuissants.» - -La morale, l'honnêteté, les principes sont des choses indispensables -au maintien de l'ordre social établi; mais il n'y a rien de commun -entre l'ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal -motif d'observation et de description les passions humaines, bonnes ou -mauvaises. Ils n'ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni -pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être un livre d'artiste. - -L'écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de -comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, -toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi -suivant son tempérament d'homme et sa conscience d'artiste. Il cesse -d'être consciencieux et artiste, s'il s'efforce systématiquement de -glorifier l'humanité, de la farder, d'atténuer les passions qu'il juge -déshonnêtes au profit des passions qu'il juge honnêtes. - -Tout acte, bon ou mauvais, n'a pour l'écrivain qu'une importance comme -sujet à écrire, sans qu'aucune idée de bien ou de mal y puisse être -attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout. - -En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, -il n'y a rien qu'efforts impuissants de pions. - -Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. -Exemple: Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, -Shakespeare et tant d'autres. - -Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par -la force même des faits qu'il raconte. - -Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. - -Lorsque parut _Madame Bovary_, le public, accoutumé à l'onctueux sirop -des romans élégants, ainsi qu'aux aventures invraisemblables des romans -accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C'est là -une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n'était pas -plus réaliste parce qu'il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez -n'est idéaliste parce qu'il l'observe mal. - -Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en -comprendre l'importance relative et sans en noter les répercussions. -Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il -s'explique ainsi dans une de ses lettres: - - ... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés,--cela - est une plainte réaliste, et d'ailleurs qu'en savez-vous? Il s'agit - de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l'existence des - choses? Est-ce que tout n'est pas une illusion? Il n'y a de vrais que - les rapports, c'est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. - -Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux; mais nul ne -s'efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets. - -Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore -de la pénétration que de l'observation. - -Au lieu d'étaler la psychologie des personnages en des dissertations -explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les -dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation -psychologique. - -Il imaginait d'abord des types; et, procédant par déduction, il -faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu'ils -devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs -tempéraments. - -La vie donc qu'il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu'à -titre de renseignement. - -Jamais il n'énonce les événements; on dirait, en le lisant, que les -faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d'importance à -l'apparition visible des hommes et des choses. - -C'est cette rare qualité de _metteur en scène_, d'évocateur impassible -qui l'a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne -savent comprendre le sens profond d'une œuvre que lorsqu'il est étalé -en des phrases philosophiques. - -Il s'irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu'on lui avait -collée au dos et prétendait n'avoir écrit sa _Bovary_ que par haine de -l'école de M. Champfleury. - -Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour -son puissant talent qu'il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait -pas le _naturalisme_. - -Il suffit de lire avec intelligence _Madame Bovary_ pour comprendre que -rien n'est plus loin du réalisme. - -Le procédé de l'écrivain réaliste consiste à raconter simplement des -faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu'il a connus et -observés. - -Dans _Madame Bovary_, chaque personnage est un type, c'est-à-dire le -résumé d'une série d'êtres appartenant au même ordre intellectuel. - -Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de -Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires -sont des types, doués d'un relief d'autant plus énergique qu'en eux -sont concentrées des quantités d'observations de même nature, d'autant -plus vraisemblables qu'ils représentent l'échantillon modèle de leur -classe. - -Mais Gustave Flaubert avait grandi à l'heure de l'épanouissement du -romantisme; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand -et de Victor Hugo, et il se sentait à l'âme un besoin lyrique qui ne -pouvait s'épandre complètement en des livres précis comme _Madame -Bovary_. - -Et c'est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme: -ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu'à sa mort sous -l'influence dominante du romantisme. C'est presque malgré lui, presque -inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la -force créatrice enfermée en lui, qu'il écrivait ces romans d'une allure -si nouvelle, d'une note si personnelle. Par goût, il préférait les -sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des -tableaux d'opéra. - -Dans _Madame Bovary_, d'ailleurs, comme dans l'_Éducation -sentimentale_, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a -souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu'elle -exprime. Elle part, comme fatiguée d'être contenue, d'être forcée à -cette platitude, et, pour dire la stupidité d'Homais ou la niaiserie -d'Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait -des motifs de poème. - -Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d'un -récit homérique son second roman, _Salammbô_. - -Est-ce là un roman? N'est-ce pas plutôt une sorte d'opéra en prose? Les -tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat, -une couleur et un rythme surprenants. - -La phrase chante, crie, a des fureurs et des sonorités de trompette, -des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des -souplesses de violon et des finesses de flûte. - -Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant -sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l'air de -se mouvoir dans un décor antique et grandiose. - -Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu'il ait écrit, donne -aussi l'impression d'un rêve magnifique. - -Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave -Flaubert? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l'éclat de poésie -qu'il a jeté dessus nous les montre dans l'espèce d'apothéose dont -l'art lyrique enveloppe ce qu'il touche. - -Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire, -qu'il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et -il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude -sobre et parfaite qui s'appelle l'_Éducation sentimentale_. - -Cette fois, il prit pour personnages, non plus des _types_ comme dans -la _Bovary_, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu'on -rencontre tous les jours. - -Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition -surhumain, il a l'air, tant il ressemble à la vie même, d'être exécuté -sans plan et sans intentions. Il est l'image parfaite de ce qui se -passe chaque jour; il est le journal exact de l'existence; et la -philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée -derrière les faits; la psychologie est si parfaitement enfermée dans -les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que -le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements -apparents, n'a pas compris la valeur de ce roman incomparable. - -Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de -ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si -profond, si voilé, si amer. - -L'_Éducation sentimentale_, méprisée par la plupart des critiques -accoutumés aux formes connues et immuables de l'art, a des admirateurs -nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi -les œuvres de Flaubert. - -Mais il lui fallait, par suite d'une de ces réactions nécessaires à son -esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit -une œuvre ébauchée autrefois, la _Tentation de saint Antoine_. - -C'est là, certes, l'effort le plus puissant qu'ait jamais tenté -un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur -inaccessible rendaient l'exécution d'un pareil livre presque au-dessus -des forces humaines. - -Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l'a fait -assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de -nourritures succulentes, mais par toutes les doctrines, toutes les -croyances, toutes les superstitions où s'est égaré l'esprit inquiet -des hommes. C'est le défilé colossal des religions escortées de toutes -les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les -cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le -désir de l'impénétrable inconnu. - -Puis, aussitôt achevée, cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse -comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même -sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois -bornés au lieu du vieux saint en extase. - -Voici quels sont l'idée et le développement de ce livre encyclopédique, -_Bouvard et Pécuchet_, qui pourrait porter comme sous-titre: «Du défaut -de méthode dans l'étude des connaissances humaines.» - -Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient -d'une étroite amitié. L'un d'eux fait un héritage, l'autre apporte ses -économies; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur -existence, et quittent la capitale. - -Alors ils commencent une série d'études et d'expériences embrassant -toutes les connaissances de l'humanité; et, là, se développe la donnée -philosophique de l'ouvrage. - -Ils se livrent d'abord au jardinage, puis à l'agriculture, à la -chimie, à la médecine, à l'astronomie, à l'archéologie, à l'histoire, -à la littérature, à la politique, à l'hygiène, au magnétisme, à la -sorcellerie; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les -abstractions, tombent dans la religion, s'en dégoûtent, tentent -l'éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se -remettent à copier comme autrefois. - -Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu'elles -apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C'est -en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une -prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns -aux autres, se détruisant les uns les autres par les contradictions -des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C'est -l'histoire de la faiblesse de l'intelligence humaine, une promenade -dans le labyrinthe infini de l'érudition avec un fil dans la main; ce -fil est la grande ironie d'un penseur qui constate sans cesse, en tout, -l'éternelle et universelle bêtise. - -Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées -et désarticulées en dix lignes par l'opposition d'autres croyances -aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, -de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se -dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa -voisine. - -Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies -antiques dans la _Tentation de saint Antoine_, il l'a de nouveau -accompli pour tous les savoirs modernes. C'est la tour de Babel de -la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues -pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l'impuissance de -l'effort, la vanité de l'affirmation et toujours «l'éternelle misère de -tout». - -La vérité d'aujourd'hui devient erreur demain; tout est incertain, -variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de -vrai comme de faux. A moins qu'il n'y ait ni vrai ni faux. La morale -du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard: «La science est -faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être -ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est beaucoup -plus grand et qu'on ne peut découvrir.» - -Ce livre touche à ce qu'il y a de plus grand, de plus curieux, de plus -subtil et de plus _intéressant_ dans l'homme: c'est l'histoire de -l'_idée_ sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec -toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance. - -Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave -Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il -ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations -bourgeoises. Car l'idéal, pour la plupart des hommes, n'est autre chose -que l'_invraisemblable_. Pour les autres, c'est tout simplement le -domaine de l'idée. - -Les premiers romans de Flaubert ont été d'abord une étude de mœurs très -vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d'images, de -visions. - -Dans _Bouvard et Pécuchet_, les véritables personnages sont des -systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de -porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se -combattent et se détruisent. - -Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette -procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes -qui personnifient l'humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours -ardents; et invariablement l'expérience contredit la théorie la mieux -établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus -simple. - -Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l'impuissance -humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une -justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l'auteur -avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de -sottises cueillies chez les grands hommes. - -Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, -ils ouvraient naturellement les livres qu'ils avaient lus et, reprenant -l'ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des -passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. -Alors commençait une effrayante série d'inepties, d'ignorances, -de contradictions flagrantes et monstrueuses, d'erreurs énormes, -d'affirmations honteuses, d'inconcevables défaillances des plus hauts -esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet -quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l'avait -infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant d'une autre, -puis d'une autre, puis d'une autre, il en avait formé un faisceau -formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation. - -Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes -demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en -entier. - -Il les avait cependant classées; mais il devait revoir cette -classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié -de cet amas de documents. Voici, toutefois, l'ordre dans lequel il a -laissé ces notes: - - Morale. - Amour. - Philosophie. - Mysticisme. - Religion. - Prophétie. - Socialisme (religieux et politique). - Critique. - Esthétique. - {Périphrases. - Spécimens de style. {Palinodies. - {Rococo. - - _Styles des grands écrivains, des journalistes, des poètes._ - - {Classique. - { {Médical. - {Scientifique. { - { {Agricole. - {Clérical. - Style. {Révolutionnaire. - {Romantique. - {Réaliste. - {Dramatique. - {Officiel des souverains. - {Poétique officiel. - - - HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES. - - _Beaux-arts._ - - {Du parti de l'ordre. - {Des gens de lettres. - Beautés. {De la religion. - {Des souverains. - - Opinions sur les grands hommes. - - Les classiques corrigés. - - Bizarreries.--Férocités.--Excentricités.--Injures.--Sottises.--Lâchetés. - - Exaltation du bas. - - Charabia officiel. {Discours. - {Circulaires. - - IMBÉCILES. - - Le dictionnaire des idées reçues. - Le catalogue des opinions _chic_. - -C'est donc bien là l'histoire de la bêtise humaine sous toutes ses -formes. - -Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de -ces notes. - - PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION. - - _Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse._ - - - Ce peuple si brillant n'a rien fondé, rien établi de durable, et il - n'est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de - livres et de statues. Il manqua toujours de raison. - - LAMENNAIS. _Essai sur l'indifférence_, t. IV, p. 171. - - _Morale._ - - Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs. - - DESCARTES. _Discours sur la Méthode_, part. 6. - - L'étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et - l'imagination, rend quelquefois l'explosion des passions terribles. - - DUPANLOUP. _Éducation intellectuelle_, p. 417. - - La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu'il ne faut - pas détruire. - - DE MAISTRE. _Soirées de Saint-Pétersbourg_, - 7e Ent., p. 234. - - L'eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que - l'on appelle des vaisseaux. - - FÉNELON. - - - BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE. - - _Économie politique._ - - En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de - l'huile de colza, exposèrent au gouvernement qu'un produit nouveau, - le gaz, commençait à se répandre; que ce mode d'éclairage, s'il - se généralisait, ferait délaisser les autres, d'autant plus qu'il - paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En - raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté, - protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver - de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce - produit perturbateur. - - FRÉDÉRIC PASSY. _Discours sur le libre échange._ - - 5 décembre 1878. - - Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était, n'était pas sans - lecture et sans connaissance. - - LA HARPE. _Introduction de Cours littéraire._ - - - _Style ecclésiastique._ - - Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du - monde, la femme, c'est la goutte d'eau dont l'influence magnétique, - vivifiée et purifiée par le feu de l'Esprit saint, communique aussi - le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante; - il court sur la voie du progrès et s'avance vers les doctrines - éternelles. - - Mais si, au lieu de fournir la goutte d'eau de la bénédiction divine, - la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d'affreuses - catastrophes. - - Mgr MERMILLOD. _De la vie surnaturelle dans les âmes._ - - - PÉRIPHRASES. - - _Imbéciles._ - - Je trouverais mauvais qu'une fille peu sage vécût avec un homme avant - le mariage. - - (_Traduction d'Homère._) PONSARD. - - _Style romantique._ - - Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange - venait aux lèvres en la regardant. - - _Sibylle_ (p. 146). O. FEUILLET. - - _Style des souverains._ - - La richesse d'un pays dépend de la prospérité générale. - - LOUIS-NAPOLÉON. - - Cité dans la _Rive gauche_, 12 mars 1865. - - _Style catholique._ - - L'enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de - dragon dans le calice de Babylone. - - PIE IX. _Manifeste_, 1847. - - Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à - l'inobservation du dimanche. - - L'ÉVÊQUE DE METZ. _Mandement, décembre 1846._ - - - IDÉES SCIENTIFIQUES. - - _Histoire naturelle._ - - Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles! - - PROUDHON. (_De la célébration du dimanche_, 1850.) - - Les chiens sont pour l'ordinaire de deux teintes opposées, l'une - claire et l'autre rembrunie, afin que, quelque part qu'ils soient - dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la - couleur desquels on les confondrait. - - BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. _Harmonies de la - Nature._ - - Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs - blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les - attraper plus aisément. - - - BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. _Harmonies de la Nature_. - - - Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en - famille; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les - voisins. - - BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. _Études de la - Nature._ - - - _Souci de la vérité._ - - Toute autorité, mais surtout celle de l'Église, doit s'opposer aux - nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la - découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait - nul, comparé à celui d'ébranler les institutions et les opinions - reçues. - - P. 283, t. II, DE MAISTRE, _Exam. philos._ BACON. - - - La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville. - Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique. - C'est l'effet d'un refroidissement subit. - - RASPAIL. _Hist. Santé et Maladie_, p. 246, 247. - - - _Poissons._ - - Je remarque sur les poissons que c'est une merveille qu'ils puissent - naître et vivre dans l'eau de la mer, qui est salée, et que leur race - ne soit pas anéantie depuis longtemps. - - GAUME.._Catéchisme de persévérance_, 57. - - - _De la chimie._ - - Est-il nécessaire d'observer que cette vaste science (la chimie) est - absolument déplacée dans un enseignement général? A quoi sert-elle - pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour le - marin, pour le négociant? - - DE MAISTRE. _Lettres et opuscules inédits._ - - - _Mépris de la science._ - - Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de - l'homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits - faibles à l'athéisme, et de l'athéisme au crime. - - CHATEAUBRIAND. _Génie du Christianisme_, p. 335. - - - _Zoologie._ - - C'est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd'hui - l'homme _mammifère_ rangé, d'après le système de Linnæus, avec les - singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant - le laisser à la tête de la création, où l'avaient placé Moïse, - Aristote, Buffon et la nature? - - CHATEAUBRIAND. _Génie du Christianisme_, p. 351. - - Ses mouvements (du serpent) diffèrent de ceux de tous les animaux; on - ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n'a ni - nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, - il s'évanouit magiquement. - - CHATEAUBRIAND. _Génie du Christianisme_, p. 138. - - - _Linguistique._ - - Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des - restes évidents d'une langue antérieure parlée par un peuple éclairé, - et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait - seulement que la dégradation est arrivée au point d'effacer ces - derniers restes. - - DE MAISTRE. _Soirées de Saint-Pétersbourg._ - - - _Les sciences naturelles sont secondaires._ - - Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers - de l'État, d'être les dépositaires et les gardiens des vérités - conservatrices, d'apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui - est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l'ordre moral et - spirituel. Les autres n'ont pas le droit de raisonner sur ces sortes - de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s'amuser. De quoi - pourraient-ils se plaindre? - - 8e _Entretien_, p. 131. DE MAISTRE. _Soirées de - Saint-Pétersbourg._ - - - _La science doit être mise à la seconde place._ - - Si l'on n'en vient pas aux anciennes maximes, si l'éducation n'est - pas rendue aux prêtres et si la science n'est pas mise partout à - la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables; - nous serons abrutis par la science, et c'est le dernier degré de - l'abrutissement. - - DE MAISTRE. _Essai sur les principes générateurs._ - - - BÉVUES HISTORIQUES. - - _Opinion sur l'étude de l'histoire._ - - L'enseignement de l'histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients - et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves. - - DUPANLOUP. - - - _Critique historique._ - - Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est - difficile à apprécier, parce qu'il est difficile d'aller découvrir - la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, - l'amitié chez un homme qui n'eut jamais d'égaux autour de lui, - la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de - l'univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que - fût ce mortel, il n'est pas impossible de saisir çà et là certains - traits de sa physionomie morale. - - A. THIERS. _Histoire du Consulat et de l'Empire_, - t. XX, p. 713. - - J'ai ouï plusieurs fois déplorer l'aveuglement du conseil de François - Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes. - - MONTESQUIEU. _Esprit des Lois_, liv. XXI, ch. XXII. - - (François Ier monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb mort en - 1506.) - - - _Pipe au_ XVe _siècle_. - - A quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile, - fumait une longue pipe. - - VILLEMAIN. _Lascaris._ - - - _A la veille de l'empire napoléonien._ - - Il n'a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner - l'origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une - époque du monde. - - DE MAISTRE. _Soirées de Saint-Pétersbourg._ - - - _La Prusse ne sera pas rétablie._ - - Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice - fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et - des feuilles de brochures, a croulé en un clin d'œil et c'en est fait - pour toujours. - - DE MAISTRE. _Lettres et Opuscules_, p. 98. - - Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain! - - _Saint Jean Chrysostome, né à Antioche_ (_Asie_). - - La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par - Annibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte. - - Il accuse Louis XI d'avoir persécuté Abeilard. - Louis XI, né en 1423. - Abeilard, né en 1079. - - Smyrne est une île. - - J. JANIN, dans _G. de Flotte_, 1860. - - - EXALTATION DU BAS. - - Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les - _Orientales_. - - PROUDHON. - - - BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES. - - _Corneille._ - - Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses; si, en effet, - elles ne sont dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l'ouvrage - notablement défectueux et s'écartent du but de la poésie qui veut - être utile. - - ACADÉMIE (sur le _Cid_). - - Qu'on me cite une pièce du grand _Corneille_ que je ne me charge de - refaire mieux que lui! Qui tient la gageure? Je n'aurais fait que ce - dont tout homme est capable, pourvu qu'il croie aussi fermement en - Aristote qu'en moi. - - LESSING. _Dramaturgie de Hambourg_, p. 462, 463. - - Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a - beaucoup de négligence dans son style. - - CONDILLAC. _Traité de l'art d'écrire._ - - (Descartes), rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont - le nom est fait pour le pays des chimères. - - MARAT, à propos du Panthéon. - - Rabelais, ce boueux de l'humanité. - - LAMARTINE. - - - _Lulli._ - - Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu'à insinuer des - passions les plus déréglées. - - BOSSUET, _Maximes sur la comédie_. - - - _Molière._ - - C'est dommage que Molière ne sache pas écrire. - - FÉNELON. - - Molière est un infâme histrion. - - BOSSUET. - - - _Byron._ - - Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête. - - L. VEUILLOT. _Libres Penseurs_, p. 11. - - A mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la - patrie, c'est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et - citoyen scandaleux, s'il eût été homme de sens et vraiment grand par - l'esprit et par le cœur, aurait fait tout simplement pénitence, afin - de reconquérir le droit d'élever sa fille et de servir son pays. - - L. VEUILLOT. _Libres Penseurs_, p. 11. - - - _Injures aux grands hommes._ - - C'est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles; mais, hors - de là, le moindre général est plus habile que lui. - - CHATEAUBRIAND. _De Buonaparte et des Bourbons._ - - - _Bonaparte._ - - On a cru qu'il (Bonaparte) avait perfectionné l'art de la guerre, et - il est certain qu'il l'a fait rétrograder vers l'enfance de l'art. - - CHATEAUBRIAND. _De Buonaparte et des Bourbons._ - - - _Bacon._ - - Bacon est absolument dépourvu de l'esprit d'analyse, non seulement ne - savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser. - - DE MAISTRE. _Examen de la philosophie de Bacon_, - t. Ier, p. 37. - - Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées - fondamentales étaient fausses. - - DE MAISTRE. _Examen de la philosophie de Bacon_, - t. Ier, p. 82. - - Bacon avait l'esprit éminemment faux et d'un genre de fausseté qui - n'a jamais appartenu qu'à lui. Son incapacité absolue, essentielle, - radicale dans toutes les branches des sciences naturelles. - - DE MAISTRE. _Examen de la philosophie de Bacon_, - t. Ier, p. 285. - - - _Voltaire._ - - Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et - historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et - déconsidéré par l'orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme - et de son caractère. - - DUPANLOUP. _Haute Éducation intellectuelle._ - - - _Gœthe._ - - La postérité, à laquelle Gœthe a donné son œuvre à juger, fera ce - qu'elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d'airain: - - «Gœthe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand - écrivain, grand poète, grand artiste.» - - Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l'art pour - l'art, de l'amour quand même et du matérialisme, viendront lui - demander d'ajouter: - - «Grand homme!» elle répondra: Non! - - A. DUMAS fils. - - 23 juillet 1873. - - - IDÉES SUR L'ART. - - _Imbéciles._ - - Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce - soit, ne doivent une partie de leurs succès aux qualités supérieures - dont leur organisation est douée. - - DAMIRON. _Cours de philosophie_, t. II, p. 35. - - - _Jocrisses._ - - Sitôt qu'un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire - étranger. - - L. HAVIN. _Courrier du Dimanche._ - - 15 décembre. - - Quand la borne est franchie, il n'est plus de limites. - - PONSARD. - - - _Imbéciles._ - - L'épicerie est respectable. C'est une branche du commerce. L'armée - est plus respectable encore, parce qu'elle est une institution dont - le but est l'ordre. - - L'épicerie est utile, l'armée est nécessaire. - - _Les Nouvelles_, JULES NORIAC. - - 26 octobre 1865. - -Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes. - -L'aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était -surprenante. Un exemple est caractéristique. - -En lisant le discours de réception de Scribe à l'Académie française, il -s'arrêta net devant cette phrase qu'il nota immédiatement: - - La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du - siècle de Louis XIV? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses - ou des fautes du grand roi? Nous parle-t-elle de la révocation de - l'Édit de Nantes? - -Il écrivit au-dessous de cette citation: - - Révocation de l'Édit de Nantes, 1685. - Mort de Molière, 1673. - -Comment se peut-il qu'aucun des académiciens, réunis en comité pour -entendre la lecture de ce discours avant qu'il fût prononcé, ne fît ce -simple rapprochement de dates? - -Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents -justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de -sottises, il y aurait intercalé deux ou trois contes, d'un idéalisme -poétique, copié aussi par Bouvard et Pécuchet. - -On a trouvé dans ses papiers le plan d'une de ces nouvelles, qui aurait -été intitulée: _Une nuit de Don Juan_. - -Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans -suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et -de préparer son travail. A ce point de vue, il peut être intéressant. -Le voici: - - UNE NUIT DE DON JUAN - - - I - - Le faire sans parties, d'un seul trait. - - Commencement mouvementé comme action,--en tableau deux cavaliers - arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais pas - encore trop indiqué, seulement comme lumière, dans les arbres,--on - laisse paître les chevaux dans les broussailles,--ils s'y empêtrent - la gourmette, etc.--Cela au milieu du dialogue, coupé, de temps à - autre, par de petits détails d'action. - - Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau - sur le gazon.--Il vient de tuer le frère de dona Elvire.--Ils sont en - fuite.--La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries. - - Paysage.--Le couvent derrière eux.--Ils sont assis sur une pelouse - en pente sous des orangers.--Cercle des bois autour d'eux.--Terrain - d'une pente légère devant eux.--Horizon de montagnes pelées par le - sommet.--Coucher de soleil. - - Don Juan est las et s'en prend à Leporello.--Mais est-ce ma faute, la - vie que vous menez et me faites mener?--Eh bien, la vie que je mène, - est-ce ma faute aussi?--Comment, ce n'est pas votre faute!--Leporello - le croit, car il lui a souvent vu de bonnes intentions de mener - une vie plus rangée.--Oui, et le hasard en dispose autrement. - Exemples.--Leporello reprend les exemples: désir qu'il a de - connaître à toutes les femmes qu'il voit, jalousie universelle du - genre humain.--Vous voudriez que tout fût à vous.--Vous cherchez - les occasions.--Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais... - aspiration.--Moins que jamais il ne sait pas ce qu'il voudrait, - ce qu'il veut.--Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien - à ce que dit son maître.--Don Juan souhaite d'être pur, d'être - un adolescent vierge.--Il ne l'a jamais été, car il a toujours - été hardi, impudent, positif.--Il a voulu souvent se donner les - émotions de l'innocence.--Dans tout et partout c'est la femme qu'il - cherche.--Mais pourquoi les quittez-vous?--Ah! pourquoi!--Don Juan - répond par l'ennui de la femme possédée.--Embêtement que cause - son œil, tentation de battre celles qui pleurent.--Comme vous les - repoussez, les pauvres petites biches!--Comme vous oubliez!--Don - Juan s'étonne lui-même de l'oubli et sonde cette idée, c'est une - chose triste.--J'ai retrouvé des gages d'amour que je ne savais plus - d'où ils me venaient.--Vous vous plaignez de la vie, maître, c'est - injuste.--Leporello jouit scélératement à l'idée du bonheur de don - Juan.--Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme - participant à quelque chose de la poésie de son maître. - - Rêverie de don Juan à l'idée que lui soumet Leporello qu'il peut - avoir un fils quelque part?... - - Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes.--Désir qu'a - don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque - effacés.--Que ne donnerait-il pas pour ravoir une idée nette de ces - images! - - Ce n'est pas tout de changer. C'est que vous changez souvent pour - pire.--Amour des femmes laides. N'avez-vous pas été, l'an passé, fou - de cette vieille marquise napolitaine? - - Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille - duègne, dans l'ombre, dans un château).--Mais tu ne sais donc - pas ce que c'est qu'un désir, pauvre homme (en lui saisissant - le bras), et ce qui le fait naître?--Excitation d'un désir - physique.--Corruption.--Abîme qui sépare l'objet du sujet, et appétit - de celui-ci à entrer dans l'autre.--Voilà pourquoi toujours je suis - en quête.--Silence. - - Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue - de navire.--Envie d'y monter.--Il y grimpe un jour, et lui prend - les seins.--Araignées dans le bois pourri.--Premier sentiment de la - femme, excitation du péril.--Et toujours j'ai retrouvé la poitrine de - bois.--Comment, mais pourtant quand elles jouissent! car je vous vois - heureux.--Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après), - c'est ce qui m'a toujours fait soupçonner qu'il y avait quelque chose - au delà.--Mais non.--Impossibilité d'une communion parfaite, quelque - adhérent que soit le baiser.--Quelque chose gêne et de soi fait mur. - Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les - mots. De là le désir, toujours renouvelé et toujours trompé, d'une - adhérence plus intime. (A des places différentes noter: - - Jalousie dans le désir = savoir, avoir. - - Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond. - - Jalousie dans le souvenir = ravoir, se souvenir bien.) - - C'est pourtant toujours la même chose, dit Leporello.--Eh! non, ce - n'est jamais la même chose! Autant de femmes et autant d'envies, de - jouissances et d'amertumes différentes. - - Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de don - Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant - il n'y a de différence que dans l'intensité! - - Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes - regardent.--Avoir toute beauté, etc.--Vous avez pourtant bien des - femmes.--Qu'est-ce que ça me fait? Le grand nombre de maîtresses, - qu'est-ce que c'est comparativement au reste? Combien m'ignorent et - pour lesquelles je n'aurai jamais rien été! - - Deux espèces d'amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où - l'individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de - volupté, pourtant). A celui-là appartient la jalousie. Le second, - c'est l'amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus - navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l'autre a des - âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos - de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d'autres - qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi - dépend des moments, des hasards et des dispositions. - - Don Juan est las et finit par avoir l'envie de crever qui vous prend - quand on a trop pensé, sans solution. - - On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini. - Qu'est-ce donc? - - Et ils levèrent la tête. - - - II - - Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria - couchée.--Tableau.--Longue contemplation,--désir,--souvenir.--Elle - se réveille. D'abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à - sa pensée. Elle n'a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans - qu'on puisse distinguer le fantastique du réel). - - Il y a longtemps que je t'attends. Tu ne venais pas.--Raconte - sa maladie et sa mort.--A mesure que le dialogue prend, elle se - réveille de plus en plus.--Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement, - lentement, d'abord sur les coudes, puis assise.--Grands yeux ébahis. - Rentrer dans le précis.--Comment? - - C'est donc toi dont j'entendais les pas dans les bois,--étouffement - des nuits.--Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne - remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains - dans la fontaine.--Comparaison symbolique du cerf altéré.--Après-midi - d'été. - - On nous défendait de raconter nos songes--à propos du crucifix qui - domine le lit d'Anna Maria, ce christ qui veille sur les rêves.--Le - crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune fille - est agité et saigne souvent. - - Ce qu'est le christ pour Anna Maria, mais il ne me répond pas dans - mon amour.--Oh! je l'ai bien prié pourtant! Pourquoi n'a-t-il pas - voulu, pourquoi ne m'a-t-il pas écouté? Aspirations de chair et - d'amour vrai (complétant l'amour mystique), en parallèle avec les - aspirations dévergondées de don Juan, qui a eu, dans ses autres - amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques. - (Indiquer ceci, quant à don Juan, dans sa conversation avec - Leporello.) - - Mouvement d'Anna Maria entourant don Juan de ses deux bras.--Le - gras de l'avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout - des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui; une boucle - des cheveux de don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le - bouton de sa chemise. - - La nuit animée,--feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle - d'amour.--C'est l'amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie - simple. Le jour vient. - - Aspirations de vie d'Anna Maria à l'époque des moissons. Matinées - de dimanche les jours de fête dans l'église.--Les directeurs - la tourmentent.--J'aimais beaucoup le confessionnal. Elle s'en - approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son - cœur allait s'ouvrir.--Mystère, ombre.--Mais elle n'avait pas de - péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes - à vie ardente,--heureuse. - - Un jour elle s'évanouit toute seule dans l'église, où elle venait - mettre des fleurs (l'organiste jouait tout seul), en contemplant un - vitrail pénétré de soleil. - - Désirs fréquents qu'elle a de la communion. Avoir Jésus dans le - corps, Dieu en soi!--A chaque nouveau sacrement il lui semblait - qu'une soif serait apaisée.--Elle multipliait les œuvres, - jeûnes, prières, etc.--Sensualité du jeûne.--Se sentir l'estomac - tiraillé, faiblesses de tête.--Elle a peur, elle s'étudie à se - donner des peurs, etc.--Mortifications.--Elle aimait beaucoup les - bonnes odeurs.--Elle flaire des choses dégoûtantes.--Volupté des - mauvaises odeurs.--Elle en est honteuse devant don Juan, que ça - enthousiasme.--Anna Maria s'étonne de son désir.--Qu'est-ce? Comment - se fait-il que je désire et qu'elle désire ce qu'elle ne sait pas? - La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez don - Juan).--J'entendais parler du monde.--Parle-moi! parle-moi! - - La lampe s'éteint faute d'huile.--Les étoiles éclairent la chambre - (pas de lune).--Puis le jour paraît.--Anna Maria retombe morte. - - On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur - dos. Don Juan s'enfuit. - - Ton du caractère d'Anna Maria: _doux_. - - _Ne jamais perdre de vue don Juan._ L'objet principal (au moins de la - seconde partie), c'est l'union, l'égalité, la dualité, dont chaque - terme a été jusqu'ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant - graduellement aille se compléter et s'unir au terme voisin. - -Gustave Flaubert n'écrivit point d'un seul coup _Bouvard et Pécuchet_. -On peut dire que la moitié de sa vie s'est passée à méditer ce livre et -qu'il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force. -Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les -documents. Enfin, un jour, il se mit à l'œuvre, épouvanté toutefois -devant l'énormité de la besogne. «Il faut être fou, disait-il souvent, -pour entreprendre un pareil livre.» Il fallait surtout une patience -surhumaine et une indéracinable volonté. - -Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait -jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, -sans plaisirs et sans distractions, l'esprit formidablement tendu, -il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de -nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. -Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, -colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, -en un paragraphe toutes les pensées d'un savant. Il prenait ensemble un -lot d'idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir, -il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait -les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules -absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie. - -Une fois il lui fallut s'arrêter, épuisé, presque découragé, et comme -repos il écrivit son délicieux volume intitulé: _Trois Contes_. - -On dirait qu'il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son -œuvre. Les trois Nouvelles: _Un Cœur simple_, _la Légende de saint -Julien l'Hospitalier_ et _Hérodias_, montrent d'une façon courte et -admirable les trois faces de son talent. - -S'il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier -rang _Saint Julien l'Hospitalier_. C'est un absolu chef-d'œuvre de -couleur et de style, un chef-d'œuvre d'art. - -_Un Cœur simple_ raconte l'histoire d'une pauvre servante de campagne -honnête et bornée, dont la vie va tout droit jusqu'à la mort, sans -qu'une lueur de bonheur vrai l'éclaire jamais. - -La _Légende de saint Julien l'Hospitalier_ nous montre les aventures -miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d'église d'une -naïveté savante et colorée. - -_Hérodias_ nous dit l'accident tragique de la décollation de saint -Jean-Baptiste. - -Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de -romans. - -Il comptait écrire d'abord le _Combat des Thermopyles_ et il devait -accomplir un voyage en Grèce au commencement de l'année 1882 pour voir -le paysage réel de cette lutte surhumaine. - -Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et -terrible, qu'on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur -apprendre l'amour du pays. - -Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et les -corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un mot -technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui -n'appartient pas à l'histoire d'une nation, mais à l'histoire du monde. -Il se réjouissait à l'idée d'écrire en termes sonores les adieux de -ces guerriers recommandant à leurs femmes, s'ils mouraient dans la -rencontre, d'épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux -fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert -dans un enthousiasme violent. - -Il songeait encore à une sorte de _Matrone d'Éphèse_ moderne, ayant été -séduit par un sujet que lui avait raconté Tourguéneff. - -Enfin, il méditait un grand roman sur le second Empire, où on aurait vu -le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale, -le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si -nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans -la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France -impériale. - -Deux personnages principaux l'attiraient, l'homme et la femme, _un -ménage parisien_, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu. -L'homme, fonctionnaire supérieur, rêvait d'une haute fortune qu'il -atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il -faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets. - -Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n'étaient -point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de -tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances -et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d'une façon tranquille -et résignée. - -Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l'administration, -avec ce titre: _Monsieur le Préfet_, et il affirmait que personne -n'avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile -est un préfet. - - - - -II - - -Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le -public d'aujourd'hui ne distingue plus guère ce que signifie ce mot -quand il s'agit d'un homme de lettres. Le sens de l'art, ce flair si -délicat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable, -est essentiellement un don des aristocraties intelligentes; il -n'appartient guère aux démocraties. - -De très grands écrivains n'ont pas été des artistes. Le public et même -la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les -autres. - -Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, -poussait à l'extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait -pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. -Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour -juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des -mots, pénétrait les raisons secrètes de l'auteur, lisait lentement, -sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s'il ne -restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés -aux sensations littéraires, subissaient l'influence secrète de cette -puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres. - -Quand un homme, quelque doué qu'il soit, ne se préoccupe que de la -chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir -littéraire n'est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le -préparer, de le présenter et de l'exprimer, il n'a pas le sens de l'art. - -La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant -certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce -qu'elles disent; elle vient d'une accordance absolue de l'expression -avec l'idée, d'une sensation d'harmonie, de beauté secrète, échappant -la plupart du temps au jugement des foules. - -Musset, ce grand poète, n'était pas un artiste. Les choses charmantes -qu'il dit en une langue facile et séduisante laissent presque -indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l'émotion -d'une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle. - -La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous -ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le -frémissement, presque l'extase que nous peuvent donner certaines pièces -de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle. - -Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, -ne leur demandent qu'un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît -au contact d'autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d'une -lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir. - -Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite -par certains hommes toute l'évocation d'un monde poétique, que le -peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui -parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut -qu'on lui montre. Il serait inutile d'essayer. Ne sentant pas, il ne -comprendra jamais. - -Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s'étonnent -aussi quand on leur parle de ce _mystère_ qu'ils ignorent; et ils -sourient en haussant les épaules. Qu'importe! Ils ne savent pas. Autant -parler musique à des gens qui n'ont point d'oreille. - -Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens -mystérieux de l'art, pour se comprendre comme s'ils se servaient d'un -langage ignoré des autres. - -Flaubert fut torturé toute sa vie par la poursuite de cette -insaisissable perfection. - -Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot -toutes les qualités qui font en même temps un penseur et un écrivain. -Aussi, quand il déclarait: «Il n'y a que le style», il ne faut pas -croire qu'il entendît: «Il n'y a que la sonorité ou l'harmonie des -mots.» - -On entend généralement par «style» la façon propre à chaque écrivain -de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l'homme, -éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments. -Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l'auteur doit -disparaître dans l'originalité du livre et que l'originalité du livre -ne doit point provenir de la singularité du style. - -Car il n'imaginait pas des «styles» comme une série de moules -particuliers dont chacun porte la marque d'un écrivain et dans lequel -on coule toutes ses idées; mais il croyait au _style_, c'est-à-dire à -une manière unique, absolue, d'exprimer une chose dans toute sa couleur -et son intensité. - -Pour lui, la forme, c'était l'œuvre elle-même. De même que, chez les -êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son -apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, -dans l'œuvre le fond fatalement impose l'expression unique et juste, la -mesure, le rythme, toutes les allures de la forme. - -Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la -forme sans le fond. - -Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n'emprunter -ses qualités qu'à la qualité de la pensée et à la puissance de la -vision. - -Obsédé par cette croyance absolue qu'il n'existe qu'une manière -d'exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la -qualifier et un verbe pour l'animer, il se livrait à un labeur -surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce -verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et, -quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait -un autre avec une invincible patience, certain qu'il ne tenait pas le -vrai, l'unique. - -Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, -de périls, de fatigues. Il allait s'asseoir à sa table avec la peur et -le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant -des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse -patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d'enfant. - -Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée -entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, dont -la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une -légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, couvrant -le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de cheveux -bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre -en drap brun l'enveloppait tout entier; et sa figure rouge, que coupait -une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un -furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands cils sombres -courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, -consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l'effet comme -un chasseur à l'affût. - -Puis il se mettait à écrire, lentement, s'arrêtant sans cesse, -recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant -des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, -sous l'effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long. - -Quelquefois, jetant dans un grand plat d'étain oriental rempli de -plumes d'oie soigneusement taillées la plume qu'il tenait à la main, -il prenait la feuille de papier, l'élevait à la hauteur du regard, -et, s'appuyant sur un coude, déclamait d'une voix mordante et haute. -Il écoutait le rythme de sa prose, s'arrêtait comme pour saisir une -sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, -disposait les virgules avec science comme les haltes d'un long chemin. - - Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les - nécessités de la respiration. Je sais qu'elle est bonne lorsqu'elle - peut être lue tout haut. - - Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des _Dernières - Chansons_ de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve; elles - oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent - ainsi en dehors des conditions de la vie. - -Mille préoccupations l'assiégeaient en même temps, l'obsédaient et -toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit: -«Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, -il n'y a qu'une expression, qu'une tournure et qu'une forme pour -exprimer ce que je veux dire.» - -Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses -muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre -l'idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les -tenant unis d'une indissoluble façon par la puissance de sa volonté, -étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des -efforts surhumains, et l'encageant, comme une bête captive, dans une -forme solide et précise. - -De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la -littérature et pour la phrase. Du moment qu'il avait construit une -phrase avec tant de peine et de tortures, il n'admettait pas qu'on -en pût changer un mot. Lorsqu'il lut à ses amis le conte intitulé: -_Un cœur simple_, on lui fit quelques remarques et quelques critiques -sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par -confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L'idée paraissait subtile -pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que -l'observation était juste. Mais une angoisse le saisit: «Vous avez -raison, dit-il, seulement... il faudrait changer ma phrase.» - -Le soir même, cependant, il se mit à la besogne; il passa la nuit pour -modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour -finir, ne changea rien, n'ayant pu construire une autre phrase dont -l'harmonie lui parût satisfaisante. - -Au commencement du même conte, le dernier mot d'un alinéa, servant -de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui -signala cette distraction; il la reconnut, s'efforça de modifier -le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu'il voulait, et, -découragé, s'écria: «Tant pis pour le sens; le rythme avant tout!» - -Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des -dissertations passionnées: «Dans le vers, disait-il, le poète possède -des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité -d'indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose, -il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles, -sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une puissance de -raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour -changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, le son du style, -suivant les choses qu'on veut dire. Quand on sait manier cette chose -fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et -quand on sait modifier cette valeur selon la place qu'on leur donne, -quand on sait attirer tout l'intérêt d'une page sur une ligne, mettre -une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la -position des termes qui l'expriment; quand on sait frapper avec un mot, -un seul mot, posé d'une certaine façon, comme on frapperait avec une -arme; quand on sait bouleverser une âme, l'emplir brusquement de joie -ou de peur, d'enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu'en faisant -passer un adjectif sous l'œil du lecteur, on est vraiment un artiste, -le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur.» - -Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique; -il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les -déclamait d'une voix tonnante, grisé par la prose, faisant sonner -les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le -ravissaient: il les répétait cent fois, s'étonnant toujours de leur -justesse, et déclarant: «Il faut être un homme de génie pour trouver -des adjectifs pareils.» - -Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l'amour -de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, -l'amour des lettres, a empli sa vie jusqu'à son dernier jour. Il les -aima furieusement, d'une façon absolue, unique. - -Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à -l'art. C'est la gloire qu'on poursuit souvent, la gloire rayonnante -qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s'exalter les têtes, -battre des mains, et captive les cœurs des femmes. - -Plaire aux femmes! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être -par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être -d'exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré, -ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés! Entrer, partout -où l'on va, précédé d'une renommée, d'un respect et d'une adulation, -et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi. -C'est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange -et difficile de reproduire et d'interpréter la nature par des moyens -artificiels. - -D'autres ont poursuivi l'argent, soit pour lui-même, soit pour les -satisfactions qu'il donne: le luxe de l'existence et les délicatesses -de la table. - -Gustave Flaubert a aimé les lettres d'une façon si absolue que, dans -son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n'a pu trouver -place. - -Jamais il n'eut d'autres préoccupations ni d'autres désirs; il était -presque impossible qu'il parlât d'autre chose. Son esprit, obsédé par -des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait -inutile tout ce qui intéresse les gens du monde. - -Il vivait seul presque toute l'année, travaillant sans répit, sans -interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, -et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous -les volumes qu'il avait fouillés. Sa mémoire, d'ailleurs, était -merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l'alinéa où il -avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage -presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits. - -Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété -de Croisset, près Rouen. C'était une jolie maison blanche, de style -ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d'un jardin -magnifique qui s'étendait par derrière et escaladait, par des chemins -rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet -de travail, on voyait passer tout près, comme s'ils allaient toucher -les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers -Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement -muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous -les pays dont on rêve. - -Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenêtre sa -large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. A gauche, les -mille clochers de Rouen dessinaient dans l'espace leurs silhouettes -de pierre, leurs profils travaillés; un peu plus à droite, les mille -cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs -festons de fumée. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus -haute des pyramides d'Égypte, regardait de l'autre côté de l'eau la -flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde. - -En face s'étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches -blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt -sur une grande côte fermait l'horizon que parcourait la calme rivière -large, pleine d'îles plantées d'arbres, descendant vers la mer et -disparaissant au loin dans une courbe de l'immense vallée. - -Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu -depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, -ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le -voir, il se promenait avec lui le long d'une grande allée de tilleuls, -plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces -causeries. - -Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu'il -avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres. - -Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la -rivière. Il était très vaste, n'ayant pour ornement que des livres, -quelques portraits d'amis et quelques souvenirs de voyages; des corps -de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu'un domestique naïf avait -ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d'ambre d'Orient, -un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de -ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable -buste de Pradier, représentant la sœur de Gustave, Caroline Flaubert, -morte toute jeune femme, et, par terre, d'un côté un immense divan turc -couvert de coussins, de l'autre une magnifique peau d'ours blanc. - -Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin; se levait -pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent -une heure ou deux dans l'après-midi; mais il veillait jusqu'à trois ou -quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, -dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand -appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes -d'un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient, comme -d'un phare, des fenêtres de «Monsieur Gustave». - -Il s'était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On -le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes -singuliers effaraient les yeux et les esprits. - -Il était toujours vêtu, pour travailler, d'un large pantalon, noué -par une cordelière de soie à la ceinture et d'une immense robe de -chambre tombant jusqu'à terre. Ce vêtement, qu'il avait adopté non -par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun -l'hiver, et l'été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs. -Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche, -rentraient déçus dans leur espoir quand ils n'avaient pu voir, du pont -du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute -fenêtre. - -Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde. -Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours -au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait -curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l'amusait, -leur étonnement le dilatait; il lisait sur les figures les caractères, -le tempérament, la bêtise de chacun. - -On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois. - -Il faisait de ce mot _bourgeois_ le synonyme de _bêtise_ et le -définissait ainsi: «J'appelle bourgeois quiconque pense bassement.» Ce -n'est donc nullement à la classe bourgeoise qu'il en voulait, mais à -une sorte particulière de bêtise qu'on rencontre le plus souvent dans -cette classe. Il avait, du reste, pour le «bon peuple» un mépris aussi -complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l'ouvrier -qu'avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire -que de la sottise mondaine. L'ignorance, d'où viennent les croyances -absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous -les préjugés, tout l'arsenal des opinions communes ou élégantes, -l'exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d'autres, de -l'universelle niaiserie, de l'infériorité intellectuelle du plus -grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale -excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides -que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d'un salon où la -médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, -accablé, comme si on l'eût roué de coups, devenu lui-même idiot, -affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée -des autres. - -Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché -que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise -humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les -grands malheurs intimes et secrets. - -Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à -le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi qu'un chasseur -poursuit sa proie, l'atteignant jusqu'au fond des plus grands cerveaux. -Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil -rapide tombait dessus, qu'elle se cachât dans les colonnes d'un journal -ou même entre les lignes d'un beau livre. Il en arrivait parfois à un -tel degré d'exaspération, qu'il aurait voulu détruire la race humaine. - -La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d'autre chose. La saveur -amère qui s'en dégage n'est que cette constante constatation de la -médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la -note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot, -par une simple intention, par l'accent d'une scène ou d'un dialogue. -Il emplit le lecteur intelligent d'une mélancolie désolée devant la -vie. Le malaise inexpliqué qu'ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant -l'_Éducation sentimentale_ n'était que la sensation irraisonnée de -cette éternelle misère des pensées montrée à nu dans les crânes. - -Il disait quelquefois qu'il aurait pu appeler ce livre «les Fruits -secs», pour en faire mieux comprendre l'intention. Chaque homme, en -le lisant, se demande avec inquiétude s'il n'est pas un des tristes -personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses -personnelles, intimes et navrantes. - -Après l'énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour: -«Et tout cela dans l'unique but de cracher sur mes contemporains le -dégoût qu'ils m'inspirent! Je vais enfin dire ma manière de penser, -exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger -mon indignation!» - -Ce mépris d'idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité -commune était accompagné d'une admiration véhémente pour les gens -supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou la nature de -leur érudition. N'ayant jamais aimé que la Pensée, il en respectait -toutes les manifestations; et ses lectures s'étendaient aux livres qui -semblaient ordinairement le plus étrangers à l'art littéraire. Il se -fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan; -le nom seul de Victor Hugo l'emplissait d'enthousiasme; il avait pour -amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot; son salon de -Paris était des plus curieux. - -Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu'à sept, dans un -appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs -étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot -d'art. - -Dès qu'un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait -sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées -et noires d'écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait -et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les -objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque -toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même. - -Le premier venu était souvent Ivan Tourguéneff, qu'il embrassait comme -un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le -romancier français d'une affection profonde et rare. Des affinités de -talent, de philosophie et d'esprit, des similitudes de goûts, de vie et -de rêves, une conformité de tendances littéraires, d'idéalisme exalté -d'admiration et d'érudition, mettaient entre eux tant de points de -contact incessants qu'ils éprouvaient l'un et l'autre, en se revoyant, -une joie du cœur plus encore peut-être qu'une joie de l'intelligence. - -Tourguéneff s'enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d'une -voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses -dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l'écoutait avec -religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large -œil bleu aux pupilles mouvantes, et il répondait de sa voix sonore, -qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux -guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de -la vie courante et ne s'éloignait guère des choses et de l'histoire -littéraires. Souvent Tourguéneff était chargé de livres étrangers et -traduisait couramment des poèmes de Gœthe, de Pouchkine ou de Swinburne. - -D'autres personnes arrivaient peu à peu: M. Taine, le regard caché -derrière ses lunettes, l'allure timide, apportait des documents -historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur -d'archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil -perçant de philosophe. - -Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l'Institut, administrateur de la -bibliothèque Mazarine; Georges Pouchet, professeur d'anatomie comparée -au Muséum d'histoire naturelle; Claudius Popelin, le maître émailleur; -Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d'art, esprit subtil -et charmant. - -Puis, c'est Alphonse Daudet, qui apporte l'air de Paris, du Paris -vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des -silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie -charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son -esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la -science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa -tête, jolie, très fine, est couverte d'un flot de cheveux d'ébène qui -descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule -souvent les pointes aiguës. L'œil, longuement fendu, mais peu ouvert, -laisse passer un regard noir comme de l'encre, vague quelquefois par -suite d'une myopie excessive. Sa voix chante un peu; il a le geste vif, -l'allure mobile, tous les signes d'un fils du Midi. - -Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et -toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil -et cherche d'un coup d'œil sur les figures l'état des esprits, le -ton et l'allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe -sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute -attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une -griserie d'artistes emporte les causeurs et les lance en ces théories -excessives et paradoxales chères aux hommes d'imagination vive, il -devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un «mais...» -étouffé dans les grands éclats; puis, quand la poussée lyrique de -Flaubert s'est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d'une -voix calme, avec des mots paisibles. - -Il est de taille moyenne, un peu gros, d'aspect bonhomme et obstiné. -Sa tête, très semblable à celles qu'on retrouve dans beaucoup de vieux -tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de -puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un -front très développé, et le nez droit s'arrête, coupé comme par un -coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d'une -moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais -énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard -noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu'un -pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d'une façon drôle et -moqueuse. - -D'autres arrivent encore: voici l'éditeur Charpentier. Sans quelques -cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour -un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement -pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte -la moustache seule. Il rit volontiers d'un rire jeune et sceptique -et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui -s'empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille -choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de -Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux -légers entourent d'un nuage blond une face pâle et fine. Causeur -incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus -fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à -Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. -Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de -Théophile Gautier. Voici José-Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur -de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. -Voici Huysmans, Hennique, Céard, d'autres encore, Léon Cladel le -styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze. - -Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et -mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un -grand caractère de hauteur et de noblesse. - -Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un -peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille -étrangement dilatée. - -Il a l'aspect gentilhomme, l'air fin et nerveux des gens de race. Il -est (on le sent) du monde, et du meilleur. C'est Edmond de Goncourt. -Il s'avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu'il garde -partout avec lui, tandis qu'il tend à ses amis son autre main restée -libre. - -Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger. - -C'est alors qu'il fallait voir Gustave Flaubert. - -Avec des gestes larges où il paraissait s'envoler, allant de l'un à -l'autre d'un seul pas qui traversait l'appartement, sa longue robe de -chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile -brune d'une barque de pêche, plein d'exaltations, d'indignations, -de flamme véhémente, d'éloquence retentissante, il amusait par ses -emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son -érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait -une discussion d'un mot clair et profond, parcourait les siècles d'un -bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes -de même race, deux enseignements de même nature, d'où il faisait -jaillir une lumière comme lorsqu'on heurte deux pierres pareilles. - -Puis ses amis partaient l'un après l'autre. Il les accompagnait dans -l'antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant -les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire -affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de -Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer -son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui -recevait tous les dimanches. - -Il aimait le monde, bien qu'il s'indignât des conversations qu'il y -entendait; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, -bien qu'il les jugeât sévèrement de loin et qu'il répétât souvent la -phrase de Proudhon: «La femme est la désolation du juste»; il aimait le -grand luxe, l'élégance somptueuse, l'apparat, bien qu'il vécût on ne -peut plus simplement. - -Dans l'intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait -descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, -les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d'un -rire content, franc, profond; et ce rire semblait même plus naturel -chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l'humanité. Il -aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à -Croisset, c'était un bonheur pour lui et il préparait la réception de -loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait -la table fine et les choses délicates. - -Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n'était pas innée -chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la -bêtise, car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein -d'élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, -sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la -mélancolie ne prend jamais l'allure désolée qu'elle a chez certains -Allemands et chez certains Anglais. - -Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d'une longue et puissante -passion? Il l'eut, cette passion, jusqu'à sa mort. Il avait donné, dès -sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il -usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des -nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d'ardeur, défaillant de -fatigue après ces heures d'amour épuisant et violent, et repris, chaque -matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée. - -Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de -travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands -passionnés que dévore toujours leur passion. - - GUY DE MAUPASSANT. - - - - -BOUVARD ET PÉCUCHET - - - - -I - - -Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard -Bourdon se trouvait absolument désert. - -Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en -ligne droite son eau couleur d'encre. Il y avait au milieu un bateau -plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. - -Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, -le grand ciel pur se découpait en plaques d'outremer, et, sous la -réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d'ardoises, -les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin -dans l'atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le désœuvrement -du dimanche et la tristesse des jours d'été. - -Deux hommes parurent. - -L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes. Le plus -grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet -déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps -disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une -casquette à visière pointue. - -Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s'assirent, à la -même minute, sur le même banc. - -Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leur coiffure, que chacun posa -près de soi; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son -voisin: Bouvard; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la -casquette du particulier en redingote le mot: Pécuchet. - -«Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d'inscrire notre nom -dans nos couvre-chefs. - ---Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau! - ---C'est comme moi, je suis employé.» - -Alors ils se considérèrent. - -L'aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet. - -Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage -coloré. Un pantalon à grand pont, qui godait par le bas sur des -souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la -ceinture; et ses cheveux blonds, frisés d'eux-mêmes en boucles légères, -lui donnaient quelque chose d'enfantin. - -Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu. - -L'air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard. - -On aurait dit qu'il portait une perruque, tant les mèches garnissant -son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait tout en -profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes prises dans -des tuyaux de lasting manquaient de proportion avec la longueur du -buste, et il avait une voix forte, caverneuse. - -Cette exclamation lui échappa: «Comme on serait bien à la campagne!» - -Mais la banlieue, selon Bouvard, était assommante par le tapage des -guinguettes. Pécuchet pensait de même. Il commençait néanmoins à se -sentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi. - -Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l'eau -hideuse, où une botte de paille flottait, sur la cheminée d'une usine -se dressant à l'horizon; des miasmes d'égout s'exhalaient. Ils se -tournèrent de l'autre côté. Alors ils eurent devant eux les murs du -Grenier d'abondance. - -Décidément (et Pécuchet en était surpris) on avait encore plus chaud -dans les rues que chez soi! - -Bouvard l'engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du -qu'en dira-t-on! - -Tout à coup, un ivrogne traversa en zigzag le trottoir; et, à propos -des ouvriers, ils entamèrent une conversation politique. Leurs opinions -étaient les mêmes, bien que Bouvard fût peut-être plus libéral. - -Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un tourbillon de -poussière: c'étaient trois calèches de remise qui s'en allaient vers -Bercy, promenant une mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate -blanche, des dames enfouies jusqu'aux aisselles dans leur jupon, deux -ou trois petites filles, un collégien. La vue de cette noce amena -Bouvard et Pécuchet à parler des femmes, qu'ils déclarèrent frivoles, -acariâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent meilleures que -les hommes; d'autres fois, elles étaient pires. Bref, il valait mieux -vivre sans elles; aussi Pécuchet était resté célibataire. - -«Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants! - ---C'est peut-être un bonheur pour vous? Mais la solitude, à la longue, -était bien triste.» - -Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. Blême, -les cheveux noirs et marquée de petite vérole, elle s'appuyait sur le -bras du militaire, en traînant des savates et balançant les hanches. - -Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une expression obscène. -Pécuchet devint très rouge, et, sans doute pour s'éviter de répondre, -lui désigna du regard un prêtre qui s'avançait. - -L'ecclésiastique descendit avec lenteur l'avenue des maigres ormeaux -jalonnant le trottoir, et Bouvard, dès qu'il n'aperçut plus le -tricorne, se déclara soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet, -sans les absoudre, montra quelque déférence pour la religion. - -Cependant le crépuscule tombait, et des persiennes en face s'étaient -relevées. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnèrent. - -Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux -anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles. -Ils dénigrèrent le corps des ponts et chaussées, la régie des tabacs, -le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre humain, comme -des gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l'autre -retrouvait des parties de lui-même oubliées. Et bien qu'ils eussent -passé l'âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau, -une sorte d'épanouissement, le charme des tendresses à leur début. - -Vingt fois ils s'étaient levés, s'étaient rassis et avaient fait la -longueur du boulevard, depuis l'écluse d'amont jusqu'à l'écluse d'aval, -chaque fois voulant s'en aller, n'en ayant pas la force, retenus par -une fascination. - -Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand -Bouvard dit tout à coup: «Ma foi! si nous dînions ensemble? - ---J'en avais l'idée! reprit Pécuchet, mais je n'osais pas vous le -proposer!» - -Et il se laissa conduire, en face de l'Hôtel de Ville, dans un petit -restaurant où l'on serait bien. - -Bouvard commanda le menu. - -Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps. -Ce fut l'objet d'une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent -les avantages des sciences: que de choses à connaître, que de -recherches..., si on avait le temps! Hélas! le gagne-pain l'absorbait; -et ils levèrent les bras d'étonnement; ils faillirent s'embrasser -par-dessus la table en découvrant qu'ils étaient, tous les deux, -copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère -de la marine; ce qui ne l'empêchait pas de consacrer, chaque soir, -quelques moments à l'étude. Il avait noté des fautes dans l'ouvrage -de M. Thiers, et il parla avec les plus grands respects d'un certain -Dumouchel, professeur. - -Bouvard l'emportait par d'autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux -et la manière dont il battait la rémolade décelaient le roquentin plein -d'expérience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l'aisselle, -en débitant des choses qui faisaient rire Pécuchet. C'était un rire -particulier, une seule note très basse, toujours la même, poussée à de -longs intervalles. Celui de Bouvard était continu, sonore, découvrait -ses dents, lui secouait les épaules, et les consommateurs, à la porte, -s'en retournaient. - -Le repas fini, ils allèrent prendre le café dans un autre -établissement. Pécuchet, en contemplant les becs de gaz, gémit sur le -débordement du luxe, puis, d'un geste dédaigneux, écarta les journaux. -Bouvard était plus indulgent à leur endroit. Il aimait tous les -écrivains en général et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour -être acteur. - -Il voulut faire des tours d'équilibre avec une queue de billard et -deux boules d'ivoire, comme en exécutait Barberou, un de ses amis. -Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre -les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui -se levait toutes les fois pour les chercher à quatre pattes sous les -banquettes, finit par se plaindre. Pécuchet eut une querelle avec lui; -le limonadier survint,--il n'écouta pas ses excuses et même chicana -sur la consommation. - -Il proposa ensuite de terminer la soirée paisiblement dans son -domicile, qui était tout près, rue Saint-Martin. - -A peine entré, il endossa une manière de camisole en indienne et fit -les honneurs de son appartement. - -Un bureau de sapin, placé juste dans le milieu, incommodait par -ses angles; et, tout autour, sur des planchettes, sur les trois -chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins, se trouvaient -pêle-mêle plusieurs volumes de l'_Encyclopédie Roret_, le _Manuel -du magnétiseur_, un Fénelon, d'autres bouquins, avec des tas de -paperasses, deux noix de coco, diverses médailles, un bonnet turc -et des coquilles rapportées du Havre par Dumouchel. Une couche de -poussière veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La -brosse pour les souliers traînait au bord du lit, dont les draps -pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la -fumée de la lampe. - -Bouvard, à cause de l'odeur sans doute, demanda la permission d'ouvrir -la fenêtre. - -«Les papiers s'envoleraient!» s'écria Pécuchet, qui redoutait, en plus, -les courants d'air. - -Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffée depuis le -matin par les ardoises de la toiture. - -Bouvard lui dit: - -«A votre place, j'ôterais ma flanelle! - ---Comment!» - -Et Pécuchet baissa la tête, s'effrayant à l'hypothèse de ne plus avoir -son gilet de santé. - -«Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l'air extérieur vous -rafraîchira.» - -Enfin Pécuchet repassa ses bottes en grommelant: «Vous m'ensorcelez, ma -parole d'honneur!» Et, malgré la distance, il l'accompagna jusque chez -lui, au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la Tournelle. - -La chambre de Bouvard, bien cirée, avec des rideaux de percale et des -meubles en acajou, jouissait d'un balcon ayant vue sur la rivière. Les -deux ornements principaux étaient un porte-liqueurs au milieu de la -commode, et, le long de la glace, des daguerréotypes représentant des -amis; une peinture à l'huile occupait l'alcôve. - -«Mon oncle!» dit Bouvard. - -Et le flambeau qu'il tenait éclaira un monsieur. - -Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d'un toupet -frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la -chemise, du gilet de velours et de l'habit noir, l'engonçaient. On -avait figuré des diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux -pommettes, et il souriait d'un petit air narquois. - -Pécuchet ne put s'empêcher de dire: - -«On le prendrait plutôt pour votre père! - ---C'est mon parrain», répliqua Bouvard négligemment, ajoutant qu'il -s'appelait de ses noms de baptême François-Denys-Bartholomée. Ceux -de Pécuchet étaient Juste-Romain-Cyrille,--et ils avaient le même -âge: quarante-sept ans. Cette coïncidence leur fit plaisir, mais les -surprit, chacun ayant cru l'autre beaucoup moins jeune. Ensuite, -ils admirèrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont -merveilleuses. - -«Car, enfin, si nous n'étions pas sortis tantôt pour nous promener, -nous aurions pu mourir avant de nous connaître!» - -Et, s'étant donné l'adresse de leurs patrons, ils se souhaitèrent une -bonne nuit. - -«N'allez pas voir les dames!» cria Bouvard dans l'escalier. - -Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole. - -Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères, Tissus d'Alsace, -rue Hautefeuille, 92, une voix appela: - -«Bouvard! Monsieur Bouvard!» - -Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet, qui -articula plus fort: - -«Je ne suis pas malade! Je l'ai retirée! - ---Quoi donc? - ---Elle!» dit Pécuchet, en désignant sa poitrine. - -Tous les propos de la journée, avec la température de l'appartement et -les labeurs de la digestion, l'avaient empêché de dormir, si bien que, -n'y tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin, il -s'était rappelé son action, heureusement sans conséquence, et il venait -en instruire Bouvard, qui, par là, fut placé dans son estime à une -prodigieuse hauteur. - -Il était le fils d'un petit marchand et n'avait pas connu sa mère, -morte très jeune. On l'avait, à quinze ans, retiré de pension pour -le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron -fut envoyé aux galères; histoire farouche qui lui causait encore de -l'épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états: élève en -pharmacie, maître d'étude, comptable sur un des paquebots de la haute -Seine. Enfin, un chef de division, séduit par son écriture, l'avait -engagé comme expéditionnaire; mais la conscience d'une instruction -défectueuse, avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritait -son humeur; et il vivait complètement seul, sans parents, sans -maîtresse. Sa distraction était, le dimanche, d'inspecter les travaux -publics. - -Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la -Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui était son oncle, l'avait -emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. A sa majorité, on lui -versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une -boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait -en emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la -paresse, avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l'inspiration -d'utiliser sa belle main; et, depuis onze ans, il se tenait dans la -même place, chez MM. Descambos frères, Tissus, rue Hautefeuille, 92. -Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le -fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n'en attendait -plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui -permettaient d'aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet. - -Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils -s'étaient tout de suite accrochés par des fibres secrètes. D'ailleurs, -comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle particularité, telle -imperfection, indifférente ou odieuse dans celui-ci, enchante-t-elle -dans celui-là? Ce qu'on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes -les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent. - -Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l'un -paraissait, l'autre fermait son pupitre, et ils s'en allaient ensemble -dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que -Pécuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait -les talons, semblait glisser sur des roulettes. De même leurs goûts -particuliers s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le -fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne -mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre -dans le café. L'un était confiant, étourdi, généreux; l'autre discret, -méditatif, économe. - -Pour lui être agréable, Bouvard voulut faire faire à Pécuchet -la connaissance de Barberou. C'était un ancien commis voyageur, -actuellement boursier, très bon enfant, patriote, ami des dames, et -qui affectait le langage faubourien. Pécuchet le trouva déplaisant et -il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur (car il avait publié -une petite mnémotechnie) donnait des leçons de littérature dans un -pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la -tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard. - -Aucun des deux n'avait caché à l'autre son opinion. Chacun en reconnut -la justesse. Leurs habitudes changèrent, et, quittant leur pension -bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours. - -Ils faisaient des réflexions sur les pièces de théâtre dont on parlait, -sur le gouvernement, la cherté des vivres, les fraudes du commerce. -De temps à autre, l'histoire du Collier ou le procès de Fualdès -revenait dans leurs discours; et puis, ils cherchaient les causes de la -Révolution. - -Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent -le Conservatoire des arts et métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les -Invalides et toutes les collections publiques. - -Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l'avoir perdu, -se donnant pour deux étrangers, deux Anglais. - -Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant -les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec -indifférence devant les métaux; les fossiles les firent rêver, la -conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les -vitres et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient -des poisons. Ce qu'ils admirèrent du cèdre, c'est qu'on l'eût apporté -dans un chapeau. - -Ils s'efforcèrent, au Louvre, de s'enthousiasmer pour Raphaël. A la -grande Bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact des -volumes. - -Une fois, ils entrèrent au cours d'arabe du Collège de France, et -le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de -prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses -d'un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une -séance de l'Académie. Ils s'informaient des découvertes, lisaient les -prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. -Au fond d'un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des -choses à la fois confuses et merveilleuses. - -En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n'avoir pas vécu -à l'époque où il servait, bien qu'ils ignorassent absolument cette -époque-là. D'après de certains noms, ils imaginaient des pays d'autant -plus beaux qu'ils n'en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les -titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un -mystère. - -Et, ayant plus d'idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une -malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de -partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la -campagne. - -Un dimanche ils se mirent en marche dès le matin, et, passant par -Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils -vagabondèrent entre les vignes, arrachèrent des coquelicots au bord -des champs, dormirent sur l'herbe, burent du lait, mangèrent sous les -acacias des guinguettes, et rentrèrent fort tard, poudreux, exténués, -ravis. Ils renouvelèrent souvent ces promenades. Les lendemains -étaient si tristes, qu'ils finirent par s'en priver. - -La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le -grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les -mêmes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en -moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours -après l'heure et reçurent des semonces. - -Autrefois, ils se trouvaient presque heureux; mais leur métier les -humiliait depuis qu'ils s'estimaient davantage, et ils se renforçaient -dans ce dégoût, s'exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet -contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la -morosité de Pécuchet. - -«J'ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques! disait -l'un. - ---Autant être chiffonnier!» s'écriait l'autre. - -Quelle situation abominable! Et nul moyen d'en sortir! Pas même -d'espérance! - -Un après-midi (c'était le 20 janvier 1839), Bouvard étant à son -comptoir reçut une lettre, apportée par le facteur. - -Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait, et il tomba -évanoui sur le carreau. - -Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cravate. On envoya chercher -un médecin. Il rouvrit les yeux; puis aux questions qu'on lui faisait: - -«Ah!... c'est que... c'est que... un peu d'air me soulagera. Non! -laissez-moi! permettez!» - -Et, malgré sa corpulence, il courut tout d'une haleine jusqu'au -ministère de la marine, se passant la main sur le front, croyant -devenir fou, tâchant de se calmer. - -Il fit demander Pécuchet. - -Pécuchet parut. - -«Mon oncle est mort! j'hérite! - ---Pas possible!» - -Bouvard montra les lignes suivantes: - - Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839. - - ÉTUDE - DE - Me TARDIVEL - Notaire - - MONSIEUR, - - Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance - du testament de votre père naturel, M. François-Denys-Bartholomée - Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette - commune le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur - une disposition très importante. - - Agréez, monsieur, l'assurance de mes respects. - - TARDIVEL, - - Notaire. - -Pécuchet fut obligé de s'asseoir sur une borne dans la cour. Puis il -rendit le papier en disant lentement: - -«Pourvu... que ce ne soit pas... quelque farce! - ---Tu crois que c'est une farce!» reprit Bouvard d'une voix étranglée, -pareille à un râle de moribond. - -Mais le timbre de la poste, le nom de l'étude en caractères -d'imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l'authenticité de -la nouvelle;--et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la -bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes. - -L'espace leur manquait. Ils allèrent jusqu'à l'Arc de Triomphe, -revinrent par le bord de l'eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était -très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et, -pendant cinq minutes, déraisonna complètement. - -Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se monter... - -«Ah! ce serait trop beau! n'en parlons plus.» - -Ils en reparlaient. Rien n'empêchait de demander tout de suite des -explications. Bouvard écrivit au notaire pour en avoir. - -Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi: - - «En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon - fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi.» - -Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l'avait tenu à -l'écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu; et le neveu -l'avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s'en tenir. -Vers la quarantaine, M. Bouvard s'était marié, puis était devenu veuf. -Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues, un -remords l'avait pris sur l'abandon où il laissait depuis tant d'années -son autre enfant. Il l'eût même fait venir chez lui, sans l'influence -de sa cuisinière. Elle le quitta, grâce aux manœuvres de la famille, -et, dans son isolement, près de mourir, il voulut réparer ses torts en -léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu'il pouvait de sa -fortune. Elle s'élevait à la moitié d'un million, ce qui faisait pour -le copiste deux cent cinquante mille francs. L'aîné des frères, M. -Étienne, avait annoncé qu'il respecterait le testament. - -Bouvard tomba dans une sorte d'hébétude. Il répétait à voix basse, -en souriant du sourire paisible des ivrognes: «Quinze mille livres -de rente!» et Pécuchet, dont la tête pourtant était plus forte, n'en -revenait pas. - -Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel. L'autre -fils, M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant -la justice, et même d'attaquer le legs s'il le pouvait, exigeant au -préalable scellés, inventaire, nomination d'un séquestre, etc.! Bouvard -en eut une maladie bilieuse. A peine convalescent, il s'embarqua pour -Savigny, d'où il revint, sans conclusion d'aucune sorte et déplorant -ses frais de voyage. - -Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d'espoir, -d'exaltation et d'abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur -Alexandre s'apaisant, Bouvard entra en possession de l'héritage. - -Son premier cri avait été: «Nous nous retirerons à la campagne» et -ce mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l'avait trouvé tout -simple. Car l'union de ces deux hommes était absolue et profonde. - -Mais comme il ne voulait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne -partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans, n'importe! Il demeura -inflexible et la chose fut décidée. - -Pour savoir où s'établir, ils passèrent en revue toutes les provinces. -Le Nord était fertile, mais trop froid; le Midi, enchanteur par son -climat, mais incommode, vu les moustiques, et le Centre, franchement, -n'avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l'esprit -cagot des habitants. Quant aux régions de l'Est, à cause du patois -germanique, il n'y fallait pas songer. Mais il y avait d'autres pays. -Qu'était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois? Les -cartes de géographie n'en disaient rien. Du reste, que leur maison -fût dans tel endroit ou dans tel autre, l'important, c'est qu'ils en -auraient une. - -Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d'une plate-bande, -émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant -des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l'alouette pour suivre -les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient -faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les -ruches et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur -des foins coupés. Plus d'écritures! plus de chefs! plus même de terme -à payer!--Car ils posséderaient un domicile à eux!--et ils mangeraient -les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin,--et -dîneraient en gardant leurs sabots!--«Nous ferons tout ce qu'il nous -plaira! nous laisserons pousser notre barbe!» - -Ils s'achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses -«qui pourraient peut-être servir», telles qu'une boîte à outils -(il en faut toujours dans une maison), ensuite des balances, une -chaîne d'arpenteur, une baignoire en cas qu'ils ne fussent malades, -un thermomètre et même un baromètre «système Gay-Lussac» pour des -expériences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne -serait pas mal non plus (car on ne peut pas toujours travailler -dehors) d'avoir quelques bons ouvrages de littérature,--et ils en -cherchèrent,--fort embarrassés parfois de savoir si tel livre était -vraiment «un livre de bibliothèque». Bouvard tranchait la question. - -«Eh! nous n'aurons pas besoin de bibliothèque. - ---D'ailleurs, j'ai la mienne», disait Pécuchet. - -D'avance, ils s'organisaient. Bouvard emporterait ses meubles; Pécuchet -sa grande table noire; on tirerait parti des rideaux, et avec un peu de -batterie de cuisine ce serait bien suffisant. - -Ils s'étaient juré de taire tout cela, mais leur figure rayonnait. -Aussi leurs collègues les trouvaient drôles. Bouvard, qui écrivait -étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa -bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d'un air -malin ses lourdes paupières. Pécuchet, juché sur un grand tabouret de -paille, soignait toujours les jambages de sa longue écriture,--mais, -en gonflant les narines, pinçait les lèvres, comme s'il avait peur de -lâcher son secret. - -Après dix-huit mois de recherches, ils n'avaient rien trouvé. Ils -firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens -jusqu'à Évreux, et de Fontainebleau jusqu'au Havre. Ils voulaient une -campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site -pittoresque; mais un horizon borné les attristait. - -Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la -solitude. - -Quelquefois ils se décidaient; puis, craignant de se repentir plus -tard, ils changeaient d'avis, l'endroit leur ayant paru malsain, ou -exposé au vent de mer, ou trop près d'une manufacture ou d'un abord -difficile. - -Barberou les sauva. - -Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu'on lui -avait parlé d'un domaine, à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela -consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de -château et un jardin en plein rapport. - -Ils se transportèrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmés. -Seulement, tant de la ferme que de la maison (l'une ne serait pas -vendue sans l'autre), on exigeait cent quarante-trois mille francs. -Bouvard n'en donnait que cent vingt mille. - -Pécuchet combattit son entêtement, le pria de céder, enfin déclara -qu'il compléterait le surplus. C'était toute sa fortune, provenant du -patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n'en avait soufflé -mot, réservant ce capital pour une grande occasion. - -Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite. - -Bouvard n'était plus copiste. D'abord, il avait continué ses fonctions -par défiance de l'avenir, mais s'en était démis, une fois certain de -l'héritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, -et, la veille de son départ, il offrit un punch à tout le comptoir. - -Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues et sortit, le -dernier jour, en claquant la porte brutalement. - -Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions, -d'emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel! - -Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait -au courant de la littérature; et, après des félicitations nouvelles, -lui souhaita une bonne santé. - -Barberou se montra plus sensible en recevant l'adieu de Bouvard. Il -abandonna exprès une partie de dominos, promit d'aller le voir là-bas, -commanda deux anisettes et l'embrassa. - -Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d'air -en se disant: «Enfin!» Les lumières des quais tremblaient dans l'eau, -le roulement des omnibus au loin s'apaisait. Il se rappela des jours -heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, -des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses -habitudes; et il sentit une défaillance de cœur, une tristesse qu'il -n'osait pas s'avouer. - -Pécuchet, jusqu'à deux heures du matin, se promena dans sa chambre. Il -ne reviendrait plus là; tant mieux! et cependant, pour laisser quelque -chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée. - -Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments -de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un -caléfacteur, la baignoire et trois fûts de bourgogne iraient, par la -Seine, jusqu'au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard, -qui les attendrait, les ferait parvenir à Chavignolles. - -Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les -bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une -voiture de déménagement qui s'acheminerait par Nonancourt, Verneuil et -Falaise. Pécuchet voulut l'accompagner. - -Il s'installa auprès du conducteur, sur la banquette, et, couvert -de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa -chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de -la capitale. - -Le mouvement et la nouveauté du voyage l'occupèrent les premières -heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes -avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d'exécrables -auberges, et, bien qu'ils répondissent de tout, Pécuchet, par excès de -prudence, couchait dans les mêmes gîtes. - -Le lendemain, on repartait dès l'aube; et la route, toujours la même, -s'allongeait en montant jusqu'au bord de l'horizon. Les mètres de -cailloux se succédaient, les fossés étaient pleins d'eau, la campagne -s'étalait par grandes surfaces d'un vert monotone et froid, des nuages -couraient dans le ciel, de temps à autre la pluie tombait. Le troisième -jour, des bourrasques s'élevèrent. La bâche du chariot, mal attachée, -claquait au vent comme la voile d'un navire. Pécuchet baissait la -figure sous sa casquette, et, chaque fois qu'il ouvrait sa tabatière, -il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complètement. -Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui tout son bagage -et prodiguait les recommandations. Voyant qu'elles ne servaient à rien, -il changea de tactique; il fit le bon enfant, eut des complaisances; -dans les montées pénibles, il poussait à la roue avec les hommes; il -en vint jusqu'à leur payer le gloria après les repas. Dès lors, ils -filèrent plus lestement, si bien qu'aux environs de Gauburge l'essieu -se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet visita tout de suite -l'intérieur; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les -bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbéciles; et la journée -suivante fut perdue à cause du charretier qui se grisa; mais il n'eut -pas la force de se plaindre, la coupe d'amertume étant remplie. - -Bouvard n'avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore -une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la -dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen; il -s'était trompé de diligence. - -Le soir, toutes les places pour Caen étaient retenues; ne sachant que -faire, il alla au théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins, -disant qu'il était retiré du négoce et nouvellement acquéreur d'un -domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen, ses -ballots n'y étaient pas. Il les reçut le dimanche et les expédia sur -une charrette, ayant prévenu le fermier qu'il les suivrait de quelques -heures. - -A Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval -de renfort, et jusqu'au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de -Bretteville, ayant quitté la grand'route, il s'engagea dans un chemin -de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles. -Cependant les ornières s'effaçaient; elles disparurent, et ils se -trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir? -Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue, -s'avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes, -les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa -route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à -coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s'élança pour -le rejoindre. Bouvard était dedans. - -Mais où pouvait être la voiture de déménagement? Pendant une heure -ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils -arrivèrent à Chavignolles. - -Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans -la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur -la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils -s'attablèrent. - -On leur avait préparé une soupe à l'oignon, un poulet, du lard et des -œufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à -autre s'informer de leurs goûts. Ils répondaient: «Oh! très bon, très -bon!» et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, tout les -délecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant -ils promenaient autour d'eux un regard de satisfaction, en mangeant sur -la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures étaient rougies -par le grand air. Ils tendaient leur ventre; ils s'appuyaient sur le -dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se répétaient: «Nous y -voilà donc! quel bonheur! il me semble que c'est un rêve!» - -Bien qu'il fût minuit, Pécuchet eut l'idée de faire un tour dans -le jardin. Bouvard ne s'y refusa pas. Ils prirent la chandelle -et, l'abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des -plates-bandes. Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes: -«Tiens, des carottes! Ah! des choux!» - -Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des -bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur, et -les deux ombres de leur corps s'y dessinaient agrandies, en répétant -leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit -était complètement noire, et tout se tenait immobile dans un grand -silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta. - -Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier -de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d'en -faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise. - -Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis -s'endormirent, Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue; -Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d'un bonnet -de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui -entrait par les fenêtres. - - - - -II - - -Quelle joie, le lendemain, en se réveillant! Bouvard fuma une pipe -et Pécuchet huma une prise, qu'ils déclarèrent la meilleure de leur -existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage. - -On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le -clocher de l'église; et à gauche un rideau de peupliers. - -Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en -quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où -se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles. -D'un côté, une tonnelle aboutissait à un vigneau; de l'autre, un mur -soutenait les espaliers; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur -la campagne. Il y avait au delà du mur un verger; après la charmille, -un bosquet; derrière la claire-voie, un petit chemin. - -Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante -et vêtu d'un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne -tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit -que c'était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l'arrondissement. - -Les autres notables étaient: le comte de Faverges, autrefois député, -et dont on citait les vacheries; le maire, M. Foureau, qui vendait -du bois, du plâtre, toute espèce de choses; M. Marescot, le notaire; -l'abbé Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu.--Quant à -elle, on l'appelait la Germaine, à cause de feu Germain son mari. -Elle faisait des journées, mais aurait voulu passer au service de ces -messieurs. Ils l'acceptèrent et partirent pour leur ferme, située à un -kilomètre de distance. - -Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait -contre un garçon, et la fermière, sur un escabeau, serrait entre ses -jambes une dinde qu'elle empâtait avec des gobes de farine. L'homme -avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous et les épaules -robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de -son, et cet air de simplicité que l'on voit aux manants sur le vitrail -des églises. - -Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond. -Trois vieux fusils s'échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir -chargé de faïences à fleurs occupait le milieu de la muraille, et les -carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc -et de cuivre rouge une lumière blafarde. - -Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n'ayant vu la -propriété qu'une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les -escortèrent, et la kyrielle des plaintes commença. - -Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu'à la bouillerie, -avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une -succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements -neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter -considérablement de pommiers dans les trois cours. - -Ensuite on visita les cultures: maître Gouy les déprécia. Elles -mangeaient trop de fumier, les charrois étaient dispendieux; impossible -d'extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies; -et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard sentait à -marcher dessus. - -Ils s'en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison -montrait, de ce côté-là, sa cour d'honneur et sa façade. - -Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le -hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux -ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On -rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande et -le salon. Les quatre chambres au premier s'ouvraient sur le corridor -qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections; -la dernière fut destinée à la bibliothèque; et comme ils ouvraient -les armoires, ils trouvèrent d'autres bouquins, mais n'eurent pas la -fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était le jardin. - -Bouvard, en passant près de la charmille, découvrit sous les branches -une dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux -pliés, la tête sur l'épaule, comme craignant d'être surprise. «Ah! -pardon! ne vous gênez pas!» et cette plaisanterie les amusa tellement, -que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines, ils la -répétèrent. - -Cependant les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître: -on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les -ouvertures avec des planches. La population fut contrariée. - -Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir -noué en turban, Pécuchet sa casquette; et il avait un grand tablier -avec une poche par devant, dans laquelle ballottaient un sécateur, son -foulard et sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient, -sarclaient, émondaient, s'imposaient des tâches, mangeaient le plus -vite possible, mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir -du point de vue. - -S'ils rencontraient un limaçon, ils s'approchaient de lui et -l'écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour -casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet et coupaient -en deux les vers blancs, d'une telle force que le fer de l'outil s'en -enfonçait de trois pouces. - -Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les arbres, à grands -coups de gaule, furieusement. - -Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d'amour qui -devaient retomber comme des lustres, sous l'arceau de la tonnelle. - -Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou et le disposa en -trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient -pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d'autres -récoltes procurant d'autres engrais, tout cela indéfiniment, et il -rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l'avenir des montagnes de -fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais -le fumier de cheval, si utile pour les couches, lui manquait. Les -cultivateurs n'en vendaient pas: les aubergistes en refusèrent. Enfin, -après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et -abjurant toute pudeur, il prit le parti _d'aller lui-même au crottin_! - -C'est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l'accosta -sur la grande route. Quand elle l'eut complimenté, elle s'informa de -son ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants, bien que -petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elle avait même un peu de -moustache), intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et tourna le -dos:--impolitesse que blâma Bouvard. - -Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils -s'installèrent dans la cuisine et faisaient du treillage, ou bien -parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la -pluie tomber. - -Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps et répétaient chaque -matin: «Tout part!» Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur -impatience, en disant: «Tout va partir!» - -Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent -beaucoup. La vigne promettait. - -Puisqu'ils s'entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans -l'agriculture:--et l'ambition les prit de cultiver leur ferme.--Avec du -bon sens et de l'étude ils s'en tireraient, sans aucun doute. - -D'abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres; et ils -rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l'honneur -de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un -rendez-vous. - -Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d'un coteau -qui domine la vallée de l'Orne. La rivière coulait au fond avec -des sinuosités. Des blocs de grès rouge s'y dressaient de place en -place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise -surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l'autre -colline, la verdure était si abondante qu'elle cachait les maisons. -Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de -l'herbe par des lignes plus sombres. - -L'ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles -indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la -droite, avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu'à la -rivière, où des platanes alignés reflétaient leur ombre. - -Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu'on fanait. Des femmes -portant des chapeaux de paille, des marmottes d'indienne ou des -visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par -terre; et, à l'autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait -des bottes vivement dans une longue charrette, attelée de trois -chevaux. M. le comte s'avança, suivi de son régisseur. - -Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en -côtelette, l'air à la fois d'un magistrat et d'un dandy. Les traits de -sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas. - -Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement -aux fourrages; on retournait les andains sans les éparpiller; les -meules devaient être coniques et les bottes faites immédiatement sur -place, puis entassées par dizaines. Quant au râtelier anglais, la -prairie était trop inégale pour un pareil instrument. - -Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se -montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en -versant du cidre d'un broc qu'elle appuyait contre sa hanche. Le comte -demanda d'où venait cette enfant; on n'en savait rien. Les faneuses -l'avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa -les épaules, et, tout en s'éloignant, proféra quelques plaintes sur -l'immoralité de nos campagnes. - -Bouvard fit l'éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet, -malgré les ravages de la cuscute; les futurs agronomes ouvrirent les -yeux au mot «cuscute». Vu le nombre de ses bestiaux, il s'appliquait -aux prairies artificielles; c'était d'ailleurs un bon précédent pour -les autres récoltes, ce qui n'a pas toujours lieu avec les racines -fourragères. - -«Cela, du moins, me paraît incontestable.» - -Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble: - -«Oh! incontestable.» - -Ils étaient sur la limite d'un champ tout plat, soigneusement ameubli; -un cheval que l'on conduisait à la main traînait un large coffre monté -sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement -des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux -descendant jusqu'au sol. - -«Ici, dit le comte, je sème des turneps. Le turnep est la base de ma -culture quadriennale.» - -Et il entamait la démonstration du semoir. Mais un domestique vint le -chercher. On avait besoin de lui au château. - -Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons -obséquieuses. - -Il conduisit «ces messieurs» vers un autre champ, où quatorze -moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des -seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite. -Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et, tous sur la même -ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent -leurs bras et se sentaient pris d'une vénération presque religieuse -pour l'opulence de la terre. - -Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule -tombait, des corneilles s'abattaient dans les sillons. - -Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient, -et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un -tronc d'arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien près de lui. - -Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils -traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers. - -Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois -côtés de la cour. Le travail s'y faisait à la mécanique, au moyen -d'une turbine, utilisant un ruisseau qu'on avait exprès détourné. Des -bandelettes de cuir allaient d'un toit dans l'autre, et au milieu du -fumier une pompe de fer manœuvrait. - -Le régisseur fit observer, dans les bergeries, de petites ouvertures -à ras du sol, et, dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses, -pouvant d'elles-mêmes se fermer. - -La grange était voûtée comme une cathédrale, avec des arceaux de -briques reposant sur des murs de pierre. - -Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des -poignées d'avoine. L'arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils -montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla. -Des robinets dans les coins fournissaient assez d'eau pour inonder -les dalles; et, en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres -brunes, alignées sur des claires-voies, étaient pleines de lait -jusqu'aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crème. -Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d'une colonne de -cuivre, et de la mousse débordait les seaux de fer-blanc, qu'on venait -de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c'était la bouverie. Des -barreaux de bois scellés perpendiculairement dans toute sa longueur -la divisaient en deux sections: la première pour le bétail, la seconde -pour le service. On y voyait à peine, toutes les meurtrières étant -closes. Les bœufs mangeaient, attachés à des chaînettes, et leurs corps -exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais quelqu'un -donna du jour, un filet d'eau tout à coup se répandit dans la rigole -qui bordait les râteliers. Des mugissements s'élevèrent; les cornes -faisaient comme un cliquetis de bâtons. Tous les bœufs avancèrent leurs -mufles entre les barreaux et buvaient lentement. - -Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent. -Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s'allumèrent, puis -disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur -les cailloux, et la cloche pour le souper tinta. - -Les deux visiteurs s'en allèrent. - -Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait, leur décision fut prise. -Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes -de _la Maison rustique_, se firent expédier le cours de Gasparin et -s'abonnèrent à un journal d'agriculture. - -Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole -que Bouvard conduisait. - -Habillés d'une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des -guêtres jusqu'aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils -rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne -manquaient pas d'assister à tous les comices agricoles. - -Bientôt ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant -principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa -routine. Il demanda la remise d'un terme sous prétexte de la grêle. -Quant aux redevances, il n'en fournit aucune. Devant les réclamations -les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son -intention de ne pas renouveler le bail. - -Dès lors maître Gouy épargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises -herbes, ruina le fonds, et il s'en alla d'un air farouche qui indiquait -des plans de vengeance. - -Bouvard avait pensé que 20,000 francs, c'est-à-dire plus de quatre fois -le prix du fermage, suffiraient au début. Son notaire de Paris les -envoya. - -Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, -vingt-trois en terres arables et cinq en friches situées sur un -monticule couvert de cailloux et qu'on appelait la Butte. - -Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, -douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel, -deux charretiers, deux femmes, un valet, un berger; de plus, un gros -chien. - -Pour avoir tout de suite de l'argent, ils vendirent leurs fourrages: on -les paya chez eux; l'or des napoléons comptés sur le coffre à l'avoine -leur parut plus reluisant qu'un autre, extraordinaire et meilleur. - -Au mois de novembre, ils brassèrent du cidre. C'était Bouvard qui -fouettait le cheval, et Pécuchet, monté dans l'auge, retournait le -marc avec une pelle. - -Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient -les bondes, portaient de lourds sabots, s'amusaient énormément. - -Partant de ce principe qu'on ne saurait avoir trop de blé, ils -supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles; et, -comme ils n'avaient pas d'engrais, ils se servirent de tourteaux qu'ils -enterrèrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable. - -L'année suivante, ils firent les semailles très dru. Des orages -survinrent. Les épis versèrent. - -Néanmoins, ils s'acharnaient au froment et ils entreprirent d'épierrer -la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l'année, -du matin jusqu'au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait -l'éternel banneau, avec le même homme et le même cheval, gravir, -descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait -derrière, faisant des haltes à mi-côte pour s'éponger le front. - -Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes leurs animaux, leur -administraient des purgations, des clystères. - -De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint -enceinte. Ils prirent des gens mariés; les enfants pullulèrent, les -cousins, les cousines, les oncles, les belles-sœurs; une horde vivait à -leurs dépens, et ils résolurent de coucher dans la ferme à tour de rôle. - -Mais le soir ils étaient tristes. La malpropreté de la chambre les -offusquait,--et Germaine, qui apportait les repas, grommelait à chaque -voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange -fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un et -s'écria, en le poussant dehors par les épaules: - -«Misérable, tu es la honte du village qui t'a vu naître!» - -Sa personne n'inspirait aucun respect.--D'ailleurs, il avait des -remords à l'encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop -pour le tenir en bon état.--Bouvard s'occuperait de la ferme. Ils en -délibérèrent, et cet arrangement fut décidé. - -Le premier point était d'avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit -construire une en briques. Il peignit lui-même les châssis, et, -redoutant les coups de soleil, barbouilla de craie toutes les cloches. - -Il eut la précaution pour les boutures d'enlever les têtes avec les -feuilles. Ensuite, il s'appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs -sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe -herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers! -Comme il serrait les ligatures! Quel amas d'onguent pour les recouvrir! - -Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les -plantes, comme s'il les eût encensées. A mesure qu'elles verdissaient -sous l'eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et -renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme -de l'arrosoir et versait à plein goulot, copieusement. - -Au bout de la charmille, près de la dame en plâtre, s'élevait -une manière de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses -instruments, et il passait là des heures délicieuses à éplucher les -graines, à écrire des étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots. -Pour se reposer, il s'asseyait devant la porte, sur une caisse, et -alors projetait des embellissements. - -Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums; entre les -cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols;--et comme les -plates-bandes étaient couvertes de boutons d'or, et toutes les allées -de sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs -jaunes. - -Mais la couche fourmilla de larves; malgré les réchauds de feuilles -mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne -poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas; -les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s'arrêta, les arbres -avaient le blanc dans leurs racines; les semis furent une désolation. -Le vent s'amusait à jeter bas les rames des haricots. L'abondance de la -gadoue nuisit aux fraisiers; le défaut de pinçage aux tomates. - -Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de -fontaine, qu'il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous -les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout, -lui donna des espérances. Il s'épanouissait, montait, finit par être -prodigieux et absolument incomestible. N'importe: Pécuchet fut content -de posséder un monstre. - -Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l'art: l'élève du -melon. - -Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies -de terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre -couche; et, quand elle eut jeté son feu, repiqua les plants les plus -beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant -les préceptes du _Bon Jardinier_, respecta les fleurs, laissa se nouer -les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et, -dès qu'ils eurent la grosseur d'une noix, il glissa sous leur écorce -une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du crottin. Il -les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des -cloches,--et, si des nuages paraissaient, il apportait vivement des -paillassons. - -La nuit, il n'en dormait pas. Plusieurs fois même il se releva; et, -pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout -le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit. - -Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second -ne fut pas meilleur, le troisième non plus; Pécuchet trouvait pour -chacun une excuse nouvelle, jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenêtre, -déclarant n'y rien comprendre. - -En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces -différentes, les sucrins s'étaient confondus avec les maraîchers, -le gros Portugal avec le grand Mongol,--et, le voisinage des pommes -d'amour complétant l'anarchie, il en était résulté d'abominables -mulets qui avaient le goût de citrouille. - -Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour -avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de -bruyère et se mit à l'œuvre résolument. - -Mais il planta des passiflores à l'ombre, des pensées au soleil, -couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis après leur floraison, -détruisit les rhododendrons par des excès de rabattage, stimula les -fuchsias avec de la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l'exposant -au feu dans la cuisine. - -Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de -papiers forts enduits de chandelle: cela faisait comme des pains de -sucre tenus en l'air par des bâtons. - -Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques;--et on apercevait, entre -ces lignes droites, les rameaux tortueux d'un _sophora japonica_ qui -demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser. - -Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les -jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles; -et Pécuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et -l'eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes ses -expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné. - -Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient -mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne -savaient que résoudre devant la divergence des opinions. - -Ainsi pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat. - -Quant au plâtre, malgré l'exemple de Franklin, Riéfel et M. Rigaud n'en -paraissent pas enthousiasmés. - -Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant -Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin -cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siècle, a cultivé des céréales -sur le même champ: cela renverse la théorie des assolements. Tull -exalte les labours au préjudice des engrais, et voilà le major Beetson -qui supprime les engrais avec les labours! - -Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages -d'après la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui -s'allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux -qu'on prendrait pour des montagnes de neige, tâchant de distinguer les -nimbus des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient -avant qu'ils eussent trouvé les noms. - -Le baromètre les trompa, le thermomètre n'apprenait rien; et ils -recoururent à l'expédient imaginé sous Louis XV par un prêtre de -Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, -se tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. -Mais l'atmosphère, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en -mirent trois autres avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent -différemment. - -Après force méditations, Bouvard reconnut qu'il s'était trompé. Son -domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura -ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille francs. - -Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse -aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, -des plumes, tout ce qu'il pouvait découvrir. Il employa la liqueur -belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, -des chiffons, fit venir du guano, tâcha d'en fabriquer,--et, poussant -jusqu'au bout ses principes, ne tolérait pas qu'on perdît l'urine; il -supprima les lieux d'aisances. On apportait dans sa cour des cadavres -d'animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées -parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. -Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les -récoltes. A ceux qui avaient l'air dégoûté il disait: - -«Mais c'est de l'or! c'est de l'or!» - -Et il regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les -pays où l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excréments -d'oiseaux! - -Le colza fut chétif, l'avoine médiocre, et le blé se vendit fort mal, -à cause de son odeur. Une chose étrange, c'est que la Butte, enfin -épierrée, donnait moins qu'autrefois. - -Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur -Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande -araire de Mathieu de Dombasle; mais le charretier la dénigra. - -«Apprends à t'en servir! - ---Eh bien! montrez-moi.» - -Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. - -Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans -cesse il criait derrière eux, courait d'un endroit à l'autre, notait -ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n'y pensait -plus,--et sa tête bouillonnait d'idées industrielles. Il se promettait -de cultiver le pavot, en vue de l'opium, et surtout l'astragale, qu'il -vendrait sous le nom de _café des familles_. - -Afin d'engraisser plus vite ses bœufs, il les saignait tous les quinze -jours. - -Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salée. Bientôt -la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient -les clôtures, mordaient le monde. - -Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, -et, peu de temps après, crevèrent. - -La même semaine, trois bœufs expiraient, conséquence des phlébotomies -de Bouvard. - -Il imagina, pour détruire les mans, d'enfermer des poules dans une cage -à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue;--ce qui ne -manqua point de leur briser les pattes. - -Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne et la -donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d'entrailles se -déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes -étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur céda. - -Cependant, pour les convaincre de l'innocuité de son breuvage, il en -absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha -ses douleurs sous un air d'enjouement. Il fit même transporter la -mixture chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux -s'efforçaient de la trouver bonne. D'ailleurs, il ne fallait pas -qu'elle fût perdue. - -Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le -docteur. - -C'était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer -son malade. La cholérine de monsieur devait tenir à cette bière dont on -parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition et la blâma -en termes scientifiques, avec des haussements d'épaules. Pécuchet, qui -avait fourni la recette, fut mortifié. - -En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des -échardonnages intempestifs, Bouvard, l'année suivante, avait devant -lui une belle récolte de froment. Il imagina de la dessécher par la -fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer;--c'est-à-dire -qu'il la fit abattre d'un seul coup et tasser en meules, qui seraient -démolies dès que le gaz s'en échapperait, puis exposées au grand -air;--après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude. - -Le lendemain, pendant qu'ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée -le battement d'un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait; -mais l'homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche de l'église -tinta violemment. - -Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et, -impatients d'être renseignés, s'avancèrent tête nue du côté de -Chavignolles. - -Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit -garçon, qui répondit: - -«Je crois que c'est le feu!» - -Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin, -ils atteignirent les premières maisons du village. L'épicier leur cria -de loin: - -«Le feu est chez vous!» - -Pécuchet prit le pas gymnastique, et il disait à Bouvard, courant du -même train à son côté: - -«Une, deux! une, deux!»--en mesure, comme les chasseurs de Vincennes. - -La route qu'ils suivaient montait toujours; le terrain, en pente, leur -cachait l'horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;--et, d'un -seul coup d'œil, le désastre leur apparut. - -Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans, au milieu de -la plaine dénudée dans le calme du soir. - -Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-être; -et, sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des -gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin -de préserver le reste. - -Bouvard, dans son empressement, faillit renverser Mme Bordin, qui se -trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l'accabla d'injures -pour ne l'avoir pas averti. Le valet, au contraire, par excès de zèle, -avait d'abord couru à la maison, à l'église, puis chez Monsieur, et -était revenu par l'autre route. - -Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l'entouraient, parlant à -la fois, et il défendait d'abattre les meules, suppliait qu'on le -secourût, exigeait de l'eau, réclamait des pompiers. - -«Est-ce que nous en avons? s'écria le maire. - ---C'est de votre faute!» reprit Bouvard. - -Il s'emportait, proféra des choses inconvenantes, et tous admirèrent la -patience de M. Foureau, qui était brutal cependant, comme l'indiquaient -ses grosses lèvres et sa mâchoire de bouledogue. - -La chaleur des meules devint si forte, qu'on ne pouvait plus en -approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des -crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des -grains de plomb. Puis la meule s'écroulait par terre en un large -brasier, d'où s'envolaient des étincelles; et des moires ondulaient -sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur -des parties roses comme du vermillon, et d'autres brunes comme du sang -caillé. La nuit était venue, le vent soufflait; des tourbillons de -fumée enveloppaient la foule. Une flammèche, de temps à autre, passait -sur le ciel noir. - -Bouvard contemplait l'incendie en pleurant doucement. Ses yeux -disparaissaient sous leurs paupières gonflées, et il avait tout le -visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les -franges de son châle vert, l'appelait: _Pauvre monsieur_, tâchait de le -consoler. Puisqu'on n'y pouvait rien, il devait se faire une raison. - -Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle, ou plutôt livide, la bouche -ouverte et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à -l'écart, dans ses réflexions. Mais le curé, survenu tout à coup, -murmura d'une voix câline: - -«Ah! quel malheur! véritablement, c'est bien fâcheux! Soyez sûr que je -participe!...» - -Les autres n'affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant, -la main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui -brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un -polisson s'écria même que c'était bien amusant. - -«Oui, il est beau, l'amusement!» reprit Pécuchet, qui venait de -l'entendre. - -Le feu diminua, les tas s'abaissèrent, et, une heure après, il ne -restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes -et noires. Alors on se retira. - -Mme Bordin et l'abbé Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et Pécuchet -jusqu'à leur domicile. - -Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort -aimables sur sa sauvagerie, et l'ecclésiastique exprima toute sa -surprise de n'avoir pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiens -aussi distingué. - -Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l'incendie, et, au lieu de -reconnaître avec tout le monde que la paille humide s'était enflammée -spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait sans doute -de maître Gouy ou peut-être du taupier. Six mois auparavant, Bouvard -avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs -que, son industrie étant funeste, le gouvernement la devrait interdire. -L'homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa -barbe entière et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il -apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de -taupes suspendues. - -Le dommage était considérable, et, pour se reconnaître dans leur -situation, Pécuchet, pendant huit jours, travailla les registres de -Bouvard, qui lui parurent _un véritable labyrinthe_. Après avoir -collationné le journal, la correspondance et le grand-livre couvert -de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vérité: pas de -marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro. Le -capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs. - -Bouvard n'en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils -recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même -conclusion. Encore deux ans d'une agronomie pareille, leur fortune y -passait! Le seul remède était de vendre. - -Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop -pénible; Pécuchet s'en chargea. - -D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire -d'affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et -laisserait venir leurs propositions. - -«Très bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre -un fermier, ensuite on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux -qu'autrefois; seulement nous voilà forcés à des économies.» - -Elles contrariaient Pécuchet, à cause du jardinage, et quelques jours -après, il dit: - -«Nous devrions nous livrer exclusivement à l'arboriculture, non pour le -plaisir, mais comme spéculation. Une poire qui revient à trois sols est -quelquefois vendue dans la capitale jusqu'à des cinq et six francs! Des -jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes! -A Saint-Pétersbourg, pendant l'hiver, on paye le raisin un napoléon la -grappe! C'est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu'est-ce que -ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d'une serpette!» - -Il monta tellement l'imagination de Bouvard que, tout de suite, ils -cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter, -et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils -s'adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s'empressa de leur -fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement. - -Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier -pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes -des arbres étaient d'avance dessinées. Des morceaux de latte sur -le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des -plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer; et, dans le -verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes -en cône, celle des pyramides, si bien qu'en arrivant chez eux, on -croyait voir les pièces de quelque machine inconnue ou la carcasse d'un -feu d'artifice. - -Les trous étant creusés, ils coupèrent l'extrémité de toutes les -racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. -Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au -pépiniériste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus -profonds. Mais la pluie, détrempant le sol, les greffes d'elles-mêmes -s'enterrèrent et les arbres s'affranchirent. - -Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il -n'abattit pas les flèches, respecta les lambourdes, et, s'obstinant -à vouloir coucher d'équerre les duchesses qui devaient former les -cordons unilatéraux, il les cassait ou les arrachait invariablement. -Quant aux pêchers, il s'embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères -et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient -toujours où il n'en fallait pas, et impossible d'obtenir sur l'espalier -un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche, -non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de -poisson. - -Bouvard tâcha de conduire les abricotiers; ils se révoltèrent. Il -rabattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers, -auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme. - -D'abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la -base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands; et souvent ils -hésitaient, ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à -fleurs. Ils s'étaient réjouis d'avoir des fleurs; mais, ayant reconnu -leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste. - -Incessamment ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du -cassage, de l'éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle à manger, -dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait -dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l'arbre. - -Levés dès l'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit, le porte-jonc à -la ceinture. Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa -veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa -serpillière, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les -entendaient tousser dans le brouillard. - -Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel, et il en étudiait -un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du -jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le -flatta même beaucoup. Il en conçut plus d'estime pour l'auteur. - -Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les -pyramides. Un jour, il fut pris d'un étourdissement,--et, n'osant plus -descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours. - -Enfin des poires parurent, et le verger avait des prunes. Alors ils -employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais -les fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin -à vent les réveillait pendant la nuit,--et les moineaux perchaient sur -le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils -varièrent le costume inutilement. - -Cependant ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d'en -remettre la note à Bouvard, quand tout à coup le tonnerre retentit -et la pluie tomba,--une pluie lourde et violente. Le vent, par -intervalles, secouait toute la surface de l'espalier. Les tuteurs -s'abattaient l'un après l'autre,--et les malheureuses quenouilles, en -se balançant, entre-choquaient leurs poires. - -Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans la cahute. Bouvard -se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des -éclats de bois, des branches, des ardoises;--et les femmes de marin -qui, sur la côte, à dix lieues de là, regardaient la mer, n'avaient -pas l'œil plus tendre et le cœur plus serré. Puis, tout à coup, les -supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, -s'abattirent sur les plates-bandes. - -Quel tableau quand ils firent leur inspection! Les cerises et les -prunes couvraient l'herbe entre les grêlons qui fondaient. Les -passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les -Triomphes-de-Jordoigne. A peine s'il restait parmi les pommes quelques -Bons-Papas,--et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches, -roulaient dans les flaques d'eau, au bord des buis déracinés. - -Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur: - -«Nous ferions bien de voir à la ferme, s'il n'est pas arrivé quelque -chose? - ---Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse! - ---Peut-être! car nous ne sommes guère favorisés.» - -Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature. - -Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et, -comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles -lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau -genre de fromages. - -Pécuchet respirait bruyamment; et, tout en se fourrant dans les narines -des prises de tabac, il songeait que si le sort l'avait voulu, il -ferait maintenant partie d'une société d'agriculture, brillerait aux -expositions, serait cité dans les journaux. - -Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins. - -«Ma foi! j'ai envie de me débarrasser de tout cela pour nous établir -autre part! - ---Comme tu voudras», dit Pécuchet. - -Et un instant après: - -«Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La -sève, par là, se trouve contrariée, et l'arbre forcément en souffre. -Pour se bien porter, il faudrait qu'il n'eût pas de fruits. Cependant -ceux qu'on ne taille et qu'on ne fume jamais en produisent, de moins -gros, c'est vrai, mais de plus savoureux. J'exige qu'on m'en donne la -raison!--et non seulement chaque espèce réclame des soins particuliers, -mais encore chaque individu, suivant le climat, la température, un tas -de choses! où est la règle, alors? et quel espoir avons-nous d'aucun -succès ou bénéfice?» - -Bouvard lui répondit: - -«Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième -du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison -de banque. Au bout de quinze ans, par l'accumulation des intérêts, on -aurait le double sans s'être foulé le tempérament.» - -Pécuchet baissa la tête. - -«L'arboriculture pourrait bien être une blague! - ---Comme l'agronomie», répliqua Bouvard. - -Ensuite, ils s'accusèrent d'avoir été trop ambitieux, et ils résolurent -de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à -autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et -ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus; mais il allait -se présenter des intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les -autres qui restaient debout. Comment s'y prendre? - -Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de -mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n'arrivaient -à rien de satisfaisant. Heureusement qu'ils trouvèrent dans leur -bibliothèque l'ouvrage de Boitard, intitulé l'_Architecte des Jardins_. - -L'auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d'abord, le -genre mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles, -des ruines, des tombeaux, et un «ex-voto à la Vierge, indiquant la -place où un seigneur est tombé sous le fer d'un assassin». On compose -le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des -cabanes incendiées; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou -«pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur». Le genre -grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les -obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux; -de la mousse et des grottes, le genre mystérieux; un lac, le genre -rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen -se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois,--car on y rencontrait -successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres et une -barque se détachant d'elle-même du rivage, pour vous conduire dans un -boudoir où des jets d'eau vous inondaient quand on se posait sur le -sopha. - -Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un -éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. -Le temple à la philosophie serait encombrant. L'ex-voto à la madone -n'aurait pas de signification, vu le manque d'assassins, et, tant pis -pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient -trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés, -les immortelles et la mousse,--et dans un enthousiasme progressif, -après beaucoup de tâtonnements, avec l'aide d'un seul valet et pour -une somme minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n'avait pas -d'analogue dans tout le département. - -La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli -d'allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l'espalier, -ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la -perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en -était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre. - -Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau -étrusque, c'est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds -de hauteur et l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettes, aux -angles, flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et -enrichi d'une inscription. - -Dans l'autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un -bassin, offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La -terre buvait l'eau, n'importe! Il se formerait un fond de glaise qui la -retiendrait. - -La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres -de couleur. - -Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de -fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode -chinoise. - -Ils avaient été sur les rives de l'Orne choisir des granits, les -avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis -avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns -par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un rocher, -pareil à une gigantesque pomme de terre. - -Quelque chose manquait au delà pour compléter l'harmonie. Ils -abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, -du reste) et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle -sorte qu'on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la -foudre. - -La besogne finie, Bouvard, qui était sur le perron, cria de loin: - -«Ici! on voit mieux! - ---Voit mieux», fut répété dans l'air. - -Pécuchet répondit: - -«J'y vais! - ---Y vais! - ---Tiens, un écho! - ---Écho!» - -Le tilleul, jusqu'alors, l'avait empêché de se produire, et il était -favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon -surmontait la charmille. - -Pour essayer l'écho, ils s'amusaient à lancer des mots plaisants; -Bouvard en hurla de polissons, d'obscènes. - -Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d'argent à -recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu'il -enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin pour se rendre à -Bretteville et rentra fort tard, avec un panier qu'il cacha sous son -lit. - -Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers -ifs de la grande allée qui, la veille encore, étaient sphériques, -avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine -figuraient le bec et les yeux. Pécuchet s'était levé dès l'aube et, -tremblant d'être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure -des appendices expédiés par Dumouchel. - -Depuis six mois, les autres derrière ceux-là imitaient plus ou moins -des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils; -mais rien n'égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands -éloges. - -Sous le prétexte d'avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon -dans le labyrinthe, car il avait profité de l'absence de Pécuchet pour -faire, lui aussi, quelque chose de sublime. - -La porte des champs était recouverte d'une couche de plâtre, sur -laquelle s'alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes, -représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues, -des pieds de cheval et des têtes de mort. - -«Comprends-tu mon impatience? - ---Je crois bien!» - -Et, dans leur émotion, ils s'embrassèrent. - -Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d'être applaudis, et -Bouvard songea à offrir un grand dîner. - -«Prends garde! dit Pécuchet, tu vas te lancer dans les réceptions. -C'est un gouffre!» - -La chose pourtant fut décidée. - -Depuis qu'ils habitaient le pays, ils se tenaient à l'écart. Tout le -monde, par désir de les connaître, accepta leur invitation, sauf -le comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se -rabattirent sur M. Hurel, son factotum. - -Beljambe, l'aubergiste, ancien chef à Lisieux, devait cuisiner -certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la -fille de basse-cour. Marianne, la servante de Mme Bordin, viendrait -aussi. Dès quatre heures, la grille était grande ouverte, et les deux -propriétaires, pleins d'impatience, attendaient leurs convives. - -Hurel s'arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis le curé -s'avança, revêtu d'une soutane neuve, et, un moment après, M. Foureau, -avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras à sa femme, qui -marchait péniblement en s'abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans -roses s'agita derrière eux; c'était le bonnet de Mme Bordin, habillée -d'une belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d'or de sa montre -lui battait la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux mains -couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama sur la -tête, un lorgnon dans l'œil, car l'officier ministériel n'étouffait pas -en lui l'homme du monde. - -Le salon était ciré à ne pouvoir s'y tenir debout. Les huit fauteuils -d'Utrecht s'adossaient le long de la muraille; une table ronde, dans -le milieu, supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de -la cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à -contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu -de moisissure aux pommettes ajoutait à l'illusion des favoris. Les -invités lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin -ajouta, en regardant Bouvard, qu'il avait dû être un fort bel homme. - -Après une heure d'attente, Pécuchet annonça qu'on pouvait passer dans -la salle. - -Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du -salon, complètement tirés devant les fenêtres, et le soleil, traversant -la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout -ornement un baromètre. - -Bouvard plaça les deux dames auprès de lui; Pécuchet, le maire à -sa gauche, le curé à sa droite, et l'on entama les huîtres. Elles -sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses, et -Pécuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe. - -Pendant tout le premier service, composé d'une barbue entre un -vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la -manière de fabriquer le cidre. - -Après quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur, -naturellement, fut consulté. Il jugeait les choses avec scepticisme, -comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolérait -pas la moindre contradiction. - -En même temps que l'aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble. -Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit -goûter trois autres sans plus de succès, puis versa du Saint-Julien, -trop jeune évidemment, et tous les convives se turent. Hurel souriait -sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur les dalles. - -Mme Vaucorbeil, courtaude et l'air bougon (elle était d'ailleurs vers -la fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard, ne -sachant de quoi l'entretenir, lui parla du théâtre de Caen. - -«Ma femme ne va jamais au spectacle», reprit le docteur. - -M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens. - -«Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville -pour entendre des farces!» - -Foureau demanda à Mme Bordin si elle aimait les farces. - -«Ça dépend de quelle espèce», dit-elle. - -Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle -indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de -ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement -soignée. - -Foureau interpella Bouvard: - -«Est-ce que vous êtes dans l'intention de vendre la vôtre? - ---Mon Dieu, jusqu'à présent, je ne sais trop... - ---Comment! pas même la pièce des Écalles! reprit le notaire; ce serait -à votre convenance, madame Bordin.» - -La veuve répliqua en minaudant: - -«Les prétentions de M. Bouvard seraient trop fortes. - ---On pourrait peut-être l'attendrir. - ---Je n'essayerai pas! - ---Bah! si vous l'embrassiez? - ---Essayons tout de même», dit Bouvard. - -Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la société. - -Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations -amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe, les rideaux -s'ouvrirent et le jardin apparut. - -C'était, dans le crépuscule, quelque chose d'effrayant. Le rocher, -comme une montagne, occupait le gazon; le tombeau faisait un cube au -milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus -les haricots,--et la cabane, au delà, une grande tache noire, car ils -avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique. -Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu'à -l'arbre foudroyé, qui s'étendait transversalement de la charmille à -la tonnelle, où des pommes d'amour pendaient comme des stalactites. -Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise, -peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des -paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et, derrière -la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate -terminait l'horizon. - -Devant l'étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent -une véritable jouissance. - -Mme Bordin admira surtout les paons; mais le tombeau ne fut pas -compris, ni la cabane incendiée, ni le mur en ruines. Puis chacun, -à tour de rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard -et Pécuchet avaient charrié de l'eau pendant toute la matinée. Elle -avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les -recouvrait. - -Tout en se promenant, on se permit des critiques: «A votre place, -j'aurais fait cela.--Les petits pois sont en retard.--Ce coin, -franchement, n'est pas propre.--Avec une taille pareille, jamais vous -n'obtiendrez de fruits.» - -Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquait des fruits. - -Comme on longeait la charmille, il dit d'un air finaud: - -«Ah! voilà une personne que nous dérangeons; mille excuses!» - -La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame -en plâtre. - -Enfin, après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la -porte aux pipes. Des regards de stupéfaction s'échangèrent. Bouvard -observait le visage de ses hôtes,--et impatient de connaître leur -opinion: «Qu'en dites-vous?» - -Mme Bordin éclata de rire. Tous firent comme elle, M. le curé poussait -une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en pleurait, sa -femme fut prise d'un spasme nerveux,--et Foureau, homme sans gêne, -cassa un Abd-el-Kader, qu'il mit dans sa poche, comme souvenir. - -Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour étonner son monde -avec l'écho, cria de toutes ses forces: - -«Serviteur! Mesdames!» - -Rien! pas d'écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le -pignon et la toiture étant démolis. - -Le café fut servi sur le vigneau,--et les messieurs allaient -commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derrière la -claire-voie, un homme qui les regardait. - -Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste -bleue, sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula -d'une voix rauque: «Donnez-moi un verre de vin!» - -Le maire et l'abbé Jeufroy l'avaient tout de suite reconnu. C'était un -ancien menuisier de Chavignolles. - -«Allons, Gorju! éloignez-vous, dit M. Foureau. On ne demande pas -l'aumône. - ---Moi! l'aumône, s'écria l'homme exaspéré. J'ai fait sept ans la -guerre en Afrique. Je relève de l'hôpital. Pas d'ouvrage! Faut-il que -j'assassine? nom d'un nom!» - -Sa colère d'elle-même tomba, et, les deux poings sur les hanches, il -considérait les bourgeois d'un air mélancolique et gouailleur. La -fatigue des bivouacs, l'absinthe et les fièvres, toute une existence -de misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres -pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel -empourpré l'enveloppait d'une lueur sanglante, et son obstination à -rester là causait une sorte d'effroi. - -Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d'une bouteille. Le -vagabond l'absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en -gesticulant. - -Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le -désordre. Mais Bouvard, irrité par l'insuccès de son jardin, prit la -défense du peuple,--tous parlèrent à la fois. - -Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que -la propriété foncière. L'abbé Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne -protégeait pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin -criait par intervalle: «Moi, d'abord, je déteste la République», et -le docteur se déclara pour le progrès. «Car enfin, monsieur, nous -avons besoin de réformes.--Possible! répondit Foureau, mais toutes ces -idées-là nuisent aux affaires.--Je me fiche des affaires!» s'écria -Pécuchet. - -Vaucorbeil poursuivit.--«Au moins, donnez-nous l'adjonction des -capacités.» Bouvard n'allait pas jusque-là. - -«C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et -je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin! - ---Moi aussi, je m'en vais, dit un moment après M. Foureau; et, -désignant sa poche où était l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un autre, -je reviendrai.» - -Le curé, avant de partir, confia timidement à Pécuchet qu'il ne -trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. -Hurel, en se retirant, salua très bas la compagnie. M. Marescot avait -disparu après le dessert. - -Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde -recette pour les prunes à l'eau-de-vie, et fit encore trois tours dans -la grande allée; mais, en passant près du tilleul, sa robe s'accrocha, -et ils l'entendirent qui murmurait: «Mon Dieu! quelle bêtise que cet -arbre!» - -Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur -ressentiment. - -Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites -choses par-ci par-là; et cependant les convives s'étaient gorgés -comme des ogres, preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le -jardin, tant de dénigrement provenait de la plus noire jalousie; et -s'échauffant tous les deux: - -«Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'à un cygne -et des poissons! - ---A peine s'ils ont remarqué la pagode! - ---Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion -d'imbécile! - ---Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu'on -n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je veux même m'y -faire enterrer! - ---Ne parle pas de ça!» dit Pécuchet. - -Puis ils passèrent en revue les convives. - -«Le médecin m'a l'air d'un joli poseur! - ---As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait? - ---Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que -diable! on respecte les curiosités. - ---Mme Bordin? dit Bouvard. - ---Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.» - -Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre -exclusivement chez eux, pour eux seuls. - -Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des -bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres; -chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le -meilleur système de chauffage. - -Ils tâchèrent, par économie, de fumer des jambons, de couler eux-mêmes -la lessive. Germaine, qu'ils incommodaient, haussait les épaules. A -l'époque des confitures, elle se fâcha, et ils s'établirent dans le -fournil. - -C'était une ancienne buanderie, où il y avait, sous les fagots, une -grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l'ambition leur -étant venue de fabriquer des conserves. - -Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en -lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent -sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans -l'eau bouillante. Elle s'évaporait; ils en versèrent de la froide; -la différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement -furent sauvés. - -Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent -des côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles -sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait. -Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dans d'autres boîtes des -œufs, de la chicorée, du homard, une matelotte, un potage!--et ils -s'applaudissaient, comme M. Appert, _d'avoir fixé les saisons_;--de -pareilles découvertes, selon Pécuchet, l'emportaient sur les exploits -des conquérants. - -Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le -vinaigre avec du poivre; et leurs prunes à l'eau-de-vie étaient -bien supérieures! Ils obtinrent, par la macération, des ratafias de -framboise et d'absinthe. Avec du miel et de l'angélique dans un tonneau -de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga et ils entreprirent -également la confection d'un champagne! Les bouteilles de chablis, -coupées de moût, éclatèrent d'elles-mêmes. Alors ils ne doutèrent plus -de la réussite. - -Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes -dans toutes les denrées alimentaires. - -Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se -firent un ennemi de l'épicier, en lui soutenant qu'il adultérait -ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander de la -jujube,--et, sous les yeux mêmes du pharmacien, soumirent sa pâte à -l'épreuve de l'eau. Elle prit l'apparence d'une couenne de lard, ce qui -dénotait de la gélatine. - -Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetèrent le matériel -d'un distillateur en faillite,--et bientôt arrivèrent dans la maison, -des tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses -et des balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic -tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de -cheminée. - -Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes -de cuites, le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, le morve -et le caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic, et ils -abordèrent les liqueurs fines, en commençant par l'anisette. Le liquide -presque toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles -se collaient dans le fond; d'autres fois, ils s'étaient trompés sur -le dosage. Autour d'eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, -les matras avançaient leur bec pointu, les poêlons pendaient au mur. -Souvent l'un triait des herbes sur la table, tandis que l'autre faisait -osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue, ils mouvaient les -cuillères, ils dégustaient les mélanges. - -Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vêtement que sa chemise et son -pantalon tiré jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes bretelles; -mais, étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la -cucurbite, ou exagérait le feu. - -Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une -espèce de sarrau d'enfant avec des manches; et ils se considéraient -comme des gens très sérieux occupés de choses utiles. - -Enfin ils rêvèrent _une crème_ qui devait enfoncer toutes les autres. -Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch -comme dans le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de -l'ambrette comme dans le vespétro, du _calamus aromaticus_ comme dans -le krambambuly; et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. -Mais sous quel nom l'offrir au commerce? car il fallait un nom facile -à retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent -qu'elle se nommerait la _Bouvarine_. - -Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de -conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait -dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour -essayer les méthodes nouvelles, ils manquaient d'argent. Leur ferme les -rongeait. - -Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts, Bouvard n'en avait -pas voulu. Mais son premier garçon cultivait, d'après ses ordres, -avec une épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, -tout périclitait, et ils causaient de leurs embarras, quand maître -Gouy entra dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en -arrière, timidement. - -Grâce à toutes les façons qu'elles avaient reçues, les terres s'étaient -améliorées,--et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia. -Malgré tous leurs travaux, les bénéfices étaient chanceux; bref, s'il -la désirait, c'était par amour du pays et regret d'aussi bons maîtres. -On le congédia d'une manière froide. Il revint le soir même. - -Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir. Gouy demanda une -diminution de fermage; et, comme les autres se récriaient, il se mit -à beugler plutôt qu'à parler, attestant le bon Dieu, énumérant ses -peines, vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il -baissait la tête au lieu de répondre. Alors, sa femme, assise près de -la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mêmes -protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée. - -Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, -un tiers de moins qu'autrefois. - -Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheter le matériel, et les -dialogues recommencèrent. - -L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de -fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire, que Gouy, -d'abord, écarquilla les yeux, et s'écriant: «Convenu», lui frappa dans -la main. - -Après quoi, les propriétaires, suivant l'usage, offrirent de casser -une croûte à la maison et Pécuchet ouvrit une bouteille de son malaga, -moins par générosité que dans l'espoir d'en obtenir des éloges. - -Mais le laboureur dit en rechignant: - -«C'est comme du sirop de réglisse.» - -Et sa femme, «pour se faire passer le goût», réclama un verre -d'eau-de-vie. - -Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la _Bouvarine_ -étaient enfin rassemblés. - -Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l'alcool, allumèrent le -feu et attendirent. Cependant Pécuchet, tourmenté par la mésaventure -du malaga, prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le -couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les -rejetait avec fureur et appela Bouvard. - -Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers -les conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau -ressemblaient à des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait -le homard. On ne reconnaissait plus la matelotte. Des champignons -avaient poussé sur le potage,--et une intolérable odeur empestait le -laboratoire. - -Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux -qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites, aplatissant les -écumoires, fracassant les verres; le charbon s'éparpilla, le fourneau -fut démoli,--et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la -cour. - -La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la -cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau. - -Pécuchet, tout de suite, s'était accroupi derrière la cuve, et Bouvard -comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurèrent -dans cette posture, n'osant se permettre un seul mouvement, pâles de -terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, -ils se demandèrent quelle était la cause de tant d'infortunes, de la -dernière surtout? et ils n'y comprenaient rien, sinon qu'ils avaient -manqué périr. Pécuchet termina par ces mots: - -«C'est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!» - - - - -III - - -Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault et -apprirent d'abord que _les corps simples sont peut-être composés_. - -On les distingue en métalloïdes et en métaux,--différence qui n'a -_rien d'absolu_, dit l'auteur. De même pour les acides et les bases, -_un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, -suivant les circonstances_. - -La notation leur parut baroque.--Les proportions multiples troublèrent -Pécuchet. - -«Puisqu'une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs -parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant -de parties; mais, si elle se divise, elle cesse d'être l'unité, la -molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. - ---Moi non plus!» disait Bouvard. - -Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, où -ils acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes, -qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n'est que -du carbone. - -Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la terre, comme élément, -n'existe pas. - -Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la lessive -du linge, l'étamage des casseroles; puis, sans le moindre scrupule, -Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique. - -Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes -substances qui composent les minéraux! Néanmoins ils éprouvaient une -sorte d'humiliation à l'idée que leur individu contenait du phosphore -comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs d'œufs, du gaz -hydrogène comme les réverbères. - -Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation. - -Elle les conduisit aux acides,--et la loi des équivalents les -embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l'élucider avec la théorie -des atomes, ce qui acheva de les perdre. - -Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. - -La dépense était considérable, et ils en avaient trop fait. - -Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer. - -Ils se présentèrent au moment de ses consultations. - -«Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?» - -Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et ayant expliqué le -but de leur visite: - -«Nous désirons connaître premièrement l'atomicité supérieure.» - -Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la -chimie. - -«Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement on la -fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable.» - -Et l'autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses -environnantes. - -Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boîte -chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une -cuvette dans un coin,--et il y avait contre le mur la représentation -d'un écorché. - -Pécuchet en fit compliment au docteur. - -«Ce doit être une belle étude que l'anatomie?» - -M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprouvait autrefois dans -les dissections;--et Bouvard demanda quels sont les rapports entre -l'intérieur de la femme et celui de l'homme. - -Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de -planches anatomiques. - -«Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!» - -Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de -ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.--Un ouvrage explicatif -leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et, grâce au manuel -d'Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en -s'ébahissant de l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si -le Créateur l'eût faite droite.--Pourquoi seize fois, précisément? - -Les métacarpiens désolèrent Bouvard;--et Pécuchet, acharné sur le -crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu'il ressemble à une -_selle turque ou turquesque_. - -Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils -attaquèrent les muscles. - -Mais les insertions n'étaient pas commodes à découvrir,--et, parvenus -aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement. - -Pécuchet dit alors: - -«Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le -laboratoire?» - -Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l'on fabriquait à l'usage -des pays chauds des cadavres postiches. - -Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements. -Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. -Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant -leur grille une caisse oblongue. - -Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émotions. Quand les -planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie -glissèrent, le mannequin apparut. - -Il était de couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec -d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne -ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou fort -vilain, très propre, et qui sentait le vernis. - -Puis ils enlevèrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons, -pareils à deux éponges; le cœur tel qu'un gros œuf, un peu de côté par -derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles. - -«A la besogne!» dit Pécuchet. - -La journée et le soir y passèrent. - -Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les -amphithéâtres, et, à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient -leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. -«Ouvrez!» - -C'était M. Foureau, suivi du garde champêtre. - -Les maîtres de Germaine s'étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle -avait couru de suite chez l'épicier pour conter la chose, et tout -le village croyait maintenant qu'ils recélaient dans leur maison un -véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s'assurer -du fait; des curieux se tenaient dans la cour. - -Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et, les muscles de -la face étant décrochés, l'œil faisait une saillie monstrueuse, avait -quelque chose d'effrayant. - -«Qui vous amène?» dit Pécuchet. - -Foureau balbutia: - -«Rien, rien du tout.» - -Et, prenant une des pièces sur la table: - -«Qu'est-ce que c'est? - ---Le buccinateur», répondit Bouvard. - -Foureau se tut, mais souriait d'une façon narquoise, jaloux de ce -qu'ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence. - -Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les -gens, qui s'ennuyaient sur le seuil, avaient pénétré dans le fournil, -et, comme on se poussait un peu, la table trembla. - -«Ah! c'est trop fort!» s'écria Pécuchet; débarrassez-nous du public! - -Le garde champêtre fit partir les curieux. - -«Très bien! dit Bouvard, nous n'avons besoin de personne.» - -Foureau comprit l'allusion et lui demanda s'ils avaient le droit, -n'étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste, -en écrire au préfet. - -Quel pays! on n'était pas plus inepte, sauvage et rétrograde. La -comparaison qu'ils firent d'eux-mêmes avec les autres les consola; ils -ambitionnaient de souffrir pour la science. - -Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop -éloigné de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une -leçon. - -Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur désir, M. Vaucorbeil -leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois -qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout. - -Ils prirent en note, dans le _Dictionnaire des sciences médicales_, les -exemples d'accouchement, de longévité, d'obésité et de constipation -extraordinaires. Que n'avaient-ils connu le fameux Canadien de -Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du -département de l'Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous -les vingt jours, Simon de Mirepoix, mort ossifié, et cet ancien maire -d'Angoulême, dont le nez pesait trois livres! - -Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils -distinguaient fort bien dans l'intérieur le _septum lucidum_, composé -de deux lamelles, et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois -rouge; mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des -piliers, des étages, des ganglions et des fibres de toutes les sortes, -et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini; bref, un amas -inextricable, de quoi user leur existence. - -Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre, -puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux. - -Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout, et ils ne -tardaient pas à s'endormir, Bouvard, le menton baissé, l'abdomen en -avant, Pécuchet, la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la -table. - -Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières -visites, entr'ouvrait la porte. - -«Eh bien, les confrères, comment va l'anatomie? - ---Parfaitement», répondaient-ils. - -Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre. - -Quand ils étaient las d'un organe, ils passaient à un autre, abordant -ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l'estomac, l'oreille, les -intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgré leurs -efforts pour s'y intéresser. Enfin le docteur les surprit comme ils le -reclouaient dans sa boîte. - -«Bravo! je m'y attendais.» - -On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études,--et le sourire -accompagnant ces paroles les blessa profondément. - -De quel droit les juger incapables? Est-ce que la science appartenait à -ce monsieur, comme s'il était lui-même un personnage bien supérieur? - -Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu'à Bayeux pour y acheter -des livres. - -Ce qui leur manquait, c'était la physiologie, et un bouquiniste leur -procura les traités de Richerand et d'Adelon, célèbres à l'époque. - -Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments -leur semblèrent de la plus haute importance; ils furent bien aises de -savoir qu'il y a dans le tartre des dents trois espèces d'animalcules, -que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans -l'estomac. - -Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n'avoir pas la -faculté de ruminer, comme l'avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère -de Bérard, et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, -accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le -suivaient même jusqu'à ses dernières conséquences, pleins d'un scrupule -méthodique, d'une attention presque religieuse. - -Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la -viande dans une fiole où était le suc gastrique d'un canard, et ils -la portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre -résultat que d'infecter leurs personnes. - -On les vit courir le long de la grande route, revêtus d'habits mouillés -et à l'ardeur du soleil. C'était pour vérifier si la soif s'apaise par -l'application de l'eau sur l'épiderme. Ils rentrèrent haletants et tous -les deux avec un rhume. - -L'audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement; mais -Bouvard s'étala sur la génération. - -Les réserves de Pécuchet, en cette matière, l'avaient toujours surpris. -Son ignorance lui parut si complète, qu'il le pressa de s'expliquer, et -Pécuchet, en rougissant, finit par faire un aveu. - -Des farceurs, autrefois, l'avaient entraîné dans une mauvaise maison, -d'où il s'était enfui, se gardant pour la femme qu'il aimerait plus -tard. Une circonstance heureuse n'était jamais venue, si bien que, -par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement, -habitude, à cinquante-deux ans, et malgré le séjour de la capitale, il -possédait encore sa virginité. - -Bouvard eut peine à le croire, puis il rit énormément, mais s'arrêta -en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet; car les passions -ne lui avaient pas manqué, s'étant tour à tour épris d'une danseuse de -corde, de la belle-sœur d'un architecte, d'une demoiselle de comptoir, -enfin d'une petite blanchisseuse, et le mariage allait même se -conclure, quand il avait découvert qu'elle était enceinte d'un autre. - -Bouvard lui dit: - -«Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu. Pas de tristesse, -voyons. Je me charge... si tu veux.» - -Pécuchet répliqua, en soupirant, qu'il ne fallait plus y penser, et ils -continuèrent leur physiologie. - -Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une -vapeur subtile? La preuve, c'est que le poids d'un homme décroît à -chaque minute. Si chaque jour s'opère l'addition de ce qui manque et -la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait -équilibre. Sanctorius, l'inventeur de cette loi, employa un demi-siècle -à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se -pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs. - -Ils essayèrent d'imiter Sanctorius. Mais, comme leur balance ne pouvait -les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença. - -Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la respiration,--et il se -tenait sur le plateau,--complètement nu, laissant voir, malgré la -pudeur, son torse très long, pareil à un cylindre, avec des jambes -courtes, les pieds plats et la peau brune. A ses côtés, sur une chaise, -son ami lui faisait la lecture. - -Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les -contractions musculaires, et qu'il est possible, en agitant le thorax -et les membres pelviens, de hausser la température d'un bain tiède. - -Bouvard alla chercher leur baignoire,--et quand tout fut prêt,--il s'y -plongea muni d'un thermomètre. - -Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond de l'appartement, -dessinaient dans l'ombre un vague monticule. On entendait par -intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur de plantes -aromatiques s'exhalait,--et, se trouvant là fort bien, ils causaient -avec sérénité. - -Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur. - -«Agite tes membres!» dit Pécuchet. - -Il les agita, sans rien changer au thermomètre. - -«C'est froid décidément. - ---Je n'ai pas chaud non plus, reprit Pécuchet, saisi lui-même par un -frisson. Mais agite tes membres pelviens! agite-les!» - -Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son -ventre, soufflait comme un cachalot,--puis regardait le thermomètre, -qui baissait toujours: «Je n'y comprends rien! Je me remue pourtant! - ---Pas assez!» - -Et il reprenait sa gymnastique. - -Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube. - -«Comment! douze degrés! Ah! bonsoir! je me retire!» - -Un chien entra, moitié dogue, moitié braque, le poil jaune, galeux, la -langue pendante. - -Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique était sourde. Ils -grelottaient, mais n'osaient bouger, dans la peur d'être mordus. - -Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux. - -Alors le chien aboya,--et il sautait autour de la balance, où -Pécuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tâchait de -s'élever le plus haut possible. - -«Tu t'y prends mal», dit Bouvard; et il se mit à faire des risettes au -chien en proférant des douceurs. - -Le chien, sans doute, les comprit. Il s'efforçait de le caresser, lui -collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles. - -«Allons! maintenant! voilà qu'il a emporté ma culotte!» - -Il se coucha dessus et demeura tranquille. - -Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent, l'un -à descendre du plateau, l'autre à sortir de la baignoire; et quand -Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa: - -«Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences.» - -Quelles expériences? - -On pouvait lui injecter du phosphore, puis l'enfermer dans une cave -pour voir s'il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter? -et, du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore. - -Ils songèrent à l'enfermer sous une cloche pneumatique, à lui faire -respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela -peut-être ne serait pas drôle! Enfin, ils choisirent l'aimantation de -l'acier par le contact de la moelle épinière. - -Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des -aiguilles à Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Elles -se cassaient, glissaient, tombaient par terre; il en prenait d'autres -et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, -passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le -vestibule, et se présenta dans la cuisine. - -Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des -ficelles autour des pattes. - -Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au même moment. Il fit un -bond et disparut. - -La vieille servante les apostropha. - -«C'est encore une de vos bêtises, j'en suis sûre!--Et ma cuisine, elle -est propre!--Ça le rendra peut-être enragé! On en fourre en prison qui -ne vous valent pas!» - -Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. - -Pas une n'attira la moindre limaille. - -Puis, l'hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, -revenir à l'improviste, se précipiter sur eux. - -Le lendemain, ils allèrent partout aux informations,--et, pendant -plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt -qu'apparaissait un chien ressemblant à celui-là. - -Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les -pigeons qu'ils saignèrent, l'estomac plein ou vide, moururent dans le -même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l'eau périrent au -bout de cinq minutes; et une oie, qu'ils avaient bourrée de garance, -offrit des périostes d'une entière blancheur. - -La nutrition les tourmentait. - -Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la -lymphe et des matières excrémentielles? Mais on ne peut suivre les -métamorphoses d'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seul est -chimiquement pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant -calculé toute la chaux contenue dans l'avoine d'une poule, en retrouva -davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc, il se fait une création -de substance. De quelle manière? On n'en sait rien. - -On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admet celle -qu'il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, -et Kiel l'évalue à huit onces environ, d'où ils conclurent que la -physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N'ayant -pu la comprendre, ils n'y croyaient pas. - -Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leur jardin. - -L'arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant; ils l'équarrirent. -Cet exercice les fatigua. Bouvard avait très souvent besoin de faire -arranger ses outils chez le forgeron. - -Un jour qu'il s'y rendait, il fut accosté par un homme portant sur -le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres -pieux, des médailles bénites, enfin le _Manuel de la santé_, par -François Raspail. - -Cette brochure lui plut tellement, qu'il écrivit à Barberou de lui -envoyer le grand ouvrage. Barberou l'expédia et indiquait, dans sa -lettre, une pharmacie pour les médicaments. - -La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections -proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, -dilatent le foie, ravagent les intestins et y causent des bruits. -Ce qu'il y a de mieux pour s'en délivrer, c'est le camphre. Bouvard -et Pécuchet l'adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et -distribuaient des cigarettes, des flacons d'eau sédative et des pilules -d'aloès. Ils entreprirent même la cure d'un bossu. - -C'était un enfant qu'ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère, -une mendiante, l'amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient -sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes -un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et, pour -être sûrs qu'il reviendrait, lui donnaient à déjeuner. - -Ayant l'esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue -de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la -traitait par les amers; ronde au début comme une pièce de vingt sols, -cette tache avait grandi et formait un cercle rose. Ils voulurent l'en -guérir. Elle accepta, mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les -onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son -corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un œil qui -aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. Dans les doses -permises et malgré l'effroi du mercure, ils administrèrent du calomel. -Un mois plus tard, Mme Bordin était sauvée. - -Elle leur fit de la propagande,--et le percepteur des contributions, -le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans -Chavignolles suçait des tuyaux de plume. - -Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la -cigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignait des -pilules d'aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard eut des -maux d'estomac et Pécuchet d'atroces migraines. Ils perdirent confiance -dans Raspail, mais eurent soin de n'en rien dire, craignant de diminuer -leur considération. - -Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner -sur des feuilles de chou, firent même l'acquisition d'une paire de -lancettes. - -Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs -livres. - -Les symptômes notés par les auteurs n'étaient pas ceux qu'ils venaient -de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, -une bigarrure de toutes les langues. - -On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien -commode, avec ses genres et ses espèces; mais comment établir les -espèces? Alors ils s'égarèrent dans la philosophie de la médecine. - -Ils rêvaient sur l'archée de Van Helmont, le vitalisme, le brownisme, -l'organicisme, demandaient au docteur d'où vient le germe de la -scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen, -dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets. - -«La cause et l'effet s'embrouillent», répondait Vaucorbeil. - -Son manque de logique les dégoûta,--et ils visitèrent les malades tout -seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie. - -Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont -la figure pendait d'un côté, d'autres l'avaient bouffie et d'un rouge -écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines -pincées, la bouche tremblante, et des râles, des hoquets, des sueurs, -des exhalaisons de cuir et de vieux fromage. - -Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins et étaient fort surpris -que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des -purgatifs, qu'un même remède convienne à des affections diverses, et -qu'une maladie s'en aille sous des traitements opposés. - -Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient -l'audace d'ausculter. - -Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au roi, pour qu'on établît -dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les -professeurs. - -Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de Falaise -leur en voulait toujours à cause de sa jujube), et ils l'engagèrent à -fabriquer comme les Anciens des _pila purgatoria_, c'est-à-dire des -boulettes de médicaments, qui, à force d'être maniées, s'absorbent -dans l'individu. - -D'après ce raisonnement qu'en diminuant la chaleur on entrave les -phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du -plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour -de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors. - -Enfin, au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode -nouvelle d'introduire des thermomètres dans les derrières. - -Une fièvre typhoïde se répandit aux environs; Bouvard déclara qu'il ne -s'en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gémir chez -eux. Son homme était malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le -négligeait. - -Pécuchet se dévoua. - -Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, -ventre ballonné, langue rouge, c'étaient tous les symptômes de la -dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu'en ôtant la diète on -supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à -coup le docteur parut. - -Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos, -entre la fermière et Pécuchet qui le reforçaient. - -Il s'approcha du lit et jeta l'assiette par la fenêtre, en s'écriant: - -«C'est un véritable meurtre! - ---Pourquoi? - ---Vous perforez l'intestin, puisque la fièvre typhoïde est une -altération de sa membrane folliculaire. - ---Pas toujours!» - -Et une dispute s'engagea sur la nature des fièvres. Pécuchet croyait -à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes: «Aussi -j'éloigne tout ce qui peut surexciter! - ---Mais la diète affaiblit le principe vital! - ---Qu'est-ce que vous me chantez avec votre principe vital? Comment -est-il? qui l'a vu?» - -Pécuchet s'embrouilla. - -«D'ailleurs, disait le médecin, Gouy ne veut pas de nourriture.» - -Le malade fit un geste d'assentiment sous son bonnet de coton. - -«N'importe! il en a besoin! - ---Jamais! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations. - ---Qu'importent les pulsations?» Et Pécuchet nomma ses autorités. - -«Laissons les systèmes», dit le docteur. - -Pécuchet croisa les bras. - -«Vous êtes un empirique, alors? - ---Nullement! mais en observant... - ---Et si on observe mal?» - -Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l'herpès de Mme -Bordin, histoire clabaudée par la veuve et dont le souvenir l'agaçait. - -«D'abord, il faut avoir fait de la pratique. - ---Ceux qui ont révolutionné la science n'en faisaient pas! Van -Helmont, Boerhaave, Broussais lui-même.» - -Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix: - -«Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin?» - -Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère et se mit à pleurer. - -Sa femme non plus ne savait que répondre, car l'un était habile; mais -l'autre avait peut-être un secret? - -«Très bien! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti -d'un diplôme...» Pécuchet ricana. «Pourquoi riez-vous? - ---C'est qu'un diplôme n'est pas toujours un argument!» - -Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans -son importance sociale. Sa colère éclata: - -«Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice -illégal de la médecine!» Puis, se tournant vers la fermière: «Faites-le -tuer par monsieur, tout à votre aise, et que je sois pendu si je -reviens jamais dans votre maison!» - -Et il s'enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne. - -Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande -agitation. - -Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement -avait-il soutenu qu'elles préservent de toutes les maladies. Foureau, -n'écoutant rien, l'avait menacé de dommages et intérêts. Il en perdait -la tête. - -Pécuchet lui conta l'autre histoire, qu'il jugeait plus sérieuse,--et -fut un peu choqué de son indifférence. - -Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l'abdomen. Cela pouvait tenir -à l'ingestion de la nourriture. Peut-être que Vaucorbeil ne s'était -pas trompé? Un médecin, après tout, doit s'y connaître, et des remords -assaillirent Pécuchet. Il avait peur d'être homicide. - -Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause du déjeuner lui -échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n'était pas la peine de les avoir -fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles! - -Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. A présent, la guérison -était certaine: un tel succès enhardit Pécuchet. - -«Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins... - ---Assez de mannequins! - ---Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves -sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus.» - -Mais Bouvard était las de la médecine. - -«Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop -nombreuses, les remèdes problématiques,--et on ne découvre dans les -auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la -diathèse, ni même du pus!» - -Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle. - -Bouvard, à l'occasion d'un rhume, se figura qu'il commençait une -fluxion de poitrine. Des sangsues n'ayant pas affaibli le point de -côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l'action se porta sur les -reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre. - -Pécuchet prit une courbature à l'élagage de la charmille et vomit après -son dîner, ce qui l'effraya beaucoup; puis, observant qu'il avait le -teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait: - -«Ai-je des douleurs?» - -Et finit par en avoir. - -S'attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le -pouls, changeaient d'eau minérale, se purgeaient,--et redoutaient le -froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les -courants d'air. - -Pécuchet imagina que l'usage de la prise était funeste. D'ailleurs, -un éternument occasionne parfois la rupture d'un anévrisme,--et il -abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts; puis, -tout à coup, se rappelait son imprudence. - -Comme le café noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer à la -demi-tasse; mais il dormait après ses repas et avait peur en se -réveillant, car le sommeil prolongé est une menace d'apoplexie. - -Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien qui, à force de -régime, atteignit une extrême vieillesse. Sans l'imiter absolument, on -peut avoir les mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa bibliothèque -un _Manuel d'hygiène_, par le docteur Morin. - -Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là? Les plats qu'ils -aimaient s'y trouvent défendus. Germaine, embarrassée, ne savait plus -que leur servir. - -Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie, -le hareng saur, le homard et le gibier sont «réfractaires». Plus un -poisson est gros, plus il contient de gélatine, et, par conséquent, -est lourd. Les légumes causent des aigreurs, le macaroni donne des -rêves; les fromages, «considérés généralement, sont d'une digestion -difficile». Un verre d'eau le matin est «dangereux». Chaque boisson -ou comestible étant suivi d'un avertissement pareil, ou bien de ces -mots: «mauvais!--gardez-vous de l'abus!--ne convient pas à tout le -monde!»--Pourquoi mauvais? où est l'abus? comment savoir si telle chose -vous convient? - -Quel problème que celui du déjeuner! Ils quittèrent le café au lait, -sur sa détestable réputation, et ensuite le chocolat,--car c'est -«un amas de substances indigestes». Restait donc le thé. Mais «les -personnes nerveuses doivent se l'interdire complètement». Cependant -Decker, au XVIIe siècle, en prescrivait vingt décalitres par jour, afin -de nettoyer les marais du pancréas. - -Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d'autant plus qu'il -condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, -exigence qui révolta Pécuchet. - -Alors ils achetèrent le _Traité_ de Becquerel, où ils virent que -le porc est en soi-même «un bon aliment», le tabac d'une innocence -parfaite, et le café «indispensable aux militaires». - -Jusqu'alors ils avaient cru à l'insalubrité des endroits humides. Pas -du tout! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se -baigne pas dans l'eau vive sans avoir rafraîchi sa peau. Bégin veut -qu'on s'y jette en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe -passe pour excellent à l'estomac. Lévy l'accuse d'altérer les dents. -Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, -ce palladium chéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages -ni crainte de l'opinion, des auteurs le déconseillent aux hommes -pléthoriques et sanguins. - -Qu'est-ce donc que l'hygiène? - -«Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà», affirme M. Lévy, et -Becquerel ajoute qu'elle n'est pas une science. - -Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du -porc aux choux, de la crème, un pont-l'évêque et une bouteille de -bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche,--et ils se -moquaient de Cornaro! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme -lui! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son -existence! La vie n'est bonne qu'à la condition d'en jouir. - -«Encore un morceau? - ---Je veux bien. - ---Moi de même! - ---A ta santé! - ---A la tienne! - ---Et fichons-nous du reste!» - -Ils s'exaltaient. - -Bouvard annonça qu'il voulait trois tasses de café, bien qu'il ne fût -pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait -coup sur coup, éternuait sans peur; et, sentant le besoin d'un peu de -champagne, ils ordonnèrent à Germaine d'aller de suite au cabaret leur -en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa. -Pécuchet fut indigné: - -«Je vous somme, entendez-vous! je vous somme d'y courir.» - -Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres, -tant ils étaient incompréhensibles et fantasques. - -Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau. - -La moisson venait de finir,--et des meules, au milieu des champs, -dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuâtre et -douce. Les fermes étaient tranquilles. On n'entendait même plus les -grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise, -qui rafraîchissait leurs pommettes. - -Le ciel, très haut, était couvert d'étoiles, les unes brillant par -groupes, d'autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés. -Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se -bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés de -grands espaces vides,--et le firmament semblait une mer d'azur, avec -des archipels et des îlots. - -«Quelle quantité! s'écria Bouvard. - ---Nous ne voyons pas tout! reprit Pécuchet. Derrière la voie lactée, -ce sont les nébuleuses; au delà des nébuleuses, des étoiles encore: -la plus voisine est séparée de nous par trois cents billions de -myriamètres.» - -Il avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se -rappelait les chiffres. - -«Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a -douze fois la grandeur du Soleil, des comètes mesurent trente-quatre -millions de lieues. - ---C'est à rendre fou», dit Bouvard. - -Il déplora son ignorance, et même regrettait de n'avoir pas été, dans -sa jeunesse, à l'École polytechnique. - -Alors Pécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l'étoile -polaire, puis Cassiopée, dont la constellation forme un Y, Véga de la -Lyre, toute scintillante, et, au bas de l'horizon, le rouge Aldebaran. - -Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles, -quadrilatères et pentagones qu'il faut imaginer pour se reconnaître -dans le ciel. - -Pécuchet continua: - -«La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une -seconde. Un rayon de la voie lactée met six siècles à nous parvenir. Si -bien qu'une étoile, quand on l'observe, peut avoir disparu. Plusieurs -sont intermittentes, d'autres ne reviennent jamais;--et elles changent -de position; tout s'agite, tout passe. - ---Cependant le Soleil est immobile! - ---On le croyait autrefois. Mais les savants, aujourd'hui, annoncent -qu'il se précipite vers la constellation d'Hercule!» - -Cela dérangeait les idées de Bouvard,--et, après une minute de -réflexion: - -«La science est faite suivant les données fournies par un coin de -l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, -qui est beaucoup plus grand, et qu'on ne peut découvrir.» - -Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres, et -leurs discours étaient coupés par de longs silences. - -Enfin, ils se demandèrent s'il y avait des hommes dans les étoiles. -Pourquoi pas? Et comme la création est harmonique, les habitants de -Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d'une taille moyenne, ceux -de Vénus très petits. A moins que ce ne soit partout la même chose. Il -existe là-haut des commerçants, des gendarmes; on y trafique, on s'y -bat, on y détrône des rois. - -Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel -comme la parabole d'une monstrueuse fusée. - -«Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent.» - -Pécuchet reprit: - -«Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles -ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant. De -pareilles idées vous renfoncent l'orgueil. - ---Quel est le but de tout cela? - ---Peut-être qu'il n'y a pas de but. - ---Cependant...» - -Et Pécuchet répéta deux ou trois fois _cependant_, sans trouver rien de -plus à dire. - -«N'importe, je voudrais bien savoir comment l'univers s'est fait. - ---Cela doit être dans Buffon, répondit Bouvard, dont les yeux se -fermaient. - ---Je n'en peux plus, je vais me coucher.» - -Les _Époques de la Nature_ leur apprirent qu'une comète, en heurtant le -soleil, en avait détaché une portion, qui devint la terre. D'abord les -pôles s'étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe; -elles s'étaient retirées dans les cavernes; puis les continents se -divisèrent, les animaux et l'homme parurent. - -La majesté de la création leur causa un ébahissement infini comme elle. - -Leur tête s'élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si -grands objets. - -Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, et ils recoururent, comme -distraction, aux _Harmonies_ de Bernardin de Saint-Pierre. - -Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines, -fraternelles et même conjugales, tout y passa, sans omettre les -invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours. Ils s'étonnaient -que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les -semences une enveloppe; pleins de cette philosophie qui découvre dans -la nature des intentions vertueuses et la considère comme une espèce de -saint Vincent de Paul toujours occupé à répandre des bienfaits! - -Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les -forêts vierges, et ils achetèrent l'ouvrage de M. Depping sur les -_Merveilles et Beautés de la nature en France_. Le Cantal en possède -trois, l'Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que -le Dauphiné compte à lui seul jusqu'à quinze merveilles. Mais bientôt -on n'en trouvera plus. Les grottes à stalactites se bouchent, les -montagnes ardentes s'éteignent, les glacières naturelles s'échauffent, -et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la -cognée des niveleurs ou sont en train de mourir. - -Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes. - -Ils rouvrirent leur Buffon et s'extasièrent devant les goûts bizarres -de certains animaux. - -Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils -entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s'ils avaient -vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les -vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes. - -«Jamais de la vie.» - -On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur -âge. - -Ils voulurent tenter des alliances anormales. - -La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne -possédait pas de bouc, une voisine prêta le sien, et, l'époque du rut -étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en se -cachant derrière les futailles, pour que l'événement pût s'accomplir en -paix. - -Chacune d'abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminèrent; -la brebis se coucha, et elle bêlait sans discontinuer, pendant que -le bouc, d'aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses -oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans -l'ombre. - -Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter -la nature; mais le bouc, se retournant vers Pécuchet, lui flanqua un -coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à -tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se -jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de -laine dans les deux mains. - -Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un -dogue et une truie, avec l'espoir qu'il en sortirait des monstres, ne -comprenant rien à la question de l'espèce. - -Ce mot désigne un groupe d'individus dont les descendants se -reproduisent; mais des animaux classés comme d'espèces différentes -peuvent se reproduire, et d'autres, compris dans la même, en ont perdu -la faculté. - -Ils se flattèrent d'obtenir là-dessus des idées nettes en étudiant le -développement des germes, et Pécuchet écrivit à Dumouchel pour avoir un -microscope. - -Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, -des ongles, une patte de mouche; mais ils avaient oublié la goutte -d'eau indispensable; c'était, d'autres fois, la petite lamelle, et -ils se poussaient, dérangeaient l'instrument; puis, n'apercevant que -du brouillard, accusaient l'opticien. Ils en arrivèrent à douter du -microscope. Les découvertes qu'on lui attribue ne sont peut-être pas si -positives? - -Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à -son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était -toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la -géologie, il leur envoyait les _Lettres_ de Bertrand avec le _Discours -de Cuvier_ sur les révolutions du globe. - -Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes: - -D'abord une immense nappe d'eau, d'où émergeaient des promontoires -tachetés par des lichens, et pas un être vivant, pas un cri. C'était -un monde silencieux, immobile et nu; puis de longues plantes se -balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d'une -étuve. Un soleil tout rouge surchauffait l'atmosphère humide. Alors -des volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes, -et la pâte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. -Troisième tableau: dans des mers peu profondes, des îles de madrépores -ont surgi; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y -a des coquilles pareilles à des roues de chariot, des tortues qui ont -trois mètres, des lézards de soixante pieds; des amphibies allongent -entre les roseaux leur col d'autruche à mâchoire de crocodile; des -serpents ailés s'envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands -mammifères parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal -équarries, le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus, -lippus, avec des crinières et des défenses contournées. Des troupeaux -de mammouths broutaient les plaines où fut depuis l'Atlantique; le -paléothérium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversait de son groin -les fourmilières de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous -les châtaigniers à la voix de l'ours des cavernes, qui faisait japper -dans sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup. - -Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des -cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C'était comme une féerie -en plusieurs actes, ayant l'homme pour apothéose. - -Ils furent stupéfaits d'apprendre qu'il existait sur des pierres des -empreintes de libellules, de pattes d'oiseaux; et, ayant feuilleté un -des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles. - -Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande -route, M. le curé passa, et, les abordant d'une voix pateline: - -«Ces messieurs s'occupent de géologie? Fort bien!» - -Car il estimait cette science. Elle confirme l'autorité des Écritures -en prouvant le déluge. - -Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes, -pétrifiés. - -L'abbé Jeufroy parut surpris du fait; après tout, s'il avait lieu, -c'était une raison de plus d'admirer la Providence. - -Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu'alors n'avaient pas été -fructueuses; et cependant les environs de Falaise, comme tous les -terrains jurassiques, devaient abonder en débris d'animaux. - -«J'ai entendu dire, répliqua l'abbé Jeufroy, qu'autrefois on avait -trouvé à Villers la mâchoire d'un éléphant.» Du reste, un de ses amis, -M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur -fournirait peut-être des renseignements! Il avait fait une histoire de -Port-en-Bessin, où était notée la découverte d'un crocodile. - -Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d'œil; le même espoir leur -était venu; et, malgré la chaleur, ils restèrent debout, pendant -longtemps, à interroger l'ecclésiastique, qui s'abritait sous un -parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec -le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant -les paupières. - -La cloche de l'église tinta l'angélus. - -«Bien le bonsoir, messieurs! Vous permettez, n'est-ce pas?» - -Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse -de Larsoneur. Enfin elle arriva. - -L'homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s'appelait -Louis Bloche; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle -occupait un des volumes de l'Académie Lexovienne, et il ne prêtait -point son exemplaire, dans la peur de dépareiller la collection. Pour -ce qui était de l'alligator, on l'avait découvert au mois de novembre -1825, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de -Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments. - -L'obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il -aurait voulu se rendre tout de suite à Villers. - -Bouvard objecta que, pour s'épargner un déplacement peut-être -inutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des -informations,--et ils écrivirent au maire de l'endroit une lettre, où -ils lui demandaient ce qu'était devenu un certain Louis Bloche. Dans -l'hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils -les instruire sur sa précieuse découverte? Quand il la fit, à quelle -place de la commune gisait ce document des âges primitifs? Avait-on des -chances d'en trouver d'analogues? Quel était, par jour, le prix d'un -homme et d'une charrette? - -Et ils eurent beau s'adresser à l'adjoint, puis au premier conseiller -municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les -habitants étaient jaloux de leurs fossiles? A moins qu'ils ne les -vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu. - -Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite -une carriole les transporta de Caen à Bayeux; de Bayeux ils allèrent à -pied jusqu'à Port-en-Bessin. - -On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait des -cailloux bizarres, et, sur les indications de l'aubergiste, ils -atteignirent la grève. - -La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie -de goémons jusqu'aux bords des flots. - -Des vallonnements herbeux découpaient la falaise composée d'une terre -molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates -inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d'eau en -tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. -Elle semblait parfois suspendre son battement, et on n'entendait plus -que le petit bruit des sources. - -Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter -des trous. Bouvard s'assit près du rivage et contempla les vagues, -ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte -pour lui faire voir un ammonite incrusté dans la roche, comme un -diamant dans sa gangue. Leurs ongles s'y brisèrent, il aurait fallu -des instruments, la nuit venait d'ailleurs. Le ciel était empourpré -à l'occident et toute la plage couverte d'une ombre. Au milieu des -varechs presque noirs, les flaques d'eau s'élargissaient. La mer -montait vers eux; il était temps de rentrer. - -Le lendemain dès l'aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent -leur fossile, dont l'enveloppe éclata. C'était un _ammonites nodosus_, -rongé par les bouts, mais pesant bien seize livres; et Pécuchet, dans -l'enthousiasme, s'écria: «Nous ne pouvons faire moins que de l'offrir à -Dumouchel!» - -Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, des orques, -et pas de crocodile! A son défaut, ils espéraient une vertèbre -d'hippopotame ou d'ichthyosaure, n'importe quel ossement contemporain -du déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d'homme, contre la -falaise, des contours qui figuraient le galbe d'un poisson gigantesque. - -Ils délibérèrent sur les moyens de l'obtenir. - -Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet, en dessous, -démolirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l'abîmer. - -Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, -dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d'un air de -commandement. - -«Eh bien! quoi! fiche-nous la paix.» Et ils continuèrent leur besogne: -Bouvard, sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche; Pécuchet, -les reins pliés, creusant avec son pic. - -Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les -signaux: ils s'en moquaient bien. Un corps ovale se bombait sous la -terre amincie, et penchait, allait glisser. - -Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup. - -«Vos passeports?» - -C'était le garde champêtre en tournée, et au même moment survint -l'homme de la douane, accouru par une ravine. - -«Empoignez-les, père Morin! ou la falaise va s'écrouler! - ---C'est dans un but scientifique», répondit Pécuchet. - -Alors une masse tomba, en les frôlant de si près, tous les quatre, -qu'un peu plus ils étaient morts. - -Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire qui -s'émietta sous la botte du douanier. - -Bouvard dit en soupirant: - -«Nous ne faisions pas grand mal! - ---On ne doit rien faire dans les limites du Génie!» reprit le garde -champêtre. - -«D'abord qui êtes-vous, pour que je vous dresse procès?» - -Pécuchet se rebiffa, criant à l'injustice. - -«Pas de raisons! suivez-moi!» - -Dès qu'ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta. -Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne; Pécuchet, -très pâle, lançait des regards furieux; et ces deux étrangers, portant -des cailloux dans leurs mouchoirs, n'avaient pas bonne figure. -Provisoirement, on les colloqua dans l'auberge, dont le maître, sur -le seuil, barrait l'entrée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les -payèrent, encore des frais! et le garde champêtre ne revenait pas! -pourquoi? Enfin un monsieur, qui avait la croix d'honneur, les délivra; -et ils s'en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec -l'engagement d'être à l'avenir plus circonspects. - -Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant -d'entreprendre des explorations nouvelles, ils consultèrent le _Guide -du Voyageur géologue_, par Boné. Il faut avoir, premièrement, un -bon havresac de soldat, puis une chaîne d'arpenteur, une lime, des -pinces, une boussole et trois marteaux, passés dans une ceinture -qui se dissimule sous la redingote et «vous préserve ainsi de cette -apparence originale, que l'on doit éviter en voyage». Comme bâton, -Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste, haut de six pieds, -à longue pointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie, ou -parapluie polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer la -soie, contenue à part dans un petit sac. Ils n'oublièrent pas de forts -souliers avec des guêtres, chacun «deux paires de bretelles, à cause de -la transpiration», et, bien qu'on ne puisse «se présenter partout en -casquette», ils reculèrent devant la dépense «d'un de ces chapeaux qui -se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur». - -Le même ouvrage donne des préceptes de conduite: «Savoir la langue du -pays que l'on visitera», ils la savaient. «Garder une tenue modeste», -c'était leur usage. «Ne pas avoir trop d'argent sur soi», rien de plus -simple. Enfin, pour s'épargner toutes sortes d'embarras, il est bon de -prendre «la qualité d'ingénieur»! - -«Eh bien! nous la prendrons!» - -Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents -quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air. - -Tantôt, sur les bords de l'Orne, ils apercevaient, dans une déchirure, -des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers -et des bruyères, ou bien ils s'attristaient de ne rencontrer, le -long du chemin, que des couches d'argile. Devant un paysage, ils -n'admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni -les ondulations de la verdure, mais ce qu'on ne voyait pas, le dessous, -la terre; et toutes les collines étaient pour eux encore une preuve du -déluge. A la manie du déluge succéda celle des blocs erratiques. Les -grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de glaciers -disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns. - -Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement, -et, quand ils avaient répondu qu'ils étaient «des ingénieurs», une -crainte leur venait: l'usurpation d'un titre pareil pouvait leur -attirer des désagréments. - -A la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons, -mais, intrépides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des -marches, dans l'escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la -cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière. - -Ce n'était pas une mince besogne, avant de coller les étiquettes, que -de savoir les noms des roches; la variété des couleurs et du grenu leur -faisait confondre l'argile avec la marne, le granit et le gneiss, le -quartz et le calcaire. - -Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien, -jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n'étaient -pas ailleurs qu'en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura? -Impossible de s'y reconnaître; ce qui est système pour l'un est pour -l'autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les feuillets -des couches s'entremêlent, s'embrouillent; mais Omalius d'Halloy vous -prévient qu'il ne faut pas croire aux divisions géologiques. - -Cette déclaration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires à -polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à -Saint-Blaise, de l'oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny -et du mercure à la Chapelle-en-Juger, près Saint-Lô, ils décidèrent une -excursion plus lointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz -pyromaque et l'argile de Kimmeridge. - -A peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit -sous les phares; des éboulements l'obstruaient, et il était dangereux -de s'y hasarder. - -Un loueur de voitures les accosta et leur offrit des promenades aux -environs: Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, «Rome s'il le -fallait». - -Ses prix étaient déraisonnables, mais le nom de Fécamp les avait -frappés; en se détournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat, -et ils prirent la gondole de Fécamp pour se rendre au plus loin d'abord. - -Dans la gondole, Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois -paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n'hésitèrent pas à se -qualifier d'ingénieurs. - -On s'arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes -après la frôlèrent pour éviter une grande flaque d'eau avançant comme -un golfe au milieu du rivage. Ensuite ils virent une arcade qui -s'ouvrait sur une grotte profonde; elle était sonore, très claire, -pareille à une église, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de -varech tout le long de ses dalles. - -Cet ouvrage de la nature les étonna, et, ramassant des coquilles, ils -s'élevèrent à des considérations sur l'origine du monde. - -Bouvard penchait vers le neptunisme; Pécuchet, au contraire, était -plutonien. - -Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains, -fait des crevasses. C'est comme une mer intérieure ayant son flux -et reflux, ses tempêtes; une mince pellicule nous en sépare. On ne -dormirait pas si l'on songeait à tout ce qu'il y a sous nos talons. -Cependant le feu central diminue et le soleil s'affaiblit, si bien -que la terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra -stérile; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide -carbonique, et aucun être ne pourra subsister. - -«Nous n'y sommes pas encore, dit Bouvard. - ---Espérons-le», reprit Pécuchet. - -N'importe, cette fin du monde, si lointaine qu'elle fût, les assombrit, -et, côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets. - -La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et -là, par des lignes de silex, s'en allait vers l'horizon, telle que la -courbe d'un rempart ayant cinq lieues d'étendue. Un vent d'est, âpre -et froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme -enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s'envolaient, tournoyaient, -rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se détachant, -rebondissait de place en place avant de descendre jusqu'à eux. - -Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées: - -«A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme! On ignore la -longueur de notre période. Le feu central n'a qu'à déborder. - ---Pourtant il diminue. - ---Cela n'empêche pas ses explosions d'avoir produit l'île Julia, le -Monte-Nuovo, bien d'autres encore.» - -Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand. - -«Mais de pareils bouleversements n'arrivent pas en Europe. - ---Mille excuses, témoin celui de Lisbonne. Quant à nos pays, les mines -de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent très -bien, en se décomposant, former les bouches volcaniques. Les volcans, -d'ailleurs, éclatent toujours près de la mer.» - -Bouvard promena sa vue sur les flots et crut distinguer au loin une -fumée qui montait vers le ciel. - -«Puisque l'île Julia, reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits -par la même cause auront peut-être le même sort. Un îlot de l'Archipel -est aussi important que la Normandie, et même que l'Europe.» - -Bouvard se figura l'Europe engloutie dans un abîme. - -«Admets, dit Pécuchet, qu'un tremblement de terre ait lieu sous la -Manche; les eaux se ruent dans l'Atlantique; les côtes de la France -et de l'Angleterre, en chancelant sur leur base, s'inclinent, se -rejoignent, et v'lan! tout l'entre-deux est écrasé.» - -Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite, -qu'il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l'idée d'un -cataclysme le troubla. Il n'avait pas mangé depuis le matin: ses tempes -bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, et la falaise, -au-dessus de sa tête, pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de -graviers déroula d'en haut. - -Pécuchet l'aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria -de loin: - -«Arrête! arrête! la période n'est pas accomplie.» - -Et, pour le rattraper, il faisait des sauts énormes, avec son bâton de -touriste, tout en vociférant: - -«La période n'est pas accomplie! la période n'est pas accomplie!» - -Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, -les pans de sa redingote s'envolaient, le havresac ballottait à son -dos. C'était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi -les roches; une plus grosse le cacha. - -Pécuchet y parvint hors d'haleine, ne vit personne, puis retourna en -arrière pour gagner les champs par une «valleuse» que Bouvard avait -prise, sans doute. - -Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de -la largeur de deux hommes, et luisant commue de l'albâtre poli. - -A cinquante pieds d'élévation, Pécuchet voulut descendre. La mer -battant son plein, il se remit à grimper. - -Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. A -mesure qu'il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles. -Les couches de l'air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait -à l'épigastre; il s'assit par terre, les yeux fermés, n'ayant plus -conscience que des battements de son cœur qui l'étouffaient; puis il -jeta son bâton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son -ascension. Mais les trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient -dans le ventre; les cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient -ses flancs; la visière de sa casquette l'aveuglait; le vent redoublait -de force. Enfin, il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui était -monté plus loin par une valleuse moins difficile. - -Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat. - -Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au -bas d'un journal un feuilleton intitulé: _De l'enseignement de la -géologie_. - -Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était -comprise à l'époque. - -Jamais il n'y eut un cataclysme complet du globe, mais la même espèce -n'a pas toujours la même durée et s'éteint plus vite dans tel endroit -que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles -différents, comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils. -Les fougères d'autrefois sont identiques aux fougères d'à présent. -Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les -plus anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent les -bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la -Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne -sont après tout que des abstractions. - -Cuvier, jusqu'à présent, leur avait apparu dans l'éclat d'une auréole, -au sommet d'une science indiscutable. Elle était sapée. La Création -n'avait plus la même discipline, et leur respect pour ce grand homme -diminua. - -Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des -doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. - -Tout cela contrariait les idées reçues, l'autorité de l'Église. - -Bouvard en éprouva comme l'allégement d'un joug brisé. - -«Je voudrais voir maintenant ce que le citoyen Jeufroy me répondrait -sur le déluge!» - -Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il attendait les membres -du conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l'heure, pour -l'acquisition d'une chasuble. - -«Ces messieurs souhaitent!... - ---Un éclaircissement, s'il vous plaît.» - -Et Bouvard commença: - -«Que signifiaient, dans la _Genèse_, «l'abîme qui se rompit» et «les -cataractes du ciel?» Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n'a point -de cataractes!» - -L'abbé ferma les paupières, puis répondit qu'il fallait toujours -distinguer entre le sens et la lettre. Des choses, qui d'abord vous -choquent, deviennent légitimes en les approfondissant. - -«Très bien! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus -hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues! Y pensez-vous, deux -lieues! une épaisseur d'eau ayant deux lieues!» - -Et le maire, survenant, ajouta: «Saprelotte, quel bain!» - -«Convenez, dit Bouvard, que Moïse exagère diablement.» - -Le curé avait lu Bonald et répliqua: «J'ignore ses motifs; c'était, -sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu'il -dirigeait! - ---Enfin, cette masse d'eau, d'où venait-elle? - ---Que sais-je! L'air s'était changé en pluie, comme il arrive tous les -jours.» - -Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des -contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriétaire; et Beljambe -l'aubergiste donnait le bras à Langlois, l'épicier, qui marchait -péniblement à cause de son catarrhe. - -Pécuchet, sans souci d'eux, prit la parole: - -«Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l'atmosphère--la science nous le -démontre--est égal à celui d'une masse d'eau qui ferait autour du globe -une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l'air condensé -tombait dessus à l'état liquide, il augmenterait bien peu la masse des -eaux existantes.» - -Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient. - -Le curé s'impatienta. - -«Nierez-vous qu'on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? Qui -les y a mises, sinon le déluge? Elles n'ont pas coutume, je crois, de -pousser toutes seules dans la terre comme des carottes!» Et ce mot -ayant fait rire l'assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres: «A moins -que ce ne soit encore une des découvertes de la science?» - -Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie -d'Élie de Beaumont. - -«Connais pas!» répondit l'abbé. - -Foureau s'empressa de dire: «Il est de Caen! Je l'ai vu une fois à la -Préfecture!» - -«Mais si votre déluge, repartit Bouvard, avait charrié des coquilles, -on les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de -trois cents mètres quelquefois.» - -Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du -genre humain, et les animaux découverts dans la glace, en Sibérie. - -Cela ne prouve pas que l'homme ait vécu en même temps qu'eux! La Terre, -selon Pécuchet, était considérablement plus vieille. - -«Le Delta du Mississipi remonte à des dizaines de milliers d'années. -L'époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de -Manéthon...» - -Le comte de Faverges s'avança. - -Tous firent silence à son approche. - -«Continuez, je vous prie! Que disiez-vous? - ---Ces messieurs me querellaient, répondit l'abbé. - ---A propos de quoi? - ---Sur la sainte Écriture, monsieur le comte!» - -Bouvard, de suite, allégua qu'ils avaient droit, comme géologues, à -discuter religion. - -«Prenez garde, dit le comte; vous savez le mot, cher monsieur: un peu -de science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d'un ton à la fois hautain -et paternel: Croyez-moi! vous y reviendrez! vous y reviendrez! - ---Peut-être! mais que penser d'un livre, où l'on prétend que la lumière -a été créée avant le soleil, comme si le soleil n'était pas la seule -cause de la lumière! - ---Vous oubliez celle qu'on appelle boréale, dit l'ecclésiastique.» - -Bouvard, sans répondre à l'objection, nia fortement qu'elle ait pu -être d'un côté, et les ténèbres de l'autre, qu'il y ait eu un soir et -un matin, quand les astres n'existaient pas, et que les animaux aient -apparu tout à coup, au lieu de se former par cristallisation. - -Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans -les plates-bandes. Langlois fut pris d'une quinte de toux. Le capitaine -criait: «Vous êtes des révolutionnaires!» - -Girbal: «La paix! la paix!--Le prêtre: Quel matérialisme!--Foureau: -Occupons-nous plutôt de notre chasuble!» - -«Non! Laissez-moi parler!» Et Bouvard, s'échauffant, alla jusqu'à dire -que l'homme descendait du singe! - -Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pour -s'assurer qu'ils n'étaient pas des singes. - -Bouvard reprit: «En comparant le fœtus d'une femme, d'une chienne, d'un -oiseau, d'une grenouille... - ---Assez! - ---Moi je vais plus loin! s'écria Pécuchet; l'homme descend des -poissons!» Des rires éclatèrent. Mais sans se troubler: «Le Telliamed! -un livre arabe!... - ---Allons, messieurs, en séance!» - -Et on entra dans la sacristie. - -Les deux compagnons n'avaient pas roulé l'abbé Jeufroy comme ils -l'auraient cru;--aussi Pécuchet lui trouva-t-il «le cachet du -jésuitisme». - -Sa lumière boréale les inquiétait cependant; ils la cherchèrent dans le -manuel de d'Orbigny. - -C'est une hypothèse pour expliquer comment les végétaux fossiles de la -baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la -place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont -les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges. - -Puis un doute leur vint sur la provenance de l'Homme,--et, embarrassés, -ils songèrent à Vaucorbeil! - -Ses menaces n'avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le -matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux -l'un après l'autre. - -Bouvard l'épia,--et, l'ayant arrêté, dit qu'il voulait lui soumettre un -point curieux d'anthropologie. - -«Croyez-vous que le genre humain descende des poissons? - ---Quelle bêtise! - ---Plutôt des singes, n'est-ce pas? - ---Directement, c'est impossible!» - -A qui se fier? Car enfin le docteur n'était pas un catholique! - -Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l'éocène -et du miocène, du mont Jurillo, de l'île Julia, des mammouths de -Sibérie et des fossiles invariablement comparés, dans tous les auteurs, -à «des médailles qui sont des témoignages authentiques», si bien qu'un -jour Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu'il n'irait -pas plus loin. - -La géologie est trop défectueuse! A peine connaissons-nous quelques -endroits de l'Europe. Quant au reste, avec le fond des océans, on -l'ignorera toujours. - -Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral: - -«Je n'y crois pas, au règne minéral! puisque des matières organiques -ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l'or peut-être! -Le diamant n'a-t-il pas été du charbon? la houille, un assemblage de -végétaux?--En la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on -obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule, -tout se transforme. La création est faite d'une manière ondoyante et -fugace; mieux vaudrait nous occuper d'autre chose!» - -Il se coucha sur le dos et se mit à sommeiller, pendant que Pécuchet, -la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses réflexions. - -Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, -dont les cimes légères tremblaient; des angéliques, des menthes, des -lavandes, exhalaient des senteurs chaudes, épicées; l'atmosphère -était lourde; et Pécuchet, dans une sorte d'abrutissement, rêvait -aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui -bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des -plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la -nature, sans chercher à découvrir ses mystères,--séduit par sa force, -perdu dans sa grandeur. - -«J'ai soif! dit Bouvard en se réveillant. - ---Moi de même! Je boirais volontiers quelque chose! - ---C'est facile», reprit un homme qui passait, en manches de chemise, -avec une planche sur l'épaule. - -Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un -verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en -accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d'une -façon parisienne. - -Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d'une cour, jeta sa -planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine. - -«Mélie! es-tu là, Mélie?» - -Une jeune fille parut; sur son commandement, alla «tirer de la boisson» -et revint près de la table servir ces messieurs. - -Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile -grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps -sans un pli, et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose -de délicat, de champêtre et d'ingénu. - -«Elle est gentille, hein!» dit le menuisier, pendant qu'elle apportait -des verres. «Si on ne jurerait pas une demoiselle, costumée en -paysanne! et rude à l'ouvrage, pourtant!--Pauvre petit cœur, va! quand -je serai riche, je t'épouserai! - ---Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju», répondit-elle d'une -voix douce, sur un accent traînard. - -Un valet d'écurie vint prendre de l'avoine dans un vieux coffre et -laissa retomber le couvercle si brutalement qu'un éclat de bois en -jaillit. - -Gorju s'emporta contre la lourdeur de tous «ces gars de la campagne»; -puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. -Pécuchet, en voulant l'aider, distingua sous la poussière des figures -de personnages. - -C'était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des -pampres dans les coins, et des colonnettes divisaient sa devanture en -cinq compartiments. On voyait au milieu Vénus Anadyomène debout sur -une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses -pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père; tout cela délabré, -rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorju prit -une chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche, qui -présentait, sous l'arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort -indécente. - -Bouvard également admira le bahut. - -«Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte.» - -Ils hésitaient, vu les réparations. - -Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste. - -«Allons! venez!» - -Et il entraîna Pécuchet vers la masure, où Mme Castillon, la maîtresse, -étendait du linge. - -Mélie, quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre -son métier à dentelles, s'assit en pleine lumière et travailla. - -Le linteau de la porte l'encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous -ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait -penché. - -Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu'on -lui donnait. - -Elle était de Ouistreham, n'avait plus de famille, gagnait une pistole -par mois;--enfin, elle lui plut tellement, qu'il désira la prendre à -son service pour aider la vieille Germaine. - -Pécuchet reparut avec la fermière, et, pendant qu'ils continuaient -leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju si la petite bonne -consentirait à devenir sa servante. - -«Parbleu! - ---Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami. - ---Eh bien, je ferai en sorte; mais n'en parlez pas! à cause de la -bourgeoise.» - -Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le -raccommodage, on s'entendrait. - -A peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie. - -Pécuchet s'arrêta (afin de mieux réfléchir), ouvrit sa tabatière, huma -une prise, et, s'étant mouché: - -«Au fait, c'est une idée! mon Dieu! oui! pourquoi pas? D'ailleurs, tu -es le maître!» - -Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d'un fossé,--et les -interpellant: - -«Quand faut-il que je vous apporte le meuble? - ---Demain! - ---Et pour l'autre question, êtes-vous décidés? - ---Convenu!» répondit Pécuchet. - - - - -IV - - -Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues, et leur -maison ressemblait à un musée. - -Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens -de géologie encombraient l'escalier, et une chaîne énorme s'étendait -par terre tout le long du corridor. - -Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne -couchaient pas et condamné l'entrée extérieure de la seconde, pour ne -faire de ces deux pièces qu'un seul appartement. - -Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait à une auge de pierre -(un sarcophage gallo-romain), puis les yeux étaient frappés par de la -quincaillerie. - -Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une -plaque de foyer qui représentait un moine caressant une bergère. Sur -des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, -des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de -tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus -rares: la carcasse d'un bonnet de Cauchoise, deux urnes d'argile, des -médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait -sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles -ornait la cloison à droite; et, en dessous, des pointes maintenaient -horizontalement une hallebarde, pièce unique. - -La seconde chambre, où l'on descendait par deux marches, renfermait les -anciens livres apportés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaient -découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils -l'appelaient _la bibliothèque_. - -L'arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le -revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d'une -dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. -Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre -noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d'un -nid. - -Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse) -flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence que chevauchait un -paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime -rendu par un canard. - -Devant la bibliothèque se carrait une commode en coquillages, avec -des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une -souris dans sa gueule,--pétrification de Saint-Allyre,--une boîte -à ouvrage en coquilles mêmement,--et, sur cette boîte, une carafe -d'eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien. - -Mais le plus beau, c'était, dans l'embrasure de la fenêtre, une statue -de saint Pierre! Sa main droite, couverte d'un gant, serrait la clef -du paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de -lis agrémentaient, était bleu ciel, et sa tiare très jaune, pointue -comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la -bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un -baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on distinguait deux amours dans -un cercle de roses, et, à ses pieds, comme une colonne, se levait un -pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat: -«Exécuté devant S. A. R. Monseigneur le duc d'Angoulême, à Noron, le 3 -d'octobre 1817.» - -Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade,--et parfois -même il allait jusque dans la chambre de Bouvard pour allonger la -perspective. - -Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut -renaissance. - -Il n'était pas achevé, Gorju y travaillait encore: varlopant les -panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant. - -A onze heures, il déjeunait, causait ensuite avec Mélie, et souvent ne -reparaissait plus de toute la journée. - -Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et Pécuchet -s'étaient mis en campagne. Ce qu'ils rapportaient ne convenait pas. -Mais ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des -bibelots leur était venu, puis l'amour du moyen âge. - -D'abord ils visitèrent les cathédrales,--et les hautes nefs se mirant -dans l'eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des -tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour -incertain des cryptes, tout, jusqu'à la fraîcheur des murailles, leur -causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse. - -Bientôt ils furent capables de distinguer les époques,--et, dédaigneux -des sacristains, ils disaient: «Ah! une abside romane! Cela est du XIIe -siècle! Voilà que nous retombons dans le flamboyant!» - -Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux, -comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. -Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui -terminent les ceintures de Feugerolles;--et pour l'exubérance de -l'homme obscène couvrant un des morceaux d'Hérouville, cela prouvait, -selon Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole. - -Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout -était de la décadence,--et ils déploraient le vandalisme, tonnaient -contre le badigeon. - -Mais le style d'un monument ne s'accorde pas toujours avec la date -qu'on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siècle, domine encore -dans la Provence. L'ogive est peut-être fort ancienne! et des auteurs -contestent l'antériorité du roman sur le gothique. Ce défaut de -certitude les contrariait. - -Après les églises ils étudièrent les châteaux-forts: ceux de Domfront -et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, -et, parvenus au sommet, ils voyaient d'abord toute la campagne, puis -les toits de la ville, les rues s'entre-croisant, des charrettes -sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu'aux -broussailles des douves,--et ils pâlissaient en songeant que des hommes -avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués -dans les souterrains; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et -Pécuchet la crainte des vipères. - -Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, -Lemarmion, Argouge. Parfois à l'angle des bâtiments, derrière le -fumier, se dresse une tour carlovingienne. La cuisine, garnie de bancs -en pierre, fait songer à des ripailles féodales. D'autres ont un aspect -exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des -meurtrières sous l'escalier, de longues tourelles à pans aigus. Puis on -arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des Valois, ciselée -comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet -des grains de colza répandus. Des abbayes servent de granges. Les -inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des champs, -un pignon reste debout,--et du haut en bas est revêtu d'un lierre que -le vent fait trembler. - -Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d'étain, une -boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d'argent -les retenait. - -Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un -étameur, un vitrail gothique qui fut assez grand pour couvrir, près -du fauteuil, la partie droite de la croisée jusqu'au deuxième carreau. -Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un -effet splendide. - -Avec un bas d'armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous -le vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu'ils -regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme -la maison de plaisance des évêques de Séez. - -«Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre.» Ils en -cherchèrent la place inutilement. - -Le village de Montrecy contient un pré célèbre par des trouvailles de -médailles qu'on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une -belle récolte. Le gardien leur en refusa l'entrée. - -Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre -une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu'on y -avait introduits reparurent à Vaucelles, en grognant: «Can, can, can», -d'où est venu le nom de la ville. - -Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice. - -A l'auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner -pour la somme de quatre sols.--Ils y firent le même repas et -constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça! - -Quel est le fondateur de l'abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une -parenté entre Marin Onfroy, qui importa, au XIIe siècle, une nouvelle -sorte de pomme, et Onfroy, gouverneur d'Hastings, à l'époque de la -conquête? Comment se procurer l'_Astucieuse Pythonisse_, comédie en -vers d'un certain Dutrezor, faite à Bayeux, et actuellement des plus -rares? Sous Louis XIV, Hérambert Dupaty, ou Dupastis Hérambert, composa -un ouvrage qui n'a jamais paru, plein d'anecdotes sur Argentan: il -s'agissait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mémoires -autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultés pour l'histoire -inédite de Laigle, par Louis Dasprès, desservant de Saint-Martin? -Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir. - -Mais souvent un faible indice met sur la voie d'une découverte -inappréciable. - -Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l'éveil,--et, -sous l'apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons, -demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. -C'étaient des cahiers d'école, des factures, d'anciens journaux, rien -d'utile. - -Enfin, Bouvard et Pécuchet s'adressèrent à Larsoneur. - -Il était perdu dans le celticisme, et, répondant sommairement à leurs -questions, en fit d'autres. - -Avaient-ils observé autour d'eux des traces de la religion du chien, -comme on en voit à Montargis, et des détails spéciaux sur les feux -de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc.? Il les -priait même de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en -silex, appelées alors des _celtæ_ et que les druides employaient dans -«leurs criminels holocaustes». - -Par Gorju, ils s'en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins -grande; les autres enrichirent le muséum. - -Ils s'y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient -parlé à toutes leurs connaissances. - -Un après-midi, Mme Bordin et M. Marescot se présentèrent pour le voir. - -Bouvard les reçut et commença la démonstration par le vestibule. - -La poutre n'était rien moins que l'ancien gibet de Falaise, d'après le -menuisier qui l'avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son -grand-père. - -La grosse chaîne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon -de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaînes des -bornes devant les cours d'honneur. Bouvard était convaincu qu'elle -servait autrefois à lier les captifs, et il ouvrit la porte de la -première chambre. - -«Pourquoi toutes ces tuiles? s'écria Mme Bordin. - ---Pour chauffer les étuves; mais un peu d'ordre, s'il vous plaît. Ceci -est un tombeau découvert dans une auberge où on l'employait comme -abreuvoir.» - -Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d'une terre qui était de la -cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer -par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs. - -«Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!» - -Effectivement c'était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira -d'un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d'argent. - -Mme Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd'hui cela pourrait -valoir. - -La cotte de mailles qu'il examinait lui échappa des doigts; des anneaux -se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement. - -Il eut même l'obligeance de décrocher la hallebarde, et, se courbant, -levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les -jarrets d'un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d'assommer un -ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait un rude gaillard. - -Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de -Saint-Allyre l'étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins; -puis, arrivant à la cheminée: - -«Ah! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.» - -Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords. - -C'était celui d'un chef de voleurs sous le Directoire, David de la -Bazoque, pris en trahison et tué immédiatement. - -«Tant mieux, on a bien fait», dit Mme Bordin. - -Marescot souriait devant les objets d'une façon dédaigneuse. Il ne -comprenait pas cette galoche qui avait été l'enseigne d'un marchand -de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet -de cidre, et le saint Pierre, franchement, était lamentable avec sa -physionomie d'ivrogne. - -Mme Bordin fit cette remarque: - -«Il a dû vous coûter bon, tout de même? - ---Oh! pas trop, pas trop.» - -Un couvreur d'ardoises l'avait donné pour quinze francs. - -Ensuite elle blâma, vu l'inconvenance, le décolletage de la dame en -perruque poudrée. - -«Où est le mal? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau.» - -Et il ajouta plus bas: - -«Comme vous, je suis sûr.» - -Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille -Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue -chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage, -et, les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une -tourterelle qui se rengorge; puis, d'un air ingénu: - -«Comment s'appelait cette dame? - ---On l'ignore; c'est une maîtresse du Régent, vous savez, celui qui a -fait tant de farces. - ---Je crois bien; les mémoires du temps...» - -Et le notaire, sans finir sa phrase, déplora cet exemple d'un prince -entraîné par ses passions. - -«Mais vous êtes tous comme ça!» - -Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue s'ensuivit sur les -femmes, sur l'amour. Marescot affirma qu'il existe beaucoup d'unions -heureuses; parfois même, sans qu'on s'en doute, on a près de soi ce -qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion était directe. Les joues de -la veuve s'empourprèrent; mais, se remettant presque aussitôt: - -«Nous n'avons plus l'âge des folies, n'est-ce pas, monsieur Bouvard? - ---Eh! eh! moi, je ne dis pas ça.» - -Et il offrit son bras pour revenir dans l'autre chambre. - -«Faites attention aux marches. Très bien. Maintenant, observez le -vitrail.» - -On y distinguait un manteau d'écarlate et les deux ailes d'un ange. -Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en équilibre -les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres -s'allongeaient, Mme Bordin était devenue sérieuse. - -Bouvard s'éloigna et reparut affublé d'une couverture de laine, puis -s'agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans -les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie; et il avait -conscience de cet effet, car il dit: - -«Est-ce que je n'ai pas l'air d'un moine du moyen âge?» - -Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre -à sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la -voix grave de Pécuchet: - -«N'aie pas peur, c'est moi.» - -Et il entra, la tête complètement recouverte d'un casque: un pot de fer -à oreillons pointus. - -Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout. -Une minute se passa dans l'ébahissement. - -Mme Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant il voulut savoir -si on lui avait tout montré. - -«Il me semble.» - -Et désignant la muraille: - -«Ah! pardon, nous aurons ici un objet que l'on restaure en ce moment.» - -La veuve et Marescot se retirèrent. - -Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient -en courses l'un sans l'autre, le second faisant des offres supérieures -à celles du premier. Pécuchet venait d'obtenir le casque. - -Bouvard l'en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture. - -Mélie, avec des cordons, l'arrangea en manière de froc. Ils le -mettaient à tour de rôle pour recevoir les visites. - -Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis -de personnes inférieures: Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu'aux -servantes des voisins; et chaque fois ils recommençaient leurs -explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la -modestie, réclamaient de l'indulgence pour l'encombrement. - -Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu'il avait -autrefois à Paris, l'estimant plus en rapport avec le milieu -artistique. A un certain moment, il se coiffait du casque et le -penchait sur la nuque, afin de dégager son visage. Bouvard n'oubliait -pas la manœuvre de la hallebarde; enfin, d'un coup d'œil ils se -demandaient si le visiteur méritait que l'on fît «le moine du moyen -âge». - -Quelle émotion quand s'arrêta devant leur grille la voiture de M. de -Faverges! Il n'avait qu'un mot à dire. Voici la chose: - -Hurel, son homme d'affaires, lui avait appris que, cherchant partout -des documents, ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la -Aubrye. - -Rien de plus vrai. - -N'y avaient-ils pas découvert des lettres du baron de Gonneval, ancien -aide de camp du duc d'Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye? On -désirait cette correspondance pour des intérêts de famille. - -Elle n'était pas chez eux, mais ils détenaient une chose qui -l'intéressait, s'il daignait les suivre jusqu'à leur bibliothèque. - -Jamais pareilles bottes vernies n'avaient craqué dans le corridor. -Elles se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser -plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches,--et, -parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le -baldaquin, devant le saint Pierre, le pot à beurre exécuté à Noron. - -Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait -servir. - -Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musée. Il répétait: -«Charmant! très bien!» tout en se donnant sur la bouche de petits coups -avec le pommeau de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait -d'avoir sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de -dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès et se fût livré, comme -eux, à ces études intéressantes; mais la politique, le conseil général, -l'agriculture, un véritable tourbillon l'en détournait. - -«Après vous, toutefois, on n'aurait que des glanes, car bientôt vous -aurez pris toutes les curiosités du département. - ---Sans amour-propre, nous le pensons, dit Pécuchet.» - -Cependant on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par exemple: -il y avait contre le mur du cimetière, dans la ruelle, un bénitier -enfoui sous les herbes depuis un temps immémorial. - -Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard -signifiant «est-ce la peine?» mais déjà le comte ouvrait la porte. - -Mélie, qui se trouvait derrière, s'enfuit brusquement. - -Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa -pipe, les bras croisés. - -«Vous employez ce garçon? Hum! un jour d'émeute, je ne m'y fierais pas.» - -Et M. de Faverges remonta dans son tilbury. - -Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur? - -Ils la questionnèrent, et elle conta qu'elle avait servi dans sa ferme. -C'était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneurs quand -ils étaient venus, deux ans plus tôt. On l'avait prise comme aide au -château et renvoyée «par suite de faux rapports». - -Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile et leur marquait -infiniment de considération. - -Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au cimetière. - -Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna. -Ils arrachèrent quelques orties et découvrirent une cuvette en grès, un -font baptismal où des plantes poussaient. - -On n'a pas coutume cependant d'enfouir les fonts baptismaux hors des -églises. - -Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyèrent le -tout à Larsoneur. - -Sa réponse fut immédiate. - -«Victoire, mes chers confrères! Incontestablement c'est une cuve -druidique.» - -Toutefois, qu'ils y prissent garde! La hache était douteuse,--et autant -pour lui que pour eux-mêmes, il leur indiquait une série d'ouvrages à -consulter. - -Larsoneur confessait, en post-scriptum, son envie de connaître cette -cuve, ce qui aurait lieu, à quelques jours, quand il ferait le voyage -de la Bretagne. - -Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l'archéologie celtique. - -D'après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk -et Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les -Eaux,--et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne -des païens.--Car Saturne, quand il régnait en Phénicie, épousa une -nymphe nommée Anobret, dont il eut un enfant appelé Jeüd,--et Anobret -a les traits de Sara; Jeüd fut sacrifié (ou près de l'être) comme -Isaac;--donc Saturne est Abraham, d'où il faut conclure que la religion -des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs. - -Leur société était fort bien organisée. La première classe de -personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième -les jurisconsultes,--et, dans la troisième, la plus haute, se -rangeaient, suivant Taillepied, «les diverses manières de philosophes», -c'est-à-dire les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages, -Bardes et Vates. - -Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d'autres enseignaient -la Botanique, la Médecine, l'Histoire et la Littérature, bref, «tous -les arts de leur époque». Pythagore et Platon furent leurs élèves. -Ils apprirent la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, -l'aruspicine aux Étrusques,--et, aux Romains, l'étamage du cuivre et le -commerce des jambons. - -Mais de ce peuple, qui dominait l'ancien monde, il ne reste que des -pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en -galeries, ou formant des enceintes. - -Bouvard et Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent successivement la -pierre du Post à Ussy, la Pierre-Coupée au Guest, la pierre du Darier, -près de Laigle, d'autres encore! - -Tous ces blocs, d'une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement; -et, un jour qu'ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient -s'en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hêtres, -encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux ou à de -monstrueuses tortues. - -La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se -relève, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu'à terre; -c'était pour l'écoulement du sang, impossible d'en douter! Le hasard ne -fait pas de ces choses. - -Les racines des arbres s'entremêlaient à ces socles abrupts. Un peu de -pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands -fantômes. Il était facile d'imaginer sous les feuillages les prêtres -en tiare d'or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les -bras attachés dans le dos,--et, sur le bord de la cuve, la druidesse -observant le ruisseau rouge, pendant qu'autour d'elle la foule hurlait, -au tapage des cymbales et des buccins faits d'une corne d'auroch. - -Tout de suite, leur plan fut arrêté. - -Et, une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière, -marchant comme des voleurs, dans l'ombre des maisons. Les persiennes -étaient closes et les masures tranquilles; pas un chien n'aboya. - -Gorju les accompagnait; ils se mirent à l'ouvrage. On n'entendait que -le bruit des cailloux heurtés par la bêche qui creusait le gazon. - -Le voisinage des morts leur était désagréable; l'horloge de l'église -poussait un râle continu, et la rosace de son tympan avait l'air d'un -œil épiant les sacrilèges. Enfin, ils emportèrent la cuve. - -Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de -l'opération. - -L'abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire -l'honneur d'une visite; et, les ayant introduits dans sa petite salle, -il les regarda singulièrement. - -Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière -décorée de bouquets jaunes. - -Pécuchet la vanta, ne sachant que dire. - -«C'est un vieux Rouen, reprit le curé, un meuble de famille. Les -amateurs le considèrent, M. Marescot surtout.» - -Pour lui, grâce à Dieu, il n'avait pas l'amour des curiosités;--et, -comme ils semblaient ne pas comprendre, il déclara les avoir aperçus -lui-même dérobant le font baptismal. - -Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L'objet en -question n'était plus d'usage. - -N'importe! ils devaient le rendre. - -Sans doute! Mais, au moins, qu'on leur permît de faire venir un peintre -pour le dessiner. - -«Soit, messieurs. - ---Entre nous, n'est-ce pas? dit Bouvard, sous le sceau de la -confession!» - -L'ecclésiastique, en souriant, les rassura d'un geste. - -Ce n'était pas lui qu'ils craignaient, mais plutôt Larsoneur. Quand -il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve,--et ses -bavardages iraient jusqu'aux oreilles du gouvernement. Par prudence, -ils la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la -cahute, dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler. - -La possession d'un tel morceau les attachait au celticisme de la -Normandie. - -Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l'Orne, -s'écrit parfois Saïs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par -le taureau, importation du bœuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, qui -était celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire -de Bélus. Bélus et Osiris, même divinité. «Rien ne s'oppose, dit -Mangou de la Londe, à ce qu'il y ait eu, près de Bayeux, des monuments -druidiques.»--«Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays où les -Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter Ammon.» Donc, il y avait un -temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en -renferment. - -En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma, aux environs -de Bayeux, plusieurs vases d'argile pleins d'ossements, et conclut -(d'après la tradition et les autorités évanouies) que cet endroit, une -nécropole, était le mont Faunus, où l'on a enterré le Veau d'or. - -Cependant le Veau d'or fut brûlé et avalé,--à moins que la Bible ne se -trompe! - -Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l'indiquent pas. -Les indigènes n'en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des -fouilles,--et, dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet une pétition -qui n'eut pas de réponse. - -Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n'était pas une -colline, mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus? - -Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fœtus dans -le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme -une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc le tumulus -symbolise l'organe femelle, comme la pierre levée est l'organe mâle. - -En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin -ce qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot. -Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des -routes, et même les arbres avaient la signification de phallus,--et -pour Bouvard et Pécuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des -palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des -pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: «A -quoi trouvez-vous que cela ressemble?» puis confiaient le mystère,--et, -si l'on se récriait, ils levaient de pitié les épaules. - -Un soir qu'ils rêvaient aux dogmes des druides, l'abbé se présenta -discrètement. - -Tout de suite ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail; -mais il leur tardait d'arriver à un compartiment nouveau, celui des -phallus. L'ecclésiastique les arrêta, jugeant l'exhibition indécente. -Il venait réclamer son font baptismal. - -Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d'en -prendre un moulage. - -«Le plus tôt sera le mieux», dit l'abbé. - -Puis il causa de choses indifférentes. - -Pécuchet, qui s'était absenté une minute, lui glissa dans la main un -napoléon. - -Le prêtre fit un mouvement en arrière. - -«Ah! pour vos pauvres!» - -Et M. Jeufroy, en rougissant, fourra la pièce d'or dans sa soutane. - -Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices! jamais de la vie! Ils voulaient -même apprendre l'hébreu, qui est la langue mère du celtique, à -moins qu'elle n'en dérive!--et ils allaient faire le voyage de la -Bretagne, en commençant par Rennes, où ils avaient un rendez-vous avec -Larsoneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de -l'Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine -Artémise,--quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en -homme grossier qu'il était. - -«Ce n'est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre! - ---Quoi donc! - ---Farceurs! je sais bien que vous _le_ cachez!» - -On les avait trahis. - -Ils répliquèrent qu'ils le détenaient avec la permission de monsieur le -curé. - -«Nous allons voir.» - -Et Foureau s'éloigna. - -Il revint, une heure après. - -«Le curé dit que non! Venez vous expliquer.» - -Ils s'obstinèrent. - -D'abord, on n'avait pas besoin de ce bénitier,--qui n'était pas un -bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. -Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu'il -appartenait à la commune. - -Ils proposèrent même de l'acheter. - -«Et d'ailleurs, c'est mon bien!» répétait Pécuchet. Les vingt francs, -acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat,--et s'il -fallait comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux -serment! - -Pendant ces débats, il avait revu la soupière plusieurs fois; et dans -son âme s'était développé le désir, la soif de posséder cette faïence. -Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non. - -Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda. - -Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La -cuve décora le porche de l'église, et ils se consolèrent de ne plus -l'avoir par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la -valeur. - -Mais la soupière leur inspira le goût des faïences: nouveau sujet -d'études et d'explorations dans la campagne. - -C'était l'époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats -de Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns et tirait de là comme -une réputation d'artiste, préjudiciable à son métier, mais qu'il -rachetait par des côtés sérieux. - -Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il -vint leur proposer un échange. - -Pécuchet s'y refusa. - -«N'en parlons plus!» et Marescot examina leur céramique. - -Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un -fond d'une blancheur malpropre,--et quelques-unes étalaient leur corne -d'abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et -soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le cœur, dans -le sinus de la redingote. - -Marescot en fit l'éloge, parla des autres faïences, de l'hispano-arabe, -de la hollandaise, de l'anglaise, de l'italienne; et les ayant éblouis -par son érudition: «Si je revoyais votre soupière?» - -Il la fit sonner d'un coup de doigt, puis contempla les deux _S_ peints -sous le couvercle. - -«La marque de Rouen! dit Pécuchet. - ---Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n'avait pas de marque. Quand on -ignorait Moustiers, toutes les faïences françaises étaient de Nevers. -De même pour Rouen, aujourd'hui! D'ailleurs, on l'imite dans la -perfection à Elbeuf. - ---Pas possible! - ---On imite bien les majoliques! Votre pièce n'a aucune valeur,--et -j'allais faire, moi, une belle sottise!» - -Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s'affaissa dans le fauteuil, -prostré! - -«Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t'exaltes! tu -t'emportes toujours. - ---Oui! je m'emporte», et Pécuchet, empoignant la soupière, la jeta -loin de lui, contre le sarcophage. - -Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux un à un;--et, quelque temps -après, eut cette idée: - -«Marescot, par jalousie, pourrait bien s'être moqué de nous! - ---Comment? - ---Rien ne m'assure que la soupière ne soit pas authentique! tandis -que les autres pièces, qu'il a fait semblant d'admirer, sont fausses -peut-être?» - -Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets. - -Ce n'était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils -comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles. - -Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus -vite le raccommodage du meuble. La perspective d'un déplacement le -contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu'ils -comptaient voir: «Je connais mieux, leur dit-il; en Algérie, dans le -Sud, près des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités.» -Il fit même la description d'un tombeau, ouvert devant lui, par -hasard,--et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les -deux bras autour des jambes. - -Larsoneur, qu'ils instruisirent du fait, n'en voulut rien croire. - -Bouvard approfondit la matière et le relança. - -Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, -tandis que ces mêmes Gaulois étaient civilisés au temps de Jules -César? Sans doute ils proviennent d'un peuple plus ancien. - -Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme. - -N'importe! rien ne dit que ces monuments soient l'œuvre des Gaulois. -«Montrez-nous un texte!» - -L'académicien se fâcha, ne répondit plus;--et ils en furent bien aises, -tant les druides les ennuyaient. - -S'ils ne savaient à quoi s'en tenir sur la céramique et sur le -celticisme, c'est qu'ils ignoraient l'histoire, particulièrement -l'histoire de France. - -L'ouvrage d'Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite -des rois fainéants les amusa fort peu. La scélératesse des maires du -palais ne les indigna point,--et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par -l'ineptie de ses réflexions. - -Alors ils demandèrent à Dumouchel «quelle est la meilleure histoire de -France». - -Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et -leur expédia les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de -Genoude. - -D'après cet écrivain, la royauté, la religion et les assemblées -nationales, voilà «les principes» de la nation française, lesquels -remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les -Capétiens, d'accord avec le peuple, s'efforcèrent de les maintenir. -Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi pour vaincre le -protestantisme, dernier effort de la féodalité, et 89 est un retour -vers la constitution de nos aïeux. - -Pécuchet admira ces idées. - -Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d'abord: - -«Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu'il -n'existait pas de France ni d'assemblées nationales! Et les -Carlovingiens n'ont rien usurpé du tout! et les rois n'ont pas -affranchi les communes! Lis toi-même.» - -Pécuchet se soumit à l'évidence et bientôt le dépassa en rigueur -scientifique! Il se serait cru déshonoré s'il avait dit: Charlemagne et -non Karl le Grand, Clovis au lieu de Chlodowig. - -Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se -rejoindre les deux bouts de l'histoire de France, si bien que le milieu -est du remplissage;--et, pour en avoir le cœur net, ils prirent la -collection de Buchez et Roux. - -Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de -catholicisme, les écœura; les détails trop nombreux empêchaient de voir -l'ensemble. - -Ils recoururent à M. Thiers. - -C'était pendant l'été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. -Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix -caverneuse, sans fatigue, ne s'arrêtant que pour plonger les doigts -dans sa tabatière. Bouvard l'écoutait la pipe à la bouche, les jambes -ouvertes, le haut du pantalon déboutonné. - -Des vieillards leur avaient parlé de 93;--et des souvenirs presque -personnels animaient les plates descriptions de l'auteur. Dans ce -temps-là, les grandes routes étaient couvertes de soldats qui -chantaient _la Marseillaise_. Sur le seuil des portes, des femmes -assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois -arrivait un flot d'hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d'une -pique une tête décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune -de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux -hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du -bassin des Tuileries on entendait le heurt de la guillotine, pareil à -des coups de mouton. - -Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se -balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards -autour d'eux ils savouraient cette tranquillité. - -Quel dommage que dès le commencement on n'ait pu s'entendre! Car si -les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait -mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des -malheurs ne seraient pas arrivés! - -A force de bavarder là-dessus ils se passionnèrent. Bouvard, esprit -libéral et cœur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien. -Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara sans-culotte -et même Robespierriste. - -Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents, -le culte de l'Être Suprême. Bouvard préférait celui de la Nature. Il -aurait salué avec plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses -mamelles à ses adorateurs, non pas de l'eau, mais du chambertin. - -Pour avoir plus de faits à l'appui de leurs arguments, ils se -procurèrent d'autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois, -Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les -embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa -cause. - -Ainsi, Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus -pour faire des motions qui perdraient la République,--et, selon -Pécuchet, Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois. - -«Jamais de la vie! Explique-moi plutôt pourquoi la sœur de Robespierre -avait une pension de Louis XVIII? - ---Pas du tout! c'était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça, -quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d'Égalité, eut -avec lui une conférence secrète? Je veux qu'on réimprime, dans les -mémoires de la Campan, les paragraphes supprimés! Le décès du dauphin -me paraît louche. La poudrière de Grenelle, en sautant, tua deux mille -personnes! Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise!» car Pécuchet n'était -pas loin de la connaître, et rejetait tous les crimes sur les manœuvres -des aristocrates, l'or de l'étranger. - -Dans l'esprit de Bouvard, «montez au ciel, fils de saint Louis!» -les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient -indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de -victimes tout juste. - -Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur jusqu'à Nantes, dans une -longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut -des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens. - -La Révolution est, pour les uns, un événement satanique. D'autres -la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté, -naturellement, sont des martyrs. - -Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de -rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre -cette méthode dans l'examen des époques plus récentes? Mais l'histoire -doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d'avoir déchiré -Tibère. Après tout, que la reine ait eu des amants, que Dumouriez dès -Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la -Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, -qu'importe au développement de la Révolution, dont les origines sont -profondes et les résultats incalculables? - -Donc, elle devait s'accomplir, être ce qu'elle fut, mais supposez -la fuite du roi sans entrave, Robespierre s'échappant, ou Bonaparte -assassiné,--hasards qui dépendaient d'un aubergiste moins scrupuleux, -d'une porte ouverte, d'une sentinelle endormie,--et le train du monde -changeait. - -Ils n'avaient plus, sur les hommes et les faits de cette époque, une -seule idée d'aplomb. - -Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les -histoires, tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces -manuscrites; car, de la moindre omission, une erreur peut dépendre qui -en amènera d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent. - -Mais le goût de l'histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour -elle-même. - -Peut-être est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes? -les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et -ils commencèrent le bon Rollin. - -«Quel tas de balivernes! s'écria Bouvard dès le premier chapitre. - ---Attends un peu», dit Pécuchet en fouillant dans le bas de leur -bibliothèque, où s'entassaient les livres du dernier propriétaire, -un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit; et, ayant déplacé -beaucoup de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des -traductions d'Horace, il atteignit ce qu'il cherchait: l'ouvrage de -Beaufort sur l'Histoire romaine. - -Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus; Salluste en fait -honneur aux Troyens d'Énée. Coriolan mourut en exil, selon Fabius -Pictor, par les stratagèmes d'Attius Tullus si l'on en croit Denys. -Sénèque affirme qu'Horatius Coclès s'en retourna victorieux, et Dion -qu'il fut blessé à la jambe. Et La Mothe Le Vayer émet des doutes -pareils, relativement aux autres peuples. - -On n'est pas d'accord sur l'antiquité des Chaldéens, le siècle -d'Homère, l'existence de Zoroastre, les deux empires d'Assyrie. -Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous -aurions de César une autre idée si le Vercingétorix avait écrit ses -Commentaires. - -L'histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils -abondent dans la moderne;--et Bouvard et Pécuchet revinrent à la -France, entamèrent Sismondi. - -La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus -profondément, de s'y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux, -Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms -étaient bizarres ou agréables. - -Mais les événements s'embrouillèrent, faute de savoir les dates. - -Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 -cartonné, avec cette épigraphe: «Instruire en amusant». - -Elle combinait les trois systèmes d'Allevy, de Pâris et de Fenaigle. - -Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s'exprimant par -une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris -frappe l'imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à -vis donnera: _Clou_, _vis_,--Clovis; et, comme le bruit de la friture -fait _ric_, _ric_, des merlans dans une poêle rappelleront Chilpéric. -Fenaigle divise l'univers en maisons, qui contiennent des chambres, -ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un -emblème. Donc le premier roi de la première dynastie occupera dans la -première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment -il s'appelait, _Phar a mond_, système Pâris,--et, d'après le conseil -d'Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, -et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l'avènement de ce prince. - -Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre -maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait -distinct,--et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n'avaient -plus d'autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la -campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres -généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. -Ils cherchaient, sur les murs, des quantités de choses absentes, -finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu'elles -représentaient. - -D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent, -dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être -reportée cinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement, qu'il y avait -chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez -les Latins de faire commencer l'année. Autant d'occasions pour les -méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères et des -calendriers différents. - -Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits. - -Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de l'histoire! - -Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet. - -«L'aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et -l'Amérique! mais il a soin de nous apprendre que Théodose était «la -joie de l'univers», qu'Abraham «traitait d'égal avec les rois», et que -la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des -Hébreux m'agace.» - -Pécuchet partagea cette opinion et voulut lui faire lire Vico. - -«Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies -que les vérités des historiens?» - -Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se perdait dans la _Scienza -Nuova_. - -«Nieras-tu le plan de la Providence? - ---Je ne le connais pas!» dit Bouvard. - -Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel. - -Le professeur avoua qu'il était maintenant dérouté en fait d'histoire. - -«Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les -voyages de Pythagore. On attaque Bélisaire, Guillaume Tell et jusqu'au -Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C'est -à souhaiter qu'on ne fasse plus de découvertes, et même l'Institut -devrait établir une sorte de canon prescrivant ce qu'il faut croire!» - -Il envoyait en post-scriptum des règles de critique prises dans le -cours de Daunou: - -«Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaises preuves: elles -ne sont pas là pour répondre. - ---Rejeter les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre -avalée par Saturne. - ---L'architecture peut mentir, exemple: l'arc du Forum, où Titus est -appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée. - ---Les médailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des -monnaies avec le coin de Henri II. - ---Tenez en compte l'adresse des faussaires, l'intérêt des apologistes -et des calomniateurs.» - -Peu d'historiens ont travaillé d'après ces règles, mais tous en vue -d'une cause spéciale, d'une religion, d'une nation, d'un parti, d'un -système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des -exemples moraux. - -Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux; -car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais, dans le choix des -documents, un certain esprit dominera,--et, comme il varie suivant les -conditions de l'écrivain, jamais l'histoire ne sera fixée. - -«C'est triste», pensaient-ils. - -Cependant on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire -bien l'analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme -un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle -œuvre semblait exécutable à Pécuchet. - -«Veux-tu que nous essayions de composer une histoire? - ---Je ne demande pas mieux! Mais laquelle? - ---Effectivement, laquelle?» - -Bouvard s'était assis, Pécuchet marchait de long en large dans le -musée, quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s'arrêtant tout à coup: - -«Si nous écrivions la vie du duc d'Angoulême? - ---Mais c'était un imbécile! répliqua Bouvard. - ---Qu'importe! Les personnages du second plan ont parfois une influence -énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage des affaires.» - -Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en -possédait sans doute par lui-même ou par de vieux gentilshommes de ses -amis. - -Ils méditèrent ce projet, le débattirent et résolurent enfin de passer -quinze jours à la bibliothèque municipale de Caen pour y faire des -recherches. - -Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des -brochures, avec une lithographie coloriée représentant de trois quarts -Monseigneur le duc d'Angoulême. - -Le drap bleu de son habit d'uniforme disparaissait sous les épaulettes, -les crachats et le grand cordon rouge de la Légion d'honneur. Un collet -extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était -encadrée par les frisons de sa chevelure et de minces favoris, et de -lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à sa -figure une expression de bonté insignifiante. - -Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme: - -Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l'abbé -Guénée, l'ennemi de Voltaire. A Turin, on lui fait fondre un canon, et -il étudie les campagnes de Charles VIII. Aussi est-il nommé, malgré sa -jeunesse, colonel d'un régiment de gardes-nobles. - -1797. Son mariage. - -1814. Les Anglais s'emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux et -montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince. - -1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d'Espagne, -et Toulon, sans Masséna, était livré à l'Angleterre. - -Opérations dans le Midi.--Il est battu, mais relâché sous la promesse -de rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le -roi, son oncle. - -Après les Cent Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille. -Plusieurs années s'écoulent. - -Guerre d'Espagne.--Dès qu'il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit -partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les -colonnes d'Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand et s'en -retourne. - -Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans -les préfectures, _Te Deum_ dans les cathédrales. Les Parisiens sont au -comble de l'ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les -théâtres des allusions au héros. - -L'enthousiasme diminue. Car, en 1827, à Cherbourg, un bal organisé par -souscription rate. - -Comme il est grand amiral de France, il inspecte la flotte, qui va -partir pour Alger. - -Juillet 1830. Marmont lui apprend l'état des affaires. Alors il entre -dans une telle fureur qu'il se blesse la main à l'épée du général. - -Le roi lui confie le commandement de toutes les forces. - -Il rencontre au bois de Boulogne des détachements de la ligne et ne -trouve pas un seul mot à leur dire. - -De Saint-Cloud, il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne -l'ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s'assoit au pied -d'un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant -Saint-Cyr et envoie aux élèves des paroles d'espérance. - -A Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux. - -Il s'embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa -carrière. - -On doit y relever l'importance qu'eurent les ponts. D'abord, il -s'expose inutilement sur le pont de l'Inn, il enlève le pont -Saint-Esprit et le pont de Lauriol; à Lyon, les deux ponts lui sont -funestes, et sa fortune expire devant le pont de Sèvres. - -Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il -joignait une grande politique. Car il offrit à chaque soldat soixante -francs pour abandonner l'empereur, et en Espagne il tâcha de corrompre -à prix d'argent les constitutionnels. - -Sa réserve était si profonde qu'il consentit au mariage projeté entre -son père et la reine d'Étrurie, à la formation d'un cabinet nouveau -après les ordonnances, à l'abdication en faveur de Chambord, à tout ce -que l'on voulait. - -La fermeté pourtant ne lui manquait pas. A Angers, il cassa -l'infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au -moyen d'une manœuvre, était parvenue à lui faire escorte, tellement que -Son Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les genoux -comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et pardonna à -l'infanterie: véritable jugement de Salomon. - -Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence, en -obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre -lui. - -Détails intimes, traits du prince: - -Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son -frère, à creuser une pièce d'eau que l'on voit encore. Une fois, il -visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but à la -santé du roi. - -Tout en se promenant pour marquer le pas, il se répétait à lui-même: -«Une, deux! une, deux! une, deux!» - -On a conservé quelques-uns de ses mots: - -A une députation de Bordelais: «Ce qui me console de n'être pas à -Bordeaux, c'est de me trouver au milieu de vous!» - -Aux protestants de Nîmes: «Je suis bon catholique, mais je n'oublierai -jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.» - -Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu: «Bien, mes amis! Les -nouvelles sont bonnes! Ça va bien, très bien!» - -Après l'abdication de Charles X: «Puisqu'ils ne veulent pas de moi, -qu'ils s'arrangent!» - -Et, en 1814, à tout propos, dans le moindre village: «Plus de guerre, -plus de conscription, plus de droits réunis.» - -Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout. - -La première du comte d'Artois débutait ainsi: «Français, le frère de -votre roi est arrivé!» - -Celle du prince: «J'arrive. Je suis le fils de vos rois. Vous êtes -Français.» - -Ordre du jour daté de Bayonne: «Soldats, j'arrive!» - -Une autre, en pleine défection: «Continuez à soutenir, avec la vigueur -qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La -France l'attend de vous!» - -Dernière à Rambouillet: «Le roi est entré en arrangement avec le -gouvernement établi à Paris, et tout porte à croire que cet arrangement -est sur le point d'être conclu.» _Tout porte à croire_ était sublime. - -«Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c'est qu'on ne mentionne pas ses -affaires de cœur!» - -Et ils notèrent en marge: «Chercher les amours du prince!» - -Au moment de partir, le bibliothécaire, se ravisant, leur fit voir un -autre portrait du duc d'Angoulême. - -Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l'œil -encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, -voltigeant. - -Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats, ou -bien crépus, à moins qu'il ne poussât la coquetterie jusqu'à se faire -friser? - -Question grave, suivant Pécuchet, car la chevelure donne le -tempérament, le tempérament l'individu. - -Bouvard pensait qu'on ne sait rien d'un homme tant qu'on ignore ses -passions; et, pour éclaircir ces deux points, ils se présentèrent -au château de Faverges. Le comte n'y était pas, cela retardait leur -ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés. - -La porte de la maison était grande ouverte, personne dans la cuisine. -Ils montèrent l'escalier, et que virent-ils au milieu de la chambre de -Bouvard? Mme Bordin, qui regardait de droite et de gauche. - -«Excusez-moi, dit-elle en s'efforçant de rire. Depuis une heure je -cherche votre cuisinière, dont j'aurais besoin pour mes confitures.» - -Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise et dormant -profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux. - -«Qu'est-ce encore? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions!» - -Il était clair qu'en leur absence Mme Bordin lui en faisait. - -Germaine sortit de sa torpeur et déclara une indigestion. - -«Je reste pour vous soigner», dit la veuve. - -Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes -s'agitaient. C'était Mme Castillon, la fermière. Elle cria: «Gorju! -Gorju!» - -Et, du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement: - -«Il n'est pas là!» - -Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en émoi. -Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs -guêtres sans murmurer. - -Ensuite, ils allèrent voir le bahut. - -Ses morceaux épars jonchaient le fournil; les sculptures étaient -endommagées, les battants rompus. - -A ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses -pleurs et Pécuchet en avait un tremblement. - -Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa le fait: il venait de -mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l'avait -jeté par terre. - -«A qui la vache? dit Pécuchet. - ---Je ne sais pas. - ---Eh! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l'heure! C'est de -votre faute!» - -Ils y renonçaient du reste--depuis trop longtemps il les lanternait--et -ne voulaient plus de sa personne ni de son travail. - -Ces messieurs avaient tort. Le dommage n'était pas si grand. Avant -trois semaines, tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans -la cuisine, où Germaine arrivait, en se traînant, pour faire le dîner. - -Ils remarquèrent sur la table une bouteille de calvados, aux trois -quarts vidée. - -«Sans doute par vous! dit Pécuchet à Gorju. - ---Moi! jamais.» - -Bouvard objecta: - -«Vous étiez le seul homme dans la maison. - ---Eh bien, et les femmes?» reprit l'ouvrier avec un clin d'œil oblique. - -Germaine le surprit: - -«Dites plutôt que c'est moi! - ---Certainement, c'est vous! - ---Et c'est moi peut-être qui ai démoli l'armoire!» - -Gorju fit une pirouette. - -«Vous ne voyez donc pas qu'elle est saoûle!» - -Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur; elle, -empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de -coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju. - -La vieille éclata. - -«Si ce n'est pas une abomination! que vous passiez des journées -ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espèce de Parisien, -mangeur de bourgeoise! qui vient chez nos maîtres pour leur faire -accroire des farces!» - -Les prunelles de Bouvard s'écarquillèrent. - -«Quelles farces? - ---Je dis qu'on se fiche de vous! - ---On ne se fiche pas de moi», s'écria Pécuchet, et, indigné de son -insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa; qu'elle eût à -déguerpir. Bouvard ne s'opposa point à cette décision, et ils se -retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, -tandis que Mme Bordin tâchait de la consoler. - -Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se -demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s'était brisé, -que réclamait Mme Castillon en appelant Gorju,--et s'il avait déshonoré -Mélie! - -«Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et -nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du -duc d'Angoulême!» - -Pécuchet ajouta: - -«Combien de questions autrement considérables, et encore plus -difficiles!» - -D'où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut -les compléter par la psychologie. Sans l'imagination, l'histoire est -défectueuse.--«Faisons venir quelques romans historiques!» - - - - -V - - -Ils lurent d'abord Walter Scott. - -Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau. - -Les hommes du passé qui n'étaient pour eux que des fantômes ou des -noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, -garde-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, -combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et -prient, dans la salle d'armes des châteaux, sur le banc noir des -auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l'auvent des -échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement -composés entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des -yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu -des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse -un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur -les huttes de feuillages. Sans connaître les modèles, ils trouvaient -ces peintures ressemblantes, et l'illusion était complète. L'hiver s'y -passa. - -Leur déjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux -deux bouts de la cheminée; et en face l'un de l'autre, avec un livre -à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, -ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte et -continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe, -Bouvard avait des conserves bleues; Pécuchet portait la visière de sa -casquette inclinée sur le front. - -Germaine n'était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir -au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses -matérielles. - -Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière -d'une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, -forts comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et parlent -brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d'affreuses -blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y -a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements, -et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la -réflexion. L'amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les -massacres font sourire. - -Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras -de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte -d'Arlincourt. - -La couleur de Frédéric Soulié (comme celle du bibliophile Jacob) leur -parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85 -de son _Lascaris_, une Espagnole qui fume une pipe, «une longue pipe -arabe», au milieu du XVe siècle. - -Pécuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser -Dumas au point de vue de la science. - -L'auteur, dans les _Deux Diane_, se trompe de dates. Le mariage du -Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. -Comment sait-il (voir le _Page du duc de Savoie_) que Catherine de -Médicis, après la mort de son époux, voulait recommencer la guerre? -Il est peu probable qu'on ait couronné le duc d'Anjou, la nuit, dans -une église, épisode qui agrémente la _Dame de Montsoreau_. La _Reine -Margot_, principalement, fourmille d'erreurs. Le duc de Nevers n'était -pas absent. Il opina au Conseil avant la Saint-Barthélemy, et Henri de -Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Henri III ne -revint pas de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines! le -miracle de l'aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés -de Jeanne d'Albret. Pécuchet n'eut plus confiance en Dumas. - -Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de -son _Quentin Durward_. Le meurtre de l'évêque de Liège est avancé de -quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d'Arschel et non -Ameline de Croy. Loin d'être tué par un soldat, il fut mis à mort par -Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, -n'exprimait aucune menace, puisque les loups l'avaient à demi dévorée. - -Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s'ennuyer -de la répétition des mêmes effets. L'héroïne, ordinairement, vit à -la campagne avec son père, et l'amoureux, un enfant volé, est rétabli -dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant -philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets -facétieux et d'interminables dialogues, une pruderie bête, manque -complet de profondeur. - -En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand. - -Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, -aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise! -Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se trouvait -lui-même changé. - -Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de -théâtre. - -Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs -Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d'Arc, et bien des marquises de -Pompadour et des conspirations de Cellamare. - -Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car -il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut -détruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les -figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie -Stuart pleureuse, Richelieu cruel; enfin, tous les caractères se -montrent d'un seul bloc, par amour des idées simples et respect de -l'ignorance, si bien que le dramaturge, loin d'élever, abaisse; au lieu -d'instruire, abrutit. - -Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire -_Consuelo_, _Horace_, _Mauprat_, fut séduit par la défense des -opprimés, le côté social et républicain des thèses. - -Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de -lecture des romans d'amour. - -A haute voix, et l'un après l'autre, ils parcoururent la _Nouvelle -Héloïse_, _Delphine_, _Adolphe_, _Ourika_. Mais les bâillements de -celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt -laissaient tomber le livre par terre. - -Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, -l'époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité; toujours -du sentiment! comme si le monde ne contenait pas autre chose. - -Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels que le _Voyage -autour de ma chambre_, par Xavier de Maistre; _Sous les Tilleuls_, -d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la -narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa -maîtresse. Un tel sans-gêne d'abord les charma, puis leur parut -stupide, car l'auteur efface son œuvre en y étalant sa personne. - -Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans -d'aventures; l'intrigue les intéressait d'autant plus qu'elle était -enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir -les dénouements, devinrent là-dessus très forts, et se lassèrent d'une -amusette indigne d'esprits sérieux. - -L'œuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, -et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses -les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas -soupçonné la vie moderne aussi profonde. - -«Quel observateur!» s'écriait Bouvard. - ---Moi, je le trouve chimérique, finit par dire Pécuchet. «Il croit aux -sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les -coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois -ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce -qui est plat, et décrire tant de sottises! Il a fait un roman sur la -chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer; -comme un certain Ricard avait fait le _Cocher de fiacre_, _le Porteur -d'eau_, _le Marchand de coco_. Nous en aurions sur tous les métiers -et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages -de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la -littérature, mais de la statistique ou de l'ethnographie.» - -Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s'instruire, descendre -plus avant dans la connaissance des mœurs. Il relut Paul de Kock, -feuilleta de vieux ermites de la Chaussée-d'Antin. - -«Comment perdre son temps à des inepties pareilles? disait Pécuchet. - ---Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents. - ---Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui -m'exalte, qui m'enlève aux misères de ce monde!» - -Et Pécuchet, porté à l'idéal, tourna Bouvard, insensiblement, vers la -tragédie. - -Le lointain où elle se passe, les intérêts qu'on y débat et la -condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de -grandeur. - -Un jour, Bouvard prit _Athalie_ et débita le songe tellement bien, que -Pécuchet voulut à son tour l'essayer. Dès la première phrase, sa voix -se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et, -bien que forte, indistincte. - -Bouvard, plein d'expérience, lui conseilla, pour l'assouplir, de -la déployer depuis le ton le plus bas jusqu'au plus haut, et de -la replier,--en émettant deux gammes, l'une montante, l'autre -descendante;--et lui-même se livrait à cet exercice, le matin, dans son -lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant -ce temps-là, travaillait de la même façon: leur porte était close, et -ils braillaient séparément. - -Ce qui leur plaisait de la tragédie, c'était l'emphase, les discours -sur la politique, les maximes de perversité. - -Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et de -Voltaire, et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme -au Théâtre-Français, marchait la main sur l'épaule de Pécuchet en -s'arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, -accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le -_Philoctète_ de La Harpe, un joli hoquet dans _Gabrielle de Vergy_, et -quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une manière de considérer -son fils en l'appelant: «Monstre digne de moi!» qui était vraiment -terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non -la bonne volonté. - -Une fois, dans la _Cléopâtre_ de Marmontel, il imagina de reproduire -le sifflement de l'aspic, tel qu'avait dû le faire l'automate inventé -exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu'au soir. La -tragédie tomba dans leur estime. - -Bouvard en fut las le premier, et, y mettant de la franchise, démontra -combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens, -l'absurdité des confidents. - -Ils abordèrent la comédie, qui est l'école des nuances. Il faut -disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet -n'en put venir à bout et échoua complètement dans _Célimène_. - -Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs -assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux -qu'Égisthe et qu'Agamemnon. - -Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l'on -voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs -maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes -et d'infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu'à -Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme -triviales. - -Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa -jeunesse. - -Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas ou -Bouchardy, et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine, mais -lyrique, désordonnée. - -Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de -Frédérick Lemaître, Mme Bordin se montra tout à coup avec son châle -vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, ces messieurs -ayant l'obligeance de lui prêter des romans quelquefois. - -«Mais continuez!» car elle était là depuis une minute et avait plaisir -à les entendre. - -Ils s'excusèrent. Elle insistait. - -«Mon Dieu! dit Bouvard, rien ne nous empêche...» - -Pécuchet allégua, par fausse honte, qu'ils ne pouvaient jouer à -l'improviste, sans costume. - -«Effectivement! nous aurions besoin de nous déguiser!» - -Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et -le prit. - -Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon. - -Des araignées couraient le long des murs, et les spécimens géologiques -encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des -fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme -Bordin pût s'asseoir. - -Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de -_la Tour de Nesle_. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent -trop d'action. - -«Elle aimera mieux du classique! _Phèdre_, par exemple? - ---Soit!» - -Bouvard conta le sujet.--«C'est une reine, dont le mari a, d'une autre -femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme;--y sommes-nous? -En route!» - - Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée, - Je l'aime! - -Et, parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage, -«cette tête charmante», se désolait de ne l'avoir pas rencontré sur la -flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe. - -La mèche du bonnet rouge s'inclinait amoureusement,--et sa voix -tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en -pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de -l'émotion. - -Mme Bordin, immobile, écarquillait les yeux, comme devant les faiseurs -de tours; Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches de -chemise, les regardait par la fenêtre. - -Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens, -le remords, le désespoir, et il se précipita sur le glaive idéal de -Pécuchet avec tant de violence que, trébuchant dans les cailloux, il -faillit tomber par terre! - -«Ne faites pas attention! Puis, Thésée arrive, et elle s'empoisonne. - ---Pauvre femme!» dit Mme Bordin. - -Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau. - -Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois pièces: _Robert -le Diable_ dans la capitale, _le Jeune Mari_ à Rouen,--et une autre -à Falaise, qui était bien amusante et qu'on appelait _la Brouette du -Vinaigrier_. - -Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de _Tartuffe_, au troisième -acte. - -Pécuchet crut une explication nécessaire: - -«Il faut savoir que Tartufe...» - -Mme Bordin l'interrompit. - -«On sait ce que c'est qu'un Tartufe!» - -Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe. - -«Je ne vois que la robe de moine, dit Pécuchet. - ---N'importe! mets-la!» - -Il reparut avec elle et un Molière. - -Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe venant à caresser les genoux -d'Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme: - -_Que fait là votre main?_ - -Bouvard, bien vite, répliqua d'une voix sucrée: - -_Je tâte votre habit, l'étoffe en est moelleuse._ Et il dardait ses -prunelles, tendait la bouche, reniflait, avec un air extrêmement -lubrique, finit même par s'adresser à Mme Bordin. - -Les regards de cet homme la gênaient,--et quand il s'arrêta, humble et -palpitant, elle cherchait presque une réponse. - -Pécuchet eut recours au livre: - -«_La déclaration est tout à fait galante._ - ---Ah! oui, s'écria-t-elle, c'est un fier enjôleur. - ---N'est-ce pas? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d'un -chic plus moderne.» Et, ayant défait sa redingote, il s'accroupit sur -un moellon et déclama, la tête renversée: - - Des flammes de tes yeux inonde ma paupière. - Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir, - Tu m'en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir. - ---Ça me ressemble, pensa-t-elle. - - Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie, - Car cette heure est à nous et le reste est folie! - ---Comme vous êtes drôle!» - -Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait -ses dents. - - N'est-ce pas qu'il est doux - D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à genoux? - -Il s'agenouilla. - -«Finissez donc!» - - Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein, - Dona Sol, ma beauté, mon amour! - -«Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange. - ---Heureusement! car sans cela!...» Et Mme Bordin sourit, au lieu de -terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva. - -Il avait plu tout à l'heure, et, le chemin par la hêtrée n'étant -pas facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard -l'accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte. - -D'abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était -encore ému de sa déclamation,--et elle éprouvait au fond de l'âme -comme une surprise, un charme qui venait de la littérature. L'art, en -de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres,--et des mondes -peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds. - -Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches -lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits -cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul abattu. Une épine en -fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient. - -«Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air à pleins poumons. - ---Aussi, vous vous donnez un mal! - ---Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en possède. - ---On voit..., reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous -avez... aimé... autrefois. - ---Autrefois, seulement, vous croyez!» - -Elle s'arrêta. - -«Je n'en sais rien! - ---Que veut-elle dire?» Et Bouvard sentait battre son cœur. - -Une flaque au milieu du sable, obligeant à un détour, les fit monter -sous la charmille. - -Alors ils causèrent de la représentation. - -«Comment s'appelle votre dernier morceau? - ---C'est tiré de _Hernani_, un drame. - ---Ah!» puis lentement, et se parlant à elle-même, «ce doit être bien -agréable un monsieur qui vous dit des choses pareilles,--pour tout de -bon. - ---Je suis à vos ordres, répondit Bouvard. - ---Vous? - ---Oui! moi! - ---Quelle plaisanterie! - ---Pas le moins du monde!» - -Et, ayant jeté un regard autour d'eux, il la prit à la ceinture, par -derrière, et la baisa sur la nuque fortement. - -Elle devint très pâle comme si elle allait s'évanouir,--et s'appuya -d'une main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières et secoua la -tête. - -«C'est passé.» - -Il la regardait avec ébahissement. - -La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une -rigole coulait de l'autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe -et se tenait au bord, indécise: - -«Voulez-vous mon aide? - ---Inutile. - ---Pourquoi? - ---Ah! vous êtes trop dangereux!» - -Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut. - -Bouvard se blâma d'avoir raté l'occasion. Bah! elle se -retrouverait,--et puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il -faut brusquer les unes, l'audace vous perd avec les autres. En somme, -il était content de lui,--et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet, -ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse. - -A partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju, -tout en regrettant de n'avoir pas un théâtre de société. - -La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage, -fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades -philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans -les mélodrames;--si bien que, charmés de son goût, ils pensèrent à lui -donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective -éblouissait l'ouvrier. - -Le bruit de leurs travaux s'était répandu. Vaucorbeil leur en parla -d'une façon narquoise. Généralement on les méprisait. - -Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet -porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine -ronde et sa calvitie, que de se faire «une tête à la Béranger». - -Enfin, ils résolurent de composer une pièce. - -Le difficile, c'était le sujet. - -Ils le cherchaient en déjeunant et buvaient du café, liqueur -indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite -ils allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans -le verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors -l'inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués. - -Ou bien, ils s'enfermaient à double tour. Bouvard nettoyait la table, -mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au -plafond, pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait, les jambes -droites et la tête basse. - -Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idée; au moment -de la saisir, elle avait disparu. - -Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un -titre au hasard et un fait en découle; on développe un proverbe, on -combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n'aboutit. Ils -feuilletèrent vainement des recueils d'anecdotes, plusieurs volumes des -causes célèbres, un tas d'histoires. - -Et ils rêvaient d'être joués à l'Odéon, pensaient aux spectacles, -regrettaient Paris. - -«J'étais fait pour être auteur, et ne pas m'enterrer à la campagne! -disait Bouvard. - ---Moi de même», répondait Pécuchet. - -Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils ne -savaient pas les règles. - -Ils les étudièrent dans la _Pratique du Théâtre_, par d'Aubignac, et -dans quelques ouvrages moins démodés. - -On y débat des questions importantes: si la comédie peut s'écrire en -vers;--si la tragédie n'excède point les bornes, en tirant sa fable de -l'histoire moderne;--si les héros doivent être vertueux;--quel genre -de scélérats elle comporte;--jusqu'à quel point les horreurs y sont -permises;--que les détails concourent à un seul but, que l'intérêt -grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute! - - Inventez des ressorts qui puissent m'attacher, - -dit Boileau. - -Par quel moyen inventer des ressorts? - - Que dans tous vos discours la passion émue - Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. - -Comment échauffer le cœur? - -Donc les règles ne suffisent pas; il faut, de plus, le génie. - -Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Académie française, -n'entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué -par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare. - -La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle -et firent venir les comptes rendus de pièces dans les journaux. - -Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des -chefs-d'œuvre, des révérences faites à des platitudes,--et les âneries -de ceux qui passent pour savants, et la bêtise des autres que l'on -proclame spirituels! - -C'est peut-être au public qu'il faut s'en rapporter. - -Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et, dans les -sifflées, quelque chose leur agréait. - -Ainsi l'opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la -foule inconcevable. - -Bouvard posa le dilemme à Barberou; Pécuchet, de son côté, écrivit à -Dumouchel. - -L'ancien commis-voyageur s'étonna du ramollissement causé par la -province; son vieux Bouvard tournait à la bédolle, bref «n'y était plus -du tout». - -Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans -l'article Paris.--On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, -c'est ce qui amuse. - -«Mais, imbécile, s'écria Pécuchet, ce qui t'amuse n'est pas ce qui -m'amuse, et les autres et toi-même s'en fatigueront plus tard. Si les -pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il -que les meilleures soient toujours lues?» Et il attendit la réponse de -Dumouchel. - -Suivant le professeur, le sort immédiat d'une pièce ne prouvait rien. -Le _Misanthrope_ et _Athalie_ tombèrent. _Zaïre_ n'est plus comprise. -Qui parle aujourd'hui de Ducange et de Picard? Et il rappelait tous -les grands succès contemporains, depuis _Fanchon la Vielleuse_ jusqu'à -_Gaspardo le Pêcheur_, déplorait la décadence de notre scène. Elle a -pour cause le mépris de la littérature, ou plutôt du style. - -Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style,--et, -grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret -de tous ses genres, comment on obtient le majestueux, le tempéré, le -naïf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. _Chiens_ -se relève par _dévorants_. _Vomir_ ne s'emploie qu'au figuré. _Fièvre_ -s'applique aux passions. _Vaillance_ est beau en vers. - -«Si nous faisions des vers? dit Pécuchet. - ---Plus tard! Occupons-nous de la prose d'abord.» - -On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur -lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le -style, mais encore par la langue. - -Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet, et ils se mirent à -étudier la grammaire. - -Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis, comme -en latin? Les uns pensent que oui, les autres pensent que non. Ils -n'osèrent se décider. - -Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le -sujet ne s'accorde pas. - -Nulle distinction, autrefois, entre l'adjectif verbal et le participe -présent; mais l'Académie en pose une peu commode à saisir. - -Ils furent bien aises d'apprendre que _leur_, pronom, s'emploie pour -les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que _où_ et _en_ -s'emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes. - -Doit-on dire: «Cette femme a l'air bon» ou «l'air bonne»?--«une bûche -de bois sec» ou «de bois sèche»?--«ne pas laisser _de_» ou _que -de_?--«une troupe de voleurs survint», ou «survinrent»? - -Autres difficultés: «autour et à l'entour», dont Racine et Boileau ne -voyaient pas la différence;--«imposer» ou «en imposer», synonymes chez -Massillon et chez Voltaire;--«croasser» et «coasser», confondus par La -Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d'une grenouille. - -Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord. Ceux-ci voient une -beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes -dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont -ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent -les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de -_lentilles_ et _cassonade_, préconise _nentilles_ et _castonade_. -Bouhours, _jérarchie_ et non pas _hiérarchie_, et M. Chapsal les _œils -de la soupe_. - -Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des _z'annetons_ -vaudrait mieux que des _hannetons_, des _z'aricots_ que des -_haricots_,--et, sous Louis XIV, on prononçait _Roume_ et monsieur de -_Lioune_ pour _Rome_ et monsieur de _Lionne_! - -Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n'y eut -d'orthographe positive et qu'il ne saurait y en avoir. - -Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une -illusion. - -En ce temps-là, d'ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu'il -faut écrire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu'on ait -senti, observé. - -Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent -capables d'écrire: une pièce est gênante par l'étroitesse du cadre, -mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent -dans leurs souvenirs. - -Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, -et il ambitionnait de s'en venger par un livre. - -Bouvard avait connu, à l'estaminet, un vieux maître d'écriture ivrogne -et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage. - -Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets en -un seul,--en demeurèrent là, passèrent aux suivants:--une femme qui -cause le malheur d'une famille,--une femme, son mari et son amant,--une -femme qui serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un -mauvais prêtre. - -Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses -fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. - -Pécuchet était pour le sentiment et l'idée, Bouvard pour l'image et la -couleur,--et ils commençaient à ne plus s'entendre, chacun s'étonnant -que l'autre fût si borné. - -La science qu'on nomme esthétique trancherait peut-être leurs -différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya -une liste d'ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part et se -communiquaient leurs réflexions. - -D'abord, qu'est-ce que le Beau? - -Pour Schelling, c'est l'infini s'exprimant par le fini; pour Reid, -une qualité occulte; pour Jouffroy, un fait indécomposable; pour de -Maistre, ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à -la raison. - -Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences, la -géométrie est belle; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que la -mort de Socrate ne soit belle; un beau dans le règne animal. La beauté -du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu -ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en nous des -idées de bassesse. - -Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin, la -condition première du Beau, c'est l'unité dans la variété, voilà le -principe. - -«Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux -yeux droits et produisent moins bon effet,--ordinairement.» - -Ils abordèrent la question du sublime. - -Certains objets sont d'eux-mêmes sublimes: le fracas d'un torrent, des -ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est -beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte. - -«Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le très -Beau.--Comment les distinguer? - ---Au moyen du tact, répondit Pécuchet. - ---Et le tact, d'où vient-il? - ---Du goût! - ---Qu'est-ce que le goût?» - -On le définit: un discernement spécial, un jugement rapide, l'avantage -de distinguer certains rapports. - -«Enfin, le goût, c'est le goût,--et tout cela ne dit pas la manière -d'en avoir.» - -Il faut observer les bienséances, mais les bienséances varient,--et, -si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas toujours -irréprochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous -ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse. - -Puisqu'une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons -reconnaître des limites entre les arts, et, dans chacun des arts, -plusieurs genres; mais des combinaisons surgissent où le style de l'un -entrera dans l'autre, sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai. - -L'application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation -de la Beauté empêche le Vrai; cependant sans idéal pas de Vrai;--c'est -pourquoi les types sont d'une réalité plus continue que les portraits. -L'art d'ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance -dépend de qui l'observe, est une chose relative, passagère. - -Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en -moins, croyait à l'esthétique. - -«Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des -exemples. Or écoute!» - -Et il lut une note qui lui avait demandé bien des recherches. - -«Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicité que réclame -l'histoire. - -«M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux -et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu'André Chénier est, -comme poète, au-dessous du XVIIe siècle. Blair, Anglais, déplore dans -Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gémit sur les licences -d'Homère. Lamotte n'admet point l'immortalité de ses héros. Vida -s'indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques, -de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles! - ---Tu exagères!» dit Pécuchet. - -Des doutes l'agitaient,--car si les esprits médiocres (comme observe -Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux -maîtres, et on devra les admirer? C'est trop fort! Cependant les -maîtres sont les maîtres! Il aurait fallu faire s'accorder les -doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir -l'essence du Beau,--et ces questions le travaillèrent tellement que sa -bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse. - -Elle était à son plus haut période, quand Marianne, la cuisinière de -Mme Bordin, vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse. - -La veuve n'avait pas reparu depuis la séance dramatique.--Était-ce une -avance? Mais pourquoi l'intermédiaire de Marianne?--Et, pendant toute -la nuit, l'imagination de Bouvard s'égara. - -Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor -et regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette -retentit. C'était le notaire. - -Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil, et, les -premières politesses échangées, dit que, las d'attendre Mme Bordin, il -avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles. - -Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de -Pécuchet. - -Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux,--M. Vaucorbeil devant -venir tout à l'heure. - -Enfin elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa -toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied -aux occasions sérieuses. - -Après beaucoup d'ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas -suffisants. - -«Un acre! Mille écus? jamais!» - -Elle cligna ses paupières: «Ah! pour moi!» - -Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra. - -Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin,--et, -en la posant sur la table: - -«Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme--question -brûlante; mais voici une chose qui vous appartient sans doute!» Et il -tendit à Bouvard le second volume des _Mémoires du Diable_. - -Mélie, tout à l'heure, le lisait dans la cuisine, et comme on doit -surveiller les mœurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en -confisquant le livre. - -Bouvard l'avait prêté à sa servante. On causa de romans. - -Mme Bordin les aimait quand ils n'étaient pas lugubres. - -«Les écrivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des -couleurs flatteuses! - ---Il faut peindre! objecta Bouvard. - ---Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exemple!... - ---Il ne s'agit pas d'exemple! - ---Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les mains -d'une jeune fille. Moi j'en ai une. - ---Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les jours -de contrat de mariage. - ---Eh bien! à cause d'elle, ou plutôt des personnes qui l'entourent, je -les prohibe dans ma maison, car le peuple, cher monsieur!... - ---Qu'a-t-il fait, le peuple?» dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup -sur le seuil. - -Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie. - -«Je soutiens, reprit le comte, qu'il faut écarter de lui certaines -lectures.» - -Vaucorbeil répliqua: «Vous n'êtes donc pas pour l'instruction? - ---Si fait! Permettez! - ---Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement! - ---Où est le mal?» - -Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe, -rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté -de la presse. - -«Et celle du théâtre!» ajouta Pécuchet. - -Marescot n'y tenait plus. «Il va trop loin, votre théâtre! - ---Pour cela je vous l'accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le -suicide! - ---Le suicide est beau! témoin Caton», objecta Pécuchet. - -Sans répondre à l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces œuvres où -l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le -mariage! - -«Eh bien, et Molière?» dit Bouvard. - -Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus, et -d'ailleurs était un peu surfait. - -«Enfin, dit le comte, Victor Hugo a été sans pitié, oui, sans pitié, -pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie le type de la reine -dans le personnage de Marie Tudor! - ---Comment! s'écria Bouvard, moi, auteur, je n'ai pas le droit... - ---Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le crime sans -mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.» - -Vaucorbeil trouvait aussi que l'art devait avoir un but: viser à -l'amélioration des masses! - -«Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme», et il -admirait Casimir Delavigne. - -Mme Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit: - -«Mais la langue, y pensez-vous? - ---La langue? comment? - ---On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien -écrits? - ---Sans doute, fort intéressants!» - -Il leva les épaules,--et elle rougit sous l'impertinence. - -Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il -était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot. - -Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager. - -Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l'arrêta. - -«Vous m'oubliez, docteur.» - -Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux -noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché. - -«Purgez-vous», dit le médecin. Et lui donnant deux petites claques -comme à un enfant: «Trop de nerfs, trop artiste!» - -Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait,--et dès qu'ils -furent seuls: «Tu crois que ce n'est pas sérieux? - ---Non! bien sûr!» - -Ils résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralité de l'art se -renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n'aime -pas la littérature. - -Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte. Tous réclamaient le -suffrage universel. - -«Il me semble, dit Pécuchet, que nous aurons bientôt du grabuge.» Car -il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse. - - - - -VI - - -Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un -individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades, -et le lendemain la proclamation de la République fut affichée sur la -mairie. - -Ce grand événement stupéfia les bourgeois. - -Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour -des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre -des avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux, et M. de -la Rochejaquelein lui-même, donnaient leur adhésion au gouvernement -provisoire, les poitrines se desserrèrent; et comme à Paris on plantait -des arbres de la liberté, le conseil municipal décida qu'il en fallait -à Chavignolles. - -Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du -peuple; quant à Pécuchet, la chute de la royauté confirmait trop ses -prévisions pour qu'il ne fût pas content. - -Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui -bordaient la prairie au-dessus de la Butte, et le transporta jusqu'au -«Pas de la Vaque», à l'entrée du bourg, endroit désigné. - -Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège. - -Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite, parurent -deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, -le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chœur -l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le -sacristain le suivait. - -Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni -de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux -adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, -Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme à figure somnolente; -Heurtaux s'était coiffé d'un bonnet de police, et Alexandre Petit, le -nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, -celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au -poing, formaient un seul rang; de l'autre côté brillaient les plaques -blanches de quelques vieux shakos du temps de La Fayette, cinq ou six, -pas plus,--la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles. -Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des -gamins se tassaient par derrière; et Placquevent, le garde champêtre, -haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se -promenant les bras croisés. - -L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même -circonstance. - -Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la République. Ne dit-on -pas la république des lettres, la république chrétienne? Quoi de plus -innocent que l'une, de plus beau que l'autre? Jésus-Christ formula -notre sublime devise: l'arbre du peuple, c'était l'arbre de la croix. -Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité, -et, au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura ses frères de ne -commettre aucun désordre, de rentrer chez eux paisiblement. - -Puis il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. -«Qu'il se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute -servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses -rameaux! _Amen!_» - -Des voix répétèrent _Amen!_ et, après un battement de tambour, le -clergé, poussant un _Te Deum_, reprit le chemin de l'église. - -Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y -voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un -hommage rendu à leurs principes. - -Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur -cadeau, y faire une allusion, tout au moins; et ils s'en ouvrirent à -Faverges et au docteur. - -Qu'importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la -Révolution, le comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les -reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais! et, suivi -de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé. - -Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé -par la cérémonie, ayant peur d'une émeute; et instinctivement il se -retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le capitaine -l'insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes. - -Des ouvriers passèrent sur la route en chantant _la Marseillaise_. -Gorju, au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les escortait, -l'œil animé. - -«Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s'exalte! - ---Eh! bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!» - -Foureau soupira: - -«Drôle d'amusement! et puis la guillotine au bout!» - -Il avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs. - -Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les -bourgeois s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au -bureau de la poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le -capitaine, qui l'aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place, -à causer. - -La première discussion violente eut pour objet la Pologne. - -Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât. - -M. de Faverges pensait autrement: - -«De quel droit irions-nous là-bas? C'était déchaîner l'Europe contre -nous. Pas d'imprudence!» - -Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais se turent. - -Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin. - -Foureau riposta par les quarante-cinq centimes. - -«Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage. - ---Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage? - ---Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique? - ---Parbleu, reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant qui sait? -Les locataires déjà se montrent d'une exigence! - ---Tant mieux! les propriétaires, selon Pécuchet, étaient favorisés. -Celui qui possède un immeuble...» - -Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste. - -«Moi! communiste!» - -Et tous parlaient à la fois. Quand Pécuchet proposa de fonder un club, -Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à -Chavignolles. - -Ensuite Gorju réclama des fusils pour la garde nationale, l'opinion -l'ayant désigné comme instructeur. - -Les seuls fusils qu'il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y -tenait. Foureau ne se souciait pas d'en délivrer. - -Gorju le regarda: - -«On trouve pourtant que je sais m'en servir.» - -Car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage, et souvent -M. le maire et l'aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin. - -«Ma foi! prenez-les!» dit Foureau. - -Le soir même, on commença les exercices. - -C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju, en bourgeron bleu, -une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d'une façon -automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale. - -«Rentrez les ventres!» - -Et tout de suite, Bouvard, s'empêchant de respirer, creusait son -abdomen, tendait la croupe. - -«On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu!» - -Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, -demi-tour à gauche; mais le plus lamentable était l'instituteur: débile -et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait -sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins. - -On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers -crasseux, de vieux habits d'uniforme trop courts, laissant voir la -chemise sur les flancs; et chacun prétendait «n'avoir pas le moyen de -faire autrement». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus -pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. Mme -Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de la République. M. de -Faverges équipa douze hommes et ne manquait pas à la manœuvre. Puis il -s'installait chez l'épicier et payait des petits verres au premier venu. - -Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après -les ouvriers. On briguait l'avantage de leur appartenir. Ils devenaient -des nobles. - -Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands; d'autres -travaillaient dans les manufactures d'indiennes ou à une fabrique de -papiers, nouvellement établie. - -Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait -boire les intimes chez Mme Castillon. - -Mais les paysans étaient plus nombreux, et, les jours de marché, M. -de Faverges, se promenant sur la place, s'informait de leurs besoins, -tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre, -comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu'on -diminuât les impôts. - -A force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu'on le porterait -à l'Assemblée. - -M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se -compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. -Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi: un rustre, un -crétin. Le docteur s'en indigna. - -Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c'était la conscience -de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus -vaste allait se développer; quelle revanche! Il rédigea une profession -de foi et vint la lire à MM. Bouvard et Pécuchet. - -Ils l'en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant -ils écrivaient mieux, connaissaient l'histoire, pouvaient aussi bien -que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas? Mais lequel devait se -présenter? Et une lutte de délicatesse s'engagea. - -Pécuchet préférait à lui-même son ami. - -«Non, ça te revient! tu as plus de prestance! - ---Peut-être, répondait Bouvard, mais toi plus de toupet!» Et, sans -résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite. - -Ce vertige de la députation en avait gagné d'autres. Le capitaine y -rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et -l'instituteur, aussi dans son école, et le curé aussi entre deux -prières, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en -train de dire: - -«Faites, ô mon Dieu! que je sois député!» - -Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux et -lui exposa les chances qu'il avait. - -Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute, -mais peu chéri de ses confrères et spécialement des pharmaciens. Tous -clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait pas d'un monsieur; ses -meilleurs malades le quitteraient; et, ayant pesé ces arguments, le -médecin regretta sa faiblesse. - -Dès qu'il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux -militaires, on s'oblige. Mais le garde champêtre, tout dévoué à -Foureau, refusa net de le servir. - -Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure n'était pas venue. Il -fallait donner à la République le temps de s'user. - -Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu'il ne serait jamais -assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, -l'emplirent d'incertitudes, lui ôtèrent toute confiance. - -Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint -que, s'il échouait, sa destitution était certaine. - -Enfin, monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille. - -Donc il ne restait que Foureau. - -Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté -pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son -avarice,--et même persuadèrent à Gouy qu'il voulait rétablir l'ancien -régime. - -Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l'exécrait d'une -haine accumulée dans l'âme de ses aïeux pendant dix siècles,--et -il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, -beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde. - -Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire; -et, le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne -s'en doutât, pouvaient réussir. - -Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne -trancha rien,--et ils allèrent consulter là-dessus le docteur. - -Il leur apprit une nouvelle: Flacardoux, rédacteur du _Calvados_, -avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande: -chacun, outre la sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la politique -les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes. -Flacardoux l'emporta. - -M. le comte s'était rejeté sur la garde nationale, sans obtenir -l'épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer -Beljambe. - -Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. Il -avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les manœuvres -et à émettre des observations. N'importe! Il trouvait monstrueux -qu'on préférât un aubergiste à un ancien capitaine de l'Empire, et il -dit, après l'envahissement de la Chambre au 15 mai: «Si les grades -militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m'étonne plus de -ce qui arrive!» - -La réaction commençait. - -On croyait aux purées d'ananas de Louis Blanc, au lit d'or de Flocon, -aux orgies royales de Ledru-Rollin, et, comme la province prétend -connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles -ne doutaient pas de ces inventions et admettaient les rumeurs les plus -absurdes. - -M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre -l'arrivée en Normandie du comte de Chambord. - -Joinville, d'après Foureau, se disposait avec ses marins à vous réduire -les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte -serait consul. - -Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient -dans la campagne. - -Un dimanche (c'était dans les premiers jours de juin), un gendarme, -tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d'Acqueville, Liffard, -Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles. - -Les auvents se fermèrent, le conseil municipal s'assembla et résolut, -pour prévenir des malheurs, qu'on ne ferait aucune résistance. La -gendarmerie fut même consignée, avec l'injonction de ne pas se montrer. - -Bientôt on entendit comme un grondement d'orage. Puis le chant des -Girondins ébranla les carreaux;--et des hommes, bras dessus bras -dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, -dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s'élevait. - -Gorju et deux de ses compagnons entrèrent dans la salle. L'un était -maigre et à figure chafouine, avec un gilet de tricot dont les rosettes -pendaient. L'autre, noir de charbon,--un mécanicien sans doute,--avait -les cheveux en brosse, de gros sourcils et des savates de lisière. -Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l'épaule. - -Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siégeant autour de -la table couverte d'un tapis bleu, les regardaient blêmes d'angoisse. - -«Citoyens! dit Gorju, il nous faut de l'ouvrage!» - -Le maire tremblait; la voix lui manqua. - -Marescot répondit, à sa place, que le conseil aviserait -immédiatement;--et, les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs -idées. - -La première fut de tirer du caillou. - -Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d'Angleville à -Tournebu. - -Celui de Bayeux rendait absolument le même service. - -On pouvait curer la mare! ce n'était pas un travail suffisant! ou bien -creuser une seconde mare! mais à quelle place? - -Langlois était d'avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas -d'inondation. Mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères. -Impossible de rien conclure!--Pour calmer la foule, Coulon descendit -sur le péristyle et annonça qu'ils préparaient des ateliers de charité. - -«La charité? Merci! s'écria Gorju. A bas les aristos! Nous voulons le -droit au travail!» - -C'était la question de l'époque, il s'en faisait un moyen de gloire, on -applaudit. - -En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné -jusque-là,--et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait; la -mairie était cernée; le conseil n'échapperait pas. - -«Où trouver de l'argent? disait Bouvard. - ---Chez les riches! D'ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux. - ---Et si on n'a pas besoin de travaux? - ---On en fera par avance! - ---Mais les salaires baisseront! riposta Pécuchet. Quand l'ouvrage vient -à manquer, c'est qu'il y a trop de produits!--et vous réclamez pour -qu'on les augmente!» - -Gorju se mordait la moustache.--«Cependant... avec l'organisation du -travail... - ---Alors le gouvernement sera le maître!» - -Quelques-uns, autour d'eux, murmurèrent: «Non! non! plus de maîtres!» - -Gorju s'irrita.--«N'importe! on doit fournir aux travailleurs un -capital,--ou bien instituer le crédit! - ---De quelle manière? - ---Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crédit! - ---En voilà assez, dit le mécanicien, ils nous embêtent, ces -farceurs-là.» - -Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait la porte. - -Placquevent l'y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés: -«Avance un peu!» - -Le mécanicien recula. - -Une huée de la foule parvint dans la salle; tous se levèrent ayant -envie de s'enfuir. Le secours de Falaise n'arrivait pas! On déplorait -l'absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon -gémissait, Heurtaux s'emporta pour qu'on fît donner les gendarmes. - -«Commandez-les! dit Foureau. - ---Je n'ai pas d'ordres!» - -Le bruit redoublait cependant. La place était couverte de monde,--et -tous observaient le premier étage de la mairie, quand, à la croisée du -milieu, sous l'horloge, on vit paraître Pécuchet. - -Il avait pris adroitement l'escalier de service,--et, voulant faire -comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple: - -«Citoyens!...» - -Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de -prestige. - -L'homme au tricot l'interpella: - -«Est-ce que vous êtes ouvrier? - ---Non. - ---Patron, alors? - ---Pas davantage. - ---Eh bien, retirez-vous! - ---Pourquoi?» reprit fièrement Pécuchet. - -Et aussitôt il disparut dans l'embrasure, empoigné par le mécanicien. -Gorju vint à son aide.--«Laisse-le! c'est un brave!» Ils se colletaient. - -La porte s'ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la décision -municipale. Hurel l'avait suggérée. - -Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui -mènerait au château de Faverges. - -C'est un sacrifice que s'imposait la commune dans l'intérêt des -travailleurs. - -Ils se dispersèrent. - -En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées -par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des -exclamations, la veuve criait plus fort,--et à leur aspect: - -«Ah! c'est bien heureux! depuis trois heures que je vous attends! mon -pauvre jardin, plus une seule tulipe! des cochonneries partout sur le -gazon! Pas moyen de le faire démarrer! - ---Qui cela? - ---Le père Gouy!» - -Il était venu avec une charrette de fumier et l'avait jetée tout à vrac -au milieu de l'herbe. - -«Il laboure, maintenant! Dépêchez-vous, pour qu'il finisse! - ---Je vous accompagne!» dit Bouvard. - -Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d'un -tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant -les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu -les dahlias,--et des mottes de fumier noir, comme des taupinières, -bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur. - -Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu'elle voulait le -retourner. Il s'était mis à la besogne, et malgré sa défense -continuait. C'est de cette manière qu'il entendait le droit au travail, -les discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle. - -Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard. - -Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d'œuvre et garda -le fumier. Elle était judicieuse: l'épouse du médecin et même celle du -notaire, bien que d'un rang supérieur, la considéraient. - -Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n'advint. -Gorju avait quitté le pays. - -Cependant la garde nationale était toujours sur pied: le dimanche, -une revue, promenades militaires quelquefois,--et, chaque nuit, des -rondes. Elles inquiétaient le village. - -On tirait les sonnettes des maisons par facétie; on pénétrait dans les -chambres où des époux ronflaient sur le même traversin; alors on disait -des gaudrioles,--et le mari, se levant, allait vous chercher des petits -verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos; on -y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire, qui -s'ennuyait à la porte, l'entre-bâillait à chaque minute. L'indiscipline -régnait, grâce à la mollesse de Beljambe. - -Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d'accord pour -«voler au secours de Paris»; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, -Marescot son étude, le docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de -Faverges était à Cherbourg. Beljambe s'alita. Le capitaine grommelait: -«On n'a pas voulu de moi, tant pis!» et Bouvard eut la sagesse de -retenir Pécuchet. - -Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin. - -Des paniques survenaient, causées par l'ombre d'une meule ou les formes -des branches; une fois, tous les gardes nationaux s'enfuirent. Sous le -clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un -fusil,--et qui les tenait en joue. - -Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous -la hêtrée, entendit quelqu'un devant elle. - -«Qui vive?» - -Pas de réponse! - -On laissa l'individu continuer sa route, en le suivant à distance, car -il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête; mais quand on fut dans -le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous -à la fois, se précipitèrent sur lui en criant: «Vos papiers!» Ils le -houspillaient, l'accablaient d'injures. Ceux du corps de garde étaient -sortis. On l'y traîna,--et, à la lueur de la chandelle brûlant sur le -poêle, on reconnut enfin Gorju. - -Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se -montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions -faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement et -roulait des yeux comme un loup. - -Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la -hêtrée, ce qu'il revenait faire à Chavignolles, l'emploi de son temps -depuis six semaines. - -Ça ne les regardait pas. Il était libre. - -Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait -provisoirement le coffrer. - -Bouvard s'interposa. - -«Inutile! reprit le maire. On connaît vos opinions. - ---Cependant?... - ---Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.» - -Bouvard n'insista plus. - -Gorju alors se tourna vers Pécuchet: - -«Et vous, patron, vous ne dites rien?» - -Pécuchet baissa la tête, comme s'il eût douté de son innocence. - -Le pauvre diable eut un sourire d'amertume. - -«Je vous ai défendu, pourtant!» - -Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à Falaise. - -Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la -correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant -au bouleversement de la société. - -De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer -prochainement un certificat de bonne vie et mœurs,--et, leur signature -devant être légalisée par le maire ou par l'adjoint, ils préférèrent -demander ce petit service à Marescot. - -On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats -de vieille faïence; une horloge de Boule occupait le panneau le plus -étroit. Sur la table d'acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, -une théière, des bols. Mme Marescot traversa l'appartement dans un -peignoir de cachemire bleu. C'était une Parisienne qui s'ennuyait à -la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal -de l'autre;--et tout de suite, d'un air aimable, il apposa son -cachet,--bien que leur protégé fût un homme dangereux. - -«Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles!... - ---Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez! - ---Cependant, reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les -phrases innocentes et les coupables? Telle chose défendue maintenant -sera par la suite applaudie.» Et il blâma la manière féroce dont on -traitait les insurgés. - -Marescot allégua naturellement la défense de la société, le salut -public, loi suprême. - -«Pardon! dit Pécuchet, le droit d'un seul est aussi respectable que -celui de tous, et vous n'avez rien à lui objecter que la force,--s'il -retourne contre vous l'axiome.» - -Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement. -Pourvu qu'il continuât à faire des actes et à vivre au milieu de ses -assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices -pouvaient se présenter sans l'émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il -s'excusa. - -Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs -parlaient maintenant comme Robespierre. - -Autre sujet d'étonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile devint -suspecte. Ledru-Rollin s'était perdu, même dans l'esprit de Vaucorbeil. -Les débats sur la Constitution n'intéressèrent personne,--et, au 10 -décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte. - -Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l'encontre du -peuple,--et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel. - -Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d'intelligence. Un -ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, -les électeurs n'étant pas même contraints de savoir lire: c'est -pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans -l'élection présidentielle. - -«Aucune, reprit Bouvard; je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense -à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l'eau -des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous -subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, -trois mille livres de rente? C'est qu'une agglomération trop nombreuse -est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les -germes de bêtise qu'elle contient se développent et il en résulte des -effets incalculables. - ---Ton scepticisme m'épouvante!» dit Pécuchet. - -Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur -apprit l'expédition de Rome. On n'attaquerait pas les Italiens, mais -il nous fallait des garanties. Autrement notre influence était ruinée. -Rien de plus légitime que cette intervention. - -Bouvard écarquilla les yeux.--«A propos de la Pologne, vous souteniez -le contraire? - ---Ce n'est plus la même chose!» Maintenant, il s'agissait du pape. - -Et M. de Faverges, en disant: «Nous voulons, nous ferons, nous comptons -bien», représentait un groupe. - -Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La -plèbe, en somme, valait l'aristocratie. - -Le droit d'intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrent les -principes dans Calvo, Martens, Vatel,--et Bouvard conclut: - -«On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir -un peuple, ou, par précaution, en vue d'un danger. Dans les deux cas, -c'est un attentat au droit d'autrui, un abus de la force, une violence -hypocrite! - ---Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sont solidaires. - ---Peut-être!» Et Bouvard se mit à rêver. - -Bientôt commença l'expédition de Rome à l'intérieur. - -En haine des idées subversives, l'élite des bourgeois parisiens -saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l'ordre se formait. - -Il avait pour chefs, dans l'arrondissement, M. le comte, Foureau, -Marescot, le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se -promenaient d'un bout à l'autre de la place et causaient des -événements. L'affaire principale était la distribution des brochures. -Les titres ne manquaient pas de saveur: _Dieu le voudra._--_Le -Partageux._--_Sortons du gâchis._--_Où allons-nous?_ Ce qu'il y avait -de plus beau, c'étaient les dialogues, en style villageois, avec des -jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par -une loi nouvelle le colportage se trouvait aux mains des préfets,--et -on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie:--immense victoire. - -Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles -obéit à la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son -peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes,--et -on offrit la souche à M. le curé,--qui l'avait béni pourtant! quelle -dérision! - -L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser. - -Bouvard et Pécuchet l'en félicitèrent un jour qu'ils passaient devant -sa porte. - -Le lendemain, il se présenta chez eux. A la fin de la semaine, ils lui -rendirent sa visite. - -Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maître d'école, -en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffée d'un madras, -allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe; un -mioche hideux jouait par terre, à ses pieds; l'eau du savonnage qu'elle -faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison. - -«Vous voyez, dit l'instituteur, comme le gouvernement nous traite.» -Et tout de suite, il s'en prit à l'infâme capital. Il fallait le -démocratiser, affranchir la matière! - -«Je ne demande pas mieux!» dit Pécuchet. - -Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'assistance. - -«Encore un droit!» dit Bouvard. - -N'importe! le provisoire avait été mollasse, en n'ordonnant pas la -fraternité. - -«Tâchez donc de l'établir!» - -Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme -de monter un flambeau dans son cabinet. - -Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés -des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau -de sapin. On avait, pour s'asseoir, une chaise, un tabouret et une -vieille caisse à savon; il affectait d'en rire. Mais la misère plaquait -ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, -un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait. - -«Voilà d'ailleurs ce qui me soutient!» - -C'était un amas de journaux sur une planche, et il exposa en paroles -fiévreuses les articles de sa foi: désarmement des troupes, abolition -de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyen par lequel -on obtiendrait l'âge d'or, sous la forme de la République, avec un -dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça rondement! - -Puis il atteignit une bouteille d'anisette et trois verres, afin de -porter un toast au héros, à l'immortelle victime, au grand Maximilien! - -Sur le seuil, la robe noire du curé parut. - -Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l'instituteur et lui dit -presque à voix basse: - -«Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle? - ---Ils n'ont rien donné, reprit le maître d'école. - ---C'est de votre faute! - ---J'ai fait ce que j'ai pu! - ---Ah! vraiment?» - -Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se -rasseoir, et s'adressant au curé: - -«Est-ce tout?» - -L'abbé Jeufroy hésita; puis, avec un sourire qui tempérait sa -réprimande: - -«On trouve que vous négligez un peu l'histoire sainte. - ---Oh! l'histoire sainte! reprit Bouvard. - ---Que lui reprochez-vous, monsieur? - ---Moi, rien. Seulement, il y a peut-être des choses plus utiles que -l'anecdote de Jonas et les rois d'Israël! - ---Libre à vous!» répliqua sèchement le prêtre. - -Et, sans souci des étrangers, ou à cause d'eux: - -«L'heure du catéchisme est trop courte!» - -Petit leva les épaules. - -«Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!» - -Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place. -Mais la soutane l'exaspérait. - -«Tant pis, vengez-vous! - ---Un homme de mon caractère ne se venge pas, dit le prêtre sans -s'émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous -attribue la surveillance de l'instruction primaire. - ---Eh! je le sais bien, s'écria l'instituteur. Elle appartient même aux -colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde champêtre! ce serait -complet!» - -Et il s'affaissa sur l'escabeau, mordant son poing, retenant sa colère, -suffoqué par le sentiment de son impuissance. - -L'ecclésiastique le toucha légèrement sur l'épaule. - -«Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu de -raison!--Voilà Pâques bientôt: j'espère que vous donnerez l'exemple en -communiant avec les autres. - ---Ah! c'est trop fort! moi! moi! me soumettre à de pareilles bêtises!» - -Devant ce blasphème, le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa -mâchoire tremblait: - -«Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!--Et c'est sa femme qui soigne -les linges de l'église! - ---Eh bien! quoi? Qu'a-t-elle fait? - ---Elle manque toujours la messe! Comme vous, d'ailleurs! - ---Eh! on ne renvoie pas un maître d'école pour ça! - ---On peut le déplacer!» - -Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l'ombre. -Petit, la tête sur la poitrine, songeait. - -Ils arriveraient à l'autre bout de la France, leur dernier sou mangé -par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous des noms différents, -le même curé, le même recteur, le même préfet: tous, jusqu'au ministre, -étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante! Il avait reçu déjà -un avertissement, d'autres viendraient. Ensuite?--et dans une sorte -d'hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au -dos, ceux qu'il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de -poste! - -A ce moment-là, sa femme, dans la cuisine, fut prise d'une quinte de -toux; le nouveau-né se mit à vagir et le marmot pleurait. - -«Pauvres enfants!» dit le prêtre d'une voix douce. - -Le père alors éclata en sanglots: - -«Oui! oui! tout ce qu'on voudra! - ---J'y compte», reprit le curé. - -Et, ayant fait la révérence: - -«Messieurs, bien le bonsoir!» - -Le maître d'école restait, la figure dans les mains. Il repoussa -Bouvard. - -«Non! laissez-moi! j'ai envie de crever! je suis un misérable!» - -Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur -indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait. - -On l'appliquait maintenant à raffermir l'ordre social. La République -allait bientôt disparaître. - -Trois millions d'électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel. -Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en -voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique était réputée -dangereuse. Les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels, -et le peuple semblait content. - -Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres. - -M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l'Eure, fut porté à la -Législative, et sa réélection au conseil général du Calvados était -d'avance certaine. - -Il jugea bon d'offrir un déjeuner aux notables du pays. - -Le vestibule, où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs -paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans -des vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes -d'or aux lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe -immédiatement les frappa comme une politesse qu'on leur faisait; et, en -entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de -viandes sur des plats d'argent, avec la rangée des verres devant chaque -assiette, les hors-d'œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les -visages s'épanouirent. - -Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet -de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes -d'excuser la comtesse, empêchée par une migraine; et, après des -compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre -corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle: le projet -d'une descente en Angleterre par Changarnier. - -Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants, -Foureau dans l'intérêt du commerce. - -«Vous exprimez, dit Pécuchet, des sentiments du moyen âge! - ---Le moyen âge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi nos cathédrales!... - ---Cependant, monsieur, les abus!... - ---N'importe, la Révolution ne serait pas arrivée!... - ---Ah! la Révolution, voilà le malheur! dit l'ecclésiastique en -soupirant. - ---Mais tout le monde y a contribué! et (excusez-moi, monsieur le comte) -les nobles eux-mêmes, par leur alliance avec les philosophes! - ---Que voulez-vous! Louis XVIII a légalisé la spoliation! Depuis ce -temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases!...» - -Un rosbif parut, et durant quelques minutes on n'entendit que le bruit -des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le -parquet et ces deux mots répétés: «Madère! Sauterne!» - -La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment -s'arrêter sur le penchant de l'abîme? - -«Chez les Athéniens, dit Marescot, chez les Athéniens, avec lesquels -nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens -électoral. - ---Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre; tout le désordre -vient de Paris. - ---Décentralisons! dit le notaire. - ---Largement!» reprit le comte. - -D'après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu'à -interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable. - -Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses, -champignons, légumes en salade, rôtis d'alouettes, bien des sujets -furent traités: le meilleur système d'impôts, les avantages de la -grande culture, l'abolition de la peine de mort;--le sous-préfet -n'oublia pas de citer ce mot charmant d'un homme d'esprit: «Que -messieurs les assassins commencent!» - -Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l'entouraient -avec celles que l'on disait,--car il semble toujours que les paroles -doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient -faits pour les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au dessert -et entrevoyait les compotiers dans un brouillard. - -On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga... M. de -Faverges, qui connaissait son monde, fit déboucher du champagne. Les -convives en trinquant burent au succès de l'élection, et il était plus -de trois heures quand ils passèrent dans le fumoir pour prendre le café. - -Une caricature du _Charivari_ traînait sur une console, entre des -numéros de l'_Univers_; cela représentait un citoyen, dont les basques -de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil. -Marescot en donna l'explication. On rit beaucoup. - -Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans -les capitons des meubles. L'abbé, voulant convaincre Girbal, attaqua -Voltaire. Coulon s'endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour -Chambord.--«Les abeilles prouvent la monarchie. - ---Mais les fourmilières la République!» Du reste, le médecin n'y tenait -plus. - -«Vous avez raison! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe -peu! - ---Avec la liberté! objecta Pécuchet. - ---Un honnête homme n'en a pas besoin, répliqua Foureau. Je ne fais pas -de discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous soutiens que -la France veut être gouvernée par un bras de fer!» - -Tous réclamaient un sauveur. - -Et, en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui -disait à l'abbé Jeufroy: - -«Il faut rétablir l'obéissance. L'autorité se meurt si on la discute! -Le droit divin, il n'y a que ça. - ---Parfaitement, monsieur le comte!» - -Les pâles rayons d'un soleil d'octobre s'allongeaient derrière les -bois, un vent humide soufflait;--et, en marchant sur les feuilles -mortes, ils respiraient comme délivrés. - -Tout ce qu'ils n'avaient pu dire s'échappa en exclamations: - -«Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant d'entêtement! -D'abord que signifie le droit divin?» - -L'ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur -l'esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante. - -La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l'Anglais -Filmer. - -La voici: - -«Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut -transmise à ses descendants, et la puissance du roi émane de Dieu: -«Il est son image, écrit Bossuet. L'empire paternel accoutume à la -domination d'un seul. On a fait les rois d'après le modèle des pères. - -«Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du -monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que -le monarque sur les siens. La royauté n'existe que par le choix -populaire,--et même l'élection était rappelée dans la cérémonie du -sacre, où deux évêques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et -aux manants s'ils l'acceptaient pour tel. - -«Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit «de faire tout ce qu'il -veut», dit Helvétius, «de changer sa constitution», dit Vattel, «de -se révolter contre l'injustice», prétendent Glafey, Hotman, Mably, -etc.!--et saint Thomas d'Aquin l'autorise à se délivrer d'un tyran. «Il -est même, dit Jurieu, dispensé d'avoir raison.» - -Étonnés de l'axiome, ils prirent le _Contrat social_ de Rousseau. - -Pécuchet alla jusqu'au bout; puis, fermant les yeux et se renversant la -tête, il en fit l'analyse. - -«On suppose une convention par laquelle l'individu aliène sa liberté. - -«Le peuple, en même temps, s'engageait à le défendre contre les -inégalités de la nature, et le rendait propriétaire des choses qu'il -détient. - -«Où est la preuve du contrat? - ---Nulle part! et la communauté n'offre pas de garantie. Les citoyens -s'occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des -métiers, Rousseau conseille l'esclavage. Les sciences ont perdu le -genre humain. Le théâtre est corrupteur, l'argent funeste, et l'État -doit imposer une religion, sous peine de mort. - ---Comment! se dirent-ils, voilà le pontife de la démocratie!» - -Tous les réformateurs l'ont copié,--et ils se procurèrent l'_Examen du -socialisme_, par Morant. - -Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne. - -Au sommet, le _Père_, à la fois pape et empereur. Abolition des -héritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds -social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels -gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre; on aura pour -chef «celui qui aime le plus». - -Il manque une chose, la femme. De l'arrivée de la femme dépend le salut -du monde. - -«Je ne comprends pas. - ---Ni moi!» - -Et ils abordèrent le fouriérisme. - -Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l'attraction soit -libre, et l'harmonie s'établira. - -Notre âme enferme douze passions principales: cinq égoïstes, quatre -animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à -l'individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes -de groupes, ou séries, dont l'ensemble est la phalange, société de -dix-huit cents personnes habitant un palais. Chaque matin, des voitures -emmènent les travailleurs dans la campagne et les ramènent le soir. On -porte des étendards, on se donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute -femme, si elle y tient, possède trois hommes: le mari, l'amant et le -géniteur. Pour les célibataires, le bayadérisme est institué. - -«Ça me va!» dit Bouvard. Et il se perdit dans les rêves du monde -harmonien. - -Par la restauration des climatures, la terre deviendra plus belle; -par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera -les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit -sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers -polaires dégelées sous les aurores boréales. Car tout se produit par la -conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles, -et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une -émission prolifique.--«Cela me passe», dit Pécuchet. - -Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de -salaire. - -Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers, veut qu'on abolisse le -commerce extérieur; Lafarelle, qu'on impose les machines; un autre, -qu'on dégrève les boissons ou qu'on refasse les jurandes, ou qu'on -distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme et réclame -pour l'État le monopole du sucre. - -«Tes socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie. - ---Mais non! - ---Si fait! - ---Tu es absurde! - ---Toi, tu me révoltes!» - -Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les -résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant: - -«Lis toi-même! Ils nous proposent comme exemple les Esséniens, les -frères Moraves, les jésuites du Paraguay, et jusqu'au régime des -prisons. - -«Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes -accouchent à l'hôpital; quant aux livres, défense d'en imprimer sans -l'autorisation de la République. - ---Mais Cabet est un idiot. - ---Maintenant, voilà du Saint-Simon: les publicistes soumettront leurs -travaux à un comité d'industriels. - -«Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens à entendre un orateur. - -«Et de l'Auguste Comte: les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront -toutes les œuvres de l'esprit et engageront le pouvoir à régler la -procréation.» - -Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua: - -«Qu'il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j'en conviens; -cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, -et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus -décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarotti avec une -chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d'autres. Ils -auraient pu vivre tranquilles; mais non! ils ont marché dans leur voie, -la tête au ciel, comme des héros. - ---Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera, grâce aux théories -d'un monsieur? - ---Qu'importe! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans -l'égoïsme! Cherchons le meilleur système! - ---Alors, tu comptes le trouver? - ---Certainement! - ---Toi?» - -Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre -sautaient d'accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette -sous l'aisselle, il répétait: - -«Ah! ah! ah!» d'une façon irritante. - -Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant claquer la porte. - -Germaine le héla par toute la maison,--et on le découvrit au fond de sa -chambre dans une bergère sans feu ni chandelle, et la casquette sur les -sourcils. Il n'était pas malade, mais se livrait à ses réflexions. - -La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une base manquait à leurs -études: l'économie politique. - -Ils s'enquirent de l'offre et de la demande, du capital et du loyer, de -l'importation, de la prohibition. - -Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d'une botte dans le -corridor. La veille, comme d'habitude, il avait tiré lui-même tous les -verrous,--et il appela Bouvard qui dormait profondément. - -Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença -pas. - -Les servantes, interrogées, n'avaient rien entendu. - -Mais, en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu -d'une plate-bande, près de la claire-voie, l'empreinte d'une -semelle,--et deux bâtons du treillage étaient rompus. On l'avait -escaladé, évidemment. - -Il fallait prévenir le garde champêtre. - -Comme il n'était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l'épicier. - -Que vit-il dans l'arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi -les buveurs? Gorju!--Gorju nippé comme un bourgeois--et régalant la -compagnie. - -Cette rencontre était insignifiante. - -Bientôt ils arrivèrent à la question du progrès. - -Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en -littérature, il est moins clair; et si le bien-être augmente, la -splendeur de la vie a disparu. - -Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier: «Je trace -obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes -les fois qu'elle s'abaisse, ne verraient plus l'horizon. Elle se relève -pourtant, et, malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est -l'image du progrès.» - -Mme Bordin entra. - -C'était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal. - -Ils lurent bien vite, et côte à côte, l'appel au peuple, la dissolution -de la Chambre, l'emprisonnement des députés. - -Pécuchet devint blême, Bouvard considérait la veuve. - -«Comment! vous ne dites rien? - ---Que voulez-vous que j'y fasse?» Ils oubliaient de lui offrir un -siège. «Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir! Ah! vous -n'êtes guère aimables aujourd'hui!» Et elle sortit, choquée de leur -impolitesse. - -La surprise les avait rendus muets. Puis ils allèrent dans le village -épandre leur indignation. - -Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment. -Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait -désormais une politique d'affaires. - -Beljambe ignorait les événements et s'en moquait d'ailleurs. - -Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil. - -Le médecin était revenu de tout ça.--«Vous avez bien tort de vous -tourmenter!» - -Foureau passa près d'eux, en disant d'un air narquois: «Enfoncés, les -démocrates!»--Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin: «Vive -l'empereur!» - -Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappé au carreau, -le maître d'école quitta sa classe. - -Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait -le peuple. «Ah! ah! messieurs les députés, à votre tour!» - -La fusillade sur les boulevards eut l'approbation de Chavignolles. Pas -de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes! Dès qu'on se -révolte, on est un scélérat. - -«Remercions la Providence! disait le curé, et après elle Louis -Bonaparte. Il s'entoure des hommes les plus distingués! Le comte de -Faverges deviendra sénateur.» - -Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent. - -Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire. - -«Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet. - -«Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres -serviles,--et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu'on -lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait!--qu'il le -bâillonne, le foule et l'extermine!--ce ne sera jamais trop pour sa -haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!» - -Bouvard songeait: «Hein, le progrès, quelle blague!» Il ajouta: «Et la -politique, une belle saleté! - ---Ce n'est pas une science, reprit Pécuchet. L'art militaire vaut -mieux, on prévoit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre? - ---Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre -baraque et allons «au tonnerre de Dieu, chez les sauvages»! - ---Comme tu voudras!» - -Mélie, dans la cour, tirait de l'eau. - -La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle -courbait les reins,--et on voyait alors ses bas bleus jusqu'à la -hauteur de son mollet. Puis, d'un geste rapide, elle levait son bras -droit, tandis qu'elle tournait un peu la tête,--et Pécuchet, en la -regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir -infini. - - - - -VII - - -Des jours tristes commencèrent. - -Ils n'étudiaient plus, dans la peur des déceptions; les habitants de -Chavignolles s'écartaient d'eux; les journaux tolérés n'apprenaient -rien,--et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet. - -Quelquefois ils ouvraient un livre et le refermaient; à quoi bon? En -d'autres jours, ils avaient l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un -quart d'heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils en -revenaient écœurés; ou de s'occuper de leur ménage, Germaine poussait -des lamentations; ils y renoncèrent. - -Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum et déclara ces bibelots -stupides. - -Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes; -l'arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer. - -Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le -ciel blanc caresse de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le -pas d'un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie -tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient -frôler la vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas indistincts sont -apportés par le vent. Au fond de l'étable, une vache mugit. - -Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le calendrier, -regardaient la pendule, attendaient les repas; et l'horizon était -toujours le même: des champs en face, à droite l'église, à gauche -un rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume, -perpétuellement, d'un air lamentable. - -Des habitudes qu'ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet -devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir; -Bouvard ne quittait plus la pipe et causait en se dandinant. Des -contestations s'élevaient, à propos des plats, ou de la qualité du -beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes. - -Un événement avait bouleversé Pécuchet. - -Deux jours après l'émeute de Chavignolles, comme il promenait son -déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes -touffus, et il entendit, derrière son dos, une voix crier: «Arrête!» - -C'était Mme Castillon. Elle courait de l'autre côté sans l'apercevoir. -Un homme qui marchait devant elle se retourna. C'était Gorju;--et ils -s'abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les séparant -de lui. - -«Est-ce vrai? dit-elle, tu vas te battre?» - -Pécuchet se coula dans le fossé pour entendre: - -«Eh bien! oui, répliqua Gorju, je vais me battre! Qu'est-ce que ça te -fait? - ---Il le demande! s'écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es -tué, mon amour!... Oh! reste!» Et ses yeux bleus, plus encore que ses -paroles, le suppliaient. - -«Laisse-moi tranquille! je dois partir!» - -Elle eut un ricanement de colère. - -«L'autre l'a permis, hein?--N'en parle pas!» Il leva son poing fermé. - -«Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien.» Et de grosses larmes -descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette. - -Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés -jaunes. Tout au loin, la bâche d'une voiture glissait lentement. -Une torpeur s'étalait dans l'air,--pas un cri d'oiseau, pas un -bourdonnement d'insecte. Gorju s'était coupé une badine et en raclait -l'écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tête. - -Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les -dettes qu'elle avait soldées, ses engagements d'avenir, sa réputation -perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps -de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans -la grange;--si bien qu'une fois son mari, croyant à un voleur, avait -lâché, par la fenêtre, un coup de pistolet. La balle était encore dans -le mur.--«Du moment que je t'ai connu, tu m'as semblé beau comme un -prince. J'aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur!» Elle ajouta -plus bas: «Je suis en folie de ta personne!» - -Il souriait, flatté dans son orgueil. - -Elle le prit à deux mains par les flancs,--et, la tête renversée, comme -en adoration: - -«Mon cher cœur! mon cher amour! mon âme! ma vie! Voyons, parle, -que veux-tu?--Est-ce de l'argent? On en trouvera. J'ai eu tort! je -t'ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois -du champagne, fais la noce, je te permets tout,--tout.» Elle murmura -dans un effort suprême: «Jusqu'à elle!... pourvu que tu reviennes à -moi!» - -Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour -l'empêcher de tomber,--et elle balbutiait: «Cher cœur! cher amour! -comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!» - -Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les -regardait, en haletant. - -«Pas de faiblesse! dit Gorju, je n'aurais qu'à manquer la diligence! on -prépare un fameux coup de chien; j'en suis!--Donne-moi dix sous, pour -que je paye un gloria au conducteur.» - -Elle tira cinq francs de sa bourse. «Tu me les rendras bientôt. Aie un -peu de patience! Depuis le temps qu'il est paralysé! songe donc!--Et si -tu voulais, nous irions à la chapelle de la Croix-Janval,--et là, mon -amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t'épouser, dès qu'il -sera mort! - ---Eh! il ne meurt jamais, ton mari!» - -Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa;--et se cramponnant à -ses épaules: - -«Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de -quelqu'un. Mais ne t'en vas pas! ne me quitte pas! La mort plutôt! -Tue-moi!» - -Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les -baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts -s'éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles,--et comme elle -le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières -rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la -repoussa. - -«Arrière, la vieille! Bonsoir!» - -Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d'or qui pendait à son -cou, et la jetant vers lui: - -«Tiens! canaille!» - -Gorju s'éloignait,--en tapant avec sa badine les feuilles des arbres. - -Mme Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles -éteintes, elle resta sans faire un mouvement,--pétrifiée dans son -désespoir; n'étant plus un être,--mais une chose en ruine. - -Ce qu'il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte -d'un monde,--tout un monde!--qui avait des lueurs éblouissantes, des -floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors,--et des -abîmes d'une profondeur infinie;--un effroi s'en dégageait, qu'importe! -Il rêva l'amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l'inspirer -comme lui. - -Pourtant il exécrait Gorju--et, au corps de garde, avait eu peine à ne -pas le trahir. - -L'amant de Mme Castillon l'humiliait par sa taille mince, -ses accroche-cœur égaux, sa barbe floconneuse, un air de -conquérant,--tandis que sa chevelure, à lui..., se collait sur son -crâne comme une perruque mouillée; son torse, dans sa houppelande, -ressemblait à un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie -était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité, -et son ami ne l'aimait plus. - -Bouvard l'abandonnait tous les soirs. Après la mort de sa femme, -rien ne l'eût empêché d'en prendre une autre,--et qui maintenant le -dorloterait, soignerait sa maison? Il était trop vieux pour y songer. - -Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient -leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent -n'avait bougé,--et, à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un retour -de jeunesse. Mme Bordin surgit dans sa mémoire. Elle lui avait fait -des avances, la première fois, lors de l'incendie des meules, la -seconde, à leur dîner, puis dans le muséum, pendant la déclamation, et -dernièrement elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite. -Il alla donc chez elle et y retourna, se promettant de la séduire. - -Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant -de l'eau, il lui parlait plus souvent;--et soit qu'elle balayât -le corridor, ou qu'elle étendît le linge, ou qu'elle tournât les -casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir,--surpris -lui-même de ses émotions, comme dans l'adolescence. Il en avait les -fièvres et les langueurs,--et était persécuté par le souvenir de Mme -Castillon étreignant Gorju. - -Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s'y prennent -pour avoir des femmes. - -«On leur fait des cadeaux, on les régale au restaurant. - ---Très bien! Mais ensuite? - ---Il y en a qui feignent de s'évanouir, pour qu'on les porte sur -un canapé, d'autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les -meilleures vous donnent un rendez-vous franchement.»--Et Bouvard se -répandit en descriptions, qui incendièrent l'imagination de Pécuchet, -comme des gravures obscènes.--«La première règle, c'est de ne pas -croire à ce qu'elles disent. J'en ai connu qui, sous l'apparence de -saintes, étaient de véritables Messalines! Avant tout, il faut être -hardi!» - -Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement, -ajournait sa décision, était d'ailleurs intimidé par la présence de -Germaine. - -Espérant qu'elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de -besogne, notait les fois qu'elle était grise, remarquait tout haut sa -malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu'on la renvoya. - -Alors Pécuchet fut libre! - -Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard! Quel -battement de cœur, dès que la porte était refermée! - -Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté -d'une chandelle; de temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents, -puis clignait les yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille. - -D'abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par -exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas du tout; elle préférait les -maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux?--«Jamais!» - -Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le -tour de sa figure. Il lui adressait des compliments et l'exhortait à la -sagesse. - -En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes -blanches d'où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue. -Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il -en ressentit un ébranlement jusqu'à la moelle des os. Une autre fois, -il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, -tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L'appartement -tourna. Il n'y voyait plus. - -Il lui fit cadeau d'une paire de bottines et la régalait souvent d'un -verre d'anisette... - -Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, -allumait le feu, poussait l'attention jusqu'à nettoyer les chaussures -de Bouvard. - -Mélie ne s'évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et Pécuchet -ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le -satisfaire. - -Bouvard faisait assidûment la cour à Mme Bordin. - -Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui -craquait comme le harnais d'un cheval, tout en maniant par contenance -sa longue chaîne d'or. - -Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou «défunt son -mari», autrefois huissier à Livarot. - -Puis elle s'informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître «ses -farces de jeune homme», sa fortune incidemment, par quels intérêts il -était lié à Pécuchet. - -Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dînait chez elle, la -netteté du service, l'excellence de la table. Une suite de plats d'une -saveur profonde, que coupait par intervalles égaux un vieux pomard, -les menait jusqu'au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre -le café;--et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la -soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'un duvet noir. - -Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. -Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui -passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne -recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude et -d'une consistance merveilleuses. - -Un soir que la cuisine de Mélie l'avait dégoûté, il eut une joie en -entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est là qu'il aurait fallu vivre! - -Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, épandait une lumière -tranquille. Elle était assise auprès du feu, et son pied passait le -bord de sa robe. Dès les premiers mots, l'entretien tomba. - -Cependant elle le regardait les cils à demi fermés, d'une manière -langoureuse, avec obstination. - -Bouvard n'y tint plus!--et s'agenouillant sur le parquet, il -bredouilla: «Je vous aime! Marions-nous!» - -Mme Bordin respira fortement, puis, d'un air ingénu, dit qu'il -plaisantait; sans doute, on allait se moquer, ce n'était pas -raisonnable. Cette déclaration l'étourdissait. - -Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de personne. -«Qui vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque -pareille, un _B_! Nous unirons nos majuscules.» - -L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empêchait de se décider -avant la fin du mois. Et Bouvard gémit. - -Elle eut la délicatesse de le reconduire,--escortée de Marianne, qui -portait un falot. - -Les deux amis s'étaient caché leur passion. - -Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si -Bouvard s'y opposait, il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en -Algérie, où l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de -ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences. - -Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que -Pécuchet ne s'y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse. - -Un après-midi de la semaine suivante,--c'était chez elle, dans son -jardin, les bourgeons commençaient à s'ouvrir, et il y avait, entre -les nuées, de grands espaces bleus; elle se baissa pour cueillir des -violettes et dit, en les présentant: - -«Saluez Mme Bouvard! - ---Comment! Est-ce vrai? - ---Parfaitement vrai.» - -Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa.--«Quel homme!» -Puis, devenue sérieuse, l'avertit que bientôt elle lui demanderait une -faveur. - -«Je vous l'accorde!» - -Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain. - -Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir. - -«Convenu!» - -Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil. - -Pécuchet, le matin du même jour, s'était promis de mourir s'il -n'obtenait pas les faveurs de sa bonne,--et il l'avait accompagnée dans -la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l'audace. - -Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait -pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des -tonneaux, cela durait depuis longtemps. - -Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite, -les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé. - -«M'aimes-tu? dit brusquement Pécuchet. - ---Oui! je vous aime. - ---Eh bien, alors, prouve-le-moi!» - -Et, l'enveloppant du bras gauche, il commença de l'autre main à -dégrafer son corset. - -«Vous allez me faire du mal! - ---Non! mon petit ange! N'aie pas peur! - ---Si M. Bouvard... - ---Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!» - -Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s'y laissa tomber, les -seins hors de la chemise, la tête renversée;--puis se cacha la figure -sous un bras,--et un autre eût compris qu'elle ne manquait pas -d'expérience. - -Bouvard, bientôt, arriva pour dîner. - -Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les -servait impassible, comme d'habitude; Pécuchet tournait les yeux pour -éviter les siens, tandis que Bouvard, considérant les murs, songeait à -des améliorations. - -Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux. - -«La sacrée garce! - ---Qui donc? - ---Mme Bordin.» - -Et il conta qu'il avait poussé la démence jusqu'à vouloir en faire sa -femme; mais tout était fini, depuis un quart d'heure, chez Marescot. - -Elle avait prétendu recevoir en dot les _Écalles_, dont il ne pouvait -disposer,--l'ayant, comme la ferme, soldée en partie avec l'argent d'un -autre. - -«Effectivement! dit Pécuchet. - ---Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur à son choix! -C'était celle-là! J'y ai mis de l'entêtement; si elle m'aimait, elle -m'eût cédé!» La veuve, au contraire, s'était emportée en injures, avait -dénigré son physique, sa bedaine.--«Ma bedaine! je te demande un peu.» - -Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes -écartées. - -«Tu souffres? dit Bouvard. - ---Oh! oui! je souffre!» - -Et, ayant fermé la porte, Pécuchet, après beaucoup d'hésitations, -confessa qu'il venait de se découvrir une maladie secrète. - -«Toi? - ---Moi-même! - ---Ah! mon pauvre garçon! qui te l'a donnée?» - -Il devint encore plus rouge et dit d'une voix encore plus basse: - -«Ce ne peut être que Mélie!» - -Bouvard en demeura stupéfait. - -La première chose était de renvoyer la jeune personne. - -Elle protesta d'un air candide. - -Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais, honteux de sa -turpitude, il n'osait voir le médecin. - -Bouvard imagina de recourir à Barberou. - -Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un -docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle, -persuadé qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux roquentin, tout -en le félicitant. - -«A mon âge! disait Pécuchet, n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi -m'a-t-elle fait ça? - ---Tu lui plaisais. - ---Elle aurait dû me prévenir. - ---Est-ce que la passion raisonne!» Et Bouvard se plaignait de Mme -Bordin. - -Souvent il l'avait surprise arrêtée devant les _Écalles_, dans la -compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,--tant de manœuvres -pour un peu de terre! - -«Elle est avare! Voilà l'explication!» - -Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la petite salle, au coin -du feu; Pécuchet, tout en avalant ses remèdes; Bouvard, en fumant des -pipes,--et ils dissertaient sur les femmes. - -«Étrange besoin, est-ce un besoin? Elles poussent au crime, à -l'héroïsme et à l'abrutissement. L'enfer sous un jupon, le paradis dans -un baiser,--ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de -chat,--perfidie de la mer, variété de la lune»;--ils dirent tous les -lieux communs qu'elles ont fait répandre. - -C'était le désir d'en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords -les prit.--Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans elles!--Et ils -s'embrassèrent avec attendrissement. - -Il fallait réagir;--et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, imagina -que l'hydrothérapie leur serait avantageuse. - -Germaine, revenue dès le départ de l'autre, charriait, tous les matins, -la baignoire dans le corridor. - -Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands -seaux d'eau,--puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les -vit par la claire-voie,--et des personnes furent scandalisées. - - - - -VIII - - -Satisfaits de leur régime, ils voulurent s'améliorer le tempérament par -de la gymnastique. - -Et ayant pris le _Manuel_ d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas. - -Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les -jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, -chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des -trapèzes, un tel déploiement de force et d'agilité excita leur envie. - -Cependant ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, -décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un -vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin -pour la natation, ni «une montagne de gloire», colline artificielle, -ayant trente-deux mètres de hauteur. - -Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, -ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de -mât horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout -à l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle -des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait, -retombait toujours, finalement, y renonça. - -Les «bâtons orthosométiques» lui plurent davantage, c'est-à-dire deux -manches à balai reliés par deux cordes, dont la première se passe sous -les aisselles, la seconde sur les poignets;--et, pendant des heures, il -gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes -le long du corps. - -A défaut d'haltères, le charron tourna quatre morceaux de frêne, -qui ressemblaient à des pains de sucre se terminant en goulot de -bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, -par derrière; mais, trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, -au risque de leur broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux -«mils persanes», et même, craignant qu'elles n'éclatassent, tous les -soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap. - -Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé -un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, -s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis -recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;--et -les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses -extraordinaires, bondissant à l'horizon. - -L'automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les -ennuya. Que n'avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste, imaginé -sous Louis XIV par l'abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce construit, -où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre. - -Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux -poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à -chaque bout. Sitôt qu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre de -ses orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveau du sol; le -premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lâchant un peu la -cordelette, montait à son tour; en moins de cinq minutes, leurs membres -dégouttelaient de sueur. - -Pour suivre les prescriptions du _Manuel_, ils tâchèrent de devenir -ambidextres, jusqu'à se priver de la main droite temporairement. Ils -firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu'il faut chanter dans -les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l'hymne -nº 9: «Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.» Quand ils se -battaient les pectoraux: «Amis, la couronne et la gloire», etc. Au pas -de course: - - A nous l'animal timide! - Atteignons le cerf rapide! - Oui, nous vaincrons! - Courons! courons! courons! - -Et, plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de leurs -voix. - -Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de -sauvetage. - -Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans -des sacs, et ils prièrent le maître d'école de leur en fournir -quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se -rabattirent sur les secours aux blessés. L'un feignait d'être évanoui, -et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de -précautions. - -Quant aux escalades militaires, l'auteur préconise l'échelle de -Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en -montant par la falaise. - -D'après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble et -l'attachèrent sous le hangar. - -Dès qu'on a enfourché le premier bâton et saisi le troisième, on jette -ses jambes en dehors, pour que le deuxième, qui était tout à l'heure -contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, -on empoigne le quatrième et l'on continue. Malgré de prodigieux -déhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le deuxième échelon. - -Peut-être a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec -les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l'attaque du -Fort-Chambray?--et pour vous rendre capable d'une telle action, Amoros -possède une tour dans son établissement. - -Le mur en ruine pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l'assaut. - -Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d'un trou, eut peur et -fut pris d'étourdissement. - -Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé ce qui concerne -les phalanges,--si bien qu'ils devaient se remettre aux principes. - -Ses exhortations furent vaines;--et, dans son orgueil, il aborda les -échasses. - -La nature semblait l'y avoir destiné, car il employa tout de suite -le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol,--et, en -équilibre là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque -cigogne qui se fût promenée. - -Bouvard, à la fenêtre, le vit tituber, puis s'abattre d'un bloc sur -les haricots dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On -le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide,--et il -croyait s'être donné un effort. - -Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur -âge; ils l'abandonnèrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte des -accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le muséum, -à rêver d'autres occupations. - -Ce changement d'habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint -très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se -faire maigrir, mangea moins et s'affaiblit. - -Pécuchet, également, se sentait _miné_, avait des démangeaisons à la -peau et des plaques dans la gorge. «Ça ne va pas, disait-il, ça ne va -pas.» - -Bouvard imagina d'aller choisir à l'auberge quelques bouteilles de vin -d'Espagne, afin de se remonter la machine. - -Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient -à Beljambe une grande table de noyer; _Monsieur_ l'en remerciait -beaucoup. Elle s'était parfaitement conduite. - -Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en -plaisanta le clerc. - -Cependant, par toute l'Europe, en Amérique, en Australie et dans les -Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des -tables,--et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, -de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des -escargots. La presse, offrant avec sérieux ces bourdes au public, le -renforçait dans sa crédulité. - -Les esprits frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là -s'étaient répandus dans le village,--et le notaire principalement les -questionnait. - -Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée -de tables tournantes. - -Était-ce un piège? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s'y -rendit. - -Il y avait comme assistants le maire, le percepteur, le capitaine, -d'autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin -effectivement; de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot, -Mlle Laverrière, personne un peu louche, avec des cheveux gris tombant -en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se -tenait un cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air impertinent. - -Les deux lampes de bronze, l'étagère de curiosités, des romances à -vignettes sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres -exorbitants faisaient toujours l'étonnement de Chavignolles. Mais ce -soir-là les yeux se portaient vers la table d'acajou. On l'éprouverait -tout à l'heure, et elle avait l'importance des choses qui contiennent -un mystère. - -Douze invités prirent place autour d'elle, les mains étendues, les -petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la -pendule. Les visages dénotaient une attention profonde. - -Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans -les bras. Pécuchet était incommodé. - -«Vous poussez! dit le capitaine à Foureau. - ---Pas du tout! - ---Si fait! - ---Ah! monsieur!» - -Le notaire les calma. - -A force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de -bois.--Illusion! Rien ne bougeait. - -L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de -Lisieux et qu'on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait -si bien marché! Mais celle-là aujourd'hui montrait un entêtement... -Pourquoi? - -Le tapis sans doute la contrariait,--et on passa dans la salle à manger. - -Le meuble choisi fut un large guéridon où s'installèrent Pécuchet, -Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred. - -Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les -opérateurs, sans déranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de -lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait. - -Alors M. Alfred articula d'une voix haute: - -«Esprit, comment trouves-tu ma cousine?» - -Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups. - -D'après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des -lettres, cela signifiait _charmante_. Des bravos éclatèrent. - -Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de déclarer l'âge -exact qu'elle avait. - -Le pied du guéridon retomba cinq fois. - -«Comment? cinq ans? s'écria Girbal. - ---Les dizaines ne comptent pas», reprit Foureau. - -La veuve sourit, intérieurement vexée. - -Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l'alphabet était -compliqué. Mieux valait la planchette, moyen expéditif, et dont -Mlle Laverrière s'était même servie pour noter sur un album les -communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, -Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d'Aumale; -M. Alfred en promit une à la sous-maîtresse: - -«Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? Une -mazurke!» - -Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, -disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe -qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, il -arrondissait son bras. On admirait la grâce de l'une, l'air fringant -de l'autre; et, sans attendre les petits fours, Pécuchet se retira, -ébahi de la soirée. - -Il eut beau répéter: «Mais j'ai vu! j'ai vu!» Bouvard niait les faits -et néanmoins consentit à expérimenter lui-même. - -Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi, en face l'un -de l'autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une -corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles. - -Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le -vulgaire l'attribue à des esprits, Faraday au prolongement de l'action -nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme -l'admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une -impulsion, un courant magnétique? - -Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le -_Guide du Magnétiseur_, par Montacabère, le relut attentivement et -initia Bouvard à la théorie. - -Tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres. -Propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on -peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer, -s'est développée,--mais il importe toujours de verser le fluide et de -faire des passes qui, premièrement, doivent endormir. - -«Eh bien, endors-moi! dit Bouvard. - ---Impossible, répliqua Pécuchet; pour subir l'action magnétique et pour -la transmettre, la foi est indispensable.» - -Puis, considérant Bouvard: - -«Ah! quel dommage. - ---Comment? - ---Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n'y aurait pas de -magnétiseur comme toi!» - -Car il possédait tout ce qu'il faut: l'abord prévenant, une -constitution robuste et un moral solide. - -Cette faculté qu'on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se -plongea sournoisement dans Montacabère. - -Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d'oreilles qui -l'assourdissaient, il dit un soir d'un ton négligé: - -«Si on essayait du magnétisme?» - -Elle ne s'y refusa pas. Il s'assit devant elle, lui prit les deux -pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s'il n'eût fait -autre chose de toute sa vie. - -La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir -le cou; ses yeux se fermèrent, et, tout doucement, elle se mit à -ronfler. Au bout d'une heure, qu'ils la contemplaient, Pécuchet dit à -voix basse: - -«Que sentez-vous?» - -Elle se réveilla. - -Plus tard sans doute la lucidité viendrait. - -Ce succès les enhardit, et, reprenant avec aplomb l'exercice de la -médecine, ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs -intercostales; Migraine, le maçon, affecté d'une névrose de l'estomac; -la mère Varin, dont l'encéphaloïde sous la clavicule exigeait, pour -se nourrir, des emplâtres de viande; un goutteux, le père Lemoine, qui -se traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien -d'autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures. - -Après l'exploration de la maladie, ils s'interrogeaient du regard -pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands -ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, -transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l'un en -avait trop, l'autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient -les observations sur le journal du traitement. - -Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait -Bouvard, et sa réputation parvint jusqu'à Falaise, quand il eut guéri -la Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours. - -Elle sentait comme un clou à l'occiput, parlait d'une voix rauque, -restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre -ou du charbon. Ses crises nerveuses, débutant par des sanglots, -se terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous -les remèdes, depuis les tisanes jusqu'aux moxas, si bien que, par -lassitude, elle accepta les offres de Bouvard. - -Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit -à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un -bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa -un doigt entre les sourcils au haut du nez; tout à coup elle devint -inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa tête garda les -attitudes qu'il voulut, et les paupières à demi closes, en vibrant d'un -mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui -roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés. - -Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce -qu'elle éprouvait maintenant? elle distinguait l'intérieur de son corps. - -«Qu'y voyez-vous? - ---Un ver. - ---Que faut-il pour le tuer?» - -Son front se plissa: - -«Je cherche...; je ne peux pas, je ne peux pas.» - -A la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d'orties; à la -troisième, de l'herbe au chat. Les crises s'atténuèrent, disparurent. -C'était vraiment comme un miracle. - -L'addigitation nasale ne réussit point avec les autres, et, pour amener -le somnambulisme, ils projetèrent de construire un baquet mesmérien. -Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une -vingtaine de bouteilles quand un scrupule l'arrêta. Parmi les malades, -il viendrait des personnes du sexe. - -«Et que ferons-nous, s'il leur prend des accès d'érotisme furieux?» - -Cela n'eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage -peut-être, mieux valait s'abstenir. Ils se contentèrent d'un harmonica -et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les -enfants. - -Un jour que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons -cristallins l'exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s'effrayer -des plaintes; la musique continua. - -«Assez! assez!» criait-il. - ---Un peu de patience», répétait Bouvard. - -Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l'instrument -vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut, attiré par -le vacarme: - -«Comment, encore vous?» s'écria-t-il, furieux de les retrouver toujours -chez ses clients. - -Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors, il tonna contre le -magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de -l'imagination. - -Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l'affirme, et M. -Fontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n'avaient pas de -lionne, mais le hasard leur offrit une autre bête. - -Car le lendemain, à six heures, un valet de charrue vint leur dire -qu'on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée. - -Ils y coururent. - -Les pommiers étaient en fleurs, et l'herbe, dans la cour, fumait sous -le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d'un drap, une -vache beuglait, grelottante des seaux d'eau qu'on lui jetait sur le -corps, et, démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame. - -Sans doute elle avait pris du «venin» en pâturant dans les trèfles. -Le père et la mère Gouy se désolaient, car le vétérinaire ne pouvait -venir, et un charron qui savait des mots contre l'enflure ne voulait -pas se déranger; mais ces messieurs, dont la bibliothèque était -célèbre, devaient connaître un secret. - -Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l'un devant les -cornes, l'autre à la croupe, et avec de grands efforts intérieurs et -une gesticulation frénétique, ils écartaient les doigts pour épandre -sur l'animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son -épouse, leur garçon et des voisins les regardaient presque effrayés. - -Les gargouillements que l'on entendait dans le ventre de la vache -provoquèrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle émit un -vent, Pécuchet dit alors: - -«C'est une porte ouverte à l'espérance, un débouché, peut-être.» - -Le débouché s'opéra, l'espérance jaillit dans un paquet de matières -jaunes éclatant avec la force d'un obus. Les cœurs se desserrèrent, la -vache dégonfla. Une heure après, il n'y paraissait plus. - -Ce n'était pas l'effet de l'imagination, certainement. Donc le fluide -contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des -objets où on ira la prendre sans qu'elle se trouve affaiblie. Un tel -moyen épargne des déplacements. Ils l'adoptèrent, et ils envoyaient à -leurs pratiques des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de -l'eau magnétisée, du pain magnétisé. - -Puis, continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le -système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au -tronc duquel une corde s'enroule. - -Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le -préparèrent en l'embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc -fut établi en dessous. Leurs habitués s'y rangeaient, et ils obtinrent -des résultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le -convièrent à une séance avec les notables du pays. - -Pas un n'y manqua. - -Germaine les reçut dans la petite salle, en priant «de faire excuse», -ses maîtres allaient venir. - -De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C'étaient des -malades qu'elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du -coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la -peinture s'éraillant, et le jardin était lamentable. Du bois mort -partout! Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger. - -Pécuchet se présenta. - -«A vos ordres, messieurs!» - -Et l'on vit au fond, sous le poirier d'Édouïn, plusieurs personnes -assises. - -Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting -avec une calotte de cuir, s'abandonnait à des frissons occasionnés par -sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l'estomac, -grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa grosseur, -portait un châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans -des savates, avait ses béquilles sous les jarrets, et la Barbée, en -costume des dimanches, était pâle extraordinairement. - -De l'autre côté de l'arbre, on trouva d'autres personnes: une femme -à figure d'albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le -visage d'une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes -bleues. Un vieillard, dont une contracture déformait l'échine, heurtait -de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d'idiot, couvert -d'une blouse en loques et d'un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal -recousu laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa -joue tuméfiée par une énorme fluxion. - -Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l'arbre, et des -oiseaux chantaient; l'odeur du gazon attiédi se roulait dans l'air. Le -soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse. - -Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières. - -«Jusqu'à présent, ce n'est pas drôle, dit Foureau. - ---Commencez, je m'éloigne une minute.» - -Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte -aux pipes. - -Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa -bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui -l'électricité, et en même temps Bouvard étreignait l'arbre, dans le but -d'accroître le fluide. - -Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l'homme -à la contracture ne bougea plus. On pouvait maintenant s'approcher -d'eux, leur faire subir toutes les épreuves. - -Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l'oreille Chamberlan, qui -tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente; le -goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un -rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour -l'éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le docteur l'ayant -refusée, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les -narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une épingle -sous la peau. - -«Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d'étonnant, après tout! une -hystérique! le diable y perdrait son latin! - ---Celle-là, dit Pécuchet en désignant Victoire, la femme scrofuleuse, -est un médecin! elle reconnaît les affections et indique les remèdes.» - -Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe; il n'osa; mais -Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes. - -Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire, -et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres -frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du «valum -bécum». - -Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra -qu'elle voulait dire «de l'album græcum», mot entrevu peut-être dans la -pharmacie. - -Puis il aborda le père Lemoine, qui, selon Bouvard, percevait les -objets à travers les corps opaques. - -C'était un ancien maître d'école tombé dans la crapule. Des cheveux -blancs s'éparpillaient autour de sa figure, et, adossé contre -l'arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil, d'une façon -majestueuse. - -Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate, et Bouvard, -lui présentant un journal, dit impérieusement: - -«Lisez!» - -Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la -tête et finit par épeler: - -«Cons-ti-tu-tion-nel.» - -Mais avec de l'adresse on fait glisser tous les bandeaux! - -Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s'aventura jusqu'à -prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement -dans sa propre maison. - -«Soit», répondit le docteur. - -Et, ayant tiré sa montre: - -«A quoi ma femme s'occupe-t-elle?» - -La Barbée hésita longtemps; puis, d'un air maussade: - -«Hein! quoi? Ah! j'y suis! Elle coud des rubans à un chapeau de paille.» - -Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et écrivit un billet que -le clerc de Marescot s'empressa de porter. - -La séance était finie. Les malades s'en allèrent. - -Bouvard et Pécuchet, en somme, n'avaient pas réussi. Cela tenait-il -à la température ou à l'odeur du tabac, ou au parapluie de l'abbé -Jeufroy qui avait une garniture de cuivre, métal contraire à l'émission -fluidique? - -Vaucorbeil haussa les épaules. - -Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, -Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or ces maîtres affirment que des -somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des -opérations cruelles. - -L'abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des -brahmanes parcourir une voûte la tête en bas; le grand Lama, au Tibet, -se fend les boyaux pour rendre des oracles. - -«Plaisantez-vous? dit le médecin. - ---Nullement! - ---Allons donc? Quelle farce!» - -Et la question se détournant, chacun produisit des anecdotes. - -«Moi, dit l'épicier, j'ai eu un chien qui était toujours malade quand -le mois commençait par un vendredi. - ---Nous étions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis né un -14, mon mariage eut lieu un 14, et le jour de ma fête tombe un 14! -Expliquez-moi ça.» - -Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu'il aurait -le lendemain à son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte. - -Le curé alors fit cette réflexion: - -«Pourquoi ne pas voir là dedans tout simplement... - ---Les démons, n'est-ce pas?» dit Vaucorbeil. - -L'abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête. - -Marescot parla de la Pythie de Delphes. - -«Sans aucun doute, des miasmes. - ---Ah! les miasmes, maintenant. - ---Moi, j'admets un fluide, reprit Bouvard. - ---Nervoso-sidéral, ajouta Pécuchet. - ---Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D'ailleurs, les fluides -sont démodés; écoutez-moi.» - -Vaucorbeil alla plus loin se mettre à l'ombre. Les bourgeois le -suivirent. - -«Si vous dites à un enfant: «Je suis un loup, je vais te manger», il se -figure que vous êtes un loup et il a peur; c'est donc un rêve commandé -par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l'on -voudra. Il se souvient et n'imagine pas, obéit toujours, n'a que des -sensations quand il croit penser. De cette manière les crimes sont -suggérés et des gens vertueux pourront se voir bêtes féroces et devenir -anthropophages.» - -Involontairement on regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des -périls pour la société. - -Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre -de Mme Vaucorbeil. - -Le docteur la décacheta, pâlit et enfin lut ces mots: - -«Je couds des rubans à un chapeau de paille.» - -La stupéfaction empêcha de rire. - -«Une coïncidence, parbleu! Ça ne prouve rien.» - -Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se -retourna sur la porte pour leur dire: - -«Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!» - -Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement: - -«Êtes-vous fou? sans ma permission! Des manœuvres défendues par -l'Église!» - -Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pécuchet causaient sur -le vigneau avec l'instituteur, quand Marcel débusqua du verger, la -mentonnière défaite, et il bredouillait: - -«Guéri! guéri! Bons messieurs! - ---Bien! assez! laissez-nous tranquilles! - ---Ah! bons messieurs, je vous aime! serviteur!» - -Petit, homme de progrès, avait trouvé l'explication du médecin terre -à terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. -Elle exclut le peuple: à la vieille analyse du moyen âge, il est -temps que succède une synthèse large et primesautière! La vérité -doit s'obtenir par le cœur, et, se déclarant spiritiste, il indiqua -plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe -d'une aurore. - -Ils se les firent envoyer. - -Le spiritisme pose en dogme l'amélioration fatale de notre espèce. -La terre un jour deviendra le ciel, et c'est pourquoi cette doctrine -charmait l'instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint -Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des fragments -dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle -est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les -mondes supérieurs. - -Les esprits, après la mort et dans l'extase, y sont transportés. Mais -quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les -meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la -nature et les plaisirs des arts. - -Cependant plusieurs d'entre nous possèdent une trompe aromale, -c'est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les -cheveux jusqu'aux planètes et nous permet de converser avec les esprits -de Saturne; les choses intangibles n'en sont pas moins réelles, et de -la terre aux astres, des astres à la terre, c'est un va-et-vient, une -transmission, un échange continu. - -Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d'inspirations désordonnées, -et quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre -contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplés d'esprits. - -Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d'un an, il a -exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a -vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a -vu Moïse, et, en 1736, il a même vu le jugement dernier. - -Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel. - -On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises, -absolument comme chez nous. - -Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées sur des feuillets, -devisent des choses du ménage ou bien de matières spirituelles, et -les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux qui, dans leur vie -terrestre, ont cultivé l'Ecriture sainte. - -Quant à l'enfer, il est plein d'une odeur nauséabonde, avec des -cahutes, des tas d'immondices, des fondrières, des personnes mal -habillées. - -Et Pécuchet s'abîmait l'intellect pour comprendre ce qu'il y a de beau -dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d'un imbécile. -Tout cela dépasse les bornes de la nature! Qui les connaît cependant? -Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes: - -Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des -passions violentes en remuera d'autres; mais comment la seule volonté -agirait-elle sur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on, mûrit les -raisins; M. Gervais a ranimé un héliotrope; un plus fort, à Toulouse, -écarte les nuages. - -Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous? -L'od, un nouvel impondérable, une sorte d'électricité, n'est pas autre -chose peut-être. Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés -croient voir: les feux errants des cimetières, la forme des fantômes. - -Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons -extraordinaires des possédés, pareils à ceux des somnambules, auraient -une cause physique? - -Quelle qu'en soit l'origine, il y a une essence, un agent, secret et -universel. Si nous pouvions le tenir, on n'aurait pas besoin de la -force, de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une -minute; tout miracle serait praticable et l'univers à notre disposition. - -La magie provenait de cette convoitise éternelle de l'esprit humain. On -a sans doute exagéré sa valeur, mais elle n'est pas un mensonge. Des -Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges. Tous les voyageurs -le déclarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt -l'aiguille aimantée. - -Comment devenir magicien? Cette idée leur parut folle d'abord, mais -elle revint, les tourmenta, et ils cédèrent, tout en affectant d'en -rire. - -Un régime préparatoire est indispensable. - -Afin de mieux s'exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et, voulant -faire de Germaine un médium plus délicat, rationnèrent sa nourriture. -Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d'eau-de-vie, qu'elle -acheva promptement de s'alcooliser. Leurs promenades dans le corridor -la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses -bourdonnements d'oreilles et les voix imaginaires qu'elle entendait -sortir des murs. Un jour qu'elle avait mis, le matin, un carrelet dans -la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva -désormais plus mal et finit par croire qu'ils lui avaient jeté un sort. - -Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque -réciproquement et se firent des sachets de belladone, enfin ils -adoptèrent la boîte magique: une petite boîte d'où s'élève un -champignon hérissé de clous et que l'on garde sur le cœur par le -moyen d'un ruban attaché à la poitrine. Tout rata; mais ils pouvaient -employer le cercle de Dupotet. - -Pécuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire, -afin d'y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits -ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d'un air -pontifical: - -«Je te défie de le franchir!» - -Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son cœur battit, ses yeux -se troublaient. - -«Ah! finissons!» - -Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable. - -Pécuchet, dont l'exaltation allait croissant, voulut faire apparaître -un mort. - -Sous le Directoire, un homme, rue de l'Échiquier, montrait les victimes -de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit -une apparence, qu'importe! il s'agit de la produire. - -Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel; -mais il n'avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature, -pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer -son père; et comme il témoignait de la répugnance, Pécuchet lui demanda: - -«Que crains-tu? - ---Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!» - -Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille -tête de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, -avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur -apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à -l'œuvre, l'un curieux de l'exécuter, l'autre ayant peur d'y croire. - -Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient -au bord de la table poussée contre le mur, sous le portrait du père -Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une -chandelle dans l'intérieur du crâne, et des rayons se projetaient par -les deux orbites. - -Au milieu, sur une chaufferette, de l'encens fumait. Bouvard se tenait -derrière; et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l'âtre des -poignées de soufre. - -Avant d'appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce -jour-là étant un vendredi,--jour qui appartient à Béchet,--on devait -s'occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de -gauche, fléchi le menton et levé les bras, commença: - -«Par Éthaniel, Anazin, Ischyros...» - -Il avait oublié le reste. - -Pécuchet, bien vite, souffla les mots, notés sur un carton: - -«Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messiasos (la kyrielle était -longue), je te conjure, je t'observe, je t'ordonne, ô Béchet!» - -Puis, baissant la voix: - -«Où es-tu, Béchet? Béchet! Béchet! Béchet!» - -Bouvard s'affaissa dans le fauteuil, et il était bien aise de ne -pas voir Béchet, un instinct lui reprochant sa tentative comme un -sacrilège. Où était l'âme de son père? Pouvait-elle l'entendre? Si tout -à coup elle allait venir? - -Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par -un carreau fêlé,--et les cierges balançaient des ombres sur le crâne -de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait -également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n'avaient -plus de lumière; mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de -la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l'autre, -poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris; et la toile, à -demi déclouée, oscillait, palpitait. - -Peu à peu, ils sentirent comme l'effleurement d'une haleine, l'approche -d'un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de -Pécuchet, et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe -lui serrait l'épigastre; le plancher, comme une onde, fuyait sous -ses talons; le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à -grosses volutes; des chauves-souris en même temps tournoyaient; un cri -s'éleva:--qui était-ce? - -Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées, -que leur effroi en redoublait, n'osant faire un geste ni même parler; -quand derrière la porte ils entendirent des gémissements comme ceux -d'une âme en peine. - -Enfin, ils se hasardèrent. - -C'était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la -cloison, avait cru voir le diable, et, à genoux dans le corridor, elle -multipliait les signes de croix. - -Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même, ne voulant -plus servir des gens pareils. - -Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre -eux une sourde coalition entretenue par l'abbé Jeufroy, Mme Bordin et -Foureau. - -Leur manière de vivre, qui n'était pas celle des autres, déplaisait. -Ils devinrent suspects et même inspiraient une vague terreur. - -Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut le choix de leur -domestique. A défaut d'un autre, ils avaient pris Marcel. - -Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa -personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard, dans les champs, -et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes -mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui -convenait, pourvu que le morceau fût gros, et il était doux comme un -mouton, mais entièrement stupide. - -La reconnaissance l'avait poussé à s'offrir comme serviteur chez MM. -Bouvard et Pécuchet;--et puis, les croyant sorciers, il espérait des -gains extraordinaires. - -Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de -Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d'or. L'anecdote -est rapportée dans les historiens de Falaise, ils ignoraient la -suite: douze frères, avant de partir pour un voyage, avaient caché -douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles -jusqu'à Bretteville,--et Marcel supplia ses maîtres de recommencer les -recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis -au moment de l'émigration. - -C'était le cas d'employer la baguette divinatoire. Les vertus en -sont douteuses. Ils étudièrent la question cependant et apprirent -qu'un certain Pierre Garnier donne, pour les défendre, des raisons -scientifiques: les sources et les métaux projetteraient des corpuscules -en affinité avec le bois. - -Cela n'est guère probable. Qui sait pourtant? Essayons! - -Ils se taillèrent une fourchette de coudrier,--et un matin partirent à -la découverte du trésor. - -«Il faudra le rendre, dit Bouvard. - ---Ah! non! par exemple!» - -Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta: «La route de -Chavignolles à Bretteville!--était-ce l'ancienne ou la nouvelle? Ce -devait être l'ancienne!» - -Ils rebroussèrent chemin et parcoururent les alentours, au hasard, le -tracé de la vieille route n'étant pas facile à reconnaître. - -Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse. -Toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler; -Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches, -la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu'une force, et comme -un crampon la tirait vers le sol,--et Marcel bien vite faisait une -entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard. - -Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s'ouvrit, ses prunelles -se convulsèrent. Bouvard l'interpella, le secoua par les épaules; il ne -remua pas et demeurait inerte, absolument comme la Barbée. - -Puis il conta qu'il avait senti autour du cœur une sorte de -déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute;--et il -ne voulait plus y toucher. - -Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. -Marcel, avec une bêche, creusait des trous, jamais la fouille n'amenait -rien,--et ils étaient extrêmement penauds. Pécuchet s'assit au bord -d'un fossé; et comme il rêvait, la tête levée, s'efforçant d'entendre -la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s'il en -avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette; l'extase -de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante. - -Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut: -c'était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le -hélèrent. - -La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner -Pécuchet, il lui souleva sa casquette,--et, apercevant un front couvert -de plaques cuivrées: - -«Ah! ah! _fructus belli!_--ce sont des syphilides, mon bonhomme, -soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l'amour.» - -Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur -une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans -l'atlas d'Amoros. - -Les paroles du docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en -l'air,--et tout à coup fut ressaisi. - -Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaude il fit tomber sa -casquette. - -Pécuchet recouvra ses facultés. - -«Je m'en doutais, dit le médecin, la visière vernie vous hypnotise -comme un miroir, et ce phénomène n'est pas rare chez les personnes qui -considèrent un corps brillant avec trop d'attention.» - -Il indiqua comment pratiquer l'expérience sur des poules, enfourcha son -bidet et disparut lentement. - -Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal dressé à -l'horizon dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin -noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C'était, suivant -l'usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient les dindes -se rengorgeant au soleil. - -«Entrons.» Et Pécuchet aborda le fermier, qui consentit à leur demande. - -Avec du blanc d'Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir, -lièrent les pattes d'un dindon, puis l'étendirent à plat ventre, le bec -posé sur la raie. La bête ferma les yeux et bientôt sembla morte. Il en -fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet qui -les rangeait de côté dès qu'elles étaient engourdies. Les gens de la -ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria, une petite fille -pleurait. - -Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient -progressivement, mais on ne savait pas les conséquences. A une -objection un peu rêche de Pécuchet, le fermier empoigna sa fourche. - -«Filez, nom de Dieu! ou je vous crève la paillasse!» - -Ils détalèrent. - -N'importe! le problème était résolu; l'extase dépend d'une cause -matérielle. - -Qu'est donc la matière? Qu'est-ce que l'esprit? D'où vient l'influence -de l'une sur l'autre,--et réciproquement? - -Pour s'en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, -dans Bossuet, dans Fénelon,--et même ils reprirent un abonnement à un -cabinet de lecture. - -Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des œuvres ou -la difficulté de l'idiome, mais Jouffroy et Damiron les initièrent à -la philosophie moderne,--et ils avaient des auteurs touchant celle du -siècle passé. - -Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d'Helvétius; -Pécuchet, de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s'attachait -à l'expérience, l'idéal était tout pour le second. Il y avait de -l'Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là,--et ils discutaient. - -«L'âme est immatérielle! disait l'un. - ---Nullement! disait l'autre, la folie, le chloroforme, une saignée la -bouleversent, et puisqu'elle ne pense pas toujours, elle n'est point -une substance ne faisant que penser. - ---Cependant, objecta Pécuchet, j'ai en moi-même quelque chose de -supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit. - ---Un être dans l'être? l'_homo duplex_! allons donc! Des tendances -différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout. - ---Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les -changements du dehors. Donc elle est simple, indivisible et partant -spirituelle! - ---Si l'âme était simple, répliqua Bouvard, le nouveau-né se -rappellerait, imaginerait comme l'adulte. La pensée, au contraire, -suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum -d'une rose, ou l'appétit d'un loup, pas plus qu'une volition ou une -affirmation, ne se coupent en deux. - ---Ça n'y fait rien! dit Pécuchet, l'âme est exempte des qualités de la -matière! - ---Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or, si la matière peut -tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme -doit finir, et, dépendante des organes, disparaître avec eux. - ---Moi! je la prétends immortelle! Dieu ne peut vouloir... - ---Mais si Dieu n'existe pas? - ---Comment? «Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes:» Primo, -Dieu est compris dans l'idée que nous en avons; secundo, l'existence -lui est possible; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de -l'infini?--et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu, -donc Dieu existe!» - -Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au -besoin d'un créateur. - -«Quand je vois une horloge... - ---Oui! oui! connu! mais où est le père de l'horloger? - ---Il faut une cause, pourtant!» - -Bouvard doutait des causes. - -«De ce qu'un phénomène succède à un phénomène, on conclut qu'il en -dérive. Prouvez-le! - ---Mais le spectacle de l'univers dénote une intention, un plan! - ---Pourquoi? Le mal est organisé aussi parfaitement que le bien. Le -ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut, -comme anatomie, au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les -fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois -quarts du globe sont stériles. La lune, ce lampadaire, ne se montre pas -toujours! Crois-tu l'Océan destiné aux navires, et le bois des arbres -au chauffage de nos maisons?» - -Pécuchet répondit: - -«Cependant l'estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher, -l'œil pour voir, bien qu'on ait des dyspepsies, des fractures et -des cataractes. Pas d'arrangements sans but! Les effets surviennent -actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc il y a des causes -finales.» - -Bouvard imagina que Spinosa peut-être lui fournirait des arguments, et -il écrivit à Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset. - -Dumouchel lui envoya un exemplaire appartenant à son ami le professeur -Varelot, exilé au 2 Décembre. - -L'éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent -seulement les endroits marqués d'un coup de crayon et comprirent ceci: - -La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. -Cette substance est Dieu. - -Il est seul l'étendue,--et l'étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la -borner? - -Mais, bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu, car -elle ne contient qu'un genre de perfection, et l'absolu les contient -tous. - -Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des -prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention. - -«Est-ce que cela t'amuse? - ---Oui! sans doute! va toujours!» - -Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment, chacun -à sa manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux: -l'étendue et la pensée. - -De la pensée et de l'étendue découlent des modes innombrables, lesquels -en contiennent d'autres. - -Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'étendue et toute la pensée -n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel, mais une suite -géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires. - -«Ah! ce serait beau!» dit Pécuchet. - -Donc il n'y a pas de liberté chez l'homme ni chez Dieu. - -«Tu l'entends!» s'écria Bouvard. - -Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est -qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne -serait pas Dieu. - -Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses,--et -l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité -d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'étendue -enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient -dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est -enveloppée dans sa substance. - -Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, -emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond,--et sans rien -autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'éternel. C'était trop -fort. Ils y renoncèrent. - -Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de -philosophie, à l'usage des classes, par M. Guesnier. - -L'auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l'ontologique ou la -psychologique? - -La première convenait à l'enfance des sociétés, quand l'homme portait -son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu'il la replie -sur lui-même, «nous croyons la seconde plus scientifique», et Bouvard -et Pécuchet se décidèrent pour elle. - -Le but de la psychologie est d'étudier les faits qui se passent «au -sein du moi»; on les découvre en observant. - -«Observons!» Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement, -ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espérant y faire de -grandes découvertes, et n'en firent aucune, ce qui les étonna beaucoup. - -Un phénomène occupe le _moi_, à savoir l'idée. De quelle nature -est-elle? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau et -le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la -connaissance. - -Mais si l'idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là, -scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les -objets spirituels ne seraient pas représentés? De là, scepticisme en -fait de notions internes. - -«D'ailleurs, qu'on y prenne garde! cette hypothèse nous mènerait à -l'athéisme.» - -Car une image étant une chose finie, il lui est impossible de -représenter l'infini. - -«Cependant, objecta Bouvard, quand je songe à une forêt, à une -personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. -Donc les idées les représentent.» - -Et ils abordèrent l'origine des idées. - -D'après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion,--et -Condillac réduit tout à la sensation. - -Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d'un sujet, -d'un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes -vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le -beau, etc., notions qu'on nomme _innées_, c'est-à-dire antérieures aux -faits, à l'expérience, et universelles. - -«Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance. - ---On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et -Descartes... - ---Ton Descartes patauge! car il soutient que le fœtus les possède, et -il avoue dans un autre endroit que c'est d'une façon implicite.» - -Pécuchet fut étonné. - -«Où cela se trouve-t-il? - ---Dans Gérando!» Et Bouvard lui frappa légèrement sur le ventre. - -«Finis donc!» dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: «Nos pensées ne -sont pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les -met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière, -de soi-même, ne peut produire le mouvement,--j'ai trouvé cela dans ton -Voltaire», ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde. - -Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,--chacun méprisant l'opinion -de l'autre, sans le convaincre de la sienne. - -Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se -rappelaient avec pitié leurs préoccupations d'agriculture, de -littérature, de politique. - -A présent le muséum les dégoûtait. Ils n'auraient pas mieux demandé que -d'en vendre les bibelots,--et ils passèrent au chapitre deuxième: des -facultés de l'âme. - -On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître, -celle de vouloir. - -Dans la faculté de sentir, distinguons la sensibilité physique de la -sensibilité morale. - -Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces, -étant amenées par les organes des sens. - -Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au -corps. «Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimède trouvant les -lois de la pesanteur et la volupté immonde d'Apicius dévorant une hure -de sanglier?» - -Cette sensibilité morale a quatre genres, et son deuxième genre, -«désirs moraux», se divise en cinq espèces, et les phénomènes de -quatrième genre, «affection», se subdivisent en deux autres espèces, -parmi lesquelles l'amour de soi, «penchant légitime, sans doute, mais -qui, devenu exagéré, prend le nom d'égoïsme». - -Dans la faculté de connaître se trouve la perception rationnelle, où -l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés. - -L'abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres. - -La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec -l'avenir. - -L'imagination est plutôt une faculté particulière _sui generis_. - -Tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque -de l'auteur, la monotonie des tournures. «Nous sommes prêts à le -reconnaître,--Loin de nous la pensée,--Interrogeons notre conscience», -l'éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage les -écœura tellement, que, sautant par-dessus la faculté de vouloir, ils -entrèrent dans la logique. - -Elle leur apprit ce qu'est l'analyse, la synthèse, l'induction, la -déduction et les causes principales de nos erreurs. - -Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots. - -«Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche», -locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles -quand il ne s'agit que d'événements bien simples! «Je me souviens de -tel objet, de tel axiome, de telle vérité», illusion! ce sont les -idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la -rigueur du langage exige: «Je me souviens de tel acte de mon esprit par -lequel j'ai perçu cet objet, par lequel j'ai déduit cet axiome, par -lequel j'ai admis cette vérité.» - -Comme un terme qui désigne un accident ne l'embrasse pas dans tous ses -modes, ils tâchèrent de n'employer que des mots abstraits,--si bien -qu'au lieu de dire: «Faisons un tour,--il est temps de dîner,--j'ai -la colique», ils émettaient ces phrases: «Une promenade serait -salutaire.--Voici l'heure d'absorber des aliments.--J'éprouve un besoin -d'exonération.» - -Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en revue les différents -criteriums, d'abord celui du sens commun. - -Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en -sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille -ans, par cela même qu'elle est vieille, ne constitue pas la vérité! La -foule invariablement suit la routine. C'est, au contraire, le petit -nombre qui mène le progrès. - -Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois et -ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond leur échappe. - -La raison offre plus de garanties, étant immuable et -impersonnelle;--mais, pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors -la raison devient ma raison, une règle importe peu si elle est fausse. -Rien ne prouve que celle-là soit juste. - -On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir -les ténèbres. D'une sensation confuse, une loi défectueuse sera -induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses. - -Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile, comme -si nos besoins étaient la mesure de l'absolu! - -Quant à l'évidence, niée par l'un, affirmée par l'autre, elle est à -elle-même son criterium. M. Cousin l'a démontré. - -«Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard. Mais pour y croire, -il faut admettre deux connaissances préalables: celle du corps qui a -senti, celle de l'intelligence qui a perçu; admettre le sens et la -raison, témoignages humains et par conséquent suspects.» - -Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.--«Mais nous allons tomber dans -l'abîme effrayant du scepticisme.» - -Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles. - -«Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits -indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. - ---Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il, -en quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à peu près -du vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose indivisible? - ---Ah! tu n'es qu'un sophiste!» Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois -jours. - -Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. -Bouvard souriait de temps à autre,--et renouant la conversation: - -«C'est qu'il est difficile de ne pas douter: ainsi, pour Dieu, les -preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et -mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un -esprit, demeure inconcevable. - ---Je me sens à la fois matière et pensée, tout en ignorant ce qu'est -l'une et l'autre. - ---L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des -mystères aussi bien que mon âme,--à plus forte raison l'union de l'âme -et du corps. - -Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche -la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bossuet y voit un miracle -perpétuel, ce qui est une bêtise: un miracle perpétuel ne serait plus -un miracle. - ---Effectivement!» dit Pécuchet. - -Et tous deux s'avouèrent qu'ils étaient las des philosophes. Tant de -systèmes vous embrouillent. La métaphysique ne sert à rien. On peut -vivre sans elle. - -D'ailleurs, leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois -barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, -cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense -allait toujours, et maître Gouy ne payait pas. - -Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent, -soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou -en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont -ils garderaient l'usufruit.--Moyen impraticable, dit Marescot, mais une -affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus. - -Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit -l'émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l'espalier.--Marcel -devait fouir les plates-bandes. - -Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient; l'un fermait sa serpette, -l'autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se -promener: Bouvard, à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en -avant, les bras nus; Pécuchet, tout le long du mur, la tête basse, les -mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par -précaution; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir -Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de -pain. - -Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s'abordaient, -craignant de les perdre; et la métaphysique revenait. - -Elle revenait à propos de la pluie et du soleil, d'un gravier dans leur -soulier, d'une fleur sur le gazon, à propos de tout. - -En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière -est dans l'objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir -disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons peut-être des -choses qui n'existent pas. - -Ayant retrouvé au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils -l'émiettèrent sur de l'eau, et le camphre tourna. - -Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du -mouvement amènerait la vie. - -Mais si la matière en mouvement suffisait à créer des êtres, ils ne -seraient pas si variés. Car il n'existait, à l'origine, ni terres, ni -eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matière primordiale, -qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du monde, et qui les a -toutes produites? - -Quelquefois, ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatigué de les -servir, ne leur répondait plus, et ils s'acharnaient à la question, -principalement Pécuchet. - -Son besoin de vérité devenait une soif ardente. - -Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait -bientôt pour le quitter, et s'écriait, la tête dans ses mains: «Oh! le -doute! le doute! j'aimerais mieux le néant!» - -Bouvard apercevait l'insuffisance du matérialisme et tâchait de s'y -retenir, déclarant, du reste, qu'il en perdait la boule. - -Ils commençaient des raisonnements sur une base solide; elle -croulait;--et tout à coup plus d'idée; comme une mouche s'envole, dès -qu'on veut la saisir. - -Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du -feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor -faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se -balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs -pensées. - -Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au bout de l'appartement, puis -revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur -le sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait, -au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de -chasse. - -On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, -n'y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa -lippe tombante et son air d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. -Depuis longtemps, ils voulaient s'en défaire, mais, par négligence, -remettaient cela de jour en jour. - -Un soir, au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa -l'orteil au pouce de saint Pierre,--et tournant contre lui son -irritation: - -«Il m'embête, ce coco-là: flanquons-le dehors!» - -C'était difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenêtre et -l'inclinèrent sur le bord, doucement. Pécuchet à genoux tâcha de -soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. -Le bonhomme de pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la -hallebarde, comme levier,--et arrivèrent enfin à l'étendre tout droit. -Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant,--un -bruit mat retentit, et le lendemain ils le trouvèrent, cassé en douze -morceaux, dans l'ancien trou aux composts. - -Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. -Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une -hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: «Pardon! elle -y met une clause; c'est que vous lui vendrez les Écalles pour 1,500 -francs. Le prêt sera soldé aujourd'hui même. L'argent est chez moi dans -mon étude.» - -Ils avaient envie de céder l'un et l'autre. Bouvard finit par répondre: -«Mon Dieu... soit! - ---Convenu!» dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui -était Mme Bordin. - -«Je m'en doutais!» s'écria Pécuchet. - -Bouvard, humilié, se tut. - -Elle ou un autre, qu'importait! le principal étant de sortir d'embarras. - -L'argent touché (celui des Écalles le serait plus tard), ils payèrent -immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand, -au détour des halles, le père Gouy les arrêta. - -Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la -nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu -la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste -de l'après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le -charpentier, le maçon et le couvreur. Les réparations monteraient à -1,800 francs, pour le moins. - -Puis, le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait -conté tout à l'heure la vente des Écalles. Une pièce d'un rendement -magnifique, à sa convenance, qui n'avait presque pas besoin de culture, -le meilleur morceau de toute la ferme!--et il demandait une diminution. - -Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il -conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l'acre estimé 2,000 -francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il -gagnerait certainement. - -Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Et bientôt comment vivre? - -Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel -n'entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres. -La soupe ressemblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, -les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et, au dessert, -Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête. - -«Soyons philosophes, dit Pécuchet, un peu moins d'argent, les -intrigues d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce que -tout cela? Tu es trop plongé dans la matière! - ---Mais quand elle me gêne, dit Bouvard. - ---Moi, je ne l'admets pas!» repartit Pécuchet. - -Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley et ajouta: - -«Je nie l'étendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la vraie -substance, c'est l'esprit percevant les qualités. - ---Parfait, dit Bouvard; mais le monde supprimé, les preuves manqueront -pour l'existence de Dieu.» - -Pécuchet se récria, et longuement, bien qu'il eût un rhume de cerveau, -causé par l'iodure de potassium,--et une fièvre permanente contribuait -à son exaltation. Bouvard, s'en inquiétant, fit venir le médecin. - -Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus tard -des bains de cinabre. - -«A quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l'autre la forme s'en ira. -L'essence ne périt pas! - ---Sans doute, dit le médecin, la matière est indestructible! -Cependant... - ---Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'être. Ce corps qui -est là devant moi, le vôtre, docteur, m'empêche de connaître votre -personne, n'est pour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un masque.» - -Vaucorbeil le crut fou: - -«Bonsoir! Soignez votre masque!» - -Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie -hégélienne et voulut l'expliquer à Bouvard. - -«Tout ce qui est rationnel est réel. Il n'y a même de réel que l'idée. -Les lois de l'esprit sont les lois de l'univers, la raison de l'homme -est identique à celle de Dieu.» - -Bouvard feignait de comprendre. - -«Donc, l'absolu, c'est à la fois le sujet et l'objet, l'unité où -viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires -sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit -la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de -l'organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.» - -Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie, -son bréviaire à la main. - -Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'Hégel -et voir un peu ce qu'il en dirait. - -L'homme à la soutane s'assit près d'eux, et Pécuchet aborda le -christianisme. - -«Aucune religion n'a établi aussi bien cette vérité: «La nature n'est -qu'un moment de l'idée!» - ---Un moment de l'idée! murmura le prêtre, stupéfait. - ---Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union -consubstantielle avec elle. - ---Avec la nature? oh! oh! - ---Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort; donc, la -mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.» - -L'ecclésiastique se renfrogna. - -«Pas de blasphèmes! c'était pour le salut du genre humain qu'il a -enduré les souffrances. - ---Erreur! On considère la mort dans l'individu, où elle est un mal sans -doute; mais, relativement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas -l'esprit de la matière! - ---Cependant, monsieur, avant la création... - ---Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce -serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine, ce qui est -absurde.» - -Le prêtre se leva, des affaires l'appelaient ailleurs. - -«Je me flatte de l'avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque -l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort, -et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais tout -devient, comprends-tu? - ---Oui! je comprends, ou plutôt non!» - -L'idéalisme à la fin exaspérait Bouvard. - -«Je n'en veux plus; le fameux _cogito_ m'embête. On prend les idées des -choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu'on entend fort -peu au moyen de mots qu'on n'entend pas du tout! Substance, étendue, -force, matière et âme. Autant d'abstraction, d'imagination. Quant à -Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s'il est! Autrefois, -il causait le vent, la foudre, les révolutions. A présent, il diminue. -D'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité. - ---Et la morale, dans tout cela! - ---Ah! tant pis! - ---Elle manque de base, effectivement», se dit Pécuchet. - -Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des -prémisses qu'il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un -écrasement. - -Bouvard ne croyait même plus à la matière. - -La certitude que rien n'existe (si déplorable qu'elle soit) n'en -est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir. -Cette transcendance leur inspira de l'orgueil, et ils auraient voulu -l'étaler: une occasion s'offrit. - -Un matin, en allant chercher du tabac, ils virent un attroupement -devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il -était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le -conducteur l'avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes, et -les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance. - -Girbal et le capitaine restèrent sur la place; puis arriva le juge de -paix, curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de -velours et pantoufles de basane. - -Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils -seraient plus à leur aise, et, malgré les chalands et le bruit de la -sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache. - -«Mon Dieu! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilà tout! - ---On en triomphe par la vertu, répliqua le notaire. - ---Mais si on n'a pas de vertu?» - -Et Bouvard nia positivement le libre arbitre. - -«Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux! je suis -libre, par exemple, de remuer la jambe. - ---Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!» - -Le capitaine chercha une réponse, n'en trouva pas. Mais Girbal décocha -ce trait: - -«Un républicain qui parle contre la liberté! c'est drôle! - ---Histoire de rire!» dit Langlois. - -Bouvard l'interpella: - -«D'où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?» - -L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique. - -«Tiens! pas si bête! je la garde pour moi! - ---Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment, -puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous -n'êtes pas libre! - ---C'est une chicane», répondit en chœur l'assemblée. - -Bouvard ne broncha pas, et désignant la balance sur le comptoir: - -«Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De même, la -volonté; et l'oscillation de la balance entre deux poids qui semblent -égaux figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les -motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte, le détermine. - ---Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l'empêche pas -d'être un gaillard joliment vicieux.» - -Pécuchet prit la parole: - -«Les vices sont des propriétés de la nature, comme les inondations, les -tempêtes.» - -Le notaire l'arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des -orteils: - -«Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à -tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables. - ---Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est -dans son droit, comme l'honnête homme qui écoute la raison. - ---Ne défendez pas les monstres! - ---Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, -cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme -si la nature agissait pour une fin! - ---Alors, vous contestez la Providence? - ---Oui, je la conteste! - ---Voyez plutôt l'histoire, s'écria Pécuchet. Rappelez-vous les -assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les -familles, le chagrin des particuliers. - ---Et en même temps, ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un l'autre, -cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes -des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence une loi qui règle -tout, je veux bien, et encore! - ---Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes! - ---Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'après Condillac, est -d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que résumer -des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui, -précisément, sont discutables. - ---Avez-vous, comme nous, poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les -arcanes de la métaphysique? - ---Il est vrai, messieurs, il est vrai!» - -Et la société se dispersa. - -Mais Coulon, les tirant à l'écart, leur dit d'un ton paterne qu'il -n'était pas dévot, certainement, et même il détestait les jésuites. -Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sûr;--et au coin -de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe -en grommelant: - -«Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!» - -Bouvard et Pécuchet proférèrent en d'autres occasions leurs abominables -paradoxes. Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté -des femmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, -enfin sapaient les bases. - -Foureau s'en émut et les menaça de la prison, s'ils continuaient de -tels discours. - -L'évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des -thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent -inventées. - -Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de -percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer. - -Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux, -le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. - -En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait -jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres -Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la -terre. - -Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. - -Un après-midi, un dialogue s'éleva, dans la cour, entre Marcel et un -monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires. -C'était l'académicien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau -entr'ouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative -de raccommodement, et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de -dire à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats. - -Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait -d'importance; ils l'apercevaient comme dans un nuage descendu de leurs -cerveaux sur leurs prunelles. - -N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être -qu'en somme les prospérités et les malheurs s'équilibrent!--Mais le -bien de l'espèce ne console pas l'individu. - -«Et que m'importent les autres!» disait Pécuchet. - -Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé -jusque-là, et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par -des irritations quotidiennes. - -Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient -des travaux et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un -découragement profond. - -A la fin des repas, ils restaient, les coudes sur la table, à gémir -d'un air lugubre. Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans -sa cuisine, où il s'empiffrait solitairement. - -Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire part annonçant le -mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet. - -«Que Dieu le bénisse!» - -Et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux. - -Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les -jours qu'ils entraient dans les fermes, cherchant partout des -antiquités? Rien, maintenant, n'occasionnerait ces heures si douces -que remplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en -séparait. Quelque chose d'irrévocable était venu. - -Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs, -allèrent très loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le -ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un -ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta, et -ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d'un chien. - -Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait -sous des babines bleuâtres des crocs d'ivoire; à la place du ventre, -c'était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter, tant -grouillait dessus la vermine. Elle s'agitait, frappée par le soleil, -sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur,--odeur -féroce et comme dévorante. - -Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillèrent ses yeux. - -Pécuchet dit stoïquement: «Nous serons un jour comme ça!» - -L'idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant. - -Après tout, elle n'existe pas. On s'en va dans la rosée, dans la brise, -dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de -l'éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la -nature ce qu'elle vous a prêté, et le néant qui est devant nous n'a -rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière. - -Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'une nuit intense, d'un trou -sans fond, d'un évanouissement continu; n'importe quoi valait mieux que -cette existence monotone, absurde et sans espoir. - -Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours -désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, -et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. -L'ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or le plus vaste -des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une -minute. Quand donc arriverait-elle? - -«Autant tout de suite en finir. - ---Comme tu voudras», dit Bouvard. - -Et ils examinèrent la question du suicide. - -Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre -une action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous -ce pouvoir? Ce n'est point une lâcheté, bien qu'on dise,--et -l'insolence est belle de bafouer, même à son détriment, ce que les -hommes estiment le plus. - -Ils délibérèrent sur le genre de mort. - -Le poison fait souffrir. Pour s'égorger, il faut trop de courage. Avec -l'asphyxie, on se rate souvent. - -Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique. -Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un nœud -coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux cordes. - -Ce moyen fut résolu. - -Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans -l'arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs -paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait -s'attendrir sur eux-mêmes. Cependant ils ne lâchaient point leur -projet, et, à force d'en parler, s'y accoutumèrent. - -Le soir du 24 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient -dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur -son gilet de tricot, et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus -la robe de moine, par économie. - -Comme ils avaient grand'faim (car Marcel, sorti dès l'aube, n'avait pas -reparu), Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d'eau-de-vie, et -Pécuchet de prendre du thé. - -En soulevant la bouilloire, il répandit de l'eau sur le parquet. - -«Maladroit!» s'écria Bouvard. - -Puis, trouvant l'infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux -cuillerées de plus. - -«Ce sera exécrable, dit Pécuchet. - ---Pas du tout!» - -Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut -brisée, la dernière du beau service en porcelaine. - -Bouvard pâlit.--«Continue! saccage! ne te gêne pas! - ---Grand malheur, vraiment! - ---Oui! un malheur! je la tenais de mon père! - ---Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant. - ---Ah! tu m'insultes! - ---Non, mais je te fatigue! je le vois bien! avoue-le!» - -Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. -Ils criaient à la fois tous les deux, l'un irrité par la faim, l'autre -par l'alcool. La gorge de Pécuchet n'émettait plus qu'un râle. - -«C'est infernal, une vie pareille; j'aime mieux la mort. Adieu!» - -Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte. - -Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l'ouvrir, courut derrière -lui, arriva dans le grenier. - -La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises, -avec le câble dans sa main. - -L'esprit d'imitation emporta Bouvard: - -«Attends-moi!» - -Et il montait sur l'autre chaise, quand, s'arrêtant tout à coup: - -«Mais... nous n'avons pas fait notre testament. - ---Tiens! c'est juste.» - -Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour -respirer. - -L'air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir -comme de l'encre. - -La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les -brumes de l'horizon. - -Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol, et, grandissant, se -rapprochant, toutes allaient du côté de l'église. - -Une curiosité les y poussa. - -C'était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des -bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux. - -Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres, suspendus dans la -longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, -et, au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des -cierges géants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les têtes -de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, -on distinguait le prêtre, dans sa chasuble d'or; à sa voix aiguë -répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte -de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, représentant -le Chemin de la croix, décoraient les murs. Au milieu du chœur, devant -l'autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les -oreilles toutes droites. - -La tiède température leur procura un singulier bien-être, et leurs -pensées, orageuses tout à l'heure, se faisaient douces, comme des -vagues qui s'apaisent. - -Ils écoutèrent l'Évangile et le _Credo_, observaient les mouvements du -prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, -les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous -priaient, absorbés dans la même joie profonde, et voyaient sur la -paille d'une étable rayonner comme un soleil le corps de l'enfant-Dieu. -Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et -Pécuchet malgré la dureté de son cœur. - -Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent, et, au tintement d'une -clochette, le petit agneau bêla. - -L'hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus -haut possible. Alors éclata un chant d'allégresse qui conviait le monde -aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet, involontairement, s'y -mêlèrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme. - - - - -IX - - -Marcel reparut le lendemain, à trois heures, la face verte, les -yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant -l'eau-de-vie, immonde. - -Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près -d'Iqueville, faire le réveillon chez un ami;--et bégayant plus que -jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce, comme s'il -eût commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un calme singulier les -portait à l'indulgence. - -La neige avait fondu tout à coup, et ils se promenaient dans leur -jardin, humant l'air tiède, heureux de vivre. - -Était-ce le hasard seulement qui les avait détournés de la mort? -Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion; -et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils -dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures pieuses. - -L'Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils -apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en -dessous l'écoutant,--ou bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui -tirent des filets,--puis sur l'ânesse, dans la clameur des _alleluia_, -la chevelure éventée par les palmes frémissantes; enfin au haut de la -croix, inclinant sa tête, d'où tombe éternellement une rosée sur le -monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c'est la tendresse pour -les humbles, la défense des pauvres, l'exaltation des opprimés.--Et -dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal au milieu de -tant de préceptes; pas un dogme, nulle exigence que la pureté du cœur. - -Quant aux miracles, leur raison n'en fut pas surprise; dès l'enfance, -ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet et le -disposa à mieux comprendre l'_Imitation_. - -Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux, mais des plaintes, un -resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant -ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d'un -cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît -si lamentable qu'il faut, l'oubliant, se retourner vers Dieu;--et les -deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin -d'être simples, d'aimer quelque chose, de se reposer l'esprit. - -Ils abordèrent l'_Ecclésiaste_, _Isaïe_, _Jérémie_. - -Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le -fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et -son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages. - -Ils lisaient cela le dimanche, à l'heure des vêpres, pendant que la -cloche tintait. - -Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C'était -une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de -Faverges les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix -leur dit, en clignant de l'œil: «Parfait! je vous approuve.» Toutes les -bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bénit. - -L'abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta; -et le prêtre ne parlait pas de religion. - -Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que Pécuchet, d'un air -indifférent, lui demanda comment s'y prendre pour obtenir la foi. - -«Pratiquez d'abord.» - -Ils se mirent à pratiquer, l'un avec espoir, l'autre par défi, Bouvard -étant convaincu qu'il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il -suivit régulièrement tous les offices, mais, à l'encontre de Pécuchet, -ne voulut pas s'astreindre au maigre. - -Était-ce une mesure d'hygiène? On sait ce que vaut l'hygiène! Une -affaire de convenance? A bas les convenances! Une marque de soumission -envers l'Église? Il s'en fichait également! bref, déclarait cette règle -absurde, pharisaïque et contraire à l'esprit de l'Évangile. - -Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine -leur servait. - -Mais Bouvard, cette fois, s'était commandé un bifteck. Il s'assit, -coupa la viande;--et Marcel le regardait scandalisé, tandis que -Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue. - -Bouvard restait la fourchette d'une main, le couteau de l'autre. Enfin, -se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains -tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait. - -«Tu te trouves mal? - ---Non! mais!...» et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c'était -plus fort que lui), il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la -crainte de mourir. - -Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise. - -Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie sérieuse, et, lâchant -le mot, dit qu'il venait de se confesser. - -Alors ils discutèrent l'importance de la confession. - -Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en -public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette -enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de -moralité. - -Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices; les bouffées -d'orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail -l'exemptait de la paresse; quant à la gourmandise, personne de plus -sobre. Quelquefois des colères l'emportaient. - -Il se jura de n'en plus avoir. - -Ensuite, il faudrait acquérir des vertus, premièrement -l'humilité,--c'est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne -de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement -bas que l'on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il était -loin encore de ces dispositions. - -Une autre vertu lui manquait: la chasteté.--Car, intérieurement, il -regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gênait -avec son décolletage. - -Il l'enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques à craindre de -porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon. - -Tant de soins autour de la luxure la développèrent. Le matin, -principalement, il avait à subir de grands combats, comme en eurent -saint Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé; de -suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une -expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour -veut des sacrifices,--et quel plus pénible que celui de notre corps! - -Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas, -se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne -mettait plus de casquette. - -Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le -mur de la terrasse près de la maison,--et, sans le vouloir, se trouva -plonger dans la chambre de Pécuchet. - -Son ami, nu jusqu'au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait -les épaules doucement, puis, s'animant, retira sa culotte, cingla ses -fesses et tomba sur une chaise, hors d'haleine. - -Bouvard fut troublé comme à la découverte d'un mystère, qu'on ne doit -pas surprendre. - -Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux, -moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure;--changements -qui étaient dus à l'intervention de Reine, la servante de M. le curé. - -Mêlant les choses de l'église à celles de sa cuisine, forte comme -un valet de charrue et dévouée, bien que irrespectueuse, elle -s'introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait -maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience. - -Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à -la chinoise, un nez en bec de vautour. C'était M. Gouttman, négociant -en articles de piété; il en déballa quelques-uns, enfermés dans des -boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les -dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de -clinquant, et des sacrés-cœurs en carton bleu, des saint Joseph à barbe -rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le prix seul -l'arrêtait. - -Gouttman ne demandait pas d'argent. Il préférait les échanges, et, -monté dans le muséum, il offrit contre des vieux fers et tous les -plombs un stock de ses marchandises. - -Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l'œil de Pécuchet, les -instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le -convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, la -hallebarde; Bouvard, las d'en avoir démontré la manœuvre, l'abandonna. -L'estimation totale étant faite, ces messieurs devaient encore -cent francs. On s'arrangea, moyennant quatre billets à trois mois -d'échéance,--et ils s'applaudirent du bon marché. - -Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une -crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum. - -Il y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint Jean-Baptiste en cire; -le long du corridor, les portraits des gloires épiscopales, et au -bas de l'escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en -manteau d'azur et couronnée d'étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs, -n'imaginant au paradis rien de plus beau. - -Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait -bien dans le vestibule! Pécuchet s'arrêtait parfois devant l'ancienne -fosse aux composts, où l'on reconnaissait la tiare, une sandale, un -bout d'oreille; lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner, car -maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et -bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint -Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça. - -Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la -fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et, d'un air -frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu'aux -poignets. Un jour vint où le chant du coq l'importuna, les roses -l'écœuraient; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des regards -farouches. - -Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient -des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient -donné comme le sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieu se -manifestait à son cœur par la forme des nids, la clarté des sources, -la bienfaisance du soleil, et la dévotion de son ami lui semblait -extravagante, fastidieuse. - -«Pourquoi gémis-tu pendant le repas? - ---Nous devons manger en gémissant, répondit Pécuchet, car l'homme, par -cette voie, a perdu son innocence», phrase qu'il avait lue dans le -_Manuel du Séminariste_, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy, -et il buvait de l'eau de la Salette, se livrait, portes closes, à -des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de -Saint-François. - -Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage -à la sainte Vierge. - -Le choix des localités l'embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de -Fourvières, de Chartres, d'Embrun, de Marseille ou d'Auray? Celle de la -Délivrande, plus proche, convenait aussi bien. - -«Tu m'accompagneras! - ---J'aurais l'air d'un cornichon!» dit Bouvard. - -Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l'être et -céda par complaisance. - -Les pèlerinages doivent s'accomplir à pied. Mais quarante-trois -kilomètres seraient durs; et les gondoles n'étant pas congruentes à la -méditation, ils louèrent un vieux cabriolet, qui, après douze heures de -route, les déposa devant l'auberge. - -Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes supportant deux -pots à l'eau dans des petites cuvettes ovales, et l'hôtelier leur -apprit que c'était la _chambre des capucins_ sous la Terreur. On y -avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les -bons Pères y disaient la messe clandestinement. - -Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la -chapelle, prise en bas dans la cuisine. - -Elle a été fondée au commencement du IIe siècle par saint Regnobert, -premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui vivait au VIIe, -ou par Robert le Magnifique, au milieu du XIe. - -Les Danois, les Normands et surtout les protestants l'ont incendiée et -ravagée à différentes époques. - -Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton qui, en -frappant du pied, dans un herbage, indiqua l'endroit où elle était, et -sur cette place le comte Baudoin érigea un sanctuaire. - -Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez -les Sarrasins, l'invoqua: ses fers tombent et il s'échappe. Un avare -découvre dans son grenier un troupeau de rats, l'appelle à son secours, -et les rats s'éloignent. Le contact d'une médaille ayant effleuré -son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste de -Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l'avait perdue -pour avoir blasphémé; et, par sa protection, M. et Mme de Becqueville -eurent assez de force pour vivre chastement en état de mariage. - -On cite, parmi ceux qu'elle a guéris d'affections irrémédiables, Mlle -de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de -Jumillac, née d'Osseville. - -Des personnages considérables l'ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux -filles de Gaston d'Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche -d'Antioche; Monseigneur Véroles, vicaire apostolique de la Mantchourie; -et l'archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du -prince de Talleyrand. - -«Elle pourra, dit Pécuchet, te convertir aussi!» - -Bouvard, déjà couché, eut une sorte de grognement et s'endormit tout à -fait. - -Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la chapelle. - -On en construisait une autre; des toiles et des planches embarrassaient -la nef, et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout -l'autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens. - -La statue miraculeuse, dans une niche à gauche du chœur, est enveloppée -d'une robe à paillettes; le bedeau survint, ayant pour chacun d'eux un -cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant la balustrade, -demanda trois francs, fit une révérence et disparut. - -Ensuite, ils regardèrent les ex-voto. - -Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des -fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève -de l'École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles -militaires, des cœurs d'argent, et dans l'angle, au niveau du sol, une -forêt de béquilles. - -De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire. - -Quand il fut resté quelques minutes au bas de l'autel, il monta les -trois marches, dit l'_Oremus_, l'_Introït_ et le _Kyrie_, que l'enfant -de chœur à genoux récita tout d'une haleine. - -Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On -entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d'un marteau -cognant des pierres. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondait aux -_Amen_. Pendant l'élévation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une -foi constante et indestructible. - -Bouvard, dans un fauteuil à ses côtés, lui prit son Eucologe et -s'arrêta aux litanies de la Vierge. - -«Très pure, très chaste, vénérable, aimable, puissante, clémente, tour -d'ivoire, maison d'or, porte du matin.» - -Ces mots d'adoration, ces hyperboles l'emportèrent vers celle qui est -célébrée par tant d'hommages. - -Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d'église, sur un -amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l'Enfant-Dieu à sa -poitrine,--mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de -la terre,--idéal de la femme transportée dans le ciel; car, sorti de -ses entrailles, l'homme exalte son amour et n'aspire qu'à reposer sur -son cœur. - -La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s'adossent contre -le mur du côté de la place. On y voit des images, des bénitiers, des -urnes à filets d'or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets -d'ivoire; et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait -les yeux, faisait ressortir la brutalité des peintures, la hideur -des dessins. Bouvard qui, chez lui, trouvait ces choses abominables, -fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue. -Pécuchet, comme souvenir, se contenta d'un rosaire. - -Les marchands criaient: - -«Allons! allons! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante -centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame!» - -Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques -désobligeantes s'élevèrent. - -«Qu'est-ce qu'ils veulent, ces oiseaux-là? - ---Ils sont peut-être des Turcs! - ---Des protestants plutôt!» - -Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes -lui posa la main sur l'épaule; tous braillaient à la fois; puis, -quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de -sollicitations et d'injures. - -Bouvard n'y tint plus. - -«Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu!» - -La tourbe s'écarta. - -Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria -qu'ils s'en repentiraient. - -En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le café Gouttman. Son -négoce l'appelait en ces parages, et il causait avec un individu -examinant des bordereaux sur la table devant eux. - -Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le -teint rouge et la taille fine malgré ses cheveux blancs, l'air à la -fois d'un officier en retraite et d'un vieux cabotin. - -De temps à autre, il lâchait un juron, puis sur un mot de Gouttman dit -plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier. - -Bouvard, qui l'observait, au bout d'un quart d'heure s'approcha de lui. - -«Barberou, je crois? - ---Bouvard!» s'écria l'homme à la casquette. Et ils s'embrassèrent. - -Barberou, depuis vingt ans, avait enduré toutes sortes de fortunes. - -Gérant d'un journal, commis d'assurances, directeur d'un parc aux -huîtres.--«Je vous conterai cela»; enfin, revenu à son premier métier, -il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui «faisait -le diocèse», lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques,--«mais, -permettez; dans une minute, je suis à vous!» - -Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette: -«Comment, deux mille? - ---Sans doute! - ---Ah! elle est forte, celle-là! - ---Vous dites? - ---Je dis que j'ai vu Hérambert, moi-même, répliqua Barberou furieux. La -facture porte quatre mille; pas de blagues!» - -Le brocanteur ne perdit point contenance. - -«Eh bien; elle vous libère! après?» - -Barberou se leva, et, à sa figure blême d'abord, puis violette, -Bouvard et Pécuchet croyaient qu'il allait étrangler Gouttman. - -Il se rassit, croisa les bras.--«Vous êtes une rude canaille, -convenez-en! - ---Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde! - ---Je vous flanquerai un procès! - ---Ta! ta! ta!» Puis, ayant bouclé son portefeuille, Gouttman souleva le -bord de son chapeau: «A l'avantage!» Et il sortit. - -Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée -par suite de manœuvres usuraires, il avait livré à Gouttman trois -mille francs de vins. Ce qui payerait sa dette avec mille francs de -bénéfices; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le -renverraient, on le poursuivrait!--«Crapule! brigand! sale juif!--et -ça dîne dans les presbytères! D'ailleurs, tout ce qui touche à la -calotte!...» Il déblatéra contre les prêtres et tapait sur la table -avec tant de violence que la statuette faillit tomber. - -«Doucement! dit Bouvard. - ---Tiens! Qu'est-ce que ça?» Et Barberou ayant défait l'enveloppe de la -petite Vierge: «Un bibelot du pèlerinage! A vous?» - -Bouvard, au lieu de répondre, sourit d'une manière ambiguë. - -«C'est à moi!» dit Pécuchet. - ---Vous m'affligez, reprit Barberou, mais je vous éduquerai -là-dessus,--n'ayez pas peur!» Et comme on doit être philosophe, et que -la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner. - -Tous les trois s'attablèrent. - -Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la -bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt et -leur apporterait un livre farce. - -L'idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans -la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet -ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il -penchait vers la religion. - -M. Marescot s'était présenté la veille pour leur faire une -communication importante.--Marcel n'en savait pas davantage. - -Le notaire ne put les recevoir que trois jours après;--et de suite -exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme -Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme. - -Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et -aboutissants, défauts et avantages; et ce désir était comme un cancer -qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chérissait, -par-dessus tout, _le bien_, moins pour la sécurité du capital que -pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l'espoir -de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance -journalière, de longues économies, et elle attendait, avec impatience, -la réponse de Bouvard. - -Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet, un jour, se trouvât -sans fortune; mais il fallait saisir l'occasion,--qui était l'effet du -pèlerinage;--la Providence, pour la seconde fois, se manifestait en -leur faveur. - -Ils offrirent les conditions suivantes: la rente, non pas de sept -mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dévolue au dernier -survivant. Marescot fit valoir que l'un était faible de santé. Le -tempérament de l'autre le disposait à l'apoplexie, et Mme Bordin signa -le contrat, emportée par la passion. - -Bouvard en resta mélancolique. Quelqu'un désirait sa mort, et cette -réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu et -d'éternité. - -Trois jours après, M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu'il -donnait une fois par an à des collègues. - -Le dîner commença vers deux heures de l'après-midi, pour finir à onze -heures du soir. - -On y but du poiré, on y débita des calembours. L'abbé Pruneau composa, -séance tenante, un acrostiche; M. Bougon fit des tours de cartes, -et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la -galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le -lendemain. - -Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la religion sous des -couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste?--et Bouvard consentit -bientôt à s'approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que -lui, participerait au sacrement. - -Le grand jour arriva. - -L'église, à cause des premières communions, était pleine de monde. -Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu -peuple se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la -porte. - -Ce qui allait se passer tout à l'heure était inexplicable, songeait -Bouvard, mais la raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De -très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux, et, dans -une sorte d'engourdissement, il contemplait l'autel, l'encensoir, les -flambeaux, la tête un peu vide, car il n'avait rien mangé et éprouvait -une singulière faiblesse. - -Pécuchet, en méditant la Passion de Jésus-Christ, s'excitait à -des élans d'amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des -autres,--et les ravissements, les transports, les illuminations des -saints, tous les êtres, l'univers entier. Bien qu'il priât avec -ferveur, les différentes parties de la messe lui semblèrent un peu -longues. - -Enfin, les petits garçons s'agenouillèrent sur la première marche de -l'autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient -inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les -remplacèrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient; de -loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du chœur. - -Puis ce fut le tour des grandes personnes. - -La première du côté de l'évangile était Pécuchet; mais, trop ému sans -doute, il oscillait la tête de droite et de gauche. Le curé eut peine -à lui mettre l'hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les -prunelles. - -Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires, que sa langue -lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya -Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sans savoir -pourquoi, il rougit. - -Après Mme Bordin, communièrent ensemble Mlle de Faverges, la comtesse, -leur dame de compagnie, et un monsieur que l'on ne connaissait pas à -Chavignolles. - -Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l'instituteur,--quand -tout à coup on vit paraître Gorju. - -Il n'avait plus de barbiche et il regagna sa place, les bras en croix -sur la poitrine, d'une manière fort édifiante. - -Le curé harangua les petits garçons. Qu'ils aient soin plus tard de ne -point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours -leur robe d'innocence. Pécuchet regretta la sienne, mais on remuait des -chaises; les mères avaient hâte d'embrasser leurs enfants. - -Les paroissiens, à la sortie, échangèrent des félicitations. -Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges, en attendant sa voiture, se -tourna vers Bouvard et Pécuchet, et présenta son futur gendre: «M. le -baron de Mahurot, ingénieur!» Le comte se plaignait de ne pas les voir. -Il serait revenu la semaine prochaine.--«Notez-le! je vous prie.» La -calèche étant arrivée, les dames du château partirent, et la foule se -dispersa. - -Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l'herbe. Le -facteur, comme la maison était close, l'avait jeté par-dessus le mur. -C'était l'ouvrage que Barberou avait promis: _Examen du Christianisme_, -par Louis Hervieu, ancien élève de l'École normale. Pécuchet le -repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître. - -On lui avait répété que le sacrement le transformerait: durant -plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était -toujours le même, et un étonnement douloureux le saisit. - -Comment! la chair de Dieu se mêle à notre chair et elle n'y cause -rien! La pensée qui gouverne les mondes n'éclaire pas notre esprit! Le -suprême pouvoir nous abandonne à l'impuissance! - -M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le _Catéchisme_ de l'abbé -Gaume. - -Au contraire, la dévotion de Pécuchet s'était développée. Il aurait -voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes en se -promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter et -les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules et -le capitaine l'appela Tartufe. On trouvait maintenant qu'ils allaient -trop loin. - -Une excellente habitude, c'est d'envisager les choses comme autant de -symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier; -devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux; -dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la -mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il -songeait à l'enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité -s'est revêtue. Le tic-tac de l'horloge lui rappelait les battements de -son cœur, une piqûre d'épingle les clous de la croix; mais il eut beau -se tenir à genoux, pendant des heures, et multiplier les jeûnes, et se -pressurer l'imagination, le détachement de soi-même ne se faisait pas; -impossible d'atteindre à la contemplation parfaite. - -Il recourut à des auteurs mystiques: sainte Thérèse, Jean de la -Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, monseigneur -Chaillot. Au lieu des sublimités qu'il attendait, il ne rencontra -que des platitudes, un style très lâche, de froides images et force -comparaisons tirées de la boutique des lapidaires. - -Il apprit cependant qu'il y a une purgation active et une purgation -passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces -d'oraisons, neuf excellences dans l'amour, six degrés dans l'humilité, -et que la blessure de l'âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel. - -Des points l'embarrassaient. - -«Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l'on doive -remercier Dieu pour le bienfait de l'existence? Quelle mesure garder -entre la crainte indispensable au salut et l'espérance, qui ne l'est -pas moins? Où est le signe de la grâce? etc.» - -Les réponses de M. Jeufroy étaient simples: - -«Ne vous tourmentez pas. A vouloir tout approfondir, on court sur une -pente dangereuse.» - -Le _Catéchisme de Persévérance_, par Gaume, avait tellement dégoûté -Bouvard, qu'il prit le volume de Louis Hervieu. C'était un sommaire -de l'exégèse moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme -républicain, l'avait acheté. - -Il éveilla des doutes dans l'esprit de Bouvard, et d'abord sur le péché -originel.--«Si Dieu a créé l'homme peccable, il ne devait pas le punir, -et le mal est antérieur à la chute, puisqu'il y avait déjà des volcans, -des bêtes féroces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice! - ---Que voulez-vous? disait le curé, c'est une de ces vérités dont -tout le monde est d'accord, sans qu'on puisse en fournir de preuves; -et nous-mêmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de -leurs pères. Ainsi les mœurs et les lois justifient ce décret de la -Providence, que l'on retrouve dans la nature.» - -Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l'enfer. - -«Car tout châtiment doit viser à l'amélioration du coupable, ce qui -devient impossible avec une peine éternelle; et combien l'endurent! -Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres, -les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par -Dieu, et dans quel but? pour les punir d'une faute qu'ils n'ont pas -commise! - ---Telle est l'opinion de saint Augustin, ajouta le curé, et saint -Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu'aux fœtus. L'Église, il est -vrai, n'a rien décidé à cet égard. Une remarque, pourtant: ce n'est -pas Dieu, mais le pécheur qui se damne lui-même, et l'offense étant -infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit être infinie. Est-ce -tout, monsieur? - ---Expliquez-moi la Trinité, dit Bouvard. - ---Avec plaisir. Prenons une comparaison: les trois côtés du triangle, -ou plutôt notre âme, qui contient: être, connaître et vouloir; ce qu'on -appelle faculté chez l'homme est personne en Dieu. Voilà le mystère. - ---Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle; ces -trois facultés de l'âme ne font pas trois âmes, et vos personnes de la -Trinité sont trois Dieux. - ---Blasphème! - ---Alors, il n'y a qu'une personne, un Dieu, une substance affectée de -trois manières! - ---Adorons sans comprendre, dit le curé. - ---Soit», dit Bouvard. - -Il avait peur de passer pour un impie, d'être mal vu au château. - -Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures -en hiver, et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte, par ses -allures, «rappelait le chic de l'ancienne cour»; la comtesse, placide -et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle -Yolande, leur fille, était «le type de la jeune personne», l'ange des -keepsakes, et Mme de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait à -Pécuchet, ayant son nez pointu. - -La première fois qu'ils entrèrent dans le salon, elle défendait -quelqu'un. - -«Je vous assure qu'il est changé! Son cadeau le prouve.» - -Ce quelqu'un était Gorju. Il venait d'offrir aux futurs époux un -prie-Dieu gothique. On l'apporta. Les armes des deux maisons s'y -étalaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et Mme -de Noares lui dit: - -«Vous vous souviendrez de mon protégé?» - -Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d'une douzaine d'années, et -sa sœur, qui en avait peut-être dix. Par les trous de leurs guenilles, -on voyait leurs membres rouges de froid. L'un était chaussé de -vieilles pantoufles, l'autre n'avait plus qu'un sabot. Leurs fronts -disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d'eux, -avec des prunelles ardentes, comme de jeunes loups effarés. - -Mme de Noares conta qu'elle les avait rencontrés le matin sur la grande -route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail. - -On leur demanda leur nom. - -«Victor, Victorine. - ---Où était leur père? - ---En prison. - ---Et avant, que faisait-il? - ---Rien. - ---Leur pays? - ---Saint-Pierre. - ---Mais quel Saint-Pierre? - -Les deux petits, pour toute réponse, disaient, en reniflant: - -«Sais pas, sais pas.» - -Leur mère était morte, et ils mendiaient. - -Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner; -elle attendrit la comtesse, piqua d'honneur le comte, fut soutenue par -Mademoiselle, s'obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait -soin. On leur trouverait de l'ouvrage plus tard, et, comme ils ne -savaient ni lire ni écrire, Mme de Noares leur donnerait elle-même des -leçons, afin de les préparer au catéchisme. - -Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches; -il les interrogeait, puis faisait une conférence où il mettait de la -prétention, à cause de l'auditoire. - -Une fois qu'il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s'en -retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement. - -Jacob s'est distingué par des filouteries, David par les meurtres, -Salomon par ses débauches. - -L'abbé lui répondit qu'il fallait voir au delà. Le sacrifice d'Abraham -est la figure de la Passion; Jacob une autre figure du Messie, comme -Joseph, comme le serpent d'airain, comme Moïse. - -«Croyez-vous, dit Bouvard, qu'il ait composé le _Pentateuque_? - ---Oui, sans doute! - ---Cependant on y raconte sa mort; même observation pour Josué, et -quant aux Juges, l'auteur nous prévient qu'à l'époque dont il fait -l'histoire, Israël n'avait pas encore de rois. L'ouvrage fut donc écrit -sous les rois. Les prophètes aussi m'étonnent. - ---Il va nier les prophètes, maintenant! - ---Pas du tout! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des -formes diverses: celle d'un feu, d'une broussaille, d'un vieillard, -d'une colombe, et ils n'étaient pas certains de la révélation, -puisqu'ils demandent toujours un signe. - ---Ah! et vous avez découvert ces belles choses?... - ---Dans Spinosa.» - -A ce mot, le curé bondit. - -«L'avez-vous lu? - ---Dieu m'en garde! - ---Pourtant, monsieur, la science... - ---Monsieur, on n'est pas savant si l'on n'est chrétien.» - -La science lui inspirait des sarcasmes: - -«Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre science! Que savons-nous?» -disait-il. - -Mais il savait que le monde a été créé pour nous; il savait que les -archanges sont au-dessus des anges, il savait que le corps humain -ressuscitera tel qu'il était vers la trentaine. - -Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par méfiance de Louis -Hervieu, écrivit à Varlot, et Pécuchet, mieux informé, demanda à M. -Jeufroy des explications sur l'Écriture. - -Les six jours de la _Genèse_ veulent dire six grandes époques. Le rapt -des vases précieux fait par les Juifs aux Égyptiens doit s'entendre -des richesses intellectuelles, les arts, dont ils avaient dérobé le -secret. Isaïe ne se dépouilla pas complètement, _Nudus_, en latin, -signifiant nu jusqu'aux hanches; ainsi Virgile conseille de se mettre -nu pour labourer, et cet écrivain n'eût pas donné un précepte contraire -à la pudeur. Ézéchiel dévorant un livre n'a rien d'extraordinaire; ne -dit-on pas dévorer une brochure, un journal? - -Mais si l'on voit partout des métaphores, que deviendront les faits? -L'abbé soutenait cependant qu'ils étaient réels. - -Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus -loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la -Bible. - -L'_Exode_ nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices -dans le désert; on n'en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les -Paralipomènes et le livre d'Esdras ne sont point d'accord sur le -dénombrement du peuple. Dans le _Deutéronome_, Moïse voit le Seigneur -face à face; d'après l'_Exode_, jamais il ne put le voir. Où est alors -l'inspiration? - -«Motif de plus pour l'admettre, répliquait en souriant M. Jeufroy. Les -imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n'y prennent garde. -Dans l'embarras, recourons à l'Église. Elle est toujours infaillible.» - -De qui relève l'infaillibilité? - -Les conciles de Bâle et de Constance l'attribuent aux conciles. Mais -souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et -pour Arius; ceux de Florence et de Latran la décernent au pape. Mais -Adrien VI déclare que le pape, comme un autre, peut se tromper. - -Chicanes! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme. - -L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptême, -autrefois, était réservé pour les adultes; l'extrême-onction ne fut un -sacrement qu'au IXe siècle; la présence réelle a été décrétée au VIIIe; -le purgatoire reconnu au XVe; l'Immaculée Conception est d'hier. - -Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois -évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraît -s'égaler à Dieu; dans un autre, du même, se reconnaître son inférieur. - -L'abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le -témoignage des Sibylles, «dont le fond est véritable». Il retrouvait la -vierge dans les Gaules, l'annonce d'un rédempteur en Chine, la Trinité -partout, la croix sur le bonnet du grand lama, en Égypte au poing des -dieux;--et même, il fit voir une gravure représentant un nilomètre, -lequel était un phallus, suivant Pécuchet. - -M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait -des preuves dans les auteurs. Une lutte d'érudition s'engagea; et, -fouetté par l'amour-propre, Pécuchet devint transcendant, mythologue. - -Il comparait la Vierge à Isis, l'eucharistie au _homa_ des Perses, -Bacchus à Moïse, l'arche de Noé au vaisseau de Xithuros; ces -ressemblances, pour lui, démontraient l'identité des religions. - -Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu'il n'y a qu'un -Dieu,--et quand il était à bout d'arguments, l'homme à la soutane -s'écriait: «C'est un mystère!» - -Que signifie ce mot? Défaut de savoir; très bien. Mais s'il désigne -une chose dont le seul énoncé implique contradiction, c'est une -sottise,--et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait -dans son jardin, l'attendait au confessionnal, le relançait dans la -sacristie. - -Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir. - -Un jour, qu'il était parti à Sassetot administrer quelqu'un, Pécuchet -se porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la -conversation inévitable. - -C'était le soir, vers la fin d'août. Le ciel écarlate se rembrunit, -et un gros nuage s'y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au -sommet. - -Pécuchet, d'abord, parla de choses indifférentes; puis, ayant glissé le -mot martyr: - -«Combien pensez-vous qu'il y en ait eu? - ---Une vingtaine de millions, pour le moins. - ---Leur nombre n'est pas si grand, dit Origène. - ---Origène, vous savez, est suspect!» - -Un large coup de vent passa, inclinant l'herbe des fossés, et les deux -rangs d'ormeaux jusqu'au bout de l'horizon. - -Pécuchet reprit: «On classe dans les martyrs beaucoup d'évêques -gaulois, tués en résistant aux barbares, ce qui n'est plus la question. - ---Allez-vous défendre les empereurs?» - -Suivant Pécuchet, on les avait calomniés.--«L'histoire de la légion -thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept -fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d'Ancyre, -condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges -de sainte Ursule, dont une compagne s'appelait _Undecemilla_, un nom -pris pour un chiffre; encore plus les dix martyrs d'Alexandrie! - ---Cependant!... Cependant ils se trouvent dans des auteurs dignes de -créance.» - -Des gouttes d'eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie;--et -Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques -avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les -protestants et les libres penseurs, que tous les Romains autrefois. - -L'ecclésiastique se récria: «Mais on compte dix persécutions depuis -Néron jusqu'à César Galba! - ---Eh bien! et les massacres des Albigeois? et la Saint-Barthélemy? et -la révocation de l'édit de Nantes? - ---Excès déplorables, sans doute, mais vous n'allez pas comparer ces -gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule -de missionnaires. - ---Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jérôme de Prague, Jean Huss, -Bruno, Vanini, Anne Dubourg!» - -La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu'ils -rebondissaient du sol, comme de petites fusées blanches. Pécuchet et -M. Jeufroy marchaient avec lenteur, serrés l'un contre l'autre, et le -curé disait: - -«Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières! - ---L'Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très -bien. - ---On exposait les dames illustres dans les _lupanars_! - ---Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents? - ---Et notez que les chrétiens n'avaient rien fait contre l'État! - ---Les huguenots pas davantage!» - -Le vent chassait, balayait la pluie dans l'air. Elle claquait sur les -feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue, -se confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un -toit. Au loin seulement, la cabane d'un berger. - -Le maigre paletot de Pécuchet n'avait plus un fil de sec. L'eau coulait -le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, -dans ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros; le curé, en -relevant d'un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et -les pointes de son tricorne crachaient l'eau sur ses épaules comme des -gargouilles de cathédrale. - -Il fallut s'arrêter, et, tournant le dos à la tempête, ils restèrent -face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le -parapluie qui oscillait. - -M. Jeufroy n'avait pas interrompu la défense des catholiques. - -«Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait -dévorer un homme par deux tigres, comme il advint à saint Ignace? - ---Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes séparées de leurs -maris, d'enfants arrachés à leurs mères! Et les exils des pauvres, à -travers la neige, au milieu des précipices! On les entassait dans les -prisons; à peine morts, on les traînait sur la claie.» - -L'abbé ricana: «Vous me permettrez de n'en rien croire! Et nos martyrs -à nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée dans un filet -à une vache furieuse. Sainte Juliette périt assommée de coups. Saint -Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec -un marteau, déchiré les côtes avec des peignes en fer, traversé les -mains avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne. - ---Vous exagérez, dit Pécuchet. La mort des martyrs était en ce temps-là -une amplification de la rhétorique! - ---Comment! de la rhétorique? - ---Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l'histoire. -Les catholiques, en Irlande, éventrèrent des femmes enceintes pour -prendre leurs enfants! - ---Jamais! - ---Et les donner aux pourceaux! - ---Allons donc! - ---En Belgique, ils les enterraient toutes vives! - ---Quelle plaisanterie! - ---On a leurs noms! - ---Et quand même, objecta le prêtre, en secouant de colère son -parapluie, on ne peut les appeler des martyrs. Il n'y en a pas en -dehors de l'Église. - ---Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment -servirait-il à en démontrer l'excellence?» - -La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlèrent plus. - -Mais sur le seuil du presbytère, l'abbé dit: - -«Je vous plains! véritablement, je vous plains!» - -Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé -une malveillance antireligieuse, et une heure après, assis devant un -feu de broussailles, ils lisaient le _Curé Meslier_. Ces négations -lourdes le choquèrent; puis, se reprochant d'avoir méconnu peut-être -des héros, il feuilleta, dans la _Biographie_, l'histoire des martyrs -les plus illustres. - -Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l'arène! et si les -lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les -excitaient à s'avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire -debout, le regard au ciel; sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne -point paraître affligée. Pécuchet se mit à réfléchir. La fenêtre était -ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d'étoiles brillaient. Il devait -se passer dans leur âme des choses dont nous n'avons plus l'idée, -une joie, un spasme divin! Et Pécuchet, à force d'y rêver, dit qu'il -comprenait cela, aurait fait comme eux. - -«Toi? - ---Certainement. - ---Pas de blague! Crois-tu, oui ou non? - ---Je ne sais.» - -Il alluma une chandelle; puis, ses yeux tombant sur le crucifix dans -l'alcôve: - -«Combien de misérables ont recouru à celui-là!» - -Et après un silence: - -«On l'a dénaturé! c'est la faute de Rome: la politique du Vatican!» - -Mais Bouvard admirait l'Église pour sa magnificence et aurait souhaité -au moyen âge être un cardinal. - -«J'aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en!» - -La casquette de Pécuchet, posée devant les charbons, n'était pas sèche -encore. Tout en l'étirant, il sentit quelque chose dans la doublure, et -une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur -paraissant inexplicable. - -Mme de Noares voulut savoir de Pécuchet s'il n'avait pas éprouvé comme -un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions. Une fois, -pendant qu'il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille dans -sa casquette. - -Évidemment, elle l'aimait; ils auraient pu se marier: elle était veuve, -et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de -sa vie. - -Bien qu'il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l'avait dédié -à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions. - -Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les -indulgences qu'ils procurent, l'effet des reliques, les privilèges -des eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait -touché aux liens de saint Pierre. - -Parmi ses breloques luisait une perle d'or, à l'imitation de celle qui -contient, dans l'église d'Allouagne, une larme de Notre-Seigneur; un -anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du curé d'Ars, et comme -elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait à -une sacristie et à une officine d'apothicaire. - -Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres, à -dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du Sacré-Cœur. -Un monsieur devait lui envoyer de _la pâte des martyrs_, mélange de -cire pascale et de poussière humaine prise aux catacombes, et qui -s'emploie dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle en -promit à Pécuchet. - -Il parut choqué d'un tel matérialisme. - -Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d'opuscules -relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots du curé -dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. Mme de -Noares savait tout cela par cœur, avec une infinité de miracles. - -Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les -eût faits pour ébahir le monde. Sa grand'mère à elle-même avait serré -dans une armoire des pruneaux couverts d'un linge, et quand on ouvrit -l'armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la -croix.» - -«Expliquez-moi cela.» - -C'était son mot après ses histoires, qu'elle soutenait avec un -entêtement de bourrique, bonne femme d'ailleurs, et d'humeur enjouée. - -Une fois pourtant _elle sortit de son caractère_. Bouvard lui -contestait le miracle de Pezilla: un compotier où on avait caché des -hosties pendant la Révolution se dora de lui-même tout seul. - -«Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de -l'humidité? - ---Mais non! je vous répète que non! La dorure a pour cause le contact -de l'eucharistie.» - -Et elle donna en preuve l'attestation des évêques. - -«C'est, disent-ils, comme un bouclier, un... un palladium sur le -diocèse de Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy!» - -Bouvard n'y tint plus, et, ayant repassé son Louis Hervieu, emmena -Pécuchet. - -L'ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et, sur -un geste, alla prendre deux petits verres qu'elle emplit de _Rosolio_. - -Après quoi, Bouvard exposa ce qui l'amenait. - -L'abbé ne répondit pas franchement. - -«Tout est possible à Dieu, et les miracles sont une preuve de la -religion. - ---Cependant il y a des lois. - ---Cela n'y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger. - ---Que savez-vous s'il les dérange? répliqua Bouvard. Tant que la -nature suit sa routine, on n'y pense pas; mais, dans un phénomène -extraordinaire, nous voyons la main de Dieu. - ---Elle peut y être, dit l'ecclésiastique, et quand un événement se -trouve certifié par des témoins? - ---Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles!» - -Le prêtre devint rouge. - -«Sans doute..., quelquefois. - ---Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnés en preuves -ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire?» - -Reine intervint, et, prêchant comme son maître, dit qu'il fallait obéir. - -«La vie est un passage, mais la mort est éternelle! - ---Bref, ajouta Bouvard en lampant le _Rosolio_, les miracles -d'autrefois ne sont pas mieux démontrés que les miracles d'aujourd'hui: -des raisons analogues défendent ceux des chrétiens et des païens.» - -Le curé jeta sa fourchette sur la table. - -«Ceux-là étaient faux, encore un coup! Pas de miracles en dehors de -l'Église! - ---Tiens! se dit Pécuchet, même argument que pour les martyrs: la -doctrine s'appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.» - -M. Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit: - -«Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze -pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle! - ---Pas du tout!» - -Pécuchet en rendait compte d'une autre manière. - -«Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens, le Logos est -à Platon, la Vierge mère à l'Asie.» - -N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait pas que le -christianisme pût avoir humainement la moindre raison d'être, bien -qu'il en vît chez tous les peuples des prodromes ou des déformations. -L'impiété railleuse du XVIIIe siècle, il l'eût tolérée; mais la -critique moderne, avec sa politesse, l'exaspérait. - -«J'aime mieux l'athée qui blasphème que le sceptique qui ergote!» - -Puis il les regarda d'un air de bravade, comme pour les congédier. - -Pécuchet s'en retourna mélancolique. Il avait espéré l'accord de la foi -et de la raison. - -Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu: - -«Pour connaître l'abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes: - -«La raison vous dit: Le tout enferme la partie, et la foi vous répond: -Par la substantiation, Jésus, communiant avec ses apôtres, avait son -corps dans sa main et sa tête dans sa bouche. - -«La raison vous dit: On n'est pas responsable du crime des autres, et -la foi vous répond: Par le péché originel. - -«La raison vous dit: Trois, c'est trois, et la foi déclare: Trois, -c'est un.» - -Ils ne fréquentèrent plus l'abbé. - -C'était l'époque de la guerre d'Italie. - -Les honnêtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel. -Mme de Noares allait jusqu'à lui souhaiter la mort. - -Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du -salon tournait devant eux et qu'ils se miraient en passant dans les -hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées, -où tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d'un domestique, ils -éprouvaient un plaisir; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux -paroles qui s'y débitaient. - -Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en -développait les principes devant un cercle d'intimes: Hurel, le curé, -le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait -de temps à autre pour vingt-quatre heures au château. - -«Ce qu'il y a d'abominable, disait le comte, c'est l'esprit de 89! -D'abord, on conteste Dieu; ensuite, on discute le gouvernement; puis -arrive la liberté. Liberté d'injures, de révolte, de jouissances, -ou plutôt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent -proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute à la -persécution, comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me -résume: point d'État sans Dieu! la loi ne pouvant être respectée que si -elle vient d'en haut, et actuellement il ne s'agit pas des Italiens, -mais de savoir qui l'emportera de la révolution ou du pape, de Satan ou -de Jésus-Christ.» - -M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le -juge de paix en dodelinant la tête. Bouvard et Pécuchet regardaient le -plafond; Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les -pauvres, et M. de Mahurot, près de sa fiancée, parcourait les journaux. - -Puis il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la -recherche d'un problème. Napoléon III n'était plus un sauveur, et même -il donnait un exemple déplorable en laissant aux Tuileries les maçons -travailler le dimanche. - -«On ne devrait pas permettre», était la phrase ordinaire de M. le comte. - -Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines -scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de -père de famille, et plût à Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût -la même rigueur qu'il déployait dans sa maison! Le pouvoir seul est -juge des dangers de la science; répandue trop largement, elle inspire -au peuple des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre -peuple, quand les seigneurs et les évêques tempéraient l'absolutisme du -roi. Les industriels maintenant l'exploitent. Il va tomber en esclavage. - -Et tous regrettaient l'ancien régime: Hurel par bassesse, Coulon par -ignorance, Marescot comme artiste. - -Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d'Holbach, -etc.; et Pécuchet s'éloigna d'une religion devenue un moyen de -gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux «ces -dames», et s'il pratiquait, c'était à cause des domestiques. - -Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano et -admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon -goût. Ce qu'on rapporte des abus féodaux, de l'Inquisition ou des -jésuites,--préjugés, et il vantait le progrès, bien qu'il méprisât tout -ce qui n'était pas gentilhomme ou sorti de l'École polytechnique! - -M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges, -faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les -idiomes sont dérivés de l'hébreu; sa rhétorique manquait d'imprévu; -invariablement, c'était le cerf aux abois, le miel et l'absinthe, l'or -et le plomb, des parfums, des urnes, et l'âme chrétienne comparée au -soldat qui doit dire en face du péché: «Tu ne passes pas!» - -Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard -possible. - -Un jour pourtant, ils l'y trouvèrent. - -Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup, Mme de -Noares entra. - -«La petite a disparu. J'amène Victor. Ah! le malheureux!» - -Elle avait saisi dans sa poche un dé d'argent perdu depuis trois jours; -puis, suffoquée par les sanglots: - -«Ce n'est pas tout! ce n'est pas tout! Pendant que je le grondais, il -m'a montré son derrière.» - -Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit: - -«Du reste, c'est de ma faute; pardonnez-moi!» - -Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de -Touache, maintenant au bagne. - -Que faire? - -Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et son acte de charité -passerait pour un caprice. - -M. Jeufroy ne fut pas surpris. L'homme étant corrompu naturellement, on -doit le châtier pour l'améliorer. - -Bouvard protesta. La douceur valait mieux. - -Mais le comte, encore une fois, s'étendit sur le bras de fer -indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-là étaient -pleins de vices: la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, -après tout, on l'excuserait; l'insolence, jamais; l'éducation devant -être l'école du respect. - -Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne -fessée immédiatement. - -M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la -commission. Il prit un fusil dans l'antichambre et appela Victor, resté -au milieu de la cour, la tête basse: - -«Suis-moi!» dit le baron. - -Comme la route pour aller chez le garde détournait peu de Chavignolles, -M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l'accompagnèrent. - -A cent pas du château, il les pria de ne plus parler tant qu'ils -longeraient le bois. - -Le terrain dévalait jusqu'au bord de la rivière, où se dressaient de -grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d'or sous le -soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient -d'ombre. Un air vif soufflait. - -Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon. - -Un coup de feu partit, un deuxième, un autre, et les lapins sautaient, -déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, -trempé de sueur. - -«Tu arranges bien tes nippes!» dit le baron. - -Sa blouse en loques avait du sang. - -La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n'admettait pas qu'on en pût -verser. - -M. Jeufroy reprit: - -«Les circonstances quelquefois l'exigent. Si ce n'est pas le coupable -qui donne le sien, il faut celui d'un autre, vérité que nous enseigne -la Rédemption.» - -Suivant Bouvard, elle n'avait guère servi, presque tous les hommes -étant damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur. - -«Mais quotidiennement il le renouvelle dans l'Eucharistie. - ---Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des mots, quelle que soit -l'indignité du prêtre. - ---Là est le mystère, monsieur.» - -Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d'y -toucher. - -«A bas les pattes!» - -Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois. - -L'ecclésiastique avait Pécuchet d'un côté, Bouvard de l'autre, et il -lui dit: - -«Attention! vous savez: _Debetur pueris_. - -Bouvard l'assura qu'il s'humiliait devant le Créateur, mais était -indigné qu'on en fît un homme. On redoute sa vengeance, on travaille -pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un œil, une politique, -une habitation.--«Notre Père, qui êtes aux cieux, qu'est-ce que cela -veut dire?» - -Et Pécuchet ajouta: - -«Le monde s'est élargi, la terre n'en fait plus le centre. Elle roule -dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en -grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idéal -plus sublime.» - -Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose -d'enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant -et qui regardent d'en haut les tortures des damnés. Quand on songe que -le christianisme a pour base une pomme! - -Le curé se fâcha. - -«Niez la révélation, ce sera plus simple. - ---Comment voulez-vous que Dieu ait parlé? dit Bouvard. - ---Prouvez qu'il n'a pas parlé! disait Jeufroy. - ---Encore une fois, qui vous l'affirme? - ---L'Église! - ---Beau témoignage!» - -Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant: - -«Écoutez donc le curé, il en sait plus que vous!» - -Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, -puis à la Croix-Verte: - -«Bien le bonsoir! - ---Serviteur!» dit le baron. - -Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu'une rupture -s'ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient méprisés par ces nobles. On ne -les invitait jamais à dîner, et ils étaient las de Mme de Noares, avec -ses continuelles remontrances. - -Ils ne pouvaient cependant garder le _De Maistre_, et une quinzaine -après ils retournèrent au château, croyant n'être pas reçus. - -Ils le furent. - -Toute la famille était réunie dans le boudoir, Hurel y compris, et par -extraordinaire Foureau. - -La correction n'avait point corrigé Victor. Il refusait d'apprendre -son catéchisme, et Victorine proférait des mots sales. Bref, le garçon -irait aux Jeunes-Détenus, la petite fille dans un couvent. - -Foureau s'était chargé des démarches, et il s'en allait quand la -comtesse le rappela. - -On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui -aurait lieu à la mairie bien avant de se faire à l'église, afin de -montrer que l'on honnissait le mariage civil. - -Foureau tâcha de le défendre. Le comte et Hurel l'attaquèrent. Qu'était -une fonction municipale près d'un sacerdoce?--et le baron ne se fût pas -cru marié, s'il l'eût été seulement devant une écharpe tricolore. - -«Bravo! dit M. Jeufroy qui entrait. Le mariage étant établi par -Jésus...» - -Pécuchet l'arrêta: «Dans quel évangile? Aux temps apostoliques, on le -considérait si peu, que Tertullien le compare à l'adultère. - ---Ah! par exemple! - ---Mais oui! et ce n'est pas un sacrement! Il faut au sacrement un -signe. Montrez-moi le signe dans le mariage!» - -Le curé eut beau répondre qu'il figurait l'alliance de Dieu et de -l'Église. «Vous ne comprenez plus le christianisme! et la loi... - ---Elle en garde l'empreinte, dit M. de Faverges; sans lui, elle -autoriserait la polygamie!» - -Une voix répliqua: - -«Où serait le mal?» - -C'était Bouvard, à demi caché par un rideau. - -«On peut avoir plusieurs épouses, comme les patriarches, les mormons, -les musulmans, et néanmoins être honnête homme! - -«Jamais! s'écria le prêtre. L'honnêteté consiste à rendre ce qui est -dû. Nous devons hommage à Dieu. Or qui n'est pas chrétien n'est pas -honnête! - ---Autant que d'autres», dit Bouvard. - -Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte à la religion, -l'exalta. Elle avait affranchi les esclaves. - -Bouvard fit des citations prouvant le contraire. - -«Saint Paul leur recommande d'obéir aux maîtres comme à Jésus;--saint -Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. - -«Le _Lévitique_, l'_Exode_ et les conciles l'ont sanctionnée;--Bossuet -la classe parmi le droit des gens; et monseigneur Bouvier l'approuve.» - -Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la -civilisation. - -«Et la paresse, en faisant de la pauvreté une vertu! - ---Cependant, monsieur, la morale de l'Évangile? - ---Eh! eh! pas si morale. Les ouvriers de la dernière heure sont autant -payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on -retire à celui qui n'a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets -sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les -lâches et les coquins!» - -Le scandale redoubla quand Pécuchet eut déclaré qu'il aimait autant le -bouddhisme. - -Le prêtre éclata de rire: «Ah! ah! ah! le bouddhisme!» - -Mme de Noares leva les bras: «Le bouddhisme! - ---Comment... le bouddhisme! répétait le comte. - ---Le connaissez-vous? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s'embrouilla. - ---Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui, -il a reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont -austères, ses fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour -l'incarnation, Vichnou n'en a pas une, mais neuf! Ainsi, jugez! - ---Des mensonges de voyageurs, dit Mme de Noares. - ---Soutenus par les francs-maçons», ajouta le curé. - -Et tous parlant à la fois: - -«Allez donc, continuez! - ---Fort joli! - ---Moi, je le trouve drôle. - ---Pas possible.» - -Si bien que Pécuchet, exaspéré, déclara qu'il se ferait bouddhiste! - -«Vous insultez des chrétiennes!» dit le baron. - -Mme de Noares s'affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande se -taisaient. Le comte roulait des yeux; Hurel attendait des ordres. -L'abbé, pour se contenir, lisait son bréviaire. - -Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considérant les deux bonshommes: -«Avant de blâmer l'Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il -est certaines réparations... - ---Des réparations? - ---Des taches? - ---Assez, messieurs! vous devez me comprendre!» - -Puis, s'adressant à Foureau: «Sorel est prévenu: allez-y!» - -Et Bouvard et Pécuchet se retirèrent sans saluer. - -Au bout de l'avenue, ils exhalèrent tous les trois leur -ressentiment:--«On me traite en domestique», grommelait Foureau,--et -les autres l'approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait -pour eux comme de la sympathie. - -Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L'homme qui les -commandait se rapprocha, c'était Gorju. On se mit à causer, il -surveillait le cailloutage de la route, votée en 1848, et devait cette -place à M. de Mahurot, l'ingénieur. - -«Celui qui doit épouser Mlle de Faverges! Vous sortez de là-bas, sans -doute? - ---Pour la dernière fois!» dit brutalement Pécuchet. - -Gorju prit un air naïf.--«Une brouille? Tiens! tiens!» - -Et s'ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons, -ils auraient compris qu'il en flairait la cause. - -Un peu plus loin, ils s'arrêtèrent devant un enclos de treillage qui -contenait des loges à chiens et une maisonnette en tuiles rouges. - -Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du -garde parut. - -Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor. - -Tout d'avance était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que -fermaient des épingles. - -«Bon voyage!» leur dit-elle, trop heureuse de n'avoir plus cette -vermine. - -Était-ce leur faute s'ils étaient nés d'un père forçat? Au contraire, -ils semblaient très doux, ne s'inquiétaient pas même de l'endroit où on -les menait. - -Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux. - -Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, -comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois, -et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, -regrettait de n'avoir pas une enfant pareille. Élevée en d'autres -conditions, elle serait charmante plus tard. Quel bonheur que de la -voir grandir, d'entendre tous les jours son ramage d'oiseau, quand il -le voudrait, de l'embrasser,--et un attendrissement, lui montant du -cœur aux lèvres, humecta ses paupières, l'oppressait un peu. - -Victor, comme un soldat, s'était mis son bagage sur le dos. Il -sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait -sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela; et -Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne -ces doigts d'enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne -demandait qu'à se développer librement, comme une fleur en plein air! -et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un -tas de bêtises! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une -indignation contre le sort, une de ces rages où l'on veut détruire le -gouvernement.--«Galope! dit-il, amuse-toi! jouis de ton reste!» - -Le gamin s'échappa. - -Sa sœur et lui coucheraient à l'auberge,--et, dès l'aube, le messager -de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier de -Beaubourg,--une religieuse de l'orphelinat de Grand-Camp emmènerait -Victorine. - -Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais -Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l'entretien des deux -mioches. - -«Bah!... l'affaire, peut-être, de trois cents francs! Le comte m'en a -remis vingt-cinq pour les premiers débours! Quel pingre!» - -Et, gardant sur le cœur le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le pas -silencieusement. - -Bouvard murmura: «Ils me font de la peine. Je m'en chargerais bien! - ---Moi aussi», dit Pécuchet. - -La même idée leur était venue. - -Il existait sans doute des empêchements? - -«Aucun!» répliqua Foureau. D'ailleurs il avait le droit, comme maire, -de confier à qui bon lui semblait les enfants abandonnés,--et, après -une longue hésitation: «Eh bien, oui! prenez-les! ça le fera bisquer.» - -Bouvard et Pécuchet les emmenèrent. - -En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l'escalier, sous la -madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée, -les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l'air d'un -fakir en extase. - -«Quelle brute! dit Bouvard. - ---Pourquoi? Il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais, -si tu pouvais les voir. N'y a-t-il pas deux mondes tout à fait -distincts? L'objet d'un raisonnement a moins de valeur que la manière -de raisonner. Qu'importe la croyance! Le principal est de croire.» - -Telles furent, à la remarque de Bouvard, les objections de Pécuchet. - - - - -X - - -Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l'éducation, et leur -système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique, et, -d'après la méthode expérimentale, suivre le développement de la nature. -Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu'ils avaient -appris. - -Bien qu'ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un -Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux -intempéries, et même qu'ils portassent des chaussures trouées afin de -prévenir les rhumes. Bouvard s'y opposa. - -Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher. -Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc; -l'œil-de-bœuf s'ouvrait au-dessus de leur tête, et des araignées -couraient le long du plâtre. - -Souvent, ils se rappelaient l'intérieur d'une cabane où l'on se -disputait. - -Leur père était rentré, une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps -après, les gendarmes étaient venus. Ensuite, ils avaient logé dans un -bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mère. Elle -était morte, une charrette les avait emmenés. On les battait beaucoup, -ils s'étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre, Mme de -Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi cette autre maison, ils -s'y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible quand, au -bout de huit mois, les leçons recommencèrent. Bouvard se chargea de la -petite, Pécuchet du gamin. - -Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas à former les -syllables. Il en bredouillait, s'arrêtait tout à coup et avait l'air -idiot. Victorine posait des questions. D'où vient que _ch_ dans -_orchestre_ a le son d'un _q_ et celui d'un _k_ dans _archéologique_? -On doit par moments joindre deux voyelles, d'autres fois les détacher. -Tout cela n'est pas juste. Elle s'indignait. - -Les maîtres professaient à la même heure, dans leurs chambres -respectives, et, la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée, -une profonde et deux aiguës composaient un charivari abominable. Pour -en finir et stimuler les mioches par l'émulation, ils eurent l'idée de -les faire travailler ensemble dans le muséum et on aborda l'écriture. - -Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple; mais la -position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages -tombaient, leurs plumes se fendaient, l'encre se renversait. - -Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, -puis traçait des griffonnages, et, prise de découragement, restait les -yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s'endormir, vautré au milieu -du bureau. - -Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes -cervelles. - -«Arrêtons-nous», dit Bouvard. - -Rien n'est stupide comme de faire apprendre par cœur; cependant, si on -n'exerce pas la mémoire, elle s'atrophiera, et ils leur serinèrent les -premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui -thésaurise, le loup qui mange l'agneau, le lion qui prend toutes les -parts. - -Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement -leur donner? - -Jean-Jacques, dans _Émile_, conseille au gouverneur de faire faire à -l'élève ses jouets lui-même en l'aidant un peu, sans qu'il s'en doute. -Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une -balle. Ils passèrent aux jeux instructifs tels que des découpures; -Pécuchet leur montra son microscope. La chandelle étant allumée, -Bouvard dessinait avec l'ombre de ses doigts sur la muraille le profil -d'un lièvre ou d'un cochon. Le public s'en fatigua. - -Des auteurs exaltent comme plaisir un déjeuner champêtre, une partie -de bateau; était-ce praticable, franchement? Et Fénelon recommande de -temps à autre «une conversation innocente». Impossible d'en imaginer -une seule! - -Ils revinrent aux leçons, et les boules à facettes, les rayures, -le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un -stratagème. - -Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom -d'un plat; bientôt il lut couramment dans le _Cuisinier français_. -Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si, pour -l'avoir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois semaines, -elle accomplit ce prodige. C'était courtiser leurs défauts, moyen -pernicieux, mais qui avait réussi. - -Maintenant qu'ils savaient écrire et lire, que leur apprendre? Autre -embarras. - -Les filles n'ont pas besoin d'être savantes comme les garçons. -N'importe, on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur -bagage intellectuel se bornant à des sottises mystiques. - -Convient-il de leur enseigner les langues? «L'espagnol et l'italien, -prétend le Cygne de Cambrai, ne servent guère qu'à lire des ouvrages -dangereux.» Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n'aurait -que faire de ces idiomes, tandis que l'anglais est d'un usage plus -commun. Pécuchet en étudia les règles; il démontrait, avec sérieux, la -façon d'émettre le _th_: «Tiens, comme cela, _the, the, the_?» Mais -avant d'instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On -les devine par la phrénologie. Ils s'y plongèrent, puis voulurent en -vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la -bosse de la bienveillance, de l'imagination, de la vénération et celle -de l'énergie amoureuse: vulgo, érotisme. - -On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et -l'enthousiasme joints à l'esprit de ruse. - -Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce qui les surprit -davantage, ce fut de reconnaître chez l'un comme chez l'autre le -penchant à l'amitié, et, charmés de la découverte, ils s'embrassèrent -avec attendrissement. - -Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand défaut, et -qu'ils n'ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins, Bouvard -et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de -l'oreille, à la hauteur de l'œil, l'organe de l'alimentivité. Avec -l'âge, leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la -Salpêtrière qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit -une fois douze potages et une autre soixante bols de café. Ils ne -pourraient y suffire. - -Les têtes de leurs élèves n'avaient rien de curieux; ils s'y prenaient -mal sans doute. Un moyen très simple développa leur expérience. - -Les jours de marché, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la -place entre les sacs d'avoine, les paniers de fromages, les veaux, les -chevaux, insensibles aux bousculades; et quand ils trouvaient un jeune -garçon avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but -scientifique. - -Le plus grand nombre ne répondait même pas; d'autres, croyant -qu'il s'agissait d'une pommade pour la teigne, refusaient, vexés; -quelques-uns, par indifférence, se laissaient emmener sous le porche de -l'église, où l'on serait tranquille. - -Un matin que Bouvard et Pécuchet y commençaient leur manœuvre, le -curé tout à coup parut, et, voyant ce qu'ils faisaient, accusa la -phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme. - -Le voleur, l'assassin, l'adultère, n'ont plus qu'à rejeter leurs crimes -sur la faute de leurs bosses. - -Bouvard objecta que l'organe prédispose à l'action sans pourtant y -contraindre. De ce qu'un homme a le germe d'un vice, rien ne prouve -qu'il sera vicieux. - -«Du reste, j'admire les orthodoxes! ils soutiennent les idées innées et -repoussent les penchants. Quelle contradiction!» - -Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l'omnipotence divine, et -il était malséant de la pratiquer à l'ombre du saint lieu, en face même -de l'autel. - -«Retirez-vous, non! retirez-vous!» - -Ils s'établirent chez Ganot le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation, -Bouvard et Pécuchet allaient jusqu'à régaler les parents d'une barbe ou -d'une frisure. - -Le docteur, un après-midi, vint s'y faire couper les cheveux. En -s'asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflétés par la glace, les -deux phrénologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches -d'enfant. - -«Vous en êtes à ces bêtises-là? dit-il. - ---Pourquoi, bêtises?» - -Vaucorbeil eut un sourire méprisant, puis affirma qu'il n'y avait point -dans le cerveau plusieurs organes. - -Ainsi tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre! Faut-il -supposer dans l'estomac autant d'estomacs qu'il s'y trouve de goûts? -Cependant un travail délasse d'un autre, un effort intellectuel ne -tend pas à la fois toutes les facultés, chacune a donc un siège -distinct. - -«Les anatomistes ne l'ont pas rencontré, dit Vaucorbeil. - ---C'est qu'ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet. - ---Comment? - ---Eh! oui. Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des -parties, phrase d'un livre qu'il se rappelait. - ---Voilà une balourdise, s'écria le médecin. Le crâne ne se moule pas -sur le cerveau, l'extérieur sur l'intérieur. - ---Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sa doctrine en prenant, -au hasard, trois personnes dans la boutique.» - -La première était une paysanne avec de gros yeux bleus. - -Pécuchet dit, en l'observant: - -«Elle a beaucoup de mémoire.» - -Son mari attesta le fait et s'offrit lui-même à l'exploration. - -«Oh! vous, mon brave, on vous conduit difficilement.» - -D'après les autres, il n'y avait pas dans le monde un pareil têtu. - -La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand'mère. - -Pécuchet déclara qu'il devait chérir la musique. - -«Je crois bien, dit la bonne femme; montre à ces messieurs, pour voir.» - -Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit à souffler dedans. - -Un fracas s'éleva, c'était la porte, claquée violemment par le docteur, -qui s'en allait. - -Ils ne doutèrent plus d'eux-mêmes, et, appelant les deux élèves, -recommencèrent l'analyse de leur boîte osseuse. - -Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération; -mais son frère avait un crâne déplorable; une éminence très forte dans -l'angle mastoïdien des pariétaux indiquait l'organe de la destruction, -du meurtre, et plus bas un renflement était le signe de la convoitise, -du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours. - -Mais il faudrait comprendre le sens exact des mots; ce qu'on appelle -la combativité implique le dédain de la mort. S'il fait des homicides, -il peut de même produire des sauvetages. L'acquisivité englobe le tact -des filous et l'ardeur des commerçants. L'irrévérence est parallèle à -l'esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct -se dédouble en deux parties: une mauvaise, une bonne. On détruira la -seconde en cultivant la première, et par cette méthode, un enfant -audacieux, loin d'être un bandit, deviendra un général. Le lâche n'aura -seulement que de la prudence, l'avare de l'économie, le prodigue de la -générosité. - -Un rêve magnifique les occupa: s'ils menaient à bien l'éducation de -leurs élèves, ils fonderaient plus tard un établissement ayant pour but -de redresser l'intelligence, dompter les caractères, ennoblir le cœur. -Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse. - -Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres, et des gens les -venaient consulter, afin qu'on leur dise leurs chances de fortune. - -Il en défila de toutes les espèces: crânes en boule, en poire, en pain -de sucre, des carrés, d'élevés, de resserrés, d'aplatis, avec des -mâchoires de bœuf, des figures d'oiseaux, des yeux de cochon; mais tant -de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes frôlaient -l'armoire à vitres contenant la parfumerie; on dérangeait les peignes, -le lavabo fut brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant -Bouvard et Pécuchet de les suivre, _ultimatum_ qu'ils acceptèrent sans -murmurer, étant un peu fatigués de la crânioscopie. - -Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils -aperçurent, causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champêtre et son -fils cadet, Zéphyrin, habillé en enfant de chœur. Sa robe était toute -neuve; il se promenait dessous avant de la remettre à la sacristie, et -on le complimentait. - -Curieux de savoir ce qu'ils en penseraient, Placquevent pria ces -messieurs de palper son jeune homme. - -La peau du front avait l'air comme tendue; un nez mince, très -cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées; le -menton était pointu, le regard fuyant, l'épaule droite trop haute. - -«Retire ta calotte», lui dit son père. - -Bouvard glissa ses mains dans sa chevelure couleur de paille, puis -ce fut le tour de Pécuchet, et ils se communiquaient à voix basse -leurs observations: «_Biophilie_ manifeste. Ah! ah! _l'approbativité!_ -_conscienciosité_ absente! _amativité_ nulle! - ---Eh bien?» dit le garde champêtre. - -Pécuchet ouvrit sa tabatière et huma une prise. - -«Rien de bon, hein? - ---Ma foi, répliqua Bouvard, ce n'est guère fameux.» - -Placquevent rougit d'humiliation: - -«Il fera tout de même ma volonté. - ---Oh! oh! - ---Mais je suis son père, nom de Dieu! et j'ai bien le droit... - ---Dans une certaine mesure», reprit Pécuchet. - -Girbal s'en mêla: - -«L'autorité paternelle est incontestable. - ---Mais si le père est un idiot? - ---N'importe, dit le capitaine, son pouvoir n'en est pas moins absolu. - ---Dans l'intérêt des enfants», ajouta Coulon. - -D'après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs -jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, -l'instruction, des prévenances, enfin tout. - -Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent -en était blessé comme d'une injure. - -«Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les grandes -routes; ils iront loin! Prenez garde! - ---Garde à quoi? dit aigrement Pécuchet. - ---Oh! je n'ai pas peur de vous! - ---Ni moi non plus!» - -Coulon intervint, modéra le garde champêtre et le fit s'éloigner. - -Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question -des dahlias du capitaine, qui ne lâcha point son monde sans les avoir -exhibés l'un après l'autre. - -Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand, à cent pas -devant eux, ils distinguèrent Placquevent; et Zéphyrin, près de lui, -levant le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles. - -Ce qu'ils venaient d'entendre exprimait, sous d'autres formes, les -idées de M. le comte; mais l'exemple de leurs élèves témoignerait -combien la liberté l'emporte sur la contrainte. Un peu de discipline -était cependant nécessaire. - -Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations; -on tiendrait un journal où les actions de l'enfant, notées le soir, -seraient relues le lendemain. Tout s'accomplirait au son de la cloche. -Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l'injonction paternelle -d'abord, puis de l'injonction militaire, et le tutoiement fut interdit. - -Bouvard tâcha d'apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois ils se -trompaient; ils en riaient l'un et l'autre; puis, le baisant sur le -cou, à la place qui n'a pas de barbe, elle demandait à s'en aller; il -la laissait partir. - -Pécuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier -par la fenêtre l'injonction militaire, le gamin n'arrivait pas. Ses -chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; à table même, -il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. -Broussais, là-dessus, défend les réprimandes, car «il faut obéir aux -sollicitations d'un instinct conservateur». - -Victorine et lui employaient un affreux langage, disant: _mé itou_ pour -«moi aussi», _bère_ pour «boire», _al_ pour «elle», un _devantiau_, de -_l'iau_; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants, -et qu'ils la sauront s'ils entendent parler correctement, les deux -bonshommes surveillaient leurs discours jusqu'à en être incommodés. - -Ils différaient d'opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu'il -est plus logique de débuter par la commune, Pécuchet, par l'ensemble du -monde. - -Avec un arrosoir et du sable, il voulut démontrer ce qu'était un -fleuve, une île, un golfe, et même sacrifia trois plates-bandes pour -les trois continents; mais les points cardinaux n'entraient pas dans la -tête de Victor. - -Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en rase campagne. Tout -en marchant, il préconisait l'astronomie; les marins l'utilisent -dans leurs voyages; Christophe Colomb, sans elle, n'eût pas fait sa -découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, à Galilée et à -Newton. - -Il gelait très fort, et sur le bleu noir du ciel une infinité de -lumières scintillaient. Pécuchet leva les yeux. - -«Comment! pas de grande Ourse!» - -La dernière fois qu'il l'avait vue, elle était tournée d'un autre côté; -enfin, il la reconnut, puis montra l'étoile polaire, toujours au nord -et sur laquelle on s'oriente. - -Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser -autour. - -«Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre; -elle se meut ainsi.» - -Victor le considérait plein d'étonnement. - -Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles, -puis l'encercla d'un trait au charbon pour marquer l'équateur. Après -quoi, il promena l'orange à l'entour d'une bougie, en faisant observer -que tous les points de la surface n'étaient pas éclairés simultanément, -ce qui produit la différence des climats, et pour celle des saisons, il -pencha l'orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amène les -équinoxes et les solstices. - -Victor n'y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur -une longue aiguille et que l'équateur est un anneau, étreignant sa -circonférence. - -Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui exposa l'Europe; mais, ébloui par -tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les -bassins et les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes, -l'ordre politique embrouillait l'ordre physique. Tout cela, peut-être, -s'éclaircirait en étudiant l'histoire. - -Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite -l'arrondissement, le département, la province; mais Chavignolles -n'ayant point d'annales, il fallait bien s'en tenir à l'histoire -universelle. Tant de matières l'embarrassent qu'on doit seulement en -prendre les beautés. - -Il y a pour la Grecque: «Nous combattrons à l'ombre.» L'envieux qui -bannit Aristide, et la confiance d'Alexandre en son médecin. Pour la -Romaine: «Les oies du Capitole, le trépied de Scævola, le tonneau -de Régulus.» Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour -l'Amérique. Quant à la France, elle comporte le vase de Soissons, -le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d'Arc, la poule au pot -du Béarnais: on n'a que l'embarras du choix, sans compter _A moi -d'Auvergne!_ et le naufrage du _Vengeur_. - -Victor confondait les hommes, les siècles et les pays. Cependant -Pécuchet n'allait pas le jeter dans des considérations subtiles, et la -masse des faits est un vrai labyrinthe. - -Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les -oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie -de Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour -lui! Conclusion: l'histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de -lectures. Il les ferait. - -Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pécuchet eut -l'audace de l'enseigner lui-même, d'après nature! en abordant tout de -suite le paysage. - -Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux -cartons, des crayons et du fixatif pour leurs œuvres qui, sous verre et -dans des cadres, orneraient le muséum. - -Levés dès l'aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain -dans la poche, et beaucoup de temps était perdu à chercher un site. -Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses -pieds, l'extrême horizon et les nuages; mais les lointains dominaient -toujours les premiers plans; la rivière dégringolait du ciel, le berger -marchait sur le troupeau; un chien endormi avait l'air de courir. -Pour sa part, il y renonça, se rappelant avoir lu cette définition: -«Le dessin se compose de trois choses: la ligne, le grain, le grainé -fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n'y a que -le maître seul qui le donne.» Il rectifiait la ligne, collaborait au -grain, surveillait le grainé fin, et attendait l'occasion de donner le -trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l'élève était -incompréhensible. - -Sa sœur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de Pythagore. -Mlle Reine lui montrait à coudre, et quand elle marquait du linge, elle -levait les doigts si gentiment que Bouvard, ensuite, n'avait pas le -cœur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s'y -remettraient. Sans doute, l'arithmétique et la couture sont nécessaires -dans un ménage; mais il est cruel, objecta Pécuchet, d'élever les -filles en vue seulement du mari qu'elles auront. Toutes ne sont pas -destinées à l'hymen; si on veut que plus tard elles se passent des -hommes, il faut leur apprendre bien des choses. - -On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires: -dire, par exemple, en quoi consiste le vin; et, l'explication fournie, -Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des épices, -des meubles, de l'éclairage; mais la lumière, c'était pour eux la -lampe, et elle n'avait rien de commun avec l'étincelle d'un caillou, la -flamme d'une bougie, la clarté de la lune. - -Un jour Victorine demanda: «D'où vient que le bois brûle?» Ses maîtres -se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant. - -Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu'au fromage, parla des -éléments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la -caséine, la graisse et le gluten. - -Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, -et il pataugea dans la circulation. - -Le dilemme n'est point commode, si l'on part des faits; le plus -simple exige des raisons trop compliquées, et, en posant d'abord les -principes, on commence par l'absolu, la foi. - -Que résoudre? Combiner les deux enseignements, le rationnel et -l'empirique; mais un double moyen vers un seul but est l'inverse de la -méthode. Ah! tant pis. - -Pour les initier à l'histoire naturelle, ils tentèrent quelques -promenades scientifiques. - -«Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un bœuf, les -bêtes à quatre pieds; on les nomme des quadrupèdes. Généralement, -les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles et les -papillons appartiennent à la classe des insectes.» Ils avaient -un filet pour en prendre, et Pécuchet, tenant la bestiole avec -délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, -les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs. - -Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms, et, -quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. -D'ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique. - -Il écrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles, un -calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la -graine. Puis il ordonna à ses élèves d'herboriser dans la campagne et -de cueillir les premières venues. - -Victor lui apporta des boutons d'or; Victorine une touffe de fraisiers: -il y chercha vainement un péricarpe. - -Bouvard, qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque, -et découvrit, dans le _Redouté des Dames_, le dessin d'un iris où les -ovaires n'étaient pas situés dans la corolle, mais au-dessous des -pétales, dans la tige. - -Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs; ces -rubiacées étaient sans calice; ainsi le principe posé sur le tableau se -trouvait faux. - -«C'est une exception», dit Pécuchet. - -Mais un hasard fit qu'ils aperçurent dans l'herbe une shérarde, et elle -avait un calice. - -«Allons, bon! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui -se fier?» - -Un jour, dans une de leurs promenades, ils entendirent crier des -paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils -ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d'ardoises, -les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy -parut. «Pas possible! est-ce vous?» Que d'histoires depuis trois ans, -la mort de sa femme entre autres! Quant à lui, il se portait toujours -comme un chêne. «Entrez donc une minute.» - -On était au commencement d'avril, et les pommiers en fleurs alignaient -dans les trois masures leurs touffes blanches et roses; le ciel, -couleur de satin bleu, n'avait pas un nuage; des nappes, des draps et -des serviettes pendaient, verticalement attachés par des fiches de -bois à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer, -quand tout à coup ils rencontrèrent Mme Bordin, nu-tête, en camisole, -et Marianne lui offrant à pleins bras des paquets de linge. «Votre -servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi je vais m'asseoir, je -suis rompue.» - -Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson. - -«Pas maintenant, dit-elle, j'ai trop chaud.» - -Pécuchet accepta et disparut vers le cellier avec le père Gouy, -Marianne et Victor. - -Bouvard s'assit par terre, à côté de Mme Bordin. - -Il recevait ponctuellement sa rente, n'avait pas à s'en plaindre, ne -lui en voulait plus. - -La grande lumière éclairait son profil; un de ses bandeaux noirs -descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient à -sa peau ambrée, moite de sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses -deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de -sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempérament qui le combla -de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété. - -Elle en fut ravie et parla de ses projets. - -Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord. - -Victorine, en ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des -primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d'un vieux -cheval qui broutait l'herbe au pied. - -«N'est-ce pas qu'elle est gentille? dit Bouvard. - ---Oui! c'est gentil, une petite fille!» - -Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de -toute une vie. - -«Vous auriez pu en avoir.» - -Elle baissa la tête. - -«Il n'a tenu qu'à vous. - ---Comment?» - -Il eut un tel regard qu'elle s'empourpra, comme à la sensation d'une -caresse brutale; mais de suite, en s'éventant avec son mouchoir: - -«Vous avez manqué le coche, mon cher. - ---Je ne comprends pas.» - -Et, sans se lever, il se rapprochait. - -Elle le considéra de haut en bas longtemps; puis souriant, et les -prunelles humides: - -«C'est de votre faute.» - -Les draps, autour d'eux, les enfermaient comme les rideaux d'un lit. - -Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure. - -«Pourquoi? hein? pourquoi?» - -Et comme elle se taisait et qu'il était dans un état où les serments ne -coûtent rien, il tâcha de se justifier, s'accusa de folie, d'orgueil: - -«Pardon! ce sera comme autrefois! voulez-vous?» - -Et il avait pris sa main, qu'elle laissait dans la sienne. - -Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux -paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les -jarrets pliés, la croupe en l'air. Le mâle se promenait autour d'elle, -arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis -sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un -berceau, et les deux grands oiseaux tremblèrent d'un seul frémissement. - -Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dégagea bien -vite. Il y avait devant eux, béant et comme pétrifié, le jeune Victor -qui regardait; un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dos en plein -soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elle s'était cueillies. - -Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des -cordes, s'y empêtra les jambes, et, galopant dans les trois cours, -traînait la lessive après lui. - -Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le père Gouy -injuriait son cheval: «Bougre de rosse! carcan! voleur!» lui donnait -des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le -manche d'un fouet. - -Bouvard fut indigné de voir battre un animal. - -Le paysan répondit: - -«J'en ai le droit: il m'appartient!» - -Ce n'était pas une raison. - -Et Pécuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs -droits, car ils ont une âme, comme vous, si toutefois la nôtre existe! - -«Vous êtes un impie!» s'écria Mme Bordin. - -Trois choses l'exaspéraient: la lessive à recommencer, ses croyances -qu'on outrageait et la crainte d'avoir été entrevue tout à l'heure dans -une pose suspecte. - -«Je vous croyais plus forte!» dit Bouvard. - -Elle répliqua magistralement: - -«Je n'aime pas les polissons!» - -Et Gouy s'en prit à eux d'avoir abîmé son cheval, dont les naseaux -saignaient. Il grommelait tout bas: - -«Sacrés gens de malheur! j'allais l'entiérer quand ils sont venus.» - -Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules. - -Victor leur demanda pourquoi ils s'étaient fâchés contre Gouy. - -«Il abuse de sa force, ce qui est mal. - ---Pourquoi est-ce mal?» - -Les enfants n'auraient-ils aucune notion du juste? Peut-être. - -Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvard à sa droite, sous la main -quelques notes, et, en face de lui les deux élèves, commença un cours -de morale. - -Cette science nous apprend à diriger nos actions. - -Elles ont deux motifs: le plaisir, l'intérêt; et un troisième plus -impérieux: le devoir. - -Les devoirs se divisent en deux classes: 1º devoirs envers nous-mêmes, -lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute -injure. Ils entendaient cela parfaitement; 2º devoirs envers les -autres, c'est-à-dire être toujours loyal, débonnaire et même fraternel, -le genre humain n'étant qu'une seule famille. Souvent une chose nous -agrée qui nuit à nos semblables; l'intérêt diffère du bien, car le bien -est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit -à la fois prochaine la sanction des devoirs. - -Dans tout cela, suivant Bouvard, il n'avait pas défini le bien. - -«Comment veux-tu le définir? On le sent.» - -Alors les leçons de morale ne conviendraient qu'aux gens moraux, et le -cours de Pécuchet n'alla pas plus loin. - -Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer -l'amour de la vertu. Elles assommèrent Victor. - -Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre -des images exposant la vie du bon sujet et celle du mauvais sujet. Le -premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l'allemand, secourait un -aveugle et était reçu à l'École polytechnique. - -Le mauvais, Eugène, commençait par désobéir à son père, avait une -querelle dans un café, battait son épouse, tombait ivre-mort, -fracturait une armoire, et un dernier tableau le représentait au bagne, -où un monsieur, accompagné d'un jeune garçon, disait, en le montrant: - -«Tu vois, mon fils, les dangers de l'inconduite.» - -Mais pour les enfants l'avenir n'existe pas. On avait beau les saturer -de cette maxime: «Que le travail est honorable et que les riches -parfois sont malheureux», ils avaient connu des travailleurs nullement -honorés et se rappelaient le château où la vie semblait bonne. - -Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d'exagération -qu'ils flairaient la blague et se méfiaient du reste. - -On essaya de les conduire par le point d'honneur, l'idée de l'opinion -publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands -hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, -Jacquart! Victor ne montrait aucune envie de leur ressembler. - -Un jour qu'il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa -veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous; mais, -ayant oublié la mort d'Henri IV, Pécuchet le coiffa d'un bonnet d'âne. -Victor se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps -qu'il fallut enlever ses oreilles de carton. - -Sa sœur, comme lui, se montrait fière des éloges et indifférente aux -blâmes. - -Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu'ils -devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu'ils -fissent l'aumône. Ils trouvèrent la prétention odieuse; cet argent -leur appartenait. - -Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard «mon -oncle» et Pécuchet «bon ami»; mais ils les tutoyaient, et la moitié des -leçons ordinairement se passait en disputes. - -Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les -cheveux. Pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme lui, -et le pauvre homme n'osait se plaindre, tant il aimait la petite fille. -Un soir, sa voix rauque s'éleva extraordinairement. Bouvard et Pécuchet -descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la cheminée, -et Marcel, joignant les mains, s'écriait: - -«Retirez-le! c'est trop! c'est trop!» - -Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse -grisâtre bondit jusqu'au plafond, puis tourna sur elle-même -frénétiquement en poussant d'abominables cris. - -On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poils, la queue pareille à un -cordon, des yeux énormes lui sortaient de la tête. Ils étaient couleur -de lait, comme vidés, et pourtant regardaient. - -La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l'âtre, disparut, puis -retomba au milieu des cendres, inerte. - -C'était Victor qui avait commis cette atrocité, et les deux bonshommes -se reculèrent, pâles de stupéfaction et d'horreur. Aux reproches qu'on -lui adressa il répondit, comme le garde champêtre pour son fils et -comme le fermier pour son cheval: - -«Eh bien, puisqu'il est à moi!» sans gêne, naïvement, dans la placidité -d'un instinct assouvi. - -L'eau bouillante de la marmite était répandue par terre, des -casseroles, les pincettes et des flambeaux jonchaient les dalles. - -Marcel fut quelque temps à nettoyer la cuisine, et ses maîtres et lui -enterrèrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode. - -Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang -paternel se manifestait. Que faire? Le rendre à M. de Faverges ou -le confier à d'autres serait un aveu d'impuissance. Il s'amenderait -peut-être. - -N'importe! l'espoir était douteux, la tendresse n'existait plus. Quel -plaisir d'avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont -on observe les progrès, qui plus tard devient un frère! mais Victor -manquait d'esprit, de cœur encore plus, et Pécuchet soupira, le genou -plié dans ses mains jointes. - -«La sœur ne vaut pas mieux», dit Bouvard. - -Il imaginait une fille de quinze ans à peu près, l'âme délicate, -l'humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse; et, -comme s'il eût été son père et qu'elle vînt de mourir, le bonhomme -pleura. - -Puis, cherchant à excuser Victor, il allégua l'opinion de Rousseau: -l'enfant n'a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral. - -Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l'âge du discernement, et ils -étudièrent les moyens de les corriger. Pour qu'une punition soit -bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa -conséquence naturelle. L'enfant a brisé un carreau, on n'en remettra -pas: qu'il souffre du froid; si, n'ayant plus faim, il demande d'un -plat, cédez-lui; une indigestion le fera vite se repentir. Il est -paresseux, qu'il reste sans travail: l'ennui de soi-même l'y ramènera. - -Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait -endurer les excès, et la fainéantise lui conviendrait. - -Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale; des -pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux; on le privait -de confitures, sa gourmandise en redoubla. L'ironie aurait peut-être -du succès? Une fois, étant venu déjeuner, les mains sales, Bouvard -le railla, l'appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor -écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta son assiette à la -tête de Bouvard, puis, furieux de l'avoir manqué, se précipita sur lui. -Ce n'était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait -par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l'arrosa de loin avec une carafe -d'eau; de suite il fut calmé, mais enroué pendant deux jours. Le moyen -n'était pas bon. - -Ils en prirent un autre: au moindre symptôme de colère, le traitant -comme un malade, ils le couchaient dans son lit; Victor s'y trouvait -bien et chantait. Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille -noix de coco et commençait à la fendre, quand Pécuchet survint: - -«Mon coco!» - -C'était un souvenir de Dumouchel! Il l'avait apporté de Paris à -Chavignolles, en leva les bras d'indignation. Victor se mit à rire. -«Bon ami» n'y tint plus, et, d'une large calotte, l'envoya bouler au -fond de l'appartement, puis, tremblant d'émotion, alla se plaindre à -Bouvard. - -Bouvard lui fit des reproches. - -«Es-tu bête, avec ton coco! Les coups abrutissent! La terreur énerve. -Tu te dégrades toi-même!» - -Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois -indispensables. Pestalozzi les employait, et le célèbre Mélanchthon -avoue que, sans eux, il n'eût rien appris.--Mais des punitions cruelles -ont poussé des enfants au suicide, on en lit des exemples. Victor -s'était barricadé dans sa chambre.--Bouvard parlementa derrière la -porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes. - -Dès lors il empira. - -Restait un moyen préconisé par monseigneur Dupanloup: _le regard -sévère_. Ils tâchèrent d'imprimer à leurs visages un aspect effrayant -et ne produisirent aucun effet. - -«Nous n'avons plus qu'à essayer de la religion», dit Bouvard. - -Pécuchet se récria. Ils l'avaient bannie de leur programme. - -Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cœur et -l'imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes est -indispensable, et ils résolurent d'envoyer les enfants au catéchisme. - -Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait -se faire aimer par des manières caressantes. - -Victorine changea tout à coup, fut réservée, mielleuse, s'agenouillait -devant la Madone, admirait le sacrifice d'Abraham, ricanait avec dédain -au nom de protestant. - -Elle déclara qu'on lui avait prescrit le jeûne. Ils s'en informèrent, -ce n'était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, des juliennes disparurent -d'une plate-bande pour décorer le reposoir; elle nia effrontément les -avoir coupées. Une autre fois elle prit à Bouvard vingt sols qu'elle -mit, aux vêpres, dans le plat du sacristain. - -Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion; quand elle -n'a point d'autre base, son importance est secondaire. - -Un soir pendant qu'ils dînaient, M. Marescot entra. Victor s'enfuit -immédiatement. - -Le notaire, ayant refusé de s'asseoir, conta ce qui l'amenait: le jeune -Touache avait battu, presque tué son fils. - -Comme on savait les origines de Victor, et qu'il était désagréable, les -autres gamins l'appelaient forçat, et, tout à l'heure, il avait flanqué -à M. Arnold Marescot une insolente raclée. Le cher Arnold en portait -des traces sur le corps.--«Sa mère est au désespoir, son costume en -lambeaux, sa santé compromise! Où allons-nous?» - -Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, et que Victor, entre -autres, ne fréquentât plus le catéchisme, afin de prévenir des -collisions nouvelles. - -Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout -ce qu'il voulut, calèrent. - -Victor avait-il obéi au sentiment de l'honneur ou de la vengeance? En -tout cas, ce n'était point un lâche. - -Mais sa brutalité les effrayait; la musique adoucissait les mœurs; -Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège. - -Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes et à ne pas -confondre les termes _adagio_, _presto_ et _sforzando_. - -Son maître s'évertua à lui expliquer la gamme, l'accord parfait, la -diatonique, la chromatique, et les deux espèces d'intervalles appelés -majeur et mineur. - -Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les épaules bien -effacées, la bouche grande ouverte, et, pour l'instruire par l'exemple, -poussa des intonations d'une voix fausse; celle de Victor lui sortait -péniblement du larynx, tant il le contractait: quand un soupir -commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard. - -Pécuchet néanmoins aborda le chant en partie double. Il prit -une baguette pour tenir lieu d'archet et faisait aller son bras -magistralement, comme s'il avait eu un orchestre derrière lui; mais, -occupé par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en -amenait d'autres chez l'élève, et, fronçant les sourcils, tendant les -muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu'au bas de la -page. - -Enfin Pécuchet dit à Victor: - -«Tu n'es pas près de briller aux orphéons.» Et il abandonna -l'enseignement de la musique. - -Locke, d'ailleurs, a peut-être raison: «Elle engage dans des compagnies -tellement dissolues, qu'il vaut mieux s'occuper à autre chose.» - -Sans vouloir en faire un écrivain, il serait commode pour Victor -de savoir trousser une lettre. Une réflexion les arrêta: le style -épistolaire ne peut s'apprendre, car il appartient exclusivement aux -femmes. - -Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de -littérature, et, embarrassés du choix, consultèrent l'ouvrage de Mme -Campan. Elle recommande la scène d'Éliacin, les chœurs d'_Esther_, -Jean-Baptiste Rousseau tout entier. - -C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant -le monde sous des couleurs trop favorables. - -Cependant elle permet _Clarisse Harlowe_ et _le Père de famille_, par -miss Opy.--Qui est-ce, miss Opy? - -Ils ne découvrirent pas son nom dans la _Biographie_ Michaud. Restaient -les contes de fées.--«Ils vont espérer des palais de diamants, dit -Pécuchet. La littérature développe l'esprit, mais exalte les passions.» - -Victorine fut renvoyée du catéchisme, à cause des siennes. On l'avait -surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas: sa -figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux. - -Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue? - -Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le -défendit en grommelant. Ils ripostèrent, et elle s'en alla en roulant -des yeux terribles: «On vous connaît! On vous connaît!» - -Victorine, effectivement, s'était prise de tendresse pour Arnold, -tant elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours, -ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets, jusqu'au -moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin. - -Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants étant d'une -innocence parfaite! - -Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération? - -«Je n'y verrais pas de mal», dit Bouvard. - -Le philosophe Basedow l'exposait à ses élèves, ne détaillant toutefois -que la grossesse et la naissance. - -Pécuchet pensa différemment. Victor commençait à l'inquiéter. - -Il le soupçonnait d'avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? Des -hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le duc -d'Angoulême s'y livrait. - -Il interrogea son disciple d'une telle façon qu'il lui ouvrit les -idées, et peu de temps après n'eut aucun doute. - -Alors, il l'appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire -lire Tissot. Ce chef-d'œuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux -qu'utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique; Aimé -Martin rapporte qu'une mère, en pareil cas, prêta la _Nouvelle -Héloïse_ à son fils, et, pour se rendre digne de l'amour, le jeune -homme se précipita dans le chemin de la vertu. - -Mais Victor n'était pas capable de rêver une Sophie. - -«Si plutôt nous le menions chez les dames?» - -Pécuchet exprima son horreur des filles publiques. - -Bouvard la jugeait idiote et même parla de faire exprès un voyage au -Havre. - -«Y penses-tu? on nous verrait entrer! - ---Eh bien! achète-lui un appareil! - ---Mais un bandagiste croirait peut-être que c'est pour moi», dit -Pécuchet. - -Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse; elle amènerait -la dépense d'un fusil, d'un chien; ils préférèrent le fatiguer et -entreprirent des courses dans la campagne. - -Le gamin leur échappait, bien qu'ils se relayassent: ils n'en pouvaient -plus, et, le soir, n'avaient pas la force de tenir le journal. - -Pendant qu'ils attendaient Victor, ils causaient avec les passants, -et, par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l'hygiène, -déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient -contre la superstition, le squelette d'un merle dans une grange, le -buis bénit au fond de l'étable, un sac de vers sur les orteils des -fiévreux. - -Ils en vinrent à inspecter les nourrices et s'indignaient contre le -régime de leurs poupons; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les -fait périr de faiblesse; d'autres les bourrent de viande avant six -mois, et ils crèvent d'indigestion; plusieurs les nettoient de leur -propre salive, toutes les manient brutalement. - -Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient -dans la ferme et disaient: - -«Vous avez tort,--ces animaux vivent de rats, de campagnols; on -a trouvé dans l'estomac d'une chouette une quantité de larves de -chenilles.» - -Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme -médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des -cailloux, et ils répondaient: - -«Allez donc, farceurs! n'essayez pas de nous en remontrer.» - -Leur conviction s'ébranla, car les moineaux purgent les potagers mais -gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même -temps les chauves-souris, qui sont utiles,--et si les taupes mangent -les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils étaient -certains, c'est qu'il faut détruire tout le gibier, comme funeste à -l'agriculture. - -Un soir qu'ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent -devant la maison où Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois -individus. - -Le premier était un certain Dauphin, savetier, petit, maigre, et la -figure sournoise. Le second, le père Aubain, commissionnaire dans les -villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de -coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestique chez M. Marescot, se -distinguait par sa barbe, taillée comme celle des magistrats. - -Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de cuivre, qui s'attachait -à un fil de soie retenu par une brique, ce qu'on nomme un collet, et il -avait découvert le savetier en train de l'établir. - -«Vous êtes témoins, n'est-ce pas?» - -Eugène baissa le menton d'une manière approbative, et le père Aubain -répliqua: - -«Du moment que vous le dites.» - -Ce qui enrageait Sorel, c'était le toupet d'avoir dressé un piège aux -abords de son logement, le gredin se figurant qu'on n'aurait pas l'idée -d'en soupçonner dans cet endroit. - -Dauphin prit le genre pleurard: - -«Je marchais dessus, je tâchais même de le casser.» On l'accusait -toujours, on lui en voulait, il était bien malheureux! - -Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche un calepin, une plume -et de l'encre pour écrire un procès-verbal. - -«Oh! non!» dit Pécuchet. - -Bouvard ajouta: - -«Relâchez-le, c'est un brave homme! - ---Lui, un braconnier! - ---Eh bien, quand cela serait?» - -Et ils se mirent à défendre le braconnage: on sait d'abord que les -lapins rongent les jeunes pousses, les lièvres abîment les céréales, -sauf la bécasse, peut-être... - -«Laissez-moi donc tranquille.» Et le garde écrivait, les dents serrées. - -«Quel entêtement! murmura Bouvard. - ---Un mot de plus, et je fais venir les gendarmes! - ---Vous êtes un grossier personnage! dit Pécuchet. - ---Vous, des pas grand'chose», reprit Sorel. - -Bouvard, s'oubliant, le traita de butor, d'estafier! et Eugène -répétait: «La paix! la paix! respectons la loi», tandis que le père -Aubain gémissait à trois pas d'eux sur un mètre de cailloux. - -Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs -cabanes; on voyait à travers le grillage leurs prunelles ardentes, -leurs mufles noirs, et, courant çà et là, ils aboyaient effroyablement. - -«Ne m'embêtez plus, s'écria leur maître, ou bien je les lance sur vos -culottes!» - -Les deux amis s'éloignèrent, contents, néanmoins, d'avoir soutenu le -progrès, la civilisation. - -Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant -le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s'y -entendre condamner à cent francs de dommages et intérêts, «sauf le -recours du ministère public, vu les contraventions par eux commises. -Coût: 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier.» - -Pourquoi un ministère public? La tête leur en tourna; puis, se calmant, -ils préparèrent leur défense. - -Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la mairie une -heure trop tôt. Personne,--des chaises et trois fauteuils entouraient -une table ovale couverte d'un tapis, une niche était creusée dans le -mur pour recevoir un poêle, et le buste de l'empereur, occupant un -piédouche, dominait l'ensemble. - -Ils flânèrent jusqu'au grenier, où il y avait une pompe à incendie, -plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d'autres bustes -en plâtre: le grand Napoléon, sans diadème; Louis XVIII, avec des -épaulettes sur un frac; Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante; -Louis-Philippe, les sourcils arqués et la chevelure en pyramide; -l'inclinaison du toit frôlait sa nuque, et tous étaient salis par les -mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. -Les gouvernements leur faisaient pitié, quand ils revinrent dans la -grande salle. - -Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l'un ayant sa plaque -au bras, et l'autre un képi. Une douzaine de personnes causaient, -incriminées pour défaut de balayage, chiens errants, manque de -lanternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret -ouvert. - -Enfin Coulon se présenta affublé d'une robe en serge noire et d'une -toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à gauche, -le maire, en écharpe, à droite, et on appela peu de temps après -l'affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet. - -Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles -(Calvados), profita de sa position de témoin pour épandre tout ce qu'il -savait sur une foule de choses étrangères au débat. - -Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et -de nuire à ces messieurs; il avait entendu de gros mots, en doutait -cependant, allégua sa surdité. - -Le juge de paix le fit se rasseoir, puis, s'adressant au garde: - -«Persistez-vous dans vos déclarations? - ---Certainement.» - -Coulon ensuite demanda aux deux prévenus ce qu'ils avaient à dire. - -Bouvard soutenait n'avoir pas injurié Sorel; mais, en prenant le parti -du braconnier, avoir défendu l'intérêt de nos campagnes. Il rappela les -abus féodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs. - -«N'importe! la contravention... - ---Je vous arrête! s'écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et -délit ne valent rien.--Vouloir ainsi classer les faits punissables, -c'est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens: Ne vous -inquiétez pas de la valeur de vos actions, elle n'est déterminée que -par le châtiment du pouvoir; le Code pénal, du reste, me paraît une -œuvre absurde, sans principes. - ---Cela se peut! répondit Coulon. - -Et il allait prononcer son jugement; mais Foureau, qui était ministère -public, se leva. On avait outragé le garde dans l'exercice de ses -fonctions. Si on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu. - -«Bref, plaise à M. le juge de paix d'appliquer le maximum de la peine.» - -Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel. - -«Bravo!» s'écria Bouvard. - -Coulon n'avait pas fini: - -«Les condamne, en outre, à cinq francs d'amende comme coupables de la -contravention relevée par le ministère public.» - -Pécuchet se tourna vers l'auditoire: - -«L'amende est une bagatelle pour le riche, mais un désastre pour le -pauvre. Moi, ça ne me fait rien!» - -Et il avait l'air de narguer le tribunal. - -«Vraiment, dit Coulon, je m'étonne que des gens d'esprit... - ---La loi vous dispense d'en avoir! répliqua Pécuchet. Le juge de paix -siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé -capable jusqu'à soixante-quinze ans, et celui de première instance ne -l'est plus à soixante-dix.» - -Mais, sur un geste de Foureau, Placquevent s'avança. Ils protestèrent. - -«Ah! si vous étiez nommés au concours! - ---Ou par le conseil général! - ---Ou un comité de prud'hommes, d'après une liste sérieuse!» - -Placquevent les poussait,--et ils sortirent, hués des autres prévenus, -croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse. - -Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe; -son café était vide, les notables ayant coutume d'en partir vers -dix heures. On avait baissé le quinquet; les murs et le comptoir -apparaissaient dans un brouillard; une femme survint. C'était Mélie. - -Elle ne parut pas troublée,--et en souriant leur versa deux bocks. -Pécuchet, mal à son aise, quitta vite l'établissement. - -Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes -contre le maire, et dès lors fréquenta l'estaminet. - -Dauphin, six semaines après, fut acquitté faute de preuves. Quelle -honte! On suspectait ces mêmes témoins, que l'on avait crus déposant -contre eux. - -Et leur colère n'eut pas de bornes quand l'enregistrement les avertit -d'avoir à payer l'amende. Bouvard attaqua l'enregistrement comme -nuisible à la propriété. - -«Vous vous trompez! dit le percepteur. - ---Allons donc! elle endure le tiers de la charge publique! - ---Je voudrais des procédés d'impôts moins vexatoires, un cadastre -meilleur, des changements au régime hypothécaire, et qu'on supprimât la -Banque de France, qui a le privilège de l'usure.» - -Girbal n'était pas de force, dégringola dans l'opinion et ne reparut -plus. - -Cependant Bouvard plaisait à l'aubergiste; il attirait du monde, et, en -attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne. - -Il émit des idées drôles sur l'instruction primaire. On devrait, -en sortant de l'école, pouvoir soigner les malades, comprendre les -découvertes scientifiques, s'intéresser aux arts. Les exigences de -son programme le fâchèrent avec Petit, et il blessa le capitaine -en prétendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps à la -manœuvre, feraient mieux de cultiver des légumes. - -Quand vint la question du libre échange, il emmena Pécuchet; et, -pendant tout l'hiver, il y eut dans le café des regards furieux, des -attitudes méprisantes, des injures et des vociférations, avec des coups -de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes. - -Langlois et les autres marchands défendaient le commerce national; -Oudot, filateur, et Mathieu, orfèvre, l'industrie nationale; les -propriétaires et les fermiers, l'agriculture nationale, chacun -réclamant pour soi des privilèges au détriment du plus grand nombre. -Les discours de Bouvard et Pécuchet alarmaient. - -Comme on les accusait de méconnaître la _pratique_, de tendre au -nivellement et à l'immoralité, ils développèrent ces trois conceptions: -remplacer le nom de famille par un numéro matricule; hiérarchiser -les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps à -autre subir un examen; plus de châtiments, plus de récompenses, mais -dans tous les villages une chronique individuelle qui passerait à la -postérité. - -On dédaigna leur système. Ils en firent un article pour le journal de -Bayeux, rédigèrent une note au préfet, une pétition aux Chambres, un -mémoire à l'empereur. - -Le journal n'inséra pas leur article. - -Le préfet ne daigna répondre. - -Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des -Tuileries. - -De quoi donc s'occupait l'empereur?--de femmes sans doute? - -Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseilla plus de réserve. - -Ils se moquaient du sous-préfet, du préfet, des conseillers de -préfecture, voire du Conseil d'État. La justice administrative était -une monstruosité, car l'administration, par des faveurs et des -menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient -incommodes, et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir -ces deux particuliers. - -Alors Bouvard et Pécuchet brûlèrent de se signaler par une œuvre qui -éblouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvèrent pas autre chose que -des projets d'embellissement pour Chavignolles. - -Les trois quarts des maisons seraient démolies; on ferait au milieu -du bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des -abattoirs sur la route de Caen, et «au pas de la Vaque» une église -romane et polychrome. - -Pécuchet composa un lavis à l'encre de Chine, n'oubliant pas de teinter -les bois en jaune, les bâtiments en rouge, et les prés en vert, car les -tableaux d'un Chavignolles idéal le poursuivaient dans ses rêves; il se -retournait sur son matelas. - -Bouvard, une nuit, en fut réveillé. - -«Souffres-tu?» - -Pécuchet balbutia: - -«Haussmann m'empêche de dormir.» - -Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le -prix des bains de mer sur la côte normande. - -«Qu'il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons le temps -d'écrire?» - -Et quand ils se furent procuré une chaîne d'arpenteur, un graphomètre, -un niveau d'eau et une boussole, d'autres études commencèrent. - -Ils envahissaient les propriétés; souvent les bourgeois étaient surpris -d'y voir ces deux hommes plantant des jalons. - -Bouvard et Pécuchet annonçaient d'un air tranquille leurs projets et ce -qui en adviendrait. - -Les habitants s'inquiétèrent, car enfin l'autorité se rangerait -peut-être à leur avis. - -Quelquefois on les renvoyait brutalement. - -Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y apprendre -un signal, témoignait de la bonne volonté et même une certaine ardeur. - -Ils étaient aussi plus contents de Victorine. - -Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en -chantonnant d'une voix douce, s'intéressait au ménage, fit une calotte -pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de -Romiche. - -C'était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les -habits. On l'eut quinze jours à la maison. - -Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une -humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait -Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue -jusqu'au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le -soir, s'épargnant les frais d'auberge, allait coucher dans le fournil. - -Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard, ayant froid, vint y prendre -des copeaux pour allumer son feu. - -Un spectacle le pétrifia. - -Derrière les débris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine -dormaient ensemble. - -Il lui avait passé le bras autour de la taille, et son autre main, -longue comme celle d'un singe, la tenait par un genou, les paupières -entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle -souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait -à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les -caresses du bossu; ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de -l'aube jetait sur tous les deux une lumière blafarde. - -Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine -poitrine. Puis une pudeur l'empêcha de faire un seul geste; des -réflexions douloureuses l'assaillaient. - -«Si jeune! perdue! perdue!» - -Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d'un mot, lui apprit tout. - -«Ah! le misérable! - ---Nous n'y pouvons rien! Calme-toi.» - -Et ils furent longtemps à soupirer l'un devant l'autre: Bouvard, sans -redingote et les bras croisés; Pécuchet, au bord de sa couche, pieds -nus et en bonnet de coton. - -Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le -payèrent d'une façon hautaine, silencieusement. - -Mais la Providence leur en voulait. - -Marcel les conduisit mystérieusement peu de temps après dans la chambre -de Victor et leur montra au fond de sa commode une pièce de vingt -francs. Le gamin l'avait chargé de lui en fournir la monnaie. - -D'où provenait-elle? D'un vol, bien sûr! et commis durant leurs -tournées d'ingénieurs. Mais, pour la rendre, il eût fallu connaître la -personne, et, si on la réclamait, ils auraient l'air complices. - -Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrent d'ouvrir son tiroir; -le napoléon n'y était plus. Il feignit de ne pas comprendre. - -Tantôt, pourtant, ils l'avaient vue, cette pièce, et Marcel était -incapable de mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que, -depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard. - - «MONSIEUR, - - «Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j'ai recours à votre - obligeance...» - -De qui donc la signature? - ---Olympe DUMOUCHEL, née CHARPEAU.» - -Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire, -Courseulles, Langrune ou Luc, se trouvait la meilleure compagnie, -la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du -blanchissage, etc., etc. - -Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel; puis la fatigue -les plongea dans un découragement plus lourd. - -Ils récapitulèrent tout le mal qu'ils s'étaient donné; tant de leçons, -de précautions, de tourments! - -«Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d'elle une -sous-maîtresse! et de lui, dernièrement, un piqueur de travaux! - ---Ah! quelle déception! - ---Si elle est vicieuse, ce n'est pas la faute de ses lectures. - ---Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de -Cartouche. - ---Peut-être ont-ils manqué d'une famille, des soins d'une mère? - ---J'en étais une! objecta Bouvard. - ---Hélas! reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens -moral,--et l'éducation n'y peut rien. - ---Ah! oui, c'est beau, l'éducation!» - -Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait -deux places de domestiques;--et puis, à la grâce de Dieu! ils ne s'en -mêleraient plus.--Et désormais _Mon oncle_ et _Bon ami_ les firent -manger à la cuisine. - -Mais bientôt ils s'ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d'un travail, -leur existence d'un but. - -D'ailleurs, que prouve un insuccès? Ce qui avait échoué sur des enfants -pouvait être moins difficile avec des hommes. Et ils s'imaginèrent -d'établir un cours d'adultes. - -Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande -salle de l'auberge conviendrait à cela parfaitement. - -Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d'abord, -puis, songeant qu'il pouvait y gagner, changea d'opinion et le fit dire -par sa servante. - -Bouvard, dans l'excès de sa joie, la baisa sur les deux joues. - -Le maire était absent; l'autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier -par son étude, s'occuperait peu de la conférence; ainsi elle aurait -lieu, et le tambour l'annonça pour le dimanche suivant, à trois heures. - -La veille, seulement, ils pensèrent à leur costume. - -Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à -collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard -mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor; et -ils étaient fort émus quand ils traversèrent le village et arrivèrent à -l'hôtel de la Croix d'Or... -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -_Ici s'arrête le manuscrit de Gustave Flaubert._ - - _Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui - indique la conclusion de l'ouvrage._ - - - - -CONFÉRENCE - - -L'auberge de la Croix d'Or,--deux galeries de bois latérales au -premier, avec balcon saillant,--corps de logis au fond,--café au -rez-de-chaussée, salle à manger, billard;--les portes et les fenêtres -sont ouvertes. - -Foule: notables, gens du peuple. - -Bouvard: «Il s'agit d'abord de démontrer l'utilité de notre projet, nos -études nous donnent le droit de parler.» - - -_Discours de Pécuchet_, pédantesque. - - -Sottises du gouvernement et de l'administration,--trop d'impôts, deux -économies à faire: suppression du budget des cultes et de celui de -l'armée. - -On l'accuse d'impiété. - -«Au contraire, mais il faut une rénovation religieuse.» - -Foureau survient et veut dissoudre l'assemblée. - -Bouvard fait rire aux dépens du maire, en rappelant ses primes -imbéciles pour les hiboux.--Objection. - -«S'il faut détruire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait -aussi détruire le bétail, qui mange de l'herbe.» - - -Foureau se retire. - -_Discours de Bouvard_,--familier. - - -Préjugés: célibat des prêtres, futilité de l'adultère, émancipation de -la femme: - -«Ses boucles d'oreilles sont le signe de son ancienne servitude.» - -Haras d'hommes. - - -On reproche à Bouvard et à Pécuchet l'inconduite de leurs -élèves.--Aussi pourquoi avoir adopté les enfants d'un forçat? - -Théorie de la réhabilitation. Ils dîneraient avec Touache. - -Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pétition de lui -au conseil municipal, où il demande l'établissement d'un bordel à -Chavignolles.--(Raisons de Robin.) - -La séance est levée dans le plus grand tumulte. - - -En s'en retournant chez eux, Bouvard et Pécuchet aperçoivent le -domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise à franc étrier. - -Ils se couchent très fatigués, sans se douter de toutes les trames qui -fermentent contre eux;--expliquer les motifs qu'ont de leur en vouloir -le curé, le médecin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde. - - -Le lendemain, au déjeuner, ils reparlent de la conférence. - -Pécuchet voit l'avenir de l'humanité en noir: - -L'homme moderne est amoindri et devenu une machine. - -Anarchie finale du genre humain. (Buchner, livre II.) - -Impossibilité de la paix. (Id.) - -Barbarie par l'excès de l'individualisme et le délire de la science. - -Trois hypothèses: 1º le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec -le passé, et un despotisme inhumain s'ensuivra; 2º si l'absolutisme -théiste triomphe, le libéralisme dont l'humanité s'est pénétrée -depuis la Réforme succombe, tout est renversé; 3º si les convulsions -qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces -oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n'y aura -plus d'idéal, de religion, de moralité. - -L'Amérique aura conquis la terre. - -Avenir de la littérature. - -Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu'une vaste ribote -d'ouvriers. - -Fin du monde par la cessation du calorique. - - -Bouvard voit l'avenir de l'humanité en beau. L'homme moderne est en -progrès. - -L'Europe sera régénérée par l'Asie. La loi historique étant que la -civilisation aille d'Orient en Occident,--rôle de la Chine,--les deux -humanités enfin seront fondues. - -Inventions futures: manières de voyager.--Ballon.--Bateaux sous-marins -avec vitres, par un calme constant, l'agitation de la mer n'étant qu'à -la surface.--On verra passer les poissons et les paysages au fond de -l'Océan.--Animaux domptés.--Toutes les cultures. - -Avenir de la littérature (contre-partie de littérature -industrielle).--Sciences futures.--Régler la force magnétique. - -Paris deviendra un jardin d'hiver;--espaliers à fruits sur le -boulevard.--La Seine filtrée et chaude,--abondance de pierres -précieuses factices,--prodigalité de la dorure,--éclairage des -maisons,--on emmagasinera la lumière, car il y a des corps qui ont -cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le -phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des -maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera -les rues. - -Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera -une religion. - -Communion de tous les peuples. Fêtes publiques. - -On lira dans les astres,--et quand la terre sera usée, l'humanité -déménagera vers les étoiles. - - -A peine a-t-il fini, que les gendarmes apparaissent.--Entrée des -gendarmes. - -A leur vue, effroi des enfants, par l'effet de leurs vagues souvenirs. - -Désolation de Marcel. - -Émoi de Bouvard et Pécuchet.--Veut-on arrêter Victor? - -Les gendarmes exhibent un mandat d'amener. - -C'est la conférence qui en est cause. On les accuse d'avoir attenté à -la religion, à l'ordre, excité à la révolte, etc. - -Arrivée soudaine de M. et Mme Dumouchel avec leurs bagages; ils -viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n'est pas changé, Madame -porte des lunettes et compose des fables.--Leur ahurissement. - -Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et Pécuchet, -arrive, encouragé par leur présence. - -Gorju, voyant que l'autorité et l'opinion publique sont contre eux, a -voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche -des deux, il l'accuse d'avoir autrefois débauché Mélie. - -«Moi, jamais!» - -Et Pécuchet tremble. - -«Et même de lui avoir donné du mal.» - -Bouvard se récrie. - -«Au moins qu'il lui fasse une pension pour l'enfant qui va naître, car -elle est enceinte.» - -Cette seconde accusation est basée sur la privauté de Bouvard au café. - - -Le public envahit peu à peu la maison. - -Barberou, appelé dans le pays par une affaire de son commerce, tout à -l'heure a appris à l'auberge ce qui se passe et survient. - -Il croit Bouvard coupable, le prend à l'écart, et l'engage à céder, à -faire une pension. - - -Arrivent le médecin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son -ombrelle, et d'autres notables. Les gamins du village, en dehors de la -grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. (Il est maintenant -bien tenu, et la population en est jalouse.) - -Foureau veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison. - -Barberou s'interpose, et, comme lui, s'interposent Marescot, le médecin -et le comte, avec une pitié insultante. - - -Expliquer le mandat d'amener. Le sous-préfet, au reçu de la lettre de -Foureau, leur a expédié un mandat d'amener pour leur faire peur, avec -une lettre à Marescot et à Faverges, disant de les laisser tranquilles -s'ils témoignaient du repentir. - -Vaucorbeil cherche également à les défendre. - -«C'est plutôt dans une maison de fous qu'il faudrait les mener; ce sont -des maniaques.--J'en écrirai au préfet.» - -Tout s'apaise. - -Bouvard fera une pension à Mélie. - -On ne peut leur laisser la direction des enfants.--Ils se rebiffent; -mais comme ils n'ont pas adopté légalement les orphelins, le maire les -reprend. - -Ils montrent une insensibilité révoltante.--Bouvard et Pécuchet en -pleurent. - -M. et Mme Dumouchel s'en vont. - - -Ainsi tout leur a craqué dans la main. - - -Ils n'ont plus aucun intérêt dans la vie. - - -Bonne idée nourrie en secret par chacun d'eux. Ils se la -dissimulent.--De temps à autre, ils sourient quand elle leur -vient,--puis, enfin, se la communiquent simultanément: - - -_Copier comme autrefois._ - - -Confection du bureau à double pupitre.--(Ils s'adressent pour cela à un -menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose -de le faire.--Rappeler le bahut.) - -Achat de registres et d'ustensiles, sandaraques, grattoirs, etc. - - -Ils s'y mettent. - - -FIN. - - - - - TABLE - - - Pages. - - ÉTUDE SUR GUSTAVE FLAUBERT I - - - BOUVARD ET PÉCUCHET - - CHAPITRE PREMIER 1 - - -- II 27 - - -- III 75 - - -- IV 129 - - -- V 172 - - -- VI 200 - - -- VII 238 - - -- VIII 252 - - -- IX 313 - - -- X 363 - - CONFÉRENCE 409 - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE -FLAUBERT, TOME 7 *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/66505-0.zip b/old/66505-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 303e650..0000000 --- a/old/66505-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h.zip b/old/66505-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index ed3b205..0000000 --- a/old/66505-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/66505-h.htm b/old/66505-h/66505-h.htm deleted file mode 100644 index 82430c4..0000000 --- a/old/66505-h/66505-h.htm +++ /dev/null @@ -1,16853 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - -<head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title>The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Tome 7, by Gustave Flaubert</title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - - <style type="text/css"> - -/* Typographie */ -body {margin-left: 15%; 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Flaubert</span></p> - - <p class="center small90"><span class="smcap">Par GUY DE MAUPASSANT</span></p> - - <hr class="small3" /> - - <div class="figcenter2" style="width: 250px;"> - <img src="images/sceau.jpg" alt="" width="250" height="241" /> - </div> - - <p class="center big150"><b>PARIS</b><br /></p> - - <p class="center big150">A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR<br /></p> - - <p class="center big130">RUE SAINT-BENOIT, 7<br /></p> - - <p class="center">1885</p> -</div> - -<hr class="small3" /> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_0"><span class="h2c1line1">ÉTUDE</span><br /> - <span class="h2c1line2">SUR</span><br /> - <span class="h2c1line3">GUSTAVE FLAUBERT</span></h2> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p>Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était -fille d’un médecin de Pont-l’Evêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à -une famille de basse Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était -alliée à Thouret, de la Constituante.</p> - -<p>La grand’mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne -d’enfance de Charlotte Corday.</p> - -<p>Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d’origine champenoise. -C’était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de -l’Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s’étonna, sans -s’indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il -jugeait la profession d’écrivain un métier de paresseux et d’inutile.</p> - -<p>Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint -à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il -savait lire, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_IV">IV</span></p> - -<p>Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des -histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands -yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt -dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.</p> - -<p>Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, -qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, -jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.</p> - -<p>Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature -furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute -sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni -remuer autour de lui sans s’exaspérer; et il déclarait, avec sa voix -mordante, sonore et toujours un peu théâtrale: que cela n’était point -philosophique. «On ne peut penser et écrire qu’assis», disait-il.</p> - -<p>Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur -si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que -de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins -immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême -droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes -ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes -indubitables de cette naïveté persévérante.</p> - -<p>Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il -n’avait point la sensation nette des contacts.</p> - -<p>C’est à lui surtout qu’on peut appliquer ce qu’il <span class="pagenum2" id="Page_V">V</span> écrivit dans sa -préface aux <i>Dernières Chansons</i>, de son ami Louis Bouilhet:</p> - -<div class="quote"> - <p>Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous - apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, - tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous - sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à - toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute - épreuve, lancez-vous, publiez!</p> -</div> - -<p>Jeune homme, il était d’une beauté surprenante. Un vieil ami de sa -famille, médecin illustre, disait à sa mère: «Votre fils, c’est l’Amour -adolescent.»</p> - -<p>Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d’artiste, dans -une sorte d’extase poétique qu’il entretenait par la fréquentation -quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le -cœur frère qu’on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, -mort tout jeune, d’une maladie de cœur, tué par le travail.</p> - -<p>Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu’un autre ami, M. -Maxime du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en -cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et -l’épilepsie, à expliquer l’une par l’autre.</p> - -<p>Certes, ce mal effroyable n’a pu frapper le corps sans assombrir -l’esprit. Mais doit-on le regretter? Les gens tout à fait heureux, -forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, -pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte? -Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les <span class="pagenum2" id="Page_VI">VI</span> misères, -toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la -mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale.</p> - -<p>Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de -l’épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l’esprit -ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une -sorte d’appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus -sombre d’envisager les choses, un soupçon devant les événements, -un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu -l’homme enthousiaste et vigoureux qui était Flaubert, pour quiconque -l’a vu vivre, rire, s’exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est -indubitable que la peur des crises, disparues d’ailleurs dans l’âge mûr -et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier -que d’une façon presque insensible sa manière d’être et de sentir et -les habitudes de sa vie.</p> - -<p>Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave -Flaubert débuta en 1857 par un chef d’œuvre, <i>Madame Bovary</i>.</p> - -<p>On sait l’histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère -public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera -marqué par ce procès, l’éloquente défense de M. Sénard, l’acquittement -difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, -puis le succès vengeur, éclatant, immense!</p> - -<p>Mais <i>Madame Bovary</i> a aussi une histoire secrète qui peut être un -enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_VII">VII</span></p> - -<p>Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé -cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime du Camp, qui -la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire -de la <i>Revue de Paris</i>. C’est alors qu’il éprouva combien il est -difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est -méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent -pour les plus intelligents. C’est de cette époque assurément que date -ce mépris qu’il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les -affirmations ou les négations absolues.</p> - -<p>Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de -<i>Madame Bovary</i>, M. Maxime du Camp écrivit à Gustave Flaubert la -singulière lettre suivante, qui peut-être modifiera l’opinion qu’on a -pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en -particulier sur la <i>Bovary</i>, dans ses <i>Souvenirs littéraires</i>:</p> - -<div class="quote"> - <p class="rdate">14 juillet 1856.</p> - - <p>Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie - l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien - je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les - observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis - ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander - chaudement; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier - avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai - même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous <i>maîtres</i> de - ton roman pour le publier dans la <i>Revue</i>; nous y ferons faire les - coupures que nous jugeons indispensables; tu le publieras ensuite en - <span class="pagenum2" id="Page_VIII">VIII</span> volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très - intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument - et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne - suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux - pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à - notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre - affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, - bien faites, mais inutiles; on ne le voit pas assez; il s’agit de le - dégager; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux - par une personne exercée et habile: on n’ajoutera pas un mot à ta - copie; on ne fera qu’élaguer; ça te coûtera une centaine de francs - qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment - bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois - me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, - je n’ai en vue que ton seul intérêt.</p> - - <p>Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Maxime du Camp.</span></p> -</div> - -<p>La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par -une <i>personne exercée et habile</i>, n’aurait coûté à l’auteur qu’une -centaine de francs! Vraiment, c’est pour rien!</p> - -<p>Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, -d’une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus -grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce -seul mot: <i>Gigantesque!</i></p> - -<p>Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime du Camp, se mirent au -travail, en effet, pour dégager l’œuvre de leur ami de ce <i>tas de -choses bien faites, mais <span class="pagenum2" id="Page_IX">IX</span> inutiles</i>, qui la gâtaient; car on lit -sur un exemplaire, conservé par l’auteur, de la première édition du -livre, les lignes suivantes:</p> - -<div class="quote"> - <p>Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains - du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la <i>Revue - de Paris</i>.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Gustave Flaubert.</span></p> - - <p class="ldate2">20 avril 1857.</p> -</div> - -<p>En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des -paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses -originales et nouvelles sont biffées avec soin.</p> - -<p>Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier -feuillet, ceci:</p> - -<div class="quote"> - <p>Il fallait, selon Maxime du Camp, retrancher <i>toute</i> la noce, et, - selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, - <i>refaire</i> les <i>Comices</i> d’un bout à l’autre! De l’avis général, à la - <i>Revue, le pied-bot</i> était considérablement trop long, «inutile».</p> -</div> - -<p>C’est là assurément aussi l’origine du refroidissement survenu dans -l’ardente amitié qui liait Flaubert à M. du Camp. S’il en fallait une -preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de -Louis Bouilhet à Flaubert:</p> - -<div class="quote"> - <p>Quant à Maxime du Camp, j’ai été quinze jours sans le revoir, et - j’aurais passé l’année de la même façon, si lui-même <span class="pagenum2" id="Page_X">X</span> n’était - apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu’il - fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de - la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m’a - offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver - une bibliothèque. Il s’est informé de toi et de ton travail. Ce que - je lui ai dit de la <i>Bovary</i> l’a occupé beaucoup. Il m’a dit, en - phrases incidentes, qu’il en était fort heureux, que tu avais tort de - ne lui avoir jamais pardonné la <i>Revue</i>, qu’il verrait avec bonheur - tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec - conviction et franchise...</p> -</div> - -<p>Ces détails intimes n’ont d’importance qu’au point de vue des jugements -portés par M. du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus -tard, entre eux.</p> - -<p>L’apparition de <i>Madame Bovary</i> fut une révolution dans les lettres.</p> - -<p>Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, -touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur -l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son -esprit.</p> - -<p>Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, -imagée, un peu confuse et pénible.</p> - -<p>Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile -de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la -contexture de la phrase.</p> - -<p>Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse; et il est peu -de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des -chefs-d’œuvre de la langue, <span class="pagenum2" id="Page_XI">XI</span> ainsi qu’on cite du Rabelais, du La -Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du -Gautier, etc.</p> - -<p>Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus -que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, -précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, -surprenante, complète.</p> - -<p>Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du -roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman -pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, -dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se -montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de -l’écrivain; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les -personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que -les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, -leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le -lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne -sait où.</p> - -<p>Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de -l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais -même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans -un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence -d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les -reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi -de presque divin qui est l’art.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XII">XII</span></p> - -<p>Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet -impeccable artiste, mais impassible.</p> - -<p>S’il attachait une importance considérable à l’observation et à -l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition -et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les -livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné -qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent -dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et -à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la -façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à -un enseignement quelconque.</p> - -<p>Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la -critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.</p> - -<p>«Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont -protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants.»</p> - -<p>La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables -au maintien de l’ordre social établi; mais il n’y a rien de commun -entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal -motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou -mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni -pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.</p> - -<p>L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de -comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute -la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant -<span class="pagenum2" id="Page_XIII">XIII</span> son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse -d’être consciencieux et artiste, s’il s’efforce systématiquement de -glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge -déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.</p> - -<p>Tout acte, bon ou mauvais, n’a pour l’écrivain qu’une importance comme -sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal y puisse être -attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.</p> - -<p>En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, -il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions.</p> - -<p>Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. -Exemple: Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, -Shakespeare et tant d’autres.</p> - -<p>Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par -la force même des faits qu’il raconte.</p> - -<p>Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi.</p> - -<p>Lorsque parut <i>Madame Bovary</i>, le public, accoutumé à l’onctueux sirop -des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans -accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là -une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas -plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez -n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XIV">XIV</span></p> - -<p>Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en -comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions. -Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il -s’explique ainsi dans une de ses lettres:</p> - -<div class="quote"> - <p>... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés,—cela - est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous? Il s’agit - de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des - choses? Est-ce que tout n’est pas une illusion? Il n’y a de vrais que - les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.</p> -</div> - -<p>Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux; mais nul ne -s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.</p> - -<p>Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore -de la pénétration que de l’observation.</p> - -<p>Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations -explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les -dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation -psychologique.</p> - -<p>Il imaginait d’abord des types; et, procédant par déduction, il -faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils -devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs -tempéraments.</p> - -<p>La vie donc qu’il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu’à -titre de renseignement.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XV">XV</span></p> - -<p>Jamais il n’énonce les événements; on dirait, en le lisant, que les -faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d’importance à -l’apparition visible des hommes et des choses.</p> - -<p>C’est cette rare qualité de <i>metteur en scène</i>, d’évocateur impassible -qui l’a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne -savent comprendre le sens profond d’une œuvre que lorsqu’il est -étalé en des phrases philosophiques.</p> - -<p>Il s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on lui avait -collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa <i>Bovary</i> que par haine de -l’école de M. Champfleury.</p> - -<p>Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour -son puissant talent qu’il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait -pas le <i>naturalisme</i>.</p> - -<p>Il suffit de lire avec intelligence <i>Madame Bovary</i> pour comprendre que -rien n’est plus loin du réalisme.</p> - -<p>Le procédé de l’écrivain réaliste consiste à raconter simplement des -faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et -observés.</p> - -<p>Dans <i>Madame Bovary</i>, chaque personnage est un type, c’est-à-dire le -résumé d’une série d’êtres appartenant au même ordre intellectuel.</p> - -<p>Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de -Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires -sont des types, doués d’un relief d’autant plus énergique qu’en eux -sont concentrées des quantités d’observations de même nature, d’autant -plus vraisemblables <span class="pagenum2" id="Page_XVI">XVI</span> qu’ils représentent l’échantillon modèle de -leur classe.</p> - -<p>Mais Gustave Flaubert avait grandi à l’heure de l’épanouissement du -romantisme; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand -et de Victor Hugo, et il se sentait à l’âme un besoin lyrique qui ne -pouvait s’épandre complètement en des livres précis comme <i>Madame -Bovary</i>.</p> - -<p>Et c’est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme: -ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu’à sa mort sous -l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgré lui, presque -inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la -force créatrice enfermée en lui, qu’il écrivait ces romans d’une allure -si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goût, il préférait les -sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des -tableaux d’opéra.</p> - -<p>Dans <i>Madame Bovary</i>, d’ailleurs, comme dans l’<i>Éducation -sentimentale</i>, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a -souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu’elle -exprime. Elle part, comme fatiguée d’être contenue, d’être forcée à -cette platitude, et, pour dire la stupidité d’Homais ou la niaiserie -d’Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait -des motifs de poème.</p> - -<p>Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d’un -récit homérique son second roman, <i>Salammbô</i>.</p> - -<p>Est-ce là un roman? N’est-ce pas plutôt une sorte d’opéra en prose? -Les tableaux se développent avec <span class="pagenum2" id="Page_XVII">XVII</span> une magnificence prodigieuse, un -éclat, une couleur et un rythme surprenants.</p> - -<p>La phrase chante, crie, a des fureurs et des sonorités de trompette, -des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des -souplesses de violon et des finesses de flûte.</p> - -<p>Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant -sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l’air de -se mouvoir dans un décor antique et grandiose.</p> - -<p>Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu’il ait écrit, donne -aussi l’impression d’un rêve magnifique.</p> - -<p>Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave -Flaubert? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l’éclat de poésie -qu’il a jeté dessus nous les montre dans l’espèce d’apothéose dont -l’art lyrique enveloppe ce qu’il touche.</p> - -<p>Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire, -qu’il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et -il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude -sobre et parfaite qui s’appelle l’<i>Éducation sentimentale</i>.</p> - -<p>Cette fois, il prit pour personnages, non plus des <i>types</i> comme dans -la <i>Bovary</i>, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu’on -rencontre tous les jours.</p> - -<p>Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition -surhumain, il a l’air, tant il ressemble à la vie même, d’être exécuté -sans plan et sans intentions. Il est l’image parfaite de ce qui se -passe chaque <span class="pagenum2" id="Page_XVIII">XVIII</span> jour; il est le journal exact de l’existence; et la -philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée -derrière les faits; la psychologie est si parfaitement enfermée dans -les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que -le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements -apparents, n’a pas compris la valeur de ce roman incomparable.</p> - -<p>Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de -ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si -profond, si voilé, si amer.</p> - -<p>L’<i>Éducation sentimentale</i>, méprisée par la plupart des critiques -accoutumés aux formes connues et immuables de l’art, a des admirateurs -nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang -parmi les œuvres de Flaubert.</p> - -<p>Mais il lui fallait, par suite d’une de ces réactions nécessaires à son -esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit -une œuvre ébauchée autrefois, la <i>Tentation de saint Antoine</i>.</p> - -<p>C’est là, certes, l’effort le plus puissant qu’ait jamais tenté -un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur -inaccessible rendaient l’exécution d’un pareil livre presque au-dessus -des forces humaines.</p> - -<p>Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l’a fait -assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de -nourritures succulentes, mais par toutes les doctrines, toutes les -croyances, toutes les superstitions où s’est égaré l’esprit inquiet -<span class="pagenum2" id="Page_XIX">XIX</span> des hommes. C’est le défilé colossal des religions escortées de -toutes les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans -les cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le -désir de l’impénétrable inconnu.</p> - -<p>Puis, aussitôt achevée, cette œuvre énorme, troublante, un peu -confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque -le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux -bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.</p> - -<p>Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre encyclopédique, -<i>Bouvard et Pécuchet</i>, qui pourrait porter comme sous-titre: «Du défaut -de méthode dans l’étude des connaissances humaines.»</p> - -<p>Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient -d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses -économies; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur -existence, et quittent la capitale.</p> - -<p>Alors ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant -toutes les connaissances de l’humanité; et, là, se développe la donnée -philosophique de l’ouvrage.</p> - -<p>Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la -chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, -à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, à la -sorcellerie; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les -abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent -l’éducation de deux orphelins, échouent <span class="pagenum2" id="Page_XX">XX</span> encore et, désespérés, se -remettent à copier comme autrefois.</p> - -<p>Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles -apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est -en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une -prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns -aux autres, se détruisant les uns les autres par les contradictions -des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est -l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade -dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main; ce -fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout, -l’éternelle et universelle bêtise.</p> - -<p>Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées -et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances -aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, -de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se -dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa -voisine.</p> - -<p>Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies -antiques dans la <i>Tentation de saint Antoine</i>, il l’a de nouveau -accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de -la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues -pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de -l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours «l’éternelle misère de -tout».</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXI">XXI</span></p> - -<p>La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain; tout est incertain, -variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de -vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale -du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard: «La science est -faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être -ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup -plus grand et qu’on ne peut découvrir.»</p> - -<p>Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus curieux, de plus -subtil et de plus <i>intéressant</i> dans l’homme: c’est l’histoire de -l’<i>idée</i> sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec -toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.</p> - -<p>Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave -Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il -ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations -bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose -que l’<i>invraisemblable</i>. Pour les autres, c’est tout simplement le -domaine de l’idée.</p> - -<p>Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs -très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images, -de visions.</p> - -<p>Dans <i>Bouvard et Pécuchet</i>, les véritables personnages sont des -systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de -porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se -combattent et se détruisent.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXII">XXII</span></p> - -<p>Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette -procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes -qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours -ardents; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux -établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus -simple.</p> - -<p>Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance -humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une -justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur -avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de -sottises cueillies chez les grands hommes.</p> - -<p>Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, -ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant -l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des -passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. -Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, -de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, -d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts -esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet -quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait -infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant d’une autre, -puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau -formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.</p> - -<p>Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne <span class="pagenum2" id="Page_XXIII">XXIII</span> de notes -demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en -entier.</p> - -<p>Il les avait cependant classées; mais il devait revoir cette -classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié -de cet amas de documents. Voici, toutefois, l’ordre dans lequel il a -laissé ces notes:</p> - -<table class="table50" id="ramon" summary="table_01"> - <tbody> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Morale.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Amour.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Philosophie.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Mysticisme.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Religion.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Prophétie.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Socialisme (religieux et politique).</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Critique.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Esthétique.</td> - </tr> - <tr> - <td rowspan="3" class="tdlmiddle2">Spécimens de style.</td> - <td rowspan="3" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o80.jpg" alt="" title="" width="6" height="80" /></td> - <td class="tdltop">Périphrases.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Palinodies.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Rococo.</td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<p class="center95 margintop2"><i>Styles des grands écrivains, des journalistes, des poètes.</i></p> - -<table class="table50" id="table_02" summary="table_02"> - <tbody> - <tr> - <td rowspan="10" class="tdlmiddle2">Style.</td> - <td rowspan="10" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o250.jpg" alt="" title="" width="12" height="250" /></td> - <td colspan="3" class="tdltop">Classique.</td> - </tr> - <tr> - <td rowspan="2" class="tdlmiddle">Scientifique.</td> - <td rowspan="2" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o30.jpg" alt="" title="" width="6" height="30" /></td> - <td class="tdltop">Médical.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Agricole.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Clérical.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Révolutionnaire.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Romantique.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Réaliste.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Dramatique.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Officiel des souverains.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop">Poétique officiel.</td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXIV">XXIV</span></p> - -<p class="category">HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES.</p> - -<p class="center95"><i>Beaux-arts.</i></p> - -<table class="table50" id="table_03" summary="table_03"> - <tbody> - <tr> - <td rowspan="4" class="tdlmiddle2">Beautés.</td> - <td rowspan="4" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o100.jpg" alt="" title="" width="8" height="100" /></td> - <td class="tdltop">Du parti de l’ordre.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Des gens de lettres.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">De la religion.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Des souverains.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Opinions sur les grands hommes.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Les classiques corrigés.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Bizarreries.—Férocités.—Excentricités.—Injures.—Sottises.—Lâchetés.</td> - </tr> - <tr> - <td colspan="3" class="tdltop2">Exaltation du bas.</td> - </tr> - <tr> - <td rowspan="2" class="tdlmiddle2">Charabia officiel.</td> - <td rowspan="4" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o50.jpg" alt="" title="" width="6" height="50" /></td> - <td class="tdltop">Discours.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop">Circulaires.</td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<p class="category">IMBÉCILES.</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Le dictionnaire des idées reçues.<br /> - Le catalogue des opinions <i>chic</i>.</p> - </div> -</div> - -<p>C’est donc bien là l’histoire de la bêtise humaine sous toutes ses -formes.</p> - -<p>Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de -ces notes.</p> - -<p class="category">PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION.</p> - -<p class="center95"><i>Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Ce peuple si brillant n’a rien fondé, rien établi de durable, et il - n’est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de - livres et de statues. Il manqua toujours de raison.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Lamennais.</span> <i>Essai sur l’indifférence</i>, t. IV, p. 171.</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXV">XXV</span></p> - -<p class="center95"><i>Morale.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Descartes.</span> <i>Discours sur la Méthode</i>, part. 6.</p> - - <p>L’étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et - l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terribles.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Dupanloup.</span> <i>Éducation intellectuelle</i>, p. 417.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu’il ne faut - pas détruire.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de Saint-Pétersbourg</i>,<br />7<sup>e</sup> Ent., p. 234.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que - l’on appelle des vaisseaux.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Fénelon.</span></p> -</div> - -<p class="category">BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE.</p> - -<p class="center95"><i>Économie politique.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de - l’huile de colza, exposèrent au gouvernement qu’un produit nouveau, - le gaz, commençait à se répandre; que ce mode d’éclairage, s’il - se généralisait, ferait délaisser les autres, d’autant plus qu’il - paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En - raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté, - protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver - de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce - produit perturbateur.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Frédéric Passy.</span> <i>Discours sur le libre échange.</i></p> - - <p class="ldate2">5 décembre 1878.</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXVI">XXVI</span></p> - -<div class="quote"> - <p>Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans - lecture et sans connaissance.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">La Harpe.</span> <i>Introduction de Cours littéraire.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Style ecclésiastique.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du - monde, la femme, c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, - vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit saint, communique aussi - le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante; - il court sur la voie du progrès et s’avance vers les doctrines - éternelles.</p> - - <p>Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, - la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses - catastrophes.</p> - - <p class="rsignature2">M<sup>gr</sup> <span class="smcap">Mermillod</span>. <i>De la vie surnaturelle dans les âmes.</i></p> -</div> - -<p class="category">PÉRIPHRASES.</p> - -<p class="center95"><i>Imbéciles.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant - le mariage.</p> - - <p class="rsignature2">(<i>Traduction d’Homère.</i>) <span class="smcap">Ponsard.</span></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Style romantique.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange - venait aux lèvres en la regardant.</p> - - <p class="rsignature2"><i>Sibylle</i> (p. 146). <span class="smcap">O. Feuillet.</span></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Style des souverains.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Louis-Napoléon.</span></p> - - <p class="ldate2">Cité dans la <i>Rive gauche</i>, 12 mars 1865.</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXVII">XXVII</span></p> - -<p class="center95"><i>Style catholique.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>L’enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de - dragon dans le calice de Babylone.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Pie IX.</span> <i>Manifeste</i>, 1847.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à - l’inobservation du dimanche.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">L’évêque de Metz.</span> <i>Mandement, décembre 1846.</i></p> -</div> - -<p class="category">IDÉES SCIENTIFIQUES.</p> - -<p class="center95"><i>Histoire naturelle.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles!</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Proudhon.</span> (<i>De la célébration du dimanche</i>, 1850.)</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Les chiens sont pour l’ordinaire de deux teintes opposées, l’une - claire et l’autre rembrunie, afin que, quelque part qu’ils soient - dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la - couleur desquels on les confondrait.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bernardin de Saint-Pierre.</span> <i>Harmonies de la - Nature.</i></p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs - blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les - attraper plus aisément.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bernardin de Saint-Pierre</span>. <i>Harmonies de la Nature</i>.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être <span class="pagenum2" id="Page_XXVIII">XXVIII</span> - mangé en famille; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée - avec les voisins.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bernardin de Saint-Pierre.</span> <i>Études de la - Nature.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Souci de la vérité.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Toute autorité, mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux - nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la - découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait - nul, comparé à celui d’ébranler les institutions et les opinions - reçues.</p> - - <p class="rsignature2">P. 283, t. II, <span class="smcap">de Maistre</span>, <i>Exam. philos.</i> <span class="smcap">Bacon.</span></p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville. - Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique. - C’est l’effet d’un refroidissement subit.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Raspail.</span> <i>Hist. Santé et Maladie</i>, p. 246, 247.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Poissons.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Je remarque sur les poissons que c’est une merveille qu’ils puissent - naître et vivre dans l’eau de la mer, qui est salée, et que leur race - ne soit pas anéantie depuis longtemps.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Gaume.</span>.<i>Catéchisme de persévérance</i>, 57.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>De la chimie.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Est-il nécessaire d’observer que cette vaste science (la chimie) est - absolument déplacée dans un enseignement général? A quoi sert-elle - pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour le - marin, pour le négociant?</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Lettres et opuscules inédits.</i></p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXIX">XXIX</span></p> - -<p class="center95"><i>Mépris de la science.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de - l’homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits - faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>Génie du Christianisme</i>, p. 335.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Zoologie.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>C’est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd’hui - l’homme <i>mammifère</i> rangé, d’après le système de Linnæus, avec les - singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant - le laisser à la tête de la création, où l’avaient placé Moïse, - Aristote, Buffon et la nature?</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>Génie du Christianisme</i>, p. 351.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Ses mouvements (du serpent) diffèrent de ceux de tous les animaux; on - ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni - nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, - il s’évanouit magiquement.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>Génie du Christianisme</i>, p. 138.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Linguistique.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des - restes évidents d’une langue antérieure parlée par un peuple éclairé, - et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait - seulement que la dégradation est arrivée au point d’effacer ces - derniers restes.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de Saint-Pétersbourg.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Les sciences naturelles sont secondaires.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers <span class="pagenum2" id="Page_XXX">XXX</span> - de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités - conservatrices, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui - est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et - spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes - de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser. De quoi - pourraient-ils se plaindre?</p> - - <p class="rsignature2">8<sup>e</sup> <i>Entretien</i>, p. 131. <span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de - Saint-Pétersbourg.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>La science doit être mise à la seconde place.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Si l’on n’en vient pas aux anciennes maximes, si l’éducation n’est - pas rendue aux prêtres et si la science n’est pas mise partout à - la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables; - nous serons abrutis par la science, et c’est le dernier degré de - l’abrutissement.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Essai sur les principes générateurs.</i></p> -</div> - -<p class="category">BÉVUES HISTORIQUES.</p> - -<p class="center95"><i>Opinion sur l’étude de l’histoire.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>L’enseignement de l’histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients - et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Dupanloup.</span></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Critique historique.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est - difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir - la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, - l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui, - la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de - l’univers. Toutefois, quelque <span class="pagenum2" id="Page_XXXI">XXXI</span> en dehors des règles ordinaires - que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là - certains traits de sa physionomie morale.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">A. Thiers.</span> <i>Histoire du Consulat et de l’Empire</i>, - t. XX, p. 713.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>J’ai ouï plusieurs fois déplorer l’aveuglement du conseil de François - I<sup>er</sup>, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Montesquieu.</span> <i>Esprit des Lois</i>, liv. XXI, ch. <span class="smcap">XXII</span>.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>(François I<sup>er</sup> monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb mort - en 1506.)</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Pipe au</i> <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> <i>siècle</i>.</p> - -<div class="quote"> - <p>A quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile, - fumait une longue pipe.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Villemain.</span> <i>Lascaris.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>A la veille de l’empire napoléonien.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner - l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une - époque du monde.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de Saint-Pétersbourg.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>La Prusse ne sera pas rétablie.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice - fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et - des feuilles de brochures, a croulé en un clin d’œil et c’en est - fait pour toujours.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Lettres et Opuscules</i>, p. 98.</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXII">XXXII</span></p> - -<div class="quote"> - <p>Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain!</p> - - <p class="rsignature2"><i>Saint Jean Chrysostome, né à Antioche</i> (<i>Asie</i>).</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par - Annibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte.</p> - - <p>Il accuse Louis XI d’avoir persécuté Abeilard.<br /> - <span class="marginleft15">Louis XI, né en 1423.</span><br /> - <span class="marginleft15">Abeilard, né en 1079.</span></p> - - <p>Smyrne est une île.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">J. Janin</span>, dans <i>G. de Flotte</i>, 1860.</p> -</div> - -<p class="category">EXALTATION DU BAS.</p> - -<div class="quote"> - <p>Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les - <i>Orientales</i>.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Proudhon.</span></p> -</div> - -<p class="category">BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES.</p> - -<p class="center95"><i>Corneille.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses; si, en effet, - elles ne sont dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l’ouvrage - notablement défectueux et s’écartent du but de la poésie qui veut - être utile.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Académie</span> (sur le <i>Cid</i>).</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Qu’on me cite une pièce du grand <i>Corneille</i> que je ne me charge de - refaire mieux que lui! Qui tient la gageure? Je n’aurais fait que ce - dont tout homme est capable, pourvu qu’il croie aussi fermement en - Aristote qu’en moi.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Lessing.</span> <i>Dramaturgie de Hambourg</i>, p. 462, 463.</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXIII">XXXIII</span></p> - -<div class="quote"> - <p>Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a - beaucoup de négligence dans son style.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Condillac.</span> <i>Traité de l’art d’écrire.</i></p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>(Descartes), rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont - le nom est fait pour le pays des chimères.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Marat</span>, à propos du Panthéon.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Rabelais, ce boueux de l’humanité.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Lamartine.</span></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Lulli.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer des - passions les plus déréglées.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bossuet</span>, <i>Maximes sur la comédie</i>.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Molière.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>C’est dommage que Molière ne sache pas écrire.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Fénelon.</span></p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Molière est un infâme histrion.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bossuet.</span></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Byron.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">L. Veuillot.</span> <i>Libres Penseurs</i>, p. 11.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>A mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la - patrie, c’est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et - citoyen scandaleux, s’il eût été homme de sens et vraiment grand - par l’esprit et par le cœur, aurait fait tout <span class="pagenum2" id="Page_XXXIV">XXXIV</span> simplement - pénitence, afin de reconquérir le droit d’élever sa fille et de - servir son pays.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">L. Veuillot.</span> <i>Libres Penseurs</i>, p. 11.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Injures aux grands hommes.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>C’est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles; mais, hors - de là, le moindre général est plus habile que lui.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>De Buonaparte et des Bourbons.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Bonaparte.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>On a cru qu’il (Bonaparte) avait perfectionné l’art de la guerre, et - il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>De Buonaparte et des Bourbons.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Bacon.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Bacon est absolument dépourvu de l’esprit d’analyse, non seulement ne - savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Examen de la philosophie de Bacon</i>, - I<sup>er</sup>, p. 37.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées - fondamentales étaient fausses.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Examen de la philosophie de Bacon</i>, - t. I<sup>er</sup>, p. 82.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Bacon avait l’esprit éminemment faux et d’un genre de fausseté - qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Son incapacité <span class="pagenum2" id="Page_XXXV">XXXV</span> absolue, - essentielle, radicale dans toutes les branches des sciences - naturelles.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Examen de la philosophie de Bacon</i>, - t. I<sup>er</sup>, p. 285.</p> -</div> - -<p class="center95"><i>Voltaire.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et - historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et - déconsidéré par l’orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme - et de son caractère.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Dupanloup.</span> <i>Haute Éducation intellectuelle.</i></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Gœthe.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>La postérité, à laquelle Gœthe a donné son œuvre à juger, fera - ce qu’elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d’airain:</p> - - <p>«Gœthe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand - écrivain, grand poète, grand artiste.»</p> - - <p>Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l’art pour - l’art, de l’amour quand même et du matérialisme, viendront lui - demander d’ajouter:</p> - - <p>«Grand homme!» elle répondra: Non!</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">A. Dumas</span> fils.</p> - - <p class="ldate2">23 juillet 1873.</p> -</div> - -<p class="category">IDÉES SUR L’ART.</p> - -<p class="center95"><i>Imbéciles.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce - soit, ne doivent une partie de leurs succès aux qualités supérieures - dont leur organisation est douée.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Damiron.</span> <i>Cours de philosophie</i>, t. II, p. 35.</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXVI">XXXVI</span></p> - -<p class="center95"><i>Jocrisses.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>Sitôt qu’un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire - étranger.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">L. Havin.</span> <i>Courrier du Dimanche.</i></p> - - <p class="ldate2">15 décembre.</p> -</div> - -<div class="quote"> - <p>Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites.</p> - - <p class="rsignature2"><span class="smcap">Ponsard.</span></p> -</div> - -<p class="center95"><i>Imbéciles.</i></p> - -<div class="quote"> - <p>L’épicerie est respectable. C’est une branche du commerce. L’armée - est plus respectable encore, parce qu’elle est une institution dont - le but est l’ordre.</p> - - <p>L’épicerie est utile, l’armée est nécessaire.</p> - - <p class="rsignature2"><i>Les Nouvelles</i>, <span class="smcap">Jules Noriac</span>.</p> - - <p class="ldate2">26 octobre 1865.</p> -</div> - -<p>Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes.</p> - -<p>L’aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était -surprenante. Un exemple est caractéristique.</p> - -<p>En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il -s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement:</p> - -<div class="quote"> - <p>La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du - siècle de Louis XIV? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses - ou des fautes du grand roi? Nous parle-t-elle de la révocation de - l’Édit de Nantes?</p> -</div> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXVII">XXXVII</span></p> - -<p>Il écrivit au-dessous de cette citation:</p> - -<div class="quote"> - <p>Révocation de l’Édit de Nantes, 1685.<br /> - <span class="marginleft15">Mort de Molière, 1673.</span></p> -</div> - -<p>Comment se peut-il qu’aucun des académiciens, réunis en comité pour -entendre la lecture de ce discours avant qu’il fût prononcé, ne fît ce -simple rapprochement de dates?</p> - -<p>Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents -justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de -sottises, il y aurait intercalé deux ou trois contes, d’un idéalisme -poétique, copié aussi par Bouvard et Pécuchet.</p> - -<p>On a trouvé dans ses papiers le plan d’une de ces nouvelles, qui aurait -été intitulée: <i>Une nuit de Don Juan</i>.</p> - -<p>Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans -suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et -de préparer son travail. A ce point de vue, il peut être intéressant. -Le voici:</p> - -<div class="quote"> - <p class="category">UNE NUIT DE DON JUAN</p> - - <p class="center">I</p> - - <p>Le faire sans parties, d’un seul trait.</p> - - <p>Commencement mouvementé comme action,—en tableau deux cavaliers - arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais - pas encore trop indiqué, seulement comme <span class="pagenum2" id="Page_XXXVIII">XXXVIII</span> lumière, dans les - arbres,—on laisse paître les chevaux dans les broussailles,—ils s’y - empêtrent la gourmette, etc.—Cela au milieu du dialogue, coupé, de - temps à autre, par de petits détails d’action.</p> - - <p>Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau - sur le gazon.—Il vient de tuer le frère de dona Elvire.—Ils sont en - fuite.—La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.</p> - - <p>Paysage.—Le couvent derrière eux.—Ils sont assis sur une pelouse - en pente sous des orangers.—Cercle des bois autour d’eux.—Terrain - d’une pente légère devant eux.—Horizon de montagnes pelées par le - sommet.—Coucher de soleil.</p> - - <p>Don Juan est las et s’en prend à Leporello.—Mais est-ce ma faute, la - vie que vous menez et me faites mener?—Eh bien, la vie que je mène, - est-ce ma faute aussi?—Comment, ce n’est pas votre faute!—Leporello - le croit, car il lui a souvent vu de bonnes intentions de mener - une vie plus rangée.—Oui, et le hasard en dispose autrement. - Exemples.—Leporello reprend les exemples: désir qu’il a de - connaître à toutes les femmes qu’il voit, jalousie universelle du - genre humain.—Vous voudriez que tout fût à vous.—Vous cherchez - les occasions.—Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais... - aspiration.—Moins que jamais il ne sait pas ce qu’il voudrait, - ce qu’il veut.—Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien - à ce que dit son maître.—Don Juan souhaite d’être pur, d’être - un adolescent vierge.—Il ne l’a jamais été, car il a toujours - été hardi, impudent, positif.—Il a voulu souvent se donner les - émotions de l’innocence.—Dans tout et partout c’est la femme qu’il - cherche.—Mais pourquoi les quittez-vous?—Ah! pourquoi!—Don Juan - répond par l’ennui de la femme possédée.—Embêtement que cause son - œil, tentation de battre celles qui pleurent.—Comme vous les - repoussez, les pauvres petites biches!—Comme vous oubliez!—Don Juan - s’étonne lui-même <span class="pagenum2" id="Page_XXXIX">XXXIX</span> de l’oubli et sonde cette idée, c’est une - chose triste.—J’ai retrouvé des gages d’amour que je ne savais plus - d’où ils me venaient.—Vous vous plaignez de la vie, maître, c’est - injuste.—Leporello jouit scélératement à l’idée du bonheur de don - Juan.—Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme - participant à quelque chose de la poésie de son maître.</p> - - <p>Rêverie de don Juan à l’idée que lui soumet Leporello qu’il peut - avoir un fils quelque part?...</p> - - <p>Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes.—Désir qu’a - don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque - effacés.—Que ne donnerait-il pas pour ravoir une idée nette de ces - images!</p> - - <p>Ce n’est pas tout de changer. C’est que vous changez souvent pour - pire.—Amour des femmes laides. N’avez-vous pas été, l’an passé, fou - de cette vieille marquise napolitaine?</p> - - <p>Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille - duègne, dans l’ombre, dans un château).—Mais tu ne sais donc - pas ce que c’est qu’un désir, pauvre homme (en lui saisissant - le bras), et ce qui le fait naître?—Excitation d’un désir - physique.—Corruption.—Abîme qui sépare l’objet du sujet, et appétit - de celui-ci à entrer dans l’autre.—Voilà pourquoi toujours je suis - en quête.—Silence.</p> - - <p>Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue - de navire.—Envie d’y monter.—Il y grimpe un jour, et lui prend - les seins.—Araignées dans le bois pourri.—Premier sentiment de la - femme, excitation du péril.—Et toujours j’ai retrouvé la poitrine de - bois.—Comment, mais pourtant quand elles jouissent! car je vous vois - heureux.—Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après), - c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner qu’il y avait quelque chose - au delà.—Mais non.—Impossibilité d’une communion parfaite, quelque - adhérent que soit le baiser.—Quelque chose gêne et de soi fait mur. - Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les - mots. De là le <span class="pagenum2" id="Page_XL">XL</span> désir, toujours renouvelé et toujours trompé, - d’une adhérence plus intime. (A des places différentes noter:</p> - - <p>Jalousie dans le désir = savoir, avoir.</p> - - <p>Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.</p> - - <p>Jalousie dans le souvenir = ravoir, se souvenir bien.)</p> - - <p>C’est pourtant toujours la même chose, dit Leporello.—Eh! non, ce - n’est jamais la même chose! Autant de femmes et autant d’envies, de - jouissances et d’amertumes différentes.</p> - - <p>Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de don - Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant - il n’y a de différence que dans l’intensité!</p> - - <p>Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes - regardent.—Avoir toute beauté, etc.—Vous avez pourtant bien des - femmes.—Qu’est-ce que ça me fait? Le grand nombre de maîtresses, - qu’est-ce que c’est comparativement au reste? Combien m’ignorent et - pour lesquelles je n’aurai jamais rien été!</p> - - <p>Deux espèces d’amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où - l’individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de - volupté, pourtant). A celui-là appartient la jalousie. Le second, - c’est l’amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus - navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l’autre a des - âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos - de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d’autres - qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi - dépend des moments, des hasards et des dispositions.</p> - - <p>Don Juan est las et finit par avoir l’envie de crever qui vous prend - quand on a trop pensé, sans solution.</p> - - <p>On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini. - Qu’est-ce donc?</p> - - <p>Et ils levèrent la tête.</p> - - <p><span class="pagenum2" id="Page_XLI">XLI</span></p> - - <p class="center">II</p> - - <p>Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria - couchée.—Tableau.—Longue contemplation,—désir,—souvenir.—Elle - se réveille. D’abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à - sa pensée. Elle n’a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans - qu’on puisse distinguer le fantastique du réel).</p> - - <p>Il y a longtemps que je t’attends. Tu ne venais pas.—Raconte - sa maladie et sa mort.—A mesure que le dialogue prend, elle se - réveille de plus en plus.—Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement, - lentement, d’abord sur les coudes, puis assise.—Grands yeux ébahis. - Rentrer dans le précis.—Comment?</p> - - <p>C’est donc toi dont j’entendais les pas dans les bois,—étouffement - des nuits.—Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne - remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains - dans la fontaine.—Comparaison symbolique du cerf altéré.—Après-midi - d’été.</p> - - <p>On nous défendait de raconter nos songes—à propos du crucifix qui - domine le lit d’Anna Maria, ce christ qui veille sur les rêves.—Le - crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune - fille est agité et saigne souvent.</p> - - <p>Ce qu’est le christ pour Anna Maria, mais il ne me répond pas dans - mon amour.—Oh! je l’ai bien prié pourtant! Pourquoi n’a-t-il pas - voulu, pourquoi ne m’a-t-il pas écouté? Aspirations de chair et - d’amour vrai (complétant l’amour mystique), en parallèle avec les - aspirations dévergondées de don Juan, qui a eu, dans ses autres - amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques. - (Indiquer ceci, quant à don Juan, dans sa conversation avec - Leporello.)</p> - - <p>Mouvement d’Anna Maria entourant don Juan de ses deux <span class="pagenum2" id="Page_XLII">XLII</span> bras.—Le - gras de l’avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout - des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui; une boucle - des cheveux de don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le - bouton de sa chemise.</p> - - <p>La nuit animée,—feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle - d’amour.—C’est l’amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie - simple. Le jour vient.</p> - - <p>Aspirations de vie d’Anna Maria à l’époque des moissons. Matinées - de dimanche les jours de fête dans l’église.—Les directeurs - la tourmentent.—J’aimais beaucoup le confessionnal. Elle s’en - approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son - cœur allait s’ouvrir.—Mystère, ombre.—Mais elle n’avait pas de - péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes - à vie ardente,—heureuse.</p> - - <p>Un jour elle s’évanouit toute seule dans l’église, où elle venait - mettre des fleurs (l’organiste jouait tout seul), en contemplant un - vitrail pénétré de soleil.</p> - - <p>Désirs fréquents qu’elle a de la communion. Avoir Jésus dans le - corps, Dieu en soi!—A chaque nouveau sacrement il lui semblait - qu’une soif serait apaisée.—Elle multipliait les œuvres, - jeûnes, prières, etc.—Sensualité du jeûne.—Se sentir l’estomac - tiraillé, faiblesses de tête.—Elle a peur, elle s’étudie à se - donner des peurs, etc.—Mortifications.—Elle aimait beaucoup les - bonnes odeurs.—Elle flaire des choses dégoûtantes.—Volupté des - mauvaises odeurs.—Elle en est honteuse devant don Juan, que ça - enthousiasme.—Anna Maria s’étonne de son désir.—Qu’est-ce? Comment - se fait-il que je désire et qu’elle désire ce qu’elle ne sait pas? - La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez don - Juan).—J’entendais parler du monde.—Parle-moi! parle-moi!</p> - - <p>La lampe s’éteint faute d’huile.—Les étoiles éclairent la chambre - (pas de lune).—Puis le jour paraît.—Anna Maria retombe morte.</p> - - <p><span class="pagenum2" id="Page_XLIII">XLIII</span></p> - - <p>On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur - dos. Don Juan s’enfuit.</p> - - <p>Ton du caractère d’Anna Maria: <i>doux</i>.</p> - - <p><i>Ne jamais perdre de vue don Juan.</i> L’objet principal (au moins de la - seconde partie), c’est l’union, l’égalité, la dualité, dont chaque - terme a été jusqu’ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant - graduellement aille se compléter et s’unir au terme voisin.</p> -</div> - -<p>Gustave Flaubert n’écrivit point d’un seul coup <i>Bouvard et Pécuchet</i>. -On peut dire que la moitié de sa vie s’est passée à méditer ce livre et -qu’il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force. -Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les -documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois -devant l’énormité de la besogne. «Il faut être fou, disait-il souvent, -pour entreprendre un pareil livre.» Il fallait surtout une patience -surhumaine et une indéracinable volonté.</p> - -<p>Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait -jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, -sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, -il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de -nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. -Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, -colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, -en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un -lot d’idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir, -il les fondait, les mêlait, <span class="pagenum2" id="Page_XLIV">XLIV</span> rejetait les accessoires, simplifiait -les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules -absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.</p> - -<p>Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme -repos il écrivit son délicieux volume intitulé: <i>Trois Contes</i>.</p> - -<p>On dirait qu’il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son -œuvre. Les trois Nouvelles: <i>Un Cœur simple</i>, <i>la Légende de -saint Julien l’Hospitalier</i> et <i>Hérodias</i>, montrent d’une façon courte -et admirable les trois faces de son talent.</p> - -<p>S’il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier -rang <i>Saint Julien l’Hospitalier</i>. C’est un absolu chef-d’œuvre de -couleur et de style, un chef-d’œuvre d’art.</p> - -<p><i>Un Cœur simple</i> raconte l’histoire d’une pauvre servante de -campagne honnête et bornée, dont la vie va tout droit jusqu’à la mort, -sans qu’une lueur de bonheur vrai l’éclaire jamais.</p> - -<p>La <i>Légende de saint Julien l’Hospitalier</i> nous montre les aventures -miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d’église d’une -naïveté savante et colorée.</p> - -<p><i>Hérodias</i> nous dit l’accident tragique de la décollation de saint -Jean-Baptiste.</p> - -<p>Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de -romans.</p> - -<p>Il comptait écrire d’abord le <i>Combat des Thermopyles</i> et il devait -accomplir un voyage en Grèce au <span class="pagenum2" id="Page_XLV">XLV</span> commencement de l’année 1882 pour -voir le paysage réel de cette lutte surhumaine.</p> - -<p>Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et -terrible, qu’on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur -apprendre l’amour du pays.</p> - -<p>Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et -les corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un -mot technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui -n’appartient pas à l’histoire d’une nation, mais à l’histoire du monde. -Il se réjouissait à l’idée d’écrire en termes sonores les adieux de -ces guerriers recommandant à leurs femmes, s’ils mouraient dans la -rencontre, d’épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux -fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert -dans un enthousiasme violent.</p> - -<p>Il songeait encore à une sorte de <i>Matrone d’Éphèse</i> moderne, ayant été -séduit par un sujet que lui avait raconté Tourguéneff.</p> - -<p>Enfin, il méditait un grand roman sur le second Empire, où on aurait vu -le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale, -le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si -nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans -la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France -impériale.</p> - -<p>Deux personnages principaux l’attiraient, l’homme et la femme, <i>un -ménage parisien</i>, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu. -L’homme, fonctionnaire supérieur, <span class="pagenum2" id="Page_XLVI">XLVI</span> rêvait d’une haute fortune qu’il -atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il -faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets.</p> - -<p>Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n’étaient -point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de -tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances -et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d’une façon tranquille -et résignée.</p> - -<p>Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l’administration, -avec ce titre: <i>Monsieur le Préfet</i>, et il affirmait que personne -n’avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile -est un préfet.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XLVII">XLVII</span></p> - -<p class="souschapitre">II</p> - -<p>Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le -public d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signifie ce mot -quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si -délicat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable, -est essentiellement un don des aristocraties intelligentes; il -n’appartient guère aux démocraties.</p> - -<p>De très grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même -la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les -autres.</p> - -<p>Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, -poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait -pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. -Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour -juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des -mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement, -sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne -restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés -aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette -puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XLVIII">XLVIII</span></p> - -<p>Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la -chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir -littéraire n’est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le -préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.</p> - -<p>La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant -certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce -qu’elles disent; elle vient d’une accordance absolue de l’expression -avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète, échappant -la plupart du temps au jugement des foules.</p> - -<p>Musset, ce grand poète, n’était pas un artiste. Les choses charmantes -qu’il dit en une langue facile et séduisante laissent presque -indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l’émotion -d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.</p> - -<p>La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous -ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le -frémissement, presque l’extase que nous peuvent donner certaines pièces -de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.</p> - -<p>Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, -ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît -au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une -lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_XLIX">XLIX</span></p> - -<p>Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite -par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le -peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui -parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut -qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne -comprendra jamais.</p> - -<p>Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent -aussi quand on leur parle de ce <i>mystère</i> qu’ils ignorent; et ils -sourient en haussant les épaules. Qu’importe! Ils ne savent pas. Autant -parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille.</p> - -<p>Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens -mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un -langage ignoré des autres.</p> - -<p>Flaubert fut torturé toute sa vie par la poursuite de cette -insaisissable perfection.</p> - -<p>Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot -toutes les qualités qui font en même temps un penseur et un écrivain. -Aussi, quand il déclarait: «Il n’y a que le style», il ne faut pas -croire qu’il entendît: «Il n’y a que la sonorité ou l’harmonie des -mots.»</p> - -<p>On entend généralement par «style» la façon propre à chaque écrivain -de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l’homme, -éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments. -Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l’auteur doit -disparaître dans l’originalité du livre et que <span class="pagenum2" id="Page_L">L</span> l’originalité du -livre ne doit point provenir de la singularité du style.</p> - -<p>Car il n’imaginait pas des «styles» comme une série de moules -particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel -on coule toutes ses idées; mais il croyait au <i>style</i>, c’est-à-dire à -une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur -et son intensité.</p> - -<p>Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même. De même que, chez -les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son -apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, -dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, -la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.</p> - -<p>Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la -forme sans le fond.</p> - -<p>Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter -ses qualités qu’à la qualité de la pensée et à la puissance de la -vision.</p> - -<p>Obsédé par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière -d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la -qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait à un labeur -surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce -verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et, -quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait -un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le -vrai, l’unique.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_LI">LI</span></p> - -<p>Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, -de périls, de fatigues. Il allait s’asseoir à sa table avec la peur et -le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant -des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse -patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant.</p> - -<p>Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée -entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, -dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. -Une légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, -couvrant le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de -cheveux bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe -de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier; et sa figure -rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se -gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands -cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant -les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant -l’effet comme un chasseur à l’affût.</p> - -<p>Puis il se mettait à écrire, lentement, s’arrêtant sans cesse, -recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant -des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, -sous l’effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.</p> - -<p>Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de -plumes d’oie soigneusement taillées <span class="pagenum2" id="Page_LII">LII</span> la plume qu’il tenait à la -main, il prenait la feuille de papier, l’élevait à la hauteur du -regard, et, s’appuyant sur un coude, déclamait d’une voix mordante et -haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait comme pour saisir -une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, -disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin.</p> - -<div class="quote"> - <p>Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les - nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle - peut être lue tout haut.</p> - - <p>Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des <i>Dernières - Chansons</i> de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve; elles - oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se - trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.</p> -</div> - -<p>Mille préoccupations l’assiégeaient en même temps, l’obsédaient et -toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit: -«Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, -il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour -exprimer ce que je veux dire.»</p> - -<p>Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses -muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre -l’idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les -tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volonté, -étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des -efforts surhumains, et l’encageant, comme une bête captive, dans une -forme solide et précise.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_LIII">LIII</span></p> - -<p>De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la -littérature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une -phrase avec tant de peine et de tortures, il n’admettait pas qu’on en -pût changer un mot. Lorsqu’il lut à ses amis le conte intitulé: <i>Un -cœur simple</i>, on lui fit quelques remarques et quelques critiques -sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par -confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idée paraissait subtile -pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que -l’observation était juste. Mais une angoisse le saisit: «Vous avez -raison, dit-il, seulement... il faudrait changer ma phrase.»</p> - -<p>Le soir même, cependant, il se mit à la besogne; il passa la nuit pour -modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour -finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont -l’harmonie lui parût satisfaisante.</p> - -<p>Au commencement du même conte, le dernier mot d’un alinéa, servant -de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui -signala cette distraction; il la reconnut, s’efforça de modifier -le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu’il voulait, et, -découragé, s’écria: «Tant pis pour le sens; le rythme avant tout!»</p> - -<p>Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des -dissertations passionnées: «Dans le vers, disait-il, le poète possède -des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité -d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la <span class="pagenum2" id="Page_LIV">LIV</span> -prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans -règles, sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une -puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, -plus aigus, pour changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, -le son du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait -manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur -exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place -qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur -une ligne, mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement -par le choix et la position des termes qui l’expriment; quand on sait -frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on -frapperait avec une arme; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir -brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de -colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, -on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai -prosateur.»</p> - -<p>Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique; -il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les -déclamait d’une voix tonnante, grisé par la prose, faisant sonner -les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le -ravissaient: il les répétait cent fois, s’étonnant toujours de leur -justesse, et déclarant: «Il faut être un homme de génie pour trouver -des adjectifs pareils.»</p> - -<p>Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert <span class="pagenum2" id="Page_LV">LV</span> le respect et -l’amour de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule -passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour. -Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique.</p> - -<p>Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à -l’art. C’est la gloire qu’on poursuit souvent, la gloire rayonnante -qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s’exalter les têtes, -battre des mains, et captive les cœurs des femmes.</p> - -<p>Plaire aux femmes! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être -par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être -d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré, -ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés! Entrer, partout -où l’on va, précédé d’une renommée, d’un respect et d’une adulation, -et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi. -C’est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange -et difficile de reproduire et d’interpréter la nature par des moyens -artificiels.</p> - -<p>D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les -satisfactions qu’il donne: le luxe de l’existence et les délicatesses -de la table.</p> - -<p>Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans -son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver -place.</p> - -<p>Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs; il était -presque impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé -par des préoccupations littéraires, <span class="pagenum2" id="Page_LVI">LVI</span> y revenait toujours, et il -déclarait inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.</p> - -<p>Il vivait seul presque toute l’année, travaillant sans répit, sans -interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, -et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous -les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était -merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinéa où il -avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage -presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.</p> - -<p>Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété -de Croisset, près Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style -ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin -magnifique qui s’étendait par derrière et escaladait, par des chemins -rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet -de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher -les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers -Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement -muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous -les pays dont on rêve.</p> - -<p>Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenêtre sa -large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. A gauche, les -mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes -de pierre, leurs profils travaillés; un peu plus à droite, les mille -cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs -festons de fumée. La pompe à feu de la <span class="pagenum2" id="Page_LVII">LVII</span> Foudre, aussi haute que la -plus haute des pyramides d’Égypte, regardait de l’autre côté de l’eau -la flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.</p> - -<p>En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches -blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt -sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière -large, pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et -disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.</p> - -<p>Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu -depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, -ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le -voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allée de tilleuls, -plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces -causeries.</p> - -<p>Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il -avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres.</p> - -<p>Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la -rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, -quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages; des corps -de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait -ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient, -un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de -ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable -buste de Pradier, représentant la sœur de <span class="pagenum2" id="Page_LVIII">LVIII</span> Gustave, Caroline -Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un côté un immense -divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours -blanc.</p> - -<p>Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin; se levait -pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent -une heure ou deux dans l’après-midi; mais il veillait jusqu’à trois ou -quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, -dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand -appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes -d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient, comme -d’un phare, des fenêtres de «Monsieur Gustave».</p> - -<p>Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On -le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes -singuliers effaraient les yeux et les esprits.</p> - -<p>Il était toujours vêtu, pour travailler, d’un large pantalon, noué -par une cordelière de soie à la ceinture et d’une immense robe de -chambre tombant jusqu’à terre. Ce vêtement, qu’il avait adopté non -par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun -l’hiver, et l’été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs. -Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche, -rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont -du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute -fenêtre.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_LIX">LIX</span></p> - -<p>Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde. -Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours -au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait -curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l’amusait, -leur étonnement le dilatait; il lisait sur les figures les caractères, -le tempérament, la bêtise de chacun.</p> - -<p>On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.</p> - -<p>Il faisait de ce mot <i>bourgeois</i> le synonyme de <i>bêtise</i> et le -définissait ainsi: «J’appelle bourgeois quiconque pense bassement.» Ce -n’est donc nullement à la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais à -une sorte particulière de bêtise qu’on rencontre le plus souvent dans -cette classe. Il avait, du reste, pour le «bon peuple» un mépris aussi -complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier -qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire -que de la sottise mondaine. L’ignorance, d’où viennent les croyances -absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous -les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes, -l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de -l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus -grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale -excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides -que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d’un salon où la -médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, -<span class="pagenum2" id="Page_LX">LX</span> accablé, comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même idiot, -affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée -des autres.</p> - -<p>Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché -que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise -humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les -grands malheurs intimes et secrets.</p> - -<p>Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à -le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur -poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. -Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil -rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal -ou même entre les lignes d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un -tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race humaine.</p> - -<p>La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d’autre chose. La saveur -amère qui s’en dégage n’est que cette constante constatation de la -médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la -note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot, -par une simple intention, par l’accent d’une scène ou d’un dialogue. -Il emplit le lecteur intelligent d’une mélancolie désolée devant la -vie. Le malaise inexpliqué qu’ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant -l’<i>Éducation sentimentale</i> n’était que la sensation irraisonnée de -cette éternelle misère des pensées montrée à nu dans les crânes.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_LXI">LXI</span></p> - -<p>Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre «les Fruits -secs», pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en -le lisant, se demande avec inquiétude s’il n’est pas un des tristes -personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses -personnelles, intimes et navrantes.</p> - -<p>Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour: -«Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le -dégoût qu’ils m’inspirent! Je vais enfin dire ma manière de penser, -exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger -mon indignation!»</p> - -<p>Ce mépris d’idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité -commune était accompagné d’une admiration véhémente pour les gens -supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou la nature de -leur érudition. N’ayant jamais aimé que la Pensée, il en respectait -toutes les manifestations; et ses lectures s’étendaient aux livres qui -semblaient ordinairement le plus étrangers à l’art littéraire. Il se -fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan; -le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme; il avait pour -amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot; son salon de -Paris était des plus curieux.</p> - -<p>Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un -appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs -étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot -d’art.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_LXII">LXII</span></p> - -<p>Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait -sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées -et noires d’écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait -et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les -objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque -toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.</p> - -<p>Le premier venu était souvent Ivan Tourguéneff, qu’il embrassait comme -un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le -romancier français d’une affection profonde et rare. Des affinités de -talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et -de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté -d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de -contact incessants qu’ils éprouvaient l’un et l’autre, en se revoyant, -une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de l’intelligence.</p> - -<p>Tourguéneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une -voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses -dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec -religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large -œil bleu aux pupilles mouvantes, et il répondait de sa voix sonore, -qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux -guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de -la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire -littéraires. Souvent Tourguéneff était chargé de livres <span class="pagenum2" id="Page_LXIII">LXIII</span> étrangers -et traduisait couramment des poèmes de Gœthe, de Pouchkine ou de -Swinburne.</p> - -<p>D’autres personnes arrivaient peu à peu: M. Taine, le regard caché -derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents -historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur -d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son -œil perçant de philosophe.</p> - -<p>Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la -bibliothèque Mazarine; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée -au Muséum d’histoire naturelle; Claudius Popelin, le maître émailleur; -Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil -et charmant.</p> - -<p>Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris -vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des -silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie -charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de -son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et -la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. -Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène -qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il -roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement fendu, mais -peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague -quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu; il -a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.</p> - -<p>Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq <span class="pagenum2" id="Page_LXIV">LXIV</span> étages et -toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil -et cherche d’un coup d’œil sur les figures l’état des esprits, -le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe -sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute -attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une -griserie d’artistes emporte les causeurs et les lance en ces théories -excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il -devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un «mais...» -étouffé dans les grands éclats; puis, quand la poussée lyrique de -Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une -voix calme, avec des mots paisibles.</p> - -<p>Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné. -Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux -tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de -puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un -front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un -coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une -moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais -énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard -noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un -pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et -moqueuse.</p> - -<p>D’autres arrivent encore: voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques -cheveux blancs mêlés à ses longs <span class="pagenum2" id="Page_LXV">LXV</span> cheveux noirs, on le prendrait -pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton -légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement -rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire -jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande -chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui -recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec -sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et -les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. -Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les -plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement -à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. -Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de -Théophile Gautier. Voici José-Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur -de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. -Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Cladel le -styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze.</p> - -<p>Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et -mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un -grand caractère de hauteur et de noblesse.</p> - -<p>Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un -peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille -étrangement dilatée.</p> - -<p>Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des <span class="pagenum2" id="Page_LXVI">LXVI</span> gens de race. -Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. -Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde -partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée -libre.</p> - -<p>Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.</p> - -<p>C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.</p> - -<p>Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à -l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de -chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile -brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, -de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses -emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son -érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait -une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un -bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes -de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait -jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles.</p> - -<p>Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans -l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant -les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire -affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de -Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer -son habit pour aller chez <span class="pagenum2" id="Page_LXVII">LXVII</span> son amie M<sup>me</sup> la princesse Mathilde, -qui recevait tous les dimanches.</p> - -<p>Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y -entendait; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, -bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la -phrase de Proudhon: «La femme est la désolation du juste»; il aimait le -grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne -peut plus simplement.</p> - -<p>Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait -descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, -les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un -rire content, franc, profond; et ce rire semblait même plus naturel -chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il -aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à -Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de -loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait -la table fine et les choses délicates.</p> - -<p>Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée -chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la -bêtise, car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein -d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, -sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la -mélancolie ne prend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains -Allemands et chez certains Anglais.</p> - -<p><span class="pagenum2" id="Page_LXVIII">LXVIII</span></p> - -<p>Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante -passion? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès -sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. -Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant -des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant -de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris, -chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.</p> - -<p>Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de -travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands -passionnés que dévore toujours leur passion.</p> - -<p class="rsignature2"><span class="smcap">GUY DE MAUPASSANT.</span></p> - -<hr class="small" /> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_1"><span class="h2c1line3">BOUVARD ET PÉCUCHET</span></h2> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<p class="souschapitre">I</p> - -<p>Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard -Bourdon se trouvait absolument désert.</p> - -<p>Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en -ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau -plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.</p> - -<p>Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, -le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et, sous la -réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, -les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au -loin dans l’atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le -désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.</p> - -<p>Deux hommes parurent.</p> - -<p>L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des <span class="pagenum" id="Page_2">2</span> Plantes. Le -plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet -déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps -disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une -casquette à visière pointue.</p> - -<p>Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la -même minute, sur le même banc.</p> - -<p>Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leur coiffure, que chacun posa -près de soi; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son -voisin: Bouvard; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la -casquette du particulier en redingote le mot: Pécuchet.</p> - -<p>«Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom -dans nos couvre-chefs.</p> - -<p>—Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau!</p> - -<p>—C’est comme moi, je suis employé.»</p> - -<p>Alors ils se considérèrent.</p> - -<p>L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.</p> - -<p>Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage -coloré. Un pantalon à grand pont, qui godait par le bas sur des -souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la -ceinture; et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, -lui donnaient quelque chose d’enfantin.</p> - -<p>Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.</p> - -<p>L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.</p> - -<p>On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les <span class="pagenum" id="Page_3">3</span> mèches -garnissant son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait -tout en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes -prises dans des tuyaux de lasting manquaient de proportion avec la -longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse.</p> - -<p>Cette exclamation lui échappa: «Comme on serait bien à la campagne!»</p> - -<p>Mais la banlieue, selon Bouvard, était assommante par le tapage des -guinguettes. Pécuchet pensait de même. Il commençait néanmoins à se -sentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi.</p> - -<p>Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l’eau -hideuse, où une botte de paille flottait, sur la cheminée d’une usine -se dressant à l’horizon; des miasmes d’égout s’exhalaient. Ils se -tournèrent de l’autre côté. Alors ils eurent devant eux les murs du -Grenier d’abondance.</p> - -<p>Décidément (et Pécuchet en était surpris) on avait encore plus chaud -dans les rues que chez soi!</p> - -<p>Bouvard l’engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du -qu’en dira-t-on!</p> - -<p>Tout à coup, un ivrogne traversa en zigzag le trottoir; et, à propos -des ouvriers, ils entamèrent une conversation politique. Leurs opinions -étaient les mêmes, bien que Bouvard fût peut-être plus libéral.</p> - -<p>Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un tourbillon de -poussière: c’étaient trois calèches de remise qui s’en allaient vers -Bercy, promenant une mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate -<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> blanche, des dames enfouies jusqu’aux aisselles dans leur jupon, -deux ou trois petites filles, un collégien. La vue de cette noce amena -Bouvard et Pécuchet à parler des femmes, qu’ils déclarèrent frivoles, -acariâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent meilleures que -les hommes; d’autres fois, elles étaient pires. Bref, il valait mieux -vivre sans elles; aussi Pécuchet était resté célibataire.</p> - -<p>«Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants!</p> - -<p>—C’est peut-être un bonheur pour vous? Mais la solitude, à la longue, -était bien triste.»</p> - -<p>Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. Blême, -les cheveux noirs et marquée de petite vérole, elle s’appuyait sur le -bras du militaire, en traînant des savates et balançant les hanches.</p> - -<p>Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une expression obscène. -Pécuchet devint très rouge, et, sans doute pour s’éviter de répondre, -lui désigna du regard un prêtre qui s’avançait.</p> - -<p>L’ecclésiastique descendit avec lenteur l’avenue des maigres ormeaux -jalonnant le trottoir, et Bouvard, dès qu’il n’aperçut plus le -tricorne, se déclara soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet, -sans les absoudre, montra quelque déférence pour la religion.</p> - -<p>Cependant le crépuscule tombait, et des persiennes en face s’étaient -relevées. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnèrent.</p> - -<p>Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux -anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles. -Ils dénigrèrent <span class="pagenum" id="Page_5">5</span> le corps des ponts et chaussées, la régie des -tabacs, le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre -humain, comme des gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en -écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-même oubliées. Et bien -qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un -plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses à -leur début.</p> - -<p>Vingt fois ils s’étaient levés, s’étaient rassis et avaient fait la -longueur du boulevard, depuis l’écluse d’amont jusqu’à l’écluse d’aval, -chaque fois voulant s’en aller, n’en ayant pas la force, retenus par -une fascination.</p> - -<p>Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand -Bouvard dit tout à coup: «Ma foi! si nous dînions ensemble?</p> - -<p>—J’en avais l’idée! reprit Pécuchet, mais je n’osais pas vous le -proposer!»</p> - -<p>Et il se laissa conduire, en face de l’Hôtel de Ville, dans un petit -restaurant où l’on serait bien.</p> - -<p>Bouvard commanda le menu.</p> - -<p>Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps. -Ce fut l’objet d’une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent -les avantages des sciences: que de choses à connaître, que de -recherches..., si on avait le temps! Hélas! le gagne-pain l’absorbait; -et ils levèrent les bras d’étonnement; ils faillirent s’embrasser -par-dessus la table en découvrant qu’ils étaient, tous les deux, -copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de -la marine; <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> ce qui ne l’empêchait pas de consacrer, chaque soir, -quelques moments à l’étude. Il avait noté des fautes dans l’ouvrage -de M. Thiers, et il parla avec les plus grands respects d’un certain -Dumouchel, professeur.</p> - -<p>Bouvard l’emportait par d’autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux -et la manière dont il battait la rémolade décelaient le roquentin plein -d’expérience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l’aisselle, -en débitant des choses qui faisaient rire Pécuchet. C’était un rire -particulier, une seule note très basse, toujours la même, poussée à de -longs intervalles. Celui de Bouvard était continu, sonore, découvrait -ses dents, lui secouait les épaules, et les consommateurs, à la porte, -s’en retournaient.</p> - -<p>Le repas fini, ils allèrent prendre le café dans un autre -établissement. Pécuchet, en contemplant les becs de gaz, gémit sur le -débordement du luxe, puis, d’un geste dédaigneux, écarta les journaux. -Bouvard était plus indulgent à leur endroit. Il aimait tous les -écrivains en général et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour -être acteur.</p> - -<p>Il voulut faire des tours d’équilibre avec une queue de billard et -deux boules d’ivoire, comme en exécutait Barberou, un de ses amis. -Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre -les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui -se levait toutes les fois pour les chercher à quatre pattes sous les -banquettes, finit par se plaindre. Pécuchet eut une querelle avec -lui; le limonadier survint,—il <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> n’écouta pas ses excuses et même -chicana sur la consommation.</p> - -<p>Il proposa ensuite de terminer la soirée paisiblement dans son -domicile, qui était tout près, rue Saint-Martin.</p> - -<p>A peine entré, il endossa une manière de camisole en indienne et fit -les honneurs de son appartement.</p> - -<p>Un bureau de sapin, placé juste dans le milieu, incommodait par -ses angles; et, tout autour, sur des planchettes, sur les trois -chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins, se trouvaient -pêle-mêle plusieurs volumes de l’<i>Encyclopédie Roret</i>, le <i>Manuel -du magnétiseur</i>, un Fénelon, d’autres bouquins, avec des tas de -paperasses, deux noix de coco, diverses médailles, un bonnet turc -et des coquilles rapportées du Havre par Dumouchel. Une couche de -poussière veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La -brosse pour les souliers traînait au bord du lit, dont les draps -pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la -fumée de la lampe.</p> - -<p>Bouvard, à cause de l’odeur sans doute, demanda la permission d’ouvrir -la fenêtre.</p> - -<p>«Les papiers s’envoleraient!» s’écria Pécuchet, qui redoutait, en plus, -les courants d’air.</p> - -<p>Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffée depuis le -matin par les ardoises de la toiture.</p> - -<p>Bouvard lui dit:</p> - -<p>«A votre place, j’ôterais ma flanelle!</p> - -<p>—Comment!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_8">8</span></p> - -<p>Et Pécuchet baissa la tête, s’effrayant à l’hypothèse de ne plus avoir -son gilet de santé.</p> - -<p>«Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l’air extérieur vous -rafraîchira.»</p> - -<p>Enfin Pécuchet repassa ses bottes en grommelant: «Vous m’ensorcelez, ma -parole d’honneur!» Et, malgré la distance, il l’accompagna jusque chez -lui, au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la Tournelle.</p> - -<p>La chambre de Bouvard, bien cirée, avec des rideaux de percale et des -meubles en acajou, jouissait d’un balcon ayant vue sur la rivière. Les -deux ornements principaux étaient un porte-liqueurs au milieu de la -commode, et, le long de la glace, des daguerréotypes représentant des -amis; une peinture à l’huile occupait l’alcôve.</p> - -<p>«Mon oncle!» dit Bouvard.</p> - -<p>Et le flambeau qu’il tenait éclaira un monsieur.</p> - -<p>Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d’un toupet -frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la -chemise, du gilet de velours et de l’habit noir, l’engonçaient. On -avait figuré des diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux -pommettes, et il souriait d’un petit air narquois.</p> - -<p>Pécuchet ne put s’empêcher de dire:</p> - -<p>«On le prendrait plutôt pour votre père!</p> - -<p>—C’est mon parrain», répliqua Bouvard négligemment, ajoutant qu’il -s’appelait de ses noms de baptême François-Denys-Bartholomée. Ceux -de Pécuchet <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> étaient Juste-Romain-Cyrille,—et ils avaient le -même âge: quarante-sept ans. Cette coïncidence leur fit plaisir, mais -les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune. Ensuite, -ils admirèrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont -merveilleuses.</p> - -<p>«Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantôt pour nous promener, -nous aurions pu mourir avant de nous connaître!»</p> - -<p>Et, s’étant donné l’adresse de leurs patrons, ils se souhaitèrent une -bonne nuit.</p> - -<p>«N’allez pas voir les dames!» cria Bouvard dans l’escalier.</p> - -<p>Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole.</p> - -<p>Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères, Tissus d’Alsace, -rue Hautefeuille, 92, une voix appela:</p> - -<p>«Bouvard! Monsieur Bouvard!»</p> - -<p>Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet, qui -articula plus fort:</p> - -<p>«Je ne suis pas malade! Je l’ai retirée!</p> - -<p>—Quoi donc?</p> - -<p>—Elle!» dit Pécuchet, en désignant sa poitrine.</p> - -<p>Tous les propos de la journée, avec la température de l’appartement et -les labeurs de la digestion, l’avaient empêché de dormir, si bien que, -n’y tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin, il -s’était rappelé son action, heureusement sans conséquence, et il venait -en instruire Bouvard, qui, par là, <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> fut placé dans son estime à une -prodigieuse hauteur.</p> - -<p>Il était le fils d’un petit marchand et n’avait pas connu sa mère, -morte très jeune. On l’avait, à quinze ans, retiré de pension pour -le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron -fut envoyé aux galères; histoire farouche qui lui causait encore de -l’épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états: élève en -pharmacie, maître d’étude, comptable sur un des paquebots de la haute -Seine. Enfin, un chef de division, séduit par son écriture, l’avait -engagé comme expéditionnaire; mais la conscience d’une instruction -défectueuse, avec les besoins d’esprit qu’elle lui donnait, irritait -son humeur; et il vivait complètement seul, sans parents, sans -maîtresse. Sa distraction était, le dimanche, d’inspecter les travaux -publics.</p> - -<p>Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la -Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui était son oncle, l’avait -emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. A sa majorité, on lui -versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une -boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait -en emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la -paresse, avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l’inspiration -d’utiliser sa belle main; et, depuis onze ans, il se tenait dans la -même place, chez MM. Descambos frères, Tissus, rue Hautefeuille, 92. -Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir -le fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> et n’en -attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de -copiste lui permettaient d’aller, tous les soirs, faire un somme dans -un estaminet.</p> - -<p>Ainsi leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils -s’étaient tout de suite accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, -comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle particularité, telle -imperfection, indifférente ou odieuse dans celui-ci, enchante-t-elle -dans celui-là? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes -les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent.</p> - -<p>Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l’un -paraissait, l’autre fermait son pupitre, et ils s’en allaient ensemble -dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que -Pécuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait -les talons, semblait glisser sur des roulettes. De même leurs goûts -particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le -fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne -mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre -dans le café. L’un était confiant, étourdi, généreux; l’autre discret, -méditatif, économe.</p> - -<p>Pour lui être agréable, Bouvard voulut faire faire à Pécuchet -la connaissance de Barberou. C’était un ancien commis voyageur, -actuellement boursier, très bon enfant, patriote, ami des dames, et -qui affectait le langage faubourien. Pécuchet le trouva déplaisant et -il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur (car il avait publié -une petite mnémotechnie) donnait des <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> leçons de littérature dans -un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la -tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard.</p> - -<p>Aucun des deux n’avait caché à l’autre son opinion. Chacun en reconnut -la justesse. Leurs habitudes changèrent, et, quittant leur pension -bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours.</p> - -<p>Ils faisaient des réflexions sur les pièces de théâtre dont on parlait, -sur le gouvernement, la cherté des vivres, les fraudes du commerce. -De temps à autre, l’histoire du Collier ou le procès de Fualdès -revenait dans leurs discours; et puis, ils cherchaient les causes de la -Révolution.</p> - -<p>Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent -le Conservatoire des arts et métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les -Invalides et toutes les collections publiques.</p> - -<p>Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l’avoir perdu, -se donnant pour deux étrangers, deux Anglais.</p> - -<p>Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant -les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec -indifférence devant les métaux; les fossiles les firent rêver, la -conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les -vitres et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient -des poisons. Ce qu’ils admirèrent du cèdre, c’est qu’on l’eût apporté -dans un chapeau.</p> - -<p>Ils s’efforcèrent, au Louvre, de s’enthousiasmer <span class="pagenum" id="Page_13">13</span> pour Raphaël. A -la grande Bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact -des volumes.</p> - -<p>Une fois, ils entrèrent au cours d’arabe du Collège de France, et -le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de -prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses -d’un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une -séance de l’Académie. Ils s’informaient des découvertes, lisaient les -prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. -Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des -choses à la fois confuses et merveilleuses.</p> - -<p>En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu -à l’époque où il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette -époque-là. D’après de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant -plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les -titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un -mystère.</p> - -<p>Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une -malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de -partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la -campagne.</p> - -<p>Un dimanche ils se mirent en marche dès le matin, et, passant par -Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils -vagabondèrent entre les vignes, arrachèrent des coquelicots au bord -des champs, dormirent sur l’herbe, burent du lait, mangèrent sous les -acacias des guinguettes, et rentrèrent fort tard, poudreux, exténués, -ravis. Ils renouvelèrent souvent ces <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> promenades. Les lendemains -étaient si tristes, qu’ils finirent par s’en priver.</p> - -<p>La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le -grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les -mêmes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en -moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours -après l’heure et reçurent des semonces.</p> - -<p>Autrefois, ils se trouvaient presque heureux; mais leur métier les -humiliait depuis qu’ils s’estimaient davantage, et ils se renforçaient -dans ce dégoût, s’exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet -contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la -morosité de Pécuchet.</p> - -<p>«J’ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques! disait -l’un.</p> - -<p>—Autant être chiffonnier!» s’écriait l’autre.</p> - -<p>Quelle situation abominable! Et nul moyen d’en sortir! Pas même -d’espérance!</p> - -<p>Un après-midi (c’était le 20 janvier 1839), Bouvard étant à son -comptoir reçut une lettre, apportée par le facteur.</p> - -<p>Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait, et il tomba -évanoui sur le carreau.</p> - -<p>Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cravate. On envoya chercher -un médecin. Il rouvrit les yeux; puis aux questions qu’on lui faisait:</p> - -<p>«Ah!... c’est que... c’est que... un peu d’air me soulagera. Non! -laissez-moi! permettez!»</p> - -<p>Et, malgré sa corpulence, il courut tout d’une haleine <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> jusqu’au -ministère de la marine, se passant la main sur le front, croyant -devenir fou, tâchant de se calmer.</p> - -<p>Il fit demander Pécuchet.</p> - -<p>Pécuchet parut.</p> - -<p>«Mon oncle est mort! j’hérite!</p> - -<p>—Pas possible!»</p> - -<p>Bouvard montra les lignes suivantes:</p> - -<div class="quote"> - <p class="rdate">Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839.</p> - - <p class="leftcenter"> - <span class="smcap">ÉTUDE</span><br /> - <span class="smcap">de</span><br /> - <span class="smcap">M<sup>e</sup> TARDIVEL</span><br /> - <span class="small90">Notaire</span></p> - - <p><span class="smcap">Monsieur</span>,</p> - - <p>Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance - du testament de votre père naturel, M. François-Denys-Bartholomée - Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette - commune le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur - une disposition très importante.</p> - - <p>Agréez, monsieur, l’assurance de mes respects.</p> - - <p class="rsignature4"><span class="smcap">Tardivel</span>,</p> - - <p class="rsignature6">Notaire.</p> -</div> - -<p>Pécuchet fut obligé de s’asseoir sur une borne dans la cour. Puis il -rendit le papier en disant lentement:</p> - -<p>«Pourvu... que ce ne soit pas... quelque farce!</p> - -<p>—Tu crois que c’est une farce!» reprit Bouvard <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> d’une voix -étranglée, pareille à un râle de moribond.</p> - -<p>Mais le timbre de la poste, le nom de l’étude en caractères -d’imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l’authenticité de -la nouvelle;—et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la -bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes.</p> - -<p>L’espace leur manquait. Ils allèrent jusqu’à l’Arc de Triomphe, -revinrent par le bord de l’eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était -très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et, -pendant cinq minutes, déraisonna complètement.</p> - -<p>Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se monter...</p> - -<p>«Ah! ce serait trop beau! n’en parlons plus.»</p> - -<p>Ils en reparlaient. Rien n’empêchait de demander tout de suite des -explications. Bouvard écrivit au notaire pour en avoir.</p> - -<p>Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi:</p> - -<div class="quote"> - <p>«En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon - fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi.»</p> -</div> - -<p>Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l’avait tenu à -l’écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu; et le neveu -l’avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s’en tenir. -Vers la quarantaine, M. Bouvard s’était marié, puis était devenu -veuf. Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues, -un remords l’avait pris sur l’abandon où il laissait depuis tant -d’années son autre <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> enfant. Il l’eût même fait venir chez lui, sans -l’influence de sa cuisinière. Elle le quitta, grâce aux manœuvres de -la famille, et, dans son isolement, près de mourir, il voulut réparer -ses torts en léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu’il -pouvait de sa fortune. Elle s’élevait à la moitié d’un million, ce qui -faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. L’aîné des -frères, M. Étienne, avait annoncé qu’il respecterait le testament.</p> - -<p>Bouvard tomba dans une sorte d’hébétude. Il répétait à voix basse, -en souriant du sourire paisible des ivrognes: «Quinze mille livres -de rente!» et Pécuchet, dont la tête pourtant était plus forte, n’en -revenait pas.</p> - -<p>Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel. L’autre -fils, M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant -la justice, et même d’attaquer le legs s’il le pouvait, exigeant au -préalable scellés, inventaire, nomination d’un séquestre, etc.! Bouvard -en eut une maladie bilieuse. A peine convalescent, il s’embarqua pour -Savigny, d’où il revint, sans conclusion d’aucune sorte et déplorant -ses frais de voyage.</p> - -<p>Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d’espoir, -d’exaltation et d’abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur -Alexandre s’apaisant, Bouvard entra en possession de l’héritage.</p> - -<p>Son premier cri avait été: «Nous nous retirerons à la campagne» et -ce mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l’avait trouvé tout -simple. <span class="pagenum" id="Page_18">18</span> Car l’union de ces deux hommes était absolue et profonde.</p> - -<p>Mais comme il ne voulait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne -partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans, n’importe! Il demeura -inflexible et la chose fut décidée.</p> - -<p>Pour savoir où s’établir, ils passèrent en revue toutes les provinces. -Le Nord était fertile, mais trop froid; le Midi, enchanteur par son -climat, mais incommode, vu les moustiques, et le Centre, franchement, -n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l’esprit -cagot des habitants. Quant aux régions de l’Est, à cause du patois -germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays. -Qu’était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois? Les -cartes de géographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison -fût dans tel endroit ou dans tel autre, l’important, c’est qu’ils en -auraient une.</p> - -<p>Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande, -émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant -des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l’alouette pour suivre -les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient -faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les -ruches et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur -des foins coupés. Plus d’écritures! plus de chefs! plus même de terme -à payer!—Car ils posséderaient un domicile à eux!—et ils mangeraient -les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin,—et -dîneraient en <span class="pagenum" id="Page_19">19</span> gardant leurs sabots!—«Nous ferons tout ce qu’il -nous plaira! nous laisserons pousser notre barbe!»</p> - -<p>Ils s’achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses -«qui pourraient peut-être servir», telles qu’une boîte à outils -(il en faut toujours dans une maison), ensuite des balances, une -chaîne d’arpenteur, une baignoire en cas qu’ils ne fussent malades, -un thermomètre et même un baromètre «système Gay-Lussac» pour des -expériences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne -serait pas mal non plus (car on ne peut pas toujours travailler -dehors) d’avoir quelques bons ouvrages de littérature,—et ils en -cherchèrent,—fort embarrassés parfois de savoir si tel livre était -vraiment «un livre de bibliothèque». Bouvard tranchait la question.</p> - -<p>«Eh! nous n’aurons pas besoin de bibliothèque.</p> - -<p>—D’ailleurs, j’ai la mienne», disait Pécuchet.</p> - -<p>D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles; Pécuchet -sa grande table noire; on tirerait parti des rideaux, et avec un peu de -batterie de cuisine ce serait bien suffisant.</p> - -<p>Ils s’étaient juré de taire tout cela, mais leur figure rayonnait. -Aussi leurs collègues les trouvaient drôles. Bouvard, qui écrivait -étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa -bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d’un air -malin ses lourdes paupières. Pécuchet, juché sur un grand tabouret de -paille, soignait toujours les jambages de sa longue écriture,—mais, -en gonflant les narines, pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de -lâcher son secret.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_20">20</span></p> - -<p>Après dix-huit mois de recherches, ils n’avaient rien trouvé. Ils -firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens -jusqu’à Évreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre. Ils voulaient une -campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site -pittoresque; mais un horizon borné les attristait.</p> - -<p>Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la -solitude.</p> - -<p>Quelquefois ils se décidaient; puis, craignant de se repentir plus -tard, ils changeaient d’avis, l’endroit leur ayant paru malsain, ou -exposé au vent de mer, ou trop près d’une manufacture ou d’un abord -difficile.</p> - -<p>Barberou les sauva.</p> - -<p>Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu’on lui -avait parlé d’un domaine, à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela -consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de -château et un jardin en plein rapport.</p> - -<p>Ils se transportèrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmés. -Seulement, tant de la ferme que de la maison (l’une ne serait pas -vendue sans l’autre), on exigeait cent quarante-trois mille francs. -Bouvard n’en donnait que cent vingt mille.</p> - -<p>Pécuchet combattit son entêtement, le pria de céder, enfin déclara -qu’il compléterait le surplus. C’était toute sa fortune, provenant du -patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n’en avait soufflé -mot, réservant ce capital pour une grande occasion.</p> - -<p>Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_21">21</span></p> - -<p>Bouvard n’était plus copiste. D’abord, il avait continué ses fonctions -par défiance de l’avenir, mais s’en était démis, une fois certain de -l’héritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, -et, la veille de son départ, il offrit un punch à tout le comptoir.</p> - -<p>Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues et sortit, le -dernier jour, en claquant la porte brutalement.</p> - -<p>Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions, -d’emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel!</p> - -<p>Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait -au courant de la littérature; et, après des félicitations nouvelles, -lui souhaita une bonne santé.</p> - -<p>Barberou se montra plus sensible en recevant l’adieu de Bouvard. Il -abandonna exprès une partie de dominos, promit d’aller le voir là-bas, -commanda deux anisettes et l’embrassa.</p> - -<p>Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d’air -en se disant: «Enfin!» Les lumières des quais tremblaient dans l’eau, -le roulement des omnibus au loin s’apaisait. Il se rappela des jours -heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, -des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses -habitudes; et il sentit une défaillance de cœur, une tristesse qu’il -n’osait pas s’avouer.</p> - -<p>Pécuchet, jusqu’à deux heures du matin, se promena <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> dans sa -chambre. Il ne reviendrait plus là; tant mieux! et cependant, pour -laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la -cheminée.</p> - -<p>Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments -de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un -caléfacteur, la baignoire et trois fûts de bourgogne iraient, par la -Seine, jusqu’au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard, -qui les attendrait, les ferait parvenir à Chavignolles.</p> - -<p>Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les -bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une -voiture de déménagement qui s’acheminerait par Nonancourt, Verneuil et -Falaise. Pécuchet voulut l’accompagner.</p> - -<p>Il s’installa auprès du conducteur, sur la banquette, et, couvert -de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa -chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de -la capitale.</p> - -<p>Le mouvement et la nouveauté du voyage l’occupèrent les premières -heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes -avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d’exécrables -auberges, et, bien qu’ils répondissent de tout, Pécuchet, par excès de -prudence, couchait dans les mêmes gîtes.</p> - -<p>Le lendemain, on repartait dès l’aube; et la route, toujours la même, -s’allongeait en montant jusqu’au bord de l’horizon. Les mètres de -cailloux se succédaient, les fossés étaient pleins d’eau, la campagne -<span class="pagenum" id="Page_23">23</span> s’étalait par grandes surfaces d’un vert monotone et froid, des -nuages couraient dans le ciel, de temps à autre la pluie tombait. Le -troisième jour, des bourrasques s’élevèrent. La bâche du chariot, -mal attachée, claquait au vent comme la voile d’un navire. Pécuchet -baissait la figure sous sa casquette, et, chaque fois qu’il ouvrait -sa tabatière, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner -complètement. Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui -tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant qu’elles ne -servaient à rien, il changea de tactique; il fit le bon enfant, eut -des complaisances; dans les montées pénibles, il poussait à la roue -avec les hommes; il en vint jusqu’à leur payer le gloria après les -repas. Dès lors, ils filèrent plus lestement, si bien qu’aux environs -de Gauburge l’essieu se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet -visita tout de suite l’intérieur; les tasses de porcelaine gisaient -en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux -imbéciles; et la journée suivante fut perdue à cause du charretier -qui se grisa; mais il n’eut pas la force de se plaindre, la coupe -d’amertume étant remplie.</p> - -<p>Bouvard n’avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore -une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la -dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen; il -s’était trompé de diligence.</p> - -<p>Le soir, toutes les places pour Caen étaient retenues; ne sachant que -faire, il alla au théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins, -disant qu’il était retiré du <span class="pagenum" id="Page_24">24</span> négoce et nouvellement acquéreur -d’un domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen, ses -ballots n’y étaient pas. Il les reçut le dimanche et les expédia sur -une charrette, ayant prévenu le fermier qu’il les suivrait de quelques -heures.</p> - -<p>A Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval -de renfort, et jusqu’au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de -Bretteville, ayant quitté la grand’route, il s’engagea dans un chemin -de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles. -Cependant les ornières s’effaçaient; elles disparurent, et ils se -trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir? -Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue, -s’avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes, -les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa -route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à -coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s’élança pour -le rejoindre. Bouvard était dedans.</p> - -<p>Mais où pouvait être la voiture de déménagement? Pendant une heure -ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils -arrivèrent à Chavignolles.</p> - -<p>Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans -la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur -la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils -s’attablèrent.</p> - -<p>On leur avait préparé une soupe à l’oignon, un poulet, du lard et des -œufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à -autre s’informer de <span class="pagenum" id="Page_25">25</span> leurs goûts. Ils répondaient: «Oh! très bon, -très bon!» et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, -tout les délecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. -Cependant ils promenaient autour d’eux un regard de satisfaction, en -mangeant sur la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures -étaient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre; ils -s’appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se -répétaient: «Nous y voilà donc! quel bonheur! il me semble que c’est un -rêve!»</p> - -<p>Bien qu’il fût minuit, Pécuchet eut l’idée de faire un tour dans -le jardin. Bouvard ne s’y refusa pas. Ils prirent la chandelle -et, l’abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des -plates-bandes. Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes: -«Tiens, des carottes! Ah! des choux!»</p> - -<p>Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des -bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur, et -les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant -leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit -était complètement noire, et tout se tenait immobile dans un grand -silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta.</p> - -<p>Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier -de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en -faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise.</p> - -<p>Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis -s’endormirent, Bouvard sur le dos, la <span class="pagenum" id="Page_26">26</span> bouche ouverte, tête nue; -Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet -de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui -entrait par les fenêtres.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_27">27</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_2" class="souschapitre">II</h2> -</div> - -<p>Quelle joie, le lendemain, en se réveillant! Bouvard fuma une pipe -et Pécuchet huma une prise, qu’ils déclarèrent la meilleure de leur -existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.</p> - -<p>On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le -clocher de l’église; et à gauche un rideau de peupliers.</p> - -<p>Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en -quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où -se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles. -D’un côté, une tonnelle aboutissait à un vigneau; de l’autre, un mur -soutenait les espaliers; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur -la campagne. Il y avait au delà du mur un verger; après la charmille, -un bosquet; derrière la claire-voie, un petit chemin.</p> - -<p>Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante -et vêtu d’un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne -tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit -que <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> c’était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l’arrondissement.</p> - -<p>Les autres notables étaient: le comte de Faverges, autrefois député, -et dont on citait les vacheries; le maire, M. Foureau, qui vendait -du bois, du plâtre, toute espèce de choses; M. Marescot, le notaire; -l’abbé Jeufroy, et M<sup>me</sup> veuve Bordin, vivant de son revenu.—Quant -à elle, on l’appelait la Germaine, à cause de feu Germain son mari. -Elle faisait des journées, mais aurait voulu passer au service de ces -messieurs. Ils l’acceptèrent et partirent pour leur ferme, située à un -kilomètre de distance.</p> - -<p>Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait -contre un garçon, et la fermière, sur un escabeau, serrait entre ses -jambes une dinde qu’elle empâtait avec des gobes de farine. L’homme -avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous et les épaules -robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de -son, et cet air de simplicité que l’on voit aux manants sur le vitrail -des églises.</p> - -<p>Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond. -Trois vieux fusils s’échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir -chargé de faïences à fleurs occupait le milieu de la muraille, et les -carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc -et de cuivre rouge une lumière blafarde.</p> - -<p>Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n’ayant vu la -propriété qu’une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les -escortèrent, et la kyrielle des plaintes commença.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p> - -<p>Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu’à la bouillerie, -avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une -succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements -neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter -considérablement de pommiers dans les trois cours.</p> - -<p>Ensuite on visita les cultures: maître Gouy les déprécia. Elles -mangeaient trop de fumier, les charrois étaient dispendieux; impossible -d’extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies; -et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard sentait à -marcher dessus.</p> - -<p>Ils s’en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison -montrait, de ce côté-là, sa cour d’honneur et sa façade.</p> - -<p>Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le -hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux -ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On -rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande et -le salon. Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor -qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections; -la dernière fut destinée à la bibliothèque; et comme ils ouvraient -les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la -fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin.</p> - -<p>Bouvard, en passant près de la charmille, découvrit sous les branches -une dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux -pliés, la tête <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> sur l’épaule, comme craignant d’être surprise. «Ah! -pardon! ne vous gênez pas!» et cette plaisanterie les amusa tellement, -que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines, ils la -répétèrent.</p> - -<p>Cependant les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître: -on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les -ouvertures avec des planches. La population fut contrariée.</p> - -<p>Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir -noué en turban, Pécuchet sa casquette; et il avait un grand tablier -avec une poche par devant, dans laquelle ballottaient un sécateur, son -foulard et sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient, -sarclaient, émondaient, s’imposaient des tâches, mangeaient le plus -vite possible, mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir -du point de vue.</p> - -<p>S’ils rencontraient un limaçon, ils s’approchaient de lui et -l’écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour -casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet et coupaient -en deux les vers blancs, d’une telle force que le fer de l’outil s’en -enfonçait de trois pouces.</p> - -<p>Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les arbres, à grands -coups de gaule, furieusement.</p> - -<p>Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d’amour qui -devaient retomber comme des lustres, sous l’arceau de la tonnelle.</p> - -<p>Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou et le disposa en -trois compartiments, où il fabriquerait <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> des composts qui feraient -pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres -récoltes procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment, et il -rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de -fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais -le fumier de cheval, si utile pour les couches, lui manquait. Les -cultivateurs n’en vendaient pas: les aubergistes en refusèrent. Enfin, -après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et -abjurant toute pudeur, il prit le parti <i>d’aller lui-même au crottin</i>!</p> - -<p>C’est au milieu de cette occupation que M<sup>me</sup> Bordin, un jour, -l’accosta sur la grande route. Quand elle l’eut complimenté, elle -s’informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants, -bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elle avait même un -peu de moustache), intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et -tourna le dos:—impolitesse que blâma Bouvard.</p> - -<p>Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils -s’installèrent dans la cuisine et faisaient du treillage, ou bien -parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la -pluie tomber.</p> - -<p>Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps et répétaient chaque -matin: «Tout part!» Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur -impatience, en disant: «Tout va partir!»</p> - -<p>Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent -beaucoup. La vigne promettait.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span></p> - -<p>Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans -l’agriculture:—et l’ambition les prit de cultiver leur ferme.—Avec du -bon sens et de l’étude ils s’en tireraient, sans aucun doute.</p> - -<p>D’abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres; et ils -rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l’honneur -de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un -rendez-vous.</p> - -<p>Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d’un coteau -qui domine la vallée de l’Orne. La rivière coulait au fond avec -des sinuosités. Des blocs de grès rouge s’y dressaient de place en -place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise -surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l’autre -colline, la verdure était si abondante qu’elle cachait les maisons. -Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de -l’herbe par des lignes plus sombres.</p> - -<p>L’ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles -indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la -droite, avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu’à la -rivière, où des platanes alignés reflétaient leur ombre.</p> - -<p>Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu’on fanait. Des femmes -portant des chapeaux de paille, des marmottes d’indienne ou des -visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par -terre; et, à l’autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait -des bottes vivement dans une longue charrette, attelée <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> de trois -chevaux. M. le comte s’avança, suivi de son régisseur.</p> - -<p>Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en -côtelette, l’air à la fois d’un magistrat et d’un dandy. Les traits de -sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas.</p> - -<p>Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement -aux fourrages; on retournait les andains sans les éparpiller; les -meules devaient être coniques et les bottes faites immédiatement sur -place, puis entassées par dizaines. Quant au râtelier anglais, la -prairie était trop inégale pour un pareil instrument.</p> - -<p>Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se -montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en -versant du cidre d’un broc qu’elle appuyait contre sa hanche. Le comte -demanda d’où venait cette enfant; on n’en savait rien. Les faneuses -l’avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa -les épaules, et, tout en s’éloignant, proféra quelques plaintes sur -l’immoralité de nos campagnes.</p> - -<p>Bouvard fit l’éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet, -malgré les ravages de la cuscute; les futurs agronomes ouvrirent les -yeux au mot «cuscute». Vu le nombre de ses bestiaux, il s’appliquait -aux prairies artificielles; c’était d’ailleurs un bon précédent pour -les autres récoltes, ce qui n’a pas toujours lieu avec les racines -fourragères.</p> - -<p>«Cela, du moins, me paraît incontestable.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span></p> - -<p>Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble:</p> - -<p>«Oh! incontestable.»</p> - -<p>Ils étaient sur la limite d’un champ tout plat, soigneusement ameubli; -un cheval que l’on conduisait à la main traînait un large coffre monté -sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement -des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux -descendant jusqu’au sol.</p> - -<p>«Ici, dit le comte, je sème des turneps. Le turnep est la base de ma -culture quadriennale.»</p> - -<p>Et il entamait la démonstration du semoir. Mais un domestique vint le -chercher. On avait besoin de lui au château.</p> - -<p>Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons -obséquieuses.</p> - -<p>Il conduisit «ces messieurs» vers un autre champ, où quatorze -moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des -seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite. -Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et, tous sur la même -ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent -leurs bras et se sentaient pris d’une vénération presque religieuse -pour l’opulence de la terre.</p> - -<p>Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule -tombait, des corneilles s’abattaient dans les sillons.</p> - -<p>Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient, -et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un -tronc d’arbre, tricotait <span class="pagenum" id="Page_35">35</span> un bas de laine, ayant son chien près de -lui.</p> - -<p>Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils -traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers.</p> - -<p>Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois -côtés de la cour. Le travail s’y faisait à la mécanique, au moyen -d’une turbine, utilisant un ruisseau qu’on avait exprès détourné. Des -bandelettes de cuir allaient d’un toit dans l’autre, et au milieu du -fumier une pompe de fer manœuvrait.</p> - -<p>Le régisseur fit observer, dans les bergeries, de petites ouvertures -à ras du sol, et, dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses, -pouvant d’elles-mêmes se fermer.</p> - -<p>La grange était voûtée comme une cathédrale, avec des arceaux de -briques reposant sur des murs de pierre.</p> - -<p>Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des -poignées d’avoine. L’arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils -montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla. -Des robinets dans les coins fournissaient assez d’eau pour inonder -les dalles; et, en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres -brunes, alignées sur des claires-voies, étaient pleines de lait -jusqu’aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crème. -Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d’une colonne de -cuivre, et de la mousse débordait les seaux de fer-blanc, qu’on venait -de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c’était la bouverie. -Des barreaux <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> de bois scellés perpendiculairement dans toute sa -longueur la divisaient en deux sections: la première pour le bétail, la -seconde pour le service. On y voyait à peine, toutes les meurtrières -étant closes. Les bœufs mangeaient, attachés à des chaînettes, et -leurs corps exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais -quelqu’un donna du jour, un filet d’eau tout à coup se répandit dans -la rigole qui bordait les râteliers. Des mugissements s’élevèrent; -les cornes faisaient comme un cliquetis de bâtons. Tous les bœufs -avancèrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement.</p> - -<p>Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent. -Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s’allumèrent, puis -disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur -les cailloux, et la cloche pour le souper tinta.</p> - -<p>Les deux visiteurs s’en allèrent.</p> - -<p>Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait, leur décision fut prise. -Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes -de <i>la Maison rustique</i>, se firent expédier le cours de Gasparin et -s’abonnèrent à un journal d’agriculture.</p> - -<p>Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole -que Bouvard conduisait.</p> - -<p>Habillés d’une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des -guêtres jusqu’aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils -rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne -manquaient pas d’assister à tous les comices agricoles.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_37">37</span></p> - -<p>Bientôt ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant -principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa -routine. Il demanda la remise d’un terme sous prétexte de la grêle. -Quant aux redevances, il n’en fournit aucune. Devant les réclamations -les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son -intention de ne pas renouveler le bail.</p> - -<p>Dès lors maître Gouy épargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises -herbes, ruina le fonds, et il s’en alla d’un air farouche qui indiquait -des plans de vengeance.</p> - -<p>Bouvard avait pensé que 20,000 francs, c’est-à-dire plus de quatre fois -le prix du fermage, suffiraient au début. Son notaire de Paris les -envoya.</p> - -<p>Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, -vingt-trois en terres arables et cinq en friches situées sur un -monticule couvert de cailloux et qu’on appelait la Butte.</p> - -<p>Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, -douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel, -deux charretiers, deux femmes, un valet, un berger; de plus, un gros -chien.</p> - -<p>Pour avoir tout de suite de l’argent, ils vendirent leurs fourrages: on -les paya chez eux; l’or des napoléons comptés sur le coffre à l’avoine -leur parut plus reluisant qu’un autre, extraordinaire et meilleur.</p> - -<p>Au mois de novembre, ils brassèrent du cidre. C’était Bouvard qui -fouettait le cheval, et Pécuchet, <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> monté dans l’auge, retournait le -marc avec une pelle.</p> - -<p>Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient -les bondes, portaient de lourds sabots, s’amusaient énormément.</p> - -<p>Partant de ce principe qu’on ne saurait avoir trop de blé, ils -supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles; et, -comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils -enterrèrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable.</p> - -<p>L’année suivante, ils firent les semailles très dru. Des orages -survinrent. Les épis versèrent.</p> - -<p>Néanmoins, ils s’acharnaient au froment et ils entreprirent d’épierrer -la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l’année, -du matin jusqu’au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait -l’éternel banneau, avec le même homme et le même cheval, gravir, -descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait -derrière, faisant des haltes à mi-côte pour s’éponger le front.</p> - -<p>Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes leurs animaux, leur -administraient des purgations, des clystères.</p> - -<p>De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint -enceinte. Ils prirent des gens mariés; les enfants pullulèrent, les -cousins, les cousines, les oncles, les belles-sœurs; une horde -vivait à leurs dépens, et ils résolurent de coucher dans la ferme à -tour de rôle.</p> - -<p>Mais le soir ils étaient tristes. La malpropreté de la <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> chambre les -offusquait,—et Germaine, qui apportait les repas, grommelait à chaque -voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange -fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un et -s’écria, en le poussant dehors par les épaules:</p> - -<p>«Misérable, tu es la honte du village qui t’a vu naître!»</p> - -<p>Sa personne n’inspirait aucun respect.—D’ailleurs, il avait des -remords à l’encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop -pour le tenir en bon état.—Bouvard s’occuperait de la ferme. Ils en -délibérèrent, et cet arrangement fut décidé.</p> - -<p>Le premier point était d’avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit -construire une en briques. Il peignit lui-même les châssis, et, -redoutant les coups de soleil, barbouilla de craie toutes les cloches.</p> - -<p>Il eut la précaution pour les boutures d’enlever les têtes avec les -feuilles. Ensuite, il s’appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs -sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe -herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers! -Comme il serrait les ligatures! Quel amas d’onguent pour les recouvrir!</p> - -<p>Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les -plantes, comme s’il les eût encensées. A mesure qu’elles verdissaient -sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et -renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme -de l’arrosoir et versait à plein goulot, copieusement.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span></p> - -<p>Au bout de la charmille, près de la dame en plâtre, s’élevait -une manière de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses -instruments, et il passait là des heures délicieuses à éplucher les -graines, à écrire des étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots. -Pour se reposer, il s’asseyait devant la porte, sur une caisse, et -alors projetait des embellissements.</p> - -<p>Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums; entre les -cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols;—et comme les -plates-bandes étaient couvertes de boutons d’or, et toutes les allées -de sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs -jaunes.</p> - -<p>Mais la couche fourmilla de larves; malgré les réchauds de feuilles -mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne -poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas; -les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s’arrêta, les arbres -avaient le blanc dans leurs racines; les semis furent une désolation. -Le vent s’amusait à jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la -gadoue nuisit aux fraisiers; le défaut de pinçage aux tomates.</p> - -<p>Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de -fontaine, qu’il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous -les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout, -lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être -prodigieux et absolument incomestible. N’importe: Pécuchet fut content -de posséder un monstre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span></p> - -<p>Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l’art: l’élève du -melon.</p> - -<p>Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies -de terreau, qu’il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre -couche; et, quand elle eut jeté son feu, repiqua les plants les plus -beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant -les préceptes du <i>Bon Jardinier</i>, respecta les fleurs, laissa se nouer -les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et, -dès qu’ils eurent la grosseur d’une noix, il glissa sous leur écorce -une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du crottin. Il -les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des -cloches,—et, si des nuages paraissaient, il apportait vivement des -paillassons.</p> - -<p>La nuit, il n’en dormait pas. Plusieurs fois même il se releva; et, -pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout -le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit.</p> - -<p>Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second -ne fut pas meilleur, le troisième non plus; Pécuchet trouvait pour -chacun une excuse nouvelle, jusqu’au dernier qu’il jeta par la fenêtre, -déclarant n’y rien comprendre.</p> - -<p>En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces -différentes, les sucrins s’étaient confondus avec les maraîchers, -le gros Portugal avec le grand Mongol,—et, le voisinage des pommes -d’amour complétant l’anarchie, il en était résulté <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> d’abominables -mulets qui avaient le goût de citrouille.</p> - -<p>Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour -avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de -bruyère et se mit à l’œuvre résolument.</p> - -<p>Mais il planta des passiflores à l’ombre, des pensées au soleil, -couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis après leur floraison, -détruisit les rhododendrons par des excès de rabattage, stimula les -fuchsias avec de la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l’exposant -au feu dans la cuisine.</p> - -<p>Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de -papiers forts enduits de chandelle: cela faisait comme des pains de -sucre tenus en l’air par des bâtons.</p> - -<p>Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques;—et on apercevait, entre -ces lignes droites, les rameaux tortueux d’un <i>sophora japonica</i> qui -demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser.</p> - -<p>Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les -jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles; -et Pécuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et -l’eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes ses -expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné.</p> - -<p>Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient -mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne -savaient que résoudre devant la divergence des opinions.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_43">43</span></p> - -<p>Ainsi pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.</p> - -<p>Quant au plâtre, malgré l’exemple de Franklin, Riéfel et M. Rigaud n’en -paraissent pas enthousiasmés.</p> - -<p>Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant -Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin -cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siècle, a cultivé des céréales -sur le même champ: cela renverse la théorie des assolements. Tull -exalte les labours au préjudice des engrais, et voilà le major Beetson -qui supprime les engrais avec les labours!</p> - -<p>Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages -d’après la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui -s’allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux -qu’on prendrait pour des montagnes de neige, tâchant de distinguer les -nimbus des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient -avant qu’ils eussent trouvé les noms.</p> - -<p>Le baromètre les trompa, le thermomètre n’apprenait rien; et ils -recoururent à l’expédient imaginé sous Louis XV par un prêtre de -Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, -se tenir au fond par beau fixe, s’agiter aux menaces de la tempête. -Mais l’atmosphère, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en -mirent trois autres avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent -différemment.</p> - -<p>Après force méditations, Bouvard reconnut qu’il <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> s’était trompé. -Son domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il -aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille -francs.</p> - -<p>Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse -aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, -des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur -belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, -des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer,—et, poussant -jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine; il -supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres -d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées -parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. -Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les -récoltes. A ceux qui avaient l’air dégoûté il disait:</p> - -<p>«Mais c’est de l’or! c’est de l’or!»</p> - -<p>Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les -pays où l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excréments -d’oiseaux!</p> - -<p>Le colza fut chétif, l’avoine médiocre, et le blé se vendit fort mal, -à cause de son odeur. Une chose étrange, c’est que la Butte, enfin -épierrée, donnait moins qu’autrefois.</p> - -<p>Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur -Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande -araire de Mathieu de Dombasle; mais le charretier la dénigra.</p> - -<p>«Apprends à t’en servir!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p> - -<p>—Eh bien! montrez-moi.»</p> - -<p>Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.</p> - -<p>Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans -cesse il criait derrière eux, courait d’un endroit à l’autre, notait -ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n’y pensait -plus,—et sa tête bouillonnait d’idées industrielles. Il se promettait -de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il -vendrait sous le nom de <i>café des familles</i>.</p> - -<p>Afin d’engraisser plus vite ses bœufs, il les saignait tous les -quinze jours.</p> - -<p>Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d’avoine salée. Bientôt -la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient -les clôtures, mordaient le monde.</p> - -<p>Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, -et, peu de temps après, crevèrent.</p> - -<p>La même semaine, trois bœufs expiraient, conséquence des -phlébotomies de Bouvard.</p> - -<p>Il imagina, pour détruire les mans, d’enfermer des poules dans une cage -à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue;—ce qui ne -manqua point de leur briser les pattes.</p> - -<p>Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne et la -donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se -déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes -étaient <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur -céda.</p> - -<p>Cependant, pour les convaincre de l’innocuité de son breuvage, il en -absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha -ses douleurs sous un air d’enjouement. Il fit même transporter la -mixture chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux -s’efforçaient de la trouver bonne. D’ailleurs, il ne fallait pas -qu’elle fût perdue.</p> - -<p>Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le -docteur.</p> - -<p>C’était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer -son malade. La cholérine de monsieur devait tenir à cette bière dont on -parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition et la blâma -en termes scientifiques, avec des haussements d’épaules. Pécuchet, qui -avait fourni la recette, fut mortifié.</p> - -<p>En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des -échardonnages intempestifs, Bouvard, l’année suivante, avait devant -lui une belle récolte de froment. Il imagina de la dessécher par la -fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer;—c’est-à-dire -qu’il la fit abattre d’un seul coup et tasser en meules, qui seraient -démolies dès que le gaz s’en échapperait, puis exposées au grand -air;—après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude.</p> - -<p>Le lendemain, pendant qu’ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée -le battement d’un tambour. Germaine <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> sortit pour voir ce qu’il y -avait; mais l’homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche de -l’église tinta violemment.</p> - -<p>Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et, -impatients d’être renseignés, s’avancèrent tête nue du côté de -Chavignolles.</p> - -<p>Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit -garçon, qui répondit:</p> - -<p>«Je crois que c’est le feu!»</p> - -<p>Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin, -ils atteignirent les premières maisons du village. L’épicier leur cria -de loin:</p> - -<p>«Le feu est chez vous!»</p> - -<p>Pécuchet prit le pas gymnastique, et il disait à Bouvard, courant du -même train à son côté:</p> - -<p>«Une, deux! une, deux!»—en mesure, comme les chasseurs de Vincennes.</p> - -<p>La route qu’ils suivaient montait toujours; le terrain, en pente, leur -cachait l’horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;—et, d’un -seul coup d’œil, le désastre leur apparut.</p> - -<p>Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans, au milieu de -la plaine dénudée dans le calme du soir.</p> - -<p>Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-être; -et, sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des -gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin -de préserver le reste.</p> - -<p>Bouvard, dans son empressement, faillit renverser <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> M<sup>me</sup> Bordin, -qui se trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l’accabla -d’injures pour ne l’avoir pas averti. Le valet, au contraire, par -excès de zèle, avait d’abord couru à la maison, à l’église, puis chez -Monsieur, et était revenu par l’autre route.</p> - -<p>Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l’entouraient, parlant à -la fois, et il défendait d’abattre les meules, suppliait qu’on le -secourût, exigeait de l’eau, réclamait des pompiers.</p> - -<p>«Est-ce que nous en avons? s’écria le maire.</p> - -<p>—C’est de votre faute!» reprit Bouvard.</p> - -<p>Il s’emportait, proféra des choses inconvenantes, et tous admirèrent la -patience de M. Foureau, qui était brutal cependant, comme l’indiquaient -ses grosses lèvres et sa mâchoire de bouledogue.</p> - -<p>La chaleur des meules devint si forte, qu’on ne pouvait plus en -approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des -crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des -grains de plomb. Puis la meule s’écroulait par terre en un large -brasier, d’où s’envolaient des étincelles; et des moires ondulaient -sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur -des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang -caillé. La nuit était venue, le vent soufflait; des tourbillons de -fumée enveloppaient la foule. Une flammèche, de temps à autre, passait -sur le ciel noir.</p> - -<p>Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Ses yeux -disparaissaient sous leurs paupières gonflées, et il avait tout le -visage comme élargi par la <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> douleur. M<sup>me</sup> Bordin, en jouant avec -les franges de son châle vert, l’appelait: <i>Pauvre monsieur</i>, tâchait -de le consoler. Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une -raison.</p> - -<p>Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle, ou plutôt livide, la bouche -ouverte et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à -l’écart, dans ses réflexions. Mais le curé, survenu tout à coup, -murmura d’une voix câline:</p> - -<p>«Ah! quel malheur! véritablement, c’est bien fâcheux! Soyez sûr que je -participe!...»</p> - -<p>Les autres n’affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant, -la main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui -brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un -polisson s’écria même que c’était bien amusant.</p> - -<p>«Oui, il est beau, l’amusement!» reprit Pécuchet, qui venait de -l’entendre.</p> - -<p>Le feu diminua, les tas s’abaissèrent, et, une heure après, il ne -restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes -et noires. Alors on se retira.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin et l’abbé Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et Pécuchet -jusqu’à leur domicile.</p> - -<p>Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort -aimables sur sa sauvagerie, et l’ecclésiastique exprima toute sa -surprise de n’avoir pu connaître jusqu’à présent un de ses paroissiens -aussi distingué.</p> - -<p>Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l’incendie, <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> et, au -lieu de reconnaître avec tout le monde que la paille humide s’était -enflammée spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait -sans doute de maître Gouy ou peut-être du taupier. Six mois auparavant, -Bouvard avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle -d’auditeurs que, son industrie étant funeste, le gouvernement la -devrait interdire. L’homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il -portait sa barbe entière et leur semblait effrayant, surtout le soir, -quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche -garnie de taupes suspendues.</p> - -<p>Le dommage était considérable, et, pour se reconnaître dans leur -situation, Pécuchet, pendant huit jours, travailla les registres de -Bouvard, qui lui parurent <i>un véritable labyrinthe</i>. Après avoir -collationné le journal, la correspondance et le grand-livre couvert -de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vérité: pas de -marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro. Le -capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs.</p> - -<p>Bouvard n’en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils -recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même -conclusion. Encore deux ans d’une agronomie pareille, leur fortune y -passait! Le seul remède était de vendre.</p> - -<p>Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop -pénible; Pécuchet s’en chargea.</p> - -<p>D’après l’opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire -d’affiches. Il parlerait de la ferme à des <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> clients sérieux et -laisserait venir leurs propositions.</p> - -<p>«Très bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre -un fermier, ensuite on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux -qu’autrefois; seulement nous voilà forcés à des économies.»</p> - -<p>Elles contrariaient Pécuchet, à cause du jardinage, et quelques jours -après, il dit:</p> - -<p>«Nous devrions nous livrer exclusivement à l’arboriculture, non pour le -plaisir, mais comme spéculation. Une poire qui revient à trois sols est -quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs! Des -jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes! -A Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver, on paye le raisin un napoléon la -grappe! C’est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu’est-ce que -ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d’une serpette!»</p> - -<p>Il monta tellement l’imagination de Bouvard que, tout de suite, ils -cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter, -et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils -s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s’empressa de leur -fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.</p> - -<p>Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier -pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes -des arbres étaient d’avance dessinées. Des morceaux de latte sur -le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des -plates-bandes guindaient horizontalement des <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> fils de fer; et, -dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des -baguettes en cône, celle des pyramides, si bien qu’en arrivant chez -eux, on croyait voir les pièces de quelque machine inconnue ou la -carcasse d’un feu d’artifice.</p> - -<p>Les trous étant creusés, ils coupèrent l’extrémité de toutes les -racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. -Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au -pépiniériste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus -profonds. Mais la pluie, détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmes -s’enterrèrent et les arbres s’affranchirent.</p> - -<p>Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il -n’abattit pas les flèches, respecta les lambourdes, et, s’obstinant -à vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les -cordons unilatéraux, il les cassait ou les arrachait invariablement. -Quant aux pêchers, il s’embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères -et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient -toujours où il n’en fallait pas, et impossible d’obtenir sur l’espalier -un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche, -non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de -poisson.</p> - -<p>Bouvard tâcha de conduire les abricotiers; ils se révoltèrent. Il -rabattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers, -auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.</p> - -<p>D’abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> yeux de la -base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands; et souvent ils -hésitaient, ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à -fleurs. Ils s’étaient réjouis d’avoir des fleurs; mais, ayant reconnu -leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste.</p> - -<p>Incessamment ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du -cassage, de l’éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle à manger, -dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait -dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre.</p> - -<p>Levés dès l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc à -la ceinture. Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa -veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa -serpillière, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les -entendaient tousser dans le brouillard.</p> - -<p>Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel, et il en étudiait -un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du -jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le -flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur.</p> - -<p>Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les -pyramides. Un jour, il fut pris d’un étourdissement,—et, n’osant plus -descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.</p> - -<p>Enfin des poires parurent, et le verger avait des prunes. Alors ils -employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les -fragments de glace <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin -à vent les réveillait pendant la nuit,—et les moineaux perchaient sur -le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils -varièrent le costume inutilement.</p> - -<p>Cependant ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d’en -remettre la note à Bouvard, quand tout à coup le tonnerre retentit -et la pluie tomba,—une pluie lourde et violente. Le vent, par -intervalles, secouait toute la surface de l’espalier. Les tuteurs -s’abattaient l’un après l’autre,—et les malheureuses quenouilles, en -se balançant, entre-choquaient leurs poires.</p> - -<p>Pécuchet surpris par l’averse s’était réfugié dans la cahute. Bouvard -se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des -éclats de bois, des branches, des ardoises;—et les femmes de marin -qui, sur la côte, à dix lieues de là, regardaient la mer, n’avaient -pas l’œil plus tendre et le cœur plus serré. Puis, tout à coup, -les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, -s’abattirent sur les plates-bandes.</p> - -<p>Quel tableau quand ils firent leur inspection! Les cerises et les -prunes couvraient l’herbe entre les grêlons qui fondaient. Les -passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les -Triomphes-de-Jordoigne. A peine s’il restait parmi les pommes quelques -Bons-Papas,—et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches, -roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis déracinés.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_55">55</span></p> - -<p>Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur:</p> - -<p>«Nous ferions bien de voir à la ferme, s’il n’est pas arrivé quelque -chose?</p> - -<p>—Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse!</p> - -<p>—Peut-être! car nous ne sommes guère favorisés.»</p> - -<p>Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature.</p> - -<p>Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et, -comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles -lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau -genre de fromages.</p> - -<p>Pécuchet respirait bruyamment; et, tout en se fourrant dans les narines -des prises de tabac, il songeait que si le sort l’avait voulu, il -ferait maintenant partie d’une société d’agriculture, brillerait aux -expositions, serait cité dans les journaux.</p> - -<p>Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.</p> - -<p>«Ma foi! j’ai envie de me débarrasser de tout cela pour nous établir -autre part!</p> - -<p>—Comme tu voudras», dit Pécuchet.</p> - -<p>Et un instant après:</p> - -<p>«Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève, -par là, se trouve contrariée, et l’arbre forcément en souffre. Pour -se bien porter, il faudrait qu’il n’eût pas de fruits. Cependant ceux -qu’on ne taille et qu’on ne fume jamais en produisent, <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> de moins -gros, c’est vrai, mais de plus savoureux. J’exige qu’on m’en donne la -raison!—et non seulement chaque espèce réclame des soins particuliers, -mais encore chaque individu, suivant le climat, la température, un tas -de choses! où est la règle, alors? et quel espoir avons-nous d’aucun -succès ou bénéfice?»</p> - -<p>Bouvard lui répondit:</p> - -<p>«Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième -du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison -de banque. Au bout de quinze ans, par l’accumulation des intérêts, on -aurait le double sans s’être foulé le tempérament.»</p> - -<p>Pécuchet baissa la tête.</p> - -<p>«L’arboriculture pourrait bien être une blague!</p> - -<p>—Comme l’agronomie», répliqua Bouvard.</p> - -<p>Ensuite, ils s’accusèrent d’avoir été trop ambitieux, et ils résolurent -de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à -autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et -ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus; mais il allait -se présenter des intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les -autres qui restaient debout. Comment s’y prendre?</p> - -<p>Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de -mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n’arrivaient -à rien de satisfaisant. Heureusement qu’ils trouvèrent dans leur -bibliothèque l’ouvrage de Boitard, intitulé l’<i>Architecte des Jardins</i>.</p> - -<p>L’auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> d’abord, le -genre mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles, -des ruines, des tombeaux, et un «ex-voto à la Vierge, indiquant la -place où un seigneur est tombé sous le fer d’un assassin». On compose -le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des -cabanes incendiées; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou -«pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur». Le genre -grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les -obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux; -de la mousse et des grottes, le genre mystérieux; un lac, le genre -rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen -se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois,—car on y rencontrait -successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres et une -barque se détachant d’elle-même du rivage, pour vous conduire dans un -boudoir où des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le -sopha.</p> - -<p>Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un -éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. -Le temple à la philosophie serait encombrant. L’ex-voto à la madone -n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins, et, tant pis -pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient -trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés, -les immortelles et la mousse,—et dans un enthousiasme progressif, -après beaucoup de tâtonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une -somme minime, ils <span class="pagenum" id="Page_58">58</span> se fabriquèrent une résidence qui n’avait pas -d’analogue dans tout le département.</p> - -<p>La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli -d’allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier, -ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la -perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en -était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.</p> - -<p>Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau -étrusque, c’est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds -de hauteur et l’apparence d’une niche à chien. Quatre sapinettes, aux -angles, flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et -enrichi d’une inscription.</p> - -<p>Dans l’autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un -bassin, offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La -terre buvait l’eau, n’importe! Il se formerait un fond de glaise qui la -retiendrait.</p> - -<p>La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres -de couleur.</p> - -<p>Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de -fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode -chinoise.</p> - -<p>Ils avaient été sur les rives de l’Orne choisir des granits, les -avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, -puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les -uns par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un <span class="pagenum" id="Page_59">59</span> -rocher, pareil à une gigantesque pomme de terre.</p> - -<p>Quelque chose manquait au delà pour compléter l’harmonie. Ils -abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, -du reste) et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle -sorte qu’on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la -foudre.</p> - -<p>La besogne finie, Bouvard, qui était sur le perron, cria de loin:</p> - -<p>«Ici! on voit mieux!</p> - -<p>—Voit mieux», fut répété dans l’air.</p> - -<p>Pécuchet répondit:</p> - -<p>«J’y vais!</p> - -<p>—Y vais!</p> - -<p>—Tiens, un écho!</p> - -<p>—Écho!»</p> - -<p>Le tilleul, jusqu’alors, l’avait empêché de se produire, et il était -favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon -surmontait la charmille.</p> - -<p>Pour essayer l’écho, ils s’amusaient à lancer des mots plaisants; -Bouvard en hurla de polissons, d’obscènes.</p> - -<p>Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d’argent à -recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu’il -enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin pour se rendre à -Bretteville et rentra fort tard, avec un panier qu’il cacha sous son -lit.</p> - -<p>Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs -de la grande allée qui, la veille <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> encore, étaient sphériques, -avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine -figuraient le bec et les yeux. Pécuchet s’était levé dès l’aube et, -tremblant d’être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure -des appendices expédiés par Dumouchel.</p> - -<p>Depuis six mois, les autres derrière ceux-là imitaient plus ou moins -des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils; -mais rien n’égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands -éloges.</p> - -<p>Sous le prétexte d’avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon -dans le labyrinthe, car il avait profité de l’absence de Pécuchet pour -faire, lui aussi, quelque chose de sublime.</p> - -<p>La porte des champs était recouverte d’une couche de plâtre, sur -laquelle s’alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes, -représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues, -des pieds de cheval et des têtes de mort.</p> - -<p>«Comprends-tu mon impatience?</p> - -<p>—Je crois bien!»</p> - -<p>Et, dans leur émotion, ils s’embrassèrent.</p> - -<p>Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d’être applaudis, et -Bouvard songea à offrir un grand dîner.</p> - -<p>«Prends garde! dit Pécuchet, tu vas te lancer dans les réceptions. -C’est un gouffre!»</p> - -<p>La chose pourtant fut décidée.</p> - -<p>Depuis qu’ils habitaient le pays, ils se tenaient à l’écart. Tout le -monde, par désir de les connaître, <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> accepta leur invitation, sauf -le comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se -rabattirent sur M. Hurel, son factotum.</p> - -<p>Beljambe, l’aubergiste, ancien chef à Lisieux, devait cuisiner -certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la -fille de basse-cour. Marianne, la servante de M<sup>me</sup> Bordin, viendrait -aussi. Dès quatre heures, la grille était grande ouverte, et les deux -propriétaires, pleins d’impatience, attendaient leurs convives.</p> - -<p>Hurel s’arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis le curé -s’avança, revêtu d’une soutane neuve, et, un moment après, M. Foureau, -avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras à sa femme, qui -marchait péniblement en s’abritant sous son ombrelle. Un flot de -rubans roses s’agita derrière eux; c’était le bonnet de M<sup>me</sup> Bordin, -habillée d’une belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d’or de -sa montre lui battait la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux -mains couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama -sur la tête, un lorgnon dans l’œil, car l’officier ministériel -n’étouffait pas en lui l’homme du monde.</p> - -<p>Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils -d’Utrecht s’adossaient le long de la muraille; une table ronde, dans -le milieu, supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de -la cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à -contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu -de moisissure aux pommettes <span class="pagenum" id="Page_62">62</span> ajoutait à l’illusion des favoris. Les -invités lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et M<sup>me</sup> Bordin -ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dû être un fort bel homme.</p> - -<p>Après une heure d’attente, Pécuchet annonça qu’on pouvait passer dans -la salle.</p> - -<p>Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du -salon, complètement tirés devant les fenêtres, et le soleil, traversant -la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout -ornement un baromètre.</p> - -<p>Bouvard plaça les deux dames auprès de lui; Pécuchet, le maire à -sa gauche, le curé à sa droite, et l’on entama les huîtres. Elles -sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses, et -Pécuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe.</p> - -<p>Pendant tout le premier service, composé d’une barbue entre un -vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la -manière de fabriquer le cidre.</p> - -<p>Après quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur, -naturellement, fut consulté. Il jugeait les choses avec scepticisme, -comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolérait -pas la moindre contradiction.</p> - -<p>En même temps que l’aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble. -Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit -goûter trois autres sans plus de succès, puis versa du Saint-Julien, -<span class="pagenum" id="Page_63">63</span> trop jeune évidemment, et tous les convives se turent. Hurel -souriait sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur -les dalles.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Vaucorbeil, courtaude et l’air bougon (elle était d’ailleurs -vers la fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard, -ne sachant de quoi l’entretenir, lui parla du théâtre de Caen.</p> - -<p>«Ma femme ne va jamais au spectacle», reprit le docteur.</p> - -<p>M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens.</p> - -<p>«Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville -pour entendre des farces!»</p> - -<p>Foureau demanda à M<sup>me</sup> Bordin si elle aimait les farces.</p> - -<p>«Ça dépend de quelle espèce», dit-elle.</p> - -<p>Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle -indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de -ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement -soignée.</p> - -<p>Foureau interpella Bouvard:</p> - -<p>«Est-ce que vous êtes dans l’intention de vendre la vôtre?</p> - -<p>—Mon Dieu, jusqu’à présent, je ne sais trop...</p> - -<p>—Comment! pas même la pièce des Écalles! reprit le notaire; ce serait -à votre convenance, madame Bordin.»</p> - -<p>La veuve répliqua en minaudant:</p> - -<p>«Les prétentions de M. Bouvard seraient trop fortes.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_64">64</span></p> - -<p>—On pourrait peut-être l’attendrir.</p> - -<p>—Je n’essayerai pas!</p> - -<p>—Bah! si vous l’embrassiez?</p> - -<p>—Essayons tout de même», dit Bouvard.</p> - -<p>Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la société.</p> - -<p>Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations -amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe, les rideaux -s’ouvrirent et le jardin apparut.</p> - -<p>C’était, dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher, -comme une montagne, occupait le gazon; le tombeau faisait un cube au -milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus -les haricots,—et la cabane, au delà, une grande tache noire, car ils -avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique. -Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à -l’arbre foudroyé, qui s’étendait transversalement de la charmille à -la tonnelle, où des pommes d’amour pendaient comme des stalactites. -Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise, -peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des -paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et, derrière -la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate -terminait l’horizon.</p> - -<p>Devant l’étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent -une véritable jouissance.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin admira surtout les paons; mais le tombeau ne fut pas -compris, ni la cabane incendiée, ni le <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> mur en ruines. Puis chacun, -à tour de rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard -et Pécuchet avaient charrié de l’eau pendant toute la matinée. Elle -avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les -recouvrait.</p> - -<p>Tout en se promenant, on se permit des critiques: «A votre place, -j’aurais fait cela.—Les petits pois sont en retard.—Ce coin, -franchement, n’est pas propre.—Avec une taille pareille, jamais vous -n’obtiendrez de fruits.»</p> - -<p>Bouvard fut obligé de répondre qu’il se moquait des fruits.</p> - -<p>Comme on longeait la charmille, il dit d’un air finaud:</p> - -<p>«Ah! voilà une personne que nous dérangeons; mille excuses!»</p> - -<p>La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame -en plâtre.</p> - -<p>Enfin, après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la -porte aux pipes. Des regards de stupéfaction s’échangèrent. Bouvard -observait le visage de ses hôtes,—et impatient de connaître leur -opinion: «Qu’en dites-vous?»</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin éclata de rire. Tous firent comme elle, M. le curé -poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en -pleurait, sa femme fut prise d’un spasme nerveux,—et Foureau, homme -sans gêne, cassa un Abd-el-Kader, qu’il mit dans sa poche, comme -souvenir.</p> - -<p>Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> étonner son -monde avec l’écho, cria de toutes ses forces:</p> - -<p>«Serviteur! Mesdames!»</p> - -<p>Rien! pas d’écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le -pignon et la toiture étant démolis.</p> - -<p>Le café fut servi sur le vigneau,—et les messieurs allaient -commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derrière la -claire-voie, un homme qui les regardait.</p> - -<p>Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste -bleue, sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula -d’une voix rauque: «Donnez-moi un verre de vin!»</p> - -<p>Le maire et l’abbé Jeufroy l’avaient tout de suite reconnu. C’était un -ancien menuisier de Chavignolles.</p> - -<p>«Allons, Gorju! éloignez-vous, dit M. Foureau. On ne demande pas -l’aumône.</p> - -<p>—Moi! l’aumône, s’écria l’homme exaspéré. J’ai fait sept ans la -guerre en Afrique. Je relève de l’hôpital. Pas d’ouvrage! Faut-il que -j’assassine? nom d’un nom!»</p> - -<p>Sa colère d’elle-même tomba, et, les deux poings sur les hanches, il -considérait les bourgeois d’un air mélancolique et gouailleur. La -fatigue des bivouacs, l’absinthe et les fièvres, toute une existence -de misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres -pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel -empourpré l’enveloppait d’une lueur sanglante, et son obstination à -rester là causait une sorte d’effroi.</p> - -<p>Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d’une <span class="pagenum" id="Page_67">67</span> bouteille. Le -vagabond l’absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en -gesticulant.</p> - -<p>Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le -désordre. Mais Bouvard, irrité par l’insuccès de son jardin, prit la -défense du peuple,—tous parlèrent à la fois.</p> - -<p>Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que -la propriété foncière. L’abbé Jeufroy se plaignit de ce qu’on ne -protégeait pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. M<sup>me</sup> Bordin -criait par intervalle: «Moi, d’abord, je déteste la République», et -le docteur se déclara pour le progrès. «Car enfin, monsieur, nous -avons besoin de réformes.—Possible! répondit Foureau, mais toutes ces -idées-là nuisent aux affaires.—Je me fiche des affaires!» s’écria -Pécuchet.</p> - -<p>Vaucorbeil poursuivit.—«Au moins, donnez-nous l’adjonction des -capacités.» Bouvard n’allait pas jusque-là.</p> - -<p>«C’est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et -je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!</p> - -<p>—Moi aussi, je m’en vais, dit un moment après M. Foureau; et, -désignant sa poche où était l’Abd-el-Kader: Si j’ai besoin d’un autre, -je reviendrai.»</p> - -<p>Le curé, avant de partir, confia timidement à Pécuchet qu’il ne -trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. -Hurel, en se retirant, salua très bas la compagnie. M. Marescot avait -disparu après le dessert.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span></p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une -seconde recette pour les prunes à l’eau-de-vie, et fit encore trois -tours dans la grande allée; mais, en passant près du tilleul, sa robe -s’accrocha, et ils l’entendirent qui murmurait: «Mon Dieu! quelle -bêtise que cet arbre!»</p> - -<p>Jusqu’à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur -ressentiment.</p> - -<p>Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites -choses par-ci par-là; et cependant les convives s’étaient gorgés -comme des ogres, preuve qu’il n’était pas si mauvais. Mais pour le -jardin, tant de dénigrement provenait de la plus noire jalousie; et -s’échauffant tous les deux:</p> - -<p>«Ah! l’eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu’à un cygne -et des poissons!</p> - -<p>—A peine s’ils ont remarqué la pagode!</p> - -<p>—Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion -d’imbécile!</p> - -<p>—Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu’on -n’a pas le droit d’en construire un dans son domaine? Je veux même m’y -faire enterrer!</p> - -<p>—Ne parle pas de ça!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Puis ils passèrent en revue les convives.</p> - -<p>«Le médecin m’a l’air d’un joli poseur!</p> - -<p>—As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?</p> - -<p>—Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que -diable! on respecte les curiosités.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_69">69</span></p> - -<p>—M<sup>me</sup> Bordin? dit Bouvard.</p> - -<p>—Eh! c’est une intrigante! Laisse-moi tranquille.»</p> - -<p>Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre -exclusivement chez eux, pour eux seuls.</p> - -<p>Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des -bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres; -chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le -meilleur système de chauffage.</p> - -<p>Ils tâchèrent, par économie, de fumer des jambons, de couler eux-mêmes -la lessive. Germaine, qu’ils incommodaient, haussait les épaules. A -l’époque des confitures, elle se fâcha, et ils s’établirent dans le -fournil.</p> - -<p>C’était une ancienne buanderie, où il y avait, sous les fagots, une -grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l’ambition leur -étant venue de fabriquer des conserves.</p> - -<p>Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en -lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent -sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans -l’eau bouillante. Elle s’évaporait; ils en versèrent de la froide; -la différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement -furent sauvés.</p> - -<p>Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent -des côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles -sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait. -<span class="pagenum" id="Page_70">70</span> Pour continuer l’expérience, ils enfermèrent dans d’autres boîtes -des œufs, de la chicorée, du homard, une matelotte, un potage!—et -ils s’applaudissaient, comme M. Appert, <i>d’avoir fixé les saisons</i>;—de -pareilles découvertes, selon Pécuchet, l’emportaient sur les exploits -des conquérants.</p> - -<p>Ils perfectionnèrent les achars de M<sup>me</sup> Bordin, en épiçant le -vinaigre avec du poivre; et leurs prunes à l’eau-de-vie étaient -bien supérieures! Ils obtinrent, par la macération, des ratafias de -framboise et d’absinthe. Avec du miel et de l’angélique dans un tonneau -de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga et ils entreprirent -également la confection d’un champagne! Les bouteilles de chablis, -coupées de moût, éclatèrent d’elles-mêmes. Alors ils ne doutèrent plus -de la réussite.</p> - -<p>Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes -dans toutes les denrées alimentaires.</p> - -<p>Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se -firent un ennemi de l’épicier, en lui soutenant qu’il adultérait -ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander de la -jujube,—et, sous les yeux mêmes du pharmacien, soumirent sa pâte à -l’épreuve de l’eau. Elle prit l’apparence d’une couenne de lard, ce qui -dénotait de la gélatine.</p> - -<p>Après ce triomphe, leur orgueil s’exalta. Ils achetèrent le matériel -d’un distillateur en faillite,—et bientôt arrivèrent dans la maison, -des tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses -<span class="pagenum" id="Page_71">71</span> et des balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic -tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de -cheminée.</p> - -<p>Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes -de cuites, le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, le morve -et le caramel. Mais il leur tardait d’employer l’alambic, et ils -abordèrent les liqueurs fines, en commençant par l’anisette. Le liquide -presque toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles -se collaient dans le fond; d’autres fois, ils s’étaient trompés sur -le dosage. Autour d’eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, -les matras avançaient leur bec pointu, les poêlons pendaient au mur. -Souvent l’un triait des herbes sur la table, tandis que l’autre faisait -osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue, ils mouvaient les -cuillères, ils dégustaient les mélanges.</p> - -<p>Bouvard, toujours en sueur, n’avait pour vêtement que sa chemise et son -pantalon tiré jusqu’au creux de l’estomac par ses courtes bretelles; -mais, étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la -cucurbite, ou exagérait le feu.</p> - -<p>Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une -espèce de sarrau d’enfant avec des manches; et ils se considéraient -comme des gens très sérieux occupés de choses utiles.</p> - -<p>Enfin ils rêvèrent <i>une crème</i> qui devait enfoncer toutes les autres. -Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme -dans le marasquin, de l’hysope comme dans la chartreuse, de <span class="pagenum" id="Page_72">72</span> -l’ambrette comme dans le vespétro, du <i>calamus aromaticus</i> comme dans -le krambambuly; et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. -Mais sous quel nom l’offrir au commerce? car il fallait un nom facile -à retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent -qu’elle se nommerait la <i>Bouvarine</i>.</p> - -<p>Vers la fin de l’automne, des taches parurent dans les trois bocaux de -conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait -dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour -essayer les méthodes nouvelles, ils manquaient d’argent. Leur ferme les -rongeait.</p> - -<p>Plusieurs fois, des tenanciers s’étaient offerts, Bouvard n’en avait -pas voulu. Mais son premier garçon cultivait, d’après ses ordres, -avec une épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, -tout périclitait, et ils causaient de leurs embarras, quand maître -Gouy entra dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en -arrière, timidement.</p> - -<p>Grâce à toutes les façons qu’elles avaient reçues, les terres s’étaient -améliorées,—et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia. -Malgré tous leurs travaux, les bénéfices étaient chanceux; bref, s’il -la désirait, c’était par amour du pays et regret d’aussi bons maîtres. -On le congédia d’une manière froide. Il revint le soir même.</p> - -<p>Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir. Gouy demanda une -diminution de fermage; et, comme les autres se récriaient, il se mit à -beugler <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> plutôt qu’à parler, attestant le bon Dieu, énumérant ses -peines, vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il -baissait la tête au lieu de répondre. Alors, sa femme, assise près de -la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mêmes -protestations, en piaillant d’une voix aiguë comme une poule blessée.</p> - -<p>Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, -un tiers de moins qu’autrefois.</p> - -<p>Séance tenante, maître Gouy proposa d’acheter le matériel, et les -dialogues recommencèrent.</p> - -<p>L’estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s’en mourait de -fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire, que Gouy, -d’abord, écarquilla les yeux, et s’écriant: «Convenu», lui frappa dans -la main.</p> - -<p>Après quoi, les propriétaires, suivant l’usage, offrirent de casser -une croûte à la maison et Pécuchet ouvrit une bouteille de son malaga, -moins par générosité que dans l’espoir d’en obtenir des éloges.</p> - -<p>Mais le laboureur dit en rechignant:</p> - -<p>«C’est comme du sirop de réglisse.»</p> - -<p>Et sa femme, «pour se faire passer le goût», réclama un verre -d’eau-de-vie.</p> - -<p>Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la <i>Bouvarine</i> -étaient enfin rassemblés.</p> - -<p>Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l’alcool, allumèrent le -feu et attendirent. Cependant Pécuchet, tourmenté par la mésaventure du -malaga, prit dans l’armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> le -couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les -rejetait avec fureur et appela Bouvard.</p> - -<p>Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers -les conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau -ressemblaient à des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait -le homard. On ne reconnaissait plus la matelotte. Des champignons -avaient poussé sur le potage,—et une intolérable odeur empestait le -laboratoire.</p> - -<p>Tout à coup, avec un bruit d’obus, l’alambic éclata en vingt morceaux -qui bondirent jusqu’au plafond, crevant les marmites, aplatissant les -écumoires, fracassant les verres; le charbon s’éparpilla, le fourneau -fut démoli,—et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la -cour.</p> - -<p>La force de la vapeur avait rompu l’instrument, d’autant que la -cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.</p> - -<p>Pécuchet, tout de suite, s’était accroupi derrière la cuve, et Bouvard -comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurèrent -dans cette posture, n’osant se permettre un seul mouvement, pâles de -terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, -ils se demandèrent quelle était la cause de tant d’infortunes, de la -dernière surtout? et ils n’y comprenaient rien, sinon qu’ils avaient -manqué périr. Pécuchet termina par ces mots:</p> - -<p>«C’est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!»</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_3" class="souschapitre">III</h2> -</div> - -<p>Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault et -apprirent d’abord que <i>les corps simples sont peut-être composés</i>.</p> - -<p>On les distingue en métalloïdes et en métaux,—différence qui n’a -<i>rien d’absolu</i>, dit l’auteur. De même pour les acides et les bases, -<i>un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, -suivant les circonstances</i>.</p> - -<p>La notation leur parut baroque.—Les proportions multiples troublèrent -Pécuchet.</p> - -<p>«Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs -parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant -de parties; mais, si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la -molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.</p> - -<p>—Moi non plus!» disait Bouvard.</p> - -<p>Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, où -ils acquirent la certitude que dix litres d’air pèsent cent grammes, -qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que -du carbone.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span></p> - -<p>Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre, comme élément, -n’existe pas.</p> - -<p>Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive -du linge, l’étamage des casseroles; puis, sans le moindre scrupule, -Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.</p> - -<p>Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes -substances qui composent les minéraux! Néanmoins ils éprouvaient une -sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore -comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz -hydrogène comme les réverbères.</p> - -<p>Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.</p> - -<p>Elle les conduisit aux acides,—et la loi des équivalents les -embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie -des atomes, ce qui acheva de les perdre.</p> - -<p>Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.</p> - -<p>La dépense était considérable, et ils en avaient trop fait.</p> - -<p>Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.</p> - -<p>Ils se présentèrent au moment de ses consultations.</p> - -<p>«Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?»</p> - -<p>Pécuchet répliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant expliqué le -but de leur visite:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span></p> - -<p>«Nous désirons connaître premièrement l’atomicité supérieure.»</p> - -<p>Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la -chimie.</p> - -<p>«Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement on la -fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable.»</p> - -<p>Et l’autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses -environnantes.</p> - -<p>Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boîte -chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une -cuvette dans un coin,—et il y avait contre le mur la représentation -d’un écorché.</p> - -<p>Pécuchet en fit compliment au docteur.</p> - -<p>«Ce doit être une belle étude que l’anatomie?»</p> - -<p>M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il éprouvait autrefois dans -les dissections;—et Bouvard demanda quels sont les rapports entre -l’intérieur de la femme et celui de l’homme.</p> - -<p>Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de -planches anatomiques.</p> - -<p>«Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!»</p> - -<p>Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de -ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.—Un ouvrage explicatif -leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et, grâce au -manuel d’Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, -en s’ébahissant de l’épine dorsale, seize <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> fois plus forte, -dit-on, que si le Créateur l’eût faite droite.—Pourquoi seize fois, -précisément?</p> - -<p>Les métacarpiens désolèrent Bouvard;—et Pécuchet, acharné sur le -crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu’il ressemble à une -<i>selle turque ou turquesque</i>.</p> - -<p>Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils -attaquèrent les muscles.</p> - -<p>Mais les insertions n’étaient pas commodes à découvrir,—et, parvenus -aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.</p> - -<p>Pécuchet dit alors:</p> - -<p>«Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le -laboratoire?»</p> - -<p>Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l’on fabriquait à l’usage -des pays chauds des cadavres postiches.</p> - -<p>Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements. -Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. -Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant -leur grille une caisse oblongue.</p> - -<p>Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d’émotions. Quand les -planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie -glissèrent, le mannequin apparut.</p> - -<p>Il était de couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec -d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne -ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou fort -vilain, très propre, et qui sentait le vernis.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span></p> - -<p>Puis ils enlevèrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons, -pareils à deux éponges; le cœur tel qu’un gros œuf, un peu -de côté par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des -entrailles.</p> - -<p>«A la besogne!» dit Pécuchet.</p> - -<p>La journée et le soir y passèrent.</p> - -<p>Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les -amphithéâtres, et, à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient -leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. -«Ouvrez!»</p> - -<p>C’était M. Foureau, suivi du garde champêtre.</p> - -<p>Les maîtres de Germaine s’étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle -avait couru de suite chez l’épicier pour conter la chose, et tout -le village croyait maintenant qu’ils recélaient dans leur maison un -véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s’assurer -du fait; des curieux se tenaient dans la cour.</p> - -<p>Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et, les muscles -de la face étant décrochés, l’œil faisait une saillie monstrueuse, -avait quelque chose d’effrayant.</p> - -<p>«Qui vous amène?» dit Pécuchet.</p> - -<p>Foureau balbutia:</p> - -<p>«Rien, rien du tout.»</p> - -<p>Et, prenant une des pièces sur la table:</p> - -<p>«Qu’est-ce que c’est?</p> - -<p>—Le buccinateur», répondit Bouvard.</p> - -<p>Foureau se tut, mais souriait d’une façon narquoise, jaloux de ce -qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span></p> - -<p>Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les -gens, qui s’ennuyaient sur le seuil, avaient pénétré dans le fournil, -et, comme on se poussait un peu, la table trembla.</p> - -<p>«Ah! c’est trop fort!» s’écria Pécuchet; débarrassez-nous du public!</p> - -<p>Le garde champêtre fit partir les curieux.</p> - -<p>«Très bien! dit Bouvard, nous n’avons besoin de personne.»</p> - -<p>Foureau comprit l’allusion et lui demanda s’ils avaient le droit, -n’étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste, -en écrire au préfet.</p> - -<p>Quel pays! on n’était pas plus inepte, sauvage et rétrograde. La -comparaison qu’ils firent d’eux-mêmes avec les autres les consola; ils -ambitionnaient de souffrir pour la science.</p> - -<p>Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop -éloigné de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une -leçon.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur désir, M. Vaucorbeil -leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois -qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout.</p> - -<p>Ils prirent en note, dans le <i>Dictionnaire des sciences médicales</i>, les -exemples d’accouchement, de longévité, d’obésité et de constipation -extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameux Canadien de -Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du -département de l’Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous -les vingt jours, Simon de Mirepoix, <span class="pagenum" id="Page_81">81</span> mort ossifié, et cet ancien -maire d’Angoulême, dont le nez pesait trois livres!</p> - -<p>Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils -distinguaient fort bien dans l’intérieur le <i>septum lucidum</i>, composé -de deux lamelles, et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois -rouge; mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des -piliers, des étages, des ganglions et des fibres de toutes les sortes, -et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini; bref, un amas -inextricable, de quoi user leur existence.</p> - -<p>Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre, -puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux.</p> - -<p>Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout, et ils ne -tardaient pas à s’endormir, Bouvard, le menton baissé, l’abdomen en -avant, Pécuchet, la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la -table.</p> - -<p>Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières -visites, entr’ouvrait la porte.</p> - -<p>«Eh bien, les confrères, comment va l’anatomie?</p> - -<p>—Parfaitement», répondaient-ils.</p> - -<p>Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.</p> - -<p>Quand ils étaient las d’un organe, ils passaient à un autre, abordant -ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l’estomac, l’oreille, -les intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgré leurs -efforts pour s’y intéresser. Enfin le docteur les surprit comme ils le -reclouaient dans sa boîte.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span></p> - -<p>«Bravo! je m’y attendais.»</p> - -<p>On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études,—et le sourire -accompagnant ces paroles les blessa profondément.</p> - -<p>De quel droit les juger incapables? Est-ce que la science appartenait à -ce monsieur, comme s’il était lui-même un personnage bien supérieur?</p> - -<p>Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu’à Bayeux pour y acheter -des livres.</p> - -<p>Ce qui leur manquait, c’était la physiologie, et un bouquiniste leur -procura les traités de Richerand et d’Adelon, célèbres à l’époque.</p> - -<p>Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments -leur semblèrent de la plus haute importance; ils furent bien aises de -savoir qu’il y a dans le tartre des dents trois espèces d’animalcules, -que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans -l’estomac.</p> - -<p>Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n’avoir pas la -faculté de ruminer, comme l’avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère -de Bérard, et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, -accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le -suivaient même jusqu’à ses dernières conséquences, pleins d’un scrupule -méthodique, d’une attention presque religieuse.</p> - -<p>Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la -viande dans une fiole où était le suc gastrique d’un canard, et ils la -portèrent sous leurs <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> aisselles durant quinze jours, sans autre -résultat que d’infecter leurs personnes.</p> - -<p>On les vit courir le long de la grande route, revêtus d’habits mouillés -et à l’ardeur du soleil. C’était pour vérifier si la soif s’apaise par -l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrèrent haletants et tous -les deux avec un rhume.</p> - -<p>L’audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement; mais -Bouvard s’étala sur la génération.</p> - -<p>Les réserves de Pécuchet, en cette matière, l’avaient toujours surpris. -Son ignorance lui parut si complète, qu’il le pressa de s’expliquer, et -Pécuchet, en rougissant, finit par faire un aveu.</p> - -<p>Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaise maison, -d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus -tard. Une circonstance heureuse n’était jamais venue, si bien que, -par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement, -habitude, à cinquante-deux ans, et malgré le séjour de la capitale, il -possédait encore sa virginité.</p> - -<p>Bouvard eut peine à le croire, puis il rit énormément, mais s’arrêta -en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet; car les passions -ne lui avaient pas manqué, s’étant tour à tour épris d’une danseuse -de corde, de la belle-sœur d’un architecte, d’une demoiselle de -comptoir, enfin d’une petite blanchisseuse, et le mariage allait même -se conclure, quand il avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre.</p> - -<p>Bouvard lui dit:</p> - -<p>«Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu. <span class="pagenum" id="Page_84">84</span> Pas de -tristesse, voyons. Je me charge... si tu veux.»</p> - -<p>Pécuchet répliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y penser, et ils -continuèrent leur physiologie.</p> - -<p>Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une -vapeur subtile? La preuve, c’est que le poids d’un homme décroît à -chaque minute. Si chaque jour s’opère l’addition de ce qui manque et -la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait -équilibre. Sanctorius, l’inventeur de cette loi, employa un demi-siècle -à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se -pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs.</p> - -<p>Ils essayèrent d’imiter Sanctorius. Mais, comme leur balance ne pouvait -les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença.</p> - -<p>Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la respiration,—et il se -tenait sur le plateau,—complètement nu, laissant voir, malgré la -pudeur, son torse très long, pareil à un cylindre, avec des jambes -courtes, les pieds plats et la peau brune. A ses côtés, sur une chaise, -son ami lui faisait la lecture.</p> - -<p>Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les -contractions musculaires, et qu’il est possible, en agitant le thorax -et les membres pelviens, de hausser la température d’un bain tiède.</p> - -<p>Bouvard alla chercher leur baignoire,—et quand tout fut prêt,—il s’y -plongea muni d’un thermomètre.</p> - -<p>Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> de -l’appartement, dessinaient dans l’ombre un vague monticule. On -entendait par intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur -de plantes aromatiques s’exhalait,—et, se trouvant là fort bien, ils -causaient avec sérénité.</p> - -<p>Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.</p> - -<p>«Agite tes membres!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Il les agita, sans rien changer au thermomètre.</p> - -<p>«C’est froid décidément.</p> - -<p>—Je n’ai pas chaud non plus, reprit Pécuchet, saisi lui-même par un -frisson. Mais agite tes membres pelviens! agite-les!»</p> - -<p>Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son -ventre, soufflait comme un cachalot,—puis regardait le thermomètre, -qui baissait toujours: «Je n’y comprends rien! Je me remue pourtant!</p> - -<p>—Pas assez!»</p> - -<p>Et il reprenait sa gymnastique.</p> - -<p>Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube.</p> - -<p>«Comment! douze degrés! Ah! bonsoir! je me retire!»</p> - -<p>Un chien entra, moitié dogue, moitié braque, le poil jaune, galeux, la -langue pendante.</p> - -<p>Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique était sourde. Ils -grelottaient, mais n’osaient bouger, dans la peur d’être mordus.</p> - -<p>Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.</p> - -<p>Alors le chien aboya,—et il sautait autour de la <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> balance, où -Pécuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tâchait de -s’élever le plus haut possible.</p> - -<p>«Tu t’y prends mal», dit Bouvard; et il se mit à faire des risettes au -chien en proférant des douceurs.</p> - -<p>Le chien, sans doute, les comprit. Il s’efforçait de le caresser, lui -collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.</p> - -<p>«Allons! maintenant! voilà qu’il a emporté ma culotte!»</p> - -<p>Il se coucha dessus et demeura tranquille.</p> - -<p>Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent, l’un -à descendre du plateau, l’autre à sortir de la baignoire; et quand -Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa:</p> - -<p>«Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences.»</p> - -<p>Quelles expériences?</p> - -<p>On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave -pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter? -et, du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore.</p> - -<p>Ils songèrent à l’enfermer sous une cloche pneumatique, à lui faire -respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela -peut-être ne serait pas drôle! Enfin, ils choisirent l’aimantation de -l’acier par le contact de la moelle épinière.</p> - -<p>Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles -à Pécuchet, qui les plantait contre <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> les vertèbres. Elles se -cassaient, glissaient, tombaient par terre; il en prenait d’autres -et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, -passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le -vestibule, et se présenta dans la cuisine.</p> - -<p>Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des -ficelles autour des pattes.</p> - -<p>Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au même moment. Il fit un -bond et disparut.</p> - -<p>La vieille servante les apostropha.</p> - -<p>«C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre!—Et ma cuisine, elle -est propre!—Ça le rendra peut-être enragé! On en fourre en prison qui -ne vous valent pas!»</p> - -<p>Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles.</p> - -<p>Pas une n’attira la moindre limaille.</p> - -<p>Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, -revenir à l’improviste, se précipiter sur eux.</p> - -<p>Le lendemain, ils allèrent partout aux informations,—et, pendant -plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt -qu’apparaissait un chien ressemblant à celui-là.</p> - -<p>Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les -pigeons qu’ils saignèrent, l’estomac plein ou vide, moururent dans le -même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eau périrent -au bout de cinq minutes; et une oie, qu’ils avaient <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> bourrée de -garance, offrit des périostes d’une entière blancheur.</p> - -<p>La nutrition les tourmentait.</p> - -<p>Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la -lymphe et des matières excrémentielles? Mais on ne peut suivre les -métamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’un seul est -chimiquement pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant -calculé toute la chaux contenue dans l’avoine d’une poule, en retrouva -davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc, il se fait une -création de substance. De quelle manière? On n’en sait rien.</p> - -<p>On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admet celle -qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, -et Kiel l’évalue à huit onces environ, d’où ils conclurent que la -physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N’ayant -pu la comprendre, ils n’y croyaient pas.</p> - -<p>Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leur -jardin.</p> - -<p>L’arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant; ils l’équarrirent. -Cet exercice les fatigua. Bouvard avait très souvent besoin de faire -arranger ses outils chez le forgeron.</p> - -<p>Un jour qu’il s’y rendait, il fut accosté par un homme portant sur -le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres -pieux, des médailles bénites, enfin le <i>Manuel de la santé</i>, par -François Raspail.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span></p> - -<p>Cette brochure lui plut tellement, qu’il écrivit à Barberou de lui -envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expédia et indiquait, dans sa -lettre, une pharmacie pour les médicaments.</p> - -<p>La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections -proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, -dilatent le foie, ravagent les intestins et y causent des bruits. -Ce qu’il y a de mieux pour s’en délivrer, c’est le camphre. Bouvard -et Pécuchet l’adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et -distribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sédative et des pilules -d’aloès. Ils entreprirent même la cure d’un bossu.</p> - -<p>C’était un enfant qu’ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère, -une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient -sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes -un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et, pour -être sûrs qu’il reviendrait, lui donnaient à déjeuner.</p> - -<p>Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue -de M<sup>me</sup> Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la -traitait par les amers; ronde au début comme une pièce de vingt sols, -cette tache avait grandi et formait un cercle rose. Ils voulurent l’en -guérir. Elle accepta, mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les -onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son -corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un œil qui -aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> Dans les doses -permises et malgré l’effroi du mercure, ils administrèrent du calomel. -Un mois plus tard, M<sup>me</sup> Bordin était sauvée.</p> - -<p>Elle leur fit de la propagande,—et le percepteur des contributions, -le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans -Chavignolles suçait des tuyaux de plume.</p> - -<p>Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la -cigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignait des -pilules d’aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard eut des -maux d’estomac et Pécuchet d’atroces migraines. Ils perdirent confiance -dans Raspail, mais eurent soin de n’en rien dire, craignant de diminuer -leur considération.</p> - -<p>Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner -sur des feuilles de chou, firent même l’acquisition d’une paire de -lancettes.</p> - -<p>Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs -livres.</p> - -<p>Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient -de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, -une bigarrure de toutes les langues.</p> - -<p>On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien -commode, avec ses genres et ses espèces; mais comment établir les -espèces? Alors ils s’égarèrent dans la philosophie de la médecine.</p> - -<p>Ils rêvaient sur l’archée de Van Helmont, le vitalisme, le brownisme, -l’organicisme, demandaient au <span class="pagenum" id="Page_91">91</span> docteur d’où vient le germe de la -scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen, -dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets.</p> - -<p>«La cause et l’effet s’embrouillent», répondait Vaucorbeil.</p> - -<p>Son manque de logique les dégoûta,—et ils visitèrent les malades tout -seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie.</p> - -<p>Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont -la figure pendait d’un côté, d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge -écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines -pincées, la bouche tremblante, et des râles, des hoquets, des sueurs, -des exhalaisons de cuir et de vieux fromage.</p> - -<p>Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins et étaient fort surpris -que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des -purgatifs, qu’un même remède convienne à des affections diverses, et -qu’une maladie s’en aille sous des traitements opposés.</p> - -<p>Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient -l’audace d’ausculter.</p> - -<p>Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au roi, pour qu’on établît -dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les -professeurs.</p> - -<p>Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de Falaise -leur en voulait toujours à cause de sa jujube), et ils l’engagèrent à -fabriquer comme les Anciens des <i>pila purgatoria</i>, c’est-à-dire des -boulettes <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> de médicaments, qui, à force d’être maniées, s’absorbent -dans l’individu.</p> - -<p>D’après ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entrave les -phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du -plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour -de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors.</p> - -<p>Enfin, au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode -nouvelle d’introduire des thermomètres dans les derrières.</p> - -<p>Une fièvre typhoïde se répandit aux environs; Bouvard déclara qu’il ne -s’en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gémir chez -eux. Son homme était malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le -négligeait.</p> - -<p>Pécuchet se dévoua.</p> - -<p>Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, -ventre ballonné, langue rouge, c’étaient tous les symptômes de la -dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu’en ôtant la diète on -supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à -coup le docteur parut.</p> - -<p>Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos, -entre la fermière et Pécuchet qui le reforçaient.</p> - -<p>Il s’approcha du lit et jeta l’assiette par la fenêtre, en s’écriant:</p> - -<p>«C’est un véritable meurtre!</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—Vous perforez l’intestin, puisque la fièvre <span class="pagenum" id="Page_93">93</span> typhoïde est une -altération de sa membrane folliculaire.</p> - -<p>—Pas toujours!»</p> - -<p>Et une dispute s’engagea sur la nature des fièvres. Pécuchet croyait -à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes: «Aussi -j’éloigne tout ce qui peut surexciter!</p> - -<p>—Mais la diète affaiblit le principe vital!</p> - -<p>—Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital? Comment -est-il? qui l’a vu?»</p> - -<p>Pécuchet s’embrouilla.</p> - -<p>«D’ailleurs, disait le médecin, Gouy ne veut pas de nourriture.»</p> - -<p>Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet de coton.</p> - -<p>«N’importe! il en a besoin!</p> - -<p>—Jamais! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations.</p> - -<p>—Qu’importent les pulsations?» Et Pécuchet nomma ses autorités.</p> - -<p>«Laissons les systèmes», dit le docteur.</p> - -<p>Pécuchet croisa les bras.</p> - -<p>«Vous êtes un empirique, alors?</p> - -<p>—Nullement! mais en observant...</p> - -<p>—Et si on observe mal?»</p> - -<p>Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l’herpès de M<sup>me</sup> -Bordin, histoire clabaudée par la veuve et dont le souvenir l’agaçait.</p> - -<p>«D’abord, il faut avoir fait de la pratique.</p> - -<p>—Ceux qui ont révolutionné la science n’en faisaient <span class="pagenum" id="Page_94">94</span> pas! Van -Helmont, Boerhaave, Broussais lui-même.»</p> - -<p>Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix:</p> - -<p>«Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin?»</p> - -<p>Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère et se mit à pleurer.</p> - -<p>Sa femme non plus ne savait que répondre, car l’un était habile; mais -l’autre avait peut-être un secret?</p> - -<p>«Très bien! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti -d’un diplôme...» Pécuchet ricana. «Pourquoi riez-vous?</p> - -<p>—C’est qu’un diplôme n’est pas toujours un argument!»</p> - -<p>Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans -son importance sociale. Sa colère éclata:</p> - -<p>«Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice -illégal de la médecine!» Puis, se tournant vers la fermière: «Faites-le -tuer par monsieur, tout à votre aise, et que je sois pendu si je -reviens jamais dans votre maison!»</p> - -<p>Et il s’enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne.</p> - -<p>Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande -agitation.</p> - -<p>Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement -avait-il soutenu qu’elles préservent de toutes les maladies. Foureau, -n’écoutant <span class="pagenum" id="Page_95">95</span> rien, l’avait menacé de dommages et intérêts. Il en -perdait la tête.</p> - -<p>Pécuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sérieuse,—et -fut un peu choqué de son indifférence.</p> - -<p>Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvait tenir -à l’ingestion de la nourriture. Peut-être que Vaucorbeil ne s’était -pas trompé? Un médecin, après tout, doit s’y connaître, et des remords -assaillirent Pécuchet. Il avait peur d’être homicide.</p> - -<p>Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause du déjeuner lui -échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n’était pas la peine de les avoir -fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles!</p> - -<p>Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. A présent, la guérison -était certaine: un tel succès enhardit Pécuchet.</p> - -<p>«Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins...</p> - -<p>—Assez de mannequins!</p> - -<p>—Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves -sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus.»</p> - -<p>Mais Bouvard était las de la médecine.</p> - -<p>«Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop -nombreuses, les remèdes problématiques,—et on ne découvre dans les -auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la -diathèse, ni même du pus!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_96">96</span></p> - -<p>Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.</p> - -<p>Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une -fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de -côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les -reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.</p> - -<p>Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille et vomit après -son dîner, ce qui l’effraya beaucoup; puis, observant qu’il avait le -teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait:</p> - -<p>«Ai-je des douleurs?»</p> - -<p>Et finit par en avoir.</p> - -<p>S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le -pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient,—et redoutaient le -froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les -courants d’air.</p> - -<p>Pécuchet imagina que l’usage de la prise était funeste. D’ailleurs, -un éternument occasionne parfois la rupture d’un anévrisme,—et il -abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts; puis, -tout à coup, se rappelait son imprudence.</p> - -<p>Comme le café noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer à la -demi-tasse; mais il dormait après ses repas et avait peur en se -réveillant, car le sommeil prolongé est une menace d’apoplexie.</p> - -<p>Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien qui, à force de -régime, atteignit une extrême vieillesse. Sans l’imiter absolument, -on peut avoir les <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa -bibliothèque un <i>Manuel d’hygiène</i>, par le docteur Morin.</p> - -<p>Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là? Les plats qu’ils -aimaient s’y trouvent défendus. Germaine, embarrassée, ne savait plus -que leur servir.</p> - -<p>Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie, -le hareng saur, le homard et le gibier sont «réfractaires». Plus un -poisson est gros, plus il contient de gélatine, et, par conséquent, -est lourd. Les légumes causent des aigreurs, le macaroni donne des -rêves; les fromages, «considérés généralement, sont d’une digestion -difficile». Un verre d’eau le matin est «dangereux». Chaque boisson -ou comestible étant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces -mots: «mauvais!—gardez-vous de l’abus!—ne convient pas à tout le -monde!»—Pourquoi mauvais? où est l’abus? comment savoir si telle chose -vous convient?</p> - -<p>Quel problème que celui du déjeuner! Ils quittèrent le café au lait, -sur sa détestable réputation, et ensuite le chocolat,—car c’est -«un amas de substances indigestes». Restait donc le thé. Mais «les -personnes nerveuses doivent se l’interdire complètement». Cependant -Decker, au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, en prescrivait vingt décalitres par -jour, afin de nettoyer les marais du pancréas.</p> - -<p>Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d’autant plus qu’il -condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, -exigence qui révolta Pécuchet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_98">98</span></p> - -<p>Alors ils achetèrent le <i>Traité</i> de Becquerel, où ils virent que -le porc est en soi-même «un bon aliment», le tabac d’une innocence -parfaite, et le café «indispensable aux militaires».</p> - -<p>Jusqu’alors ils avaient cru à l’insalubrité des endroits humides. Pas -du tout! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se -baigne pas dans l’eau vive sans avoir rafraîchi sa peau. Bégin veut -qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe -passe pour excellent à l’estomac. Lévy l’accuse d’altérer les dents. -Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, -ce palladium chéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages -ni crainte de l’opinion, des auteurs le déconseillent aux hommes -pléthoriques et sanguins.</p> - -<p>Qu’est-ce donc que l’hygiène?</p> - -<p>«Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà», affirme M. Lévy, et -Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science.</p> - -<p>Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du -porc aux choux, de la crème, un pont-l’évêque et une bouteille de -bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche,—et ils se -moquaient de Cornaro! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme -lui! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son -existence! La vie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir.</p> - -<p>«Encore un morceau?</p> - -<p>—Je veux bien.</p> - -<p>—Moi de même!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p> - -<p>—A ta santé!</p> - -<p>—A la tienne!</p> - -<p>—Et fichons-nous du reste!»</p> - -<p>Ils s’exaltaient.</p> - -<p>Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de café, bien qu’il ne fût -pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait -coup sur coup, éternuait sans peur; et, sentant le besoin d’un peu de -champagne, ils ordonnèrent à Germaine d’aller de suite au cabaret leur -en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa. -Pécuchet fut indigné:</p> - -<p>«Je vous somme, entendez-vous! je vous somme d’y courir.»</p> - -<p>Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres, -tant ils étaient incompréhensibles et fantasques.</p> - -<p>Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau.</p> - -<p>La moisson venait de finir,—et des meules, au milieu des champs, -dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuâtre et -douce. Les fermes étaient tranquilles. On n’entendait même plus les -grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise, -qui rafraîchissait leurs pommettes.</p> - -<p>Le ciel, très haut, était couvert d’étoiles, les unes brillant par -groupes, d’autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés. -Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se -bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés de -grands espaces vides,—et le firmament <span class="pagenum" id="Page_100">100</span> semblait une mer d’azur, -avec des archipels et des îlots.</p> - -<p>«Quelle quantité! s’écria Bouvard.</p> - -<p>—Nous ne voyons pas tout! reprit Pécuchet. Derrière la voie lactée, -ce sont les nébuleuses; au delà des nébuleuses, des étoiles encore: -la plus voisine est séparée de nous par trois cents billions de -myriamètres.»</p> - -<p>Il avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se -rappelait les chiffres.</p> - -<p>«Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a -douze fois la grandeur du Soleil, des comètes mesurent trente-quatre -millions de lieues.</p> - -<p>—C’est à rendre fou», dit Bouvard.</p> - -<p>Il déplora son ignorance, et même regrettait de n’avoir pas été, dans -sa jeunesse, à l’École polytechnique.</p> - -<p>Alors Pécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l’étoile -polaire, puis Cassiopée, dont la constellation forme un Y, Véga de la -Lyre, toute scintillante, et, au bas de l’horizon, le rouge Aldebaran.</p> - -<p>Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles, -quadrilatères et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaître -dans le ciel.</p> - -<p>Pécuchet continua:</p> - -<p>«La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une -seconde. Un rayon de la voie lactée met six siècles à nous parvenir. Si -bien qu’une étoile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs -sont intermittentes, d’autres ne reviennent jamais;—et <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> elles -changent de position; tout s’agite, tout passe.</p> - -<p>—Cependant le Soleil est immobile!</p> - -<p>—On le croyait autrefois. Mais les savants, aujourd’hui, annoncent -qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule!»</p> - -<p>Cela dérangeait les idées de Bouvard,—et, après une minute de -réflexion:</p> - -<p>«La science est faite suivant les données fournies par un coin de -l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, -qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir.»</p> - -<p>Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres, et -leurs discours étaient coupés par de longs silences.</p> - -<p>Enfin, ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans les étoiles. -Pourquoi pas? Et comme la création est harmonique, les habitants de -Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux -de Vénus très petits. A moins que ce ne soit partout la même chose. Il -existe là-haut des commerçants, des gendarmes; on y trafique, on s’y -bat, on y détrône des rois.</p> - -<p>Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel -comme la parabole d’une monstrueuse fusée.</p> - -<p>«Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent.»</p> - -<p>Pécuchet reprit:</p> - -<p>«Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles -ne seraient pas plus émus que nous <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> ne le sommes maintenant. De -pareilles idées vous renfoncent l’orgueil.</p> - -<p>—Quel est le but de tout cela?</p> - -<p>—Peut-être qu’il n’y a pas de but.</p> - -<p>—Cependant...»</p> - -<p>Et Pécuchet répéta deux ou trois fois <i>cependant</i>, sans trouver rien de -plus à dire.</p> - -<p>«N’importe, je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait.</p> - -<p>—Cela doit être dans Buffon, répondit Bouvard, dont les yeux se -fermaient.</p> - -<p>—Je n’en peux plus, je vais me coucher.»</p> - -<p>Les <i>Époques de la Nature</i> leur apprirent qu’une comète, en heurtant le -soleil, en avait détaché une portion, qui devint la terre. D’abord les -pôles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe; -elles s’étaient retirées dans les cavernes; puis les continents se -divisèrent, les animaux et l’homme parurent.</p> - -<p>La majesté de la création leur causa un ébahissement infini comme elle.</p> - -<p>Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si -grands objets.</p> - -<p>Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, et ils recoururent, comme -distraction, aux <i>Harmonies</i> de Bernardin de Saint-Pierre.</p> - -<p>Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines, -fraternelles et même conjugales, tout y passa, sans omettre les -invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours. Ils s’étonnaient que -les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les <span class="pagenum" id="Page_103">103</span> -semences une enveloppe; pleins de cette philosophie qui découvre dans -la nature des intentions vertueuses et la considère comme une espèce de -saint Vincent de Paul toujours occupé à répandre des bienfaits!</p> - -<p>Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les -forêts vierges, et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les -<i>Merveilles et Beautés de la nature en France</i>. Le Cantal en possède -trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que -le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles. Mais bientôt -on n’en trouvera plus. Les grottes à stalactites se bouchent, les -montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent, -et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la -cognée des niveleurs ou sont en train de mourir.</p> - -<p>Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.</p> - -<p>Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasièrent devant les goûts bizarres -de certains animaux.</p> - -<p>Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils -entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s’ils avaient -vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les -vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes.</p> - -<p>«Jamais de la vie.»</p> - -<p>On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur -âge.</p> - -<p>Ils voulurent tenter des alliances anormales.</p> - -<p>La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne -possédait pas de bouc, une voisine <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> prêta le sien, et, l’époque du -rut étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en se -cachant derrière les futailles, pour que l’événement pût s’accomplir en -paix.</p> - -<p>Chacune d’abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminèrent; -la brebis se coucha, et elle bêlait sans discontinuer, pendant que -le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses -oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans -l’ombre.</p> - -<p>Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter -la nature; mais le bouc, se retournant vers Pécuchet, lui flanqua un -coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à -tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se -jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de -laine dans les deux mains.</p> - -<p>Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un -dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait des monstres, ne -comprenant rien à la question de l’espèce.</p> - -<p>Ce mot désigne un groupe d’individus dont les descendants se -reproduisent; mais des animaux classés comme d’espèces différentes -peuvent se reproduire, et d’autres, compris dans la même, en ont perdu -la faculté.</p> - -<p>Ils se flattèrent d’obtenir là-dessus des idées nettes en étudiant le -développement des germes, et Pécuchet écrivit à Dumouchel pour avoir un -microscope.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p> - -<p>Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, -des ongles, une patte de mouche; mais ils avaient oublié la goutte -d’eau indispensable; c’était, d’autres fois, la petite lamelle, et -ils se poussaient, dérangeaient l’instrument; puis, n’apercevant que -du brouillard, accusaient l’opticien. Ils en arrivèrent à douter du -microscope. Les découvertes qu’on lui attribue ne sont peut-être pas si -positives?</p> - -<p>Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à -son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était -toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la -géologie, il leur envoyait les <i>Lettres</i> de Bertrand avec le <i>Discours -de Cuvier</i> sur les révolutions du globe.</p> - -<p>Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes:</p> - -<p>D’abord une immense nappe d’eau, d’où émergeaient des promontoires -tachetés par des lichens, et pas un être vivant, pas un cri. C’était -un monde silencieux, immobile et nu; puis de longues plantes se -balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d’une étuve. -Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphère humide. Alors des -volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes, et -la pâte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. Troisième -tableau: dans des mers peu profondes, des îles de madrépores ont surgi; -un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des -coquilles pareilles à des roues de chariot, des tortues qui ont trois -mètres, des lézards de soixante pieds; des amphibies <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> allongent -entre les roseaux leur col d’autruche à mâchoire de crocodile; des -serpents ailés s’envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands -mammifères parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal -équarries, le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus, -lippus, avec des crinières et des défenses contournées. Des troupeaux -de mammouths broutaient les plaines où fut depuis l’Atlantique; le -paléothérium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversait de son groin -les fourmilières de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous -les châtaigniers à la voix de l’ours des cavernes, qui faisait japper -dans sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup.</p> - -<p>Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des -cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C’était comme une féerie -en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothéose.</p> - -<p>Ils furent stupéfaits d’apprendre qu’il existait sur des pierres des -empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux; et, ayant feuilleté un -des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles.</p> - -<p>Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande -route, M. le curé passa, et, les abordant d’une voix pateline:</p> - -<p>«Ces messieurs s’occupent de géologie? Fort bien!»</p> - -<p>Car il estimait cette science. Elle confirme l’autorité des Écritures -en prouvant le déluge.</p> - -<p>Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes, -pétrifiés.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p> - -<p>L’abbé Jeufroy parut surpris du fait; après tout, s’il avait lieu, -c’était une raison de plus d’admirer la Providence.</p> - -<p>Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu’alors n’avaient pas été -fructueuses; et cependant les environs de Falaise, comme tous les -terrains jurassiques, devaient abonder en débris d’animaux.</p> - -<p>«J’ai entendu dire, répliqua l’abbé Jeufroy, qu’autrefois on avait -trouvé à Villers la mâchoire d’un éléphant.» Du reste, un de ses amis, -M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur -fournirait peut-être des renseignements! Il avait fait une histoire de -Port-en-Bessin, où était notée la découverte d’un crocodile.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d’œil; le même espoir leur -était venu; et, malgré la chaleur, ils restèrent debout, pendant -longtemps, à interroger l’ecclésiastique, qui s’abritait sous un -parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec -le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant -les paupières.</p> - -<p>La cloche de l’église tinta l’angélus.</p> - -<p>«Bien le bonsoir, messieurs! Vous permettez, n’est-ce pas?»</p> - -<p>Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse -de Larsoneur. Enfin elle arriva.</p> - -<p>L’homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s’appelait -Louis Bloche; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle -occupait un des volumes de l’Académie Lexovienne, et il ne prêtait <span class="pagenum" id="Page_108">108</span> -point son exemplaire, dans la peur de dépareiller la collection. Pour -ce qui était de l’alligator, on l’avait découvert au mois de novembre -1825, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de -Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments.</p> - -<p>L’obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il -aurait voulu se rendre tout de suite à Villers.</p> - -<p>Bouvard objecta que, pour s’épargner un déplacement peut-être -inutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des -informations,—et ils écrivirent au maire de l’endroit une lettre, où -ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche. Dans -l’hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils -les instruire sur sa précieuse découverte? Quand il la fit, à quelle -place de la commune gisait ce document des âges primitifs? Avait-on des -chances d’en trouver d’analogues? Quel était, par jour, le prix d’un -homme et d’une charrette?</p> - -<p>Et ils eurent beau s’adresser à l’adjoint, puis au premier conseiller -municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les -habitants étaient jaloux de leurs fossiles? A moins qu’ils ne les -vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite -une carriole les transporta de Caen à Bayeux; de Bayeux ils allèrent à -pied jusqu’à Port-en-Bessin.</p> - -<p>On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes <span class="pagenum" id="Page_109">109</span> offrait des -cailloux bizarres, et, sur les indications de l’aubergiste, ils -atteignirent la grève.</p> - -<p>La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie -de goémons jusqu’aux bords des flots.</p> - -<p>Des vallonnements herbeux découpaient la falaise composée d’une terre -molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates -inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau en -tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. -Elle semblait parfois suspendre son battement, et on n’entendait plus -que le petit bruit des sources.</p> - -<p>Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter -des trous. Bouvard s’assit près du rivage et contempla les vagues, -ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte -pour lui faire voir un ammonite incrusté dans la roche, comme un -diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisèrent, il aurait fallu -des instruments, la nuit venait d’ailleurs. Le ciel était empourpré -à l’occident et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des -varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer -montait vers eux; il était temps de rentrer.</p> - -<p>Le lendemain dès l’aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent -leur fossile, dont l’enveloppe éclata. C’était un <i>ammonites nodosus</i>, -rongé par les bouts, mais pesant bien seize livres; et Pécuchet, dans -l’enthousiasme, s’écria: «Nous ne pouvons faire moins que de l’offrir à -Dumouchel!»</p> - -<p>Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, <span class="pagenum" id="Page_110">110</span> des orques, -et pas de crocodile! A son défaut, ils espéraient une vertèbre -d’hippopotame ou d’ichthyosaure, n’importe quel ossement contemporain -du déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d’homme, contre la -falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque.</p> - -<p>Ils délibérèrent sur les moyens de l’obtenir.</p> - -<p>Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet, en dessous, -démolirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l’abîmer.</p> - -<p>Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, -dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d’un air de -commandement.</p> - -<p>«Eh bien! quoi! fiche-nous la paix.» Et ils continuèrent leur besogne: -Bouvard, sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche; Pécuchet, -les reins pliés, creusant avec son pic.</p> - -<p>Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les -signaux: ils s’en moquaient bien. Un corps ovale se bombait sous la -terre amincie, et penchait, allait glisser.</p> - -<p>Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup.</p> - -<p>«Vos passeports?»</p> - -<p>C’était le garde champêtre en tournée, et au même moment survint -l’homme de la douane, accouru par une ravine.</p> - -<p>«Empoignez-les, père Morin! ou la falaise va s’écrouler!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_111">111</span></p> - -<p>—C’est dans un but scientifique», répondit Pécuchet.</p> - -<p>Alors une masse tomba, en les frôlant de si près, tous les quatre, -qu’un peu plus ils étaient morts.</p> - -<p>Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire qui -s’émietta sous la botte du douanier.</p> - -<p>Bouvard dit en soupirant:</p> - -<p>«Nous ne faisions pas grand mal!</p> - -<p>—On ne doit rien faire dans les limites du Génie!» reprit le garde -champêtre.</p> - -<p>«D’abord qui êtes-vous, pour que je vous dresse procès?»</p> - -<p>Pécuchet se rebiffa, criant à l’injustice.</p> - -<p>«Pas de raisons! suivez-moi!»</p> - -<p>Dès qu’ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta. -Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne; Pécuchet, -très pâle, lançait des regards furieux; et ces deux étrangers, portant -des cailloux dans leurs mouchoirs, n’avaient pas bonne figure. -Provisoirement, on les colloqua dans l’auberge, dont le maître, sur -le seuil, barrait l’entrée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les -payèrent, encore des frais! et le garde champêtre ne revenait pas! -pourquoi? Enfin un monsieur, qui avait la croix d’honneur, les délivra; -et ils s’en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec -l’engagement d’être à l’avenir plus circonspects.</p> - -<p>Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant -d’entreprendre des explorations nouvelles, ils consultèrent le <i>Guide -du Voyageur géologue</i>, <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> par Boné. Il faut avoir, premièrement, -un bon havresac de soldat, puis une chaîne d’arpenteur, une lime, -des pinces, une boussole et trois marteaux, passés dans une ceinture -qui se dissimule sous la redingote et «vous préserve ainsi de cette -apparence originale, que l’on doit éviter en voyage». Comme bâton, -Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste, haut de six pieds, -à longue pointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie, ou -parapluie polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer la -soie, contenue à part dans un petit sac. Ils n’oublièrent pas de forts -souliers avec des guêtres, chacun «deux paires de bretelles, à cause de -la transpiration», et, bien qu’on ne puisse «se présenter partout en -casquette», ils reculèrent devant la dépense «d’un de ces chapeaux qui -se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur».</p> - -<p>Le même ouvrage donne des préceptes de conduite: «Savoir la langue du -pays que l’on visitera», ils la savaient. «Garder une tenue modeste», -c’était leur usage. «Ne pas avoir trop d’argent sur soi», rien de plus -simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortes d’embarras, il est bon de -prendre «la qualité d’ingénieur»!</p> - -<p>«Eh bien! nous la prendrons!»</p> - -<p>Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents -quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air.</p> - -<p>Tantôt, sur les bords de l’Orne, ils apercevaient, dans une déchirure, -des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers -et des bruyères, ou <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> bien ils s’attristaient de ne rencontrer, -le long du chemin, que des couches d’argile. Devant un paysage, ils -n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni -les ondulations de la verdure, mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, -la terre; et toutes les collines étaient pour eux encore une preuve du -déluge. A la manie du déluge succéda celle des blocs erratiques. Les -grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de glaciers -disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns.</p> - -<p>Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement, -et, quand ils avaient répondu qu’ils étaient «des ingénieurs», une -crainte leur venait: l’usurpation d’un titre pareil pouvait leur -attirer des désagréments.</p> - -<p>A la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons, -mais, intrépides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des -marches, dans l’escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la -cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière.</p> - -<p>Ce n’était pas une mince besogne, avant de coller les étiquettes, que -de savoir les noms des roches; la variété des couleurs et du grenu leur -faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le -quartz et le calcaire.</p> - -<p>Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien, -jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n’étaient -pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura? -Impossible de s’y reconnaître; ce qui est système pour l’un <span class="pagenum" id="Page_114">114</span> -est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les -feuillets des couches s’entremêlent, s’embrouillent; mais Omalius -d’Halloy vous prévient qu’il ne faut pas croire aux divisions -géologiques.</p> - -<p>Cette déclaration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires à -polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à -Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny -et du mercure à la Chapelle-en-Juger, près Saint-Lô, ils décidèrent une -excursion plus lointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz -pyromaque et l’argile de Kimmeridge.</p> - -<p>A peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit -sous les phares; des éboulements l’obstruaient, et il était dangereux -de s’y hasarder.</p> - -<p>Un loueur de voitures les accosta et leur offrit des promenades aux -environs: Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, «Rome s’il le -fallait».</p> - -<p>Ses prix étaient déraisonnables, mais le nom de Fécamp les avait -frappés; en se détournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat, -et ils prirent la gondole de Fécamp pour se rendre au plus loin d’abord.</p> - -<p>Dans la gondole, Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois -paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n’hésitèrent pas à se -qualifier d’ingénieurs.</p> - -<p>On s’arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes -après la frôlèrent pour éviter une grande flaque d’eau avançant comme -un golfe au <span class="pagenum" id="Page_115">115</span> milieu du rivage. Ensuite ils virent une arcade qui -s’ouvrait sur une grotte profonde; elle était sonore, très claire, -pareille à une église, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de -varech tout le long de ses dalles.</p> - -<p>Cet ouvrage de la nature les étonna, et, ramassant des coquilles, ils -s’élevèrent à des considérations sur l’origine du monde.</p> - -<p>Bouvard penchait vers le neptunisme; Pécuchet, au contraire, était -plutonien.</p> - -<p>Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains, -fait des crevasses. C’est comme une mer intérieure ayant son flux -et reflux, ses tempêtes; une mince pellicule nous en sépare. On ne -dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y a sous nos talons. -Cependant le feu central diminue et le soleil s’affaiblit, si bien -que la terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra -stérile; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide -carbonique, et aucun être ne pourra subsister.</p> - -<p>«Nous n’y sommes pas encore, dit Bouvard.</p> - -<p>—Espérons-le», reprit Pécuchet.</p> - -<p>N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit, -et, côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets.</p> - -<p>La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et -là, par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon, telle que la -courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est, âpre -et froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme <span class="pagenum" id="Page_116">116</span> -enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient, tournoyaient, -rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se détachant, -rebondissait de place en place avant de descendre jusqu’à eux.</p> - -<p>Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées:</p> - -<p>«A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme! On ignore la -longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder.</p> - -<p>—Pourtant il diminue.</p> - -<p>—Cela n’empêche pas ses explosions d’avoir produit l’île Julia, le -Monte-Nuovo, bien d’autres encore.»</p> - -<p>Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand.</p> - -<p>«Mais de pareils bouleversements n’arrivent pas en Europe.</p> - -<p>—Mille excuses, témoin celui de Lisbonne. Quant à nos pays, les mines -de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent très -bien, en se décomposant, former les bouches volcaniques. Les volcans, -d’ailleurs, éclatent toujours près de la mer.»</p> - -<p>Bouvard promena sa vue sur les flots et crut distinguer au loin une -fumée qui montait vers le ciel.</p> - -<p>«Puisque l’île Julia, reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits -par la même cause auront peut-être le même sort. Un îlot de l’Archipel -est aussi important que la Normandie, et même que l’Europe.»</p> - -<p>Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.</p> - -<p>«Admets, dit Pécuchet, qu’un tremblement de terre ait lieu sous la -Manche; les eaux se ruent dans <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> l’Atlantique; les côtes de la -France et de l’Angleterre, en chancelant sur leur base, s’inclinent, se -rejoignent, et v’lan! tout l’entre-deux est écrasé.»</p> - -<p>Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite, -qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un -cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin: ses tempes -bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, et la falaise, -au-dessus de sa tête, pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de -graviers déroula d’en haut.</p> - -<p>Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria -de loin:</p> - -<p>«Arrête! arrête! la période n’est pas accomplie.»</p> - -<p>Et, pour le rattraper, il faisait des sauts énormes, avec son bâton de -touriste, tout en vociférant:</p> - -<p>«La période n’est pas accomplie! la période n’est pas accomplie!»</p> - -<p>Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, -les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait à son -dos. C’était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi -les roches; une plus grosse le cacha.</p> - -<p>Pécuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne, puis retourna en -arrière pour gagner les champs par une «valleuse» que Bouvard avait -prise, sans doute.</p> - -<p>Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de -la largeur de deux hommes, et luisant commue de l’albâtre poli.</p> - -<p>A cinquante pieds d’élévation, Pécuchet voulut <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> descendre. La mer -battant son plein, il se remit à grimper.</p> - -<p>Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. A -mesure qu’il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles. -Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait -à l’épigastre; il s’assit par terre, les yeux fermés, n’ayant plus -conscience que des battements de son cœur qui l’étouffaient; puis il -jeta son bâton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son -ascension. Mais les trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient -dans le ventre; les cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient -ses flancs; la visière de sa casquette l’aveuglait; le vent redoublait -de force. Enfin, il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui était -monté plus loin par une valleuse moins difficile.</p> - -<p>Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.</p> - -<p>Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au -bas d’un journal un feuilleton intitulé: <i>De l’enseignement de la -géologie</i>.</p> - -<p>Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était -comprise à l’époque.</p> - -<p>Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe, mais la même espèce -n’a pas toujours la même durée et s’éteint plus vite dans tel endroit -que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles -différents, comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils. -Les fougères d’autrefois sont identiques aux fougères d’à présent. -Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les -plus <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent -les bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la -Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne -sont après tout que des abstractions.</p> - -<p>Cuvier, jusqu’à présent, leur avait apparu dans l’éclat d’une auréole, -au sommet d’une science indiscutable. Elle était sapée. La Création -n’avait plus la même discipline, et leur respect pour ce grand homme -diminua.</p> - -<p>Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des -doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.</p> - -<p>Tout cela contrariait les idées reçues, l’autorité de l’Église.</p> - -<p>Bouvard en éprouva comme l’allégement d’un joug brisé.</p> - -<p>«Je voudrais voir maintenant ce que le citoyen Jeufroy me répondrait -sur le déluge!»</p> - -<p>Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il attendait les membres -du conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l’heure, pour -l’acquisition d’une chasuble.</p> - -<p>«Ces messieurs souhaitent!...</p> - -<p>—Un éclaircissement, s’il vous plaît.»</p> - -<p>Et Bouvard commença:</p> - -<p>«Que signifiaient, dans la <i>Genèse</i>, «l’abîme qui se rompit» et «les -cataractes du ciel?» Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n’a point -de cataractes!»</p> - -<p>L’abbé ferma les paupières, puis répondit qu’il fallait toujours -distinguer entre le sens et la lettre. <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> Des choses, qui d’abord -vous choquent, deviennent légitimes en les approfondissant.</p> - -<p>«Très bien! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus -hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues! Y pensez-vous, deux -lieues! une épaisseur d’eau ayant deux lieues!»</p> - -<p>Et le maire, survenant, ajouta: «Saprelotte, quel bain!»</p> - -<p>«Convenez, dit Bouvard, que Moïse exagère diablement.»</p> - -<p>Le curé avait lu Bonald et répliqua: «J’ignore ses motifs; c’était, -sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu’il -dirigeait!</p> - -<p>—Enfin, cette masse d’eau, d’où venait-elle?</p> - -<p>—Que sais-je! L’air s’était changé en pluie, comme il arrive tous les -jours.»</p> - -<p>Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des -contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriétaire; et Beljambe -l’aubergiste donnait le bras à Langlois, l’épicier, qui marchait -péniblement à cause de son catarrhe.</p> - -<p>Pécuchet, sans souci d’eux, prit la parole:</p> - -<p>«Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphère—la science nous le -démontre—est égal à celui d’une masse d’eau qui ferait autour du globe -une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l’air condensé -tombait dessus à l’état liquide, il augmenterait bien peu la masse des -eaux existantes.»</p> - -<p>Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_121">121</span></p> - -<p>Le curé s’impatienta.</p> - -<p>«Nierez-vous qu’on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? Qui -les y a mises, sinon le déluge? Elles n’ont pas coutume, je crois, de -pousser toutes seules dans la terre comme des carottes!» Et ce mot -ayant fait rire l’assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres: «A moins -que ce ne soit encore une des découvertes de la science?»</p> - -<p>Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie -d’Élie de Beaumont.</p> - -<p>«Connais pas!» répondit l’abbé.</p> - -<p>Foureau s’empressa de dire: «Il est de Caen! Je l’ai vu une fois à la -Préfecture!»</p> - -<p>«Mais si votre déluge, repartit Bouvard, avait charrié des coquilles, -on les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de -trois cents mètres quelquefois.»</p> - -<p>Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du -genre humain, et les animaux découverts dans la glace, en Sibérie.</p> - -<p>Cela ne prouve pas que l’homme ait vécu en même temps qu’eux! La Terre, -selon Pécuchet, était considérablement plus vieille.</p> - -<p>«Le Delta du Mississipi remonte à des dizaines de milliers d’années. -L’époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de -Manéthon...»</p> - -<p>Le comte de Faverges s’avança.</p> - -<p>Tous firent silence à son approche.</p> - -<p>«Continuez, je vous prie! Que disiez-vous?</p> - -<p>—Ces messieurs me querellaient, répondit l’abbé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span></p> - -<p>—A propos de quoi?</p> - -<p>—Sur la sainte Écriture, monsieur le comte!»</p> - -<p>Bouvard, de suite, allégua qu’ils avaient droit, comme géologues, à -discuter religion.</p> - -<p>«Prenez garde, dit le comte; vous savez le mot, cher monsieur: un peu -de science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d’un ton à la fois hautain -et paternel: Croyez-moi! vous y reviendrez! vous y reviendrez!</p> - -<p>—Peut-être! mais que penser d’un livre, où l’on prétend que la lumière -a été créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule -cause de la lumière!</p> - -<p>—Vous oubliez celle qu’on appelle boréale, dit l’ecclésiastique.»</p> - -<p>Bouvard, sans répondre à l’objection, nia fortement qu’elle ait pu -être d’un côté, et les ténèbres de l’autre, qu’il y ait eu un soir et -un matin, quand les astres n’existaient pas, et que les animaux aient -apparu tout à coup, au lieu de se former par cristallisation.</p> - -<p>Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans -les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte de toux. Le capitaine -criait: «Vous êtes des révolutionnaires!»</p> - -<p>Girbal: «La paix! la paix!—Le prêtre: Quel matérialisme!—Foureau: -Occupons-nous plutôt de notre chasuble!»</p> - -<p>«Non! Laissez-moi parler!» Et Bouvard, s’échauffant, alla jusqu’à dire -que l’homme descendait du singe!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_123">123</span></p> - -<p>Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pour -s’assurer qu’ils n’étaient pas des singes.</p> - -<p>Bouvard reprit: «En comparant le fœtus d’une femme, d’une chienne, -d’un oiseau, d’une grenouille...</p> - -<p>—Assez!</p> - -<p>—Moi je vais plus loin! s’écria Pécuchet; l’homme descend des -poissons!» Des rires éclatèrent. Mais sans se troubler: «Le Telliamed! -un livre arabe!...</p> - -<p>—Allons, messieurs, en séance!»</p> - -<p>Et on entra dans la sacristie.</p> - -<p>Les deux compagnons n’avaient pas roulé l’abbé Jeufroy comme ils -l’auraient cru;—aussi Pécuchet lui trouva-t-il «le cachet du -jésuitisme».</p> - -<p>Sa lumière boréale les inquiétait cependant; ils la cherchèrent dans le -manuel de d’Orbigny.</p> - -<p>C’est une hypothèse pour expliquer comment les végétaux fossiles de la -baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la -place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont -les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges.</p> - -<p>Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme,—et, embarrassés, -ils songèrent à Vaucorbeil!</p> - -<p>Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le -matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux -l’un après l’autre.</p> - -<p>Bouvard l’épia,—et, l’ayant arrêté, dit qu’il voulait lui soumettre un -point curieux d’anthropologie.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_124">124</span></p> - -<p>«Croyez-vous que le genre humain descende des poissons?</p> - -<p>—Quelle bêtise!</p> - -<p>—Plutôt des singes, n’est-ce pas?</p> - -<p>—Directement, c’est impossible!»</p> - -<p>A qui se fier? Car enfin le docteur n’était pas un catholique!</p> - -<p>Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l’éocène -et du miocène, du mont Jurillo, de l’île Julia, des mammouths de -Sibérie et des fossiles invariablement comparés, dans tous les auteurs, -à «des médailles qui sont des témoignages authentiques», si bien qu’un -jour Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu’il n’irait -pas plus loin.</p> - -<p>La géologie est trop défectueuse! A peine connaissons-nous quelques -endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond des océans, on -l’ignorera toujours.</p> - -<p>Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral:</p> - -<p>«Je n’y crois pas, au règne minéral! puisque des matières organiques -ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l’or peut-être! -Le diamant n’a-t-il pas été du charbon? la houille, un assemblage de -végétaux?—En la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on -obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule, -tout se transforme. La création est faite d’une manière ondoyante et -fugace; mieux vaudrait nous occuper d’autre chose!»</p> - -<p>Il se coucha sur le dos et se mit à sommeiller, <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> pendant que -Pécuchet, la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses -réflexions.</p> - -<p>Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, -dont les cimes légères tremblaient; des angéliques, des menthes, des -lavandes, exhalaient des senteurs chaudes, épicées; l’atmosphère -était lourde; et Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait -aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui -bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des -plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la -nature, sans chercher à découvrir ses mystères,—séduit par sa force, -perdu dans sa grandeur.</p> - -<p>«J’ai soif! dit Bouvard en se réveillant.</p> - -<p>—Moi de même! Je boirais volontiers quelque chose!</p> - -<p>—C’est facile», reprit un homme qui passait, en manches de chemise, -avec une planche sur l’épaule.</p> - -<p>Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un -verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en -accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d’une -façon parisienne.</p> - -<p>Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d’une cour, jeta sa -planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine.</p> - -<p>«Mélie! es-tu là, Mélie?»</p> - -<p>Une jeune fille parut; sur son commandement, alla «tirer de la boisson» -et revint près de la table servir ces messieurs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_126">126</span></p> - -<p>Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile -grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps -sans un pli, et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose -de délicat, de champêtre et d’ingénu.</p> - -<p>«Elle est gentille, hein!» dit le menuisier, pendant qu’elle apportait -des verres. «Si on ne jurerait pas une demoiselle, costumée en -paysanne! et rude à l’ouvrage, pourtant!—Pauvre petit cœur, va! -quand je serai riche, je t’épouserai!</p> - -<p>—Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju», répondit-elle d’une -voix douce, sur un accent traînard.</p> - -<p>Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre et -laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un éclat de bois en -jaillit.</p> - -<p>Gorju s’emporta contre la lourdeur de tous «ces gars de la campagne»; -puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. -Pécuchet, en voulant l’aider, distingua sous la poussière des figures -de personnages.</p> - -<p>C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des -pampres dans les coins, et des colonnettes divisaient sa devanture en -cinq compartiments. On voyait au milieu Vénus Anadyomène debout sur -une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses -pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père; tout cela délabré, -rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorju prit une -chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche, qui <span class="pagenum" id="Page_127">127</span> -présentait, sous l’arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort -indécente.</p> - -<p>Bouvard également admira le bahut.</p> - -<p>«Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte.»</p> - -<p>Ils hésitaient, vu les réparations.</p> - -<p>Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste.</p> - -<p>«Allons! venez!»</p> - -<p>Et il entraîna Pécuchet vers la masure, où M<sup>me</sup> Castillon, la -maîtresse, étendait du linge.</p> - -<p>Mélie, quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre -son métier à dentelles, s’assit en pleine lumière et travailla.</p> - -<p>Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous -ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait -penché.</p> - -<p>Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu’on -lui donnait.</p> - -<p>Elle était de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait une pistole -par mois;—enfin, elle lui plut tellement, qu’il désira la prendre à -son service pour aider la vieille Germaine.</p> - -<p>Pécuchet reparut avec la fermière, et, pendant qu’ils continuaient -leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju si la petite bonne -consentirait à devenir sa servante.</p> - -<p>«Parbleu!</p> - -<p>—Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_128">128</span></p> - -<p>—Eh bien, je ferai en sorte; mais n’en parlez pas! à cause de la -bourgeoise.»</p> - -<p>Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le -raccommodage, on s’entendrait.</p> - -<p>A peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie.</p> - -<p>Pécuchet s’arrêta (afin de mieux réfléchir), ouvrit sa tabatière, huma -une prise, et, s’étant mouché:</p> - -<p>«Au fait, c’est une idée! mon Dieu! oui! pourquoi pas? D’ailleurs, tu -es le maître!»</p> - -<p>Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d’un fossé,—et les -interpellant:</p> - -<p>«Quand faut-il que je vous apporte le meuble?</p> - -<p>—Demain!</p> - -<p>—Et pour l’autre question, êtes-vous décidés?</p> - -<p>—Convenu!» répondit Pécuchet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p> - -<hr class="small2" /> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_4" class="souschapitre">IV</h2> -</div> - -<p>Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues, et leur -maison ressemblait à un musée.</p> - -<p>Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens -de géologie encombraient l’escalier, et une chaîne énorme s’étendait -par terre tout le long du corridor.</p> - -<p>Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne -couchaient pas et condamné l’entrée extérieure de la seconde, pour ne -faire de ces deux pièces qu’un seul appartement.</p> - -<p>Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait à une auge de pierre -(un sarcophage gallo-romain), puis les yeux étaient frappés par de la -quincaillerie.</p> - -<p>Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une -plaque de foyer qui représentait un moine caressant une bergère. Sur -des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des -boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles -rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares: -la carcasse d’un bonnet <span class="pagenum" id="Page_130">130</span> de Cauchoise, deux urnes d’argile, des -médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait -sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles -ornait la cloison à droite; et, en dessous, des pointes maintenaient -horizontalement une hallebarde, pièce unique.</p> - -<p>La seconde chambre, où l’on descendait par deux marches, renfermait les -anciens livres apportés de Paris, et ceux qu’en arrivant ils avaient -découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils -l’appelaient <i>la bibliothèque</i>.</p> - -<p>L’arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le -revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une -dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. -Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre -noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d’un -nid.</p> - -<p>Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse) -flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence que chevauchait un -paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime -rendu par un canard.</p> - -<p>Devant la bibliothèque se carrait une commode en coquillages, avec -des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une -souris dans sa gueule,—pétrification de Saint-Allyre,—une boîte -à ouvrage en coquilles mêmement,—et, sur cette boîte, une carafe -d’eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_131">131</span></p> - -<p>Mais le plus beau, c’était, dans l’embrasure de la fenêtre, une statue -de saint Pierre! Sa main droite, couverte d’un gant, serrait la clef -du paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de -lis agrémentaient, était bleu ciel, et sa tiare très jaune, pointue -comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la -bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un -baldaquin fait d’un vieux tapis où l’on distinguait deux amours dans -un cercle de roses, et, à ses pieds, comme une colonne, se levait un -pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat: -«Exécuté devant S. A. R. Monseigneur le duc d’Angoulême, à Noron, le 3 -d’octobre 1817.»</p> - -<p>Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade,—et parfois -même il allait jusque dans la chambre de Bouvard pour allonger la -perspective.</p> - -<p>Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut -renaissance.</p> - -<p>Il n’était pas achevé, Gorju y travaillait encore: varlopant les -panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant.</p> - -<p>A onze heures, il déjeunait, causait ensuite avec Mélie, et souvent ne -reparaissait plus de toute la journée.</p> - -<p>Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et Pécuchet -s’étaient mis en campagne. Ce qu’ils rapportaient ne convenait pas. -Mais ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des -bibelots leur était venu, puis l’amour du moyen âge.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_132">132</span></p> - -<p>D’abord ils visitèrent les cathédrales,—et les hautes nefs se mirant -dans l’eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des -tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour -incertain des cryptes, tout, jusqu’à la fraîcheur des murailles, leur -causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse.</p> - -<p>Bientôt ils furent capables de distinguer les époques,—et, dédaigneux -des sacristains, ils disaient: «Ah! une abside romane! Cela est du -<span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle! Voilà que nous retombons dans le flamboyant!»</p> - -<p>Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux, -comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. -Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui -terminent les ceintures de Feugerolles;—et pour l’exubérance de -l’homme obscène couvrant un des morceaux d’Hérouville, cela prouvait, -selon Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole.</p> - -<p>Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout -était de la décadence,—et ils déploraient le vandalisme, tonnaient -contre le badigeon.</p> - -<p>Mais le style d’un monument ne s’accorde pas toujours avec la date -qu’on lui suppose. Le plein cintre, au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, domine -encore dans la Provence. L’ogive est peut-être fort ancienne! et des -auteurs contestent l’antériorité du roman sur le gothique. Ce défaut de -certitude les contrariait.</p> - -<p>Après les églises ils étudièrent les châteaux-forts: <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> ceux de -Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la -herse, et, parvenus au sommet, ils voyaient d’abord toute la campagne, -puis les toits de la ville, les rues s’entre-croisant, des charrettes -sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu’aux -broussailles des douves,—et ils pâlissaient en songeant que des hommes -avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués -dans les souterrains; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et -Pécuchet la crainte des vipères.</p> - -<p>Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, -Lemarmion, Argouge. Parfois à l’angle des bâtiments, derrière le -fumier, se dresse une tour carlovingienne. La cuisine, garnie de bancs -en pierre, fait songer à des ripailles féodales. D’autres ont un aspect -exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des -meurtrières sous l’escalier, de longues tourelles à pans aigus. Puis on -arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des Valois, ciselée -comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet -des grains de colza répandus. Des abbayes servent de granges. Les -inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des champs, -un pignon reste debout,—et du haut en bas est revêtu d’un lierre que -le vent fait trembler.</p> - -<p>Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d’étain, une -boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d’argent -les retenait.</p> - -<p>Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un -étameur, un vitrail gothique qui fut assez <span class="pagenum" id="Page_134">134</span> grand pour couvrir, -près du fauteuil, la partie droite de la croisée jusqu’au deuxième -carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, -produisant un effet splendide.</p> - -<p>Avec un bas d’armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous -le vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu’ils -regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme -la maison de plaisance des évêques de Séez.</p> - -<p>«Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre.» Ils en -cherchèrent la place inutilement.</p> - -<p>Le village de Montrecy contient un pré célèbre par des trouvailles de -médailles qu’on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une -belle récolte. Le gardien leur en refusa l’entrée.</p> - -<p>Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre -une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu’on y -avait introduits reparurent à Vaucelles, en grognant: «Can, can, can», -d’où est venu le nom de la ville.</p> - -<p>Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice.</p> - -<p>A l’auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner -pour la somme de quatre sols.—Ils y firent le même repas et -constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça!</p> - -<p>Quel est le fondateur de l’abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une -parenté entre Marin Onfroy, qui importa, au <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, -une nouvelle sorte de pomme, et Onfroy, gouverneur d’Hastings, à -l’époque de la conquête? <span class="pagenum" id="Page_135">135</span> Comment se procurer l’<i>Astucieuse -Pythonisse</i>, comédie en vers d’un certain Dutrezor, faite à Bayeux, -et actuellement des plus rares? Sous Louis XIV, Hérambert Dupaty, ou -Dupastis Hérambert, composa un ouvrage qui n’a jamais paru, plein -d’anecdotes sur Argentan: il s’agissait de retrouver ces anecdotes. -Que sont devenus les mémoires autographes de M<sup>me</sup> Dubois de la -Pierre, consultés pour l’histoire inédite de Laigle, par Louis Dasprès, -desservant de Saint-Martin? Autant de problèmes, de points curieux à -éclaircir.</p> - -<p>Mais souvent un faible indice met sur la voie d’une découverte -inappréciable.</p> - -<p>Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l’éveil,—et, -sous l’apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons, -demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. -C’étaient des cahiers d’école, des factures, d’anciens journaux, rien -d’utile.</p> - -<p>Enfin, Bouvard et Pécuchet s’adressèrent à Larsoneur.</p> - -<p>Il était perdu dans le celticisme, et, répondant sommairement à leurs -questions, en fit d’autres.</p> - -<p>Avaient-ils observé autour d’eux des traces de la religion du chien, -comme on en voit à Montargis, et des détails spéciaux sur les feux -de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc.? Il les -priait même de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en -silex, appelées alors des <i>celtæ</i> et que les druides employaient dans -«leurs criminels holocaustes».</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span></p> - -<p>Par Gorju, ils s’en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins -grande; les autres enrichirent le muséum.</p> - -<p>Ils s’y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient -parlé à toutes leurs connaissances.</p> - -<p>Un après-midi, M<sup>me</sup> Bordin et M. Marescot se présentèrent pour le -voir.</p> - -<p>Bouvard les reçut et commença la démonstration par le vestibule.</p> - -<p>La poutre n’était rien moins que l’ancien gibet de Falaise, d’après le -menuisier qui l’avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son -grand-père.</p> - -<p>La grosse chaîne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon -de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaînes des -bornes devant les cours d’honneur. Bouvard était convaincu qu’elle -servait autrefois à lier les captifs, et il ouvrit la porte de la -première chambre.</p> - -<p>«Pourquoi toutes ces tuiles? s’écria M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>—Pour chauffer les étuves; mais un peu d’ordre, s’il vous plaît. Ceci -est un tombeau découvert dans une auberge où on l’employait comme -abreuvoir.»</p> - -<p>Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d’une terre qui était de la -cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer -par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs.</p> - -<p>«Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_137">137</span></p> - -<p>Effectivement c’était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira -d’un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d’argent.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd’hui cela pourrait -valoir.</p> - -<p>La cotte de mailles qu’il examinait lui échappa des doigts; des anneaux -se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement.</p> - -<p>Il eut même l’obligeance de décrocher la hallebarde, et, se courbant, -levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les -jarrets d’un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d’assommer un -ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait un rude gaillard.</p> - -<p>Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de -Saint-Allyre l’étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins; -puis, arrivant à la cheminée:</p> - -<p>«Ah! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.»</p> - -<p>Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords.</p> - -<p>C’était celui d’un chef de voleurs sous le Directoire, David de la -Bazoque, pris en trahison et tué immédiatement.</p> - -<p>«Tant mieux, on a bien fait», dit M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>Marescot souriait devant les objets d’une façon dédaigneuse. Il ne -comprenait pas cette galoche qui avait été l’enseigne d’un marchand de -chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet de -cidre, <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> et le saint Pierre, franchement, était lamentable avec sa -physionomie d’ivrogne.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin fit cette remarque:</p> - -<p>«Il a dû vous coûter bon, tout de même?</p> - -<p>—Oh! pas trop, pas trop.»</p> - -<p>Un couvreur d’ardoises l’avait donné pour quinze francs.</p> - -<p>Ensuite elle blâma, vu l’inconvenance, le décolletage de la dame en -perruque poudrée.</p> - -<p>«Où est le mal? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau.»</p> - -<p>Et il ajouta plus bas:</p> - -<p>«Comme vous, je suis sûr.»</p> - -<p>Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille -Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue -chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage, -et, les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une -tourterelle qui se rengorge; puis, d’un air ingénu:</p> - -<p>«Comment s’appelait cette dame?</p> - -<p>—On l’ignore; c’est une maîtresse du Régent, vous savez, celui qui a -fait tant de farces.</p> - -<p>—Je crois bien; les mémoires du temps...»</p> - -<p>Et le notaire, sans finir sa phrase, déplora cet exemple d’un prince -entraîné par ses passions.</p> - -<p>«Mais vous êtes tous comme ça!»</p> - -<p>Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue s’ensuivit sur les -femmes, sur l’amour. Marescot affirma qu’il existe beaucoup d’unions -heureuses; parfois <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> même, sans qu’on s’en doute, on a près de soi -ce qu’il faudrait pour son bonheur. L’allusion était directe. Les joues -de la veuve s’empourprèrent; mais, se remettant presque aussitôt:</p> - -<p>«Nous n’avons plus l’âge des folies, n’est-ce pas, monsieur Bouvard?</p> - -<p>—Eh! eh! moi, je ne dis pas ça.»</p> - -<p>Et il offrit son bras pour revenir dans l’autre chambre.</p> - -<p>«Faites attention aux marches. Très bien. Maintenant, observez le -vitrail.»</p> - -<p>On y distinguait un manteau d’écarlate et les deux ailes d’un ange. -Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en équilibre -les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres -s’allongeaient, M<sup>me</sup> Bordin était devenue sérieuse.</p> - -<p>Bouvard s’éloigna et reparut affublé d’une couverture de laine, puis -s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans -les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie; et il avait -conscience de cet effet, car il dit:</p> - -<p>«Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen âge?»</p> - -<p>Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre -à sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la -voix grave de Pécuchet:</p> - -<p>«N’aie pas peur, c’est moi.»</p> - -<p>Et il entra, la tête complètement recouverte d’un casque: un pot de fer -à oreillons pointus.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span></p> - -<p>Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout. -Une minute se passa dans l’ébahissement.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant il voulut -savoir si on lui avait tout montré.</p> - -<p>«Il me semble.»</p> - -<p>Et désignant la muraille:</p> - -<p>«Ah! pardon, nous aurons ici un objet que l’on restaure en ce moment.»</p> - -<p>La veuve et Marescot se retirèrent.</p> - -<p>Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient -en courses l’un sans l’autre, le second faisant des offres supérieures -à celles du premier. Pécuchet venait d’obtenir le casque.</p> - -<p>Bouvard l’en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture.</p> - -<p>Mélie, avec des cordons, l’arrangea en manière de froc. Ils le -mettaient à tour de rôle pour recevoir les visites.</p> - -<p>Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis -de personnes inférieures: Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu’aux -servantes des voisins; et chaque fois ils recommençaient leurs -explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la -modestie, réclamaient de l’indulgence pour l’encombrement.</p> - -<p>Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu’il avait -autrefois à Paris, l’estimant plus en rapport avec le milieu -artistique. A un certain moment, il se coiffait du casque et le -penchait sur la nuque, afin de <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> dégager son visage. Bouvard -n’oubliait pas la manœuvre de la hallebarde; enfin, d’un coup -d’œil ils se demandaient si le visiteur méritait que l’on fît «le -moine du moyen âge».</p> - -<p>Quelle émotion quand s’arrêta devant leur grille la voiture de M. de -Faverges! Il n’avait qu’un mot à dire. Voici la chose:</p> - -<p>Hurel, son homme d’affaires, lui avait appris que, cherchant partout -des documents, ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la -Aubrye.</p> - -<p>Rien de plus vrai.</p> - -<p>N’y avaient-ils pas découvert des lettres du baron de Gonneval, ancien -aide de camp du duc d’Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye? On -désirait cette correspondance pour des intérêts de famille.</p> - -<p>Elle n’était pas chez eux, mais ils détenaient une chose qui -l’intéressait, s’il daignait les suivre jusqu’à leur bibliothèque.</p> - -<p>Jamais pareilles bottes vernies n’avaient craqué dans le corridor. -Elles se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser -plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches,—et, -parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le -baldaquin, devant le saint Pierre, le pot à beurre exécuté à Noron.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait -servir.</p> - -<p>Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musée. Il répétait: -«Charmant! très bien!» tout en se donnant sur la bouche de petits coups -avec le pommeau <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait -d’avoir sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de -dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès et se fût livré, comme -eux, à ces études intéressantes; mais la politique, le conseil général, -l’agriculture, un véritable tourbillon l’en détournait.</p> - -<p>«Après vous, toutefois, on n’aurait que des glanes, car bientôt vous -aurez pris toutes les curiosités du département.</p> - -<p>—Sans amour-propre, nous le pensons, dit Pécuchet.»</p> - -<p>Cependant on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par exemple: -il y avait contre le mur du cimetière, dans la ruelle, un bénitier -enfoui sous les herbes depuis un temps immémorial.</p> - -<p>Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard -signifiant «est-ce la peine?» mais déjà le comte ouvrait la porte.</p> - -<p>Mélie, qui se trouvait derrière, s’enfuit brusquement.</p> - -<p>Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa -pipe, les bras croisés.</p> - -<p>«Vous employez ce garçon? Hum! un jour d’émeute, je ne m’y fierais pas.»</p> - -<p>Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.</p> - -<p>Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?</p> - -<p>Ils la questionnèrent, et elle conta qu’elle avait servi dans sa ferme. -C’était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneurs quand -ils étaient venus, deux ans plus tôt. On l’avait prise comme aide au -<span class="pagenum" id="Page_143">143</span> château et renvoyée «par suite de faux rapports».</p> - -<p>Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile et leur marquait -infiniment de considération.</p> - -<p>Le lendemain, dès l’aube, ils se rendirent au cimetière.</p> - -<p>Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna. -Ils arrachèrent quelques orties et découvrirent une cuvette en grès, un -font baptismal où des plantes poussaient.</p> - -<p>On n’a pas coutume cependant d’enfouir les fonts baptismaux hors des -églises.</p> - -<p>Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyèrent le -tout à Larsoneur.</p> - -<p>Sa réponse fut immédiate.</p> - -<p>«Victoire, mes chers confrères! Incontestablement c’est une cuve -druidique.»</p> - -<p>Toutefois, qu’ils y prissent garde! La hache était douteuse,—et autant -pour lui que pour eux-mêmes, il leur indiquait une série d’ouvrages à -consulter.</p> - -<p>Larsoneur confessait, en post-scriptum, son envie de connaître cette -cuve, ce qui aurait lieu, à quelques jours, quand il ferait le voyage -de la Bretagne.</p> - -<p>Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique.</p> - -<p>D’après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk -et Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les -Eaux,—et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne des -païens.—Car Saturne, quand il régnait en Phénicie, épousa une nymphe -nommée Anobret, dont il <span class="pagenum" id="Page_144">144</span> eut un enfant appelé Jeüd,—et Anobret -a les traits de Sara; Jeüd fut sacrifié (ou près de l’être) comme -Isaac;—donc Saturne est Abraham, d’où il faut conclure que la religion -des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs.</p> - -<p>Leur société était fort bien organisée. La première classe de -personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième -les jurisconsultes,—et, dans la troisième, la plus haute, se -rangeaient, suivant Taillepied, «les diverses manières de philosophes», -c’est-à-dire les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages, -Bardes et Vates.</p> - -<p>Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d’autres enseignaient -la Botanique, la Médecine, l’Histoire et la Littérature, bref, «tous -les arts de leur époque». Pythagore et Platon furent leurs élèves. -Ils apprirent la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, -l’aruspicine aux Étrusques,—et, aux Romains, l’étamage du cuivre et le -commerce des jambons.</p> - -<p>Mais de ce peuple, qui dominait l’ancien monde, il ne reste que des -pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en -galeries, ou formant des enceintes.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet, pleins d’ardeur, étudièrent successivement la -pierre du Post à Ussy, la Pierre-Coupée au Guest, la pierre du Darier, -près de Laigle, d’autres encore!</p> - -<p>Tous ces blocs, d’une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement; -et, un jour qu’ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient -s’en retourner, <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> quand leur guide les mena dans un bois de hêtres, -encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux ou à de -monstrueuses tortues.</p> - -<p>La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se -relève, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu’à terre; -c’était pour l’écoulement du sang, impossible d’en douter! Le hasard ne -fait pas de ces choses.</p> - -<p>Les racines des arbres s’entremêlaient à ces socles abrupts. Un peu de -pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands -fantômes. Il était facile d’imaginer sous les feuillages les prêtres -en tiare d’or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les -bras attachés dans le dos,—et, sur le bord de la cuve, la druidesse -observant le ruisseau rouge, pendant qu’autour d’elle la foule hurlait, -au tapage des cymbales et des buccins faits d’une corne d’auroch.</p> - -<p>Tout de suite, leur plan fut arrêté.</p> - -<p>Et, une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière, -marchant comme des voleurs, dans l’ombre des maisons. Les persiennes -étaient closes et les masures tranquilles; pas un chien n’aboya.</p> - -<p>Gorju les accompagnait; ils se mirent à l’ouvrage. On n’entendait que -le bruit des cailloux heurtés par la bêche qui creusait le gazon.</p> - -<p>Le voisinage des morts leur était désagréable; l’horloge de l’église -poussait un râle continu, et la rosace de son tympan avait l’air d’un -œil épiant les sacrilèges. Enfin, ils emportèrent la cuve.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span></p> - -<p>Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de -l’opération.</p> - -<p>L’abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire -l’honneur d’une visite; et, les ayant introduits dans sa petite salle, -il les regarda singulièrement.</p> - -<p>Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière -décorée de bouquets jaunes.</p> - -<p>Pécuchet la vanta, ne sachant que dire.</p> - -<p>«C’est un vieux Rouen, reprit le curé, un meuble de famille. Les -amateurs le considèrent, M. Marescot surtout.»</p> - -<p>Pour lui, grâce à Dieu, il n’avait pas l’amour des curiosités;—et, -comme ils semblaient ne pas comprendre, il déclara les avoir aperçus -lui-même dérobant le font baptismal.</p> - -<p>Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L’objet en -question n’était plus d’usage.</p> - -<p>N’importe! ils devaient le rendre.</p> - -<p>Sans doute! Mais, au moins, qu’on leur permît de faire venir un peintre -pour le dessiner.</p> - -<p>«Soit, messieurs.</p> - -<p>—Entre nous, n’est-ce pas? dit Bouvard, sous le sceau de la -confession!»</p> - -<p>L’ecclésiastique, en souriant, les rassura d’un geste.</p> - -<p>Ce n’était pas lui qu’ils craignaient, mais plutôt Larsoneur. Quand -il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve,—et ses -bavardages iraient jusqu’aux oreilles du gouvernement. Par prudence, -ils <span class="pagenum" id="Page_147">147</span> la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la -cahute, dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler.</p> - -<p>La possession d’un tel morceau les attachait au celticisme de la -Normandie.</p> - -<p>Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l’Orne, -s’écrit parfois Saïs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par -le taureau, importation du bœuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, -qui était celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, -sanctuaire de Bélus. Bélus et Osiris, même divinité. «Rien ne s’oppose, -dit Mangou de la Londe, à ce qu’il y ait eu, près de Bayeux, des -monuments druidiques.»—«Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays -où les Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter Ammon.» Donc, il y avait -un temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques -en renferment.</p> - -<p>En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma, aux environs -de Bayeux, plusieurs vases d’argile pleins d’ossements, et conclut -(d’après la tradition et les autorités évanouies) que cet endroit, une -nécropole, était le mont Faunus, où l’on a enterré le Veau d’or.</p> - -<p>Cependant le Veau d’or fut brûlé et avalé,—à moins que la Bible ne se -trompe!</p> - -<p>Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l’indiquent pas. -Les indigènes n’en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des -fouilles,—et, dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet une pétition -qui n’eut pas de réponse.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_148">148</span></p> - -<p>Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n’était pas une -colline, mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?</p> - -<p>Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fœtus dans -le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme -une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc le tumulus -symbolise l’organe femelle, comme la pierre levée est l’organe mâle.</p> - -<p>En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin -ce qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot. -Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des -routes, et même les arbres avaient la signification de phallus,—et -pour Bouvard et Pécuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des -palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des -pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: «A -quoi trouvez-vous que cela ressemble?» puis confiaient le mystère,—et, -si l’on se récriait, ils levaient de pitié les épaules.</p> - -<p>Un soir qu’ils rêvaient aux dogmes des druides, l’abbé se présenta -discrètement.</p> - -<p>Tout de suite ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail; -mais il leur tardait d’arriver à un compartiment nouveau, celui des -phallus. L’ecclésiastique les arrêta, jugeant l’exhibition indécente. -Il venait réclamer son font baptismal.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d’en -prendre un moulage.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_149">149</span></p> - -<p>«Le plus tôt sera le mieux», dit l’abbé.</p> - -<p>Puis il causa de choses indifférentes.</p> - -<p>Pécuchet, qui s’était absenté une minute, lui glissa dans la main un -napoléon.</p> - -<p>Le prêtre fit un mouvement en arrière.</p> - -<p>«Ah! pour vos pauvres!»</p> - -<p>Et M. Jeufroy, en rougissant, fourra la pièce d’or dans sa soutane.</p> - -<p>Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices! jamais de la vie! Ils voulaient -même apprendre l’hébreu, qui est la langue mère du celtique, à -moins qu’elle n’en dérive!—et ils allaient faire le voyage de la -Bretagne, en commençant par Rennes, où ils avaient un rendez-vous avec -Larsoneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de -l’Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine -Artémise,—quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en -homme grossier qu’il était.</p> - -<p>«Ce n’est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre!</p> - -<p>—Quoi donc!</p> - -<p>—Farceurs! je sais bien que vous <i>le</i> cachez!»</p> - -<p>On les avait trahis.</p> - -<p>Ils répliquèrent qu’ils le détenaient avec la permission de monsieur le -curé.</p> - -<p>«Nous allons voir.»</p> - -<p>Et Foureau s’éloigna.</p> - -<p>Il revint, une heure après.</p> - -<p>«Le curé dit que non! Venez vous expliquer.»</p> - -<p>Ils s’obstinèrent.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p> - -<p>D’abord, on n’avait pas besoin de ce bénitier,—qui n’était pas un -bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. -Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu’il -appartenait à la commune.</p> - -<p>Ils proposèrent même de l’acheter.</p> - -<p>«Et d’ailleurs, c’est mon bien!» répétait Pécuchet. Les vingt francs, -acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat,—et s’il -fallait comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux -serment!</p> - -<p>Pendant ces débats, il avait revu la soupière plusieurs fois; et dans -son âme s’était développé le désir, la soif de posséder cette faïence. -Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non.</p> - -<p>Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda.</p> - -<p>Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La -cuve décora le porche de l’église, et ils se consolèrent de ne plus -l’avoir par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la -valeur.</p> - -<p>Mais la soupière leur inspira le goût des faïences: nouveau sujet -d’études et d’explorations dans la campagne.</p> - -<p>C’était l’époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats -de Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns et tirait de là comme -une réputation d’artiste, préjudiciable à son métier, mais qu’il -rachetait par des côtés sérieux.</p> - -<p>Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il -vint leur proposer un échange.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span></p> - -<p>Pécuchet s’y refusa.</p> - -<p>«N’en parlons plus!» et Marescot examina leur céramique.</p> - -<p>Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un -fond d’une blancheur malpropre,—et quelques-unes étalaient leur corne -d’abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et -soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le cœur, -dans le sinus de la redingote.</p> - -<p>Marescot en fit l’éloge, parla des autres faïences, de l’hispano-arabe, -de la hollandaise, de l’anglaise, de l’italienne; et les ayant éblouis -par son érudition: «Si je revoyais votre soupière?»</p> - -<p>Il la fit sonner d’un coup de doigt, puis contempla les deux <i>S</i> peints -sous le couvercle.</p> - -<p>«La marque de Rouen! dit Pécuchet.</p> - -<p>—Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n’avait pas de marque. Quand on -ignorait Moustiers, toutes les faïences françaises étaient de Nevers. -De même pour Rouen, aujourd’hui! D’ailleurs, on l’imite dans la -perfection à Elbeuf.</p> - -<p>—Pas possible!</p> - -<p>—On imite bien les majoliques! Votre pièce n’a aucune valeur,—et -j’allais faire, moi, une belle sottise!»</p> - -<p>Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s’affaissa dans le fauteuil, -prostré!</p> - -<p>«Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t’exaltes! tu -t’emportes toujours.</p> - -<p>—Oui! je m’emporte», et Pécuchet, empoignant <span class="pagenum" id="Page_152">152</span> la soupière, la jeta -loin de lui, contre le sarcophage.</p> - -<p>Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux un à un;—et, quelque temps -après, eut cette idée:</p> - -<p>«Marescot, par jalousie, pourrait bien s’être moqué de nous!</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Rien ne m’assure que la soupière ne soit pas authentique! tandis -que les autres pièces, qu’il a fait semblant d’admirer, sont fausses -peut-être?»</p> - -<p>Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.</p> - -<p>Ce n’était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils -comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.</p> - -<p>Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus -vite le raccommodage du meuble. La perspective d’un déplacement le -contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu’ils -comptaient voir: «Je connais mieux, leur dit-il; en Algérie, dans le -Sud, près des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités.» -Il fit même la description d’un tombeau, ouvert devant lui, par -hasard,—et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les -deux bras autour des jambes.</p> - -<p>Larsoneur, qu’ils instruisirent du fait, n’en voulut rien croire.</p> - -<p>Bouvard approfondit la matière et le relança.</p> - -<p>Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, -tandis que ces mêmes Gaulois étaient <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> civilisés au temps de Jules -César? Sans doute ils proviennent d’un peuple plus ancien.</p> - -<p>Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme.</p> - -<p>N’importe! rien ne dit que ces monuments soient l’œuvre des Gaulois. -«Montrez-nous un texte!»</p> - -<p>L’académicien se fâcha, ne répondit plus;—et ils en furent bien aises, -tant les druides les ennuyaient.</p> - -<p>S’ils ne savaient à quoi s’en tenir sur la céramique et sur le -celticisme, c’est qu’ils ignoraient l’histoire, particulièrement -l’histoire de France.</p> - -<p>L’ouvrage d’Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite -des rois fainéants les amusa fort peu. La scélératesse des maires du -palais ne les indigna point,—et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par -l’ineptie de ses réflexions.</p> - -<p>Alors ils demandèrent à Dumouchel «quelle est la meilleure histoire de -France».</p> - -<p>Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et -leur expédia les lettres d’Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de -Genoude.</p> - -<p>D’après cet écrivain, la royauté, la religion et les assemblées -nationales, voilà «les principes» de la nation française, lesquels -remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les -Capétiens, d’accord avec le peuple, s’efforcèrent de les maintenir. -Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi pour vaincre le -protestantisme, dernier effort de la féodalité, et 89 est un retour -vers la constitution de nos aïeux.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_154">154</span></p> - -<p>Pécuchet admira ces idées.</p> - -<p>Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d’abord:</p> - -<p>«Qu’est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu’il -n’existait pas de France ni d’assemblées nationales! Et les -Carlovingiens n’ont rien usurpé du tout! et les rois n’ont pas -affranchi les communes! Lis toi-même.»</p> - -<p>Pécuchet se soumit à l’évidence et bientôt le dépassa en rigueur -scientifique! Il se serait cru déshonoré s’il avait dit: Charlemagne et -non Karl le Grand, Clovis au lieu de Chlodowig.</p> - -<p>Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se -rejoindre les deux bouts de l’histoire de France, si bien que le milieu -est du remplissage;—et, pour en avoir le cœur net, ils prirent la -collection de Buchez et Roux.</p> - -<p>Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de -catholicisme, les écœura; les détails trop nombreux empêchaient de -voir l’ensemble.</p> - -<p>Ils recoururent à M. Thiers.</p> - -<p>C’était pendant l’été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. -Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix -caverneuse, sans fatigue, ne s’arrêtant que pour plonger les doigts -dans sa tabatière. Bouvard l’écoutait la pipe à la bouche, les jambes -ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.</p> - -<p>Des vieillards leur avaient parlé de 93;—et des souvenirs presque -personnels animaient les plates descriptions de l’auteur. Dans ce -temps-là, les grandes <span class="pagenum" id="Page_155">155</span> routes étaient couvertes de soldats qui -chantaient <i>la Marseillaise</i>. Sur le seuil des portes, des femmes -assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois -arrivait un flot d’hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d’une -pique une tête décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune -de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux -hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du -bassin des Tuileries on entendait le heurt de la guillotine, pareil à -des coups de mouton.</p> - -<p>Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se -balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards -autour d’eux ils savouraient cette tranquillité.</p> - -<p>Quel dommage que dès le commencement on n’ait pu s’entendre! Car si -les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait -mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des -malheurs ne seraient pas arrivés!</p> - -<p>A force de bavarder là-dessus ils se passionnèrent. Bouvard, -esprit libéral et cœur sensible, fut constitutionnel, girondin, -thermidorien. Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se -déclara sans-culotte et même Robespierriste.</p> - -<p>Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents, -le culte de l’Être Suprême. Bouvard préférait celui de la Nature. Il -aurait salué avec plaisir l’image d’une grosse femme, versant de ses -mamelles à ses adorateurs, non pas de l’eau, mais du chambertin.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p> - -<p>Pour avoir plus de faits à l’appui de leurs arguments, ils se -procurèrent d’autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois, -Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les -embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa -cause.</p> - -<p>Ainsi, Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus -pour faire des motions qui perdraient la République,—et, selon -Pécuchet, Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois.</p> - -<p>«Jamais de la vie! Explique-moi plutôt pourquoi la sœur de -Robespierre avait une pension de Louis XVIII?</p> - -<p>—Pas du tout! c’était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça, -quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d’Égalité, eut -avec lui une conférence secrète? Je veux qu’on réimprime, dans les -mémoires de la Campan, les paragraphes supprimés! Le décès du dauphin -me paraît louche. La poudrière de Grenelle, en sautant, tua deux -mille personnes! Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise!» car Pécuchet -n’était pas loin de la connaître, et rejetait tous les crimes sur les -manœuvres des aristocrates, l’or de l’étranger.</p> - -<p>Dans l’esprit de Bouvard, «montez au ciel, fils de saint Louis!» -les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient -indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de -victimes tout juste.</p> - -<p>Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> jusqu’à Nantes, dans -une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également -conçut des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens.</p> - -<p>La Révolution est, pour les uns, un événement satanique. D’autres -la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté, -naturellement, sont des martyrs.</p> - -<p>Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de -rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre -cette méthode dans l’examen des époques plus récentes? Mais l’histoire -doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d’avoir déchiré -Tibère. Après tout, que la reine ait eu des amants, que Dumouriez dès -Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la -Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, -qu’importe au développement de la Révolution, dont les origines sont -profondes et les résultats incalculables?</p> - -<p>Donc, elle devait s’accomplir, être ce qu’elle fut, mais supposez -la fuite du roi sans entrave, Robespierre s’échappant, ou Bonaparte -assassiné,—hasards qui dépendaient d’un aubergiste moins scrupuleux, -d’une porte ouverte, d’une sentinelle endormie,—et le train du monde -changeait.</p> - -<p>Ils n’avaient plus, sur les hommes et les faits de cette époque, une -seule idée d’aplomb.</p> - -<p>Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les -histoires, tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces -manuscrites; car, de la <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> moindre omission, une erreur peut dépendre -qui en amènera d’autres à l’infini. Ils y renoncèrent.</p> - -<p>Mais le goût de l’histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour -elle-même.</p> - -<p>Peut-être est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes? -les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et -ils commencèrent le bon Rollin.</p> - -<p>«Quel tas de balivernes! s’écria Bouvard dès le premier chapitre.</p> - -<p>—Attends un peu», dit Pécuchet en fouillant dans le bas de leur -bibliothèque, où s’entassaient les livres du dernier propriétaire, -un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit; et, ayant déplacé -beaucoup de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des -traductions d’Horace, il atteignit ce qu’il cherchait: l’ouvrage de -Beaufort sur l’Histoire romaine.</p> - -<p>Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus; Salluste en fait -honneur aux Troyens d’Énée. Coriolan mourut en exil, selon Fabius -Pictor, par les stratagèmes d’Attius Tullus si l’on en croit Denys. -Sénèque affirme qu’Horatius Coclès s’en retourna victorieux, et Dion -qu’il fut blessé à la jambe. Et La Mothe Le Vayer émet des doutes -pareils, relativement aux autres peuples.</p> - -<p>On n’est pas d’accord sur l’antiquité des Chaldéens, le siècle -d’Homère, l’existence de Zoroastre, les deux empires d’Assyrie. -Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous aurions -de <span class="pagenum" id="Page_159">159</span> César une autre idée si le Vercingétorix avait écrit ses -Commentaires.</p> - -<p>L’histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils -abondent dans la moderne;—et Bouvard et Pécuchet revinrent à la -France, entamèrent Sismondi.</p> - -<p>La succession de tant d’hommes leur donnait envie de les connaître plus -profondément, de s’y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux, -Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms -étaient bizarres ou agréables.</p> - -<p>Mais les événements s’embrouillèrent, faute de savoir les dates.</p> - -<p>Heureusement qu’ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 -cartonné, avec cette épigraphe: «Instruire en amusant».</p> - -<p>Elle combinait les trois systèmes d’Allevy, de Pâris et de Fenaigle.</p> - -<p>Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s’exprimant par -une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris -frappe l’imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à -vis donnera: <i>Clou</i>, <i>vis</i>,—Clovis; et, comme le bruit de la friture -fait <i>ric</i>, <i>ric</i>, des merlans dans une poêle rappelleront Chilpéric. -Fenaigle divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, -ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un -emblème. Donc le premier roi de la première dynastie occupera dans la -première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment -<span class="pagenum" id="Page_160">160</span> il s’appelait, <i>Phar a mond</i>, système Pâris,—et, d’après le -conseil d’Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un -oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l’avènement de ce -prince.</p> - -<p>Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre -maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait -distinct,—et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avaient -plus d’autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la -campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres -généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. -Ils cherchaient, sur les murs, des quantités de choses absentes, -finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles -représentaient.</p> - -<p>D’ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent, -dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être -reportée cinq ans plus tôt qu’on ne la met ordinairement, qu’il y avait -chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez -les Latins de faire commencer l’année. Autant d’occasions pour les -méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères et des -calendriers différents.</p> - -<p>Et de l’insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits.</p> - -<p>Ce qu’il y a d’important, c’est la philosophie de l’histoire!</p> - -<p>Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_161">161</span></p> - -<p>«L’aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et -l’Amérique! mais il a soin de nous apprendre que Théodose était «la -joie de l’univers», qu’Abraham «traitait d’égal avec les rois», et que -la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des -Hébreux m’agace.»</p> - -<p>Pécuchet partagea cette opinion et voulut lui faire lire Vico.</p> - -<p>«Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies -que les vérités des historiens?»</p> - -<p>Pécuchet tâcha d’expliquer les mythes, se perdait dans la <i>Scienza -Nuova</i>.</p> - -<p>«Nieras-tu le plan de la Providence?</p> - -<p>—Je ne le connais pas!» dit Bouvard.</p> - -<p>Et ils décidèrent de s’en rapporter à Dumouchel.</p> - -<p>Le professeur avoua qu’il était maintenant dérouté en fait d’histoire.</p> - -<p>«Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les -voyages de Pythagore. On attaque Bélisaire, Guillaume Tell et jusqu’au -Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C’est -à souhaiter qu’on ne fasse plus de découvertes, et même l’Institut -devrait établir une sorte de canon prescrivant ce qu’il faut croire!»</p> - -<p>Il envoyait en post-scriptum des règles de critique prises dans le -cours de Daunou:</p> - -<p>«Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaises preuves: elles -ne sont pas là pour répondre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_162">162</span></p> - -<p>—Rejeter les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre -avalée par Saturne.</p> - -<p>—L’architecture peut mentir, exemple: l’arc du Forum, où Titus est -appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée.</p> - -<p>—Les médailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des -monnaies avec le coin de Henri II.</p> - -<p>—Tenez en compte l’adresse des faussaires, l’intérêt des apologistes -et des calomniateurs.»</p> - -<p>Peu d’historiens ont travaillé d’après ces règles, mais tous en vue -d’une cause spéciale, d’une religion, d’une nation, d’un parti, d’un -système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des -exemples moraux.</p> - -<p>Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux; -car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais, dans le choix des -documents, un certain esprit dominera,—et, comme il varie suivant les -conditions de l’écrivain, jamais l’histoire ne sera fixée.</p> - -<p>«C’est triste», pensaient-ils.</p> - -<p>Cependant on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire -bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme -un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle -œuvre semblait exécutable à Pécuchet.</p> - -<p>«Veux-tu que nous essayions de composer une histoire?</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux! Mais laquelle?</p> - -<p>—Effectivement, laquelle?»</p> - -<p>Bouvard s’était assis, Pécuchet marchait de long en <span class="pagenum" id="Page_163">163</span> large dans le -musée, quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s’arrêtant tout à coup:</p> - -<p>«Si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême?</p> - -<p>—Mais c’était un imbécile! répliqua Bouvard.</p> - -<p>—Qu’importe! Les personnages du second plan ont parfois une influence -énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage des affaires.»</p> - -<p>Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en -possédait sans doute par lui-même ou par de vieux gentilshommes de ses -amis.</p> - -<p>Ils méditèrent ce projet, le débattirent et résolurent enfin de passer -quinze jours à la bibliothèque municipale de Caen pour y faire des -recherches.</p> - -<p>Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des -brochures, avec une lithographie coloriée représentant de trois quarts -Monseigneur le duc d’Angoulême.</p> - -<p>Le drap bleu de son habit d’uniforme disparaissait sous les épaulettes, -les crachats et le grand cordon rouge de la Légion d’honneur. Un collet -extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était -encadrée par les frisons de sa chevelure et de minces favoris, et de -lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à sa -figure une expression de bonté insignifiante.</p> - -<p>Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme:</p> - -<p>Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l’abbé -Guénée, l’ennemi de Voltaire. A Turin, on lui fait fondre un canon, -et il étudie les campagnes <span class="pagenum" id="Page_164">164</span> de Charles VIII. Aussi est-il nommé, -malgré sa jeunesse, colonel d’un régiment de gardes-nobles.</p> - -<p>1797. Son mariage.</p> - -<p>1814. Les Anglais s’emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux et -montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince.</p> - -<p>1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d’Espagne, -et Toulon, sans Masséna, était livré à l’Angleterre.</p> - -<p>Opérations dans le Midi.—Il est battu, mais relâché sous la promesse -de rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le -roi, son oncle.</p> - -<p>Après les Cent Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille. -Plusieurs années s’écoulent.</p> - -<p>Guerre d’Espagne.—Dès qu’il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit -partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les -colonnes d’Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand et s’en -retourne.</p> - -<p>Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans -les préfectures, <i>Te Deum</i> dans les cathédrales. Les Parisiens sont au -comble de l’ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les -théâtres des allusions au héros.</p> - -<p>L’enthousiasme diminue. Car, en 1827, à Cherbourg, un bal organisé par -souscription rate.</p> - -<p>Comme il est grand amiral de France, il inspecte la flotte, qui va -partir pour Alger.</p> - -<p>Juillet 1830. Marmont lui apprend l’état des affaires. <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> Alors il -entre dans une telle fureur qu’il se blesse la main à l’épée du général.</p> - -<p>Le roi lui confie le commandement de toutes les forces.</p> - -<p>Il rencontre au bois de Boulogne des détachements de la ligne et ne -trouve pas un seul mot à leur dire.</p> - -<p>De Saint-Cloud, il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne -l’ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s’assoit au pied -d’un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant -Saint-Cyr et envoie aux élèves des paroles d’espérance.</p> - -<p>A Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux.</p> - -<p>Il s’embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa -carrière.</p> - -<p>On doit y relever l’importance qu’eurent les ponts. D’abord, il -s’expose inutilement sur le pont de l’Inn, il enlève le pont -Saint-Esprit et le pont de Lauriol; à Lyon, les deux ponts lui sont -funestes, et sa fortune expire devant le pont de Sèvres.</p> - -<p>Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il -joignait une grande politique. Car il offrit à chaque soldat soixante -francs pour abandonner l’empereur, et en Espagne il tâcha de corrompre -à prix d’argent les constitutionnels.</p> - -<p>Sa réserve était si profonde qu’il consentit au mariage projeté entre -son père et la reine d’Étrurie, à la formation d’un cabinet nouveau -après les ordonnances, à l’abdication en faveur de Chambord, à tout ce -que l’on voulait.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p> - -<p>La fermeté pourtant ne lui manquait pas. A Angers, il cassa -l’infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au -moyen d’une manœuvre, était parvenue à lui faire escorte, tellement -que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les -genoux comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et -pardonna à l’infanterie: véritable jugement de Salomon.</p> - -<p>Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence, en -obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre -lui.</p> - -<p>Détails intimes, traits du prince:</p> - -<p>Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son -frère, à creuser une pièce d’eau que l’on voit encore. Une fois, il -visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but à la -santé du roi.</p> - -<p>Tout en se promenant pour marquer le pas, il se répétait à lui-même: -«Une, deux! une, deux! une, deux!»</p> - -<p>On a conservé quelques-uns de ses mots:</p> - -<p>A une députation de Bordelais: «Ce qui me console de n’être pas à -Bordeaux, c’est de me trouver au milieu de vous!»</p> - -<p>Aux protestants de Nîmes: «Je suis bon catholique, mais je n’oublierai -jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.»</p> - -<p>Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu: «Bien, mes amis! Les -nouvelles sont bonnes! Ça va bien, très bien!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_167">167</span></p> - -<p>Après l’abdication de Charles X: «Puisqu’ils ne veulent pas de moi, -qu’ils s’arrangent!»</p> - -<p>Et, en 1814, à tout propos, dans le moindre village: «Plus de guerre, -plus de conscription, plus de droits réunis.»</p> - -<p>Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout.</p> - -<p>La première du comte d’Artois débutait ainsi: «Français, le frère de -votre roi est arrivé!»</p> - -<p>Celle du prince: «J’arrive. Je suis le fils de vos rois. Vous êtes -Français.»</p> - -<p>Ordre du jour daté de Bayonne: «Soldats, j’arrive!»</p> - -<p>Une autre, en pleine défection: «Continuez à soutenir, avec la vigueur -qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La -France l’attend de vous!»</p> - -<p>Dernière à Rambouillet: «Le roi est entré en arrangement avec le -gouvernement établi à Paris, et tout porte à croire que cet arrangement -est sur le point d’être conclu.» <i>Tout porte à croire</i> était sublime.</p> - -<p>«Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c’est qu’on ne mentionne pas ses -affaires de cœur!»</p> - -<p>Et ils notèrent en marge: «Chercher les amours du prince!»</p> - -<p>Au moment de partir, le bibliothécaire, se ravisant, leur fit voir un -autre portrait du duc d’Angoulême.</p> - -<p>Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l’œil -encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, -voltigeant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span></p> - -<p>Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats, ou -bien crépus, à moins qu’il ne poussât la coquetterie jusqu’à se faire -friser?</p> - -<p>Question grave, suivant Pécuchet, car la chevelure donne le -tempérament, le tempérament l’individu.</p> - -<p>Bouvard pensait qu’on ne sait rien d’un homme tant qu’on ignore ses -passions; et, pour éclaircir ces deux points, ils se présentèrent -au château de Faverges. Le comte n’y était pas, cela retardait leur -ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés.</p> - -<p>La porte de la maison était grande ouverte, personne dans la cuisine. -Ils montèrent l’escalier, et que virent-ils au milieu de la chambre de -Bouvard? M<sup>me</sup> Bordin, qui regardait de droite et de gauche.</p> - -<p>«Excusez-moi, dit-elle en s’efforçant de rire. Depuis une heure je -cherche votre cuisinière, dont j’aurais besoin pour mes confitures.»</p> - -<p>Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise et dormant -profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux.</p> - -<p>«Qu’est-ce encore? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions!»</p> - -<p>Il était clair qu’en leur absence M<sup>me</sup> Bordin lui en faisait.</p> - -<p>Germaine sortit de sa torpeur et déclara une indigestion.</p> - -<p>«Je reste pour vous soigner», dit la veuve.</p> - -<p>Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes -s’agitaient. C’était M<sup>me</sup> Castillon, la fermière. Elle cria: «Gorju! -Gorju!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_169">169</span></p> - -<p>Et, du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement:</p> - -<p>«Il n’est pas là!»</p> - -<p>Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en émoi. -Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs -guêtres sans murmurer.</p> - -<p>Ensuite, ils allèrent voir le bahut.</p> - -<p>Ses morceaux épars jonchaient le fournil; les sculptures étaient -endommagées, les battants rompus.</p> - -<p>A ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses -pleurs et Pécuchet en avait un tremblement.</p> - -<p>Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa le fait: il venait de -mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l’avait -jeté par terre.</p> - -<p>«A qui la vache? dit Pécuchet.</p> - -<p>—Je ne sais pas.</p> - -<p>—Eh! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l’heure! C’est de -votre faute!»</p> - -<p>Ils y renonçaient du reste—depuis trop longtemps il les lanternait—et -ne voulaient plus de sa personne ni de son travail.</p> - -<p>Ces messieurs avaient tort. Le dommage n’était pas si grand. Avant -trois semaines, tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans -la cuisine, où Germaine arrivait, en se traînant, pour faire le dîner.</p> - -<p>Ils remarquèrent sur la table une bouteille de calvados, aux trois -quarts vidée.</p> - -<p>«Sans doute par vous! dit Pécuchet à Gorju.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_170">170</span></p> - -<p>—Moi! jamais.»</p> - -<p>Bouvard objecta:</p> - -<p>«Vous étiez le seul homme dans la maison.</p> - -<p>—Eh bien, et les femmes?» reprit l’ouvrier avec un clin d’œil -oblique.</p> - -<p>Germaine le surprit:</p> - -<p>«Dites plutôt que c’est moi!</p> - -<p>—Certainement, c’est vous!</p> - -<p>—Et c’est moi peut-être qui ai démoli l’armoire!»</p> - -<p>Gorju fit une pirouette.</p> - -<p>«Vous ne voyez donc pas qu’elle est saoûle!»</p> - -<p>Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur; elle, -empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de -coton. M<sup>me</sup> Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju.</p> - -<p>La vieille éclata.</p> - -<p>«Si ce n’est pas une abomination! que vous passiez des journées -ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espèce de Parisien, -mangeur de bourgeoise! qui vient chez nos maîtres pour leur faire -accroire des farces!»</p> - -<p>Les prunelles de Bouvard s’écarquillèrent.</p> - -<p>«Quelles farces?</p> - -<p>—Je dis qu’on se fiche de vous!</p> - -<p>—On ne se fiche pas de moi», s’écria Pécuchet, et, indigné de son -insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa; qu’elle eût à -déguerpir. Bouvard ne s’opposa point à cette décision, et ils se -retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, -tandis que M<sup>me</sup> Bordin tâchait de la consoler.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_171">171</span></p> - -<p>Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se -demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s’était brisé, -que réclamait M<sup>me</sup> Castillon en appelant Gorju,—et s’il avait -déshonoré Mélie!</p> - -<p>«Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et -nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du -duc d’Angoulême!»</p> - -<p>Pécuchet ajouta:</p> - -<p>«Combien de questions autrement considérables, et encore plus -difficiles!»</p> - -<p>D’où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut -les compléter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est -défectueuse.—«Faisons venir quelques romans historiques!»</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_5" class="souschapitre">V</h2> -</div> - -<p>Ils lurent d’abord Walter Scott.</p> - -<p>Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau.</p> - -<p>Les hommes du passé qui n’étaient pour eux que des fantômes ou des -noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, -garde-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, -combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et -prient, dans la salle d’armes des châteaux, sur le banc noir des -auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des -échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement -composés entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des -yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu -des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse -un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur -les huttes de feuillages. Sans connaître les modèles, ils trouvaient -ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète. L’hiver s’y -passa.</p> - -<p>Leur déjeuner fini, ils s’installaient dans la petite <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> salle, aux -deux bouts de la cheminée; et en face l’un de l’autre, avec un livre -à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, -ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte et -continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe, -Bouvard avait des conserves bleues; Pécuchet portait la visière de sa -casquette inclinée sur le front.</p> - -<p>Germaine n’était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir -au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses -matérielles.</p> - -<p>Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d’une -lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts -comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et parlent -brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d’affreuses -blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y -a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements, -et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la -réflexion. L’amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les -massacres font sourire.</p> - -<p>Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras -de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte -d’Arlincourt.</p> - -<p>La couleur de Frédéric Soulié (comme celle du bibliophile Jacob) leur -parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85 -de son <i>Lascaris</i>, une Espagnole qui fume une pipe, «une longue pipe -arabe», au milieu du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p> - -<p>Pécuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser -Dumas au point de vue de la science.</p> - -<p>L’auteur, dans les <i>Deux Diane</i>, se trompe de dates. Le mariage du -Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. -Comment sait-il (voir le <i>Page du duc de Savoie</i>) que Catherine de -Médicis, après la mort de son époux, voulait recommencer la guerre? -Il est peu probable qu’on ait couronné le duc d’Anjou, la nuit, dans -une église, épisode qui agrémente la <i>Dame de Montsoreau</i>. La <i>Reine -Margot</i>, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était -pas absent. Il opina au Conseil avant la Saint-Barthélemy, et Henri de -Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Henri III ne -revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines! le -miracle de l’aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés -de Jeanne d’Albret. Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas.</p> - -<p>Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de -son <i>Quentin Durward</i>. Le meurtre de l’évêque de Liège est avancé de -quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d’Arschel et non -Ameline de Croy. Loin d’être tué par un soldat, il fut mis à mort par -Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, -n’exprimait aucune menace, puisque les loups l’avaient à demi dévorée.</p> - -<p>Bouvard n’en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s’ennuyer -de la répétition des mêmes <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> effets. L’héroïne, ordinairement, vit à -la campagne avec son père, et l’amoureux, un enfant volé, est rétabli -dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant -philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets -facétieux et d’interminables dialogues, une pruderie bête, manque -complet de profondeur.</p> - -<p>En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.</p> - -<p>Il s’enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, -aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise! -Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu’il avait, se trouvait -lui-même changé.</p> - -<p>Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de -théâtre.</p> - -<p>Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs -Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d’Arc, et bien des marquises de -Pompadour et des conspirations de Cellamare.</p> - -<p>Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car -il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut -détruire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les -figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie -Stuart pleureuse, Richelieu cruel; enfin, tous les caractères se -montrent d’un seul bloc, par amour des idées simples et respect de -l’ignorance, si bien que le dramaturge, loin d’élever, abaisse; au lieu -d’instruire, abrutit.</p> - -<p>Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> se mit à -lire <i>Consuelo</i>, <i>Horace</i>, <i>Mauprat</i>, fut séduit par la défense des -opprimés, le côté social et républicain des thèses.</p> - -<p>Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de -lecture des romans d’amour.</p> - -<p>A haute voix, et l’un après l’autre, ils parcoururent la <i>Nouvelle -Héloïse</i>, <i>Delphine</i>, <i>Adolphe</i>, <i>Ourika</i>. Mais les bâillements de -celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt -laissaient tomber le livre par terre.</p> - -<p>Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, -l’époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité; -toujours du sentiment! comme si le monde ne contenait pas autre chose.</p> - -<p>Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels que le <i>Voyage -autour de ma chambre</i>, par Xavier de Maistre; <i>Sous les Tilleuls</i>, -d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la -narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa -maîtresse. Un tel sans-gêne d’abord les charma, puis leur parut -stupide, car l’auteur efface son œuvre en y étalant sa personne.</p> - -<p>Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans -d’aventures; l’intrigue les intéressait d’autant plus qu’elle était -enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s’évertuaient à prévoir -les dénouements, devinrent là-dessus très forts, et se lassèrent d’une -amusette indigne d’esprits sérieux.</p> - -<p>L’œuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, -et comme des grains de poussière <span class="pagenum" id="Page_177">177</span> sous le microscope. Dans les -choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n’avaient -pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.</p> - -<p>«Quel observateur!» s’écriait Bouvard.</p> - -<p>—Moi, je le trouve chimérique, finit par dire Pécuchet. «Il croit aux -sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les -coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois -ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce -qui est plat, et décrire tant de sottises! Il a fait un roman sur la -chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer; -comme un certain Ricard avait fait le <i>Cocher de fiacre</i>, <i>le Porteur -d’eau</i>, <i>le Marchand de coco</i>. Nous en aurions sur tous les métiers -et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages -de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la -littérature, mais de la statistique ou de l’ethnographie.»</p> - -<p>Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s’instruire, descendre -plus avant dans la connaissance des mœurs. Il relut Paul de Kock, -feuilleta de vieux ermites de la Chaussée-d’Antin.</p> - -<p>«Comment perdre son temps à des inepties pareilles? disait Pécuchet.</p> - -<p>—Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents.</p> - -<p>—Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui -m’exalte, qui m’enlève aux misères de ce monde!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p> - -<p>Et Pécuchet, porté à l’idéal, tourna Bouvard, insensiblement, vers la -tragédie.</p> - -<p>Le lointain où elle se passe, les intérêts qu’on y débat et la -condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de -grandeur.</p> - -<p>Un jour, Bouvard prit <i>Athalie</i> et débita le songe tellement bien, que -Pécuchet voulut à son tour l’essayer. Dès la première phrase, sa voix -se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et, -bien que forte, indistincte.</p> - -<p>Bouvard, plein d’expérience, lui conseilla, pour l’assouplir, de -la déployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de -la replier,—en émettant deux gammes, l’une montante, l’autre -descendante;—et lui-même se livrait à cet exercice, le matin, dans son -lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant -ce temps-là, travaillait de la même façon: leur porte était close, et -ils braillaient séparément.</p> - -<p>Ce qui leur plaisait de la tragédie, c’était l’emphase, les discours -sur la politique, les maximes de perversité.</p> - -<p>Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et -de Voltaire, et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme -au Théâtre-Français, marchait la main sur l’épaule de Pécuchet en -s’arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, -accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le -<i>Philoctète</i> de La Harpe, un joli hoquet dans <i>Gabrielle de Vergy</i>, -et quand il faisait Denys, tyran de <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> Syracuse, une manière de -considérer son fils en l’appelant: «Monstre digne de moi!» qui était -vraiment terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui -manquaient, non la bonne volonté.</p> - -<p>Une fois, dans la <i>Cléopâtre</i> de Marmontel, il imagina de reproduire -le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dû le faire l’automate inventé -exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu’au soir. La -tragédie tomba dans leur estime.</p> - -<p>Bouvard en fut las le premier, et, y mettant de la franchise, démontra -combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens, -l’absurdité des confidents.</p> - -<p>Ils abordèrent la comédie, qui est l’école des nuances. Il faut -disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet -n’en put venir à bout et échoua complètement dans <i>Célimène</i>.</p> - -<p>Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs -assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux -qu’Égisthe et qu’Agamemnon.</p> - -<p>Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l’on -voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs -maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes -et d’infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu’à -Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme -triviales.</p> - -<p>Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa -jeunesse.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_180">180</span></p> - -<p>Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas ou -Bouchardy, et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine, mais -lyrique, désordonnée.</p> - -<p>Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de -Frédérick Lemaître, M<sup>me</sup> Bordin se montra tout à coup avec son châle -vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu’elle rapportait, ces messieurs -ayant l’obligeance de lui prêter des romans quelquefois.</p> - -<p>«Mais continuez!» car elle était là depuis une minute et avait plaisir -à les entendre.</p> - -<p>Ils s’excusèrent. Elle insistait.</p> - -<p>«Mon Dieu! dit Bouvard, rien ne nous empêche...»</p> - -<p>Pécuchet allégua, par fausse honte, qu’ils ne pouvaient jouer à -l’improviste, sans costume.</p> - -<p>«Effectivement! nous aurions besoin de nous déguiser!»</p> - -<p>Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et -le prit.</p> - -<p>Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon.</p> - -<p>Des araignées couraient le long des murs, et les spécimens géologiques -encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des -fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que M<sup>me</sup> -Bordin pût s’asseoir.</p> - -<p>Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de -<i>la Tour de Nesle</i>. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent -trop d’action.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p> - -<p>«Elle aimera mieux du classique! <i>Phèdre</i>, par exemple?</p> - -<p>—Soit!»</p> - -<p>Bouvard conta le sujet.—«C’est une reine, dont le mari a, d’une autre -femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme;—y sommes-nous? -En route!»</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée,<br /> - Je l’aime!</p> - </div> -</div> - -<p>Et, parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage, -«cette tête charmante», se désolait de ne l’avoir pas rencontré sur la -flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.</p> - -<p>La mèche du bonnet rouge s’inclinait amoureusement,—et sa voix -tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en -pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de -l’émotion.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin, immobile, écarquillait les yeux, comme devant les -faiseurs de tours; Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches -de chemise, les regardait par la fenêtre.</p> - -<p>Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens, -le remords, le désespoir, et il se précipita sur le glaive idéal de -Pécuchet avec tant de violence que, trébuchant dans les cailloux, il -faillit tomber par terre!</p> - -<p>«Ne faites pas attention! Puis, Thésée arrive, et elle s’empoisonne.</p> - -<p>—Pauvre femme!» dit M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_182">182</span></p> - -<p>Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau.</p> - -<p>Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois pièces: <i>Robert -le Diable</i> dans la capitale, <i>le Jeune Mari</i> à Rouen,—et une autre -à Falaise, qui était bien amusante et qu’on appelait <i>la Brouette du -Vinaigrier</i>.</p> - -<p>Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de <i>Tartuffe</i>, au troisième -acte.</p> - -<p>Pécuchet crut une explication nécessaire:</p> - -<p>«Il faut savoir que Tartufe...»</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin l’interrompit.</p> - -<p>«On sait ce que c’est qu’un Tartufe!»</p> - -<p>Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe.</p> - -<p>«Je ne vois que la robe de moine, dit Pécuchet.</p> - -<p>—N’importe! mets-la!»</p> - -<p>Il reparut avec elle et un Molière.</p> - -<p>Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe venant à caresser les genoux -d’Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme:</p> - -<p><i>Que fait là votre main?</i></p> - -<p>Bouvard, bien vite, répliqua d’une voix sucrée:</p> - -<p><i>Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse.</i> Et il dardait ses -prunelles, tendait la bouche, reniflait, avec un air extrêmement -lubrique, finit même par s’adresser à M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>Les regards de cet homme la gênaient,—et quand il s’arrêta, humble et -palpitant, elle cherchait presque une réponse.</p> - -<p>Pécuchet eut recours au livre:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_183">183</span></p> - -<p>«<i>La déclaration est tout à fait galante.</i></p> - -<p>—Ah! oui, s’écria-t-elle, c’est un fier enjôleur.</p> - -<p>—N’est-ce pas? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d’un -chic plus moderne.» Et, ayant défait sa redingote, il s’accroupit sur -un moellon et déclama, la tête renversée:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Des flammes de tes yeux inonde ma paupière.<br /> - Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir,<br /> - Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir.</p> - </div> -</div> - -<p>—Ça me ressemble, pensa-t-elle.</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie,<br /> - Car cette heure est à nous et le reste est folie!</p> - </div> -</div> - -<p>—Comme vous êtes drôle!»</p> - -<p>Et elle riait d’un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait -ses dents.</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanza"> - <span class="i14">N’est-ce pas qu’il est doux</span><br /> - <span class="i0">D’aimer, et de savoir qu’on vous aime à genoux?</span><br /> - </div> - </div> -</div> - -<p>Il s’agenouilla.</p> - -<p>«Finissez donc!»</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,<br /> - Dona Sol, ma beauté, mon amour!</p> - </div> -</div> - -<p>«Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.</p> - -<p>—Heureusement! car sans cela!...» Et M<sup>me</sup> Bordin sourit, au lieu de -terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_184">184</span></p> - -<p>Il avait plu tout à l’heure, et, le chemin par la hêtrée n’étant -pas facile, mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard -l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.</p> - -<p>D’abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était -encore ému de sa déclamation,—et elle éprouvait au fond de l’âme -comme une surprise, un charme qui venait de la littérature. L’art, en -de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres,—et des mondes -peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.</p> - -<p>Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches -lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits -cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une épine en -fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.</p> - -<p>«Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l’air à pleins poumons.</p> - -<p>—Aussi, vous vous donnez un mal!</p> - -<p>—Ce n’est pas que j’aie du talent, mais pour du feu, j’en possède.</p> - -<p>—On voit..., reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous -avez... aimé... autrefois.</p> - -<p>—Autrefois, seulement, vous croyez!»</p> - -<p>Elle s’arrêta.</p> - -<p>«Je n’en sais rien!</p> - -<p>—Que veut-elle dire?» Et Bouvard sentait battre son cœur.</p> - -<p>Une flaque au milieu du sable, obligeant à un détour, les fit monter -sous la charmille.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_185">185</span></p> - -<p>Alors ils causèrent de la représentation.</p> - -<p>«Comment s’appelle votre dernier morceau?</p> - -<p>—C’est tiré de <i>Hernani</i>, un drame.</p> - -<p>—Ah!» puis lentement, et se parlant à elle-même, «ce doit être bien -agréable un monsieur qui vous dit des choses pareilles,—pour tout de -bon.</p> - -<p>—Je suis à vos ordres, répondit Bouvard.</p> - -<p>—Vous?</p> - -<p>—Oui! moi!</p> - -<p>—Quelle plaisanterie!</p> - -<p>—Pas le moins du monde!»</p> - -<p>Et, ayant jeté un regard autour d’eux, il la prit à la ceinture, par -derrière, et la baisa sur la nuque fortement.</p> - -<p>Elle devint très pâle comme si elle allait s’évanouir,—et s’appuya -d’une main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières et secoua la -tête.</p> - -<p>«C’est passé.»</p> - -<p>Il la regardait avec ébahissement.</p> - -<p>La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une -rigole coulait de l’autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe -et se tenait au bord, indécise:</p> - -<p>«Voulez-vous mon aide?</p> - -<p>—Inutile.</p> - -<p>—Pourquoi?</p> - -<p>—Ah! vous êtes trop dangereux!»</p> - -<p>Et, dans le saut qu’elle fit, son bas blanc parut.</p> - -<p>Bouvard se blâma d’avoir raté l’occasion. Bah! elle se -retrouverait,—et puis les femmes ne sont pas <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> toutes les mêmes. Il -faut brusquer les unes, l’audace vous perd avec les autres. En somme, -il était content de lui,—et s’il ne confia pas son espoir à Pécuchet, -ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse.</p> - -<p>A partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju, -tout en regrettant de n’avoir pas un théâtre de société.</p> - -<p>La petite bonne s’amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage, -fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades -philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans -les mélodrames;—si bien que, charmés de son goût, ils pensèrent à lui -donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective -éblouissait l’ouvrier.</p> - -<p>Le bruit de leurs travaux s’était répandu. Vaucorbeil leur en parla -d’une façon narquoise. Généralement on les méprisait.</p> - -<p>Ils s’en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet -porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine -ronde et sa calvitie, que de se faire «une tête à la Béranger».</p> - -<p>Enfin, ils résolurent de composer une pièce.</p> - -<p>Le difficile, c’était le sujet.</p> - -<p>Ils le cherchaient en déjeunant et buvaient du café, liqueur -indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite -ils allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans -le verger, s’y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors -l’inspiration, <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.</p> - -<p>Ou bien, ils s’enfermaient à double tour. Bouvard nettoyait la table, -mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au -plafond, pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait, les jambes -droites et la tête basse.</p> - -<p>Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée; au moment -de la saisir, elle avait disparu.</p> - -<p>Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un -titre au hasard et un fait en découle; on développe un proverbe, on -combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils -feuilletèrent vainement des recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des -causes célèbres, un tas d’histoires.</p> - -<p>Et ils rêvaient d’être joués à l’Odéon, pensaient aux spectacles, -regrettaient Paris.</p> - -<p>«J’étais fait pour être auteur, et ne pas m’enterrer à la campagne! -disait Bouvard.</p> - -<p>—Moi de même», répondait Pécuchet.</p> - -<p>Une illumination lui vint: s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne -savaient pas les règles.</p> - -<p>Ils les étudièrent dans la <i>Pratique du Théâtre</i>, par d’Aubignac, et -dans quelques ouvrages moins démodés.</p> - -<p>On y débat des questions importantes: si la comédie peut s’écrire en -vers;—si la tragédie n’excède point les bornes, en tirant sa fable de -l’histoire moderne;—si les héros doivent être vertueux;—quel <span class="pagenum" id="Page_188">188</span> -genre de scélérats elle comporte;—jusqu’à quel point les horreurs y -sont permises;—que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt -grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Inventez des ressorts qui puissent m’attacher,</p> - </div> -</div> - -<p>dit Boileau.</p> - -<p>Par quel moyen inventer des ressorts?</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <p class="noindent">Que dans tous vos discours la passion émue<br /> - Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.</p> - </div> -</div> - -<p>Comment échauffer le cœur?</p> - -<p>Donc les règles ne suffisent pas; il faut, de plus, le génie.</p> - -<p>Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l’Académie française, -n’entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué -par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.</p> - -<p>La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle -et firent venir les comptes rendus de pièces dans les journaux.</p> - -<p>Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des -chefs-d’œuvre, des révérences faites à des platitudes,—et les -âneries de ceux qui passent pour savants, et la bêtise des autres que -l’on proclame spirituels!</p> - -<p>C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter.</p> - -<p>Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et, dans les -sifflées, quelque chose leur agréait.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_189">189</span></p> - -<p>Ainsi l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la -foule inconcevable.</p> - -<p>Bouvard posa le dilemme à Barberou; Pécuchet, de son côté, écrivit à -Dumouchel.</p> - -<p>L’ancien commis-voyageur s’étonna du ramollissement causé par la -province; son vieux Bouvard tournait à la bédolle, bref «n’y était plus -du tout».</p> - -<p>Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans -l’article Paris.—On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, -c’est ce qui amuse.</p> - -<p>«Mais, imbécile, s’écria Pécuchet, ce qui t’amuse n’est pas ce qui -m’amuse, et les autres et toi-même s’en fatigueront plus tard. Si les -pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il -que les meilleures soient toujours lues?» Et il attendit la réponse de -Dumouchel.</p> - -<p>Suivant le professeur, le sort immédiat d’une pièce ne prouvait rien. -Le <i>Misanthrope</i> et <i>Athalie</i> tombèrent. <i>Zaïre</i> n’est plus comprise. -Qui parle aujourd’hui de Ducange et de Picard? Et il rappelait tous -les grands succès contemporains, depuis <i>Fanchon la Vielleuse</i> jusqu’à -<i>Gaspardo le Pêcheur</i>, déplorait la décadence de notre scène. Elle a -pour cause le mépris de la littérature, ou plutôt du style.</p> - -<p>Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style,—et, -grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de -tous ses genres, comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, -les tournures qui sont nobles, les mots qui sont <span class="pagenum" id="Page_190">190</span> bas. <i>Chiens</i> se -relève par <i>dévorants</i>. <i>Vomir</i> ne s’emploie qu’au figuré. <i>Fièvre</i> -s’applique aux passions. <i>Vaillance</i> est beau en vers.</p> - -<p>«Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.</p> - -<p>—Plus tard! Occupons-nous de la prose d’abord.»</p> - -<p>On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur -lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le -style, mais encore par la langue.</p> - -<p>Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet, et ils se mirent à -étudier la grammaire.</p> - -<p>Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis, comme -en latin? Les uns pensent que oui, les autres pensent que non. Ils -n’osèrent se décider.</p> - -<p>Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le -sujet ne s’accorde pas.</p> - -<p>Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe -présent; mais l’Académie en pose une peu commode à saisir.</p> - -<p>Ils furent bien aises d’apprendre que <i>leur</i>, pronom, s’emploie pour -les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que <i>où</i> et <i>en</i> -s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.</p> - -<p>Doit-on dire: «Cette femme a l’air bon» ou «l’air bonne»?—«une bûche -de bois sec» ou «de bois sèche»?—«ne pas laisser <i>de</i>» ou <i>que -de</i>?—«une troupe de voleurs survint», ou «survinrent»?</p> - -<p>Autres difficultés: «autour et à l’entour», dont Racine et Boileau ne -voyaient pas la différence;—«imposer» ou «en imposer», synonymes chez -Massillon <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> et chez Voltaire;—«croasser» et «coasser», confondus -par La Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une -grenouille.</p> - -<p>Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord. Ceux-ci voient une -beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes -dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont -ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent -les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de -<i>lentilles</i> et <i>cassonade</i>, préconise <i>nentilles</i> et <i>castonade</i>. -Bouhours, <i>jérarchie</i> et non pas <i>hiérarchie</i>, et M. Chapsal les -<i>œils de la soupe</i>.</p> - -<p>Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des <i>z’annetons</i> -vaudrait mieux que des <i>hannetons</i>, des <i>z’aricots</i> que des -<i>haricots</i>,—et, sous Louis XIV, on prononçait <i>Roume</i> et monsieur de -<i>Lioune</i> pour <i>Rome</i> et monsieur de <i>Lionne</i>!</p> - -<p>Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut -d’orthographe positive et qu’il ne saurait y en avoir.</p> - -<p>Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une -illusion.</p> - -<p>En ce temps-là, d’ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu’il -faut écrire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu’on ait -senti, observé.</p> - -<p>Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent -capables d’écrire: une pièce est gênante par l’étroitesse du cadre, -mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent -dans leurs souvenirs.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_192">192</span></p> - -<p>Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, -et il ambitionnait de s’en venger par un livre.</p> - -<p>Bouvard avait connu, à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne -et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.</p> - -<p>Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets en -un seul,—en demeurèrent là, passèrent aux suivants:—une femme qui -cause le malheur d’une famille,—une femme, son mari et son amant,—une -femme qui serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un -mauvais prêtre.</p> - -<p>Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses -fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient.</p> - -<p>Pécuchet était pour le sentiment et l’idée, Bouvard pour l’image et la -couleur,—et ils commençaient à ne plus s’entendre, chacun s’étonnant -que l’autre fût si borné.</p> - -<p>La science qu’on nomme esthétique trancherait peut-être leurs -différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya -une liste d’ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part et se -communiquaient leurs réflexions.</p> - -<p>D’abord, qu’est-ce que le Beau?</p> - -<p>Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini; pour Reid, -une qualité occulte; pour Jouffroy, un fait indécomposable; pour de -Maistre, ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à -la raison.</p> - -<p>Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> les sciences, -la géométrie est belle; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que -la mort de Socrate ne soit belle; un beau dans le règne animal. La -beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être -beau, vu ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en -nous des idées de bassesse.</p> - -<p>Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin, la -condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété, voilà le -principe.</p> - -<p>«Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux -yeux droits et produisent moins bon effet,—ordinairement.»</p> - -<p>Ils abordèrent la question du sublime.</p> - -<p>Certains objets sont d’eux-mêmes sublimes: le fracas d’un torrent, des -ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est -beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.</p> - -<p>«Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le très -Beau.—Comment les distinguer?</p> - -<p>—Au moyen du tact, répondit Pécuchet.</p> - -<p>—Et le tact, d’où vient-il?</p> - -<p>—Du goût!</p> - -<p>—Qu’est-ce que le goût?»</p> - -<p>On le définit: un discernement spécial, un jugement rapide, l’avantage -de distinguer certains rapports.</p> - -<p>«Enfin, le goût, c’est le goût,—et tout cela ne dit pas la manière -d’en avoir.»</p> - -<p>Il faut observer les bienséances, mais les bienséances <span class="pagenum" id="Page_194">194</span> -varient,—et, si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas -toujours irréprochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont -nous ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.</p> - -<p>Puisqu’une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons -reconnaître des limites entre les arts, et, dans chacun des arts, -plusieurs genres; mais des combinaisons surgissent où le style de l’un -entrera dans l’autre, sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.</p> - -<p>L’application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation -de la Beauté empêche le Vrai; cependant sans idéal pas de Vrai;—c’est -pourquoi les types sont d’une réalité plus continue que les portraits. -L’art d’ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance -dépend de qui l’observe, est une chose relative, passagère.</p> - -<p>Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en -moins, croyait à l’esthétique.</p> - -<p>«Si elle n’est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des -exemples. Or écoute!»</p> - -<p>Et il lut une note qui lui avait demandé bien des recherches.</p> - -<p>«Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicité que réclame -l’histoire.</p> - -<p>«M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux -et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’André Chénier est, -comme poète, au-dessous du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle. Blair, Anglais, -déplore dans Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gémit <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> sur -les licences d’Homère. Lamotte n’admet point l’immortalité de ses -héros. Vida s’indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de -rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles!</p> - -<p>—Tu exagères!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Des doutes l’agitaient,—car si les esprits médiocres (comme observe -Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux -maîtres, et on devra les admirer? C’est trop fort! Cependant les -maîtres sont les maîtres! Il aurait fallu faire s’accorder les -doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir -l’essence du Beau,—et ces questions le travaillèrent tellement que sa -bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.</p> - -<p>Elle était à son plus haut période, quand Marianne, la cuisinière de -M<sup>me</sup> Bordin, vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.</p> - -<p>La veuve n’avait pas reparu depuis la séance dramatique.—Était-ce une -avance? Mais pourquoi l’intermédiaire de Marianne?—Et, pendant toute -la nuit, l’imagination de Bouvard s’égara.</p> - -<p>Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor -et regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette -retentit. C’était le notaire.</p> - -<p>Il traversa la cour, monta l’escalier, se mit dans le fauteuil, et, les -premières politesses échangées, dit que, las d’attendre M<sup>me</sup> Bordin, -il avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p> - -<p>Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de -Pécuchet.</p> - -<p>Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux,—M. Vaucorbeil devant -venir tout à l’heure.</p> - -<p>Enfin elle arriva. Son retard s’expliquait par l’importance de sa -toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied -aux occasions sérieuses.</p> - -<p>Après beaucoup d’ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas -suffisants.</p> - -<p>«Un acre! Mille écus? jamais!»</p> - -<p>Elle cligna ses paupières: «Ah! pour moi!»</p> - -<p>Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.</p> - -<p>Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de -maroquin,—et, en la posant sur la table:</p> - -<p>«Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme—question -brûlante; mais voici une chose qui vous appartient sans doute!» Et il -tendit à Bouvard le second volume des <i>Mémoires du Diable</i>.</p> - -<p>Mélie, tout à l’heure, le lisait dans la cuisine, et comme on doit -surveiller les mœurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en -confisquant le livre.</p> - -<p>Bouvard l’avait prêté à sa servante. On causa de romans.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin les aimait quand ils n’étaient pas lugubres.</p> - -<p>«Les écrivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des -couleurs flatteuses!</p> - -<p>—Il faut peindre! objecta Bouvard.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span></p> - -<p>—Alors, on n’a plus qu’à suivre l’exemple!...</p> - -<p>—Il ne s’agit pas d’exemple!</p> - -<p>—Au moins, conviendrez-vous qu’ils peuvent tomber entre les mains -d’une jeune fille. Moi j’en ai une.</p> - -<p>—Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu’il avait les jours -de contrat de mariage.</p> - -<p>—Eh bien! à cause d’elle, ou plutôt des personnes qui l’entourent, je -les prohibe dans ma maison, car le peuple, cher monsieur!...</p> - -<p>—Qu’a-t-il fait, le peuple?» dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup -sur le seuil.</p> - -<p>Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.</p> - -<p>«Je soutiens, reprit le comte, qu’il faut écarter de lui certaines -lectures.»</p> - -<p>Vaucorbeil répliqua: «Vous n’êtes donc pas pour l’instruction?</p> - -<p>—Si fait! Permettez!</p> - -<p>—Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement!</p> - -<p>—Où est le mal?»</p> - -<p>Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe, -rappelant l’affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté -de la presse.</p> - -<p>«Et celle du théâtre!» ajouta Pécuchet.</p> - -<p>Marescot n’y tenait plus. «Il va trop loin, votre théâtre!</p> - -<p>—Pour cela je vous l’accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le -suicide!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span></p> - -<p>—Le suicide est beau! témoin Caton», objecta Pécuchet.</p> - -<p>Sans répondre à l’argument, M. de Faverges stigmatisa ces œuvres où -l’on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le -mariage!</p> - -<p>«Eh bien, et Molière?» dit Bouvard.</p> - -<p>Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus, et -d’ailleurs était un peu surfait.</p> - -<p>«Enfin, dit le comte, Victor Hugo a été sans pitié, oui, sans pitié, -pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie le type de la reine -dans le personnage de Marie Tudor!</p> - -<p>—Comment! s’écria Bouvard, moi, auteur, je n’ai pas le droit...</p> - -<p>—Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de nous montrer le crime sans -mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.»</p> - -<p>Vaucorbeil trouvait aussi que l’art devait avoir un but: viser à -l’amélioration des masses!</p> - -<p>«Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme», et il -admirait Casimir Delavigne.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit:</p> - -<p>«Mais la langue, y pensez-vous?</p> - -<p>—La langue? comment?</p> - -<p>—On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien -écrits?</p> - -<p>—Sans doute, fort intéressants!»</p> - -<p>Il leva les épaules,—et elle rougit sous l’impertinence.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_199">199</span></p> - -<p>Plusieurs fois, M<sup>me</sup> Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il -était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.</p> - -<p>Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.</p> - -<p>Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l’arrêta.</p> - -<p>«Vous m’oubliez, docteur.»</p> - -<p>Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux -noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.</p> - -<p>«Purgez-vous», dit le médecin. Et lui donnant deux petites claques -comme à un enfant: «Trop de nerfs, trop artiste!»</p> - -<p>Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait,—et dès qu’ils -furent seuls: «Tu crois que ce n’est pas sérieux?</p> - -<p>—Non! bien sûr!»</p> - -<p>Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’art se -renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime -pas la littérature.</p> - -<p>Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte. Tous réclamaient le -suffrage universel.</p> - -<p>«Il me semble, dit Pécuchet, que nous aurons bientôt du grabuge.» Car -il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_6" class="souschapitre">VI</h2> -</div> - -<p>Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un -individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades, -et le lendemain la proclamation de la République fut affichée sur la -mairie.</p> - -<p>Ce grand événement stupéfia les bourgeois.</p> - -<p>Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d’appel, la Cour -des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l’Ordre -des avocats, le Conseil d’État, l’Université, les généraux, et M. de -la Rochejaquelein lui-même, donnaient leur adhésion au gouvernement -provisoire, les poitrines se desserrèrent; et comme à Paris on plantait -des arbres de la liberté, le conseil municipal décida qu’il en fallait -à Chavignolles.</p> - -<p>Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du -peuple; quant à Pécuchet, la chute de la royauté confirmait trop ses -prévisions pour qu’il ne fût pas content.</p> - -<p>Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui -bordaient la prairie au-dessus de la Butte, <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> et le transporta -jusqu’au «Pas de la Vaque», à l’entrée du bourg, endroit désigné.</p> - -<p>Avant l’heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.</p> - -<p>Un tambour retentit, une croix d’argent se montra; ensuite, parurent -deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l’étole, -le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chœur -l’escortaient, un cinquième portait le seau pour l’eau bénite, et le -sacristain le suivait.</p> - -<p>Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni -de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux -adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, -Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme à figure somnolente; -Heurtaux s’était coiffé d’un bonnet de police, et Alexandre Petit, le -nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, -celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au -poing, formaient un seul rang; de l’autre côté brillaient les plaques -blanches de quelques vieux shakos du temps de La Fayette, cinq ou six, -pas plus,—la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles. -Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des -gamins se tassaient par derrière; et Placquevent, le garde champêtre, -haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se -promenant les bras croisés.</p> - -<p>L’allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même -circonstance.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span></p> - -<p>Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la République. Ne dit-on -pas la république des lettres, la république chrétienne? Quoi de plus -innocent que l’une, de plus beau que l’autre? Jésus-Christ formula -notre sublime devise: l’arbre du peuple, c’était l’arbre de la croix. -Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité, -et, au nom de la charité, l’ecclésiastique conjura ses frères de ne -commettre aucun désordre, de rentrer chez eux paisiblement.</p> - -<p>Puis il aspergea l’arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. -«Qu’il se développe et qu’il nous rappelle l’affranchissement de toute -servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l’ombrage de ses -rameaux! <i>Amen!</i>»</p> - -<p>Des voix répétèrent <i>Amen!</i> et, après un battement de tambour, le -clergé, poussant un <i>Te Deum</i>, reprit le chemin de l’église.</p> - -<p>Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y -voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un -hommage rendu à leurs principes.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet trouvaient qu’on aurait dû les remercier pour leur -cadeau, y faire une allusion, tout au moins; et ils s’en ouvrirent à -Faverges et au docteur.</p> - -<p>Qu’importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la -Révolution, le comte aussi. Il exécrait les d’Orléans. On ne les -reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais! et, suivi -de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p> - -<p>Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l’aubergiste, vexé -par la cérémonie, ayant peur d’une émeute; et instinctivement il se -retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le capitaine -l’insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes.</p> - -<p>Des ouvriers passèrent sur la route en chantant <i>la Marseillaise</i>. -Gorju, au milieu d’eux, brandissait une canne; Petit les escortait, -l’œil animé.</p> - -<p>«Je n’aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s’exalte!</p> - -<p>—Eh! bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s’amuse!»</p> - -<p>Foureau soupira:</p> - -<p>«Drôle d’amusement! et puis la guillotine au bout!»</p> - -<p>Il avait des visions d’échafaud, s’attendait à des horreurs.</p> - -<p>Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les -bourgeois s’abonnèrent à des journaux. Le matin, on s’encombrait au -bureau de la poste, et la directrice ne s’en fût pas tirée sans le -capitaine, qui l’aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place, -à causer.</p> - -<p>La première discussion violente eut pour objet la Pologne.</p> - -<p>Heurtaux et Bouvard demandaient qu’on la délivrât.</p> - -<p>M. de Faverges pensait autrement:</p> - -<p>«De quel droit irions-nous là-bas? C’était déchaîner l’Europe contre -nous. Pas d’imprudence!»</p> - -<p>Et tout le monde l’approuvant, les deux Polonais se turent.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p> - -<p>Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.</p> - -<p>Foureau riposta par les quarante-cinq centimes.</p> - -<p>«Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l’esclavage.</p> - -<p>—Qu’est-ce que ça me fait, l’esclavage?</p> - -<p>—Eh bien, et l’abolition de la peine de mort, en matière politique?</p> - -<p>—Parbleu, reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant qui sait? -Les locataires déjà se montrent d’une exigence!</p> - -<p>—Tant mieux! les propriétaires, selon Pécuchet, étaient favorisés. -Celui qui possède un immeuble...»</p> - -<p>Foureau et Marescot l’interrompirent, criant qu’il était un communiste.</p> - -<p>«Moi! communiste!»</p> - -<p>Et tous parlaient à la fois. Quand Pécuchet proposa de fonder un club, -Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n’en verrait à -Chavignolles.</p> - -<p>Ensuite Gorju réclama des fusils pour la garde nationale, l’opinion -l’ayant désigné comme instructeur.</p> - -<p>Les seuls fusils qu’il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y -tenait. Foureau ne se souciait pas d’en délivrer.</p> - -<p>Gorju le regarda:</p> - -<p>«On trouve pourtant que je sais m’en servir.»</p> - -<p>Car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage, et souvent -M. le maire et l’aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_205">205</span></p> - -<p>«Ma foi! prenez-les!» dit Foureau.</p> - -<p>Le soir même, on commença les exercices.</p> - -<p>C’était sur la pelouse, devant l’église. Gorju, en bourgeron bleu, -une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d’une façon -automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale.</p> - -<p>«Rentrez les ventres!»</p> - -<p>Et tout de suite, Bouvard, s’empêchant de respirer, creusait son -abdomen, tendait la croupe.</p> - -<p>«On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu!»</p> - -<p>Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, -demi-tour à gauche; mais le plus lamentable était l’instituteur: débile -et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait -sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins.</p> - -<p>On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers -crasseux, de vieux habits d’uniforme trop courts, laissant voir la -chemise sur les flancs; et chacun prétendait «n’avoir pas le moyen de -faire autrement». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus -pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. M<sup>me</sup> -Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de la République. M. de -Faverges équipa douze hommes et ne manquait pas à la manœuvre. Puis -il s’installait chez l’épicier et payait des petits verres au premier -venu.</p> - -<p>Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après -les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient -des nobles.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_206">206</span></p> - -<p>Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands; d’autres -travaillaient dans les manufactures d’indiennes ou à une fabrique de -papiers, nouvellement établie.</p> - -<p>Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait -boire les intimes chez M<sup>me</sup> Castillon.</p> - -<p>Mais les paysans étaient plus nombreux, et, les jours de marché, M. -de Faverges, se promenant sur la place, s’informait de leurs besoins, -tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre, -comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu’on -diminuât les impôts.</p> - -<p>A force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu’on le porterait -à l’Assemblée.</p> - -<p>M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se -compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. -Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi: un rustre, un -crétin. Le docteur s’en indigna.</p> - -<p>Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c’était la conscience -de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus -vaste allait se développer; quelle revanche! Il rédigea une profession -de foi et vint la lire à MM. Bouvard et Pécuchet.</p> - -<p>Ils l’en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant -ils écrivaient mieux, connaissaient l’histoire, pouvaient aussi bien -que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas? Mais lequel devait se -présenter? Et une lutte de délicatesse s’engagea.</p> - -<p>Pécuchet préférait à lui-même son ami.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_207">207</span></p> - -<p>«Non, ça te revient! tu as plus de prestance!</p> - -<p>—Peut-être, répondait Bouvard, mais toi plus de toupet!» Et, sans -résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite.</p> - -<p>Ce vertige de la députation en avait gagné d’autres. Le capitaine y -rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et -l’instituteur, aussi dans son école, et le curé aussi entre deux -prières, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en -train de dire:</p> - -<p>«Faites, ô mon Dieu! que je sois député!»</p> - -<p>Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux et -lui exposa les chances qu’il avait.</p> - -<p>Le capitaine n’y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute, -mais peu chéri de ses confrères et spécialement des pharmaciens. Tous -clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait pas d’un monsieur; ses -meilleurs malades le quitteraient; et, ayant pesé ces arguments, le -médecin regretta sa faiblesse.</p> - -<p>Dès qu’il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux -militaires, on s’oblige. Mais le garde champêtre, tout dévoué à -Foureau, refusa net de le servir.</p> - -<p>Le curé démontra à M. de Faverges que l’heure n’était pas venue. Il -fallait donner à la République le temps de s’user.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu’il ne serait jamais -assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, -l’emplirent d’incertitudes, lui ôtèrent toute confiance.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span></p> - -<p>Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint -que, s’il échouait, sa destitution était certaine.</p> - -<p>Enfin, monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille.</p> - -<p>Donc il ne restait que Foureau.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté -pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son -avarice,—et même persuadèrent à Gouy qu’il voulait rétablir l’ancien -régime.</p> - -<p>Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l’exécrait d’une -haine accumulée dans l’âme de ses aïeux pendant dix siècles,—et -il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, -beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde.</p> - -<p>Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire; -et, le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne -s’en doutât, pouvaient réussir.</p> - -<p>Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne -trancha rien,—et ils allèrent consulter là-dessus le docteur.</p> - -<p>Il leur apprit une nouvelle: Flacardoux, rédacteur du <i>Calvados</i>, -avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande: -chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre. Mais la politique -les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes. -Flacardoux l’emporta.</p> - -<p>M. le comte s’était rejeté sur la garde nationale, <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> sans obtenir -l’épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer -Beljambe.</p> - -<p>Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. -Il avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les -manœuvres et à émettre des observations. N’importe! Il trouvait -monstrueux qu’on préférât un aubergiste à un ancien capitaine de -l’Empire, et il dit, après l’envahissement de la Chambre au 15 mai: -«Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne -m’étonne plus de ce qui arrive!»</p> - -<p>La réaction commençait.</p> - -<p>On croyait aux purées d’ananas de Louis Blanc, au lit d’or de Flocon, -aux orgies royales de Ledru-Rollin, et, comme la province prétend -connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles -ne doutaient pas de ces inventions et admettaient les rumeurs les plus -absurdes.</p> - -<p>M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre -l’arrivée en Normandie du comte de Chambord.</p> - -<p>Joinville, d’après Foureau, se disposait avec ses marins à vous réduire -les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte -serait consul.</p> - -<p>Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient -dans la campagne.</p> - -<p>Un dimanche (c’était dans les premiers jours de juin), un gendarme, -tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d’Acqueville, Liffard, -Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_210">210</span></p> - -<p>Les auvents se fermèrent, le conseil municipal s’assembla et résolut, -pour prévenir des malheurs, qu’on ne ferait aucune résistance. La -gendarmerie fut même consignée, avec l’injonction de ne pas se montrer.</p> - -<p>Bientôt on entendit comme un grondement d’orage. Puis le chant des -Girondins ébranla les carreaux;—et des hommes, bras dessus bras -dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, -dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s’élevait.</p> - -<p>Gorju et deux de ses compagnons entrèrent dans la salle. L’un était -maigre et à figure chafouine, avec un gilet de tricot dont les rosettes -pendaient. L’autre, noir de charbon,—un mécanicien sans doute,—avait -les cheveux en brosse, de gros sourcils et des savates de lisière. -Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l’épaule.</p> - -<p>Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siégeant autour de -la table couverte d’un tapis bleu, les regardaient blêmes d’angoisse.</p> - -<p>«Citoyens! dit Gorju, il nous faut de l’ouvrage!»</p> - -<p>Le maire tremblait; la voix lui manqua.</p> - -<p>Marescot répondit, à sa place, que le conseil aviserait -immédiatement;—et, les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs -idées.</p> - -<p>La première fut de tirer du caillou.</p> - -<p>Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d’Angleville à -Tournebu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p> - -<p>Celui de Bayeux rendait absolument le même service.</p> - -<p>On pouvait curer la mare! ce n’était pas un travail suffisant! ou bien -creuser une seconde mare! mais à quelle place?</p> - -<p>Langlois était d’avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas -d’inondation. Mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères. -Impossible de rien conclure!—Pour calmer la foule, Coulon descendit -sur le péristyle et annonça qu’ils préparaient des ateliers de charité.</p> - -<p>«La charité? Merci! s’écria Gorju. A bas les aristos! Nous voulons le -droit au travail!»</p> - -<p>C’était la question de l’époque, il s’en faisait un moyen de gloire, on -applaudit.</p> - -<p>En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné -jusque-là,—et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait; la -mairie était cernée; le conseil n’échapperait pas.</p> - -<p>«Où trouver de l’argent? disait Bouvard.</p> - -<p>—Chez les riches! D’ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux.</p> - -<p>—Et si on n’a pas besoin de travaux?</p> - -<p>—On en fera par avance!</p> - -<p>—Mais les salaires baisseront! riposta Pécuchet. Quand l’ouvrage vient -à manquer, c’est qu’il y a trop de produits!—et vous réclamez pour -qu’on les augmente!»</p> - -<p>Gorju se mordait la moustache.—«Cependant... avec l’organisation du -travail...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_212">212</span></p> - -<p>—Alors le gouvernement sera le maître!»</p> - -<p>Quelques-uns, autour d’eux, murmurèrent: «Non! non! plus de maîtres!»</p> - -<p>Gorju s’irrita.—«N’importe! on doit fournir aux travailleurs un -capital,—ou bien instituer le crédit!</p> - -<p>—De quelle manière?</p> - -<p>—Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crédit!</p> - -<p>—En voilà assez, dit le mécanicien, ils nous embêtent, ces -farceurs-là.»</p> - -<p>Et il gravit le perron, déclarant qu’il enfoncerait la porte.</p> - -<p>Placquevent l’y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés: -«Avance un peu!»</p> - -<p>Le mécanicien recula.</p> - -<p>Une huée de la foule parvint dans la salle; tous se levèrent ayant -envie de s’enfuir. Le secours de Falaise n’arrivait pas! On déplorait -l’absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon -gémissait, Heurtaux s’emporta pour qu’on fît donner les gendarmes.</p> - -<p>«Commandez-les! dit Foureau.</p> - -<p>—Je n’ai pas d’ordres!»</p> - -<p>Le bruit redoublait cependant. La place était couverte de monde,—et -tous observaient le premier étage de la mairie, quand, à la croisée du -milieu, sous l’horloge, on vit paraître Pécuchet.</p> - -<p>Il avait pris adroitement l’escalier de service,—et, voulant faire -comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span></p> - -<p>«Citoyens!...»</p> - -<p>Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de -prestige.</p> - -<p>L’homme au tricot l’interpella:</p> - -<p>«Est-ce que vous êtes ouvrier?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Patron, alors?</p> - -<p>—Pas davantage.</p> - -<p>—Eh bien, retirez-vous!</p> - -<p>—Pourquoi?» reprit fièrement Pécuchet.</p> - -<p>Et aussitôt il disparut dans l’embrasure, empoigné par le mécanicien. -Gorju vint à son aide.—«Laisse-le! c’est un brave!» Ils se colletaient.</p> - -<p>La porte s’ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la décision -municipale. Hurel l’avait suggérée.</p> - -<p>Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui -mènerait au château de Faverges.</p> - -<p>C’est un sacrifice que s’imposait la commune dans l’intérêt des -travailleurs.</p> - -<p>Ils se dispersèrent.</p> - -<p>En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées -par des voix de femmes. Les servantes et M<sup>me</sup> Bordin poussaient des -exclamations, la veuve criait plus fort,—et à leur aspect:</p> - -<p>«Ah! c’est bien heureux! depuis trois heures que je vous attends! mon -pauvre jardin, plus une seule tulipe! des cochonneries partout sur le -gazon! Pas moyen de le faire démarrer!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_214">214</span></p> - -<p>—Qui cela?</p> - -<p>—Le père Gouy!»</p> - -<p>Il était venu avec une charrette de fumier et l’avait jetée tout à vrac -au milieu de l’herbe.</p> - -<p>«Il laboure, maintenant! Dépêchez-vous, pour qu’il finisse!</p> - -<p>—Je vous accompagne!» dit Bouvard.</p> - -<p>Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d’un -tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant -les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu -les dahlias,—et des mottes de fumier noir, comme des taupinières, -bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur.</p> - -<p>Un jour, M<sup>me</sup> Bordin avait dit négligemment qu’elle voulait -le retourner. Il s’était mis à la besogne, et malgré sa défense -continuait. C’est de cette manière qu’il entendait le droit au travail, -les discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle.</p> - -<p>Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d’œuvre et -garda le fumier. Elle était judicieuse: l’épouse du médecin et même -celle du notaire, bien que d’un rang supérieur, la considéraient.</p> - -<p>Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n’advint. -Gorju avait quitté le pays.</p> - -<p>Cependant la garde nationale était toujours sur pied: le dimanche, une -revue, promenades militaires <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> quelquefois,—et, chaque nuit, des -rondes. Elles inquiétaient le village.</p> - -<p>On tirait les sonnettes des maisons par facétie; on pénétrait dans les -chambres où des époux ronflaient sur le même traversin; alors on disait -des gaudrioles,—et le mari, se levant, allait vous chercher des petits -verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos; on -y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire, qui -s’ennuyait à la porte, l’entre-bâillait à chaque minute. L’indiscipline -régnait, grâce à la mollesse de Beljambe.</p> - -<p>Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d’accord pour -«voler au secours de Paris»; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, -Marescot son étude, le docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de -Faverges était à Cherbourg. Beljambe s’alita. Le capitaine grommelait: -«On n’a pas voulu de moi, tant pis!» et Bouvard eut la sagesse de -retenir Pécuchet.</p> - -<p>Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin.</p> - -<p>Des paniques survenaient, causées par l’ombre d’une meule ou les formes -des branches; une fois, tous les gardes nationaux s’enfuirent. Sous le -clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un -fusil,—et qui les tenait en joue.</p> - -<p>Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous -la hêtrée, entendit quelqu’un devant elle.</p> - -<p>«Qui vive?»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p> - -<p>Pas de réponse!</p> - -<p>On laissa l’individu continuer sa route, en le suivant à distance, car -il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête; mais quand on fut dans -le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous -à la fois, se précipitèrent sur lui en criant: «Vos papiers!» Ils le -houspillaient, l’accablaient d’injures. Ceux du corps de garde étaient -sortis. On l’y traîna,—et, à la lueur de la chandelle brûlant sur le -poêle, on reconnut enfin Gorju.</p> - -<p>Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se -montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions -faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement et -roulait des yeux comme un loup.</p> - -<p>Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la -hêtrée, ce qu’il revenait faire à Chavignolles, l’emploi de son temps -depuis six semaines.</p> - -<p>Ça ne les regardait pas. Il était libre.</p> - -<p>Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait -provisoirement le coffrer.</p> - -<p>Bouvard s’interposa.</p> - -<p>«Inutile! reprit le maire. On connaît vos opinions.</p> - -<p>—Cependant?...</p> - -<p>—Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.»</p> - -<p>Bouvard n’insista plus.</p> - -<p>Gorju alors se tourna vers Pécuchet:</p> - -<p>«Et vous, patron, vous ne dites rien?»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_217">217</span></p> - -<p>Pécuchet baissa la tête, comme s’il eût douté de son innocence.</p> - -<p>Le pauvre diable eut un sourire d’amertume.</p> - -<p>«Je vous ai défendu, pourtant!»</p> - -<p>Au petit jour, deux gendarmes l’emmenèrent à Falaise.</p> - -<p>Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la -correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant -au bouleversement de la société.</p> - -<p>De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer -prochainement un certificat de bonne vie et mœurs,—et, leur -signature devant être légalisée par le maire ou par l’adjoint, ils -préférèrent demander ce petit service à Marescot.</p> - -<p>On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats -de vieille faïence; une horloge de Boule occupait le panneau le plus -étroit. Sur la table d’acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, -une théière, des bols. M<sup>me</sup> Marescot traversa l’appartement dans un -peignoir de cachemire bleu. C’était une Parisienne qui s’ennuyait à -la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal -de l’autre;—et tout de suite, d’un air aimable, il apposa son -cachet,—bien que leur protégé fût un homme dangereux.</p> - -<p>«Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles!...</p> - -<p>—Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez!</p> - -<p>—Cependant, reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les -phrases innocentes et les coupables? <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> Telle chose défendue -maintenant sera par la suite applaudie.» Et il blâma la manière féroce -dont on traitait les insurgés.</p> - -<p>Marescot allégua naturellement la défense de la société, le salut -public, loi suprême.</p> - -<p>«Pardon! dit Pécuchet, le droit d’un seul est aussi respectable que -celui de tous, et vous n’avez rien à lui objecter que la force,—s’il -retourne contre vous l’axiome.»</p> - -<p>Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement. -Pourvu qu’il continuât à faire des actes et à vivre au milieu de ses -assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices -pouvaient se présenter sans l’émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il -s’excusa.</p> - -<p>Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs -parlaient maintenant comme Robespierre.</p> - -<p>Autre sujet d’étonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile devint -suspecte. Ledru-Rollin s’était perdu, même dans l’esprit de Vaucorbeil. -Les débats sur la Constitution n’intéressèrent personne,—et, au 10 -décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte.</p> - -<p>Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l’encontre du -peuple,—et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel.</p> - -<p>Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d’intelligence. Un -ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, -les électeurs n’étant pas <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> même contraints de savoir lire: c’est -pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans -l’élection présidentielle.</p> - -<p>«Aucune, reprit Bouvard; je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense -à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau -des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous -subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, -trois mille livres de rente? C’est qu’une agglomération trop nombreuse -est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les -germes de bêtise qu’elle contient se développent et il en résulte des -effets incalculables.</p> - -<p>—Ton scepticisme m’épouvante!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur -apprit l’expédition de Rome. On n’attaquerait pas les Italiens, mais -il nous fallait des garanties. Autrement notre influence était ruinée. -Rien de plus légitime que cette intervention.</p> - -<p>Bouvard écarquilla les yeux.—«A propos de la Pologne, vous souteniez -le contraire?</p> - -<p>—Ce n’est plus la même chose!» Maintenant, il s’agissait du pape.</p> - -<p>Et M. de Faverges, en disant: «Nous voulons, nous ferons, nous comptons -bien», représentait un groupe.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La -plèbe, en somme, valait l’aristocratie.</p> - -<p>Le droit d’intervention leur semblait louche. Ils en <span class="pagenum" id="Page_220">220</span> cherchèrent -les principes dans Calvo, Martens, Vatel,—et Bouvard conclut:</p> - -<p>«On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir -un peuple, ou, par précaution, en vue d’un danger. Dans les deux cas, -c’est un attentat au droit d’autrui, un abus de la force, une violence -hypocrite!</p> - -<p>—Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sont solidaires.</p> - -<p>—Peut-être!» Et Bouvard se mit à rêver.</p> - -<p>Bientôt commença l’expédition de Rome à l’intérieur.</p> - -<p>En haine des idées subversives, l’élite des bourgeois parisiens -saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l’ordre se formait.</p> - -<p>Il avait pour chefs, dans l’arrondissement, M. le comte, Foureau, -Marescot, le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se -promenaient d’un bout à l’autre de la place et causaient des -événements. L’affaire principale était la distribution des brochures. -Les titres ne manquaient pas de saveur: <i>Dieu le voudra.</i>—<i>Le -Partageux.</i>—<i>Sortons du gâchis.</i>—<i>Où allons-nous?</i> Ce qu’il y avait -de plus beau, c’étaient les dialogues, en style villageois, avec des -jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par -une loi nouvelle le colportage se trouvait aux mains des préfets,—et -on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie:—immense victoire.</p> - -<p>Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles -obéit à la consigne. Bouvard vit <span class="pagenum" id="Page_221">221</span> de ses yeux les morceaux de son -peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes,—et -on offrit la souche à M. le curé,—qui l’avait béni pourtant! quelle -dérision!</p> - -<p>L’instituteur ne cacha pas sa manière de penser.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet l’en félicitèrent un jour qu’ils passaient devant -sa porte.</p> - -<p>Le lendemain, il se présenta chez eux. A la fin de la semaine, ils lui -rendirent sa visite.</p> - -<p>Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maître d’école, -en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffée d’un madras, -allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe; un -mioche hideux jouait par terre, à ses pieds; l’eau du savonnage qu’elle -faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison.</p> - -<p>«Vous voyez, dit l’instituteur, comme le gouvernement nous traite.» -Et tout de suite, il s’en prit à l’infâme capital. Il fallait le -démocratiser, affranchir la matière!</p> - -<p>«Je ne demande pas mieux!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l’assistance.</p> - -<p>«Encore un droit!» dit Bouvard.</p> - -<p>N’importe! le provisoire avait été mollasse, en n’ordonnant pas la -fraternité.</p> - -<p>«Tâchez donc de l’établir!»</p> - -<p>Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme -de monter un flambeau dans son cabinet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_222">222</span></p> - -<p>Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés -des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau -de sapin. On avait, pour s’asseoir, une chaise, un tabouret et une -vieille caisse à savon; il affectait d’en rire. Mais la misère plaquait -ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, -un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait.</p> - -<p>«Voilà d’ailleurs ce qui me soutient!»</p> - -<p>C’était un amas de journaux sur une planche, et il exposa en paroles -fiévreuses les articles de sa foi: désarmement des troupes, abolition -de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyen par lequel -on obtiendrait l’âge d’or, sous la forme de la République, avec un -dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça rondement!</p> - -<p>Puis il atteignit une bouteille d’anisette et trois verres, afin de -porter un toast au héros, à l’immortelle victime, au grand Maximilien!</p> - -<p>Sur le seuil, la robe noire du curé parut.</p> - -<p>Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l’instituteur et lui dit -presque à voix basse:</p> - -<p>«Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle?</p> - -<p>—Ils n’ont rien donné, reprit le maître d’école.</p> - -<p>—C’est de votre faute!</p> - -<p>—J’ai fait ce que j’ai pu!</p> - -<p>—Ah! vraiment?»</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se -rasseoir, et s’adressant au curé:</p> - -<p>«Est-ce tout?»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_223">223</span></p> - -<p>L’abbé Jeufroy hésita; puis, avec un sourire qui tempérait sa -réprimande:</p> - -<p>«On trouve que vous négligez un peu l’histoire sainte.</p> - -<p>—Oh! l’histoire sainte! reprit Bouvard.</p> - -<p>—Que lui reprochez-vous, monsieur?</p> - -<p>—Moi, rien. Seulement, il y a peut-être des choses plus utiles que -l’anecdote de Jonas et les rois d’Israël!</p> - -<p>—Libre à vous!» répliqua sèchement le prêtre.</p> - -<p>Et, sans souci des étrangers, ou à cause d’eux:</p> - -<p>«L’heure du catéchisme est trop courte!»</p> - -<p>Petit leva les épaules.</p> - -<p>«Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!»</p> - -<p>Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place. -Mais la soutane l’exaspérait.</p> - -<p>«Tant pis, vengez-vous!</p> - -<p>—Un homme de mon caractère ne se venge pas, dit le prêtre sans -s’émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous -attribue la surveillance de l’instruction primaire.</p> - -<p>—Eh! je le sais bien, s’écria l’instituteur. Elle appartient même aux -colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde champêtre! ce serait -complet!»</p> - -<p>Et il s’affaissa sur l’escabeau, mordant son poing, retenant sa colère, -suffoqué par le sentiment de son impuissance.</p> - -<p>L’ecclésiastique le toucha légèrement sur l’épaule.</p> - -<p>«Je n’ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu de -raison!—Voilà Pâques bientôt: <span class="pagenum" id="Page_224">224</span> j’espère que vous donnerez -l’exemple en communiant avec les autres.</p> - -<p>—Ah! c’est trop fort! moi! moi! me soumettre à de pareilles bêtises!»</p> - -<p>Devant ce blasphème, le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa -mâchoire tremblait:</p> - -<p>«Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!—Et c’est sa femme qui soigne -les linges de l’église!</p> - -<p>—Eh bien! quoi? Qu’a-t-elle fait?</p> - -<p>—Elle manque toujours la messe! Comme vous, d’ailleurs!</p> - -<p>—Eh! on ne renvoie pas un maître d’école pour ça!</p> - -<p>—On peut le déplacer!»</p> - -<p>Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l’ombre. -Petit, la tête sur la poitrine, songeait.</p> - -<p>Ils arriveraient à l’autre bout de la France, leur dernier sou mangé -par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous des noms différents, -le même curé, le même recteur, le même préfet: tous, jusqu’au ministre, -étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante! Il avait reçu déjà -un avertissement, d’autres viendraient. Ensuite?—et dans une sorte -d’hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au -dos, ceux qu’il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de -poste!</p> - -<p>A ce moment-là, sa femme, dans la cuisine, fut prise d’une quinte de -toux; le nouveau-né se mit à vagir et le marmot pleurait.</p> - -<p>«Pauvres enfants!» dit le prêtre d’une voix douce.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span></p> - -<p>Le père alors éclata en sanglots:</p> - -<p>«Oui! oui! tout ce qu’on voudra!</p> - -<p>—J’y compte», reprit le curé.</p> - -<p>Et, ayant fait la révérence:</p> - -<p>«Messieurs, bien le bonsoir!»</p> - -<p>Le maître d’école restait, la figure dans les mains. Il repoussa -Bouvard.</p> - -<p>«Non! laissez-moi! j’ai envie de crever! je suis un misérable!»</p> - -<p>Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur -indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait.</p> - -<p>On l’appliquait maintenant à raffermir l’ordre social. La République -allait bientôt disparaître.</p> - -<p>Trois millions d’électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel. -Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en -voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique était réputée -dangereuse. Les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels, -et le peuple semblait content.</p> - -<p>Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres.</p> - -<p>M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l’Eure, fut porté à la -Législative, et sa réélection au conseil général du Calvados était -d’avance certaine.</p> - -<p>Il jugea bon d’offrir un déjeuner aux notables du pays.</p> - -<p>Le vestibule, où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs -paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans -des vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes -d’or aux <span class="pagenum" id="Page_226">226</span> lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe -immédiatement les frappa comme une politesse qu’on leur faisait; et, en -entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de -viandes sur des plats d’argent, avec la rangée des verres devant chaque -assiette, les hors-d’œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous -les visages s’épanouirent.</p> - -<p>Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet -de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes -d’excuser la comtesse, empêchée par une migraine; et, après des -compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre -corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle: le projet -d’une descente en Angleterre par Changarnier.</p> - -<p>Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants, -Foureau dans l’intérêt du commerce.</p> - -<p>«Vous exprimez, dit Pécuchet, des sentiments du moyen âge!</p> - -<p>—Le moyen âge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi nos cathédrales!...</p> - -<p>—Cependant, monsieur, les abus!...</p> - -<p>—N’importe, la Révolution ne serait pas arrivée!...</p> - -<p>—Ah! la Révolution, voilà le malheur! dit l’ecclésiastique en -soupirant.</p> - -<p>—Mais tout le monde y a contribué! et (excusez-moi, monsieur le comte) -les nobles eux-mêmes, par leur alliance avec les philosophes!</p> - -<p>—Que voulez-vous! Louis XVIII a légalisé la spoliation! <span class="pagenum" id="Page_227">227</span> Depuis ce -temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases!...»</p> - -<p>Un rosbif parut, et durant quelques minutes on n’entendit que le bruit -des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le -parquet et ces deux mots répétés: «Madère! Sauterne!»</p> - -<p>La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment -s’arrêter sur le penchant de l’abîme?</p> - -<p>«Chez les Athéniens, dit Marescot, chez les Athéniens, avec lesquels -nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens -électoral.</p> - -<p>—Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre; tout le désordre -vient de Paris.</p> - -<p>—Décentralisons! dit le notaire.</p> - -<p>—Largement!» reprit le comte.</p> - -<p>D’après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu’à -interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable.</p> - -<p>Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses, -champignons, légumes en salade, rôtis d’alouettes, bien des sujets -furent traités: le meilleur système d’impôts, les avantages de la -grande culture, l’abolition de la peine de mort;—le sous-préfet -n’oublia pas de citer ce mot charmant d’un homme d’esprit: «Que -messieurs les assassins commencent!»</p> - -<p>Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l’entouraient -avec celles que l’on disait,—car il semble toujours que les paroles -doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient -faits pour <span class="pagenum" id="Page_228">228</span> les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au -dessert et entrevoyait les compotiers dans un brouillard.</p> - -<p>On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga... M. de -Faverges, qui connaissait son monde, fit déboucher du champagne. Les -convives en trinquant burent au succès de l’élection, et il était plus -de trois heures quand ils passèrent dans le fumoir pour prendre le café.</p> - -<p>Une caricature du <i>Charivari</i> traînait sur une console, entre des -numéros de l’<i>Univers</i>; cela représentait un citoyen, dont les basques -de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil. -Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup.</p> - -<p>Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans -les capitons des meubles. L’abbé, voulant convaincre Girbal, attaqua -Voltaire. Coulon s’endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour -Chambord.—«Les abeilles prouvent la monarchie.</p> - -<p>—Mais les fourmilières la République!» Du reste, le médecin n’y tenait -plus.</p> - -<p>«Vous avez raison! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe -peu!</p> - -<p>—Avec la liberté! objecta Pécuchet.</p> - -<p>—Un honnête homme n’en a pas besoin, répliqua Foureau. Je ne fais pas -de discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous soutiens que -la France veut être gouvernée par un bras de fer!»</p> - -<p>Tous réclamaient un sauveur.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_229">229</span></p> - -<p>Et, en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui -disait à l’abbé Jeufroy:</p> - -<p>«Il faut rétablir l’obéissance. L’autorité se meurt si on la discute! -Le droit divin, il n’y a que ça.</p> - -<p>—Parfaitement, monsieur le comte!»</p> - -<p>Les pâles rayons d’un soleil d’octobre s’allongeaient derrière les -bois, un vent humide soufflait;—et, en marchant sur les feuilles -mortes, ils respiraient comme délivrés.</p> - -<p>Tout ce qu’ils n’avaient pu dire s’échappa en exclamations:</p> - -<p>«Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant d’entêtement! -D’abord que signifie le droit divin?»</p> - -<p>L’ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur -l’esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.</p> - -<p>La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l’Anglais -Filmer.</p> - -<p>La voici:</p> - -<p>«Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut -transmise à ses descendants, et la puissance du roi émane de Dieu: -«Il est son image, écrit Bossuet. L’empire paternel accoutume à la -domination d’un seul. On a fait les rois d’après le modèle des pères.</p> - -<p>«Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du -monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que -le monarque sur les siens. La royauté n’existe que par le choix -populaire,—et même l’élection était rappelée dans la cérémonie du <span class="pagenum" id="Page_230">230</span> -sacre, où deux évêques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et -aux manants s’ils l’acceptaient pour tel.</p> - -<p>«Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit «de faire tout ce qu’il -veut», dit Helvétius, «de changer sa constitution», dit Vattel, «de -se révolter contre l’injustice», prétendent Glafey, Hotman, Mably, -etc.!—et saint Thomas d’Aquin l’autorise à se délivrer d’un tyran. «Il -est même, dit Jurieu, dispensé d’avoir raison.»</p> - -<p>Étonnés de l’axiome, ils prirent le <i>Contrat social</i> de Rousseau.</p> - -<p>Pécuchet alla jusqu’au bout; puis, fermant les yeux et se renversant la -tête, il en fit l’analyse.</p> - -<p>«On suppose une convention par laquelle l’individu aliène sa liberté.</p> - -<p>«Le peuple, en même temps, s’engageait à le défendre contre les -inégalités de la nature, et le rendait propriétaire des choses qu’il -détient.</p> - -<p>«Où est la preuve du contrat?</p> - -<p>—Nulle part! et la communauté n’offre pas de garantie. Les citoyens -s’occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des -métiers, Rousseau conseille l’esclavage. Les sciences ont perdu le -genre humain. Le théâtre est corrupteur, l’argent funeste, et l’État -doit imposer une religion, sous peine de mort.</p> - -<p>—Comment! se dirent-ils, voilà le pontife de la démocratie!»</p> - -<p>Tous les réformateurs l’ont copié,—et ils se procurèrent l’<i>Examen du -socialisme</i>, par Morant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_231">231</span></p> - -<p>Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.</p> - -<p>Au sommet, le <i>Père</i>, à la fois pape et empereur. Abolition des -héritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds -social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels -gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre; on aura pour -chef «celui qui aime le plus».</p> - -<p>Il manque une chose, la femme. De l’arrivée de la femme dépend le salut -du monde.</p> - -<p>«Je ne comprends pas.</p> - -<p>—Ni moi!»</p> - -<p>Et ils abordèrent le fouriérisme.</p> - -<p>Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’attraction soit -libre, et l’harmonie s’établira.</p> - -<p>Notre âme enferme douze passions principales: cinq égoïstes, quatre -animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à -l’individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes -de groupes, ou séries, dont l’ensemble est la phalange, société de -dix-huit cents personnes habitant un palais. Chaque matin, des voitures -emmènent les travailleurs dans la campagne et les ramènent le soir. On -porte des étendards, on se donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute -femme, si elle y tient, possède trois hommes: le mari, l’amant et le -géniteur. Pour les célibataires, le bayadérisme est institué.</p> - -<p>«Ça me va!» dit Bouvard. Et il se perdit dans les rêves du monde -harmonien.</p> - -<p>Par la restauration des climatures, la terre deviendra <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> plus belle; -par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera -les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit -sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers -polaires dégelées sous les aurores boréales. Car tout se produit par la -conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles, -et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une -émission prolifique.—«Cela me passe», dit Pécuchet.</p> - -<p>Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de -salaire.</p> - -<p>Louis Blanc, dans l’intérêt des ouvriers, veut qu’on abolisse le -commerce extérieur; Lafarelle, qu’on impose les machines; un autre, -qu’on dégrève les boissons ou qu’on refasse les jurandes, ou qu’on -distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme et réclame -pour l’État le monopole du sucre.</p> - -<p>«Tes socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie.</p> - -<p>—Mais non!</p> - -<p>—Si fait!</p> - -<p>—Tu es absurde!</p> - -<p>—Toi, tu me révoltes!»</p> - -<p>Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les -résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant:</p> - -<p>«Lis toi-même! Ils nous proposent comme exemple les Esséniens, les -frères Moraves, les jésuites du Paraguay, et jusqu’au régime des -prisons.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_233">233</span></p> - -<p>«Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes -accouchent à l’hôpital; quant aux livres, défense d’en imprimer sans -l’autorisation de la République.</p> - -<p>—Mais Cabet est un idiot.</p> - -<p>—Maintenant, voilà du Saint-Simon: les publicistes soumettront leurs -travaux à un comité d’industriels.</p> - -<p>«Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens à entendre un orateur.</p> - -<p>«Et de l’Auguste Comte: les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront -toutes les œuvres de l’esprit et engageront le pouvoir à régler la -procréation.»</p> - -<p>Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua:</p> - -<p>«Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens; -cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, -et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus -décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarotti avec une -chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d’autres. Ils -auraient pu vivre tranquilles; mais non! ils ont marché dans leur voie, -la tête au ciel, comme des héros.</p> - -<p>—Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera, grâce aux théories -d’un monsieur?</p> - -<p>—Qu’importe! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans -l’égoïsme! Cherchons le meilleur système!</p> - -<p>—Alors, tu comptes le trouver?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_234">234</span></p> - -<p>—Certainement!</p> - -<p>—Toi?»</p> - -<p>Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre -sautaient d’accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette -sous l’aisselle, il répétait:</p> - -<p>«Ah! ah! ah!» d’une façon irritante.</p> - -<p>Pécuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer la porte.</p> - -<p>Germaine le héla par toute la maison,—et on le découvrit au fond de sa -chambre dans une bergère sans feu ni chandelle, et la casquette sur les -sourcils. Il n’était pas malade, mais se livrait à ses réflexions.</p> - -<p>La brouille étant passée, ils reconnurent qu’une base manquait à leurs -études: l’économie politique.</p> - -<p>Ils s’enquirent de l’offre et de la demande, du capital et du loyer, de -l’importation, de la prohibition.</p> - -<p>Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d’une botte dans le -corridor. La veille, comme d’habitude, il avait tiré lui-même tous les -verrous,—et il appela Bouvard qui dormait profondément.</p> - -<p>Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença -pas.</p> - -<p>Les servantes, interrogées, n’avaient rien entendu.</p> - -<p>Mais, en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu -d’une plate-bande, près de la claire-voie, l’empreinte d’une -semelle,—et deux bâtons du treillage étaient rompus. On l’avait -escaladé, évidemment.</p> - -<p>Il fallait prévenir le garde champêtre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span></p> - -<p>Comme il n’était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l’épicier.</p> - -<p>Que vit-il dans l’arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi -les buveurs? Gorju!—Gorju nippé comme un bourgeois—et régalant la -compagnie.</p> - -<p>Cette rencontre était insignifiante.</p> - -<p>Bientôt ils arrivèrent à la question du progrès.</p> - -<p>Bouvard n’en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en -littérature, il est moins clair; et si le bien-être augmente, la -splendeur de la vie a disparu.</p> - -<p>Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier: «Je trace -obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes -les fois qu’elle s’abaisse, ne verraient plus l’horizon. Elle se relève -pourtant, et, malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est -l’image du progrès.»</p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin entra.</p> - -<p>C’était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal.</p> - -<p>Ils lurent bien vite, et côte à côte, l’appel au peuple, la dissolution -de la Chambre, l’emprisonnement des députés.</p> - -<p>Pécuchet devint blême, Bouvard considérait la veuve.</p> - -<p>«Comment! vous ne dites rien?</p> - -<p>—Que voulez-vous que j’y fasse?» Ils oubliaient de lui offrir un -siège. «Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir! Ah! vous -n’êtes guère aimables aujourd’hui!» Et elle sortit, choquée de leur -impolitesse.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span></p> - -<p>La surprise les avait rendus muets. Puis ils allèrent dans le village -épandre leur indignation.</p> - -<p>Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment. -Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait -désormais une politique d’affaires.</p> - -<p>Beljambe ignorait les événements et s’en moquait d’ailleurs.</p> - -<p>Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.</p> - -<p>Le médecin était revenu de tout ça.—«Vous avez bien tort de vous -tourmenter!»</p> - -<p>Foureau passa près d’eux, en disant d’un air narquois: «Enfoncés, les -démocrates!»—Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin: «Vive -l’empereur!»</p> - -<p>Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappé au carreau, -le maître d’école quitta sa classe.</p> - -<p>Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait -le peuple. «Ah! ah! messieurs les députés, à votre tour!»</p> - -<p>La fusillade sur les boulevards eut l’approbation de Chavignolles. Pas -de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes! Dès qu’on se -révolte, on est un scélérat.</p> - -<p>«Remercions la Providence! disait le curé, et après elle Louis -Bonaparte. Il s’entoure des hommes les plus distingués! Le comte de -Faverges deviendra sénateur.»</p> - -<p>Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.</p> - -<p>Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p> - -<p>«Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet.</p> - -<p>«Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres -serviles,—et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on -lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait!—qu’il le -bâillonne, le foule et l’extermine!—ce ne sera jamais trop pour sa -haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!»</p> - -<p>Bouvard songeait: «Hein, le progrès, quelle blague!» Il ajouta: «Et la -politique, une belle saleté!</p> - -<p>—Ce n’est pas une science, reprit Pécuchet. L’art militaire vaut -mieux, on prévoit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre?</p> - -<p>—Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre -baraque et allons «au tonnerre de Dieu, chez les sauvages»!</p> - -<p>—Comme tu voudras!»</p> - -<p>Mélie, dans la cour, tirait de l’eau.</p> - -<p>La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle -courbait les reins,—et on voyait alors ses bas bleus jusqu’à la -hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait son bras -droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête,—et Pécuchet, en la -regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir -infini.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_238">238</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_7" class="souschapitre">VII</h2> -</div> - -<p>Des jours tristes commencèrent.</p> - -<p>Ils n’étudiaient plus, dans la peur des déceptions; les habitants de -Chavignolles s’écartaient d’eux; les journaux tolérés n’apprenaient -rien,—et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet.</p> - -<p>Quelquefois ils ouvraient un livre et le refermaient; à quoi bon? En -d’autres jours, ils avaient l’idée de nettoyer le jardin, au bout d’un -quart d’heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils -en revenaient écœurés; ou de s’occuper de leur ménage, Germaine -poussait des lamentations; ils y renoncèrent.</p> - -<p>Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum et déclara ces bibelots -stupides.</p> - -<p>Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes; -l’arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer.</p> - -<p>Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel -blanc caresse de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le pas -d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie <span class="pagenum" id="Page_239">239</span> -tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient -frôler la vitre, puis tournoie, s’en va. Des glas indistincts sont -apportés par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit.</p> - -<p>Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient le calendrier, -regardaient la pendule, attendaient les repas; et l’horizon était -toujours le même: des champs en face, à droite l’église, à gauche -un rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume, -perpétuellement, d’un air lamentable.</p> - -<p>Des habitudes qu’ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet -devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir; -Bouvard ne quittait plus la pipe et causait en se dandinant. Des -contestations s’élevaient, à propos des plats, ou de la qualité du -beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes.</p> - -<p>Un événement avait bouleversé Pécuchet.</p> - -<p>Deux jours après l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son -déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes -touffus, et il entendit, derrière son dos, une voix crier: «Arrête!»</p> - -<p>C’était M<sup>me</sup> Castillon. Elle courait de l’autre côté sans -l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. C’était -Gorju;—et ils s’abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des -arbres les séparant de lui.</p> - -<p>«Est-ce vrai? dit-elle, tu vas te battre?»</p> - -<p>Pécuchet se coula dans le fossé pour entendre:</p> - -<p>«Eh bien! oui, répliqua Gorju, je vais me battre! Qu’est-ce que ça te -fait?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p> - -<p>—Il le demande! s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es -tué, mon amour!... Oh! reste!» Et ses yeux bleus, plus encore que ses -paroles, le suppliaient.</p> - -<p>«Laisse-moi tranquille! je dois partir!»</p> - -<p>Elle eut un ricanement de colère.</p> - -<p>«L’autre l’a permis, hein?—N’en parle pas!» Il leva son poing fermé.</p> - -<p>«Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien.» Et de grosses larmes -descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette.</p> - -<p>Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés -jaunes. Tout au loin, la bâche d’une voiture glissait lentement. -Une torpeur s’étalait dans l’air,—pas un cri d’oiseau, pas un -bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupé une badine et en raclait -l’écorce. M<sup>me</sup> Castillon ne relevait pas la tête.</p> - -<p>Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les -dettes qu’elle avait soldées, ses engagements d’avenir, sa réputation -perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps -de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans -la grange;—si bien qu’une fois son mari, croyant à un voleur, avait -lâché, par la fenêtre, un coup de pistolet. La balle était encore dans -le mur.—«Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblé beau comme un -prince. J’aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur!» Elle ajouta -plus bas: «Je suis en folie de ta personne!»</p> - -<p>Il souriait, flatté dans son orgueil.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p> - -<p>Elle le prit à deux mains par les flancs,—et, la tête renversée, comme -en adoration:</p> - -<p>«Mon cher cœur! mon cher amour! mon âme! ma vie! Voyons, parle, -que veux-tu?—Est-ce de l’argent? On en trouvera. J’ai eu tort! je -t’ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois -du champagne, fais la noce, je te permets tout,—tout.» Elle murmura -dans un effort suprême: «Jusqu’à elle!... pourvu que tu reviennes à -moi!»</p> - -<p>Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour -l’empêcher de tomber,—et elle balbutiait: «Cher cœur! cher amour! -comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!»</p> - -<p>Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les -regardait, en haletant.</p> - -<p>«Pas de faiblesse! dit Gorju, je n’aurais qu’à manquer la diligence! on -prépare un fameux coup de chien; j’en suis!—Donne-moi dix sous, pour -que je paye un gloria au conducteur.»</p> - -<p>Elle tira cinq francs de sa bourse. «Tu me les rendras bientôt. Aie un -peu de patience! Depuis le temps qu’il est paralysé! songe donc!—Et si -tu voulais, nous irions à la chapelle de la Croix-Janval,—et là, mon -amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t’épouser, dès qu’il -sera mort!</p> - -<p>—Eh! il ne meurt jamais, ton mari!»</p> - -<p>Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa;—et se cramponnant à -ses épaules:</p> - -<p>«Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de -quelqu’un. Mais ne t’en vas <span class="pagenum" id="Page_242">242</span> pas! ne me quitte pas! La mort plutôt! -Tue-moi!»</p> - -<p>Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les -baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts -s’éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles,—et comme elle -le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières -rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la -repoussa.</p> - -<p>«Arrière, la vieille! Bonsoir!»</p> - -<p>Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d’or qui pendait à son -cou, et la jetant vers lui:</p> - -<p>«Tiens! canaille!»</p> - -<p>Gorju s’éloignait,—en tapant avec sa badine les feuilles des arbres.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles -éteintes, elle resta sans faire un mouvement,—pétrifiée dans son -désespoir; n’étant plus un être,—mais une chose en ruine.</p> - -<p>Ce qu’il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte -d’un monde,—tout un monde!—qui avait des lueurs éblouissantes, des -floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors,—et des -abîmes d’une profondeur infinie;—un effroi s’en dégageait, qu’importe! -Il rêva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l’inspirer -comme lui.</p> - -<p>Pourtant il exécrait Gorju—et, au corps de garde, avait eu peine à ne -pas le trahir.</p> - -<p>L’amant de M<sup>me</sup> Castillon l’humiliait par sa taille mince, -ses accroche-cœur égaux, sa barbe floconneuse, un air de -conquérant,—tandis que sa chevelure, à <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> lui..., se collait sur -son crâne comme une perruque mouillée; son torse, dans sa houppelande, -ressemblait à un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie -était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité, -et son ami ne l’aimait plus.</p> - -<p>Bouvard l’abandonnait tous les soirs. Après la mort de sa femme, -rien ne l’eût empêché d’en prendre une autre,—et qui maintenant le -dorloterait, soignerait sa maison? Il était trop vieux pour y songer.</p> - -<p>Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient -leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent -n’avait bougé,—et, à l’idée qu’il pouvait plaire, il eut un retour -de jeunesse. M<sup>me</sup> Bordin surgit dans sa mémoire. Elle lui avait -fait des avances, la première fois, lors de l’incendie des meules, la -seconde, à leur dîner, puis dans le muséum, pendant la déclamation, et -dernièrement elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite. -Il alla donc chez elle et y retourna, se promettant de la séduire.</p> - -<p>Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant -de l’eau, il lui parlait plus souvent;—et soit qu’elle balayât -le corridor, ou qu’elle étendît le linge, ou qu’elle tournât les -casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir,—surpris -lui-même de ses émotions, comme dans l’adolescence. Il en avait les -fièvres et les langueurs,—et était persécuté par le souvenir de M<sup>me</sup> -Castillon étreignant Gorju.</p> - -<p>Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s’y prennent -pour avoir des femmes.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_244">244</span></p> - -<p>«On leur fait des cadeaux, on les régale au restaurant.</p> - -<p>—Très bien! Mais ensuite?</p> - -<p>—Il y en a qui feignent de s’évanouir, pour qu’on les porte sur -un canapé, d’autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les -meilleures vous donnent un rendez-vous franchement.»—Et Bouvard se -répandit en descriptions, qui incendièrent l’imagination de Pécuchet, -comme des gravures obscènes.—«La première règle, c’est de ne pas -croire à ce qu’elles disent. J’en ai connu qui, sous l’apparence de -saintes, étaient de véritables Messalines! Avant tout, il faut être -hardi!»</p> - -<p>Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement, -ajournait sa décision, était d’ailleurs intimidé par la présence de -Germaine.</p> - -<p>Espérant qu’elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de -besogne, notait les fois qu’elle était grise, remarquait tout haut sa -malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu’on la renvoya.</p> - -<p>Alors Pécuchet fut libre!</p> - -<p>Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard! Quel -battement de cœur, dès que la porte était refermée!</p> - -<p>Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté -d’une chandelle; de temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents, -puis clignait les yeux, pour l’ajuster dans la fente de l’aiguille.</p> - -<p>D’abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par -exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> du tout; elle préférait les -maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux?—«Jamais!»</p> - -<p>Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le -tour de sa figure. Il lui adressait des compliments et l’exhortait à la -sagesse.</p> - -<p>En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes -blanches d’où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue. -Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il -en ressentit un ébranlement jusqu’à la moelle des os. Une autre fois, -il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, -tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L’appartement -tourna. Il n’y voyait plus.</p> - -<p>Il lui fit cadeau d’une paire de bottines et la régalait souvent d’un -verre d’anisette...</p> - -<p>Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, -allumait le feu, poussait l’attention jusqu’à nettoyer les chaussures -de Bouvard.</p> - -<p>Mélie ne s’évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et Pécuchet -ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le -satisfaire.</p> - -<p>Bouvard faisait assidûment la cour à M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui -craquait comme le harnais d’un cheval, tout en maniant par contenance -sa longue chaîne d’or.</p> - -<p>Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou «défunt son -mari», autrefois huissier à Livarot.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_246">246</span></p> - -<p>Puis elle s’informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître «ses -farces de jeune homme», sa fortune incidemment, par quels intérêts il -était lié à Pécuchet.</p> - -<p>Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dînait chez elle, la -netteté du service, l’excellence de la table. Une suite de plats d’une -saveur profonde, que coupait par intervalles égaux un vieux pomard, -les menait jusqu’au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre -le café;—et M<sup>me</sup> Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la -soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d’un duvet noir.</p> - -<p>Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. -Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui -passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne -recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d’une amplitude et -d’une consistance merveilleuses.</p> - -<p>Un soir que la cuisine de Mélie l’avait dégoûté, il eut une joie en -entrant dans le salon de M<sup>me</sup> Bordin. C’est là qu’il aurait fallu -vivre!</p> - -<p>Le globe de la lampe, couvert d’un papier rose, épandait une lumière -tranquille. Elle était assise auprès du feu, et son pied passait le -bord de sa robe. Dès les premiers mots, l’entretien tomba.</p> - -<p>Cependant elle le regardait les cils à demi fermés, d’une manière -langoureuse, avec obstination.</p> - -<p>Bouvard n’y tint plus!—et s’agenouillant sur le parquet, il -bredouilla: «Je vous aime! Marions-nous!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_247">247</span></p> - -<p>M<sup>me</sup> Bordin respira fortement, puis, d’un air ingénu, dit qu’il -plaisantait; sans doute, on allait se moquer, ce n’était pas -raisonnable. Cette déclaration l’étourdissait.</p> - -<p>Bouvard objecta qu’ils n’avaient besoin du consentement de personne. -«Qui vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque -pareille, un <i>B</i>! Nous unirons nos majuscules.»</p> - -<p>L’argument lui plut. Mais une affaire majeure l’empêchait de se décider -avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.</p> - -<p>Elle eut la délicatesse de le reconduire,—escortée de Marianne, qui -portait un falot.</p> - -<p>Les deux amis s’étaient caché leur passion.</p> - -<p>Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si -Bouvard s’y opposait, il l’emmènerait vers d’autres lieux, fût-ce en -Algérie, où l’existence n’est pas chère! Mais rarement il formait de -ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences.</p> - -<p>Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que -Pécuchet ne s’y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.</p> - -<p>Un après-midi de la semaine suivante,—c’était chez elle, dans son -jardin, les bourgeons commençaient à s’ouvrir, et il y avait, entre -les nuées, de grands espaces bleus; elle se baissa pour cueillir des -violettes et dit, en les présentant:</p> - -<p>«Saluez M<sup>me</sup> Bouvard!</p> - -<p>—Comment! Est-ce vrai?</p> - -<p>—Parfaitement vrai.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_248">248</span></p> - -<p>Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa.—«Quel homme!» -Puis, devenue sérieuse, l’avertit que bientôt elle lui demanderait une -faveur.</p> - -<p>«Je vous l’accorde!»</p> - -<p>Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.</p> - -<p>Personne jusqu’au dernier moment n’en devait rien savoir.</p> - -<p>«Convenu!»</p> - -<p>Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.</p> - -<p>Pécuchet, le matin du même jour, s’était promis de mourir s’il -n’obtenait pas les faveurs de sa bonne,—et il l’avait accompagnée dans -la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l’audace.</p> - -<p>Plusieurs fois, elle avait voulu s’en aller; mais il la retenait -pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des -tonneaux, cela durait depuis longtemps.</p> - -<p>Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite, -les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.</p> - -<p>«M’aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.</p> - -<p>—Oui! je vous aime.</p> - -<p>—Eh bien, alors, prouve-le-moi!»</p> - -<p>Et, l’enveloppant du bras gauche, il commença de l’autre main à -dégrafer son corset.</p> - -<p>«Vous allez me faire du mal!</p> - -<p>—Non! mon petit ange! N’aie pas peur!</p> - -<p>—Si M. Bouvard...</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span></p> - -<p>—Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!»</p> - -<p>Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s’y laissa tomber, les -seins hors de la chemise, la tête renversée;—puis se cacha la figure -sous un bras,—et un autre eût compris qu’elle ne manquait pas -d’expérience.</p> - -<p>Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.</p> - -<p>Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les -servait impassible, comme d’habitude; Pécuchet tournait les yeux pour -éviter les siens, tandis que Bouvard, considérant les murs, songeait à -des améliorations.</p> - -<p>Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.</p> - -<p>«La sacrée garce!</p> - -<p>—Qui donc?</p> - -<p>—M<sup>me</sup> Bordin.»</p> - -<p>Et il conta qu’il avait poussé la démence jusqu’à vouloir en faire sa -femme; mais tout était fini, depuis un quart d’heure, chez Marescot.</p> - -<p>Elle avait prétendu recevoir en dot les <i>Écalles</i>, dont il ne pouvait -disposer,—l’ayant, comme la ferme, soldée en partie avec l’argent d’un -autre.</p> - -<p>«Effectivement! dit Pécuchet.</p> - -<p>—Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur à son choix! -C’était celle-là! J’y ai mis de l’entêtement; si elle m’aimait, elle -m’eût cédé!» La veuve, au contraire, s’était emportée en injures, avait -dénigré son physique, sa bedaine.—«Ma bedaine! je te demande un peu.»</p> - -<p>Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes -écartées.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span></p> - -<p>«Tu souffres? dit Bouvard.</p> - -<p>—Oh! oui! je souffre!»</p> - -<p>Et, ayant fermé la porte, Pécuchet, après beaucoup d’hésitations, -confessa qu’il venait de se découvrir une maladie secrète.</p> - -<p>«Toi?</p> - -<p>—Moi-même!</p> - -<p>—Ah! mon pauvre garçon! qui te l’a donnée?»</p> - -<p>Il devint encore plus rouge et dit d’une voix encore plus basse:</p> - -<p>«Ce ne peut être que Mélie!»</p> - -<p>Bouvard en demeura stupéfait.</p> - -<p>La première chose était de renvoyer la jeune personne.</p> - -<p>Elle protesta d’un air candide.</p> - -<p>Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais, honteux de sa -turpitude, il n’osait voir le médecin.</p> - -<p>Bouvard imagina de recourir à Barberou.</p> - -<p>Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un -docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle, -persuadé qu’elle concernait Bouvard, et l’appela vieux roquentin, tout -en le félicitant.</p> - -<p>«A mon âge! disait Pécuchet, n’est-ce pas lugubre! Mais pourquoi -m’a-t-elle fait ça?</p> - -<p>—Tu lui plaisais.</p> - -<p>—Elle aurait dû me prévenir.</p> - -<p>—Est-ce que la passion raisonne!» Et Bouvard se plaignait de M<sup>me</sup> -Bordin.</p> - -<p>Souvent il l’avait surprise arrêtée devant les <i>Écalles</i>, <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> dans -la compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,—tant de -manœuvres pour un peu de terre!</p> - -<p>«Elle est avare! Voilà l’explication!»</p> - -<p>Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la petite salle, au coin -du feu; Pécuchet, tout en avalant ses remèdes; Bouvard, en fumant des -pipes,—et ils dissertaient sur les femmes.</p> - -<p>«Étrange besoin, est-ce un besoin? Elles poussent au crime, à -l’héroïsme et à l’abrutissement. L’enfer sous un jupon, le paradis dans -un baiser,—ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de -chat,—perfidie de la mer, variété de la lune»;—ils dirent tous les -lieux communs qu’elles ont fait répandre.</p> - -<p>C’était le désir d’en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords -les prit.—Plus de femmes, n’est-ce pas? Vivons sans elles!—Et ils -s’embrassèrent avec attendrissement.</p> - -<p>Il fallait réagir;—et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, imagina -que l’hydrothérapie leur serait avantageuse.</p> - -<p>Germaine, revenue dès le départ de l’autre, charriait, tous les matins, -la baignoire dans le corridor.</p> - -<p>Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands -seaux d’eau,—puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les -vit par la claire-voie,—et des personnes furent scandalisées.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_8" class="souschapitre">VIII</h2> -</div> - -<p>Satisfaits de leur régime, ils voulurent s’améliorer le tempérament par -de la gymnastique.</p> - -<p>Et ayant pris le <i>Manuel</i> d’Amoros, ils en parcoururent l’atlas.</p> - -<p>Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les -jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, -chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des -trapèzes, un tel déploiement de force et d’agilité excita leur envie.</p> - -<p>Cependant ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, -décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un -vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin -pour la natation, ni «une montagne de gloire», colline artificielle, -ayant trente-deux mètres de hauteur.</p> - -<p>Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, -ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât -horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d’un bout à -l’autre, <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle -des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu’en haut. Bouvard glissait, -retombait toujours, finalement, y renonça.</p> - -<p>Les «bâtons orthosométiques» lui plurent davantage, c’est-à-dire deux -manches à balai reliés par deux cordes, dont la première se passe sous -les aisselles, la seconde sur les poignets;—et, pendant des heures, il -gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes -le long du corps.</p> - -<p>A défaut d’haltères, le charron tourna quatre morceaux de frêne, -qui ressemblaient à des pains de sucre se terminant en goulot de -bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, -par derrière; mais, trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, -au risque de leur broyer les jambes. N’importe, ils s’acharnèrent aux -«mils persanes», et même, craignant qu’elles n’éclatassent, tous les -soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.</p> - -<p>Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé -un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, -s’élançaient du pied gauche, atteignaient l’autre bord, puis -recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;—et -les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses -extraordinaires, bondissant à l’horizon.</p> - -<p>L’automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les -ennuya. Que n’avaient-ils le trémoussoir <span class="pagenum" id="Page_254">254</span> ou fauteuil de poste, -imaginé sous Louis XIV par l’abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce -construit, où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre.</p> - -<p>Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux -poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à -chaque bout. Sitôt qu’ils l’avaient prise, l’un poussait la terre de -ses orteils, l’autre baissait les bras jusqu’au niveau du sol; le -premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lâchant un peu la -cordelette, montait à son tour; en moins de cinq minutes, leurs membres -dégouttelaient de sueur.</p> - -<p>Pour suivre les prescriptions du <i>Manuel</i>, ils tâchèrent de devenir -ambidextres, jusqu’à se priver de la main droite temporairement. Ils -firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu’il faut chanter dans -les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient -l’hymne n<sup>o</sup> 9: «Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.» Quand -ils se battaient les pectoraux: «Amis, la couronne et la gloire», etc. -Au pas de course:</p> - -<div class="cpoesie"> - <div class="poem"> - <div class="stanza"> - <span class="i0">A nous l’animal timide!</span><br /> - <span class="i0">Atteignons le cerf rapide!</span><br /> - <span class="i4">Oui, nous vaincrons!</span><br /> - <span class="i2">Courons! courons! courons!</span><br /> - </div> - </div> -</div> - -<p>Et, plus haletants que des chiens, ils s’animaient au bruit de leurs -voix.</p> - -<p>Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de -sauvetage.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_255">255</span></p> - -<p>Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans -des sacs, et ils prièrent le maître d’école de leur en fournir -quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se -rabattirent sur les secours aux blessés. L’un feignait d’être évanoui, -et l’autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de -précautions.</p> - -<p>Quant aux escalades militaires, l’auteur préconise l’échelle de -Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en -montant par la falaise.</p> - -<p>D’après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble et -l’attachèrent sous le hangar.</p> - -<p>Dès qu’on a enfourché le premier bâton et saisi le troisième, on jette -ses jambes en dehors, pour que le deuxième, qui était tout à l’heure -contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, -on empoigne le quatrième et l’on continue. Malgré de prodigieux -déhanchements, il leur fut impossible d’atteindre le deuxième échelon.</p> - -<p>Peut-être a-t-on moins de mal en s’accrochant aux pierres avec -les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l’attaque du -Fort-Chambray?—et pour vous rendre capable d’une telle action, Amoros -possède une tour dans son établissement.</p> - -<p>Le mur en ruine pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l’assaut.</p> - -<p>Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d’un trou, eut peur et -fut pris d’étourdissement.</p> - -<p>Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> ce qui -concerne les phalanges,—si bien qu’ils devaient se remettre aux -principes.</p> - -<p>Ses exhortations furent vaines;—et, dans son orgueil, il aborda les -échasses.</p> - -<p>La nature semblait l’y avoir destiné, car il employa tout de suite -le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol,—et, en -équilibre là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque -cigogne qui se fût promenée.</p> - -<p>Bouvard, à la fenêtre, le vit tituber, puis s’abattre d’un bloc sur -les haricots dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On -le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide,—et il -croyait s’être donné un effort.</p> - -<p>Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur -âge; ils l’abandonnèrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des -accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le muséum, -à rêver d’autres occupations.</p> - -<p>Ce changement d’habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint -très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se -faire maigrir, mangea moins et s’affaiblit.</p> - -<p>Pécuchet, également, se sentait <i>miné</i>, avait des démangeaisons à la -peau et des plaques dans la gorge. «Ça ne va pas, disait-il, ça ne va -pas.»</p> - -<p>Bouvard imagina d’aller choisir à l’auberge quelques bouteilles de vin -d’Espagne, afin de se remonter la machine.</p> - -<p>Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> hommes -apportaient à Beljambe une grande table de noyer; <i>Monsieur</i> l’en -remerciait beaucoup. Elle s’était parfaitement conduite.</p> - -<p>Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en -plaisanta le clerc.</p> - -<p>Cependant, par toute l’Europe, en Amérique, en Australie et dans les -Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des -tables,—et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, -de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des -escargots. La presse, offrant avec sérieux ces bourdes au public, le -renforçait dans sa crédulité.</p> - -<p>Les esprits frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là -s’étaient répandus dans le village,—et le notaire principalement les -questionnait.</p> - -<p>Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée -de tables tournantes.</p> - -<p>Était-ce un piège? M<sup>me</sup> Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s’y -rendit.</p> - -<p>Il y avait comme assistants le maire, le percepteur, le capitaine, -d’autres bourgeois et leurs épouses, M<sup>me</sup> Vaucorbeil, M<sup>me</sup> Bordin -effectivement; de plus, une ancienne sous-maîtresse de M<sup>me</sup> Marescot, -M<sup>lle</sup> Laverrière, personne un peu louche, avec des cheveux gris -tombant en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un -fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumé d’un habit bleu et l’air -impertinent.</p> - -<p>Les deux lampes de bronze, l’étagère de curiosités, des romances à -vignettes sur le piano, et des aquarelles <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> minuscules dans des -cadres exorbitants faisaient toujours l’étonnement de Chavignolles. -Mais ce soir-là les yeux se portaient vers la table d’acajou. On -l’éprouverait tout à l’heure, et elle avait l’importance des choses qui -contiennent un mystère.</p> - -<p>Douze invités prirent place autour d’elle, les mains étendues, les -petits doigts se touchant. On n’entendait que le battement de la -pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.</p> - -<p>Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans -les bras. Pécuchet était incommodé.</p> - -<p>«Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.</p> - -<p>—Pas du tout!</p> - -<p>—Si fait!</p> - -<p>—Ah! monsieur!»</p> - -<p>Le notaire les calma.</p> - -<p>A force de tendre l’oreille, on crut distinguer des craquements de -bois.—Illusion! Rien ne bougeait.</p> - -<p>L’autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de -Lisieux et qu’on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait -si bien marché! Mais celle-là aujourd’hui montrait un entêtement... -Pourquoi?</p> - -<p>Le tapis sans doute la contrariait,—et on passa dans la salle à manger.</p> - -<p>Le meuble choisi fut un large guéridon où s’installèrent Pécuchet, -Girbal, M<sup>me</sup> Marescot et son cousin M. Alfred.</p> - -<p>Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la <span class="pagenum" id="Page_259">259</span> droite; les -opérateurs, sans déranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de -lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.</p> - -<p>Alors M. Alfred articula d’une voix haute:</p> - -<p>«Esprit, comment trouves-tu ma cousine?»</p> - -<p>Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups.</p> - -<p>D’après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des -lettres, cela signifiait <i>charmante</i>. Des bravos éclatèrent.</p> - -<p>Puis Marescot, taquinant M<sup>me</sup> Bordin, somma l’esprit de déclarer -l’âge exact qu’elle avait.</p> - -<p>Le pied du guéridon retomba cinq fois.</p> - -<p>«Comment? cinq ans? s’écria Girbal.</p> - -<p>—Les dizaines ne comptent pas», reprit Foureau.</p> - -<p>La veuve sourit, intérieurement vexée.</p> - -<p>Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l’alphabet était -compliqué. Mieux valait la planchette, moyen expéditif, et dont -M<sup>lle</sup> Laverrière s’était même servie pour noter sur un album les -communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, -Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d’Aumale; -M. Alfred en promit une à la sous-maîtresse:</p> - -<p>«Mais pour le quart d’heure, un peu de piano, n’est-ce pas? Une -mazurke!»</p> - -<p>Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, -disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la -robe qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, -il arrondissait son bras. On <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> admirait la grâce de l’une, l’air -fringant de l’autre; et, sans attendre les petits fours, Pécuchet se -retira, ébahi de la soirée.</p> - -<p>Il eut beau répéter: «Mais j’ai vu! j’ai vu!» Bouvard niait les faits -et néanmoins consentit à expérimenter lui-même.</p> - -<p>Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi, en face l’un -de l’autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une -corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.</p> - -<p>Le phénomène des tables tournantes n’en est pas moins certain. Le -vulgaire l’attribue à des esprits, Faraday au prolongement de l’action -nerveuse, Chevreul à l’inconscience des efforts, ou peut-être, comme -l’admet Ségouin, se dégage-t-il de l’assemblage des personnes une -impulsion, un courant magnétique?</p> - -<p>Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le -<i>Guide du Magnétiseur</i>, par Montacabère, le relut attentivement et -initia Bouvard à la théorie.</p> - -<p>Tous les corps animés reçoivent et communiquent l’influence des astres. -Propriété analogue à la vertu de l’aimant. En dirigeant cette force on -peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer, -s’est développée,—mais il importe toujours de verser le fluide et de -faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.</p> - -<p>«Eh bien, endors-moi! dit Bouvard.</p> - -<p>—Impossible, répliqua Pécuchet; pour subir l’action magnétique et pour -la transmettre, la foi est indispensable.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p> - -<p>Puis, considérant Bouvard:</p> - -<p>«Ah! quel dommage.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n’y aurait pas de -magnétiseur comme toi!»</p> - -<p>Car il possédait tout ce qu’il faut: l’abord prévenant, une -constitution robuste et un moral solide.</p> - -<p>Cette faculté qu’on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se -plongea sournoisement dans Montacabère.</p> - -<p>Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d’oreilles qui -l’assourdissaient, il dit un soir d’un ton négligé:</p> - -<p>«Si on essayait du magnétisme?»</p> - -<p>Elle ne s’y refusa pas. Il s’assit devant elle, lui prit les deux -pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s’il n’eût fait -autre chose de toute sa vie.</p> - -<p>La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir -le cou; ses yeux se fermèrent, et, tout doucement, elle se mit à -ronfler. Au bout d’une heure, qu’ils la contemplaient, Pécuchet dit à -voix basse:</p> - -<p>«Que sentez-vous?»</p> - -<p>Elle se réveilla.</p> - -<p>Plus tard sans doute la lucidité viendrait.</p> - -<p>Ce succès les enhardit, et, reprenant avec aplomb l’exercice de la -médecine, ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs -intercostales; Migraine, le maçon, affecté d’une névrose de l’estomac; -la mère Varin, dont l’encéphaloïde sous la clavicule exigeait, <span class="pagenum" id="Page_262">262</span> -pour se nourrir, des emplâtres de viande; un goutteux, le père Lemoine, -qui se traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, -bien d’autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.</p> - -<p>Après l’exploration de la maladie, ils s’interrogeaient du regard -pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands -ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, -transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l’un en -avait trop, l’autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient -les observations sur le journal du traitement.</p> - -<p>Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait -Bouvard, et sa réputation parvint jusqu’à Falaise, quand il eut guéri -la Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.</p> - -<p>Elle sentait comme un clou à l’occiput, parlait d’une voix rauque, -restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre -ou du charbon. Ses crises nerveuses, débutant par des sanglots, -se terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous -les remèdes, depuis les tisanes jusqu’aux moxas, si bien que, par -lassitude, elle accepta les offres de Bouvard.</p> - -<p>Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit -à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un -bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa -un doigt entre les sourcils au haut du nez; tout à coup elle devint -inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa <span class="pagenum" id="Page_263">263</span> tête garda les -attitudes qu’il voulut, et les paupières à demi closes, en vibrant d’un -mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui -roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.</p> - -<p>Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce -qu’elle éprouvait maintenant? elle distinguait l’intérieur de son corps.</p> - -<p>«Qu’y voyez-vous?</p> - -<p>—Un ver.</p> - -<p>—Que faut-il pour le tuer?»</p> - -<p>Son front se plissa:</p> - -<p>«Je cherche...; je ne peux pas, je ne peux pas.»</p> - -<p>A la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d’orties; à la -troisième, de l’herbe au chat. Les crises s’atténuèrent, disparurent. -C’était vraiment comme un miracle.</p> - -<p>L’addigitation nasale ne réussit point avec les autres, et, pour amener -le somnambulisme, ils projetèrent de construire un baquet mesmérien. -Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une -vingtaine de bouteilles quand un scrupule l’arrêta. Parmi les malades, -il viendrait des personnes du sexe.</p> - -<p>«Et que ferons-nous, s’il leur prend des accès d’érotisme furieux?»</p> - -<p>Cela n’eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage -peut-être, mieux valait s’abstenir. Ils se contentèrent d’un harmonica -et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les -enfants.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_264">264</span></p> - -<p>Un jour que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons -cristallins l’exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer -des plaintes; la musique continua.</p> - -<p>«Assez! assez!» criait-il.</p> - -<p>—Un peu de patience», répétait Bouvard.</p> - -<p>Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument -vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut, attiré par -le vacarme:</p> - -<p>«Comment, encore vous?» s’écria-t-il, furieux de les retrouver toujours -chez ses clients.</p> - -<p>Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors, il tonna contre le -magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de -l’imagination.</p> - -<p>Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l’affirme, et M. -Fontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n’avaient pas de -lionne, mais le hasard leur offrit une autre bête.</p> - -<p>Car le lendemain, à six heures, un valet de charrue vint leur dire -qu’on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.</p> - -<p>Ils y coururent.</p> - -<p>Les pommiers étaient en fleurs, et l’herbe, dans la cour, fumait sous -le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d’un drap, une -vache beuglait, grelottante des seaux d’eau qu’on lui jetait sur le -corps, et, démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.</p> - -<p>Sans doute elle avait pris du «venin» en pâturant dans les trèfles. -Le père et la mère Gouy se désolaient, <span class="pagenum" id="Page_265">265</span> car le vétérinaire ne -pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l’enflure ne -voulait pas se déranger; mais ces messieurs, dont la bibliothèque était -célèbre, devaient connaître un secret.</p> - -<p>Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l’un devant les -cornes, l’autre à la croupe, et avec de grands efforts intérieurs et -une gesticulation frénétique, ils écartaient les doigts pour épandre -sur l’animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son -épouse, leur garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.</p> - -<p>Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache -provoquèrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle émit un -vent, Pécuchet dit alors:</p> - -<p>«C’est une porte ouverte à l’espérance, un débouché, peut-être.»</p> - -<p>Le débouché s’opéra, l’espérance jaillit dans un paquet de matières -jaunes éclatant avec la force d’un obus. Les cœurs se desserrèrent, -la vache dégonfla. Une heure après, il n’y paraissait plus.</p> - -<p>Ce n’était pas l’effet de l’imagination, certainement. Donc le fluide -contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des -objets où on ira la prendre sans qu’elle se trouve affaiblie. Un tel -moyen épargne des déplacements. Ils l’adoptèrent, et ils envoyaient à -leurs pratiques des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de -l’eau magnétisée, du pain magnétisé.</p> - -<p>Puis, continuant leurs études, ils abandonnèrent les <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> passes pour -le système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, -au tronc duquel une corde s’enroule.</p> - -<p>Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le -préparèrent en l’embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc -fut établi en dessous. Leurs habitués s’y rangeaient, et ils obtinrent -des résultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le -convièrent à une séance avec les notables du pays.</p> - -<p>Pas un n’y manqua.</p> - -<p>Germaine les reçut dans la petite salle, en priant «de faire excuse», -ses maîtres allaient venir.</p> - -<p>De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C’étaient des -malades qu’elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du -coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la -peinture s’éraillant, et le jardin était lamentable. Du bois mort -partout! Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.</p> - -<p>Pécuchet se présenta.</p> - -<p>«A vos ordres, messieurs!»</p> - -<p>Et l’on vit au fond, sous le poirier d’Édouïn, plusieurs personnes -assises.</p> - -<p>Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting -avec une calotte de cuir, s’abandonnait à des frissons occasionnés par -sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l’estomac, -grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa grosseur, portait -un châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans des -savates, avait ses béquilles <span class="pagenum" id="Page_267">267</span> sous les jarrets, et la Barbée, en -costume des dimanches, était pâle extraordinairement.</p> - -<p>De l’autre côté de l’arbre, on trouva d’autres personnes: une femme -à figure d’albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le -visage d’une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes -bleues. Un vieillard, dont une contracture déformait l’échine, heurtait -de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d’idiot, couvert -d’une blouse en loques et d’un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal -recousu laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa -joue tuméfiée par une énorme fluxion.</p> - -<p>Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l’arbre, et des -oiseaux chantaient; l’odeur du gazon attiédi se roulait dans l’air. Le -soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse.</p> - -<p>Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières.</p> - -<p>«Jusqu’à présent, ce n’est pas drôle, dit Foureau.</p> - -<p>—Commencez, je m’éloigne une minute.»</p> - -<p>Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte -aux pipes.</p> - -<p>Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa -bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui -l’électricité, et en même temps Bouvard étreignait l’arbre, dans le but -d’accroître le fluide.</p> - -<p>Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l’homme à -la contracture ne bougea plus. <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> On pouvait maintenant s’approcher -d’eux, leur faire subir toutes les épreuves.</p> - -<p>Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l’oreille Chamberlan, qui -tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente; le -goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un -rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour -l’éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le docteur l’ayant -refusée, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les -narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une épingle -sous la peau.</p> - -<p>«Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d’étonnant, après tout! une -hystérique! le diable y perdrait son latin!</p> - -<p>—Celle-là, dit Pécuchet en désignant Victoire, la femme scrofuleuse, -est un médecin! elle reconnaît les affections et indique les remèdes.»</p> - -<p>Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe; il n’osa; mais -Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes.</p> - -<p>Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire, -et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres -frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du «valum -bécum».</p> - -<p>Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra -qu’elle voulait dire «de l’album græcum», mot entrevu peut-être dans la -pharmacie.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_269">269</span></p> - -<p>Puis il aborda le père Lemoine, qui, selon Bouvard, percevait les -objets à travers les corps opaques.</p> - -<p>C’était un ancien maître d’école tombé dans la crapule. Des cheveux -blancs s’éparpillaient autour de sa figure, et, adossé contre -l’arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil, d’une façon -majestueuse.</p> - -<p>Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate, et Bouvard, -lui présentant un journal, dit impérieusement:</p> - -<p>«Lisez!»</p> - -<p>Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la -tête et finit par épeler:</p> - -<p>«Cons-ti-tu-tion-nel.»</p> - -<p>Mais avec de l’adresse on fait glisser tous les bandeaux!</p> - -<p>Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s’aventura jusqu’à -prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement -dans sa propre maison.</p> - -<p>«Soit», répondit le docteur.</p> - -<p>Et, ayant tiré sa montre:</p> - -<p>«A quoi ma femme s’occupe-t-elle?»</p> - -<p>La Barbée hésita longtemps; puis, d’un air maussade:</p> - -<p>«Hein! quoi? Ah! j’y suis! Elle coud des rubans à un chapeau de paille.»</p> - -<p>Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et écrivit un billet que -le clerc de Marescot s’empressa de porter.</p> - -<p>La séance était finie. Les malades s’en allèrent.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_270">270</span></p> - -<p>Bouvard et Pécuchet, en somme, n’avaient pas réussi. Cela tenait-il -à la température ou à l’odeur du tabac, ou au parapluie de l’abbé -Jeufroy qui avait une garniture de cuivre, métal contraire à l’émission -fluidique?</p> - -<p>Vaucorbeil haussa les épaules.</p> - -<p>Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, -Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or ces maîtres affirment que des -somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des -opérations cruelles.</p> - -<p>L’abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des -brahmanes parcourir une voûte la tête en bas; le grand Lama, au Tibet, -se fend les boyaux pour rendre des oracles.</p> - -<p>«Plaisantez-vous? dit le médecin.</p> - -<p>—Nullement!</p> - -<p>—Allons donc? Quelle farce!»</p> - -<p>Et la question se détournant, chacun produisit des anecdotes.</p> - -<p>«Moi, dit l’épicier, j’ai eu un chien qui était toujours malade quand -le mois commençait par un vendredi.</p> - -<p>—Nous étions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis né un -14, mon mariage eut lieu un 14, et le jour de ma fête tombe un 14! -Expliquez-moi ça.»</p> - -<p>Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu’il aurait -le lendemain à son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte.</p> - -<p>Le curé alors fit cette réflexion:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_271">271</span></p> - -<p>«Pourquoi ne pas voir là dedans tout simplement...</p> - -<p>—Les démons, n’est-ce pas?» dit Vaucorbeil.</p> - -<p>L’abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.</p> - -<p>Marescot parla de la Pythie de Delphes.</p> - -<p>«Sans aucun doute, des miasmes.</p> - -<p>—Ah! les miasmes, maintenant.</p> - -<p>—Moi, j’admets un fluide, reprit Bouvard.</p> - -<p>—Nervoso-sidéral, ajouta Pécuchet.</p> - -<p>—Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D’ailleurs, les fluides -sont démodés; écoutez-moi.»</p> - -<p>Vaucorbeil alla plus loin se mettre à l’ombre. Les bourgeois le -suivirent.</p> - -<p>«Si vous dites à un enfant: «Je suis un loup, je vais te manger», il se -figure que vous êtes un loup et il a peur; c’est donc un rêve commandé -par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l’on -voudra. Il se souvient et n’imagine pas, obéit toujours, n’a que des -sensations quand il croit penser. De cette manière les crimes sont -suggérés et des gens vertueux pourront se voir bêtes féroces et devenir -anthropophages.»</p> - -<p>Involontairement on regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des -périls pour la société.</p> - -<p>Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre -de M<sup>me</sup> Vaucorbeil.</p> - -<p>Le docteur la décacheta, pâlit et enfin lut ces mots:</p> - -<p>«Je couds des rubans à un chapeau de paille.»</p> - -<p>La stupéfaction empêcha de rire.</p> - -<p>«Une coïncidence, parbleu! Ça ne prouve rien.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_272">272</span></p> - -<p>Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se -retourna sur la porte pour leur dire:</p> - -<p>«Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!»</p> - -<p>Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement:</p> - -<p>«Êtes-vous fou? sans ma permission! Des manœuvres défendues par -l’Église!»</p> - -<p>Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pécuchet causaient sur -le vigneau avec l’instituteur, quand Marcel débusqua du verger, la -mentonnière défaite, et il bredouillait:</p> - -<p>«Guéri! guéri! Bons messieurs!</p> - -<p>—Bien! assez! laissez-nous tranquilles!</p> - -<p>—Ah! bons messieurs, je vous aime! serviteur!»</p> - -<p>Petit, homme de progrès, avait trouvé l’explication du médecin terre -à terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. -Elle exclut le peuple: à la vieille analyse du moyen âge, il est -temps que succède une synthèse large et primesautière! La vérité doit -s’obtenir par le cœur, et, se déclarant spiritiste, il indiqua -plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe -d’une aurore.</p> - -<p>Ils se les firent envoyer.</p> - -<p>Le spiritisme pose en dogme l’amélioration fatale de notre espèce. -La terre un jour deviendra le ciel, et c’est pourquoi cette doctrine -charmait l’instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint -Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> fragments -dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle -est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les -mondes supérieurs.</p> - -<p>Les esprits, après la mort et dans l’extase, y sont transportés. Mais -quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les -meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la -nature et les plaisirs des arts.</p> - -<p>Cependant plusieurs d’entre nous possèdent une trompe aromale, -c’est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les -cheveux jusqu’aux planètes et nous permet de converser avec les esprits -de Saturne; les choses intangibles n’en sont pas moins réelles, et de -la terre aux astres, des astres à la terre, c’est un va-et-vient, une -transmission, un échange continu.</p> - -<p>Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d’inspirations désordonnées, -et quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre -contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplés d’esprits.</p> - -<p>Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d’un an, il a -exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a -vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a -vu Moïse, et, en 1736, il a même vu le jugement dernier.</p> - -<p>Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.</p> - -<p>On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises, -absolument comme chez nous.</p> - -<p>Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> sur des -feuillets, devisent des choses du ménage ou bien de matières -spirituelles, et les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux qui, -dans leur vie terrestre, ont cultivé l’Ecriture sainte.</p> - -<p>Quant à l’enfer, il est plein d’une odeur nauséabonde, avec des -cahutes, des tas d’immondices, des fondrières, des personnes mal -habillées.</p> - -<p>Et Pécuchet s’abîmait l’intellect pour comprendre ce qu’il y a de beau -dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d’un imbécile. -Tout cela dépasse les bornes de la nature! Qui les connaît cependant? -Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes:</p> - -<p>Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des -passions violentes en remuera d’autres; mais comment la seule volonté -agirait-elle sur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on, mûrit les -raisins; M. Gervais a ranimé un héliotrope; un plus fort, à Toulouse, -écarte les nuages.</p> - -<p>Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous? -L’od, un nouvel impondérable, une sorte d’électricité, n’est pas autre -chose peut-être. Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés -croient voir: les feux errants des cimetières, la forme des fantômes.</p> - -<p>Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons -extraordinaires des possédés, pareils à ceux des somnambules, auraient -une cause physique?</p> - -<p>Quelle qu’en soit l’origine, il y a une essence, un agent, secret et -universel. Si nous pouvions le tenir, <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> on n’aurait pas besoin de la -force, de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une -minute; tout miracle serait praticable et l’univers à notre disposition.</p> - -<p>La magie provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On -a sans doute exagéré sa valeur, mais elle n’est pas un mensonge. Des -Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges. Tous les voyageurs -le déclarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt -l’aiguille aimantée.</p> - -<p>Comment devenir magicien? Cette idée leur parut folle d’abord, mais -elle revint, les tourmenta, et ils cédèrent, tout en affectant d’en -rire.</p> - -<p>Un régime préparatoire est indispensable.</p> - -<p>Afin de mieux s’exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et, voulant -faire de Germaine un médium plus délicat, rationnèrent sa nourriture. -Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d’eau-de-vie, qu’elle -acheva promptement de s’alcooliser. Leurs promenades dans le corridor -la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses -bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait -sortir des murs. Un jour qu’elle avait mis, le matin, un carrelet dans -la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva -désormais plus mal et finit par croire qu’ils lui avaient jeté un sort.</p> - -<p>Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque -réciproquement et se firent des sachets de belladone, enfin ils -adoptèrent la boîte magique: une petite boîte d’où s’élève un -champignon hérissé de <span class="pagenum" id="Page_276">276</span> clous et que l’on garde sur le cœur -par le moyen d’un ruban attaché à la poitrine. Tout rata; mais ils -pouvaient employer le cercle de Dupotet.</p> - -<p>Pécuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire, -afin d’y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits -ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d’un air -pontifical:</p> - -<p>«Je te défie de le franchir!»</p> - -<p>Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son cœur battit, ses -yeux se troublaient.</p> - -<p>«Ah! finissons!»</p> - -<p>Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable.</p> - -<p>Pécuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaître -un mort.</p> - -<p>Sous le Directoire, un homme, rue de l’Échiquier, montrait les victimes -de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit -une apparence, qu’importe! il s’agit de la produire.</p> - -<p>Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel; -mais il n’avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature, -pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer -son père; et comme il témoignait de la répugnance, Pécuchet lui demanda:</p> - -<p>«Que crains-tu?</p> - -<p>—Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!»</p> - -<p>Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille -tête de mort. Un couturier leur <span class="pagenum" id="Page_277">277</span> tailla deux houppelandes noires, -avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur -apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à -l’œuvre, l’un curieux de l’exécuter, l’autre ayant peur d’y croire.</p> - -<p>Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient -au bord de la table poussée contre le mur, sous le portrait du père -Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une -chandelle dans l’intérieur du crâne, et des rayons se projetaient par -les deux orbites.</p> - -<p>Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait -derrière; et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’âtre des -poignées de soufre.</p> - -<p>Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce -jour-là étant un vendredi,—jour qui appartient à Béchet,—on devait -s’occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de -gauche, fléchi le menton et levé les bras, commença:</p> - -<p>«Par Éthaniel, Anazin, Ischyros...»</p> - -<p>Il avait oublié le reste.</p> - -<p>Pécuchet, bien vite, souffla les mots, notés sur un carton:</p> - -<p>«Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messiasos (la kyrielle était -longue), je te conjure, je t’observe, je t’ordonne, ô Béchet!»</p> - -<p>Puis, baissant la voix:</p> - -<p>«Où es-tu, Béchet? Béchet! Béchet! Béchet!»</p> - -<p>Bouvard s’affaissa dans le fauteuil, et il était bien aise de ne pas -voir Béchet, un instinct lui reprochant <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> sa tentative comme un -sacrilège. Où était l’âme de son père? Pouvait-elle l’entendre? Si tout -à coup elle allait venir?</p> - -<p>Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par -un carreau fêlé,—et les cierges balançaient des ombres sur le crâne -de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait -également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient -plus de lumière; mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de -la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, -poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris; et la toile, à -demi déclouée, oscillait, palpitait.</p> - -<p>Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche -d’un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de -Pécuchet, et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe -lui serrait l’épigastre; le plancher, comme une onde, fuyait sous -ses talons; le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à -grosses volutes; des chauves-souris en même temps tournoyaient; un cri -s’éleva:—qui était-ce?</p> - -<p>Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées, -que leur effroi en redoublait, n’osant faire un geste ni même parler; -quand derrière la porte ils entendirent des gémissements comme ceux -d’une âme en peine.</p> - -<p>Enfin, ils se hasardèrent.</p> - -<p>C’était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la -cloison, avait cru voir le diable, et, à genoux <span class="pagenum" id="Page_279">279</span> dans le corridor, -elle multipliait les signes de croix.</p> - -<p>Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même, ne voulant -plus servir des gens pareils.</p> - -<p>Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre eux -une sourde coalition entretenue par l’abbé Jeufroy, M<sup>me</sup> Bordin et -Foureau.</p> - -<p>Leur manière de vivre, qui n’était pas celle des autres, déplaisait. -Ils devinrent suspects et même inspiraient une vague terreur.</p> - -<p>Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur -domestique. A défaut d’un autre, ils avaient pris Marcel.</p> - -<p>Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa -personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard, dans les champs, -et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes -mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui -convenait, pourvu que le morceau fût gros, et il était doux comme un -mouton, mais entièrement stupide.</p> - -<p>La reconnaissance l’avait poussé à s’offrir comme serviteur chez MM. -Bouvard et Pécuchet;—et puis, les croyant sorciers, il espérait des -gains extraordinaires.</p> - -<p>Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de -Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d’or. L’anecdote -est rapportée dans les historiens de Falaise, ils ignoraient la suite: -douze frères, avant de partir pour un voyage, avaient caché douze -lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu’à -Bretteville,—et Marcel supplia <span class="pagenum" id="Page_280">280</span> ses maîtres de recommencer les -recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis -au moment de l’émigration.</p> - -<p>C’était le cas d’employer la baguette divinatoire. Les vertus en -sont douteuses. Ils étudièrent la question cependant et apprirent -qu’un certain Pierre Garnier donne, pour les défendre, des raisons -scientifiques: les sources et les métaux projetteraient des corpuscules -en affinité avec le bois.</p> - -<p>Cela n’est guère probable. Qui sait pourtant? Essayons!</p> - -<p>Ils se taillèrent une fourchette de coudrier,—et un matin partirent à -la découverte du trésor.</p> - -<p>«Il faudra le rendre, dit Bouvard.</p> - -<p>—Ah! non! par exemple!»</p> - -<p>Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta: «La route de -Chavignolles à Bretteville!—était-ce l’ancienne ou la nouvelle? Ce -devait être l’ancienne!»</p> - -<p>Ils rebroussèrent chemin et parcoururent les alentours, au hasard, le -tracé de la vieille route n’étant pas facile à reconnaître.</p> - -<p>Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse. -Toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler; -Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches, -la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu’une force, et comme -un crampon la tirait vers le sol,—et Marcel bien vite faisait une -entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_281">281</span></p> - -<p>Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s’ouvrit, ses prunelles -se convulsèrent. Bouvard l’interpella, le secoua par les épaules; il ne -remua pas et demeurait inerte, absolument comme la Barbée.</p> - -<p>Puis il conta qu’il avait senti autour du cœur une sorte de -déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute;—et il -ne voulait plus y toucher.</p> - -<p>Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. -Marcel, avec une bêche, creusait des trous, jamais la fouille n’amenait -rien,—et ils étaient extrêmement penauds. Pécuchet s’assit au bord -d’un fossé; et comme il rêvait, la tête levée, s’efforçant d’entendre -la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s’il en -avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette; l’extase -de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante.</p> - -<p>Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut: -c’était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le -hélèrent.</p> - -<p>La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner -Pécuchet, il lui souleva sa casquette,—et, apercevant un front couvert -de plaques cuivrées:</p> - -<p>«Ah! ah! <i>fructus belli!</i>—ce sont des syphilides, mon bonhomme, -soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l’amour.»</p> - -<p>Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur -une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans -l’atlas d’Amoros.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_282">282</span></p> - -<p>Les paroles du docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en -l’air,—et tout à coup fut ressaisi.</p> - -<p>Vaucorbeil l’observait, puis d’une chiquenaude il fit tomber sa -casquette.</p> - -<p>Pécuchet recouvra ses facultés.</p> - -<p>«Je m’en doutais, dit le médecin, la visière vernie vous hypnotise -comme un miroir, et ce phénomène n’est pas rare chez les personnes qui -considèrent un corps brillant avec trop d’attention.»</p> - -<p>Il indiqua comment pratiquer l’expérience sur des poules, enfourcha son -bidet et disparut lentement.</p> - -<p>Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal dressé à -l’horizon dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin -noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C’était, suivant -l’usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient les dindes -se rengorgeant au soleil.</p> - -<p>«Entrons.» Et Pécuchet aborda le fermier, qui consentit à leur demande.</p> - -<p>Avec du blanc d’Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir, -lièrent les pattes d’un dindon, puis l’étendirent à plat ventre, le bec -posé sur la raie. La bête ferma les yeux et bientôt sembla morte. Il en -fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet qui -les rangeait de côté dès qu’elles étaient engourdies. Les gens de la -ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria, une petite fille -pleurait.</p> - -<p>Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient -progressivement, mais on ne savait pas les <span class="pagenum" id="Page_283">283</span> conséquences. A une -objection un peu rêche de Pécuchet, le fermier empoigna sa fourche.</p> - -<p>«Filez, nom de Dieu! ou je vous crève la paillasse!»</p> - -<p>Ils détalèrent.</p> - -<p>N’importe! le problème était résolu; l’extase dépend d’une cause -matérielle.</p> - -<p>Qu’est donc la matière? Qu’est-ce que l’esprit? D’où vient l’influence -de l’une sur l’autre,—et réciproquement?</p> - -<p>Pour s’en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, -dans Bossuet, dans Fénelon,—et même ils reprirent un abonnement à un -cabinet de lecture.</p> - -<p>Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des œuvres -ou la difficulté de l’idiome, mais Jouffroy et Damiron les initièrent à -la philosophie moderne,—et ils avaient des auteurs touchant celle du -siècle passé.</p> - -<p>Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d’Helvétius; -Pécuchet, de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s’attachait -à l’expérience, l’idéal était tout pour le second. Il y avait de -l’Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là,—et ils discutaient.</p> - -<p>«L’âme est immatérielle! disait l’un.</p> - -<p>—Nullement! disait l’autre, la folie, le chloroforme, une saignée la -bouleversent, et puisqu’elle ne pense pas toujours, elle n’est point -une substance ne faisant que penser.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_284">284</span></p> - -<p>—Cependant, objecta Pécuchet, j’ai en moi-même quelque chose de -supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit.</p> - -<p>—Un être dans l’être? l’<i>homo duplex</i>! allons donc! Des tendances -différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout.</p> - -<p>—Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les -changements du dehors. Donc elle est simple, indivisible et partant -spirituelle!</p> - -<p>—Si l’âme était simple, répliqua Bouvard, le nouveau-né se -rappellerait, imaginerait comme l’adulte. La pensée, au contraire, -suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum -d’une rose, ou l’appétit d’un loup, pas plus qu’une volition ou une -affirmation, ne se coupent en deux.</p> - -<p>—Ça n’y fait rien! dit Pécuchet, l’âme est exempte des qualités de la -matière!</p> - -<p>—Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or, si la matière peut -tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme -doit finir, et, dépendante des organes, disparaître avec eux.</p> - -<p>—Moi! je la prétends immortelle! Dieu ne peut vouloir...</p> - -<p>—Mais si Dieu n’existe pas?</p> - -<p>—Comment? «Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes:» Primo, -Dieu est compris dans l’idée que nous en avons; secundo, l’existence -lui est possible; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de -l’infini?—et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu, -donc Dieu existe!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_285">285</span></p> - -<p>Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au -besoin d’un créateur.</p> - -<p>«Quand je vois une horloge...</p> - -<p>—Oui! oui! connu! mais où est le père de l’horloger?</p> - -<p>—Il faut une cause, pourtant!»</p> - -<p>Bouvard doutait des causes.</p> - -<p>«De ce qu’un phénomène succède à un phénomène, on conclut qu’il en -dérive. Prouvez-le!</p> - -<p>—Mais le spectacle de l’univers dénote une intention, un plan!</p> - -<p>—Pourquoi? Le mal est organisé aussi parfaitement que le bien. Le -ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut, -comme anatomie, au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les -fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois -quarts du globe sont stériles. La lune, ce lampadaire, ne se montre pas -toujours! Crois-tu l’Océan destiné aux navires, et le bois des arbres -au chauffage de nos maisons?»</p> - -<p>Pécuchet répondit:</p> - -<p>«Cependant l’estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher, -l’œil pour voir, bien qu’on ait des dyspepsies, des fractures et -des cataractes. Pas d’arrangements sans but! Les effets surviennent -actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc il y a des causes -finales.»</p> - -<p>Bouvard imagina que Spinosa peut-être lui fournirait des arguments, et -il écrivit à Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_286">286</span></p> - -<p>Dumouchel lui envoya un exemplaire appartenant à son ami le professeur -Varelot, exilé au 2 Décembre.</p> - -<p>L’éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent -seulement les endroits marqués d’un coup de crayon et comprirent ceci:</p> - -<p>La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. -Cette substance est Dieu.</p> - -<p>Il est seul l’étendue,—et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la -borner?</p> - -<p>Mais, bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu, car -elle ne contient qu’un genre de perfection, et l’absolu les contient -tous.</p> - -<p>Souvent ils s’arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des -prises de tabac et Bouvard était rouge d’attention.</p> - -<p>«Est-ce que cela t’amuse?</p> - -<p>—Oui! sans doute! va toujours!»</p> - -<p>Dieu se développe en une infinité d’attributs, qui expriment, chacun -à sa manière, l’infinité de son être. Nous n’en connaissons que deux: -l’étendue et la pensée.</p> - -<p>De la pensée et de l’étendue découlent des modes innombrables, lesquels -en contiennent d’autres.</p> - -<p>Celui qui embrasserait, à la fois, toute l’étendue et toute la pensée -n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel, mais une suite -géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.</p> - -<p>«Ah! ce serait beau!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Donc il n’y a pas de liberté chez l’homme ni chez Dieu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_287">287</span></p> - -<p>«Tu l’entends!» s’écria Bouvard.</p> - -<p>Si Dieu avait une volonté, un but, s’il agissait pour une cause, c’est -qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne -serait pas Dieu.</p> - -<p>Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses,—et -l’univers impénétrable à notre connaissance, une portion d’une infinité -d’univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L’étendue -enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient -dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est -enveloppée dans sa substance.</p> - -<p>Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, -emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond,—et sans rien -autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop -fort. Ils y renoncèrent.</p> - -<p>Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de -philosophie, à l’usage des classes, par M. Guesnier.</p> - -<p>L’auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l’ontologique ou la -psychologique?</p> - -<p>La première convenait à l’enfance des sociétés, quand l’homme portait -son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu’il la replie -sur lui-même, «nous croyons la seconde plus scientifique», et Bouvard -et Pécuchet se décidèrent pour elle.</p> - -<p>Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent «au -sein du moi»; on les découvre en observant.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_288">288</span></p> - -<p>«Observons!» Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement, -ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espérant y faire de -grandes découvertes, et n’en firent aucune, ce qui les étonna beaucoup.</p> - -<p>Un phénomène occupe le <i>moi</i>, à savoir l’idée. De quelle nature -est-elle? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau et -le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la -connaissance.</p> - -<p>Mais si l’idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là, -scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les -objets spirituels ne seraient pas représentés? De là, scepticisme en -fait de notions internes.</p> - -<p>«D’ailleurs, qu’on y prenne garde! cette hypothèse nous mènerait à -l’athéisme.»</p> - -<p>Car une image étant une chose finie, il lui est impossible de -représenter l’infini.</p> - -<p>«Cependant, objecta Bouvard, quand je songe à une forêt, à une -personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. -Donc les idées les représentent.»</p> - -<p>Et ils abordèrent l’origine des idées.</p> - -<p>D’après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion,—et -Condillac réduit tout à la sensation.</p> - -<p>Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d’un sujet, -d’un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes -vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le -beau, etc., notions qu’on nomme <i>innées</i>, c’est-à-dire <span class="pagenum" id="Page_289">289</span> antérieures -aux faits, à l’expérience, et universelles.</p> - -<p>«Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.</p> - -<p>—On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et -Descartes...</p> - -<p>—Ton Descartes patauge! car il soutient que le fœtus les possède, -et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite.»</p> - -<p>Pécuchet fut étonné.</p> - -<p>«Où cela se trouve-t-il?</p> - -<p>—Dans Gérando!» Et Bouvard lui frappa légèrement sur le ventre.</p> - -<p>«Finis donc!» dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: «Nos pensées ne -sont pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les -met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière, -de soi-même, ne peut produire le mouvement,—j’ai trouvé cela dans ton -Voltaire», ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.</p> - -<p>Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,—chacun méprisant l’opinion -de l’autre, sans le convaincre de la sienne.</p> - -<p>Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se -rappelaient avec pitié leurs préoccupations d’agriculture, de -littérature, de politique.</p> - -<p>A présent le muséum les dégoûtait. Ils n’auraient pas mieux demandé que -d’en vendre les bibelots,—et ils passèrent au chapitre deuxième: des -facultés de l’âme.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_290">290</span></p> - -<p>On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître, -celle de vouloir.</p> - -<p>Dans la faculté de sentir, distinguons la sensibilité physique de la -sensibilité morale.</p> - -<p>Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces, -étant amenées par les organes des sens.</p> - -<p>Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au -corps. «Qu’y a-t-il de commun entre le plaisir d’Archimède trouvant les -lois de la pesanteur et la volupté immonde d’Apicius dévorant une hure -de sanglier?»</p> - -<p>Cette sensibilité morale a quatre genres, et son deuxième genre, -«désirs moraux», se divise en cinq espèces, et les phénomènes de -quatrième genre, «affection», se subdivisent en deux autres espèces, -parmi lesquelles l’amour de soi, «penchant légitime, sans doute, mais -qui, devenu exagéré, prend le nom d’égoïsme».</p> - -<p>Dans la faculté de connaître se trouve la perception rationnelle, où -l’on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.</p> - -<p>L’abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.</p> - -<p>La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec -l’avenir.</p> - -<p>L’imagination est plutôt une faculté particulière <i>sui generis</i>.</p> - -<p>Tant d’embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de -l’auteur, la monotonie des tournures. <span class="pagenum" id="Page_291">291</span> «Nous sommes prêts à le -reconnaître,—Loin de nous la pensée,—Interrogeons notre conscience», -l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage les -écœura tellement, que, sautant par-dessus la faculté de vouloir, ils -entrèrent dans la logique.</p> - -<p>Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthèse, l’induction, la -déduction et les causes principales de nos erreurs.</p> - -<p>Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.</p> - -<p>«Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l’hiver approche», -locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles -quand il ne s’agit que d’événements bien simples! «Je me souviens de -tel objet, de tel axiome, de telle vérité», illusion! ce sont les -idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la -rigueur du langage exige: «Je me souviens de tel acte de mon esprit par -lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai déduit cet axiome, par -lequel j’ai admis cette vérité.»</p> - -<p>Comme un terme qui désigne un accident ne l’embrasse pas dans tous ses -modes, ils tâchèrent de n’employer que des mots abstraits,—si bien -qu’au lieu de dire: «Faisons un tour,—il est temps de dîner,—j’ai -la colique», ils émettaient ces phrases: «Une promenade serait -salutaire.—Voici l’heure d’absorber des aliments.—J’éprouve un besoin -d’exonération.»</p> - -<p>Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en <span class="pagenum" id="Page_292">292</span> revue les -différents criteriums, d’abord celui du sens commun.</p> - -<p>Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en -sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille -ans, par cela même qu’elle est vieille, ne constitue pas la vérité! La -foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit -nombre qui mène le progrès.</p> - -<p>Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois et -ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe.</p> - -<p>La raison offre plus de garanties, étant immuable et -impersonnelle;—mais, pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors -la raison devient ma raison, une règle importe peu si elle est fausse. -Rien ne prouve que celle-là soit juste.</p> - -<p>On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir -les ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera -induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.</p> - -<p>Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme -si nos besoins étaient la mesure de l’absolu!</p> - -<p>Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à -elle-même son criterium. M. Cousin l’a démontré.</p> - -<p>«Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard. Mais pour y croire, -il faut admettre deux connaissances préalables: celle du corps qui a -senti, celle de l’intelligence qui a perçu; admettre le sens et la -raison, <span class="pagenum" id="Page_293">293</span> témoignages humains et par conséquent suspects.»</p> - -<p>Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.—«Mais nous allons tomber dans -l’abîme effrayant du scepticisme.»</p> - -<p>Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.</p> - -<p>«Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits -indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.</p> - -<p>—Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il, -en quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à peu près -du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible?</p> - -<p>—Ah! tu n’es qu’un sophiste!» Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois -jours.</p> - -<p>Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. -Bouvard souriait de temps à autre,—et renouant la conversation:</p> - -<p>«C’est qu’il est difficile de ne pas douter: ainsi, pour Dieu, les -preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et -mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un -esprit, demeure inconcevable.</p> - -<p>—Je me sens à la fois matière et pensée, tout en ignorant ce qu’est -l’une et l’autre.</p> - -<p>—L’impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des -mystères aussi bien que mon âme,—à plus forte raison l’union de l’âme -et du corps.</p> - -<p>Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la -prémotion, Cudworth un <span class="pagenum" id="Page_294">294</span> médiateur, et Bossuet y voit un miracle -perpétuel, ce qui est une bêtise: un miracle perpétuel ne serait plus -un miracle.</p> - -<p>—Effectivement!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de -systèmes vous embrouillent. La métaphysique ne sert à rien. On peut -vivre sans elle.</p> - -<p>D’ailleurs, leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois -barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, -cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense -allait toujours, et maître Gouy ne payait pas.</p> - -<p>Ils se rendirent chez Marescot, pour qu’il leur trouvât de l’argent, -soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou -en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont -ils garderaient l’usufruit.—Moyen impraticable, dit Marescot, mais une -affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.</p> - -<p>Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit -l’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier.—Marcel -devait fouir les plates-bandes.</p> - -<p>Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient; l’un fermait sa serpette, -l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se -promener: Bouvard, à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en -avant, les bras nus; Pécuchet, tout le long du mur, la tête basse, les -mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par -précaution; et ils marchaient <span class="pagenum" id="Page_295">295</span> ainsi parallèlement, sans même voir -Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de -pain.</p> - -<p>Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s’abordaient, -craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.</p> - -<p>Elle revenait à propos de la pluie et du soleil, d’un gravier dans leur -soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout.</p> - -<p>En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est -dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir -disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons peut-être des -choses qui n’existent pas.</p> - -<p>Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils -l’émiettèrent sur de l’eau, et le camphre tourna.</p> - -<p>Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du -mouvement amènerait la vie.</p> - -<p>Mais si la matière en mouvement suffisait à créer des êtres, ils ne -seraient pas si variés. Car il n’existait, à l’origine, ni terres, ni -eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale, -qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a -toutes produites?</p> - -<p>Quelquefois, ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de les -servir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question, -principalement Pécuchet.</p> - -<p>Son besoin de vérité devenait une soif ardente.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_296">296</span></p> - -<p>Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait -bientôt pour le quitter, et s’écriait, la tête dans ses mains: «Oh! le -doute! le doute! j’aimerais mieux le néant!»</p> - -<p>Bouvard apercevait l’insuffisance du matérialisme et tâchait de s’y -retenir, déclarant, du reste, qu’il en perdait la boule.</p> - -<p>Ils commençaient des raisonnements sur une base solide; elle -croulait;—et tout à coup plus d’idée; comme une mouche s’envole, dès -qu’on veut la saisir.</p> - -<p>Pendant les soirs d’hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du -feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor -faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se -balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs -pensées.</p> - -<p>Bouvard, de temps à autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis -revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur -le sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait, -au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de -chasse.</p> - -<p>On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, -n’y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa -lippe tombante et son air d’ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. -Depuis longtemps, ils voulaient s’en défaire, mais, par négligence, -remettaient cela de jour en jour.</p> - -<p>Un soir, au milieu d’une dispute sur la monade, <span class="pagenum" id="Page_297">297</span> Bouvard se -frappa l’orteil au pouce de saint Pierre,—et tournant contre lui son -irritation:</p> - -<p>«Il m’embête, ce coco-là: flanquons-le dehors!»</p> - -<p>C’était difficile par l’escalier. Ils ouvrirent la fenêtre et -l’inclinèrent sur le bord, doucement. Pécuchet à genoux tâcha de -soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. -Le bonhomme de pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la -hallebarde, comme levier,—et arrivèrent enfin à l’étendre tout droit. -Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant,—un -bruit mat retentit, et le lendemain ils le trouvèrent, cassé en douze -morceaux, dans l’ancien trou aux composts.</p> - -<p>Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. -Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une -hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: «Pardon! elle -y met une clause; c’est que vous lui vendrez les Écalles pour 1,500 -francs. Le prêt sera soldé aujourd’hui même. L’argent est chez moi dans -mon étude.»</p> - -<p>Ils avaient envie de céder l’un et l’autre. Bouvard finit par répondre: -«Mon Dieu... soit!</p> - -<p>—Convenu!» dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui -était M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>«Je m’en doutais!» s’écria Pécuchet.</p> - -<p>Bouvard, humilié, se tut.</p> - -<p>Elle ou un autre, qu’importait! le principal étant de sortir d’embarras.</p> - -<p>L’argent touché (celui des Écalles le serait plus tard), ils payèrent -immédiatement toutes les notes, et <span class="pagenum" id="Page_298">298</span> regagnaient leur domicile, -quand, au détour des halles, le père Gouy les arrêta.</p> - -<p>Il allait chez eux, pour leur faire part d’un malheur. Le vent, la -nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu -la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste -de l’après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le -charpentier, le maçon et le couvreur. Les réparations monteraient à -1,800 francs, pour le moins.</p> - -<p>Puis, le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait -conté tout à l’heure la vente des Écalles. Une pièce d’un rendement -magnifique, à sa convenance, qui n’avait presque pas besoin de culture, -le meilleur morceau de toute la ferme!—et il demandait une diminution.</p> - -<p>Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il -conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l’acre estimé 2,000 -francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il -gagnerait certainement.</p> - -<p>Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Et bientôt comment vivre?</p> - -<p>Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel -n’entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres. -La soupe ressemblait à de l’eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, -les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et, au dessert, -Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.</p> - -<p>«Soyons philosophes, dit Pécuchet, un peu moins <span class="pagenum" id="Page_299">299</span> d’argent, les -intrigues d’une femme, la maladresse d’un domestique, qu’est-ce que -tout cela? Tu es trop plongé dans la matière!</p> - -<p>—Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.</p> - -<p>—Moi, je ne l’admets pas!» repartit Pécuchet.</p> - -<p>Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley et ajouta:</p> - -<p>«Je nie l’étendue, le temps, l’espace, voire la substance! car la vraie -substance, c’est l’esprit percevant les qualités.</p> - -<p>—Parfait, dit Bouvard; mais le monde supprimé, les preuves manqueront -pour l’existence de Dieu.»</p> - -<p>Pécuchet se récria, et longuement, bien qu’il eût un rhume de cerveau, -causé par l’iodure de potassium,—et une fièvre permanente contribuait -à son exaltation. Bouvard, s’en inquiétant, fit venir le médecin.</p> - -<p>Vaucorbeil ordonna du sirop d’orange avec l’iodure, et pour plus tard -des bains de cinabre.</p> - -<p>«A quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l’autre la forme s’en ira. -L’essence ne périt pas!</p> - -<p>—Sans doute, dit le médecin, la matière est indestructible! -Cependant...</p> - -<p>—Mais non! mais non! L’indestructible, c’est l’être. Ce corps qui -est là devant moi, le vôtre, docteur, m’empêche de connaître votre -personne, n’est pour ainsi dire qu’un vêtement, ou plutôt un masque.»</p> - -<p>Vaucorbeil le crut fou:</p> - -<p>«Bonsoir! Soignez votre masque!»</p> - -<p>Pécuchet n’enraya pas. Il se procura une introduction <span class="pagenum" id="Page_300">300</span> à la -philosophie hégélienne et voulut l’expliquer à Bouvard.</p> - -<p>«Tout ce qui est rationnel est réel. Il n’y a même de réel que l’idée. -Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers, la raison de l’homme -est identique à celle de Dieu.»</p> - -<p>Bouvard feignait de comprendre.</p> - -<p>«Donc, l’absolu, c’est à la fois le sujet et l’objet, l’unité où -viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires -sont résolus. L’ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit -la température, l’organisme ne se maintient que par la destruction de -l’organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.»</p> - -<p>Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie, -son bréviaire à la main.</p> - -<p>Pécuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’Hégel -et voir un peu ce qu’il en dirait.</p> - -<p>L’homme à la soutane s’assit près d’eux, et Pécuchet aborda le -christianisme.</p> - -<p>«Aucune religion n’a établi aussi bien cette vérité: «La nature n’est -qu’un moment de l’idée!»</p> - -<p>—Un moment de l’idée! murmura le prêtre, stupéfait.</p> - -<p>—Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union -consubstantielle avec elle.</p> - -<p>—Avec la nature? oh! oh!</p> - -<p>—Par son décès, il a rendu témoignage à l’essence de la mort; donc, la -mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p> - -<p>L’ecclésiastique se renfrogna.</p> - -<p>«Pas de blasphèmes! c’était pour le salut du genre humain qu’il a -enduré les souffrances.</p> - -<p>—Erreur! On considère la mort dans l’individu, où elle est un mal sans -doute; mais, relativement aux choses, c’est différent. Ne séparez pas -l’esprit de la matière!</p> - -<p>—Cependant, monsieur, avant la création...</p> - -<p>—Il n’y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce -serait un être nouveau s’ajoutant à la pensée divine, ce qui est -absurde.»</p> - -<p>Le prêtre se leva, des affaires l’appelaient ailleurs.</p> - -<p>«Je me flatte de l’avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque -l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie à la mort, -et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout -devient, comprends-tu?</p> - -<p>—Oui! je comprends, ou plutôt non!»</p> - -<p>L’idéalisme à la fin exaspérait Bouvard.</p> - -<p>«Je n’en veux plus; le fameux <i>cogito</i> m’embête. On prend les idées des -choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort -peu au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout! Substance, étendue, -force, matière et âme. Autant d’abstraction, d’imagination. Quant à -Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s’il est! Autrefois, -il causait le vent, la foudre, les révolutions. A présent, il diminue. -D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité.</p> - -<p>—Et la morale, dans tout cela!</p> - -<p>—Ah! tant pis!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_302">302</span></p> - -<p>—Elle manque de base, effectivement», se dit Pécuchet.</p> - -<p>Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des -prémisses qu’il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un -écrasement.</p> - -<p>Bouvard ne croyait même plus à la matière.</p> - -<p>La certitude que rien n’existe (si déplorable qu’elle soit) n’en -est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l’avoir. -Cette transcendance leur inspira de l’orgueil, et ils auraient voulu -l’étaler: une occasion s’offrit.</p> - -<p>Un matin, en allant chercher du tabac, ils virent un attroupement -devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il -était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le -conducteur l’avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes, et -les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.</p> - -<p>Girbal et le capitaine restèrent sur la place; puis arriva le juge de -paix, curieux d’avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de -velours et pantoufles de basane.</p> - -<p>Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils -seraient plus à leur aise, et, malgré les chalands et le bruit de la -sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.</p> - -<p>«Mon Dieu! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilà tout!</p> - -<p>—On en triomphe par la vertu, répliqua le notaire.</p> - -<p>—Mais si on n’a pas de vertu?»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_303">303</span></p> - -<p>Et Bouvard nia positivement le libre arbitre.</p> - -<p>«Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux! je suis -libre, par exemple, de remuer la jambe.</p> - -<p>—Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!»</p> - -<p>Le capitaine chercha une réponse, n’en trouva pas. Mais Girbal décocha -ce trait:</p> - -<p>«Un républicain qui parle contre la liberté! c’est drôle!</p> - -<p>—Histoire de rire!» dit Langlois.</p> - -<p>Bouvard l’interpella:</p> - -<p>«D’où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?»</p> - -<p>L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.</p> - -<p>«Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!</p> - -<p>—Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment, -puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous -n’êtes pas libre!</p> - -<p>—C’est une chicane», répondit en chœur l’assemblée.</p> - -<p>Bouvard ne broncha pas, et désignant la balance sur le comptoir:</p> - -<p>«Elle se tiendra inerte, tant qu’un des plateaux sera vide. De même, la -volonté; et l’oscillation de la balance entre deux poids qui semblent -égaux figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les -motifs, jusqu’au moment où le plus fort l’emporte, le détermine.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_304">304</span></p> - -<p>—Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l’empêche pas -d’être un gaillard joliment vicieux.»</p> - -<p>Pécuchet prit la parole:</p> - -<p>«Les vices sont des propriétés de la nature, comme les inondations, les -tempêtes.»</p> - -<p>Le notaire l’arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des -orteils:</p> - -<p>«Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à -tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.</p> - -<p>—Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est -dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison.</p> - -<p>—Ne défendez pas les monstres!</p> - -<p>—Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, -cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu, comme -si la nature agissait pour une fin!</p> - -<p>—Alors, vous contestez la Providence?</p> - -<p>—Oui, je la conteste!</p> - -<p>—Voyez plutôt l’histoire, s’écria Pécuchet. Rappelez-vous les -assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les -familles, le chagrin des particuliers.</p> - -<p>—Et en même temps, ajouta Bouvard, car ils s’excitaient l’un l’autre, -cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes -des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence une loi qui règle -tout, je veux bien, et encore!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_305">305</span></p> - -<p>—Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes!</p> - -<p>—Qu’est-ce que vous me chantez! Une science, d’après Condillac, est -d’autant meilleure qu’elle n’en a pas besoin! Ils ne font que résumer -des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui, -précisément, sont discutables.</p> - -<p>—Avez-vous, comme nous, poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les -arcanes de la métaphysique?</p> - -<p>—Il est vrai, messieurs, il est vrai!»</p> - -<p>Et la société se dispersa.</p> - -<p>Mais Coulon, les tirant à l’écart, leur dit d’un ton paterne qu’il -n’était pas dévot, certainement, et même il détestait les jésuites. -Cependant il n’allait pas si loin qu’eux! Oh non! bien sûr;—et au coin -de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe -en grommelant:</p> - -<p>«Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!»</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet proférèrent en d’autres occasions leurs abominables -paradoxes. Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté -des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, -enfin sapaient les bases.</p> - -<p>Foureau s’en émut et les menaça de la prison, s’ils continuaient de -tels discours.</p> - -<p>L’évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des -thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent -inventées.</p> - -<p>Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de -percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_306">306</span></p> - -<p>Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux, -le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.</p> - -<p>En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait -jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres -Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la -terre.</p> - -<p>Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.</p> - -<p>Un après-midi, un dialogue s’éleva, dans la cour, entre Marcel et un -monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires. -C’était l’académicien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau -entr’ouvert, des portes qu’on fermait. Sa démarche était une tentative -de raccommodement, et il s’en alla furieux, chargeant le domestique de -dire à ses maîtres qu’il les regardait comme des goujats.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet ne s’en soucièrent. Le monde diminuait -d’importance; ils l’apercevaient comme dans un nuage descendu de leurs -cerveaux sur leurs prunelles.</p> - -<p>N’est-ce pas, d’ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être -qu’en somme les prospérités et les malheurs s’équilibrent!—Mais le -bien de l’espèce ne console pas l’individu.</p> - -<p>«Et que m’importent les autres!» disait Pécuchet.</p> - -<p>Son désespoir affligeait Bouvard. C’était lui qui l’avait poussé -jusque-là, et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par -des irritations quotidiennes.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_307">307</span></p> - -<p>Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient -des travaux et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un -découragement profond.</p> - -<p>A la fin des repas, ils restaient, les coudes sur la table, à gémir -d’un air lugubre. Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans -sa cuisine, où il s’empiffrait solitairement.</p> - -<p>Au milieu de l’été, ils reçurent un billet de faire part annonçant le -mariage de Dumouchel avec M<sup>me</sup> veuve Olympe-Zulma Poulet.</p> - -<p>«Que Dieu le bénisse!»</p> - -<p>Et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux.</p> - -<p>Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les -jours qu’ils entraient dans les fermes, cherchant partout des -antiquités? Rien, maintenant, n’occasionnerait ces heures si douces -que remplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en -séparait. Quelque chose d’irrévocable était venu.</p> - -<p>Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs, -allèrent très loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le -ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un -ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta, et -ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d’un chien.</p> - -<p>Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait -sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire; à la place du ventre, -c’était un amas de <span class="pagenum" id="Page_308">308</span> couleur terreuse, et qui semblait palpiter, -tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappée par le -soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable -odeur,—odeur féroce et comme dévorante.</p> - -<p>Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillèrent ses yeux.</p> - -<p>Pécuchet dit stoïquement: «Nous serons un jour comme ça!»</p> - -<p>L’idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.</p> - -<p>Après tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, -dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de -l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la -nature ce qu’elle vous a prêté, et le néant qui est devant nous n’a -rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.</p> - -<p>Ils tâchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou -sans fond, d’un évanouissement continu; n’importe quoi valait mieux que -cette existence monotone, absurde et sans espoir.</p> - -<p>Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours -désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, -et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. -L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or le plus vaste -des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une -minute. Quand donc arriverait-elle?</p> - -<p>«Autant tout de suite en finir.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_309">309</span></p> - -<p>—Comme tu voudras», dit Bouvard.</p> - -<p>Et ils examinèrent la question du suicide.</p> - -<p>Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre -une action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous -ce pouvoir? Ce n’est point une lâcheté, bien qu’on dise,—et -l’insolence est belle de bafouer, même à son détriment, ce que les -hommes estiment le plus.</p> - -<p>Ils délibérèrent sur le genre de mort.</p> - -<p>Le poison fait souffrir. Pour s’égorger, il faut trop de courage. Avec -l’asphyxie, on se rate souvent.</p> - -<p>Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique. -Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un -nœud coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux -cordes.</p> - -<p>Ce moyen fut résolu.</p> - -<p>Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans -l’arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs -paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait -s’attendrir sur eux-mêmes. Cependant ils ne lâchaient point leur -projet, et, à force d’en parler, s’y accoutumèrent.</p> - -<p>Le soir du 24 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient -dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur -son gilet de tricot, et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus -la robe de moine, par économie.</p> - -<p>Comme ils avaient grand’faim (car Marcel, sorti dès l’aube, n’avait pas -reparu), Bouvard crut hygiénique <span class="pagenum" id="Page_310">310</span> de boire un carafon d’eau-de-vie, -et Pécuchet de prendre du thé.</p> - -<p>En soulevant la bouilloire, il répandit de l’eau sur le parquet.</p> - -<p>«Maladroit!» s’écria Bouvard.</p> - -<p>Puis, trouvant l’infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux -cuillerées de plus.</p> - -<p>«Ce sera exécrable, dit Pécuchet.</p> - -<p>—Pas du tout!»</p> - -<p>Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut -brisée, la dernière du beau service en porcelaine.</p> - -<p>Bouvard pâlit.—«Continue! saccage! ne te gêne pas!</p> - -<p>—Grand malheur, vraiment!</p> - -<p>—Oui! un malheur! je la tenais de mon père!</p> - -<p>—Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant.</p> - -<p>—Ah! tu m’insultes!</p> - -<p>—Non, mais je te fatigue! je le vois bien! avoue-le!»</p> - -<p>Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. -Ils criaient à la fois tous les deux, l’un irrité par la faim, l’autre -par l’alcool. La gorge de Pécuchet n’émettait plus qu’un râle.</p> - -<p>«C’est infernal, une vie pareille; j’aime mieux la mort. Adieu!»</p> - -<p>Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.</p> - -<p>Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l’ouvrir, courut derrière -lui, arriva dans le grenier.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_311">311</span></p> - -<p>La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises, -avec le câble dans sa main.</p> - -<p>L’esprit d’imitation emporta Bouvard:</p> - -<p>«Attends-moi!»</p> - -<p>Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrêtant tout à coup:</p> - -<p>«Mais... nous n’avons pas fait notre testament.</p> - -<p>—Tiens! c’est juste.»</p> - -<p>Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour -respirer.</p> - -<p>L’air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir -comme de l’encre.</p> - -<p>La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les -brumes de l’horizon.</p> - -<p>Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol, et, grandissant, se -rapprochant, toutes allaient du côté de l’église.</p> - -<p>Une curiosité les y poussa.</p> - -<p>C’était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des -bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.</p> - -<p>Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus dans la -longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, -et, au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des -cierges géants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les têtes -de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, -on distinguait le prêtre, dans sa chasuble d’or; à sa voix aiguë -répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la -voûte de bois <span class="pagenum" id="Page_312">312</span> tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, -représentant le Chemin de la croix, décoraient les murs. Au milieu du -chœur, devant l’autel, un agneau était couché, les pattes sous le -ventre, les oreilles toutes droites.</p> - -<p>La tiède température leur procura un singulier bien-être, et leurs -pensées, orageuses tout à l’heure, se faisaient douces, comme des -vagues qui s’apaisent.</p> - -<p>Ils écoutèrent l’Évangile et le <i>Credo</i>, observaient les mouvements du -prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, -les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous -priaient, absorbés dans la même joie profonde, et voyaient sur la -paille d’une étable rayonner comme un soleil le corps de l’enfant-Dieu. -Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et -Pécuchet malgré la dureté de son cœur.</p> - -<p>Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent, et, au tintement d’une -clochette, le petit agneau bêla.</p> - -<p>L’hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus -haut possible. Alors éclata un chant d’allégresse qui conviait le monde -aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet, involontairement, s’y -mêlèrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_313">313</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_9" class="souschapitre">IX</h2> -</div> - -<p>Marcel reparut le lendemain, à trois heures, la face verte, les -yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant -l’eau-de-vie, immonde.</p> - -<p>Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près -d’Iqueville, faire le réveillon chez un ami;—et bégayant plus que -jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce, comme s’il -eût commis un crime. Ses maîtres l’octroyèrent. Un calme singulier les -portait à l’indulgence.</p> - -<p>La neige avait fondu tout à coup, et ils se promenaient dans leur -jardin, humant l’air tiède, heureux de vivre.</p> - -<p>Était-ce le hasard seulement qui les avait détournés de la mort? -Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion; -et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils -dépendaient, l’idée leur vint de faire des lectures pieuses.</p> - -<p>L’Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils -apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en -dessous l’écoutant,—ou <span class="pagenum" id="Page_314">314</span> bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui -tirent des filets,—puis sur l’ânesse, dans la clameur des <i>alleluia</i>, -la chevelure éventée par les palmes frémissantes; enfin au haut de la -croix, inclinant sa tête, d’où tombe éternellement une rosée sur le -monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c’est la tendresse pour -les humbles, la défense des pauvres, l’exaltation des opprimés.—Et -dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal au milieu de -tant de préceptes; pas un dogme, nulle exigence que la pureté du -cœur.</p> - -<p>Quant aux miracles, leur raison n’en fut pas surprise; dès l’enfance, -ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet et le -disposa à mieux comprendre l’<i>Imitation</i>.</p> - -<p>Ici plus de paraboles, de fleurs, d’oiseaux, mais des plaintes, un -resserrement de l’âme sur elle-même. Bouvard s’attrista en feuilletant -ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d’un -cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît -si lamentable qu’il faut, l’oubliant, se retourner vers Dieu;—et les -deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin -d’être simples, d’aimer quelque chose, de se reposer l’esprit.</p> - -<p>Ils abordèrent l’<i>Ecclésiaste</i>, <i>Isaïe</i>, <i>Jérémie</i>.</p> - -<p>Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le -fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et -son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.</p> - -<p>Ils lisaient cela le dimanche, à l’heure des vêpres, pendant que la -cloche tintait.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_315">315</span></p> - -<p>Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C’était une -distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges -les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix leur dit, -en clignant de l’œil: «Parfait! je vous approuve.» Toutes les -bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bénit.</p> - -<p>L’abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta; -et le prêtre ne parlait pas de religion.</p> - -<p>Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que Pécuchet, d’un air -indifférent, lui demanda comment s’y prendre pour obtenir la foi.</p> - -<p>«Pratiquez d’abord.»</p> - -<p>Ils se mirent à pratiquer, l’un avec espoir, l’autre par défi, Bouvard -étant convaincu qu’il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il -suivit régulièrement tous les offices, mais, à l’encontre de Pécuchet, -ne voulut pas s’astreindre au maigre.</p> - -<p>Était-ce une mesure d’hygiène? On sait ce que vaut l’hygiène! Une -affaire de convenance? A bas les convenances! Une marque de soumission -envers l’Église? Il s’en fichait également! bref, déclarait cette règle -absurde, pharisaïque et contraire à l’esprit de l’Évangile.</p> - -<p>Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine -leur servait.</p> - -<p>Mais Bouvard, cette fois, s’était commandé un bifteck. Il s’assit, -coupa la viande;—et Marcel le regardait scandalisé, tandis que -Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_316">316</span></p> - -<p>Bouvard restait la fourchette d’une main, le couteau de l’autre. Enfin, -se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains -tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait.</p> - -<p>«Tu te trouves mal?</p> - -<p>—Non! mais!...» et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c’était -plus fort que lui), il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la -crainte de mourir.</p> - -<p>Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise.</p> - -<p>Un soir, il rentra la figure empreinte d’une joie sérieuse, et, lâchant -le mot, dit qu’il venait de se confesser.</p> - -<p>Alors ils discutèrent l’importance de la confession.</p> - -<p>Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en -public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette -enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de -moralité.</p> - -<p>Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices; les bouffées -d’orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail -l’exemptait de la paresse; quant à la gourmandise, personne de plus -sobre. Quelquefois des colères l’emportaient.</p> - -<p>Il se jura de n’en plus avoir.</p> - -<p>Ensuite, il faudrait acquérir des vertus, premièrement -l’humilité,—c’est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne -de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement -bas que l’on <span class="pagenum" id="Page_317">317</span> vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il -était loin encore de ces dispositions.</p> - -<p>Une autre vertu lui manquait: la chasteté.—Car, intérieurement, il -regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gênait -avec son décolletage.</p> - -<p>Il l’enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques à craindre de -porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon.</p> - -<p>Tant de soins autour de la luxure la développèrent. Le matin, -principalement, il avait à subir de grands combats, comme en eurent -saint Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé; de -suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une -expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour -veut des sacrifices,—et quel plus pénible que celui de notre corps!</p> - -<p>Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas, -se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne -mettait plus de casquette.</p> - -<p>Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le -mur de la terrasse près de la maison,—et, sans le vouloir, se trouva -plonger dans la chambre de Pécuchet.</p> - -<p>Son ami, nu jusqu’au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait -les épaules doucement, puis, s’animant, retira sa culotte, cingla ses -fesses et tomba sur une chaise, hors d’haleine.</p> - -<p>Bouvard fut troublé comme à la découverte d’un mystère, qu’on ne doit -pas surprendre.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_318">318</span></p> - -<p>Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux, -moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure;—changements -qui étaient dus à l’intervention de Reine, la servante de M. le curé.</p> - -<p>Mêlant les choses de l’église à celles de sa cuisine, forte comme -un valet de charrue et dévouée, bien que irrespectueuse, elle -s’introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait -maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience.</p> - -<p>Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à -la chinoise, un nez en bec de vautour. C’était M. Gouttman, négociant -en articles de piété; il en déballa quelques-uns, enfermés dans des -boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les -dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de -clinquant, et des sacrés-cœurs en carton bleu, des saint Joseph à -barbe rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le -prix seul l’arrêtait.</p> - -<p>Gouttman ne demandait pas d’argent. Il préférait les échanges, et, -monté dans le muséum, il offrit contre des vieux fers et tous les -plombs un stock de ses marchandises.</p> - -<p>Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l’œil de Pécuchet, les -instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le -convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, -la hallebarde; Bouvard, las d’en avoir démontré la manœuvre, -l’abandonna. L’estimation totale étant faite, ces messieurs devaient -encore cent francs. On s’arrangea, moyennant <span class="pagenum" id="Page_319">319</span> quatre billets à -trois mois d’échéance,—et ils s’applaudirent du bon marché.</p> - -<p>Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une -crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum.</p> - -<p>Il y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint Jean-Baptiste en cire; -le long du corridor, les portraits des gloires épiscopales, et au -bas de l’escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en -manteau d’azur et couronnée d’étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs, -n’imaginant au paradis rien de plus beau.</p> - -<p>Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait -bien dans le vestibule! Pécuchet s’arrêtait parfois devant l’ancienne -fosse aux composts, où l’on reconnaissait la tiare, une sandale, un -bout d’oreille; lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner, car -maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et -bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint -Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça.</p> - -<p>Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la -fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et, d’un air -frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu’aux -poignets. Un jour vint où le chant du coq l’importuna, les roses -l’écœuraient; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des -regards farouches.</p> - -<p>Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient -des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient -donné comme le <span class="pagenum" id="Page_320">320</span> sentiment d’une jeunesse impérissable. Dieu se -manifestait à son cœur par la forme des nids, la clarté des sources, -la bienfaisance du soleil, et la dévotion de son ami lui semblait -extravagante, fastidieuse.</p> - -<p>«Pourquoi gémis-tu pendant le repas?</p> - -<p>—Nous devons manger en gémissant, répondit Pécuchet, car l’homme, par -cette voie, a perdu son innocence», phrase qu’il avait lue dans le -<i>Manuel du Séminariste</i>, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy, -et il buvait de l’eau de la Salette, se livrait, portes closes, à -des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de -Saint-François.</p> - -<p>Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage -à la sainte Vierge.</p> - -<p>Le choix des localités l’embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de -Fourvières, de Chartres, d’Embrun, de Marseille ou d’Auray? Celle de la -Délivrande, plus proche, convenait aussi bien.</p> - -<p>«Tu m’accompagneras!</p> - -<p>—J’aurais l’air d’un cornichon!» dit Bouvard.</p> - -<p>Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l’être et -céda par complaisance.</p> - -<p>Les pèlerinages doivent s’accomplir à pied. Mais quarante-trois -kilomètres seraient durs; et les gondoles n’étant pas congruentes à la -méditation, ils louèrent un vieux cabriolet, qui, après douze heures de -route, les déposa devant l’auberge.</p> - -<p>Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes supportant deux -pots à l’eau dans des petites cuvettes ovales, et l’hôtelier leur -apprit que c’était <span class="pagenum" id="Page_321">321</span> la <i>chambre des capucins</i> sous la Terreur. On -y avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les -bons Pères y disaient la messe clandestinement.</p> - -<p>Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la -chapelle, prise en bas dans la cuisine.</p> - -<p>Elle a été fondée au commencement du <span class="smcap">II</span><sup>e</sup> siècle par saint -Regnobert, premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui -vivait au <span class="smcap">VII</span><sup>e</sup>, ou par Robert le Magnifique, au milieu du -<span class="smcap">XI</span><sup>e</sup>.</p> - -<p>Les Danois, les Normands et surtout les protestants l’ont incendiée et -ravagée à différentes époques.</p> - -<p>Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton qui, en -frappant du pied, dans un herbage, indiqua l’endroit où elle était, et -sur cette place le comte Baudoin érigea un sanctuaire.</p> - -<p>Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez -les Sarrasins, l’invoqua: ses fers tombent et il s’échappe. Un avare -découvre dans son grenier un troupeau de rats, l’appelle à son secours, -et les rats s’éloignent. Le contact d’une médaille ayant effleuré -son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste -de Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l’avait -perdue pour avoir blasphémé; et, par sa protection, M. et M<sup>me</sup> de -Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en état de -mariage.</p> - -<p>On cite, parmi ceux qu’elle a guéris d’affections irrémédiables, -M<sup>lle</sup> de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et -M<sup>me</sup> de Jumillac, née d’Osseville.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_322">322</span></p> - -<p>Des personnages considérables l’ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux -filles de Gaston d’Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche -d’Antioche; Monseigneur Véroles, vicaire apostolique de la Mantchourie; -et l’archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du -prince de Talleyrand.</p> - -<p>«Elle pourra, dit Pécuchet, te convertir aussi!»</p> - -<p>Bouvard, déjà couché, eut une sorte de grognement et s’endormit tout à -fait.</p> - -<p>Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la chapelle.</p> - -<p>On en construisait une autre; des toiles et des planches embarrassaient -la nef, et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout -l’autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens.</p> - -<p>La statue miraculeuse, dans une niche à gauche du chœur, est -enveloppée d’une robe à paillettes; le bedeau survint, ayant pour -chacun d’eux un cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant -la balustrade, demanda trois francs, fit une révérence et disparut.</p> - -<p>Ensuite, ils regardèrent les ex-voto.</p> - -<p>Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des -fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève -de l’École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles -militaires, des cœurs d’argent, et dans l’angle, au niveau du sol, -une forêt de béquilles.</p> - -<p>De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_323">323</span></p> - -<p>Quand il fut resté quelques minutes au bas de l’autel, il monta les -trois marches, dit l’<i>Oremus</i>, l’<i>Introït</i> et le <i>Kyrie</i>, que l’enfant -de chœur à genoux récita tout d’une haleine.</p> - -<p>Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On -entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d’un marteau -cognant des pierres. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondait aux -<i>Amen</i>. Pendant l’élévation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une -foi constante et indestructible.</p> - -<p>Bouvard, dans un fauteuil à ses côtés, lui prit son Eucologe et -s’arrêta aux litanies de la Vierge.</p> - -<p>«Très pure, très chaste, vénérable, aimable, puissante, clémente, tour -d’ivoire, maison d’or, porte du matin.»</p> - -<p>Ces mots d’adoration, ces hyperboles l’emportèrent vers celle qui est -célébrée par tant d’hommages.</p> - -<p>Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d’église, sur un -amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l’Enfant-Dieu à sa -poitrine,—mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de -la terre,—idéal de la femme transportée dans le ciel; car, sorti de -ses entrailles, l’homme exalte son amour et n’aspire qu’à reposer sur -son cœur.</p> - -<p>La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s’adossent contre -le mur du côté de la place. On y voit des images, des bénitiers, des -urnes à filets d’or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets -d’ivoire; et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait -les yeux, faisait ressortir la brutalité des <span class="pagenum" id="Page_324">324</span> peintures, la hideur -des dessins. Bouvard qui, chez lui, trouvait ces choses abominables, -fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue. -Pécuchet, comme souvenir, se contenta d’un rosaire.</p> - -<p>Les marchands criaient:</p> - -<p>«Allons! allons! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante -centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame!»</p> - -<p>Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques -désobligeantes s’élevèrent.</p> - -<p>«Qu’est-ce qu’ils veulent, ces oiseaux-là?</p> - -<p>—Ils sont peut-être des Turcs!</p> - -<p>—Des protestants plutôt!»</p> - -<p>Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes -lui posa la main sur l’épaule; tous braillaient à la fois; puis, -quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de -sollicitations et d’injures.</p> - -<p>Bouvard n’y tint plus.</p> - -<p>«Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu!»</p> - -<p>La tourbe s’écarta.</p> - -<p>Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria -qu’ils s’en repentiraient.</p> - -<p>En rentrant à l’auberge, ils trouvèrent dans le café Gouttman. Son -négoce l’appelait en ces parages, et il causait avec un individu -examinant des bordereaux sur la table devant eux.</p> - -<p>Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le -teint rouge et la taille fine malgré <span class="pagenum" id="Page_325">325</span> ses cheveux blancs, l’air à -la fois d’un officier en retraite et d’un vieux cabotin.</p> - -<p>De temps à autre, il lâchait un juron, puis sur un mot de Gouttman dit -plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier.</p> - -<p>Bouvard, qui l’observait, au bout d’un quart d’heure s’approcha de lui.</p> - -<p>«Barberou, je crois?</p> - -<p>—Bouvard!» s’écria l’homme à la casquette. Et ils s’embrassèrent.</p> - -<p>Barberou, depuis vingt ans, avait enduré toutes sortes de fortunes.</p> - -<p>Gérant d’un journal, commis d’assurances, directeur d’un parc aux -huîtres.—«Je vous conterai cela»; enfin, revenu à son premier métier, -il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui «faisait -le diocèse», lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques,—«mais, -permettez; dans une minute, je suis à vous!»</p> - -<p>Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette: -«Comment, deux mille?</p> - -<p>—Sans doute!</p> - -<p>—Ah! elle est forte, celle-là!</p> - -<p>—Vous dites?</p> - -<p>—Je dis que j’ai vu Hérambert, moi-même, répliqua Barberou furieux. La -facture porte quatre mille; pas de blagues!»</p> - -<p>Le brocanteur ne perdit point contenance.</p> - -<p>«Eh bien; elle vous libère! après?»</p> - -<p>Barberou se leva, et, à sa figure blême d’abord, <span class="pagenum" id="Page_326">326</span> puis violette, -Bouvard et Pécuchet croyaient qu’il allait étrangler Gouttman.</p> - -<p>Il se rassit, croisa les bras.—«Vous êtes une rude canaille, -convenez-en!</p> - -<p>—Pas d’injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde!</p> - -<p>—Je vous flanquerai un procès!</p> - -<p>—Ta! ta! ta!» Puis, ayant bouclé son portefeuille, Gouttman souleva le -bord de son chapeau: «A l’avantage!» Et il sortit.</p> - -<p>Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée -par suite de manœuvres usuraires, il avait livré à Gouttman trois -mille francs de vins. Ce qui payerait sa dette avec mille francs de -bénéfices; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le -renverraient, on le poursuivrait!—«Crapule! brigand! sale juif!—et -ça dîne dans les presbytères! D’ailleurs, tout ce qui touche à la -calotte!...» Il déblatéra contre les prêtres et tapait sur la table -avec tant de violence que la statuette faillit tomber.</p> - -<p>«Doucement! dit Bouvard.</p> - -<p>—Tiens! Qu’est-ce que ça?» Et Barberou ayant défait l’enveloppe de la -petite Vierge: «Un bibelot du pèlerinage! A vous?»</p> - -<p>Bouvard, au lieu de répondre, sourit d’une manière ambiguë.</p> - -<p>«C’est à moi!» dit Pécuchet.</p> - -<p>—Vous m’affligez, reprit Barberou, mais je vous éduquerai -là-dessus,—n’ayez pas peur!» Et comme <span class="pagenum" id="Page_327">327</span> on doit être philosophe, et -que la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner.</p> - -<p>Tous les trois s’attablèrent.</p> - -<p>Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la -bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt et -leur apporterait un livre farce.</p> - -<p>L’idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans -la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet -ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il -penchait vers la religion.</p> - -<p>M. Marescot s’était présenté la veille pour leur faire une -communication importante.—Marcel n’en savait pas davantage.</p> - -<p>Le notaire ne put les recevoir que trois jours après;—et de suite -exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, M<sup>me</sup> -Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme.</p> - -<p>Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et -aboutissants, défauts et avantages; et ce désir était comme un cancer -qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chérissait, -par-dessus tout, <i>le bien</i>, moins pour la sécurité du capital que -pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l’espoir -de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance -journalière, de longues économies, et elle attendait, avec impatience, -la réponse de Bouvard.</p> - -<p>Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet, un <span class="pagenum" id="Page_328">328</span> jour, se -trouvât sans fortune; mais il fallait saisir l’occasion,—qui était -l’effet du pèlerinage;—la Providence, pour la seconde fois, se -manifestait en leur faveur.</p> - -<p>Ils offrirent les conditions suivantes: la rente, non pas de sept -mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dévolue au dernier -survivant. Marescot fit valoir que l’un était faible de santé. Le -tempérament de l’autre le disposait à l’apoplexie, et M<sup>me</sup> Bordin -signa le contrat, emportée par la passion.</p> - -<p>Bouvard en resta mélancolique. Quelqu’un désirait sa mort, et cette -réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu et -d’éternité.</p> - -<p>Trois jours après, M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu’il -donnait une fois par an à des collègues.</p> - -<p>Le dîner commença vers deux heures de l’après-midi, pour finir à onze -heures du soir.</p> - -<p>On y but du poiré, on y débita des calembours. L’abbé Pruneau composa, -séance tenante, un acrostiche; M. Bougon fit des tours de cartes, -et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la -galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le -lendemain.</p> - -<p>Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la religion sous des -couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste?—et Bouvard consentit -bientôt à s’approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que -lui, participerait au sacrement.</p> - -<p>Le grand jour arriva.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_329">329</span></p> - -<p>L’église, à cause des premières communions, était pleine de monde. -Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu -peuple se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la -porte.</p> - -<p>Ce qui allait se passer tout à l’heure était inexplicable, songeait -Bouvard, mais la raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De -très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux, et, dans -une sorte d’engourdissement, il contemplait l’autel, l’encensoir, les -flambeaux, la tête un peu vide, car il n’avait rien mangé et éprouvait -une singulière faiblesse.</p> - -<p>Pécuchet, en méditant la Passion de Jésus-Christ, s’excitait à -des élans d’amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des -autres,—et les ravissements, les transports, les illuminations des -saints, tous les êtres, l’univers entier. Bien qu’il priât avec -ferveur, les différentes parties de la messe lui semblèrent un peu -longues.</p> - -<p>Enfin, les petits garçons s’agenouillèrent sur la première marche de -l’autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient -inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les -remplacèrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient; de -loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du chœur.</p> - -<p>Puis ce fut le tour des grandes personnes.</p> - -<p>La première du côté de l’évangile était Pécuchet; mais, trop ému sans -doute, il oscillait la tête de droite <span class="pagenum" id="Page_330">330</span> et de gauche. Le curé eut -peine à lui mettre l’hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant -les prunelles.</p> - -<p>Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires, que sa langue -lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya -M<sup>me</sup> Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sans savoir -pourquoi, il rougit.</p> - -<p>Après M<sup>me</sup> Bordin, communièrent ensemble M<sup>lle</sup> de Faverges, -la comtesse, leur dame de compagnie, et un monsieur que l’on ne -connaissait pas à Chavignolles.</p> - -<p>Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l’instituteur,—quand -tout à coup on vit paraître Gorju.</p> - -<p>Il n’avait plus de barbiche et il regagna sa place, les bras en croix -sur la poitrine, d’une manière fort édifiante.</p> - -<p>Le curé harangua les petits garçons. Qu’ils aient soin plus tard de ne -point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours -leur robe d’innocence. Pécuchet regretta la sienne, mais on remuait des -chaises; les mères avaient hâte d’embrasser leurs enfants.</p> - -<p>Les paroissiens, à la sortie, échangèrent des félicitations. -Quelques-uns pleuraient. M<sup>me</sup> de Faverges, en attendant sa voiture, -se tourna vers Bouvard et Pécuchet, et présenta son futur gendre: «M. -le baron de Mahurot, ingénieur!» Le comte se plaignait de ne pas les -voir. Il serait revenu la semaine prochaine.—«Notez-le! <span class="pagenum" id="Page_331">331</span> je vous -prie.» La calèche étant arrivée, les dames du château partirent, et la -foule se dispersa.</p> - -<p>Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l’herbe. Le -facteur, comme la maison était close, l’avait jeté par-dessus le mur. -C’était l’ouvrage que Barberou avait promis: <i>Examen du Christianisme</i>, -par Louis Hervieu, ancien élève de l’École normale. Pécuchet le -repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître.</p> - -<p>On lui avait répété que le sacrement le transformerait: durant -plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était -toujours le même, et un étonnement douloureux le saisit.</p> - -<p>Comment! la chair de Dieu se mêle à notre chair et elle n’y cause -rien! La pensée qui gouverne les mondes n’éclaire pas notre esprit! Le -suprême pouvoir nous abandonne à l’impuissance!</p> - -<p>M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le <i>Catéchisme</i> de l’abbé -Gaume.</p> - -<p>Au contraire, la dévotion de Pécuchet s’était développée. Il aurait -voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes en se -promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter et -les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules et -le capitaine l’appela Tartufe. On trouvait maintenant qu’ils allaient -trop loin.</p> - -<p>Une excellente habitude, c’est d’envisager les choses comme autant de -symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier; -devant un <span class="pagenum" id="Page_332">332</span> ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux; -dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la -mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il -songeait à l’enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité -s’est revêtue. Le tic-tac de l’horloge lui rappelait les battements de -son cœur, une piqûre d’épingle les clous de la croix; mais il eut -beau se tenir à genoux, pendant des heures, et multiplier les jeûnes, -et se pressurer l’imagination, le détachement de soi-même ne se faisait -pas; impossible d’atteindre à la contemplation parfaite.</p> - -<p>Il recourut à des auteurs mystiques: sainte Thérèse, Jean de la -Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, monseigneur -Chaillot. Au lieu des sublimités qu’il attendait, il ne rencontra -que des platitudes, un style très lâche, de froides images et force -comparaisons tirées de la boutique des lapidaires.</p> - -<p>Il apprit cependant qu’il y a une purgation active et une purgation -passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces -d’oraisons, neuf excellences dans l’amour, six degrés dans l’humilité, -et que la blessure de l’âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel.</p> - -<p>Des points l’embarrassaient.</p> - -<p>«Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l’on doive -remercier Dieu pour le bienfait de l’existence? Quelle mesure garder -entre la crainte indispensable au salut et l’espérance, qui ne l’est -pas moins? Où est le signe de la grâce? etc.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_333">333</span></p> - -<p>Les réponses de M. Jeufroy étaient simples:</p> - -<p>«Ne vous tourmentez pas. A vouloir tout approfondir, on court sur une -pente dangereuse.»</p> - -<p>Le <i>Catéchisme de Persévérance</i>, par Gaume, avait tellement dégoûté -Bouvard, qu’il prit le volume de Louis Hervieu. C’était un sommaire -de l’exégèse moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme -républicain, l’avait acheté.</p> - -<p>Il éveilla des doutes dans l’esprit de Bouvard, et d’abord sur le péché -originel.—«Si Dieu a créé l’homme peccable, il ne devait pas le punir, -et le mal est antérieur à la chute, puisqu’il y avait déjà des volcans, -des bêtes féroces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice!</p> - -<p>—Que voulez-vous? disait le curé, c’est une de ces vérités dont -tout le monde est d’accord, sans qu’on puisse en fournir de preuves; -et nous-mêmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de -leurs pères. Ainsi les mœurs et les lois justifient ce décret de la -Providence, que l’on retrouve dans la nature.»</p> - -<p>Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l’enfer.</p> - -<p>«Car tout châtiment doit viser à l’amélioration du coupable, ce qui -devient impossible avec une peine éternelle; et combien l’endurent! -Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres, -les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par -Dieu, et dans quel but? pour les punir d’une faute qu’ils n’ont pas -commise!</p> - -<p>—Telle est l’opinion de saint Augustin, ajouta le curé, et saint -Fulgence enveloppe dans la damnation <span class="pagenum" id="Page_334">334</span> jusqu’aux fœtus. L’Église, -il est vrai, n’a rien décidé à cet égard. Une remarque, pourtant: ce -n’est pas Dieu, mais le pécheur qui se damne lui-même, et l’offense -étant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit être infinie. -Est-ce tout, monsieur?</p> - -<p>—Expliquez-moi la Trinité, dit Bouvard.</p> - -<p>—Avec plaisir. Prenons une comparaison: les trois côtés du triangle, -ou plutôt notre âme, qui contient: être, connaître et vouloir; ce qu’on -appelle faculté chez l’homme est personne en Dieu. Voilà le mystère.</p> - -<p>—Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle; ces -trois facultés de l’âme ne font pas trois âmes, et vos personnes de la -Trinité sont trois Dieux.</p> - -<p>—Blasphème!</p> - -<p>—Alors, il n’y a qu’une personne, un Dieu, une substance affectée de -trois manières!</p> - -<p>—Adorons sans comprendre, dit le curé.</p> - -<p>—Soit», dit Bouvard.</p> - -<p>Il avait peur de passer pour un impie, d’être mal vu au château.</p> - -<p>Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures -en hiver, et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte, par ses -allures, «rappelait le chic de l’ancienne cour»; la comtesse, placide -et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. M<sup>lle</sup> -Yolande, leur fille, était «le type de la jeune personne», l’ange des -keepsakes, et M<sup>me</sup> de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait à -Pécuchet, ayant son nez pointu.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_335">335</span></p> - -<p>La première fois qu’ils entrèrent dans le salon, elle défendait -quelqu’un.</p> - -<p>«Je vous assure qu’il est changé! Son cadeau le prouve.»</p> - -<p>Ce quelqu’un était Gorju. Il venait d’offrir aux futurs époux un -prie-Dieu gothique. On l’apporta. Les armes des deux maisons s’y -étalaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et -M<sup>me</sup> de Noares lui dit:</p> - -<p>«Vous vous souviendrez de mon protégé?»</p> - -<p>Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d’une douzaine d’années, -et sa sœur, qui en avait peut-être dix. Par les trous de leurs -guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L’un était chaussé -de vieilles pantoufles, l’autre n’avait plus qu’un sabot. Leurs fronts -disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d’eux, -avec des prunelles ardentes, comme de jeunes loups effarés.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Noares conta qu’elle les avait rencontrés le matin sur la -grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail.</p> - -<p>On leur demanda leur nom.</p> - -<p>«Victor, Victorine.</p> - -<p>—Où était leur père?</p> - -<p>—En prison.</p> - -<p>—Et avant, que faisait-il?</p> - -<p>—Rien.</p> - -<p>—Leur pays?</p> - -<p>—Saint-Pierre.</p> - -<p>—Mais quel Saint-Pierre?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_336">336</span></p> - -<p>Les deux petits, pour toute réponse, disaient, en reniflant:</p> - -<p>«Sais pas, sais pas.»</p> - -<p>Leur mère était morte, et ils mendiaient.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner; -elle attendrit la comtesse, piqua d’honneur le comte, fut soutenue par -Mademoiselle, s’obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait -soin. On leur trouverait de l’ouvrage plus tard, et, comme ils ne -savaient ni lire ni écrire, M<sup>me</sup> de Noares leur donnerait elle-même -des leçons, afin de les préparer au catéchisme.</p> - -<p>Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches; -il les interrogeait, puis faisait une conférence où il mettait de la -prétention, à cause de l’auditoire.</p> - -<p>Une fois qu’il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s’en -retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement.</p> - -<p>Jacob s’est distingué par des filouteries, David par les meurtres, -Salomon par ses débauches.</p> - -<p>L’abbé lui répondit qu’il fallait voir au delà. Le sacrifice d’Abraham -est la figure de la Passion; Jacob une autre figure du Messie, comme -Joseph, comme le serpent d’airain, comme Moïse.</p> - -<p>«Croyez-vous, dit Bouvard, qu’il ait composé le <i>Pentateuque</i>?</p> - -<p>—Oui, sans doute!</p> - -<p>—Cependant on y raconte sa mort; même observation pour Josué, et quant -aux Juges, l’auteur nous <span class="pagenum" id="Page_337">337</span> prévient qu’à l’époque dont il fait -l’histoire, Israël n’avait pas encore de rois. L’ouvrage fut donc écrit -sous les rois. Les prophètes aussi m’étonnent.</p> - -<p>—Il va nier les prophètes, maintenant!</p> - -<p>—Pas du tout! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des -formes diverses: celle d’un feu, d’une broussaille, d’un vieillard, -d’une colombe, et ils n’étaient pas certains de la révélation, -puisqu’ils demandent toujours un signe.</p> - -<p>—Ah! et vous avez découvert ces belles choses?...</p> - -<p>—Dans Spinosa.»</p> - -<p>A ce mot, le curé bondit.</p> - -<p>«L’avez-vous lu?</p> - -<p>—Dieu m’en garde!</p> - -<p>—Pourtant, monsieur, la science...</p> - -<p>—Monsieur, on n’est pas savant si l’on n’est chrétien.»</p> - -<p>La science lui inspirait des sarcasmes:</p> - -<p>«Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre science! Que savons-nous?» -disait-il.</p> - -<p>Mais il savait que le monde a été créé pour nous; il savait que les -archanges sont au-dessus des anges, il savait que le corps humain -ressuscitera tel qu’il était vers la trentaine.</p> - -<p>Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par méfiance de Louis -Hervieu, écrivit à Varlot, et Pécuchet, mieux informé, demanda à M. -Jeufroy des explications sur l’Écriture.</p> - -<p>Les six jours de la <i>Genèse</i> veulent dire six grandes époques. Le -rapt des vases précieux fait par les Juifs <span class="pagenum" id="Page_338">338</span> aux Égyptiens doit -s’entendre des richesses intellectuelles, les arts, dont ils avaient -dérobé le secret. Isaïe ne se dépouilla pas complètement, <i>Nudus</i>, -en latin, signifiant nu jusqu’aux hanches; ainsi Virgile conseille -de se mettre nu pour labourer, et cet écrivain n’eût pas donné un -précepte contraire à la pudeur. Ézéchiel dévorant un livre n’a rien -d’extraordinaire; ne dit-on pas dévorer une brochure, un journal?</p> - -<p>Mais si l’on voit partout des métaphores, que deviendront les faits? -L’abbé soutenait cependant qu’ils étaient réels.</p> - -<p>Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus -loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la -Bible.</p> - -<p>L’<i>Exode</i> nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices -dans le désert; on n’en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les -Paralipomènes et le livre d’Esdras ne sont point d’accord sur le -dénombrement du peuple. Dans le <i>Deutéronome</i>, Moïse voit le Seigneur -face à face; d’après l’<i>Exode</i>, jamais il ne put le voir. Où est alors -l’inspiration?</p> - -<p>«Motif de plus pour l’admettre, répliquait en souriant M. Jeufroy. Les -imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n’y prennent garde. -Dans l’embarras, recourons à l’Église. Elle est toujours infaillible.»</p> - -<p>De qui relève l’infaillibilité?</p> - -<p>Les conciles de Bâle et de Constance l’attribuent aux conciles. Mais -souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et -pour Arius; <span class="pagenum" id="Page_339">339</span> ceux de Florence et de Latran la décernent au pape. -Mais Adrien VI déclare que le pape, comme un autre, peut se tromper.</p> - -<p>Chicanes! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme.</p> - -<p>L’ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptême, -autrefois, était réservé pour les adultes; l’extrême-onction ne fut un -sacrement qu’au <span class="smcap">IX</span><sup>e</sup> siècle; la présence réelle a été décrétée -au <span class="smcap">VIII</span><sup>e</sup>; le purgatoire reconnu au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup>; l’Immaculée -Conception est d’hier.</p> - -<p>Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois -évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraît -s’égaler à Dieu; dans un autre, du même, se reconnaître son inférieur.</p> - -<p>L’abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le -témoignage des Sibylles, «dont le fond est véritable». Il retrouvait la -vierge dans les Gaules, l’annonce d’un rédempteur en Chine, la Trinité -partout, la croix sur le bonnet du grand lama, en Égypte au poing des -dieux;—et même, il fit voir une gravure représentant un nilomètre, -lequel était un phallus, suivant Pécuchet.</p> - -<p>M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait -des preuves dans les auteurs. Une lutte d’érudition s’engagea; et, -fouetté par l’amour-propre, Pécuchet devint transcendant, mythologue.</p> - -<p>Il comparait la Vierge à Isis, l’eucharistie au <i>homa</i> des Perses, -Bacchus à Moïse, l’arche de Noé au vaisseau <span class="pagenum" id="Page_340">340</span> de Xithuros; ces -ressemblances, pour lui, démontraient l’identité des religions.</p> - -<p>Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu’il n’y a qu’un -Dieu,—et quand il était à bout d’arguments, l’homme à la soutane -s’écriait: «C’est un mystère!»</p> - -<p>Que signifie ce mot? Défaut de savoir; très bien. Mais s’il désigne -une chose dont le seul énoncé implique contradiction, c’est une -sottise,—et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait -dans son jardin, l’attendait au confessionnal, le relançait dans la -sacristie.</p> - -<p>Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir.</p> - -<p>Un jour, qu’il était parti à Sassetot administrer quelqu’un, Pécuchet -se porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la -conversation inévitable.</p> - -<p>C’était le soir, vers la fin d’août. Le ciel écarlate se rembrunit, -et un gros nuage s’y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au -sommet.</p> - -<p>Pécuchet, d’abord, parla de choses indifférentes; puis, ayant glissé le -mot martyr:</p> - -<p>«Combien pensez-vous qu’il y en ait eu?</p> - -<p>—Une vingtaine de millions, pour le moins.</p> - -<p>—Leur nombre n’est pas si grand, dit Origène.</p> - -<p>—Origène, vous savez, est suspect!»</p> - -<p>Un large coup de vent passa, inclinant l’herbe des fossés, et les deux -rangs d’ormeaux jusqu’au bout de l’horizon.</p> - -<p>Pécuchet reprit: «On classe dans les martyrs <span class="pagenum" id="Page_341">341</span> beaucoup d’évêques -gaulois, tués en résistant aux barbares, ce qui n’est plus la question.</p> - -<p>—Allez-vous défendre les empereurs?»</p> - -<p>Suivant Pécuchet, on les avait calomniés.—«L’histoire de la légion -thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept -fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d’Ancyre, -condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges -de sainte Ursule, dont une compagne s’appelait <i>Undecemilla</i>, un nom -pris pour un chiffre; encore plus les dix martyrs d’Alexandrie!</p> - -<p>—Cependant!... Cependant ils se trouvent dans des auteurs dignes de -créance.»</p> - -<p>Des gouttes d’eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie;—et -Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques -avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les -protestants et les libres penseurs, que tous les Romains autrefois.</p> - -<p>L’ecclésiastique se récria: «Mais on compte dix persécutions depuis -Néron jusqu’à César Galba!</p> - -<p>—Eh bien! et les massacres des Albigeois? et la Saint-Barthélemy? et -la révocation de l’édit de Nantes?</p> - -<p>—Excès déplorables, sans doute, mais vous n’allez pas comparer ces -gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule -de missionnaires.</p> - -<p>—Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jérôme de Prague, Jean Huss, -Bruno, Vanini, Anne Dubourg!»</p> - -<p>La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu’ils -rebondissaient du sol, comme de petites <span class="pagenum" id="Page_342">342</span> fusées blanches. Pécuchet -et M. Jeufroy marchaient avec lenteur, serrés l’un contre l’autre, et -le curé disait:</p> - -<p>«Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières!</p> - -<p>—L’Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très -bien.</p> - -<p>—On exposait les dames illustres dans les <i>lupanars</i>!</p> - -<p>—Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents?</p> - -<p>—Et notez que les chrétiens n’avaient rien fait contre l’État!</p> - -<p>—Les huguenots pas davantage!»</p> - -<p>Le vent chassait, balayait la pluie dans l’air. Elle claquait sur les -feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue, -se confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un -toit. Au loin seulement, la cabane d’un berger.</p> - -<p>Le maigre paletot de Pécuchet n’avait plus un fil de sec. L’eau coulait -le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, -dans ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros; le curé, en -relevant d’un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et -les pointes de son tricorne crachaient l’eau sur ses épaules comme des -gargouilles de cathédrale.</p> - -<p>Il fallut s’arrêter, et, tournant le dos à la tempête, ils restèrent -face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le -parapluie qui oscillait.</p> - -<p>M. Jeufroy n’avait pas interrompu la défense des catholiques.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_343">343</span></p> - -<p>«Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait -dévorer un homme par deux tigres, comme il advint à saint Ignace?</p> - -<p>—Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes séparées de leurs -maris, d’enfants arrachés à leurs mères! Et les exils des pauvres, à -travers la neige, au milieu des précipices! On les entassait dans les -prisons; à peine morts, on les traînait sur la claie.»</p> - -<p>L’abbé ricana: «Vous me permettrez de n’en rien croire! Et nos martyrs -à nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée dans un filet -à une vache furieuse. Sainte Juliette périt assommée de coups. Saint -Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec -un marteau, déchiré les côtes avec des peignes en fer, traversé les -mains avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne.</p> - -<p>—Vous exagérez, dit Pécuchet. La mort des martyrs était en ce temps-là -une amplification de la rhétorique!</p> - -<p>—Comment! de la rhétorique?</p> - -<p>—Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l’histoire. -Les catholiques, en Irlande, éventrèrent des femmes enceintes pour -prendre leurs enfants!</p> - -<p>—Jamais!</p> - -<p>—Et les donner aux pourceaux!</p> - -<p>—Allons donc!</p> - -<p>—En Belgique, ils les enterraient toutes vives!</p> - -<p>—Quelle plaisanterie!</p> - -<p>—On a leurs noms!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_344">344</span></p> - -<p>—Et quand même, objecta le prêtre, en secouant de colère son -parapluie, on ne peut les appeler des martyrs. Il n’y en a pas en -dehors de l’Église.</p> - -<p>—Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment -servirait-il à en démontrer l’excellence?»</p> - -<p>La pluie se calmait; jusqu’au village ils ne parlèrent plus.</p> - -<p>Mais sur le seuil du presbytère, l’abbé dit:</p> - -<p>«Je vous plains! véritablement, je vous plains!»</p> - -<p>Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé -une malveillance antireligieuse, et une heure après, assis devant un -feu de broussailles, ils lisaient le <i>Curé Meslier</i>. Ces négations -lourdes le choquèrent; puis, se reprochant d’avoir méconnu peut-être -des héros, il feuilleta, dans la <i>Biographie</i>, l’histoire des martyrs -les plus illustres.</p> - -<p>Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l’arène! et si les -lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les -excitaient à s’avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire -debout, le regard au ciel; sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne -point paraître affligée. Pécuchet se mit à réfléchir. La fenêtre était -ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d’étoiles brillaient. Il devait -se passer dans leur âme des choses dont nous n’avons plus l’idée, -une joie, un spasme divin! Et Pécuchet, à force d’y rêver, dit qu’il -comprenait cela, aurait fait comme eux.</p> - -<p>«Toi?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_345">345</span></p> - -<p>—Certainement.</p> - -<p>—Pas de blague! Crois-tu, oui ou non?</p> - -<p>—Je ne sais.»</p> - -<p>Il alluma une chandelle; puis, ses yeux tombant sur le crucifix dans -l’alcôve:</p> - -<p>«Combien de misérables ont recouru à celui-là!»</p> - -<p>Et après un silence:</p> - -<p>«On l’a dénaturé! c’est la faute de Rome: la politique du Vatican!»</p> - -<p>Mais Bouvard admirait l’Église pour sa magnificence et aurait souhaité -au moyen âge être un cardinal.</p> - -<p>«J’aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en!»</p> - -<p>La casquette de Pécuchet, posée devant les charbons, n’était pas sèche -encore. Tout en l’étirant, il sentit quelque chose dans la doublure, et -une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur -paraissant inexplicable.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Noares voulut savoir de Pécuchet s’il n’avait pas éprouvé -comme un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions. Une -fois, pendant qu’il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille -dans sa casquette.</p> - -<p>Évidemment, elle l’aimait; ils auraient pu se marier: elle était veuve, -et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de -sa vie.</p> - -<p>Bien qu’il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l’avait dédié -à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_346">346</span></p> - -<p>Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les -indulgences qu’ils procurent, l’effet des reliques, les privilèges -des eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait -touché aux liens de saint Pierre.</p> - -<p>Parmi ses breloques luisait une perle d’or, à l’imitation de celle qui -contient, dans l’église d’Allouagne, une larme de Notre-Seigneur; un -anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du curé d’Ars, et comme -elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait à -une sacristie et à une officine d’apothicaire.</p> - -<p>Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres, -à dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du -Sacré-Cœur. Un monsieur devait lui envoyer de <i>la pâte des martyrs</i>, -mélange de cire pascale et de poussière humaine prise aux catacombes, -et qui s’emploie dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle -en promit à Pécuchet.</p> - -<p>Il parut choqué d’un tel matérialisme.</p> - -<p>Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d’opuscules -relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots du curé -dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. M<sup>me</sup> -de Noares savait tout cela par cœur, avec une infinité de miracles.</p> - -<p>Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les -eût faits pour ébahir le monde. Sa grand’mère à elle-même avait serré -dans une armoire des pruneaux couverts d’un linge, et quand on ouvrit -<span class="pagenum" id="Page_347">347</span> l’armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant -la croix.»</p> - -<p>«Expliquez-moi cela.»</p> - -<p>C’était son mot après ses histoires, qu’elle soutenait avec un -entêtement de bourrique, bonne femme d’ailleurs, et d’humeur enjouée.</p> - -<p>Une fois pourtant <i>elle sortit de son caractère</i>. Bouvard lui -contestait le miracle de Pezilla: un compotier où on avait caché des -hosties pendant la Révolution se dora de lui-même tout seul.</p> - -<p>«Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de -l’humidité?</p> - -<p>—Mais non! je vous répète que non! La dorure a pour cause le contact -de l’eucharistie.»</p> - -<p>Et elle donna en preuve l’attestation des évêques.</p> - -<p>«C’est, disent-ils, comme un bouclier, un... un palladium sur le -diocèse de Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy!»</p> - -<p>Bouvard n’y tint plus, et, ayant repassé son Louis Hervieu, emmena -Pécuchet.</p> - -<p>L’ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et, sur -un geste, alla prendre deux petits verres qu’elle emplit de <i>Rosolio</i>.</p> - -<p>Après quoi, Bouvard exposa ce qui l’amenait.</p> - -<p>L’abbé ne répondit pas franchement.</p> - -<p>«Tout est possible à Dieu, et les miracles sont une preuve de la -religion.</p> - -<p>—Cependant il y a des lois.</p> - -<p>—Cela n’y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_348">348</span></p> - -<p>—Que savez-vous s’il les dérange? répliqua Bouvard. Tant que la -nature suit sa routine, on n’y pense pas; mais, dans un phénomène -extraordinaire, nous voyons la main de Dieu.</p> - -<p>—Elle peut y être, dit l’ecclésiastique, et quand un événement se -trouve certifié par des témoins?</p> - -<p>—Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles!»</p> - -<p>Le prêtre devint rouge.</p> - -<p>«Sans doute..., quelquefois.</p> - -<p>—Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnés en preuves -ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire?»</p> - -<p>Reine intervint, et, prêchant comme son maître, dit qu’il fallait obéir.</p> - -<p>«La vie est un passage, mais la mort est éternelle!</p> - -<p>—Bref, ajouta Bouvard en lampant le <i>Rosolio</i>, les miracles -d’autrefois ne sont pas mieux démontrés que les miracles d’aujourd’hui: -des raisons analogues défendent ceux des chrétiens et des païens.»</p> - -<p>Le curé jeta sa fourchette sur la table.</p> - -<p>«Ceux-là étaient faux, encore un coup! Pas de miracles en dehors de -l’Église!</p> - -<p>—Tiens! se dit Pécuchet, même argument que pour les martyrs: la -doctrine s’appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.»</p> - -<p>M. Jeufroy, ayant bu un verre d’eau, reprit:</p> - -<p>«Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze -pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_349">349</span></p> - -<p>—Pas du tout!»</p> - -<p>Pécuchet en rendait compte d’une autre manière.</p> - -<p>«Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens, le Logos est -à Platon, la Vierge mère à l’Asie.»</p> - -<p>N’importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait pas que le -christianisme pût avoir humainement la moindre raison d’être, bien -qu’il en vît chez tous les peuples des prodromes ou des déformations. -L’impiété railleuse du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, il l’eût tolérée; mais -la critique moderne, avec sa politesse, l’exaspérait.</p> - -<p>«J’aime mieux l’athée qui blasphème que le sceptique qui ergote!»</p> - -<p>Puis il les regarda d’un air de bravade, comme pour les congédier.</p> - -<p>Pécuchet s’en retourna mélancolique. Il avait espéré l’accord de la foi -et de la raison.</p> - -<p>Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu:</p> - -<p>«Pour connaître l’abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes:</p> - -<p>«La raison vous dit: Le tout enferme la partie, et la foi vous répond: -Par la substantiation, Jésus, communiant avec ses apôtres, avait son -corps dans sa main et sa tête dans sa bouche.</p> - -<p>«La raison vous dit: On n’est pas responsable du crime des autres, et -la foi vous répond: Par le péché originel.</p> - -<p>«La raison vous dit: Trois, c’est trois, et la foi déclare: Trois, -c’est un.»</p> - -<p>Ils ne fréquentèrent plus l’abbé.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_350">350</span></p> - -<p>C’était l’époque de la guerre d’Italie.</p> - -<p>Les honnêtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel. -M<sup>me</sup> de Noares allait jusqu’à lui souhaiter la mort.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du -salon tournait devant eux et qu’ils se miraient en passant dans les -hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées, -où tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d’un domestique, ils -éprouvaient un plaisir; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux -paroles qui s’y débitaient.</p> - -<p>Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en -développait les principes devant un cercle d’intimes: Hurel, le curé, -le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait -de temps à autre pour vingt-quatre heures au château.</p> - -<p>«Ce qu’il y a d’abominable, disait le comte, c’est l’esprit de 89! -D’abord, on conteste Dieu; ensuite, on discute le gouvernement; puis -arrive la liberté. Liberté d’injures, de révolte, de jouissances, -ou plutôt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent -proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute à la -persécution, comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me -résume: point d’État sans Dieu! la loi ne pouvant être respectée que si -elle vient d’en haut, et actuellement il ne s’agit pas des Italiens, -mais de savoir qui l’emportera de la révolution ou du pape, de Satan ou -de Jésus-Christ.»</p> - -<p>M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, -le juge de paix en dodelinant la tête. <span class="pagenum" id="Page_351">351</span> Bouvard et Pécuchet -regardaient le plafond; M<sup>me</sup> de Noares, la comtesse et Yolande -travaillaient pour les pauvres, et M. de Mahurot, près de sa fiancée, -parcourait les journaux.</p> - -<p>Puis il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la -recherche d’un problème. Napoléon III n’était plus un sauveur, et même -il donnait un exemple déplorable en laissant aux Tuileries les maçons -travailler le dimanche.</p> - -<p>«On ne devrait pas permettre», était la phrase ordinaire de M. le comte.</p> - -<p>Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines -scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de -père de famille, et plût à Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût -la même rigueur qu’il déployait dans sa maison! Le pouvoir seul est -juge des dangers de la science; répandue trop largement, elle inspire -au peuple des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre -peuple, quand les seigneurs et les évêques tempéraient l’absolutisme du -roi. Les industriels maintenant l’exploitent. Il va tomber en esclavage.</p> - -<p>Et tous regrettaient l’ancien régime: Hurel par bassesse, Coulon par -ignorance, Marescot comme artiste.</p> - -<p>Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d’Holbach, -etc.; et Pécuchet s’éloigna d’une religion devenue un moyen de -gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux «ces -dames», et s’il pratiquait, c’était à cause des domestiques.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_352">352</span></p> - -<p>Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano et -admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon -goût. Ce qu’on rapporte des abus féodaux, de l’Inquisition ou des -jésuites,—préjugés, et il vantait le progrès, bien qu’il méprisât tout -ce qui n’était pas gentilhomme ou sorti de l’École polytechnique!</p> - -<p>M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges, -faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les -idiomes sont dérivés de l’hébreu; sa rhétorique manquait d’imprévu; -invariablement, c’était le cerf aux abois, le miel et l’absinthe, l’or -et le plomb, des parfums, des urnes, et l’âme chrétienne comparée au -soldat qui doit dire en face du péché: «Tu ne passes pas!»</p> - -<p>Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard -possible.</p> - -<p>Un jour pourtant, ils l’y trouvèrent.</p> - -<p>Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup, M<sup>me</sup> de -Noares entra.</p> - -<p>«La petite a disparu. J’amène Victor. Ah! le malheureux!»</p> - -<p>Elle avait saisi dans sa poche un dé d’argent perdu depuis trois jours; -puis, suffoquée par les sanglots:</p> - -<p>«Ce n’est pas tout! ce n’est pas tout! Pendant que je le grondais, il -m’a montré son derrière.»</p> - -<p>Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit:</p> - -<p>«Du reste, c’est de ma faute; pardonnez-moi!»</p> - -<p>Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de -Touache, maintenant au bagne.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_353">353</span></p> - -<p>Que faire?</p> - -<p>Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et son acte de charité -passerait pour un caprice.</p> - -<p>M. Jeufroy ne fut pas surpris. L’homme étant corrompu naturellement, on -doit le châtier pour l’améliorer.</p> - -<p>Bouvard protesta. La douceur valait mieux.</p> - -<p>Mais le comte, encore une fois, s’étendit sur le bras de fer -indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-là étaient -pleins de vices: la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, -après tout, on l’excuserait; l’insolence, jamais; l’éducation devant -être l’école du respect.</p> - -<p>Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne -fessée immédiatement.</p> - -<p>M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la -commission. Il prit un fusil dans l’antichambre et appela Victor, resté -au milieu de la cour, la tête basse:</p> - -<p>«Suis-moi!» dit le baron.</p> - -<p>Comme la route pour aller chez le garde détournait peu de Chavignolles, -M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l’accompagnèrent.</p> - -<p>A cent pas du château, il les pria de ne plus parler tant qu’ils -longeraient le bois.</p> - -<p>Le terrain dévalait jusqu’au bord de la rivière, où se dressaient de -grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d’or sous le -soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient -d’ombre. Un air vif soufflait.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_354">354</span></p> - -<p>Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon.</p> - -<p>Un coup de feu partit, un deuxième, un autre, et les lapins sautaient, -déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, -trempé de sueur.</p> - -<p>«Tu arranges bien tes nippes!» dit le baron.</p> - -<p>Sa blouse en loques avait du sang.</p> - -<p>La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n’admettait pas qu’on en pût -verser.</p> - -<p>M. Jeufroy reprit:</p> - -<p>«Les circonstances quelquefois l’exigent. Si ce n’est pas le coupable -qui donne le sien, il faut celui d’un autre, vérité que nous enseigne -la Rédemption.»</p> - -<p>Suivant Bouvard, elle n’avait guère servi, presque tous les hommes -étant damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur.</p> - -<p>«Mais quotidiennement il le renouvelle dans l’Eucharistie.</p> - -<p>—Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des mots, quelle que soit -l’indignité du prêtre.</p> - -<p>—Là est le mystère, monsieur.»</p> - -<p>Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d’y -toucher.</p> - -<p>«A bas les pattes!»</p> - -<p>Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois.</p> - -<p>L’ecclésiastique avait Pécuchet d’un côté, Bouvard de l’autre, et il -lui dit:</p> - -<p>«Attention! vous savez: <i>Debetur pueris</i>.</p> - -<p>Bouvard l’assura qu’il s’humiliait devant le Créateur, mais était -indigné qu’on en fît un homme. On <span class="pagenum" id="Page_355">355</span> redoute sa vengeance, on -travaille pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un œil, -une politique, une habitation.—«Notre Père, qui êtes aux cieux, -qu’est-ce que cela veut dire?»</p> - -<p>Et Pécuchet ajouta:</p> - -<p>«Le monde s’est élargi, la terre n’en fait plus le centre. Elle roule -dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en -grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idéal -plus sublime.»</p> - -<p>Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose -d’enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant -et qui regardent d’en haut les tortures des damnés. Quand on songe que -le christianisme a pour base une pomme!</p> - -<p>Le curé se fâcha.</p> - -<p>«Niez la révélation, ce sera plus simple.</p> - -<p>—Comment voulez-vous que Dieu ait parlé? dit Bouvard.</p> - -<p>—Prouvez qu’il n’a pas parlé! disait Jeufroy.</p> - -<p>—Encore une fois, qui vous l’affirme?</p> - -<p>—L’Église!</p> - -<p>—Beau témoignage!»</p> - -<p>Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant:</p> - -<p>«Écoutez donc le curé, il en sait plus que vous!»</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, -puis à la Croix-Verte:</p> - -<p>«Bien le bonsoir!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_356">356</span></p> - -<p>—Serviteur!» dit le baron.</p> - -<p>Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu’une rupture -s’ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient méprisés par ces nobles. On ne -les invitait jamais à dîner, et ils étaient las de M<sup>me</sup> de Noares, -avec ses continuelles remontrances.</p> - -<p>Ils ne pouvaient cependant garder le <i>De Maistre</i>, et une quinzaine -après ils retournèrent au château, croyant n’être pas reçus.</p> - -<p>Ils le furent.</p> - -<p>Toute la famille était réunie dans le boudoir, Hurel y compris, et par -extraordinaire Foureau.</p> - -<p>La correction n’avait point corrigé Victor. Il refusait d’apprendre -son catéchisme, et Victorine proférait des mots sales. Bref, le garçon -irait aux Jeunes-Détenus, la petite fille dans un couvent.</p> - -<p>Foureau s’était chargé des démarches, et il s’en allait quand la -comtesse le rappela.</p> - -<p>On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui -aurait lieu à la mairie bien avant de se faire à l’église, afin de -montrer que l’on honnissait le mariage civil.</p> - -<p>Foureau tâcha de le défendre. Le comte et Hurel l’attaquèrent. Qu’était -une fonction municipale près d’un sacerdoce?—et le baron ne se fût pas -cru marié, s’il l’eût été seulement devant une écharpe tricolore.</p> - -<p>«Bravo! dit M. Jeufroy qui entrait. Le mariage étant établi par -Jésus...»</p> - -<p>Pécuchet l’arrêta: «Dans quel évangile? Aux temps <span class="pagenum" id="Page_357">357</span> apostoliques, on -le considérait si peu, que Tertullien le compare à l’adultère.</p> - -<p>—Ah! par exemple!</p> - -<p>—Mais oui! et ce n’est pas un sacrement! Il faut au sacrement un -signe. Montrez-moi le signe dans le mariage!»</p> - -<p>Le curé eut beau répondre qu’il figurait l’alliance de Dieu et de -l’Église. «Vous ne comprenez plus le christianisme! et la loi...</p> - -<p>—Elle en garde l’empreinte, dit M. de Faverges; sans lui, elle -autoriserait la polygamie!»</p> - -<p>Une voix répliqua:</p> - -<p>«Où serait le mal?»</p> - -<p>C’était Bouvard, à demi caché par un rideau.</p> - -<p>«On peut avoir plusieurs épouses, comme les patriarches, les mormons, -les musulmans, et néanmoins être honnête homme!</p> - -<p>«Jamais! s’écria le prêtre. L’honnêteté consiste à rendre ce qui est -dû. Nous devons hommage à Dieu. Or qui n’est pas chrétien n’est pas -honnête!</p> - -<p>—Autant que d’autres», dit Bouvard.</p> - -<p>Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte à la religion, -l’exalta. Elle avait affranchi les esclaves.</p> - -<p>Bouvard fit des citations prouvant le contraire.</p> - -<p>«Saint Paul leur recommande d’obéir aux maîtres comme à Jésus;—saint -Ambroise nomme la servitude un don de Dieu.</p> - -<p>«Le <i>Lévitique</i>, l’<i>Exode</i> et les conciles l’ont sanctionnée;—Bossuet -la classe parmi le droit des gens; et monseigneur Bouvier l’approuve.»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_358">358</span></p> - -<p>Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la -civilisation.</p> - -<p>«Et la paresse, en faisant de la pauvreté une vertu!</p> - -<p>—Cependant, monsieur, la morale de l’Évangile?</p> - -<p>—Eh! eh! pas si morale. Les ouvriers de la dernière heure sont autant -payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on -retire à celui qui n’a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets -sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les -lâches et les coquins!»</p> - -<p>Le scandale redoubla quand Pécuchet eut déclaré qu’il aimait autant le -bouddhisme.</p> - -<p>Le prêtre éclata de rire: «Ah! ah! ah! le bouddhisme!»</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Noares leva les bras: «Le bouddhisme!</p> - -<p>—Comment... le bouddhisme! répétait le comte.</p> - -<p>—Le connaissez-vous? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s’embrouilla.</p> - -<p>—Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui, -il a reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont -austères, ses fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour -l’incarnation, Vichnou n’en a pas une, mais neuf! Ainsi, jugez!</p> - -<p>—Des mensonges de voyageurs, dit M<sup>me</sup> de Noares.</p> - -<p>—Soutenus par les francs-maçons», ajouta le curé.</p> - -<p>Et tous parlant à la fois:</p> - -<p>«Allez donc, continuez!</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_359">359</span></p> - -<p>—Fort joli!</p> - -<p>—Moi, je le trouve drôle.</p> - -<p>—Pas possible.»</p> - -<p>Si bien que Pécuchet, exaspéré, déclara qu’il se ferait bouddhiste!</p> - -<p>«Vous insultez des chrétiennes!» dit le baron.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Noares s’affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande -se taisaient. Le comte roulait des yeux; Hurel attendait des ordres. -L’abbé, pour se contenir, lisait son bréviaire.</p> - -<p>Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considérant les deux bonshommes: -«Avant de blâmer l’Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il -est certaines réparations...</p> - -<p>—Des réparations?</p> - -<p>—Des taches?</p> - -<p>—Assez, messieurs! vous devez me comprendre!»</p> - -<p>Puis, s’adressant à Foureau: «Sorel est prévenu: allez-y!»</p> - -<p>Et Bouvard et Pécuchet se retirèrent sans saluer.</p> - -<p>Au bout de l’avenue, ils exhalèrent tous les trois leur -ressentiment:—«On me traite en domestique», grommelait Foureau,—et -les autres l’approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait -pour eux comme de la sympathie.</p> - -<p>Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L’homme qui les -commandait se rapprocha, c’était Gorju. On se mit à causer, il -surveillait le cailloutage de la route, votée en 1848, et devait cette -place à M. de Mahurot, l’ingénieur.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_360">360</span></p> - -<p>«Celui qui doit épouser M<sup>lle</sup> de Faverges! Vous sortez de là-bas, -sans doute?</p> - -<p>—Pour la dernière fois!» dit brutalement Pécuchet.</p> - -<p>Gorju prit un air naïf.—«Une brouille? Tiens! tiens!»</p> - -<p>Et s’ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons, -ils auraient compris qu’il en flairait la cause.</p> - -<p>Un peu plus loin, ils s’arrêtèrent devant un enclos de treillage qui -contenait des loges à chiens et une maisonnette en tuiles rouges.</p> - -<p>Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du -garde parut.</p> - -<p>Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor.</p> - -<p>Tout d’avance était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que -fermaient des épingles.</p> - -<p>«Bon voyage!» leur dit-elle, trop heureuse de n’avoir plus cette -vermine.</p> - -<p>Était-ce leur faute s’ils étaient nés d’un père forçat? Au contraire, -ils semblaient très doux, ne s’inquiétaient pas même de l’endroit où on -les menait.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux.</p> - -<p>Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, -comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois, -et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, -regrettait de n’avoir pas une enfant pareille. Élevée en d’autres -conditions, elle serait charmante plus tard. <span class="pagenum" id="Page_361">361</span> Quel bonheur que de -la voir grandir, d’entendre tous les jours son ramage d’oiseau, quand -il le voudrait, de l’embrasser,—et un attendrissement, lui montant du -cœur aux lèvres, humecta ses paupières, l’oppressait un peu.</p> - -<p>Victor, comme un soldat, s’était mis son bagage sur le dos. Il -sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait -sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela; et -Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne -ces doigts d’enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne -demandait qu’à se développer librement, comme une fleur en plein air! -et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un -tas de bêtises! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une -indignation contre le sort, une de ces rages où l’on veut détruire le -gouvernement.—«Galope! dit-il, amuse-toi! jouis de ton reste!»</p> - -<p>Le gamin s’échappa.</p> - -<p>Sa sœur et lui coucheraient à l’auberge,—et, dès l’aube, le -messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier -de Beaubourg,—une religieuse de l’orphelinat de Grand-Camp emmènerait -Victorine.</p> - -<p>Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais -Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l’entretien des deux -mioches.</p> - -<p>«Bah!... l’affaire, peut-être, de trois cents francs! Le comte m’en a -remis vingt-cinq pour les premiers débours! Quel pingre!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_362">362</span></p> - -<p>Et, gardant sur le cœur le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le -pas silencieusement.</p> - -<p>Bouvard murmura: «Ils me font de la peine. Je m’en chargerais bien!</p> - -<p>—Moi aussi», dit Pécuchet.</p> - -<p>La même idée leur était venue.</p> - -<p>Il existait sans doute des empêchements?</p> - -<p>«Aucun!» répliqua Foureau. D’ailleurs il avait le droit, comme maire, -de confier à qui bon lui semblait les enfants abandonnés,—et, après -une longue hésitation: «Eh bien, oui! prenez-les! ça le fera bisquer.»</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet les emmenèrent.</p> - -<p>En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l’escalier, sous la -madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée, -les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l’air d’un -fakir en extase.</p> - -<p>«Quelle brute! dit Bouvard.</p> - -<p>—Pourquoi? Il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais, -si tu pouvais les voir. N’y a-t-il pas deux mondes tout à fait -distincts? L’objet d’un raisonnement a moins de valeur que la manière -de raisonner. Qu’importe la croyance! Le principal est de croire.»</p> - -<p>Telles furent, à la remarque de Bouvard, les objections de Pécuchet.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_363">363</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_10" class="souschapitre">X</h2> -</div> - -<p>Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l’éducation, et leur -système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique, et, -d’après la méthode expérimentale, suivre le développement de la nature. -Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu’ils avaient -appris.</p> - -<p>Bien qu’ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un -Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux -intempéries, et même qu’ils portassent des chaussures trouées afin de -prévenir les rhumes. Bouvard s’y opposa.</p> - -<p>Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher. -Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc; -l’œil-de-bœuf s’ouvrait au-dessus de leur tête, et des araignées -couraient le long du plâtre.</p> - -<p>Souvent, ils se rappelaient l’intérieur d’une cabane où l’on se -disputait.</p> - -<p>Leur père était rentré, une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps -après, les gendarmes étaient <span class="pagenum" id="Page_364">364</span> venus. Ensuite, ils avaient logé -dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur -mère. Elle était morte, une charrette les avait emmenés. On les battait -beaucoup, ils s’étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre, -M<sup>me</sup> de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi cette autre -maison, ils s’y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible -quand, au bout de huit mois, les leçons recommencèrent. Bouvard se -chargea de la petite, Pécuchet du gamin.</p> - -<p>Victor distinguait ses lettres, mais n’arrivait pas à former les -syllables. Il en bredouillait, s’arrêtait tout à coup et avait l’air -idiot. Victorine posait des questions. D’où vient que <i>ch</i> dans -<i>orchestre</i> a le son d’un <i>q</i> et celui d’un <i>k</i> dans <i>archéologique</i>? -On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les détacher. -Tout cela n’est pas juste. Elle s’indignait.</p> - -<p>Les maîtres professaient à la même heure, dans leurs chambres -respectives, et, la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée, -une profonde et deux aiguës composaient un charivari abominable. Pour -en finir et stimuler les mioches par l’émulation, ils eurent l’idée de -les faire travailler ensemble dans le muséum et on aborda l’écriture.</p> - -<p>Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple; mais la -position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages -tombaient, leurs plumes se fendaient, l’encre se renversait.</p> - -<p>Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, -puis traçait des griffonnages, et, prise <span class="pagenum" id="Page_365">365</span> de découragement, restait -les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s’endormir, vautré au -milieu du bureau.</p> - -<p>Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes -cervelles.</p> - -<p>«Arrêtons-nous», dit Bouvard.</p> - -<p>Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cœur; cependant, si -on n’exerce pas la mémoire, elle s’atrophiera, et ils leur serinèrent -les premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi -qui thésaurise, le loup qui mange l’agneau, le lion qui prend toutes -les parts.</p> - -<p>Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement -leur donner?</p> - -<p>Jean-Jacques, dans <i>Émile</i>, conseille au gouverneur de faire faire à -l’élève ses jouets lui-même en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. -Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une -balle. Ils passèrent aux jeux instructifs tels que des découpures; -Pécuchet leur montra son microscope. La chandelle étant allumée, -Bouvard dessinait avec l’ombre de ses doigts sur la muraille le profil -d’un lièvre ou d’un cochon. Le public s’en fatigua.</p> - -<p>Des auteurs exaltent comme plaisir un déjeuner champêtre, une partie -de bateau; était-ce praticable, franchement? Et Fénelon recommande de -temps à autre «une conversation innocente». Impossible d’en imaginer -une seule!</p> - -<p>Ils revinrent aux leçons, et les boules à facettes, les rayures, -le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un -stratagème.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_366">366</span></p> - -<p>Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom -d’un plat; bientôt il lut couramment dans le <i>Cuisinier français</i>. -Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si, pour -l’avoir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois semaines, -elle accomplit ce prodige. C’était courtiser leurs défauts, moyen -pernicieux, mais qui avait réussi.</p> - -<p>Maintenant qu’ils savaient écrire et lire, que leur apprendre? Autre -embarras.</p> - -<p>Les filles n’ont pas besoin d’être savantes comme les garçons. -N’importe, on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur -bagage intellectuel se bornant à des sottises mystiques.</p> - -<p>Convient-il de leur enseigner les langues? «L’espagnol et l’italien, -prétend le Cygne de Cambrai, ne servent guère qu’à lire des ouvrages -dangereux.» Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n’aurait -que faire de ces idiomes, tandis que l’anglais est d’un usage plus -commun. Pécuchet en étudia les règles; il démontrait, avec sérieux, la -façon d’émettre le <i>th</i>: «Tiens, comme cela, <i>the, the, the</i>?» Mais -avant d’instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On -les devine par la phrénologie. Ils s’y plongèrent, puis voulurent en -vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la -bosse de la bienveillance, de l’imagination, de la vénération et celle -de l’énergie amoureuse: vulgo, érotisme.</p> - -<p>On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et -l’enthousiasme joints à l’esprit de ruse.</p> - -<p>Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce qui <span class="pagenum" id="Page_367">367</span> les surprit -davantage, ce fut de reconnaître chez l’un comme chez l’autre le -penchant à l’amitié, et, charmés de la découverte, ils s’embrassèrent -avec attendrissement.</p> - -<p>Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand défaut, et -qu’ils n’ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins, Bouvard -et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de -l’oreille, à la hauteur de l’œil, l’organe de l’alimentivité. Avec -l’âge, leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la -Salpêtrière qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit -une fois douze potages et une autre soixante bols de café. Ils ne -pourraient y suffire.</p> - -<p>Les têtes de leurs élèves n’avaient rien de curieux; ils s’y prenaient -mal sans doute. Un moyen très simple développa leur expérience.</p> - -<p>Les jours de marché, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la -place entre les sacs d’avoine, les paniers de fromages, les veaux, les -chevaux, insensibles aux bousculades; et quand ils trouvaient un jeune -garçon avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but -scientifique.</p> - -<p>Le plus grand nombre ne répondait même pas; d’autres, croyant -qu’il s’agissait d’une pommade pour la teigne, refusaient, vexés; -quelques-uns, par indifférence, se laissaient emmener sous le porche de -l’église, où l’on serait tranquille.</p> - -<p>Un matin que Bouvard et Pécuchet y commençaient leur manœuvre, le -curé tout à coup parut, et, voyant <span class="pagenum" id="Page_368">368</span> ce qu’ils faisaient, accusa la -phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme.</p> - -<p>Le voleur, l’assassin, l’adultère, n’ont plus qu’à rejeter leurs crimes -sur la faute de leurs bosses.</p> - -<p>Bouvard objecta que l’organe prédispose à l’action sans pourtant y -contraindre. De ce qu’un homme a le germe d’un vice, rien ne prouve -qu’il sera vicieux.</p> - -<p>«Du reste, j’admire les orthodoxes! ils soutiennent les idées innées et -repoussent les penchants. Quelle contradiction!»</p> - -<p>Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l’omnipotence divine, et -il était malséant de la pratiquer à l’ombre du saint lieu, en face même -de l’autel.</p> - -<p>«Retirez-vous, non! retirez-vous!»</p> - -<p>Ils s’établirent chez Ganot le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation, -Bouvard et Pécuchet allaient jusqu’à régaler les parents d’une barbe ou -d’une frisure.</p> - -<p>Le docteur, un après-midi, vint s’y faire couper les cheveux. En -s’asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflétés par la glace, les -deux phrénologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches -d’enfant.</p> - -<p>«Vous en êtes à ces bêtises-là? dit-il.</p> - -<p>—Pourquoi, bêtises?»</p> - -<p>Vaucorbeil eut un sourire méprisant, puis affirma qu’il n’y avait point -dans le cerveau plusieurs organes.</p> - -<p>Ainsi tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre! Faut-il -supposer dans l’estomac autant d’estomacs qu’il s’y trouve de goûts? -Cependant un travail délasse d’un autre, un effort intellectuel ne -tend <span class="pagenum" id="Page_369">369</span> pas à la fois toutes les facultés, chacune a donc un siège -distinct.</p> - -<p>«Les anatomistes ne l’ont pas rencontré, dit Vaucorbeil.</p> - -<p>—C’est qu’ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet.</p> - -<p>—Comment?</p> - -<p>—Eh! oui. Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des -parties, phrase d’un livre qu’il se rappelait.</p> - -<p>—Voilà une balourdise, s’écria le médecin. Le crâne ne se moule pas -sur le cerveau, l’extérieur sur l’intérieur.</p> - -<p>—Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sa doctrine en prenant, -au hasard, trois personnes dans la boutique.»</p> - -<p>La première était une paysanne avec de gros yeux bleus.</p> - -<p>Pécuchet dit, en l’observant:</p> - -<p>«Elle a beaucoup de mémoire.»</p> - -<p>Son mari attesta le fait et s’offrit lui-même à l’exploration.</p> - -<p>«Oh! vous, mon brave, on vous conduit difficilement.»</p> - -<p>D’après les autres, il n’y avait pas dans le monde un pareil têtu.</p> - -<p>La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand’mère.</p> - -<p>Pécuchet déclara qu’il devait chérir la musique.</p> - -<p>«Je crois bien, dit la bonne femme; montre à ces messieurs, pour voir.»</p> - -<p> -<span class="pagenum" id="Page_370">370</span></p> - -<p>Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit à souffler dedans.</p> - -<p>Un fracas s’éleva, c’était la porte, claquée violemment par le docteur, -qui s’en allait.</p> - -<p>Ils ne doutèrent plus d’eux-mêmes, et, appelant les deux élèves, -recommencèrent l’analyse de leur boîte osseuse.</p> - -<p>Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération; -mais son frère avait un crâne déplorable; une éminence très forte dans -l’angle mastoïdien des pariétaux indiquait l’organe de la destruction, -du meurtre, et plus bas un renflement était le signe de la convoitise, -du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours.</p> - -<p>Mais il faudrait comprendre le sens exact des mots; ce qu’on appelle -la combativité implique le dédain de la mort. S’il fait des homicides, -il peut de même produire des sauvetages. L’acquisivité englobe le tact -des filous et l’ardeur des commerçants. L’irrévérence est parallèle à -l’esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct -se dédouble en deux parties: une mauvaise, une bonne. On détruira la -seconde en cultivant la première, et par cette méthode, un enfant -audacieux, loin d’être un bandit, deviendra un général. Le lâche n’aura -seulement que de la prudence, l’avare de l’économie, le prodigue de la -générosité.</p> - -<p>Un rêve magnifique les occupa: s’ils menaient à bien l’éducation de -leurs élèves, ils fonderaient plus tard un établissement ayant pour but -de redresser <span class="pagenum" id="Page_371">371</span> l’intelligence, dompter les caractères, ennoblir le -cœur. Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse.</p> - -<p>Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres, et des gens les -venaient consulter, afin qu’on leur dise leurs chances de fortune.</p> - -<p>Il en défila de toutes les espèces: crânes en boule, en poire, en -pain de sucre, des carrés, d’élevés, de resserrés, d’aplatis, avec -des mâchoires de bœuf, des figures d’oiseaux, des yeux de cochon; -mais tant de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes -frôlaient l’armoire à vitres contenant la parfumerie; on dérangeait les -peignes, le lavabo fut brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, -en priant Bouvard et Pécuchet de les suivre, <i>ultimatum</i> qu’ils -acceptèrent sans murmurer, étant un peu fatigués de la crânioscopie.</p> - -<p>Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, -ils aperçurent, causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champêtre -et son fils cadet, Zéphyrin, habillé en enfant de chœur. Sa robe -était toute neuve; il se promenait dessous avant de la remettre à la -sacristie, et on le complimentait.</p> - -<p>Curieux de savoir ce qu’ils en penseraient, Placquevent pria ces -messieurs de palper son jeune homme.</p> - -<p>La peau du front avait l’air comme tendue; un nez mince, très -cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées; le -menton était pointu, le regard fuyant, l’épaule droite trop haute.</p> - -<p>«Retire ta calotte», lui dit son père.</p> - -<p>Bouvard glissa ses mains dans sa chevelure couleur <span class="pagenum" id="Page_372">372</span> de paille, -puis ce fut le tour de Pécuchet, et ils se communiquaient à voix basse -leurs observations: «<i>Biophilie</i> manifeste. Ah! ah! <i>l’approbativité!</i> -<i>conscienciosité</i> absente! <i>amativité</i> nulle!</p> - -<p>—Eh bien?» dit le garde champêtre.</p> - -<p>Pécuchet ouvrit sa tabatière et huma une prise.</p> - -<p>«Rien de bon, hein?</p> - -<p>—Ma foi, répliqua Bouvard, ce n’est guère fameux.»</p> - -<p>Placquevent rougit d’humiliation:</p> - -<p>«Il fera tout de même ma volonté.</p> - -<p>—Oh! oh!</p> - -<p>—Mais je suis son père, nom de Dieu! et j’ai bien le droit...</p> - -<p>—Dans une certaine mesure», reprit Pécuchet.</p> - -<p>Girbal s’en mêla:</p> - -<p>«L’autorité paternelle est incontestable.</p> - -<p>—Mais si le père est un idiot?</p> - -<p>—N’importe, dit le capitaine, son pouvoir n’en est pas moins absolu.</p> - -<p>—Dans l’intérêt des enfants», ajouta Coulon.</p> - -<p>D’après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs -jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, -l’instruction, des prévenances, enfin tout.</p> - -<p>Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent -en était blessé comme d’une injure.</p> - -<p>«Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les grandes -routes; ils iront loin! Prenez garde!</p> - -<p>—Garde à quoi? dit aigrement Pécuchet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_373">373</span></p> - -<p>—Oh! je n’ai pas peur de vous!</p> - -<p>—Ni moi non plus!»</p> - -<p>Coulon intervint, modéra le garde champêtre et le fit s’éloigner.</p> - -<p>Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question -des dahlias du capitaine, qui ne lâcha point son monde sans les avoir -exhibés l’un après l’autre.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand, à cent pas -devant eux, ils distinguèrent Placquevent; et Zéphyrin, près de lui, -levant le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles.</p> - -<p>Ce qu’ils venaient d’entendre exprimait, sous d’autres formes, les -idées de M. le comte; mais l’exemple de leurs élèves témoignerait -combien la liberté l’emporte sur la contrainte. Un peu de discipline -était cependant nécessaire.</p> - -<p>Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations; -on tiendrait un journal où les actions de l’enfant, notées le soir, -seraient relues le lendemain. Tout s’accomplirait au son de la cloche. -Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l’injonction paternelle -d’abord, puis de l’injonction militaire, et le tutoiement fut interdit.</p> - -<p>Bouvard tâcha d’apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois ils se -trompaient; ils en riaient l’un et l’autre; puis, le baisant sur le -cou, à la place qui n’a pas de barbe, elle demandait à s’en aller; il -la laissait partir.</p> - -<p>Pécuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer <span class="pagenum" id="Page_374">374</span> la cloche et -crier par la fenêtre l’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas. -Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; à table même, -il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. -Broussais, là-dessus, défend les réprimandes, car «il faut obéir aux -sollicitations d’un instinct conservateur».</p> - -<p>Victorine et lui employaient un affreux langage, disant: <i>mé itou</i> pour -«moi aussi», <i>bère</i> pour «boire», <i>al</i> pour «elle», un <i>devantiau</i>, de -<i>l’iau</i>; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants, -et qu’ils la sauront s’ils entendent parler correctement, les deux -bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en être incommodés.</p> - -<p>Ils différaient d’opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu’il -est plus logique de débuter par la commune, Pécuchet, par l’ensemble du -monde.</p> - -<p>Avec un arrosoir et du sable, il voulut démontrer ce qu’était un -fleuve, une île, un golfe, et même sacrifia trois plates-bandes pour -les trois continents; mais les points cardinaux n’entraient pas dans la -tête de Victor.</p> - -<p>Par une nuit de janvier, Pécuchet l’emmena en rase campagne. Tout -en marchant, il préconisait l’astronomie; les marins l’utilisent -dans leurs voyages; Christophe Colomb, sans elle, n’eût pas fait sa -découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, à Galilée et à -Newton.</p> - -<p>Il gelait très fort, et sur le bleu noir du ciel une infinité de -lumières scintillaient. Pécuchet leva les yeux.</p> - -<p>«Comment! pas de grande Ourse!»</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_375">375</span></p> - -<p>La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était tournée d’un autre côté; -enfin, il la reconnut, puis montra l’étoile polaire, toujours au nord -et sur laquelle on s’oriente.</p> - -<p>Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser -autour.</p> - -<p>«Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre; -elle se meut ainsi.»</p> - -<p>Victor le considérait plein d’étonnement.</p> - -<p>Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles, -puis l’encercla d’un trait au charbon pour marquer l’équateur. Après -quoi, il promena l’orange à l’entour d’une bougie, en faisant observer -que tous les points de la surface n’étaient pas éclairés simultanément, -ce qui produit la différence des climats, et pour celle des saisons, il -pencha l’orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amène les -équinoxes et les solstices.</p> - -<p>Victor n’y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur -une longue aiguille et que l’équateur est un anneau, étreignant sa -circonférence.</p> - -<p>Au moyen d’un atlas, Pécuchet lui exposa l’Europe; mais, ébloui par -tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les -bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les royaumes, -l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-être, -s’éclaircirait en étudiant l’histoire.</p> - -<p>Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite -l’arrondissement, le département, la province; mais Chavignolles -n’ayant point d’annales, il <span class="pagenum" id="Page_376">376</span> fallait bien s’en tenir à l’histoire -universelle. Tant de matières l’embarrassent qu’on doit seulement en -prendre les beautés.</p> - -<p>Il y a pour la Grecque: «Nous combattrons à l’ombre.» L’envieux qui -bannit Aristide, et la confiance d’Alexandre en son médecin. Pour la -Romaine: «Les oies du Capitole, le trépied de Scævola, le tonneau -de Régulus.» Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour -l’Amérique. Quant à la France, elle comporte le vase de Soissons, -le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d’Arc, la poule au pot -du Béarnais: on n’a que l’embarras du choix, sans compter <i>A moi -d’Auvergne!</i> et le naufrage du <i>Vengeur</i>.</p> - -<p>Victor confondait les hommes, les siècles et les pays. Cependant -Pécuchet n’allait pas le jeter dans des considérations subtiles, et la -masse des faits est un vrai labyrinthe.</p> - -<p>Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les -oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie -de Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour -lui! Conclusion: l’histoire ne peut s’apprendre que par beaucoup de -lectures. Il les ferait.</p> - -<p>Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pécuchet eut -l’audace de l’enseigner lui-même, d’après nature! en abordant tout de -suite le paysage.</p> - -<p>Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux -cartons, des crayons et du fixatif pour leurs œuvres qui, sous verre -et dans des cadres, orneraient le muséum.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_377">377</span></p> - -<p>Levés dès l’aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain -dans la poche, et beaucoup de temps était perdu à chercher un site. -Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses -pieds, l’extrême horizon et les nuages; mais les lointains dominaient -toujours les premiers plans; la rivière dégringolait du ciel, le berger -marchait sur le troupeau; un chien endormi avait l’air de courir. -Pour sa part, il y renonça, se rappelant avoir lu cette définition: -«Le dessin se compose de trois choses: la ligne, le grain, le grainé -fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que -le maître seul qui le donne.» Il rectifiait la ligne, collaborait au -grain, surveillait le grainé fin, et attendait l’occasion de donner le -trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l’élève était -incompréhensible.</p> - -<p>Sa sœur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de -Pythagore. M<sup>lle</sup> Reine lui montrait à coudre, et quand elle marquait -du linge, elle levait les doigts si gentiment que Bouvard, ensuite, -n’avait pas le cœur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un -de ces jours, ils s’y remettraient. Sans doute, l’arithmétique et la -couture sont nécessaires dans un ménage; mais il est cruel, objecta -Pécuchet, d’élever les filles en vue seulement du mari qu’elles auront. -Toutes ne sont pas destinées à l’hymen; si on veut que plus tard elles -se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses.</p> - -<p>On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires: -dire, par exemple, en quoi consiste <span class="pagenum" id="Page_378">378</span> le vin; et, l’explication -fournie, Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des -épices, des meubles, de l’éclairage; mais la lumière, c’était pour eux -la lampe, et elle n’avait rien de commun avec l’étincelle d’un caillou, -la flamme d’une bougie, la clarté de la lune.</p> - -<p>Un jour Victorine demanda: «D’où vient que le bois brûle?» Ses maîtres -se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant.</p> - -<p>Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu’au fromage, parla des -éléments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la -caséine, la graisse et le gluten.</p> - -<p>Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, -et il pataugea dans la circulation.</p> - -<p>Le dilemme n’est point commode, si l’on part des faits; le plus -simple exige des raisons trop compliquées, et, en posant d’abord les -principes, on commence par l’absolu, la foi.</p> - -<p>Que résoudre? Combiner les deux enseignements, le rationnel et -l’empirique; mais un double moyen vers un seul but est l’inverse de la -méthode. Ah! tant pis.</p> - -<p>Pour les initier à l’histoire naturelle, ils tentèrent quelques -promenades scientifiques.</p> - -<p>«Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un bœuf, les -bêtes à quatre pieds; on les nomme des quadrupèdes. Généralement, -les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles et les -papillons appartiennent à la classe des insectes.» Ils <span class="pagenum" id="Page_379">379</span> avaient -un filet pour en prendre, et Pécuchet, tenant la bestiole avec -délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, -les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs.</p> - -<p>Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms, et, -quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. -D’ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique.</p> - -<p>Il écrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles, un -calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la -graine. Puis il ordonna à ses élèves d’herboriser dans la campagne et -de cueillir les premières venues.</p> - -<p>Victor lui apporta des boutons d’or; Victorine une touffe de fraisiers: -il y chercha vainement un péricarpe.</p> - -<p>Bouvard, qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque, -et découvrit, dans le <i>Redouté des Dames</i>, le dessin d’un iris où les -ovaires n’étaient pas situés dans la corolle, mais au-dessous des -pétales, dans la tige.</p> - -<p>Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs; ces -rubiacées étaient sans calice; ainsi le principe posé sur le tableau se -trouvait faux.</p> - -<p>«C’est une exception», dit Pécuchet.</p> - -<p>Mais un hasard fit qu’ils aperçurent dans l’herbe une shérarde, et elle -avait un calice.</p> - -<p>«Allons, bon! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui -se fier?»</p> - -<p>Un jour, dans une de leurs promenades, ils entendirent <span class="pagenum" id="Page_380">380</span> crier des -paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils -ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d’ardoises, -les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy -parut. «Pas possible! est-ce vous?» Que d’histoires depuis trois ans, -la mort de sa femme entre autres! Quant à lui, il se portait toujours -comme un chêne. «Entrez donc une minute.»</p> - -<p>On était au commencement d’avril, et les pommiers en fleurs alignaient -dans les trois masures leurs touffes blanches et roses; le ciel, -couleur de satin bleu, n’avait pas un nuage; des nappes, des draps et -des serviettes pendaient, verticalement attachés par des fiches de bois -à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer, quand -tout à coup ils rencontrèrent M<sup>me</sup> Bordin, nu-tête, en camisole, -et Marianne lui offrant à pleins bras des paquets de linge. «Votre -servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi je vais m’asseoir, je -suis rompue.»</p> - -<p>Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson.</p> - -<p>«Pas maintenant, dit-elle, j’ai trop chaud.»</p> - -<p>Pécuchet accepta et disparut vers le cellier avec le père Gouy, -Marianne et Victor.</p> - -<p>Bouvard s’assit par terre, à côté de M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>Il recevait ponctuellement sa rente, n’avait pas à s’en plaindre, ne -lui en voulait plus.</p> - -<p>La grande lumière éclairait son profil; un de ses bandeaux noirs -descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient à -sa peau ambrée, moite <span class="pagenum" id="Page_381">381</span> de sueur. Chaque fois qu’elle respirait, ses -deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de -sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempérament qui le combla -de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété.</p> - -<p>Elle en fut ravie et parla de ses projets.</p> - -<p>Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord.</p> - -<p>Victorine, en ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des -primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d’un vieux -cheval qui broutait l’herbe au pied.</p> - -<p>«N’est-ce pas qu’elle est gentille? dit Bouvard.</p> - -<p>—Oui! c’est gentil, une petite fille!»</p> - -<p>Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de -toute une vie.</p> - -<p>«Vous auriez pu en avoir.»</p> - -<p>Elle baissa la tête.</p> - -<p>«Il n’a tenu qu’à vous.</p> - -<p>—Comment?»</p> - -<p>Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme à la sensation d’une -caresse brutale; mais de suite, en s’éventant avec son mouchoir:</p> - -<p>«Vous avez manqué le coche, mon cher.</p> - -<p>—Je ne comprends pas.»</p> - -<p>Et, sans se lever, il se rapprochait.</p> - -<p>Elle le considéra de haut en bas longtemps; puis souriant, et les -prunelles humides:</p> - -<p>«C’est de votre faute.»</p> - -<p>Les draps, autour d’eux, les enfermaient comme les rideaux d’un lit.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_382">382</span></p> - -<p>Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure.</p> - -<p>«Pourquoi? hein? pourquoi?»</p> - -<p>Et comme elle se taisait et qu’il était dans un état où les serments ne -coûtent rien, il tâcha de se justifier, s’accusa de folie, d’orgueil:</p> - -<p>«Pardon! ce sera comme autrefois! voulez-vous?»</p> - -<p>Et il avait pris sa main, qu’elle laissait dans la sienne.</p> - -<p>Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux -paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les -jarrets pliés, la croupe en l’air. Le mâle se promenait autour d’elle, -arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis -sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un -berceau, et les deux grands oiseaux tremblèrent d’un seul frémissement.</p> - -<p>Bouvard le sentit dans la paume de M<sup>me</sup> Bordin. Elle se dégagea bien -vite. Il y avait devant eux, béant et comme pétrifié, le jeune Victor -qui regardait; un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dos en plein -soleil, aspirait toutes les fleurs qu’elle s’était cueillies.</p> - -<p>Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des -cordes, s’y empêtra les jambes, et, galopant dans les trois cours, -traînait la lessive après lui.</p> - -<p>Aux cris furieux de M<sup>me</sup> Bordin, Marianne accourut. Le père Gouy -injuriait son cheval: «Bougre de rosse! carcan! voleur!» lui donnait -des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le -manche d’un fouet.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_383">383</span></p> - -<p>Bouvard fut indigné de voir battre un animal.</p> - -<p>Le paysan répondit:</p> - -<p>«J’en ai le droit: il m’appartient!»</p> - -<p>Ce n’était pas une raison.</p> - -<p>Et Pécuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs -droits, car ils ont une âme, comme vous, si toutefois la nôtre existe!</p> - -<p>«Vous êtes un impie!» s’écria M<sup>me</sup> Bordin.</p> - -<p>Trois choses l’exaspéraient: la lessive à recommencer, ses croyances -qu’on outrageait et la crainte d’avoir été entrevue tout à l’heure dans -une pose suspecte.</p> - -<p>«Je vous croyais plus forte!» dit Bouvard.</p> - -<p>Elle répliqua magistralement:</p> - -<p>«Je n’aime pas les polissons!»</p> - -<p>Et Gouy s’en prit à eux d’avoir abîmé son cheval, dont les naseaux -saignaient. Il grommelait tout bas:</p> - -<p>«Sacrés gens de malheur! j’allais l’entiérer quand ils sont venus.»</p> - -<p>Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules.</p> - -<p>Victor leur demanda pourquoi ils s’étaient fâchés contre Gouy.</p> - -<p>«Il abuse de sa force, ce qui est mal.</p> - -<p>—Pourquoi est-ce mal?»</p> - -<p>Les enfants n’auraient-ils aucune notion du juste? Peut-être.</p> - -<p>Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvard à sa droite, sous la main -quelques notes, et, en face de lui les deux élèves, commença un cours -de morale.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_384">384</span></p> - -<p>Cette science nous apprend à diriger nos actions.</p> - -<p>Elles ont deux motifs: le plaisir, l’intérêt; et un troisième plus -impérieux: le devoir.</p> - -<p>Les devoirs se divisent en deux classes: 1<sup>o</sup> devoirs envers nous-mêmes, -lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute -injure. Ils entendaient cela parfaitement; 2<sup>o</sup> devoirs envers les -autres, c’est-à-dire être toujours loyal, débonnaire et même fraternel, -le genre humain n’étant qu’une seule famille. Souvent une chose nous -agrée qui nuit à nos semblables; l’intérêt diffère du bien, car le bien -est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit -à la fois prochaine la sanction des devoirs.</p> - -<p>Dans tout cela, suivant Bouvard, il n’avait pas défini le bien.</p> - -<p>«Comment veux-tu le définir? On le sent.»</p> - -<p>Alors les leçons de morale ne conviendraient qu’aux gens moraux, et le -cours de Pécuchet n’alla pas plus loin.</p> - -<p>Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer -l’amour de la vertu. Elles assommèrent Victor.</p> - -<p>Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre -des images exposant la vie du bon sujet et celle du mauvais sujet. Le -premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l’allemand, secourait un -aveugle et était reçu à l’École polytechnique.</p> - -<p>Le mauvais, Eugène, commençait par désobéir à son père, avait une -querelle dans un café, battait son <span class="pagenum" id="Page_385">385</span> épouse, tombait ivre-mort, -fracturait une armoire, et un dernier tableau le représentait au bagne, -où un monsieur, accompagné d’un jeune garçon, disait, en le montrant:</p> - -<p>«Tu vois, mon fils, les dangers de l’inconduite.»</p> - -<p>Mais pour les enfants l’avenir n’existe pas. On avait beau les saturer -de cette maxime: «Que le travail est honorable et que les riches -parfois sont malheureux», ils avaient connu des travailleurs nullement -honorés et se rappelaient le château où la vie semblait bonne.</p> - -<p>Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d’exagération -qu’ils flairaient la blague et se méfiaient du reste.</p> - -<p>On essaya de les conduire par le point d’honneur, l’idée de l’opinion -publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands -hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, -Jacquart! Victor ne montrait aucune envie de leur ressembler.</p> - -<p>Un jour qu’il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa -veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous; mais, -ayant oublié la mort d’Henri IV, Pécuchet le coiffa d’un bonnet d’âne. -Victor se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps -qu’il fallut enlever ses oreilles de carton.</p> - -<p>Sa sœur, comme lui, se montrait fière des éloges et indifférente aux -blâmes.</p> - -<p>Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu’ils -devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu’ils -fissent l’aumône. <span class="pagenum" id="Page_386">386</span> Ils trouvèrent la prétention odieuse; cet argent -leur appartenait.</p> - -<p>Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard «mon -oncle» et Pécuchet «bon ami»; mais ils les tutoyaient, et la moitié des -leçons ordinairement se passait en disputes.</p> - -<p>Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les -cheveux. Pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme lui, -et le pauvre homme n’osait se plaindre, tant il aimait la petite fille. -Un soir, sa voix rauque s’éleva extraordinairement. Bouvard et Pécuchet -descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la cheminée, -et Marcel, joignant les mains, s’écriait:</p> - -<p>«Retirez-le! c’est trop! c’est trop!»</p> - -<p>Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse -grisâtre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-même -frénétiquement en poussant d’abominables cris.</p> - -<p>On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poils, la queue pareille à un -cordon, des yeux énormes lui sortaient de la tête. Ils étaient couleur -de lait, comme vidés, et pourtant regardaient.</p> - -<p>La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’âtre, disparut, puis -retomba au milieu des cendres, inerte.</p> - -<p>C’était Victor qui avait commis cette atrocité, et les deux bonshommes -se reculèrent, pâles de stupéfaction et d’horreur. Aux reproches qu’on -lui adressa il répondit, comme le garde champêtre pour son fils et -comme le fermier pour son cheval:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_387">387</span></p> - -<p>«Eh bien, puisqu’il est à moi!» sans gêne, naïvement, dans la placidité -d’un instinct assouvi.</p> - -<p>L’eau bouillante de la marmite était répandue par terre, des -casseroles, les pincettes et des flambeaux jonchaient les dalles.</p> - -<p>Marcel fut quelque temps à nettoyer la cuisine, et ses maîtres et lui -enterrèrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode.</p> - -<p>Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang -paternel se manifestait. Que faire? Le rendre à M. de Faverges ou -le confier à d’autres serait un aveu d’impuissance. Il s’amenderait -peut-être.</p> - -<p>N’importe! l’espoir était douteux, la tendresse n’existait plus. Quel -plaisir d’avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont -on observe les progrès, qui plus tard devient un frère! mais Victor -manquait d’esprit, de cœur encore plus, et Pécuchet soupira, le -genou plié dans ses mains jointes.</p> - -<p>«La sœur ne vaut pas mieux», dit Bouvard.</p> - -<p>Il imaginait une fille de quinze ans à peu près, l’âme délicate, -l’humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse; et, -comme s’il eût été son père et qu’elle vînt de mourir, le bonhomme -pleura.</p> - -<p>Puis, cherchant à excuser Victor, il allégua l’opinion de Rousseau: -l’enfant n’a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral.</p> - -<p>Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l’âge du discernement, et ils -étudièrent les moyens de les corriger. <span class="pagenum" id="Page_388">388</span> Pour qu’une punition -soit bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa -conséquence naturelle. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra -pas: qu’il souffre du froid; si, n’ayant plus faim, il demande d’un -plat, cédez-lui; une indigestion le fera vite se repentir. Il est -paresseux, qu’il reste sans travail: l’ennui de soi-même l’y ramènera.</p> - -<p>Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait -endurer les excès, et la fainéantise lui conviendrait.</p> - -<p>Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale; des -pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux; on le privait -de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut-être -du succès? Une fois, étant venu déjeuner, les mains sales, Bouvard -le railla, l’appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor -écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta son assiette à la -tête de Bouvard, puis, furieux de l’avoir manqué, se précipita sur lui. -Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait -par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l’arrosa de loin avec une carafe -d’eau; de suite il fut calmé, mais enroué pendant deux jours. Le moyen -n’était pas bon.</p> - -<p>Ils en prirent un autre: au moindre symptôme de colère, le traitant -comme un malade, ils le couchaient dans son lit; Victor s’y trouvait -bien et chantait. Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille -noix de coco et commençait à la fendre, quand Pécuchet survint:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_389">389</span></p> - -<p>«Mon coco!»</p> - -<p>C’était un souvenir de Dumouchel! Il l’avait apporté de Paris à -Chavignolles, en leva les bras d’indignation. Victor se mit à rire. -«Bon ami» n’y tint plus, et, d’une large calotte, l’envoya bouler au -fond de l’appartement, puis, tremblant d’émotion, alla se plaindre à -Bouvard.</p> - -<p>Bouvard lui fit des reproches.</p> - -<p>«Es-tu bête, avec ton coco! Les coups abrutissent! La terreur énerve. -Tu te dégrades toi-même!»</p> - -<p>Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois -indispensables. Pestalozzi les employait, et le célèbre Mélanchthon -avoue que, sans eux, il n’eût rien appris.—Mais des punitions cruelles -ont poussé des enfants au suicide, on en lit des exemples. Victor -s’était barricadé dans sa chambre.—Bouvard parlementa derrière la -porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes.</p> - -<p>Dès lors il empira.</p> - -<p>Restait un moyen préconisé par monseigneur Dupanloup: <i>le regard -sévère</i>. Ils tâchèrent d’imprimer à leurs visages un aspect effrayant -et ne produisirent aucun effet.</p> - -<p>«Nous n’avons plus qu’à essayer de la religion», dit Bouvard.</p> - -<p>Pécuchet se récria. Ils l’avaient bannie de leur programme.</p> - -<p>Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cœur et -l’imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes -est indispensable, <span class="pagenum" id="Page_390">390</span> et ils résolurent d’envoyer les enfants au -catéchisme.</p> - -<p>Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait -se faire aimer par des manières caressantes.</p> - -<p>Victorine changea tout à coup, fut réservée, mielleuse, s’agenouillait -devant la Madone, admirait le sacrifice d’Abraham, ricanait avec dédain -au nom de protestant.</p> - -<p>Elle déclara qu’on lui avait prescrit le jeûne. Ils s’en informèrent, -ce n’était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, des juliennes disparurent -d’une plate-bande pour décorer le reposoir; elle nia effrontément les -avoir coupées. Une autre fois elle prit à Bouvard vingt sols qu’elle -mit, aux vêpres, dans le plat du sacristain.</p> - -<p>Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion; quand elle -n’a point d’autre base, son importance est secondaire.</p> - -<p>Un soir pendant qu’ils dînaient, M. Marescot entra. Victor s’enfuit -immédiatement.</p> - -<p>Le notaire, ayant refusé de s’asseoir, conta ce qui l’amenait: le jeune -Touache avait battu, presque tué son fils.</p> - -<p>Comme on savait les origines de Victor, et qu’il était désagréable, les -autres gamins l’appelaient forçat, et, tout à l’heure, il avait flanqué -à M. Arnold Marescot une insolente raclée. Le cher Arnold en portait -des traces sur le corps.—«Sa mère est au désespoir, son costume en -lambeaux, sa santé compromise! Où allons-nous?»</p> - -<p>Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, et que <span class="pagenum" id="Page_391">391</span> Victor, -entre autres, ne fréquentât plus le catéchisme, afin de prévenir des -collisions nouvelles.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout -ce qu’il voulut, calèrent.</p> - -<p>Victor avait-il obéi au sentiment de l’honneur ou de la vengeance? En -tout cas, ce n’était point un lâche.</p> - -<p>Mais sa brutalité les effrayait; la musique adoucissait les mœurs; -Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège.</p> - -<p>Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes et à ne pas -confondre les termes <i>adagio</i>, <i>presto</i> et <i>sforzando</i>.</p> - -<p>Son maître s’évertua à lui expliquer la gamme, l’accord parfait, la -diatonique, la chromatique, et les deux espèces d’intervalles appelés -majeur et mineur.</p> - -<p>Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les épaules bien -effacées, la bouche grande ouverte, et, pour l’instruire par l’exemple, -poussa des intonations d’une voix fausse; celle de Victor lui sortait -péniblement du larynx, tant il le contractait: quand un soupir -commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard.</p> - -<p>Pécuchet néanmoins aborda le chant en partie double. Il prit -une baguette pour tenir lieu d’archet et faisait aller son bras -magistralement, comme s’il avait eu un orchestre derrière lui; mais, -occupé par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en -amenait d’autres chez l’élève, et, fronçant les sourcils, tendant les -muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu’au bas de la -page.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_392">392</span></p> - -<p>Enfin Pécuchet dit à Victor:</p> - -<p>«Tu n’es pas près de briller aux orphéons.» Et il abandonna -l’enseignement de la musique.</p> - -<p>Locke, d’ailleurs, a peut-être raison: «Elle engage dans des compagnies -tellement dissolues, qu’il vaut mieux s’occuper à autre chose.»</p> - -<p>Sans vouloir en faire un écrivain, il serait commode pour Victor -de savoir trousser une lettre. Une réflexion les arrêta: le style -épistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux -femmes.</p> - -<p>Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de -littérature, et, embarrassés du choix, consultèrent l’ouvrage de M<sup>me</sup> -Campan. Elle recommande la scène d’Éliacin, les chœurs d’<i>Esther</i>, -Jean-Baptiste Rousseau tout entier.</p> - -<p>C’est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant -le monde sous des couleurs trop favorables.</p> - -<p>Cependant elle permet <i>Clarisse Harlowe</i> et <i>le Père de famille</i>, par -miss Opy.—Qui est-ce, miss Opy?</p> - -<p>Ils ne découvrirent pas son nom dans la <i>Biographie</i> Michaud. Restaient -les contes de fées.—«Ils vont espérer des palais de diamants, dit -Pécuchet. La littérature développe l’esprit, mais exalte les passions.»</p> - -<p>Victorine fut renvoyée du catéchisme, à cause des siennes. On l’avait -surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas: sa -figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux.</p> - -<p>Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue?</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_393">393</span></p> - -<p>Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le -défendit en grommelant. Ils ripostèrent, et elle s’en alla en roulant -des yeux terribles: «On vous connaît! On vous connaît!»</p> - -<p>Victorine, effectivement, s’était prise de tendresse pour Arnold, -tant elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours, -ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets, jusqu’au -moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin.</p> - -<p>Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants étant d’une -innocence parfaite!</p> - -<p>Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération?</p> - -<p>«Je n’y verrais pas de mal», dit Bouvard.</p> - -<p>Le philosophe Basedow l’exposait à ses élèves, ne détaillant toutefois -que la grossesse et la naissance.</p> - -<p>Pécuchet pensa différemment. Victor commençait à l’inquiéter.</p> - -<p>Il le soupçonnait d’avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? Des -hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le duc -d’Angoulême s’y livrait.</p> - -<p>Il interrogea son disciple d’une telle façon qu’il lui ouvrit les -idées, et peu de temps après n’eut aucun doute.</p> - -<p>Alors, il l’appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire -lire Tissot. Ce chef-d’œuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux -qu’utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique; Aimé -Martin rapporte qu’une mère, en pareil cas, prêta la <i>Nouvelle <span class="pagenum" id="Page_394">394</span> -Héloïse</i> à son fils, et, pour se rendre digne de l’amour, le jeune -homme se précipita dans le chemin de la vertu.</p> - -<p>Mais Victor n’était pas capable de rêver une Sophie.</p> - -<p>«Si plutôt nous le menions chez les dames?»</p> - -<p>Pécuchet exprima son horreur des filles publiques.</p> - -<p>Bouvard la jugeait idiote et même parla de faire exprès un voyage au -Havre.</p> - -<p>«Y penses-tu? on nous verrait entrer!</p> - -<p>—Eh bien! achète-lui un appareil!</p> - -<p>—Mais un bandagiste croirait peut-être que c’est pour moi», dit -Pécuchet.</p> - -<p>Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse; elle amènerait -la dépense d’un fusil, d’un chien; ils préférèrent le fatiguer et -entreprirent des courses dans la campagne.</p> - -<p>Le gamin leur échappait, bien qu’ils se relayassent: ils n’en pouvaient -plus, et, le soir, n’avaient pas la force de tenir le journal.</p> - -<p>Pendant qu’ils attendaient Victor, ils causaient avec les passants, -et, par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l’hygiène, -déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient -contre la superstition, le squelette d’un merle dans une grange, le -buis bénit au fond de l’étable, un sac de vers sur les orteils des -fiévreux.</p> - -<p>Ils en vinrent à inspecter les nourrices et s’indignaient contre le -régime de leurs poupons; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les -fait périr de faiblesse; d’autres les bourrent de viande avant six -mois, <span class="pagenum" id="Page_395">395</span> et ils crèvent d’indigestion; plusieurs les nettoient de -leur propre salive, toutes les manient brutalement.</p> - -<p>Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient -dans la ferme et disaient:</p> - -<p>«Vous avez tort,—ces animaux vivent de rats, de campagnols; on -a trouvé dans l’estomac d’une chouette une quantité de larves de -chenilles.»</p> - -<p>Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme -médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des -cailloux, et ils répondaient:</p> - -<p>«Allez donc, farceurs! n’essayez pas de nous en remontrer.»</p> - -<p>Leur conviction s’ébranla, car les moineaux purgent les potagers mais -gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même -temps les chauves-souris, qui sont utiles,—et si les taupes mangent -les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils étaient -certains, c’est qu’il faut détruire tout le gibier, comme funeste à -l’agriculture.</p> - -<p>Un soir qu’ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent -devant la maison où Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois -individus.</p> - -<p>Le premier était un certain Dauphin, savetier, petit, maigre, et la -figure sournoise. Le second, le père Aubain, commissionnaire dans les -villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de -coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestique chez M. Marescot, se -distinguait par sa barbe, taillée comme celle des magistrats.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_396">396</span></p> - -<p>Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de cuivre, qui -s’attachait à un fil de soie retenu par une brique, ce qu’on nomme un -collet, et il avait découvert le savetier en train de l’établir.</p> - -<p>«Vous êtes témoins, n’est-ce pas?»</p> - -<p>Eugène baissa le menton d’une manière approbative, et le père Aubain -répliqua:</p> - -<p>«Du moment que vous le dites.»</p> - -<p>Ce qui enrageait Sorel, c’était le toupet d’avoir dressé un piège aux -abords de son logement, le gredin se figurant qu’on n’aurait pas l’idée -d’en soupçonner dans cet endroit.</p> - -<p>Dauphin prit le genre pleurard:</p> - -<p>«Je marchais dessus, je tâchais même de le casser.» On l’accusait -toujours, on lui en voulait, il était bien malheureux!</p> - -<p>Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche un calepin, une plume -et de l’encre pour écrire un procès-verbal.</p> - -<p>«Oh! non!» dit Pécuchet.</p> - -<p>Bouvard ajouta:</p> - -<p>«Relâchez-le, c’est un brave homme!</p> - -<p>—Lui, un braconnier!</p> - -<p>—Eh bien, quand cela serait?»</p> - -<p>Et ils se mirent à défendre le braconnage: on sait d’abord que les -lapins rongent les jeunes pousses, les lièvres abîment les céréales, -sauf la bécasse, peut-être...</p> - -<p>«Laissez-moi donc tranquille.» Et le garde écrivait, les dents serrées.</p> - -<p> -<span class="pagenum" id="Page_397">397</span></p> - -<p>«Quel entêtement! murmura Bouvard.</p> - -<p>—Un mot de plus, et je fais venir les gendarmes!</p> - -<p>—Vous êtes un grossier personnage! dit Pécuchet.</p> - -<p>—Vous, des pas grand’chose», reprit Sorel.</p> - -<p>Bouvard, s’oubliant, le traita de butor, d’estafier! et Eugène -répétait: «La paix! la paix! respectons la loi», tandis que le père -Aubain gémissait à trois pas d’eux sur un mètre de cailloux.</p> - -<p>Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs -cabanes; on voyait à travers le grillage leurs prunelles ardentes, -leurs mufles noirs, et, courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.</p> - -<p>«Ne m’embêtez plus, s’écria leur maître, ou bien je les lance sur vos -culottes!»</p> - -<p>Les deux amis s’éloignèrent, contents, néanmoins, d’avoir soutenu le -progrès, la civilisation.</p> - -<p>Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant -le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s’y -entendre condamner à cent francs de dommages et intérêts, «sauf le -recours du ministère public, vu les contraventions par eux commises. -Coût: 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier.»</p> - -<p>Pourquoi un ministère public? La tête leur en tourna; puis, se calmant, -ils préparèrent leur défense.</p> - -<p>Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la mairie une -heure trop tôt. Personne,—des chaises et trois fauteuils entouraient -une table ovale couverte d’un tapis, une niche était creusée dans le -mur pour recevoir un poêle, et le buste de l’empereur, occupant un -piédouche, dominait l’ensemble.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_398">398</span></p> - -<p>Ils flânèrent jusqu’au grenier, où il y avait une pompe à incendie, -plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d’autres bustes -en plâtre: le grand Napoléon, sans diadème; Louis XVIII, avec des -épaulettes sur un frac; Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante; -Louis-Philippe, les sourcils arqués et la chevelure en pyramide; -l’inclinaison du toit frôlait sa nuque, et tous étaient salis par les -mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. -Les gouvernements leur faisaient pitié, quand ils revinrent dans la -grande salle.</p> - -<p>Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l’un ayant sa plaque -au bras, et l’autre un képi. Une douzaine de personnes causaient, -incriminées pour défaut de balayage, chiens errants, manque de -lanternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret -ouvert.</p> - -<p>Enfin Coulon se présenta affublé d’une robe en serge noire et d’une -toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à gauche, -le maire, en écharpe, à droite, et on appela peu de temps après -l’affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet.</p> - -<p>Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles -(Calvados), profita de sa position de témoin pour épandre tout ce qu’il -savait sur une foule de choses étrangères au débat.</p> - -<p>Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et -de nuire à ces messieurs; il avait entendu de gros mots, en doutait -cependant, allégua sa surdité.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_399">399</span></p> - -<p>Le juge de paix le fit se rasseoir, puis, s’adressant au garde:</p> - -<p>«Persistez-vous dans vos déclarations?</p> - -<p>—Certainement.»</p> - -<p>Coulon ensuite demanda aux deux prévenus ce qu’ils avaient à dire.</p> - -<p>Bouvard soutenait n’avoir pas injurié Sorel; mais, en prenant le parti -du braconnier, avoir défendu l’intérêt de nos campagnes. Il rappela les -abus féodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs.</p> - -<p>«N’importe! la contravention...</p> - -<p>—Je vous arrête! s’écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et -délit ne valent rien.—Vouloir ainsi classer les faits punissables, -c’est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens: Ne vous -inquiétez pas de la valeur de vos actions, elle n’est déterminée que -par le châtiment du pouvoir; le Code pénal, du reste, me paraît une -œuvre absurde, sans principes.</p> - -<p>—Cela se peut! répondit Coulon.</p> - -<p>Et il allait prononcer son jugement; mais Foureau, qui était ministère -public, se leva. On avait outragé le garde dans l’exercice de ses -fonctions. Si on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu.</p> - -<p>«Bref, plaise à M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine.»</p> - -<p>Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.</p> - -<p>«Bravo!» s’écria Bouvard.</p> - -<p>Coulon n’avait pas fini:</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_400">400</span></p> - -<p>«Les condamne, en outre, à cinq francs d’amende comme coupables de la -contravention relevée par le ministère public.»</p> - -<p>Pécuchet se tourna vers l’auditoire:</p> - -<p>«L’amende est une bagatelle pour le riche, mais un désastre pour le -pauvre. Moi, ça ne me fait rien!»</p> - -<p>Et il avait l’air de narguer le tribunal.</p> - -<p>«Vraiment, dit Coulon, je m’étonne que des gens d’esprit...</p> - -<p>—La loi vous dispense d’en avoir! répliqua Pécuchet. Le juge de paix -siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé -capable jusqu’à soixante-quinze ans, et celui de première instance ne -l’est plus à soixante-dix.»</p> - -<p>Mais, sur un geste de Foureau, Placquevent s’avança. Ils protestèrent.</p> - -<p>«Ah! si vous étiez nommés au concours!</p> - -<p>—Ou par le conseil général!</p> - -<p>—Ou un comité de prud’hommes, d’après une liste sérieuse!»</p> - -<p>Placquevent les poussait,—et ils sortirent, hués des autres prévenus, -croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse.</p> - -<p>Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe; -son café était vide, les notables ayant coutume d’en partir vers -dix heures. On avait baissé le quinquet; les murs et le comptoir -apparaissaient dans un brouillard; une femme survint. C’était Mélie.</p> - -<p>Elle ne parut pas troublée,—et en souriant leur <span class="pagenum" id="Page_401">401</span> versa deux bocks. -Pécuchet, mal à son aise, quitta vite l’établissement.</p> - -<p>Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes -contre le maire, et dès lors fréquenta l’estaminet.</p> - -<p>Dauphin, six semaines après, fut acquitté faute de preuves. Quelle -honte! On suspectait ces mêmes témoins, que l’on avait crus déposant -contre eux.</p> - -<p>Et leur colère n’eut pas de bornes quand l’enregistrement les avertit -d’avoir à payer l’amende. Bouvard attaqua l’enregistrement comme -nuisible à la propriété.</p> - -<p>«Vous vous trompez! dit le percepteur.</p> - -<p>—Allons donc! elle endure le tiers de la charge publique!</p> - -<p>—Je voudrais des procédés d’impôts moins vexatoires, un cadastre -meilleur, des changements au régime hypothécaire, et qu’on supprimât la -Banque de France, qui a le privilège de l’usure.»</p> - -<p>Girbal n’était pas de force, dégringola dans l’opinion et ne reparut -plus.</p> - -<p>Cependant Bouvard plaisait à l’aubergiste; il attirait du monde, et, en -attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne.</p> - -<p>Il émit des idées drôles sur l’instruction primaire. On devrait, -en sortant de l’école, pouvoir soigner les malades, comprendre les -découvertes scientifiques, s’intéresser aux arts. Les exigences de -son programme le fâchèrent avec Petit, et il blessa le capitaine en -prétendant que les soldats, au lieu de perdre <span class="pagenum" id="Page_402">402</span> leur temps à la -manœuvre, feraient mieux de cultiver des légumes.</p> - -<p>Quand vint la question du libre échange, il emmena Pécuchet; et, -pendant tout l’hiver, il y eut dans le café des regards furieux, des -attitudes méprisantes, des injures et des vociférations, avec des coups -de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes.</p> - -<p>Langlois et les autres marchands défendaient le commerce national; -Oudot, filateur, et Mathieu, orfèvre, l’industrie nationale; les -propriétaires et les fermiers, l’agriculture nationale, chacun -réclamant pour soi des privilèges au détriment du plus grand nombre. -Les discours de Bouvard et Pécuchet alarmaient.</p> - -<p>Comme on les accusait de méconnaître la <i>pratique</i>, de tendre au -nivellement et à l’immoralité, ils développèrent ces trois conceptions: -remplacer le nom de famille par un numéro matricule; hiérarchiser -les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps à -autre subir un examen; plus de châtiments, plus de récompenses, mais -dans tous les villages une chronique individuelle qui passerait à la -postérité.</p> - -<p>On dédaigna leur système. Ils en firent un article pour le journal de -Bayeux, rédigèrent une note au préfet, une pétition aux Chambres, un -mémoire à l’empereur.</p> - -<p>Le journal n’inséra pas leur article.</p> - -<p>Le préfet ne daigna répondre.</p> - -<p>Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des -Tuileries.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_403">403</span></p> - -<p>De quoi donc s’occupait l’empereur?—de femmes sans doute?</p> - -<p>Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseilla plus de réserve.</p> - -<p>Ils se moquaient du sous-préfet, du préfet, des conseillers de -préfecture, voire du Conseil d’État. La justice administrative était -une monstruosité, car l’administration, par des faveurs et des -menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient -incommodes, et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir -ces deux particuliers.</p> - -<p>Alors Bouvard et Pécuchet brûlèrent de se signaler par une œuvre qui -éblouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvèrent pas autre chose que -des projets d’embellissement pour Chavignolles.</p> - -<p>Les trois quarts des maisons seraient démolies; on ferait au milieu -du bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des -abattoirs sur la route de Caen, et «au pas de la Vaque» une église -romane et polychrome.</p> - -<p>Pécuchet composa un lavis à l’encre de Chine, n’oubliant pas de teinter -les bois en jaune, les bâtiments en rouge, et les prés en vert, car les -tableaux d’un Chavignolles idéal le poursuivaient dans ses rêves; il se -retournait sur son matelas.</p> - -<p>Bouvard, une nuit, en fut réveillé.</p> - -<p>«Souffres-tu?»</p> - -<p>Pécuchet balbutia:</p> - -<p>«Haussmann m’empêche de dormir.»</p> - -<p>Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel <span class="pagenum" id="Page_404">404</span> pour savoir le -prix des bains de mer sur la côte normande.</p> - -<p>«Qu’il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons le temps -d’écrire?»</p> - -<p>Et quand ils se furent procuré une chaîne d’arpenteur, un graphomètre, -un niveau d’eau et une boussole, d’autres études commencèrent.</p> - -<p>Ils envahissaient les propriétés; souvent les bourgeois étaient surpris -d’y voir ces deux hommes plantant des jalons.</p> - -<p>Bouvard et Pécuchet annonçaient d’un air tranquille leurs projets et ce -qui en adviendrait.</p> - -<p>Les habitants s’inquiétèrent, car enfin l’autorité se rangerait -peut-être à leur avis.</p> - -<p>Quelquefois on les renvoyait brutalement.</p> - -<p>Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y apprendre -un signal, témoignait de la bonne volonté et même une certaine ardeur.</p> - -<p>Ils étaient aussi plus contents de Victorine.</p> - -<p>Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en -chantonnant d’une voix douce, s’intéressait au ménage, fit une calotte -pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de -Romiche.</p> - -<p>C’était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les -habits. On l’eut quinze jours à la maison.</p> - -<p>Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une -humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait -Marcel et Victorine <span class="pagenum" id="Page_405">405</span> en leur contant des farces, tirait sa langue -jusqu’au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le -soir, s’épargnant les frais d’auberge, allait coucher dans le fournil.</p> - -<p>Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard, ayant froid, vint y prendre -des copeaux pour allumer son feu.</p> - -<p>Un spectacle le pétrifia.</p> - -<p>Derrière les débris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine -dormaient ensemble.</p> - -<p>Il lui avait passé le bras autour de la taille, et son autre main, -longue comme celle d’un singe, la tenait par un genou, les paupières -entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle -souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait -à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les -caresses du bossu; ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de -l’aube jetait sur tous les deux une lumière blafarde.</p> - -<p>Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine -poitrine. Puis une pudeur l’empêcha de faire un seul geste; des -réflexions douloureuses l’assaillaient.</p> - -<p>«Si jeune! perdue! perdue!»</p> - -<p>Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d’un mot, lui apprit tout.</p> - -<p>«Ah! le misérable!</p> - -<p>—Nous n’y pouvons rien! Calme-toi.»</p> - -<p>Et ils furent longtemps à soupirer l’un devant l’autre: Bouvard, sans -redingote et les bras croisés; <span class="pagenum" id="Page_406">406</span> Pécuchet, au bord de sa couche, -pieds nus et en bonnet de coton.</p> - -<p>Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le -payèrent d’une façon hautaine, silencieusement.</p> - -<p>Mais la Providence leur en voulait.</p> - -<p>Marcel les conduisit mystérieusement peu de temps après dans la chambre -de Victor et leur montra au fond de sa commode une pièce de vingt -francs. Le gamin l’avait chargé de lui en fournir la monnaie.</p> - -<p>D’où provenait-elle? D’un vol, bien sûr! et commis durant leurs -tournées d’ingénieurs. Mais, pour la rendre, il eût fallu connaître la -personne, et, si on la réclamait, ils auraient l’air complices.</p> - -<p>Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrent d’ouvrir son tiroir; -le napoléon n’y était plus. Il feignit de ne pas comprendre.</p> - -<p>Tantôt, pourtant, ils l’avaient vue, cette pièce, et Marcel était -incapable de mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que, -depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.</p> - -<div class="quote"> - <p class= "lsalutation">«<span class="smcap">Monsieur</span>,</p> - - <p>«Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j’ai recours à votre - obligeance...»</p> -</div> - -<p>De qui donc la signature?</p> - -<p>—Olympe <span class="smcap">Dumouchel</span>, née <span class="smcap">Charpeau</span>.»</p> - -<p>Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire, -Courseulles, Langrune ou Luc, se trouvait <span class="pagenum" id="Page_407">407</span> la meilleure compagnie, -la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du -blanchissage, etc., etc.</p> - -<p>Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel; puis la fatigue -les plongea dans un découragement plus lourd.</p> - -<p>Ils récapitulèrent tout le mal qu’ils s’étaient donné; tant de leçons, -de précautions, de tourments!</p> - -<p>«Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d’elle une -sous-maîtresse! et de lui, dernièrement, un piqueur de travaux!</p> - -<p>—Ah! quelle déception!</p> - -<p>—Si elle est vicieuse, ce n’est pas la faute de ses lectures.</p> - -<p>—Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de -Cartouche.</p> - -<p>—Peut-être ont-ils manqué d’une famille, des soins d’une mère?</p> - -<p>—J’en étais une! objecta Bouvard.</p> - -<p>—Hélas! reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens -moral,—et l’éducation n’y peut rien.</p> - -<p>—Ah! oui, c’est beau, l’éducation!»</p> - -<p>Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait -deux places de domestiques;—et puis, à la grâce de Dieu! ils ne s’en -mêleraient plus.—Et désormais <i>Mon oncle</i> et <i>Bon ami</i> les firent -manger à la cuisine.</p> - -<p>Mais bientôt ils s’ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d’un travail, -leur existence d’un but.</p> - -<p>D’ailleurs, que prouve un insuccès? Ce qui avait échoué sur des enfants -pouvait être moins difficile <span class="pagenum" id="Page_408">408</span> avec des hommes. Et ils s’imaginèrent -d’établir un cours d’adultes.</p> - -<p>Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande -salle de l’auberge conviendrait à cela parfaitement.</p> - -<p>Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d’abord, -puis, songeant qu’il pouvait y gagner, changea d’opinion et le fit dire -par sa servante.</p> - -<p>Bouvard, dans l’excès de sa joie, la baisa sur les deux joues.</p> - -<p>Le maire était absent; l’autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier -par son étude, s’occuperait peu de la conférence; ainsi elle aurait -lieu, et le tambour l’annonça pour le dimanche suivant, à trois heures.</p> - -<p>La veille, seulement, ils pensèrent à leur costume.</p> - -<p>Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à -collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard -mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor; et -ils étaient fort émus quand ils traversèrent le village et arrivèrent à -l’hôtel de la Croix d’Or..</p> - -<p class="dottedline"> </p> - -<p class="br"><i>Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert.</i></p> - -<p class="br"><i>Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui -indique la conclusion de l’ouvrage.</i></p> - -<hr class="small2" /> - -<p><span class="pagenum" id="Page_409">409</span></p> - -<div class="chapter"> - <h2 id="ch_11" class="souschapitre">CONFÉRENCE</h2> -</div> - -<p>L’auberge de la Croix d’Or,—deux galeries de bois latérales au -premier, avec balcon saillant,—corps de logis au fond,—café au -rez-de-chaussée, salle à manger, billard;—les portes et les fenêtres -sont ouvertes.</p> - -<p>Foule: notables, gens du peuple.</p> - -<p>Bouvard: «Il s’agit d’abord de démontrer l’utilité de notre projet, nos -études nous donnent le droit de parler.»</p> - -<p class="br"><i>Discours de Pécuchet</i>, pédantesque.</p> - -<p class="br">Sottises du gouvernement et de l’administration,—trop d’impôts, deux -économies à faire: suppression du budget des cultes et de celui de -l’armée.</p> - -<p>On l’accuse d’impiété.</p> - -<p>«Au contraire, mais il faut une rénovation religieuse.»</p> - -<p>Foureau survient et veut dissoudre l’assemblée.</p> - -<p>Bouvard fait rire aux dépens du maire, en rappelant <span class="pagenum" id="Page_410">410</span> ses primes -imbéciles pour les hiboux.—Objection.</p> - -<p>«S’il faut détruire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait -aussi détruire le bétail, qui mange de l’herbe.»</p> - -<p class="br">Foureau se retire.</p> - -<p><i>Discours de Bouvard</i>,—familier.</p> - -<p class="br">Préjugés: célibat des prêtres, futilité de l’adultère, émancipation de -la femme:</p> - -<p>«Ses boucles d’oreilles sont le signe de son ancienne servitude.»</p> - -<p>Haras d’hommes.</p> - -<p class="br">On reproche à Bouvard et à Pécuchet l’inconduite de leurs -élèves.—Aussi pourquoi avoir adopté les enfants d’un forçat?</p> - -<p>Théorie de la réhabilitation. Ils dîneraient avec Touache.</p> - -<p>Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pétition de lui -au conseil municipal, où il demande l’établissement d’un bordel à -Chavignolles.—(Raisons de Robin.)</p> - -<p>La séance est levée dans le plus grand tumulte.</p> - -<p class="br">En s’en retournant chez eux, Bouvard et Pécuchet aperçoivent le -domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise à franc étrier.</p> - -<p>Ils se couchent très fatigués, sans se douter de <span class="pagenum" id="Page_411">411</span> toutes les trames -qui fermentent contre eux;—expliquer les motifs qu’ont de leur en -vouloir le curé, le médecin, le maire, Marescot, le peuple, tout le -monde.</p> - -<p class="br">Le lendemain, au déjeuner, ils reparlent de la conférence.</p> - -<p>Pécuchet voit l’avenir de l’humanité en noir:</p> - -<p>L’homme moderne est amoindri et devenu une machine.</p> - -<p>Anarchie finale du genre humain. (Buchner, livre II.)</p> - -<p>Impossibilité de la paix. (Id.)</p> - -<p>Barbarie par l’excès de l’individualisme et le délire de la science.</p> - -<p>Trois hypothèses: 1<sup>o</sup> le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec -le passé, et un despotisme inhumain s’ensuivra; 2<sup>o</sup> si l’absolutisme -théiste triomphe, le libéralisme dont l’humanité s’est pénétrée -depuis la Réforme succombe, tout est renversé; 3<sup>o</sup> si les convulsions -qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces -oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura -plus d’idéal, de religion, de moralité.</p> - -<p>L’Amérique aura conquis la terre.</p> - -<p>Avenir de la littérature.</p> - -<p>Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote -d’ouvriers.</p> - -<p>Fin du monde par la cessation du calorique.</p> - -<p class="br">Bouvard voit l’avenir de l’humanité en beau. L’homme moderne est en -progrès.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_412">412</span></p> - -<p>L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la -civilisation aille d’Orient en Occident,—rôle de la Chine,—les deux -humanités enfin seront fondues.</p> - -<p>Inventions futures: manières de voyager.—Ballon.—Bateaux sous-marins -avec vitres, par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à -la surface.—On verra passer les poissons et les paysages au fond de -l’Océan.—Animaux domptés.—Toutes les cultures.</p> - -<p>Avenir de la littérature (contre-partie de littérature -industrielle).—Sciences futures.—Régler la force magnétique.</p> - -<p>Paris deviendra un jardin d’hiver;—espaliers à fruits sur le -boulevard.—La Seine filtrée et chaude,—abondance de pierres -précieuses factices,—prodigalité de la dorure,—éclairage des -maisons,—on emmagasinera la lumière, car il y a des corps qui ont -cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le -phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des -maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera -les rues.</p> - -<p>Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera -une religion.</p> - -<p>Communion de tous les peuples. Fêtes publiques.</p> - -<p>On lira dans les astres,—et quand la terre sera usée, l’humanité -déménagera vers les étoiles.</p> - -<p class="br">A peine a-t-il fini, que les gendarmes apparaissent.—Entrée des -gendarmes.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_413">413</span></p> - -<p>A leur vue, effroi des enfants, par l’effet de leurs vagues souvenirs.</p> - -<p>Désolation de Marcel.</p> - -<p>Émoi de Bouvard et Pécuchet.—Veut-on arrêter Victor?</p> - -<p>Les gendarmes exhibent un mandat d’amener.</p> - -<p>C’est la conférence qui en est cause. On les accuse d’avoir attenté à -la religion, à l’ordre, excité à la révolte, etc.</p> - -<p>Arrivée soudaine de M. et M<sup>me</sup> Dumouchel avec leurs bagages; ils -viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n’est pas changé, Madame -porte des lunettes et compose des fables.—Leur ahurissement.</p> - -<p>Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et Pécuchet, -arrive, encouragé par leur présence.</p> - -<p>Gorju, voyant que l’autorité et l’opinion publique sont contre eux, a -voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche -des deux, il l’accuse d’avoir autrefois débauché Mélie.</p> - -<p>«Moi, jamais!»</p> - -<p>Et Pécuchet tremble.</p> - -<p>«Et même de lui avoir donné du mal.»</p> - -<p>Bouvard se récrie.</p> - -<p>«Au moins qu’il lui fasse une pension pour l’enfant qui va naître, car -elle est enceinte.»</p> - -<p>Cette seconde accusation est basée sur la privauté de Bouvard au café.</p> - -<p class="br">Le public envahit peu à peu la maison.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_414">414</span></p> - -<p>Barberou, appelé dans le pays par une affaire de son commerce, tout à -l’heure a appris à l’auberge ce qui se passe et survient.</p> - -<p>Il croit Bouvard coupable, le prend à l’écart, et l’engage à céder, à -faire une pension.</p> - -<p class="br">Arrivent le médecin, le comte, Reine, M<sup>me</sup> Bordin, M<sup>me</sup> Marescot -sous son ombrelle, et d’autres notables. Les gamins du village, en -dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. (Il -est maintenant bien tenu, et la population en est jalouse.)</p> - -<p>Foureau veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison.</p> - -<p>Barberou s’interpose, et, comme lui, s’interposent Marescot, le médecin -et le comte, avec une pitié insultante.</p> - -<p class="br">Expliquer le mandat d’amener. Le sous-préfet, au reçu de la lettre de -Foureau, leur a expédié un mandat d’amener pour leur faire peur, avec -une lettre à Marescot et à Faverges, disant de les laisser tranquilles -s’ils témoignaient du repentir.</p> - -<p>Vaucorbeil cherche également à les défendre.</p> - -<p>«C’est plutôt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener; ce sont -des maniaques.—J’en écrirai au préfet.»</p> - -<p>Tout s’apaise.</p> - -<p>Bouvard fera une pension à Mélie.</p> - -<p>On ne peut leur laisser la direction des enfants.—Ils se rebiffent; -mais comme ils n’ont pas adopté légalement les orphelins, le maire les -reprend.</p> - -<p><span class="pagenum" id="Page_415">415</span></p> - -<p>Ils montrent une insensibilité révoltante.—Bouvard et Pécuchet en -pleurent.</p> - -<p>M. et M<sup>me</sup> Dumouchel s’en vont.</p> - -<p class="br">Ainsi tout leur a craqué dans la main.</p> - -<p class="br">Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie.</p> - -<p class="br">Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la -dissimulent.—De temps à autre, ils sourient quand elle leur -vient,—puis, enfin, se la communiquent simultanément:</p> - -<p class="br"><i>Copier comme autrefois.</i></p> - -<p class="br">Confection du bureau à double pupitre.—(Ils s’adressent pour cela à un -menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose -de le faire.—Rappeler le bahut.)</p> - -<p>Achat de registres et d’ustensiles, sandaraques, grattoirs, etc.</p> - -<p class="br">Ils s’y mettent.</p> - -<p class="center">FIN.</p> - -<hr class="small2" /> - -<p class="br"><span class="pagenum" id="Page_417">417</span></p> - -<table class="table60" id="table_05" summary="table_des_chapitres"> - <colgroup span="2"> - </colgroup> - <tbody> - <tr> - <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE</h2></td> - </tr> - <tr> - <td style="width: 70%"> </td> - <td style="width: 30%" class="tdrtop">Pages.</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap">Étude sur Gustave Flaubert</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_0">I</a></td> - </tr> - <tr> - <td colspan="2" class="tdcmiddle">BOUVARD ET PÉCUCHET</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap">Chapitre Premier</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_1">1</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — II</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">27</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — III</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">75</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — IV</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">129</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — V</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">172</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — VI</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">200</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — VII</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">238</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — VIII</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">252</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — IX</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">313</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap"> — X</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">363</a></td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop"><span class="smcap">Conférence</span></td> - <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">409</a></td> - </tr> - </tbody> -</table> - -<div class="figcenter3" style="width: 190px;"> - <img src="images/imprimeur.jpg" alt="" width="190" height="215" /> -</div> - -<hr class="small2" /> - -<div class="chapter"> - <h2 id="note_au_lecteur" class="fontnote">Au lecteur</h2> -</div> - -<p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version -originale. L’orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de typographie -ont été corrigées.</p> - -<p class="fontnote">La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.</p> - -<hr class="full" /> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT, TOME 7 ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> - -</body> -</html> diff --git a/old/66505-h/images/accolade-o100.jpg b/old/66505-h/images/accolade-o100.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 5ae9374..0000000 --- a/old/66505-h/images/accolade-o100.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/accolade-o250.jpg b/old/66505-h/images/accolade-o250.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 2fb52b3..0000000 --- a/old/66505-h/images/accolade-o250.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/accolade-o30.jpg b/old/66505-h/images/accolade-o30.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index e45a112..0000000 --- a/old/66505-h/images/accolade-o30.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/accolade-o50.jpg b/old/66505-h/images/accolade-o50.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 4a37d7f..0000000 --- a/old/66505-h/images/accolade-o50.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/accolade-o80.jpg b/old/66505-h/images/accolade-o80.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index cb4723e..0000000 --- a/old/66505-h/images/accolade-o80.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/couverture.jpg b/old/66505-h/images/couverture.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index c6b1a9f..0000000 --- a/old/66505-h/images/couverture.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/cover.jpg b/old/66505-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 15a6743..0000000 --- a/old/66505-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/imprimeur.jpg b/old/66505-h/images/imprimeur.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index f0f0a2a..0000000 --- a/old/66505-h/images/imprimeur.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66505-h/images/sceau.jpg b/old/66505-h/images/sceau.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 6a3e980..0000000 --- a/old/66505-h/images/sceau.jpg +++ /dev/null |
