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-The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome
-7, by Gustave Flaubert
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 7
-
-Author: Gustave Flaubert
-
-Release Date: October 10, 2021 [eBook #66505]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading
- Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
- images generously made available by The Internet
- Archive/Canadian Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE
-FLAUBERT, TOME 7 ***
-
-
-
-
- Au lecteur
-
- Cette version numérisée reproduit dans son intégralité
- la version originale.
-
- L'orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de
- typographie ont été corrigées.
-
- La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
- mineures.
-
-
-
-
- ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX
-
-
- ŒUVRES COMPLÈTES
-
- DE
-
- GUSTAVE FLAUBERT
-
-
- VII
-
-
- BOUVARD ET PÉCUCHET
-
- Précédé d'une Étude sur G. FLAUBERT
-
- PAR GUY DE MAUPASSANT
-
-
- PARIS
-
- A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
-
- RUE SAINT-BENOIT, 7
-
- 1885
-
-
- TOUS DROITS RÉSERVÉS
-
-
-
-
-ÉTUDE SUR GUSTAVE FLAUBERT
-
-
-I
-
-Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était
-fille d'un médecin de Pont-l'Evêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à
-une famille de basse Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était
-alliée à Thouret, de la Constituante.
-
-La grand'mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne
-d'enfance de Charlotte Corday.
-
-Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d'origine champenoise.
-C'était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de
-l'Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s'étonna, sans
-s'indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il
-jugeait la profession d'écrivain un métier de paresseux et d'inutile.
-
-Gustave Flaubert fut le contraire d'un enfant phénomène. Il ne parvint
-à apprendre à lire qu'avec une extrême difficulté. C'est à peine s'il
-savait lire, lorsqu'il entra au lycée, à l'âge de neuf ans.
-
-Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des
-histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands
-yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt
-dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.
-
-Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces,
-qu'il ne pouvait point écrire, mais qu'il représentait tout seul,
-jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.
-
-Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature
-furent une grande naïveté et une horreur de l'action physique. Toute
-sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni
-remuer autour de lui sans s'exaspérer; et il déclarait, avec sa voix
-mordante, sonore et toujours un peu théâtrale: que cela n'était point
-philosophique. «On ne peut penser et écrire qu'assis», disait-il.
-
-Sa naïveté se continua jusqu'à ses derniers jours. Cet observateur
-si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que
-de loin. Dès qu'il y touchait, dès qu'il s'agissait de ses voisins
-immédiats, on eût dit qu'un voile couvrait ses yeux. Son extrême
-droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes
-ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes
-indubitables de cette naïveté persévérante.
-
-Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il
-n'avait point la sensation nette des contacts.
-
-C'est à lui surtout qu'on peut appliquer ce qu'il écrivit dans sa
-préface aux _Dernières Chansons_, de son ami Louis Bouilhet:
-
- Enfin, si les accidents du monde, dès qu'ils sont perçus, vous
- apparaissent transposés comme pour l'emploi d'une illusion à décrire,
- tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous
- sembleront pas avoir d'autre utilité, et que vous soyez résolus à
- toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute
- épreuve, lancez-vous, publiez!
-
-Jeune homme, il était d'une beauté surprenante. Un vieil ami de sa
-famille, médecin illustre, disait à sa mère: «Votre fils, c'est l'Amour
-adolescent.»
-
-Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d'artiste, dans
-une sorte d'extase poétique qu'il entretenait par la fréquentation
-quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le
-cœur frère qu'on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort
-tout jeune, d'une maladie de cœur, tué par le travail.
-
-Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu'un autre ami, M.
-Maxime du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en
-cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et
-l'épilepsie, à expliquer l'une par l'autre.
-
-Certes, ce mal effroyable n'a pu frapper le corps sans assombrir
-l'esprit. Mais doit-on le regretter? Les gens tout à fait heureux,
-forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre,
-pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte?
-Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères,
-toutes les souffrances qui nous entourent, pour s'apercevoir que la
-mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale.
-
-Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de
-l'épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l'esprit
-ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une
-sorte d'appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus
-sombre d'envisager les choses, un soupçon devant les événements,
-un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu
-l'homme enthousiaste et vigoureux qui était Flaubert, pour quiconque
-l'a vu vivre, rire, s'exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est
-indubitable que la peur des crises, disparues d'ailleurs dans l'âge mûr
-et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier
-que d'une façon presque insensible sa manière d'être et de sentir et
-les habitudes de sa vie.
-
-Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave
-Flaubert débuta en 1857 par un chef d'œuvre, _Madame Bovary_.
-
-On sait l'histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère
-public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera
-marqué par ce procès, l'éloquente défense de M. Sénard, l'acquittement
-difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président,
-puis le succès vengeur, éclatant, immense!
-
-Mais _Madame Bovary_ a aussi une histoire secrète qui peut être un
-enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.
-
-Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé
-cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime du Camp, qui la
-remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de
-la _Revue de Paris_. C'est alors qu'il éprouva combien il est difficile
-de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux
-en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus
-intelligents. C'est de cette époque assurément que date ce mépris qu'il
-garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou
-les négations absolues.
-
-Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de
-_Madame Bovary_, M. Maxime du Camp écrivit à Gustave Flaubert la
-singulière lettre suivante, qui peut-être modifiera l'opinion qu'on a
-pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en
-particulier sur la _Bovary_, dans ses _Souvenirs littéraires_:
-
- 14 juillet 1856.
-
- Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m'en envoie
- l'appréciation que je t'adresse. Tu verras en la lisant combien
- je dois la partager, puisqu'elle reproduit presque toutes les
- observations que je t'avais faites avant ton départ. J'ai remis
- ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander
- chaudement; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier
- avec la même scie. Le conseil qu'il te donne est bon et je te dirai
- même qu'il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous _maîtres_ de
- ton roman pour le publier dans la _Revue_; nous y ferons faire les
- coupures que nous jugeons indispensables; tu le publieras ensuite
- en volume comme tu l'entendras, cela te regarde. Ma pensée très
- intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument
- et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne
- suffit pas pour donner de l'intérêt. Sois courageux, ferme les yeux
- pendant l'opération, et fie-t'en, sinon à notre talent, du moins à
- notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre
- affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses,
- bien faites, mais inutiles; on ne le voit pas assez; il s'agit de le
- dégager; c'est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux
- par une personne exercée et habile: on n'ajoutera pas un mot à ta
- copie; on ne fera qu'élaguer; ça te coûtera une centaine de francs
- qu'on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment
- bonne, au lieu d'une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me
- maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci, je
- n'ai en vue que ton seul intérêt.
-
- Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.
-
- MAXIME DU CAMP.
-
-La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par
-une _personne exercée et habile_, n'aurait coûté à l'auteur qu'une
-centaine de francs! Vraiment, c'est pour rien!
-
-Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils,
-d'une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus
-grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce
-seul mot: _Gigantesque!_
-
-Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime du Camp, se mirent au
-travail, en effet, pour dégager l'œuvre de leur ami de ce _tas de
-choses bien faites, mais inutiles_, qui la gâtaient; car on lit sur un
-exemplaire, conservé par l'auteur, de la première édition du livre, les
-lignes suivantes:
-
- Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu'il est sorti des mains
- du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la _Revue
- de Paris_.
-
- GUSTAVE FLAUBERT.
-
- 20 avril 1857.
-
-En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des
-paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses
-originales et nouvelles sont biffées avec soin.
-
-Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier
-feuillet, ceci:
-
- Il fallait, selon Maxime du Camp, retrancher _toute_ la noce, et,
- selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement,
- _refaire_ les _Comices_ d'un bout à l'autre! De l'avis général, à la
- _Revue, le pied-bot_ était considérablement trop long, «inutile».
-
-C'est là assurément aussi l'origine du refroidissement survenu dans
-l'ardente amitié qui liait Flaubert à M. du Camp. S'il en fallait une
-preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de
-Louis Bouilhet à Flaubert:
-
- Quant à Maxime du Camp, j'ai été quinze jours sans le revoir, et
- j'aurais passé l'année de la même façon, si lui-même n'était apparu
- chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu'il fut
- fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la
- politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m'a
- offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver
- une bibliothèque. Il s'est informé de toi et de ton travail. Ce que
- je lui ai dit de la _Bovary_ l'a occupé beaucoup. Il m'a dit, en
- phrases incidentes, qu'il en était fort heureux, que tu avais tort de
- ne lui avoir jamais pardonné la _Revue_, qu'il verrait avec bonheur
- tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec
- conviction et franchise...
-
-Ces détails intimes n'ont d'importance qu'au point de vue des jugements
-portés par M. du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus
-tard, entre eux.
-
-L'apparition de _Madame Bovary_ fut une révolution dans les lettres.
-
-Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants,
-touffus, débordant de vie, d'observations ou plutôt de révélations sur
-l'humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son
-esprit.
-
-Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte,
-imagée, un peu confuse et pénible.
-
-Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l'art si difficile
-de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la
-contexture de la phrase.
-
-Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse; et il est peu de pages
-de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d'œuvre
-de la langue, ainsi qu'on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet,
-du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.
-
-Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus
-que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle,
-précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde,
-surprenante, complète.
-
-Ce n'était plus du roman comme l'avaient fait les plus grands, du
-roman où l'on sent toujours un peu l'imagination et l'auteur, du roman
-pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental,
-dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se
-montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de
-l'écrivain; c'était la vie elle-même apparue. On eût dit que les
-personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que
-les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés,
-leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le
-lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne
-sait où.
-
-Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de
-l'impersonnalité dans l'art. Il n'admettait pas que l'auteur fût jamais
-même deviné, qu'il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans
-un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu'une apparence
-d'intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les
-reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi
-de presque divin qui est l'art.
-
-Ce n'est pas impersonnel qu'on devrait dire, en parlant de cet
-impeccable artiste, mais impassible.
-
-S'il attachait une importance considérable à l'observation et à
-l'analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition
-et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les
-livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné
-qui consiste à exprimer l'essence seule des actions qui se succèdent
-dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et
-à les grouper, à les combiner de telle sorte qu'ils concourent de la
-façon la plus parfaite à l'effet qu'on voulait obtenir, mais non pas à
-un enseignement quelconque.
-
-Rien ne l'irritait d'ailleurs comme les doctrines des pions de la
-critique sur l'art moral ou sur l'art honnête.
-
-«Depuis qu'existe l'humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont
-protesté par leurs œuvres contre ces conseils d'impuissants.»
-
-La morale, l'honnêteté, les principes sont des choses indispensables
-au maintien de l'ordre social établi; mais il n'y a rien de commun
-entre l'ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal
-motif d'observation et de description les passions humaines, bonnes ou
-mauvaises. Ils n'ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni
-pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être un livre d'artiste.
-
-L'écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de
-comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes,
-toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi
-suivant son tempérament d'homme et sa conscience d'artiste. Il cesse
-d'être consciencieux et artiste, s'il s'efforce systématiquement de
-glorifier l'humanité, de la farder, d'atténuer les passions qu'il juge
-déshonnêtes au profit des passions qu'il juge honnêtes.
-
-Tout acte, bon ou mauvais, n'a pour l'écrivain qu'une importance comme
-sujet à écrire, sans qu'aucune idée de bien ou de mal y puisse être
-attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.
-
-En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent,
-il n'y a rien qu'efforts impuissants de pions.
-
-Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté.
-Exemple: Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais,
-Shakespeare et tant d'autres.
-
-Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par
-la force même des faits qu'il raconte.
-
-Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi.
-
-Lorsque parut _Madame Bovary_, le public, accoutumé à l'onctueux sirop
-des romans élégants, ainsi qu'aux aventures invraisemblables des romans
-accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C'est là
-une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n'était pas
-plus réaliste parce qu'il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez
-n'est idéaliste parce qu'il l'observe mal.
-
-Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en
-comprendre l'importance relative et sans en noter les répercussions.
-Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il
-s'explique ainsi dans une de ses lettres:
-
- ... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés,--cela
- est une plainte réaliste, et d'ailleurs qu'en savez-vous? Il s'agit
- de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l'existence des
- choses? Est-ce que tout n'est pas une illusion? Il n'y a de vrais que
- les rapports, c'est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.
-
-Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux; mais nul ne
-s'efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.
-
-Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore
-de la pénétration que de l'observation.
-
-Au lieu d'étaler la psychologie des personnages en des dissertations
-explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les
-dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation
-psychologique.
-
-Il imaginait d'abord des types; et, procédant par déduction, il
-faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu'ils
-devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs
-tempéraments.
-
-La vie donc qu'il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu'à
-titre de renseignement.
-
-Jamais il n'énonce les événements; on dirait, en le lisant, que les
-faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d'importance à
-l'apparition visible des hommes et des choses.
-
-C'est cette rare qualité de _metteur en scène_, d'évocateur impassible
-qui l'a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne
-savent comprendre le sens profond d'une œuvre que lorsqu'il est étalé
-en des phrases philosophiques.
-
-Il s'irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu'on lui avait
-collée au dos et prétendait n'avoir écrit sa _Bovary_ que par haine de
-l'école de M. Champfleury.
-
-Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour
-son puissant talent qu'il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait
-pas le _naturalisme_.
-
-Il suffit de lire avec intelligence _Madame Bovary_ pour comprendre que
-rien n'est plus loin du réalisme.
-
-Le procédé de l'écrivain réaliste consiste à raconter simplement des
-faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu'il a connus et
-observés.
-
-Dans _Madame Bovary_, chaque personnage est un type, c'est-à-dire le
-résumé d'une série d'êtres appartenant au même ordre intellectuel.
-
-Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de
-Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires
-sont des types, doués d'un relief d'autant plus énergique qu'en eux
-sont concentrées des quantités d'observations de même nature, d'autant
-plus vraisemblables qu'ils représentent l'échantillon modèle de leur
-classe.
-
-Mais Gustave Flaubert avait grandi à l'heure de l'épanouissement du
-romantisme; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand
-et de Victor Hugo, et il se sentait à l'âme un besoin lyrique qui ne
-pouvait s'épandre complètement en des livres précis comme _Madame
-Bovary_.
-
-Et c'est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme:
-ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu'à sa mort sous
-l'influence dominante du romantisme. C'est presque malgré lui, presque
-inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la
-force créatrice enfermée en lui, qu'il écrivait ces romans d'une allure
-si nouvelle, d'une note si personnelle. Par goût, il préférait les
-sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des
-tableaux d'opéra.
-
-Dans _Madame Bovary_, d'ailleurs, comme dans l'_Éducation
-sentimentale_, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a
-souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu'elle
-exprime. Elle part, comme fatiguée d'être contenue, d'être forcée à
-cette platitude, et, pour dire la stupidité d'Homais ou la niaiserie
-d'Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait
-des motifs de poème.
-
-Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d'un
-récit homérique son second roman, _Salammbô_.
-
-Est-ce là un roman? N'est-ce pas plutôt une sorte d'opéra en prose? Les
-tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat,
-une couleur et un rythme surprenants.
-
-La phrase chante, crie, a des fureurs et des sonorités de trompette,
-des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des
-souplesses de violon et des finesses de flûte.
-
-Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant
-sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l'air de
-se mouvoir dans un décor antique et grandiose.
-
-Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu'il ait écrit, donne
-aussi l'impression d'un rêve magnifique.
-
-Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave
-Flaubert? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l'éclat de poésie
-qu'il a jeté dessus nous les montre dans l'espèce d'apothéose dont
-l'art lyrique enveloppe ce qu'il touche.
-
-Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire,
-qu'il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et
-il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude
-sobre et parfaite qui s'appelle l'_Éducation sentimentale_.
-
-Cette fois, il prit pour personnages, non plus des _types_ comme dans
-la _Bovary_, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu'on
-rencontre tous les jours.
-
-Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition
-surhumain, il a l'air, tant il ressemble à la vie même, d'être exécuté
-sans plan et sans intentions. Il est l'image parfaite de ce qui se
-passe chaque jour; il est le journal exact de l'existence; et la
-philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée
-derrière les faits; la psychologie est si parfaitement enfermée dans
-les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que
-le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements
-apparents, n'a pas compris la valeur de ce roman incomparable.
-
-Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de
-ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si
-profond, si voilé, si amer.
-
-L'_Éducation sentimentale_, méprisée par la plupart des critiques
-accoutumés aux formes connues et immuables de l'art, a des admirateurs
-nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi
-les œuvres de Flaubert.
-
-Mais il lui fallait, par suite d'une de ces réactions nécessaires à son
-esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit
-une œuvre ébauchée autrefois, la _Tentation de saint Antoine_.
-
-C'est là, certes, l'effort le plus puissant qu'ait jamais tenté
-un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur
-inaccessible rendaient l'exécution d'un pareil livre presque au-dessus
-des forces humaines.
-
-Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l'a fait
-assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de
-nourritures succulentes, mais par toutes les doctrines, toutes les
-croyances, toutes les superstitions où s'est égaré l'esprit inquiet
-des hommes. C'est le défilé colossal des religions escortées de toutes
-les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les
-cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le
-désir de l'impénétrable inconnu.
-
-Puis, aussitôt achevée, cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse
-comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même
-sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois
-bornés au lieu du vieux saint en extase.
-
-Voici quels sont l'idée et le développement de ce livre encyclopédique,
-_Bouvard et Pécuchet_, qui pourrait porter comme sous-titre: «Du défaut
-de méthode dans l'étude des connaissances humaines.»
-
-Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient
-d'une étroite amitié. L'un d'eux fait un héritage, l'autre apporte ses
-économies; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur
-existence, et quittent la capitale.
-
-Alors ils commencent une série d'études et d'expériences embrassant
-toutes les connaissances de l'humanité; et, là, se développe la donnée
-philosophique de l'ouvrage.
-
-Ils se livrent d'abord au jardinage, puis à l'agriculture, à la
-chimie, à la médecine, à l'astronomie, à l'archéologie, à l'histoire,
-à la littérature, à la politique, à l'hygiène, au magnétisme, à la
-sorcellerie; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les
-abstractions, tombent dans la religion, s'en dégoûtent, tentent
-l'éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se
-remettent à copier comme autrefois.
-
-Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu'elles
-apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C'est
-en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une
-prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns
-aux autres, se détruisant les uns les autres par les contradictions
-des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C'est
-l'histoire de la faiblesse de l'intelligence humaine, une promenade
-dans le labyrinthe infini de l'érudition avec un fil dans la main; ce
-fil est la grande ironie d'un penseur qui constate sans cesse, en tout,
-l'éternelle et universelle bêtise.
-
-Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées
-et désarticulées en dix lignes par l'opposition d'autres croyances
-aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page,
-de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se
-dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa
-voisine.
-
-Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies
-antiques dans la _Tentation de saint Antoine_, il l'a de nouveau
-accompli pour tous les savoirs modernes. C'est la tour de Babel de
-la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues
-pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l'impuissance de
-l'effort, la vanité de l'affirmation et toujours «l'éternelle misère de
-tout».
-
-La vérité d'aujourd'hui devient erreur demain; tout est incertain,
-variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de
-vrai comme de faux. A moins qu'il n'y ait ni vrai ni faux. La morale
-du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard: «La science est
-faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être
-ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est beaucoup
-plus grand et qu'on ne peut découvrir.»
-
-Ce livre touche à ce qu'il y a de plus grand, de plus curieux, de plus
-subtil et de plus _intéressant_ dans l'homme: c'est l'histoire de
-l'_idée_ sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec
-toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.
-
-Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave
-Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il
-ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations
-bourgeoises. Car l'idéal, pour la plupart des hommes, n'est autre chose
-que l'_invraisemblable_. Pour les autres, c'est tout simplement le
-domaine de l'idée.
-
-Les premiers romans de Flaubert ont été d'abord une étude de mœurs très
-vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d'images, de
-visions.
-
-Dans _Bouvard et Pécuchet_, les véritables personnages sont des
-systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de
-porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se
-combattent et se détruisent.
-
-Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette
-procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes
-qui personnifient l'humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours
-ardents; et invariablement l'expérience contredit la théorie la mieux
-établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus
-simple.
-
-Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l'impuissance
-humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une
-justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l'auteur
-avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de
-sottises cueillies chez les grands hommes.
-
-Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier,
-ils ouvraient naturellement les livres qu'ils avaient lus et, reprenant
-l'ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des
-passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé.
-Alors commençait une effrayante série d'inepties, d'ignorances,
-de contradictions flagrantes et monstrueuses, d'erreurs énormes,
-d'affirmations honteuses, d'inconcevables défaillances des plus hauts
-esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet
-quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l'avait
-infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant d'une autre,
-puis d'une autre, puis d'une autre, il en avait formé un faisceau
-formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.
-
-Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes
-demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en
-entier.
-
-Il les avait cependant classées; mais il devait revoir cette
-classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié
-de cet amas de documents. Voici, toutefois, l'ordre dans lequel il a
-laissé ces notes:
-
- Morale.
- Amour.
- Philosophie.
- Mysticisme.
- Religion.
- Prophétie.
- Socialisme (religieux et politique).
- Critique.
- Esthétique.
- {Périphrases.
- Spécimens de style. {Palinodies.
- {Rococo.
-
- _Styles des grands écrivains, des journalistes, des poètes._
-
- {Classique.
- { {Médical.
- {Scientifique. {
- { {Agricole.
- {Clérical.
- Style. {Révolutionnaire.
- {Romantique.
- {Réaliste.
- {Dramatique.
- {Officiel des souverains.
- {Poétique officiel.
-
-
- HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES.
-
- _Beaux-arts._
-
- {Du parti de l'ordre.
- {Des gens de lettres.
- Beautés. {De la religion.
- {Des souverains.
-
- Opinions sur les grands hommes.
-
- Les classiques corrigés.
-
- Bizarreries.--Férocités.--Excentricités.--Injures.--Sottises.--Lâchetés.
-
- Exaltation du bas.
-
- Charabia officiel. {Discours.
- {Circulaires.
-
- IMBÉCILES.
-
- Le dictionnaire des idées reçues.
- Le catalogue des opinions _chic_.
-
-C'est donc bien là l'histoire de la bêtise humaine sous toutes ses
-formes.
-
-Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de
-ces notes.
-
- PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION.
-
- _Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse._
-
-
- Ce peuple si brillant n'a rien fondé, rien établi de durable, et il
- n'est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de
- livres et de statues. Il manqua toujours de raison.
-
- LAMENNAIS. _Essai sur l'indifférence_, t. IV, p. 171.
-
- _Morale._
-
- Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.
-
- DESCARTES. _Discours sur la Méthode_, part. 6.
-
- L'étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et
- l'imagination, rend quelquefois l'explosion des passions terribles.
-
- DUPANLOUP. _Éducation intellectuelle_, p. 417.
-
- La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu'il ne faut
- pas détruire.
-
- DE MAISTRE. _Soirées de Saint-Pétersbourg_,
- 7e Ent., p. 234.
-
- L'eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que
- l'on appelle des vaisseaux.
-
- FÉNELON.
-
-
- BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE.
-
- _Économie politique._
-
- En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de
- l'huile de colza, exposèrent au gouvernement qu'un produit nouveau,
- le gaz, commençait à se répandre; que ce mode d'éclairage, s'il
- se généralisait, ferait délaisser les autres, d'autant plus qu'il
- paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En
- raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté,
- protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver
- de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce
- produit perturbateur.
-
- FRÉDÉRIC PASSY. _Discours sur le libre échange._
-
- 5 décembre 1878.
-
- Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était, n'était pas sans
- lecture et sans connaissance.
-
- LA HARPE. _Introduction de Cours littéraire._
-
-
- _Style ecclésiastique._
-
- Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du
- monde, la femme, c'est la goutte d'eau dont l'influence magnétique,
- vivifiée et purifiée par le feu de l'Esprit saint, communique aussi
- le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante;
- il court sur la voie du progrès et s'avance vers les doctrines
- éternelles.
-
- Mais si, au lieu de fournir la goutte d'eau de la bénédiction divine,
- la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d'affreuses
- catastrophes.
-
- Mgr MERMILLOD. _De la vie surnaturelle dans les âmes._
-
-
- PÉRIPHRASES.
-
- _Imbéciles._
-
- Je trouverais mauvais qu'une fille peu sage vécût avec un homme avant
- le mariage.
-
- (_Traduction d'Homère._) PONSARD.
-
- _Style romantique._
-
- Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange
- venait aux lèvres en la regardant.
-
- _Sibylle_ (p. 146). O. FEUILLET.
-
- _Style des souverains._
-
- La richesse d'un pays dépend de la prospérité générale.
-
- LOUIS-NAPOLÉON.
-
- Cité dans la _Rive gauche_, 12 mars 1865.
-
- _Style catholique._
-
- L'enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de
- dragon dans le calice de Babylone.
-
- PIE IX. _Manifeste_, 1847.
-
- Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à
- l'inobservation du dimanche.
-
- L'ÉVÊQUE DE METZ. _Mandement, décembre 1846._
-
-
- IDÉES SCIENTIFIQUES.
-
- _Histoire naturelle._
-
- Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles!
-
- PROUDHON. (_De la célébration du dimanche_, 1850.)
-
- Les chiens sont pour l'ordinaire de deux teintes opposées, l'une
- claire et l'autre rembrunie, afin que, quelque part qu'ils soient
- dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la
- couleur desquels on les confondrait.
-
- BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. _Harmonies de la
- Nature._
-
- Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs
- blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les
- attraper plus aisément.
-
-
- BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. _Harmonies de la Nature_.
-
-
- Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en
- famille; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les
- voisins.
-
- BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. _Études de la
- Nature._
-
-
- _Souci de la vérité._
-
- Toute autorité, mais surtout celle de l'Église, doit s'opposer aux
- nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la
- découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait
- nul, comparé à celui d'ébranler les institutions et les opinions
- reçues.
-
- P. 283, t. II, DE MAISTRE, _Exam. philos._ BACON.
-
-
- La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville.
- Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique.
- C'est l'effet d'un refroidissement subit.
-
- RASPAIL. _Hist. Santé et Maladie_, p. 246, 247.
-
-
- _Poissons._
-
- Je remarque sur les poissons que c'est une merveille qu'ils puissent
- naître et vivre dans l'eau de la mer, qui est salée, et que leur race
- ne soit pas anéantie depuis longtemps.
-
- GAUME.._Catéchisme de persévérance_, 57.
-
-
- _De la chimie._
-
- Est-il nécessaire d'observer que cette vaste science (la chimie) est
- absolument déplacée dans un enseignement général? A quoi sert-elle
- pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour le
- marin, pour le négociant?
-
- DE MAISTRE. _Lettres et opuscules inédits._
-
-
- _Mépris de la science._
-
- Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de
- l'homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits
- faibles à l'athéisme, et de l'athéisme au crime.
-
- CHATEAUBRIAND. _Génie du Christianisme_, p. 335.
-
-
- _Zoologie._
-
- C'est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd'hui
- l'homme _mammifère_ rangé, d'après le système de Linnæus, avec les
- singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant
- le laisser à la tête de la création, où l'avaient placé Moïse,
- Aristote, Buffon et la nature?
-
- CHATEAUBRIAND. _Génie du Christianisme_, p. 351.
-
- Ses mouvements (du serpent) diffèrent de ceux de tous les animaux; on
- ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n'a ni
- nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre,
- il s'évanouit magiquement.
-
- CHATEAUBRIAND. _Génie du Christianisme_, p. 138.
-
-
- _Linguistique._
-
- Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des
- restes évidents d'une langue antérieure parlée par un peuple éclairé,
- et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait
- seulement que la dégradation est arrivée au point d'effacer ces
- derniers restes.
-
- DE MAISTRE. _Soirées de Saint-Pétersbourg._
-
-
- _Les sciences naturelles sont secondaires._
-
- Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers
- de l'État, d'être les dépositaires et les gardiens des vérités
- conservatrices, d'apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui
- est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l'ordre moral et
- spirituel. Les autres n'ont pas le droit de raisonner sur ces sortes
- de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s'amuser. De quoi
- pourraient-ils se plaindre?
-
- 8e _Entretien_, p. 131. DE MAISTRE. _Soirées de
- Saint-Pétersbourg._
-
-
- _La science doit être mise à la seconde place._
-
- Si l'on n'en vient pas aux anciennes maximes, si l'éducation n'est
- pas rendue aux prêtres et si la science n'est pas mise partout à
- la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables;
- nous serons abrutis par la science, et c'est le dernier degré de
- l'abrutissement.
-
- DE MAISTRE. _Essai sur les principes générateurs._
-
-
- BÉVUES HISTORIQUES.
-
- _Opinion sur l'étude de l'histoire._
-
- L'enseignement de l'histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients
- et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves.
-
- DUPANLOUP.
-
-
- _Critique historique._
-
- Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est
- difficile à apprécier, parce qu'il est difficile d'aller découvrir
- la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts,
- l'amitié chez un homme qui n'eut jamais d'égaux autour de lui,
- la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de
- l'univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que
- fût ce mortel, il n'est pas impossible de saisir çà et là certains
- traits de sa physionomie morale.
-
- A. THIERS. _Histoire du Consulat et de l'Empire_,
- t. XX, p. 713.
-
- J'ai ouï plusieurs fois déplorer l'aveuglement du conseil de François
- Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes.
-
- MONTESQUIEU. _Esprit des Lois_, liv. XXI, ch. XXII.
-
- (François Ier monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb mort en
- 1506.)
-
-
- _Pipe au_ XVe _siècle_.
-
- A quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile,
- fumait une longue pipe.
-
- VILLEMAIN. _Lascaris._
-
-
- _A la veille de l'empire napoléonien._
-
- Il n'a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner
- l'origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une
- époque du monde.
-
- DE MAISTRE. _Soirées de Saint-Pétersbourg._
-
-
- _La Prusse ne sera pas rétablie._
-
- Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice
- fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et
- des feuilles de brochures, a croulé en un clin d'œil et c'en est fait
- pour toujours.
-
- DE MAISTRE. _Lettres et Opuscules_, p. 98.
-
- Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain!
-
- _Saint Jean Chrysostome, né à Antioche_ (_Asie_).
-
- La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par
- Annibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte.
-
- Il accuse Louis XI d'avoir persécuté Abeilard.
- Louis XI, né en 1423.
- Abeilard, né en 1079.
-
- Smyrne est une île.
-
- J. JANIN, dans _G. de Flotte_, 1860.
-
-
- EXALTATION DU BAS.
-
- Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les
- _Orientales_.
-
- PROUDHON.
-
-
- BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES.
-
- _Corneille._
-
- Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses; si, en effet,
- elles ne sont dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l'ouvrage
- notablement défectueux et s'écartent du but de la poésie qui veut
- être utile.
-
- ACADÉMIE (sur le _Cid_).
-
- Qu'on me cite une pièce du grand _Corneille_ que je ne me charge de
- refaire mieux que lui! Qui tient la gageure? Je n'aurais fait que ce
- dont tout homme est capable, pourvu qu'il croie aussi fermement en
- Aristote qu'en moi.
-
- LESSING. _Dramaturgie de Hambourg_, p. 462, 463.
-
- Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a
- beaucoup de négligence dans son style.
-
- CONDILLAC. _Traité de l'art d'écrire._
-
- (Descartes), rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont
- le nom est fait pour le pays des chimères.
-
- MARAT, à propos du Panthéon.
-
- Rabelais, ce boueux de l'humanité.
-
- LAMARTINE.
-
-
- _Lulli._
-
- Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu'à insinuer des
- passions les plus déréglées.
-
- BOSSUET, _Maximes sur la comédie_.
-
-
- _Molière._
-
- C'est dommage que Molière ne sache pas écrire.
-
- FÉNELON.
-
- Molière est un infâme histrion.
-
- BOSSUET.
-
-
- _Byron._
-
- Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête.
-
- L. VEUILLOT. _Libres Penseurs_, p. 11.
-
- A mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la
- patrie, c'est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et
- citoyen scandaleux, s'il eût été homme de sens et vraiment grand par
- l'esprit et par le cœur, aurait fait tout simplement pénitence, afin
- de reconquérir le droit d'élever sa fille et de servir son pays.
-
- L. VEUILLOT. _Libres Penseurs_, p. 11.
-
-
- _Injures aux grands hommes._
-
- C'est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles; mais, hors
- de là, le moindre général est plus habile que lui.
-
- CHATEAUBRIAND. _De Buonaparte et des Bourbons._
-
-
- _Bonaparte._
-
- On a cru qu'il (Bonaparte) avait perfectionné l'art de la guerre, et
- il est certain qu'il l'a fait rétrograder vers l'enfance de l'art.
-
- CHATEAUBRIAND. _De Buonaparte et des Bourbons._
-
-
- _Bacon._
-
- Bacon est absolument dépourvu de l'esprit d'analyse, non seulement ne
- savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser.
-
- DE MAISTRE. _Examen de la philosophie de Bacon_,
- t. Ier, p. 37.
-
- Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées
- fondamentales étaient fausses.
-
- DE MAISTRE. _Examen de la philosophie de Bacon_,
- t. Ier, p. 82.
-
- Bacon avait l'esprit éminemment faux et d'un genre de fausseté qui
- n'a jamais appartenu qu'à lui. Son incapacité absolue, essentielle,
- radicale dans toutes les branches des sciences naturelles.
-
- DE MAISTRE. _Examen de la philosophie de Bacon_,
- t. Ier, p. 285.
-
-
- _Voltaire._
-
- Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et
- historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et
- déconsidéré par l'orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme
- et de son caractère.
-
- DUPANLOUP. _Haute Éducation intellectuelle._
-
-
- _Gœthe._
-
- La postérité, à laquelle Gœthe a donné son œuvre à juger, fera ce
- qu'elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d'airain:
-
- «Gœthe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand
- écrivain, grand poète, grand artiste.»
-
- Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l'art pour
- l'art, de l'amour quand même et du matérialisme, viendront lui
- demander d'ajouter:
-
- «Grand homme!» elle répondra: Non!
-
- A. DUMAS fils.
-
- 23 juillet 1873.
-
-
- IDÉES SUR L'ART.
-
- _Imbéciles._
-
- Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce
- soit, ne doivent une partie de leurs succès aux qualités supérieures
- dont leur organisation est douée.
-
- DAMIRON. _Cours de philosophie_, t. II, p. 35.
-
-
- _Jocrisses._
-
- Sitôt qu'un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire
- étranger.
-
- L. HAVIN. _Courrier du Dimanche._
-
- 15 décembre.
-
- Quand la borne est franchie, il n'est plus de limites.
-
- PONSARD.
-
-
- _Imbéciles._
-
- L'épicerie est respectable. C'est une branche du commerce. L'armée
- est plus respectable encore, parce qu'elle est une institution dont
- le but est l'ordre.
-
- L'épicerie est utile, l'armée est nécessaire.
-
- _Les Nouvelles_, JULES NORIAC.
-
- 26 octobre 1865.
-
-Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes.
-
-L'aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était
-surprenante. Un exemple est caractéristique.
-
-En lisant le discours de réception de Scribe à l'Académie française, il
-s'arrêta net devant cette phrase qu'il nota immédiatement:
-
- La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du
- siècle de Louis XIV? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses
- ou des fautes du grand roi? Nous parle-t-elle de la révocation de
- l'Édit de Nantes?
-
-Il écrivit au-dessous de cette citation:
-
- Révocation de l'Édit de Nantes, 1685.
- Mort de Molière, 1673.
-
-Comment se peut-il qu'aucun des académiciens, réunis en comité pour
-entendre la lecture de ce discours avant qu'il fût prononcé, ne fît ce
-simple rapprochement de dates?
-
-Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents
-justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de
-sottises, il y aurait intercalé deux ou trois contes, d'un idéalisme
-poétique, copié aussi par Bouvard et Pécuchet.
-
-On a trouvé dans ses papiers le plan d'une de ces nouvelles, qui aurait
-été intitulée: _Une nuit de Don Juan_.
-
-Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans
-suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et
-de préparer son travail. A ce point de vue, il peut être intéressant.
-Le voici:
-
- UNE NUIT DE DON JUAN
-
-
- I
-
- Le faire sans parties, d'un seul trait.
-
- Commencement mouvementé comme action,--en tableau deux cavaliers
- arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais pas
- encore trop indiqué, seulement comme lumière, dans les arbres,--on
- laisse paître les chevaux dans les broussailles,--ils s'y empêtrent
- la gourmette, etc.--Cela au milieu du dialogue, coupé, de temps à
- autre, par de petits détails d'action.
-
- Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau
- sur le gazon.--Il vient de tuer le frère de dona Elvire.--Ils sont en
- fuite.--La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.
-
- Paysage.--Le couvent derrière eux.--Ils sont assis sur une pelouse
- en pente sous des orangers.--Cercle des bois autour d'eux.--Terrain
- d'une pente légère devant eux.--Horizon de montagnes pelées par le
- sommet.--Coucher de soleil.
-
- Don Juan est las et s'en prend à Leporello.--Mais est-ce ma faute, la
- vie que vous menez et me faites mener?--Eh bien, la vie que je mène,
- est-ce ma faute aussi?--Comment, ce n'est pas votre faute!--Leporello
- le croit, car il lui a souvent vu de bonnes intentions de mener
- une vie plus rangée.--Oui, et le hasard en dispose autrement.
- Exemples.--Leporello reprend les exemples: désir qu'il a de
- connaître à toutes les femmes qu'il voit, jalousie universelle du
- genre humain.--Vous voudriez que tout fût à vous.--Vous cherchez
- les occasions.--Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais...
- aspiration.--Moins que jamais il ne sait pas ce qu'il voudrait,
- ce qu'il veut.--Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien
- à ce que dit son maître.--Don Juan souhaite d'être pur, d'être
- un adolescent vierge.--Il ne l'a jamais été, car il a toujours
- été hardi, impudent, positif.--Il a voulu souvent se donner les
- émotions de l'innocence.--Dans tout et partout c'est la femme qu'il
- cherche.--Mais pourquoi les quittez-vous?--Ah! pourquoi!--Don Juan
- répond par l'ennui de la femme possédée.--Embêtement que cause
- son œil, tentation de battre celles qui pleurent.--Comme vous les
- repoussez, les pauvres petites biches!--Comme vous oubliez!--Don
- Juan s'étonne lui-même de l'oubli et sonde cette idée, c'est une
- chose triste.--J'ai retrouvé des gages d'amour que je ne savais plus
- d'où ils me venaient.--Vous vous plaignez de la vie, maître, c'est
- injuste.--Leporello jouit scélératement à l'idée du bonheur de don
- Juan.--Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme
- participant à quelque chose de la poésie de son maître.
-
- Rêverie de don Juan à l'idée que lui soumet Leporello qu'il peut
- avoir un fils quelque part?...
-
- Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes.--Désir qu'a
- don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque
- effacés.--Que ne donnerait-il pas pour ravoir une idée nette de ces
- images!
-
- Ce n'est pas tout de changer. C'est que vous changez souvent pour
- pire.--Amour des femmes laides. N'avez-vous pas été, l'an passé, fou
- de cette vieille marquise napolitaine?
-
- Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille
- duègne, dans l'ombre, dans un château).--Mais tu ne sais donc
- pas ce que c'est qu'un désir, pauvre homme (en lui saisissant
- le bras), et ce qui le fait naître?--Excitation d'un désir
- physique.--Corruption.--Abîme qui sépare l'objet du sujet, et appétit
- de celui-ci à entrer dans l'autre.--Voilà pourquoi toujours je suis
- en quête.--Silence.
-
- Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue
- de navire.--Envie d'y monter.--Il y grimpe un jour, et lui prend
- les seins.--Araignées dans le bois pourri.--Premier sentiment de la
- femme, excitation du péril.--Et toujours j'ai retrouvé la poitrine de
- bois.--Comment, mais pourtant quand elles jouissent! car je vous vois
- heureux.--Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après),
- c'est ce qui m'a toujours fait soupçonner qu'il y avait quelque chose
- au delà.--Mais non.--Impossibilité d'une communion parfaite, quelque
- adhérent que soit le baiser.--Quelque chose gêne et de soi fait mur.
- Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les
- mots. De là le désir, toujours renouvelé et toujours trompé, d'une
- adhérence plus intime. (A des places différentes noter:
-
- Jalousie dans le désir = savoir, avoir.
-
- Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.
-
- Jalousie dans le souvenir = ravoir, se souvenir bien.)
-
- C'est pourtant toujours la même chose, dit Leporello.--Eh! non, ce
- n'est jamais la même chose! Autant de femmes et autant d'envies, de
- jouissances et d'amertumes différentes.
-
- Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de don
- Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant
- il n'y a de différence que dans l'intensité!
-
- Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes
- regardent.--Avoir toute beauté, etc.--Vous avez pourtant bien des
- femmes.--Qu'est-ce que ça me fait? Le grand nombre de maîtresses,
- qu'est-ce que c'est comparativement au reste? Combien m'ignorent et
- pour lesquelles je n'aurai jamais rien été!
-
- Deux espèces d'amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où
- l'individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de
- volupté, pourtant). A celui-là appartient la jalousie. Le second,
- c'est l'amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus
- navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l'autre a des
- âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos
- de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d'autres
- qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi
- dépend des moments, des hasards et des dispositions.
-
- Don Juan est las et finit par avoir l'envie de crever qui vous prend
- quand on a trop pensé, sans solution.
-
- On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini.
- Qu'est-ce donc?
-
- Et ils levèrent la tête.
-
-
- II
-
- Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria
- couchée.--Tableau.--Longue contemplation,--désir,--souvenir.--Elle
- se réveille. D'abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à
- sa pensée. Elle n'a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans
- qu'on puisse distinguer le fantastique du réel).
-
- Il y a longtemps que je t'attends. Tu ne venais pas.--Raconte
- sa maladie et sa mort.--A mesure que le dialogue prend, elle se
- réveille de plus en plus.--Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement,
- lentement, d'abord sur les coudes, puis assise.--Grands yeux ébahis.
- Rentrer dans le précis.--Comment?
-
- C'est donc toi dont j'entendais les pas dans les bois,--étouffement
- des nuits.--Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne
- remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains
- dans la fontaine.--Comparaison symbolique du cerf altéré.--Après-midi
- d'été.
-
- On nous défendait de raconter nos songes--à propos du crucifix qui
- domine le lit d'Anna Maria, ce christ qui veille sur les rêves.--Le
- crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune fille
- est agité et saigne souvent.
-
- Ce qu'est le christ pour Anna Maria, mais il ne me répond pas dans
- mon amour.--Oh! je l'ai bien prié pourtant! Pourquoi n'a-t-il pas
- voulu, pourquoi ne m'a-t-il pas écouté? Aspirations de chair et
- d'amour vrai (complétant l'amour mystique), en parallèle avec les
- aspirations dévergondées de don Juan, qui a eu, dans ses autres
- amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques.
- (Indiquer ceci, quant à don Juan, dans sa conversation avec
- Leporello.)
-
- Mouvement d'Anna Maria entourant don Juan de ses deux bras.--Le
- gras de l'avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout
- des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui; une boucle
- des cheveux de don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le
- bouton de sa chemise.
-
- La nuit animée,--feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle
- d'amour.--C'est l'amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie
- simple. Le jour vient.
-
- Aspirations de vie d'Anna Maria à l'époque des moissons. Matinées
- de dimanche les jours de fête dans l'église.--Les directeurs
- la tourmentent.--J'aimais beaucoup le confessionnal. Elle s'en
- approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son
- cœur allait s'ouvrir.--Mystère, ombre.--Mais elle n'avait pas de
- péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes
- à vie ardente,--heureuse.
-
- Un jour elle s'évanouit toute seule dans l'église, où elle venait
- mettre des fleurs (l'organiste jouait tout seul), en contemplant un
- vitrail pénétré de soleil.
-
- Désirs fréquents qu'elle a de la communion. Avoir Jésus dans le
- corps, Dieu en soi!--A chaque nouveau sacrement il lui semblait
- qu'une soif serait apaisée.--Elle multipliait les œuvres,
- jeûnes, prières, etc.--Sensualité du jeûne.--Se sentir l'estomac
- tiraillé, faiblesses de tête.--Elle a peur, elle s'étudie à se
- donner des peurs, etc.--Mortifications.--Elle aimait beaucoup les
- bonnes odeurs.--Elle flaire des choses dégoûtantes.--Volupté des
- mauvaises odeurs.--Elle en est honteuse devant don Juan, que ça
- enthousiasme.--Anna Maria s'étonne de son désir.--Qu'est-ce? Comment
- se fait-il que je désire et qu'elle désire ce qu'elle ne sait pas?
- La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez don
- Juan).--J'entendais parler du monde.--Parle-moi! parle-moi!
-
- La lampe s'éteint faute d'huile.--Les étoiles éclairent la chambre
- (pas de lune).--Puis le jour paraît.--Anna Maria retombe morte.
-
- On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur
- dos. Don Juan s'enfuit.
-
- Ton du caractère d'Anna Maria: _doux_.
-
- _Ne jamais perdre de vue don Juan._ L'objet principal (au moins de la
- seconde partie), c'est l'union, l'égalité, la dualité, dont chaque
- terme a été jusqu'ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant
- graduellement aille se compléter et s'unir au terme voisin.
-
-Gustave Flaubert n'écrivit point d'un seul coup _Bouvard et Pécuchet_.
-On peut dire que la moitié de sa vie s'est passée à méditer ce livre et
-qu'il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force.
-Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les
-documents. Enfin, un jour, il se mit à l'œuvre, épouvanté toutefois
-devant l'énormité de la besogne. «Il faut être fou, disait-il souvent,
-pour entreprendre un pareil livre.» Il fallait surtout une patience
-surhumaine et une indéracinable volonté.
-
-Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait
-jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements,
-sans plaisirs et sans distractions, l'esprit formidablement tendu,
-il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de
-nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre.
-Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise,
-colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume,
-en un paragraphe toutes les pensées d'un savant. Il prenait ensemble un
-lot d'idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir,
-il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait
-les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules
-absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.
-
-Une fois il lui fallut s'arrêter, épuisé, presque découragé, et comme
-repos il écrivit son délicieux volume intitulé: _Trois Contes_.
-
-On dirait qu'il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son
-œuvre. Les trois Nouvelles: _Un Cœur simple_, _la Légende de saint
-Julien l'Hospitalier_ et _Hérodias_, montrent d'une façon courte et
-admirable les trois faces de son talent.
-
-S'il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier
-rang _Saint Julien l'Hospitalier_. C'est un absolu chef-d'œuvre de
-couleur et de style, un chef-d'œuvre d'art.
-
-_Un Cœur simple_ raconte l'histoire d'une pauvre servante de campagne
-honnête et bornée, dont la vie va tout droit jusqu'à la mort, sans
-qu'une lueur de bonheur vrai l'éclaire jamais.
-
-La _Légende de saint Julien l'Hospitalier_ nous montre les aventures
-miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d'église d'une
-naïveté savante et colorée.
-
-_Hérodias_ nous dit l'accident tragique de la décollation de saint
-Jean-Baptiste.
-
-Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de
-romans.
-
-Il comptait écrire d'abord le _Combat des Thermopyles_ et il devait
-accomplir un voyage en Grèce au commencement de l'année 1882 pour voir
-le paysage réel de cette lutte surhumaine.
-
-Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et
-terrible, qu'on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur
-apprendre l'amour du pays.
-
-Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et les
-corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un mot
-technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui
-n'appartient pas à l'histoire d'une nation, mais à l'histoire du monde.
-Il se réjouissait à l'idée d'écrire en termes sonores les adieux de
-ces guerriers recommandant à leurs femmes, s'ils mouraient dans la
-rencontre, d'épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux
-fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert
-dans un enthousiasme violent.
-
-Il songeait encore à une sorte de _Matrone d'Éphèse_ moderne, ayant été
-séduit par un sujet que lui avait raconté Tourguéneff.
-
-Enfin, il méditait un grand roman sur le second Empire, où on aurait vu
-le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale,
-le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si
-nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans
-la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France
-impériale.
-
-Deux personnages principaux l'attiraient, l'homme et la femme, _un
-ménage parisien_, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu.
-L'homme, fonctionnaire supérieur, rêvait d'une haute fortune qu'il
-atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il
-faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets.
-
-Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n'étaient
-point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de
-tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances
-et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d'une façon tranquille
-et résignée.
-
-Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l'administration,
-avec ce titre: _Monsieur le Préfet_, et il affirmait que personne
-n'avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile
-est un préfet.
-
-
-
-
-II
-
-
-Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le
-public d'aujourd'hui ne distingue plus guère ce que signifie ce mot
-quand il s'agit d'un homme de lettres. Le sens de l'art, ce flair si
-délicat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable,
-est essentiellement un don des aristocraties intelligentes; il
-n'appartient guère aux démocraties.
-
-De très grands écrivains n'ont pas été des artistes. Le public et même
-la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les
-autres.
-
-Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné,
-poussait à l'extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait
-pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie.
-Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour
-juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des
-mots, pénétrait les raisons secrètes de l'auteur, lisait lentement,
-sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s'il ne
-restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés
-aux sensations littéraires, subissaient l'influence secrète de cette
-puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.
-
-Quand un homme, quelque doué qu'il soit, ne se préoccupe que de la
-chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir
-littéraire n'est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le
-préparer, de le présenter et de l'exprimer, il n'a pas le sens de l'art.
-
-La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant
-certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce
-qu'elles disent; elle vient d'une accordance absolue de l'expression
-avec l'idée, d'une sensation d'harmonie, de beauté secrète, échappant
-la plupart du temps au jugement des foules.
-
-Musset, ce grand poète, n'était pas un artiste. Les choses charmantes
-qu'il dit en une langue facile et séduisante laissent presque
-indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l'émotion
-d'une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.
-
-La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous
-ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le
-frémissement, presque l'extase que nous peuvent donner certaines pièces
-de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.
-
-Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains,
-ne leur demandent qu'un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît
-au contact d'autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d'une
-lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.
-
-Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite
-par certains hommes toute l'évocation d'un monde poétique, que le
-peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui
-parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut
-qu'on lui montre. Il serait inutile d'essayer. Ne sentant pas, il ne
-comprendra jamais.
-
-Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s'étonnent
-aussi quand on leur parle de ce _mystère_ qu'ils ignorent; et ils
-sourient en haussant les épaules. Qu'importe! Ils ne savent pas. Autant
-parler musique à des gens qui n'ont point d'oreille.
-
-Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens
-mystérieux de l'art, pour se comprendre comme s'ils se servaient d'un
-langage ignoré des autres.
-
-Flaubert fut torturé toute sa vie par la poursuite de cette
-insaisissable perfection.
-
-Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot
-toutes les qualités qui font en même temps un penseur et un écrivain.
-Aussi, quand il déclarait: «Il n'y a que le style», il ne faut pas
-croire qu'il entendît: «Il n'y a que la sonorité ou l'harmonie des
-mots.»
-
-On entend généralement par «style» la façon propre à chaque écrivain
-de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l'homme,
-éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments.
-Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l'auteur doit
-disparaître dans l'originalité du livre et que l'originalité du livre
-ne doit point provenir de la singularité du style.
-
-Car il n'imaginait pas des «styles» comme une série de moules
-particuliers dont chacun porte la marque d'un écrivain et dans lequel
-on coule toutes ses idées; mais il croyait au _style_, c'est-à-dire à
-une manière unique, absolue, d'exprimer une chose dans toute sa couleur
-et son intensité.
-
-Pour lui, la forme, c'était l'œuvre elle-même. De même que, chez les
-êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son
-apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui,
-dans l'œuvre le fond fatalement impose l'expression unique et juste, la
-mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.
-
-Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la
-forme sans le fond.
-
-Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n'emprunter
-ses qualités qu'à la qualité de la pensée et à la puissance de la
-vision.
-
-Obsédé par cette croyance absolue qu'il n'existe qu'une manière
-d'exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la
-qualifier et un verbe pour l'animer, il se livrait à un labeur
-surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce
-verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et,
-quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait
-un autre avec une invincible patience, certain qu'il ne tenait pas le
-vrai, l'unique.
-
-Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments,
-de périls, de fatigues. Il allait s'asseoir à sa table avec la peur et
-le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant
-des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse
-patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d'enfant.
-
-Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée
-entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, dont
-la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une
-légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, couvrant
-le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de cheveux
-bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre
-en drap brun l'enveloppait tout entier; et sa figure rouge, que coupait
-une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un
-furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands cils sombres
-courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases,
-consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l'effet comme
-un chasseur à l'affût.
-
-Puis il se mettait à écrire, lentement, s'arrêtant sans cesse,
-recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant
-des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et,
-sous l'effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.
-
-Quelquefois, jetant dans un grand plat d'étain oriental rempli de
-plumes d'oie soigneusement taillées la plume qu'il tenait à la main,
-il prenait la feuille de papier, l'élevait à la hauteur du regard,
-et, s'appuyant sur un coude, déclamait d'une voix mordante et haute.
-Il écoutait le rythme de sa prose, s'arrêtait comme pour saisir une
-sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances,
-disposait les virgules avec science comme les haltes d'un long chemin.
-
- Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les
- nécessités de la respiration. Je sais qu'elle est bonne lorsqu'elle
- peut être lue tout haut.
-
- Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des _Dernières
- Chansons_ de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve; elles
- oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent
- ainsi en dehors des conditions de la vie.
-
-Mille préoccupations l'assiégeaient en même temps, l'obsédaient et
-toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit:
-«Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures,
-il n'y a qu'une expression, qu'une tournure et qu'une forme pour
-exprimer ce que je veux dire.»
-
-Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses
-muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre
-l'idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les
-tenant unis d'une indissoluble façon par la puissance de sa volonté,
-étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des
-efforts surhumains, et l'encageant, comme une bête captive, dans une
-forme solide et précise.
-
-De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la
-littérature et pour la phrase. Du moment qu'il avait construit une
-phrase avec tant de peine et de tortures, il n'admettait pas qu'on
-en pût changer un mot. Lorsqu'il lut à ses amis le conte intitulé:
-_Un cœur simple_, on lui fit quelques remarques et quelques critiques
-sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par
-confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L'idée paraissait subtile
-pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que
-l'observation était juste. Mais une angoisse le saisit: «Vous avez
-raison, dit-il, seulement... il faudrait changer ma phrase.»
-
-Le soir même, cependant, il se mit à la besogne; il passa la nuit pour
-modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour
-finir, ne changea rien, n'ayant pu construire une autre phrase dont
-l'harmonie lui parût satisfaisante.
-
-Au commencement du même conte, le dernier mot d'un alinéa, servant
-de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui
-signala cette distraction; il la reconnut, s'efforça de modifier
-le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu'il voulait, et,
-découragé, s'écria: «Tant pis pour le sens; le rythme avant tout!»
-
-Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des
-dissertations passionnées: «Dans le vers, disait-il, le poète possède
-des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité
-d'indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose,
-il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles,
-sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une puissance de
-raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour
-changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, le son du style,
-suivant les choses qu'on veut dire. Quand on sait manier cette chose
-fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et
-quand on sait modifier cette valeur selon la place qu'on leur donne,
-quand on sait attirer tout l'intérêt d'une page sur une ligne, mettre
-une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la
-position des termes qui l'expriment; quand on sait frapper avec un mot,
-un seul mot, posé d'une certaine façon, comme on frapperait avec une
-arme; quand on sait bouleverser une âme, l'emplir brusquement de joie
-ou de peur, d'enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu'en faisant
-passer un adjectif sous l'œil du lecteur, on est vraiment un artiste,
-le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur.»
-
-Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique;
-il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les
-déclamait d'une voix tonnante, grisé par la prose, faisant sonner
-les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le
-ravissaient: il les répétait cent fois, s'étonnant toujours de leur
-justesse, et déclarant: «Il faut être un homme de génie pour trouver
-des adjectifs pareils.»
-
-Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l'amour
-de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion,
-l'amour des lettres, a empli sa vie jusqu'à son dernier jour. Il les
-aima furieusement, d'une façon absolue, unique.
-
-Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à
-l'art. C'est la gloire qu'on poursuit souvent, la gloire rayonnante
-qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s'exalter les têtes,
-battre des mains, et captive les cœurs des femmes.
-
-Plaire aux femmes! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être
-par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être
-d'exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré,
-ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés! Entrer, partout
-où l'on va, précédé d'une renommée, d'un respect et d'une adulation,
-et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi.
-C'est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange
-et difficile de reproduire et d'interpréter la nature par des moyens
-artificiels.
-
-D'autres ont poursuivi l'argent, soit pour lui-même, soit pour les
-satisfactions qu'il donne: le luxe de l'existence et les délicatesses
-de la table.
-
-Gustave Flaubert a aimé les lettres d'une façon si absolue que, dans
-son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n'a pu trouver
-place.
-
-Jamais il n'eut d'autres préoccupations ni d'autres désirs; il était
-presque impossible qu'il parlât d'autre chose. Son esprit, obsédé par
-des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait
-inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.
-
-Il vivait seul presque toute l'année, travaillant sans répit, sans
-interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures,
-et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous
-les volumes qu'il avait fouillés. Sa mémoire, d'ailleurs, était
-merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l'alinéa où il
-avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage
-presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.
-
-Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété
-de Croisset, près Rouen. C'était une jolie maison blanche, de style
-ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d'un jardin
-magnifique qui s'étendait par derrière et escaladait, par des chemins
-rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet
-de travail, on voyait passer tout près, comme s'ils allaient toucher
-les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers
-Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement
-muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous
-les pays dont on rêve.
-
-Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenêtre sa
-large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. A gauche, les
-mille clochers de Rouen dessinaient dans l'espace leurs silhouettes
-de pierre, leurs profils travaillés; un peu plus à droite, les mille
-cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs
-festons de fumée. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus
-haute des pyramides d'Égypte, regardait de l'autre côté de l'eau la
-flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.
-
-En face s'étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches
-blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt
-sur une grande côte fermait l'horizon que parcourait la calme rivière
-large, pleine d'îles plantées d'arbres, descendant vers la mer et
-disparaissant au loin dans une courbe de l'immense vallée.
-
-Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu
-depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin,
-ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le
-voir, il se promenait avec lui le long d'une grande allée de tilleuls,
-plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces
-causeries.
-
-Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu'il
-avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres.
-
-Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la
-rivière. Il était très vaste, n'ayant pour ornement que des livres,
-quelques portraits d'amis et quelques souvenirs de voyages; des corps
-de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu'un domestique naïf avait
-ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d'ambre d'Orient,
-un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de
-ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable
-buste de Pradier, représentant la sœur de Gustave, Caroline Flaubert,
-morte toute jeune femme, et, par terre, d'un côté un immense divan turc
-couvert de coussins, de l'autre une magnifique peau d'ours blanc.
-
-Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin; se levait
-pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent
-une heure ou deux dans l'après-midi; mais il veillait jusqu'à trois ou
-quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne,
-dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand
-appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes
-d'un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient, comme
-d'un phare, des fenêtres de «Monsieur Gustave».
-
-Il s'était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On
-le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes
-singuliers effaraient les yeux et les esprits.
-
-Il était toujours vêtu, pour travailler, d'un large pantalon, noué
-par une cordelière de soie à la ceinture et d'une immense robe de
-chambre tombant jusqu'à terre. Ce vêtement, qu'il avait adopté non
-par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun
-l'hiver, et l'été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs.
-Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche,
-rentraient déçus dans leur espoir quand ils n'avaient pu voir, du pont
-du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute
-fenêtre.
-
-Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde.
-Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours
-au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait
-curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l'amusait,
-leur étonnement le dilatait; il lisait sur les figures les caractères,
-le tempérament, la bêtise de chacun.
-
-On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.
-
-Il faisait de ce mot _bourgeois_ le synonyme de _bêtise_ et le
-définissait ainsi: «J'appelle bourgeois quiconque pense bassement.» Ce
-n'est donc nullement à la classe bourgeoise qu'il en voulait, mais à
-une sorte particulière de bêtise qu'on rencontre le plus souvent dans
-cette classe. Il avait, du reste, pour le «bon peuple» un mépris aussi
-complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l'ouvrier
-qu'avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire
-que de la sottise mondaine. L'ignorance, d'où viennent les croyances
-absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous
-les préjugés, tout l'arsenal des opinions communes ou élégantes,
-l'exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d'autres, de
-l'universelle niaiserie, de l'infériorité intellectuelle du plus
-grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale
-excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides
-que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d'un salon où la
-médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé,
-accablé, comme si on l'eût roué de coups, devenu lui-même idiot,
-affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée
-des autres.
-
-Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché
-que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise
-humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les
-grands malheurs intimes et secrets.
-
-Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à
-le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi qu'un chasseur
-poursuit sa proie, l'atteignant jusqu'au fond des plus grands cerveaux.
-Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil
-rapide tombait dessus, qu'elle se cachât dans les colonnes d'un journal
-ou même entre les lignes d'un beau livre. Il en arrivait parfois à un
-tel degré d'exaspération, qu'il aurait voulu détruire la race humaine.
-
-La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d'autre chose. La saveur
-amère qui s'en dégage n'est que cette constante constatation de la
-médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la
-note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot,
-par une simple intention, par l'accent d'une scène ou d'un dialogue.
-Il emplit le lecteur intelligent d'une mélancolie désolée devant la
-vie. Le malaise inexpliqué qu'ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant
-l'_Éducation sentimentale_ n'était que la sensation irraisonnée de
-cette éternelle misère des pensées montrée à nu dans les crânes.
-
-Il disait quelquefois qu'il aurait pu appeler ce livre «les Fruits
-secs», pour en faire mieux comprendre l'intention. Chaque homme, en
-le lisant, se demande avec inquiétude s'il n'est pas un des tristes
-personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses
-personnelles, intimes et navrantes.
-
-Après l'énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour:
-«Et tout cela dans l'unique but de cracher sur mes contemporains le
-dégoût qu'ils m'inspirent! Je vais enfin dire ma manière de penser,
-exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger
-mon indignation!»
-
-Ce mépris d'idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité
-commune était accompagné d'une admiration véhémente pour les gens
-supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou la nature de
-leur érudition. N'ayant jamais aimé que la Pensée, il en respectait
-toutes les manifestations; et ses lectures s'étendaient aux livres qui
-semblaient ordinairement le plus étrangers à l'art littéraire. Il se
-fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan;
-le nom seul de Victor Hugo l'emplissait d'enthousiasme; il avait pour
-amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot; son salon de
-Paris était des plus curieux.
-
-Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu'à sept, dans un
-appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs
-étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot
-d'art.
-
-Dès qu'un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait
-sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées
-et noires d'écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait
-et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les
-objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque
-toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.
-
-Le premier venu était souvent Ivan Tourguéneff, qu'il embrassait comme
-un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le
-romancier français d'une affection profonde et rare. Des affinités de
-talent, de philosophie et d'esprit, des similitudes de goûts, de vie et
-de rêves, une conformité de tendances littéraires, d'idéalisme exalté
-d'admiration et d'érudition, mettaient entre eux tant de points de
-contact incessants qu'ils éprouvaient l'un et l'autre, en se revoyant,
-une joie du cœur plus encore peut-être qu'une joie de l'intelligence.
-
-Tourguéneff s'enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d'une
-voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses
-dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l'écoutait avec
-religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large
-œil bleu aux pupilles mouvantes, et il répondait de sa voix sonore,
-qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux
-guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de
-la vie courante et ne s'éloignait guère des choses et de l'histoire
-littéraires. Souvent Tourguéneff était chargé de livres étrangers et
-traduisait couramment des poèmes de Gœthe, de Pouchkine ou de Swinburne.
-
-D'autres personnes arrivaient peu à peu: M. Taine, le regard caché
-derrière ses lunettes, l'allure timide, apportait des documents
-historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur
-d'archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil
-perçant de philosophe.
-
-Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l'Institut, administrateur de la
-bibliothèque Mazarine; Georges Pouchet, professeur d'anatomie comparée
-au Muséum d'histoire naturelle; Claudius Popelin, le maître émailleur;
-Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d'art, esprit subtil
-et charmant.
-
-Puis, c'est Alphonse Daudet, qui apporte l'air de Paris, du Paris
-vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des
-silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie
-charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son
-esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la
-science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa
-tête, jolie, très fine, est couverte d'un flot de cheveux d'ébène qui
-descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule
-souvent les pointes aiguës. L'œil, longuement fendu, mais peu ouvert,
-laisse passer un regard noir comme de l'encre, vague quelquefois par
-suite d'une myopie excessive. Sa voix chante un peu; il a le geste vif,
-l'allure mobile, tous les signes d'un fils du Midi.
-
-Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et
-toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil
-et cherche d'un coup d'œil sur les figures l'état des esprits, le
-ton et l'allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe
-sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute
-attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une
-griserie d'artistes emporte les causeurs et les lance en ces théories
-excessives et paradoxales chères aux hommes d'imagination vive, il
-devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un «mais...»
-étouffé dans les grands éclats; puis, quand la poussée lyrique de
-Flaubert s'est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d'une
-voix calme, avec des mots paisibles.
-
-Il est de taille moyenne, un peu gros, d'aspect bonhomme et obstiné.
-Sa tête, très semblable à celles qu'on retrouve dans beaucoup de vieux
-tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de
-puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un
-front très développé, et le nez droit s'arrête, coupé comme par un
-coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d'une
-moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais
-énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard
-noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu'un
-pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d'une façon drôle et
-moqueuse.
-
-D'autres arrivent encore: voici l'éditeur Charpentier. Sans quelques
-cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour
-un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement
-pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte
-la moustache seule. Il rit volontiers d'un rire jeune et sceptique
-et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui
-s'empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille
-choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de
-Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux
-légers entourent d'un nuage blond une face pâle et fine. Causeur
-incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus
-fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à
-Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit.
-Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de
-Théophile Gautier. Voici José-Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur
-de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps.
-Voici Huysmans, Hennique, Céard, d'autres encore, Léon Cladel le
-styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze.
-
-Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et
-mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un
-grand caractère de hauteur et de noblesse.
-
-Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un
-peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille
-étrangement dilatée.
-
-Il a l'aspect gentilhomme, l'air fin et nerveux des gens de race. Il
-est (on le sent) du monde, et du meilleur. C'est Edmond de Goncourt.
-Il s'avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu'il garde
-partout avec lui, tandis qu'il tend à ses amis son autre main restée
-libre.
-
-Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.
-
-C'est alors qu'il fallait voir Gustave Flaubert.
-
-Avec des gestes larges où il paraissait s'envoler, allant de l'un à
-l'autre d'un seul pas qui traversait l'appartement, sa longue robe de
-chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile
-brune d'une barque de pêche, plein d'exaltations, d'indignations,
-de flamme véhémente, d'éloquence retentissante, il amusait par ses
-emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son
-érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait
-une discussion d'un mot clair et profond, parcourait les siècles d'un
-bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes
-de même race, deux enseignements de même nature, d'où il faisait
-jaillir une lumière comme lorsqu'on heurte deux pierres pareilles.
-
-Puis ses amis partaient l'un après l'autre. Il les accompagnait dans
-l'antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant
-les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire
-affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de
-Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer
-son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui
-recevait tous les dimanches.
-
-Il aimait le monde, bien qu'il s'indignât des conversations qu'il y
-entendait; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle,
-bien qu'il les jugeât sévèrement de loin et qu'il répétât souvent la
-phrase de Proudhon: «La femme est la désolation du juste»; il aimait le
-grand luxe, l'élégance somptueuse, l'apparat, bien qu'il vécût on ne
-peut plus simplement.
-
-Dans l'intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait
-descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces,
-les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d'un
-rire content, franc, profond; et ce rire semblait même plus naturel
-chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l'humanité. Il
-aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à
-Croisset, c'était un bonheur pour lui et il préparait la réception de
-loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait
-la table fine et les choses délicates.
-
-Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n'était pas innée
-chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la
-bêtise, car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein
-d'élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement,
-sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la
-mélancolie ne prend jamais l'allure désolée qu'elle a chez certains
-Allemands et chez certains Anglais.
-
-Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d'une longue et puissante
-passion? Il l'eut, cette passion, jusqu'à sa mort. Il avait donné, dès
-sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il
-usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des
-nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d'ardeur, défaillant de
-fatigue après ces heures d'amour épuisant et violent, et repris, chaque
-matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.
-
-Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de
-travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands
-passionnés que dévore toujours leur passion.
-
- GUY DE MAUPASSANT.
-
-
-
-
-BOUVARD ET PÉCUCHET
-
-
-
-
-I
-
-
-Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard
-Bourdon se trouvait absolument désert.
-
-Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en
-ligne droite son eau couleur d'encre. Il y avait au milieu un bateau
-plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
-
-Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers,
-le grand ciel pur se découpait en plaques d'outremer, et, sous la
-réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d'ardoises,
-les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin
-dans l'atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le désœuvrement
-du dimanche et la tristesse des jours d'été.
-
-Deux hommes parurent.
-
-L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes. Le plus
-grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet
-déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps
-disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une
-casquette à visière pointue.
-
-Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s'assirent, à la
-même minute, sur le même banc.
-
-Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leur coiffure, que chacun posa
-près de soi; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son
-voisin: Bouvard; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la
-casquette du particulier en redingote le mot: Pécuchet.
-
-«Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d'inscrire notre nom
-dans nos couvre-chefs.
-
---Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau!
-
---C'est comme moi, je suis employé.»
-
-Alors ils se considérèrent.
-
-L'aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.
-
-Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage
-coloré. Un pantalon à grand pont, qui godait par le bas sur des
-souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la
-ceinture; et ses cheveux blonds, frisés d'eux-mêmes en boucles légères,
-lui donnaient quelque chose d'enfantin.
-
-Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.
-
-L'air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.
-
-On aurait dit qu'il portait une perruque, tant les mèches garnissant
-son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait tout en
-profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes prises dans
-des tuyaux de lasting manquaient de proportion avec la longueur du
-buste, et il avait une voix forte, caverneuse.
-
-Cette exclamation lui échappa: «Comme on serait bien à la campagne!»
-
-Mais la banlieue, selon Bouvard, était assommante par le tapage des
-guinguettes. Pécuchet pensait de même. Il commençait néanmoins à se
-sentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi.
-
-Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l'eau
-hideuse, où une botte de paille flottait, sur la cheminée d'une usine
-se dressant à l'horizon; des miasmes d'égout s'exhalaient. Ils se
-tournèrent de l'autre côté. Alors ils eurent devant eux les murs du
-Grenier d'abondance.
-
-Décidément (et Pécuchet en était surpris) on avait encore plus chaud
-dans les rues que chez soi!
-
-Bouvard l'engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du
-qu'en dira-t-on!
-
-Tout à coup, un ivrogne traversa en zigzag le trottoir; et, à propos
-des ouvriers, ils entamèrent une conversation politique. Leurs opinions
-étaient les mêmes, bien que Bouvard fût peut-être plus libéral.
-
-Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un tourbillon de
-poussière: c'étaient trois calèches de remise qui s'en allaient vers
-Bercy, promenant une mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate
-blanche, des dames enfouies jusqu'aux aisselles dans leur jupon, deux
-ou trois petites filles, un collégien. La vue de cette noce amena
-Bouvard et Pécuchet à parler des femmes, qu'ils déclarèrent frivoles,
-acariâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent meilleures que
-les hommes; d'autres fois, elles étaient pires. Bref, il valait mieux
-vivre sans elles; aussi Pécuchet était resté célibataire.
-
-«Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants!
-
---C'est peut-être un bonheur pour vous? Mais la solitude, à la longue,
-était bien triste.»
-
-Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. Blême,
-les cheveux noirs et marquée de petite vérole, elle s'appuyait sur le
-bras du militaire, en traînant des savates et balançant les hanches.
-
-Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une expression obscène.
-Pécuchet devint très rouge, et, sans doute pour s'éviter de répondre,
-lui désigna du regard un prêtre qui s'avançait.
-
-L'ecclésiastique descendit avec lenteur l'avenue des maigres ormeaux
-jalonnant le trottoir, et Bouvard, dès qu'il n'aperçut plus le
-tricorne, se déclara soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet,
-sans les absoudre, montra quelque déférence pour la religion.
-
-Cependant le crépuscule tombait, et des persiennes en face s'étaient
-relevées. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnèrent.
-
-Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux
-anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles.
-Ils dénigrèrent le corps des ponts et chaussées, la régie des tabacs,
-le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre humain, comme
-des gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l'autre
-retrouvait des parties de lui-même oubliées. Et bien qu'ils eussent
-passé l'âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau,
-une sorte d'épanouissement, le charme des tendresses à leur début.
-
-Vingt fois ils s'étaient levés, s'étaient rassis et avaient fait la
-longueur du boulevard, depuis l'écluse d'amont jusqu'à l'écluse d'aval,
-chaque fois voulant s'en aller, n'en ayant pas la force, retenus par
-une fascination.
-
-Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand
-Bouvard dit tout à coup: «Ma foi! si nous dînions ensemble?
-
---J'en avais l'idée! reprit Pécuchet, mais je n'osais pas vous le
-proposer!»
-
-Et il se laissa conduire, en face de l'Hôtel de Ville, dans un petit
-restaurant où l'on serait bien.
-
-Bouvard commanda le menu.
-
-Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps.
-Ce fut l'objet d'une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent
-les avantages des sciences: que de choses à connaître, que de
-recherches..., si on avait le temps! Hélas! le gagne-pain l'absorbait;
-et ils levèrent les bras d'étonnement; ils faillirent s'embrasser
-par-dessus la table en découvrant qu'ils étaient, tous les deux,
-copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère
-de la marine; ce qui ne l'empêchait pas de consacrer, chaque soir,
-quelques moments à l'étude. Il avait noté des fautes dans l'ouvrage
-de M. Thiers, et il parla avec les plus grands respects d'un certain
-Dumouchel, professeur.
-
-Bouvard l'emportait par d'autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux
-et la manière dont il battait la rémolade décelaient le roquentin plein
-d'expérience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l'aisselle,
-en débitant des choses qui faisaient rire Pécuchet. C'était un rire
-particulier, une seule note très basse, toujours la même, poussée à de
-longs intervalles. Celui de Bouvard était continu, sonore, découvrait
-ses dents, lui secouait les épaules, et les consommateurs, à la porte,
-s'en retournaient.
-
-Le repas fini, ils allèrent prendre le café dans un autre
-établissement. Pécuchet, en contemplant les becs de gaz, gémit sur le
-débordement du luxe, puis, d'un geste dédaigneux, écarta les journaux.
-Bouvard était plus indulgent à leur endroit. Il aimait tous les
-écrivains en général et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour
-être acteur.
-
-Il voulut faire des tours d'équilibre avec une queue de billard et
-deux boules d'ivoire, comme en exécutait Barberou, un de ses amis.
-Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre
-les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui
-se levait toutes les fois pour les chercher à quatre pattes sous les
-banquettes, finit par se plaindre. Pécuchet eut une querelle avec lui;
-le limonadier survint,--il n'écouta pas ses excuses et même chicana
-sur la consommation.
-
-Il proposa ensuite de terminer la soirée paisiblement dans son
-domicile, qui était tout près, rue Saint-Martin.
-
-A peine entré, il endossa une manière de camisole en indienne et fit
-les honneurs de son appartement.
-
-Un bureau de sapin, placé juste dans le milieu, incommodait par
-ses angles; et, tout autour, sur des planchettes, sur les trois
-chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins, se trouvaient
-pêle-mêle plusieurs volumes de l'_Encyclopédie Roret_, le _Manuel
-du magnétiseur_, un Fénelon, d'autres bouquins, avec des tas de
-paperasses, deux noix de coco, diverses médailles, un bonnet turc
-et des coquilles rapportées du Havre par Dumouchel. Une couche de
-poussière veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La
-brosse pour les souliers traînait au bord du lit, dont les draps
-pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la
-fumée de la lampe.
-
-Bouvard, à cause de l'odeur sans doute, demanda la permission d'ouvrir
-la fenêtre.
-
-«Les papiers s'envoleraient!» s'écria Pécuchet, qui redoutait, en plus,
-les courants d'air.
-
-Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffée depuis le
-matin par les ardoises de la toiture.
-
-Bouvard lui dit:
-
-«A votre place, j'ôterais ma flanelle!
-
---Comment!»
-
-Et Pécuchet baissa la tête, s'effrayant à l'hypothèse de ne plus avoir
-son gilet de santé.
-
-«Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l'air extérieur vous
-rafraîchira.»
-
-Enfin Pécuchet repassa ses bottes en grommelant: «Vous m'ensorcelez, ma
-parole d'honneur!» Et, malgré la distance, il l'accompagna jusque chez
-lui, au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la Tournelle.
-
-La chambre de Bouvard, bien cirée, avec des rideaux de percale et des
-meubles en acajou, jouissait d'un balcon ayant vue sur la rivière. Les
-deux ornements principaux étaient un porte-liqueurs au milieu de la
-commode, et, le long de la glace, des daguerréotypes représentant des
-amis; une peinture à l'huile occupait l'alcôve.
-
-«Mon oncle!» dit Bouvard.
-
-Et le flambeau qu'il tenait éclaira un monsieur.
-
-Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d'un toupet
-frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la
-chemise, du gilet de velours et de l'habit noir, l'engonçaient. On
-avait figuré des diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux
-pommettes, et il souriait d'un petit air narquois.
-
-Pécuchet ne put s'empêcher de dire:
-
-«On le prendrait plutôt pour votre père!
-
---C'est mon parrain», répliqua Bouvard négligemment, ajoutant qu'il
-s'appelait de ses noms de baptême François-Denys-Bartholomée. Ceux
-de Pécuchet étaient Juste-Romain-Cyrille,--et ils avaient le même
-âge: quarante-sept ans. Cette coïncidence leur fit plaisir, mais les
-surprit, chacun ayant cru l'autre beaucoup moins jeune. Ensuite,
-ils admirèrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont
-merveilleuses.
-
-«Car, enfin, si nous n'étions pas sortis tantôt pour nous promener,
-nous aurions pu mourir avant de nous connaître!»
-
-Et, s'étant donné l'adresse de leurs patrons, ils se souhaitèrent une
-bonne nuit.
-
-«N'allez pas voir les dames!» cria Bouvard dans l'escalier.
-
-Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole.
-
-Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères, Tissus d'Alsace,
-rue Hautefeuille, 92, une voix appela:
-
-«Bouvard! Monsieur Bouvard!»
-
-Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet, qui
-articula plus fort:
-
-«Je ne suis pas malade! Je l'ai retirée!
-
---Quoi donc?
-
---Elle!» dit Pécuchet, en désignant sa poitrine.
-
-Tous les propos de la journée, avec la température de l'appartement et
-les labeurs de la digestion, l'avaient empêché de dormir, si bien que,
-n'y tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin, il
-s'était rappelé son action, heureusement sans conséquence, et il venait
-en instruire Bouvard, qui, par là, fut placé dans son estime à une
-prodigieuse hauteur.
-
-Il était le fils d'un petit marchand et n'avait pas connu sa mère,
-morte très jeune. On l'avait, à quinze ans, retiré de pension pour
-le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron
-fut envoyé aux galères; histoire farouche qui lui causait encore de
-l'épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états: élève en
-pharmacie, maître d'étude, comptable sur un des paquebots de la haute
-Seine. Enfin, un chef de division, séduit par son écriture, l'avait
-engagé comme expéditionnaire; mais la conscience d'une instruction
-défectueuse, avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritait
-son humeur; et il vivait complètement seul, sans parents, sans
-maîtresse. Sa distraction était, le dimanche, d'inspecter les travaux
-publics.
-
-Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la
-Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui était son oncle, l'avait
-emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. A sa majorité, on lui
-versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une
-boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait
-en emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la
-paresse, avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l'inspiration
-d'utiliser sa belle main; et, depuis onze ans, il se tenait dans la
-même place, chez MM. Descambos frères, Tissus, rue Hautefeuille, 92.
-Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le
-fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n'en attendait
-plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui
-permettaient d'aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet.
-
-Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils
-s'étaient tout de suite accrochés par des fibres secrètes. D'ailleurs,
-comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle particularité, telle
-imperfection, indifférente ou odieuse dans celui-ci, enchante-t-elle
-dans celui-là? Ce qu'on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes
-les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent.
-
-Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l'un
-paraissait, l'autre fermait son pupitre, et ils s'en allaient ensemble
-dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que
-Pécuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait
-les talons, semblait glisser sur des roulettes. De même leurs goûts
-particuliers s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le
-fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne
-mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre
-dans le café. L'un était confiant, étourdi, généreux; l'autre discret,
-méditatif, économe.
-
-Pour lui être agréable, Bouvard voulut faire faire à Pécuchet
-la connaissance de Barberou. C'était un ancien commis voyageur,
-actuellement boursier, très bon enfant, patriote, ami des dames, et
-qui affectait le langage faubourien. Pécuchet le trouva déplaisant et
-il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur (car il avait publié
-une petite mnémotechnie) donnait des leçons de littérature dans un
-pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la
-tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard.
-
-Aucun des deux n'avait caché à l'autre son opinion. Chacun en reconnut
-la justesse. Leurs habitudes changèrent, et, quittant leur pension
-bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours.
-
-Ils faisaient des réflexions sur les pièces de théâtre dont on parlait,
-sur le gouvernement, la cherté des vivres, les fraudes du commerce.
-De temps à autre, l'histoire du Collier ou le procès de Fualdès
-revenait dans leurs discours; et puis, ils cherchaient les causes de la
-Révolution.
-
-Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent
-le Conservatoire des arts et métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les
-Invalides et toutes les collections publiques.
-
-Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l'avoir perdu,
-se donnant pour deux étrangers, deux Anglais.
-
-Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant
-les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec
-indifférence devant les métaux; les fossiles les firent rêver, la
-conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les
-vitres et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient
-des poisons. Ce qu'ils admirèrent du cèdre, c'est qu'on l'eût apporté
-dans un chapeau.
-
-Ils s'efforcèrent, au Louvre, de s'enthousiasmer pour Raphaël. A la
-grande Bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact des
-volumes.
-
-Une fois, ils entrèrent au cours d'arabe du Collège de France, et
-le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de
-prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses
-d'un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une
-séance de l'Académie. Ils s'informaient des découvertes, lisaient les
-prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa.
-Au fond d'un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des
-choses à la fois confuses et merveilleuses.
-
-En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n'avoir pas vécu
-à l'époque où il servait, bien qu'ils ignorassent absolument cette
-époque-là. D'après de certains noms, ils imaginaient des pays d'autant
-plus beaux qu'ils n'en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les
-titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un
-mystère.
-
-Et, ayant plus d'idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une
-malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de
-partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la
-campagne.
-
-Un dimanche ils se mirent en marche dès le matin, et, passant par
-Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils
-vagabondèrent entre les vignes, arrachèrent des coquelicots au bord
-des champs, dormirent sur l'herbe, burent du lait, mangèrent sous les
-acacias des guinguettes, et rentrèrent fort tard, poudreux, exténués,
-ravis. Ils renouvelèrent souvent ces promenades. Les lendemains
-étaient si tristes, qu'ils finirent par s'en priver.
-
-La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le
-grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les
-mêmes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en
-moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours
-après l'heure et reçurent des semonces.
-
-Autrefois, ils se trouvaient presque heureux; mais leur métier les
-humiliait depuis qu'ils s'estimaient davantage, et ils se renforçaient
-dans ce dégoût, s'exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet
-contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la
-morosité de Pécuchet.
-
-«J'ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques! disait
-l'un.
-
---Autant être chiffonnier!» s'écriait l'autre.
-
-Quelle situation abominable! Et nul moyen d'en sortir! Pas même
-d'espérance!
-
-Un après-midi (c'était le 20 janvier 1839), Bouvard étant à son
-comptoir reçut une lettre, apportée par le facteur.
-
-Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait, et il tomba
-évanoui sur le carreau.
-
-Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cravate. On envoya chercher
-un médecin. Il rouvrit les yeux; puis aux questions qu'on lui faisait:
-
-«Ah!... c'est que... c'est que... un peu d'air me soulagera. Non!
-laissez-moi! permettez!»
-
-Et, malgré sa corpulence, il courut tout d'une haleine jusqu'au
-ministère de la marine, se passant la main sur le front, croyant
-devenir fou, tâchant de se calmer.
-
-Il fit demander Pécuchet.
-
-Pécuchet parut.
-
-«Mon oncle est mort! j'hérite!
-
---Pas possible!»
-
-Bouvard montra les lignes suivantes:
-
- Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839.
-
- ÉTUDE
- DE
- Me TARDIVEL
- Notaire
-
- MONSIEUR,
-
- Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance
- du testament de votre père naturel, M. François-Denys-Bartholomée
- Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette
- commune le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur
- une disposition très importante.
-
- Agréez, monsieur, l'assurance de mes respects.
-
- TARDIVEL,
-
- Notaire.
-
-Pécuchet fut obligé de s'asseoir sur une borne dans la cour. Puis il
-rendit le papier en disant lentement:
-
-«Pourvu... que ce ne soit pas... quelque farce!
-
---Tu crois que c'est une farce!» reprit Bouvard d'une voix étranglée,
-pareille à un râle de moribond.
-
-Mais le timbre de la poste, le nom de l'étude en caractères
-d'imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l'authenticité de
-la nouvelle;--et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la
-bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes.
-
-L'espace leur manquait. Ils allèrent jusqu'à l'Arc de Triomphe,
-revinrent par le bord de l'eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était
-très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et,
-pendant cinq minutes, déraisonna complètement.
-
-Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se monter...
-
-«Ah! ce serait trop beau! n'en parlons plus.»
-
-Ils en reparlaient. Rien n'empêchait de demander tout de suite des
-explications. Bouvard écrivit au notaire pour en avoir.
-
-Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi:
-
- «En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon
- fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi.»
-
-Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l'avait tenu à
-l'écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu; et le neveu
-l'avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s'en tenir.
-Vers la quarantaine, M. Bouvard s'était marié, puis était devenu veuf.
-Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues, un
-remords l'avait pris sur l'abandon où il laissait depuis tant d'années
-son autre enfant. Il l'eût même fait venir chez lui, sans l'influence
-de sa cuisinière. Elle le quitta, grâce aux manœuvres de la famille,
-et, dans son isolement, près de mourir, il voulut réparer ses torts en
-léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu'il pouvait de sa
-fortune. Elle s'élevait à la moitié d'un million, ce qui faisait pour
-le copiste deux cent cinquante mille francs. L'aîné des frères, M.
-Étienne, avait annoncé qu'il respecterait le testament.
-
-Bouvard tomba dans une sorte d'hébétude. Il répétait à voix basse,
-en souriant du sourire paisible des ivrognes: «Quinze mille livres
-de rente!» et Pécuchet, dont la tête pourtant était plus forte, n'en
-revenait pas.
-
-Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel. L'autre
-fils, M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant
-la justice, et même d'attaquer le legs s'il le pouvait, exigeant au
-préalable scellés, inventaire, nomination d'un séquestre, etc.! Bouvard
-en eut une maladie bilieuse. A peine convalescent, il s'embarqua pour
-Savigny, d'où il revint, sans conclusion d'aucune sorte et déplorant
-ses frais de voyage.
-
-Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d'espoir,
-d'exaltation et d'abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur
-Alexandre s'apaisant, Bouvard entra en possession de l'héritage.
-
-Son premier cri avait été: «Nous nous retirerons à la campagne» et
-ce mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l'avait trouvé tout
-simple. Car l'union de ces deux hommes était absolue et profonde.
-
-Mais comme il ne voulait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne
-partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans, n'importe! Il demeura
-inflexible et la chose fut décidée.
-
-Pour savoir où s'établir, ils passèrent en revue toutes les provinces.
-Le Nord était fertile, mais trop froid; le Midi, enchanteur par son
-climat, mais incommode, vu les moustiques, et le Centre, franchement,
-n'avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l'esprit
-cagot des habitants. Quant aux régions de l'Est, à cause du patois
-germanique, il n'y fallait pas songer. Mais il y avait d'autres pays.
-Qu'était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois? Les
-cartes de géographie n'en disaient rien. Du reste, que leur maison
-fût dans tel endroit ou dans tel autre, l'important, c'est qu'ils en
-auraient une.
-
-Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d'une plate-bande,
-émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant
-des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l'alouette pour suivre
-les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient
-faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les
-ruches et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur
-des foins coupés. Plus d'écritures! plus de chefs! plus même de terme
-à payer!--Car ils posséderaient un domicile à eux!--et ils mangeraient
-les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin,--et
-dîneraient en gardant leurs sabots!--«Nous ferons tout ce qu'il nous
-plaira! nous laisserons pousser notre barbe!»
-
-Ils s'achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses
-«qui pourraient peut-être servir», telles qu'une boîte à outils
-(il en faut toujours dans une maison), ensuite des balances, une
-chaîne d'arpenteur, une baignoire en cas qu'ils ne fussent malades,
-un thermomètre et même un baromètre «système Gay-Lussac» pour des
-expériences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne
-serait pas mal non plus (car on ne peut pas toujours travailler
-dehors) d'avoir quelques bons ouvrages de littérature,--et ils en
-cherchèrent,--fort embarrassés parfois de savoir si tel livre était
-vraiment «un livre de bibliothèque». Bouvard tranchait la question.
-
-«Eh! nous n'aurons pas besoin de bibliothèque.
-
---D'ailleurs, j'ai la mienne», disait Pécuchet.
-
-D'avance, ils s'organisaient. Bouvard emporterait ses meubles; Pécuchet
-sa grande table noire; on tirerait parti des rideaux, et avec un peu de
-batterie de cuisine ce serait bien suffisant.
-
-Ils s'étaient juré de taire tout cela, mais leur figure rayonnait.
-Aussi leurs collègues les trouvaient drôles. Bouvard, qui écrivait
-étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa
-bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d'un air
-malin ses lourdes paupières. Pécuchet, juché sur un grand tabouret de
-paille, soignait toujours les jambages de sa longue écriture,--mais,
-en gonflant les narines, pinçait les lèvres, comme s'il avait peur de
-lâcher son secret.
-
-Après dix-huit mois de recherches, ils n'avaient rien trouvé. Ils
-firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens
-jusqu'à Évreux, et de Fontainebleau jusqu'au Havre. Ils voulaient une
-campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site
-pittoresque; mais un horizon borné les attristait.
-
-Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la
-solitude.
-
-Quelquefois ils se décidaient; puis, craignant de se repentir plus
-tard, ils changeaient d'avis, l'endroit leur ayant paru malsain, ou
-exposé au vent de mer, ou trop près d'une manufacture ou d'un abord
-difficile.
-
-Barberou les sauva.
-
-Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu'on lui
-avait parlé d'un domaine, à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela
-consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de
-château et un jardin en plein rapport.
-
-Ils se transportèrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmés.
-Seulement, tant de la ferme que de la maison (l'une ne serait pas
-vendue sans l'autre), on exigeait cent quarante-trois mille francs.
-Bouvard n'en donnait que cent vingt mille.
-
-Pécuchet combattit son entêtement, le pria de céder, enfin déclara
-qu'il compléterait le surplus. C'était toute sa fortune, provenant du
-patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n'en avait soufflé
-mot, réservant ce capital pour une grande occasion.
-
-Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite.
-
-Bouvard n'était plus copiste. D'abord, il avait continué ses fonctions
-par défiance de l'avenir, mais s'en était démis, une fois certain de
-l'héritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos,
-et, la veille de son départ, il offrit un punch à tout le comptoir.
-
-Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues et sortit, le
-dernier jour, en claquant la porte brutalement.
-
-Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions,
-d'emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel!
-
-Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait
-au courant de la littérature; et, après des félicitations nouvelles,
-lui souhaita une bonne santé.
-
-Barberou se montra plus sensible en recevant l'adieu de Bouvard. Il
-abandonna exprès une partie de dominos, promit d'aller le voir là-bas,
-commanda deux anisettes et l'embrassa.
-
-Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d'air
-en se disant: «Enfin!» Les lumières des quais tremblaient dans l'eau,
-le roulement des omnibus au loin s'apaisait. Il se rappela des jours
-heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant,
-des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses
-habitudes; et il sentit une défaillance de cœur, une tristesse qu'il
-n'osait pas s'avouer.
-
-Pécuchet, jusqu'à deux heures du matin, se promena dans sa chambre. Il
-ne reviendrait plus là; tant mieux! et cependant, pour laisser quelque
-chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée.
-
-Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments
-de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un
-caléfacteur, la baignoire et trois fûts de bourgogne iraient, par la
-Seine, jusqu'au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard,
-qui les attendrait, les ferait parvenir à Chavignolles.
-
-Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les
-bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une
-voiture de déménagement qui s'acheminerait par Nonancourt, Verneuil et
-Falaise. Pécuchet voulut l'accompagner.
-
-Il s'installa auprès du conducteur, sur la banquette, et, couvert
-de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa
-chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de
-la capitale.
-
-Le mouvement et la nouveauté du voyage l'occupèrent les premières
-heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes
-avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d'exécrables
-auberges, et, bien qu'ils répondissent de tout, Pécuchet, par excès de
-prudence, couchait dans les mêmes gîtes.
-
-Le lendemain, on repartait dès l'aube; et la route, toujours la même,
-s'allongeait en montant jusqu'au bord de l'horizon. Les mètres de
-cailloux se succédaient, les fossés étaient pleins d'eau, la campagne
-s'étalait par grandes surfaces d'un vert monotone et froid, des nuages
-couraient dans le ciel, de temps à autre la pluie tombait. Le troisième
-jour, des bourrasques s'élevèrent. La bâche du chariot, mal attachée,
-claquait au vent comme la voile d'un navire. Pécuchet baissait la
-figure sous sa casquette, et, chaque fois qu'il ouvrait sa tabatière,
-il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complètement.
-Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui tout son bagage
-et prodiguait les recommandations. Voyant qu'elles ne servaient à rien,
-il changea de tactique; il fit le bon enfant, eut des complaisances;
-dans les montées pénibles, il poussait à la roue avec les hommes; il
-en vint jusqu'à leur payer le gloria après les repas. Dès lors, ils
-filèrent plus lestement, si bien qu'aux environs de Gauburge l'essieu
-se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet visita tout de suite
-l'intérieur; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les
-bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbéciles; et la journée
-suivante fut perdue à cause du charretier qui se grisa; mais il n'eut
-pas la force de se plaindre, la coupe d'amertume étant remplie.
-
-Bouvard n'avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore
-une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la
-dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen; il
-s'était trompé de diligence.
-
-Le soir, toutes les places pour Caen étaient retenues; ne sachant que
-faire, il alla au théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins,
-disant qu'il était retiré du négoce et nouvellement acquéreur d'un
-domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen, ses
-ballots n'y étaient pas. Il les reçut le dimanche et les expédia sur
-une charrette, ayant prévenu le fermier qu'il les suivrait de quelques
-heures.
-
-A Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval
-de renfort, et jusqu'au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de
-Bretteville, ayant quitté la grand'route, il s'engagea dans un chemin
-de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles.
-Cependant les ornières s'effaçaient; elles disparurent, et ils se
-trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir?
-Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue,
-s'avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes,
-les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa
-route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à
-coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s'élança pour
-le rejoindre. Bouvard était dedans.
-
-Mais où pouvait être la voiture de déménagement? Pendant une heure
-ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils
-arrivèrent à Chavignolles.
-
-Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans
-la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur
-la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils
-s'attablèrent.
-
-On leur avait préparé une soupe à l'oignon, un poulet, du lard et des
-œufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à
-autre s'informer de leurs goûts. Ils répondaient: «Oh! très bon, très
-bon!» et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, tout les
-délecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant
-ils promenaient autour d'eux un regard de satisfaction, en mangeant sur
-la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures étaient rougies
-par le grand air. Ils tendaient leur ventre; ils s'appuyaient sur le
-dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se répétaient: «Nous y
-voilà donc! quel bonheur! il me semble que c'est un rêve!»
-
-Bien qu'il fût minuit, Pécuchet eut l'idée de faire un tour dans
-le jardin. Bouvard ne s'y refusa pas. Ils prirent la chandelle
-et, l'abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des
-plates-bandes. Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes:
-«Tiens, des carottes! Ah! des choux!»
-
-Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des
-bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur, et
-les deux ombres de leur corps s'y dessinaient agrandies, en répétant
-leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit
-était complètement noire, et tout se tenait immobile dans un grand
-silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta.
-
-Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier
-de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d'en
-faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise.
-
-Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis
-s'endormirent, Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue;
-Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d'un bonnet
-de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui
-entrait par les fenêtres.
-
-
-
-
-II
-
-
-Quelle joie, le lendemain, en se réveillant! Bouvard fuma une pipe
-et Pécuchet huma une prise, qu'ils déclarèrent la meilleure de leur
-existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.
-
-On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le
-clocher de l'église; et à gauche un rideau de peupliers.
-
-Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en
-quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où
-se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles.
-D'un côté, une tonnelle aboutissait à un vigneau; de l'autre, un mur
-soutenait les espaliers; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur
-la campagne. Il y avait au delà du mur un verger; après la charmille,
-un bosquet; derrière la claire-voie, un petit chemin.
-
-Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante
-et vêtu d'un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne
-tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit
-que c'était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l'arrondissement.
-
-Les autres notables étaient: le comte de Faverges, autrefois député,
-et dont on citait les vacheries; le maire, M. Foureau, qui vendait
-du bois, du plâtre, toute espèce de choses; M. Marescot, le notaire;
-l'abbé Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu.--Quant à
-elle, on l'appelait la Germaine, à cause de feu Germain son mari.
-Elle faisait des journées, mais aurait voulu passer au service de ces
-messieurs. Ils l'acceptèrent et partirent pour leur ferme, située à un
-kilomètre de distance.
-
-Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait
-contre un garçon, et la fermière, sur un escabeau, serrait entre ses
-jambes une dinde qu'elle empâtait avec des gobes de farine. L'homme
-avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous et les épaules
-robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de
-son, et cet air de simplicité que l'on voit aux manants sur le vitrail
-des églises.
-
-Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond.
-Trois vieux fusils s'échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir
-chargé de faïences à fleurs occupait le milieu de la muraille, et les
-carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc
-et de cuivre rouge une lumière blafarde.
-
-Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n'ayant vu la
-propriété qu'une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les
-escortèrent, et la kyrielle des plaintes commença.
-
-Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu'à la bouillerie,
-avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une
-succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements
-neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter
-considérablement de pommiers dans les trois cours.
-
-Ensuite on visita les cultures: maître Gouy les déprécia. Elles
-mangeaient trop de fumier, les charrois étaient dispendieux; impossible
-d'extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies;
-et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard sentait à
-marcher dessus.
-
-Ils s'en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison
-montrait, de ce côté-là, sa cour d'honneur et sa façade.
-
-Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le
-hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux
-ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On
-rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande et
-le salon. Les quatre chambres au premier s'ouvraient sur le corridor
-qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections;
-la dernière fut destinée à la bibliothèque; et comme ils ouvraient
-les armoires, ils trouvèrent d'autres bouquins, mais n'eurent pas la
-fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était le jardin.
-
-Bouvard, en passant près de la charmille, découvrit sous les branches
-une dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux
-pliés, la tête sur l'épaule, comme craignant d'être surprise. «Ah!
-pardon! ne vous gênez pas!» et cette plaisanterie les amusa tellement,
-que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines, ils la
-répétèrent.
-
-Cependant les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître:
-on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les
-ouvertures avec des planches. La population fut contrariée.
-
-Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir
-noué en turban, Pécuchet sa casquette; et il avait un grand tablier
-avec une poche par devant, dans laquelle ballottaient un sécateur, son
-foulard et sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient,
-sarclaient, émondaient, s'imposaient des tâches, mangeaient le plus
-vite possible, mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir
-du point de vue.
-
-S'ils rencontraient un limaçon, ils s'approchaient de lui et
-l'écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour
-casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet et coupaient
-en deux les vers blancs, d'une telle force que le fer de l'outil s'en
-enfonçait de trois pouces.
-
-Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les arbres, à grands
-coups de gaule, furieusement.
-
-Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d'amour qui
-devaient retomber comme des lustres, sous l'arceau de la tonnelle.
-
-Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou et le disposa en
-trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient
-pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d'autres
-récoltes procurant d'autres engrais, tout cela indéfiniment, et il
-rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l'avenir des montagnes de
-fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais
-le fumier de cheval, si utile pour les couches, lui manquait. Les
-cultivateurs n'en vendaient pas: les aubergistes en refusèrent. Enfin,
-après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et
-abjurant toute pudeur, il prit le parti _d'aller lui-même au crottin_!
-
-C'est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l'accosta
-sur la grande route. Quand elle l'eut complimenté, elle s'informa de
-son ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants, bien que
-petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elle avait même un peu de
-moustache), intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et tourna le
-dos:--impolitesse que blâma Bouvard.
-
-Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils
-s'installèrent dans la cuisine et faisaient du treillage, ou bien
-parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la
-pluie tomber.
-
-Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps et répétaient chaque
-matin: «Tout part!» Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur
-impatience, en disant: «Tout va partir!»
-
-Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent
-beaucoup. La vigne promettait.
-
-Puisqu'ils s'entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans
-l'agriculture:--et l'ambition les prit de cultiver leur ferme.--Avec du
-bon sens et de l'étude ils s'en tireraient, sans aucun doute.
-
-D'abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres; et ils
-rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l'honneur
-de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un
-rendez-vous.
-
-Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d'un coteau
-qui domine la vallée de l'Orne. La rivière coulait au fond avec
-des sinuosités. Des blocs de grès rouge s'y dressaient de place en
-place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise
-surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l'autre
-colline, la verdure était si abondante qu'elle cachait les maisons.
-Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de
-l'herbe par des lignes plus sombres.
-
-L'ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles
-indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la
-droite, avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu'à la
-rivière, où des platanes alignés reflétaient leur ombre.
-
-Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu'on fanait. Des femmes
-portant des chapeaux de paille, des marmottes d'indienne ou des
-visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par
-terre; et, à l'autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait
-des bottes vivement dans une longue charrette, attelée de trois
-chevaux. M. le comte s'avança, suivi de son régisseur.
-
-Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en
-côtelette, l'air à la fois d'un magistrat et d'un dandy. Les traits de
-sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas.
-
-Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement
-aux fourrages; on retournait les andains sans les éparpiller; les
-meules devaient être coniques et les bottes faites immédiatement sur
-place, puis entassées par dizaines. Quant au râtelier anglais, la
-prairie était trop inégale pour un pareil instrument.
-
-Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se
-montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en
-versant du cidre d'un broc qu'elle appuyait contre sa hanche. Le comte
-demanda d'où venait cette enfant; on n'en savait rien. Les faneuses
-l'avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa
-les épaules, et, tout en s'éloignant, proféra quelques plaintes sur
-l'immoralité de nos campagnes.
-
-Bouvard fit l'éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet,
-malgré les ravages de la cuscute; les futurs agronomes ouvrirent les
-yeux au mot «cuscute». Vu le nombre de ses bestiaux, il s'appliquait
-aux prairies artificielles; c'était d'ailleurs un bon précédent pour
-les autres récoltes, ce qui n'a pas toujours lieu avec les racines
-fourragères.
-
-«Cela, du moins, me paraît incontestable.»
-
-Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble:
-
-«Oh! incontestable.»
-
-Ils étaient sur la limite d'un champ tout plat, soigneusement ameubli;
-un cheval que l'on conduisait à la main traînait un large coffre monté
-sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement
-des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux
-descendant jusqu'au sol.
-
-«Ici, dit le comte, je sème des turneps. Le turnep est la base de ma
-culture quadriennale.»
-
-Et il entamait la démonstration du semoir. Mais un domestique vint le
-chercher. On avait besoin de lui au château.
-
-Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons
-obséquieuses.
-
-Il conduisit «ces messieurs» vers un autre champ, où quatorze
-moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des
-seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite.
-Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et, tous sur la même
-ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent
-leurs bras et se sentaient pris d'une vénération presque religieuse
-pour l'opulence de la terre.
-
-Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule
-tombait, des corneilles s'abattaient dans les sillons.
-
-Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient,
-et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un
-tronc d'arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien près de lui.
-
-Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils
-traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers.
-
-Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois
-côtés de la cour. Le travail s'y faisait à la mécanique, au moyen
-d'une turbine, utilisant un ruisseau qu'on avait exprès détourné. Des
-bandelettes de cuir allaient d'un toit dans l'autre, et au milieu du
-fumier une pompe de fer manœuvrait.
-
-Le régisseur fit observer, dans les bergeries, de petites ouvertures
-à ras du sol, et, dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses,
-pouvant d'elles-mêmes se fermer.
-
-La grange était voûtée comme une cathédrale, avec des arceaux de
-briques reposant sur des murs de pierre.
-
-Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des
-poignées d'avoine. L'arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils
-montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla.
-Des robinets dans les coins fournissaient assez d'eau pour inonder
-les dalles; et, en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres
-brunes, alignées sur des claires-voies, étaient pleines de lait
-jusqu'aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crème.
-Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d'une colonne de
-cuivre, et de la mousse débordait les seaux de fer-blanc, qu'on venait
-de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c'était la bouverie. Des
-barreaux de bois scellés perpendiculairement dans toute sa longueur
-la divisaient en deux sections: la première pour le bétail, la seconde
-pour le service. On y voyait à peine, toutes les meurtrières étant
-closes. Les bœufs mangeaient, attachés à des chaînettes, et leurs corps
-exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais quelqu'un
-donna du jour, un filet d'eau tout à coup se répandit dans la rigole
-qui bordait les râteliers. Des mugissements s'élevèrent; les cornes
-faisaient comme un cliquetis de bâtons. Tous les bœufs avancèrent leurs
-mufles entre les barreaux et buvaient lentement.
-
-Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent.
-Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s'allumèrent, puis
-disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur
-les cailloux, et la cloche pour le souper tinta.
-
-Les deux visiteurs s'en allèrent.
-
-Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait, leur décision fut prise.
-Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes
-de _la Maison rustique_, se firent expédier le cours de Gasparin et
-s'abonnèrent à un journal d'agriculture.
-
-Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole
-que Bouvard conduisait.
-
-Habillés d'une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des
-guêtres jusqu'aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils
-rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne
-manquaient pas d'assister à tous les comices agricoles.
-
-Bientôt ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant
-principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa
-routine. Il demanda la remise d'un terme sous prétexte de la grêle.
-Quant aux redevances, il n'en fournit aucune. Devant les réclamations
-les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son
-intention de ne pas renouveler le bail.
-
-Dès lors maître Gouy épargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises
-herbes, ruina le fonds, et il s'en alla d'un air farouche qui indiquait
-des plans de vengeance.
-
-Bouvard avait pensé que 20,000 francs, c'est-à-dire plus de quatre fois
-le prix du fermage, suffiraient au début. Son notaire de Paris les
-envoya.
-
-Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies,
-vingt-trois en terres arables et cinq en friches situées sur un
-monticule couvert de cailloux et qu'on appelait la Butte.
-
-Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux,
-douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel,
-deux charretiers, deux femmes, un valet, un berger; de plus, un gros
-chien.
-
-Pour avoir tout de suite de l'argent, ils vendirent leurs fourrages: on
-les paya chez eux; l'or des napoléons comptés sur le coffre à l'avoine
-leur parut plus reluisant qu'un autre, extraordinaire et meilleur.
-
-Au mois de novembre, ils brassèrent du cidre. C'était Bouvard qui
-fouettait le cheval, et Pécuchet, monté dans l'auge, retournait le
-marc avec une pelle.
-
-Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient
-les bondes, portaient de lourds sabots, s'amusaient énormément.
-
-Partant de ce principe qu'on ne saurait avoir trop de blé, ils
-supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles; et,
-comme ils n'avaient pas d'engrais, ils se servirent de tourteaux qu'ils
-enterrèrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable.
-
-L'année suivante, ils firent les semailles très dru. Des orages
-survinrent. Les épis versèrent.
-
-Néanmoins, ils s'acharnaient au froment et ils entreprirent d'épierrer
-la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l'année,
-du matin jusqu'au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait
-l'éternel banneau, avec le même homme et le même cheval, gravir,
-descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait
-derrière, faisant des haltes à mi-côte pour s'éponger le front.
-
-Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes leurs animaux, leur
-administraient des purgations, des clystères.
-
-De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint
-enceinte. Ils prirent des gens mariés; les enfants pullulèrent, les
-cousins, les cousines, les oncles, les belles-sœurs; une horde vivait à
-leurs dépens, et ils résolurent de coucher dans la ferme à tour de rôle.
-
-Mais le soir ils étaient tristes. La malpropreté de la chambre les
-offusquait,--et Germaine, qui apportait les repas, grommelait à chaque
-voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange
-fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un et
-s'écria, en le poussant dehors par les épaules:
-
-«Misérable, tu es la honte du village qui t'a vu naître!»
-
-Sa personne n'inspirait aucun respect.--D'ailleurs, il avait des
-remords à l'encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop
-pour le tenir en bon état.--Bouvard s'occuperait de la ferme. Ils en
-délibérèrent, et cet arrangement fut décidé.
-
-Le premier point était d'avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit
-construire une en briques. Il peignit lui-même les châssis, et,
-redoutant les coups de soleil, barbouilla de craie toutes les cloches.
-
-Il eut la précaution pour les boutures d'enlever les têtes avec les
-feuilles. Ensuite, il s'appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs
-sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe
-herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers!
-Comme il serrait les ligatures! Quel amas d'onguent pour les recouvrir!
-
-Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les
-plantes, comme s'il les eût encensées. A mesure qu'elles verdissaient
-sous l'eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et
-renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme
-de l'arrosoir et versait à plein goulot, copieusement.
-
-Au bout de la charmille, près de la dame en plâtre, s'élevait
-une manière de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses
-instruments, et il passait là des heures délicieuses à éplucher les
-graines, à écrire des étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots.
-Pour se reposer, il s'asseyait devant la porte, sur une caisse, et
-alors projetait des embellissements.
-
-Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums; entre les
-cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols;--et comme les
-plates-bandes étaient couvertes de boutons d'or, et toutes les allées
-de sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs
-jaunes.
-
-Mais la couche fourmilla de larves; malgré les réchauds de feuilles
-mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne
-poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas;
-les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s'arrêta, les arbres
-avaient le blanc dans leurs racines; les semis furent une désolation.
-Le vent s'amusait à jeter bas les rames des haricots. L'abondance de la
-gadoue nuisit aux fraisiers; le défaut de pinçage aux tomates.
-
-Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de
-fontaine, qu'il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous
-les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout,
-lui donna des espérances. Il s'épanouissait, montait, finit par être
-prodigieux et absolument incomestible. N'importe: Pécuchet fut content
-de posséder un monstre.
-
-Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l'art: l'élève du
-melon.
-
-Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies
-de terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre
-couche; et, quand elle eut jeté son feu, repiqua les plants les plus
-beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant
-les préceptes du _Bon Jardinier_, respecta les fleurs, laissa se nouer
-les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et,
-dès qu'ils eurent la grosseur d'une noix, il glissa sous leur écorce
-une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du crottin. Il
-les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des
-cloches,--et, si des nuages paraissaient, il apportait vivement des
-paillassons.
-
-La nuit, il n'en dormait pas. Plusieurs fois même il se releva; et,
-pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout
-le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit.
-
-Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second
-ne fut pas meilleur, le troisième non plus; Pécuchet trouvait pour
-chacun une excuse nouvelle, jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenêtre,
-déclarant n'y rien comprendre.
-
-En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces
-différentes, les sucrins s'étaient confondus avec les maraîchers,
-le gros Portugal avec le grand Mongol,--et, le voisinage des pommes
-d'amour complétant l'anarchie, il en était résulté d'abominables
-mulets qui avaient le goût de citrouille.
-
-Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour
-avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de
-bruyère et se mit à l'œuvre résolument.
-
-Mais il planta des passiflores à l'ombre, des pensées au soleil,
-couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis après leur floraison,
-détruisit les rhododendrons par des excès de rabattage, stimula les
-fuchsias avec de la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l'exposant
-au feu dans la cuisine.
-
-Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de
-papiers forts enduits de chandelle: cela faisait comme des pains de
-sucre tenus en l'air par des bâtons.
-
-Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques;--et on apercevait, entre
-ces lignes droites, les rameaux tortueux d'un _sophora japonica_ qui
-demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser.
-
-Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les
-jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles;
-et Pécuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et
-l'eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes ses
-expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné.
-
-Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient
-mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne
-savaient que résoudre devant la divergence des opinions.
-
-Ainsi pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.
-
-Quant au plâtre, malgré l'exemple de Franklin, Riéfel et M. Rigaud n'en
-paraissent pas enthousiasmés.
-
-Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant
-Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin
-cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siècle, a cultivé des céréales
-sur le même champ: cela renverse la théorie des assolements. Tull
-exalte les labours au préjudice des engrais, et voilà le major Beetson
-qui supprime les engrais avec les labours!
-
-Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages
-d'après la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui
-s'allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux
-qu'on prendrait pour des montagnes de neige, tâchant de distinguer les
-nimbus des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient
-avant qu'ils eussent trouvé les noms.
-
-Le baromètre les trompa, le thermomètre n'apprenait rien; et ils
-recoururent à l'expédient imaginé sous Louis XV par un prêtre de
-Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie,
-se tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la tempête.
-Mais l'atmosphère, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en
-mirent trois autres avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent
-différemment.
-
-Après force méditations, Bouvard reconnut qu'il s'était trompé. Son
-domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura
-ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille francs.
-
-Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse
-aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux,
-des plumes, tout ce qu'il pouvait découvrir. Il employa la liqueur
-belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech,
-des chiffons, fit venir du guano, tâcha d'en fabriquer,--et, poussant
-jusqu'au bout ses principes, ne tolérait pas qu'on perdît l'urine; il
-supprima les lieux d'aisances. On apportait dans sa cour des cadavres
-d'animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées
-parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection.
-Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les
-récoltes. A ceux qui avaient l'air dégoûté il disait:
-
-«Mais c'est de l'or! c'est de l'or!»
-
-Et il regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les
-pays où l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excréments
-d'oiseaux!
-
-Le colza fut chétif, l'avoine médiocre, et le blé se vendit fort mal,
-à cause de son odeur. Une chose étrange, c'est que la Butte, enfin
-épierrée, donnait moins qu'autrefois.
-
-Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur
-Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande
-araire de Mathieu de Dombasle; mais le charretier la dénigra.
-
-«Apprends à t'en servir!
-
---Eh bien! montrez-moi.»
-
-Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.
-
-Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans
-cesse il criait derrière eux, courait d'un endroit à l'autre, notait
-ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n'y pensait
-plus,--et sa tête bouillonnait d'idées industrielles. Il se promettait
-de cultiver le pavot, en vue de l'opium, et surtout l'astragale, qu'il
-vendrait sous le nom de _café des familles_.
-
-Afin d'engraisser plus vite ses bœufs, il les saignait tous les quinze
-jours.
-
-Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salée. Bientôt
-la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient
-les clôtures, mordaient le monde.
-
-Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner,
-et, peu de temps après, crevèrent.
-
-La même semaine, trois bœufs expiraient, conséquence des phlébotomies
-de Bouvard.
-
-Il imagina, pour détruire les mans, d'enfermer des poules dans une cage
-à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue;--ce qui ne
-manqua point de leur briser les pattes.
-
-Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne et la
-donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d'entrailles se
-déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes
-étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur céda.
-
-Cependant, pour les convaincre de l'innocuité de son breuvage, il en
-absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha
-ses douleurs sous un air d'enjouement. Il fit même transporter la
-mixture chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux
-s'efforçaient de la trouver bonne. D'ailleurs, il ne fallait pas
-qu'elle fût perdue.
-
-Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le
-docteur.
-
-C'était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer
-son malade. La cholérine de monsieur devait tenir à cette bière dont on
-parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition et la blâma
-en termes scientifiques, avec des haussements d'épaules. Pécuchet, qui
-avait fourni la recette, fut mortifié.
-
-En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des
-échardonnages intempestifs, Bouvard, l'année suivante, avait devant
-lui une belle récolte de froment. Il imagina de la dessécher par la
-fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer;--c'est-à-dire
-qu'il la fit abattre d'un seul coup et tasser en meules, qui seraient
-démolies dès que le gaz s'en échapperait, puis exposées au grand
-air;--après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude.
-
-Le lendemain, pendant qu'ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée
-le battement d'un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu'il y avait;
-mais l'homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche de l'église
-tinta violemment.
-
-Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et,
-impatients d'être renseignés, s'avancèrent tête nue du côté de
-Chavignolles.
-
-Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit
-garçon, qui répondit:
-
-«Je crois que c'est le feu!»
-
-Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin,
-ils atteignirent les premières maisons du village. L'épicier leur cria
-de loin:
-
-«Le feu est chez vous!»
-
-Pécuchet prit le pas gymnastique, et il disait à Bouvard, courant du
-même train à son côté:
-
-«Une, deux! une, deux!»--en mesure, comme les chasseurs de Vincennes.
-
-La route qu'ils suivaient montait toujours; le terrain, en pente, leur
-cachait l'horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;--et, d'un
-seul coup d'œil, le désastre leur apparut.
-
-Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans, au milieu de
-la plaine dénudée dans le calme du soir.
-
-Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-être;
-et, sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des
-gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin
-de préserver le reste.
-
-Bouvard, dans son empressement, faillit renverser Mme Bordin, qui se
-trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l'accabla d'injures
-pour ne l'avoir pas averti. Le valet, au contraire, par excès de zèle,
-avait d'abord couru à la maison, à l'église, puis chez Monsieur, et
-était revenu par l'autre route.
-
-Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l'entouraient, parlant à
-la fois, et il défendait d'abattre les meules, suppliait qu'on le
-secourût, exigeait de l'eau, réclamait des pompiers.
-
-«Est-ce que nous en avons? s'écria le maire.
-
---C'est de votre faute!» reprit Bouvard.
-
-Il s'emportait, proféra des choses inconvenantes, et tous admirèrent la
-patience de M. Foureau, qui était brutal cependant, comme l'indiquaient
-ses grosses lèvres et sa mâchoire de bouledogue.
-
-La chaleur des meules devint si forte, qu'on ne pouvait plus en
-approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des
-crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des
-grains de plomb. Puis la meule s'écroulait par terre en un large
-brasier, d'où s'envolaient des étincelles; et des moires ondulaient
-sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur
-des parties roses comme du vermillon, et d'autres brunes comme du sang
-caillé. La nuit était venue, le vent soufflait; des tourbillons de
-fumée enveloppaient la foule. Une flammèche, de temps à autre, passait
-sur le ciel noir.
-
-Bouvard contemplait l'incendie en pleurant doucement. Ses yeux
-disparaissaient sous leurs paupières gonflées, et il avait tout le
-visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les
-franges de son châle vert, l'appelait: _Pauvre monsieur_, tâchait de le
-consoler. Puisqu'on n'y pouvait rien, il devait se faire une raison.
-
-Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle, ou plutôt livide, la bouche
-ouverte et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à
-l'écart, dans ses réflexions. Mais le curé, survenu tout à coup,
-murmura d'une voix câline:
-
-«Ah! quel malheur! véritablement, c'est bien fâcheux! Soyez sûr que je
-participe!...»
-
-Les autres n'affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant,
-la main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui
-brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un
-polisson s'écria même que c'était bien amusant.
-
-«Oui, il est beau, l'amusement!» reprit Pécuchet, qui venait de
-l'entendre.
-
-Le feu diminua, les tas s'abaissèrent, et, une heure après, il ne
-restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes
-et noires. Alors on se retira.
-
-Mme Bordin et l'abbé Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et Pécuchet
-jusqu'à leur domicile.
-
-Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort
-aimables sur sa sauvagerie, et l'ecclésiastique exprima toute sa
-surprise de n'avoir pu connaître jusqu'à présent un de ses paroissiens
-aussi distingué.
-
-Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l'incendie, et, au lieu de
-reconnaître avec tout le monde que la paille humide s'était enflammée
-spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait sans doute
-de maître Gouy ou peut-être du taupier. Six mois auparavant, Bouvard
-avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d'auditeurs
-que, son industrie étant funeste, le gouvernement la devrait interdire.
-L'homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa
-barbe entière et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il
-apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de
-taupes suspendues.
-
-Le dommage était considérable, et, pour se reconnaître dans leur
-situation, Pécuchet, pendant huit jours, travailla les registres de
-Bouvard, qui lui parurent _un véritable labyrinthe_. Après avoir
-collationné le journal, la correspondance et le grand-livre couvert
-de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vérité: pas de
-marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro. Le
-capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs.
-
-Bouvard n'en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils
-recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même
-conclusion. Encore deux ans d'une agronomie pareille, leur fortune y
-passait! Le seul remède était de vendre.
-
-Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop
-pénible; Pécuchet s'en chargea.
-
-D'après l'opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire
-d'affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et
-laisserait venir leurs propositions.
-
-«Très bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre
-un fermier, ensuite on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux
-qu'autrefois; seulement nous voilà forcés à des économies.»
-
-Elles contrariaient Pécuchet, à cause du jardinage, et quelques jours
-après, il dit:
-
-«Nous devrions nous livrer exclusivement à l'arboriculture, non pour le
-plaisir, mais comme spéculation. Une poire qui revient à trois sols est
-quelquefois vendue dans la capitale jusqu'à des cinq et six francs! Des
-jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes!
-A Saint-Pétersbourg, pendant l'hiver, on paye le raisin un napoléon la
-grappe! C'est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu'est-ce que
-ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d'une serpette!»
-
-Il monta tellement l'imagination de Bouvard que, tout de suite, ils
-cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter,
-et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils
-s'adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s'empressa de leur
-fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.
-
-Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier
-pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes
-des arbres étaient d'avance dessinées. Des morceaux de latte sur
-le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des
-plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer; et, dans le
-verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes
-en cône, celle des pyramides, si bien qu'en arrivant chez eux, on
-croyait voir les pièces de quelque machine inconnue ou la carcasse d'un
-feu d'artifice.
-
-Les trous étant creusés, ils coupèrent l'extrémité de toutes les
-racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost.
-Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au
-pépiniériste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus
-profonds. Mais la pluie, détrempant le sol, les greffes d'elles-mêmes
-s'enterrèrent et les arbres s'affranchirent.
-
-Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il
-n'abattit pas les flèches, respecta les lambourdes, et, s'obstinant
-à vouloir coucher d'équerre les duchesses qui devaient former les
-cordons unilatéraux, il les cassait ou les arrachait invariablement.
-Quant aux pêchers, il s'embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères
-et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient
-toujours où il n'en fallait pas, et impossible d'obtenir sur l'espalier
-un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche,
-non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de
-poisson.
-
-Bouvard tâcha de conduire les abricotiers; ils se révoltèrent. Il
-rabattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers,
-auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.
-
-D'abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la
-base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands; et souvent ils
-hésitaient, ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à
-fleurs. Ils s'étaient réjouis d'avoir des fleurs; mais, ayant reconnu
-leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste.
-
-Incessamment ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du
-cassage, de l'éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle à manger,
-dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait
-dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l'arbre.
-
-Levés dès l'aube, ils travaillaient jusqu'à la nuit, le porte-jonc à
-la ceinture. Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa
-veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa
-serpillière, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les
-entendaient tousser dans le brouillard.
-
-Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel, et il en étudiait
-un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du
-jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le
-flatta même beaucoup. Il en conçut plus d'estime pour l'auteur.
-
-Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les
-pyramides. Un jour, il fut pris d'un étourdissement,--et, n'osant plus
-descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.
-
-Enfin des poires parurent, et le verger avait des prunes. Alors ils
-employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais
-les fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin
-à vent les réveillait pendant la nuit,--et les moineaux perchaient sur
-le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils
-varièrent le costume inutilement.
-
-Cependant ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d'en
-remettre la note à Bouvard, quand tout à coup le tonnerre retentit
-et la pluie tomba,--une pluie lourde et violente. Le vent, par
-intervalles, secouait toute la surface de l'espalier. Les tuteurs
-s'abattaient l'un après l'autre,--et les malheureuses quenouilles, en
-se balançant, entre-choquaient leurs poires.
-
-Pécuchet surpris par l'averse s'était réfugié dans la cahute. Bouvard
-se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des
-éclats de bois, des branches, des ardoises;--et les femmes de marin
-qui, sur la côte, à dix lieues de là, regardaient la mer, n'avaient
-pas l'œil plus tendre et le cœur plus serré. Puis, tout à coup, les
-supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage,
-s'abattirent sur les plates-bandes.
-
-Quel tableau quand ils firent leur inspection! Les cerises et les
-prunes couvraient l'herbe entre les grêlons qui fondaient. Les
-passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les
-Triomphes-de-Jordoigne. A peine s'il restait parmi les pommes quelques
-Bons-Papas,--et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches,
-roulaient dans les flaques d'eau, au bord des buis déracinés.
-
-Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur:
-
-«Nous ferions bien de voir à la ferme, s'il n'est pas arrivé quelque
-chose?
-
---Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse!
-
---Peut-être! car nous ne sommes guère favorisés.»
-
-Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature.
-
-Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et,
-comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles
-lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau
-genre de fromages.
-
-Pécuchet respirait bruyamment; et, tout en se fourrant dans les narines
-des prises de tabac, il songeait que si le sort l'avait voulu, il
-ferait maintenant partie d'une société d'agriculture, brillerait aux
-expositions, serait cité dans les journaux.
-
-Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.
-
-«Ma foi! j'ai envie de me débarrasser de tout cela pour nous établir
-autre part!
-
---Comme tu voudras», dit Pécuchet.
-
-Et un instant après:
-
-«Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La
-sève, par là, se trouve contrariée, et l'arbre forcément en souffre.
-Pour se bien porter, il faudrait qu'il n'eût pas de fruits. Cependant
-ceux qu'on ne taille et qu'on ne fume jamais en produisent, de moins
-gros, c'est vrai, mais de plus savoureux. J'exige qu'on m'en donne la
-raison!--et non seulement chaque espèce réclame des soins particuliers,
-mais encore chaque individu, suivant le climat, la température, un tas
-de choses! où est la règle, alors? et quel espoir avons-nous d'aucun
-succès ou bénéfice?»
-
-Bouvard lui répondit:
-
-«Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième
-du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison
-de banque. Au bout de quinze ans, par l'accumulation des intérêts, on
-aurait le double sans s'être foulé le tempérament.»
-
-Pécuchet baissa la tête.
-
-«L'arboriculture pourrait bien être une blague!
-
---Comme l'agronomie», répliqua Bouvard.
-
-Ensuite, ils s'accusèrent d'avoir été trop ambitieux, et ils résolurent
-de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à
-autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et
-ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus; mais il allait
-se présenter des intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les
-autres qui restaient debout. Comment s'y prendre?
-
-Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de
-mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n'arrivaient
-à rien de satisfaisant. Heureusement qu'ils trouvèrent dans leur
-bibliothèque l'ouvrage de Boitard, intitulé l'_Architecte des Jardins_.
-
-L'auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d'abord, le
-genre mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles,
-des ruines, des tombeaux, et un «ex-voto à la Vierge, indiquant la
-place où un seigneur est tombé sous le fer d'un assassin». On compose
-le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des
-cabanes incendiées; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou
-«pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur». Le genre
-grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les
-obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux;
-de la mousse et des grottes, le genre mystérieux; un lac, le genre
-rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen
-se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois,--car on y rencontrait
-successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres et une
-barque se détachant d'elle-même du rivage, pour vous conduire dans un
-boudoir où des jets d'eau vous inondaient quand on se posait sur le
-sopha.
-
-Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un
-éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes.
-Le temple à la philosophie serait encombrant. L'ex-voto à la madone
-n'aurait pas de signification, vu le manque d'assassins, et, tant pis
-pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient
-trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés,
-les immortelles et la mousse,--et dans un enthousiasme progressif,
-après beaucoup de tâtonnements, avec l'aide d'un seul valet et pour
-une somme minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n'avait pas
-d'analogue dans tout le département.
-
-La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli
-d'allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l'espalier,
-ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la
-perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en
-était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.
-
-Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau
-étrusque, c'est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds
-de hauteur et l'apparence d'une niche à chien. Quatre sapinettes, aux
-angles, flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et
-enrichi d'une inscription.
-
-Dans l'autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un
-bassin, offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La
-terre buvait l'eau, n'importe! Il se formerait un fond de glaise qui la
-retiendrait.
-
-La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres
-de couleur.
-
-Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de
-fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode
-chinoise.
-
-Ils avaient été sur les rives de l'Orne choisir des granits, les
-avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis
-avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns
-par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un rocher,
-pareil à une gigantesque pomme de terre.
-
-Quelque chose manquait au delà pour compléter l'harmonie. Ils
-abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort,
-du reste) et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle
-sorte qu'on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la
-foudre.
-
-La besogne finie, Bouvard, qui était sur le perron, cria de loin:
-
-«Ici! on voit mieux!
-
---Voit mieux», fut répété dans l'air.
-
-Pécuchet répondit:
-
-«J'y vais!
-
---Y vais!
-
---Tiens, un écho!
-
---Écho!»
-
-Le tilleul, jusqu'alors, l'avait empêché de se produire, et il était
-favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon
-surmontait la charmille.
-
-Pour essayer l'écho, ils s'amusaient à lancer des mots plaisants;
-Bouvard en hurla de polissons, d'obscènes.
-
-Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d'argent à
-recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu'il
-enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin pour se rendre à
-Bretteville et rentra fort tard, avec un panier qu'il cacha sous son
-lit.
-
-Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers
-ifs de la grande allée qui, la veille encore, étaient sphériques,
-avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine
-figuraient le bec et les yeux. Pécuchet s'était levé dès l'aube et,
-tremblant d'être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure
-des appendices expédiés par Dumouchel.
-
-Depuis six mois, les autres derrière ceux-là imitaient plus ou moins
-des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils;
-mais rien n'égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands
-éloges.
-
-Sous le prétexte d'avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon
-dans le labyrinthe, car il avait profité de l'absence de Pécuchet pour
-faire, lui aussi, quelque chose de sublime.
-
-La porte des champs était recouverte d'une couche de plâtre, sur
-laquelle s'alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes,
-représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues,
-des pieds de cheval et des têtes de mort.
-
-«Comprends-tu mon impatience?
-
---Je crois bien!»
-
-Et, dans leur émotion, ils s'embrassèrent.
-
-Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d'être applaudis, et
-Bouvard songea à offrir un grand dîner.
-
-«Prends garde! dit Pécuchet, tu vas te lancer dans les réceptions.
-C'est un gouffre!»
-
-La chose pourtant fut décidée.
-
-Depuis qu'ils habitaient le pays, ils se tenaient à l'écart. Tout le
-monde, par désir de les connaître, accepta leur invitation, sauf
-le comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se
-rabattirent sur M. Hurel, son factotum.
-
-Beljambe, l'aubergiste, ancien chef à Lisieux, devait cuisiner
-certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la
-fille de basse-cour. Marianne, la servante de Mme Bordin, viendrait
-aussi. Dès quatre heures, la grille était grande ouverte, et les deux
-propriétaires, pleins d'impatience, attendaient leurs convives.
-
-Hurel s'arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis le curé
-s'avança, revêtu d'une soutane neuve, et, un moment après, M. Foureau,
-avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras à sa femme, qui
-marchait péniblement en s'abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans
-roses s'agita derrière eux; c'était le bonnet de Mme Bordin, habillée
-d'une belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d'or de sa montre
-lui battait la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux mains
-couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama sur la
-tête, un lorgnon dans l'œil, car l'officier ministériel n'étouffait pas
-en lui l'homme du monde.
-
-Le salon était ciré à ne pouvoir s'y tenir debout. Les huit fauteuils
-d'Utrecht s'adossaient le long de la muraille; une table ronde, dans
-le milieu, supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de
-la cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à
-contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu
-de moisissure aux pommettes ajoutait à l'illusion des favoris. Les
-invités lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin
-ajouta, en regardant Bouvard, qu'il avait dû être un fort bel homme.
-
-Après une heure d'attente, Pécuchet annonça qu'on pouvait passer dans
-la salle.
-
-Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du
-salon, complètement tirés devant les fenêtres, et le soleil, traversant
-la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout
-ornement un baromètre.
-
-Bouvard plaça les deux dames auprès de lui; Pécuchet, le maire à
-sa gauche, le curé à sa droite, et l'on entama les huîtres. Elles
-sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses, et
-Pécuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe.
-
-Pendant tout le premier service, composé d'une barbue entre un
-vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la
-manière de fabriquer le cidre.
-
-Après quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur,
-naturellement, fut consulté. Il jugeait les choses avec scepticisme,
-comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolérait
-pas la moindre contradiction.
-
-En même temps que l'aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble.
-Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit
-goûter trois autres sans plus de succès, puis versa du Saint-Julien,
-trop jeune évidemment, et tous les convives se turent. Hurel souriait
-sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur les dalles.
-
-Mme Vaucorbeil, courtaude et l'air bougon (elle était d'ailleurs vers
-la fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard, ne
-sachant de quoi l'entretenir, lui parla du théâtre de Caen.
-
-«Ma femme ne va jamais au spectacle», reprit le docteur.
-
-M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens.
-
-«Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville
-pour entendre des farces!»
-
-Foureau demanda à Mme Bordin si elle aimait les farces.
-
-«Ça dépend de quelle espèce», dit-elle.
-
-Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle
-indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de
-ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement
-soignée.
-
-Foureau interpella Bouvard:
-
-«Est-ce que vous êtes dans l'intention de vendre la vôtre?
-
---Mon Dieu, jusqu'à présent, je ne sais trop...
-
---Comment! pas même la pièce des Écalles! reprit le notaire; ce serait
-à votre convenance, madame Bordin.»
-
-La veuve répliqua en minaudant:
-
-«Les prétentions de M. Bouvard seraient trop fortes.
-
---On pourrait peut-être l'attendrir.
-
---Je n'essayerai pas!
-
---Bah! si vous l'embrassiez?
-
---Essayons tout de même», dit Bouvard.
-
-Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la société.
-
-Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations
-amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe, les rideaux
-s'ouvrirent et le jardin apparut.
-
-C'était, dans le crépuscule, quelque chose d'effrayant. Le rocher,
-comme une montagne, occupait le gazon; le tombeau faisait un cube au
-milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus
-les haricots,--et la cabane, au delà, une grande tache noire, car ils
-avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique.
-Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu'à
-l'arbre foudroyé, qui s'étendait transversalement de la charmille à
-la tonnelle, où des pommes d'amour pendaient comme des stalactites.
-Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise,
-peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des
-paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et, derrière
-la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate
-terminait l'horizon.
-
-Devant l'étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent
-une véritable jouissance.
-
-Mme Bordin admira surtout les paons; mais le tombeau ne fut pas
-compris, ni la cabane incendiée, ni le mur en ruines. Puis chacun,
-à tour de rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard
-et Pécuchet avaient charrié de l'eau pendant toute la matinée. Elle
-avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les
-recouvrait.
-
-Tout en se promenant, on se permit des critiques: «A votre place,
-j'aurais fait cela.--Les petits pois sont en retard.--Ce coin,
-franchement, n'est pas propre.--Avec une taille pareille, jamais vous
-n'obtiendrez de fruits.»
-
-Bouvard fut obligé de répondre qu'il se moquait des fruits.
-
-Comme on longeait la charmille, il dit d'un air finaud:
-
-«Ah! voilà une personne que nous dérangeons; mille excuses!»
-
-La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame
-en plâtre.
-
-Enfin, après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la
-porte aux pipes. Des regards de stupéfaction s'échangèrent. Bouvard
-observait le visage de ses hôtes,--et impatient de connaître leur
-opinion: «Qu'en dites-vous?»
-
-Mme Bordin éclata de rire. Tous firent comme elle, M. le curé poussait
-une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en pleurait, sa
-femme fut prise d'un spasme nerveux,--et Foureau, homme sans gêne,
-cassa un Abd-el-Kader, qu'il mit dans sa poche, comme souvenir.
-
-Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour étonner son monde
-avec l'écho, cria de toutes ses forces:
-
-«Serviteur! Mesdames!»
-
-Rien! pas d'écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le
-pignon et la toiture étant démolis.
-
-Le café fut servi sur le vigneau,--et les messieurs allaient
-commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derrière la
-claire-voie, un homme qui les regardait.
-
-Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste
-bleue, sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula
-d'une voix rauque: «Donnez-moi un verre de vin!»
-
-Le maire et l'abbé Jeufroy l'avaient tout de suite reconnu. C'était un
-ancien menuisier de Chavignolles.
-
-«Allons, Gorju! éloignez-vous, dit M. Foureau. On ne demande pas
-l'aumône.
-
---Moi! l'aumône, s'écria l'homme exaspéré. J'ai fait sept ans la
-guerre en Afrique. Je relève de l'hôpital. Pas d'ouvrage! Faut-il que
-j'assassine? nom d'un nom!»
-
-Sa colère d'elle-même tomba, et, les deux poings sur les hanches, il
-considérait les bourgeois d'un air mélancolique et gouailleur. La
-fatigue des bivouacs, l'absinthe et les fièvres, toute une existence
-de misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres
-pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel
-empourpré l'enveloppait d'une lueur sanglante, et son obstination à
-rester là causait une sorte d'effroi.
-
-Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d'une bouteille. Le
-vagabond l'absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en
-gesticulant.
-
-Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le
-désordre. Mais Bouvard, irrité par l'insuccès de son jardin, prit la
-défense du peuple,--tous parlèrent à la fois.
-
-Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que
-la propriété foncière. L'abbé Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne
-protégeait pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin
-criait par intervalle: «Moi, d'abord, je déteste la République», et
-le docteur se déclara pour le progrès. «Car enfin, monsieur, nous
-avons besoin de réformes.--Possible! répondit Foureau, mais toutes ces
-idées-là nuisent aux affaires.--Je me fiche des affaires!» s'écria
-Pécuchet.
-
-Vaucorbeil poursuivit.--«Au moins, donnez-nous l'adjonction des
-capacités.» Bouvard n'allait pas jusque-là.
-
-«C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et
-je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!
-
---Moi aussi, je m'en vais, dit un moment après M. Foureau; et,
-désignant sa poche où était l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un autre,
-je reviendrai.»
-
-Le curé, avant de partir, confia timidement à Pécuchet qu'il ne
-trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes.
-Hurel, en se retirant, salua très bas la compagnie. M. Marescot avait
-disparu après le dessert.
-
-Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde
-recette pour les prunes à l'eau-de-vie, et fit encore trois tours dans
-la grande allée; mais, en passant près du tilleul, sa robe s'accrocha,
-et ils l'entendirent qui murmurait: «Mon Dieu! quelle bêtise que cet
-arbre!»
-
-Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur
-ressentiment.
-
-Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites
-choses par-ci par-là; et cependant les convives s'étaient gorgés
-comme des ogres, preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le
-jardin, tant de dénigrement provenait de la plus noire jalousie; et
-s'échauffant tous les deux:
-
-«Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'à un cygne
-et des poissons!
-
---A peine s'ils ont remarqué la pagode!
-
---Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion
-d'imbécile!
-
---Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu'on
-n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je veux même m'y
-faire enterrer!
-
---Ne parle pas de ça!» dit Pécuchet.
-
-Puis ils passèrent en revue les convives.
-
-«Le médecin m'a l'air d'un joli poseur!
-
---As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?
-
---Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que
-diable! on respecte les curiosités.
-
---Mme Bordin? dit Bouvard.
-
---Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.»
-
-Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre
-exclusivement chez eux, pour eux seuls.
-
-Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des
-bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres;
-chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le
-meilleur système de chauffage.
-
-Ils tâchèrent, par économie, de fumer des jambons, de couler eux-mêmes
-la lessive. Germaine, qu'ils incommodaient, haussait les épaules. A
-l'époque des confitures, elle se fâcha, et ils s'établirent dans le
-fournil.
-
-C'était une ancienne buanderie, où il y avait, sous les fagots, une
-grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l'ambition leur
-étant venue de fabriquer des conserves.
-
-Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en
-lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent
-sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans
-l'eau bouillante. Elle s'évaporait; ils en versèrent de la froide;
-la différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement
-furent sauvés.
-
-Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent
-des côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles
-sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait.
-Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dans d'autres boîtes des
-œufs, de la chicorée, du homard, une matelotte, un potage!--et ils
-s'applaudissaient, comme M. Appert, _d'avoir fixé les saisons_;--de
-pareilles découvertes, selon Pécuchet, l'emportaient sur les exploits
-des conquérants.
-
-Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le
-vinaigre avec du poivre; et leurs prunes à l'eau-de-vie étaient
-bien supérieures! Ils obtinrent, par la macération, des ratafias de
-framboise et d'absinthe. Avec du miel et de l'angélique dans un tonneau
-de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga et ils entreprirent
-également la confection d'un champagne! Les bouteilles de chablis,
-coupées de moût, éclatèrent d'elles-mêmes. Alors ils ne doutèrent plus
-de la réussite.
-
-Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes
-dans toutes les denrées alimentaires.
-
-Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se
-firent un ennemi de l'épicier, en lui soutenant qu'il adultérait
-ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander de la
-jujube,--et, sous les yeux mêmes du pharmacien, soumirent sa pâte à
-l'épreuve de l'eau. Elle prit l'apparence d'une couenne de lard, ce qui
-dénotait de la gélatine.
-
-Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetèrent le matériel
-d'un distillateur en faillite,--et bientôt arrivèrent dans la maison,
-des tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses
-et des balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic
-tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de
-cheminée.
-
-Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes
-de cuites, le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, le morve
-et le caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic, et ils
-abordèrent les liqueurs fines, en commençant par l'anisette. Le liquide
-presque toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles
-se collaient dans le fond; d'autres fois, ils s'étaient trompés sur
-le dosage. Autour d'eux les grandes bassines de cuivre reluisaient,
-les matras avançaient leur bec pointu, les poêlons pendaient au mur.
-Souvent l'un triait des herbes sur la table, tandis que l'autre faisait
-osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue, ils mouvaient les
-cuillères, ils dégustaient les mélanges.
-
-Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vêtement que sa chemise et son
-pantalon tiré jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes bretelles;
-mais, étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la
-cucurbite, ou exagérait le feu.
-
-Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une
-espèce de sarrau d'enfant avec des manches; et ils se considéraient
-comme des gens très sérieux occupés de choses utiles.
-
-Enfin ils rêvèrent _une crème_ qui devait enfoncer toutes les autres.
-Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch
-comme dans le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de
-l'ambrette comme dans le vespétro, du _calamus aromaticus_ comme dans
-le krambambuly; et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal.
-Mais sous quel nom l'offrir au commerce? car il fallait un nom facile
-à retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent
-qu'elle se nommerait la _Bouvarine_.
-
-Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de
-conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait
-dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour
-essayer les méthodes nouvelles, ils manquaient d'argent. Leur ferme les
-rongeait.
-
-Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts, Bouvard n'en avait
-pas voulu. Mais son premier garçon cultivait, d'après ses ordres,
-avec une épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient,
-tout périclitait, et ils causaient de leurs embarras, quand maître
-Gouy entra dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en
-arrière, timidement.
-
-Grâce à toutes les façons qu'elles avaient reçues, les terres s'étaient
-améliorées,--et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia.
-Malgré tous leurs travaux, les bénéfices étaient chanceux; bref, s'il
-la désirait, c'était par amour du pays et regret d'aussi bons maîtres.
-On le congédia d'une manière froide. Il revint le soir même.
-
-Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir. Gouy demanda une
-diminution de fermage; et, comme les autres se récriaient, il se mit
-à beugler plutôt qu'à parler, attestant le bon Dieu, énumérant ses
-peines, vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il
-baissait la tête au lieu de répondre. Alors, sa femme, assise près de
-la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mêmes
-protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée.
-
-Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an,
-un tiers de moins qu'autrefois.
-
-Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheter le matériel, et les
-dialogues recommencèrent.
-
-L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de
-fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire, que Gouy,
-d'abord, écarquilla les yeux, et s'écriant: «Convenu», lui frappa dans
-la main.
-
-Après quoi, les propriétaires, suivant l'usage, offrirent de casser
-une croûte à la maison et Pécuchet ouvrit une bouteille de son malaga,
-moins par générosité que dans l'espoir d'en obtenir des éloges.
-
-Mais le laboureur dit en rechignant:
-
-«C'est comme du sirop de réglisse.»
-
-Et sa femme, «pour se faire passer le goût», réclama un verre
-d'eau-de-vie.
-
-Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la _Bouvarine_
-étaient enfin rassemblés.
-
-Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l'alcool, allumèrent le
-feu et attendirent. Cependant Pécuchet, tourmenté par la mésaventure
-du malaga, prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le
-couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les
-rejetait avec fureur et appela Bouvard.
-
-Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers
-les conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau
-ressemblaient à des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait
-le homard. On ne reconnaissait plus la matelotte. Des champignons
-avaient poussé sur le potage,--et une intolérable odeur empestait le
-laboratoire.
-
-Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux
-qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites, aplatissant les
-écumoires, fracassant les verres; le charbon s'éparpilla, le fourneau
-fut démoli,--et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la
-cour.
-
-La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la
-cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.
-
-Pécuchet, tout de suite, s'était accroupi derrière la cuve, et Bouvard
-comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurèrent
-dans cette posture, n'osant se permettre un seul mouvement, pâles de
-terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole,
-ils se demandèrent quelle était la cause de tant d'infortunes, de la
-dernière surtout? et ils n'y comprenaient rien, sinon qu'ils avaient
-manqué périr. Pécuchet termina par ces mots:
-
-«C'est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!»
-
-
-
-
-III
-
-
-Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault et
-apprirent d'abord que _les corps simples sont peut-être composés_.
-
-On les distingue en métalloïdes et en métaux,--différence qui n'a
-_rien d'absolu_, dit l'auteur. De même pour les acides et les bases,
-_un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases,
-suivant les circonstances_.
-
-La notation leur parut baroque.--Les proportions multiples troublèrent
-Pécuchet.
-
-«Puisqu'une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs
-parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant
-de parties; mais, si elle se divise, elle cesse d'être l'unité, la
-molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.
-
---Moi non plus!» disait Bouvard.
-
-Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, où
-ils acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes,
-qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n'est que
-du carbone.
-
-Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la terre, comme élément,
-n'existe pas.
-
-Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la lessive
-du linge, l'étamage des casseroles; puis, sans le moindre scrupule,
-Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.
-
-Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes
-substances qui composent les minéraux! Néanmoins ils éprouvaient une
-sorte d'humiliation à l'idée que leur individu contenait du phosphore
-comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs d'œufs, du gaz
-hydrogène comme les réverbères.
-
-Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.
-
-Elle les conduisit aux acides,--et la loi des équivalents les
-embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l'élucider avec la théorie
-des atomes, ce qui acheva de les perdre.
-
-Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.
-
-La dépense était considérable, et ils en avaient trop fait.
-
-Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.
-
-Ils se présentèrent au moment de ses consultations.
-
-«Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?»
-
-Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et ayant expliqué le
-but de leur visite:
-
-«Nous désirons connaître premièrement l'atomicité supérieure.»
-
-Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la
-chimie.
-
-«Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement on la
-fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable.»
-
-Et l'autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses
-environnantes.
-
-Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boîte
-chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une
-cuvette dans un coin,--et il y avait contre le mur la représentation
-d'un écorché.
-
-Pécuchet en fit compliment au docteur.
-
-«Ce doit être une belle étude que l'anatomie?»
-
-M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprouvait autrefois dans
-les dissections;--et Bouvard demanda quels sont les rapports entre
-l'intérieur de la femme et celui de l'homme.
-
-Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de
-planches anatomiques.
-
-«Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!»
-
-Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de
-ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.--Un ouvrage explicatif
-leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et, grâce au manuel
-d'Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en
-s'ébahissant de l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si
-le Créateur l'eût faite droite.--Pourquoi seize fois, précisément?
-
-Les métacarpiens désolèrent Bouvard;--et Pécuchet, acharné sur le
-crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu'il ressemble à une
-_selle turque ou turquesque_.
-
-Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils
-attaquèrent les muscles.
-
-Mais les insertions n'étaient pas commodes à découvrir,--et, parvenus
-aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.
-
-Pécuchet dit alors:
-
-«Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le
-laboratoire?»
-
-Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l'on fabriquait à l'usage
-des pays chauds des cadavres postiches.
-
-Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements.
-Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M.
-Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant
-leur grille une caisse oblongue.
-
-Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émotions. Quand les
-planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie
-glissèrent, le mannequin apparut.
-
-Il était de couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec
-d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne
-ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou fort
-vilain, très propre, et qui sentait le vernis.
-
-Puis ils enlevèrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons,
-pareils à deux éponges; le cœur tel qu'un gros œuf, un peu de côté par
-derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.
-
-«A la besogne!» dit Pécuchet.
-
-La journée et le soir y passèrent.
-
-Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les
-amphithéâtres, et, à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient
-leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte.
-«Ouvrez!»
-
-C'était M. Foureau, suivi du garde champêtre.
-
-Les maîtres de Germaine s'étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle
-avait couru de suite chez l'épicier pour conter la chose, et tout
-le village croyait maintenant qu'ils recélaient dans leur maison un
-véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s'assurer
-du fait; des curieux se tenaient dans la cour.
-
-Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et, les muscles de
-la face étant décrochés, l'œil faisait une saillie monstrueuse, avait
-quelque chose d'effrayant.
-
-«Qui vous amène?» dit Pécuchet.
-
-Foureau balbutia:
-
-«Rien, rien du tout.»
-
-Et, prenant une des pièces sur la table:
-
-«Qu'est-ce que c'est?
-
---Le buccinateur», répondit Bouvard.
-
-Foureau se tut, mais souriait d'une façon narquoise, jaloux de ce
-qu'ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.
-
-Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les
-gens, qui s'ennuyaient sur le seuil, avaient pénétré dans le fournil,
-et, comme on se poussait un peu, la table trembla.
-
-«Ah! c'est trop fort!» s'écria Pécuchet; débarrassez-nous du public!
-
-Le garde champêtre fit partir les curieux.
-
-«Très bien! dit Bouvard, nous n'avons besoin de personne.»
-
-Foureau comprit l'allusion et lui demanda s'ils avaient le droit,
-n'étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste,
-en écrire au préfet.
-
-Quel pays! on n'était pas plus inepte, sauvage et rétrograde. La
-comparaison qu'ils firent d'eux-mêmes avec les autres les consola; ils
-ambitionnaient de souffrir pour la science.
-
-Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop
-éloigné de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une
-leçon.
-
-Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur désir, M. Vaucorbeil
-leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois
-qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout.
-
-Ils prirent en note, dans le _Dictionnaire des sciences médicales_, les
-exemples d'accouchement, de longévité, d'obésité et de constipation
-extraordinaires. Que n'avaient-ils connu le fameux Canadien de
-Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du
-département de l'Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous
-les vingt jours, Simon de Mirepoix, mort ossifié, et cet ancien maire
-d'Angoulême, dont le nez pesait trois livres!
-
-Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils
-distinguaient fort bien dans l'intérieur le _septum lucidum_, composé
-de deux lamelles, et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois
-rouge; mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des
-piliers, des étages, des ganglions et des fibres de toutes les sortes,
-et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini; bref, un amas
-inextricable, de quoi user leur existence.
-
-Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre,
-puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux.
-
-Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout, et ils ne
-tardaient pas à s'endormir, Bouvard, le menton baissé, l'abdomen en
-avant, Pécuchet, la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la
-table.
-
-Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières
-visites, entr'ouvrait la porte.
-
-«Eh bien, les confrères, comment va l'anatomie?
-
---Parfaitement», répondaient-ils.
-
-Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.
-
-Quand ils étaient las d'un organe, ils passaient à un autre, abordant
-ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l'estomac, l'oreille, les
-intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgré leurs
-efforts pour s'y intéresser. Enfin le docteur les surprit comme ils le
-reclouaient dans sa boîte.
-
-«Bravo! je m'y attendais.»
-
-On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études,--et le sourire
-accompagnant ces paroles les blessa profondément.
-
-De quel droit les juger incapables? Est-ce que la science appartenait à
-ce monsieur, comme s'il était lui-même un personnage bien supérieur?
-
-Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu'à Bayeux pour y acheter
-des livres.
-
-Ce qui leur manquait, c'était la physiologie, et un bouquiniste leur
-procura les traités de Richerand et d'Adelon, célèbres à l'époque.
-
-Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments
-leur semblèrent de la plus haute importance; ils furent bien aises de
-savoir qu'il y a dans le tartre des dents trois espèces d'animalcules,
-que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans
-l'estomac.
-
-Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n'avoir pas la
-faculté de ruminer, comme l'avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère
-de Bérard, et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient,
-accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le
-suivaient même jusqu'à ses dernières conséquences, pleins d'un scrupule
-méthodique, d'une attention presque religieuse.
-
-Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la
-viande dans une fiole où était le suc gastrique d'un canard, et ils
-la portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre
-résultat que d'infecter leurs personnes.
-
-On les vit courir le long de la grande route, revêtus d'habits mouillés
-et à l'ardeur du soleil. C'était pour vérifier si la soif s'apaise par
-l'application de l'eau sur l'épiderme. Ils rentrèrent haletants et tous
-les deux avec un rhume.
-
-L'audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement; mais
-Bouvard s'étala sur la génération.
-
-Les réserves de Pécuchet, en cette matière, l'avaient toujours surpris.
-Son ignorance lui parut si complète, qu'il le pressa de s'expliquer, et
-Pécuchet, en rougissant, finit par faire un aveu.
-
-Des farceurs, autrefois, l'avaient entraîné dans une mauvaise maison,
-d'où il s'était enfui, se gardant pour la femme qu'il aimerait plus
-tard. Une circonstance heureuse n'était jamais venue, si bien que,
-par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement,
-habitude, à cinquante-deux ans, et malgré le séjour de la capitale, il
-possédait encore sa virginité.
-
-Bouvard eut peine à le croire, puis il rit énormément, mais s'arrêta
-en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet; car les passions
-ne lui avaient pas manqué, s'étant tour à tour épris d'une danseuse de
-corde, de la belle-sœur d'un architecte, d'une demoiselle de comptoir,
-enfin d'une petite blanchisseuse, et le mariage allait même se
-conclure, quand il avait découvert qu'elle était enceinte d'un autre.
-
-Bouvard lui dit:
-
-«Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu. Pas de tristesse,
-voyons. Je me charge... si tu veux.»
-
-Pécuchet répliqua, en soupirant, qu'il ne fallait plus y penser, et ils
-continuèrent leur physiologie.
-
-Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une
-vapeur subtile? La preuve, c'est que le poids d'un homme décroît à
-chaque minute. Si chaque jour s'opère l'addition de ce qui manque et
-la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait
-équilibre. Sanctorius, l'inventeur de cette loi, employa un demi-siècle
-à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se
-pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs.
-
-Ils essayèrent d'imiter Sanctorius. Mais, comme leur balance ne pouvait
-les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença.
-
-Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la respiration,--et il se
-tenait sur le plateau,--complètement nu, laissant voir, malgré la
-pudeur, son torse très long, pareil à un cylindre, avec des jambes
-courtes, les pieds plats et la peau brune. A ses côtés, sur une chaise,
-son ami lui faisait la lecture.
-
-Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les
-contractions musculaires, et qu'il est possible, en agitant le thorax
-et les membres pelviens, de hausser la température d'un bain tiède.
-
-Bouvard alla chercher leur baignoire,--et quand tout fut prêt,--il s'y
-plongea muni d'un thermomètre.
-
-Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond de l'appartement,
-dessinaient dans l'ombre un vague monticule. On entendait par
-intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur de plantes
-aromatiques s'exhalait,--et, se trouvant là fort bien, ils causaient
-avec sérénité.
-
-Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.
-
-«Agite tes membres!» dit Pécuchet.
-
-Il les agita, sans rien changer au thermomètre.
-
-«C'est froid décidément.
-
---Je n'ai pas chaud non plus, reprit Pécuchet, saisi lui-même par un
-frisson. Mais agite tes membres pelviens! agite-les!»
-
-Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son
-ventre, soufflait comme un cachalot,--puis regardait le thermomètre,
-qui baissait toujours: «Je n'y comprends rien! Je me remue pourtant!
-
---Pas assez!»
-
-Et il reprenait sa gymnastique.
-
-Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube.
-
-«Comment! douze degrés! Ah! bonsoir! je me retire!»
-
-Un chien entra, moitié dogue, moitié braque, le poil jaune, galeux, la
-langue pendante.
-
-Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique était sourde. Ils
-grelottaient, mais n'osaient bouger, dans la peur d'être mordus.
-
-Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.
-
-Alors le chien aboya,--et il sautait autour de la balance, où
-Pécuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tâchait de
-s'élever le plus haut possible.
-
-«Tu t'y prends mal», dit Bouvard; et il se mit à faire des risettes au
-chien en proférant des douceurs.
-
-Le chien, sans doute, les comprit. Il s'efforçait de le caresser, lui
-collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.
-
-«Allons! maintenant! voilà qu'il a emporté ma culotte!»
-
-Il se coucha dessus et demeura tranquille.
-
-Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent, l'un
-à descendre du plateau, l'autre à sortir de la baignoire; et quand
-Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa:
-
-«Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences.»
-
-Quelles expériences?
-
-On pouvait lui injecter du phosphore, puis l'enfermer dans une cave
-pour voir s'il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter?
-et, du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore.
-
-Ils songèrent à l'enfermer sous une cloche pneumatique, à lui faire
-respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela
-peut-être ne serait pas drôle! Enfin, ils choisirent l'aimantation de
-l'acier par le contact de la moelle épinière.
-
-Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des
-aiguilles à Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Elles
-se cassaient, glissaient, tombaient par terre; il en prenait d'autres
-et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches,
-passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le
-vestibule, et se présenta dans la cuisine.
-
-Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des
-ficelles autour des pattes.
-
-Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au même moment. Il fit un
-bond et disparut.
-
-La vieille servante les apostropha.
-
-«C'est encore une de vos bêtises, j'en suis sûre!--Et ma cuisine, elle
-est propre!--Ça le rendra peut-être enragé! On en fourre en prison qui
-ne vous valent pas!»
-
-Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles.
-
-Pas une n'attira la moindre limaille.
-
-Puis, l'hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage,
-revenir à l'improviste, se précipiter sur eux.
-
-Le lendemain, ils allèrent partout aux informations,--et, pendant
-plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt
-qu'apparaissait un chien ressemblant à celui-là.
-
-Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les
-pigeons qu'ils saignèrent, l'estomac plein ou vide, moururent dans le
-même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l'eau périrent au
-bout de cinq minutes; et une oie, qu'ils avaient bourrée de garance,
-offrit des périostes d'une entière blancheur.
-
-La nutrition les tourmentait.
-
-Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la
-lymphe et des matières excrémentielles? Mais on ne peut suivre les
-métamorphoses d'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seul est
-chimiquement pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant
-calculé toute la chaux contenue dans l'avoine d'une poule, en retrouva
-davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc, il se fait une création
-de substance. De quelle manière? On n'en sait rien.
-
-On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admet celle
-qu'il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres,
-et Kiel l'évalue à huit onces environ, d'où ils conclurent que la
-physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N'ayant
-pu la comprendre, ils n'y croyaient pas.
-
-Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leur jardin.
-
-L'arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant; ils l'équarrirent.
-Cet exercice les fatigua. Bouvard avait très souvent besoin de faire
-arranger ses outils chez le forgeron.
-
-Un jour qu'il s'y rendait, il fut accosté par un homme portant sur
-le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres
-pieux, des médailles bénites, enfin le _Manuel de la santé_, par
-François Raspail.
-
-Cette brochure lui plut tellement, qu'il écrivit à Barberou de lui
-envoyer le grand ouvrage. Barberou l'expédia et indiquait, dans sa
-lettre, une pharmacie pour les médicaments.
-
-La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections
-proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons,
-dilatent le foie, ravagent les intestins et y causent des bruits.
-Ce qu'il y a de mieux pour s'en délivrer, c'est le camphre. Bouvard
-et Pécuchet l'adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et
-distribuaient des cigarettes, des flacons d'eau sédative et des pilules
-d'aloès. Ils entreprirent même la cure d'un bossu.
-
-C'était un enfant qu'ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère,
-une mendiante, l'amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient
-sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes
-un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et, pour
-être sûrs qu'il reviendrait, lui donnaient à déjeuner.
-
-Ayant l'esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue
-de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la
-traitait par les amers; ronde au début comme une pièce de vingt sols,
-cette tache avait grandi et formait un cercle rose. Ils voulurent l'en
-guérir. Elle accepta, mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les
-onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son
-corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un œil qui
-aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. Dans les doses
-permises et malgré l'effroi du mercure, ils administrèrent du calomel.
-Un mois plus tard, Mme Bordin était sauvée.
-
-Elle leur fit de la propagande,--et le percepteur des contributions,
-le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans
-Chavignolles suçait des tuyaux de plume.
-
-Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la
-cigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignait des
-pilules d'aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard eut des
-maux d'estomac et Pécuchet d'atroces migraines. Ils perdirent confiance
-dans Raspail, mais eurent soin de n'en rien dire, craignant de diminuer
-leur considération.
-
-Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner
-sur des feuilles de chou, firent même l'acquisition d'une paire de
-lancettes.
-
-Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs
-livres.
-
-Les symptômes notés par les auteurs n'étaient pas ceux qu'ils venaient
-de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français,
-une bigarrure de toutes les langues.
-
-On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien
-commode, avec ses genres et ses espèces; mais comment établir les
-espèces? Alors ils s'égarèrent dans la philosophie de la médecine.
-
-Ils rêvaient sur l'archée de Van Helmont, le vitalisme, le brownisme,
-l'organicisme, demandaient au docteur d'où vient le germe de la
-scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen,
-dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets.
-
-«La cause et l'effet s'embrouillent», répondait Vaucorbeil.
-
-Son manque de logique les dégoûta,--et ils visitèrent les malades tout
-seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie.
-
-Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont
-la figure pendait d'un côté, d'autres l'avaient bouffie et d'un rouge
-écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines
-pincées, la bouche tremblante, et des râles, des hoquets, des sueurs,
-des exhalaisons de cuir et de vieux fromage.
-
-Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins et étaient fort surpris
-que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des
-purgatifs, qu'un même remède convienne à des affections diverses, et
-qu'une maladie s'en aille sous des traitements opposés.
-
-Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient
-l'audace d'ausculter.
-
-Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au roi, pour qu'on établît
-dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les
-professeurs.
-
-Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de Falaise
-leur en voulait toujours à cause de sa jujube), et ils l'engagèrent à
-fabriquer comme les Anciens des _pila purgatoria_, c'est-à-dire des
-boulettes de médicaments, qui, à force d'être maniées, s'absorbent
-dans l'individu.
-
-D'après ce raisonnement qu'en diminuant la chaleur on entrave les
-phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du
-plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour
-de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors.
-
-Enfin, au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode
-nouvelle d'introduire des thermomètres dans les derrières.
-
-Une fièvre typhoïde se répandit aux environs; Bouvard déclara qu'il ne
-s'en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gémir chez
-eux. Son homme était malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le
-négligeait.
-
-Pécuchet se dévoua.
-
-Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations,
-ventre ballonné, langue rouge, c'étaient tous les symptômes de la
-dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu'en ôtant la diète on
-supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à
-coup le docteur parut.
-
-Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos,
-entre la fermière et Pécuchet qui le reforçaient.
-
-Il s'approcha du lit et jeta l'assiette par la fenêtre, en s'écriant:
-
-«C'est un véritable meurtre!
-
---Pourquoi?
-
---Vous perforez l'intestin, puisque la fièvre typhoïde est une
-altération de sa membrane folliculaire.
-
---Pas toujours!»
-
-Et une dispute s'engagea sur la nature des fièvres. Pécuchet croyait
-à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes: «Aussi
-j'éloigne tout ce qui peut surexciter!
-
---Mais la diète affaiblit le principe vital!
-
---Qu'est-ce que vous me chantez avec votre principe vital? Comment
-est-il? qui l'a vu?»
-
-Pécuchet s'embrouilla.
-
-«D'ailleurs, disait le médecin, Gouy ne veut pas de nourriture.»
-
-Le malade fit un geste d'assentiment sous son bonnet de coton.
-
-«N'importe! il en a besoin!
-
---Jamais! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations.
-
---Qu'importent les pulsations?» Et Pécuchet nomma ses autorités.
-
-«Laissons les systèmes», dit le docteur.
-
-Pécuchet croisa les bras.
-
-«Vous êtes un empirique, alors?
-
---Nullement! mais en observant...
-
---Et si on observe mal?»
-
-Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l'herpès de Mme
-Bordin, histoire clabaudée par la veuve et dont le souvenir l'agaçait.
-
-«D'abord, il faut avoir fait de la pratique.
-
---Ceux qui ont révolutionné la science n'en faisaient pas! Van
-Helmont, Boerhaave, Broussais lui-même.»
-
-Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix:
-
-«Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin?»
-
-Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère et se mit à pleurer.
-
-Sa femme non plus ne savait que répondre, car l'un était habile; mais
-l'autre avait peut-être un secret?
-
-«Très bien! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti
-d'un diplôme...» Pécuchet ricana. «Pourquoi riez-vous?
-
---C'est qu'un diplôme n'est pas toujours un argument!»
-
-Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans
-son importance sociale. Sa colère éclata:
-
-«Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice
-illégal de la médecine!» Puis, se tournant vers la fermière: «Faites-le
-tuer par monsieur, tout à votre aise, et que je sois pendu si je
-reviens jamais dans votre maison!»
-
-Et il s'enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne.
-
-Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande
-agitation.
-
-Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement
-avait-il soutenu qu'elles préservent de toutes les maladies. Foureau,
-n'écoutant rien, l'avait menacé de dommages et intérêts. Il en perdait
-la tête.
-
-Pécuchet lui conta l'autre histoire, qu'il jugeait plus sérieuse,--et
-fut un peu choqué de son indifférence.
-
-Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l'abdomen. Cela pouvait tenir
-à l'ingestion de la nourriture. Peut-être que Vaucorbeil ne s'était
-pas trompé? Un médecin, après tout, doit s'y connaître, et des remords
-assaillirent Pécuchet. Il avait peur d'être homicide.
-
-Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause du déjeuner lui
-échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n'était pas la peine de les avoir
-fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles!
-
-Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. A présent, la guérison
-était certaine: un tel succès enhardit Pécuchet.
-
-«Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins...
-
---Assez de mannequins!
-
---Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves
-sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus.»
-
-Mais Bouvard était las de la médecine.
-
-«Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop
-nombreuses, les remèdes problématiques,--et on ne découvre dans les
-auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la
-diathèse, ni même du pus!»
-
-Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.
-
-Bouvard, à l'occasion d'un rhume, se figura qu'il commençait une
-fluxion de poitrine. Des sangsues n'ayant pas affaibli le point de
-côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l'action se porta sur les
-reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.
-
-Pécuchet prit une courbature à l'élagage de la charmille et vomit après
-son dîner, ce qui l'effraya beaucoup; puis, observant qu'il avait le
-teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait:
-
-«Ai-je des douleurs?»
-
-Et finit par en avoir.
-
-S'attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le
-pouls, changeaient d'eau minérale, se purgeaient,--et redoutaient le
-froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les
-courants d'air.
-
-Pécuchet imagina que l'usage de la prise était funeste. D'ailleurs,
-un éternument occasionne parfois la rupture d'un anévrisme,--et il
-abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts; puis,
-tout à coup, se rappelait son imprudence.
-
-Comme le café noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer à la
-demi-tasse; mais il dormait après ses repas et avait peur en se
-réveillant, car le sommeil prolongé est une menace d'apoplexie.
-
-Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien qui, à force de
-régime, atteignit une extrême vieillesse. Sans l'imiter absolument, on
-peut avoir les mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa bibliothèque
-un _Manuel d'hygiène_, par le docteur Morin.
-
-Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là? Les plats qu'ils
-aimaient s'y trouvent défendus. Germaine, embarrassée, ne savait plus
-que leur servir.
-
-Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie,
-le hareng saur, le homard et le gibier sont «réfractaires». Plus un
-poisson est gros, plus il contient de gélatine, et, par conséquent,
-est lourd. Les légumes causent des aigreurs, le macaroni donne des
-rêves; les fromages, «considérés généralement, sont d'une digestion
-difficile». Un verre d'eau le matin est «dangereux». Chaque boisson
-ou comestible étant suivi d'un avertissement pareil, ou bien de ces
-mots: «mauvais!--gardez-vous de l'abus!--ne convient pas à tout le
-monde!»--Pourquoi mauvais? où est l'abus? comment savoir si telle chose
-vous convient?
-
-Quel problème que celui du déjeuner! Ils quittèrent le café au lait,
-sur sa détestable réputation, et ensuite le chocolat,--car c'est
-«un amas de substances indigestes». Restait donc le thé. Mais «les
-personnes nerveuses doivent se l'interdire complètement». Cependant
-Decker, au XVIIe siècle, en prescrivait vingt décalitres par jour, afin
-de nettoyer les marais du pancréas.
-
-Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d'autant plus qu'il
-condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes,
-exigence qui révolta Pécuchet.
-
-Alors ils achetèrent le _Traité_ de Becquerel, où ils virent que
-le porc est en soi-même «un bon aliment», le tabac d'une innocence
-parfaite, et le café «indispensable aux militaires».
-
-Jusqu'alors ils avaient cru à l'insalubrité des endroits humides. Pas
-du tout! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se
-baigne pas dans l'eau vive sans avoir rafraîchi sa peau. Bégin veut
-qu'on s'y jette en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe
-passe pour excellent à l'estomac. Lévy l'accuse d'altérer les dents.
-Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé,
-ce palladium chéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages
-ni crainte de l'opinion, des auteurs le déconseillent aux hommes
-pléthoriques et sanguins.
-
-Qu'est-ce donc que l'hygiène?
-
-«Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà», affirme M. Lévy, et
-Becquerel ajoute qu'elle n'est pas une science.
-
-Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du
-porc aux choux, de la crème, un pont-l'évêque et une bouteille de
-bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche,--et ils se
-moquaient de Cornaro! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme
-lui! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son
-existence! La vie n'est bonne qu'à la condition d'en jouir.
-
-«Encore un morceau?
-
---Je veux bien.
-
---Moi de même!
-
---A ta santé!
-
---A la tienne!
-
---Et fichons-nous du reste!»
-
-Ils s'exaltaient.
-
-Bouvard annonça qu'il voulait trois tasses de café, bien qu'il ne fût
-pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait
-coup sur coup, éternuait sans peur; et, sentant le besoin d'un peu de
-champagne, ils ordonnèrent à Germaine d'aller de suite au cabaret leur
-en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa.
-Pécuchet fut indigné:
-
-«Je vous somme, entendez-vous! je vous somme d'y courir.»
-
-Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres,
-tant ils étaient incompréhensibles et fantasques.
-
-Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau.
-
-La moisson venait de finir,--et des meules, au milieu des champs,
-dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuâtre et
-douce. Les fermes étaient tranquilles. On n'entendait même plus les
-grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise,
-qui rafraîchissait leurs pommettes.
-
-Le ciel, très haut, était couvert d'étoiles, les unes brillant par
-groupes, d'autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés.
-Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se
-bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés de
-grands espaces vides,--et le firmament semblait une mer d'azur, avec
-des archipels et des îlots.
-
-«Quelle quantité! s'écria Bouvard.
-
---Nous ne voyons pas tout! reprit Pécuchet. Derrière la voie lactée,
-ce sont les nébuleuses; au delà des nébuleuses, des étoiles encore:
-la plus voisine est séparée de nous par trois cents billions de
-myriamètres.»
-
-Il avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se
-rappelait les chiffres.
-
-«Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a
-douze fois la grandeur du Soleil, des comètes mesurent trente-quatre
-millions de lieues.
-
---C'est à rendre fou», dit Bouvard.
-
-Il déplora son ignorance, et même regrettait de n'avoir pas été, dans
-sa jeunesse, à l'École polytechnique.
-
-Alors Pécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l'étoile
-polaire, puis Cassiopée, dont la constellation forme un Y, Véga de la
-Lyre, toute scintillante, et, au bas de l'horizon, le rouge Aldebaran.
-
-Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles,
-quadrilatères et pentagones qu'il faut imaginer pour se reconnaître
-dans le ciel.
-
-Pécuchet continua:
-
-«La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une
-seconde. Un rayon de la voie lactée met six siècles à nous parvenir. Si
-bien qu'une étoile, quand on l'observe, peut avoir disparu. Plusieurs
-sont intermittentes, d'autres ne reviennent jamais;--et elles changent
-de position; tout s'agite, tout passe.
-
---Cependant le Soleil est immobile!
-
---On le croyait autrefois. Mais les savants, aujourd'hui, annoncent
-qu'il se précipite vers la constellation d'Hercule!»
-
-Cela dérangeait les idées de Bouvard,--et, après une minute de
-réflexion:
-
-«La science est faite suivant les données fournies par un coin de
-l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore,
-qui est beaucoup plus grand, et qu'on ne peut découvrir.»
-
-Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres, et
-leurs discours étaient coupés par de longs silences.
-
-Enfin, ils se demandèrent s'il y avait des hommes dans les étoiles.
-Pourquoi pas? Et comme la création est harmonique, les habitants de
-Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d'une taille moyenne, ceux
-de Vénus très petits. A moins que ce ne soit partout la même chose. Il
-existe là-haut des commerçants, des gendarmes; on y trafique, on s'y
-bat, on y détrône des rois.
-
-Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel
-comme la parabole d'une monstrueuse fusée.
-
-«Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent.»
-
-Pécuchet reprit:
-
-«Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles
-ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant. De
-pareilles idées vous renfoncent l'orgueil.
-
---Quel est le but de tout cela?
-
---Peut-être qu'il n'y a pas de but.
-
---Cependant...»
-
-Et Pécuchet répéta deux ou trois fois _cependant_, sans trouver rien de
-plus à dire.
-
-«N'importe, je voudrais bien savoir comment l'univers s'est fait.
-
---Cela doit être dans Buffon, répondit Bouvard, dont les yeux se
-fermaient.
-
---Je n'en peux plus, je vais me coucher.»
-
-Les _Époques de la Nature_ leur apprirent qu'une comète, en heurtant le
-soleil, en avait détaché une portion, qui devint la terre. D'abord les
-pôles s'étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe;
-elles s'étaient retirées dans les cavernes; puis les continents se
-divisèrent, les animaux et l'homme parurent.
-
-La majesté de la création leur causa un ébahissement infini comme elle.
-
-Leur tête s'élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si
-grands objets.
-
-Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, et ils recoururent, comme
-distraction, aux _Harmonies_ de Bernardin de Saint-Pierre.
-
-Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines,
-fraternelles et même conjugales, tout y passa, sans omettre les
-invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours. Ils s'étonnaient
-que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les
-semences une enveloppe; pleins de cette philosophie qui découvre dans
-la nature des intentions vertueuses et la considère comme une espèce de
-saint Vincent de Paul toujours occupé à répandre des bienfaits!
-
-Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les
-forêts vierges, et ils achetèrent l'ouvrage de M. Depping sur les
-_Merveilles et Beautés de la nature en France_. Le Cantal en possède
-trois, l'Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que
-le Dauphiné compte à lui seul jusqu'à quinze merveilles. Mais bientôt
-on n'en trouvera plus. Les grottes à stalactites se bouchent, les
-montagnes ardentes s'éteignent, les glacières naturelles s'échauffent,
-et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la
-cognée des niveleurs ou sont en train de mourir.
-
-Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.
-
-Ils rouvrirent leur Buffon et s'extasièrent devant les goûts bizarres
-de certains animaux.
-
-Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils
-entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s'ils avaient
-vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les
-vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes.
-
-«Jamais de la vie.»
-
-On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur
-âge.
-
-Ils voulurent tenter des alliances anormales.
-
-La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne
-possédait pas de bouc, une voisine prêta le sien, et, l'époque du rut
-étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en se
-cachant derrière les futailles, pour que l'événement pût s'accomplir en
-paix.
-
-Chacune d'abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminèrent;
-la brebis se coucha, et elle bêlait sans discontinuer, pendant que
-le bouc, d'aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses
-oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans
-l'ombre.
-
-Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter
-la nature; mais le bouc, se retournant vers Pécuchet, lui flanqua un
-coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à
-tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se
-jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de
-laine dans les deux mains.
-
-Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un
-dogue et une truie, avec l'espoir qu'il en sortirait des monstres, ne
-comprenant rien à la question de l'espèce.
-
-Ce mot désigne un groupe d'individus dont les descendants se
-reproduisent; mais des animaux classés comme d'espèces différentes
-peuvent se reproduire, et d'autres, compris dans la même, en ont perdu
-la faculté.
-
-Ils se flattèrent d'obtenir là-dessus des idées nettes en étudiant le
-développement des germes, et Pécuchet écrivit à Dumouchel pour avoir un
-microscope.
-
-Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac,
-des ongles, une patte de mouche; mais ils avaient oublié la goutte
-d'eau indispensable; c'était, d'autres fois, la petite lamelle, et
-ils se poussaient, dérangeaient l'instrument; puis, n'apercevant que
-du brouillard, accusaient l'opticien. Ils en arrivèrent à douter du
-microscope. Les découvertes qu'on lui attribue ne sont peut-être pas si
-positives?
-
-Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à
-son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était
-toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la
-géologie, il leur envoyait les _Lettres_ de Bertrand avec le _Discours
-de Cuvier_ sur les révolutions du globe.
-
-Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes:
-
-D'abord une immense nappe d'eau, d'où émergeaient des promontoires
-tachetés par des lichens, et pas un être vivant, pas un cri. C'était
-un monde silencieux, immobile et nu; puis de longues plantes se
-balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d'une
-étuve. Un soleil tout rouge surchauffait l'atmosphère humide. Alors
-des volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes,
-et la pâte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea.
-Troisième tableau: dans des mers peu profondes, des îles de madrépores
-ont surgi; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y
-a des coquilles pareilles à des roues de chariot, des tortues qui ont
-trois mètres, des lézards de soixante pieds; des amphibies allongent
-entre les roseaux leur col d'autruche à mâchoire de crocodile; des
-serpents ailés s'envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands
-mammifères parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal
-équarries, le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus,
-lippus, avec des crinières et des défenses contournées. Des troupeaux
-de mammouths broutaient les plaines où fut depuis l'Atlantique; le
-paléothérium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversait de son groin
-les fourmilières de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous
-les châtaigniers à la voix de l'ours des cavernes, qui faisait japper
-dans sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup.
-
-Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des
-cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C'était comme une féerie
-en plusieurs actes, ayant l'homme pour apothéose.
-
-Ils furent stupéfaits d'apprendre qu'il existait sur des pierres des
-empreintes de libellules, de pattes d'oiseaux; et, ayant feuilleté un
-des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles.
-
-Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande
-route, M. le curé passa, et, les abordant d'une voix pateline:
-
-«Ces messieurs s'occupent de géologie? Fort bien!»
-
-Car il estimait cette science. Elle confirme l'autorité des Écritures
-en prouvant le déluge.
-
-Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes,
-pétrifiés.
-
-L'abbé Jeufroy parut surpris du fait; après tout, s'il avait lieu,
-c'était une raison de plus d'admirer la Providence.
-
-Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu'alors n'avaient pas été
-fructueuses; et cependant les environs de Falaise, comme tous les
-terrains jurassiques, devaient abonder en débris d'animaux.
-
-«J'ai entendu dire, répliqua l'abbé Jeufroy, qu'autrefois on avait
-trouvé à Villers la mâchoire d'un éléphant.» Du reste, un de ses amis,
-M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur
-fournirait peut-être des renseignements! Il avait fait une histoire de
-Port-en-Bessin, où était notée la découverte d'un crocodile.
-
-Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d'œil; le même espoir leur
-était venu; et, malgré la chaleur, ils restèrent debout, pendant
-longtemps, à interroger l'ecclésiastique, qui s'abritait sous un
-parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec
-le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant
-les paupières.
-
-La cloche de l'église tinta l'angélus.
-
-«Bien le bonsoir, messieurs! Vous permettez, n'est-ce pas?»
-
-Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse
-de Larsoneur. Enfin elle arriva.
-
-L'homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s'appelait
-Louis Bloche; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle
-occupait un des volumes de l'Académie Lexovienne, et il ne prêtait
-point son exemplaire, dans la peur de dépareiller la collection. Pour
-ce qui était de l'alligator, on l'avait découvert au mois de novembre
-1825, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de
-Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments.
-
-L'obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il
-aurait voulu se rendre tout de suite à Villers.
-
-Bouvard objecta que, pour s'épargner un déplacement peut-être
-inutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des
-informations,--et ils écrivirent au maire de l'endroit une lettre, où
-ils lui demandaient ce qu'était devenu un certain Louis Bloche. Dans
-l'hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils
-les instruire sur sa précieuse découverte? Quand il la fit, à quelle
-place de la commune gisait ce document des âges primitifs? Avait-on des
-chances d'en trouver d'analogues? Quel était, par jour, le prix d'un
-homme et d'une charrette?
-
-Et ils eurent beau s'adresser à l'adjoint, puis au premier conseiller
-municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les
-habitants étaient jaloux de leurs fossiles? A moins qu'ils ne les
-vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu.
-
-Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite
-une carriole les transporta de Caen à Bayeux; de Bayeux ils allèrent à
-pied jusqu'à Port-en-Bessin.
-
-On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait des
-cailloux bizarres, et, sur les indications de l'aubergiste, ils
-atteignirent la grève.
-
-La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie
-de goémons jusqu'aux bords des flots.
-
-Des vallonnements herbeux découpaient la falaise composée d'une terre
-molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates
-inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d'eau en
-tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait.
-Elle semblait parfois suspendre son battement, et on n'entendait plus
-que le petit bruit des sources.
-
-Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter
-des trous. Bouvard s'assit près du rivage et contempla les vagues,
-ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte
-pour lui faire voir un ammonite incrusté dans la roche, comme un
-diamant dans sa gangue. Leurs ongles s'y brisèrent, il aurait fallu
-des instruments, la nuit venait d'ailleurs. Le ciel était empourpré
-à l'occident et toute la plage couverte d'une ombre. Au milieu des
-varechs presque noirs, les flaques d'eau s'élargissaient. La mer
-montait vers eux; il était temps de rentrer.
-
-Le lendemain dès l'aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent
-leur fossile, dont l'enveloppe éclata. C'était un _ammonites nodosus_,
-rongé par les bouts, mais pesant bien seize livres; et Pécuchet, dans
-l'enthousiasme, s'écria: «Nous ne pouvons faire moins que de l'offrir à
-Dumouchel!»
-
-Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, des orques,
-et pas de crocodile! A son défaut, ils espéraient une vertèbre
-d'hippopotame ou d'ichthyosaure, n'importe quel ossement contemporain
-du déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d'homme, contre la
-falaise, des contours qui figuraient le galbe d'un poisson gigantesque.
-
-Ils délibérèrent sur les moyens de l'obtenir.
-
-Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet, en dessous,
-démolirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l'abîmer.
-
-Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête,
-dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d'un air de
-commandement.
-
-«Eh bien! quoi! fiche-nous la paix.» Et ils continuèrent leur besogne:
-Bouvard, sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche; Pécuchet,
-les reins pliés, creusant avec son pic.
-
-Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les
-signaux: ils s'en moquaient bien. Un corps ovale se bombait sous la
-terre amincie, et penchait, allait glisser.
-
-Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup.
-
-«Vos passeports?»
-
-C'était le garde champêtre en tournée, et au même moment survint
-l'homme de la douane, accouru par une ravine.
-
-«Empoignez-les, père Morin! ou la falaise va s'écrouler!
-
---C'est dans un but scientifique», répondit Pécuchet.
-
-Alors une masse tomba, en les frôlant de si près, tous les quatre,
-qu'un peu plus ils étaient morts.
-
-Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire qui
-s'émietta sous la botte du douanier.
-
-Bouvard dit en soupirant:
-
-«Nous ne faisions pas grand mal!
-
---On ne doit rien faire dans les limites du Génie!» reprit le garde
-champêtre.
-
-«D'abord qui êtes-vous, pour que je vous dresse procès?»
-
-Pécuchet se rebiffa, criant à l'injustice.
-
-«Pas de raisons! suivez-moi!»
-
-Dès qu'ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta.
-Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne; Pécuchet,
-très pâle, lançait des regards furieux; et ces deux étrangers, portant
-des cailloux dans leurs mouchoirs, n'avaient pas bonne figure.
-Provisoirement, on les colloqua dans l'auberge, dont le maître, sur
-le seuil, barrait l'entrée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les
-payèrent, encore des frais! et le garde champêtre ne revenait pas!
-pourquoi? Enfin un monsieur, qui avait la croix d'honneur, les délivra;
-et ils s'en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec
-l'engagement d'être à l'avenir plus circonspects.
-
-Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant
-d'entreprendre des explorations nouvelles, ils consultèrent le _Guide
-du Voyageur géologue_, par Boné. Il faut avoir, premièrement, un
-bon havresac de soldat, puis une chaîne d'arpenteur, une lime, des
-pinces, une boussole et trois marteaux, passés dans une ceinture
-qui se dissimule sous la redingote et «vous préserve ainsi de cette
-apparence originale, que l'on doit éviter en voyage». Comme bâton,
-Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste, haut de six pieds,
-à longue pointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie, ou
-parapluie polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer la
-soie, contenue à part dans un petit sac. Ils n'oublièrent pas de forts
-souliers avec des guêtres, chacun «deux paires de bretelles, à cause de
-la transpiration», et, bien qu'on ne puisse «se présenter partout en
-casquette», ils reculèrent devant la dépense «d'un de ces chapeaux qui
-se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur».
-
-Le même ouvrage donne des préceptes de conduite: «Savoir la langue du
-pays que l'on visitera», ils la savaient. «Garder une tenue modeste»,
-c'était leur usage. «Ne pas avoir trop d'argent sur soi», rien de plus
-simple. Enfin, pour s'épargner toutes sortes d'embarras, il est bon de
-prendre «la qualité d'ingénieur»!
-
-«Eh bien! nous la prendrons!»
-
-Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents
-quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air.
-
-Tantôt, sur les bords de l'Orne, ils apercevaient, dans une déchirure,
-des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers
-et des bruyères, ou bien ils s'attristaient de ne rencontrer, le
-long du chemin, que des couches d'argile. Devant un paysage, ils
-n'admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni
-les ondulations de la verdure, mais ce qu'on ne voyait pas, le dessous,
-la terre; et toutes les collines étaient pour eux encore une preuve du
-déluge. A la manie du déluge succéda celle des blocs erratiques. Les
-grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de glaciers
-disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns.
-
-Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement,
-et, quand ils avaient répondu qu'ils étaient «des ingénieurs», une
-crainte leur venait: l'usurpation d'un titre pareil pouvait leur
-attirer des désagréments.
-
-A la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons,
-mais, intrépides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des
-marches, dans l'escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la
-cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière.
-
-Ce n'était pas une mince besogne, avant de coller les étiquettes, que
-de savoir les noms des roches; la variété des couleurs et du grenu leur
-faisait confondre l'argile avec la marne, le granit et le gneiss, le
-quartz et le calcaire.
-
-Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien,
-jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n'étaient
-pas ailleurs qu'en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura?
-Impossible de s'y reconnaître; ce qui est système pour l'un est pour
-l'autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les feuillets
-des couches s'entremêlent, s'embrouillent; mais Omalius d'Halloy vous
-prévient qu'il ne faut pas croire aux divisions géologiques.
-
-Cette déclaration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires à
-polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à
-Saint-Blaise, de l'oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny
-et du mercure à la Chapelle-en-Juger, près Saint-Lô, ils décidèrent une
-excursion plus lointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz
-pyromaque et l'argile de Kimmeridge.
-
-A peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit
-sous les phares; des éboulements l'obstruaient, et il était dangereux
-de s'y hasarder.
-
-Un loueur de voitures les accosta et leur offrit des promenades aux
-environs: Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, «Rome s'il le
-fallait».
-
-Ses prix étaient déraisonnables, mais le nom de Fécamp les avait
-frappés; en se détournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat,
-et ils prirent la gondole de Fécamp pour se rendre au plus loin d'abord.
-
-Dans la gondole, Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois
-paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n'hésitèrent pas à se
-qualifier d'ingénieurs.
-
-On s'arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes
-après la frôlèrent pour éviter une grande flaque d'eau avançant comme
-un golfe au milieu du rivage. Ensuite ils virent une arcade qui
-s'ouvrait sur une grotte profonde; elle était sonore, très claire,
-pareille à une église, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de
-varech tout le long de ses dalles.
-
-Cet ouvrage de la nature les étonna, et, ramassant des coquilles, ils
-s'élevèrent à des considérations sur l'origine du monde.
-
-Bouvard penchait vers le neptunisme; Pécuchet, au contraire, était
-plutonien.
-
-Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains,
-fait des crevasses. C'est comme une mer intérieure ayant son flux
-et reflux, ses tempêtes; une mince pellicule nous en sépare. On ne
-dormirait pas si l'on songeait à tout ce qu'il y a sous nos talons.
-Cependant le feu central diminue et le soleil s'affaiblit, si bien
-que la terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra
-stérile; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide
-carbonique, et aucun être ne pourra subsister.
-
-«Nous n'y sommes pas encore, dit Bouvard.
-
---Espérons-le», reprit Pécuchet.
-
-N'importe, cette fin du monde, si lointaine qu'elle fût, les assombrit,
-et, côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets.
-
-La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et
-là, par des lignes de silex, s'en allait vers l'horizon, telle que la
-courbe d'un rempart ayant cinq lieues d'étendue. Un vent d'est, âpre
-et froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme
-enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s'envolaient, tournoyaient,
-rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se détachant,
-rebondissait de place en place avant de descendre jusqu'à eux.
-
-Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées:
-
-«A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme! On ignore la
-longueur de notre période. Le feu central n'a qu'à déborder.
-
---Pourtant il diminue.
-
---Cela n'empêche pas ses explosions d'avoir produit l'île Julia, le
-Monte-Nuovo, bien d'autres encore.»
-
-Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand.
-
-«Mais de pareils bouleversements n'arrivent pas en Europe.
-
---Mille excuses, témoin celui de Lisbonne. Quant à nos pays, les mines
-de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent très
-bien, en se décomposant, former les bouches volcaniques. Les volcans,
-d'ailleurs, éclatent toujours près de la mer.»
-
-Bouvard promena sa vue sur les flots et crut distinguer au loin une
-fumée qui montait vers le ciel.
-
-«Puisque l'île Julia, reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits
-par la même cause auront peut-être le même sort. Un îlot de l'Archipel
-est aussi important que la Normandie, et même que l'Europe.»
-
-Bouvard se figura l'Europe engloutie dans un abîme.
-
-«Admets, dit Pécuchet, qu'un tremblement de terre ait lieu sous la
-Manche; les eaux se ruent dans l'Atlantique; les côtes de la France
-et de l'Angleterre, en chancelant sur leur base, s'inclinent, se
-rejoignent, et v'lan! tout l'entre-deux est écrasé.»
-
-Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite,
-qu'il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l'idée d'un
-cataclysme le troubla. Il n'avait pas mangé depuis le matin: ses tempes
-bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, et la falaise,
-au-dessus de sa tête, pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de
-graviers déroula d'en haut.
-
-Pécuchet l'aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria
-de loin:
-
-«Arrête! arrête! la période n'est pas accomplie.»
-
-Et, pour le rattraper, il faisait des sauts énormes, avec son bâton de
-touriste, tout en vociférant:
-
-«La période n'est pas accomplie! la période n'est pas accomplie!»
-
-Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba,
-les pans de sa redingote s'envolaient, le havresac ballottait à son
-dos. C'était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi
-les roches; une plus grosse le cacha.
-
-Pécuchet y parvint hors d'haleine, ne vit personne, puis retourna en
-arrière pour gagner les champs par une «valleuse» que Bouvard avait
-prise, sans doute.
-
-Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de
-la largeur de deux hommes, et luisant commue de l'albâtre poli.
-
-A cinquante pieds d'élévation, Pécuchet voulut descendre. La mer
-battant son plein, il se remit à grimper.
-
-Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. A
-mesure qu'il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles.
-Les couches de l'air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait
-à l'épigastre; il s'assit par terre, les yeux fermés, n'ayant plus
-conscience que des battements de son cœur qui l'étouffaient; puis il
-jeta son bâton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son
-ascension. Mais les trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient
-dans le ventre; les cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient
-ses flancs; la visière de sa casquette l'aveuglait; le vent redoublait
-de force. Enfin, il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui était
-monté plus loin par une valleuse moins difficile.
-
-Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.
-
-Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au
-bas d'un journal un feuilleton intitulé: _De l'enseignement de la
-géologie_.
-
-Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était
-comprise à l'époque.
-
-Jamais il n'y eut un cataclysme complet du globe, mais la même espèce
-n'a pas toujours la même durée et s'éteint plus vite dans tel endroit
-que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles
-différents, comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils.
-Les fougères d'autrefois sont identiques aux fougères d'à présent.
-Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les
-plus anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent les
-bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la
-Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne
-sont après tout que des abstractions.
-
-Cuvier, jusqu'à présent, leur avait apparu dans l'éclat d'une auréole,
-au sommet d'une science indiscutable. Elle était sapée. La Création
-n'avait plus la même discipline, et leur respect pour ce grand homme
-diminua.
-
-Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des
-doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.
-
-Tout cela contrariait les idées reçues, l'autorité de l'Église.
-
-Bouvard en éprouva comme l'allégement d'un joug brisé.
-
-«Je voudrais voir maintenant ce que le citoyen Jeufroy me répondrait
-sur le déluge!»
-
-Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il attendait les membres
-du conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l'heure, pour
-l'acquisition d'une chasuble.
-
-«Ces messieurs souhaitent!...
-
---Un éclaircissement, s'il vous plaît.»
-
-Et Bouvard commença:
-
-«Que signifiaient, dans la _Genèse_, «l'abîme qui se rompit» et «les
-cataractes du ciel?» Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n'a point
-de cataractes!»
-
-L'abbé ferma les paupières, puis répondit qu'il fallait toujours
-distinguer entre le sens et la lettre. Des choses, qui d'abord vous
-choquent, deviennent légitimes en les approfondissant.
-
-«Très bien! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus
-hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues! Y pensez-vous, deux
-lieues! une épaisseur d'eau ayant deux lieues!»
-
-Et le maire, survenant, ajouta: «Saprelotte, quel bain!»
-
-«Convenez, dit Bouvard, que Moïse exagère diablement.»
-
-Le curé avait lu Bonald et répliqua: «J'ignore ses motifs; c'était,
-sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu'il
-dirigeait!
-
---Enfin, cette masse d'eau, d'où venait-elle?
-
---Que sais-je! L'air s'était changé en pluie, comme il arrive tous les
-jours.»
-
-Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des
-contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriétaire; et Beljambe
-l'aubergiste donnait le bras à Langlois, l'épicier, qui marchait
-péniblement à cause de son catarrhe.
-
-Pécuchet, sans souci d'eux, prit la parole:
-
-«Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l'atmosphère--la science nous le
-démontre--est égal à celui d'une masse d'eau qui ferait autour du globe
-une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l'air condensé
-tombait dessus à l'état liquide, il augmenterait bien peu la masse des
-eaux existantes.»
-
-Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient.
-
-Le curé s'impatienta.
-
-«Nierez-vous qu'on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? Qui
-les y a mises, sinon le déluge? Elles n'ont pas coutume, je crois, de
-pousser toutes seules dans la terre comme des carottes!» Et ce mot
-ayant fait rire l'assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres: «A moins
-que ce ne soit encore une des découvertes de la science?»
-
-Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie
-d'Élie de Beaumont.
-
-«Connais pas!» répondit l'abbé.
-
-Foureau s'empressa de dire: «Il est de Caen! Je l'ai vu une fois à la
-Préfecture!»
-
-«Mais si votre déluge, repartit Bouvard, avait charrié des coquilles,
-on les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de
-trois cents mètres quelquefois.»
-
-Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du
-genre humain, et les animaux découverts dans la glace, en Sibérie.
-
-Cela ne prouve pas que l'homme ait vécu en même temps qu'eux! La Terre,
-selon Pécuchet, était considérablement plus vieille.
-
-«Le Delta du Mississipi remonte à des dizaines de milliers d'années.
-L'époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de
-Manéthon...»
-
-Le comte de Faverges s'avança.
-
-Tous firent silence à son approche.
-
-«Continuez, je vous prie! Que disiez-vous?
-
---Ces messieurs me querellaient, répondit l'abbé.
-
---A propos de quoi?
-
---Sur la sainte Écriture, monsieur le comte!»
-
-Bouvard, de suite, allégua qu'ils avaient droit, comme géologues, à
-discuter religion.
-
-«Prenez garde, dit le comte; vous savez le mot, cher monsieur: un peu
-de science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d'un ton à la fois hautain
-et paternel: Croyez-moi! vous y reviendrez! vous y reviendrez!
-
---Peut-être! mais que penser d'un livre, où l'on prétend que la lumière
-a été créée avant le soleil, comme si le soleil n'était pas la seule
-cause de la lumière!
-
---Vous oubliez celle qu'on appelle boréale, dit l'ecclésiastique.»
-
-Bouvard, sans répondre à l'objection, nia fortement qu'elle ait pu
-être d'un côté, et les ténèbres de l'autre, qu'il y ait eu un soir et
-un matin, quand les astres n'existaient pas, et que les animaux aient
-apparu tout à coup, au lieu de se former par cristallisation.
-
-Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans
-les plates-bandes. Langlois fut pris d'une quinte de toux. Le capitaine
-criait: «Vous êtes des révolutionnaires!»
-
-Girbal: «La paix! la paix!--Le prêtre: Quel matérialisme!--Foureau:
-Occupons-nous plutôt de notre chasuble!»
-
-«Non! Laissez-moi parler!» Et Bouvard, s'échauffant, alla jusqu'à dire
-que l'homme descendait du singe!
-
-Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pour
-s'assurer qu'ils n'étaient pas des singes.
-
-Bouvard reprit: «En comparant le fœtus d'une femme, d'une chienne, d'un
-oiseau, d'une grenouille...
-
---Assez!
-
---Moi je vais plus loin! s'écria Pécuchet; l'homme descend des
-poissons!» Des rires éclatèrent. Mais sans se troubler: «Le Telliamed!
-un livre arabe!...
-
---Allons, messieurs, en séance!»
-
-Et on entra dans la sacristie.
-
-Les deux compagnons n'avaient pas roulé l'abbé Jeufroy comme ils
-l'auraient cru;--aussi Pécuchet lui trouva-t-il «le cachet du
-jésuitisme».
-
-Sa lumière boréale les inquiétait cependant; ils la cherchèrent dans le
-manuel de d'Orbigny.
-
-C'est une hypothèse pour expliquer comment les végétaux fossiles de la
-baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la
-place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont
-les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges.
-
-Puis un doute leur vint sur la provenance de l'Homme,--et, embarrassés,
-ils songèrent à Vaucorbeil!
-
-Ses menaces n'avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le
-matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux
-l'un après l'autre.
-
-Bouvard l'épia,--et, l'ayant arrêté, dit qu'il voulait lui soumettre un
-point curieux d'anthropologie.
-
-«Croyez-vous que le genre humain descende des poissons?
-
---Quelle bêtise!
-
---Plutôt des singes, n'est-ce pas?
-
---Directement, c'est impossible!»
-
-A qui se fier? Car enfin le docteur n'était pas un catholique!
-
-Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l'éocène
-et du miocène, du mont Jurillo, de l'île Julia, des mammouths de
-Sibérie et des fossiles invariablement comparés, dans tous les auteurs,
-à «des médailles qui sont des témoignages authentiques», si bien qu'un
-jour Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu'il n'irait
-pas plus loin.
-
-La géologie est trop défectueuse! A peine connaissons-nous quelques
-endroits de l'Europe. Quant au reste, avec le fond des océans, on
-l'ignorera toujours.
-
-Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral:
-
-«Je n'y crois pas, au règne minéral! puisque des matières organiques
-ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l'or peut-être!
-Le diamant n'a-t-il pas été du charbon? la houille, un assemblage de
-végétaux?--En la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on
-obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule,
-tout se transforme. La création est faite d'une manière ondoyante et
-fugace; mieux vaudrait nous occuper d'autre chose!»
-
-Il se coucha sur le dos et se mit à sommeiller, pendant que Pécuchet,
-la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses réflexions.
-
-Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes,
-dont les cimes légères tremblaient; des angéliques, des menthes, des
-lavandes, exhalaient des senteurs chaudes, épicées; l'atmosphère
-était lourde; et Pécuchet, dans une sorte d'abrutissement, rêvait
-aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui
-bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des
-plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la
-nature, sans chercher à découvrir ses mystères,--séduit par sa force,
-perdu dans sa grandeur.
-
-«J'ai soif! dit Bouvard en se réveillant.
-
---Moi de même! Je boirais volontiers quelque chose!
-
---C'est facile», reprit un homme qui passait, en manches de chemise,
-avec une planche sur l'épaule.
-
-Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un
-verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en
-accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d'une
-façon parisienne.
-
-Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d'une cour, jeta sa
-planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine.
-
-«Mélie! es-tu là, Mélie?»
-
-Une jeune fille parut; sur son commandement, alla «tirer de la boisson»
-et revint près de la table servir ces messieurs.
-
-Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile
-grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps
-sans un pli, et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose
-de délicat, de champêtre et d'ingénu.
-
-«Elle est gentille, hein!» dit le menuisier, pendant qu'elle apportait
-des verres. «Si on ne jurerait pas une demoiselle, costumée en
-paysanne! et rude à l'ouvrage, pourtant!--Pauvre petit cœur, va! quand
-je serai riche, je t'épouserai!
-
---Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju», répondit-elle d'une
-voix douce, sur un accent traînard.
-
-Un valet d'écurie vint prendre de l'avoine dans un vieux coffre et
-laissa retomber le couvercle si brutalement qu'un éclat de bois en
-jaillit.
-
-Gorju s'emporta contre la lourdeur de tous «ces gars de la campagne»;
-puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau.
-Pécuchet, en voulant l'aider, distingua sous la poussière des figures
-de personnages.
-
-C'était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des
-pampres dans les coins, et des colonnettes divisaient sa devanture en
-cinq compartiments. On voyait au milieu Vénus Anadyomène debout sur
-une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses
-pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père; tout cela délabré,
-rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorju prit
-une chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche, qui
-présentait, sous l'arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort
-indécente.
-
-Bouvard également admira le bahut.
-
-«Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte.»
-
-Ils hésitaient, vu les réparations.
-
-Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste.
-
-«Allons! venez!»
-
-Et il entraîna Pécuchet vers la masure, où Mme Castillon, la maîtresse,
-étendait du linge.
-
-Mélie, quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre
-son métier à dentelles, s'assit en pleine lumière et travailla.
-
-Le linteau de la porte l'encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous
-ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait
-penché.
-
-Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu'on
-lui donnait.
-
-Elle était de Ouistreham, n'avait plus de famille, gagnait une pistole
-par mois;--enfin, elle lui plut tellement, qu'il désira la prendre à
-son service pour aider la vieille Germaine.
-
-Pécuchet reparut avec la fermière, et, pendant qu'ils continuaient
-leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju si la petite bonne
-consentirait à devenir sa servante.
-
-«Parbleu!
-
---Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami.
-
---Eh bien, je ferai en sorte; mais n'en parlez pas! à cause de la
-bourgeoise.»
-
-Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le
-raccommodage, on s'entendrait.
-
-A peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie.
-
-Pécuchet s'arrêta (afin de mieux réfléchir), ouvrit sa tabatière, huma
-une prise, et, s'étant mouché:
-
-«Au fait, c'est une idée! mon Dieu! oui! pourquoi pas? D'ailleurs, tu
-es le maître!»
-
-Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d'un fossé,--et les
-interpellant:
-
-«Quand faut-il que je vous apporte le meuble?
-
---Demain!
-
---Et pour l'autre question, êtes-vous décidés?
-
---Convenu!» répondit Pécuchet.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues, et leur
-maison ressemblait à un musée.
-
-Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens
-de géologie encombraient l'escalier, et une chaîne énorme s'étendait
-par terre tout le long du corridor.
-
-Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne
-couchaient pas et condamné l'entrée extérieure de la seconde, pour ne
-faire de ces deux pièces qu'un seul appartement.
-
-Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait à une auge de pierre
-(un sarcophage gallo-romain), puis les yeux étaient frappés par de la
-quincaillerie.
-
-Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une
-plaque de foyer qui représentait un moine caressant une bergère. Sur
-des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures,
-des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de
-tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus
-rares: la carcasse d'un bonnet de Cauchoise, deux urnes d'argile, des
-médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait
-sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles
-ornait la cloison à droite; et, en dessous, des pointes maintenaient
-horizontalement une hallebarde, pièce unique.
-
-La seconde chambre, où l'on descendait par deux marches, renfermait les
-anciens livres apportés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaient
-découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils
-l'appelaient _la bibliothèque_.
-
-L'arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le
-revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d'une
-dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard.
-Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre
-noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d'un
-nid.
-
-Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse)
-flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence que chevauchait un
-paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime
-rendu par un canard.
-
-Devant la bibliothèque se carrait une commode en coquillages, avec
-des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une
-souris dans sa gueule,--pétrification de Saint-Allyre,--une boîte
-à ouvrage en coquilles mêmement,--et, sur cette boîte, une carafe
-d'eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien.
-
-Mais le plus beau, c'était, dans l'embrasure de la fenêtre, une statue
-de saint Pierre! Sa main droite, couverte d'un gant, serrait la clef
-du paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de
-lis agrémentaient, était bleu ciel, et sa tiare très jaune, pointue
-comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la
-bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un
-baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on distinguait deux amours dans
-un cercle de roses, et, à ses pieds, comme une colonne, se levait un
-pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat:
-«Exécuté devant S. A. R. Monseigneur le duc d'Angoulême, à Noron, le 3
-d'octobre 1817.»
-
-Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade,--et parfois
-même il allait jusque dans la chambre de Bouvard pour allonger la
-perspective.
-
-Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut
-renaissance.
-
-Il n'était pas achevé, Gorju y travaillait encore: varlopant les
-panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant.
-
-A onze heures, il déjeunait, causait ensuite avec Mélie, et souvent ne
-reparaissait plus de toute la journée.
-
-Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et Pécuchet
-s'étaient mis en campagne. Ce qu'ils rapportaient ne convenait pas.
-Mais ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des
-bibelots leur était venu, puis l'amour du moyen âge.
-
-D'abord ils visitèrent les cathédrales,--et les hautes nefs se mirant
-dans l'eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des
-tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour
-incertain des cryptes, tout, jusqu'à la fraîcheur des murailles, leur
-causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse.
-
-Bientôt ils furent capables de distinguer les époques,--et, dédaigneux
-des sacristains, ils disaient: «Ah! une abside romane! Cela est du XIIe
-siècle! Voilà que nous retombons dans le flamboyant!»
-
-Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux,
-comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs.
-Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui
-terminent les ceintures de Feugerolles;--et pour l'exubérance de
-l'homme obscène couvrant un des morceaux d'Hérouville, cela prouvait,
-selon Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole.
-
-Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout
-était de la décadence,--et ils déploraient le vandalisme, tonnaient
-contre le badigeon.
-
-Mais le style d'un monument ne s'accorde pas toujours avec la date
-qu'on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siècle, domine encore
-dans la Provence. L'ogive est peut-être fort ancienne! et des auteurs
-contestent l'antériorité du roman sur le gothique. Ce défaut de
-certitude les contrariait.
-
-Après les églises ils étudièrent les châteaux-forts: ceux de Domfront
-et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse,
-et, parvenus au sommet, ils voyaient d'abord toute la campagne, puis
-les toits de la ville, les rues s'entre-croisant, des charrettes
-sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu'aux
-broussailles des douves,--et ils pâlissaient en songeant que des hommes
-avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués
-dans les souterrains; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et
-Pécuchet la crainte des vipères.
-
-Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay,
-Lemarmion, Argouge. Parfois à l'angle des bâtiments, derrière le
-fumier, se dresse une tour carlovingienne. La cuisine, garnie de bancs
-en pierre, fait songer à des ripailles féodales. D'autres ont un aspect
-exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des
-meurtrières sous l'escalier, de longues tourelles à pans aigus. Puis on
-arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des Valois, ciselée
-comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet
-des grains de colza répandus. Des abbayes servent de granges. Les
-inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des champs,
-un pignon reste debout,--et du haut en bas est revêtu d'un lierre que
-le vent fait trembler.
-
-Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d'étain, une
-boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d'argent
-les retenait.
-
-Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un
-étameur, un vitrail gothique qui fut assez grand pour couvrir, près
-du fauteuil, la partie droite de la croisée jusqu'au deuxième carreau.
-Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un
-effet splendide.
-
-Avec un bas d'armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous
-le vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu'ils
-regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme
-la maison de plaisance des évêques de Séez.
-
-«Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre.» Ils en
-cherchèrent la place inutilement.
-
-Le village de Montrecy contient un pré célèbre par des trouvailles de
-médailles qu'on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une
-belle récolte. Le gardien leur en refusa l'entrée.
-
-Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre
-une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu'on y
-avait introduits reparurent à Vaucelles, en grognant: «Can, can, can»,
-d'où est venu le nom de la ville.
-
-Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice.
-
-A l'auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner
-pour la somme de quatre sols.--Ils y firent le même repas et
-constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça!
-
-Quel est le fondateur de l'abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une
-parenté entre Marin Onfroy, qui importa, au XIIe siècle, une nouvelle
-sorte de pomme, et Onfroy, gouverneur d'Hastings, à l'époque de la
-conquête? Comment se procurer l'_Astucieuse Pythonisse_, comédie en
-vers d'un certain Dutrezor, faite à Bayeux, et actuellement des plus
-rares? Sous Louis XIV, Hérambert Dupaty, ou Dupastis Hérambert, composa
-un ouvrage qui n'a jamais paru, plein d'anecdotes sur Argentan: il
-s'agissait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mémoires
-autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultés pour l'histoire
-inédite de Laigle, par Louis Dasprès, desservant de Saint-Martin?
-Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir.
-
-Mais souvent un faible indice met sur la voie d'une découverte
-inappréciable.
-
-Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l'éveil,--et,
-sous l'apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons,
-demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas.
-C'étaient des cahiers d'école, des factures, d'anciens journaux, rien
-d'utile.
-
-Enfin, Bouvard et Pécuchet s'adressèrent à Larsoneur.
-
-Il était perdu dans le celticisme, et, répondant sommairement à leurs
-questions, en fit d'autres.
-
-Avaient-ils observé autour d'eux des traces de la religion du chien,
-comme on en voit à Montargis, et des détails spéciaux sur les feux
-de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc.? Il les
-priait même de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en
-silex, appelées alors des _celtæ_ et que les druides employaient dans
-«leurs criminels holocaustes».
-
-Par Gorju, ils s'en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins
-grande; les autres enrichirent le muséum.
-
-Ils s'y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient
-parlé à toutes leurs connaissances.
-
-Un après-midi, Mme Bordin et M. Marescot se présentèrent pour le voir.
-
-Bouvard les reçut et commença la démonstration par le vestibule.
-
-La poutre n'était rien moins que l'ancien gibet de Falaise, d'après le
-menuisier qui l'avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son
-grand-père.
-
-La grosse chaîne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon
-de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaînes des
-bornes devant les cours d'honneur. Bouvard était convaincu qu'elle
-servait autrefois à lier les captifs, et il ouvrit la porte de la
-première chambre.
-
-«Pourquoi toutes ces tuiles? s'écria Mme Bordin.
-
---Pour chauffer les étuves; mais un peu d'ordre, s'il vous plaît. Ceci
-est un tombeau découvert dans une auberge où on l'employait comme
-abreuvoir.»
-
-Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d'une terre qui était de la
-cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer
-par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs.
-
-«Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!»
-
-Effectivement c'était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira
-d'un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d'argent.
-
-Mme Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd'hui cela pourrait
-valoir.
-
-La cotte de mailles qu'il examinait lui échappa des doigts; des anneaux
-se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement.
-
-Il eut même l'obligeance de décrocher la hallebarde, et, se courbant,
-levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les
-jarrets d'un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d'assommer un
-ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait un rude gaillard.
-
-Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de
-Saint-Allyre l'étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins;
-puis, arrivant à la cheminée:
-
-«Ah! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.»
-
-Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords.
-
-C'était celui d'un chef de voleurs sous le Directoire, David de la
-Bazoque, pris en trahison et tué immédiatement.
-
-«Tant mieux, on a bien fait», dit Mme Bordin.
-
-Marescot souriait devant les objets d'une façon dédaigneuse. Il ne
-comprenait pas cette galoche qui avait été l'enseigne d'un marchand
-de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet
-de cidre, et le saint Pierre, franchement, était lamentable avec sa
-physionomie d'ivrogne.
-
-Mme Bordin fit cette remarque:
-
-«Il a dû vous coûter bon, tout de même?
-
---Oh! pas trop, pas trop.»
-
-Un couvreur d'ardoises l'avait donné pour quinze francs.
-
-Ensuite elle blâma, vu l'inconvenance, le décolletage de la dame en
-perruque poudrée.
-
-«Où est le mal? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau.»
-
-Et il ajouta plus bas:
-
-«Comme vous, je suis sûr.»
-
-Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille
-Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue
-chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage,
-et, les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une
-tourterelle qui se rengorge; puis, d'un air ingénu:
-
-«Comment s'appelait cette dame?
-
---On l'ignore; c'est une maîtresse du Régent, vous savez, celui qui a
-fait tant de farces.
-
---Je crois bien; les mémoires du temps...»
-
-Et le notaire, sans finir sa phrase, déplora cet exemple d'un prince
-entraîné par ses passions.
-
-«Mais vous êtes tous comme ça!»
-
-Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue s'ensuivit sur les
-femmes, sur l'amour. Marescot affirma qu'il existe beaucoup d'unions
-heureuses; parfois même, sans qu'on s'en doute, on a près de soi ce
-qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion était directe. Les joues de
-la veuve s'empourprèrent; mais, se remettant presque aussitôt:
-
-«Nous n'avons plus l'âge des folies, n'est-ce pas, monsieur Bouvard?
-
---Eh! eh! moi, je ne dis pas ça.»
-
-Et il offrit son bras pour revenir dans l'autre chambre.
-
-«Faites attention aux marches. Très bien. Maintenant, observez le
-vitrail.»
-
-On y distinguait un manteau d'écarlate et les deux ailes d'un ange.
-Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en équilibre
-les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres
-s'allongeaient, Mme Bordin était devenue sérieuse.
-
-Bouvard s'éloigna et reparut affublé d'une couverture de laine, puis
-s'agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans
-les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie; et il avait
-conscience de cet effet, car il dit:
-
-«Est-ce que je n'ai pas l'air d'un moine du moyen âge?»
-
-Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre
-à sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la
-voix grave de Pécuchet:
-
-«N'aie pas peur, c'est moi.»
-
-Et il entra, la tête complètement recouverte d'un casque: un pot de fer
-à oreillons pointus.
-
-Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout.
-Une minute se passa dans l'ébahissement.
-
-Mme Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant il voulut savoir
-si on lui avait tout montré.
-
-«Il me semble.»
-
-Et désignant la muraille:
-
-«Ah! pardon, nous aurons ici un objet que l'on restaure en ce moment.»
-
-La veuve et Marescot se retirèrent.
-
-Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient
-en courses l'un sans l'autre, le second faisant des offres supérieures
-à celles du premier. Pécuchet venait d'obtenir le casque.
-
-Bouvard l'en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture.
-
-Mélie, avec des cordons, l'arrangea en manière de froc. Ils le
-mettaient à tour de rôle pour recevoir les visites.
-
-Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis
-de personnes inférieures: Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu'aux
-servantes des voisins; et chaque fois ils recommençaient leurs
-explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la
-modestie, réclamaient de l'indulgence pour l'encombrement.
-
-Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu'il avait
-autrefois à Paris, l'estimant plus en rapport avec le milieu
-artistique. A un certain moment, il se coiffait du casque et le
-penchait sur la nuque, afin de dégager son visage. Bouvard n'oubliait
-pas la manœuvre de la hallebarde; enfin, d'un coup d'œil ils se
-demandaient si le visiteur méritait que l'on fît «le moine du moyen
-âge».
-
-Quelle émotion quand s'arrêta devant leur grille la voiture de M. de
-Faverges! Il n'avait qu'un mot à dire. Voici la chose:
-
-Hurel, son homme d'affaires, lui avait appris que, cherchant partout
-des documents, ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la
-Aubrye.
-
-Rien de plus vrai.
-
-N'y avaient-ils pas découvert des lettres du baron de Gonneval, ancien
-aide de camp du duc d'Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye? On
-désirait cette correspondance pour des intérêts de famille.
-
-Elle n'était pas chez eux, mais ils détenaient une chose qui
-l'intéressait, s'il daignait les suivre jusqu'à leur bibliothèque.
-
-Jamais pareilles bottes vernies n'avaient craqué dans le corridor.
-Elles se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser
-plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches,--et,
-parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le
-baldaquin, devant le saint Pierre, le pot à beurre exécuté à Noron.
-
-Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait
-servir.
-
-Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musée. Il répétait:
-«Charmant! très bien!» tout en se donnant sur la bouche de petits coups
-avec le pommeau de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait
-d'avoir sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de
-dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès et se fût livré, comme
-eux, à ces études intéressantes; mais la politique, le conseil général,
-l'agriculture, un véritable tourbillon l'en détournait.
-
-«Après vous, toutefois, on n'aurait que des glanes, car bientôt vous
-aurez pris toutes les curiosités du département.
-
---Sans amour-propre, nous le pensons, dit Pécuchet.»
-
-Cependant on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par exemple:
-il y avait contre le mur du cimetière, dans la ruelle, un bénitier
-enfoui sous les herbes depuis un temps immémorial.
-
-Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard
-signifiant «est-ce la peine?» mais déjà le comte ouvrait la porte.
-
-Mélie, qui se trouvait derrière, s'enfuit brusquement.
-
-Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa
-pipe, les bras croisés.
-
-«Vous employez ce garçon? Hum! un jour d'émeute, je ne m'y fierais pas.»
-
-Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.
-
-Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?
-
-Ils la questionnèrent, et elle conta qu'elle avait servi dans sa ferme.
-C'était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneurs quand
-ils étaient venus, deux ans plus tôt. On l'avait prise comme aide au
-château et renvoyée «par suite de faux rapports».
-
-Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile et leur marquait
-infiniment de considération.
-
-Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au cimetière.
-
-Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna.
-Ils arrachèrent quelques orties et découvrirent une cuvette en grès, un
-font baptismal où des plantes poussaient.
-
-On n'a pas coutume cependant d'enfouir les fonts baptismaux hors des
-églises.
-
-Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyèrent le
-tout à Larsoneur.
-
-Sa réponse fut immédiate.
-
-«Victoire, mes chers confrères! Incontestablement c'est une cuve
-druidique.»
-
-Toutefois, qu'ils y prissent garde! La hache était douteuse,--et autant
-pour lui que pour eux-mêmes, il leur indiquait une série d'ouvrages à
-consulter.
-
-Larsoneur confessait, en post-scriptum, son envie de connaître cette
-cuve, ce qui aurait lieu, à quelques jours, quand il ferait le voyage
-de la Bretagne.
-
-Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l'archéologie celtique.
-
-D'après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk
-et Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les
-Eaux,--et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne
-des païens.--Car Saturne, quand il régnait en Phénicie, épousa une
-nymphe nommée Anobret, dont il eut un enfant appelé Jeüd,--et Anobret
-a les traits de Sara; Jeüd fut sacrifié (ou près de l'être) comme
-Isaac;--donc Saturne est Abraham, d'où il faut conclure que la religion
-des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs.
-
-Leur société était fort bien organisée. La première classe de
-personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième
-les jurisconsultes,--et, dans la troisième, la plus haute, se
-rangeaient, suivant Taillepied, «les diverses manières de philosophes»,
-c'est-à-dire les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages,
-Bardes et Vates.
-
-Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d'autres enseignaient
-la Botanique, la Médecine, l'Histoire et la Littérature, bref, «tous
-les arts de leur époque». Pythagore et Platon furent leurs élèves.
-Ils apprirent la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans,
-l'aruspicine aux Étrusques,--et, aux Romains, l'étamage du cuivre et le
-commerce des jambons.
-
-Mais de ce peuple, qui dominait l'ancien monde, il ne reste que des
-pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en
-galeries, ou formant des enceintes.
-
-Bouvard et Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent successivement la
-pierre du Post à Ussy, la Pierre-Coupée au Guest, la pierre du Darier,
-près de Laigle, d'autres encore!
-
-Tous ces blocs, d'une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement;
-et, un jour qu'ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient
-s'en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hêtres,
-encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux ou à de
-monstrueuses tortues.
-
-La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se
-relève, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu'à terre;
-c'était pour l'écoulement du sang, impossible d'en douter! Le hasard ne
-fait pas de ces choses.
-
-Les racines des arbres s'entremêlaient à ces socles abrupts. Un peu de
-pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands
-fantômes. Il était facile d'imaginer sous les feuillages les prêtres
-en tiare d'or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les
-bras attachés dans le dos,--et, sur le bord de la cuve, la druidesse
-observant le ruisseau rouge, pendant qu'autour d'elle la foule hurlait,
-au tapage des cymbales et des buccins faits d'une corne d'auroch.
-
-Tout de suite, leur plan fut arrêté.
-
-Et, une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière,
-marchant comme des voleurs, dans l'ombre des maisons. Les persiennes
-étaient closes et les masures tranquilles; pas un chien n'aboya.
-
-Gorju les accompagnait; ils se mirent à l'ouvrage. On n'entendait que
-le bruit des cailloux heurtés par la bêche qui creusait le gazon.
-
-Le voisinage des morts leur était désagréable; l'horloge de l'église
-poussait un râle continu, et la rosace de son tympan avait l'air d'un
-œil épiant les sacrilèges. Enfin, ils emportèrent la cuve.
-
-Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de
-l'opération.
-
-L'abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire
-l'honneur d'une visite; et, les ayant introduits dans sa petite salle,
-il les regarda singulièrement.
-
-Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière
-décorée de bouquets jaunes.
-
-Pécuchet la vanta, ne sachant que dire.
-
-«C'est un vieux Rouen, reprit le curé, un meuble de famille. Les
-amateurs le considèrent, M. Marescot surtout.»
-
-Pour lui, grâce à Dieu, il n'avait pas l'amour des curiosités;--et,
-comme ils semblaient ne pas comprendre, il déclara les avoir aperçus
-lui-même dérobant le font baptismal.
-
-Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L'objet en
-question n'était plus d'usage.
-
-N'importe! ils devaient le rendre.
-
-Sans doute! Mais, au moins, qu'on leur permît de faire venir un peintre
-pour le dessiner.
-
-«Soit, messieurs.
-
---Entre nous, n'est-ce pas? dit Bouvard, sous le sceau de la
-confession!»
-
-L'ecclésiastique, en souriant, les rassura d'un geste.
-
-Ce n'était pas lui qu'ils craignaient, mais plutôt Larsoneur. Quand
-il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve,--et ses
-bavardages iraient jusqu'aux oreilles du gouvernement. Par prudence,
-ils la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la
-cahute, dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler.
-
-La possession d'un tel morceau les attachait au celticisme de la
-Normandie.
-
-Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l'Orne,
-s'écrit parfois Saïs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par
-le taureau, importation du bœuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, qui
-était celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire
-de Bélus. Bélus et Osiris, même divinité. «Rien ne s'oppose, dit
-Mangou de la Londe, à ce qu'il y ait eu, près de Bayeux, des monuments
-druidiques.»--«Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays où les
-Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter Ammon.» Donc, il y avait un
-temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en
-renferment.
-
-En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma, aux environs
-de Bayeux, plusieurs vases d'argile pleins d'ossements, et conclut
-(d'après la tradition et les autorités évanouies) que cet endroit, une
-nécropole, était le mont Faunus, où l'on a enterré le Veau d'or.
-
-Cependant le Veau d'or fut brûlé et avalé,--à moins que la Bible ne se
-trompe!
-
-Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l'indiquent pas.
-Les indigènes n'en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des
-fouilles,--et, dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet une pétition
-qui n'eut pas de réponse.
-
-Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n'était pas une
-colline, mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?
-
-Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fœtus dans
-le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme
-une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc le tumulus
-symbolise l'organe femelle, comme la pierre levée est l'organe mâle.
-
-En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin
-ce qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot.
-Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des
-routes, et même les arbres avaient la signification de phallus,--et
-pour Bouvard et Pécuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des
-palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des
-pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: «A
-quoi trouvez-vous que cela ressemble?» puis confiaient le mystère,--et,
-si l'on se récriait, ils levaient de pitié les épaules.
-
-Un soir qu'ils rêvaient aux dogmes des druides, l'abbé se présenta
-discrètement.
-
-Tout de suite ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail;
-mais il leur tardait d'arriver à un compartiment nouveau, celui des
-phallus. L'ecclésiastique les arrêta, jugeant l'exhibition indécente.
-Il venait réclamer son font baptismal.
-
-Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d'en
-prendre un moulage.
-
-«Le plus tôt sera le mieux», dit l'abbé.
-
-Puis il causa de choses indifférentes.
-
-Pécuchet, qui s'était absenté une minute, lui glissa dans la main un
-napoléon.
-
-Le prêtre fit un mouvement en arrière.
-
-«Ah! pour vos pauvres!»
-
-Et M. Jeufroy, en rougissant, fourra la pièce d'or dans sa soutane.
-
-Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices! jamais de la vie! Ils voulaient
-même apprendre l'hébreu, qui est la langue mère du celtique, à
-moins qu'elle n'en dérive!--et ils allaient faire le voyage de la
-Bretagne, en commençant par Rennes, où ils avaient un rendez-vous avec
-Larsoneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de
-l'Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine
-Artémise,--quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en
-homme grossier qu'il était.
-
-«Ce n'est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre!
-
---Quoi donc!
-
---Farceurs! je sais bien que vous _le_ cachez!»
-
-On les avait trahis.
-
-Ils répliquèrent qu'ils le détenaient avec la permission de monsieur le
-curé.
-
-«Nous allons voir.»
-
-Et Foureau s'éloigna.
-
-Il revint, une heure après.
-
-«Le curé dit que non! Venez vous expliquer.»
-
-Ils s'obstinèrent.
-
-D'abord, on n'avait pas besoin de ce bénitier,--qui n'était pas un
-bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques.
-Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu'il
-appartenait à la commune.
-
-Ils proposèrent même de l'acheter.
-
-«Et d'ailleurs, c'est mon bien!» répétait Pécuchet. Les vingt francs,
-acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat,--et s'il
-fallait comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux
-serment!
-
-Pendant ces débats, il avait revu la soupière plusieurs fois; et dans
-son âme s'était développé le désir, la soif de posséder cette faïence.
-Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non.
-
-Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda.
-
-Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La
-cuve décora le porche de l'église, et ils se consolèrent de ne plus
-l'avoir par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la
-valeur.
-
-Mais la soupière leur inspira le goût des faïences: nouveau sujet
-d'études et d'explorations dans la campagne.
-
-C'était l'époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats
-de Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns et tirait de là comme
-une réputation d'artiste, préjudiciable à son métier, mais qu'il
-rachetait par des côtés sérieux.
-
-Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il
-vint leur proposer un échange.
-
-Pécuchet s'y refusa.
-
-«N'en parlons plus!» et Marescot examina leur céramique.
-
-Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un
-fond d'une blancheur malpropre,--et quelques-unes étalaient leur corne
-d'abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et
-soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le cœur, dans
-le sinus de la redingote.
-
-Marescot en fit l'éloge, parla des autres faïences, de l'hispano-arabe,
-de la hollandaise, de l'anglaise, de l'italienne; et les ayant éblouis
-par son érudition: «Si je revoyais votre soupière?»
-
-Il la fit sonner d'un coup de doigt, puis contempla les deux _S_ peints
-sous le couvercle.
-
-«La marque de Rouen! dit Pécuchet.
-
---Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n'avait pas de marque. Quand on
-ignorait Moustiers, toutes les faïences françaises étaient de Nevers.
-De même pour Rouen, aujourd'hui! D'ailleurs, on l'imite dans la
-perfection à Elbeuf.
-
---Pas possible!
-
---On imite bien les majoliques! Votre pièce n'a aucune valeur,--et
-j'allais faire, moi, une belle sottise!»
-
-Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s'affaissa dans le fauteuil,
-prostré!
-
-«Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t'exaltes! tu
-t'emportes toujours.
-
---Oui! je m'emporte», et Pécuchet, empoignant la soupière, la jeta
-loin de lui, contre le sarcophage.
-
-Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux un à un;--et, quelque temps
-après, eut cette idée:
-
-«Marescot, par jalousie, pourrait bien s'être moqué de nous!
-
---Comment?
-
---Rien ne m'assure que la soupière ne soit pas authentique! tandis
-que les autres pièces, qu'il a fait semblant d'admirer, sont fausses
-peut-être?»
-
-Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.
-
-Ce n'était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils
-comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.
-
-Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus
-vite le raccommodage du meuble. La perspective d'un déplacement le
-contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu'ils
-comptaient voir: «Je connais mieux, leur dit-il; en Algérie, dans le
-Sud, près des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités.»
-Il fit même la description d'un tombeau, ouvert devant lui, par
-hasard,--et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les
-deux bras autour des jambes.
-
-Larsoneur, qu'ils instruisirent du fait, n'en voulut rien croire.
-
-Bouvard approfondit la matière et le relança.
-
-Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes,
-tandis que ces mêmes Gaulois étaient civilisés au temps de Jules
-César? Sans doute ils proviennent d'un peuple plus ancien.
-
-Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme.
-
-N'importe! rien ne dit que ces monuments soient l'œuvre des Gaulois.
-«Montrez-nous un texte!»
-
-L'académicien se fâcha, ne répondit plus;--et ils en furent bien aises,
-tant les druides les ennuyaient.
-
-S'ils ne savaient à quoi s'en tenir sur la céramique et sur le
-celticisme, c'est qu'ils ignoraient l'histoire, particulièrement
-l'histoire de France.
-
-L'ouvrage d'Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite
-des rois fainéants les amusa fort peu. La scélératesse des maires du
-palais ne les indigna point,--et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par
-l'ineptie de ses réflexions.
-
-Alors ils demandèrent à Dumouchel «quelle est la meilleure histoire de
-France».
-
-Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et
-leur expédia les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de
-Genoude.
-
-D'après cet écrivain, la royauté, la religion et les assemblées
-nationales, voilà «les principes» de la nation française, lesquels
-remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les
-Capétiens, d'accord avec le peuple, s'efforcèrent de les maintenir.
-Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi pour vaincre le
-protestantisme, dernier effort de la féodalité, et 89 est un retour
-vers la constitution de nos aïeux.
-
-Pécuchet admira ces idées.
-
-Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d'abord:
-
-«Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu'il
-n'existait pas de France ni d'assemblées nationales! Et les
-Carlovingiens n'ont rien usurpé du tout! et les rois n'ont pas
-affranchi les communes! Lis toi-même.»
-
-Pécuchet se soumit à l'évidence et bientôt le dépassa en rigueur
-scientifique! Il se serait cru déshonoré s'il avait dit: Charlemagne et
-non Karl le Grand, Clovis au lieu de Chlodowig.
-
-Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se
-rejoindre les deux bouts de l'histoire de France, si bien que le milieu
-est du remplissage;--et, pour en avoir le cœur net, ils prirent la
-collection de Buchez et Roux.
-
-Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de
-catholicisme, les écœura; les détails trop nombreux empêchaient de voir
-l'ensemble.
-
-Ils recoururent à M. Thiers.
-
-C'était pendant l'été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle.
-Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix
-caverneuse, sans fatigue, ne s'arrêtant que pour plonger les doigts
-dans sa tabatière. Bouvard l'écoutait la pipe à la bouche, les jambes
-ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.
-
-Des vieillards leur avaient parlé de 93;--et des souvenirs presque
-personnels animaient les plates descriptions de l'auteur. Dans ce
-temps-là, les grandes routes étaient couvertes de soldats qui
-chantaient _la Marseillaise_. Sur le seuil des portes, des femmes
-assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois
-arrivait un flot d'hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d'une
-pique une tête décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune
-de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux
-hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du
-bassin des Tuileries on entendait le heurt de la guillotine, pareil à
-des coups de mouton.
-
-Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se
-balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards
-autour d'eux ils savouraient cette tranquillité.
-
-Quel dommage que dès le commencement on n'ait pu s'entendre! Car si
-les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait
-mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des
-malheurs ne seraient pas arrivés!
-
-A force de bavarder là-dessus ils se passionnèrent. Bouvard, esprit
-libéral et cœur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien.
-Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara sans-culotte
-et même Robespierriste.
-
-Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents,
-le culte de l'Être Suprême. Bouvard préférait celui de la Nature. Il
-aurait salué avec plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses
-mamelles à ses adorateurs, non pas de l'eau, mais du chambertin.
-
-Pour avoir plus de faits à l'appui de leurs arguments, ils se
-procurèrent d'autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois,
-Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les
-embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa
-cause.
-
-Ainsi, Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus
-pour faire des motions qui perdraient la République,--et, selon
-Pécuchet, Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois.
-
-«Jamais de la vie! Explique-moi plutôt pourquoi la sœur de Robespierre
-avait une pension de Louis XVIII?
-
---Pas du tout! c'était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça,
-quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d'Égalité, eut
-avec lui une conférence secrète? Je veux qu'on réimprime, dans les
-mémoires de la Campan, les paragraphes supprimés! Le décès du dauphin
-me paraît louche. La poudrière de Grenelle, en sautant, tua deux mille
-personnes! Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise!» car Pécuchet n'était
-pas loin de la connaître, et rejetait tous les crimes sur les manœuvres
-des aristocrates, l'or de l'étranger.
-
-Dans l'esprit de Bouvard, «montez au ciel, fils de saint Louis!»
-les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient
-indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de
-victimes tout juste.
-
-Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur jusqu'à Nantes, dans une
-longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut
-des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens.
-
-La Révolution est, pour les uns, un événement satanique. D'autres
-la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté,
-naturellement, sont des martyrs.
-
-Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de
-rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre
-cette méthode dans l'examen des époques plus récentes? Mais l'histoire
-doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d'avoir déchiré
-Tibère. Après tout, que la reine ait eu des amants, que Dumouriez dès
-Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la
-Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine,
-qu'importe au développement de la Révolution, dont les origines sont
-profondes et les résultats incalculables?
-
-Donc, elle devait s'accomplir, être ce qu'elle fut, mais supposez
-la fuite du roi sans entrave, Robespierre s'échappant, ou Bonaparte
-assassiné,--hasards qui dépendaient d'un aubergiste moins scrupuleux,
-d'une porte ouverte, d'une sentinelle endormie,--et le train du monde
-changeait.
-
-Ils n'avaient plus, sur les hommes et les faits de cette époque, une
-seule idée d'aplomb.
-
-Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les
-histoires, tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces
-manuscrites; car, de la moindre omission, une erreur peut dépendre qui
-en amènera d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent.
-
-Mais le goût de l'histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour
-elle-même.
-
-Peut-être est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes?
-les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et
-ils commencèrent le bon Rollin.
-
-«Quel tas de balivernes! s'écria Bouvard dès le premier chapitre.
-
---Attends un peu», dit Pécuchet en fouillant dans le bas de leur
-bibliothèque, où s'entassaient les livres du dernier propriétaire,
-un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit; et, ayant déplacé
-beaucoup de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des
-traductions d'Horace, il atteignit ce qu'il cherchait: l'ouvrage de
-Beaufort sur l'Histoire romaine.
-
-Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus; Salluste en fait
-honneur aux Troyens d'Énée. Coriolan mourut en exil, selon Fabius
-Pictor, par les stratagèmes d'Attius Tullus si l'on en croit Denys.
-Sénèque affirme qu'Horatius Coclès s'en retourna victorieux, et Dion
-qu'il fut blessé à la jambe. Et La Mothe Le Vayer émet des doutes
-pareils, relativement aux autres peuples.
-
-On n'est pas d'accord sur l'antiquité des Chaldéens, le siècle
-d'Homère, l'existence de Zoroastre, les deux empires d'Assyrie.
-Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous
-aurions de César une autre idée si le Vercingétorix avait écrit ses
-Commentaires.
-
-L'histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils
-abondent dans la moderne;--et Bouvard et Pécuchet revinrent à la
-France, entamèrent Sismondi.
-
-La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus
-profondément, de s'y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux,
-Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms
-étaient bizarres ou agréables.
-
-Mais les événements s'embrouillèrent, faute de savoir les dates.
-
-Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12
-cartonné, avec cette épigraphe: «Instruire en amusant».
-
-Elle combinait les trois systèmes d'Allevy, de Pâris et de Fenaigle.
-
-Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s'exprimant par
-une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris
-frappe l'imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à
-vis donnera: _Clou_, _vis_,--Clovis; et, comme le bruit de la friture
-fait _ric_, _ric_, des merlans dans une poêle rappelleront Chilpéric.
-Fenaigle divise l'univers en maisons, qui contiennent des chambres,
-ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un
-emblème. Donc le premier roi de la première dynastie occupera dans la
-première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment
-il s'appelait, _Phar a mond_, système Pâris,--et, d'après le conseil
-d'Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2,
-et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l'avènement de ce prince.
-
-Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre
-maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait
-distinct,--et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n'avaient
-plus d'autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la
-campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres
-généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole.
-Ils cherchaient, sur les murs, des quantités de choses absentes,
-finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu'elles
-représentaient.
-
-D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent,
-dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être
-reportée cinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement, qu'il y avait
-chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez
-les Latins de faire commencer l'année. Autant d'occasions pour les
-méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères et des
-calendriers différents.
-
-Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits.
-
-Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de l'histoire!
-
-Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet.
-
-«L'aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et
-l'Amérique! mais il a soin de nous apprendre que Théodose était «la
-joie de l'univers», qu'Abraham «traitait d'égal avec les rois», et que
-la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des
-Hébreux m'agace.»
-
-Pécuchet partagea cette opinion et voulut lui faire lire Vico.
-
-«Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies
-que les vérités des historiens?»
-
-Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se perdait dans la _Scienza
-Nuova_.
-
-«Nieras-tu le plan de la Providence?
-
---Je ne le connais pas!» dit Bouvard.
-
-Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel.
-
-Le professeur avoua qu'il était maintenant dérouté en fait d'histoire.
-
-«Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les
-voyages de Pythagore. On attaque Bélisaire, Guillaume Tell et jusqu'au
-Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C'est
-à souhaiter qu'on ne fasse plus de découvertes, et même l'Institut
-devrait établir une sorte de canon prescrivant ce qu'il faut croire!»
-
-Il envoyait en post-scriptum des règles de critique prises dans le
-cours de Daunou:
-
-«Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaises preuves: elles
-ne sont pas là pour répondre.
-
---Rejeter les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre
-avalée par Saturne.
-
---L'architecture peut mentir, exemple: l'arc du Forum, où Titus est
-appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée.
-
---Les médailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des
-monnaies avec le coin de Henri II.
-
---Tenez en compte l'adresse des faussaires, l'intérêt des apologistes
-et des calomniateurs.»
-
-Peu d'historiens ont travaillé d'après ces règles, mais tous en vue
-d'une cause spéciale, d'une religion, d'une nation, d'un parti, d'un
-système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des
-exemples moraux.
-
-Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux;
-car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais, dans le choix des
-documents, un certain esprit dominera,--et, comme il varie suivant les
-conditions de l'écrivain, jamais l'histoire ne sera fixée.
-
-«C'est triste», pensaient-ils.
-
-Cependant on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire
-bien l'analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme
-un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle
-œuvre semblait exécutable à Pécuchet.
-
-«Veux-tu que nous essayions de composer une histoire?
-
---Je ne demande pas mieux! Mais laquelle?
-
---Effectivement, laquelle?»
-
-Bouvard s'était assis, Pécuchet marchait de long en large dans le
-musée, quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s'arrêtant tout à coup:
-
-«Si nous écrivions la vie du duc d'Angoulême?
-
---Mais c'était un imbécile! répliqua Bouvard.
-
---Qu'importe! Les personnages du second plan ont parfois une influence
-énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage des affaires.»
-
-Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en
-possédait sans doute par lui-même ou par de vieux gentilshommes de ses
-amis.
-
-Ils méditèrent ce projet, le débattirent et résolurent enfin de passer
-quinze jours à la bibliothèque municipale de Caen pour y faire des
-recherches.
-
-Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des
-brochures, avec une lithographie coloriée représentant de trois quarts
-Monseigneur le duc d'Angoulême.
-
-Le drap bleu de son habit d'uniforme disparaissait sous les épaulettes,
-les crachats et le grand cordon rouge de la Légion d'honneur. Un collet
-extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était
-encadrée par les frisons de sa chevelure et de minces favoris, et de
-lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à sa
-figure une expression de bonté insignifiante.
-
-Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme:
-
-Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l'abbé
-Guénée, l'ennemi de Voltaire. A Turin, on lui fait fondre un canon, et
-il étudie les campagnes de Charles VIII. Aussi est-il nommé, malgré sa
-jeunesse, colonel d'un régiment de gardes-nobles.
-
-1797. Son mariage.
-
-1814. Les Anglais s'emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux et
-montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince.
-
-1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d'Espagne,
-et Toulon, sans Masséna, était livré à l'Angleterre.
-
-Opérations dans le Midi.--Il est battu, mais relâché sous la promesse
-de rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le
-roi, son oncle.
-
-Après les Cent Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille.
-Plusieurs années s'écoulent.
-
-Guerre d'Espagne.--Dès qu'il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit
-partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les
-colonnes d'Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand et s'en
-retourne.
-
-Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans
-les préfectures, _Te Deum_ dans les cathédrales. Les Parisiens sont au
-comble de l'ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les
-théâtres des allusions au héros.
-
-L'enthousiasme diminue. Car, en 1827, à Cherbourg, un bal organisé par
-souscription rate.
-
-Comme il est grand amiral de France, il inspecte la flotte, qui va
-partir pour Alger.
-
-Juillet 1830. Marmont lui apprend l'état des affaires. Alors il entre
-dans une telle fureur qu'il se blesse la main à l'épée du général.
-
-Le roi lui confie le commandement de toutes les forces.
-
-Il rencontre au bois de Boulogne des détachements de la ligne et ne
-trouve pas un seul mot à leur dire.
-
-De Saint-Cloud, il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne
-l'ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s'assoit au pied
-d'un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant
-Saint-Cyr et envoie aux élèves des paroles d'espérance.
-
-A Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux.
-
-Il s'embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa
-carrière.
-
-On doit y relever l'importance qu'eurent les ponts. D'abord, il
-s'expose inutilement sur le pont de l'Inn, il enlève le pont
-Saint-Esprit et le pont de Lauriol; à Lyon, les deux ponts lui sont
-funestes, et sa fortune expire devant le pont de Sèvres.
-
-Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il
-joignait une grande politique. Car il offrit à chaque soldat soixante
-francs pour abandonner l'empereur, et en Espagne il tâcha de corrompre
-à prix d'argent les constitutionnels.
-
-Sa réserve était si profonde qu'il consentit au mariage projeté entre
-son père et la reine d'Étrurie, à la formation d'un cabinet nouveau
-après les ordonnances, à l'abdication en faveur de Chambord, à tout ce
-que l'on voulait.
-
-La fermeté pourtant ne lui manquait pas. A Angers, il cassa
-l'infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au
-moyen d'une manœuvre, était parvenue à lui faire escorte, tellement que
-Son Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les genoux
-comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et pardonna à
-l'infanterie: véritable jugement de Salomon.
-
-Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence, en
-obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre
-lui.
-
-Détails intimes, traits du prince:
-
-Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son
-frère, à creuser une pièce d'eau que l'on voit encore. Une fois, il
-visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but à la
-santé du roi.
-
-Tout en se promenant pour marquer le pas, il se répétait à lui-même:
-«Une, deux! une, deux! une, deux!»
-
-On a conservé quelques-uns de ses mots:
-
-A une députation de Bordelais: «Ce qui me console de n'être pas à
-Bordeaux, c'est de me trouver au milieu de vous!»
-
-Aux protestants de Nîmes: «Je suis bon catholique, mais je n'oublierai
-jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.»
-
-Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu: «Bien, mes amis! Les
-nouvelles sont bonnes! Ça va bien, très bien!»
-
-Après l'abdication de Charles X: «Puisqu'ils ne veulent pas de moi,
-qu'ils s'arrangent!»
-
-Et, en 1814, à tout propos, dans le moindre village: «Plus de guerre,
-plus de conscription, plus de droits réunis.»
-
-Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout.
-
-La première du comte d'Artois débutait ainsi: «Français, le frère de
-votre roi est arrivé!»
-
-Celle du prince: «J'arrive. Je suis le fils de vos rois. Vous êtes
-Français.»
-
-Ordre du jour daté de Bayonne: «Soldats, j'arrive!»
-
-Une autre, en pleine défection: «Continuez à soutenir, avec la vigueur
-qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La
-France l'attend de vous!»
-
-Dernière à Rambouillet: «Le roi est entré en arrangement avec le
-gouvernement établi à Paris, et tout porte à croire que cet arrangement
-est sur le point d'être conclu.» _Tout porte à croire_ était sublime.
-
-«Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c'est qu'on ne mentionne pas ses
-affaires de cœur!»
-
-Et ils notèrent en marge: «Chercher les amours du prince!»
-
-Au moment de partir, le bibliothécaire, se ravisant, leur fit voir un
-autre portrait du duc d'Angoulême.
-
-Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l'œil
-encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats,
-voltigeant.
-
-Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats, ou
-bien crépus, à moins qu'il ne poussât la coquetterie jusqu'à se faire
-friser?
-
-Question grave, suivant Pécuchet, car la chevelure donne le
-tempérament, le tempérament l'individu.
-
-Bouvard pensait qu'on ne sait rien d'un homme tant qu'on ignore ses
-passions; et, pour éclaircir ces deux points, ils se présentèrent
-au château de Faverges. Le comte n'y était pas, cela retardait leur
-ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés.
-
-La porte de la maison était grande ouverte, personne dans la cuisine.
-Ils montèrent l'escalier, et que virent-ils au milieu de la chambre de
-Bouvard? Mme Bordin, qui regardait de droite et de gauche.
-
-«Excusez-moi, dit-elle en s'efforçant de rire. Depuis une heure je
-cherche votre cuisinière, dont j'aurais besoin pour mes confitures.»
-
-Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise et dormant
-profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux.
-
-«Qu'est-ce encore? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions!»
-
-Il était clair qu'en leur absence Mme Bordin lui en faisait.
-
-Germaine sortit de sa torpeur et déclara une indigestion.
-
-«Je reste pour vous soigner», dit la veuve.
-
-Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes
-s'agitaient. C'était Mme Castillon, la fermière. Elle cria: «Gorju!
-Gorju!»
-
-Et, du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement:
-
-«Il n'est pas là!»
-
-Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en émoi.
-Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs
-guêtres sans murmurer.
-
-Ensuite, ils allèrent voir le bahut.
-
-Ses morceaux épars jonchaient le fournil; les sculptures étaient
-endommagées, les battants rompus.
-
-A ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses
-pleurs et Pécuchet en avait un tremblement.
-
-Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa le fait: il venait de
-mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l'avait
-jeté par terre.
-
-«A qui la vache? dit Pécuchet.
-
---Je ne sais pas.
-
---Eh! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l'heure! C'est de
-votre faute!»
-
-Ils y renonçaient du reste--depuis trop longtemps il les lanternait--et
-ne voulaient plus de sa personne ni de son travail.
-
-Ces messieurs avaient tort. Le dommage n'était pas si grand. Avant
-trois semaines, tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans
-la cuisine, où Germaine arrivait, en se traînant, pour faire le dîner.
-
-Ils remarquèrent sur la table une bouteille de calvados, aux trois
-quarts vidée.
-
-«Sans doute par vous! dit Pécuchet à Gorju.
-
---Moi! jamais.»
-
-Bouvard objecta:
-
-«Vous étiez le seul homme dans la maison.
-
---Eh bien, et les femmes?» reprit l'ouvrier avec un clin d'œil oblique.
-
-Germaine le surprit:
-
-«Dites plutôt que c'est moi!
-
---Certainement, c'est vous!
-
---Et c'est moi peut-être qui ai démoli l'armoire!»
-
-Gorju fit une pirouette.
-
-«Vous ne voyez donc pas qu'elle est saoûle!»
-
-Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur; elle,
-empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de
-coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju.
-
-La vieille éclata.
-
-«Si ce n'est pas une abomination! que vous passiez des journées
-ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espèce de Parisien,
-mangeur de bourgeoise! qui vient chez nos maîtres pour leur faire
-accroire des farces!»
-
-Les prunelles de Bouvard s'écarquillèrent.
-
-«Quelles farces?
-
---Je dis qu'on se fiche de vous!
-
---On ne se fiche pas de moi», s'écria Pécuchet, et, indigné de son
-insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa; qu'elle eût à
-déguerpir. Bouvard ne s'opposa point à cette décision, et ils se
-retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur,
-tandis que Mme Bordin tâchait de la consoler.
-
-Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se
-demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s'était brisé,
-que réclamait Mme Castillon en appelant Gorju,--et s'il avait déshonoré
-Mélie!
-
-«Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et
-nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du
-duc d'Angoulême!»
-
-Pécuchet ajouta:
-
-«Combien de questions autrement considérables, et encore plus
-difficiles!»
-
-D'où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut
-les compléter par la psychologie. Sans l'imagination, l'histoire est
-défectueuse.--«Faisons venir quelques romans historiques!»
-
-
-
-
-V
-
-
-Ils lurent d'abord Walter Scott.
-
-Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau.
-
-Les hommes du passé qui n'étaient pour eux que des fantômes ou des
-noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets,
-garde-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent,
-combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et
-prient, dans la salle d'armes des châteaux, sur le banc noir des
-auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l'auvent des
-échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement
-composés entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des
-yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu
-des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse
-un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur
-les huttes de feuillages. Sans connaître les modèles, ils trouvaient
-ces peintures ressemblantes, et l'illusion était complète. L'hiver s'y
-passa.
-
-Leur déjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux
-deux bouts de la cheminée; et en face l'un de l'autre, avec un livre
-à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait,
-ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte et
-continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe,
-Bouvard avait des conserves bleues; Pécuchet portait la visière de sa
-casquette inclinée sur le front.
-
-Germaine n'était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir
-au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses
-matérielles.
-
-Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière
-d'une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes,
-forts comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et parlent
-brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d'affreuses
-blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y
-a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements,
-et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la
-réflexion. L'amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les
-massacres font sourire.
-
-Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras
-de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte
-d'Arlincourt.
-
-La couleur de Frédéric Soulié (comme celle du bibliophile Jacob) leur
-parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85
-de son _Lascaris_, une Espagnole qui fume une pipe, «une longue pipe
-arabe», au milieu du XVe siècle.
-
-Pécuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser
-Dumas au point de vue de la science.
-
-L'auteur, dans les _Deux Diane_, se trompe de dates. Le mariage du
-Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549.
-Comment sait-il (voir le _Page du duc de Savoie_) que Catherine de
-Médicis, après la mort de son époux, voulait recommencer la guerre?
-Il est peu probable qu'on ait couronné le duc d'Anjou, la nuit, dans
-une église, épisode qui agrémente la _Dame de Montsoreau_. La _Reine
-Margot_, principalement, fourmille d'erreurs. Le duc de Nevers n'était
-pas absent. Il opina au Conseil avant la Saint-Barthélemy, et Henri de
-Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Henri III ne
-revint pas de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines! le
-miracle de l'aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés
-de Jeanne d'Albret. Pécuchet n'eut plus confiance en Dumas.
-
-Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de
-son _Quentin Durward_. Le meurtre de l'évêque de Liège est avancé de
-quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d'Arschel et non
-Ameline de Croy. Loin d'être tué par un soldat, il fut mis à mort par
-Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre,
-n'exprimait aucune menace, puisque les loups l'avaient à demi dévorée.
-
-Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s'ennuyer
-de la répétition des mêmes effets. L'héroïne, ordinairement, vit à
-la campagne avec son père, et l'amoureux, un enfant volé, est rétabli
-dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant
-philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets
-facétieux et d'interminables dialogues, une pruderie bête, manque
-complet de profondeur.
-
-En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.
-
-Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants,
-aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise!
-Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se trouvait
-lui-même changé.
-
-Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de
-théâtre.
-
-Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs
-Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d'Arc, et bien des marquises de
-Pompadour et des conspirations de Cellamare.
-
-Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car
-il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut
-détruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les
-figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie
-Stuart pleureuse, Richelieu cruel; enfin, tous les caractères se
-montrent d'un seul bloc, par amour des idées simples et respect de
-l'ignorance, si bien que le dramaturge, loin d'élever, abaisse; au lieu
-d'instruire, abrutit.
-
-Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire
-_Consuelo_, _Horace_, _Mauprat_, fut séduit par la défense des
-opprimés, le côté social et républicain des thèses.
-
-Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de
-lecture des romans d'amour.
-
-A haute voix, et l'un après l'autre, ils parcoururent la _Nouvelle
-Héloïse_, _Delphine_, _Adolphe_, _Ourika_. Mais les bâillements de
-celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt
-laissaient tomber le livre par terre.
-
-Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu,
-l'époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité; toujours
-du sentiment! comme si le monde ne contenait pas autre chose.
-
-Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels que le _Voyage
-autour de ma chambre_, par Xavier de Maistre; _Sous les Tilleuls_,
-d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la
-narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa
-maîtresse. Un tel sans-gêne d'abord les charma, puis leur parut
-stupide, car l'auteur efface son œuvre en y étalant sa personne.
-
-Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans
-d'aventures; l'intrigue les intéressait d'autant plus qu'elle était
-enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir
-les dénouements, devinrent là-dessus très forts, et se lassèrent d'une
-amusette indigne d'esprits sérieux.
-
-L'œuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone,
-et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses
-les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas
-soupçonné la vie moderne aussi profonde.
-
-«Quel observateur!» s'écriait Bouvard.
-
---Moi, je le trouve chimérique, finit par dire Pécuchet. «Il croit aux
-sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les
-coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois
-ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce
-qui est plat, et décrire tant de sottises! Il a fait un roman sur la
-chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer;
-comme un certain Ricard avait fait le _Cocher de fiacre_, _le Porteur
-d'eau_, _le Marchand de coco_. Nous en aurions sur tous les métiers
-et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages
-de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la
-littérature, mais de la statistique ou de l'ethnographie.»
-
-Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s'instruire, descendre
-plus avant dans la connaissance des mœurs. Il relut Paul de Kock,
-feuilleta de vieux ermites de la Chaussée-d'Antin.
-
-«Comment perdre son temps à des inepties pareilles? disait Pécuchet.
-
---Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents.
-
---Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui
-m'exalte, qui m'enlève aux misères de ce monde!»
-
-Et Pécuchet, porté à l'idéal, tourna Bouvard, insensiblement, vers la
-tragédie.
-
-Le lointain où elle se passe, les intérêts qu'on y débat et la
-condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de
-grandeur.
-
-Un jour, Bouvard prit _Athalie_ et débita le songe tellement bien, que
-Pécuchet voulut à son tour l'essayer. Dès la première phrase, sa voix
-se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et,
-bien que forte, indistincte.
-
-Bouvard, plein d'expérience, lui conseilla, pour l'assouplir, de
-la déployer depuis le ton le plus bas jusqu'au plus haut, et de
-la replier,--en émettant deux gammes, l'une montante, l'autre
-descendante;--et lui-même se livrait à cet exercice, le matin, dans son
-lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant
-ce temps-là, travaillait de la même façon: leur porte était close, et
-ils braillaient séparément.
-
-Ce qui leur plaisait de la tragédie, c'était l'emphase, les discours
-sur la politique, les maximes de perversité.
-
-Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et de
-Voltaire, et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme
-au Théâtre-Français, marchait la main sur l'épaule de Pécuchet en
-s'arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras,
-accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le
-_Philoctète_ de La Harpe, un joli hoquet dans _Gabrielle de Vergy_, et
-quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une manière de considérer
-son fils en l'appelant: «Monstre digne de moi!» qui était vraiment
-terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non
-la bonne volonté.
-
-Une fois, dans la _Cléopâtre_ de Marmontel, il imagina de reproduire
-le sifflement de l'aspic, tel qu'avait dû le faire l'automate inventé
-exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu'au soir. La
-tragédie tomba dans leur estime.
-
-Bouvard en fut las le premier, et, y mettant de la franchise, démontra
-combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens,
-l'absurdité des confidents.
-
-Ils abordèrent la comédie, qui est l'école des nuances. Il faut
-disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet
-n'en put venir à bout et échoua complètement dans _Célimène_.
-
-Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs
-assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux
-qu'Égisthe et qu'Agamemnon.
-
-Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l'on
-voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs
-maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes
-et d'infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu'à
-Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme
-triviales.
-
-Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa
-jeunesse.
-
-Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas ou
-Bouchardy, et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine, mais
-lyrique, désordonnée.
-
-Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de
-Frédérick Lemaître, Mme Bordin se montra tout à coup avec son châle
-vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, ces messieurs
-ayant l'obligeance de lui prêter des romans quelquefois.
-
-«Mais continuez!» car elle était là depuis une minute et avait plaisir
-à les entendre.
-
-Ils s'excusèrent. Elle insistait.
-
-«Mon Dieu! dit Bouvard, rien ne nous empêche...»
-
-Pécuchet allégua, par fausse honte, qu'ils ne pouvaient jouer à
-l'improviste, sans costume.
-
-«Effectivement! nous aurions besoin de nous déguiser!»
-
-Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et
-le prit.
-
-Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon.
-
-Des araignées couraient le long des murs, et les spécimens géologiques
-encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des
-fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme
-Bordin pût s'asseoir.
-
-Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de
-_la Tour de Nesle_. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent
-trop d'action.
-
-«Elle aimera mieux du classique! _Phèdre_, par exemple?
-
---Soit!»
-
-Bouvard conta le sujet.--«C'est une reine, dont le mari a, d'une autre
-femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme;--y sommes-nous?
-En route!»
-
- Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée,
- Je l'aime!
-
-Et, parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage,
-«cette tête charmante», se désolait de ne l'avoir pas rencontré sur la
-flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.
-
-La mèche du bonnet rouge s'inclinait amoureusement,--et sa voix
-tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en
-pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de
-l'émotion.
-
-Mme Bordin, immobile, écarquillait les yeux, comme devant les faiseurs
-de tours; Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches de
-chemise, les regardait par la fenêtre.
-
-Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens,
-le remords, le désespoir, et il se précipita sur le glaive idéal de
-Pécuchet avec tant de violence que, trébuchant dans les cailloux, il
-faillit tomber par terre!
-
-«Ne faites pas attention! Puis, Thésée arrive, et elle s'empoisonne.
-
---Pauvre femme!» dit Mme Bordin.
-
-Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau.
-
-Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois pièces: _Robert
-le Diable_ dans la capitale, _le Jeune Mari_ à Rouen,--et une autre
-à Falaise, qui était bien amusante et qu'on appelait _la Brouette du
-Vinaigrier_.
-
-Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de _Tartuffe_, au troisième
-acte.
-
-Pécuchet crut une explication nécessaire:
-
-«Il faut savoir que Tartufe...»
-
-Mme Bordin l'interrompit.
-
-«On sait ce que c'est qu'un Tartufe!»
-
-Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe.
-
-«Je ne vois que la robe de moine, dit Pécuchet.
-
---N'importe! mets-la!»
-
-Il reparut avec elle et un Molière.
-
-Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe venant à caresser les genoux
-d'Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme:
-
-_Que fait là votre main?_
-
-Bouvard, bien vite, répliqua d'une voix sucrée:
-
-_Je tâte votre habit, l'étoffe en est moelleuse._ Et il dardait ses
-prunelles, tendait la bouche, reniflait, avec un air extrêmement
-lubrique, finit même par s'adresser à Mme Bordin.
-
-Les regards de cet homme la gênaient,--et quand il s'arrêta, humble et
-palpitant, elle cherchait presque une réponse.
-
-Pécuchet eut recours au livre:
-
-«_La déclaration est tout à fait galante._
-
---Ah! oui, s'écria-t-elle, c'est un fier enjôleur.
-
---N'est-ce pas? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d'un
-chic plus moderne.» Et, ayant défait sa redingote, il s'accroupit sur
-un moellon et déclama, la tête renversée:
-
- Des flammes de tes yeux inonde ma paupière.
- Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir,
- Tu m'en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir.
-
---Ça me ressemble, pensa-t-elle.
-
- Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie,
- Car cette heure est à nous et le reste est folie!
-
---Comme vous êtes drôle!»
-
-Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait
-ses dents.
-
- N'est-ce pas qu'il est doux
- D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à genoux?
-
-Il s'agenouilla.
-
-«Finissez donc!»
-
- Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,
- Dona Sol, ma beauté, mon amour!
-
-«Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.
-
---Heureusement! car sans cela!...» Et Mme Bordin sourit, au lieu de
-terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.
-
-Il avait plu tout à l'heure, et, le chemin par la hêtrée n'étant
-pas facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard
-l'accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.
-
-D'abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était
-encore ému de sa déclamation,--et elle éprouvait au fond de l'âme
-comme une surprise, un charme qui venait de la littérature. L'art, en
-de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres,--et des mondes
-peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.
-
-Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches
-lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits
-cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul abattu. Une épine en
-fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.
-
-«Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air à pleins poumons.
-
---Aussi, vous vous donnez un mal!
-
---Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en possède.
-
---On voit..., reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous
-avez... aimé... autrefois.
-
---Autrefois, seulement, vous croyez!»
-
-Elle s'arrêta.
-
-«Je n'en sais rien!
-
---Que veut-elle dire?» Et Bouvard sentait battre son cœur.
-
-Une flaque au milieu du sable, obligeant à un détour, les fit monter
-sous la charmille.
-
-Alors ils causèrent de la représentation.
-
-«Comment s'appelle votre dernier morceau?
-
---C'est tiré de _Hernani_, un drame.
-
---Ah!» puis lentement, et se parlant à elle-même, «ce doit être bien
-agréable un monsieur qui vous dit des choses pareilles,--pour tout de
-bon.
-
---Je suis à vos ordres, répondit Bouvard.
-
---Vous?
-
---Oui! moi!
-
---Quelle plaisanterie!
-
---Pas le moins du monde!»
-
-Et, ayant jeté un regard autour d'eux, il la prit à la ceinture, par
-derrière, et la baisa sur la nuque fortement.
-
-Elle devint très pâle comme si elle allait s'évanouir,--et s'appuya
-d'une main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières et secoua la
-tête.
-
-«C'est passé.»
-
-Il la regardait avec ébahissement.
-
-La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une
-rigole coulait de l'autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe
-et se tenait au bord, indécise:
-
-«Voulez-vous mon aide?
-
---Inutile.
-
---Pourquoi?
-
---Ah! vous êtes trop dangereux!»
-
-Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.
-
-Bouvard se blâma d'avoir raté l'occasion. Bah! elle se
-retrouverait,--et puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il
-faut brusquer les unes, l'audace vous perd avec les autres. En somme,
-il était content de lui,--et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet,
-ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse.
-
-A partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju,
-tout en regrettant de n'avoir pas un théâtre de société.
-
-La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage,
-fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades
-philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans
-les mélodrames;--si bien que, charmés de son goût, ils pensèrent à lui
-donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective
-éblouissait l'ouvrier.
-
-Le bruit de leurs travaux s'était répandu. Vaucorbeil leur en parla
-d'une façon narquoise. Généralement on les méprisait.
-
-Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet
-porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine
-ronde et sa calvitie, que de se faire «une tête à la Béranger».
-
-Enfin, ils résolurent de composer une pièce.
-
-Le difficile, c'était le sujet.
-
-Ils le cherchaient en déjeunant et buvaient du café, liqueur
-indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite
-ils allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans
-le verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors
-l'inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.
-
-Ou bien, ils s'enfermaient à double tour. Bouvard nettoyait la table,
-mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au
-plafond, pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait, les jambes
-droites et la tête basse.
-
-Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idée; au moment
-de la saisir, elle avait disparu.
-
-Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un
-titre au hasard et un fait en découle; on développe un proverbe, on
-combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n'aboutit. Ils
-feuilletèrent vainement des recueils d'anecdotes, plusieurs volumes des
-causes célèbres, un tas d'histoires.
-
-Et ils rêvaient d'être joués à l'Odéon, pensaient aux spectacles,
-regrettaient Paris.
-
-«J'étais fait pour être auteur, et ne pas m'enterrer à la campagne!
-disait Bouvard.
-
---Moi de même», répondait Pécuchet.
-
-Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils ne
-savaient pas les règles.
-
-Ils les étudièrent dans la _Pratique du Théâtre_, par d'Aubignac, et
-dans quelques ouvrages moins démodés.
-
-On y débat des questions importantes: si la comédie peut s'écrire en
-vers;--si la tragédie n'excède point les bornes, en tirant sa fable de
-l'histoire moderne;--si les héros doivent être vertueux;--quel genre
-de scélérats elle comporte;--jusqu'à quel point les horreurs y sont
-permises;--que les détails concourent à un seul but, que l'intérêt
-grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!
-
- Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,
-
-dit Boileau.
-
-Par quel moyen inventer des ressorts?
-
- Que dans tous vos discours la passion émue
- Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue.
-
-Comment échauffer le cœur?
-
-Donc les règles ne suffisent pas; il faut, de plus, le génie.
-
-Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Académie française,
-n'entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué
-par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.
-
-La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle
-et firent venir les comptes rendus de pièces dans les journaux.
-
-Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des
-chefs-d'œuvre, des révérences faites à des platitudes,--et les âneries
-de ceux qui passent pour savants, et la bêtise des autres que l'on
-proclame spirituels!
-
-C'est peut-être au public qu'il faut s'en rapporter.
-
-Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et, dans les
-sifflées, quelque chose leur agréait.
-
-Ainsi l'opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la
-foule inconcevable.
-
-Bouvard posa le dilemme à Barberou; Pécuchet, de son côté, écrivit à
-Dumouchel.
-
-L'ancien commis-voyageur s'étonna du ramollissement causé par la
-province; son vieux Bouvard tournait à la bédolle, bref «n'y était plus
-du tout».
-
-Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans
-l'article Paris.--On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien,
-c'est ce qui amuse.
-
-«Mais, imbécile, s'écria Pécuchet, ce qui t'amuse n'est pas ce qui
-m'amuse, et les autres et toi-même s'en fatigueront plus tard. Si les
-pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il
-que les meilleures soient toujours lues?» Et il attendit la réponse de
-Dumouchel.
-
-Suivant le professeur, le sort immédiat d'une pièce ne prouvait rien.
-Le _Misanthrope_ et _Athalie_ tombèrent. _Zaïre_ n'est plus comprise.
-Qui parle aujourd'hui de Ducange et de Picard? Et il rappelait tous
-les grands succès contemporains, depuis _Fanchon la Vielleuse_ jusqu'à
-_Gaspardo le Pêcheur_, déplorait la décadence de notre scène. Elle a
-pour cause le mépris de la littérature, ou plutôt du style.
-
-Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style,--et,
-grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret
-de tous ses genres, comment on obtient le majestueux, le tempéré, le
-naïf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. _Chiens_
-se relève par _dévorants_. _Vomir_ ne s'emploie qu'au figuré. _Fièvre_
-s'applique aux passions. _Vaillance_ est beau en vers.
-
-«Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.
-
---Plus tard! Occupons-nous de la prose d'abord.»
-
-On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur
-lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le
-style, mais encore par la langue.
-
-Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet, et ils se mirent à
-étudier la grammaire.
-
-Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis, comme
-en latin? Les uns pensent que oui, les autres pensent que non. Ils
-n'osèrent se décider.
-
-Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le
-sujet ne s'accorde pas.
-
-Nulle distinction, autrefois, entre l'adjectif verbal et le participe
-présent; mais l'Académie en pose une peu commode à saisir.
-
-Ils furent bien aises d'apprendre que _leur_, pronom, s'emploie pour
-les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que _où_ et _en_
-s'emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.
-
-Doit-on dire: «Cette femme a l'air bon» ou «l'air bonne»?--«une bûche
-de bois sec» ou «de bois sèche»?--«ne pas laisser _de_» ou _que
-de_?--«une troupe de voleurs survint», ou «survinrent»?
-
-Autres difficultés: «autour et à l'entour», dont Racine et Boileau ne
-voyaient pas la différence;--«imposer» ou «en imposer», synonymes chez
-Massillon et chez Voltaire;--«croasser» et «coasser», confondus par La
-Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d'une grenouille.
-
-Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord. Ceux-ci voient une
-beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes
-dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont
-ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent
-les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de
-_lentilles_ et _cassonade_, préconise _nentilles_ et _castonade_.
-Bouhours, _jérarchie_ et non pas _hiérarchie_, et M. Chapsal les _œils
-de la soupe_.
-
-Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des _z'annetons_
-vaudrait mieux que des _hannetons_, des _z'aricots_ que des
-_haricots_,--et, sous Louis XIV, on prononçait _Roume_ et monsieur de
-_Lioune_ pour _Rome_ et monsieur de _Lionne_!
-
-Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n'y eut
-d'orthographe positive et qu'il ne saurait y en avoir.
-
-Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une
-illusion.
-
-En ce temps-là, d'ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu'il
-faut écrire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu'on ait
-senti, observé.
-
-Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent
-capables d'écrire: une pièce est gênante par l'étroitesse du cadre,
-mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent
-dans leurs souvenirs.
-
-Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur,
-et il ambitionnait de s'en venger par un livre.
-
-Bouvard avait connu, à l'estaminet, un vieux maître d'écriture ivrogne
-et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.
-
-Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets en
-un seul,--en demeurèrent là, passèrent aux suivants:--une femme qui
-cause le malheur d'une famille,--une femme, son mari et son amant,--une
-femme qui serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un
-mauvais prêtre.
-
-Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses
-fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient.
-
-Pécuchet était pour le sentiment et l'idée, Bouvard pour l'image et la
-couleur,--et ils commençaient à ne plus s'entendre, chacun s'étonnant
-que l'autre fût si borné.
-
-La science qu'on nomme esthétique trancherait peut-être leurs
-différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya
-une liste d'ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part et se
-communiquaient leurs réflexions.
-
-D'abord, qu'est-ce que le Beau?
-
-Pour Schelling, c'est l'infini s'exprimant par le fini; pour Reid,
-une qualité occulte; pour Jouffroy, un fait indécomposable; pour de
-Maistre, ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à
-la raison.
-
-Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences, la
-géométrie est belle; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que la
-mort de Socrate ne soit belle; un beau dans le règne animal. La beauté
-du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu
-ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en nous des
-idées de bassesse.
-
-Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin, la
-condition première du Beau, c'est l'unité dans la variété, voilà le
-principe.
-
-«Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux
-yeux droits et produisent moins bon effet,--ordinairement.»
-
-Ils abordèrent la question du sublime.
-
-Certains objets sont d'eux-mêmes sublimes: le fracas d'un torrent, des
-ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est
-beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.
-
-«Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le très
-Beau.--Comment les distinguer?
-
---Au moyen du tact, répondit Pécuchet.
-
---Et le tact, d'où vient-il?
-
---Du goût!
-
---Qu'est-ce que le goût?»
-
-On le définit: un discernement spécial, un jugement rapide, l'avantage
-de distinguer certains rapports.
-
-«Enfin, le goût, c'est le goût,--et tout cela ne dit pas la manière
-d'en avoir.»
-
-Il faut observer les bienséances, mais les bienséances varient,--et,
-si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas toujours
-irréprochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous
-ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.
-
-Puisqu'une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons
-reconnaître des limites entre les arts, et, dans chacun des arts,
-plusieurs genres; mais des combinaisons surgissent où le style de l'un
-entrera dans l'autre, sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.
-
-L'application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation
-de la Beauté empêche le Vrai; cependant sans idéal pas de Vrai;--c'est
-pourquoi les types sont d'une réalité plus continue que les portraits.
-L'art d'ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance
-dépend de qui l'observe, est une chose relative, passagère.
-
-Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en
-moins, croyait à l'esthétique.
-
-«Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des
-exemples. Or écoute!»
-
-Et il lut une note qui lui avait demandé bien des recherches.
-
-«Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicité que réclame
-l'histoire.
-
-«M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux
-et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu'André Chénier est,
-comme poète, au-dessous du XVIIe siècle. Blair, Anglais, déplore dans
-Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gémit sur les licences
-d'Homère. Lamotte n'admet point l'immortalité de ses héros. Vida
-s'indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques,
-de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!
-
---Tu exagères!» dit Pécuchet.
-
-Des doutes l'agitaient,--car si les esprits médiocres (comme observe
-Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux
-maîtres, et on devra les admirer? C'est trop fort! Cependant les
-maîtres sont les maîtres! Il aurait fallu faire s'accorder les
-doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir
-l'essence du Beau,--et ces questions le travaillèrent tellement que sa
-bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.
-
-Elle était à son plus haut période, quand Marianne, la cuisinière de
-Mme Bordin, vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.
-
-La veuve n'avait pas reparu depuis la séance dramatique.--Était-ce une
-avance? Mais pourquoi l'intermédiaire de Marianne?--Et, pendant toute
-la nuit, l'imagination de Bouvard s'égara.
-
-Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor
-et regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette
-retentit. C'était le notaire.
-
-Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil, et, les
-premières politesses échangées, dit que, las d'attendre Mme Bordin, il
-avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.
-
-Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de
-Pécuchet.
-
-Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux,--M. Vaucorbeil devant
-venir tout à l'heure.
-
-Enfin elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa
-toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied
-aux occasions sérieuses.
-
-Après beaucoup d'ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas
-suffisants.
-
-«Un acre! Mille écus? jamais!»
-
-Elle cligna ses paupières: «Ah! pour moi!»
-
-Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.
-
-Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin,--et,
-en la posant sur la table:
-
-«Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme--question
-brûlante; mais voici une chose qui vous appartient sans doute!» Et il
-tendit à Bouvard le second volume des _Mémoires du Diable_.
-
-Mélie, tout à l'heure, le lisait dans la cuisine, et comme on doit
-surveiller les mœurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en
-confisquant le livre.
-
-Bouvard l'avait prêté à sa servante. On causa de romans.
-
-Mme Bordin les aimait quand ils n'étaient pas lugubres.
-
-«Les écrivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des
-couleurs flatteuses!
-
---Il faut peindre! objecta Bouvard.
-
---Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exemple!...
-
---Il ne s'agit pas d'exemple!
-
---Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les mains
-d'une jeune fille. Moi j'en ai une.
-
---Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les jours
-de contrat de mariage.
-
---Eh bien! à cause d'elle, ou plutôt des personnes qui l'entourent, je
-les prohibe dans ma maison, car le peuple, cher monsieur!...
-
---Qu'a-t-il fait, le peuple?» dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup
-sur le seuil.
-
-Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.
-
-«Je soutiens, reprit le comte, qu'il faut écarter de lui certaines
-lectures.»
-
-Vaucorbeil répliqua: «Vous n'êtes donc pas pour l'instruction?
-
---Si fait! Permettez!
-
---Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement!
-
---Où est le mal?»
-
-Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe,
-rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté
-de la presse.
-
-«Et celle du théâtre!» ajouta Pécuchet.
-
-Marescot n'y tenait plus. «Il va trop loin, votre théâtre!
-
---Pour cela je vous l'accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le
-suicide!
-
---Le suicide est beau! témoin Caton», objecta Pécuchet.
-
-Sans répondre à l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces œuvres où
-l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le
-mariage!
-
-«Eh bien, et Molière?» dit Bouvard.
-
-Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus, et
-d'ailleurs était un peu surfait.
-
-«Enfin, dit le comte, Victor Hugo a été sans pitié, oui, sans pitié,
-pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie le type de la reine
-dans le personnage de Marie Tudor!
-
---Comment! s'écria Bouvard, moi, auteur, je n'ai pas le droit...
-
---Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le crime sans
-mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.»
-
-Vaucorbeil trouvait aussi que l'art devait avoir un but: viser à
-l'amélioration des masses!
-
-«Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme», et il
-admirait Casimir Delavigne.
-
-Mme Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit:
-
-«Mais la langue, y pensez-vous?
-
---La langue? comment?
-
---On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien
-écrits?
-
---Sans doute, fort intéressants!»
-
-Il leva les épaules,--et elle rougit sous l'impertinence.
-
-Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il
-était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.
-
-Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.
-
-Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l'arrêta.
-
-«Vous m'oubliez, docteur.»
-
-Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux
-noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.
-
-«Purgez-vous», dit le médecin. Et lui donnant deux petites claques
-comme à un enfant: «Trop de nerfs, trop artiste!»
-
-Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait,--et dès qu'ils
-furent seuls: «Tu crois que ce n'est pas sérieux?
-
---Non! bien sûr!»
-
-Ils résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralité de l'art se
-renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n'aime
-pas la littérature.
-
-Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte. Tous réclamaient le
-suffrage universel.
-
-«Il me semble, dit Pécuchet, que nous aurons bientôt du grabuge.» Car
-il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un
-individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades,
-et le lendemain la proclamation de la République fut affichée sur la
-mairie.
-
-Ce grand événement stupéfia les bourgeois.
-
-Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour
-des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre
-des avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux, et M. de
-la Rochejaquelein lui-même, donnaient leur adhésion au gouvernement
-provisoire, les poitrines se desserrèrent; et comme à Paris on plantait
-des arbres de la liberté, le conseil municipal décida qu'il en fallait
-à Chavignolles.
-
-Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du
-peuple; quant à Pécuchet, la chute de la royauté confirmait trop ses
-prévisions pour qu'il ne fût pas content.
-
-Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui
-bordaient la prairie au-dessus de la Butte, et le transporta jusqu'au
-«Pas de la Vaque», à l'entrée du bourg, endroit désigné.
-
-Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.
-
-Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite, parurent
-deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole,
-le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chœur
-l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le
-sacristain le suivait.
-
-Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni
-de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux
-adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges,
-Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme à figure somnolente;
-Heurtaux s'était coiffé d'un bonnet de police, et Alexandre Petit, le
-nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte,
-celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au
-poing, formaient un seul rang; de l'autre côté brillaient les plaques
-blanches de quelques vieux shakos du temps de La Fayette, cinq ou six,
-pas plus,--la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles.
-Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des
-gamins se tassaient par derrière; et Placquevent, le garde champêtre,
-haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se
-promenant les bras croisés.
-
-L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même
-circonstance.
-
-Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la République. Ne dit-on
-pas la république des lettres, la république chrétienne? Quoi de plus
-innocent que l'une, de plus beau que l'autre? Jésus-Christ formula
-notre sublime devise: l'arbre du peuple, c'était l'arbre de la croix.
-Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité,
-et, au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura ses frères de ne
-commettre aucun désordre, de rentrer chez eux paisiblement.
-
-Puis il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu.
-«Qu'il se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute
-servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses
-rameaux! _Amen!_»
-
-Des voix répétèrent _Amen!_ et, après un battement de tambour, le
-clergé, poussant un _Te Deum_, reprit le chemin de l'église.
-
-Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y
-voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un
-hommage rendu à leurs principes.
-
-Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur
-cadeau, y faire une allusion, tout au moins; et ils s'en ouvrirent à
-Faverges et au docteur.
-
-Qu'importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la
-Révolution, le comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les
-reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais! et, suivi
-de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.
-
-Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé
-par la cérémonie, ayant peur d'une émeute; et instinctivement il se
-retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le capitaine
-l'insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes.
-
-Des ouvriers passèrent sur la route en chantant _la Marseillaise_.
-Gorju, au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les escortait,
-l'œil animé.
-
-«Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s'exalte!
-
---Eh! bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!»
-
-Foureau soupira:
-
-«Drôle d'amusement! et puis la guillotine au bout!»
-
-Il avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs.
-
-Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les
-bourgeois s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au
-bureau de la poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le
-capitaine, qui l'aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place,
-à causer.
-
-La première discussion violente eut pour objet la Pologne.
-
-Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât.
-
-M. de Faverges pensait autrement:
-
-«De quel droit irions-nous là-bas? C'était déchaîner l'Europe contre
-nous. Pas d'imprudence!»
-
-Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais se turent.
-
-Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.
-
-Foureau riposta par les quarante-cinq centimes.
-
-«Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage.
-
---Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage?
-
---Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique?
-
---Parbleu, reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant qui sait?
-Les locataires déjà se montrent d'une exigence!
-
---Tant mieux! les propriétaires, selon Pécuchet, étaient favorisés.
-Celui qui possède un immeuble...»
-
-Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste.
-
-«Moi! communiste!»
-
-Et tous parlaient à la fois. Quand Pécuchet proposa de fonder un club,
-Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à
-Chavignolles.
-
-Ensuite Gorju réclama des fusils pour la garde nationale, l'opinion
-l'ayant désigné comme instructeur.
-
-Les seuls fusils qu'il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y
-tenait. Foureau ne se souciait pas d'en délivrer.
-
-Gorju le regarda:
-
-«On trouve pourtant que je sais m'en servir.»
-
-Car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage, et souvent
-M. le maire et l'aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin.
-
-«Ma foi! prenez-les!» dit Foureau.
-
-Le soir même, on commença les exercices.
-
-C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju, en bourgeron bleu,
-une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d'une façon
-automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale.
-
-«Rentrez les ventres!»
-
-Et tout de suite, Bouvard, s'empêchant de respirer, creusait son
-abdomen, tendait la croupe.
-
-«On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu!»
-
-Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite,
-demi-tour à gauche; mais le plus lamentable était l'instituteur: débile
-et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait
-sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins.
-
-On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers
-crasseux, de vieux habits d'uniforme trop courts, laissant voir la
-chemise sur les flancs; et chacun prétendait «n'avoir pas le moyen de
-faire autrement». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus
-pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. Mme
-Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de la République. M. de
-Faverges équipa douze hommes et ne manquait pas à la manœuvre. Puis il
-s'installait chez l'épicier et payait des petits verres au premier venu.
-
-Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après
-les ouvriers. On briguait l'avantage de leur appartenir. Ils devenaient
-des nobles.
-
-Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands; d'autres
-travaillaient dans les manufactures d'indiennes ou à une fabrique de
-papiers, nouvellement établie.
-
-Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait
-boire les intimes chez Mme Castillon.
-
-Mais les paysans étaient plus nombreux, et, les jours de marché, M.
-de Faverges, se promenant sur la place, s'informait de leurs besoins,
-tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre,
-comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu'on
-diminuât les impôts.
-
-A force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu'on le porterait
-à l'Assemblée.
-
-M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se
-compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot.
-Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi: un rustre, un
-crétin. Le docteur s'en indigna.
-
-Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c'était la conscience
-de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus
-vaste allait se développer; quelle revanche! Il rédigea une profession
-de foi et vint la lire à MM. Bouvard et Pécuchet.
-
-Ils l'en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant
-ils écrivaient mieux, connaissaient l'histoire, pouvaient aussi bien
-que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas? Mais lequel devait se
-présenter? Et une lutte de délicatesse s'engagea.
-
-Pécuchet préférait à lui-même son ami.
-
-«Non, ça te revient! tu as plus de prestance!
-
---Peut-être, répondait Bouvard, mais toi plus de toupet!» Et, sans
-résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite.
-
-Ce vertige de la députation en avait gagné d'autres. Le capitaine y
-rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et
-l'instituteur, aussi dans son école, et le curé aussi entre deux
-prières, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en
-train de dire:
-
-«Faites, ô mon Dieu! que je sois député!»
-
-Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux et
-lui exposa les chances qu'il avait.
-
-Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute,
-mais peu chéri de ses confrères et spécialement des pharmaciens. Tous
-clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait pas d'un monsieur; ses
-meilleurs malades le quitteraient; et, ayant pesé ces arguments, le
-médecin regretta sa faiblesse.
-
-Dès qu'il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux
-militaires, on s'oblige. Mais le garde champêtre, tout dévoué à
-Foureau, refusa net de le servir.
-
-Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure n'était pas venue. Il
-fallait donner à la République le temps de s'user.
-
-Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu'il ne serait jamais
-assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois,
-l'emplirent d'incertitudes, lui ôtèrent toute confiance.
-
-Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint
-que, s'il échouait, sa destitution était certaine.
-
-Enfin, monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille.
-
-Donc il ne restait que Foureau.
-
-Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté
-pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son
-avarice,--et même persuadèrent à Gouy qu'il voulait rétablir l'ancien
-régime.
-
-Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l'exécrait d'une
-haine accumulée dans l'âme de ses aïeux pendant dix siècles,--et
-il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme,
-beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde.
-
-Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire;
-et, le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne
-s'en doutât, pouvaient réussir.
-
-Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne
-trancha rien,--et ils allèrent consulter là-dessus le docteur.
-
-Il leur apprit une nouvelle: Flacardoux, rédacteur du _Calvados_,
-avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande:
-chacun, outre la sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la politique
-les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes.
-Flacardoux l'emporta.
-
-M. le comte s'était rejeté sur la garde nationale, sans obtenir
-l'épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer
-Beljambe.
-
-Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. Il
-avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les manœuvres
-et à émettre des observations. N'importe! Il trouvait monstrueux
-qu'on préférât un aubergiste à un ancien capitaine de l'Empire, et il
-dit, après l'envahissement de la Chambre au 15 mai: «Si les grades
-militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m'étonne plus de
-ce qui arrive!»
-
-La réaction commençait.
-
-On croyait aux purées d'ananas de Louis Blanc, au lit d'or de Flocon,
-aux orgies royales de Ledru-Rollin, et, comme la province prétend
-connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles
-ne doutaient pas de ces inventions et admettaient les rumeurs les plus
-absurdes.
-
-M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre
-l'arrivée en Normandie du comte de Chambord.
-
-Joinville, d'après Foureau, se disposait avec ses marins à vous réduire
-les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte
-serait consul.
-
-Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient
-dans la campagne.
-
-Un dimanche (c'était dans les premiers jours de juin), un gendarme,
-tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d'Acqueville, Liffard,
-Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles.
-
-Les auvents se fermèrent, le conseil municipal s'assembla et résolut,
-pour prévenir des malheurs, qu'on ne ferait aucune résistance. La
-gendarmerie fut même consignée, avec l'injonction de ne pas se montrer.
-
-Bientôt on entendit comme un grondement d'orage. Puis le chant des
-Girondins ébranla les carreaux;--et des hommes, bras dessus bras
-dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur,
-dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s'élevait.
-
-Gorju et deux de ses compagnons entrèrent dans la salle. L'un était
-maigre et à figure chafouine, avec un gilet de tricot dont les rosettes
-pendaient. L'autre, noir de charbon,--un mécanicien sans doute,--avait
-les cheveux en brosse, de gros sourcils et des savates de lisière.
-Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l'épaule.
-
-Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siégeant autour de
-la table couverte d'un tapis bleu, les regardaient blêmes d'angoisse.
-
-«Citoyens! dit Gorju, il nous faut de l'ouvrage!»
-
-Le maire tremblait; la voix lui manqua.
-
-Marescot répondit, à sa place, que le conseil aviserait
-immédiatement;--et, les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs
-idées.
-
-La première fut de tirer du caillou.
-
-Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d'Angleville à
-Tournebu.
-
-Celui de Bayeux rendait absolument le même service.
-
-On pouvait curer la mare! ce n'était pas un travail suffisant! ou bien
-creuser une seconde mare! mais à quelle place?
-
-Langlois était d'avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas
-d'inondation. Mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères.
-Impossible de rien conclure!--Pour calmer la foule, Coulon descendit
-sur le péristyle et annonça qu'ils préparaient des ateliers de charité.
-
-«La charité? Merci! s'écria Gorju. A bas les aristos! Nous voulons le
-droit au travail!»
-
-C'était la question de l'époque, il s'en faisait un moyen de gloire, on
-applaudit.
-
-En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné
-jusque-là,--et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait; la
-mairie était cernée; le conseil n'échapperait pas.
-
-«Où trouver de l'argent? disait Bouvard.
-
---Chez les riches! D'ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux.
-
---Et si on n'a pas besoin de travaux?
-
---On en fera par avance!
-
---Mais les salaires baisseront! riposta Pécuchet. Quand l'ouvrage vient
-à manquer, c'est qu'il y a trop de produits!--et vous réclamez pour
-qu'on les augmente!»
-
-Gorju se mordait la moustache.--«Cependant... avec l'organisation du
-travail...
-
---Alors le gouvernement sera le maître!»
-
-Quelques-uns, autour d'eux, murmurèrent: «Non! non! plus de maîtres!»
-
-Gorju s'irrita.--«N'importe! on doit fournir aux travailleurs un
-capital,--ou bien instituer le crédit!
-
---De quelle manière?
-
---Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crédit!
-
---En voilà assez, dit le mécanicien, ils nous embêtent, ces
-farceurs-là.»
-
-Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait la porte.
-
-Placquevent l'y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés:
-«Avance un peu!»
-
-Le mécanicien recula.
-
-Une huée de la foule parvint dans la salle; tous se levèrent ayant
-envie de s'enfuir. Le secours de Falaise n'arrivait pas! On déplorait
-l'absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon
-gémissait, Heurtaux s'emporta pour qu'on fît donner les gendarmes.
-
-«Commandez-les! dit Foureau.
-
---Je n'ai pas d'ordres!»
-
-Le bruit redoublait cependant. La place était couverte de monde,--et
-tous observaient le premier étage de la mairie, quand, à la croisée du
-milieu, sous l'horloge, on vit paraître Pécuchet.
-
-Il avait pris adroitement l'escalier de service,--et, voulant faire
-comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple:
-
-«Citoyens!...»
-
-Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de
-prestige.
-
-L'homme au tricot l'interpella:
-
-«Est-ce que vous êtes ouvrier?
-
---Non.
-
---Patron, alors?
-
---Pas davantage.
-
---Eh bien, retirez-vous!
-
---Pourquoi?» reprit fièrement Pécuchet.
-
-Et aussitôt il disparut dans l'embrasure, empoigné par le mécanicien.
-Gorju vint à son aide.--«Laisse-le! c'est un brave!» Ils se colletaient.
-
-La porte s'ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la décision
-municipale. Hurel l'avait suggérée.
-
-Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui
-mènerait au château de Faverges.
-
-C'est un sacrifice que s'imposait la commune dans l'intérêt des
-travailleurs.
-
-Ils se dispersèrent.
-
-En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées
-par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des
-exclamations, la veuve criait plus fort,--et à leur aspect:
-
-«Ah! c'est bien heureux! depuis trois heures que je vous attends! mon
-pauvre jardin, plus une seule tulipe! des cochonneries partout sur le
-gazon! Pas moyen de le faire démarrer!
-
---Qui cela?
-
---Le père Gouy!»
-
-Il était venu avec une charrette de fumier et l'avait jetée tout à vrac
-au milieu de l'herbe.
-
-«Il laboure, maintenant! Dépêchez-vous, pour qu'il finisse!
-
---Je vous accompagne!» dit Bouvard.
-
-Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d'un
-tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant
-les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu
-les dahlias,--et des mottes de fumier noir, comme des taupinières,
-bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur.
-
-Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu'elle voulait le
-retourner. Il s'était mis à la besogne, et malgré sa défense
-continuait. C'est de cette manière qu'il entendait le droit au travail,
-les discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle.
-
-Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.
-
-Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d'œuvre et garda
-le fumier. Elle était judicieuse: l'épouse du médecin et même celle du
-notaire, bien que d'un rang supérieur, la considéraient.
-
-Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n'advint.
-Gorju avait quitté le pays.
-
-Cependant la garde nationale était toujours sur pied: le dimanche,
-une revue, promenades militaires quelquefois,--et, chaque nuit, des
-rondes. Elles inquiétaient le village.
-
-On tirait les sonnettes des maisons par facétie; on pénétrait dans les
-chambres où des époux ronflaient sur le même traversin; alors on disait
-des gaudrioles,--et le mari, se levant, allait vous chercher des petits
-verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos; on
-y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire, qui
-s'ennuyait à la porte, l'entre-bâillait à chaque minute. L'indiscipline
-régnait, grâce à la mollesse de Beljambe.
-
-Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d'accord pour
-«voler au secours de Paris»; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie,
-Marescot son étude, le docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de
-Faverges était à Cherbourg. Beljambe s'alita. Le capitaine grommelait:
-«On n'a pas voulu de moi, tant pis!» et Bouvard eut la sagesse de
-retenir Pécuchet.
-
-Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin.
-
-Des paniques survenaient, causées par l'ombre d'une meule ou les formes
-des branches; une fois, tous les gardes nationaux s'enfuirent. Sous le
-clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un
-fusil,--et qui les tenait en joue.
-
-Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous
-la hêtrée, entendit quelqu'un devant elle.
-
-«Qui vive?»
-
-Pas de réponse!
-
-On laissa l'individu continuer sa route, en le suivant à distance, car
-il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête; mais quand on fut dans
-le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous
-à la fois, se précipitèrent sur lui en criant: «Vos papiers!» Ils le
-houspillaient, l'accablaient d'injures. Ceux du corps de garde étaient
-sortis. On l'y traîna,--et, à la lueur de la chandelle brûlant sur le
-poêle, on reconnut enfin Gorju.
-
-Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se
-montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions
-faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement et
-roulait des yeux comme un loup.
-
-Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la
-hêtrée, ce qu'il revenait faire à Chavignolles, l'emploi de son temps
-depuis six semaines.
-
-Ça ne les regardait pas. Il était libre.
-
-Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait
-provisoirement le coffrer.
-
-Bouvard s'interposa.
-
-«Inutile! reprit le maire. On connaît vos opinions.
-
---Cependant?...
-
---Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.»
-
-Bouvard n'insista plus.
-
-Gorju alors se tourna vers Pécuchet:
-
-«Et vous, patron, vous ne dites rien?»
-
-Pécuchet baissa la tête, comme s'il eût douté de son innocence.
-
-Le pauvre diable eut un sourire d'amertume.
-
-«Je vous ai défendu, pourtant!»
-
-Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à Falaise.
-
-Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la
-correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant
-au bouleversement de la société.
-
-De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer
-prochainement un certificat de bonne vie et mœurs,--et, leur signature
-devant être légalisée par le maire ou par l'adjoint, ils préférèrent
-demander ce petit service à Marescot.
-
-On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats
-de vieille faïence; une horloge de Boule occupait le panneau le plus
-étroit. Sur la table d'acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes,
-une théière, des bols. Mme Marescot traversa l'appartement dans un
-peignoir de cachemire bleu. C'était une Parisienne qui s'ennuyait à
-la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal
-de l'autre;--et tout de suite, d'un air aimable, il apposa son
-cachet,--bien que leur protégé fût un homme dangereux.
-
-«Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles!...
-
---Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez!
-
---Cependant, reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les
-phrases innocentes et les coupables? Telle chose défendue maintenant
-sera par la suite applaudie.» Et il blâma la manière féroce dont on
-traitait les insurgés.
-
-Marescot allégua naturellement la défense de la société, le salut
-public, loi suprême.
-
-«Pardon! dit Pécuchet, le droit d'un seul est aussi respectable que
-celui de tous, et vous n'avez rien à lui objecter que la force,--s'il
-retourne contre vous l'axiome.»
-
-Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement.
-Pourvu qu'il continuât à faire des actes et à vivre au milieu de ses
-assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices
-pouvaient se présenter sans l'émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il
-s'excusa.
-
-Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs
-parlaient maintenant comme Robespierre.
-
-Autre sujet d'étonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile devint
-suspecte. Ledru-Rollin s'était perdu, même dans l'esprit de Vaucorbeil.
-Les débats sur la Constitution n'intéressèrent personne,--et, au 10
-décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte.
-
-Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l'encontre du
-peuple,--et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel.
-
-Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d'intelligence. Un
-ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau,
-les électeurs n'étant pas même contraints de savoir lire: c'est
-pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans
-l'élection présidentielle.
-
-«Aucune, reprit Bouvard; je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense
-à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l'eau
-des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous
-subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins,
-trois mille livres de rente? C'est qu'une agglomération trop nombreuse
-est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les
-germes de bêtise qu'elle contient se développent et il en résulte des
-effets incalculables.
-
---Ton scepticisme m'épouvante!» dit Pécuchet.
-
-Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur
-apprit l'expédition de Rome. On n'attaquerait pas les Italiens, mais
-il nous fallait des garanties. Autrement notre influence était ruinée.
-Rien de plus légitime que cette intervention.
-
-Bouvard écarquilla les yeux.--«A propos de la Pologne, vous souteniez
-le contraire?
-
---Ce n'est plus la même chose!» Maintenant, il s'agissait du pape.
-
-Et M. de Faverges, en disant: «Nous voulons, nous ferons, nous comptons
-bien», représentait un groupe.
-
-Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La
-plèbe, en somme, valait l'aristocratie.
-
-Le droit d'intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrent les
-principes dans Calvo, Martens, Vatel,--et Bouvard conclut:
-
-«On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir
-un peuple, ou, par précaution, en vue d'un danger. Dans les deux cas,
-c'est un attentat au droit d'autrui, un abus de la force, une violence
-hypocrite!
-
---Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sont solidaires.
-
---Peut-être!» Et Bouvard se mit à rêver.
-
-Bientôt commença l'expédition de Rome à l'intérieur.
-
-En haine des idées subversives, l'élite des bourgeois parisiens
-saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l'ordre se formait.
-
-Il avait pour chefs, dans l'arrondissement, M. le comte, Foureau,
-Marescot, le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se
-promenaient d'un bout à l'autre de la place et causaient des
-événements. L'affaire principale était la distribution des brochures.
-Les titres ne manquaient pas de saveur: _Dieu le voudra._--_Le
-Partageux._--_Sortons du gâchis._--_Où allons-nous?_ Ce qu'il y avait
-de plus beau, c'étaient les dialogues, en style villageois, avec des
-jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par
-une loi nouvelle le colportage se trouvait aux mains des préfets,--et
-on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie:--immense victoire.
-
-Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles
-obéit à la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son
-peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes,--et
-on offrit la souche à M. le curé,--qui l'avait béni pourtant! quelle
-dérision!
-
-L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser.
-
-Bouvard et Pécuchet l'en félicitèrent un jour qu'ils passaient devant
-sa porte.
-
-Le lendemain, il se présenta chez eux. A la fin de la semaine, ils lui
-rendirent sa visite.
-
-Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maître d'école,
-en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffée d'un madras,
-allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe; un
-mioche hideux jouait par terre, à ses pieds; l'eau du savonnage qu'elle
-faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison.
-
-«Vous voyez, dit l'instituteur, comme le gouvernement nous traite.»
-Et tout de suite, il s'en prit à l'infâme capital. Il fallait le
-démocratiser, affranchir la matière!
-
-«Je ne demande pas mieux!» dit Pécuchet.
-
-Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'assistance.
-
-«Encore un droit!» dit Bouvard.
-
-N'importe! le provisoire avait été mollasse, en n'ordonnant pas la
-fraternité.
-
-«Tâchez donc de l'établir!»
-
-Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme
-de monter un flambeau dans son cabinet.
-
-Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés
-des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau
-de sapin. On avait, pour s'asseoir, une chaise, un tabouret et une
-vieille caisse à savon; il affectait d'en rire. Mais la misère plaquait
-ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier,
-un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait.
-
-«Voilà d'ailleurs ce qui me soutient!»
-
-C'était un amas de journaux sur une planche, et il exposa en paroles
-fiévreuses les articles de sa foi: désarmement des troupes, abolition
-de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyen par lequel
-on obtiendrait l'âge d'or, sous la forme de la République, avec un
-dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça rondement!
-
-Puis il atteignit une bouteille d'anisette et trois verres, afin de
-porter un toast au héros, à l'immortelle victime, au grand Maximilien!
-
-Sur le seuil, la robe noire du curé parut.
-
-Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l'instituteur et lui dit
-presque à voix basse:
-
-«Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle?
-
---Ils n'ont rien donné, reprit le maître d'école.
-
---C'est de votre faute!
-
---J'ai fait ce que j'ai pu!
-
---Ah! vraiment?»
-
-Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se
-rasseoir, et s'adressant au curé:
-
-«Est-ce tout?»
-
-L'abbé Jeufroy hésita; puis, avec un sourire qui tempérait sa
-réprimande:
-
-«On trouve que vous négligez un peu l'histoire sainte.
-
---Oh! l'histoire sainte! reprit Bouvard.
-
---Que lui reprochez-vous, monsieur?
-
---Moi, rien. Seulement, il y a peut-être des choses plus utiles que
-l'anecdote de Jonas et les rois d'Israël!
-
---Libre à vous!» répliqua sèchement le prêtre.
-
-Et, sans souci des étrangers, ou à cause d'eux:
-
-«L'heure du catéchisme est trop courte!»
-
-Petit leva les épaules.
-
-«Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!»
-
-Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place.
-Mais la soutane l'exaspérait.
-
-«Tant pis, vengez-vous!
-
---Un homme de mon caractère ne se venge pas, dit le prêtre sans
-s'émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous
-attribue la surveillance de l'instruction primaire.
-
---Eh! je le sais bien, s'écria l'instituteur. Elle appartient même aux
-colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde champêtre! ce serait
-complet!»
-
-Et il s'affaissa sur l'escabeau, mordant son poing, retenant sa colère,
-suffoqué par le sentiment de son impuissance.
-
-L'ecclésiastique le toucha légèrement sur l'épaule.
-
-«Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu de
-raison!--Voilà Pâques bientôt: j'espère que vous donnerez l'exemple en
-communiant avec les autres.
-
---Ah! c'est trop fort! moi! moi! me soumettre à de pareilles bêtises!»
-
-Devant ce blasphème, le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa
-mâchoire tremblait:
-
-«Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!--Et c'est sa femme qui soigne
-les linges de l'église!
-
---Eh bien! quoi? Qu'a-t-elle fait?
-
---Elle manque toujours la messe! Comme vous, d'ailleurs!
-
---Eh! on ne renvoie pas un maître d'école pour ça!
-
---On peut le déplacer!»
-
-Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l'ombre.
-Petit, la tête sur la poitrine, songeait.
-
-Ils arriveraient à l'autre bout de la France, leur dernier sou mangé
-par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous des noms différents,
-le même curé, le même recteur, le même préfet: tous, jusqu'au ministre,
-étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante! Il avait reçu déjà
-un avertissement, d'autres viendraient. Ensuite?--et dans une sorte
-d'hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au
-dos, ceux qu'il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de
-poste!
-
-A ce moment-là, sa femme, dans la cuisine, fut prise d'une quinte de
-toux; le nouveau-né se mit à vagir et le marmot pleurait.
-
-«Pauvres enfants!» dit le prêtre d'une voix douce.
-
-Le père alors éclata en sanglots:
-
-«Oui! oui! tout ce qu'on voudra!
-
---J'y compte», reprit le curé.
-
-Et, ayant fait la révérence:
-
-«Messieurs, bien le bonsoir!»
-
-Le maître d'école restait, la figure dans les mains. Il repoussa
-Bouvard.
-
-«Non! laissez-moi! j'ai envie de crever! je suis un misérable!»
-
-Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur
-indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait.
-
-On l'appliquait maintenant à raffermir l'ordre social. La République
-allait bientôt disparaître.
-
-Trois millions d'électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel.
-Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en
-voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique était réputée
-dangereuse. Les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels,
-et le peuple semblait content.
-
-Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres.
-
-M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l'Eure, fut porté à la
-Législative, et sa réélection au conseil général du Calvados était
-d'avance certaine.
-
-Il jugea bon d'offrir un déjeuner aux notables du pays.
-
-Le vestibule, où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs
-paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans
-des vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes
-d'or aux lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe
-immédiatement les frappa comme une politesse qu'on leur faisait; et, en
-entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de
-viandes sur des plats d'argent, avec la rangée des verres devant chaque
-assiette, les hors-d'œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les
-visages s'épanouirent.
-
-Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet
-de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes
-d'excuser la comtesse, empêchée par une migraine; et, après des
-compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre
-corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle: le projet
-d'une descente en Angleterre par Changarnier.
-
-Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants,
-Foureau dans l'intérêt du commerce.
-
-«Vous exprimez, dit Pécuchet, des sentiments du moyen âge!
-
---Le moyen âge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi nos cathédrales!...
-
---Cependant, monsieur, les abus!...
-
---N'importe, la Révolution ne serait pas arrivée!...
-
---Ah! la Révolution, voilà le malheur! dit l'ecclésiastique en
-soupirant.
-
---Mais tout le monde y a contribué! et (excusez-moi, monsieur le comte)
-les nobles eux-mêmes, par leur alliance avec les philosophes!
-
---Que voulez-vous! Louis XVIII a légalisé la spoliation! Depuis ce
-temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases!...»
-
-Un rosbif parut, et durant quelques minutes on n'entendit que le bruit
-des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le
-parquet et ces deux mots répétés: «Madère! Sauterne!»
-
-La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment
-s'arrêter sur le penchant de l'abîme?
-
-«Chez les Athéniens, dit Marescot, chez les Athéniens, avec lesquels
-nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens
-électoral.
-
---Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre; tout le désordre
-vient de Paris.
-
---Décentralisons! dit le notaire.
-
---Largement!» reprit le comte.
-
-D'après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu'à
-interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable.
-
-Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses,
-champignons, légumes en salade, rôtis d'alouettes, bien des sujets
-furent traités: le meilleur système d'impôts, les avantages de la
-grande culture, l'abolition de la peine de mort;--le sous-préfet
-n'oublia pas de citer ce mot charmant d'un homme d'esprit: «Que
-messieurs les assassins commencent!»
-
-Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l'entouraient
-avec celles que l'on disait,--car il semble toujours que les paroles
-doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient
-faits pour les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au dessert
-et entrevoyait les compotiers dans un brouillard.
-
-On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga... M. de
-Faverges, qui connaissait son monde, fit déboucher du champagne. Les
-convives en trinquant burent au succès de l'élection, et il était plus
-de trois heures quand ils passèrent dans le fumoir pour prendre le café.
-
-Une caricature du _Charivari_ traînait sur une console, entre des
-numéros de l'_Univers_; cela représentait un citoyen, dont les basques
-de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil.
-Marescot en donna l'explication. On rit beaucoup.
-
-Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans
-les capitons des meubles. L'abbé, voulant convaincre Girbal, attaqua
-Voltaire. Coulon s'endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour
-Chambord.--«Les abeilles prouvent la monarchie.
-
---Mais les fourmilières la République!» Du reste, le médecin n'y tenait
-plus.
-
-«Vous avez raison! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe
-peu!
-
---Avec la liberté! objecta Pécuchet.
-
---Un honnête homme n'en a pas besoin, répliqua Foureau. Je ne fais pas
-de discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous soutiens que
-la France veut être gouvernée par un bras de fer!»
-
-Tous réclamaient un sauveur.
-
-Et, en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui
-disait à l'abbé Jeufroy:
-
-«Il faut rétablir l'obéissance. L'autorité se meurt si on la discute!
-Le droit divin, il n'y a que ça.
-
---Parfaitement, monsieur le comte!»
-
-Les pâles rayons d'un soleil d'octobre s'allongeaient derrière les
-bois, un vent humide soufflait;--et, en marchant sur les feuilles
-mortes, ils respiraient comme délivrés.
-
-Tout ce qu'ils n'avaient pu dire s'échappa en exclamations:
-
-«Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant d'entêtement!
-D'abord que signifie le droit divin?»
-
-L'ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur
-l'esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.
-
-La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l'Anglais
-Filmer.
-
-La voici:
-
-«Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut
-transmise à ses descendants, et la puissance du roi émane de Dieu:
-«Il est son image, écrit Bossuet. L'empire paternel accoutume à la
-domination d'un seul. On a fait les rois d'après le modèle des pères.
-
-«Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du
-monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que
-le monarque sur les siens. La royauté n'existe que par le choix
-populaire,--et même l'élection était rappelée dans la cérémonie du
-sacre, où deux évêques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et
-aux manants s'ils l'acceptaient pour tel.
-
-«Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit «de faire tout ce qu'il
-veut», dit Helvétius, «de changer sa constitution», dit Vattel, «de
-se révolter contre l'injustice», prétendent Glafey, Hotman, Mably,
-etc.!--et saint Thomas d'Aquin l'autorise à se délivrer d'un tyran. «Il
-est même, dit Jurieu, dispensé d'avoir raison.»
-
-Étonnés de l'axiome, ils prirent le _Contrat social_ de Rousseau.
-
-Pécuchet alla jusqu'au bout; puis, fermant les yeux et se renversant la
-tête, il en fit l'analyse.
-
-«On suppose une convention par laquelle l'individu aliène sa liberté.
-
-«Le peuple, en même temps, s'engageait à le défendre contre les
-inégalités de la nature, et le rendait propriétaire des choses qu'il
-détient.
-
-«Où est la preuve du contrat?
-
---Nulle part! et la communauté n'offre pas de garantie. Les citoyens
-s'occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des
-métiers, Rousseau conseille l'esclavage. Les sciences ont perdu le
-genre humain. Le théâtre est corrupteur, l'argent funeste, et l'État
-doit imposer une religion, sous peine de mort.
-
---Comment! se dirent-ils, voilà le pontife de la démocratie!»
-
-Tous les réformateurs l'ont copié,--et ils se procurèrent l'_Examen du
-socialisme_, par Morant.
-
-Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.
-
-Au sommet, le _Père_, à la fois pape et empereur. Abolition des
-héritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds
-social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels
-gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre; on aura pour
-chef «celui qui aime le plus».
-
-Il manque une chose, la femme. De l'arrivée de la femme dépend le salut
-du monde.
-
-«Je ne comprends pas.
-
---Ni moi!»
-
-Et ils abordèrent le fouriérisme.
-
-Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l'attraction soit
-libre, et l'harmonie s'établira.
-
-Notre âme enferme douze passions principales: cinq égoïstes, quatre
-animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à
-l'individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes
-de groupes, ou séries, dont l'ensemble est la phalange, société de
-dix-huit cents personnes habitant un palais. Chaque matin, des voitures
-emmènent les travailleurs dans la campagne et les ramènent le soir. On
-porte des étendards, on se donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute
-femme, si elle y tient, possède trois hommes: le mari, l'amant et le
-géniteur. Pour les célibataires, le bayadérisme est institué.
-
-«Ça me va!» dit Bouvard. Et il se perdit dans les rêves du monde
-harmonien.
-
-Par la restauration des climatures, la terre deviendra plus belle;
-par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera
-les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit
-sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers
-polaires dégelées sous les aurores boréales. Car tout se produit par la
-conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles,
-et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une
-émission prolifique.--«Cela me passe», dit Pécuchet.
-
-Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de
-salaire.
-
-Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers, veut qu'on abolisse le
-commerce extérieur; Lafarelle, qu'on impose les machines; un autre,
-qu'on dégrève les boissons ou qu'on refasse les jurandes, ou qu'on
-distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme et réclame
-pour l'État le monopole du sucre.
-
-«Tes socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie.
-
---Mais non!
-
---Si fait!
-
---Tu es absurde!
-
---Toi, tu me révoltes!»
-
-Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les
-résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant:
-
-«Lis toi-même! Ils nous proposent comme exemple les Esséniens, les
-frères Moraves, les jésuites du Paraguay, et jusqu'au régime des
-prisons.
-
-«Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes
-accouchent à l'hôpital; quant aux livres, défense d'en imprimer sans
-l'autorisation de la République.
-
---Mais Cabet est un idiot.
-
---Maintenant, voilà du Saint-Simon: les publicistes soumettront leurs
-travaux à un comité d'industriels.
-
-«Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens à entendre un orateur.
-
-«Et de l'Auguste Comte: les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront
-toutes les œuvres de l'esprit et engageront le pouvoir à régler la
-procréation.»
-
-Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua:
-
-«Qu'il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j'en conviens;
-cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait,
-et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus
-décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarotti avec une
-chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d'autres. Ils
-auraient pu vivre tranquilles; mais non! ils ont marché dans leur voie,
-la tête au ciel, comme des héros.
-
---Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera, grâce aux théories
-d'un monsieur?
-
---Qu'importe! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans
-l'égoïsme! Cherchons le meilleur système!
-
---Alors, tu comptes le trouver?
-
---Certainement!
-
---Toi?»
-
-Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre
-sautaient d'accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette
-sous l'aisselle, il répétait:
-
-«Ah! ah! ah!» d'une façon irritante.
-
-Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant claquer la porte.
-
-Germaine le héla par toute la maison,--et on le découvrit au fond de sa
-chambre dans une bergère sans feu ni chandelle, et la casquette sur les
-sourcils. Il n'était pas malade, mais se livrait à ses réflexions.
-
-La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une base manquait à leurs
-études: l'économie politique.
-
-Ils s'enquirent de l'offre et de la demande, du capital et du loyer, de
-l'importation, de la prohibition.
-
-Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d'une botte dans le
-corridor. La veille, comme d'habitude, il avait tiré lui-même tous les
-verrous,--et il appela Bouvard qui dormait profondément.
-
-Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença
-pas.
-
-Les servantes, interrogées, n'avaient rien entendu.
-
-Mais, en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu
-d'une plate-bande, près de la claire-voie, l'empreinte d'une
-semelle,--et deux bâtons du treillage étaient rompus. On l'avait
-escaladé, évidemment.
-
-Il fallait prévenir le garde champêtre.
-
-Comme il n'était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l'épicier.
-
-Que vit-il dans l'arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi
-les buveurs? Gorju!--Gorju nippé comme un bourgeois--et régalant la
-compagnie.
-
-Cette rencontre était insignifiante.
-
-Bientôt ils arrivèrent à la question du progrès.
-
-Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en
-littérature, il est moins clair; et si le bien-être augmente, la
-splendeur de la vie a disparu.
-
-Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier: «Je trace
-obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes
-les fois qu'elle s'abaisse, ne verraient plus l'horizon. Elle se relève
-pourtant, et, malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est
-l'image du progrès.»
-
-Mme Bordin entra.
-
-C'était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal.
-
-Ils lurent bien vite, et côte à côte, l'appel au peuple, la dissolution
-de la Chambre, l'emprisonnement des députés.
-
-Pécuchet devint blême, Bouvard considérait la veuve.
-
-«Comment! vous ne dites rien?
-
---Que voulez-vous que j'y fasse?» Ils oubliaient de lui offrir un
-siège. «Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir! Ah! vous
-n'êtes guère aimables aujourd'hui!» Et elle sortit, choquée de leur
-impolitesse.
-
-La surprise les avait rendus muets. Puis ils allèrent dans le village
-épandre leur indignation.
-
-Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment.
-Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait
-désormais une politique d'affaires.
-
-Beljambe ignorait les événements et s'en moquait d'ailleurs.
-
-Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.
-
-Le médecin était revenu de tout ça.--«Vous avez bien tort de vous
-tourmenter!»
-
-Foureau passa près d'eux, en disant d'un air narquois: «Enfoncés, les
-démocrates!»--Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin: «Vive
-l'empereur!»
-
-Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappé au carreau,
-le maître d'école quitta sa classe.
-
-Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait
-le peuple. «Ah! ah! messieurs les députés, à votre tour!»
-
-La fusillade sur les boulevards eut l'approbation de Chavignolles. Pas
-de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes! Dès qu'on se
-révolte, on est un scélérat.
-
-«Remercions la Providence! disait le curé, et après elle Louis
-Bonaparte. Il s'entoure des hommes les plus distingués! Le comte de
-Faverges deviendra sénateur.»
-
-Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.
-
-Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire.
-
-«Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet.
-
-«Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres
-serviles,--et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu'on
-lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait!--qu'il le
-bâillonne, le foule et l'extermine!--ce ne sera jamais trop pour sa
-haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!»
-
-Bouvard songeait: «Hein, le progrès, quelle blague!» Il ajouta: «Et la
-politique, une belle saleté!
-
---Ce n'est pas une science, reprit Pécuchet. L'art militaire vaut
-mieux, on prévoit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre?
-
---Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre
-baraque et allons «au tonnerre de Dieu, chez les sauvages»!
-
---Comme tu voudras!»
-
-Mélie, dans la cour, tirait de l'eau.
-
-La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle
-courbait les reins,--et on voyait alors ses bas bleus jusqu'à la
-hauteur de son mollet. Puis, d'un geste rapide, elle levait son bras
-droit, tandis qu'elle tournait un peu la tête,--et Pécuchet, en la
-regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir
-infini.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Des jours tristes commencèrent.
-
-Ils n'étudiaient plus, dans la peur des déceptions; les habitants de
-Chavignolles s'écartaient d'eux; les journaux tolérés n'apprenaient
-rien,--et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet.
-
-Quelquefois ils ouvraient un livre et le refermaient; à quoi bon? En
-d'autres jours, ils avaient l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un
-quart d'heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils en
-revenaient écœurés; ou de s'occuper de leur ménage, Germaine poussait
-des lamentations; ils y renoncèrent.
-
-Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum et déclara ces bibelots
-stupides.
-
-Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes;
-l'arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer.
-
-Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le
-ciel blanc caresse de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le
-pas d'un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie
-tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient
-frôler la vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas indistincts sont
-apportés par le vent. Au fond de l'étable, une vache mugit.
-
-Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le calendrier,
-regardaient la pendule, attendaient les repas; et l'horizon était
-toujours le même: des champs en face, à droite l'église, à gauche
-un rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume,
-perpétuellement, d'un air lamentable.
-
-Des habitudes qu'ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet
-devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir;
-Bouvard ne quittait plus la pipe et causait en se dandinant. Des
-contestations s'élevaient, à propos des plats, ou de la qualité du
-beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes.
-
-Un événement avait bouleversé Pécuchet.
-
-Deux jours après l'émeute de Chavignolles, comme il promenait son
-déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes
-touffus, et il entendit, derrière son dos, une voix crier: «Arrête!»
-
-C'était Mme Castillon. Elle courait de l'autre côté sans l'apercevoir.
-Un homme qui marchait devant elle se retourna. C'était Gorju;--et ils
-s'abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les séparant
-de lui.
-
-«Est-ce vrai? dit-elle, tu vas te battre?»
-
-Pécuchet se coula dans le fossé pour entendre:
-
-«Eh bien! oui, répliqua Gorju, je vais me battre! Qu'est-ce que ça te
-fait?
-
---Il le demande! s'écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es
-tué, mon amour!... Oh! reste!» Et ses yeux bleus, plus encore que ses
-paroles, le suppliaient.
-
-«Laisse-moi tranquille! je dois partir!»
-
-Elle eut un ricanement de colère.
-
-«L'autre l'a permis, hein?--N'en parle pas!» Il leva son poing fermé.
-
-«Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien.» Et de grosses larmes
-descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette.
-
-Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés
-jaunes. Tout au loin, la bâche d'une voiture glissait lentement.
-Une torpeur s'étalait dans l'air,--pas un cri d'oiseau, pas un
-bourdonnement d'insecte. Gorju s'était coupé une badine et en raclait
-l'écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tête.
-
-Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les
-dettes qu'elle avait soldées, ses engagements d'avenir, sa réputation
-perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps
-de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans
-la grange;--si bien qu'une fois son mari, croyant à un voleur, avait
-lâché, par la fenêtre, un coup de pistolet. La balle était encore dans
-le mur.--«Du moment que je t'ai connu, tu m'as semblé beau comme un
-prince. J'aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur!» Elle ajouta
-plus bas: «Je suis en folie de ta personne!»
-
-Il souriait, flatté dans son orgueil.
-
-Elle le prit à deux mains par les flancs,--et, la tête renversée, comme
-en adoration:
-
-«Mon cher cœur! mon cher amour! mon âme! ma vie! Voyons, parle,
-que veux-tu?--Est-ce de l'argent? On en trouvera. J'ai eu tort! je
-t'ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois
-du champagne, fais la noce, je te permets tout,--tout.» Elle murmura
-dans un effort suprême: «Jusqu'à elle!... pourvu que tu reviennes à
-moi!»
-
-Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour
-l'empêcher de tomber,--et elle balbutiait: «Cher cœur! cher amour!
-comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!»
-
-Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les
-regardait, en haletant.
-
-«Pas de faiblesse! dit Gorju, je n'aurais qu'à manquer la diligence! on
-prépare un fameux coup de chien; j'en suis!--Donne-moi dix sous, pour
-que je paye un gloria au conducteur.»
-
-Elle tira cinq francs de sa bourse. «Tu me les rendras bientôt. Aie un
-peu de patience! Depuis le temps qu'il est paralysé! songe donc!--Et si
-tu voulais, nous irions à la chapelle de la Croix-Janval,--et là, mon
-amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t'épouser, dès qu'il
-sera mort!
-
---Eh! il ne meurt jamais, ton mari!»
-
-Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa;--et se cramponnant à
-ses épaules:
-
-«Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de
-quelqu'un. Mais ne t'en vas pas! ne me quitte pas! La mort plutôt!
-Tue-moi!»
-
-Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les
-baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts
-s'éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles,--et comme elle
-le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières
-rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la
-repoussa.
-
-«Arrière, la vieille! Bonsoir!»
-
-Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d'or qui pendait à son
-cou, et la jetant vers lui:
-
-«Tiens! canaille!»
-
-Gorju s'éloignait,--en tapant avec sa badine les feuilles des arbres.
-
-Mme Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles
-éteintes, elle resta sans faire un mouvement,--pétrifiée dans son
-désespoir; n'étant plus un être,--mais une chose en ruine.
-
-Ce qu'il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte
-d'un monde,--tout un monde!--qui avait des lueurs éblouissantes, des
-floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors,--et des
-abîmes d'une profondeur infinie;--un effroi s'en dégageait, qu'importe!
-Il rêva l'amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l'inspirer
-comme lui.
-
-Pourtant il exécrait Gorju--et, au corps de garde, avait eu peine à ne
-pas le trahir.
-
-L'amant de Mme Castillon l'humiliait par sa taille mince,
-ses accroche-cœur égaux, sa barbe floconneuse, un air de
-conquérant,--tandis que sa chevelure, à lui..., se collait sur son
-crâne comme une perruque mouillée; son torse, dans sa houppelande,
-ressemblait à un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie
-était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité,
-et son ami ne l'aimait plus.
-
-Bouvard l'abandonnait tous les soirs. Après la mort de sa femme,
-rien ne l'eût empêché d'en prendre une autre,--et qui maintenant le
-dorloterait, soignerait sa maison? Il était trop vieux pour y songer.
-
-Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient
-leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent
-n'avait bougé,--et, à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un retour
-de jeunesse. Mme Bordin surgit dans sa mémoire. Elle lui avait fait
-des avances, la première fois, lors de l'incendie des meules, la
-seconde, à leur dîner, puis dans le muséum, pendant la déclamation, et
-dernièrement elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite.
-Il alla donc chez elle et y retourna, se promettant de la séduire.
-
-Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant
-de l'eau, il lui parlait plus souvent;--et soit qu'elle balayât
-le corridor, ou qu'elle étendît le linge, ou qu'elle tournât les
-casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir,--surpris
-lui-même de ses émotions, comme dans l'adolescence. Il en avait les
-fièvres et les langueurs,--et était persécuté par le souvenir de Mme
-Castillon étreignant Gorju.
-
-Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s'y prennent
-pour avoir des femmes.
-
-«On leur fait des cadeaux, on les régale au restaurant.
-
---Très bien! Mais ensuite?
-
---Il y en a qui feignent de s'évanouir, pour qu'on les porte sur
-un canapé, d'autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les
-meilleures vous donnent un rendez-vous franchement.»--Et Bouvard se
-répandit en descriptions, qui incendièrent l'imagination de Pécuchet,
-comme des gravures obscènes.--«La première règle, c'est de ne pas
-croire à ce qu'elles disent. J'en ai connu qui, sous l'apparence de
-saintes, étaient de véritables Messalines! Avant tout, il faut être
-hardi!»
-
-Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement,
-ajournait sa décision, était d'ailleurs intimidé par la présence de
-Germaine.
-
-Espérant qu'elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de
-besogne, notait les fois qu'elle était grise, remarquait tout haut sa
-malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.
-
-Alors Pécuchet fut libre!
-
-Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard! Quel
-battement de cœur, dès que la porte était refermée!
-
-Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté
-d'une chandelle; de temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents,
-puis clignait les yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille.
-
-D'abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par
-exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas du tout; elle préférait les
-maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux?--«Jamais!»
-
-Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le
-tour de sa figure. Il lui adressait des compliments et l'exhortait à la
-sagesse.
-
-En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes
-blanches d'où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue.
-Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il
-en ressentit un ébranlement jusqu'à la moelle des os. Une autre fois,
-il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair,
-tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L'appartement
-tourna. Il n'y voyait plus.
-
-Il lui fit cadeau d'une paire de bottines et la régalait souvent d'un
-verre d'anisette...
-
-Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois,
-allumait le feu, poussait l'attention jusqu'à nettoyer les chaussures
-de Bouvard.
-
-Mélie ne s'évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et Pécuchet
-ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le
-satisfaire.
-
-Bouvard faisait assidûment la cour à Mme Bordin.
-
-Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui
-craquait comme le harnais d'un cheval, tout en maniant par contenance
-sa longue chaîne d'or.
-
-Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou «défunt son
-mari», autrefois huissier à Livarot.
-
-Puis elle s'informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître «ses
-farces de jeune homme», sa fortune incidemment, par quels intérêts il
-était lié à Pécuchet.
-
-Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dînait chez elle, la
-netteté du service, l'excellence de la table. Une suite de plats d'une
-saveur profonde, que coupait par intervalles égaux un vieux pomard,
-les menait jusqu'au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre
-le café;--et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la
-soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'un duvet noir.
-
-Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard.
-Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui
-passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne
-recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude et
-d'une consistance merveilleuses.
-
-Un soir que la cuisine de Mélie l'avait dégoûté, il eut une joie en
-entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est là qu'il aurait fallu vivre!
-
-Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, épandait une lumière
-tranquille. Elle était assise auprès du feu, et son pied passait le
-bord de sa robe. Dès les premiers mots, l'entretien tomba.
-
-Cependant elle le regardait les cils à demi fermés, d'une manière
-langoureuse, avec obstination.
-
-Bouvard n'y tint plus!--et s'agenouillant sur le parquet, il
-bredouilla: «Je vous aime! Marions-nous!»
-
-Mme Bordin respira fortement, puis, d'un air ingénu, dit qu'il
-plaisantait; sans doute, on allait se moquer, ce n'était pas
-raisonnable. Cette déclaration l'étourdissait.
-
-Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de personne.
-«Qui vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque
-pareille, un _B_! Nous unirons nos majuscules.»
-
-L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empêchait de se décider
-avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.
-
-Elle eut la délicatesse de le reconduire,--escortée de Marianne, qui
-portait un falot.
-
-Les deux amis s'étaient caché leur passion.
-
-Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si
-Bouvard s'y opposait, il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en
-Algérie, où l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de
-ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences.
-
-Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que
-Pécuchet ne s'y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.
-
-Un après-midi de la semaine suivante,--c'était chez elle, dans son
-jardin, les bourgeons commençaient à s'ouvrir, et il y avait, entre
-les nuées, de grands espaces bleus; elle se baissa pour cueillir des
-violettes et dit, en les présentant:
-
-«Saluez Mme Bouvard!
-
---Comment! Est-ce vrai?
-
---Parfaitement vrai.»
-
-Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa.--«Quel homme!»
-Puis, devenue sérieuse, l'avertit que bientôt elle lui demanderait une
-faveur.
-
-«Je vous l'accorde!»
-
-Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.
-
-Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir.
-
-«Convenu!»
-
-Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.
-
-Pécuchet, le matin du même jour, s'était promis de mourir s'il
-n'obtenait pas les faveurs de sa bonne,--et il l'avait accompagnée dans
-la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l'audace.
-
-Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait
-pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des
-tonneaux, cela durait depuis longtemps.
-
-Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite,
-les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.
-
-«M'aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.
-
---Oui! je vous aime.
-
---Eh bien, alors, prouve-le-moi!»
-
-Et, l'enveloppant du bras gauche, il commença de l'autre main à
-dégrafer son corset.
-
-«Vous allez me faire du mal!
-
---Non! mon petit ange! N'aie pas peur!
-
---Si M. Bouvard...
-
---Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!»
-
-Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s'y laissa tomber, les
-seins hors de la chemise, la tête renversée;--puis se cacha la figure
-sous un bras,--et un autre eût compris qu'elle ne manquait pas
-d'expérience.
-
-Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.
-
-Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les
-servait impassible, comme d'habitude; Pécuchet tournait les yeux pour
-éviter les siens, tandis que Bouvard, considérant les murs, songeait à
-des améliorations.
-
-Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.
-
-«La sacrée garce!
-
---Qui donc?
-
---Mme Bordin.»
-
-Et il conta qu'il avait poussé la démence jusqu'à vouloir en faire sa
-femme; mais tout était fini, depuis un quart d'heure, chez Marescot.
-
-Elle avait prétendu recevoir en dot les _Écalles_, dont il ne pouvait
-disposer,--l'ayant, comme la ferme, soldée en partie avec l'argent d'un
-autre.
-
-«Effectivement! dit Pécuchet.
-
---Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur à son choix!
-C'était celle-là! J'y ai mis de l'entêtement; si elle m'aimait, elle
-m'eût cédé!» La veuve, au contraire, s'était emportée en injures, avait
-dénigré son physique, sa bedaine.--«Ma bedaine! je te demande un peu.»
-
-Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes
-écartées.
-
-«Tu souffres? dit Bouvard.
-
---Oh! oui! je souffre!»
-
-Et, ayant fermé la porte, Pécuchet, après beaucoup d'hésitations,
-confessa qu'il venait de se découvrir une maladie secrète.
-
-«Toi?
-
---Moi-même!
-
---Ah! mon pauvre garçon! qui te l'a donnée?»
-
-Il devint encore plus rouge et dit d'une voix encore plus basse:
-
-«Ce ne peut être que Mélie!»
-
-Bouvard en demeura stupéfait.
-
-La première chose était de renvoyer la jeune personne.
-
-Elle protesta d'un air candide.
-
-Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais, honteux de sa
-turpitude, il n'osait voir le médecin.
-
-Bouvard imagina de recourir à Barberou.
-
-Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un
-docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle,
-persuadé qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux roquentin, tout
-en le félicitant.
-
-«A mon âge! disait Pécuchet, n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi
-m'a-t-elle fait ça?
-
---Tu lui plaisais.
-
---Elle aurait dû me prévenir.
-
---Est-ce que la passion raisonne!» Et Bouvard se plaignait de Mme
-Bordin.
-
-Souvent il l'avait surprise arrêtée devant les _Écalles_, dans la
-compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,--tant de manœuvres
-pour un peu de terre!
-
-«Elle est avare! Voilà l'explication!»
-
-Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la petite salle, au coin
-du feu; Pécuchet, tout en avalant ses remèdes; Bouvard, en fumant des
-pipes,--et ils dissertaient sur les femmes.
-
-«Étrange besoin, est-ce un besoin? Elles poussent au crime, à
-l'héroïsme et à l'abrutissement. L'enfer sous un jupon, le paradis dans
-un baiser,--ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de
-chat,--perfidie de la mer, variété de la lune»;--ils dirent tous les
-lieux communs qu'elles ont fait répandre.
-
-C'était le désir d'en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords
-les prit.--Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans elles!--Et ils
-s'embrassèrent avec attendrissement.
-
-Il fallait réagir;--et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, imagina
-que l'hydrothérapie leur serait avantageuse.
-
-Germaine, revenue dès le départ de l'autre, charriait, tous les matins,
-la baignoire dans le corridor.
-
-Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands
-seaux d'eau,--puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les
-vit par la claire-voie,--et des personnes furent scandalisées.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Satisfaits de leur régime, ils voulurent s'améliorer le tempérament par
-de la gymnastique.
-
-Et ayant pris le _Manuel_ d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas.
-
-Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les
-jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux,
-chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des
-trapèzes, un tel déploiement de force et d'agilité excita leur envie.
-
-Cependant ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase,
-décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un
-vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin
-pour la natation, ni «une montagne de gloire», colline artificielle,
-ayant trente-deux mètres de hauteur.
-
-Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux,
-ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de
-mât horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout
-à l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle
-des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait,
-retombait toujours, finalement, y renonça.
-
-Les «bâtons orthosométiques» lui plurent davantage, c'est-à-dire deux
-manches à balai reliés par deux cordes, dont la première se passe sous
-les aisselles, la seconde sur les poignets;--et, pendant des heures, il
-gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes
-le long du corps.
-
-A défaut d'haltères, le charron tourna quatre morceaux de frêne,
-qui ressemblaient à des pains de sucre se terminant en goulot de
-bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant,
-par derrière; mais, trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts,
-au risque de leur broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux
-«mils persanes», et même, craignant qu'elles n'éclatassent, tous les
-soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.
-
-Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé
-un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche,
-s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis
-recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;--et
-les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses
-extraordinaires, bondissant à l'horizon.
-
-L'automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les
-ennuya. Que n'avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste, imaginé
-sous Louis XIV par l'abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce construit,
-où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre.
-
-Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux
-poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à
-chaque bout. Sitôt qu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre de
-ses orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveau du sol; le
-premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lâchant un peu la
-cordelette, montait à son tour; en moins de cinq minutes, leurs membres
-dégouttelaient de sueur.
-
-Pour suivre les prescriptions du _Manuel_, ils tâchèrent de devenir
-ambidextres, jusqu'à se priver de la main droite temporairement. Ils
-firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu'il faut chanter dans
-les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l'hymne
-nº 9: «Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.» Quand ils se
-battaient les pectoraux: «Amis, la couronne et la gloire», etc. Au pas
-de course:
-
- A nous l'animal timide!
- Atteignons le cerf rapide!
- Oui, nous vaincrons!
- Courons! courons! courons!
-
-Et, plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de leurs
-voix.
-
-Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de
-sauvetage.
-
-Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans
-des sacs, et ils prièrent le maître d'école de leur en fournir
-quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se
-rabattirent sur les secours aux blessés. L'un feignait d'être évanoui,
-et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de
-précautions.
-
-Quant aux escalades militaires, l'auteur préconise l'échelle de
-Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en
-montant par la falaise.
-
-D'après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble et
-l'attachèrent sous le hangar.
-
-Dès qu'on a enfourché le premier bâton et saisi le troisième, on jette
-ses jambes en dehors, pour que le deuxième, qui était tout à l'heure
-contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse,
-on empoigne le quatrième et l'on continue. Malgré de prodigieux
-déhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le deuxième échelon.
-
-Peut-être a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec
-les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l'attaque du
-Fort-Chambray?--et pour vous rendre capable d'une telle action, Amoros
-possède une tour dans son établissement.
-
-Le mur en ruine pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l'assaut.
-
-Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d'un trou, eut peur et
-fut pris d'étourdissement.
-
-Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé ce qui concerne
-les phalanges,--si bien qu'ils devaient se remettre aux principes.
-
-Ses exhortations furent vaines;--et, dans son orgueil, il aborda les
-échasses.
-
-La nature semblait l'y avoir destiné, car il employa tout de suite
-le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol,--et, en
-équilibre là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque
-cigogne qui se fût promenée.
-
-Bouvard, à la fenêtre, le vit tituber, puis s'abattre d'un bloc sur
-les haricots dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On
-le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide,--et il
-croyait s'être donné un effort.
-
-Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur
-âge; ils l'abandonnèrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte des
-accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le muséum,
-à rêver d'autres occupations.
-
-Ce changement d'habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint
-très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se
-faire maigrir, mangea moins et s'affaiblit.
-
-Pécuchet, également, se sentait _miné_, avait des démangeaisons à la
-peau et des plaques dans la gorge. «Ça ne va pas, disait-il, ça ne va
-pas.»
-
-Bouvard imagina d'aller choisir à l'auberge quelques bouteilles de vin
-d'Espagne, afin de se remonter la machine.
-
-Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient
-à Beljambe une grande table de noyer; _Monsieur_ l'en remerciait
-beaucoup. Elle s'était parfaitement conduite.
-
-Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en
-plaisanta le clerc.
-
-Cependant, par toute l'Europe, en Amérique, en Australie et dans les
-Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des
-tables,--et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes,
-de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des
-escargots. La presse, offrant avec sérieux ces bourdes au public, le
-renforçait dans sa crédulité.
-
-Les esprits frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là
-s'étaient répandus dans le village,--et le notaire principalement les
-questionnait.
-
-Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée
-de tables tournantes.
-
-Était-ce un piège? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s'y
-rendit.
-
-Il y avait comme assistants le maire, le percepteur, le capitaine,
-d'autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin
-effectivement; de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot,
-Mlle Laverrière, personne un peu louche, avec des cheveux gris tombant
-en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se
-tenait un cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air impertinent.
-
-Les deux lampes de bronze, l'étagère de curiosités, des romances à
-vignettes sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres
-exorbitants faisaient toujours l'étonnement de Chavignolles. Mais ce
-soir-là les yeux se portaient vers la table d'acajou. On l'éprouverait
-tout à l'heure, et elle avait l'importance des choses qui contiennent
-un mystère.
-
-Douze invités prirent place autour d'elle, les mains étendues, les
-petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la
-pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.
-
-Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans
-les bras. Pécuchet était incommodé.
-
-«Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.
-
---Pas du tout!
-
---Si fait!
-
---Ah! monsieur!»
-
-Le notaire les calma.
-
-A force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de
-bois.--Illusion! Rien ne bougeait.
-
-L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de
-Lisieux et qu'on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait
-si bien marché! Mais celle-là aujourd'hui montrait un entêtement...
-Pourquoi?
-
-Le tapis sans doute la contrariait,--et on passa dans la salle à manger.
-
-Le meuble choisi fut un large guéridon où s'installèrent Pécuchet,
-Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.
-
-Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les
-opérateurs, sans déranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de
-lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.
-
-Alors M. Alfred articula d'une voix haute:
-
-«Esprit, comment trouves-tu ma cousine?»
-
-Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups.
-
-D'après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des
-lettres, cela signifiait _charmante_. Des bravos éclatèrent.
-
-Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de déclarer l'âge
-exact qu'elle avait.
-
-Le pied du guéridon retomba cinq fois.
-
-«Comment? cinq ans? s'écria Girbal.
-
---Les dizaines ne comptent pas», reprit Foureau.
-
-La veuve sourit, intérieurement vexée.
-
-Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l'alphabet était
-compliqué. Mieux valait la planchette, moyen expéditif, et dont
-Mlle Laverrière s'était même servie pour noter sur un album les
-communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin,
-Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d'Aumale;
-M. Alfred en promit une à la sous-maîtresse:
-
-«Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? Une
-mazurke!»
-
-Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille,
-disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe
-qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, il
-arrondissait son bras. On admirait la grâce de l'une, l'air fringant
-de l'autre; et, sans attendre les petits fours, Pécuchet se retira,
-ébahi de la soirée.
-
-Il eut beau répéter: «Mais j'ai vu! j'ai vu!» Bouvard niait les faits
-et néanmoins consentit à expérimenter lui-même.
-
-Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi, en face l'un
-de l'autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une
-corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.
-
-Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le
-vulgaire l'attribue à des esprits, Faraday au prolongement de l'action
-nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme
-l'admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une
-impulsion, un courant magnétique?
-
-Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le
-_Guide du Magnétiseur_, par Montacabère, le relut attentivement et
-initia Bouvard à la théorie.
-
-Tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres.
-Propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on
-peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer,
-s'est développée,--mais il importe toujours de verser le fluide et de
-faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.
-
-«Eh bien, endors-moi! dit Bouvard.
-
---Impossible, répliqua Pécuchet; pour subir l'action magnétique et pour
-la transmettre, la foi est indispensable.»
-
-Puis, considérant Bouvard:
-
-«Ah! quel dommage.
-
---Comment?
-
---Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n'y aurait pas de
-magnétiseur comme toi!»
-
-Car il possédait tout ce qu'il faut: l'abord prévenant, une
-constitution robuste et un moral solide.
-
-Cette faculté qu'on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se
-plongea sournoisement dans Montacabère.
-
-Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d'oreilles qui
-l'assourdissaient, il dit un soir d'un ton négligé:
-
-«Si on essayait du magnétisme?»
-
-Elle ne s'y refusa pas. Il s'assit devant elle, lui prit les deux
-pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s'il n'eût fait
-autre chose de toute sa vie.
-
-La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir
-le cou; ses yeux se fermèrent, et, tout doucement, elle se mit à
-ronfler. Au bout d'une heure, qu'ils la contemplaient, Pécuchet dit à
-voix basse:
-
-«Que sentez-vous?»
-
-Elle se réveilla.
-
-Plus tard sans doute la lucidité viendrait.
-
-Ce succès les enhardit, et, reprenant avec aplomb l'exercice de la
-médecine, ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs
-intercostales; Migraine, le maçon, affecté d'une névrose de l'estomac;
-la mère Varin, dont l'encéphaloïde sous la clavicule exigeait, pour
-se nourrir, des emplâtres de viande; un goutteux, le père Lemoine, qui
-se traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien
-d'autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.
-
-Après l'exploration de la maladie, ils s'interrogeaient du regard
-pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands
-ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales,
-transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l'un en
-avait trop, l'autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient
-les observations sur le journal du traitement.
-
-Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait
-Bouvard, et sa réputation parvint jusqu'à Falaise, quand il eut guéri
-la Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.
-
-Elle sentait comme un clou à l'occiput, parlait d'une voix rauque,
-restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre
-ou du charbon. Ses crises nerveuses, débutant par des sanglots,
-se terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous
-les remèdes, depuis les tisanes jusqu'aux moxas, si bien que, par
-lassitude, elle accepta les offres de Bouvard.
-
-Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit
-à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un
-bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa
-un doigt entre les sourcils au haut du nez; tout à coup elle devint
-inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa tête garda les
-attitudes qu'il voulut, et les paupières à demi closes, en vibrant d'un
-mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui
-roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.
-
-Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce
-qu'elle éprouvait maintenant? elle distinguait l'intérieur de son corps.
-
-«Qu'y voyez-vous?
-
---Un ver.
-
---Que faut-il pour le tuer?»
-
-Son front se plissa:
-
-«Je cherche...; je ne peux pas, je ne peux pas.»
-
-A la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d'orties; à la
-troisième, de l'herbe au chat. Les crises s'atténuèrent, disparurent.
-C'était vraiment comme un miracle.
-
-L'addigitation nasale ne réussit point avec les autres, et, pour amener
-le somnambulisme, ils projetèrent de construire un baquet mesmérien.
-Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une
-vingtaine de bouteilles quand un scrupule l'arrêta. Parmi les malades,
-il viendrait des personnes du sexe.
-
-«Et que ferons-nous, s'il leur prend des accès d'érotisme furieux?»
-
-Cela n'eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage
-peut-être, mieux valait s'abstenir. Ils se contentèrent d'un harmonica
-et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les
-enfants.
-
-Un jour que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons
-cristallins l'exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s'effrayer
-des plaintes; la musique continua.
-
-«Assez! assez!» criait-il.
-
---Un peu de patience», répétait Bouvard.
-
-Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l'instrument
-vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut, attiré par
-le vacarme:
-
-«Comment, encore vous?» s'écria-t-il, furieux de les retrouver toujours
-chez ses clients.
-
-Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors, il tonna contre le
-magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de
-l'imagination.
-
-Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l'affirme, et M.
-Fontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n'avaient pas de
-lionne, mais le hasard leur offrit une autre bête.
-
-Car le lendemain, à six heures, un valet de charrue vint leur dire
-qu'on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.
-
-Ils y coururent.
-
-Les pommiers étaient en fleurs, et l'herbe, dans la cour, fumait sous
-le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d'un drap, une
-vache beuglait, grelottante des seaux d'eau qu'on lui jetait sur le
-corps, et, démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.
-
-Sans doute elle avait pris du «venin» en pâturant dans les trèfles.
-Le père et la mère Gouy se désolaient, car le vétérinaire ne pouvait
-venir, et un charron qui savait des mots contre l'enflure ne voulait
-pas se déranger; mais ces messieurs, dont la bibliothèque était
-célèbre, devaient connaître un secret.
-
-Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l'un devant les
-cornes, l'autre à la croupe, et avec de grands efforts intérieurs et
-une gesticulation frénétique, ils écartaient les doigts pour épandre
-sur l'animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son
-épouse, leur garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.
-
-Les gargouillements que l'on entendait dans le ventre de la vache
-provoquèrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle émit un
-vent, Pécuchet dit alors:
-
-«C'est une porte ouverte à l'espérance, un débouché, peut-être.»
-
-Le débouché s'opéra, l'espérance jaillit dans un paquet de matières
-jaunes éclatant avec la force d'un obus. Les cœurs se desserrèrent, la
-vache dégonfla. Une heure après, il n'y paraissait plus.
-
-Ce n'était pas l'effet de l'imagination, certainement. Donc le fluide
-contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des
-objets où on ira la prendre sans qu'elle se trouve affaiblie. Un tel
-moyen épargne des déplacements. Ils l'adoptèrent, et ils envoyaient à
-leurs pratiques des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de
-l'eau magnétisée, du pain magnétisé.
-
-Puis, continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le
-système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au
-tronc duquel une corde s'enroule.
-
-Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le
-préparèrent en l'embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc
-fut établi en dessous. Leurs habitués s'y rangeaient, et ils obtinrent
-des résultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le
-convièrent à une séance avec les notables du pays.
-
-Pas un n'y manqua.
-
-Germaine les reçut dans la petite salle, en priant «de faire excuse»,
-ses maîtres allaient venir.
-
-De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C'étaient des
-malades qu'elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du
-coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la
-peinture s'éraillant, et le jardin était lamentable. Du bois mort
-partout! Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.
-
-Pécuchet se présenta.
-
-«A vos ordres, messieurs!»
-
-Et l'on vit au fond, sous le poirier d'Édouïn, plusieurs personnes
-assises.
-
-Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting
-avec une calotte de cuir, s'abandonnait à des frissons occasionnés par
-sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l'estomac,
-grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa grosseur,
-portait un châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans
-des savates, avait ses béquilles sous les jarrets, et la Barbée, en
-costume des dimanches, était pâle extraordinairement.
-
-De l'autre côté de l'arbre, on trouva d'autres personnes: une femme
-à figure d'albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le
-visage d'une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes
-bleues. Un vieillard, dont une contracture déformait l'échine, heurtait
-de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d'idiot, couvert
-d'une blouse en loques et d'un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal
-recousu laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa
-joue tuméfiée par une énorme fluxion.
-
-Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l'arbre, et des
-oiseaux chantaient; l'odeur du gazon attiédi se roulait dans l'air. Le
-soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse.
-
-Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières.
-
-«Jusqu'à présent, ce n'est pas drôle, dit Foureau.
-
---Commencez, je m'éloigne une minute.»
-
-Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte
-aux pipes.
-
-Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa
-bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui
-l'électricité, et en même temps Bouvard étreignait l'arbre, dans le but
-d'accroître le fluide.
-
-Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l'homme
-à la contracture ne bougea plus. On pouvait maintenant s'approcher
-d'eux, leur faire subir toutes les épreuves.
-
-Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l'oreille Chamberlan, qui
-tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente; le
-goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un
-rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour
-l'éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le docteur l'ayant
-refusée, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les
-narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une épingle
-sous la peau.
-
-«Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d'étonnant, après tout! une
-hystérique! le diable y perdrait son latin!
-
---Celle-là, dit Pécuchet en désignant Victoire, la femme scrofuleuse,
-est un médecin! elle reconnaît les affections et indique les remèdes.»
-
-Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe; il n'osa; mais
-Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes.
-
-Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire,
-et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres
-frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du «valum
-bécum».
-
-Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra
-qu'elle voulait dire «de l'album græcum», mot entrevu peut-être dans la
-pharmacie.
-
-Puis il aborda le père Lemoine, qui, selon Bouvard, percevait les
-objets à travers les corps opaques.
-
-C'était un ancien maître d'école tombé dans la crapule. Des cheveux
-blancs s'éparpillaient autour de sa figure, et, adossé contre
-l'arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil, d'une façon
-majestueuse.
-
-Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate, et Bouvard,
-lui présentant un journal, dit impérieusement:
-
-«Lisez!»
-
-Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la
-tête et finit par épeler:
-
-«Cons-ti-tu-tion-nel.»
-
-Mais avec de l'adresse on fait glisser tous les bandeaux!
-
-Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s'aventura jusqu'à
-prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement
-dans sa propre maison.
-
-«Soit», répondit le docteur.
-
-Et, ayant tiré sa montre:
-
-«A quoi ma femme s'occupe-t-elle?»
-
-La Barbée hésita longtemps; puis, d'un air maussade:
-
-«Hein! quoi? Ah! j'y suis! Elle coud des rubans à un chapeau de paille.»
-
-Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et écrivit un billet que
-le clerc de Marescot s'empressa de porter.
-
-La séance était finie. Les malades s'en allèrent.
-
-Bouvard et Pécuchet, en somme, n'avaient pas réussi. Cela tenait-il
-à la température ou à l'odeur du tabac, ou au parapluie de l'abbé
-Jeufroy qui avait une garniture de cuivre, métal contraire à l'émission
-fluidique?
-
-Vaucorbeil haussa les épaules.
-
-Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze,
-Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or ces maîtres affirment que des
-somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des
-opérations cruelles.
-
-L'abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des
-brahmanes parcourir une voûte la tête en bas; le grand Lama, au Tibet,
-se fend les boyaux pour rendre des oracles.
-
-«Plaisantez-vous? dit le médecin.
-
---Nullement!
-
---Allons donc? Quelle farce!»
-
-Et la question se détournant, chacun produisit des anecdotes.
-
-«Moi, dit l'épicier, j'ai eu un chien qui était toujours malade quand
-le mois commençait par un vendredi.
-
---Nous étions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis né un
-14, mon mariage eut lieu un 14, et le jour de ma fête tombe un 14!
-Expliquez-moi ça.»
-
-Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu'il aurait
-le lendemain à son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte.
-
-Le curé alors fit cette réflexion:
-
-«Pourquoi ne pas voir là dedans tout simplement...
-
---Les démons, n'est-ce pas?» dit Vaucorbeil.
-
-L'abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.
-
-Marescot parla de la Pythie de Delphes.
-
-«Sans aucun doute, des miasmes.
-
---Ah! les miasmes, maintenant.
-
---Moi, j'admets un fluide, reprit Bouvard.
-
---Nervoso-sidéral, ajouta Pécuchet.
-
---Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D'ailleurs, les fluides
-sont démodés; écoutez-moi.»
-
-Vaucorbeil alla plus loin se mettre à l'ombre. Les bourgeois le
-suivirent.
-
-«Si vous dites à un enfant: «Je suis un loup, je vais te manger», il se
-figure que vous êtes un loup et il a peur; c'est donc un rêve commandé
-par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l'on
-voudra. Il se souvient et n'imagine pas, obéit toujours, n'a que des
-sensations quand il croit penser. De cette manière les crimes sont
-suggérés et des gens vertueux pourront se voir bêtes féroces et devenir
-anthropophages.»
-
-Involontairement on regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des
-périls pour la société.
-
-Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre
-de Mme Vaucorbeil.
-
-Le docteur la décacheta, pâlit et enfin lut ces mots:
-
-«Je couds des rubans à un chapeau de paille.»
-
-La stupéfaction empêcha de rire.
-
-«Une coïncidence, parbleu! Ça ne prouve rien.»
-
-Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se
-retourna sur la porte pour leur dire:
-
-«Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!»
-
-Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement:
-
-«Êtes-vous fou? sans ma permission! Des manœuvres défendues par
-l'Église!»
-
-Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pécuchet causaient sur
-le vigneau avec l'instituteur, quand Marcel débusqua du verger, la
-mentonnière défaite, et il bredouillait:
-
-«Guéri! guéri! Bons messieurs!
-
---Bien! assez! laissez-nous tranquilles!
-
---Ah! bons messieurs, je vous aime! serviteur!»
-
-Petit, homme de progrès, avait trouvé l'explication du médecin terre
-à terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches.
-Elle exclut le peuple: à la vieille analyse du moyen âge, il est
-temps que succède une synthèse large et primesautière! La vérité
-doit s'obtenir par le cœur, et, se déclarant spiritiste, il indiqua
-plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe
-d'une aurore.
-
-Ils se les firent envoyer.
-
-Le spiritisme pose en dogme l'amélioration fatale de notre espèce.
-La terre un jour deviendra le ciel, et c'est pourquoi cette doctrine
-charmait l'instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint
-Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des fragments
-dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle
-est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les
-mondes supérieurs.
-
-Les esprits, après la mort et dans l'extase, y sont transportés. Mais
-quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les
-meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la
-nature et les plaisirs des arts.
-
-Cependant plusieurs d'entre nous possèdent une trompe aromale,
-c'est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les
-cheveux jusqu'aux planètes et nous permet de converser avec les esprits
-de Saturne; les choses intangibles n'en sont pas moins réelles, et de
-la terre aux astres, des astres à la terre, c'est un va-et-vient, une
-transmission, un échange continu.
-
-Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d'inspirations désordonnées,
-et quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre
-contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplés d'esprits.
-
-Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d'un an, il a
-exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a
-vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a
-vu Moïse, et, en 1736, il a même vu le jugement dernier.
-
-Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.
-
-On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises,
-absolument comme chez nous.
-
-Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées sur des feuillets,
-devisent des choses du ménage ou bien de matières spirituelles, et
-les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux qui, dans leur vie
-terrestre, ont cultivé l'Ecriture sainte.
-
-Quant à l'enfer, il est plein d'une odeur nauséabonde, avec des
-cahutes, des tas d'immondices, des fondrières, des personnes mal
-habillées.
-
-Et Pécuchet s'abîmait l'intellect pour comprendre ce qu'il y a de beau
-dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d'un imbécile.
-Tout cela dépasse les bornes de la nature! Qui les connaît cependant?
-Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes:
-
-Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des
-passions violentes en remuera d'autres; mais comment la seule volonté
-agirait-elle sur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on, mûrit les
-raisins; M. Gervais a ranimé un héliotrope; un plus fort, à Toulouse,
-écarte les nuages.
-
-Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous?
-L'od, un nouvel impondérable, une sorte d'électricité, n'est pas autre
-chose peut-être. Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés
-croient voir: les feux errants des cimetières, la forme des fantômes.
-
-Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons
-extraordinaires des possédés, pareils à ceux des somnambules, auraient
-une cause physique?
-
-Quelle qu'en soit l'origine, il y a une essence, un agent, secret et
-universel. Si nous pouvions le tenir, on n'aurait pas besoin de la
-force, de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une
-minute; tout miracle serait praticable et l'univers à notre disposition.
-
-La magie provenait de cette convoitise éternelle de l'esprit humain. On
-a sans doute exagéré sa valeur, mais elle n'est pas un mensonge. Des
-Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges. Tous les voyageurs
-le déclarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt
-l'aiguille aimantée.
-
-Comment devenir magicien? Cette idée leur parut folle d'abord, mais
-elle revint, les tourmenta, et ils cédèrent, tout en affectant d'en
-rire.
-
-Un régime préparatoire est indispensable.
-
-Afin de mieux s'exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et, voulant
-faire de Germaine un médium plus délicat, rationnèrent sa nourriture.
-Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d'eau-de-vie, qu'elle
-acheva promptement de s'alcooliser. Leurs promenades dans le corridor
-la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses
-bourdonnements d'oreilles et les voix imaginaires qu'elle entendait
-sortir des murs. Un jour qu'elle avait mis, le matin, un carrelet dans
-la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva
-désormais plus mal et finit par croire qu'ils lui avaient jeté un sort.
-
-Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque
-réciproquement et se firent des sachets de belladone, enfin ils
-adoptèrent la boîte magique: une petite boîte d'où s'élève un
-champignon hérissé de clous et que l'on garde sur le cœur par le
-moyen d'un ruban attaché à la poitrine. Tout rata; mais ils pouvaient
-employer le cercle de Dupotet.
-
-Pécuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire,
-afin d'y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits
-ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d'un air
-pontifical:
-
-«Je te défie de le franchir!»
-
-Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son cœur battit, ses yeux
-se troublaient.
-
-«Ah! finissons!»
-
-Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable.
-
-Pécuchet, dont l'exaltation allait croissant, voulut faire apparaître
-un mort.
-
-Sous le Directoire, un homme, rue de l'Échiquier, montrait les victimes
-de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit
-une apparence, qu'importe! il s'agit de la produire.
-
-Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel;
-mais il n'avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature,
-pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer
-son père; et comme il témoignait de la répugnance, Pécuchet lui demanda:
-
-«Que crains-tu?
-
---Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!»
-
-Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille
-tête de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires,
-avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur
-apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à
-l'œuvre, l'un curieux de l'exécuter, l'autre ayant peur d'y croire.
-
-Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient
-au bord de la table poussée contre le mur, sous le portrait du père
-Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une
-chandelle dans l'intérieur du crâne, et des rayons se projetaient par
-les deux orbites.
-
-Au milieu, sur une chaufferette, de l'encens fumait. Bouvard se tenait
-derrière; et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l'âtre des
-poignées de soufre.
-
-Avant d'appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce
-jour-là étant un vendredi,--jour qui appartient à Béchet,--on devait
-s'occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de
-gauche, fléchi le menton et levé les bras, commença:
-
-«Par Éthaniel, Anazin, Ischyros...»
-
-Il avait oublié le reste.
-
-Pécuchet, bien vite, souffla les mots, notés sur un carton:
-
-«Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messiasos (la kyrielle était
-longue), je te conjure, je t'observe, je t'ordonne, ô Béchet!»
-
-Puis, baissant la voix:
-
-«Où es-tu, Béchet? Béchet! Béchet! Béchet!»
-
-Bouvard s'affaissa dans le fauteuil, et il était bien aise de ne
-pas voir Béchet, un instinct lui reprochant sa tentative comme un
-sacrilège. Où était l'âme de son père? Pouvait-elle l'entendre? Si tout
-à coup elle allait venir?
-
-Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par
-un carreau fêlé,--et les cierges balançaient des ombres sur le crâne
-de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait
-également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n'avaient
-plus de lumière; mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de
-la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l'autre,
-poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris; et la toile, à
-demi déclouée, oscillait, palpitait.
-
-Peu à peu, ils sentirent comme l'effleurement d'une haleine, l'approche
-d'un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de
-Pécuchet, et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe
-lui serrait l'épigastre; le plancher, comme une onde, fuyait sous
-ses talons; le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à
-grosses volutes; des chauves-souris en même temps tournoyaient; un cri
-s'éleva:--qui était-ce?
-
-Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées,
-que leur effroi en redoublait, n'osant faire un geste ni même parler;
-quand derrière la porte ils entendirent des gémissements comme ceux
-d'une âme en peine.
-
-Enfin, ils se hasardèrent.
-
-C'était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la
-cloison, avait cru voir le diable, et, à genoux dans le corridor, elle
-multipliait les signes de croix.
-
-Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même, ne voulant
-plus servir des gens pareils.
-
-Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre
-eux une sourde coalition entretenue par l'abbé Jeufroy, Mme Bordin et
-Foureau.
-
-Leur manière de vivre, qui n'était pas celle des autres, déplaisait.
-Ils devinrent suspects et même inspiraient une vague terreur.
-
-Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut le choix de leur
-domestique. A défaut d'un autre, ils avaient pris Marcel.
-
-Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa
-personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard, dans les champs,
-et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes
-mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui
-convenait, pourvu que le morceau fût gros, et il était doux comme un
-mouton, mais entièrement stupide.
-
-La reconnaissance l'avait poussé à s'offrir comme serviteur chez MM.
-Bouvard et Pécuchet;--et puis, les croyant sorciers, il espérait des
-gains extraordinaires.
-
-Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de
-Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d'or. L'anecdote
-est rapportée dans les historiens de Falaise, ils ignoraient la
-suite: douze frères, avant de partir pour un voyage, avaient caché
-douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles
-jusqu'à Bretteville,--et Marcel supplia ses maîtres de recommencer les
-recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis
-au moment de l'émigration.
-
-C'était le cas d'employer la baguette divinatoire. Les vertus en
-sont douteuses. Ils étudièrent la question cependant et apprirent
-qu'un certain Pierre Garnier donne, pour les défendre, des raisons
-scientifiques: les sources et les métaux projetteraient des corpuscules
-en affinité avec le bois.
-
-Cela n'est guère probable. Qui sait pourtant? Essayons!
-
-Ils se taillèrent une fourchette de coudrier,--et un matin partirent à
-la découverte du trésor.
-
-«Il faudra le rendre, dit Bouvard.
-
---Ah! non! par exemple!»
-
-Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta: «La route de
-Chavignolles à Bretteville!--était-ce l'ancienne ou la nouvelle? Ce
-devait être l'ancienne!»
-
-Ils rebroussèrent chemin et parcoururent les alentours, au hasard, le
-tracé de la vieille route n'étant pas facile à reconnaître.
-
-Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse.
-Toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler;
-Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches,
-la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu'une force, et comme
-un crampon la tirait vers le sol,--et Marcel bien vite faisait une
-entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard.
-
-Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s'ouvrit, ses prunelles
-se convulsèrent. Bouvard l'interpella, le secoua par les épaules; il ne
-remua pas et demeurait inerte, absolument comme la Barbée.
-
-Puis il conta qu'il avait senti autour du cœur une sorte de
-déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute;--et il
-ne voulait plus y toucher.
-
-Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres.
-Marcel, avec une bêche, creusait des trous, jamais la fouille n'amenait
-rien,--et ils étaient extrêmement penauds. Pécuchet s'assit au bord
-d'un fossé; et comme il rêvait, la tête levée, s'efforçant d'entendre
-la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s'il en
-avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette; l'extase
-de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante.
-
-Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut:
-c'était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le
-hélèrent.
-
-La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner
-Pécuchet, il lui souleva sa casquette,--et, apercevant un front couvert
-de plaques cuivrées:
-
-«Ah! ah! _fructus belli!_--ce sont des syphilides, mon bonhomme,
-soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l'amour.»
-
-Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur
-une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans
-l'atlas d'Amoros.
-
-Les paroles du docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en
-l'air,--et tout à coup fut ressaisi.
-
-Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaude il fit tomber sa
-casquette.
-
-Pécuchet recouvra ses facultés.
-
-«Je m'en doutais, dit le médecin, la visière vernie vous hypnotise
-comme un miroir, et ce phénomène n'est pas rare chez les personnes qui
-considèrent un corps brillant avec trop d'attention.»
-
-Il indiqua comment pratiquer l'expérience sur des poules, enfourcha son
-bidet et disparut lentement.
-
-Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal dressé à
-l'horizon dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin
-noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C'était, suivant
-l'usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient les dindes
-se rengorgeant au soleil.
-
-«Entrons.» Et Pécuchet aborda le fermier, qui consentit à leur demande.
-
-Avec du blanc d'Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir,
-lièrent les pattes d'un dindon, puis l'étendirent à plat ventre, le bec
-posé sur la raie. La bête ferma les yeux et bientôt sembla morte. Il en
-fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet qui
-les rangeait de côté dès qu'elles étaient engourdies. Les gens de la
-ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria, une petite fille
-pleurait.
-
-Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient
-progressivement, mais on ne savait pas les conséquences. A une
-objection un peu rêche de Pécuchet, le fermier empoigna sa fourche.
-
-«Filez, nom de Dieu! ou je vous crève la paillasse!»
-
-Ils détalèrent.
-
-N'importe! le problème était résolu; l'extase dépend d'une cause
-matérielle.
-
-Qu'est donc la matière? Qu'est-ce que l'esprit? D'où vient l'influence
-de l'une sur l'autre,--et réciproquement?
-
-Pour s'en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire,
-dans Bossuet, dans Fénelon,--et même ils reprirent un abonnement à un
-cabinet de lecture.
-
-Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des œuvres ou
-la difficulté de l'idiome, mais Jouffroy et Damiron les initièrent à
-la philosophie moderne,--et ils avaient des auteurs touchant celle du
-siècle passé.
-
-Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d'Helvétius;
-Pécuchet, de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s'attachait
-à l'expérience, l'idéal était tout pour le second. Il y avait de
-l'Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là,--et ils discutaient.
-
-«L'âme est immatérielle! disait l'un.
-
---Nullement! disait l'autre, la folie, le chloroforme, une saignée la
-bouleversent, et puisqu'elle ne pense pas toujours, elle n'est point
-une substance ne faisant que penser.
-
---Cependant, objecta Pécuchet, j'ai en moi-même quelque chose de
-supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit.
-
---Un être dans l'être? l'_homo duplex_! allons donc! Des tendances
-différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout.
-
---Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les
-changements du dehors. Donc elle est simple, indivisible et partant
-spirituelle!
-
---Si l'âme était simple, répliqua Bouvard, le nouveau-né se
-rappellerait, imaginerait comme l'adulte. La pensée, au contraire,
-suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum
-d'une rose, ou l'appétit d'un loup, pas plus qu'une volition ou une
-affirmation, ne se coupent en deux.
-
---Ça n'y fait rien! dit Pécuchet, l'âme est exempte des qualités de la
-matière!
-
---Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or, si la matière peut
-tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme
-doit finir, et, dépendante des organes, disparaître avec eux.
-
---Moi! je la prétends immortelle! Dieu ne peut vouloir...
-
---Mais si Dieu n'existe pas?
-
---Comment? «Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes:» Primo,
-Dieu est compris dans l'idée que nous en avons; secundo, l'existence
-lui est possible; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de
-l'infini?--et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu,
-donc Dieu existe!»
-
-Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au
-besoin d'un créateur.
-
-«Quand je vois une horloge...
-
---Oui! oui! connu! mais où est le père de l'horloger?
-
---Il faut une cause, pourtant!»
-
-Bouvard doutait des causes.
-
-«De ce qu'un phénomène succède à un phénomène, on conclut qu'il en
-dérive. Prouvez-le!
-
---Mais le spectacle de l'univers dénote une intention, un plan!
-
---Pourquoi? Le mal est organisé aussi parfaitement que le bien. Le
-ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut,
-comme anatomie, au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les
-fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois
-quarts du globe sont stériles. La lune, ce lampadaire, ne se montre pas
-toujours! Crois-tu l'Océan destiné aux navires, et le bois des arbres
-au chauffage de nos maisons?»
-
-Pécuchet répondit:
-
-«Cependant l'estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher,
-l'œil pour voir, bien qu'on ait des dyspepsies, des fractures et
-des cataractes. Pas d'arrangements sans but! Les effets surviennent
-actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc il y a des causes
-finales.»
-
-Bouvard imagina que Spinosa peut-être lui fournirait des arguments, et
-il écrivit à Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset.
-
-Dumouchel lui envoya un exemplaire appartenant à son ami le professeur
-Varelot, exilé au 2 Décembre.
-
-L'éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent
-seulement les endroits marqués d'un coup de crayon et comprirent ceci:
-
-La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine.
-Cette substance est Dieu.
-
-Il est seul l'étendue,--et l'étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la
-borner?
-
-Mais, bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu, car
-elle ne contient qu'un genre de perfection, et l'absolu les contient
-tous.
-
-Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des
-prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention.
-
-«Est-ce que cela t'amuse?
-
---Oui! sans doute! va toujours!»
-
-Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment, chacun
-à sa manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux:
-l'étendue et la pensée.
-
-De la pensée et de l'étendue découlent des modes innombrables, lesquels
-en contiennent d'autres.
-
-Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'étendue et toute la pensée
-n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel, mais une suite
-géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.
-
-«Ah! ce serait beau!» dit Pécuchet.
-
-Donc il n'y a pas de liberté chez l'homme ni chez Dieu.
-
-«Tu l'entends!» s'écria Bouvard.
-
-Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est
-qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne
-serait pas Dieu.
-
-Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses,--et
-l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité
-d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'étendue
-enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient
-dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est
-enveloppée dans sa substance.
-
-Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial,
-emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond,--et sans rien
-autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'éternel. C'était trop
-fort. Ils y renoncèrent.
-
-Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de
-philosophie, à l'usage des classes, par M. Guesnier.
-
-L'auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l'ontologique ou la
-psychologique?
-
-La première convenait à l'enfance des sociétés, quand l'homme portait
-son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu'il la replie
-sur lui-même, «nous croyons la seconde plus scientifique», et Bouvard
-et Pécuchet se décidèrent pour elle.
-
-Le but de la psychologie est d'étudier les faits qui se passent «au
-sein du moi»; on les découvre en observant.
-
-«Observons!» Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement,
-ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espérant y faire de
-grandes découvertes, et n'en firent aucune, ce qui les étonna beaucoup.
-
-Un phénomène occupe le _moi_, à savoir l'idée. De quelle nature
-est-elle? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau et
-le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la
-connaissance.
-
-Mais si l'idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là,
-scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les
-objets spirituels ne seraient pas représentés? De là, scepticisme en
-fait de notions internes.
-
-«D'ailleurs, qu'on y prenne garde! cette hypothèse nous mènerait à
-l'athéisme.»
-
-Car une image étant une chose finie, il lui est impossible de
-représenter l'infini.
-
-«Cependant, objecta Bouvard, quand je songe à une forêt, à une
-personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien.
-Donc les idées les représentent.»
-
-Et ils abordèrent l'origine des idées.
-
-D'après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion,--et
-Condillac réduit tout à la sensation.
-
-Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d'un sujet,
-d'un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes
-vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le
-beau, etc., notions qu'on nomme _innées_, c'est-à-dire antérieures aux
-faits, à l'expérience, et universelles.
-
-«Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.
-
---On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et
-Descartes...
-
---Ton Descartes patauge! car il soutient que le fœtus les possède, et
-il avoue dans un autre endroit que c'est d'une façon implicite.»
-
-Pécuchet fut étonné.
-
-«Où cela se trouve-t-il?
-
---Dans Gérando!» Et Bouvard lui frappa légèrement sur le ventre.
-
-«Finis donc!» dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: «Nos pensées ne
-sont pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les
-met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière,
-de soi-même, ne peut produire le mouvement,--j'ai trouvé cela dans ton
-Voltaire», ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.
-
-Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,--chacun méprisant l'opinion
-de l'autre, sans le convaincre de la sienne.
-
-Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se
-rappelaient avec pitié leurs préoccupations d'agriculture, de
-littérature, de politique.
-
-A présent le muséum les dégoûtait. Ils n'auraient pas mieux demandé que
-d'en vendre les bibelots,--et ils passèrent au chapitre deuxième: des
-facultés de l'âme.
-
-On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître,
-celle de vouloir.
-
-Dans la faculté de sentir, distinguons la sensibilité physique de la
-sensibilité morale.
-
-Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces,
-étant amenées par les organes des sens.
-
-Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au
-corps. «Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimède trouvant les
-lois de la pesanteur et la volupté immonde d'Apicius dévorant une hure
-de sanglier?»
-
-Cette sensibilité morale a quatre genres, et son deuxième genre,
-«désirs moraux», se divise en cinq espèces, et les phénomènes de
-quatrième genre, «affection», se subdivisent en deux autres espèces,
-parmi lesquelles l'amour de soi, «penchant légitime, sans doute, mais
-qui, devenu exagéré, prend le nom d'égoïsme».
-
-Dans la faculté de connaître se trouve la perception rationnelle, où
-l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.
-
-L'abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.
-
-La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec
-l'avenir.
-
-L'imagination est plutôt une faculté particulière _sui generis_.
-
-Tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque
-de l'auteur, la monotonie des tournures. «Nous sommes prêts à le
-reconnaître,--Loin de nous la pensée,--Interrogeons notre conscience»,
-l'éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage les
-écœura tellement, que, sautant par-dessus la faculté de vouloir, ils
-entrèrent dans la logique.
-
-Elle leur apprit ce qu'est l'analyse, la synthèse, l'induction, la
-déduction et les causes principales de nos erreurs.
-
-Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
-
-«Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche»,
-locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles
-quand il ne s'agit que d'événements bien simples! «Je me souviens de
-tel objet, de tel axiome, de telle vérité», illusion! ce sont les
-idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la
-rigueur du langage exige: «Je me souviens de tel acte de mon esprit par
-lequel j'ai perçu cet objet, par lequel j'ai déduit cet axiome, par
-lequel j'ai admis cette vérité.»
-
-Comme un terme qui désigne un accident ne l'embrasse pas dans tous ses
-modes, ils tâchèrent de n'employer que des mots abstraits,--si bien
-qu'au lieu de dire: «Faisons un tour,--il est temps de dîner,--j'ai
-la colique», ils émettaient ces phrases: «Une promenade serait
-salutaire.--Voici l'heure d'absorber des aliments.--J'éprouve un besoin
-d'exonération.»
-
-Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en revue les différents
-criteriums, d'abord celui du sens commun.
-
-Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en
-sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille
-ans, par cela même qu'elle est vieille, ne constitue pas la vérité! La
-foule invariablement suit la routine. C'est, au contraire, le petit
-nombre qui mène le progrès.
-
-Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois et
-ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond leur échappe.
-
-La raison offre plus de garanties, étant immuable et
-impersonnelle;--mais, pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors
-la raison devient ma raison, une règle importe peu si elle est fausse.
-Rien ne prouve que celle-là soit juste.
-
-On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir
-les ténèbres. D'une sensation confuse, une loi défectueuse sera
-induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.
-
-Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile, comme
-si nos besoins étaient la mesure de l'absolu!
-
-Quant à l'évidence, niée par l'un, affirmée par l'autre, elle est à
-elle-même son criterium. M. Cousin l'a démontré.
-
-«Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard. Mais pour y croire,
-il faut admettre deux connaissances préalables: celle du corps qui a
-senti, celle de l'intelligence qui a perçu; admettre le sens et la
-raison, témoignages humains et par conséquent suspects.»
-
-Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.--«Mais nous allons tomber dans
-l'abîme effrayant du scepticisme.»
-
-Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
-
-«Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits
-indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.
-
---Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il,
-en quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à peu près
-du vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose indivisible?
-
---Ah! tu n'es qu'un sophiste!» Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois
-jours.
-
-Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes.
-Bouvard souriait de temps à autre,--et renouant la conversation:
-
-«C'est qu'il est difficile de ne pas douter: ainsi, pour Dieu, les
-preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et
-mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un
-esprit, demeure inconcevable.
-
---Je me sens à la fois matière et pensée, tout en ignorant ce qu'est
-l'une et l'autre.
-
---L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des
-mystères aussi bien que mon âme,--à plus forte raison l'union de l'âme
-et du corps.
-
-Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche
-la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bossuet y voit un miracle
-perpétuel, ce qui est une bêtise: un miracle perpétuel ne serait plus
-un miracle.
-
---Effectivement!» dit Pécuchet.
-
-Et tous deux s'avouèrent qu'ils étaient las des philosophes. Tant de
-systèmes vous embrouillent. La métaphysique ne sert à rien. On peut
-vivre sans elle.
-
-D'ailleurs, leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois
-barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois,
-cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense
-allait toujours, et maître Gouy ne payait pas.
-
-Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent,
-soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou
-en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont
-ils garderaient l'usufruit.--Moyen impraticable, dit Marescot, mais une
-affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.
-
-Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
-l'émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l'espalier.--Marcel
-devait fouir les plates-bandes.
-
-Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient; l'un fermait sa serpette,
-l'autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se
-promener: Bouvard, à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en
-avant, les bras nus; Pécuchet, tout le long du mur, la tête basse, les
-mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par
-précaution; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir
-Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de
-pain.
-
-Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s'abordaient,
-craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.
-
-Elle revenait à propos de la pluie et du soleil, d'un gravier dans leur
-soulier, d'une fleur sur le gazon, à propos de tout.
-
-En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière
-est dans l'objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir
-disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons peut-être des
-choses qui n'existent pas.
-
-Ayant retrouvé au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils
-l'émiettèrent sur de l'eau, et le camphre tourna.
-
-Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du
-mouvement amènerait la vie.
-
-Mais si la matière en mouvement suffisait à créer des êtres, ils ne
-seraient pas si variés. Car il n'existait, à l'origine, ni terres, ni
-eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matière primordiale,
-qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du monde, et qui les a
-toutes produites?
-
-Quelquefois, ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatigué de les
-servir, ne leur répondait plus, et ils s'acharnaient à la question,
-principalement Pécuchet.
-
-Son besoin de vérité devenait une soif ardente.
-
-Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait
-bientôt pour le quitter, et s'écriait, la tête dans ses mains: «Oh! le
-doute! le doute! j'aimerais mieux le néant!»
-
-Bouvard apercevait l'insuffisance du matérialisme et tâchait de s'y
-retenir, déclarant, du reste, qu'il en perdait la boule.
-
-Ils commençaient des raisonnements sur une base solide; elle
-croulait;--et tout à coup plus d'idée; comme une mouche s'envole, dès
-qu'on veut la saisir.
-
-Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du
-feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor
-faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se
-balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs
-pensées.
-
-Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au bout de l'appartement, puis
-revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur
-le sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait,
-au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de
-chasse.
-
-On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard,
-n'y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa
-lippe tombante et son air d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet.
-Depuis longtemps, ils voulaient s'en défaire, mais, par négligence,
-remettaient cela de jour en jour.
-
-Un soir, au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa
-l'orteil au pouce de saint Pierre,--et tournant contre lui son
-irritation:
-
-«Il m'embête, ce coco-là: flanquons-le dehors!»
-
-C'était difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenêtre et
-l'inclinèrent sur le bord, doucement. Pécuchet à genoux tâcha de
-soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules.
-Le bonhomme de pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la
-hallebarde, comme levier,--et arrivèrent enfin à l'étendre tout droit.
-Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant,--un
-bruit mat retentit, et le lendemain ils le trouvèrent, cassé en douze
-morceaux, dans l'ancien trou aux composts.
-
-Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle.
-Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une
-hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: «Pardon! elle
-y met une clause; c'est que vous lui vendrez les Écalles pour 1,500
-francs. Le prêt sera soldé aujourd'hui même. L'argent est chez moi dans
-mon étude.»
-
-Ils avaient envie de céder l'un et l'autre. Bouvard finit par répondre:
-«Mon Dieu... soit!
-
---Convenu!» dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui
-était Mme Bordin.
-
-«Je m'en doutais!» s'écria Pécuchet.
-
-Bouvard, humilié, se tut.
-
-Elle ou un autre, qu'importait! le principal étant de sortir d'embarras.
-
-L'argent touché (celui des Écalles le serait plus tard), ils payèrent
-immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand,
-au détour des halles, le père Gouy les arrêta.
-
-Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la
-nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu
-la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste
-de l'après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le
-charpentier, le maçon et le couvreur. Les réparations monteraient à
-1,800 francs, pour le moins.
-
-Puis, le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait
-conté tout à l'heure la vente des Écalles. Une pièce d'un rendement
-magnifique, à sa convenance, qui n'avait presque pas besoin de culture,
-le meilleur morceau de toute la ferme!--et il demandait une diminution.
-
-Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il
-conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l'acre estimé 2,000
-francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il
-gagnerait certainement.
-
-Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Et bientôt comment vivre?
-
-Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel
-n'entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres.
-La soupe ressemblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais,
-les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et, au dessert,
-Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.
-
-«Soyons philosophes, dit Pécuchet, un peu moins d'argent, les
-intrigues d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce que
-tout cela? Tu es trop plongé dans la matière!
-
---Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.
-
---Moi, je ne l'admets pas!» repartit Pécuchet.
-
-Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley et ajouta:
-
-«Je nie l'étendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la vraie
-substance, c'est l'esprit percevant les qualités.
-
---Parfait, dit Bouvard; mais le monde supprimé, les preuves manqueront
-pour l'existence de Dieu.»
-
-Pécuchet se récria, et longuement, bien qu'il eût un rhume de cerveau,
-causé par l'iodure de potassium,--et une fièvre permanente contribuait
-à son exaltation. Bouvard, s'en inquiétant, fit venir le médecin.
-
-Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus tard
-des bains de cinabre.
-
-«A quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l'autre la forme s'en ira.
-L'essence ne périt pas!
-
---Sans doute, dit le médecin, la matière est indestructible!
-Cependant...
-
---Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'être. Ce corps qui
-est là devant moi, le vôtre, docteur, m'empêche de connaître votre
-personne, n'est pour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un masque.»
-
-Vaucorbeil le crut fou:
-
-«Bonsoir! Soignez votre masque!»
-
-Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie
-hégélienne et voulut l'expliquer à Bouvard.
-
-«Tout ce qui est rationnel est réel. Il n'y a même de réel que l'idée.
-Les lois de l'esprit sont les lois de l'univers, la raison de l'homme
-est identique à celle de Dieu.»
-
-Bouvard feignait de comprendre.
-
-«Donc, l'absolu, c'est à la fois le sujet et l'objet, l'unité où
-viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires
-sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit
-la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de
-l'organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.»
-
-Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie,
-son bréviaire à la main.
-
-Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'Hégel
-et voir un peu ce qu'il en dirait.
-
-L'homme à la soutane s'assit près d'eux, et Pécuchet aborda le
-christianisme.
-
-«Aucune religion n'a établi aussi bien cette vérité: «La nature n'est
-qu'un moment de l'idée!»
-
---Un moment de l'idée! murmura le prêtre, stupéfait.
-
---Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union
-consubstantielle avec elle.
-
---Avec la nature? oh! oh!
-
---Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort; donc, la
-mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.»
-
-L'ecclésiastique se renfrogna.
-
-«Pas de blasphèmes! c'était pour le salut du genre humain qu'il a
-enduré les souffrances.
-
---Erreur! On considère la mort dans l'individu, où elle est un mal sans
-doute; mais, relativement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas
-l'esprit de la matière!
-
---Cependant, monsieur, avant la création...
-
---Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce
-serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine, ce qui est
-absurde.»
-
-Le prêtre se leva, des affaires l'appelaient ailleurs.
-
-«Je me flatte de l'avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque
-l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort,
-et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais tout
-devient, comprends-tu?
-
---Oui! je comprends, ou plutôt non!»
-
-L'idéalisme à la fin exaspérait Bouvard.
-
-«Je n'en veux plus; le fameux _cogito_ m'embête. On prend les idées des
-choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu'on entend fort
-peu au moyen de mots qu'on n'entend pas du tout! Substance, étendue,
-force, matière et âme. Autant d'abstraction, d'imagination. Quant à
-Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s'il est! Autrefois,
-il causait le vent, la foudre, les révolutions. A présent, il diminue.
-D'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité.
-
---Et la morale, dans tout cela!
-
---Ah! tant pis!
-
---Elle manque de base, effectivement», se dit Pécuchet.
-
-Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des
-prémisses qu'il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un
-écrasement.
-
-Bouvard ne croyait même plus à la matière.
-
-La certitude que rien n'existe (si déplorable qu'elle soit) n'en
-est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir.
-Cette transcendance leur inspira de l'orgueil, et ils auraient voulu
-l'étaler: une occasion s'offrit.
-
-Un matin, en allant chercher du tabac, ils virent un attroupement
-devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il
-était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le
-conducteur l'avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes, et
-les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.
-
-Girbal et le capitaine restèrent sur la place; puis arriva le juge de
-paix, curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de
-velours et pantoufles de basane.
-
-Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils
-seraient plus à leur aise, et, malgré les chalands et le bruit de la
-sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.
-
-«Mon Dieu! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilà tout!
-
---On en triomphe par la vertu, répliqua le notaire.
-
---Mais si on n'a pas de vertu?»
-
-Et Bouvard nia positivement le libre arbitre.
-
-«Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux! je suis
-libre, par exemple, de remuer la jambe.
-
---Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!»
-
-Le capitaine chercha une réponse, n'en trouva pas. Mais Girbal décocha
-ce trait:
-
-«Un républicain qui parle contre la liberté! c'est drôle!
-
---Histoire de rire!» dit Langlois.
-
-Bouvard l'interpella:
-
-«D'où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?»
-
-L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.
-
-«Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!
-
---Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment,
-puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous
-n'êtes pas libre!
-
---C'est une chicane», répondit en chœur l'assemblée.
-
-Bouvard ne broncha pas, et désignant la balance sur le comptoir:
-
-«Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De même, la
-volonté; et l'oscillation de la balance entre deux poids qui semblent
-égaux figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les
-motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte, le détermine.
-
---Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l'empêche pas
-d'être un gaillard joliment vicieux.»
-
-Pécuchet prit la parole:
-
-«Les vices sont des propriétés de la nature, comme les inondations, les
-tempêtes.»
-
-Le notaire l'arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des
-orteils:
-
-«Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à
-tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
-
---Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est
-dans son droit, comme l'honnête homme qui écoute la raison.
-
---Ne défendez pas les monstres!
-
---Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide,
-cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme
-si la nature agissait pour une fin!
-
---Alors, vous contestez la Providence?
-
---Oui, je la conteste!
-
---Voyez plutôt l'histoire, s'écria Pécuchet. Rappelez-vous les
-assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les
-familles, le chagrin des particuliers.
-
---Et en même temps, ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un l'autre,
-cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes
-des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence une loi qui règle
-tout, je veux bien, et encore!
-
---Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes!
-
---Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'après Condillac, est
-d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que résumer
-des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui,
-précisément, sont discutables.
-
---Avez-vous, comme nous, poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les
-arcanes de la métaphysique?
-
---Il est vrai, messieurs, il est vrai!»
-
-Et la société se dispersa.
-
-Mais Coulon, les tirant à l'écart, leur dit d'un ton paterne qu'il
-n'était pas dévot, certainement, et même il détestait les jésuites.
-Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sûr;--et au coin
-de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe
-en grommelant:
-
-«Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!»
-
-Bouvard et Pécuchet proférèrent en d'autres occasions leurs abominables
-paradoxes. Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté
-des femmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple,
-enfin sapaient les bases.
-
-Foureau s'en émut et les menaça de la prison, s'ils continuaient de
-tels discours.
-
-L'évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des
-thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent
-inventées.
-
-Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de
-percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer.
-
-Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux,
-le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.
-
-En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait
-jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres
-Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la
-terre.
-
-Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.
-
-Un après-midi, un dialogue s'éleva, dans la cour, entre Marcel et un
-monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires.
-C'était l'académicien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau
-entr'ouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative
-de raccommodement, et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de
-dire à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats.
-
-Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait
-d'importance; ils l'apercevaient comme dans un nuage descendu de leurs
-cerveaux sur leurs prunelles.
-
-N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être
-qu'en somme les prospérités et les malheurs s'équilibrent!--Mais le
-bien de l'espèce ne console pas l'individu.
-
-«Et que m'importent les autres!» disait Pécuchet.
-
-Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé
-jusque-là, et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par
-des irritations quotidiennes.
-
-Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient
-des travaux et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un
-découragement profond.
-
-A la fin des repas, ils restaient, les coudes sur la table, à gémir
-d'un air lugubre. Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans
-sa cuisine, où il s'empiffrait solitairement.
-
-Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire part annonçant le
-mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.
-
-«Que Dieu le bénisse!»
-
-Et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux.
-
-Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les
-jours qu'ils entraient dans les fermes, cherchant partout des
-antiquités? Rien, maintenant, n'occasionnerait ces heures si douces
-que remplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en
-séparait. Quelque chose d'irrévocable était venu.
-
-Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs,
-allèrent très loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le
-ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un
-ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta, et
-ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d'un chien.
-
-Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait
-sous des babines bleuâtres des crocs d'ivoire; à la place du ventre,
-c'était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter, tant
-grouillait dessus la vermine. Elle s'agitait, frappée par le soleil,
-sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur,--odeur
-féroce et comme dévorante.
-
-Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillèrent ses yeux.
-
-Pécuchet dit stoïquement: «Nous serons un jour comme ça!»
-
-L'idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.
-
-Après tout, elle n'existe pas. On s'en va dans la rosée, dans la brise,
-dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de
-l'éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la
-nature ce qu'elle vous a prêté, et le néant qui est devant nous n'a
-rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.
-
-Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'une nuit intense, d'un trou
-sans fond, d'un évanouissement continu; n'importe quoi valait mieux que
-cette existence monotone, absurde et sans espoir.
-
-Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours
-désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne,
-et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide.
-L'ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or le plus vaste
-des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une
-minute. Quand donc arriverait-elle?
-
-«Autant tout de suite en finir.
-
---Comme tu voudras», dit Bouvard.
-
-Et ils examinèrent la question du suicide.
-
-Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre
-une action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous
-ce pouvoir? Ce n'est point une lâcheté, bien qu'on dise,--et
-l'insolence est belle de bafouer, même à son détriment, ce que les
-hommes estiment le plus.
-
-Ils délibérèrent sur le genre de mort.
-
-Le poison fait souffrir. Pour s'égorger, il faut trop de courage. Avec
-l'asphyxie, on se rate souvent.
-
-Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique.
-Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un nœud
-coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux cordes.
-
-Ce moyen fut résolu.
-
-Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans
-l'arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs
-paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait
-s'attendrir sur eux-mêmes. Cependant ils ne lâchaient point leur
-projet, et, à force d'en parler, s'y accoutumèrent.
-
-Le soir du 24 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient
-dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur
-son gilet de tricot, et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus
-la robe de moine, par économie.
-
-Comme ils avaient grand'faim (car Marcel, sorti dès l'aube, n'avait pas
-reparu), Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d'eau-de-vie, et
-Pécuchet de prendre du thé.
-
-En soulevant la bouilloire, il répandit de l'eau sur le parquet.
-
-«Maladroit!» s'écria Bouvard.
-
-Puis, trouvant l'infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux
-cuillerées de plus.
-
-«Ce sera exécrable, dit Pécuchet.
-
---Pas du tout!»
-
-Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut
-brisée, la dernière du beau service en porcelaine.
-
-Bouvard pâlit.--«Continue! saccage! ne te gêne pas!
-
---Grand malheur, vraiment!
-
---Oui! un malheur! je la tenais de mon père!
-
---Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant.
-
---Ah! tu m'insultes!
-
---Non, mais je te fatigue! je le vois bien! avoue-le!»
-
-Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi.
-Ils criaient à la fois tous les deux, l'un irrité par la faim, l'autre
-par l'alcool. La gorge de Pécuchet n'émettait plus qu'un râle.
-
-«C'est infernal, une vie pareille; j'aime mieux la mort. Adieu!»
-
-Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.
-
-Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l'ouvrir, courut derrière
-lui, arriva dans le grenier.
-
-La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises,
-avec le câble dans sa main.
-
-L'esprit d'imitation emporta Bouvard:
-
-«Attends-moi!»
-
-Et il montait sur l'autre chaise, quand, s'arrêtant tout à coup:
-
-«Mais... nous n'avons pas fait notre testament.
-
---Tiens! c'est juste.»
-
-Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour
-respirer.
-
-L'air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir
-comme de l'encre.
-
-La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les
-brumes de l'horizon.
-
-Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol, et, grandissant, se
-rapprochant, toutes allaient du côté de l'église.
-
-Une curiosité les y poussa.
-
-C'était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des
-bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.
-
-Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres, suspendus dans la
-longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores,
-et, au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des
-cierges géants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les têtes
-de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres,
-on distinguait le prêtre, dans sa chasuble d'or; à sa voix aiguë
-répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte
-de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, représentant
-le Chemin de la croix, décoraient les murs. Au milieu du chœur, devant
-l'autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les
-oreilles toutes droites.
-
-La tiède température leur procura un singulier bien-être, et leurs
-pensées, orageuses tout à l'heure, se faisaient douces, comme des
-vagues qui s'apaisent.
-
-Ils écoutèrent l'Évangile et le _Credo_, observaient les mouvements du
-prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles,
-les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous
-priaient, absorbés dans la même joie profonde, et voyaient sur la
-paille d'une étable rayonner comme un soleil le corps de l'enfant-Dieu.
-Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et
-Pécuchet malgré la dureté de son cœur.
-
-Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent, et, au tintement d'une
-clochette, le petit agneau bêla.
-
-L'hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus
-haut possible. Alors éclata un chant d'allégresse qui conviait le monde
-aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet, involontairement, s'y
-mêlèrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Marcel reparut le lendemain, à trois heures, la face verte, les
-yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant
-l'eau-de-vie, immonde.
-
-Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près
-d'Iqueville, faire le réveillon chez un ami;--et bégayant plus que
-jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce, comme s'il
-eût commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un calme singulier les
-portait à l'indulgence.
-
-La neige avait fondu tout à coup, et ils se promenaient dans leur
-jardin, humant l'air tiède, heureux de vivre.
-
-Était-ce le hasard seulement qui les avait détournés de la mort?
-Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion;
-et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils
-dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures pieuses.
-
-L'Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils
-apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en
-dessous l'écoutant,--ou bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui
-tirent des filets,--puis sur l'ânesse, dans la clameur des _alleluia_,
-la chevelure éventée par les palmes frémissantes; enfin au haut de la
-croix, inclinant sa tête, d'où tombe éternellement une rosée sur le
-monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c'est la tendresse pour
-les humbles, la défense des pauvres, l'exaltation des opprimés.--Et
-dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal au milieu de
-tant de préceptes; pas un dogme, nulle exigence que la pureté du cœur.
-
-Quant aux miracles, leur raison n'en fut pas surprise; dès l'enfance,
-ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet et le
-disposa à mieux comprendre l'_Imitation_.
-
-Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux, mais des plaintes, un
-resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant
-ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d'un
-cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît
-si lamentable qu'il faut, l'oubliant, se retourner vers Dieu;--et les
-deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin
-d'être simples, d'aimer quelque chose, de se reposer l'esprit.
-
-Ils abordèrent l'_Ecclésiaste_, _Isaïe_, _Jérémie_.
-
-Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le
-fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et
-son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.
-
-Ils lisaient cela le dimanche, à l'heure des vêpres, pendant que la
-cloche tintait.
-
-Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C'était
-une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de
-Faverges les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix
-leur dit, en clignant de l'œil: «Parfait! je vous approuve.» Toutes les
-bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bénit.
-
-L'abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta;
-et le prêtre ne parlait pas de religion.
-
-Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que Pécuchet, d'un air
-indifférent, lui demanda comment s'y prendre pour obtenir la foi.
-
-«Pratiquez d'abord.»
-
-Ils se mirent à pratiquer, l'un avec espoir, l'autre par défi, Bouvard
-étant convaincu qu'il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il
-suivit régulièrement tous les offices, mais, à l'encontre de Pécuchet,
-ne voulut pas s'astreindre au maigre.
-
-Était-ce une mesure d'hygiène? On sait ce que vaut l'hygiène! Une
-affaire de convenance? A bas les convenances! Une marque de soumission
-envers l'Église? Il s'en fichait également! bref, déclarait cette règle
-absurde, pharisaïque et contraire à l'esprit de l'Évangile.
-
-Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine
-leur servait.
-
-Mais Bouvard, cette fois, s'était commandé un bifteck. Il s'assit,
-coupa la viande;--et Marcel le regardait scandalisé, tandis que
-Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue.
-
-Bouvard restait la fourchette d'une main, le couteau de l'autre. Enfin,
-se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains
-tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait.
-
-«Tu te trouves mal?
-
---Non! mais!...» et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c'était
-plus fort que lui), il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la
-crainte de mourir.
-
-Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise.
-
-Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie sérieuse, et, lâchant
-le mot, dit qu'il venait de se confesser.
-
-Alors ils discutèrent l'importance de la confession.
-
-Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en
-public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette
-enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de
-moralité.
-
-Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices; les bouffées
-d'orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail
-l'exemptait de la paresse; quant à la gourmandise, personne de plus
-sobre. Quelquefois des colères l'emportaient.
-
-Il se jura de n'en plus avoir.
-
-Ensuite, il faudrait acquérir des vertus, premièrement
-l'humilité,--c'est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne
-de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement
-bas que l'on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il était
-loin encore de ces dispositions.
-
-Une autre vertu lui manquait: la chasteté.--Car, intérieurement, il
-regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gênait
-avec son décolletage.
-
-Il l'enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques à craindre de
-porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon.
-
-Tant de soins autour de la luxure la développèrent. Le matin,
-principalement, il avait à subir de grands combats, comme en eurent
-saint Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé; de
-suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une
-expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour
-veut des sacrifices,--et quel plus pénible que celui de notre corps!
-
-Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas,
-se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne
-mettait plus de casquette.
-
-Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le
-mur de la terrasse près de la maison,--et, sans le vouloir, se trouva
-plonger dans la chambre de Pécuchet.
-
-Son ami, nu jusqu'au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait
-les épaules doucement, puis, s'animant, retira sa culotte, cingla ses
-fesses et tomba sur une chaise, hors d'haleine.
-
-Bouvard fut troublé comme à la découverte d'un mystère, qu'on ne doit
-pas surprendre.
-
-Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux,
-moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure;--changements
-qui étaient dus à l'intervention de Reine, la servante de M. le curé.
-
-Mêlant les choses de l'église à celles de sa cuisine, forte comme
-un valet de charrue et dévouée, bien que irrespectueuse, elle
-s'introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait
-maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience.
-
-Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à
-la chinoise, un nez en bec de vautour. C'était M. Gouttman, négociant
-en articles de piété; il en déballa quelques-uns, enfermés dans des
-boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les
-dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de
-clinquant, et des sacrés-cœurs en carton bleu, des saint Joseph à barbe
-rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le prix seul
-l'arrêtait.
-
-Gouttman ne demandait pas d'argent. Il préférait les échanges, et,
-monté dans le muséum, il offrit contre des vieux fers et tous les
-plombs un stock de ses marchandises.
-
-Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l'œil de Pécuchet, les
-instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le
-convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, la
-hallebarde; Bouvard, las d'en avoir démontré la manœuvre, l'abandonna.
-L'estimation totale étant faite, ces messieurs devaient encore
-cent francs. On s'arrangea, moyennant quatre billets à trois mois
-d'échéance,--et ils s'applaudirent du bon marché.
-
-Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une
-crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum.
-
-Il y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint Jean-Baptiste en cire;
-le long du corridor, les portraits des gloires épiscopales, et au
-bas de l'escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en
-manteau d'azur et couronnée d'étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs,
-n'imaginant au paradis rien de plus beau.
-
-Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait
-bien dans le vestibule! Pécuchet s'arrêtait parfois devant l'ancienne
-fosse aux composts, où l'on reconnaissait la tiare, une sandale, un
-bout d'oreille; lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner, car
-maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et
-bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint
-Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça.
-
-Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la
-fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et, d'un air
-frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu'aux
-poignets. Un jour vint où le chant du coq l'importuna, les roses
-l'écœuraient; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des regards
-farouches.
-
-Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient
-des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient
-donné comme le sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieu se
-manifestait à son cœur par la forme des nids, la clarté des sources,
-la bienfaisance du soleil, et la dévotion de son ami lui semblait
-extravagante, fastidieuse.
-
-«Pourquoi gémis-tu pendant le repas?
-
---Nous devons manger en gémissant, répondit Pécuchet, car l'homme, par
-cette voie, a perdu son innocence», phrase qu'il avait lue dans le
-_Manuel du Séminariste_, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy,
-et il buvait de l'eau de la Salette, se livrait, portes closes, à
-des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de
-Saint-François.
-
-Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage
-à la sainte Vierge.
-
-Le choix des localités l'embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de
-Fourvières, de Chartres, d'Embrun, de Marseille ou d'Auray? Celle de la
-Délivrande, plus proche, convenait aussi bien.
-
-«Tu m'accompagneras!
-
---J'aurais l'air d'un cornichon!» dit Bouvard.
-
-Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l'être et
-céda par complaisance.
-
-Les pèlerinages doivent s'accomplir à pied. Mais quarante-trois
-kilomètres seraient durs; et les gondoles n'étant pas congruentes à la
-méditation, ils louèrent un vieux cabriolet, qui, après douze heures de
-route, les déposa devant l'auberge.
-
-Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes supportant deux
-pots à l'eau dans des petites cuvettes ovales, et l'hôtelier leur
-apprit que c'était la _chambre des capucins_ sous la Terreur. On y
-avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les
-bons Pères y disaient la messe clandestinement.
-
-Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la
-chapelle, prise en bas dans la cuisine.
-
-Elle a été fondée au commencement du IIe siècle par saint Regnobert,
-premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui vivait au VIIe,
-ou par Robert le Magnifique, au milieu du XIe.
-
-Les Danois, les Normands et surtout les protestants l'ont incendiée et
-ravagée à différentes époques.
-
-Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton qui, en
-frappant du pied, dans un herbage, indiqua l'endroit où elle était, et
-sur cette place le comte Baudoin érigea un sanctuaire.
-
-Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez
-les Sarrasins, l'invoqua: ses fers tombent et il s'échappe. Un avare
-découvre dans son grenier un troupeau de rats, l'appelle à son secours,
-et les rats s'éloignent. Le contact d'une médaille ayant effleuré
-son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste de
-Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l'avait perdue
-pour avoir blasphémé; et, par sa protection, M. et Mme de Becqueville
-eurent assez de force pour vivre chastement en état de mariage.
-
-On cite, parmi ceux qu'elle a guéris d'affections irrémédiables, Mlle
-de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de
-Jumillac, née d'Osseville.
-
-Des personnages considérables l'ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux
-filles de Gaston d'Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche
-d'Antioche; Monseigneur Véroles, vicaire apostolique de la Mantchourie;
-et l'archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du
-prince de Talleyrand.
-
-«Elle pourra, dit Pécuchet, te convertir aussi!»
-
-Bouvard, déjà couché, eut une sorte de grognement et s'endormit tout à
-fait.
-
-Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la chapelle.
-
-On en construisait une autre; des toiles et des planches embarrassaient
-la nef, et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout
-l'autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens.
-
-La statue miraculeuse, dans une niche à gauche du chœur, est enveloppée
-d'une robe à paillettes; le bedeau survint, ayant pour chacun d'eux un
-cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant la balustrade,
-demanda trois francs, fit une révérence et disparut.
-
-Ensuite, ils regardèrent les ex-voto.
-
-Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des
-fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève
-de l'École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles
-militaires, des cœurs d'argent, et dans l'angle, au niveau du sol, une
-forêt de béquilles.
-
-De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire.
-
-Quand il fut resté quelques minutes au bas de l'autel, il monta les
-trois marches, dit l'_Oremus_, l'_Introït_ et le _Kyrie_, que l'enfant
-de chœur à genoux récita tout d'une haleine.
-
-Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On
-entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d'un marteau
-cognant des pierres. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondait aux
-_Amen_. Pendant l'élévation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une
-foi constante et indestructible.
-
-Bouvard, dans un fauteuil à ses côtés, lui prit son Eucologe et
-s'arrêta aux litanies de la Vierge.
-
-«Très pure, très chaste, vénérable, aimable, puissante, clémente, tour
-d'ivoire, maison d'or, porte du matin.»
-
-Ces mots d'adoration, ces hyperboles l'emportèrent vers celle qui est
-célébrée par tant d'hommages.
-
-Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d'église, sur un
-amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l'Enfant-Dieu à sa
-poitrine,--mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de
-la terre,--idéal de la femme transportée dans le ciel; car, sorti de
-ses entrailles, l'homme exalte son amour et n'aspire qu'à reposer sur
-son cœur.
-
-La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s'adossent contre
-le mur du côté de la place. On y voit des images, des bénitiers, des
-urnes à filets d'or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets
-d'ivoire; et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait
-les yeux, faisait ressortir la brutalité des peintures, la hideur
-des dessins. Bouvard qui, chez lui, trouvait ces choses abominables,
-fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue.
-Pécuchet, comme souvenir, se contenta d'un rosaire.
-
-Les marchands criaient:
-
-«Allons! allons! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante
-centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame!»
-
-Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques
-désobligeantes s'élevèrent.
-
-«Qu'est-ce qu'ils veulent, ces oiseaux-là?
-
---Ils sont peut-être des Turcs!
-
---Des protestants plutôt!»
-
-Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes
-lui posa la main sur l'épaule; tous braillaient à la fois; puis,
-quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de
-sollicitations et d'injures.
-
-Bouvard n'y tint plus.
-
-«Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu!»
-
-La tourbe s'écarta.
-
-Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria
-qu'ils s'en repentiraient.
-
-En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le café Gouttman. Son
-négoce l'appelait en ces parages, et il causait avec un individu
-examinant des bordereaux sur la table devant eux.
-
-Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le
-teint rouge et la taille fine malgré ses cheveux blancs, l'air à la
-fois d'un officier en retraite et d'un vieux cabotin.
-
-De temps à autre, il lâchait un juron, puis sur un mot de Gouttman dit
-plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier.
-
-Bouvard, qui l'observait, au bout d'un quart d'heure s'approcha de lui.
-
-«Barberou, je crois?
-
---Bouvard!» s'écria l'homme à la casquette. Et ils s'embrassèrent.
-
-Barberou, depuis vingt ans, avait enduré toutes sortes de fortunes.
-
-Gérant d'un journal, commis d'assurances, directeur d'un parc aux
-huîtres.--«Je vous conterai cela»; enfin, revenu à son premier métier,
-il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui «faisait
-le diocèse», lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques,--«mais,
-permettez; dans une minute, je suis à vous!»
-
-Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette:
-«Comment, deux mille?
-
---Sans doute!
-
---Ah! elle est forte, celle-là!
-
---Vous dites?
-
---Je dis que j'ai vu Hérambert, moi-même, répliqua Barberou furieux. La
-facture porte quatre mille; pas de blagues!»
-
-Le brocanteur ne perdit point contenance.
-
-«Eh bien; elle vous libère! après?»
-
-Barberou se leva, et, à sa figure blême d'abord, puis violette,
-Bouvard et Pécuchet croyaient qu'il allait étrangler Gouttman.
-
-Il se rassit, croisa les bras.--«Vous êtes une rude canaille,
-convenez-en!
-
---Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde!
-
---Je vous flanquerai un procès!
-
---Ta! ta! ta!» Puis, ayant bouclé son portefeuille, Gouttman souleva le
-bord de son chapeau: «A l'avantage!» Et il sortit.
-
-Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée
-par suite de manœuvres usuraires, il avait livré à Gouttman trois
-mille francs de vins. Ce qui payerait sa dette avec mille francs de
-bénéfices; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le
-renverraient, on le poursuivrait!--«Crapule! brigand! sale juif!--et
-ça dîne dans les presbytères! D'ailleurs, tout ce qui touche à la
-calotte!...» Il déblatéra contre les prêtres et tapait sur la table
-avec tant de violence que la statuette faillit tomber.
-
-«Doucement! dit Bouvard.
-
---Tiens! Qu'est-ce que ça?» Et Barberou ayant défait l'enveloppe de la
-petite Vierge: «Un bibelot du pèlerinage! A vous?»
-
-Bouvard, au lieu de répondre, sourit d'une manière ambiguë.
-
-«C'est à moi!» dit Pécuchet.
-
---Vous m'affligez, reprit Barberou, mais je vous éduquerai
-là-dessus,--n'ayez pas peur!» Et comme on doit être philosophe, et que
-la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner.
-
-Tous les trois s'attablèrent.
-
-Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la
-bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt et
-leur apporterait un livre farce.
-
-L'idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans
-la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet
-ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il
-penchait vers la religion.
-
-M. Marescot s'était présenté la veille pour leur faire une
-communication importante.--Marcel n'en savait pas davantage.
-
-Le notaire ne put les recevoir que trois jours après;--et de suite
-exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme
-Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme.
-
-Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et
-aboutissants, défauts et avantages; et ce désir était comme un cancer
-qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chérissait,
-par-dessus tout, _le bien_, moins pour la sécurité du capital que
-pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l'espoir
-de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance
-journalière, de longues économies, et elle attendait, avec impatience,
-la réponse de Bouvard.
-
-Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet, un jour, se trouvât
-sans fortune; mais il fallait saisir l'occasion,--qui était l'effet du
-pèlerinage;--la Providence, pour la seconde fois, se manifestait en
-leur faveur.
-
-Ils offrirent les conditions suivantes: la rente, non pas de sept
-mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dévolue au dernier
-survivant. Marescot fit valoir que l'un était faible de santé. Le
-tempérament de l'autre le disposait à l'apoplexie, et Mme Bordin signa
-le contrat, emportée par la passion.
-
-Bouvard en resta mélancolique. Quelqu'un désirait sa mort, et cette
-réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu et
-d'éternité.
-
-Trois jours après, M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu'il
-donnait une fois par an à des collègues.
-
-Le dîner commença vers deux heures de l'après-midi, pour finir à onze
-heures du soir.
-
-On y but du poiré, on y débita des calembours. L'abbé Pruneau composa,
-séance tenante, un acrostiche; M. Bougon fit des tours de cartes,
-et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la
-galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le
-lendemain.
-
-Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la religion sous des
-couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste?--et Bouvard consentit
-bientôt à s'approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que
-lui, participerait au sacrement.
-
-Le grand jour arriva.
-
-L'église, à cause des premières communions, était pleine de monde.
-Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu
-peuple se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la
-porte.
-
-Ce qui allait se passer tout à l'heure était inexplicable, songeait
-Bouvard, mais la raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De
-très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux, et, dans
-une sorte d'engourdissement, il contemplait l'autel, l'encensoir, les
-flambeaux, la tête un peu vide, car il n'avait rien mangé et éprouvait
-une singulière faiblesse.
-
-Pécuchet, en méditant la Passion de Jésus-Christ, s'excitait à
-des élans d'amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des
-autres,--et les ravissements, les transports, les illuminations des
-saints, tous les êtres, l'univers entier. Bien qu'il priât avec
-ferveur, les différentes parties de la messe lui semblèrent un peu
-longues.
-
-Enfin, les petits garçons s'agenouillèrent sur la première marche de
-l'autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient
-inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les
-remplacèrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient; de
-loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du chœur.
-
-Puis ce fut le tour des grandes personnes.
-
-La première du côté de l'évangile était Pécuchet; mais, trop ému sans
-doute, il oscillait la tête de droite et de gauche. Le curé eut peine
-à lui mettre l'hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les
-prunelles.
-
-Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires, que sa langue
-lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya
-Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sans savoir
-pourquoi, il rougit.
-
-Après Mme Bordin, communièrent ensemble Mlle de Faverges, la comtesse,
-leur dame de compagnie, et un monsieur que l'on ne connaissait pas à
-Chavignolles.
-
-Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l'instituteur,--quand
-tout à coup on vit paraître Gorju.
-
-Il n'avait plus de barbiche et il regagna sa place, les bras en croix
-sur la poitrine, d'une manière fort édifiante.
-
-Le curé harangua les petits garçons. Qu'ils aient soin plus tard de ne
-point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours
-leur robe d'innocence. Pécuchet regretta la sienne, mais on remuait des
-chaises; les mères avaient hâte d'embrasser leurs enfants.
-
-Les paroissiens, à la sortie, échangèrent des félicitations.
-Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges, en attendant sa voiture, se
-tourna vers Bouvard et Pécuchet, et présenta son futur gendre: «M. le
-baron de Mahurot, ingénieur!» Le comte se plaignait de ne pas les voir.
-Il serait revenu la semaine prochaine.--«Notez-le! je vous prie.» La
-calèche étant arrivée, les dames du château partirent, et la foule se
-dispersa.
-
-Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l'herbe. Le
-facteur, comme la maison était close, l'avait jeté par-dessus le mur.
-C'était l'ouvrage que Barberou avait promis: _Examen du Christianisme_,
-par Louis Hervieu, ancien élève de l'École normale. Pécuchet le
-repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître.
-
-On lui avait répété que le sacrement le transformerait: durant
-plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était
-toujours le même, et un étonnement douloureux le saisit.
-
-Comment! la chair de Dieu se mêle à notre chair et elle n'y cause
-rien! La pensée qui gouverne les mondes n'éclaire pas notre esprit! Le
-suprême pouvoir nous abandonne à l'impuissance!
-
-M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le _Catéchisme_ de l'abbé
-Gaume.
-
-Au contraire, la dévotion de Pécuchet s'était développée. Il aurait
-voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes en se
-promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter et
-les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules et
-le capitaine l'appela Tartufe. On trouvait maintenant qu'ils allaient
-trop loin.
-
-Une excellente habitude, c'est d'envisager les choses comme autant de
-symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier;
-devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux;
-dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la
-mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il
-songeait à l'enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité
-s'est revêtue. Le tic-tac de l'horloge lui rappelait les battements de
-son cœur, une piqûre d'épingle les clous de la croix; mais il eut beau
-se tenir à genoux, pendant des heures, et multiplier les jeûnes, et se
-pressurer l'imagination, le détachement de soi-même ne se faisait pas;
-impossible d'atteindre à la contemplation parfaite.
-
-Il recourut à des auteurs mystiques: sainte Thérèse, Jean de la
-Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, monseigneur
-Chaillot. Au lieu des sublimités qu'il attendait, il ne rencontra
-que des platitudes, un style très lâche, de froides images et force
-comparaisons tirées de la boutique des lapidaires.
-
-Il apprit cependant qu'il y a une purgation active et une purgation
-passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces
-d'oraisons, neuf excellences dans l'amour, six degrés dans l'humilité,
-et que la blessure de l'âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel.
-
-Des points l'embarrassaient.
-
-«Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l'on doive
-remercier Dieu pour le bienfait de l'existence? Quelle mesure garder
-entre la crainte indispensable au salut et l'espérance, qui ne l'est
-pas moins? Où est le signe de la grâce? etc.»
-
-Les réponses de M. Jeufroy étaient simples:
-
-«Ne vous tourmentez pas. A vouloir tout approfondir, on court sur une
-pente dangereuse.»
-
-Le _Catéchisme de Persévérance_, par Gaume, avait tellement dégoûté
-Bouvard, qu'il prit le volume de Louis Hervieu. C'était un sommaire
-de l'exégèse moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme
-républicain, l'avait acheté.
-
-Il éveilla des doutes dans l'esprit de Bouvard, et d'abord sur le péché
-originel.--«Si Dieu a créé l'homme peccable, il ne devait pas le punir,
-et le mal est antérieur à la chute, puisqu'il y avait déjà des volcans,
-des bêtes féroces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice!
-
---Que voulez-vous? disait le curé, c'est une de ces vérités dont
-tout le monde est d'accord, sans qu'on puisse en fournir de preuves;
-et nous-mêmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de
-leurs pères. Ainsi les mœurs et les lois justifient ce décret de la
-Providence, que l'on retrouve dans la nature.»
-
-Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l'enfer.
-
-«Car tout châtiment doit viser à l'amélioration du coupable, ce qui
-devient impossible avec une peine éternelle; et combien l'endurent!
-Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres,
-les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par
-Dieu, et dans quel but? pour les punir d'une faute qu'ils n'ont pas
-commise!
-
---Telle est l'opinion de saint Augustin, ajouta le curé, et saint
-Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu'aux fœtus. L'Église, il est
-vrai, n'a rien décidé à cet égard. Une remarque, pourtant: ce n'est
-pas Dieu, mais le pécheur qui se damne lui-même, et l'offense étant
-infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit être infinie. Est-ce
-tout, monsieur?
-
---Expliquez-moi la Trinité, dit Bouvard.
-
---Avec plaisir. Prenons une comparaison: les trois côtés du triangle,
-ou plutôt notre âme, qui contient: être, connaître et vouloir; ce qu'on
-appelle faculté chez l'homme est personne en Dieu. Voilà le mystère.
-
---Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle; ces
-trois facultés de l'âme ne font pas trois âmes, et vos personnes de la
-Trinité sont trois Dieux.
-
---Blasphème!
-
---Alors, il n'y a qu'une personne, un Dieu, une substance affectée de
-trois manières!
-
---Adorons sans comprendre, dit le curé.
-
---Soit», dit Bouvard.
-
-Il avait peur de passer pour un impie, d'être mal vu au château.
-
-Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures
-en hiver, et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte, par ses
-allures, «rappelait le chic de l'ancienne cour»; la comtesse, placide
-et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle
-Yolande, leur fille, était «le type de la jeune personne», l'ange des
-keepsakes, et Mme de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait à
-Pécuchet, ayant son nez pointu.
-
-La première fois qu'ils entrèrent dans le salon, elle défendait
-quelqu'un.
-
-«Je vous assure qu'il est changé! Son cadeau le prouve.»
-
-Ce quelqu'un était Gorju. Il venait d'offrir aux futurs époux un
-prie-Dieu gothique. On l'apporta. Les armes des deux maisons s'y
-étalaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et Mme
-de Noares lui dit:
-
-«Vous vous souviendrez de mon protégé?»
-
-Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d'une douzaine d'années, et
-sa sœur, qui en avait peut-être dix. Par les trous de leurs guenilles,
-on voyait leurs membres rouges de froid. L'un était chaussé de
-vieilles pantoufles, l'autre n'avait plus qu'un sabot. Leurs fronts
-disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d'eux,
-avec des prunelles ardentes, comme de jeunes loups effarés.
-
-Mme de Noares conta qu'elle les avait rencontrés le matin sur la grande
-route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail.
-
-On leur demanda leur nom.
-
-«Victor, Victorine.
-
---Où était leur père?
-
---En prison.
-
---Et avant, que faisait-il?
-
---Rien.
-
---Leur pays?
-
---Saint-Pierre.
-
---Mais quel Saint-Pierre?
-
-Les deux petits, pour toute réponse, disaient, en reniflant:
-
-«Sais pas, sais pas.»
-
-Leur mère était morte, et ils mendiaient.
-
-Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner;
-elle attendrit la comtesse, piqua d'honneur le comte, fut soutenue par
-Mademoiselle, s'obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait
-soin. On leur trouverait de l'ouvrage plus tard, et, comme ils ne
-savaient ni lire ni écrire, Mme de Noares leur donnerait elle-même des
-leçons, afin de les préparer au catéchisme.
-
-Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches;
-il les interrogeait, puis faisait une conférence où il mettait de la
-prétention, à cause de l'auditoire.
-
-Une fois qu'il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s'en
-retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement.
-
-Jacob s'est distingué par des filouteries, David par les meurtres,
-Salomon par ses débauches.
-
-L'abbé lui répondit qu'il fallait voir au delà. Le sacrifice d'Abraham
-est la figure de la Passion; Jacob une autre figure du Messie, comme
-Joseph, comme le serpent d'airain, comme Moïse.
-
-«Croyez-vous, dit Bouvard, qu'il ait composé le _Pentateuque_?
-
---Oui, sans doute!
-
---Cependant on y raconte sa mort; même observation pour Josué, et
-quant aux Juges, l'auteur nous prévient qu'à l'époque dont il fait
-l'histoire, Israël n'avait pas encore de rois. L'ouvrage fut donc écrit
-sous les rois. Les prophètes aussi m'étonnent.
-
---Il va nier les prophètes, maintenant!
-
---Pas du tout! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des
-formes diverses: celle d'un feu, d'une broussaille, d'un vieillard,
-d'une colombe, et ils n'étaient pas certains de la révélation,
-puisqu'ils demandent toujours un signe.
-
---Ah! et vous avez découvert ces belles choses?...
-
---Dans Spinosa.»
-
-A ce mot, le curé bondit.
-
-«L'avez-vous lu?
-
---Dieu m'en garde!
-
---Pourtant, monsieur, la science...
-
---Monsieur, on n'est pas savant si l'on n'est chrétien.»
-
-La science lui inspirait des sarcasmes:
-
-«Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre science! Que savons-nous?»
-disait-il.
-
-Mais il savait que le monde a été créé pour nous; il savait que les
-archanges sont au-dessus des anges, il savait que le corps humain
-ressuscitera tel qu'il était vers la trentaine.
-
-Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par méfiance de Louis
-Hervieu, écrivit à Varlot, et Pécuchet, mieux informé, demanda à M.
-Jeufroy des explications sur l'Écriture.
-
-Les six jours de la _Genèse_ veulent dire six grandes époques. Le rapt
-des vases précieux fait par les Juifs aux Égyptiens doit s'entendre
-des richesses intellectuelles, les arts, dont ils avaient dérobé le
-secret. Isaïe ne se dépouilla pas complètement, _Nudus_, en latin,
-signifiant nu jusqu'aux hanches; ainsi Virgile conseille de se mettre
-nu pour labourer, et cet écrivain n'eût pas donné un précepte contraire
-à la pudeur. Ézéchiel dévorant un livre n'a rien d'extraordinaire; ne
-dit-on pas dévorer une brochure, un journal?
-
-Mais si l'on voit partout des métaphores, que deviendront les faits?
-L'abbé soutenait cependant qu'ils étaient réels.
-
-Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus
-loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la
-Bible.
-
-L'_Exode_ nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices
-dans le désert; on n'en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les
-Paralipomènes et le livre d'Esdras ne sont point d'accord sur le
-dénombrement du peuple. Dans le _Deutéronome_, Moïse voit le Seigneur
-face à face; d'après l'_Exode_, jamais il ne put le voir. Où est alors
-l'inspiration?
-
-«Motif de plus pour l'admettre, répliquait en souriant M. Jeufroy. Les
-imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n'y prennent garde.
-Dans l'embarras, recourons à l'Église. Elle est toujours infaillible.»
-
-De qui relève l'infaillibilité?
-
-Les conciles de Bâle et de Constance l'attribuent aux conciles. Mais
-souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et
-pour Arius; ceux de Florence et de Latran la décernent au pape. Mais
-Adrien VI déclare que le pape, comme un autre, peut se tromper.
-
-Chicanes! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme.
-
-L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptême,
-autrefois, était réservé pour les adultes; l'extrême-onction ne fut un
-sacrement qu'au IXe siècle; la présence réelle a été décrétée au VIIIe;
-le purgatoire reconnu au XVe; l'Immaculée Conception est d'hier.
-
-Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois
-évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraît
-s'égaler à Dieu; dans un autre, du même, se reconnaître son inférieur.
-
-L'abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le
-témoignage des Sibylles, «dont le fond est véritable». Il retrouvait la
-vierge dans les Gaules, l'annonce d'un rédempteur en Chine, la Trinité
-partout, la croix sur le bonnet du grand lama, en Égypte au poing des
-dieux;--et même, il fit voir une gravure représentant un nilomètre,
-lequel était un phallus, suivant Pécuchet.
-
-M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait
-des preuves dans les auteurs. Une lutte d'érudition s'engagea; et,
-fouetté par l'amour-propre, Pécuchet devint transcendant, mythologue.
-
-Il comparait la Vierge à Isis, l'eucharistie au _homa_ des Perses,
-Bacchus à Moïse, l'arche de Noé au vaisseau de Xithuros; ces
-ressemblances, pour lui, démontraient l'identité des religions.
-
-Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu'il n'y a qu'un
-Dieu,--et quand il était à bout d'arguments, l'homme à la soutane
-s'écriait: «C'est un mystère!»
-
-Que signifie ce mot? Défaut de savoir; très bien. Mais s'il désigne
-une chose dont le seul énoncé implique contradiction, c'est une
-sottise,--et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait
-dans son jardin, l'attendait au confessionnal, le relançait dans la
-sacristie.
-
-Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir.
-
-Un jour, qu'il était parti à Sassetot administrer quelqu'un, Pécuchet
-se porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la
-conversation inévitable.
-
-C'était le soir, vers la fin d'août. Le ciel écarlate se rembrunit,
-et un gros nuage s'y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au
-sommet.
-
-Pécuchet, d'abord, parla de choses indifférentes; puis, ayant glissé le
-mot martyr:
-
-«Combien pensez-vous qu'il y en ait eu?
-
---Une vingtaine de millions, pour le moins.
-
---Leur nombre n'est pas si grand, dit Origène.
-
---Origène, vous savez, est suspect!»
-
-Un large coup de vent passa, inclinant l'herbe des fossés, et les deux
-rangs d'ormeaux jusqu'au bout de l'horizon.
-
-Pécuchet reprit: «On classe dans les martyrs beaucoup d'évêques
-gaulois, tués en résistant aux barbares, ce qui n'est plus la question.
-
---Allez-vous défendre les empereurs?»
-
-Suivant Pécuchet, on les avait calomniés.--«L'histoire de la légion
-thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept
-fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d'Ancyre,
-condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges
-de sainte Ursule, dont une compagne s'appelait _Undecemilla_, un nom
-pris pour un chiffre; encore plus les dix martyrs d'Alexandrie!
-
---Cependant!... Cependant ils se trouvent dans des auteurs dignes de
-créance.»
-
-Des gouttes d'eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie;--et
-Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques
-avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les
-protestants et les libres penseurs, que tous les Romains autrefois.
-
-L'ecclésiastique se récria: «Mais on compte dix persécutions depuis
-Néron jusqu'à César Galba!
-
---Eh bien! et les massacres des Albigeois? et la Saint-Barthélemy? et
-la révocation de l'édit de Nantes?
-
---Excès déplorables, sans doute, mais vous n'allez pas comparer ces
-gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule
-de missionnaires.
-
---Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jérôme de Prague, Jean Huss,
-Bruno, Vanini, Anne Dubourg!»
-
-La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu'ils
-rebondissaient du sol, comme de petites fusées blanches. Pécuchet et
-M. Jeufroy marchaient avec lenteur, serrés l'un contre l'autre, et le
-curé disait:
-
-«Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières!
-
---L'Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très
-bien.
-
---On exposait les dames illustres dans les _lupanars_!
-
---Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents?
-
---Et notez que les chrétiens n'avaient rien fait contre l'État!
-
---Les huguenots pas davantage!»
-
-Le vent chassait, balayait la pluie dans l'air. Elle claquait sur les
-feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue,
-se confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un
-toit. Au loin seulement, la cabane d'un berger.
-
-Le maigre paletot de Pécuchet n'avait plus un fil de sec. L'eau coulait
-le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles,
-dans ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros; le curé, en
-relevant d'un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et
-les pointes de son tricorne crachaient l'eau sur ses épaules comme des
-gargouilles de cathédrale.
-
-Il fallut s'arrêter, et, tournant le dos à la tempête, ils restèrent
-face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le
-parapluie qui oscillait.
-
-M. Jeufroy n'avait pas interrompu la défense des catholiques.
-
-«Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait
-dévorer un homme par deux tigres, comme il advint à saint Ignace?
-
---Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes séparées de leurs
-maris, d'enfants arrachés à leurs mères! Et les exils des pauvres, à
-travers la neige, au milieu des précipices! On les entassait dans les
-prisons; à peine morts, on les traînait sur la claie.»
-
-L'abbé ricana: «Vous me permettrez de n'en rien croire! Et nos martyrs
-à nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée dans un filet
-à une vache furieuse. Sainte Juliette périt assommée de coups. Saint
-Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec
-un marteau, déchiré les côtes avec des peignes en fer, traversé les
-mains avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne.
-
---Vous exagérez, dit Pécuchet. La mort des martyrs était en ce temps-là
-une amplification de la rhétorique!
-
---Comment! de la rhétorique?
-
---Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l'histoire.
-Les catholiques, en Irlande, éventrèrent des femmes enceintes pour
-prendre leurs enfants!
-
---Jamais!
-
---Et les donner aux pourceaux!
-
---Allons donc!
-
---En Belgique, ils les enterraient toutes vives!
-
---Quelle plaisanterie!
-
---On a leurs noms!
-
---Et quand même, objecta le prêtre, en secouant de colère son
-parapluie, on ne peut les appeler des martyrs. Il n'y en a pas en
-dehors de l'Église.
-
---Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment
-servirait-il à en démontrer l'excellence?»
-
-La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlèrent plus.
-
-Mais sur le seuil du presbytère, l'abbé dit:
-
-«Je vous plains! véritablement, je vous plains!»
-
-Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé
-une malveillance antireligieuse, et une heure après, assis devant un
-feu de broussailles, ils lisaient le _Curé Meslier_. Ces négations
-lourdes le choquèrent; puis, se reprochant d'avoir méconnu peut-être
-des héros, il feuilleta, dans la _Biographie_, l'histoire des martyrs
-les plus illustres.
-
-Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l'arène! et si les
-lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les
-excitaient à s'avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire
-debout, le regard au ciel; sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne
-point paraître affligée. Pécuchet se mit à réfléchir. La fenêtre était
-ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d'étoiles brillaient. Il devait
-se passer dans leur âme des choses dont nous n'avons plus l'idée,
-une joie, un spasme divin! Et Pécuchet, à force d'y rêver, dit qu'il
-comprenait cela, aurait fait comme eux.
-
-«Toi?
-
---Certainement.
-
---Pas de blague! Crois-tu, oui ou non?
-
---Je ne sais.»
-
-Il alluma une chandelle; puis, ses yeux tombant sur le crucifix dans
-l'alcôve:
-
-«Combien de misérables ont recouru à celui-là!»
-
-Et après un silence:
-
-«On l'a dénaturé! c'est la faute de Rome: la politique du Vatican!»
-
-Mais Bouvard admirait l'Église pour sa magnificence et aurait souhaité
-au moyen âge être un cardinal.
-
-«J'aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en!»
-
-La casquette de Pécuchet, posée devant les charbons, n'était pas sèche
-encore. Tout en l'étirant, il sentit quelque chose dans la doublure, et
-une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur
-paraissant inexplicable.
-
-Mme de Noares voulut savoir de Pécuchet s'il n'avait pas éprouvé comme
-un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions. Une fois,
-pendant qu'il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille dans
-sa casquette.
-
-Évidemment, elle l'aimait; ils auraient pu se marier: elle était veuve,
-et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de
-sa vie.
-
-Bien qu'il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l'avait dédié
-à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions.
-
-Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les
-indulgences qu'ils procurent, l'effet des reliques, les privilèges
-des eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait
-touché aux liens de saint Pierre.
-
-Parmi ses breloques luisait une perle d'or, à l'imitation de celle qui
-contient, dans l'église d'Allouagne, une larme de Notre-Seigneur; un
-anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du curé d'Ars, et comme
-elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait à
-une sacristie et à une officine d'apothicaire.
-
-Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres, à
-dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du Sacré-Cœur.
-Un monsieur devait lui envoyer de _la pâte des martyrs_, mélange de
-cire pascale et de poussière humaine prise aux catacombes, et qui
-s'emploie dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle en
-promit à Pécuchet.
-
-Il parut choqué d'un tel matérialisme.
-
-Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d'opuscules
-relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots du curé
-dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. Mme de
-Noares savait tout cela par cœur, avec une infinité de miracles.
-
-Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les
-eût faits pour ébahir le monde. Sa grand'mère à elle-même avait serré
-dans une armoire des pruneaux couverts d'un linge, et quand on ouvrit
-l'armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la
-croix.»
-
-«Expliquez-moi cela.»
-
-C'était son mot après ses histoires, qu'elle soutenait avec un
-entêtement de bourrique, bonne femme d'ailleurs, et d'humeur enjouée.
-
-Une fois pourtant _elle sortit de son caractère_. Bouvard lui
-contestait le miracle de Pezilla: un compotier où on avait caché des
-hosties pendant la Révolution se dora de lui-même tout seul.
-
-«Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de
-l'humidité?
-
---Mais non! je vous répète que non! La dorure a pour cause le contact
-de l'eucharistie.»
-
-Et elle donna en preuve l'attestation des évêques.
-
-«C'est, disent-ils, comme un bouclier, un... un palladium sur le
-diocèse de Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy!»
-
-Bouvard n'y tint plus, et, ayant repassé son Louis Hervieu, emmena
-Pécuchet.
-
-L'ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et, sur
-un geste, alla prendre deux petits verres qu'elle emplit de _Rosolio_.
-
-Après quoi, Bouvard exposa ce qui l'amenait.
-
-L'abbé ne répondit pas franchement.
-
-«Tout est possible à Dieu, et les miracles sont une preuve de la
-religion.
-
---Cependant il y a des lois.
-
---Cela n'y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger.
-
---Que savez-vous s'il les dérange? répliqua Bouvard. Tant que la
-nature suit sa routine, on n'y pense pas; mais, dans un phénomène
-extraordinaire, nous voyons la main de Dieu.
-
---Elle peut y être, dit l'ecclésiastique, et quand un événement se
-trouve certifié par des témoins?
-
---Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles!»
-
-Le prêtre devint rouge.
-
-«Sans doute..., quelquefois.
-
---Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnés en preuves
-ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire?»
-
-Reine intervint, et, prêchant comme son maître, dit qu'il fallait obéir.
-
-«La vie est un passage, mais la mort est éternelle!
-
---Bref, ajouta Bouvard en lampant le _Rosolio_, les miracles
-d'autrefois ne sont pas mieux démontrés que les miracles d'aujourd'hui:
-des raisons analogues défendent ceux des chrétiens et des païens.»
-
-Le curé jeta sa fourchette sur la table.
-
-«Ceux-là étaient faux, encore un coup! Pas de miracles en dehors de
-l'Église!
-
---Tiens! se dit Pécuchet, même argument que pour les martyrs: la
-doctrine s'appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.»
-
-M. Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit:
-
-«Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze
-pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle!
-
---Pas du tout!»
-
-Pécuchet en rendait compte d'une autre manière.
-
-«Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens, le Logos est
-à Platon, la Vierge mère à l'Asie.»
-
-N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait pas que le
-christianisme pût avoir humainement la moindre raison d'être, bien
-qu'il en vît chez tous les peuples des prodromes ou des déformations.
-L'impiété railleuse du XVIIIe siècle, il l'eût tolérée; mais la
-critique moderne, avec sa politesse, l'exaspérait.
-
-«J'aime mieux l'athée qui blasphème que le sceptique qui ergote!»
-
-Puis il les regarda d'un air de bravade, comme pour les congédier.
-
-Pécuchet s'en retourna mélancolique. Il avait espéré l'accord de la foi
-et de la raison.
-
-Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu:
-
-«Pour connaître l'abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes:
-
-«La raison vous dit: Le tout enferme la partie, et la foi vous répond:
-Par la substantiation, Jésus, communiant avec ses apôtres, avait son
-corps dans sa main et sa tête dans sa bouche.
-
-«La raison vous dit: On n'est pas responsable du crime des autres, et
-la foi vous répond: Par le péché originel.
-
-«La raison vous dit: Trois, c'est trois, et la foi déclare: Trois,
-c'est un.»
-
-Ils ne fréquentèrent plus l'abbé.
-
-C'était l'époque de la guerre d'Italie.
-
-Les honnêtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel.
-Mme de Noares allait jusqu'à lui souhaiter la mort.
-
-Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du
-salon tournait devant eux et qu'ils se miraient en passant dans les
-hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées,
-où tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d'un domestique, ils
-éprouvaient un plaisir; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux
-paroles qui s'y débitaient.
-
-Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en
-développait les principes devant un cercle d'intimes: Hurel, le curé,
-le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait
-de temps à autre pour vingt-quatre heures au château.
-
-«Ce qu'il y a d'abominable, disait le comte, c'est l'esprit de 89!
-D'abord, on conteste Dieu; ensuite, on discute le gouvernement; puis
-arrive la liberté. Liberté d'injures, de révolte, de jouissances,
-ou plutôt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent
-proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute à la
-persécution, comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me
-résume: point d'État sans Dieu! la loi ne pouvant être respectée que si
-elle vient d'en haut, et actuellement il ne s'agit pas des Italiens,
-mais de savoir qui l'emportera de la révolution ou du pape, de Satan ou
-de Jésus-Christ.»
-
-M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le
-juge de paix en dodelinant la tête. Bouvard et Pécuchet regardaient le
-plafond; Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les
-pauvres, et M. de Mahurot, près de sa fiancée, parcourait les journaux.
-
-Puis il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la
-recherche d'un problème. Napoléon III n'était plus un sauveur, et même
-il donnait un exemple déplorable en laissant aux Tuileries les maçons
-travailler le dimanche.
-
-«On ne devrait pas permettre», était la phrase ordinaire de M. le comte.
-
-Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines
-scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de
-père de famille, et plût à Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût
-la même rigueur qu'il déployait dans sa maison! Le pouvoir seul est
-juge des dangers de la science; répandue trop largement, elle inspire
-au peuple des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre
-peuple, quand les seigneurs et les évêques tempéraient l'absolutisme du
-roi. Les industriels maintenant l'exploitent. Il va tomber en esclavage.
-
-Et tous regrettaient l'ancien régime: Hurel par bassesse, Coulon par
-ignorance, Marescot comme artiste.
-
-Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d'Holbach,
-etc.; et Pécuchet s'éloigna d'une religion devenue un moyen de
-gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux «ces
-dames», et s'il pratiquait, c'était à cause des domestiques.
-
-Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano et
-admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon
-goût. Ce qu'on rapporte des abus féodaux, de l'Inquisition ou des
-jésuites,--préjugés, et il vantait le progrès, bien qu'il méprisât tout
-ce qui n'était pas gentilhomme ou sorti de l'École polytechnique!
-
-M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges,
-faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les
-idiomes sont dérivés de l'hébreu; sa rhétorique manquait d'imprévu;
-invariablement, c'était le cerf aux abois, le miel et l'absinthe, l'or
-et le plomb, des parfums, des urnes, et l'âme chrétienne comparée au
-soldat qui doit dire en face du péché: «Tu ne passes pas!»
-
-Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard
-possible.
-
-Un jour pourtant, ils l'y trouvèrent.
-
-Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup, Mme de
-Noares entra.
-
-«La petite a disparu. J'amène Victor. Ah! le malheureux!»
-
-Elle avait saisi dans sa poche un dé d'argent perdu depuis trois jours;
-puis, suffoquée par les sanglots:
-
-«Ce n'est pas tout! ce n'est pas tout! Pendant que je le grondais, il
-m'a montré son derrière.»
-
-Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit:
-
-«Du reste, c'est de ma faute; pardonnez-moi!»
-
-Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de
-Touache, maintenant au bagne.
-
-Que faire?
-
-Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et son acte de charité
-passerait pour un caprice.
-
-M. Jeufroy ne fut pas surpris. L'homme étant corrompu naturellement, on
-doit le châtier pour l'améliorer.
-
-Bouvard protesta. La douceur valait mieux.
-
-Mais le comte, encore une fois, s'étendit sur le bras de fer
-indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-là étaient
-pleins de vices: la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol,
-après tout, on l'excuserait; l'insolence, jamais; l'éducation devant
-être l'école du respect.
-
-Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne
-fessée immédiatement.
-
-M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la
-commission. Il prit un fusil dans l'antichambre et appela Victor, resté
-au milieu de la cour, la tête basse:
-
-«Suis-moi!» dit le baron.
-
-Comme la route pour aller chez le garde détournait peu de Chavignolles,
-M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l'accompagnèrent.
-
-A cent pas du château, il les pria de ne plus parler tant qu'ils
-longeraient le bois.
-
-Le terrain dévalait jusqu'au bord de la rivière, où se dressaient de
-grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d'or sous le
-soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient
-d'ombre. Un air vif soufflait.
-
-Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon.
-
-Un coup de feu partit, un deuxième, un autre, et les lapins sautaient,
-déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait,
-trempé de sueur.
-
-«Tu arranges bien tes nippes!» dit le baron.
-
-Sa blouse en loques avait du sang.
-
-La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n'admettait pas qu'on en pût
-verser.
-
-M. Jeufroy reprit:
-
-«Les circonstances quelquefois l'exigent. Si ce n'est pas le coupable
-qui donne le sien, il faut celui d'un autre, vérité que nous enseigne
-la Rédemption.»
-
-Suivant Bouvard, elle n'avait guère servi, presque tous les hommes
-étant damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur.
-
-«Mais quotidiennement il le renouvelle dans l'Eucharistie.
-
---Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des mots, quelle que soit
-l'indignité du prêtre.
-
---Là est le mystère, monsieur.»
-
-Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d'y
-toucher.
-
-«A bas les pattes!»
-
-Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois.
-
-L'ecclésiastique avait Pécuchet d'un côté, Bouvard de l'autre, et il
-lui dit:
-
-«Attention! vous savez: _Debetur pueris_.
-
-Bouvard l'assura qu'il s'humiliait devant le Créateur, mais était
-indigné qu'on en fît un homme. On redoute sa vengeance, on travaille
-pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un œil, une politique,
-une habitation.--«Notre Père, qui êtes aux cieux, qu'est-ce que cela
-veut dire?»
-
-Et Pécuchet ajouta:
-
-«Le monde s'est élargi, la terre n'en fait plus le centre. Elle roule
-dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en
-grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idéal
-plus sublime.»
-
-Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose
-d'enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant
-et qui regardent d'en haut les tortures des damnés. Quand on songe que
-le christianisme a pour base une pomme!
-
-Le curé se fâcha.
-
-«Niez la révélation, ce sera plus simple.
-
---Comment voulez-vous que Dieu ait parlé? dit Bouvard.
-
---Prouvez qu'il n'a pas parlé! disait Jeufroy.
-
---Encore une fois, qui vous l'affirme?
-
---L'Église!
-
---Beau témoignage!»
-
-Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant:
-
-«Écoutez donc le curé, il en sait plus que vous!»
-
-Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin,
-puis à la Croix-Verte:
-
-«Bien le bonsoir!
-
---Serviteur!» dit le baron.
-
-Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu'une rupture
-s'ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient méprisés par ces nobles. On ne
-les invitait jamais à dîner, et ils étaient las de Mme de Noares, avec
-ses continuelles remontrances.
-
-Ils ne pouvaient cependant garder le _De Maistre_, et une quinzaine
-après ils retournèrent au château, croyant n'être pas reçus.
-
-Ils le furent.
-
-Toute la famille était réunie dans le boudoir, Hurel y compris, et par
-extraordinaire Foureau.
-
-La correction n'avait point corrigé Victor. Il refusait d'apprendre
-son catéchisme, et Victorine proférait des mots sales. Bref, le garçon
-irait aux Jeunes-Détenus, la petite fille dans un couvent.
-
-Foureau s'était chargé des démarches, et il s'en allait quand la
-comtesse le rappela.
-
-On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui
-aurait lieu à la mairie bien avant de se faire à l'église, afin de
-montrer que l'on honnissait le mariage civil.
-
-Foureau tâcha de le défendre. Le comte et Hurel l'attaquèrent. Qu'était
-une fonction municipale près d'un sacerdoce?--et le baron ne se fût pas
-cru marié, s'il l'eût été seulement devant une écharpe tricolore.
-
-«Bravo! dit M. Jeufroy qui entrait. Le mariage étant établi par
-Jésus...»
-
-Pécuchet l'arrêta: «Dans quel évangile? Aux temps apostoliques, on le
-considérait si peu, que Tertullien le compare à l'adultère.
-
---Ah! par exemple!
-
---Mais oui! et ce n'est pas un sacrement! Il faut au sacrement un
-signe. Montrez-moi le signe dans le mariage!»
-
-Le curé eut beau répondre qu'il figurait l'alliance de Dieu et de
-l'Église. «Vous ne comprenez plus le christianisme! et la loi...
-
---Elle en garde l'empreinte, dit M. de Faverges; sans lui, elle
-autoriserait la polygamie!»
-
-Une voix répliqua:
-
-«Où serait le mal?»
-
-C'était Bouvard, à demi caché par un rideau.
-
-«On peut avoir plusieurs épouses, comme les patriarches, les mormons,
-les musulmans, et néanmoins être honnête homme!
-
-«Jamais! s'écria le prêtre. L'honnêteté consiste à rendre ce qui est
-dû. Nous devons hommage à Dieu. Or qui n'est pas chrétien n'est pas
-honnête!
-
---Autant que d'autres», dit Bouvard.
-
-Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte à la religion,
-l'exalta. Elle avait affranchi les esclaves.
-
-Bouvard fit des citations prouvant le contraire.
-
-«Saint Paul leur recommande d'obéir aux maîtres comme à Jésus;--saint
-Ambroise nomme la servitude un don de Dieu.
-
-«Le _Lévitique_, l'_Exode_ et les conciles l'ont sanctionnée;--Bossuet
-la classe parmi le droit des gens; et monseigneur Bouvier l'approuve.»
-
-Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la
-civilisation.
-
-«Et la paresse, en faisant de la pauvreté une vertu!
-
---Cependant, monsieur, la morale de l'Évangile?
-
---Eh! eh! pas si morale. Les ouvriers de la dernière heure sont autant
-payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on
-retire à celui qui n'a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets
-sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les
-lâches et les coquins!»
-
-Le scandale redoubla quand Pécuchet eut déclaré qu'il aimait autant le
-bouddhisme.
-
-Le prêtre éclata de rire: «Ah! ah! ah! le bouddhisme!»
-
-Mme de Noares leva les bras: «Le bouddhisme!
-
---Comment... le bouddhisme! répétait le comte.
-
---Le connaissez-vous? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s'embrouilla.
-
---Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui,
-il a reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont
-austères, ses fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour
-l'incarnation, Vichnou n'en a pas une, mais neuf! Ainsi, jugez!
-
---Des mensonges de voyageurs, dit Mme de Noares.
-
---Soutenus par les francs-maçons», ajouta le curé.
-
-Et tous parlant à la fois:
-
-«Allez donc, continuez!
-
---Fort joli!
-
---Moi, je le trouve drôle.
-
---Pas possible.»
-
-Si bien que Pécuchet, exaspéré, déclara qu'il se ferait bouddhiste!
-
-«Vous insultez des chrétiennes!» dit le baron.
-
-Mme de Noares s'affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande se
-taisaient. Le comte roulait des yeux; Hurel attendait des ordres.
-L'abbé, pour se contenir, lisait son bréviaire.
-
-Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considérant les deux bonshommes:
-«Avant de blâmer l'Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il
-est certaines réparations...
-
---Des réparations?
-
---Des taches?
-
---Assez, messieurs! vous devez me comprendre!»
-
-Puis, s'adressant à Foureau: «Sorel est prévenu: allez-y!»
-
-Et Bouvard et Pécuchet se retirèrent sans saluer.
-
-Au bout de l'avenue, ils exhalèrent tous les trois leur
-ressentiment:--«On me traite en domestique», grommelait Foureau,--et
-les autres l'approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait
-pour eux comme de la sympathie.
-
-Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L'homme qui les
-commandait se rapprocha, c'était Gorju. On se mit à causer, il
-surveillait le cailloutage de la route, votée en 1848, et devait cette
-place à M. de Mahurot, l'ingénieur.
-
-«Celui qui doit épouser Mlle de Faverges! Vous sortez de là-bas, sans
-doute?
-
---Pour la dernière fois!» dit brutalement Pécuchet.
-
-Gorju prit un air naïf.--«Une brouille? Tiens! tiens!»
-
-Et s'ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons,
-ils auraient compris qu'il en flairait la cause.
-
-Un peu plus loin, ils s'arrêtèrent devant un enclos de treillage qui
-contenait des loges à chiens et une maisonnette en tuiles rouges.
-
-Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du
-garde parut.
-
-Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor.
-
-Tout d'avance était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que
-fermaient des épingles.
-
-«Bon voyage!» leur dit-elle, trop heureuse de n'avoir plus cette
-vermine.
-
-Était-ce leur faute s'ils étaient nés d'un père forçat? Au contraire,
-ils semblaient très doux, ne s'inquiétaient pas même de l'endroit où on
-les menait.
-
-Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux.
-
-Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras,
-comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois,
-et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure,
-regrettait de n'avoir pas une enfant pareille. Élevée en d'autres
-conditions, elle serait charmante plus tard. Quel bonheur que de la
-voir grandir, d'entendre tous les jours son ramage d'oiseau, quand il
-le voudrait, de l'embrasser,--et un attendrissement, lui montant du
-cœur aux lèvres, humecta ses paupières, l'oppressait un peu.
-
-Victor, comme un soldat, s'était mis son bagage sur le dos. Il
-sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait
-sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela; et
-Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne
-ces doigts d'enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne
-demandait qu'à se développer librement, comme une fleur en plein air!
-et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un
-tas de bêtises! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une
-indignation contre le sort, une de ces rages où l'on veut détruire le
-gouvernement.--«Galope! dit-il, amuse-toi! jouis de ton reste!»
-
-Le gamin s'échappa.
-
-Sa sœur et lui coucheraient à l'auberge,--et, dès l'aube, le messager
-de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier de
-Beaubourg,--une religieuse de l'orphelinat de Grand-Camp emmènerait
-Victorine.
-
-Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais
-Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l'entretien des deux
-mioches.
-
-«Bah!... l'affaire, peut-être, de trois cents francs! Le comte m'en a
-remis vingt-cinq pour les premiers débours! Quel pingre!»
-
-Et, gardant sur le cœur le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le pas
-silencieusement.
-
-Bouvard murmura: «Ils me font de la peine. Je m'en chargerais bien!
-
---Moi aussi», dit Pécuchet.
-
-La même idée leur était venue.
-
-Il existait sans doute des empêchements?
-
-«Aucun!» répliqua Foureau. D'ailleurs il avait le droit, comme maire,
-de confier à qui bon lui semblait les enfants abandonnés,--et, après
-une longue hésitation: «Eh bien, oui! prenez-les! ça le fera bisquer.»
-
-Bouvard et Pécuchet les emmenèrent.
-
-En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l'escalier, sous la
-madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée,
-les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l'air d'un
-fakir en extase.
-
-«Quelle brute! dit Bouvard.
-
---Pourquoi? Il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais,
-si tu pouvais les voir. N'y a-t-il pas deux mondes tout à fait
-distincts? L'objet d'un raisonnement a moins de valeur que la manière
-de raisonner. Qu'importe la croyance! Le principal est de croire.»
-
-Telles furent, à la remarque de Bouvard, les objections de Pécuchet.
-
-
-
-
-X
-
-
-Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l'éducation, et leur
-système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique, et,
-d'après la méthode expérimentale, suivre le développement de la nature.
-Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu'ils avaient
-appris.
-
-Bien qu'ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un
-Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux
-intempéries, et même qu'ils portassent des chaussures trouées afin de
-prévenir les rhumes. Bouvard s'y opposa.
-
-Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher.
-Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc;
-l'œil-de-bœuf s'ouvrait au-dessus de leur tête, et des araignées
-couraient le long du plâtre.
-
-Souvent, ils se rappelaient l'intérieur d'une cabane où l'on se
-disputait.
-
-Leur père était rentré, une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps
-après, les gendarmes étaient venus. Ensuite, ils avaient logé dans un
-bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mère. Elle
-était morte, une charrette les avait emmenés. On les battait beaucoup,
-ils s'étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre, Mme de
-Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi cette autre maison, ils
-s'y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible quand, au
-bout de huit mois, les leçons recommencèrent. Bouvard se chargea de la
-petite, Pécuchet du gamin.
-
-Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas à former les
-syllables. Il en bredouillait, s'arrêtait tout à coup et avait l'air
-idiot. Victorine posait des questions. D'où vient que _ch_ dans
-_orchestre_ a le son d'un _q_ et celui d'un _k_ dans _archéologique_?
-On doit par moments joindre deux voyelles, d'autres fois les détacher.
-Tout cela n'est pas juste. Elle s'indignait.
-
-Les maîtres professaient à la même heure, dans leurs chambres
-respectives, et, la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée,
-une profonde et deux aiguës composaient un charivari abominable. Pour
-en finir et stimuler les mioches par l'émulation, ils eurent l'idée de
-les faire travailler ensemble dans le muséum et on aborda l'écriture.
-
-Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple; mais la
-position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages
-tombaient, leurs plumes se fendaient, l'encre se renversait.
-
-Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes,
-puis traçait des griffonnages, et, prise de découragement, restait les
-yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s'endormir, vautré au milieu
-du bureau.
-
-Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes
-cervelles.
-
-«Arrêtons-nous», dit Bouvard.
-
-Rien n'est stupide comme de faire apprendre par cœur; cependant, si on
-n'exerce pas la mémoire, elle s'atrophiera, et ils leur serinèrent les
-premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui
-thésaurise, le loup qui mange l'agneau, le lion qui prend toutes les
-parts.
-
-Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement
-leur donner?
-
-Jean-Jacques, dans _Émile_, conseille au gouverneur de faire faire à
-l'élève ses jouets lui-même en l'aidant un peu, sans qu'il s'en doute.
-Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une
-balle. Ils passèrent aux jeux instructifs tels que des découpures;
-Pécuchet leur montra son microscope. La chandelle étant allumée,
-Bouvard dessinait avec l'ombre de ses doigts sur la muraille le profil
-d'un lièvre ou d'un cochon. Le public s'en fatigua.
-
-Des auteurs exaltent comme plaisir un déjeuner champêtre, une partie
-de bateau; était-ce praticable, franchement? Et Fénelon recommande de
-temps à autre «une conversation innocente». Impossible d'en imaginer
-une seule!
-
-Ils revinrent aux leçons, et les boules à facettes, les rayures,
-le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un
-stratagème.
-
-Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom
-d'un plat; bientôt il lut couramment dans le _Cuisinier français_.
-Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si, pour
-l'avoir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois semaines,
-elle accomplit ce prodige. C'était courtiser leurs défauts, moyen
-pernicieux, mais qui avait réussi.
-
-Maintenant qu'ils savaient écrire et lire, que leur apprendre? Autre
-embarras.
-
-Les filles n'ont pas besoin d'être savantes comme les garçons.
-N'importe, on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur
-bagage intellectuel se bornant à des sottises mystiques.
-
-Convient-il de leur enseigner les langues? «L'espagnol et l'italien,
-prétend le Cygne de Cambrai, ne servent guère qu'à lire des ouvrages
-dangereux.» Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n'aurait
-que faire de ces idiomes, tandis que l'anglais est d'un usage plus
-commun. Pécuchet en étudia les règles; il démontrait, avec sérieux, la
-façon d'émettre le _th_: «Tiens, comme cela, _the, the, the_?» Mais
-avant d'instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On
-les devine par la phrénologie. Ils s'y plongèrent, puis voulurent en
-vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la
-bosse de la bienveillance, de l'imagination, de la vénération et celle
-de l'énergie amoureuse: vulgo, érotisme.
-
-On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et
-l'enthousiasme joints à l'esprit de ruse.
-
-Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce qui les surprit
-davantage, ce fut de reconnaître chez l'un comme chez l'autre le
-penchant à l'amitié, et, charmés de la découverte, ils s'embrassèrent
-avec attendrissement.
-
-Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand défaut, et
-qu'ils n'ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins, Bouvard
-et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de
-l'oreille, à la hauteur de l'œil, l'organe de l'alimentivité. Avec
-l'âge, leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la
-Salpêtrière qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit
-une fois douze potages et une autre soixante bols de café. Ils ne
-pourraient y suffire.
-
-Les têtes de leurs élèves n'avaient rien de curieux; ils s'y prenaient
-mal sans doute. Un moyen très simple développa leur expérience.
-
-Les jours de marché, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la
-place entre les sacs d'avoine, les paniers de fromages, les veaux, les
-chevaux, insensibles aux bousculades; et quand ils trouvaient un jeune
-garçon avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but
-scientifique.
-
-Le plus grand nombre ne répondait même pas; d'autres, croyant
-qu'il s'agissait d'une pommade pour la teigne, refusaient, vexés;
-quelques-uns, par indifférence, se laissaient emmener sous le porche de
-l'église, où l'on serait tranquille.
-
-Un matin que Bouvard et Pécuchet y commençaient leur manœuvre, le
-curé tout à coup parut, et, voyant ce qu'ils faisaient, accusa la
-phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme.
-
-Le voleur, l'assassin, l'adultère, n'ont plus qu'à rejeter leurs crimes
-sur la faute de leurs bosses.
-
-Bouvard objecta que l'organe prédispose à l'action sans pourtant y
-contraindre. De ce qu'un homme a le germe d'un vice, rien ne prouve
-qu'il sera vicieux.
-
-«Du reste, j'admire les orthodoxes! ils soutiennent les idées innées et
-repoussent les penchants. Quelle contradiction!»
-
-Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l'omnipotence divine, et
-il était malséant de la pratiquer à l'ombre du saint lieu, en face même
-de l'autel.
-
-«Retirez-vous, non! retirez-vous!»
-
-Ils s'établirent chez Ganot le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation,
-Bouvard et Pécuchet allaient jusqu'à régaler les parents d'une barbe ou
-d'une frisure.
-
-Le docteur, un après-midi, vint s'y faire couper les cheveux. En
-s'asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflétés par la glace, les
-deux phrénologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches
-d'enfant.
-
-«Vous en êtes à ces bêtises-là? dit-il.
-
---Pourquoi, bêtises?»
-
-Vaucorbeil eut un sourire méprisant, puis affirma qu'il n'y avait point
-dans le cerveau plusieurs organes.
-
-Ainsi tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre! Faut-il
-supposer dans l'estomac autant d'estomacs qu'il s'y trouve de goûts?
-Cependant un travail délasse d'un autre, un effort intellectuel ne
-tend pas à la fois toutes les facultés, chacune a donc un siège
-distinct.
-
-«Les anatomistes ne l'ont pas rencontré, dit Vaucorbeil.
-
---C'est qu'ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet.
-
---Comment?
-
---Eh! oui. Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des
-parties, phrase d'un livre qu'il se rappelait.
-
---Voilà une balourdise, s'écria le médecin. Le crâne ne se moule pas
-sur le cerveau, l'extérieur sur l'intérieur.
-
---Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sa doctrine en prenant,
-au hasard, trois personnes dans la boutique.»
-
-La première était une paysanne avec de gros yeux bleus.
-
-Pécuchet dit, en l'observant:
-
-«Elle a beaucoup de mémoire.»
-
-Son mari attesta le fait et s'offrit lui-même à l'exploration.
-
-«Oh! vous, mon brave, on vous conduit difficilement.»
-
-D'après les autres, il n'y avait pas dans le monde un pareil têtu.
-
-La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand'mère.
-
-Pécuchet déclara qu'il devait chérir la musique.
-
-«Je crois bien, dit la bonne femme; montre à ces messieurs, pour voir.»
-
-Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit à souffler dedans.
-
-Un fracas s'éleva, c'était la porte, claquée violemment par le docteur,
-qui s'en allait.
-
-Ils ne doutèrent plus d'eux-mêmes, et, appelant les deux élèves,
-recommencèrent l'analyse de leur boîte osseuse.
-
-Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération;
-mais son frère avait un crâne déplorable; une éminence très forte dans
-l'angle mastoïdien des pariétaux indiquait l'organe de la destruction,
-du meurtre, et plus bas un renflement était le signe de la convoitise,
-du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours.
-
-Mais il faudrait comprendre le sens exact des mots; ce qu'on appelle
-la combativité implique le dédain de la mort. S'il fait des homicides,
-il peut de même produire des sauvetages. L'acquisivité englobe le tact
-des filous et l'ardeur des commerçants. L'irrévérence est parallèle à
-l'esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct
-se dédouble en deux parties: une mauvaise, une bonne. On détruira la
-seconde en cultivant la première, et par cette méthode, un enfant
-audacieux, loin d'être un bandit, deviendra un général. Le lâche n'aura
-seulement que de la prudence, l'avare de l'économie, le prodigue de la
-générosité.
-
-Un rêve magnifique les occupa: s'ils menaient à bien l'éducation de
-leurs élèves, ils fonderaient plus tard un établissement ayant pour but
-de redresser l'intelligence, dompter les caractères, ennoblir le cœur.
-Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse.
-
-Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres, et des gens les
-venaient consulter, afin qu'on leur dise leurs chances de fortune.
-
-Il en défila de toutes les espèces: crânes en boule, en poire, en pain
-de sucre, des carrés, d'élevés, de resserrés, d'aplatis, avec des
-mâchoires de bœuf, des figures d'oiseaux, des yeux de cochon; mais tant
-de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes frôlaient
-l'armoire à vitres contenant la parfumerie; on dérangeait les peignes,
-le lavabo fut brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant
-Bouvard et Pécuchet de les suivre, _ultimatum_ qu'ils acceptèrent sans
-murmurer, étant un peu fatigués de la crânioscopie.
-
-Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils
-aperçurent, causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champêtre et son
-fils cadet, Zéphyrin, habillé en enfant de chœur. Sa robe était toute
-neuve; il se promenait dessous avant de la remettre à la sacristie, et
-on le complimentait.
-
-Curieux de savoir ce qu'ils en penseraient, Placquevent pria ces
-messieurs de palper son jeune homme.
-
-La peau du front avait l'air comme tendue; un nez mince, très
-cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées; le
-menton était pointu, le regard fuyant, l'épaule droite trop haute.
-
-«Retire ta calotte», lui dit son père.
-
-Bouvard glissa ses mains dans sa chevelure couleur de paille, puis
-ce fut le tour de Pécuchet, et ils se communiquaient à voix basse
-leurs observations: «_Biophilie_ manifeste. Ah! ah! _l'approbativité!_
-_conscienciosité_ absente! _amativité_ nulle!
-
---Eh bien?» dit le garde champêtre.
-
-Pécuchet ouvrit sa tabatière et huma une prise.
-
-«Rien de bon, hein?
-
---Ma foi, répliqua Bouvard, ce n'est guère fameux.»
-
-Placquevent rougit d'humiliation:
-
-«Il fera tout de même ma volonté.
-
---Oh! oh!
-
---Mais je suis son père, nom de Dieu! et j'ai bien le droit...
-
---Dans une certaine mesure», reprit Pécuchet.
-
-Girbal s'en mêla:
-
-«L'autorité paternelle est incontestable.
-
---Mais si le père est un idiot?
-
---N'importe, dit le capitaine, son pouvoir n'en est pas moins absolu.
-
---Dans l'intérêt des enfants», ajouta Coulon.
-
-D'après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs
-jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture,
-l'instruction, des prévenances, enfin tout.
-
-Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent
-en était blessé comme d'une injure.
-
-«Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les grandes
-routes; ils iront loin! Prenez garde!
-
---Garde à quoi? dit aigrement Pécuchet.
-
---Oh! je n'ai pas peur de vous!
-
---Ni moi non plus!»
-
-Coulon intervint, modéra le garde champêtre et le fit s'éloigner.
-
-Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question
-des dahlias du capitaine, qui ne lâcha point son monde sans les avoir
-exhibés l'un après l'autre.
-
-Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand, à cent pas
-devant eux, ils distinguèrent Placquevent; et Zéphyrin, près de lui,
-levant le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles.
-
-Ce qu'ils venaient d'entendre exprimait, sous d'autres formes, les
-idées de M. le comte; mais l'exemple de leurs élèves témoignerait
-combien la liberté l'emporte sur la contrainte. Un peu de discipline
-était cependant nécessaire.
-
-Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations;
-on tiendrait un journal où les actions de l'enfant, notées le soir,
-seraient relues le lendemain. Tout s'accomplirait au son de la cloche.
-Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l'injonction paternelle
-d'abord, puis de l'injonction militaire, et le tutoiement fut interdit.
-
-Bouvard tâcha d'apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois ils se
-trompaient; ils en riaient l'un et l'autre; puis, le baisant sur le
-cou, à la place qui n'a pas de barbe, elle demandait à s'en aller; il
-la laissait partir.
-
-Pécuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier
-par la fenêtre l'injonction militaire, le gamin n'arrivait pas. Ses
-chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; à table même,
-il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz.
-Broussais, là-dessus, défend les réprimandes, car «il faut obéir aux
-sollicitations d'un instinct conservateur».
-
-Victorine et lui employaient un affreux langage, disant: _mé itou_ pour
-«moi aussi», _bère_ pour «boire», _al_ pour «elle», un _devantiau_, de
-_l'iau_; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants,
-et qu'ils la sauront s'ils entendent parler correctement, les deux
-bonshommes surveillaient leurs discours jusqu'à en être incommodés.
-
-Ils différaient d'opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu'il
-est plus logique de débuter par la commune, Pécuchet, par l'ensemble du
-monde.
-
-Avec un arrosoir et du sable, il voulut démontrer ce qu'était un
-fleuve, une île, un golfe, et même sacrifia trois plates-bandes pour
-les trois continents; mais les points cardinaux n'entraient pas dans la
-tête de Victor.
-
-Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en rase campagne. Tout
-en marchant, il préconisait l'astronomie; les marins l'utilisent
-dans leurs voyages; Christophe Colomb, sans elle, n'eût pas fait sa
-découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, à Galilée et à
-Newton.
-
-Il gelait très fort, et sur le bleu noir du ciel une infinité de
-lumières scintillaient. Pécuchet leva les yeux.
-
-«Comment! pas de grande Ourse!»
-
-La dernière fois qu'il l'avait vue, elle était tournée d'un autre côté;
-enfin, il la reconnut, puis montra l'étoile polaire, toujours au nord
-et sur laquelle on s'oriente.
-
-Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser
-autour.
-
-«Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre;
-elle se meut ainsi.»
-
-Victor le considérait plein d'étonnement.
-
-Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles,
-puis l'encercla d'un trait au charbon pour marquer l'équateur. Après
-quoi, il promena l'orange à l'entour d'une bougie, en faisant observer
-que tous les points de la surface n'étaient pas éclairés simultanément,
-ce qui produit la différence des climats, et pour celle des saisons, il
-pencha l'orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amène les
-équinoxes et les solstices.
-
-Victor n'y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur
-une longue aiguille et que l'équateur est un anneau, étreignant sa
-circonférence.
-
-Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui exposa l'Europe; mais, ébloui par
-tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les
-bassins et les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes,
-l'ordre politique embrouillait l'ordre physique. Tout cela, peut-être,
-s'éclaircirait en étudiant l'histoire.
-
-Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite
-l'arrondissement, le département, la province; mais Chavignolles
-n'ayant point d'annales, il fallait bien s'en tenir à l'histoire
-universelle. Tant de matières l'embarrassent qu'on doit seulement en
-prendre les beautés.
-
-Il y a pour la Grecque: «Nous combattrons à l'ombre.» L'envieux qui
-bannit Aristide, et la confiance d'Alexandre en son médecin. Pour la
-Romaine: «Les oies du Capitole, le trépied de Scævola, le tonneau
-de Régulus.» Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour
-l'Amérique. Quant à la France, elle comporte le vase de Soissons,
-le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d'Arc, la poule au pot
-du Béarnais: on n'a que l'embarras du choix, sans compter _A moi
-d'Auvergne!_ et le naufrage du _Vengeur_.
-
-Victor confondait les hommes, les siècles et les pays. Cependant
-Pécuchet n'allait pas le jeter dans des considérations subtiles, et la
-masse des faits est un vrai labyrinthe.
-
-Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les
-oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie
-de Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour
-lui! Conclusion: l'histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de
-lectures. Il les ferait.
-
-Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pécuchet eut
-l'audace de l'enseigner lui-même, d'après nature! en abordant tout de
-suite le paysage.
-
-Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux
-cartons, des crayons et du fixatif pour leurs œuvres qui, sous verre et
-dans des cadres, orneraient le muséum.
-
-Levés dès l'aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain
-dans la poche, et beaucoup de temps était perdu à chercher un site.
-Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses
-pieds, l'extrême horizon et les nuages; mais les lointains dominaient
-toujours les premiers plans; la rivière dégringolait du ciel, le berger
-marchait sur le troupeau; un chien endormi avait l'air de courir.
-Pour sa part, il y renonça, se rappelant avoir lu cette définition:
-«Le dessin se compose de trois choses: la ligne, le grain, le grainé
-fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n'y a que
-le maître seul qui le donne.» Il rectifiait la ligne, collaborait au
-grain, surveillait le grainé fin, et attendait l'occasion de donner le
-trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l'élève était
-incompréhensible.
-
-Sa sœur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de Pythagore.
-Mlle Reine lui montrait à coudre, et quand elle marquait du linge, elle
-levait les doigts si gentiment que Bouvard, ensuite, n'avait pas le
-cœur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s'y
-remettraient. Sans doute, l'arithmétique et la couture sont nécessaires
-dans un ménage; mais il est cruel, objecta Pécuchet, d'élever les
-filles en vue seulement du mari qu'elles auront. Toutes ne sont pas
-destinées à l'hymen; si on veut que plus tard elles se passent des
-hommes, il faut leur apprendre bien des choses.
-
-On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires:
-dire, par exemple, en quoi consiste le vin; et, l'explication fournie,
-Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des épices,
-des meubles, de l'éclairage; mais la lumière, c'était pour eux la
-lampe, et elle n'avait rien de commun avec l'étincelle d'un caillou, la
-flamme d'une bougie, la clarté de la lune.
-
-Un jour Victorine demanda: «D'où vient que le bois brûle?» Ses maîtres
-se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant.
-
-Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu'au fromage, parla des
-éléments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la
-caséine, la graisse et le gluten.
-
-Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle,
-et il pataugea dans la circulation.
-
-Le dilemme n'est point commode, si l'on part des faits; le plus
-simple exige des raisons trop compliquées, et, en posant d'abord les
-principes, on commence par l'absolu, la foi.
-
-Que résoudre? Combiner les deux enseignements, le rationnel et
-l'empirique; mais un double moyen vers un seul but est l'inverse de la
-méthode. Ah! tant pis.
-
-Pour les initier à l'histoire naturelle, ils tentèrent quelques
-promenades scientifiques.
-
-«Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un bœuf, les
-bêtes à quatre pieds; on les nomme des quadrupèdes. Généralement,
-les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles et les
-papillons appartiennent à la classe des insectes.» Ils avaient
-un filet pour en prendre, et Pécuchet, tenant la bestiole avec
-délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes,
-les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs.
-
-Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms, et,
-quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige.
-D'ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique.
-
-Il écrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles, un
-calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la
-graine. Puis il ordonna à ses élèves d'herboriser dans la campagne et
-de cueillir les premières venues.
-
-Victor lui apporta des boutons d'or; Victorine une touffe de fraisiers:
-il y chercha vainement un péricarpe.
-
-Bouvard, qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque,
-et découvrit, dans le _Redouté des Dames_, le dessin d'un iris où les
-ovaires n'étaient pas situés dans la corolle, mais au-dessous des
-pétales, dans la tige.
-
-Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs; ces
-rubiacées étaient sans calice; ainsi le principe posé sur le tableau se
-trouvait faux.
-
-«C'est une exception», dit Pécuchet.
-
-Mais un hasard fit qu'ils aperçurent dans l'herbe une shérarde, et elle
-avait un calice.
-
-«Allons, bon! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui
-se fier?»
-
-Un jour, dans une de leurs promenades, ils entendirent crier des
-paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils
-ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d'ardoises,
-les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy
-parut. «Pas possible! est-ce vous?» Que d'histoires depuis trois ans,
-la mort de sa femme entre autres! Quant à lui, il se portait toujours
-comme un chêne. «Entrez donc une minute.»
-
-On était au commencement d'avril, et les pommiers en fleurs alignaient
-dans les trois masures leurs touffes blanches et roses; le ciel,
-couleur de satin bleu, n'avait pas un nuage; des nappes, des draps et
-des serviettes pendaient, verticalement attachés par des fiches de
-bois à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer,
-quand tout à coup ils rencontrèrent Mme Bordin, nu-tête, en camisole,
-et Marianne lui offrant à pleins bras des paquets de linge. «Votre
-servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi je vais m'asseoir, je
-suis rompue.»
-
-Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson.
-
-«Pas maintenant, dit-elle, j'ai trop chaud.»
-
-Pécuchet accepta et disparut vers le cellier avec le père Gouy,
-Marianne et Victor.
-
-Bouvard s'assit par terre, à côté de Mme Bordin.
-
-Il recevait ponctuellement sa rente, n'avait pas à s'en plaindre, ne
-lui en voulait plus.
-
-La grande lumière éclairait son profil; un de ses bandeaux noirs
-descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient à
-sa peau ambrée, moite de sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses
-deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de
-sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempérament qui le combla
-de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété.
-
-Elle en fut ravie et parla de ses projets.
-
-Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord.
-
-Victorine, en ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des
-primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d'un vieux
-cheval qui broutait l'herbe au pied.
-
-«N'est-ce pas qu'elle est gentille? dit Bouvard.
-
---Oui! c'est gentil, une petite fille!»
-
-Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de
-toute une vie.
-
-«Vous auriez pu en avoir.»
-
-Elle baissa la tête.
-
-«Il n'a tenu qu'à vous.
-
---Comment?»
-
-Il eut un tel regard qu'elle s'empourpra, comme à la sensation d'une
-caresse brutale; mais de suite, en s'éventant avec son mouchoir:
-
-«Vous avez manqué le coche, mon cher.
-
---Je ne comprends pas.»
-
-Et, sans se lever, il se rapprochait.
-
-Elle le considéra de haut en bas longtemps; puis souriant, et les
-prunelles humides:
-
-«C'est de votre faute.»
-
-Les draps, autour d'eux, les enfermaient comme les rideaux d'un lit.
-
-Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure.
-
-«Pourquoi? hein? pourquoi?»
-
-Et comme elle se taisait et qu'il était dans un état où les serments ne
-coûtent rien, il tâcha de se justifier, s'accusa de folie, d'orgueil:
-
-«Pardon! ce sera comme autrefois! voulez-vous?»
-
-Et il avait pris sa main, qu'elle laissait dans la sienne.
-
-Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux
-paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les
-jarrets pliés, la croupe en l'air. Le mâle se promenait autour d'elle,
-arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis
-sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un
-berceau, et les deux grands oiseaux tremblèrent d'un seul frémissement.
-
-Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dégagea bien
-vite. Il y avait devant eux, béant et comme pétrifié, le jeune Victor
-qui regardait; un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dos en plein
-soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elle s'était cueillies.
-
-Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des
-cordes, s'y empêtra les jambes, et, galopant dans les trois cours,
-traînait la lessive après lui.
-
-Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le père Gouy
-injuriait son cheval: «Bougre de rosse! carcan! voleur!» lui donnait
-des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le
-manche d'un fouet.
-
-Bouvard fut indigné de voir battre un animal.
-
-Le paysan répondit:
-
-«J'en ai le droit: il m'appartient!»
-
-Ce n'était pas une raison.
-
-Et Pécuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs
-droits, car ils ont une âme, comme vous, si toutefois la nôtre existe!
-
-«Vous êtes un impie!» s'écria Mme Bordin.
-
-Trois choses l'exaspéraient: la lessive à recommencer, ses croyances
-qu'on outrageait et la crainte d'avoir été entrevue tout à l'heure dans
-une pose suspecte.
-
-«Je vous croyais plus forte!» dit Bouvard.
-
-Elle répliqua magistralement:
-
-«Je n'aime pas les polissons!»
-
-Et Gouy s'en prit à eux d'avoir abîmé son cheval, dont les naseaux
-saignaient. Il grommelait tout bas:
-
-«Sacrés gens de malheur! j'allais l'entiérer quand ils sont venus.»
-
-Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules.
-
-Victor leur demanda pourquoi ils s'étaient fâchés contre Gouy.
-
-«Il abuse de sa force, ce qui est mal.
-
---Pourquoi est-ce mal?»
-
-Les enfants n'auraient-ils aucune notion du juste? Peut-être.
-
-Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvard à sa droite, sous la main
-quelques notes, et, en face de lui les deux élèves, commença un cours
-de morale.
-
-Cette science nous apprend à diriger nos actions.
-
-Elles ont deux motifs: le plaisir, l'intérêt; et un troisième plus
-impérieux: le devoir.
-
-Les devoirs se divisent en deux classes: 1º devoirs envers nous-mêmes,
-lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute
-injure. Ils entendaient cela parfaitement; 2º devoirs envers les
-autres, c'est-à-dire être toujours loyal, débonnaire et même fraternel,
-le genre humain n'étant qu'une seule famille. Souvent une chose nous
-agrée qui nuit à nos semblables; l'intérêt diffère du bien, car le bien
-est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit
-à la fois prochaine la sanction des devoirs.
-
-Dans tout cela, suivant Bouvard, il n'avait pas défini le bien.
-
-«Comment veux-tu le définir? On le sent.»
-
-Alors les leçons de morale ne conviendraient qu'aux gens moraux, et le
-cours de Pécuchet n'alla pas plus loin.
-
-Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer
-l'amour de la vertu. Elles assommèrent Victor.
-
-Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre
-des images exposant la vie du bon sujet et celle du mauvais sujet. Le
-premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l'allemand, secourait un
-aveugle et était reçu à l'École polytechnique.
-
-Le mauvais, Eugène, commençait par désobéir à son père, avait une
-querelle dans un café, battait son épouse, tombait ivre-mort,
-fracturait une armoire, et un dernier tableau le représentait au bagne,
-où un monsieur, accompagné d'un jeune garçon, disait, en le montrant:
-
-«Tu vois, mon fils, les dangers de l'inconduite.»
-
-Mais pour les enfants l'avenir n'existe pas. On avait beau les saturer
-de cette maxime: «Que le travail est honorable et que les riches
-parfois sont malheureux», ils avaient connu des travailleurs nullement
-honorés et se rappelaient le château où la vie semblait bonne.
-
-Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d'exagération
-qu'ils flairaient la blague et se méfiaient du reste.
-
-On essaya de les conduire par le point d'honneur, l'idée de l'opinion
-publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands
-hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin,
-Jacquart! Victor ne montrait aucune envie de leur ressembler.
-
-Un jour qu'il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa
-veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous; mais,
-ayant oublié la mort d'Henri IV, Pécuchet le coiffa d'un bonnet d'âne.
-Victor se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps
-qu'il fallut enlever ses oreilles de carton.
-
-Sa sœur, comme lui, se montrait fière des éloges et indifférente aux
-blâmes.
-
-Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu'ils
-devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu'ils
-fissent l'aumône. Ils trouvèrent la prétention odieuse; cet argent
-leur appartenait.
-
-Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard «mon
-oncle» et Pécuchet «bon ami»; mais ils les tutoyaient, et la moitié des
-leçons ordinairement se passait en disputes.
-
-Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les
-cheveux. Pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme lui,
-et le pauvre homme n'osait se plaindre, tant il aimait la petite fille.
-Un soir, sa voix rauque s'éleva extraordinairement. Bouvard et Pécuchet
-descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la cheminée,
-et Marcel, joignant les mains, s'écriait:
-
-«Retirez-le! c'est trop! c'est trop!»
-
-Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse
-grisâtre bondit jusqu'au plafond, puis tourna sur elle-même
-frénétiquement en poussant d'abominables cris.
-
-On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poils, la queue pareille à un
-cordon, des yeux énormes lui sortaient de la tête. Ils étaient couleur
-de lait, comme vidés, et pourtant regardaient.
-
-La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l'âtre, disparut, puis
-retomba au milieu des cendres, inerte.
-
-C'était Victor qui avait commis cette atrocité, et les deux bonshommes
-se reculèrent, pâles de stupéfaction et d'horreur. Aux reproches qu'on
-lui adressa il répondit, comme le garde champêtre pour son fils et
-comme le fermier pour son cheval:
-
-«Eh bien, puisqu'il est à moi!» sans gêne, naïvement, dans la placidité
-d'un instinct assouvi.
-
-L'eau bouillante de la marmite était répandue par terre, des
-casseroles, les pincettes et des flambeaux jonchaient les dalles.
-
-Marcel fut quelque temps à nettoyer la cuisine, et ses maîtres et lui
-enterrèrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode.
-
-Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang
-paternel se manifestait. Que faire? Le rendre à M. de Faverges ou
-le confier à d'autres serait un aveu d'impuissance. Il s'amenderait
-peut-être.
-
-N'importe! l'espoir était douteux, la tendresse n'existait plus. Quel
-plaisir d'avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont
-on observe les progrès, qui plus tard devient un frère! mais Victor
-manquait d'esprit, de cœur encore plus, et Pécuchet soupira, le genou
-plié dans ses mains jointes.
-
-«La sœur ne vaut pas mieux», dit Bouvard.
-
-Il imaginait une fille de quinze ans à peu près, l'âme délicate,
-l'humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse; et,
-comme s'il eût été son père et qu'elle vînt de mourir, le bonhomme
-pleura.
-
-Puis, cherchant à excuser Victor, il allégua l'opinion de Rousseau:
-l'enfant n'a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral.
-
-Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l'âge du discernement, et ils
-étudièrent les moyens de les corriger. Pour qu'une punition soit
-bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa
-conséquence naturelle. L'enfant a brisé un carreau, on n'en remettra
-pas: qu'il souffre du froid; si, n'ayant plus faim, il demande d'un
-plat, cédez-lui; une indigestion le fera vite se repentir. Il est
-paresseux, qu'il reste sans travail: l'ennui de soi-même l'y ramènera.
-
-Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait
-endurer les excès, et la fainéantise lui conviendrait.
-
-Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale; des
-pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux; on le privait
-de confitures, sa gourmandise en redoubla. L'ironie aurait peut-être
-du succès? Une fois, étant venu déjeuner, les mains sales, Bouvard
-le railla, l'appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor
-écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta son assiette à la
-tête de Bouvard, puis, furieux de l'avoir manqué, se précipita sur lui.
-Ce n'était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait
-par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l'arrosa de loin avec une carafe
-d'eau; de suite il fut calmé, mais enroué pendant deux jours. Le moyen
-n'était pas bon.
-
-Ils en prirent un autre: au moindre symptôme de colère, le traitant
-comme un malade, ils le couchaient dans son lit; Victor s'y trouvait
-bien et chantait. Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille
-noix de coco et commençait à la fendre, quand Pécuchet survint:
-
-«Mon coco!»
-
-C'était un souvenir de Dumouchel! Il l'avait apporté de Paris à
-Chavignolles, en leva les bras d'indignation. Victor se mit à rire.
-«Bon ami» n'y tint plus, et, d'une large calotte, l'envoya bouler au
-fond de l'appartement, puis, tremblant d'émotion, alla se plaindre à
-Bouvard.
-
-Bouvard lui fit des reproches.
-
-«Es-tu bête, avec ton coco! Les coups abrutissent! La terreur énerve.
-Tu te dégrades toi-même!»
-
-Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois
-indispensables. Pestalozzi les employait, et le célèbre Mélanchthon
-avoue que, sans eux, il n'eût rien appris.--Mais des punitions cruelles
-ont poussé des enfants au suicide, on en lit des exemples. Victor
-s'était barricadé dans sa chambre.--Bouvard parlementa derrière la
-porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes.
-
-Dès lors il empira.
-
-Restait un moyen préconisé par monseigneur Dupanloup: _le regard
-sévère_. Ils tâchèrent d'imprimer à leurs visages un aspect effrayant
-et ne produisirent aucun effet.
-
-«Nous n'avons plus qu'à essayer de la religion», dit Bouvard.
-
-Pécuchet se récria. Ils l'avaient bannie de leur programme.
-
-Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cœur et
-l'imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes est
-indispensable, et ils résolurent d'envoyer les enfants au catéchisme.
-
-Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait
-se faire aimer par des manières caressantes.
-
-Victorine changea tout à coup, fut réservée, mielleuse, s'agenouillait
-devant la Madone, admirait le sacrifice d'Abraham, ricanait avec dédain
-au nom de protestant.
-
-Elle déclara qu'on lui avait prescrit le jeûne. Ils s'en informèrent,
-ce n'était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, des juliennes disparurent
-d'une plate-bande pour décorer le reposoir; elle nia effrontément les
-avoir coupées. Une autre fois elle prit à Bouvard vingt sols qu'elle
-mit, aux vêpres, dans le plat du sacristain.
-
-Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion; quand elle
-n'a point d'autre base, son importance est secondaire.
-
-Un soir pendant qu'ils dînaient, M. Marescot entra. Victor s'enfuit
-immédiatement.
-
-Le notaire, ayant refusé de s'asseoir, conta ce qui l'amenait: le jeune
-Touache avait battu, presque tué son fils.
-
-Comme on savait les origines de Victor, et qu'il était désagréable, les
-autres gamins l'appelaient forçat, et, tout à l'heure, il avait flanqué
-à M. Arnold Marescot une insolente raclée. Le cher Arnold en portait
-des traces sur le corps.--«Sa mère est au désespoir, son costume en
-lambeaux, sa santé compromise! Où allons-nous?»
-
-Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, et que Victor, entre
-autres, ne fréquentât plus le catéchisme, afin de prévenir des
-collisions nouvelles.
-
-Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout
-ce qu'il voulut, calèrent.
-
-Victor avait-il obéi au sentiment de l'honneur ou de la vengeance? En
-tout cas, ce n'était point un lâche.
-
-Mais sa brutalité les effrayait; la musique adoucissait les mœurs;
-Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège.
-
-Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes et à ne pas
-confondre les termes _adagio_, _presto_ et _sforzando_.
-
-Son maître s'évertua à lui expliquer la gamme, l'accord parfait, la
-diatonique, la chromatique, et les deux espèces d'intervalles appelés
-majeur et mineur.
-
-Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les épaules bien
-effacées, la bouche grande ouverte, et, pour l'instruire par l'exemple,
-poussa des intonations d'une voix fausse; celle de Victor lui sortait
-péniblement du larynx, tant il le contractait: quand un soupir
-commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard.
-
-Pécuchet néanmoins aborda le chant en partie double. Il prit
-une baguette pour tenir lieu d'archet et faisait aller son bras
-magistralement, comme s'il avait eu un orchestre derrière lui; mais,
-occupé par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en
-amenait d'autres chez l'élève, et, fronçant les sourcils, tendant les
-muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu'au bas de la
-page.
-
-Enfin Pécuchet dit à Victor:
-
-«Tu n'es pas près de briller aux orphéons.» Et il abandonna
-l'enseignement de la musique.
-
-Locke, d'ailleurs, a peut-être raison: «Elle engage dans des compagnies
-tellement dissolues, qu'il vaut mieux s'occuper à autre chose.»
-
-Sans vouloir en faire un écrivain, il serait commode pour Victor
-de savoir trousser une lettre. Une réflexion les arrêta: le style
-épistolaire ne peut s'apprendre, car il appartient exclusivement aux
-femmes.
-
-Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de
-littérature, et, embarrassés du choix, consultèrent l'ouvrage de Mme
-Campan. Elle recommande la scène d'Éliacin, les chœurs d'_Esther_,
-Jean-Baptiste Rousseau tout entier.
-
-C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant
-le monde sous des couleurs trop favorables.
-
-Cependant elle permet _Clarisse Harlowe_ et _le Père de famille_, par
-miss Opy.--Qui est-ce, miss Opy?
-
-Ils ne découvrirent pas son nom dans la _Biographie_ Michaud. Restaient
-les contes de fées.--«Ils vont espérer des palais de diamants, dit
-Pécuchet. La littérature développe l'esprit, mais exalte les passions.»
-
-Victorine fut renvoyée du catéchisme, à cause des siennes. On l'avait
-surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas: sa
-figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux.
-
-Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue?
-
-Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le
-défendit en grommelant. Ils ripostèrent, et elle s'en alla en roulant
-des yeux terribles: «On vous connaît! On vous connaît!»
-
-Victorine, effectivement, s'était prise de tendresse pour Arnold,
-tant elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours,
-ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets, jusqu'au
-moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin.
-
-Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants étant d'une
-innocence parfaite!
-
-Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération?
-
-«Je n'y verrais pas de mal», dit Bouvard.
-
-Le philosophe Basedow l'exposait à ses élèves, ne détaillant toutefois
-que la grossesse et la naissance.
-
-Pécuchet pensa différemment. Victor commençait à l'inquiéter.
-
-Il le soupçonnait d'avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? Des
-hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le duc
-d'Angoulême s'y livrait.
-
-Il interrogea son disciple d'une telle façon qu'il lui ouvrit les
-idées, et peu de temps après n'eut aucun doute.
-
-Alors, il l'appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire
-lire Tissot. Ce chef-d'œuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux
-qu'utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique; Aimé
-Martin rapporte qu'une mère, en pareil cas, prêta la _Nouvelle
-Héloïse_ à son fils, et, pour se rendre digne de l'amour, le jeune
-homme se précipita dans le chemin de la vertu.
-
-Mais Victor n'était pas capable de rêver une Sophie.
-
-«Si plutôt nous le menions chez les dames?»
-
-Pécuchet exprima son horreur des filles publiques.
-
-Bouvard la jugeait idiote et même parla de faire exprès un voyage au
-Havre.
-
-«Y penses-tu? on nous verrait entrer!
-
---Eh bien! achète-lui un appareil!
-
---Mais un bandagiste croirait peut-être que c'est pour moi», dit
-Pécuchet.
-
-Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse; elle amènerait
-la dépense d'un fusil, d'un chien; ils préférèrent le fatiguer et
-entreprirent des courses dans la campagne.
-
-Le gamin leur échappait, bien qu'ils se relayassent: ils n'en pouvaient
-plus, et, le soir, n'avaient pas la force de tenir le journal.
-
-Pendant qu'ils attendaient Victor, ils causaient avec les passants,
-et, par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l'hygiène,
-déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient
-contre la superstition, le squelette d'un merle dans une grange, le
-buis bénit au fond de l'étable, un sac de vers sur les orteils des
-fiévreux.
-
-Ils en vinrent à inspecter les nourrices et s'indignaient contre le
-régime de leurs poupons; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les
-fait périr de faiblesse; d'autres les bourrent de viande avant six
-mois, et ils crèvent d'indigestion; plusieurs les nettoient de leur
-propre salive, toutes les manient brutalement.
-
-Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient
-dans la ferme et disaient:
-
-«Vous avez tort,--ces animaux vivent de rats, de campagnols; on
-a trouvé dans l'estomac d'une chouette une quantité de larves de
-chenilles.»
-
-Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme
-médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des
-cailloux, et ils répondaient:
-
-«Allez donc, farceurs! n'essayez pas de nous en remontrer.»
-
-Leur conviction s'ébranla, car les moineaux purgent les potagers mais
-gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même
-temps les chauves-souris, qui sont utiles,--et si les taupes mangent
-les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils étaient
-certains, c'est qu'il faut détruire tout le gibier, comme funeste à
-l'agriculture.
-
-Un soir qu'ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent
-devant la maison où Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois
-individus.
-
-Le premier était un certain Dauphin, savetier, petit, maigre, et la
-figure sournoise. Le second, le père Aubain, commissionnaire dans les
-villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de
-coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestique chez M. Marescot, se
-distinguait par sa barbe, taillée comme celle des magistrats.
-
-Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de cuivre, qui s'attachait
-à un fil de soie retenu par une brique, ce qu'on nomme un collet, et il
-avait découvert le savetier en train de l'établir.
-
-«Vous êtes témoins, n'est-ce pas?»
-
-Eugène baissa le menton d'une manière approbative, et le père Aubain
-répliqua:
-
-«Du moment que vous le dites.»
-
-Ce qui enrageait Sorel, c'était le toupet d'avoir dressé un piège aux
-abords de son logement, le gredin se figurant qu'on n'aurait pas l'idée
-d'en soupçonner dans cet endroit.
-
-Dauphin prit le genre pleurard:
-
-«Je marchais dessus, je tâchais même de le casser.» On l'accusait
-toujours, on lui en voulait, il était bien malheureux!
-
-Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche un calepin, une plume
-et de l'encre pour écrire un procès-verbal.
-
-«Oh! non!» dit Pécuchet.
-
-Bouvard ajouta:
-
-«Relâchez-le, c'est un brave homme!
-
---Lui, un braconnier!
-
---Eh bien, quand cela serait?»
-
-Et ils se mirent à défendre le braconnage: on sait d'abord que les
-lapins rongent les jeunes pousses, les lièvres abîment les céréales,
-sauf la bécasse, peut-être...
-
-«Laissez-moi donc tranquille.» Et le garde écrivait, les dents serrées.
-
-«Quel entêtement! murmura Bouvard.
-
---Un mot de plus, et je fais venir les gendarmes!
-
---Vous êtes un grossier personnage! dit Pécuchet.
-
---Vous, des pas grand'chose», reprit Sorel.
-
-Bouvard, s'oubliant, le traita de butor, d'estafier! et Eugène
-répétait: «La paix! la paix! respectons la loi», tandis que le père
-Aubain gémissait à trois pas d'eux sur un mètre de cailloux.
-
-Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs
-cabanes; on voyait à travers le grillage leurs prunelles ardentes,
-leurs mufles noirs, et, courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.
-
-«Ne m'embêtez plus, s'écria leur maître, ou bien je les lance sur vos
-culottes!»
-
-Les deux amis s'éloignèrent, contents, néanmoins, d'avoir soutenu le
-progrès, la civilisation.
-
-Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant
-le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s'y
-entendre condamner à cent francs de dommages et intérêts, «sauf le
-recours du ministère public, vu les contraventions par eux commises.
-Coût: 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier.»
-
-Pourquoi un ministère public? La tête leur en tourna; puis, se calmant,
-ils préparèrent leur défense.
-
-Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la mairie une
-heure trop tôt. Personne,--des chaises et trois fauteuils entouraient
-une table ovale couverte d'un tapis, une niche était creusée dans le
-mur pour recevoir un poêle, et le buste de l'empereur, occupant un
-piédouche, dominait l'ensemble.
-
-Ils flânèrent jusqu'au grenier, où il y avait une pompe à incendie,
-plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d'autres bustes
-en plâtre: le grand Napoléon, sans diadème; Louis XVIII, avec des
-épaulettes sur un frac; Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante;
-Louis-Philippe, les sourcils arqués et la chevelure en pyramide;
-l'inclinaison du toit frôlait sa nuque, et tous étaient salis par les
-mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet.
-Les gouvernements leur faisaient pitié, quand ils revinrent dans la
-grande salle.
-
-Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l'un ayant sa plaque
-au bras, et l'autre un képi. Une douzaine de personnes causaient,
-incriminées pour défaut de balayage, chiens errants, manque de
-lanternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret
-ouvert.
-
-Enfin Coulon se présenta affublé d'une robe en serge noire et d'une
-toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à gauche,
-le maire, en écharpe, à droite, et on appela peu de temps après
-l'affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet.
-
-Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles
-(Calvados), profita de sa position de témoin pour épandre tout ce qu'il
-savait sur une foule de choses étrangères au débat.
-
-Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et
-de nuire à ces messieurs; il avait entendu de gros mots, en doutait
-cependant, allégua sa surdité.
-
-Le juge de paix le fit se rasseoir, puis, s'adressant au garde:
-
-«Persistez-vous dans vos déclarations?
-
---Certainement.»
-
-Coulon ensuite demanda aux deux prévenus ce qu'ils avaient à dire.
-
-Bouvard soutenait n'avoir pas injurié Sorel; mais, en prenant le parti
-du braconnier, avoir défendu l'intérêt de nos campagnes. Il rappela les
-abus féodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs.
-
-«N'importe! la contravention...
-
---Je vous arrête! s'écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et
-délit ne valent rien.--Vouloir ainsi classer les faits punissables,
-c'est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens: Ne vous
-inquiétez pas de la valeur de vos actions, elle n'est déterminée que
-par le châtiment du pouvoir; le Code pénal, du reste, me paraît une
-œuvre absurde, sans principes.
-
---Cela se peut! répondit Coulon.
-
-Et il allait prononcer son jugement; mais Foureau, qui était ministère
-public, se leva. On avait outragé le garde dans l'exercice de ses
-fonctions. Si on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu.
-
-«Bref, plaise à M. le juge de paix d'appliquer le maximum de la peine.»
-
-Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.
-
-«Bravo!» s'écria Bouvard.
-
-Coulon n'avait pas fini:
-
-«Les condamne, en outre, à cinq francs d'amende comme coupables de la
-contravention relevée par le ministère public.»
-
-Pécuchet se tourna vers l'auditoire:
-
-«L'amende est une bagatelle pour le riche, mais un désastre pour le
-pauvre. Moi, ça ne me fait rien!»
-
-Et il avait l'air de narguer le tribunal.
-
-«Vraiment, dit Coulon, je m'étonne que des gens d'esprit...
-
---La loi vous dispense d'en avoir! répliqua Pécuchet. Le juge de paix
-siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé
-capable jusqu'à soixante-quinze ans, et celui de première instance ne
-l'est plus à soixante-dix.»
-
-Mais, sur un geste de Foureau, Placquevent s'avança. Ils protestèrent.
-
-«Ah! si vous étiez nommés au concours!
-
---Ou par le conseil général!
-
---Ou un comité de prud'hommes, d'après une liste sérieuse!»
-
-Placquevent les poussait,--et ils sortirent, hués des autres prévenus,
-croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse.
-
-Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe;
-son café était vide, les notables ayant coutume d'en partir vers
-dix heures. On avait baissé le quinquet; les murs et le comptoir
-apparaissaient dans un brouillard; une femme survint. C'était Mélie.
-
-Elle ne parut pas troublée,--et en souriant leur versa deux bocks.
-Pécuchet, mal à son aise, quitta vite l'établissement.
-
-Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes
-contre le maire, et dès lors fréquenta l'estaminet.
-
-Dauphin, six semaines après, fut acquitté faute de preuves. Quelle
-honte! On suspectait ces mêmes témoins, que l'on avait crus déposant
-contre eux.
-
-Et leur colère n'eut pas de bornes quand l'enregistrement les avertit
-d'avoir à payer l'amende. Bouvard attaqua l'enregistrement comme
-nuisible à la propriété.
-
-«Vous vous trompez! dit le percepteur.
-
---Allons donc! elle endure le tiers de la charge publique!
-
---Je voudrais des procédés d'impôts moins vexatoires, un cadastre
-meilleur, des changements au régime hypothécaire, et qu'on supprimât la
-Banque de France, qui a le privilège de l'usure.»
-
-Girbal n'était pas de force, dégringola dans l'opinion et ne reparut
-plus.
-
-Cependant Bouvard plaisait à l'aubergiste; il attirait du monde, et, en
-attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne.
-
-Il émit des idées drôles sur l'instruction primaire. On devrait,
-en sortant de l'école, pouvoir soigner les malades, comprendre les
-découvertes scientifiques, s'intéresser aux arts. Les exigences de
-son programme le fâchèrent avec Petit, et il blessa le capitaine
-en prétendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps à la
-manœuvre, feraient mieux de cultiver des légumes.
-
-Quand vint la question du libre échange, il emmena Pécuchet; et,
-pendant tout l'hiver, il y eut dans le café des regards furieux, des
-attitudes méprisantes, des injures et des vociférations, avec des coups
-de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes.
-
-Langlois et les autres marchands défendaient le commerce national;
-Oudot, filateur, et Mathieu, orfèvre, l'industrie nationale; les
-propriétaires et les fermiers, l'agriculture nationale, chacun
-réclamant pour soi des privilèges au détriment du plus grand nombre.
-Les discours de Bouvard et Pécuchet alarmaient.
-
-Comme on les accusait de méconnaître la _pratique_, de tendre au
-nivellement et à l'immoralité, ils développèrent ces trois conceptions:
-remplacer le nom de famille par un numéro matricule; hiérarchiser
-les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps à
-autre subir un examen; plus de châtiments, plus de récompenses, mais
-dans tous les villages une chronique individuelle qui passerait à la
-postérité.
-
-On dédaigna leur système. Ils en firent un article pour le journal de
-Bayeux, rédigèrent une note au préfet, une pétition aux Chambres, un
-mémoire à l'empereur.
-
-Le journal n'inséra pas leur article.
-
-Le préfet ne daigna répondre.
-
-Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des
-Tuileries.
-
-De quoi donc s'occupait l'empereur?--de femmes sans doute?
-
-Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseilla plus de réserve.
-
-Ils se moquaient du sous-préfet, du préfet, des conseillers de
-préfecture, voire du Conseil d'État. La justice administrative était
-une monstruosité, car l'administration, par des faveurs et des
-menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient
-incommodes, et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir
-ces deux particuliers.
-
-Alors Bouvard et Pécuchet brûlèrent de se signaler par une œuvre qui
-éblouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvèrent pas autre chose que
-des projets d'embellissement pour Chavignolles.
-
-Les trois quarts des maisons seraient démolies; on ferait au milieu
-du bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des
-abattoirs sur la route de Caen, et «au pas de la Vaque» une église
-romane et polychrome.
-
-Pécuchet composa un lavis à l'encre de Chine, n'oubliant pas de teinter
-les bois en jaune, les bâtiments en rouge, et les prés en vert, car les
-tableaux d'un Chavignolles idéal le poursuivaient dans ses rêves; il se
-retournait sur son matelas.
-
-Bouvard, une nuit, en fut réveillé.
-
-«Souffres-tu?»
-
-Pécuchet balbutia:
-
-«Haussmann m'empêche de dormir.»
-
-Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le
-prix des bains de mer sur la côte normande.
-
-«Qu'il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons le temps
-d'écrire?»
-
-Et quand ils se furent procuré une chaîne d'arpenteur, un graphomètre,
-un niveau d'eau et une boussole, d'autres études commencèrent.
-
-Ils envahissaient les propriétés; souvent les bourgeois étaient surpris
-d'y voir ces deux hommes plantant des jalons.
-
-Bouvard et Pécuchet annonçaient d'un air tranquille leurs projets et ce
-qui en adviendrait.
-
-Les habitants s'inquiétèrent, car enfin l'autorité se rangerait
-peut-être à leur avis.
-
-Quelquefois on les renvoyait brutalement.
-
-Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y apprendre
-un signal, témoignait de la bonne volonté et même une certaine ardeur.
-
-Ils étaient aussi plus contents de Victorine.
-
-Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en
-chantonnant d'une voix douce, s'intéressait au ménage, fit une calotte
-pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de
-Romiche.
-
-C'était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les
-habits. On l'eut quinze jours à la maison.
-
-Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une
-humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait
-Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue
-jusqu'au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le
-soir, s'épargnant les frais d'auberge, allait coucher dans le fournil.
-
-Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard, ayant froid, vint y prendre
-des copeaux pour allumer son feu.
-
-Un spectacle le pétrifia.
-
-Derrière les débris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine
-dormaient ensemble.
-
-Il lui avait passé le bras autour de la taille, et son autre main,
-longue comme celle d'un singe, la tenait par un genou, les paupières
-entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle
-souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait
-à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les
-caresses du bossu; ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de
-l'aube jetait sur tous les deux une lumière blafarde.
-
-Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine
-poitrine. Puis une pudeur l'empêcha de faire un seul geste; des
-réflexions douloureuses l'assaillaient.
-
-«Si jeune! perdue! perdue!»
-
-Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d'un mot, lui apprit tout.
-
-«Ah! le misérable!
-
---Nous n'y pouvons rien! Calme-toi.»
-
-Et ils furent longtemps à soupirer l'un devant l'autre: Bouvard, sans
-redingote et les bras croisés; Pécuchet, au bord de sa couche, pieds
-nus et en bonnet de coton.
-
-Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le
-payèrent d'une façon hautaine, silencieusement.
-
-Mais la Providence leur en voulait.
-
-Marcel les conduisit mystérieusement peu de temps après dans la chambre
-de Victor et leur montra au fond de sa commode une pièce de vingt
-francs. Le gamin l'avait chargé de lui en fournir la monnaie.
-
-D'où provenait-elle? D'un vol, bien sûr! et commis durant leurs
-tournées d'ingénieurs. Mais, pour la rendre, il eût fallu connaître la
-personne, et, si on la réclamait, ils auraient l'air complices.
-
-Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrent d'ouvrir son tiroir;
-le napoléon n'y était plus. Il feignit de ne pas comprendre.
-
-Tantôt, pourtant, ils l'avaient vue, cette pièce, et Marcel était
-incapable de mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que,
-depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.
-
- «MONSIEUR,
-
- «Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j'ai recours à votre
- obligeance...»
-
-De qui donc la signature?
-
---Olympe DUMOUCHEL, née CHARPEAU.»
-
-Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire,
-Courseulles, Langrune ou Luc, se trouvait la meilleure compagnie,
-la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du
-blanchissage, etc., etc.
-
-Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel; puis la fatigue
-les plongea dans un découragement plus lourd.
-
-Ils récapitulèrent tout le mal qu'ils s'étaient donné; tant de leçons,
-de précautions, de tourments!
-
-«Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d'elle une
-sous-maîtresse! et de lui, dernièrement, un piqueur de travaux!
-
---Ah! quelle déception!
-
---Si elle est vicieuse, ce n'est pas la faute de ses lectures.
-
---Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de
-Cartouche.
-
---Peut-être ont-ils manqué d'une famille, des soins d'une mère?
-
---J'en étais une! objecta Bouvard.
-
---Hélas! reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens
-moral,--et l'éducation n'y peut rien.
-
---Ah! oui, c'est beau, l'éducation!»
-
-Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait
-deux places de domestiques;--et puis, à la grâce de Dieu! ils ne s'en
-mêleraient plus.--Et désormais _Mon oncle_ et _Bon ami_ les firent
-manger à la cuisine.
-
-Mais bientôt ils s'ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d'un travail,
-leur existence d'un but.
-
-D'ailleurs, que prouve un insuccès? Ce qui avait échoué sur des enfants
-pouvait être moins difficile avec des hommes. Et ils s'imaginèrent
-d'établir un cours d'adultes.
-
-Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande
-salle de l'auberge conviendrait à cela parfaitement.
-
-Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d'abord,
-puis, songeant qu'il pouvait y gagner, changea d'opinion et le fit dire
-par sa servante.
-
-Bouvard, dans l'excès de sa joie, la baisa sur les deux joues.
-
-Le maire était absent; l'autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier
-par son étude, s'occuperait peu de la conférence; ainsi elle aurait
-lieu, et le tambour l'annonça pour le dimanche suivant, à trois heures.
-
-La veille, seulement, ils pensèrent à leur costume.
-
-Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à
-collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard
-mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor; et
-ils étaient fort émus quand ils traversèrent le village et arrivèrent à
-l'hôtel de la Croix d'Or...
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-_Ici s'arrête le manuscrit de Gustave Flaubert._
-
- _Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui
- indique la conclusion de l'ouvrage._
-
-
-
-
-CONFÉRENCE
-
-
-L'auberge de la Croix d'Or,--deux galeries de bois latérales au
-premier, avec balcon saillant,--corps de logis au fond,--café au
-rez-de-chaussée, salle à manger, billard;--les portes et les fenêtres
-sont ouvertes.
-
-Foule: notables, gens du peuple.
-
-Bouvard: «Il s'agit d'abord de démontrer l'utilité de notre projet, nos
-études nous donnent le droit de parler.»
-
-
-_Discours de Pécuchet_, pédantesque.
-
-
-Sottises du gouvernement et de l'administration,--trop d'impôts, deux
-économies à faire: suppression du budget des cultes et de celui de
-l'armée.
-
-On l'accuse d'impiété.
-
-«Au contraire, mais il faut une rénovation religieuse.»
-
-Foureau survient et veut dissoudre l'assemblée.
-
-Bouvard fait rire aux dépens du maire, en rappelant ses primes
-imbéciles pour les hiboux.--Objection.
-
-«S'il faut détruire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait
-aussi détruire le bétail, qui mange de l'herbe.»
-
-
-Foureau se retire.
-
-_Discours de Bouvard_,--familier.
-
-
-Préjugés: célibat des prêtres, futilité de l'adultère, émancipation de
-la femme:
-
-«Ses boucles d'oreilles sont le signe de son ancienne servitude.»
-
-Haras d'hommes.
-
-
-On reproche à Bouvard et à Pécuchet l'inconduite de leurs
-élèves.--Aussi pourquoi avoir adopté les enfants d'un forçat?
-
-Théorie de la réhabilitation. Ils dîneraient avec Touache.
-
-Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pétition de lui
-au conseil municipal, où il demande l'établissement d'un bordel à
-Chavignolles.--(Raisons de Robin.)
-
-La séance est levée dans le plus grand tumulte.
-
-
-En s'en retournant chez eux, Bouvard et Pécuchet aperçoivent le
-domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise à franc étrier.
-
-Ils se couchent très fatigués, sans se douter de toutes les trames qui
-fermentent contre eux;--expliquer les motifs qu'ont de leur en vouloir
-le curé, le médecin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde.
-
-
-Le lendemain, au déjeuner, ils reparlent de la conférence.
-
-Pécuchet voit l'avenir de l'humanité en noir:
-
-L'homme moderne est amoindri et devenu une machine.
-
-Anarchie finale du genre humain. (Buchner, livre II.)
-
-Impossibilité de la paix. (Id.)
-
-Barbarie par l'excès de l'individualisme et le délire de la science.
-
-Trois hypothèses: 1º le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec
-le passé, et un despotisme inhumain s'ensuivra; 2º si l'absolutisme
-théiste triomphe, le libéralisme dont l'humanité s'est pénétrée
-depuis la Réforme succombe, tout est renversé; 3º si les convulsions
-qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces
-oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n'y aura
-plus d'idéal, de religion, de moralité.
-
-L'Amérique aura conquis la terre.
-
-Avenir de la littérature.
-
-Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu'une vaste ribote
-d'ouvriers.
-
-Fin du monde par la cessation du calorique.
-
-
-Bouvard voit l'avenir de l'humanité en beau. L'homme moderne est en
-progrès.
-
-L'Europe sera régénérée par l'Asie. La loi historique étant que la
-civilisation aille d'Orient en Occident,--rôle de la Chine,--les deux
-humanités enfin seront fondues.
-
-Inventions futures: manières de voyager.--Ballon.--Bateaux sous-marins
-avec vitres, par un calme constant, l'agitation de la mer n'étant qu'à
-la surface.--On verra passer les poissons et les paysages au fond de
-l'Océan.--Animaux domptés.--Toutes les cultures.
-
-Avenir de la littérature (contre-partie de littérature
-industrielle).--Sciences futures.--Régler la force magnétique.
-
-Paris deviendra un jardin d'hiver;--espaliers à fruits sur le
-boulevard.--La Seine filtrée et chaude,--abondance de pierres
-précieuses factices,--prodigalité de la dorure,--éclairage des
-maisons,--on emmagasinera la lumière, car il y a des corps qui ont
-cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le
-phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des
-maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera
-les rues.
-
-Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera
-une religion.
-
-Communion de tous les peuples. Fêtes publiques.
-
-On lira dans les astres,--et quand la terre sera usée, l'humanité
-déménagera vers les étoiles.
-
-
-A peine a-t-il fini, que les gendarmes apparaissent.--Entrée des
-gendarmes.
-
-A leur vue, effroi des enfants, par l'effet de leurs vagues souvenirs.
-
-Désolation de Marcel.
-
-Émoi de Bouvard et Pécuchet.--Veut-on arrêter Victor?
-
-Les gendarmes exhibent un mandat d'amener.
-
-C'est la conférence qui en est cause. On les accuse d'avoir attenté à
-la religion, à l'ordre, excité à la révolte, etc.
-
-Arrivée soudaine de M. et Mme Dumouchel avec leurs bagages; ils
-viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n'est pas changé, Madame
-porte des lunettes et compose des fables.--Leur ahurissement.
-
-Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et Pécuchet,
-arrive, encouragé par leur présence.
-
-Gorju, voyant que l'autorité et l'opinion publique sont contre eux, a
-voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche
-des deux, il l'accuse d'avoir autrefois débauché Mélie.
-
-«Moi, jamais!»
-
-Et Pécuchet tremble.
-
-«Et même de lui avoir donné du mal.»
-
-Bouvard se récrie.
-
-«Au moins qu'il lui fasse une pension pour l'enfant qui va naître, car
-elle est enceinte.»
-
-Cette seconde accusation est basée sur la privauté de Bouvard au café.
-
-
-Le public envahit peu à peu la maison.
-
-Barberou, appelé dans le pays par une affaire de son commerce, tout à
-l'heure a appris à l'auberge ce qui se passe et survient.
-
-Il croit Bouvard coupable, le prend à l'écart, et l'engage à céder, à
-faire une pension.
-
-
-Arrivent le médecin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son
-ombrelle, et d'autres notables. Les gamins du village, en dehors de la
-grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. (Il est maintenant
-bien tenu, et la population en est jalouse.)
-
-Foureau veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison.
-
-Barberou s'interpose, et, comme lui, s'interposent Marescot, le médecin
-et le comte, avec une pitié insultante.
-
-
-Expliquer le mandat d'amener. Le sous-préfet, au reçu de la lettre de
-Foureau, leur a expédié un mandat d'amener pour leur faire peur, avec
-une lettre à Marescot et à Faverges, disant de les laisser tranquilles
-s'ils témoignaient du repentir.
-
-Vaucorbeil cherche également à les défendre.
-
-«C'est plutôt dans une maison de fous qu'il faudrait les mener; ce sont
-des maniaques.--J'en écrirai au préfet.»
-
-Tout s'apaise.
-
-Bouvard fera une pension à Mélie.
-
-On ne peut leur laisser la direction des enfants.--Ils se rebiffent;
-mais comme ils n'ont pas adopté légalement les orphelins, le maire les
-reprend.
-
-Ils montrent une insensibilité révoltante.--Bouvard et Pécuchet en
-pleurent.
-
-M. et Mme Dumouchel s'en vont.
-
-
-Ainsi tout leur a craqué dans la main.
-
-
-Ils n'ont plus aucun intérêt dans la vie.
-
-
-Bonne idée nourrie en secret par chacun d'eux. Ils se la
-dissimulent.--De temps à autre, ils sourient quand elle leur
-vient,--puis, enfin, se la communiquent simultanément:
-
-
-_Copier comme autrefois._
-
-
-Confection du bureau à double pupitre.--(Ils s'adressent pour cela à un
-menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose
-de le faire.--Rappeler le bahut.)
-
-Achat de registres et d'ustensiles, sandaraques, grattoirs, etc.
-
-
-Ils s'y mettent.
-
-
-FIN.
-
-
-
-
- TABLE
-
-
- Pages.
-
- ÉTUDE SUR GUSTAVE FLAUBERT I
-
-
- BOUVARD ET PÉCUCHET
-
- CHAPITRE PREMIER 1
-
- -- II 27
-
- -- III 75
-
- -- IV 129
-
- -- V 172
-
- -- VI 200
-
- -- VII 238
-
- -- VIII 252
-
- -- IX 313
-
- -- X 363
-
- CONFÉRENCE 409
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE
-FLAUBERT, TOME 7 ***
-
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-<body>
-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 7, by Gustave Flaubert</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 7</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Gustave Flaubert</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: October 10, 2021 [eBook #66505]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT, TOME 7 ***</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
-
-<p><a href="#table_05">Table des chapitres</a></p>
-
-<div class="figcenter" style="width: 400px;">
- <img src="images/couverture.jpg" alt="" width="400" height="640" />
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<div class="titlepage">
- <p class="center">ÉDITION DÉFINITIVE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX</p>
-
- <hr class="small3" />
-
- <h1>ŒUVRES COMPLÈTES<br />
- <span class="small60">DE</span><br />
- <span class="big150">GUSTAVE&nbsp;&nbsp;FLAUBERT</span></h1>
-
- <hr class="small3" />
-
- <p class="center big150"><b>VII</b><br /><br /></p>
-
- <p class="center big200"><b>BOUVARD ET PÉCUCHET</b></p>
-
- <p class="center small90">Précédé d’une Étude sur <span class="smcap">G. Flaubert</span></p>
-
- <p class="center small90"><span class="smcap">Par GUY DE MAUPASSANT</span></p>
-
- <hr class="small3" />
-
- <div class="figcenter2" style="width: 250px;">
- <img src="images/sceau.jpg" alt="" width="250" height="241" />
- </div>
-
- <p class="center big150"><b>PARIS</b><br /></p>
-
- <p class="center big150">A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR<br /></p>
-
- <p class="center big130">RUE SAINT-BENOIT, 7<br /></p>
-
- <p class="center">1885</p>
-</div>
-
-<hr class="small3" />
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_0"><span class="h2c1line1">ÉTUDE</span><br />
- <span class="h2c1line2">SUR</span><br />
- <span class="h2c1line3">GUSTAVE FLAUBERT</span></h2>
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p>Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était
-fille d’un médecin de Pont-l’Evêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à
-une famille de basse Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était
-alliée à Thouret, de la Constituante.</p>
-
-<p>La grand’mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne
-d’enfance de Charlotte Corday.</p>
-
-<p>Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d’origine champenoise.
-C’était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de
-l’Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s’étonna, sans
-s’indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il
-jugeait la profession d’écrivain un métier de paresseux et d’inutile.</p>
-
-<p>Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint
-à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il
-savait lire, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_IV">IV</span></p>
-
-<p>Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des
-histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands
-yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt
-dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.</p>
-
-<p>Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces,
-qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul,
-jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.</p>
-
-<p>Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature
-furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute
-sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni
-remuer autour de lui sans s’exaspérer; et il déclarait, avec sa voix
-mordante, sonore et toujours un peu théâtrale: que cela n’était point
-philosophique. «On ne peut penser et écrire qu’assis», disait-il.</p>
-
-<p>Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur
-si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que
-de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins
-immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême
-droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes
-ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes
-indubitables de cette naïveté persévérante.</p>
-
-<p>Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il
-n’avait point la sensation nette des contacts.</p>
-
-<p>C’est à lui surtout qu’on peut appliquer ce qu’il <span class="pagenum2" id="Page_V">V</span> écrivit dans sa
-préface aux <i>Dernières Chansons</i>, de son ami Louis Bouilhet:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous
- apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire,
- tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous
- sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à
- toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute
- épreuve, lancez-vous, publiez!</p>
-</div>
-
-<p>Jeune homme, il était d’une beauté surprenante. Un vieil ami de sa
-famille, médecin illustre, disait à sa mère: «Votre fils, c’est l’Amour
-adolescent.»</p>
-
-<p>Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d’artiste, dans
-une sorte d’extase poétique qu’il entretenait par la fréquentation
-quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le
-cœur frère qu’on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin,
-mort tout jeune, d’une maladie de cœur, tué par le travail.</p>
-
-<p>Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu’un autre ami, M.
-Maxime du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en
-cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et
-l’épilepsie, à expliquer l’une par l’autre.</p>
-
-<p>Certes, ce mal effroyable n’a pu frapper le corps sans assombrir
-l’esprit. Mais doit-on le regretter? Les gens tout à fait heureux,
-forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre,
-pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte?
-Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les <span class="pagenum2" id="Page_VI">VI</span> misères,
-toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la
-mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale.</p>
-
-<p>Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de
-l’épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l’esprit
-ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une
-sorte d’appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus
-sombre d’envisager les choses, un soupçon devant les événements,
-un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu
-l’homme enthousiaste et vigoureux qui était Flaubert, pour quiconque
-l’a vu vivre, rire, s’exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est
-indubitable que la peur des crises, disparues d’ailleurs dans l’âge mûr
-et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier
-que d’une façon presque insensible sa manière d’être et de sentir et
-les habitudes de sa vie.</p>
-
-<p>Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave
-Flaubert débuta en 1857 par un chef d’œuvre, <i>Madame Bovary</i>.</p>
-
-<p>On sait l’histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère
-public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera
-marqué par ce procès, l’éloquente défense de M. Sénard, l’acquittement
-difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président,
-puis le succès vengeur, éclatant, immense!</p>
-
-<p>Mais <i>Madame Bovary</i> a aussi une histoire secrète qui peut être un
-enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_VII">VII</span></p>
-
-<p>Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé
-cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime du Camp, qui
-la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire
-de la <i>Revue de Paris</i>. C’est alors qu’il éprouva combien il est
-difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est
-méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent
-pour les plus intelligents. C’est de cette époque assurément que date
-ce mépris qu’il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les
-affirmations ou les négations absolues.</p>
-
-<p>Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de
-<i>Madame Bovary</i>, M. Maxime du Camp écrivit à Gustave Flaubert la
-singulière lettre suivante, qui peut-être modifiera l’opinion qu’on a
-pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en
-particulier sur la <i>Bovary</i>, dans ses <i>Souvenirs littéraires</i>:</p>
-
-<div class="quote">
- <p class="rdate">14 juillet 1856.</p>
-
- <p>Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie
- l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien
- je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les
- observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis
- ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander
- chaudement; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier
- avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai
- même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous <i>maîtres</i> de
- ton roman pour le publier dans la <i>Revue</i>; nous y ferons faire les
- coupures que nous jugeons indispensables; tu le publieras ensuite en
- <span class="pagenum2" id="Page_VIII">VIII</span> volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très
- intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument
- et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne
- suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux
- pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à
- notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre
- affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses,
- bien faites, mais inutiles; on ne le voit pas assez; il s’agit de le
- dégager; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux
- par une personne exercée et habile: on n’ajoutera pas un mot à ta
- copie; on ne fera qu’élaguer; ça te coûtera une centaine de francs
- qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment
- bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois
- me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que, dans tout ceci,
- je n’ai en vue que ton seul intérêt.</p>
-
- <p>Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Maxime du Camp.</span></p>
-</div>
-
-<p>La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par
-une <i>personne exercée et habile</i>, n’aurait coûté à l’auteur qu’une
-centaine de francs! Vraiment, c’est pour rien!</p>
-
-<p>Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils,
-d’une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus
-grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce
-seul mot: <i>Gigantesque!</i></p>
-
-<p>Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime du Camp, se mirent au
-travail, en effet, pour dégager l’œuvre de leur ami de ce <i>tas de
-choses bien faites, mais <span class="pagenum2" id="Page_IX">IX</span> inutiles</i>, qui la gâtaient; car on lit
-sur un exemplaire, conservé par l’auteur, de la première édition du
-livre, les lignes suivantes:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains
- du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la <i>Revue
- de Paris</i>.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Gustave Flaubert.</span></p>
-
- <p class="ldate2">20 avril 1857.</p>
-</div>
-
-<p>En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des
-paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses
-originales et nouvelles sont biffées avec soin.</p>
-
-<p>Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier
-feuillet, ceci:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Il fallait, selon Maxime du Camp, retrancher <i>toute</i> la noce, et,
- selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement,
- <i>refaire</i> les <i>Comices</i> d’un bout à l’autre! De l’avis général, à la
- <i>Revue, le pied-bot</i> était considérablement trop long, «inutile».</p>
-</div>
-
-<p>C’est là assurément aussi l’origine du refroidissement survenu dans
-l’ardente amitié qui liait Flaubert à M. du Camp. S’il en fallait une
-preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de
-Louis Bouilhet à Flaubert:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Quant à Maxime du Camp, j’ai été quinze jours sans le revoir, et
- j’aurais passé l’année de la même façon, si lui-même <span class="pagenum2" id="Page_X">X</span> n’était
- apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu’il
- fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de
- la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m’a
- offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver
- une bibliothèque. Il s’est informé de toi et de ton travail. Ce que
- je lui ai dit de la <i>Bovary</i> l’a occupé beaucoup. Il m’a dit, en
- phrases incidentes, qu’il en était fort heureux, que tu avais tort de
- ne lui avoir jamais pardonné la <i>Revue</i>, qu’il verrait avec bonheur
- tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec
- conviction et franchise...</p>
-</div>
-
-<p>Ces détails intimes n’ont d’importance qu’au point de vue des jugements
-portés par M. du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus
-tard, entre eux.</p>
-
-<p>L’apparition de <i>Madame Bovary</i> fut une révolution dans les lettres.</p>
-
-<p>Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants,
-touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur
-l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son
-esprit.</p>
-
-<p>Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte,
-imagée, un peu confuse et pénible.</p>
-
-<p>Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile
-de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la
-contexture de la phrase.</p>
-
-<p>Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse; et il est peu
-de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des
-chefs-d’œuvre de la langue, <span class="pagenum2" id="Page_XI">XI</span> ainsi qu’on cite du Rabelais, du La
-Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du
-Gautier, etc.</p>
-
-<p>Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus
-que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle,
-précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde,
-surprenante, complète.</p>
-
-<p>Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du
-roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman
-pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental,
-dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se
-montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de
-l’écrivain; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les
-personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que
-les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés,
-leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le
-lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne
-sait où.</p>
-
-<p>Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de
-l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais
-même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans
-un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence
-d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les
-reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je ne sais quoi
-de presque divin qui est l’art.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XII">XII</span></p>
-
-<p>Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet
-impeccable artiste, mais impassible.</p>
-
-<p>S’il attachait une importance considérable à l’observation et à
-l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition
-et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les
-livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné
-qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent
-dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et
-à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la
-façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à
-un enseignement quelconque.</p>
-
-<p>Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la
-critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.</p>
-
-<p>«Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont
-protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants.»</p>
-
-<p>La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables
-au maintien de l’ordre social établi; mais il n’y a rien de commun
-entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal
-motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou
-mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni
-pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.</p>
-
-<p>L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de
-comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute
-la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant
-<span class="pagenum2" id="Page_XIII">XIII</span> son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse
-d’être consciencieux et artiste, s’il s’efforce systématiquement de
-glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge
-déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.</p>
-
-<p>Tout acte, bon ou mauvais, n’a pour l’écrivain qu’une importance comme
-sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal y puisse être
-attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.</p>
-
-<p>En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent,
-il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions.</p>
-
-<p>Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté.
-Exemple: Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais,
-Shakespeare et tant d’autres.</p>
-
-<p>Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par
-la force même des faits qu’il raconte.</p>
-
-<p>Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi.</p>
-
-<p>Lorsque parut <i>Madame Bovary</i>, le public, accoutumé à l’onctueux sirop
-des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans
-accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là
-une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas
-plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez
-n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XIV">XIV</span></p>
-
-<p>Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en
-comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions.
-Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il
-s’explique ainsi dans une de ses lettres:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés,—cela
- est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous? Il s’agit
- de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des
- choses? Est-ce que tout n’est pas une illusion? Il n’y a de vrais que
- les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.</p>
-</div>
-
-<p>Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux; mais nul ne
-s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.</p>
-
-<p>Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore
-de la pénétration que de l’observation.</p>
-
-<p>Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations
-explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les
-dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation
-psychologique.</p>
-
-<p>Il imaginait d’abord des types; et, procédant par déduction, il
-faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils
-devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs
-tempéraments.</p>
-
-<p>La vie donc qu’il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu’à
-titre de renseignement.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XV">XV</span></p>
-
-<p>Jamais il n’énonce les événements; on dirait, en le lisant, que les
-faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d’importance à
-l’apparition visible des hommes et des choses.</p>
-
-<p>C’est cette rare qualité de <i>metteur en scène</i>, d’évocateur impassible
-qui l’a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne
-savent comprendre le sens profond d’une œuvre que lorsqu’il est
-étalé en des phrases philosophiques.</p>
-
-<p>Il s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on lui avait
-collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa <i>Bovary</i> que par haine de
-l’école de M. Champfleury.</p>
-
-<p>Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour
-son puissant talent qu’il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait
-pas le <i>naturalisme</i>.</p>
-
-<p>Il suffit de lire avec intelligence <i>Madame Bovary</i> pour comprendre que
-rien n’est plus loin du réalisme.</p>
-
-<p>Le procédé de l’écrivain réaliste consiste à raconter simplement des
-faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et
-observés.</p>
-
-<p>Dans <i>Madame Bovary</i>, chaque personnage est un type, c’est-à-dire le
-résumé d’une série d’êtres appartenant au même ordre intellectuel.</p>
-
-<p>Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de
-Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires
-sont des types, doués d’un relief d’autant plus énergique qu’en eux
-sont concentrées des quantités d’observations de même nature, d’autant
-plus vraisemblables <span class="pagenum2" id="Page_XVI">XVI</span> qu’ils représentent l’échantillon modèle de
-leur classe.</p>
-
-<p>Mais Gustave Flaubert avait grandi à l’heure de l’épanouissement du
-romantisme; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand
-et de Victor Hugo, et il se sentait à l’âme un besoin lyrique qui ne
-pouvait s’épandre complètement en des livres précis comme <i>Madame
-Bovary</i>.</p>
-
-<p>Et c’est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme:
-ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu’à sa mort sous
-l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgré lui, presque
-inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la
-force créatrice enfermée en lui, qu’il écrivait ces romans d’une allure
-si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goût, il préférait les
-sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des
-tableaux d’opéra.</p>
-
-<p>Dans <i>Madame Bovary</i>, d’ailleurs, comme dans l’<i>Éducation
-sentimentale</i>, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a
-souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu’elle
-exprime. Elle part, comme fatiguée d’être contenue, d’être forcée à
-cette platitude, et, pour dire la stupidité d’Homais ou la niaiserie
-d’Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait
-des motifs de poème.</p>
-
-<p>Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d’un
-récit homérique son second roman, <i>Salammbô</i>.</p>
-
-<p>Est-ce là un roman? N’est-ce pas plutôt une sorte d’opéra en prose?
-Les tableaux se développent avec <span class="pagenum2" id="Page_XVII">XVII</span> une magnificence prodigieuse, un
-éclat, une couleur et un rythme surprenants.</p>
-
-<p>La phrase chante, crie, a des fureurs et des sonorités de trompette,
-des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des
-souplesses de violon et des finesses de flûte.</p>
-
-<p>Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant
-sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l’air de
-se mouvoir dans un décor antique et grandiose.</p>
-
-<p>Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu’il ait écrit, donne
-aussi l’impression d’un rêve magnifique.</p>
-
-<p>Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave
-Flaubert? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l’éclat de poésie
-qu’il a jeté dessus nous les montre dans l’espèce d’apothéose dont
-l’art lyrique enveloppe ce qu’il touche.</p>
-
-<p>Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire,
-qu’il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et
-il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude
-sobre et parfaite qui s’appelle l’<i>Éducation sentimentale</i>.</p>
-
-<p>Cette fois, il prit pour personnages, non plus des <i>types</i> comme dans
-la <i>Bovary</i>, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu’on
-rencontre tous les jours.</p>
-
-<p>Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition
-surhumain, il a l’air, tant il ressemble à la vie même, d’être exécuté
-sans plan et sans intentions. Il est l’image parfaite de ce qui se
-passe chaque <span class="pagenum2" id="Page_XVIII">XVIII</span> jour; il est le journal exact de l’existence; et la
-philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée
-derrière les faits; la psychologie est si parfaitement enfermée dans
-les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que
-le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements
-apparents, n’a pas compris la valeur de ce roman incomparable.</p>
-
-<p>Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de
-ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si
-profond, si voilé, si amer.</p>
-
-<p>L’<i>Éducation sentimentale</i>, méprisée par la plupart des critiques
-accoutumés aux formes connues et immuables de l’art, a des admirateurs
-nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang
-parmi les œuvres de Flaubert.</p>
-
-<p>Mais il lui fallait, par suite d’une de ces réactions nécessaires à son
-esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit
-une œuvre ébauchée autrefois, la <i>Tentation de saint Antoine</i>.</p>
-
-<p>C’est là, certes, l’effort le plus puissant qu’ait jamais tenté
-un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur
-inaccessible rendaient l’exécution d’un pareil livre presque au-dessus
-des forces humaines.</p>
-
-<p>Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l’a fait
-assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de
-nourritures succulentes, mais par toutes les doctrines, toutes les
-croyances, toutes les superstitions où s’est égaré l’esprit inquiet
-<span class="pagenum2" id="Page_XIX">XIX</span> des hommes. C’est le défilé colossal des religions escortées de
-toutes les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans
-les cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le
-désir de l’impénétrable inconnu.</p>
-
-<p>Puis, aussitôt achevée, cette œuvre énorme, troublante, un peu
-confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque
-le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux
-bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.</p>
-
-<p>Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre encyclopédique,
-<i>Bouvard et Pécuchet</i>, qui pourrait porter comme sous-titre: «Du défaut
-de méthode dans l’étude des connaissances humaines.»</p>
-
-<p>Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient
-d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses
-économies; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur
-existence, et quittent la capitale.</p>
-
-<p>Alors ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant
-toutes les connaissances de l’humanité; et, là, se développe la donnée
-philosophique de l’ouvrage.</p>
-
-<p>Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la
-chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire,
-à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, à la
-sorcellerie; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les
-abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent
-l’éducation de deux orphelins, échouent <span class="pagenum2" id="Page_XX">XX</span> encore et, désespérés, se
-remettent à copier comme autrefois.</p>
-
-<p>Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles
-apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est
-en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une
-prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns
-aux autres, se détruisant les uns les autres par les contradictions
-des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est
-l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade
-dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main; ce
-fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout,
-l’éternelle et universelle bêtise.</p>
-
-<p>Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées
-et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances
-aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page,
-de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se
-dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa
-voisine.</p>
-
-<p>Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies
-antiques dans la <i>Tentation de saint Antoine</i>, il l’a de nouveau
-accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de
-la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues
-pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de
-l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours «l’éternelle misère de
-tout».</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXI">XXI</span></p>
-
-<p>La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain; tout est incertain,
-variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de
-vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale
-du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard: «La science est
-faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être
-ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup
-plus grand et qu’on ne peut découvrir.»</p>
-
-<p>Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus curieux, de plus
-subtil et de plus <i>intéressant</i> dans l’homme: c’est l’histoire de
-l’<i>idée</i> sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec
-toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.</p>
-
-<p>Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave
-Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il
-ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations
-bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose
-que l’<i>invraisemblable</i>. Pour les autres, c’est tout simplement le
-domaine de l’idée.</p>
-
-<p>Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs
-très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images,
-de visions.</p>
-
-<p>Dans <i>Bouvard et Pécuchet</i>, les véritables personnages sont des
-systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de
-porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se
-combattent et se détruisent.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXII">XXII</span></p>
-
-<p>Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette
-procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes
-qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours
-ardents; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux
-établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus
-simple.</p>
-
-<p>Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance
-humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une
-justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur
-avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de
-sottises cueillies chez les grands hommes.</p>
-
-<p>Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier,
-ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant
-l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des
-passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé.
-Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances,
-de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes,
-d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts
-esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet
-quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait
-infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant d’une autre,
-puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau
-formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.</p>
-
-<p>Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne <span class="pagenum2" id="Page_XXIII">XXIII</span> de notes
-demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en
-entier.</p>
-
-<p>Il les avait cependant classées; mais il devait revoir cette
-classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié
-de cet amas de documents. Voici, toutefois, l’ordre dans lequel il a
-laissé ces notes:</p>
-
-<table class="table50" id="ramon" summary="table_01">
- <tbody>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Morale.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Amour.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Philosophie.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Mysticisme.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Religion.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Prophétie.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Socialisme (religieux et politique).</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Critique.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Esthétique.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td rowspan="3" class="tdlmiddle2">Spécimens de style.</td>
- <td rowspan="3" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o80.jpg" alt="" title="" width="6" height="80" /></td>
- <td class="tdltop">Périphrases.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Palinodies.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Rococo.</td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<p class="center95 margintop2"><i>Styles des grands écrivains, des journalistes, des poètes.</i></p>
-
-<table class="table50" id="table_02" summary="table_02">
- <tbody>
- <tr>
- <td rowspan="10" class="tdlmiddle2">Style.</td>
- <td rowspan="10" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o250.jpg" alt="" title="" width="12" height="250" /></td>
- <td colspan="3" class="tdltop">Classique.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td rowspan="2" class="tdlmiddle">Scientifique.</td>
- <td rowspan="2" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o30.jpg" alt="" title="" width="6" height="30" /></td>
- <td class="tdltop">Médical.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Agricole.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Clérical.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Révolutionnaire.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Romantique.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Réaliste.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Dramatique.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Officiel des souverains.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop">Poétique officiel.</td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXIV">XXIV</span></p>
-
-<p class="category">HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES.</p>
-
-<p class="center95"><i>Beaux-arts.</i></p>
-
-<table class="table50" id="table_03" summary="table_03">
- <tbody>
- <tr>
- <td rowspan="4" class="tdlmiddle2">Beautés.</td>
- <td rowspan="4" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o100.jpg" alt="" title="" width="8" height="100" /></td>
- <td class="tdltop">Du parti de l’ordre.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Des gens de lettres.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">De la religion.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Des souverains.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Opinions sur les grands hommes.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Les classiques corrigés.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Bizarreries.—Férocités.—Excentricités.—Injures.—Sottises.—Lâchetés.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="3" class="tdltop2">Exaltation du bas.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td rowspan="2" class="tdlmiddle2">Charabia officiel.</td>
- <td rowspan="4" class="tdrmiddlenopadding"><img src="images/accolade-o50.jpg" alt="" title="" width="6" height="50" /></td>
- <td class="tdltop">Discours.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop">Circulaires.</td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<p class="category">IMBÉCILES.</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Le dictionnaire des idées reçues.<br />
- Le catalogue des opinions <i>chic</i>.</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>C’est donc bien là l’histoire de la bêtise humaine sous toutes ses
-formes.</p>
-
-<p>Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de
-ces notes.</p>
-
-<p class="category">PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION.</p>
-
-<p class="center95"><i>Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Ce peuple si brillant n’a rien fondé, rien établi de durable, et il
- n’est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de
- livres et de statues. Il manqua toujours de raison.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Lamennais.</span> <i>Essai sur l’indifférence</i>, t. IV, p. 171.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXV">XXV</span></p>
-
-<p class="center95"><i>Morale.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Descartes.</span> <i>Discours sur la Méthode</i>, part. 6.</p>
-
- <p>L’étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et
- l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terribles.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Dupanloup.</span> <i>Éducation intellectuelle</i>, p. 417.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu’il ne faut
- pas détruire.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de Saint-Pétersbourg</i>,<br />7<sup>e</sup> Ent., p. 234.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que
- l’on appelle des vaisseaux.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Fénelon.</span></p>
-</div>
-
-<p class="category">BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE.</p>
-
-<p class="center95"><i>Économie politique.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de
- l’huile de colza, exposèrent au gouvernement qu’un produit nouveau,
- le gaz, commençait à se répandre; que ce mode d’éclairage, s’il
- se généralisait, ferait délaisser les autres, d’autant plus qu’il
- paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En
- raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté,
- protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver
- de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce
- produit perturbateur.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Frédéric Passy.</span> <i>Discours sur le libre échange.</i></p>
-
- <p class="ldate2">5 décembre 1878.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXVI">XXVI</span></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans
- lecture et sans connaissance.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">La Harpe.</span> <i>Introduction de Cours littéraire.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Style ecclésiastique.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du
- monde, la femme, c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique,
- vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit saint, communique aussi
- le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante;
- il court sur la voie du progrès et s’avance vers les doctrines
- éternelles.</p>
-
- <p>Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine,
- la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses
- catastrophes.</p>
-
- <p class="rsignature2">M<sup>gr</sup> <span class="smcap">Mermillod</span>. <i>De la vie surnaturelle dans les âmes.</i></p>
-</div>
-
-<p class="category">PÉRIPHRASES.</p>
-
-<p class="center95"><i>Imbéciles.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant
- le mariage.</p>
-
- <p class="rsignature2">(<i>Traduction d’Homère.</i>) <span class="smcap">Ponsard.</span></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Style romantique.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange
- venait aux lèvres en la regardant.</p>
-
- <p class="rsignature2"><i>Sibylle</i> (p. 146). <span class="smcap">O. Feuillet.</span></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Style des souverains.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Louis-Napoléon.</span></p>
-
- <p class="ldate2">Cité dans la <i>Rive gauche</i>, 12 mars 1865.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXVII">XXVII</span></p>
-
-<p class="center95"><i>Style catholique.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>L’enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de
- dragon dans le calice de Babylone.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Pie IX.</span> <i>Manifeste</i>, 1847.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à
- l’inobservation du dimanche.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">L’évêque de Metz.</span> <i>Mandement, décembre 1846.</i></p>
-</div>
-
-<p class="category">IDÉES SCIENTIFIQUES.</p>
-
-<p class="center95"><i>Histoire naturelle.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles!</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Proudhon.</span> (<i>De la célébration du dimanche</i>, 1850.)</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Les chiens sont pour l’ordinaire de deux teintes opposées, l’une
- claire et l’autre rembrunie, afin que, quelque part qu’ils soient
- dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la
- couleur desquels on les confondrait.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bernardin de Saint-Pierre.</span> <i>Harmonies de la
- Nature.</i></p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs
- blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les
- attraper plus aisément.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bernardin de Saint-Pierre</span>. <i>Harmonies de la Nature</i>.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être <span class="pagenum2" id="Page_XXVIII">XXVIII</span>
- mangé en famille; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée
- avec les voisins.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bernardin de Saint-Pierre.</span> <i>Études de la
- Nature.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Souci de la vérité.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Toute autorité, mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux
- nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la
- découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait
- nul, comparé à celui d’ébranler les institutions et les opinions
- reçues.</p>
-
- <p class="rsignature2">P. 283, t. II, <span class="smcap">de Maistre</span>, <i>Exam. philos.</i> <span class="smcap">Bacon.</span></p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville.
- Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique.
- C’est l’effet d’un refroidissement subit.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Raspail.</span> <i>Hist. Santé et Maladie</i>, p. 246, 247.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Poissons.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Je remarque sur les poissons que c’est une merveille qu’ils puissent
- naître et vivre dans l’eau de la mer, qui est salée, et que leur race
- ne soit pas anéantie depuis longtemps.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Gaume.</span>.<i>Catéchisme de persévérance</i>, 57.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>De la chimie.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Est-il nécessaire d’observer que cette vaste science (la chimie) est
- absolument déplacée dans un enseignement général? A quoi sert-elle
- pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour le
- marin, pour le négociant?</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Lettres et opuscules inédits.</i></p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXIX">XXIX</span></p>
-
-<p class="center95"><i>Mépris de la science.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de
- l’homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits
- faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>Génie du Christianisme</i>, p. 335.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Zoologie.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>C’est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd’hui
- l’homme <i>mammifère</i> rangé, d’après le système de Linnæus, avec les
- singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant
- le laisser à la tête de la création, où l’avaient placé Moïse,
- Aristote, Buffon et la nature?</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>Génie du Christianisme</i>, p. 351.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Ses mouvements (du serpent) diffèrent de ceux de tous les animaux; on
- ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni
- nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre,
- il s’évanouit magiquement.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>Génie du Christianisme</i>, p. 138.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Linguistique.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des
- restes évidents d’une langue antérieure parlée par un peuple éclairé,
- et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait
- seulement que la dégradation est arrivée au point d’effacer ces
- derniers restes.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de Saint-Pétersbourg.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Les sciences naturelles sont secondaires.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers <span class="pagenum2" id="Page_XXX">XXX</span>
- de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités
- conservatrices, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui
- est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et
- spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes
- de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser. De quoi
- pourraient-ils se plaindre?</p>
-
- <p class="rsignature2">8<sup>e</sup> <i>Entretien</i>, p. 131. <span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de
- Saint-Pétersbourg.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>La science doit être mise à la seconde place.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Si l’on n’en vient pas aux anciennes maximes, si l’éducation n’est
- pas rendue aux prêtres et si la science n’est pas mise partout à
- la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables;
- nous serons abrutis par la science, et c’est le dernier degré de
- l’abrutissement.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Essai sur les principes générateurs.</i></p>
-</div>
-
-<p class="category">BÉVUES HISTORIQUES.</p>
-
-<p class="center95"><i>Opinion sur l’étude de l’histoire.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>L’enseignement de l’histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients
- et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Dupanloup.</span></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Critique historique.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est
- difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir
- la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts,
- l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui,
- la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de
- l’univers. Toutefois, quelque <span class="pagenum2" id="Page_XXXI">XXXI</span> en dehors des règles ordinaires
- que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là
- certains traits de sa physionomie morale.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">A. Thiers.</span> <i>Histoire du Consulat et de l’Empire</i>,
- t. XX, p. 713.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>J’ai ouï plusieurs fois déplorer l’aveuglement du conseil de François
- I<sup>er</sup>, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Montesquieu.</span> <i>Esprit des Lois</i>, liv. XXI, ch. <span class="smcap">XXII</span>.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>(François I<sup>er</sup> monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb mort
- en 1506.)</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Pipe au</i> <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> <i>siècle</i>.</p>
-
-<div class="quote">
- <p>A quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile,
- fumait une longue pipe.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Villemain.</span> <i>Lascaris.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>A la veille de l’empire napoléonien.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner
- l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une
- époque du monde.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Soirées de Saint-Pétersbourg.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>La Prusse ne sera pas rétablie.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice
- fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et
- des feuilles de brochures, a croulé en un clin d’œil et c’en est
- fait pour toujours.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Lettres et Opuscules</i>, p. 98.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXII">XXXII</span></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain!</p>
-
- <p class="rsignature2"><i>Saint Jean Chrysostome, né à Antioche</i> (<i>Asie</i>).</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par
- Annibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte.</p>
-
- <p>Il accuse Louis XI d’avoir persécuté Abeilard.<br />
- <span class="marginleft15">Louis XI, né en 1423.</span><br />
- <span class="marginleft15">Abeilard, né en 1079.</span></p>
-
- <p>Smyrne est une île.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">J. Janin</span>, dans <i>G. de Flotte</i>, 1860.</p>
-</div>
-
-<p class="category">EXALTATION DU BAS.</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les
- <i>Orientales</i>.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Proudhon.</span></p>
-</div>
-
-<p class="category">BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES.</p>
-
-<p class="center95"><i>Corneille.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses; si, en effet,
- elles ne sont dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l’ouvrage
- notablement défectueux et s’écartent du but de la poésie qui veut
- être utile.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Académie</span> (sur le <i>Cid</i>).</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Qu’on me cite une pièce du grand <i>Corneille</i> que je ne me charge de
- refaire mieux que lui! Qui tient la gageure? Je n’aurais fait que ce
- dont tout homme est capable, pourvu qu’il croie aussi fermement en
- Aristote qu’en moi.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Lessing.</span> <i>Dramaturgie de Hambourg</i>, p. 462, 463.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXIII">XXXIII</span></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a
- beaucoup de négligence dans son style.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Condillac.</span> <i>Traité de l’art d’écrire.</i></p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>(Descartes), rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont
- le nom est fait pour le pays des chimères.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Marat</span>, à propos du Panthéon.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Rabelais, ce boueux de l’humanité.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Lamartine.</span></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Lulli.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer des
- passions les plus déréglées.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bossuet</span>, <i>Maximes sur la comédie</i>.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Molière.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>C’est dommage que Molière ne sache pas écrire.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Fénelon.</span></p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Molière est un infâme histrion.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Bossuet.</span></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Byron.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">L. Veuillot.</span> <i>Libres Penseurs</i>, p. 11.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>A mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la
- patrie, c’est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et
- citoyen scandaleux, s’il eût été homme de sens et vraiment grand
- par l’esprit et par le cœur, aurait fait tout <span class="pagenum2" id="Page_XXXIV">XXXIV</span> simplement
- pénitence, afin de reconquérir le droit d’élever sa fille et de
- servir son pays.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">L. Veuillot.</span> <i>Libres Penseurs</i>, p. 11.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Injures aux grands hommes.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>C’est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles; mais, hors
- de là, le moindre général est plus habile que lui.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>De Buonaparte et des Bourbons.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Bonaparte.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>On a cru qu’il (Bonaparte) avait perfectionné l’art de la guerre, et
- il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Chateaubriand.</span> <i>De Buonaparte et des Bourbons.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Bacon.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Bacon est absolument dépourvu de l’esprit d’analyse, non seulement ne
- savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Examen de la philosophie de Bacon</i>,
- I<sup>er</sup>, p. 37.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées
- fondamentales étaient fausses.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Examen de la philosophie de Bacon</i>,
- t. I<sup>er</sup>, p. 82.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Bacon avait l’esprit éminemment faux et d’un genre de fausseté
- qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Son incapacité <span class="pagenum2" id="Page_XXXV">XXXV</span> absolue,
- essentielle, radicale dans toutes les branches des sciences
- naturelles.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">De Maistre.</span> <i>Examen de la philosophie de Bacon</i>,
- t. I<sup>er</sup>, p. 285.</p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Voltaire.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et
- historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et
- déconsidéré par l’orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme
- et de son caractère.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Dupanloup.</span> <i>Haute Éducation intellectuelle.</i></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Gœthe.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>La postérité, à laquelle Gœthe a donné son œuvre à juger, fera
- ce qu’elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d’airain:</p>
-
- <p>«Gœthe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand
- écrivain, grand poète, grand artiste.»</p>
-
- <p>Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l’art pour
- l’art, de l’amour quand même et du matérialisme, viendront lui
- demander d’ajouter:</p>
-
- <p>«Grand homme!» elle répondra: Non!</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">A. Dumas</span> fils.</p>
-
- <p class="ldate2">23 juillet 1873.</p>
-</div>
-
-<p class="category">IDÉES SUR L’ART.</p>
-
-<p class="center95"><i>Imbéciles.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce
- soit, ne doivent une partie de leurs succès aux qualités supérieures
- dont leur organisation est douée.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Damiron.</span> <i>Cours de philosophie</i>, t. II, p. 35.</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXVI">XXXVI</span></p>
-
-<p class="center95"><i>Jocrisses.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>Sitôt qu’un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire
- étranger.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">L. Havin.</span> <i>Courrier du Dimanche.</i></p>
-
- <p class="ldate2">15 décembre.</p>
-</div>
-
-<div class="quote">
- <p>Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites.</p>
-
- <p class="rsignature2"><span class="smcap">Ponsard.</span></p>
-</div>
-
-<p class="center95"><i>Imbéciles.</i></p>
-
-<div class="quote">
- <p>L’épicerie est respectable. C’est une branche du commerce. L’armée
- est plus respectable encore, parce qu’elle est une institution dont
- le but est l’ordre.</p>
-
- <p>L’épicerie est utile, l’armée est nécessaire.</p>
-
- <p class="rsignature2"><i>Les Nouvelles</i>, <span class="smcap">Jules Noriac</span>.</p>
-
- <p class="ldate2">26 octobre 1865.</p>
-</div>
-
-<p>Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes.</p>
-
-<p>L’aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était
-surprenante. Un exemple est caractéristique.</p>
-
-<p>En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il
-s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du
- siècle de Louis XIV? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses
- ou des fautes du grand roi? Nous parle-t-elle de la révocation de
- l’Édit de Nantes?</p>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XXXVII">XXXVII</span></p>
-
-<p>Il écrivit au-dessous de cette citation:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Révocation de l’Édit de Nantes, 1685.<br />
- <span class="marginleft15">Mort de Molière, 1673.</span></p>
-</div>
-
-<p>Comment se peut-il qu’aucun des académiciens, réunis en comité pour
-entendre la lecture de ce discours avant qu’il fût prononcé, ne fît ce
-simple rapprochement de dates?</p>
-
-<p>Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents
-justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de
-sottises, il y aurait intercalé deux ou trois contes, d’un idéalisme
-poétique, copié aussi par Bouvard et Pécuchet.</p>
-
-<p>On a trouvé dans ses papiers le plan d’une de ces nouvelles, qui aurait
-été intitulée: <i>Une nuit de Don Juan</i>.</p>
-
-<p>Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans
-suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et
-de préparer son travail. A ce point de vue, il peut être intéressant.
-Le voici:</p>
-
-<div class="quote">
- <p class="category">UNE NUIT DE DON JUAN</p>
-
- <p class="center">I</p>
-
- <p>Le faire sans parties, d’un seul trait.</p>
-
- <p>Commencement mouvementé comme action,—en tableau deux cavaliers
- arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais
- pas encore trop indiqué, seulement comme <span class="pagenum2" id="Page_XXXVIII">XXXVIII</span> lumière, dans les
- arbres,—on laisse paître les chevaux dans les broussailles,—ils s’y
- empêtrent la gourmette, etc.—Cela au milieu du dialogue, coupé, de
- temps à autre, par de petits détails d’action.</p>
-
- <p>Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau
- sur le gazon.—Il vient de tuer le frère de dona Elvire.—Ils sont en
- fuite.—La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.</p>
-
- <p>Paysage.—Le couvent derrière eux.—Ils sont assis sur une pelouse
- en pente sous des orangers.—Cercle des bois autour d’eux.—Terrain
- d’une pente légère devant eux.—Horizon de montagnes pelées par le
- sommet.—Coucher de soleil.</p>
-
- <p>Don Juan est las et s’en prend à Leporello.—Mais est-ce ma faute, la
- vie que vous menez et me faites mener?—Eh bien, la vie que je mène,
- est-ce ma faute aussi?—Comment, ce n’est pas votre faute!—Leporello
- le croit, car il lui a souvent vu de bonnes intentions de mener
- une vie plus rangée.—Oui, et le hasard en dispose autrement.
- Exemples.—Leporello reprend les exemples: désir qu’il a de
- connaître à toutes les femmes qu’il voit, jalousie universelle du
- genre humain.—Vous voudriez que tout fût à vous.—Vous cherchez
- les occasions.—Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais...
- aspiration.—Moins que jamais il ne sait pas ce qu’il voudrait,
- ce qu’il veut.—Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien
- à ce que dit son maître.—Don Juan souhaite d’être pur, d’être
- un adolescent vierge.—Il ne l’a jamais été, car il a toujours
- été hardi, impudent, positif.—Il a voulu souvent se donner les
- émotions de l’innocence.—Dans tout et partout c’est la femme qu’il
- cherche.—Mais pourquoi les quittez-vous?—Ah! pourquoi!—Don Juan
- répond par l’ennui de la femme possédée.—Embêtement que cause son
- œil, tentation de battre celles qui pleurent.—Comme vous les
- repoussez, les pauvres petites biches!—Comme vous oubliez!—Don Juan
- s’étonne lui-même <span class="pagenum2" id="Page_XXXIX">XXXIX</span> de l’oubli et sonde cette idée, c’est une
- chose triste.—J’ai retrouvé des gages d’amour que je ne savais plus
- d’où ils me venaient.—Vous vous plaignez de la vie, maître, c’est
- injuste.—Leporello jouit scélératement à l’idée du bonheur de don
- Juan.—Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme
- participant à quelque chose de la poésie de son maître.</p>
-
- <p>Rêverie de don Juan à l’idée que lui soumet Leporello qu’il peut
- avoir un fils quelque part?...</p>
-
- <p>Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes.—Désir qu’a
- don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque
- effacés.—Que ne donnerait-il pas pour ravoir une idée nette de ces
- images!</p>
-
- <p>Ce n’est pas tout de changer. C’est que vous changez souvent pour
- pire.—Amour des femmes laides. N’avez-vous pas été, l’an passé, fou
- de cette vieille marquise napolitaine?</p>
-
- <p>Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille
- duègne, dans l’ombre, dans un château).—Mais tu ne sais donc
- pas ce que c’est qu’un désir, pauvre homme (en lui saisissant
- le bras), et ce qui le fait naître?—Excitation d’un désir
- physique.—Corruption.—Abîme qui sépare l’objet du sujet, et appétit
- de celui-ci à entrer dans l’autre.—Voilà pourquoi toujours je suis
- en quête.—Silence.</p>
-
- <p>Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue
- de navire.—Envie d’y monter.—Il y grimpe un jour, et lui prend
- les seins.—Araignées dans le bois pourri.—Premier sentiment de la
- femme, excitation du péril.—Et toujours j’ai retrouvé la poitrine de
- bois.—Comment, mais pourtant quand elles jouissent! car je vous vois
- heureux.—Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après),
- c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner qu’il y avait quelque chose
- au delà.—Mais non.—Impossibilité d’une communion parfaite, quelque
- adhérent que soit le baiser.—Quelque chose gêne et de soi fait mur.
- Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les
- mots. De là le <span class="pagenum2" id="Page_XL">XL</span> désir, toujours renouvelé et toujours trompé,
- d’une adhérence plus intime. (A des places différentes noter:</p>
-
- <p>Jalousie dans le désir = savoir, avoir.</p>
-
- <p>Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.</p>
-
- <p>Jalousie dans le souvenir = ravoir, se souvenir bien.)</p>
-
- <p>C’est pourtant toujours la même chose, dit Leporello.—Eh! non, ce
- n’est jamais la même chose! Autant de femmes et autant d’envies, de
- jouissances et d’amertumes différentes.</p>
-
- <p>Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de don
- Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant
- il n’y a de différence que dans l’intensité!</p>
-
- <p>Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes
- regardent.—Avoir toute beauté, etc.—Vous avez pourtant bien des
- femmes.—Qu’est-ce que ça me fait? Le grand nombre de maîtresses,
- qu’est-ce que c’est comparativement au reste? Combien m’ignorent et
- pour lesquelles je n’aurai jamais rien été!</p>
-
- <p>Deux espèces d’amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où
- l’individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de
- volupté, pourtant). A celui-là appartient la jalousie. Le second,
- c’est l’amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus
- navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l’autre a des
- âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos
- de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d’autres
- qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi
- dépend des moments, des hasards et des dispositions.</p>
-
- <p>Don Juan est las et finit par avoir l’envie de crever qui vous prend
- quand on a trop pensé, sans solution.</p>
-
- <p>On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini.
- Qu’est-ce donc?</p>
-
- <p>Et ils levèrent la tête.</p>
-
- <p><span class="pagenum2" id="Page_XLI">XLI</span></p>
-
- <p class="center">II</p>
-
- <p>Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria
- couchée.—Tableau.—Longue contemplation,—désir,—souvenir.—Elle
- se réveille. D’abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à
- sa pensée. Elle n’a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans
- qu’on puisse distinguer le fantastique du réel).</p>
-
- <p>Il y a longtemps que je t’attends. Tu ne venais pas.—Raconte
- sa maladie et sa mort.—A mesure que le dialogue prend, elle se
- réveille de plus en plus.—Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement,
- lentement, d’abord sur les coudes, puis assise.—Grands yeux ébahis.
- Rentrer dans le précis.—Comment?</p>
-
- <p>C’est donc toi dont j’entendais les pas dans les bois,—étouffement
- des nuits.—Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne
- remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains
- dans la fontaine.—Comparaison symbolique du cerf altéré.—Après-midi
- d’été.</p>
-
- <p>On nous défendait de raconter nos songes—à propos du crucifix qui
- domine le lit d’Anna Maria, ce christ qui veille sur les rêves.—Le
- crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune
- fille est agité et saigne souvent.</p>
-
- <p>Ce qu’est le christ pour Anna Maria, mais il ne me répond pas dans
- mon amour.—Oh! je l’ai bien prié pourtant! Pourquoi n’a-t-il pas
- voulu, pourquoi ne m’a-t-il pas écouté? Aspirations de chair et
- d’amour vrai (complétant l’amour mystique), en parallèle avec les
- aspirations dévergondées de don Juan, qui a eu, dans ses autres
- amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques.
- (Indiquer ceci, quant à don Juan, dans sa conversation avec
- Leporello.)</p>
-
- <p>Mouvement d’Anna Maria entourant don Juan de ses deux <span class="pagenum2" id="Page_XLII">XLII</span> bras.—Le
- gras de l’avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout
- des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui; une boucle
- des cheveux de don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le
- bouton de sa chemise.</p>
-
- <p>La nuit animée,—feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle
- d’amour.—C’est l’amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie
- simple. Le jour vient.</p>
-
- <p>Aspirations de vie d’Anna Maria à l’époque des moissons. Matinées
- de dimanche les jours de fête dans l’église.—Les directeurs
- la tourmentent.—J’aimais beaucoup le confessionnal. Elle s’en
- approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son
- cœur allait s’ouvrir.—Mystère, ombre.—Mais elle n’avait pas de
- péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes
- à vie ardente,—heureuse.</p>
-
- <p>Un jour elle s’évanouit toute seule dans l’église, où elle venait
- mettre des fleurs (l’organiste jouait tout seul), en contemplant un
- vitrail pénétré de soleil.</p>
-
- <p>Désirs fréquents qu’elle a de la communion. Avoir Jésus dans le
- corps, Dieu en soi!—A chaque nouveau sacrement il lui semblait
- qu’une soif serait apaisée.—Elle multipliait les œuvres,
- jeûnes, prières, etc.—Sensualité du jeûne.—Se sentir l’estomac
- tiraillé, faiblesses de tête.—Elle a peur, elle s’étudie à se
- donner des peurs, etc.—Mortifications.—Elle aimait beaucoup les
- bonnes odeurs.—Elle flaire des choses dégoûtantes.—Volupté des
- mauvaises odeurs.—Elle en est honteuse devant don Juan, que ça
- enthousiasme.—Anna Maria s’étonne de son désir.—Qu’est-ce? Comment
- se fait-il que je désire et qu’elle désire ce qu’elle ne sait pas?
- La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez don
- Juan).—J’entendais parler du monde.—Parle-moi! parle-moi!</p>
-
- <p>La lampe s’éteint faute d’huile.—Les étoiles éclairent la chambre
- (pas de lune).—Puis le jour paraît.—Anna Maria retombe morte.</p>
-
- <p><span class="pagenum2" id="Page_XLIII">XLIII</span></p>
-
- <p>On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur
- dos. Don Juan s’enfuit.</p>
-
- <p>Ton du caractère d’Anna Maria: <i>doux</i>.</p>
-
- <p><i>Ne jamais perdre de vue don Juan.</i> L’objet principal (au moins de la
- seconde partie), c’est l’union, l’égalité, la dualité, dont chaque
- terme a été jusqu’ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant
- graduellement aille se compléter et s’unir au terme voisin.</p>
-</div>
-
-<p>Gustave Flaubert n’écrivit point d’un seul coup <i>Bouvard et Pécuchet</i>.
-On peut dire que la moitié de sa vie s’est passée à méditer ce livre et
-qu’il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force.
-Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les
-documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois
-devant l’énormité de la besogne. «Il faut être fou, disait-il souvent,
-pour entreprendre un pareil livre.» Il fallait surtout une patience
-surhumaine et une indéracinable volonté.</p>
-
-<p>Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait
-jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements,
-sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu,
-il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de
-nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre.
-Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise,
-colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume,
-en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un
-lot d’idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir,
-il les fondait, les mêlait, <span class="pagenum2" id="Page_XLIV">XLIV</span> rejetait les accessoires, simplifiait
-les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules
-absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.</p>
-
-<p>Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme
-repos il écrivit son délicieux volume intitulé: <i>Trois Contes</i>.</p>
-
-<p>On dirait qu’il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son
-œuvre. Les trois Nouvelles: <i>Un Cœur simple</i>, <i>la Légende de
-saint Julien l’Hospitalier</i> et <i>Hérodias</i>, montrent d’une façon courte
-et admirable les trois faces de son talent.</p>
-
-<p>S’il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier
-rang <i>Saint Julien l’Hospitalier</i>. C’est un absolu chef-d’œuvre de
-couleur et de style, un chef-d’œuvre d’art.</p>
-
-<p><i>Un Cœur simple</i> raconte l’histoire d’une pauvre servante de
-campagne honnête et bornée, dont la vie va tout droit jusqu’à la mort,
-sans qu’une lueur de bonheur vrai l’éclaire jamais.</p>
-
-<p>La <i>Légende de saint Julien l’Hospitalier</i> nous montre les aventures
-miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d’église d’une
-naïveté savante et colorée.</p>
-
-<p><i>Hérodias</i> nous dit l’accident tragique de la décollation de saint
-Jean-Baptiste.</p>
-
-<p>Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de
-romans.</p>
-
-<p>Il comptait écrire d’abord le <i>Combat des Thermopyles</i> et il devait
-accomplir un voyage en Grèce au <span class="pagenum2" id="Page_XLV">XLV</span> commencement de l’année 1882 pour
-voir le paysage réel de cette lutte surhumaine.</p>
-
-<p>Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et
-terrible, qu’on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur
-apprendre l’amour du pays.</p>
-
-<p>Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et
-les corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un
-mot technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui
-n’appartient pas à l’histoire d’une nation, mais à l’histoire du monde.
-Il se réjouissait à l’idée d’écrire en termes sonores les adieux de
-ces guerriers recommandant à leurs femmes, s’ils mouraient dans la
-rencontre, d’épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux
-fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert
-dans un enthousiasme violent.</p>
-
-<p>Il songeait encore à une sorte de <i>Matrone d’Éphèse</i> moderne, ayant été
-séduit par un sujet que lui avait raconté Tourguéneff.</p>
-
-<p>Enfin, il méditait un grand roman sur le second Empire, où on aurait vu
-le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale,
-le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si
-nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans
-la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France
-impériale.</p>
-
-<p>Deux personnages principaux l’attiraient, l’homme et la femme, <i>un
-ménage parisien</i>, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu.
-L’homme, fonctionnaire supérieur, <span class="pagenum2" id="Page_XLVI">XLVI</span> rêvait d’une haute fortune qu’il
-atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il
-faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets.</p>
-
-<p>Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n’étaient
-point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de
-tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances
-et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d’une façon tranquille
-et résignée.</p>
-
-<p>Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l’administration,
-avec ce titre: <i>Monsieur le Préfet</i>, et il affirmait que personne
-n’avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile
-est un préfet.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XLVII">XLVII</span></p>
-
-<p class="souschapitre">II</p>
-
-<p>Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le
-public d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signifie ce mot
-quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si
-délicat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable,
-est essentiellement un don des aristocraties intelligentes; il
-n’appartient guère aux démocraties.</p>
-
-<p>De très grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même
-la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les
-autres.</p>
-
-<p>Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné,
-poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait
-pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie.
-Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour
-juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des
-mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement,
-sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne
-restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés
-aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette
-puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XLVIII">XLVIII</span></p>
-
-<p>Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la
-chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir
-littéraire n’est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le
-préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.</p>
-
-<p>La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant
-certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce
-qu’elles disent; elle vient d’une accordance absolue de l’expression
-avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète, échappant
-la plupart du temps au jugement des foules.</p>
-
-<p>Musset, ce grand poète, n’était pas un artiste. Les choses charmantes
-qu’il dit en une langue facile et séduisante laissent presque
-indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l’émotion
-d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.</p>
-
-<p>La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous
-ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le
-frémissement, presque l’extase que nous peuvent donner certaines pièces
-de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.</p>
-
-<p>Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains,
-ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît
-au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une
-lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_XLIX">XLIX</span></p>
-
-<p>Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite
-par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le
-peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui
-parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut
-qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne
-comprendra jamais.</p>
-
-<p>Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent
-aussi quand on leur parle de ce <i>mystère</i> qu’ils ignorent; et ils
-sourient en haussant les épaules. Qu’importe! Ils ne savent pas. Autant
-parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille.</p>
-
-<p>Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens
-mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un
-langage ignoré des autres.</p>
-
-<p>Flaubert fut torturé toute sa vie par la poursuite de cette
-insaisissable perfection.</p>
-
-<p>Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot
-toutes les qualités qui font en même temps un penseur et un écrivain.
-Aussi, quand il déclarait: «Il n’y a que le style», il ne faut pas
-croire qu’il entendît: «Il n’y a que la sonorité ou l’harmonie des
-mots.»</p>
-
-<p>On entend généralement par «style» la façon propre à chaque écrivain
-de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l’homme,
-éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments.
-Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l’auteur doit
-disparaître dans l’originalité du livre et que <span class="pagenum2" id="Page_L">L</span> l’originalité du
-livre ne doit point provenir de la singularité du style.</p>
-
-<p>Car il n’imaginait pas des «styles» comme une série de moules
-particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel
-on coule toutes ses idées; mais il croyait au <i>style</i>, c’est-à-dire à
-une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur
-et son intensité.</p>
-
-<p>Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même. De même que, chez
-les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son
-apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui,
-dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste,
-la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.</p>
-
-<p>Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la
-forme sans le fond.</p>
-
-<p>Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter
-ses qualités qu’à la qualité de la pensée et à la puissance de la
-vision.</p>
-
-<p>Obsédé par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière
-d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la
-qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait à un labeur
-surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce
-verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et,
-quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait
-un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le
-vrai, l’unique.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_LI">LI</span></p>
-
-<p>Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments,
-de périls, de fatigues. Il allait s’asseoir à sa table avec la peur et
-le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant
-des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse
-patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant.</p>
-
-<p>Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée
-entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu,
-dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile.
-Une légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques,
-couvrant le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de
-cheveux bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe
-de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier; et sa figure
-rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se
-gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands
-cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant
-les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant
-l’effet comme un chasseur à l’affût.</p>
-
-<p>Puis il se mettait à écrire, lentement, s’arrêtant sans cesse,
-recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant
-des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et,
-sous l’effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.</p>
-
-<p>Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de
-plumes d’oie soigneusement taillées <span class="pagenum2" id="Page_LII">LII</span> la plume qu’il tenait à la
-main, il prenait la feuille de papier, l’élevait à la hauteur du
-regard, et, s’appuyant sur un coude, déclamait d’une voix mordante et
-haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait comme pour saisir
-une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances,
-disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin.</p>
-
-<div class="quote">
- <p>Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les
- nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle
- peut être lue tout haut.</p>
-
- <p>Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des <i>Dernières
- Chansons</i> de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve; elles
- oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se
- trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.</p>
-</div>
-
-<p>Mille préoccupations l’assiégeaient en même temps, l’obsédaient et
-toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit:
-«Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures,
-il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour
-exprimer ce que je veux dire.»</p>
-
-<p>Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses
-muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre
-l’idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les
-tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volonté,
-étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des
-efforts surhumains, et l’encageant, comme une bête captive, dans une
-forme solide et précise.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_LIII">LIII</span></p>
-
-<p>De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la
-littérature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une
-phrase avec tant de peine et de tortures, il n’admettait pas qu’on en
-pût changer un mot. Lorsqu’il lut à ses amis le conte intitulé: <i>Un
-cœur simple</i>, on lui fit quelques remarques et quelques critiques
-sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par
-confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idée paraissait subtile
-pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que
-l’observation était juste. Mais une angoisse le saisit: «Vous avez
-raison, dit-il, seulement... il faudrait changer ma phrase.»</p>
-
-<p>Le soir même, cependant, il se mit à la besogne; il passa la nuit pour
-modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour
-finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont
-l’harmonie lui parût satisfaisante.</p>
-
-<p>Au commencement du même conte, le dernier mot d’un alinéa, servant
-de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui
-signala cette distraction; il la reconnut, s’efforça de modifier
-le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu’il voulait, et,
-découragé, s’écria: «Tant pis pour le sens; le rythme avant tout!»</p>
-
-<p>Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des
-dissertations passionnées: «Dans le vers, disait-il, le poète possède
-des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité
-d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la <span class="pagenum2" id="Page_LIV">LIV</span>
-prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans
-règles, sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une
-puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils,
-plus aigus, pour changer, à tout instant, le mouvement, la couleur,
-le son du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait
-manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur
-exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place
-qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur
-une ligne, mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement
-par le choix et la position des termes qui l’expriment; quand on sait
-frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on
-frapperait avec une arme; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir
-brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de
-colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur,
-on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai
-prosateur.»</p>
-
-<p>Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique;
-il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les
-déclamait d’une voix tonnante, grisé par la prose, faisant sonner
-les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le
-ravissaient: il les répétait cent fois, s’étonnant toujours de leur
-justesse, et déclarant: «Il faut être un homme de génie pour trouver
-des adjectifs pareils.»</p>
-
-<p>Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert <span class="pagenum2" id="Page_LV">LV</span> le respect et
-l’amour de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule
-passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour.
-Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique.</p>
-
-<p>Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à
-l’art. C’est la gloire qu’on poursuit souvent, la gloire rayonnante
-qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s’exalter les têtes,
-battre des mains, et captive les cœurs des femmes.</p>
-
-<p>Plaire aux femmes! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être
-par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être
-d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré,
-ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés! Entrer, partout
-où l’on va, précédé d’une renommée, d’un respect et d’une adulation,
-et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi.
-C’est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange
-et difficile de reproduire et d’interpréter la nature par des moyens
-artificiels.</p>
-
-<p>D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les
-satisfactions qu’il donne: le luxe de l’existence et les délicatesses
-de la table.</p>
-
-<p>Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans
-son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver
-place.</p>
-
-<p>Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs; il était
-presque impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé
-par des préoccupations littéraires, <span class="pagenum2" id="Page_LVI">LVI</span> y revenait toujours, et il
-déclarait inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.</p>
-
-<p>Il vivait seul presque toute l’année, travaillant sans répit, sans
-interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures,
-et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous
-les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était
-merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinéa où il
-avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage
-presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.</p>
-
-<p>Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété
-de Croisset, près Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style
-ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin
-magnifique qui s’étendait par derrière et escaladait, par des chemins
-rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet
-de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher
-les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers
-Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement
-muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous
-les pays dont on rêve.</p>
-
-<p>Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenêtre sa
-large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. A gauche, les
-mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes
-de pierre, leurs profils travaillés; un peu plus à droite, les mille
-cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs
-festons de fumée. La pompe à feu de la <span class="pagenum2" id="Page_LVII">LVII</span> Foudre, aussi haute que la
-plus haute des pyramides d’Égypte, regardait de l’autre côté de l’eau
-la flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.</p>
-
-<p>En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches
-blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt
-sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière
-large, pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et
-disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.</p>
-
-<p>Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu
-depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin,
-ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le
-voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allée de tilleuls,
-plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces
-causeries.</p>
-
-<p>Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il
-avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres.</p>
-
-<p>Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la
-rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres,
-quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages; des corps
-de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait
-ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient,
-un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de
-ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable
-buste de Pradier, représentant la sœur de <span class="pagenum2" id="Page_LVIII">LVIII</span> Gustave, Caroline
-Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un côté un immense
-divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours
-blanc.</p>
-
-<p>Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin; se levait
-pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent
-une heure ou deux dans l’après-midi; mais il veillait jusqu’à trois ou
-quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne,
-dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand
-appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes
-d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient, comme
-d’un phare, des fenêtres de «Monsieur Gustave».</p>
-
-<p>Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On
-le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes
-singuliers effaraient les yeux et les esprits.</p>
-
-<p>Il était toujours vêtu, pour travailler, d’un large pantalon, noué
-par une cordelière de soie à la ceinture et d’une immense robe de
-chambre tombant jusqu’à terre. Ce vêtement, qu’il avait adopté non
-par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun
-l’hiver, et l’été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs.
-Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche,
-rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont
-du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute
-fenêtre.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_LIX">LIX</span></p>
-
-<p>Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde.
-Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours
-au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait
-curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l’amusait,
-leur étonnement le dilatait; il lisait sur les figures les caractères,
-le tempérament, la bêtise de chacun.</p>
-
-<p>On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.</p>
-
-<p>Il faisait de ce mot <i>bourgeois</i> le synonyme de <i>bêtise</i> et le
-définissait ainsi: «J’appelle bourgeois quiconque pense bassement.» Ce
-n’est donc nullement à la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais à
-une sorte particulière de bêtise qu’on rencontre le plus souvent dans
-cette classe. Il avait, du reste, pour le «bon peuple» un mépris aussi
-complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier
-qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire
-que de la sottise mondaine. L’ignorance, d’où viennent les croyances
-absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous
-les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes,
-l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de
-l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus
-grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale
-excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides
-que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d’un salon où la
-médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé,
-<span class="pagenum2" id="Page_LX">LX</span> accablé, comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même idiot,
-affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée
-des autres.</p>
-
-<p>Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché
-que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise
-humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les
-grands malheurs intimes et secrets.</p>
-
-<p>Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à
-le martyriser, et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur
-poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux.
-Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil
-rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal
-ou même entre les lignes d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un
-tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race humaine.</p>
-
-<p>La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d’autre chose. La saveur
-amère qui s’en dégage n’est que cette constante constatation de la
-médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la
-note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot,
-par une simple intention, par l’accent d’une scène ou d’un dialogue.
-Il emplit le lecteur intelligent d’une mélancolie désolée devant la
-vie. Le malaise inexpliqué qu’ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant
-l’<i>Éducation sentimentale</i> n’était que la sensation irraisonnée de
-cette éternelle misère des pensées montrée à nu dans les crânes.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_LXI">LXI</span></p>
-
-<p>Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre «les Fruits
-secs», pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en
-le lisant, se demande avec inquiétude s’il n’est pas un des tristes
-personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses
-personnelles, intimes et navrantes.</p>
-
-<p>Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour:
-«Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le
-dégoût qu’ils m’inspirent! Je vais enfin dire ma manière de penser,
-exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger
-mon indignation!»</p>
-
-<p>Ce mépris d’idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité
-commune était accompagné d’une admiration véhémente pour les gens
-supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou la nature de
-leur érudition. N’ayant jamais aimé que la Pensée, il en respectait
-toutes les manifestations; et ses lectures s’étendaient aux livres qui
-semblaient ordinairement le plus étrangers à l’art littéraire. Il se
-fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan;
-le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme; il avait pour
-amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot; son salon de
-Paris était des plus curieux.</p>
-
-<p>Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un
-appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs
-étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot
-d’art.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_LXII">LXII</span></p>
-
-<p>Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait
-sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées
-et noires d’écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait
-et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les
-objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque
-toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.</p>
-
-<p>Le premier venu était souvent Ivan Tourguéneff, qu’il embrassait comme
-un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le
-romancier français d’une affection profonde et rare. Des affinités de
-talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et
-de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté
-d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de
-contact incessants qu’ils éprouvaient l’un et l’autre, en se revoyant,
-une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de l’intelligence.</p>
-
-<p>Tourguéneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une
-voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses
-dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec
-religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large
-œil bleu aux pupilles mouvantes, et il répondait de sa voix sonore,
-qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux
-guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de
-la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire
-littéraires. Souvent Tourguéneff était chargé de livres <span class="pagenum2" id="Page_LXIII">LXIII</span> étrangers
-et traduisait couramment des poèmes de Gœthe, de Pouchkine ou de
-Swinburne.</p>
-
-<p>D’autres personnes arrivaient peu à peu: M. Taine, le regard caché
-derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents
-historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur
-d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son
-œil perçant de philosophe.</p>
-
-<p>Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la
-bibliothèque Mazarine; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée
-au Muséum d’histoire naturelle; Claudius Popelin, le maître émailleur;
-Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil
-et charmant.</p>
-
-<p>Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris
-vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des
-silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie
-charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de
-son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et
-la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits.
-Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène
-qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il
-roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement fendu, mais
-peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague
-quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu; il
-a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.</p>
-
-<p>Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq <span class="pagenum2" id="Page_LXIV">LXIV</span> étages et
-toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil
-et cherche d’un coup d’œil sur les figures l’état des esprits,
-le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe
-sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute
-attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une
-griserie d’artistes emporte les causeurs et les lance en ces théories
-excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il
-devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un «mais...»
-étouffé dans les grands éclats; puis, quand la poussée lyrique de
-Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une
-voix calme, avec des mots paisibles.</p>
-
-<p>Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné.
-Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux
-tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de
-puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un
-front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un
-coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une
-moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais
-énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard
-noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un
-pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et
-moqueuse.</p>
-
-<p>D’autres arrivent encore: voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques
-cheveux blancs mêlés à ses longs <span class="pagenum2" id="Page_LXV">LXV</span> cheveux noirs, on le prendrait
-pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton
-légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement
-rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire
-jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande
-chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui
-recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec
-sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et
-les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine.
-Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les
-plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement
-à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit.
-Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de
-Théophile Gautier. Voici José-Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur
-de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps.
-Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Cladel le
-styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze.</p>
-
-<p>Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et
-mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un
-grand caractère de hauteur et de noblesse.</p>
-
-<p>Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un
-peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille
-étrangement dilatée.</p>
-
-<p>Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des <span class="pagenum2" id="Page_LXVI">LXVI</span> gens de race.
-Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt.
-Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde
-partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée
-libre.</p>
-
-<p>Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.</p>
-
-<p>C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.</p>
-
-<p>Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à
-l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de
-chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile
-brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations,
-de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses
-emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son
-érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait
-une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un
-bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes
-de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait
-jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles.</p>
-
-<p>Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans
-l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant
-les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire
-affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de
-Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer
-son habit pour aller chez <span class="pagenum2" id="Page_LXVII">LXVII</span> son amie M<sup>me</sup> la princesse Mathilde,
-qui recevait tous les dimanches.</p>
-
-<p>Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y
-entendait; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle,
-bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la
-phrase de Proudhon: «La femme est la désolation du juste»; il aimait le
-grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne
-peut plus simplement.</p>
-
-<p>Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait
-descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces,
-les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un
-rire content, franc, profond; et ce rire semblait même plus naturel
-chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il
-aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à
-Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de
-loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait
-la table fine et les choses délicates.</p>
-
-<p>Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée
-chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la
-bêtise, car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein
-d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement,
-sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la
-mélancolie ne prend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains
-Allemands et chez certains Anglais.</p>
-
-<p><span class="pagenum2" id="Page_LXVIII">LXVIII</span></p>
-
-<p>Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante
-passion? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès
-sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais.
-Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant
-des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant
-de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris,
-chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.</p>
-
-<p>Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de
-travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands
-passionnés que dévore toujours leur passion.</p>
-
-<p class="rsignature2"><span class="smcap">GUY DE MAUPASSANT.</span></p>
-
-<hr class="small" />
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_1"><span class="h2c1line3">BOUVARD ET PÉCUCHET</span></h2>
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="souschapitre">I</p>
-
-<p>Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard
-Bourdon se trouvait absolument désert.</p>
-
-<p>Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en
-ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau
-plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.</p>
-
-<p>Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers,
-le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et, sous la
-réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises,
-les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au
-loin dans l’atmosphère tiède, et tout semblait engourdi par le
-désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.</p>
-
-<p>Deux hommes parurent.</p>
-
-<p>L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des <span class="pagenum" id="Page_2">2</span> Plantes. Le
-plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet
-déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps
-disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une
-casquette à visière pointue.</p>
-
-<p>Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la
-même minute, sur le même banc.</p>
-
-<p>Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leur coiffure, que chacun posa
-près de soi; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son
-voisin: Bouvard; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la
-casquette du particulier en redingote le mot: Pécuchet.</p>
-
-<p>«Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom
-dans nos couvre-chefs.</p>
-
-<p>—Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau!</p>
-
-<p>—C’est comme moi, je suis employé.»</p>
-
-<p>Alors ils se considérèrent.</p>
-
-<p>L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet.</p>
-
-<p>Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage
-coloré. Un pantalon à grand pont, qui godait par le bas sur des
-souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la
-ceinture; et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères,
-lui donnaient quelque chose d’enfantin.</p>
-
-<p>Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu.</p>
-
-<p>L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard.</p>
-
-<p>On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les <span class="pagenum" id="Page_3">3</span> mèches
-garnissant son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait
-tout en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes
-prises dans des tuyaux de lasting manquaient de proportion avec la
-longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse.</p>
-
-<p>Cette exclamation lui échappa: «Comme on serait bien à la campagne!»</p>
-
-<p>Mais la banlieue, selon Bouvard, était assommante par le tapage des
-guinguettes. Pécuchet pensait de même. Il commençait néanmoins à se
-sentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi.</p>
-
-<p>Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l’eau
-hideuse, où une botte de paille flottait, sur la cheminée d’une usine
-se dressant à l’horizon; des miasmes d’égout s’exhalaient. Ils se
-tournèrent de l’autre côté. Alors ils eurent devant eux les murs du
-Grenier d’abondance.</p>
-
-<p>Décidément (et Pécuchet en était surpris) on avait encore plus chaud
-dans les rues que chez soi!</p>
-
-<p>Bouvard l’engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du
-qu’en dira-t-on!</p>
-
-<p>Tout à coup, un ivrogne traversa en zigzag le trottoir; et, à propos
-des ouvriers, ils entamèrent une conversation politique. Leurs opinions
-étaient les mêmes, bien que Bouvard fût peut-être plus libéral.</p>
-
-<p>Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un tourbillon de
-poussière: c’étaient trois calèches de remise qui s’en allaient vers
-Bercy, promenant une mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate
-<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> blanche, des dames enfouies jusqu’aux aisselles dans leur jupon,
-deux ou trois petites filles, un collégien. La vue de cette noce amena
-Bouvard et Pécuchet à parler des femmes, qu’ils déclarèrent frivoles,
-acariâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent meilleures que
-les hommes; d’autres fois, elles étaient pires. Bref, il valait mieux
-vivre sans elles; aussi Pécuchet était resté célibataire.</p>
-
-<p>«Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants!</p>
-
-<p>—C’est peut-être un bonheur pour vous? Mais la solitude, à la longue,
-était bien triste.»</p>
-
-<p>Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. Blême,
-les cheveux noirs et marquée de petite vérole, elle s’appuyait sur le
-bras du militaire, en traînant des savates et balançant les hanches.</p>
-
-<p>Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une expression obscène.
-Pécuchet devint très rouge, et, sans doute pour s’éviter de répondre,
-lui désigna du regard un prêtre qui s’avançait.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique descendit avec lenteur l’avenue des maigres ormeaux
-jalonnant le trottoir, et Bouvard, dès qu’il n’aperçut plus le
-tricorne, se déclara soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet,
-sans les absoudre, montra quelque déférence pour la religion.</p>
-
-<p>Cependant le crépuscule tombait, et des persiennes en face s’étaient
-relevées. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnèrent.</p>
-
-<p>Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux
-anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles.
-Ils dénigrèrent <span class="pagenum" id="Page_5">5</span> le corps des ponts et chaussées, la régie des
-tabacs, le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre
-humain, comme des gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en
-écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-même oubliées. Et bien
-qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un
-plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses à
-leur début.</p>
-
-<p>Vingt fois ils s’étaient levés, s’étaient rassis et avaient fait la
-longueur du boulevard, depuis l’écluse d’amont jusqu’à l’écluse d’aval,
-chaque fois voulant s’en aller, n’en ayant pas la force, retenus par
-une fascination.</p>
-
-<p>Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand
-Bouvard dit tout à coup: «Ma foi! si nous dînions ensemble?</p>
-
-<p>—J’en avais l’idée! reprit Pécuchet, mais je n’osais pas vous le
-proposer!»</p>
-
-<p>Et il se laissa conduire, en face de l’Hôtel de Ville, dans un petit
-restaurant où l’on serait bien.</p>
-
-<p>Bouvard commanda le menu.</p>
-
-<p>Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps.
-Ce fut l’objet d’une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent
-les avantages des sciences: que de choses à connaître, que de
-recherches..., si on avait le temps! Hélas! le gagne-pain l’absorbait;
-et ils levèrent les bras d’étonnement; ils faillirent s’embrasser
-par-dessus la table en découvrant qu’ils étaient, tous les deux,
-copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de
-la marine; <span class="pagenum" id="Page_6">6</span> ce qui ne l’empêchait pas de consacrer, chaque soir,
-quelques moments à l’étude. Il avait noté des fautes dans l’ouvrage
-de M. Thiers, et il parla avec les plus grands respects d’un certain
-Dumouchel, professeur.</p>
-
-<p>Bouvard l’emportait par d’autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux
-et la manière dont il battait la rémolade décelaient le roquentin plein
-d’expérience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l’aisselle,
-en débitant des choses qui faisaient rire Pécuchet. C’était un rire
-particulier, une seule note très basse, toujours la même, poussée à de
-longs intervalles. Celui de Bouvard était continu, sonore, découvrait
-ses dents, lui secouait les épaules, et les consommateurs, à la porte,
-s’en retournaient.</p>
-
-<p>Le repas fini, ils allèrent prendre le café dans un autre
-établissement. Pécuchet, en contemplant les becs de gaz, gémit sur le
-débordement du luxe, puis, d’un geste dédaigneux, écarta les journaux.
-Bouvard était plus indulgent à leur endroit. Il aimait tous les
-écrivains en général et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour
-être acteur.</p>
-
-<p>Il voulut faire des tours d’équilibre avec une queue de billard et
-deux boules d’ivoire, comme en exécutait Barberou, un de ses amis.
-Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre
-les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui
-se levait toutes les fois pour les chercher à quatre pattes sous les
-banquettes, finit par se plaindre. Pécuchet eut une querelle avec
-lui; le limonadier survint,—il <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> n’écouta pas ses excuses et même
-chicana sur la consommation.</p>
-
-<p>Il proposa ensuite de terminer la soirée paisiblement dans son
-domicile, qui était tout près, rue Saint-Martin.</p>
-
-<p>A peine entré, il endossa une manière de camisole en indienne et fit
-les honneurs de son appartement.</p>
-
-<p>Un bureau de sapin, placé juste dans le milieu, incommodait par
-ses angles; et, tout autour, sur des planchettes, sur les trois
-chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins, se trouvaient
-pêle-mêle plusieurs volumes de l’<i>Encyclopédie Roret</i>, le <i>Manuel
-du magnétiseur</i>, un Fénelon, d’autres bouquins, avec des tas de
-paperasses, deux noix de coco, diverses médailles, un bonnet turc
-et des coquilles rapportées du Havre par Dumouchel. Une couche de
-poussière veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La
-brosse pour les souliers traînait au bord du lit, dont les draps
-pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la
-fumée de la lampe.</p>
-
-<p>Bouvard, à cause de l’odeur sans doute, demanda la permission d’ouvrir
-la fenêtre.</p>
-
-<p>«Les papiers s’envoleraient!» s’écria Pécuchet, qui redoutait, en plus,
-les courants d’air.</p>
-
-<p>Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffée depuis le
-matin par les ardoises de la toiture.</p>
-
-<p>Bouvard lui dit:</p>
-
-<p>«A votre place, j’ôterais ma flanelle!</p>
-
-<p>—Comment!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_8">8</span></p>
-
-<p>Et Pécuchet baissa la tête, s’effrayant à l’hypothèse de ne plus avoir
-son gilet de santé.</p>
-
-<p>«Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l’air extérieur vous
-rafraîchira.»</p>
-
-<p>Enfin Pécuchet repassa ses bottes en grommelant: «Vous m’ensorcelez, ma
-parole d’honneur!» Et, malgré la distance, il l’accompagna jusque chez
-lui, au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la Tournelle.</p>
-
-<p>La chambre de Bouvard, bien cirée, avec des rideaux de percale et des
-meubles en acajou, jouissait d’un balcon ayant vue sur la rivière. Les
-deux ornements principaux étaient un porte-liqueurs au milieu de la
-commode, et, le long de la glace, des daguerréotypes représentant des
-amis; une peinture à l’huile occupait l’alcôve.</p>
-
-<p>«Mon oncle!» dit Bouvard.</p>
-
-<p>Et le flambeau qu’il tenait éclaira un monsieur.</p>
-
-<p>Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d’un toupet
-frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la
-chemise, du gilet de velours et de l’habit noir, l’engonçaient. On
-avait figuré des diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux
-pommettes, et il souriait d’un petit air narquois.</p>
-
-<p>Pécuchet ne put s’empêcher de dire:</p>
-
-<p>«On le prendrait plutôt pour votre père!</p>
-
-<p>—C’est mon parrain», répliqua Bouvard négligemment, ajoutant qu’il
-s’appelait de ses noms de baptême François-Denys-Bartholomée. Ceux
-de Pécuchet <span class="pagenum" id="Page_9">9</span> étaient Juste-Romain-Cyrille,—et ils avaient le
-même âge: quarante-sept ans. Cette coïncidence leur fit plaisir, mais
-les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune. Ensuite,
-ils admirèrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont
-merveilleuses.</p>
-
-<p>«Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantôt pour nous promener,
-nous aurions pu mourir avant de nous connaître!»</p>
-
-<p>Et, s’étant donné l’adresse de leurs patrons, ils se souhaitèrent une
-bonne nuit.</p>
-
-<p>«N’allez pas voir les dames!» cria Bouvard dans l’escalier.</p>
-
-<p>Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole.</p>
-
-<p>Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères, Tissus d’Alsace,
-rue Hautefeuille, 92, une voix appela:</p>
-
-<p>«Bouvard! Monsieur Bouvard!»</p>
-
-<p>Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet, qui
-articula plus fort:</p>
-
-<p>«Je ne suis pas malade! Je l’ai retirée!</p>
-
-<p>—Quoi donc?</p>
-
-<p>—Elle!» dit Pécuchet, en désignant sa poitrine.</p>
-
-<p>Tous les propos de la journée, avec la température de l’appartement et
-les labeurs de la digestion, l’avaient empêché de dormir, si bien que,
-n’y tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin, il
-s’était rappelé son action, heureusement sans conséquence, et il venait
-en instruire Bouvard, qui, par là, <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> fut placé dans son estime à une
-prodigieuse hauteur.</p>
-
-<p>Il était le fils d’un petit marchand et n’avait pas connu sa mère,
-morte très jeune. On l’avait, à quinze ans, retiré de pension pour
-le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron
-fut envoyé aux galères; histoire farouche qui lui causait encore de
-l’épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états: élève en
-pharmacie, maître d’étude, comptable sur un des paquebots de la haute
-Seine. Enfin, un chef de division, séduit par son écriture, l’avait
-engagé comme expéditionnaire; mais la conscience d’une instruction
-défectueuse, avec les besoins d’esprit qu’elle lui donnait, irritait
-son humeur; et il vivait complètement seul, sans parents, sans
-maîtresse. Sa distraction était, le dimanche, d’inspecter les travaux
-publics.</p>
-
-<p>Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la
-Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui était son oncle, l’avait
-emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. A sa majorité, on lui
-versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une
-boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait
-en emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la
-paresse, avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l’inspiration
-d’utiliser sa belle main; et, depuis onze ans, il se tenait dans la
-même place, chez MM. Descambos frères, Tissus, rue Hautefeuille, 92.
-Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir
-le fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence <span class="pagenum" id="Page_11">11</span> et n’en
-attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de
-copiste lui permettaient d’aller, tous les soirs, faire un somme dans
-un estaminet.</p>
-
-<p>Ainsi leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils
-s’étaient tout de suite accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs,
-comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle particularité, telle
-imperfection, indifférente ou odieuse dans celui-ci, enchante-t-elle
-dans celui-là? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes
-les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent.</p>
-
-<p>Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l’un
-paraissait, l’autre fermait son pupitre, et ils s’en allaient ensemble
-dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que
-Pécuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait
-les talons, semblait glisser sur des roulettes. De même leurs goûts
-particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le
-fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne
-mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre
-dans le café. L’un était confiant, étourdi, généreux; l’autre discret,
-méditatif, économe.</p>
-
-<p>Pour lui être agréable, Bouvard voulut faire faire à Pécuchet
-la connaissance de Barberou. C’était un ancien commis voyageur,
-actuellement boursier, très bon enfant, patriote, ami des dames, et
-qui affectait le langage faubourien. Pécuchet le trouva déplaisant et
-il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur (car il avait publié
-une petite mnémotechnie) donnait des <span class="pagenum" id="Page_12">12</span> leçons de littérature dans
-un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la
-tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard.</p>
-
-<p>Aucun des deux n’avait caché à l’autre son opinion. Chacun en reconnut
-la justesse. Leurs habitudes changèrent, et, quittant leur pension
-bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours.</p>
-
-<p>Ils faisaient des réflexions sur les pièces de théâtre dont on parlait,
-sur le gouvernement, la cherté des vivres, les fraudes du commerce.
-De temps à autre, l’histoire du Collier ou le procès de Fualdès
-revenait dans leurs discours; et puis, ils cherchaient les causes de la
-Révolution.</p>
-
-<p>Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent
-le Conservatoire des arts et métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les
-Invalides et toutes les collections publiques.</p>
-
-<p>Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l’avoir perdu,
-se donnant pour deux étrangers, deux Anglais.</p>
-
-<p>Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant
-les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec
-indifférence devant les métaux; les fossiles les firent rêver, la
-conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les
-vitres et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient
-des poisons. Ce qu’ils admirèrent du cèdre, c’est qu’on l’eût apporté
-dans un chapeau.</p>
-
-<p>Ils s’efforcèrent, au Louvre, de s’enthousiasmer <span class="pagenum" id="Page_13">13</span> pour Raphaël. A
-la grande Bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact
-des volumes.</p>
-
-<p>Une fois, ils entrèrent au cours d’arabe du Collège de France, et
-le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de
-prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses
-d’un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une
-séance de l’Académie. Ils s’informaient des découvertes, lisaient les
-prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa.
-Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des
-choses à la fois confuses et merveilleuses.</p>
-
-<p>En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu
-à l’époque où il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette
-époque-là. D’après de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant
-plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les
-titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un
-mystère.</p>
-
-<p>Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une
-malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de
-partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la
-campagne.</p>
-
-<p>Un dimanche ils se mirent en marche dès le matin, et, passant par
-Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils
-vagabondèrent entre les vignes, arrachèrent des coquelicots au bord
-des champs, dormirent sur l’herbe, burent du lait, mangèrent sous les
-acacias des guinguettes, et rentrèrent fort tard, poudreux, exténués,
-ravis. Ils renouvelèrent souvent ces <span class="pagenum" id="Page_14">14</span> promenades. Les lendemains
-étaient si tristes, qu’ils finirent par s’en priver.</p>
-
-<p>La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le
-grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les
-mêmes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en
-moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours
-après l’heure et reçurent des semonces.</p>
-
-<p>Autrefois, ils se trouvaient presque heureux; mais leur métier les
-humiliait depuis qu’ils s’estimaient davantage, et ils se renforçaient
-dans ce dégoût, s’exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet
-contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la
-morosité de Pécuchet.</p>
-
-<p>«J’ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques! disait
-l’un.</p>
-
-<p>—Autant être chiffonnier!» s’écriait l’autre.</p>
-
-<p>Quelle situation abominable! Et nul moyen d’en sortir! Pas même
-d’espérance!</p>
-
-<p>Un après-midi (c’était le 20 janvier 1839), Bouvard étant à son
-comptoir reçut une lettre, apportée par le facteur.</p>
-
-<p>Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait, et il tomba
-évanoui sur le carreau.</p>
-
-<p>Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cravate. On envoya chercher
-un médecin. Il rouvrit les yeux; puis aux questions qu’on lui faisait:</p>
-
-<p>«Ah!... c’est que... c’est que... un peu d’air me soulagera. Non!
-laissez-moi! permettez!»</p>
-
-<p>Et, malgré sa corpulence, il courut tout d’une haleine <span class="pagenum" id="Page_15">15</span> jusqu’au
-ministère de la marine, se passant la main sur le front, croyant
-devenir fou, tâchant de se calmer.</p>
-
-<p>Il fit demander Pécuchet.</p>
-
-<p>Pécuchet parut.</p>
-
-<p>«Mon oncle est mort! j’hérite!</p>
-
-<p>—Pas possible!»</p>
-
-<p>Bouvard montra les lignes suivantes:</p>
-
-<div class="quote">
- <p class="rdate">Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839.</p>
-
- <p class="leftcenter">
- <span class="smcap">ÉTUDE</span><br />
- <span class="smcap">de</span><br />
- <span class="smcap">M<sup>e</sup> TARDIVEL</span><br />
- <span class="small90">Notaire</span></p>
-
- <p><span class="smcap">Monsieur</span>,</p>
-
- <p>Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance
- du testament de votre père naturel, M. François-Denys-Bartholomée
- Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette
- commune le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur
- une disposition très importante.</p>
-
- <p>Agréez, monsieur, l’assurance de mes respects.</p>
-
- <p class="rsignature4"><span class="smcap">Tardivel</span>,</p>
-
- <p class="rsignature6">Notaire.</p>
-</div>
-
-<p>Pécuchet fut obligé de s’asseoir sur une borne dans la cour. Puis il
-rendit le papier en disant lentement:</p>
-
-<p>«Pourvu... que ce ne soit pas... quelque farce!</p>
-
-<p>—Tu crois que c’est une farce!» reprit Bouvard <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> d’une voix
-étranglée, pareille à un râle de moribond.</p>
-
-<p>Mais le timbre de la poste, le nom de l’étude en caractères
-d’imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l’authenticité de
-la nouvelle;—et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la
-bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes.</p>
-
-<p>L’espace leur manquait. Ils allèrent jusqu’à l’Arc de Triomphe,
-revinrent par le bord de l’eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était
-très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et,
-pendant cinq minutes, déraisonna complètement.</p>
-
-<p>Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se monter...</p>
-
-<p>«Ah! ce serait trop beau! n’en parlons plus.»</p>
-
-<p>Ils en reparlaient. Rien n’empêchait de demander tout de suite des
-explications. Bouvard écrivit au notaire pour en avoir.</p>
-
-<p>Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi:</p>
-
-<div class="quote">
- <p>«En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon
- fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi.»</p>
-</div>
-
-<p>Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l’avait tenu à
-l’écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu; et le neveu
-l’avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s’en tenir.
-Vers la quarantaine, M. Bouvard s’était marié, puis était devenu
-veuf. Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues,
-un remords l’avait pris sur l’abandon où il laissait depuis tant
-d’années son autre <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> enfant. Il l’eût même fait venir chez lui, sans
-l’influence de sa cuisinière. Elle le quitta, grâce aux manœuvres de
-la famille, et, dans son isolement, près de mourir, il voulut réparer
-ses torts en léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu’il
-pouvait de sa fortune. Elle s’élevait à la moitié d’un million, ce qui
-faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. L’aîné des
-frères, M. Étienne, avait annoncé qu’il respecterait le testament.</p>
-
-<p>Bouvard tomba dans une sorte d’hébétude. Il répétait à voix basse,
-en souriant du sourire paisible des ivrognes: «Quinze mille livres
-de rente!» et Pécuchet, dont la tête pourtant était plus forte, n’en
-revenait pas.</p>
-
-<p>Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel. L’autre
-fils, M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant
-la justice, et même d’attaquer le legs s’il le pouvait, exigeant au
-préalable scellés, inventaire, nomination d’un séquestre, etc.! Bouvard
-en eut une maladie bilieuse. A peine convalescent, il s’embarqua pour
-Savigny, d’où il revint, sans conclusion d’aucune sorte et déplorant
-ses frais de voyage.</p>
-
-<p>Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d’espoir,
-d’exaltation et d’abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur
-Alexandre s’apaisant, Bouvard entra en possession de l’héritage.</p>
-
-<p>Son premier cri avait été: «Nous nous retirerons à la campagne» et
-ce mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l’avait trouvé tout
-simple. <span class="pagenum" id="Page_18">18</span> Car l’union de ces deux hommes était absolue et profonde.</p>
-
-<p>Mais comme il ne voulait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne
-partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans, n’importe! Il demeura
-inflexible et la chose fut décidée.</p>
-
-<p>Pour savoir où s’établir, ils passèrent en revue toutes les provinces.
-Le Nord était fertile, mais trop froid; le Midi, enchanteur par son
-climat, mais incommode, vu les moustiques, et le Centre, franchement,
-n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l’esprit
-cagot des habitants. Quant aux régions de l’Est, à cause du patois
-germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays.
-Qu’était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois? Les
-cartes de géographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison
-fût dans tel endroit ou dans tel autre, l’important, c’est qu’ils en
-auraient une.</p>
-
-<p>Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande,
-émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant
-des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l’alouette pour suivre
-les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient
-faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les
-ruches et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur
-des foins coupés. Plus d’écritures! plus de chefs! plus même de terme
-à payer!—Car ils posséderaient un domicile à eux!—et ils mangeraient
-les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin,—et
-dîneraient en <span class="pagenum" id="Page_19">19</span> gardant leurs sabots!—«Nous ferons tout ce qu’il
-nous plaira! nous laisserons pousser notre barbe!»</p>
-
-<p>Ils s’achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses
-«qui pourraient peut-être servir», telles qu’une boîte à outils
-(il en faut toujours dans une maison), ensuite des balances, une
-chaîne d’arpenteur, une baignoire en cas qu’ils ne fussent malades,
-un thermomètre et même un baromètre «système Gay-Lussac» pour des
-expériences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne
-serait pas mal non plus (car on ne peut pas toujours travailler
-dehors) d’avoir quelques bons ouvrages de littérature,—et ils en
-cherchèrent,—fort embarrassés parfois de savoir si tel livre était
-vraiment «un livre de bibliothèque». Bouvard tranchait la question.</p>
-
-<p>«Eh! nous n’aurons pas besoin de bibliothèque.</p>
-
-<p>—D’ailleurs, j’ai la mienne», disait Pécuchet.</p>
-
-<p>D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles; Pécuchet
-sa grande table noire; on tirerait parti des rideaux, et avec un peu de
-batterie de cuisine ce serait bien suffisant.</p>
-
-<p>Ils s’étaient juré de taire tout cela, mais leur figure rayonnait.
-Aussi leurs collègues les trouvaient drôles. Bouvard, qui écrivait
-étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa
-bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d’un air
-malin ses lourdes paupières. Pécuchet, juché sur un grand tabouret de
-paille, soignait toujours les jambages de sa longue écriture,—mais,
-en gonflant les narines, pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de
-lâcher son secret.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_20">20</span></p>
-
-<p>Après dix-huit mois de recherches, ils n’avaient rien trouvé. Ils
-firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens
-jusqu’à Évreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre. Ils voulaient une
-campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site
-pittoresque; mais un horizon borné les attristait.</p>
-
-<p>Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la
-solitude.</p>
-
-<p>Quelquefois ils se décidaient; puis, craignant de se repentir plus
-tard, ils changeaient d’avis, l’endroit leur ayant paru malsain, ou
-exposé au vent de mer, ou trop près d’une manufacture ou d’un abord
-difficile.</p>
-
-<p>Barberou les sauva.</p>
-
-<p>Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu’on lui
-avait parlé d’un domaine, à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela
-consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de
-château et un jardin en plein rapport.</p>
-
-<p>Ils se transportèrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmés.
-Seulement, tant de la ferme que de la maison (l’une ne serait pas
-vendue sans l’autre), on exigeait cent quarante-trois mille francs.
-Bouvard n’en donnait que cent vingt mille.</p>
-
-<p>Pécuchet combattit son entêtement, le pria de céder, enfin déclara
-qu’il compléterait le surplus. C’était toute sa fortune, provenant du
-patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n’en avait soufflé
-mot, réservant ce capital pour une grande occasion.</p>
-
-<p>Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_21">21</span></p>
-
-<p>Bouvard n’était plus copiste. D’abord, il avait continué ses fonctions
-par défiance de l’avenir, mais s’en était démis, une fois certain de
-l’héritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos,
-et, la veille de son départ, il offrit un punch à tout le comptoir.</p>
-
-<p>Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues et sortit, le
-dernier jour, en claquant la porte brutalement.</p>
-
-<p>Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions,
-d’emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel!</p>
-
-<p>Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait
-au courant de la littérature; et, après des félicitations nouvelles,
-lui souhaita une bonne santé.</p>
-
-<p>Barberou se montra plus sensible en recevant l’adieu de Bouvard. Il
-abandonna exprès une partie de dominos, promit d’aller le voir là-bas,
-commanda deux anisettes et l’embrassa.</p>
-
-<p>Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d’air
-en se disant: «Enfin!» Les lumières des quais tremblaient dans l’eau,
-le roulement des omnibus au loin s’apaisait. Il se rappela des jours
-heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant,
-des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses
-habitudes; et il sentit une défaillance de cœur, une tristesse qu’il
-n’osait pas s’avouer.</p>
-
-<p>Pécuchet, jusqu’à deux heures du matin, se promena <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> dans sa
-chambre. Il ne reviendrait plus là; tant mieux! et cependant, pour
-laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la
-cheminée.</p>
-
-<p>Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments
-de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un
-caléfacteur, la baignoire et trois fûts de bourgogne iraient, par la
-Seine, jusqu’au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard,
-qui les attendrait, les ferait parvenir à Chavignolles.</p>
-
-<p>Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les
-bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une
-voiture de déménagement qui s’acheminerait par Nonancourt, Verneuil et
-Falaise. Pécuchet voulut l’accompagner.</p>
-
-<p>Il s’installa auprès du conducteur, sur la banquette, et, couvert
-de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa
-chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de
-la capitale.</p>
-
-<p>Le mouvement et la nouveauté du voyage l’occupèrent les premières
-heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes
-avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d’exécrables
-auberges, et, bien qu’ils répondissent de tout, Pécuchet, par excès de
-prudence, couchait dans les mêmes gîtes.</p>
-
-<p>Le lendemain, on repartait dès l’aube; et la route, toujours la même,
-s’allongeait en montant jusqu’au bord de l’horizon. Les mètres de
-cailloux se succédaient, les fossés étaient pleins d’eau, la campagne
-<span class="pagenum" id="Page_23">23</span> s’étalait par grandes surfaces d’un vert monotone et froid, des
-nuages couraient dans le ciel, de temps à autre la pluie tombait. Le
-troisième jour, des bourrasques s’élevèrent. La bâche du chariot,
-mal attachée, claquait au vent comme la voile d’un navire. Pécuchet
-baissait la figure sous sa casquette, et, chaque fois qu’il ouvrait
-sa tabatière, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner
-complètement. Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui
-tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant qu’elles ne
-servaient à rien, il changea de tactique; il fit le bon enfant, eut
-des complaisances; dans les montées pénibles, il poussait à la roue
-avec les hommes; il en vint jusqu’à leur payer le gloria après les
-repas. Dès lors, ils filèrent plus lestement, si bien qu’aux environs
-de Gauburge l’essieu se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet
-visita tout de suite l’intérieur; les tasses de porcelaine gisaient
-en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux
-imbéciles; et la journée suivante fut perdue à cause du charretier
-qui se grisa; mais il n’eut pas la force de se plaindre, la coupe
-d’amertume étant remplie.</p>
-
-<p>Bouvard n’avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore
-une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la
-dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen; il
-s’était trompé de diligence.</p>
-
-<p>Le soir, toutes les places pour Caen étaient retenues; ne sachant que
-faire, il alla au théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins,
-disant qu’il était retiré du <span class="pagenum" id="Page_24">24</span> négoce et nouvellement acquéreur
-d’un domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen, ses
-ballots n’y étaient pas. Il les reçut le dimanche et les expédia sur
-une charrette, ayant prévenu le fermier qu’il les suivrait de quelques
-heures.</p>
-
-<p>A Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval
-de renfort, et jusqu’au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de
-Bretteville, ayant quitté la grand’route, il s’engagea dans un chemin
-de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles.
-Cependant les ornières s’effaçaient; elles disparurent, et ils se
-trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir?
-Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue,
-s’avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes,
-les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa
-route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à
-coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s’élança pour
-le rejoindre. Bouvard était dedans.</p>
-
-<p>Mais où pouvait être la voiture de déménagement? Pendant une heure
-ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils
-arrivèrent à Chavignolles.</p>
-
-<p>Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans
-la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur
-la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils
-s’attablèrent.</p>
-
-<p>On leur avait préparé une soupe à l’oignon, un poulet, du lard et des
-œufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à
-autre s’informer de <span class="pagenum" id="Page_25">25</span> leurs goûts. Ils répondaient: «Oh! très bon,
-très bon!» et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix,
-tout les délecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient.
-Cependant ils promenaient autour d’eux un regard de satisfaction, en
-mangeant sur la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures
-étaient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre; ils
-s’appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se
-répétaient: «Nous y voilà donc! quel bonheur! il me semble que c’est un
-rêve!»</p>
-
-<p>Bien qu’il fût minuit, Pécuchet eut l’idée de faire un tour dans
-le jardin. Bouvard ne s’y refusa pas. Ils prirent la chandelle
-et, l’abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des
-plates-bandes. Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes:
-«Tiens, des carottes! Ah! des choux!»</p>
-
-<p>Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des
-bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur, et
-les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant
-leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit
-était complètement noire, et tout se tenait immobile dans un grand
-silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta.</p>
-
-<p>Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier
-de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en
-faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise.</p>
-
-<p>Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis
-s’endormirent, Bouvard sur le dos, la <span class="pagenum" id="Page_26">26</span> bouche ouverte, tête nue;
-Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet
-de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui
-entrait par les fenêtres.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_27">27</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_2" class="souschapitre">II</h2>
-</div>
-
-<p>Quelle joie, le lendemain, en se réveillant! Bouvard fuma une pipe
-et Pécuchet huma une prise, qu’ils déclarèrent la meilleure de leur
-existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.</p>
-
-<p>On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le
-clocher de l’église; et à gauche un rideau de peupliers.</p>
-
-<p>Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en
-quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où
-se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles.
-D’un côté, une tonnelle aboutissait à un vigneau; de l’autre, un mur
-soutenait les espaliers; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur
-la campagne. Il y avait au delà du mur un verger; après la charmille,
-un bosquet; derrière la claire-voie, un petit chemin.</p>
-
-<p>Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante
-et vêtu d’un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne
-tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit
-que <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> c’était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l’arrondissement.</p>
-
-<p>Les autres notables étaient: le comte de Faverges, autrefois député,
-et dont on citait les vacheries; le maire, M. Foureau, qui vendait
-du bois, du plâtre, toute espèce de choses; M. Marescot, le notaire;
-l’abbé Jeufroy, et M<sup>me</sup> veuve Bordin, vivant de son revenu.—Quant
-à elle, on l’appelait la Germaine, à cause de feu Germain son mari.
-Elle faisait des journées, mais aurait voulu passer au service de ces
-messieurs. Ils l’acceptèrent et partirent pour leur ferme, située à un
-kilomètre de distance.</p>
-
-<p>Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait
-contre un garçon, et la fermière, sur un escabeau, serrait entre ses
-jambes une dinde qu’elle empâtait avec des gobes de farine. L’homme
-avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous et les épaules
-robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de
-son, et cet air de simplicité que l’on voit aux manants sur le vitrail
-des églises.</p>
-
-<p>Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond.
-Trois vieux fusils s’échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir
-chargé de faïences à fleurs occupait le milieu de la muraille, et les
-carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc
-et de cuivre rouge une lumière blafarde.</p>
-
-<p>Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n’ayant vu la
-propriété qu’une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les
-escortèrent, et la kyrielle des plaintes commença.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_29">29</span></p>
-
-<p>Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu’à la bouillerie,
-avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une
-succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements
-neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter
-considérablement de pommiers dans les trois cours.</p>
-
-<p>Ensuite on visita les cultures: maître Gouy les déprécia. Elles
-mangeaient trop de fumier, les charrois étaient dispendieux; impossible
-d’extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies;
-et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard sentait à
-marcher dessus.</p>
-
-<p>Ils s’en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison
-montrait, de ce côté-là, sa cour d’honneur et sa façade.</p>
-
-<p>Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le
-hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux
-ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On
-rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande et
-le salon. Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor
-qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections;
-la dernière fut destinée à la bibliothèque; et comme ils ouvraient
-les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la
-fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin.</p>
-
-<p>Bouvard, en passant près de la charmille, découvrit sous les branches
-une dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux
-pliés, la tête <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> sur l’épaule, comme craignant d’être surprise. «Ah!
-pardon! ne vous gênez pas!» et cette plaisanterie les amusa tellement,
-que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines, ils la
-répétèrent.</p>
-
-<p>Cependant les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître:
-on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les
-ouvertures avec des planches. La population fut contrariée.</p>
-
-<p>Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir
-noué en turban, Pécuchet sa casquette; et il avait un grand tablier
-avec une poche par devant, dans laquelle ballottaient un sécateur, son
-foulard et sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient,
-sarclaient, émondaient, s’imposaient des tâches, mangeaient le plus
-vite possible, mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir
-du point de vue.</p>
-
-<p>S’ils rencontraient un limaçon, ils s’approchaient de lui et
-l’écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour
-casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet et coupaient
-en deux les vers blancs, d’une telle force que le fer de l’outil s’en
-enfonçait de trois pouces.</p>
-
-<p>Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les arbres, à grands
-coups de gaule, furieusement.</p>
-
-<p>Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d’amour qui
-devaient retomber comme des lustres, sous l’arceau de la tonnelle.</p>
-
-<p>Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou et le disposa en
-trois compartiments, où il fabriquerait <span class="pagenum" id="Page_31">31</span> des composts qui feraient
-pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres
-récoltes procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment, et il
-rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de
-fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais
-le fumier de cheval, si utile pour les couches, lui manquait. Les
-cultivateurs n’en vendaient pas: les aubergistes en refusèrent. Enfin,
-après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et
-abjurant toute pudeur, il prit le parti <i>d’aller lui-même au crottin</i>!</p>
-
-<p>C’est au milieu de cette occupation que M<sup>me</sup> Bordin, un jour,
-l’accosta sur la grande route. Quand elle l’eut complimenté, elle
-s’informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants,
-bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elle avait même un
-peu de moustache), intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et
-tourna le dos:—impolitesse que blâma Bouvard.</p>
-
-<p>Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils
-s’installèrent dans la cuisine et faisaient du treillage, ou bien
-parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la
-pluie tomber.</p>
-
-<p>Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps et répétaient chaque
-matin: «Tout part!» Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur
-impatience, en disant: «Tout va partir!»</p>
-
-<p>Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent
-beaucoup. La vigne promettait.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_32">32</span></p>
-
-<p>Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans
-l’agriculture:—et l’ambition les prit de cultiver leur ferme.—Avec du
-bon sens et de l’étude ils s’en tireraient, sans aucun doute.</p>
-
-<p>D’abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres; et ils
-rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l’honneur
-de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un
-rendez-vous.</p>
-
-<p>Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d’un coteau
-qui domine la vallée de l’Orne. La rivière coulait au fond avec
-des sinuosités. Des blocs de grès rouge s’y dressaient de place en
-place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise
-surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l’autre
-colline, la verdure était si abondante qu’elle cachait les maisons.
-Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de
-l’herbe par des lignes plus sombres.</p>
-
-<p>L’ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles
-indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la
-droite, avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu’à la
-rivière, où des platanes alignés reflétaient leur ombre.</p>
-
-<p>Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu’on fanait. Des femmes
-portant des chapeaux de paille, des marmottes d’indienne ou des
-visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par
-terre; et, à l’autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait
-des bottes vivement dans une longue charrette, attelée <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> de trois
-chevaux. M. le comte s’avança, suivi de son régisseur.</p>
-
-<p>Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en
-côtelette, l’air à la fois d’un magistrat et d’un dandy. Les traits de
-sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas.</p>
-
-<p>Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement
-aux fourrages; on retournait les andains sans les éparpiller; les
-meules devaient être coniques et les bottes faites immédiatement sur
-place, puis entassées par dizaines. Quant au râtelier anglais, la
-prairie était trop inégale pour un pareil instrument.</p>
-
-<p>Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se
-montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en
-versant du cidre d’un broc qu’elle appuyait contre sa hanche. Le comte
-demanda d’où venait cette enfant; on n’en savait rien. Les faneuses
-l’avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa
-les épaules, et, tout en s’éloignant, proféra quelques plaintes sur
-l’immoralité de nos campagnes.</p>
-
-<p>Bouvard fit l’éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet,
-malgré les ravages de la cuscute; les futurs agronomes ouvrirent les
-yeux au mot «cuscute». Vu le nombre de ses bestiaux, il s’appliquait
-aux prairies artificielles; c’était d’ailleurs un bon précédent pour
-les autres récoltes, ce qui n’a pas toujours lieu avec les racines
-fourragères.</p>
-
-<p>«Cela, du moins, me paraît incontestable.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span></p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble:</p>
-
-<p>«Oh! incontestable.»</p>
-
-<p>Ils étaient sur la limite d’un champ tout plat, soigneusement ameubli;
-un cheval que l’on conduisait à la main traînait un large coffre monté
-sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement
-des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux
-descendant jusqu’au sol.</p>
-
-<p>«Ici, dit le comte, je sème des turneps. Le turnep est la base de ma
-culture quadriennale.»</p>
-
-<p>Et il entamait la démonstration du semoir. Mais un domestique vint le
-chercher. On avait besoin de lui au château.</p>
-
-<p>Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons
-obséquieuses.</p>
-
-<p>Il conduisit «ces messieurs» vers un autre champ, où quatorze
-moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des
-seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite.
-Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et, tous sur la même
-ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent
-leurs bras et se sentaient pris d’une vénération presque religieuse
-pour l’opulence de la terre.</p>
-
-<p>Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule
-tombait, des corneilles s’abattaient dans les sillons.</p>
-
-<p>Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient,
-et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un
-tronc d’arbre, tricotait <span class="pagenum" id="Page_35">35</span> un bas de laine, ayant son chien près de
-lui.</p>
-
-<p>Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils
-traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers.</p>
-
-<p>Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois
-côtés de la cour. Le travail s’y faisait à la mécanique, au moyen
-d’une turbine, utilisant un ruisseau qu’on avait exprès détourné. Des
-bandelettes de cuir allaient d’un toit dans l’autre, et au milieu du
-fumier une pompe de fer manœuvrait.</p>
-
-<p>Le régisseur fit observer, dans les bergeries, de petites ouvertures
-à ras du sol, et, dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses,
-pouvant d’elles-mêmes se fermer.</p>
-
-<p>La grange était voûtée comme une cathédrale, avec des arceaux de
-briques reposant sur des murs de pierre.</p>
-
-<p>Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des
-poignées d’avoine. L’arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils
-montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla.
-Des robinets dans les coins fournissaient assez d’eau pour inonder
-les dalles; et, en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres
-brunes, alignées sur des claires-voies, étaient pleines de lait
-jusqu’aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crème.
-Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d’une colonne de
-cuivre, et de la mousse débordait les seaux de fer-blanc, qu’on venait
-de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c’était la bouverie.
-Des barreaux <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> de bois scellés perpendiculairement dans toute sa
-longueur la divisaient en deux sections: la première pour le bétail, la
-seconde pour le service. On y voyait à peine, toutes les meurtrières
-étant closes. Les bœufs mangeaient, attachés à des chaînettes, et
-leurs corps exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais
-quelqu’un donna du jour, un filet d’eau tout à coup se répandit dans
-la rigole qui bordait les râteliers. Des mugissements s’élevèrent;
-les cornes faisaient comme un cliquetis de bâtons. Tous les bœufs
-avancèrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement.</p>
-
-<p>Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent.
-Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s’allumèrent, puis
-disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur
-les cailloux, et la cloche pour le souper tinta.</p>
-
-<p>Les deux visiteurs s’en allèrent.</p>
-
-<p>Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait, leur décision fut prise.
-Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes
-de <i>la Maison rustique</i>, se firent expédier le cours de Gasparin et
-s’abonnèrent à un journal d’agriculture.</p>
-
-<p>Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole
-que Bouvard conduisait.</p>
-
-<p>Habillés d’une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des
-guêtres jusqu’aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils
-rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne
-manquaient pas d’assister à tous les comices agricoles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_37">37</span></p>
-
-<p>Bientôt ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant
-principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa
-routine. Il demanda la remise d’un terme sous prétexte de la grêle.
-Quant aux redevances, il n’en fournit aucune. Devant les réclamations
-les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son
-intention de ne pas renouveler le bail.</p>
-
-<p>Dès lors maître Gouy épargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises
-herbes, ruina le fonds, et il s’en alla d’un air farouche qui indiquait
-des plans de vengeance.</p>
-
-<p>Bouvard avait pensé que 20,000 francs, c’est-à-dire plus de quatre fois
-le prix du fermage, suffiraient au début. Son notaire de Paris les
-envoya.</p>
-
-<p>Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies,
-vingt-trois en terres arables et cinq en friches situées sur un
-monticule couvert de cailloux et qu’on appelait la Butte.</p>
-
-<p>Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux,
-douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel,
-deux charretiers, deux femmes, un valet, un berger; de plus, un gros
-chien.</p>
-
-<p>Pour avoir tout de suite de l’argent, ils vendirent leurs fourrages: on
-les paya chez eux; l’or des napoléons comptés sur le coffre à l’avoine
-leur parut plus reluisant qu’un autre, extraordinaire et meilleur.</p>
-
-<p>Au mois de novembre, ils brassèrent du cidre. C’était Bouvard qui
-fouettait le cheval, et Pécuchet, <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> monté dans l’auge, retournait le
-marc avec une pelle.</p>
-
-<p>Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient
-les bondes, portaient de lourds sabots, s’amusaient énormément.</p>
-
-<p>Partant de ce principe qu’on ne saurait avoir trop de blé, ils
-supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles; et,
-comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils
-enterrèrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable.</p>
-
-<p>L’année suivante, ils firent les semailles très dru. Des orages
-survinrent. Les épis versèrent.</p>
-
-<p>Néanmoins, ils s’acharnaient au froment et ils entreprirent d’épierrer
-la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l’année,
-du matin jusqu’au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait
-l’éternel banneau, avec le même homme et le même cheval, gravir,
-descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait
-derrière, faisant des haltes à mi-côte pour s’éponger le front.</p>
-
-<p>Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes leurs animaux, leur
-administraient des purgations, des clystères.</p>
-
-<p>De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint
-enceinte. Ils prirent des gens mariés; les enfants pullulèrent, les
-cousins, les cousines, les oncles, les belles-sœurs; une horde
-vivait à leurs dépens, et ils résolurent de coucher dans la ferme à
-tour de rôle.</p>
-
-<p>Mais le soir ils étaient tristes. La malpropreté de la <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> chambre les
-offusquait,—et Germaine, qui apportait les repas, grommelait à chaque
-voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange
-fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un et
-s’écria, en le poussant dehors par les épaules:</p>
-
-<p>«Misérable, tu es la honte du village qui t’a vu naître!»</p>
-
-<p>Sa personne n’inspirait aucun respect.—D’ailleurs, il avait des
-remords à l’encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop
-pour le tenir en bon état.—Bouvard s’occuperait de la ferme. Ils en
-délibérèrent, et cet arrangement fut décidé.</p>
-
-<p>Le premier point était d’avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit
-construire une en briques. Il peignit lui-même les châssis, et,
-redoutant les coups de soleil, barbouilla de craie toutes les cloches.</p>
-
-<p>Il eut la précaution pour les boutures d’enlever les têtes avec les
-feuilles. Ensuite, il s’appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs
-sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe
-herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers!
-Comme il serrait les ligatures! Quel amas d’onguent pour les recouvrir!</p>
-
-<p>Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les
-plantes, comme s’il les eût encensées. A mesure qu’elles verdissaient
-sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et
-renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme
-de l’arrosoir et versait à plein goulot, copieusement.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span></p>
-
-<p>Au bout de la charmille, près de la dame en plâtre, s’élevait
-une manière de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses
-instruments, et il passait là des heures délicieuses à éplucher les
-graines, à écrire des étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots.
-Pour se reposer, il s’asseyait devant la porte, sur une caisse, et
-alors projetait des embellissements.</p>
-
-<p>Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums; entre les
-cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols;—et comme les
-plates-bandes étaient couvertes de boutons d’or, et toutes les allées
-de sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs
-jaunes.</p>
-
-<p>Mais la couche fourmilla de larves; malgré les réchauds de feuilles
-mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne
-poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas;
-les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s’arrêta, les arbres
-avaient le blanc dans leurs racines; les semis furent une désolation.
-Le vent s’amusait à jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la
-gadoue nuisit aux fraisiers; le défaut de pinçage aux tomates.</p>
-
-<p>Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de
-fontaine, qu’il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous
-les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout,
-lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être
-prodigieux et absolument incomestible. N’importe: Pécuchet fut content
-de posséder un monstre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span></p>
-
-<p>Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l’art: l’élève du
-melon.</p>
-
-<p>Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies
-de terreau, qu’il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre
-couche; et, quand elle eut jeté son feu, repiqua les plants les plus
-beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant
-les préceptes du <i>Bon Jardinier</i>, respecta les fleurs, laissa se nouer
-les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et,
-dès qu’ils eurent la grosseur d’une noix, il glissa sous leur écorce
-une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du crottin. Il
-les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des
-cloches,—et, si des nuages paraissaient, il apportait vivement des
-paillassons.</p>
-
-<p>La nuit, il n’en dormait pas. Plusieurs fois même il se releva; et,
-pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout
-le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit.</p>
-
-<p>Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second
-ne fut pas meilleur, le troisième non plus; Pécuchet trouvait pour
-chacun une excuse nouvelle, jusqu’au dernier qu’il jeta par la fenêtre,
-déclarant n’y rien comprendre.</p>
-
-<p>En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces
-différentes, les sucrins s’étaient confondus avec les maraîchers,
-le gros Portugal avec le grand Mongol,—et, le voisinage des pommes
-d’amour complétant l’anarchie, il en était résulté <span class="pagenum" id="Page_42">42</span> d’abominables
-mulets qui avaient le goût de citrouille.</p>
-
-<p>Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour
-avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de
-bruyère et se mit à l’œuvre résolument.</p>
-
-<p>Mais il planta des passiflores à l’ombre, des pensées au soleil,
-couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis après leur floraison,
-détruisit les rhododendrons par des excès de rabattage, stimula les
-fuchsias avec de la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l’exposant
-au feu dans la cuisine.</p>
-
-<p>Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de
-papiers forts enduits de chandelle: cela faisait comme des pains de
-sucre tenus en l’air par des bâtons.</p>
-
-<p>Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques;—et on apercevait, entre
-ces lignes droites, les rameaux tortueux d’un <i>sophora japonica</i> qui
-demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser.</p>
-
-<p>Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les
-jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles;
-et Pécuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et
-l’eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes ses
-expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné.</p>
-
-<p>Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient
-mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne
-savaient que résoudre devant la divergence des opinions.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_43">43</span></p>
-
-<p>Ainsi pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.</p>
-
-<p>Quant au plâtre, malgré l’exemple de Franklin, Riéfel et M. Rigaud n’en
-paraissent pas enthousiasmés.</p>
-
-<p>Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant
-Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin
-cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siècle, a cultivé des céréales
-sur le même champ: cela renverse la théorie des assolements. Tull
-exalte les labours au préjudice des engrais, et voilà le major Beetson
-qui supprime les engrais avec les labours!</p>
-
-<p>Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages
-d’après la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui
-s’allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux
-qu’on prendrait pour des montagnes de neige, tâchant de distinguer les
-nimbus des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient
-avant qu’ils eussent trouvé les noms.</p>
-
-<p>Le baromètre les trompa, le thermomètre n’apprenait rien; et ils
-recoururent à l’expédient imaginé sous Louis XV par un prêtre de
-Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie,
-se tenir au fond par beau fixe, s’agiter aux menaces de la tempête.
-Mais l’atmosphère, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en
-mirent trois autres avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent
-différemment.</p>
-
-<p>Après force méditations, Bouvard reconnut qu’il <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> s’était trompé.
-Son domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il
-aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille
-francs.</p>
-
-<p>Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse
-aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux,
-des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur
-belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech,
-des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer,—et, poussant
-jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine; il
-supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres
-d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées
-parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection.
-Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les
-récoltes. A ceux qui avaient l’air dégoûté il disait:</p>
-
-<p>«Mais c’est de l’or! c’est de l’or!»</p>
-
-<p>Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les
-pays où l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excréments
-d’oiseaux!</p>
-
-<p>Le colza fut chétif, l’avoine médiocre, et le blé se vendit fort mal,
-à cause de son odeur. Une chose étrange, c’est que la Butte, enfin
-épierrée, donnait moins qu’autrefois.</p>
-
-<p>Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur
-Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande
-araire de Mathieu de Dombasle; mais le charretier la dénigra.</p>
-
-<p>«Apprends à t’en servir!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_45">45</span></p>
-
-<p>—Eh bien! montrez-moi.»</p>
-
-<p>Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.</p>
-
-<p>Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans
-cesse il criait derrière eux, courait d’un endroit à l’autre, notait
-ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n’y pensait
-plus,—et sa tête bouillonnait d’idées industrielles. Il se promettait
-de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il
-vendrait sous le nom de <i>café des familles</i>.</p>
-
-<p>Afin d’engraisser plus vite ses bœufs, il les saignait tous les
-quinze jours.</p>
-
-<p>Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d’avoine salée. Bientôt
-la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient
-les clôtures, mordaient le monde.</p>
-
-<p>Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner,
-et, peu de temps après, crevèrent.</p>
-
-<p>La même semaine, trois bœufs expiraient, conséquence des
-phlébotomies de Bouvard.</p>
-
-<p>Il imagina, pour détruire les mans, d’enfermer des poules dans une cage
-à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue;—ce qui ne
-manqua point de leur briser les pattes.</p>
-
-<p>Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne et la
-donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se
-déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes
-étaient <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur
-céda.</p>
-
-<p>Cependant, pour les convaincre de l’innocuité de son breuvage, il en
-absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha
-ses douleurs sous un air d’enjouement. Il fit même transporter la
-mixture chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux
-s’efforçaient de la trouver bonne. D’ailleurs, il ne fallait pas
-qu’elle fût perdue.</p>
-
-<p>Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le
-docteur.</p>
-
-<p>C’était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer
-son malade. La cholérine de monsieur devait tenir à cette bière dont on
-parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition et la blâma
-en termes scientifiques, avec des haussements d’épaules. Pécuchet, qui
-avait fourni la recette, fut mortifié.</p>
-
-<p>En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des
-échardonnages intempestifs, Bouvard, l’année suivante, avait devant
-lui une belle récolte de froment. Il imagina de la dessécher par la
-fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer;—c’est-à-dire
-qu’il la fit abattre d’un seul coup et tasser en meules, qui seraient
-démolies dès que le gaz s’en échapperait, puis exposées au grand
-air;—après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude.</p>
-
-<p>Le lendemain, pendant qu’ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée
-le battement d’un tambour. Germaine <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> sortit pour voir ce qu’il y
-avait; mais l’homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche de
-l’église tinta violemment.</p>
-
-<p>Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et,
-impatients d’être renseignés, s’avancèrent tête nue du côté de
-Chavignolles.</p>
-
-<p>Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit
-garçon, qui répondit:</p>
-
-<p>«Je crois que c’est le feu!»</p>
-
-<p>Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin,
-ils atteignirent les premières maisons du village. L’épicier leur cria
-de loin:</p>
-
-<p>«Le feu est chez vous!»</p>
-
-<p>Pécuchet prit le pas gymnastique, et il disait à Bouvard, courant du
-même train à son côté:</p>
-
-<p>«Une, deux! une, deux!»—en mesure, comme les chasseurs de Vincennes.</p>
-
-<p>La route qu’ils suivaient montait toujours; le terrain, en pente, leur
-cachait l’horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte;—et, d’un
-seul coup d’œil, le désastre leur apparut.</p>
-
-<p>Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans, au milieu de
-la plaine dénudée dans le calme du soir.</p>
-
-<p>Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-être;
-et, sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des
-gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin
-de préserver le reste.</p>
-
-<p>Bouvard, dans son empressement, faillit renverser <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> M<sup>me</sup> Bordin,
-qui se trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l’accabla
-d’injures pour ne l’avoir pas averti. Le valet, au contraire, par
-excès de zèle, avait d’abord couru à la maison, à l’église, puis chez
-Monsieur, et était revenu par l’autre route.</p>
-
-<p>Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l’entouraient, parlant à
-la fois, et il défendait d’abattre les meules, suppliait qu’on le
-secourût, exigeait de l’eau, réclamait des pompiers.</p>
-
-<p>«Est-ce que nous en avons? s’écria le maire.</p>
-
-<p>—C’est de votre faute!» reprit Bouvard.</p>
-
-<p>Il s’emportait, proféra des choses inconvenantes, et tous admirèrent la
-patience de M. Foureau, qui était brutal cependant, comme l’indiquaient
-ses grosses lèvres et sa mâchoire de bouledogue.</p>
-
-<p>La chaleur des meules devint si forte, qu’on ne pouvait plus en
-approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des
-crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des
-grains de plomb. Puis la meule s’écroulait par terre en un large
-brasier, d’où s’envolaient des étincelles; et des moires ondulaient
-sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur
-des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang
-caillé. La nuit était venue, le vent soufflait; des tourbillons de
-fumée enveloppaient la foule. Une flammèche, de temps à autre, passait
-sur le ciel noir.</p>
-
-<p>Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Ses yeux
-disparaissaient sous leurs paupières gonflées, et il avait tout le
-visage comme élargi par la <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> douleur. M<sup>me</sup> Bordin, en jouant avec
-les franges de son châle vert, l’appelait: <i>Pauvre monsieur</i>, tâchait
-de le consoler. Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une
-raison.</p>
-
-<p>Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle, ou plutôt livide, la bouche
-ouverte et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à
-l’écart, dans ses réflexions. Mais le curé, survenu tout à coup,
-murmura d’une voix câline:</p>
-
-<p>«Ah! quel malheur! véritablement, c’est bien fâcheux! Soyez sûr que je
-participe!...»</p>
-
-<p>Les autres n’affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant,
-la main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui
-brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un
-polisson s’écria même que c’était bien amusant.</p>
-
-<p>«Oui, il est beau, l’amusement!» reprit Pécuchet, qui venait de
-l’entendre.</p>
-
-<p>Le feu diminua, les tas s’abaissèrent, et, une heure après, il ne
-restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes
-et noires. Alors on se retira.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin et l’abbé Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et Pécuchet
-jusqu’à leur domicile.</p>
-
-<p>Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort
-aimables sur sa sauvagerie, et l’ecclésiastique exprima toute sa
-surprise de n’avoir pu connaître jusqu’à présent un de ses paroissiens
-aussi distingué.</p>
-
-<p>Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l’incendie, <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> et, au
-lieu de reconnaître avec tout le monde que la paille humide s’était
-enflammée spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait
-sans doute de maître Gouy ou peut-être du taupier. Six mois auparavant,
-Bouvard avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle
-d’auditeurs que, son industrie étant funeste, le gouvernement la
-devrait interdire. L’homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il
-portait sa barbe entière et leur semblait effrayant, surtout le soir,
-quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche
-garnie de taupes suspendues.</p>
-
-<p>Le dommage était considérable, et, pour se reconnaître dans leur
-situation, Pécuchet, pendant huit jours, travailla les registres de
-Bouvard, qui lui parurent <i>un véritable labyrinthe</i>. Après avoir
-collationné le journal, la correspondance et le grand-livre couvert
-de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vérité: pas de
-marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro. Le
-capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs.</p>
-
-<p>Bouvard n’en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils
-recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même
-conclusion. Encore deux ans d’une agronomie pareille, leur fortune y
-passait! Le seul remède était de vendre.</p>
-
-<p>Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop
-pénible; Pécuchet s’en chargea.</p>
-
-<p>D’après l’opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire
-d’affiches. Il parlerait de la ferme à des <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> clients sérieux et
-laisserait venir leurs propositions.</p>
-
-<p>«Très bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre
-un fermier, ensuite on verrait. Nous ne serons pas plus malheureux
-qu’autrefois; seulement nous voilà forcés à des économies.»</p>
-
-<p>Elles contrariaient Pécuchet, à cause du jardinage, et quelques jours
-après, il dit:</p>
-
-<p>«Nous devrions nous livrer exclusivement à l’arboriculture, non pour le
-plaisir, mais comme spéculation. Une poire qui revient à trois sols est
-quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs! Des
-jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes!
-A Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver, on paye le raisin un napoléon la
-grappe! C’est une belle industrie, tu en conviendras! Et qu’est-ce que
-ça coûte? des soins, du fumier, et le repassage d’une serpette!»</p>
-
-<p>Il monta tellement l’imagination de Bouvard que, tout de suite, ils
-cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter,
-et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils
-s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s’empressa de leur
-fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement.</p>
-
-<p>Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier
-pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes
-des arbres étaient d’avance dessinées. Des morceaux de latte sur
-le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des
-plates-bandes guindaient horizontalement des <span class="pagenum" id="Page_52">52</span> fils de fer; et,
-dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des
-baguettes en cône, celle des pyramides, si bien qu’en arrivant chez
-eux, on croyait voir les pièces de quelque machine inconnue ou la
-carcasse d’un feu d’artifice.</p>
-
-<p>Les trous étant creusés, ils coupèrent l’extrémité de toutes les
-racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost.
-Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au
-pépiniériste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus
-profonds. Mais la pluie, détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmes
-s’enterrèrent et les arbres s’affranchirent.</p>
-
-<p>Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il
-n’abattit pas les flèches, respecta les lambourdes, et, s’obstinant
-à vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les
-cordons unilatéraux, il les cassait ou les arrachait invariablement.
-Quant aux pêchers, il s’embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères
-et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient
-toujours où il n’en fallait pas, et impossible d’obtenir sur l’espalier
-un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche,
-non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de
-poisson.</p>
-
-<p>Bouvard tâcha de conduire les abricotiers; ils se révoltèrent. Il
-rabattit leurs troncs à ras du sol; aucun ne repoussa. Les cerisiers,
-auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.</p>
-
-<p>D’abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> yeux de la
-base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands; et souvent ils
-hésitaient, ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à
-fleurs. Ils s’étaient réjouis d’avoir des fleurs; mais, ayant reconnu
-leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste.</p>
-
-<p>Incessamment ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du
-cassage, de l’éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle à manger,
-dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait
-dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre.</p>
-
-<p>Levés dès l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc à
-la ceinture. Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa
-veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa
-serpillière, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les
-entendaient tousser dans le brouillard.</p>
-
-<p>Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel, et il en étudiait
-un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du
-jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le
-flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur.</p>
-
-<p>Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les
-pyramides. Un jour, il fut pris d’un étourdissement,—et, n’osant plus
-descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours.</p>
-
-<p>Enfin des poires parurent, et le verger avait des prunes. Alors ils
-employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les
-fragments de glace <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin
-à vent les réveillait pendant la nuit,—et les moineaux perchaient sur
-le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils
-varièrent le costume inutilement.</p>
-
-<p>Cependant ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d’en
-remettre la note à Bouvard, quand tout à coup le tonnerre retentit
-et la pluie tomba,—une pluie lourde et violente. Le vent, par
-intervalles, secouait toute la surface de l’espalier. Les tuteurs
-s’abattaient l’un après l’autre,—et les malheureuses quenouilles, en
-se balançant, entre-choquaient leurs poires.</p>
-
-<p>Pécuchet surpris par l’averse s’était réfugié dans la cahute. Bouvard
-se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des
-éclats de bois, des branches, des ardoises;—et les femmes de marin
-qui, sur la côte, à dix lieues de là, regardaient la mer, n’avaient
-pas l’œil plus tendre et le cœur plus serré. Puis, tout à coup,
-les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage,
-s’abattirent sur les plates-bandes.</p>
-
-<p>Quel tableau quand ils firent leur inspection! Les cerises et les
-prunes couvraient l’herbe entre les grêlons qui fondaient. Les
-passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les
-Triomphes-de-Jordoigne. A peine s’il restait parmi les pommes quelques
-Bons-Papas,—et douze Tétons-de-Vénus, toute la récolte des pêches,
-roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis déracinés.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_55">55</span></p>
-
-<p>Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur:</p>
-
-<p>«Nous ferions bien de voir à la ferme, s’il n’est pas arrivé quelque
-chose?</p>
-
-<p>—Bah! pour découvrir encore des sujets de tristesse!</p>
-
-<p>—Peut-être! car nous ne sommes guère favorisés.»</p>
-
-<p>Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature.</p>
-
-<p>Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et,
-comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles
-lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau
-genre de fromages.</p>
-
-<p>Pécuchet respirait bruyamment; et, tout en se fourrant dans les narines
-des prises de tabac, il songeait que si le sort l’avait voulu, il
-ferait maintenant partie d’une société d’agriculture, brillerait aux
-expositions, serait cité dans les journaux.</p>
-
-<p>Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.</p>
-
-<p>«Ma foi! j’ai envie de me débarrasser de tout cela pour nous établir
-autre part!</p>
-
-<p>—Comme tu voudras», dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Et un instant après:</p>
-
-<p>«Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève,
-par là, se trouve contrariée, et l’arbre forcément en souffre. Pour
-se bien porter, il faudrait qu’il n’eût pas de fruits. Cependant ceux
-qu’on ne taille et qu’on ne fume jamais en produisent, <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> de moins
-gros, c’est vrai, mais de plus savoureux. J’exige qu’on m’en donne la
-raison!—et non seulement chaque espèce réclame des soins particuliers,
-mais encore chaque individu, suivant le climat, la température, un tas
-de choses! où est la règle, alors? et quel espoir avons-nous d’aucun
-succès ou bénéfice?»</p>
-
-<p>Bouvard lui répondit:</p>
-
-<p>«Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième
-du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison
-de banque. Au bout de quinze ans, par l’accumulation des intérêts, on
-aurait le double sans s’être foulé le tempérament.»</p>
-
-<p>Pécuchet baissa la tête.</p>
-
-<p>«L’arboriculture pourrait bien être une blague!</p>
-
-<p>—Comme l’agronomie», répliqua Bouvard.</p>
-
-<p>Ensuite, ils s’accusèrent d’avoir été trop ambitieux, et ils résolurent
-de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à
-autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits, et
-ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus; mais il allait
-se présenter des intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les
-autres qui restaient debout. Comment s’y prendre?</p>
-
-<p>Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de
-mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n’arrivaient
-à rien de satisfaisant. Heureusement qu’ils trouvèrent dans leur
-bibliothèque l’ouvrage de Boitard, intitulé l’<i>Architecte des Jardins</i>.</p>
-
-<p>L’auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> d’abord, le
-genre mélancolique et romantique, qui se signale par des immortelles,
-des ruines, des tombeaux, et un «ex-voto à la Vierge, indiquant la
-place où un seigneur est tombé sous le fer d’un assassin». On compose
-le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des
-cabanes incendiées; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou
-«pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur». Le genre
-grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les
-obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux;
-de la mousse et des grottes, le genre mystérieux; un lac, le genre
-rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen
-se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois,—car on y rencontrait
-successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres et une
-barque se détachant d’elle-même du rivage, pour vous conduire dans un
-boudoir où des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le
-sopha.</p>
-
-<p>Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un
-éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes.
-Le temple à la philosophie serait encombrant. L’ex-voto à la madone
-n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins, et, tant pis
-pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient
-trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés,
-les immortelles et la mousse,—et dans un enthousiasme progressif,
-après beaucoup de tâtonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une
-somme minime, ils <span class="pagenum" id="Page_58">58</span> se fabriquèrent une résidence qui n’avait pas
-d’analogue dans tout le département.</p>
-
-<p>La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli
-d’allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier,
-ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la
-perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en
-était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.</p>
-
-<p>Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau
-étrusque, c’est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds
-de hauteur et l’apparence d’une niche à chien. Quatre sapinettes, aux
-angles, flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et
-enrichi d’une inscription.</p>
-
-<p>Dans l’autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un
-bassin, offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La
-terre buvait l’eau, n’importe! Il se formerait un fond de glaise qui la
-retiendrait.</p>
-
-<p>La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres
-de couleur.</p>
-
-<p>Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de
-fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode
-chinoise.</p>
-
-<p>Ils avaient été sur les rives de l’Orne choisir des granits, les
-avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette,
-puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les
-uns par-dessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un <span class="pagenum" id="Page_59">59</span>
-rocher, pareil à une gigantesque pomme de terre.</p>
-
-<p>Quelque chose manquait au delà pour compléter l’harmonie. Ils
-abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort,
-du reste) et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle
-sorte qu’on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la
-foudre.</p>
-
-<p>La besogne finie, Bouvard, qui était sur le perron, cria de loin:</p>
-
-<p>«Ici! on voit mieux!</p>
-
-<p>—Voit mieux», fut répété dans l’air.</p>
-
-<p>Pécuchet répondit:</p>
-
-<p>«J’y vais!</p>
-
-<p>—Y vais!</p>
-
-<p>—Tiens, un écho!</p>
-
-<p>—Écho!»</p>
-
-<p>Le tilleul, jusqu’alors, l’avait empêché de se produire, et il était
-favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon
-surmontait la charmille.</p>
-
-<p>Pour essayer l’écho, ils s’amusaient à lancer des mots plaisants;
-Bouvard en hurla de polissons, d’obscènes.</p>
-
-<p>Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d’argent à
-recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu’il
-enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin pour se rendre à
-Bretteville et rentra fort tard, avec un panier qu’il cacha sous son
-lit.</p>
-
-<p>Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs
-de la grande allée qui, la veille <span class="pagenum" id="Page_60">60</span> encore, étaient sphériques,
-avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine
-figuraient le bec et les yeux. Pécuchet s’était levé dès l’aube et,
-tremblant d’être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure
-des appendices expédiés par Dumouchel.</p>
-
-<p>Depuis six mois, les autres derrière ceux-là imitaient plus ou moins
-des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils;
-mais rien n’égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands
-éloges.</p>
-
-<p>Sous le prétexte d’avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon
-dans le labyrinthe, car il avait profité de l’absence de Pécuchet pour
-faire, lui aussi, quelque chose de sublime.</p>
-
-<p>La porte des champs était recouverte d’une couche de plâtre, sur
-laquelle s’alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes,
-représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des turcos, des femmes nues,
-des pieds de cheval et des têtes de mort.</p>
-
-<p>«Comprends-tu mon impatience?</p>
-
-<p>—Je crois bien!»</p>
-
-<p>Et, dans leur émotion, ils s’embrassèrent.</p>
-
-<p>Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d’être applaudis, et
-Bouvard songea à offrir un grand dîner.</p>
-
-<p>«Prends garde! dit Pécuchet, tu vas te lancer dans les réceptions.
-C’est un gouffre!»</p>
-
-<p>La chose pourtant fut décidée.</p>
-
-<p>Depuis qu’ils habitaient le pays, ils se tenaient à l’écart. Tout le
-monde, par désir de les connaître, <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> accepta leur invitation, sauf
-le comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se
-rabattirent sur M. Hurel, son factotum.</p>
-
-<p>Beljambe, l’aubergiste, ancien chef à Lisieux, devait cuisiner
-certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la
-fille de basse-cour. Marianne, la servante de M<sup>me</sup> Bordin, viendrait
-aussi. Dès quatre heures, la grille était grande ouverte, et les deux
-propriétaires, pleins d’impatience, attendaient leurs convives.</p>
-
-<p>Hurel s’arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis le curé
-s’avança, revêtu d’une soutane neuve, et, un moment après, M. Foureau,
-avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras à sa femme, qui
-marchait péniblement en s’abritant sous son ombrelle. Un flot de
-rubans roses s’agita derrière eux; c’était le bonnet de M<sup>me</sup> Bordin,
-habillée d’une belle robe de soie gorge de pigeon. La chaîne d’or de
-sa montre lui battait la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux
-mains couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama
-sur la tête, un lorgnon dans l’œil, car l’officier ministériel
-n’étouffait pas en lui l’homme du monde.</p>
-
-<p>Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils
-d’Utrecht s’adossaient le long de la muraille; une table ronde, dans
-le milieu, supportait la cave à liqueurs, et on voyait au-dessus de
-la cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à
-contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu
-de moisissure aux pommettes <span class="pagenum" id="Page_62">62</span> ajoutait à l’illusion des favoris. Les
-invités lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et M<sup>me</sup> Bordin
-ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dû être un fort bel homme.</p>
-
-<p>Après une heure d’attente, Pécuchet annonça qu’on pouvait passer dans
-la salle.</p>
-
-<p>Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du
-salon, complètement tirés devant les fenêtres, et le soleil, traversant
-la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout
-ornement un baromètre.</p>
-
-<p>Bouvard plaça les deux dames auprès de lui; Pécuchet, le maire à
-sa gauche, le curé à sa droite, et l’on entama les huîtres. Elles
-sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses, et
-Pécuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe.</p>
-
-<p>Pendant tout le premier service, composé d’une barbue entre un
-vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la
-manière de fabriquer le cidre.</p>
-
-<p>Après quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur,
-naturellement, fut consulté. Il jugeait les choses avec scepticisme,
-comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolérait
-pas la moindre contradiction.</p>
-
-<p>En même temps que l’aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble.
-Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit
-goûter trois autres sans plus de succès, puis versa du Saint-Julien,
-<span class="pagenum" id="Page_63">63</span> trop jeune évidemment, et tous les convives se turent. Hurel
-souriait sans discontinuer; les pas lourds du garçon résonnaient sur
-les dalles.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Vaucorbeil, courtaude et l’air bougon (elle était d’ailleurs
-vers la fin de sa grossesse), avait gardé un mutisme absolu. Bouvard,
-ne sachant de quoi l’entretenir, lui parla du théâtre de Caen.</p>
-
-<p>«Ma femme ne va jamais au spectacle», reprit le docteur.</p>
-
-<p>M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens.</p>
-
-<p>«Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville
-pour entendre des farces!»</p>
-
-<p>Foureau demanda à M<sup>me</sup> Bordin si elle aimait les farces.</p>
-
-<p>«Ça dépend de quelle espèce», dit-elle.</p>
-
-<p>Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle
-indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de
-ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement
-soignée.</p>
-
-<p>Foureau interpella Bouvard:</p>
-
-<p>«Est-ce que vous êtes dans l’intention de vendre la vôtre?</p>
-
-<p>—Mon Dieu, jusqu’à présent, je ne sais trop...</p>
-
-<p>—Comment! pas même la pièce des Écalles! reprit le notaire; ce serait
-à votre convenance, madame Bordin.»</p>
-
-<p>La veuve répliqua en minaudant:</p>
-
-<p>«Les prétentions de M. Bouvard seraient trop fortes.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_64">64</span></p>
-
-<p>—On pourrait peut-être l’attendrir.</p>
-
-<p>—Je n’essayerai pas!</p>
-
-<p>—Bah! si vous l’embrassiez?</p>
-
-<p>—Essayons tout de même», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la société.</p>
-
-<p>Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations
-amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe, les rideaux
-s’ouvrirent et le jardin apparut.</p>
-
-<p>C’était, dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher,
-comme une montagne, occupait le gazon; le tombeau faisait un cube au
-milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus
-les haricots,—et la cabane, au delà, une grande tache noire, car ils
-avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique.
-Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à
-l’arbre foudroyé, qui s’étendait transversalement de la charmille à
-la tonnelle, où des pommes d’amour pendaient comme des stalactites.
-Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise,
-peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des
-paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et, derrière
-la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate
-terminait l’horizon.</p>
-
-<p>Devant l’étonnement de leurs convives Bouvard et Pécuchet ressentirent
-une véritable jouissance.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin admira surtout les paons; mais le tombeau ne fut pas
-compris, ni la cabane incendiée, ni le <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> mur en ruines. Puis chacun,
-à tour de rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard
-et Pécuchet avaient charrié de l’eau pendant toute la matinée. Elle
-avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les
-recouvrait.</p>
-
-<p>Tout en se promenant, on se permit des critiques: «A votre place,
-j’aurais fait cela.—Les petits pois sont en retard.—Ce coin,
-franchement, n’est pas propre.—Avec une taille pareille, jamais vous
-n’obtiendrez de fruits.»</p>
-
-<p>Bouvard fut obligé de répondre qu’il se moquait des fruits.</p>
-
-<p>Comme on longeait la charmille, il dit d’un air finaud:</p>
-
-<p>«Ah! voilà une personne que nous dérangeons; mille excuses!»</p>
-
-<p>La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame
-en plâtre.</p>
-
-<p>Enfin, après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la
-porte aux pipes. Des regards de stupéfaction s’échangèrent. Bouvard
-observait le visage de ses hôtes,—et impatient de connaître leur
-opinion: «Qu’en dites-vous?»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin éclata de rire. Tous firent comme elle, M. le curé
-poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en
-pleurait, sa femme fut prise d’un spasme nerveux,—et Foureau, homme
-sans gêne, cassa un Abd-el-Kader, qu’il mit dans sa poche, comme
-souvenir.</p>
-
-<p>Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> étonner son
-monde avec l’écho, cria de toutes ses forces:</p>
-
-<p>«Serviteur! Mesdames!»</p>
-
-<p>Rien! pas d’écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le
-pignon et la toiture étant démolis.</p>
-
-<p>Le café fut servi sur le vigneau,—et les messieurs allaient
-commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derrière la
-claire-voie, un homme qui les regardait.</p>
-
-<p>Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste
-bleue, sans chemise, la barbe noire taillée en brosse; et il articula
-d’une voix rauque: «Donnez-moi un verre de vin!»</p>
-
-<p>Le maire et l’abbé Jeufroy l’avaient tout de suite reconnu. C’était un
-ancien menuisier de Chavignolles.</p>
-
-<p>«Allons, Gorju! éloignez-vous, dit M. Foureau. On ne demande pas
-l’aumône.</p>
-
-<p>—Moi! l’aumône, s’écria l’homme exaspéré. J’ai fait sept ans la
-guerre en Afrique. Je relève de l’hôpital. Pas d’ouvrage! Faut-il que
-j’assassine? nom d’un nom!»</p>
-
-<p>Sa colère d’elle-même tomba, et, les deux poings sur les hanches, il
-considérait les bourgeois d’un air mélancolique et gouailleur. La
-fatigue des bivouacs, l’absinthe et les fièvres, toute une existence
-de misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres
-pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel
-empourpré l’enveloppait d’une lueur sanglante, et son obstination à
-rester là causait une sorte d’effroi.</p>
-
-<p>Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d’une <span class="pagenum" id="Page_67">67</span> bouteille. Le
-vagabond l’absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en
-gesticulant.</p>
-
-<p>Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le
-désordre. Mais Bouvard, irrité par l’insuccès de son jardin, prit la
-défense du peuple,—tous parlèrent à la fois.</p>
-
-<p>Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que
-la propriété foncière. L’abbé Jeufroy se plaignit de ce qu’on ne
-protégeait pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. M<sup>me</sup> Bordin
-criait par intervalle: «Moi, d’abord, je déteste la République», et
-le docteur se déclara pour le progrès. «Car enfin, monsieur, nous
-avons besoin de réformes.—Possible! répondit Foureau, mais toutes ces
-idées-là nuisent aux affaires.—Je me fiche des affaires!» s’écria
-Pécuchet.</p>
-
-<p>Vaucorbeil poursuivit.—«Au moins, donnez-nous l’adjonction des
-capacités.» Bouvard n’allait pas jusque-là.</p>
-
-<p>«C’est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et
-je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!</p>
-
-<p>—Moi aussi, je m’en vais, dit un moment après M. Foureau; et,
-désignant sa poche où était l’Abd-el-Kader: Si j’ai besoin d’un autre,
-je reviendrai.»</p>
-
-<p>Le curé, avant de partir, confia timidement à Pécuchet qu’il ne
-trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes.
-Hurel, en se retirant, salua très bas la compagnie. M. Marescot avait
-disparu après le dessert.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span></p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une
-seconde recette pour les prunes à l’eau-de-vie, et fit encore trois
-tours dans la grande allée; mais, en passant près du tilleul, sa robe
-s’accrocha, et ils l’entendirent qui murmurait: «Mon Dieu! quelle
-bêtise que cet arbre!»</p>
-
-<p>Jusqu’à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur
-ressentiment.</p>
-
-<p>Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites
-choses par-ci par-là; et cependant les convives s’étaient gorgés
-comme des ogres, preuve qu’il n’était pas si mauvais. Mais pour le
-jardin, tant de dénigrement provenait de la plus noire jalousie; et
-s’échauffant tous les deux:</p>
-
-<p>«Ah! l’eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu’à un cygne
-et des poissons!</p>
-
-<p>—A peine s’ils ont remarqué la pagode!</p>
-
-<p>—Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion
-d’imbécile!</p>
-
-<p>—Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu’on
-n’a pas le droit d’en construire un dans son domaine? Je veux même m’y
-faire enterrer!</p>
-
-<p>—Ne parle pas de ça!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Puis ils passèrent en revue les convives.</p>
-
-<p>«Le médecin m’a l’air d’un joli poseur!</p>
-
-<p>—As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?</p>
-
-<p>—Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que
-diable! on respecte les curiosités.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_69">69</span></p>
-
-<p>—M<sup>me</sup> Bordin? dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Eh! c’est une intrigante! Laisse-moi tranquille.»</p>
-
-<p>Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre
-exclusivement chez eux, pour eux seuls.</p>
-
-<p>Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des
-bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres;
-chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le
-meilleur système de chauffage.</p>
-
-<p>Ils tâchèrent, par économie, de fumer des jambons, de couler eux-mêmes
-la lessive. Germaine, qu’ils incommodaient, haussait les épaules. A
-l’époque des confitures, elle se fâcha, et ils s’établirent dans le
-fournil.</p>
-
-<p>C’était une ancienne buanderie, où il y avait, sous les fagots, une
-grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l’ambition leur
-étant venue de fabriquer des conserves.</p>
-
-<p>Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en
-lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent
-sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans
-l’eau bouillante. Elle s’évaporait; ils en versèrent de la froide;
-la différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement
-furent sauvés.</p>
-
-<p>Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent
-des côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles
-sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait.
-<span class="pagenum" id="Page_70">70</span> Pour continuer l’expérience, ils enfermèrent dans d’autres boîtes
-des œufs, de la chicorée, du homard, une matelotte, un potage!—et
-ils s’applaudissaient, comme M. Appert, <i>d’avoir fixé les saisons</i>;—de
-pareilles découvertes, selon Pécuchet, l’emportaient sur les exploits
-des conquérants.</p>
-
-<p>Ils perfectionnèrent les achars de M<sup>me</sup> Bordin, en épiçant le
-vinaigre avec du poivre; et leurs prunes à l’eau-de-vie étaient
-bien supérieures! Ils obtinrent, par la macération, des ratafias de
-framboise et d’absinthe. Avec du miel et de l’angélique dans un tonneau
-de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga et ils entreprirent
-également la confection d’un champagne! Les bouteilles de chablis,
-coupées de moût, éclatèrent d’elles-mêmes. Alors ils ne doutèrent plus
-de la réussite.</p>
-
-<p>Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes
-dans toutes les denrées alimentaires.</p>
-
-<p>Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se
-firent un ennemi de l’épicier, en lui soutenant qu’il adultérait
-ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander de la
-jujube,—et, sous les yeux mêmes du pharmacien, soumirent sa pâte à
-l’épreuve de l’eau. Elle prit l’apparence d’une couenne de lard, ce qui
-dénotait de la gélatine.</p>
-
-<p>Après ce triomphe, leur orgueil s’exalta. Ils achetèrent le matériel
-d’un distillateur en faillite,—et bientôt arrivèrent dans la maison,
-des tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses
-<span class="pagenum" id="Page_71">71</span> et des balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic
-tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de
-cheminée.</p>
-
-<p>Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes
-de cuites, le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, le morve
-et le caramel. Mais il leur tardait d’employer l’alambic, et ils
-abordèrent les liqueurs fines, en commençant par l’anisette. Le liquide
-presque toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles
-se collaient dans le fond; d’autres fois, ils s’étaient trompés sur
-le dosage. Autour d’eux les grandes bassines de cuivre reluisaient,
-les matras avançaient leur bec pointu, les poêlons pendaient au mur.
-Souvent l’un triait des herbes sur la table, tandis que l’autre faisait
-osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue, ils mouvaient les
-cuillères, ils dégustaient les mélanges.</p>
-
-<p>Bouvard, toujours en sueur, n’avait pour vêtement que sa chemise et son
-pantalon tiré jusqu’au creux de l’estomac par ses courtes bretelles;
-mais, étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la
-cucurbite, ou exagérait le feu.</p>
-
-<p>Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une
-espèce de sarrau d’enfant avec des manches; et ils se considéraient
-comme des gens très sérieux occupés de choses utiles.</p>
-
-<p>Enfin ils rêvèrent <i>une crème</i> qui devait enfoncer toutes les autres.
-Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme
-dans le marasquin, de l’hysope comme dans la chartreuse, de <span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
-l’ambrette comme dans le vespétro, du <i>calamus aromaticus</i> comme dans
-le krambambuly; et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal.
-Mais sous quel nom l’offrir au commerce? car il fallait un nom facile
-à retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent
-qu’elle se nommerait la <i>Bouvarine</i>.</p>
-
-<p>Vers la fin de l’automne, des taches parurent dans les trois bocaux de
-conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait
-dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour
-essayer les méthodes nouvelles, ils manquaient d’argent. Leur ferme les
-rongeait.</p>
-
-<p>Plusieurs fois, des tenanciers s’étaient offerts, Bouvard n’en avait
-pas voulu. Mais son premier garçon cultivait, d’après ses ordres,
-avec une épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient,
-tout périclitait, et ils causaient de leurs embarras, quand maître
-Gouy entra dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en
-arrière, timidement.</p>
-
-<p>Grâce à toutes les façons qu’elles avaient reçues, les terres s’étaient
-améliorées,—et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia.
-Malgré tous leurs travaux, les bénéfices étaient chanceux; bref, s’il
-la désirait, c’était par amour du pays et regret d’aussi bons maîtres.
-On le congédia d’une manière froide. Il revint le soir même.</p>
-
-<p>Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir. Gouy demanda une
-diminution de fermage; et, comme les autres se récriaient, il se mit à
-beugler <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> plutôt qu’à parler, attestant le bon Dieu, énumérant ses
-peines, vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il
-baissait la tête au lieu de répondre. Alors, sa femme, assise près de
-la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mêmes
-protestations, en piaillant d’une voix aiguë comme une poule blessée.</p>
-
-<p>Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an,
-un tiers de moins qu’autrefois.</p>
-
-<p>Séance tenante, maître Gouy proposa d’acheter le matériel, et les
-dialogues recommencèrent.</p>
-
-<p>L’estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s’en mourait de
-fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire, que Gouy,
-d’abord, écarquilla les yeux, et s’écriant: «Convenu», lui frappa dans
-la main.</p>
-
-<p>Après quoi, les propriétaires, suivant l’usage, offrirent de casser
-une croûte à la maison et Pécuchet ouvrit une bouteille de son malaga,
-moins par générosité que dans l’espoir d’en obtenir des éloges.</p>
-
-<p>Mais le laboureur dit en rechignant:</p>
-
-<p>«C’est comme du sirop de réglisse.»</p>
-
-<p>Et sa femme, «pour se faire passer le goût», réclama un verre
-d’eau-de-vie.</p>
-
-<p>Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la <i>Bouvarine</i>
-étaient enfin rassemblés.</p>
-
-<p>Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l’alcool, allumèrent le
-feu et attendirent. Cependant Pécuchet, tourmenté par la mésaventure du
-malaga, prit dans l’armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> le
-couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les
-rejetait avec fureur et appela Bouvard.</p>
-
-<p>Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers
-les conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau
-ressemblaient à des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait
-le homard. On ne reconnaissait plus la matelotte. Des champignons
-avaient poussé sur le potage,—et une intolérable odeur empestait le
-laboratoire.</p>
-
-<p>Tout à coup, avec un bruit d’obus, l’alambic éclata en vingt morceaux
-qui bondirent jusqu’au plafond, crevant les marmites, aplatissant les
-écumoires, fracassant les verres; le charbon s’éparpilla, le fourneau
-fut démoli,—et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la
-cour.</p>
-
-<p>La force de la vapeur avait rompu l’instrument, d’autant que la
-cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.</p>
-
-<p>Pécuchet, tout de suite, s’était accroupi derrière la cuve, et Bouvard
-comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurèrent
-dans cette posture, n’osant se permettre un seul mouvement, pâles de
-terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole,
-ils se demandèrent quelle était la cause de tant d’infortunes, de la
-dernière surtout? et ils n’y comprenaient rien, sinon qu’ils avaient
-manqué périr. Pécuchet termina par ces mots:</p>
-
-<p>«C’est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!»</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_3" class="souschapitre">III</h2>
-</div>
-
-<p>Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault et
-apprirent d’abord que <i>les corps simples sont peut-être composés</i>.</p>
-
-<p>On les distingue en métalloïdes et en métaux,—différence qui n’a
-<i>rien d’absolu</i>, dit l’auteur. De même pour les acides et les bases,
-<i>un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases,
-suivant les circonstances</i>.</p>
-
-<p>La notation leur parut baroque.—Les proportions multiples troublèrent
-Pécuchet.</p>
-
-<p>«Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs
-parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant
-de parties; mais, si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la
-molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.</p>
-
-<p>—Moi non plus!» disait Bouvard.</p>
-
-<p>Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, où
-ils acquirent la certitude que dix litres d’air pèsent cent grammes,
-qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que
-du carbone.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span></p>
-
-<p>Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre, comme élément,
-n’existe pas.</p>
-
-<p>Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive
-du linge, l’étamage des casseroles; puis, sans le moindre scrupule,
-Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.</p>
-
-<p>Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes
-substances qui composent les minéraux! Néanmoins ils éprouvaient une
-sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore
-comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz
-hydrogène comme les réverbères.</p>
-
-<p>Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.</p>
-
-<p>Elle les conduisit aux acides,—et la loi des équivalents les
-embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie
-des atomes, ce qui acheva de les perdre.</p>
-
-<p>Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.</p>
-
-<p>La dépense était considérable, et ils en avaient trop fait.</p>
-
-<p>Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.</p>
-
-<p>Ils se présentèrent au moment de ses consultations.</p>
-
-<p>«Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?»</p>
-
-<p>Pécuchet répliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant expliqué le
-but de leur visite:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span></p>
-
-<p>«Nous désirons connaître premièrement l’atomicité supérieure.»</p>
-
-<p>Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la
-chimie.</p>
-
-<p>«Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement on la
-fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable.»</p>
-
-<p>Et l’autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses
-environnantes.</p>
-
-<p>Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boîte
-chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une
-cuvette dans un coin,—et il y avait contre le mur la représentation
-d’un écorché.</p>
-
-<p>Pécuchet en fit compliment au docteur.</p>
-
-<p>«Ce doit être une belle étude que l’anatomie?»</p>
-
-<p>M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il éprouvait autrefois dans
-les dissections;—et Bouvard demanda quels sont les rapports entre
-l’intérieur de la femme et celui de l’homme.</p>
-
-<p>Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de
-planches anatomiques.</p>
-
-<p>«Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!»</p>
-
-<p>Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de
-ses yeux, la longueur effrayante de ses mains.—Un ouvrage explicatif
-leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et, grâce au
-manuel d’Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente,
-en s’ébahissant de l’épine dorsale, seize <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> fois plus forte,
-dit-on, que si le Créateur l’eût faite droite.—Pourquoi seize fois,
-précisément?</p>
-
-<p>Les métacarpiens désolèrent Bouvard;—et Pécuchet, acharné sur le
-crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu’il ressemble à une
-<i>selle turque ou turquesque</i>.</p>
-
-<p>Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils
-attaquèrent les muscles.</p>
-
-<p>Mais les insertions n’étaient pas commodes à découvrir,—et, parvenus
-aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.</p>
-
-<p>Pécuchet dit alors:</p>
-
-<p>«Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le
-laboratoire?»</p>
-
-<p>Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l’on fabriquait à l’usage
-des pays chauds des cadavres postiches.</p>
-
-<p>Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements.
-Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M.
-Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant
-leur grille une caisse oblongue.</p>
-
-<p>Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d’émotions. Quand les
-planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie
-glissèrent, le mannequin apparut.</p>
-
-<p>Il était de couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec
-d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne
-ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou fort
-vilain, très propre, et qui sentait le vernis.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span></p>
-
-<p>Puis ils enlevèrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons,
-pareils à deux éponges; le cœur tel qu’un gros œuf, un peu
-de côté par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des
-entrailles.</p>
-
-<p>«A la besogne!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>La journée et le soir y passèrent.</p>
-
-<p>Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les
-amphithéâtres, et, à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient
-leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte.
-«Ouvrez!»</p>
-
-<p>C’était M. Foureau, suivi du garde champêtre.</p>
-
-<p>Les maîtres de Germaine s’étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle
-avait couru de suite chez l’épicier pour conter la chose, et tout
-le village croyait maintenant qu’ils recélaient dans leur maison un
-véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s’assurer
-du fait; des curieux se tenaient dans la cour.</p>
-
-<p>Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et, les muscles
-de la face étant décrochés, l’œil faisait une saillie monstrueuse,
-avait quelque chose d’effrayant.</p>
-
-<p>«Qui vous amène?» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Foureau balbutia:</p>
-
-<p>«Rien, rien du tout.»</p>
-
-<p>Et, prenant une des pièces sur la table:</p>
-
-<p>«Qu’est-ce que c’est?</p>
-
-<p>—Le buccinateur», répondit Bouvard.</p>
-
-<p>Foureau se tut, mais souriait d’une façon narquoise, jaloux de ce
-qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span></p>
-
-<p>Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les
-gens, qui s’ennuyaient sur le seuil, avaient pénétré dans le fournil,
-et, comme on se poussait un peu, la table trembla.</p>
-
-<p>«Ah! c’est trop fort!» s’écria Pécuchet; débarrassez-nous du public!</p>
-
-<p>Le garde champêtre fit partir les curieux.</p>
-
-<p>«Très bien! dit Bouvard, nous n’avons besoin de personne.»</p>
-
-<p>Foureau comprit l’allusion et lui demanda s’ils avaient le droit,
-n’étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste,
-en écrire au préfet.</p>
-
-<p>Quel pays! on n’était pas plus inepte, sauvage et rétrograde. La
-comparaison qu’ils firent d’eux-mêmes avec les autres les consola; ils
-ambitionnaient de souffrir pour la science.</p>
-
-<p>Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop
-éloigné de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une
-leçon.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur désir, M. Vaucorbeil
-leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois
-qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout.</p>
-
-<p>Ils prirent en note, dans le <i>Dictionnaire des sciences médicales</i>, les
-exemples d’accouchement, de longévité, d’obésité et de constipation
-extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameux Canadien de
-Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du
-département de l’Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous
-les vingt jours, Simon de Mirepoix, <span class="pagenum" id="Page_81">81</span> mort ossifié, et cet ancien
-maire d’Angoulême, dont le nez pesait trois livres!</p>
-
-<p>Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils
-distinguaient fort bien dans l’intérieur le <i>septum lucidum</i>, composé
-de deux lamelles, et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois
-rouge; mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des
-piliers, des étages, des ganglions et des fibres de toutes les sortes,
-et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini; bref, un amas
-inextricable, de quoi user leur existence.</p>
-
-<p>Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre,
-puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux.</p>
-
-<p>Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout, et ils ne
-tardaient pas à s’endormir, Bouvard, le menton baissé, l’abdomen en
-avant, Pécuchet, la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la
-table.</p>
-
-<p>Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières
-visites, entr’ouvrait la porte.</p>
-
-<p>«Eh bien, les confrères, comment va l’anatomie?</p>
-
-<p>—Parfaitement», répondaient-ils.</p>
-
-<p>Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.</p>
-
-<p>Quand ils étaient las d’un organe, ils passaient à un autre, abordant
-ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l’estomac, l’oreille,
-les intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgré leurs
-efforts pour s’y intéresser. Enfin le docteur les surprit comme ils le
-reclouaient dans sa boîte.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span></p>
-
-<p>«Bravo! je m’y attendais.»</p>
-
-<p>On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études,—et le sourire
-accompagnant ces paroles les blessa profondément.</p>
-
-<p>De quel droit les juger incapables? Est-ce que la science appartenait à
-ce monsieur, comme s’il était lui-même un personnage bien supérieur?</p>
-
-<p>Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu’à Bayeux pour y acheter
-des livres.</p>
-
-<p>Ce qui leur manquait, c’était la physiologie, et un bouquiniste leur
-procura les traités de Richerand et d’Adelon, célèbres à l’époque.</p>
-
-<p>Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments
-leur semblèrent de la plus haute importance; ils furent bien aises de
-savoir qu’il y a dans le tartre des dents trois espèces d’animalcules,
-que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans
-l’estomac.</p>
-
-<p>Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n’avoir pas la
-faculté de ruminer, comme l’avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère
-de Bérard, et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient,
-accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le
-suivaient même jusqu’à ses dernières conséquences, pleins d’un scrupule
-méthodique, d’une attention presque religieuse.</p>
-
-<p>Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la
-viande dans une fiole où était le suc gastrique d’un canard, et ils la
-portèrent sous leurs <span class="pagenum" id="Page_83">83</span> aisselles durant quinze jours, sans autre
-résultat que d’infecter leurs personnes.</p>
-
-<p>On les vit courir le long de la grande route, revêtus d’habits mouillés
-et à l’ardeur du soleil. C’était pour vérifier si la soif s’apaise par
-l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrèrent haletants et tous
-les deux avec un rhume.</p>
-
-<p>L’audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement; mais
-Bouvard s’étala sur la génération.</p>
-
-<p>Les réserves de Pécuchet, en cette matière, l’avaient toujours surpris.
-Son ignorance lui parut si complète, qu’il le pressa de s’expliquer, et
-Pécuchet, en rougissant, finit par faire un aveu.</p>
-
-<p>Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaise maison,
-d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus
-tard. Une circonstance heureuse n’était jamais venue, si bien que,
-par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement,
-habitude, à cinquante-deux ans, et malgré le séjour de la capitale, il
-possédait encore sa virginité.</p>
-
-<p>Bouvard eut peine à le croire, puis il rit énormément, mais s’arrêta
-en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet; car les passions
-ne lui avaient pas manqué, s’étant tour à tour épris d’une danseuse
-de corde, de la belle-sœur d’un architecte, d’une demoiselle de
-comptoir, enfin d’une petite blanchisseuse, et le mariage allait même
-se conclure, quand il avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre.</p>
-
-<p>Bouvard lui dit:</p>
-
-<p>«Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu. <span class="pagenum" id="Page_84">84</span> Pas de
-tristesse, voyons. Je me charge... si tu veux.»</p>
-
-<p>Pécuchet répliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y penser, et ils
-continuèrent leur physiologie.</p>
-
-<p>Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une
-vapeur subtile? La preuve, c’est que le poids d’un homme décroît à
-chaque minute. Si chaque jour s’opère l’addition de ce qui manque et
-la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait
-équilibre. Sanctorius, l’inventeur de cette loi, employa un demi-siècle
-à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se
-pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs.</p>
-
-<p>Ils essayèrent d’imiter Sanctorius. Mais, comme leur balance ne pouvait
-les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença.</p>
-
-<p>Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la respiration,—et il se
-tenait sur le plateau,—complètement nu, laissant voir, malgré la
-pudeur, son torse très long, pareil à un cylindre, avec des jambes
-courtes, les pieds plats et la peau brune. A ses côtés, sur une chaise,
-son ami lui faisait la lecture.</p>
-
-<p>Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les
-contractions musculaires, et qu’il est possible, en agitant le thorax
-et les membres pelviens, de hausser la température d’un bain tiède.</p>
-
-<p>Bouvard alla chercher leur baignoire,—et quand tout fut prêt,—il s’y
-plongea muni d’un thermomètre.</p>
-
-<p>Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> de
-l’appartement, dessinaient dans l’ombre un vague monticule. On
-entendait par intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur
-de plantes aromatiques s’exhalait,—et, se trouvant là fort bien, ils
-causaient avec sérénité.</p>
-
-<p>Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.</p>
-
-<p>«Agite tes membres!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Il les agita, sans rien changer au thermomètre.</p>
-
-<p>«C’est froid décidément.</p>
-
-<p>—Je n’ai pas chaud non plus, reprit Pécuchet, saisi lui-même par un
-frisson. Mais agite tes membres pelviens! agite-les!»</p>
-
-<p>Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son
-ventre, soufflait comme un cachalot,—puis regardait le thermomètre,
-qui baissait toujours: «Je n’y comprends rien! Je me remue pourtant!</p>
-
-<p>—Pas assez!»</p>
-
-<p>Et il reprenait sa gymnastique.</p>
-
-<p>Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube.</p>
-
-<p>«Comment! douze degrés! Ah! bonsoir! je me retire!»</p>
-
-<p>Un chien entra, moitié dogue, moitié braque, le poil jaune, galeux, la
-langue pendante.</p>
-
-<p>Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique était sourde. Ils
-grelottaient, mais n’osaient bouger, dans la peur d’être mordus.</p>
-
-<p>Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.</p>
-
-<p>Alors le chien aboya,—et il sautait autour de la <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> balance, où
-Pécuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tâchait de
-s’élever le plus haut possible.</p>
-
-<p>«Tu t’y prends mal», dit Bouvard; et il se mit à faire des risettes au
-chien en proférant des douceurs.</p>
-
-<p>Le chien, sans doute, les comprit. Il s’efforçait de le caresser, lui
-collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.</p>
-
-<p>«Allons! maintenant! voilà qu’il a emporté ma culotte!»</p>
-
-<p>Il se coucha dessus et demeura tranquille.</p>
-
-<p>Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent, l’un
-à descendre du plateau, l’autre à sortir de la baignoire; et quand
-Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa:</p>
-
-<p>«Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences.»</p>
-
-<p>Quelles expériences?</p>
-
-<p>On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave
-pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter?
-et, du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore.</p>
-
-<p>Ils songèrent à l’enfermer sous une cloche pneumatique, à lui faire
-respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela
-peut-être ne serait pas drôle! Enfin, ils choisirent l’aimantation de
-l’acier par le contact de la moelle épinière.</p>
-
-<p>Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles
-à Pécuchet, qui les plantait contre <span class="pagenum" id="Page_87">87</span> les vertèbres. Elles se
-cassaient, glissaient, tombaient par terre; il en prenait d’autres
-et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches,
-passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le
-vestibule, et se présenta dans la cuisine.</p>
-
-<p>Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des
-ficelles autour des pattes.</p>
-
-<p>Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au même moment. Il fit un
-bond et disparut.</p>
-
-<p>La vieille servante les apostropha.</p>
-
-<p>«C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre!—Et ma cuisine, elle
-est propre!—Ça le rendra peut-être enragé! On en fourre en prison qui
-ne vous valent pas!»</p>
-
-<p>Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles.</p>
-
-<p>Pas une n’attira la moindre limaille.</p>
-
-<p>Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage,
-revenir à l’improviste, se précipiter sur eux.</p>
-
-<p>Le lendemain, ils allèrent partout aux informations,—et, pendant
-plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt
-qu’apparaissait un chien ressemblant à celui-là.</p>
-
-<p>Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les
-pigeons qu’ils saignèrent, l’estomac plein ou vide, moururent dans le
-même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eau périrent
-au bout de cinq minutes; et une oie, qu’ils avaient <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> bourrée de
-garance, offrit des périostes d’une entière blancheur.</p>
-
-<p>La nutrition les tourmentait.</p>
-
-<p>Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la
-lymphe et des matières excrémentielles? Mais on ne peut suivre les
-métamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’un seul est
-chimiquement pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant
-calculé toute la chaux contenue dans l’avoine d’une poule, en retrouva
-davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc, il se fait une
-création de substance. De quelle manière? On n’en sait rien.</p>
-
-<p>On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admet celle
-qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres,
-et Kiel l’évalue à huit onces environ, d’où ils conclurent que la
-physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N’ayant
-pu la comprendre, ils n’y croyaient pas.</p>
-
-<p>Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leur
-jardin.</p>
-
-<p>L’arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant; ils l’équarrirent.
-Cet exercice les fatigua. Bouvard avait très souvent besoin de faire
-arranger ses outils chez le forgeron.</p>
-
-<p>Un jour qu’il s’y rendait, il fut accosté par un homme portant sur
-le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres
-pieux, des médailles bénites, enfin le <i>Manuel de la santé</i>, par
-François Raspail.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span></p>
-
-<p>Cette brochure lui plut tellement, qu’il écrivit à Barberou de lui
-envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expédia et indiquait, dans sa
-lettre, une pharmacie pour les médicaments.</p>
-
-<p>La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections
-proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons,
-dilatent le foie, ravagent les intestins et y causent des bruits.
-Ce qu’il y a de mieux pour s’en délivrer, c’est le camphre. Bouvard
-et Pécuchet l’adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et
-distribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sédative et des pilules
-d’aloès. Ils entreprirent même la cure d’un bossu.</p>
-
-<p>C’était un enfant qu’ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère,
-une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient
-sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes
-un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et, pour
-être sûrs qu’il reviendrait, lui donnaient à déjeuner.</p>
-
-<p>Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue
-de M<sup>me</sup> Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la
-traitait par les amers; ronde au début comme une pièce de vingt sols,
-cette tache avait grandi et formait un cercle rose. Ils voulurent l’en
-guérir. Elle accepta, mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les
-onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son
-corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un œil qui
-aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> Dans les doses
-permises et malgré l’effroi du mercure, ils administrèrent du calomel.
-Un mois plus tard, M<sup>me</sup> Bordin était sauvée.</p>
-
-<p>Elle leur fit de la propagande,—et le percepteur des contributions,
-le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans
-Chavignolles suçait des tuyaux de plume.</p>
-
-<p>Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la
-cigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignait des
-pilules d’aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvard eut des
-maux d’estomac et Pécuchet d’atroces migraines. Ils perdirent confiance
-dans Raspail, mais eurent soin de n’en rien dire, craignant de diminuer
-leur considération.</p>
-
-<p>Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner
-sur des feuilles de chou, firent même l’acquisition d’une paire de
-lancettes.</p>
-
-<p>Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs
-livres.</p>
-
-<p>Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient
-de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français,
-une bigarrure de toutes les langues.</p>
-
-<p>On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien
-commode, avec ses genres et ses espèces; mais comment établir les
-espèces? Alors ils s’égarèrent dans la philosophie de la médecine.</p>
-
-<p>Ils rêvaient sur l’archée de Van Helmont, le vitalisme, le brownisme,
-l’organicisme, demandaient au <span class="pagenum" id="Page_91">91</span> docteur d’où vient le germe de la
-scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen,
-dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets.</p>
-
-<p>«La cause et l’effet s’embrouillent», répondait Vaucorbeil.</p>
-
-<p>Son manque de logique les dégoûta,—et ils visitèrent les malades tout
-seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie.</p>
-
-<p>Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont
-la figure pendait d’un côté, d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge
-écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines
-pincées, la bouche tremblante, et des râles, des hoquets, des sueurs,
-des exhalaisons de cuir et de vieux fromage.</p>
-
-<p>Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins et étaient fort surpris
-que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des
-purgatifs, qu’un même remède convienne à des affections diverses, et
-qu’une maladie s’en aille sous des traitements opposés.</p>
-
-<p>Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient
-l’audace d’ausculter.</p>
-
-<p>Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au roi, pour qu’on établît
-dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les
-professeurs.</p>
-
-<p>Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de Falaise
-leur en voulait toujours à cause de sa jujube), et ils l’engagèrent à
-fabriquer comme les Anciens des <i>pila purgatoria</i>, c’est-à-dire des
-boulettes <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> de médicaments, qui, à force d’être maniées, s’absorbent
-dans l’individu.</p>
-
-<p>D’après ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entrave les
-phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du
-plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour
-de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors.</p>
-
-<p>Enfin, au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode
-nouvelle d’introduire des thermomètres dans les derrières.</p>
-
-<p>Une fièvre typhoïde se répandit aux environs; Bouvard déclara qu’il ne
-s’en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gémir chez
-eux. Son homme était malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le
-négligeait.</p>
-
-<p>Pécuchet se dévoua.</p>
-
-<p>Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations,
-ventre ballonné, langue rouge, c’étaient tous les symptômes de la
-dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu’en ôtant la diète on
-supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à
-coup le docteur parut.</p>
-
-<p>Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos,
-entre la fermière et Pécuchet qui le reforçaient.</p>
-
-<p>Il s’approcha du lit et jeta l’assiette par la fenêtre, en s’écriant:</p>
-
-<p>«C’est un véritable meurtre!</p>
-
-<p>—Pourquoi?</p>
-
-<p>—Vous perforez l’intestin, puisque la fièvre <span class="pagenum" id="Page_93">93</span> typhoïde est une
-altération de sa membrane folliculaire.</p>
-
-<p>—Pas toujours!»</p>
-
-<p>Et une dispute s’engagea sur la nature des fièvres. Pécuchet croyait
-à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes: «Aussi
-j’éloigne tout ce qui peut surexciter!</p>
-
-<p>—Mais la diète affaiblit le principe vital!</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital? Comment
-est-il? qui l’a vu?»</p>
-
-<p>Pécuchet s’embrouilla.</p>
-
-<p>«D’ailleurs, disait le médecin, Gouy ne veut pas de nourriture.»</p>
-
-<p>Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet de coton.</p>
-
-<p>«N’importe! il en a besoin!</p>
-
-<p>—Jamais! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations.</p>
-
-<p>—Qu’importent les pulsations?» Et Pécuchet nomma ses autorités.</p>
-
-<p>«Laissons les systèmes», dit le docteur.</p>
-
-<p>Pécuchet croisa les bras.</p>
-
-<p>«Vous êtes un empirique, alors?</p>
-
-<p>—Nullement! mais en observant...</p>
-
-<p>—Et si on observe mal?»</p>
-
-<p>Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l’herpès de M<sup>me</sup>
-Bordin, histoire clabaudée par la veuve et dont le souvenir l’agaçait.</p>
-
-<p>«D’abord, il faut avoir fait de la pratique.</p>
-
-<p>—Ceux qui ont révolutionné la science n’en faisaient <span class="pagenum" id="Page_94">94</span> pas! Van
-Helmont, Boerhaave, Broussais lui-même.»</p>
-
-<p>Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix:</p>
-
-<p>«Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin?»</p>
-
-<p>Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère et se mit à pleurer.</p>
-
-<p>Sa femme non plus ne savait que répondre, car l’un était habile; mais
-l’autre avait peut-être un secret?</p>
-
-<p>«Très bien! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti
-d’un diplôme...» Pécuchet ricana. «Pourquoi riez-vous?</p>
-
-<p>—C’est qu’un diplôme n’est pas toujours un argument!»</p>
-
-<p>Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans
-son importance sociale. Sa colère éclata:</p>
-
-<p>«Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice
-illégal de la médecine!» Puis, se tournant vers la fermière: «Faites-le
-tuer par monsieur, tout à votre aise, et que je sois pendu si je
-reviens jamais dans votre maison!»</p>
-
-<p>Et il s’enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne.</p>
-
-<p>Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande
-agitation.</p>
-
-<p>Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement
-avait-il soutenu qu’elles préservent de toutes les maladies. Foureau,
-n’écoutant <span class="pagenum" id="Page_95">95</span> rien, l’avait menacé de dommages et intérêts. Il en
-perdait la tête.</p>
-
-<p>Pécuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sérieuse,—et
-fut un peu choqué de son indifférence.</p>
-
-<p>Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvait tenir
-à l’ingestion de la nourriture. Peut-être que Vaucorbeil ne s’était
-pas trompé? Un médecin, après tout, doit s’y connaître, et des remords
-assaillirent Pécuchet. Il avait peur d’être homicide.</p>
-
-<p>Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause du déjeuner lui
-échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n’était pas la peine de les avoir
-fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles!</p>
-
-<p>Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. A présent, la guérison
-était certaine: un tel succès enhardit Pécuchet.</p>
-
-<p>«Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins...</p>
-
-<p>—Assez de mannequins!</p>
-
-<p>—Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves
-sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus.»</p>
-
-<p>Mais Bouvard était las de la médecine.</p>
-
-<p>«Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop
-nombreuses, les remèdes problématiques,—et on ne découvre dans les
-auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la
-diathèse, ni même du pus!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_96">96</span></p>
-
-<p>Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.</p>
-
-<p>Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une
-fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de
-côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les
-reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.</p>
-
-<p>Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille et vomit après
-son dîner, ce qui l’effraya beaucoup; puis, observant qu’il avait le
-teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait:</p>
-
-<p>«Ai-je des douleurs?»</p>
-
-<p>Et finit par en avoir.</p>
-
-<p>S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le
-pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient,—et redoutaient le
-froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les
-courants d’air.</p>
-
-<p>Pécuchet imagina que l’usage de la prise était funeste. D’ailleurs,
-un éternument occasionne parfois la rupture d’un anévrisme,—et il
-abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts; puis,
-tout à coup, se rappelait son imprudence.</p>
-
-<p>Comme le café noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer à la
-demi-tasse; mais il dormait après ses repas et avait peur en se
-réveillant, car le sommeil prolongé est une menace d’apoplexie.</p>
-
-<p>Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien qui, à force de
-régime, atteignit une extrême vieillesse. Sans l’imiter absolument,
-on peut avoir les <span class="pagenum" id="Page_97">97</span> mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa
-bibliothèque un <i>Manuel d’hygiène</i>, par le docteur Morin.</p>
-
-<p>Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là? Les plats qu’ils
-aimaient s’y trouvent défendus. Germaine, embarrassée, ne savait plus
-que leur servir.</p>
-
-<p>Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie,
-le hareng saur, le homard et le gibier sont «réfractaires». Plus un
-poisson est gros, plus il contient de gélatine, et, par conséquent,
-est lourd. Les légumes causent des aigreurs, le macaroni donne des
-rêves; les fromages, «considérés généralement, sont d’une digestion
-difficile». Un verre d’eau le matin est «dangereux». Chaque boisson
-ou comestible étant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces
-mots: «mauvais!—gardez-vous de l’abus!—ne convient pas à tout le
-monde!»—Pourquoi mauvais? où est l’abus? comment savoir si telle chose
-vous convient?</p>
-
-<p>Quel problème que celui du déjeuner! Ils quittèrent le café au lait,
-sur sa détestable réputation, et ensuite le chocolat,—car c’est
-«un amas de substances indigestes». Restait donc le thé. Mais «les
-personnes nerveuses doivent se l’interdire complètement». Cependant
-Decker, au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, en prescrivait vingt décalitres par
-jour, afin de nettoyer les marais du pancréas.</p>
-
-<p>Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d’autant plus qu’il
-condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes,
-exigence qui révolta Pécuchet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_98">98</span></p>
-
-<p>Alors ils achetèrent le <i>Traité</i> de Becquerel, où ils virent que
-le porc est en soi-même «un bon aliment», le tabac d’une innocence
-parfaite, et le café «indispensable aux militaires».</p>
-
-<p>Jusqu’alors ils avaient cru à l’insalubrité des endroits humides. Pas
-du tout! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se
-baigne pas dans l’eau vive sans avoir rafraîchi sa peau. Bégin veut
-qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe
-passe pour excellent à l’estomac. Lévy l’accuse d’altérer les dents.
-Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé,
-ce palladium chéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages
-ni crainte de l’opinion, des auteurs le déconseillent aux hommes
-pléthoriques et sanguins.</p>
-
-<p>Qu’est-ce donc que l’hygiène?</p>
-
-<p>«Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà», affirme M. Lévy, et
-Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science.</p>
-
-<p>Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du
-porc aux choux, de la crème, un pont-l’évêque et une bouteille de
-bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche,—et ils se
-moquaient de Cornaro! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme
-lui! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son
-existence! La vie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir.</p>
-
-<p>«Encore un morceau?</p>
-
-<p>—Je veux bien.</p>
-
-<p>—Moi de même!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span></p>
-
-<p>—A ta santé!</p>
-
-<p>—A la tienne!</p>
-
-<p>—Et fichons-nous du reste!»</p>
-
-<p>Ils s’exaltaient.</p>
-
-<p>Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de café, bien qu’il ne fût
-pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait
-coup sur coup, éternuait sans peur; et, sentant le besoin d’un peu de
-champagne, ils ordonnèrent à Germaine d’aller de suite au cabaret leur
-en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa.
-Pécuchet fut indigné:</p>
-
-<p>«Je vous somme, entendez-vous! je vous somme d’y courir.»</p>
-
-<p>Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres,
-tant ils étaient incompréhensibles et fantasques.</p>
-
-<p>Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau.</p>
-
-<p>La moisson venait de finir,—et des meules, au milieu des champs,
-dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuâtre et
-douce. Les fermes étaient tranquilles. On n’entendait même plus les
-grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise,
-qui rafraîchissait leurs pommettes.</p>
-
-<p>Le ciel, très haut, était couvert d’étoiles, les unes brillant par
-groupes, d’autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés.
-Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se
-bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés de
-grands espaces vides,—et le firmament <span class="pagenum" id="Page_100">100</span> semblait une mer d’azur,
-avec des archipels et des îlots.</p>
-
-<p>«Quelle quantité! s’écria Bouvard.</p>
-
-<p>—Nous ne voyons pas tout! reprit Pécuchet. Derrière la voie lactée,
-ce sont les nébuleuses; au delà des nébuleuses, des étoiles encore:
-la plus voisine est séparée de nous par trois cents billions de
-myriamètres.»</p>
-
-<p>Il avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se
-rappelait les chiffres.</p>
-
-<p>«Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a
-douze fois la grandeur du Soleil, des comètes mesurent trente-quatre
-millions de lieues.</p>
-
-<p>—C’est à rendre fou», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Il déplora son ignorance, et même regrettait de n’avoir pas été, dans
-sa jeunesse, à l’École polytechnique.</p>
-
-<p>Alors Pécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l’étoile
-polaire, puis Cassiopée, dont la constellation forme un Y, Véga de la
-Lyre, toute scintillante, et, au bas de l’horizon, le rouge Aldebaran.</p>
-
-<p>Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles,
-quadrilatères et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaître
-dans le ciel.</p>
-
-<p>Pécuchet continua:</p>
-
-<p>«La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une
-seconde. Un rayon de la voie lactée met six siècles à nous parvenir. Si
-bien qu’une étoile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs
-sont intermittentes, d’autres ne reviennent jamais;—et <span class="pagenum" id="Page_101">101</span> elles
-changent de position; tout s’agite, tout passe.</p>
-
-<p>—Cependant le Soleil est immobile!</p>
-
-<p>—On le croyait autrefois. Mais les savants, aujourd’hui, annoncent
-qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule!»</p>
-
-<p>Cela dérangeait les idées de Bouvard,—et, après une minute de
-réflexion:</p>
-
-<p>«La science est faite suivant les données fournies par un coin de
-l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore,
-qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir.»</p>
-
-<p>Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres, et
-leurs discours étaient coupés par de longs silences.</p>
-
-<p>Enfin, ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans les étoiles.
-Pourquoi pas? Et comme la création est harmonique, les habitants de
-Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux
-de Vénus très petits. A moins que ce ne soit partout la même chose. Il
-existe là-haut des commerçants, des gendarmes; on y trafique, on s’y
-bat, on y détrône des rois.</p>
-
-<p>Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel
-comme la parabole d’une monstrueuse fusée.</p>
-
-<p>«Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent.»</p>
-
-<p>Pécuchet reprit:</p>
-
-<p>«Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles
-ne seraient pas plus émus que nous <span class="pagenum" id="Page_102">102</span> ne le sommes maintenant. De
-pareilles idées vous renfoncent l’orgueil.</p>
-
-<p>—Quel est le but de tout cela?</p>
-
-<p>—Peut-être qu’il n’y a pas de but.</p>
-
-<p>—Cependant...»</p>
-
-<p>Et Pécuchet répéta deux ou trois fois <i>cependant</i>, sans trouver rien de
-plus à dire.</p>
-
-<p>«N’importe, je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait.</p>
-
-<p>—Cela doit être dans Buffon, répondit Bouvard, dont les yeux se
-fermaient.</p>
-
-<p>—Je n’en peux plus, je vais me coucher.»</p>
-
-<p>Les <i>Époques de la Nature</i> leur apprirent qu’une comète, en heurtant le
-soleil, en avait détaché une portion, qui devint la terre. D’abord les
-pôles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe;
-elles s’étaient retirées dans les cavernes; puis les continents se
-divisèrent, les animaux et l’homme parurent.</p>
-
-<p>La majesté de la création leur causa un ébahissement infini comme elle.</p>
-
-<p>Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si
-grands objets.</p>
-
-<p>Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, et ils recoururent, comme
-distraction, aux <i>Harmonies</i> de Bernardin de Saint-Pierre.</p>
-
-<p>Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines,
-fraternelles et même conjugales, tout y passa, sans omettre les
-invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours. Ils s’étonnaient que
-les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les <span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
-semences une enveloppe; pleins de cette philosophie qui découvre dans
-la nature des intentions vertueuses et la considère comme une espèce de
-saint Vincent de Paul toujours occupé à répandre des bienfaits!</p>
-
-<p>Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les
-forêts vierges, et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les
-<i>Merveilles et Beautés de la nature en France</i>. Le Cantal en possède
-trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que
-le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles. Mais bientôt
-on n’en trouvera plus. Les grottes à stalactites se bouchent, les
-montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent,
-et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la
-cognée des niveleurs ou sont en train de mourir.</p>
-
-<p>Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.</p>
-
-<p>Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasièrent devant les goûts bizarres
-de certains animaux.</p>
-
-<p>Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils
-entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s’ils avaient
-vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les
-vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes.</p>
-
-<p>«Jamais de la vie.»</p>
-
-<p>On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur
-âge.</p>
-
-<p>Ils voulurent tenter des alliances anormales.</p>
-
-<p>La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne
-possédait pas de bouc, une voisine <span class="pagenum" id="Page_104">104</span> prêta le sien, et, l’époque du
-rut étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir, en se
-cachant derrière les futailles, pour que l’événement pût s’accomplir en
-paix.</p>
-
-<p>Chacune d’abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminèrent;
-la brebis se coucha, et elle bêlait sans discontinuer, pendant que
-le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses
-oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans
-l’ombre.</p>
-
-<p>Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter
-la nature; mais le bouc, se retournant vers Pécuchet, lui flanqua un
-coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à
-tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se
-jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de
-laine dans les deux mains.</p>
-
-<p>Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un
-dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait des monstres, ne
-comprenant rien à la question de l’espèce.</p>
-
-<p>Ce mot désigne un groupe d’individus dont les descendants se
-reproduisent; mais des animaux classés comme d’espèces différentes
-peuvent se reproduire, et d’autres, compris dans la même, en ont perdu
-la faculté.</p>
-
-<p>Ils se flattèrent d’obtenir là-dessus des idées nettes en étudiant le
-développement des germes, et Pécuchet écrivit à Dumouchel pour avoir un
-microscope.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span></p>
-
-<p>Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac,
-des ongles, une patte de mouche; mais ils avaient oublié la goutte
-d’eau indispensable; c’était, d’autres fois, la petite lamelle, et
-ils se poussaient, dérangeaient l’instrument; puis, n’apercevant que
-du brouillard, accusaient l’opticien. Ils en arrivèrent à douter du
-microscope. Les découvertes qu’on lui attribue ne sont peut-être pas si
-positives?</p>
-
-<p>Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à
-son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était
-toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la
-géologie, il leur envoyait les <i>Lettres</i> de Bertrand avec le <i>Discours
-de Cuvier</i> sur les révolutions du globe.</p>
-
-<p>Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes:</p>
-
-<p>D’abord une immense nappe d’eau, d’où émergeaient des promontoires
-tachetés par des lichens, et pas un être vivant, pas un cri. C’était
-un monde silencieux, immobile et nu; puis de longues plantes se
-balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d’une étuve.
-Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphère humide. Alors des
-volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes, et
-la pâte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. Troisième
-tableau: dans des mers peu profondes, des îles de madrépores ont surgi;
-un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des
-coquilles pareilles à des roues de chariot, des tortues qui ont trois
-mètres, des lézards de soixante pieds; des amphibies <span class="pagenum" id="Page_106">106</span> allongent
-entre les roseaux leur col d’autruche à mâchoire de crocodile; des
-serpents ailés s’envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands
-mammifères parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal
-équarries, le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus,
-lippus, avec des crinières et des défenses contournées. Des troupeaux
-de mammouths broutaient les plaines où fut depuis l’Atlantique; le
-paléothérium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversait de son groin
-les fourmilières de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous
-les châtaigniers à la voix de l’ours des cavernes, qui faisait japper
-dans sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup.</p>
-
-<p>Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des
-cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C’était comme une féerie
-en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothéose.</p>
-
-<p>Ils furent stupéfaits d’apprendre qu’il existait sur des pierres des
-empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux; et, ayant feuilleté un
-des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles.</p>
-
-<p>Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande
-route, M. le curé passa, et, les abordant d’une voix pateline:</p>
-
-<p>«Ces messieurs s’occupent de géologie? Fort bien!»</p>
-
-<p>Car il estimait cette science. Elle confirme l’autorité des Écritures
-en prouvant le déluge.</p>
-
-<p>Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes,
-pétrifiés.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_107">107</span></p>
-
-<p>L’abbé Jeufroy parut surpris du fait; après tout, s’il avait lieu,
-c’était une raison de plus d’admirer la Providence.</p>
-
-<p>Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu’alors n’avaient pas été
-fructueuses; et cependant les environs de Falaise, comme tous les
-terrains jurassiques, devaient abonder en débris d’animaux.</p>
-
-<p>«J’ai entendu dire, répliqua l’abbé Jeufroy, qu’autrefois on avait
-trouvé à Villers la mâchoire d’un éléphant.» Du reste, un de ses amis,
-M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur
-fournirait peut-être des renseignements! Il avait fait une histoire de
-Port-en-Bessin, où était notée la découverte d’un crocodile.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d’œil; le même espoir leur
-était venu; et, malgré la chaleur, ils restèrent debout, pendant
-longtemps, à interroger l’ecclésiastique, qui s’abritait sous un
-parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec
-le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant
-les paupières.</p>
-
-<p>La cloche de l’église tinta l’angélus.</p>
-
-<p>«Bien le bonsoir, messieurs! Vous permettez, n’est-ce pas?»</p>
-
-<p>Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse
-de Larsoneur. Enfin elle arriva.</p>
-
-<p>L’homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s’appelait
-Louis Bloche; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle
-occupait un des volumes de l’Académie Lexovienne, et il ne prêtait <span class="pagenum" id="Page_108">108</span>
-point son exemplaire, dans la peur de dépareiller la collection. Pour
-ce qui était de l’alligator, on l’avait découvert au mois de novembre
-1825, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de
-Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments.</p>
-
-<p>L’obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il
-aurait voulu se rendre tout de suite à Villers.</p>
-
-<p>Bouvard objecta que, pour s’épargner un déplacement peut-être
-inutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des
-informations,—et ils écrivirent au maire de l’endroit une lettre, où
-ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche. Dans
-l’hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils
-les instruire sur sa précieuse découverte? Quand il la fit, à quelle
-place de la commune gisait ce document des âges primitifs? Avait-on des
-chances d’en trouver d’analogues? Quel était, par jour, le prix d’un
-homme et d’une charrette?</p>
-
-<p>Et ils eurent beau s’adresser à l’adjoint, puis au premier conseiller
-municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les
-habitants étaient jaloux de leurs fossiles? A moins qu’ils ne les
-vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite
-une carriole les transporta de Caen à Bayeux; de Bayeux ils allèrent à
-pied jusqu’à Port-en-Bessin.</p>
-
-<p>On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes <span class="pagenum" id="Page_109">109</span> offrait des
-cailloux bizarres, et, sur les indications de l’aubergiste, ils
-atteignirent la grève.</p>
-
-<p>La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie
-de goémons jusqu’aux bords des flots.</p>
-
-<p>Des vallonnements herbeux découpaient la falaise composée d’une terre
-molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates
-inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau en
-tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait.
-Elle semblait parfois suspendre son battement, et on n’entendait plus
-que le petit bruit des sources.</p>
-
-<p>Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter
-des trous. Bouvard s’assit près du rivage et contempla les vagues,
-ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte
-pour lui faire voir un ammonite incrusté dans la roche, comme un
-diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisèrent, il aurait fallu
-des instruments, la nuit venait d’ailleurs. Le ciel était empourpré
-à l’occident et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des
-varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer
-montait vers eux; il était temps de rentrer.</p>
-
-<p>Le lendemain dès l’aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent
-leur fossile, dont l’enveloppe éclata. C’était un <i>ammonites nodosus</i>,
-rongé par les bouts, mais pesant bien seize livres; et Pécuchet, dans
-l’enthousiasme, s’écria: «Nous ne pouvons faire moins que de l’offrir à
-Dumouchel!»</p>
-
-<p>Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, <span class="pagenum" id="Page_110">110</span> des orques,
-et pas de crocodile! A son défaut, ils espéraient une vertèbre
-d’hippopotame ou d’ichthyosaure, n’importe quel ossement contemporain
-du déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d’homme, contre la
-falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque.</p>
-
-<p>Ils délibérèrent sur les moyens de l’obtenir.</p>
-
-<p>Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet, en dessous,
-démolirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l’abîmer.</p>
-
-<p>Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête,
-dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d’un air de
-commandement.</p>
-
-<p>«Eh bien! quoi! fiche-nous la paix.» Et ils continuèrent leur besogne:
-Bouvard, sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche; Pécuchet,
-les reins pliés, creusant avec son pic.</p>
-
-<p>Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les
-signaux: ils s’en moquaient bien. Un corps ovale se bombait sous la
-terre amincie, et penchait, allait glisser.</p>
-
-<p>Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup.</p>
-
-<p>«Vos passeports?»</p>
-
-<p>C’était le garde champêtre en tournée, et au même moment survint
-l’homme de la douane, accouru par une ravine.</p>
-
-<p>«Empoignez-les, père Morin! ou la falaise va s’écrouler!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_111">111</span></p>
-
-<p>—C’est dans un but scientifique», répondit Pécuchet.</p>
-
-<p>Alors une masse tomba, en les frôlant de si près, tous les quatre,
-qu’un peu plus ils étaient morts.</p>
-
-<p>Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire qui
-s’émietta sous la botte du douanier.</p>
-
-<p>Bouvard dit en soupirant:</p>
-
-<p>«Nous ne faisions pas grand mal!</p>
-
-<p>—On ne doit rien faire dans les limites du Génie!» reprit le garde
-champêtre.</p>
-
-<p>«D’abord qui êtes-vous, pour que je vous dresse procès?»</p>
-
-<p>Pécuchet se rebiffa, criant à l’injustice.</p>
-
-<p>«Pas de raisons! suivez-moi!»</p>
-
-<p>Dès qu’ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta.
-Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne; Pécuchet,
-très pâle, lançait des regards furieux; et ces deux étrangers, portant
-des cailloux dans leurs mouchoirs, n’avaient pas bonne figure.
-Provisoirement, on les colloqua dans l’auberge, dont le maître, sur
-le seuil, barrait l’entrée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les
-payèrent, encore des frais! et le garde champêtre ne revenait pas!
-pourquoi? Enfin un monsieur, qui avait la croix d’honneur, les délivra;
-et ils s’en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec
-l’engagement d’être à l’avenir plus circonspects.</p>
-
-<p>Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant
-d’entreprendre des explorations nouvelles, ils consultèrent le <i>Guide
-du Voyageur géologue</i>, <span class="pagenum" id="Page_112">112</span> par Boné. Il faut avoir, premièrement,
-un bon havresac de soldat, puis une chaîne d’arpenteur, une lime,
-des pinces, une boussole et trois marteaux, passés dans une ceinture
-qui se dissimule sous la redingote et «vous préserve ainsi de cette
-apparence originale, que l’on doit éviter en voyage». Comme bâton,
-Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste, haut de six pieds,
-à longue pointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie, ou
-parapluie polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer la
-soie, contenue à part dans un petit sac. Ils n’oublièrent pas de forts
-souliers avec des guêtres, chacun «deux paires de bretelles, à cause de
-la transpiration», et, bien qu’on ne puisse «se présenter partout en
-casquette», ils reculèrent devant la dépense «d’un de ces chapeaux qui
-se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur».</p>
-
-<p>Le même ouvrage donne des préceptes de conduite: «Savoir la langue du
-pays que l’on visitera», ils la savaient. «Garder une tenue modeste»,
-c’était leur usage. «Ne pas avoir trop d’argent sur soi», rien de plus
-simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortes d’embarras, il est bon de
-prendre «la qualité d’ingénieur»!</p>
-
-<p>«Eh bien! nous la prendrons!»</p>
-
-<p>Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents
-quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air.</p>
-
-<p>Tantôt, sur les bords de l’Orne, ils apercevaient, dans une déchirure,
-des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers
-et des bruyères, ou <span class="pagenum" id="Page_113">113</span> bien ils s’attristaient de ne rencontrer,
-le long du chemin, que des couches d’argile. Devant un paysage, ils
-n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni
-les ondulations de la verdure, mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous,
-la terre; et toutes les collines étaient pour eux encore une preuve du
-déluge. A la manie du déluge succéda celle des blocs erratiques. Les
-grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de glaciers
-disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns.</p>
-
-<p>Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement,
-et, quand ils avaient répondu qu’ils étaient «des ingénieurs», une
-crainte leur venait: l’usurpation d’un titre pareil pouvait leur
-attirer des désagréments.</p>
-
-<p>A la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons,
-mais, intrépides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des
-marches, dans l’escalier, dans les chambres, dans la salle, dans la
-cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière.</p>
-
-<p>Ce n’était pas une mince besogne, avant de coller les étiquettes, que
-de savoir les noms des roches; la variété des couleurs et du grenu leur
-faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le
-quartz et le calcaire.</p>
-
-<p>Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien,
-jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n’étaient
-pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura?
-Impossible de s’y reconnaître; ce qui est système pour l’un <span class="pagenum" id="Page_114">114</span>
-est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les
-feuillets des couches s’entremêlent, s’embrouillent; mais Omalius
-d’Halloy vous prévient qu’il ne faut pas croire aux divisions
-géologiques.</p>
-
-<p>Cette déclaration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires à
-polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à
-Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny
-et du mercure à la Chapelle-en-Juger, près Saint-Lô, ils décidèrent une
-excursion plus lointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz
-pyromaque et l’argile de Kimmeridge.</p>
-
-<p>A peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit
-sous les phares; des éboulements l’obstruaient, et il était dangereux
-de s’y hasarder.</p>
-
-<p>Un loueur de voitures les accosta et leur offrit des promenades aux
-environs: Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, «Rome s’il le
-fallait».</p>
-
-<p>Ses prix étaient déraisonnables, mais le nom de Fécamp les avait
-frappés; en se détournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat,
-et ils prirent la gondole de Fécamp pour se rendre au plus loin d’abord.</p>
-
-<p>Dans la gondole, Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois
-paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n’hésitèrent pas à se
-qualifier d’ingénieurs.</p>
-
-<p>On s’arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes
-après la frôlèrent pour éviter une grande flaque d’eau avançant comme
-un golfe au <span class="pagenum" id="Page_115">115</span> milieu du rivage. Ensuite ils virent une arcade qui
-s’ouvrait sur une grotte profonde; elle était sonore, très claire,
-pareille à une église, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de
-varech tout le long de ses dalles.</p>
-
-<p>Cet ouvrage de la nature les étonna, et, ramassant des coquilles, ils
-s’élevèrent à des considérations sur l’origine du monde.</p>
-
-<p>Bouvard penchait vers le neptunisme; Pécuchet, au contraire, était
-plutonien.</p>
-
-<p>Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains,
-fait des crevasses. C’est comme une mer intérieure ayant son flux
-et reflux, ses tempêtes; une mince pellicule nous en sépare. On ne
-dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y a sous nos talons.
-Cependant le feu central diminue et le soleil s’affaiblit, si bien
-que la terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra
-stérile; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide
-carbonique, et aucun être ne pourra subsister.</p>
-
-<p>«Nous n’y sommes pas encore, dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Espérons-le», reprit Pécuchet.</p>
-
-<p>N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit,
-et, côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets.</p>
-
-<p>La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et
-là, par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon, telle que la
-courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est, âpre
-et froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme <span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
-enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient, tournoyaient,
-rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se détachant,
-rebondissait de place en place avant de descendre jusqu’à eux.</p>
-
-<p>Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées:</p>
-
-<p>«A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme! On ignore la
-longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder.</p>
-
-<p>—Pourtant il diminue.</p>
-
-<p>—Cela n’empêche pas ses explosions d’avoir produit l’île Julia, le
-Monte-Nuovo, bien d’autres encore.»</p>
-
-<p>Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand.</p>
-
-<p>«Mais de pareils bouleversements n’arrivent pas en Europe.</p>
-
-<p>—Mille excuses, témoin celui de Lisbonne. Quant à nos pays, les mines
-de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent très
-bien, en se décomposant, former les bouches volcaniques. Les volcans,
-d’ailleurs, éclatent toujours près de la mer.»</p>
-
-<p>Bouvard promena sa vue sur les flots et crut distinguer au loin une
-fumée qui montait vers le ciel.</p>
-
-<p>«Puisque l’île Julia, reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits
-par la même cause auront peut-être le même sort. Un îlot de l’Archipel
-est aussi important que la Normandie, et même que l’Europe.»</p>
-
-<p>Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.</p>
-
-<p>«Admets, dit Pécuchet, qu’un tremblement de terre ait lieu sous la
-Manche; les eaux se ruent dans <span class="pagenum" id="Page_117">117</span> l’Atlantique; les côtes de la
-France et de l’Angleterre, en chancelant sur leur base, s’inclinent, se
-rejoignent, et v’lan! tout l’entre-deux est écrasé.»</p>
-
-<p>Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite,
-qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un
-cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin: ses tempes
-bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, et la falaise,
-au-dessus de sa tête, pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de
-graviers déroula d’en haut.</p>
-
-<p>Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria
-de loin:</p>
-
-<p>«Arrête! arrête! la période n’est pas accomplie.»</p>
-
-<p>Et, pour le rattraper, il faisait des sauts énormes, avec son bâton de
-touriste, tout en vociférant:</p>
-
-<p>«La période n’est pas accomplie! la période n’est pas accomplie!»</p>
-
-<p>Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba,
-les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait à son
-dos. C’était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi
-les roches; une plus grosse le cacha.</p>
-
-<p>Pécuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne, puis retourna en
-arrière pour gagner les champs par une «valleuse» que Bouvard avait
-prise, sans doute.</p>
-
-<p>Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de
-la largeur de deux hommes, et luisant commue de l’albâtre poli.</p>
-
-<p>A cinquante pieds d’élévation, Pécuchet voulut <span class="pagenum" id="Page_118">118</span> descendre. La mer
-battant son plein, il se remit à grimper.</p>
-
-<p>Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. A
-mesure qu’il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles.
-Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait
-à l’épigastre; il s’assit par terre, les yeux fermés, n’ayant plus
-conscience que des battements de son cœur qui l’étouffaient; puis il
-jeta son bâton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son
-ascension. Mais les trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient
-dans le ventre; les cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient
-ses flancs; la visière de sa casquette l’aveuglait; le vent redoublait
-de force. Enfin, il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui était
-monté plus loin par une valleuse moins difficile.</p>
-
-<p>Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.</p>
-
-<p>Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au
-bas d’un journal un feuilleton intitulé: <i>De l’enseignement de la
-géologie</i>.</p>
-
-<p>Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était
-comprise à l’époque.</p>
-
-<p>Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe, mais la même espèce
-n’a pas toujours la même durée et s’éteint plus vite dans tel endroit
-que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles
-différents, comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils.
-Les fougères d’autrefois sont identiques aux fougères d’à présent.
-Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les
-plus <span class="pagenum" id="Page_119">119</span> anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent
-les bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la
-Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne
-sont après tout que des abstractions.</p>
-
-<p>Cuvier, jusqu’à présent, leur avait apparu dans l’éclat d’une auréole,
-au sommet d’une science indiscutable. Elle était sapée. La Création
-n’avait plus la même discipline, et leur respect pour ce grand homme
-diminua.</p>
-
-<p>Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des
-doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.</p>
-
-<p>Tout cela contrariait les idées reçues, l’autorité de l’Église.</p>
-
-<p>Bouvard en éprouva comme l’allégement d’un joug brisé.</p>
-
-<p>«Je voudrais voir maintenant ce que le citoyen Jeufroy me répondrait
-sur le déluge!»</p>
-
-<p>Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il attendait les membres
-du conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l’heure, pour
-l’acquisition d’une chasuble.</p>
-
-<p>«Ces messieurs souhaitent!...</p>
-
-<p>—Un éclaircissement, s’il vous plaît.»</p>
-
-<p>Et Bouvard commença:</p>
-
-<p>«Que signifiaient, dans la <i>Genèse</i>, «l’abîme qui se rompit» et «les
-cataractes du ciel?» Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n’a point
-de cataractes!»</p>
-
-<p>L’abbé ferma les paupières, puis répondit qu’il fallait toujours
-distinguer entre le sens et la lettre. <span class="pagenum" id="Page_120">120</span> Des choses, qui d’abord
-vous choquent, deviennent légitimes en les approfondissant.</p>
-
-<p>«Très bien! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus
-hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues! Y pensez-vous, deux
-lieues! une épaisseur d’eau ayant deux lieues!»</p>
-
-<p>Et le maire, survenant, ajouta: «Saprelotte, quel bain!»</p>
-
-<p>«Convenez, dit Bouvard, que Moïse exagère diablement.»</p>
-
-<p>Le curé avait lu Bonald et répliqua: «J’ignore ses motifs; c’était,
-sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu’il
-dirigeait!</p>
-
-<p>—Enfin, cette masse d’eau, d’où venait-elle?</p>
-
-<p>—Que sais-je! L’air s’était changé en pluie, comme il arrive tous les
-jours.»</p>
-
-<p>Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des
-contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriétaire; et Beljambe
-l’aubergiste donnait le bras à Langlois, l’épicier, qui marchait
-péniblement à cause de son catarrhe.</p>
-
-<p>Pécuchet, sans souci d’eux, prit la parole:</p>
-
-<p>«Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphère—la science nous le
-démontre—est égal à celui d’une masse d’eau qui ferait autour du globe
-une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l’air condensé
-tombait dessus à l’état liquide, il augmenterait bien peu la masse des
-eaux existantes.»</p>
-
-<p>Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_121">121</span></p>
-
-<p>Le curé s’impatienta.</p>
-
-<p>«Nierez-vous qu’on ait trouvé des coquilles sur les montagnes? Qui
-les y a mises, sinon le déluge? Elles n’ont pas coutume, je crois, de
-pousser toutes seules dans la terre comme des carottes!» Et ce mot
-ayant fait rire l’assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres: «A moins
-que ce ne soit encore une des découvertes de la science?»</p>
-
-<p>Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie
-d’Élie de Beaumont.</p>
-
-<p>«Connais pas!» répondit l’abbé.</p>
-
-<p>Foureau s’empressa de dire: «Il est de Caen! Je l’ai vu une fois à la
-Préfecture!»</p>
-
-<p>«Mais si votre déluge, repartit Bouvard, avait charrié des coquilles,
-on les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de
-trois cents mètres quelquefois.»</p>
-
-<p>Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du
-genre humain, et les animaux découverts dans la glace, en Sibérie.</p>
-
-<p>Cela ne prouve pas que l’homme ait vécu en même temps qu’eux! La Terre,
-selon Pécuchet, était considérablement plus vieille.</p>
-
-<p>«Le Delta du Mississipi remonte à des dizaines de milliers d’années.
-L’époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de
-Manéthon...»</p>
-
-<p>Le comte de Faverges s’avança.</p>
-
-<p>Tous firent silence à son approche.</p>
-
-<p>«Continuez, je vous prie! Que disiez-vous?</p>
-
-<p>—Ces messieurs me querellaient, répondit l’abbé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span></p>
-
-<p>—A propos de quoi?</p>
-
-<p>—Sur la sainte Écriture, monsieur le comte!»</p>
-
-<p>Bouvard, de suite, allégua qu’ils avaient droit, comme géologues, à
-discuter religion.</p>
-
-<p>«Prenez garde, dit le comte; vous savez le mot, cher monsieur: un peu
-de science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d’un ton à la fois hautain
-et paternel: Croyez-moi! vous y reviendrez! vous y reviendrez!</p>
-
-<p>—Peut-être! mais que penser d’un livre, où l’on prétend que la lumière
-a été créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule
-cause de la lumière!</p>
-
-<p>—Vous oubliez celle qu’on appelle boréale, dit l’ecclésiastique.»</p>
-
-<p>Bouvard, sans répondre à l’objection, nia fortement qu’elle ait pu
-être d’un côté, et les ténèbres de l’autre, qu’il y ait eu un soir et
-un matin, quand les astres n’existaient pas, et que les animaux aient
-apparu tout à coup, au lieu de se former par cristallisation.</p>
-
-<p>Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans
-les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte de toux. Le capitaine
-criait: «Vous êtes des révolutionnaires!»</p>
-
-<p>Girbal: «La paix! la paix!—Le prêtre: Quel matérialisme!—Foureau:
-Occupons-nous plutôt de notre chasuble!»</p>
-
-<p>«Non! Laissez-moi parler!» Et Bouvard, s’échauffant, alla jusqu’à dire
-que l’homme descendait du singe!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_123">123</span></p>
-
-<p>Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pour
-s’assurer qu’ils n’étaient pas des singes.</p>
-
-<p>Bouvard reprit: «En comparant le fœtus d’une femme, d’une chienne,
-d’un oiseau, d’une grenouille...</p>
-
-<p>—Assez!</p>
-
-<p>—Moi je vais plus loin! s’écria Pécuchet; l’homme descend des
-poissons!» Des rires éclatèrent. Mais sans se troubler: «Le Telliamed!
-un livre arabe!...</p>
-
-<p>—Allons, messieurs, en séance!»</p>
-
-<p>Et on entra dans la sacristie.</p>
-
-<p>Les deux compagnons n’avaient pas roulé l’abbé Jeufroy comme ils
-l’auraient cru;—aussi Pécuchet lui trouva-t-il «le cachet du
-jésuitisme».</p>
-
-<p>Sa lumière boréale les inquiétait cependant; ils la cherchèrent dans le
-manuel de d’Orbigny.</p>
-
-<p>C’est une hypothèse pour expliquer comment les végétaux fossiles de la
-baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la
-place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont
-les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges.</p>
-
-<p>Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme,—et, embarrassés,
-ils songèrent à Vaucorbeil!</p>
-
-<p>Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le
-matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux
-l’un après l’autre.</p>
-
-<p>Bouvard l’épia,—et, l’ayant arrêté, dit qu’il voulait lui soumettre un
-point curieux d’anthropologie.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_124">124</span></p>
-
-<p>«Croyez-vous que le genre humain descende des poissons?</p>
-
-<p>—Quelle bêtise!</p>
-
-<p>—Plutôt des singes, n’est-ce pas?</p>
-
-<p>—Directement, c’est impossible!»</p>
-
-<p>A qui se fier? Car enfin le docteur n’était pas un catholique!</p>
-
-<p>Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l’éocène
-et du miocène, du mont Jurillo, de l’île Julia, des mammouths de
-Sibérie et des fossiles invariablement comparés, dans tous les auteurs,
-à «des médailles qui sont des témoignages authentiques», si bien qu’un
-jour Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu’il n’irait
-pas plus loin.</p>
-
-<p>La géologie est trop défectueuse! A peine connaissons-nous quelques
-endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond des océans, on
-l’ignorera toujours.</p>
-
-<p>Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral:</p>
-
-<p>«Je n’y crois pas, au règne minéral! puisque des matières organiques
-ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l’or peut-être!
-Le diamant n’a-t-il pas été du charbon? la houille, un assemblage de
-végétaux?—En la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on
-obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule,
-tout se transforme. La création est faite d’une manière ondoyante et
-fugace; mieux vaudrait nous occuper d’autre chose!»</p>
-
-<p>Il se coucha sur le dos et se mit à sommeiller, <span class="pagenum" id="Page_125">125</span> pendant que
-Pécuchet, la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses
-réflexions.</p>
-
-<p>Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes,
-dont les cimes légères tremblaient; des angéliques, des menthes, des
-lavandes, exhalaient des senteurs chaudes, épicées; l’atmosphère
-était lourde; et Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait
-aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui
-bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des
-plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la
-nature, sans chercher à découvrir ses mystères,—séduit par sa force,
-perdu dans sa grandeur.</p>
-
-<p>«J’ai soif! dit Bouvard en se réveillant.</p>
-
-<p>—Moi de même! Je boirais volontiers quelque chose!</p>
-
-<p>—C’est facile», reprit un homme qui passait, en manches de chemise,
-avec une planche sur l’épaule.</p>
-
-<p>Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un
-verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en
-accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d’une
-façon parisienne.</p>
-
-<p>Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d’une cour, jeta sa
-planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine.</p>
-
-<p>«Mélie! es-tu là, Mélie?»</p>
-
-<p>Une jeune fille parut; sur son commandement, alla «tirer de la boisson»
-et revint près de la table servir ces messieurs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_126">126</span></p>
-
-<p>Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile
-grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps
-sans un pli, et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose
-de délicat, de champêtre et d’ingénu.</p>
-
-<p>«Elle est gentille, hein!» dit le menuisier, pendant qu’elle apportait
-des verres. «Si on ne jurerait pas une demoiselle, costumée en
-paysanne! et rude à l’ouvrage, pourtant!—Pauvre petit cœur, va!
-quand je serai riche, je t’épouserai!</p>
-
-<p>—Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju», répondit-elle d’une
-voix douce, sur un accent traînard.</p>
-
-<p>Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre et
-laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un éclat de bois en
-jaillit.</p>
-
-<p>Gorju s’emporta contre la lourdeur de tous «ces gars de la campagne»;
-puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau.
-Pécuchet, en voulant l’aider, distingua sous la poussière des figures
-de personnages.</p>
-
-<p>C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des
-pampres dans les coins, et des colonnettes divisaient sa devanture en
-cinq compartiments. On voyait au milieu Vénus Anadyomène debout sur
-une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses
-pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père; tout cela délabré,
-rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorju prit une
-chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche, qui <span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
-présentait, sous l’arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort
-indécente.</p>
-
-<p>Bouvard également admira le bahut.</p>
-
-<p>«Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte.»</p>
-
-<p>Ils hésitaient, vu les réparations.</p>
-
-<p>Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste.</p>
-
-<p>«Allons! venez!»</p>
-
-<p>Et il entraîna Pécuchet vers la masure, où M<sup>me</sup> Castillon, la
-maîtresse, étendait du linge.</p>
-
-<p>Mélie, quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre
-son métier à dentelles, s’assit en pleine lumière et travailla.</p>
-
-<p>Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous
-ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait
-penché.</p>
-
-<p>Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu’on
-lui donnait.</p>
-
-<p>Elle était de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait une pistole
-par mois;—enfin, elle lui plut tellement, qu’il désira la prendre à
-son service pour aider la vieille Germaine.</p>
-
-<p>Pécuchet reparut avec la fermière, et, pendant qu’ils continuaient
-leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju si la petite bonne
-consentirait à devenir sa servante.</p>
-
-<p>«Parbleu!</p>
-
-<p>—Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_128">128</span></p>
-
-<p>—Eh bien, je ferai en sorte; mais n’en parlez pas! à cause de la
-bourgeoise.»</p>
-
-<p>Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le
-raccommodage, on s’entendrait.</p>
-
-<p>A peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie.</p>
-
-<p>Pécuchet s’arrêta (afin de mieux réfléchir), ouvrit sa tabatière, huma
-une prise, et, s’étant mouché:</p>
-
-<p>«Au fait, c’est une idée! mon Dieu! oui! pourquoi pas? D’ailleurs, tu
-es le maître!»</p>
-
-<p>Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d’un fossé,—et les
-interpellant:</p>
-
-<p>«Quand faut-il que je vous apporte le meuble?</p>
-
-<p>—Demain!</p>
-
-<p>—Et pour l’autre question, êtes-vous décidés?</p>
-
-<p>—Convenu!» répondit Pécuchet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_129">129</span></p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_4" class="souschapitre">IV</h2>
-</div>
-
-<p>Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues, et leur
-maison ressemblait à un musée.</p>
-
-<p>Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens
-de géologie encombraient l’escalier, et une chaîne énorme s’étendait
-par terre tout le long du corridor.</p>
-
-<p>Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne
-couchaient pas et condamné l’entrée extérieure de la seconde, pour ne
-faire de ces deux pièces qu’un seul appartement.</p>
-
-<p>Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait à une auge de pierre
-(un sarcophage gallo-romain), puis les yeux étaient frappés par de la
-quincaillerie.</p>
-
-<p>Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une
-plaque de foyer qui représentait un moine caressant une bergère. Sur
-des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des
-boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles
-rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares:
-la carcasse d’un bonnet <span class="pagenum" id="Page_130">130</span> de Cauchoise, deux urnes d’argile, des
-médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait
-sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles
-ornait la cloison à droite; et, en dessous, des pointes maintenaient
-horizontalement une hallebarde, pièce unique.</p>
-
-<p>La seconde chambre, où l’on descendait par deux marches, renfermait les
-anciens livres apportés de Paris, et ceux qu’en arrivant ils avaient
-découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils
-l’appelaient <i>la bibliothèque</i>.</p>
-
-<p>L’arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le
-revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une
-dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard.
-Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre
-noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d’un
-nid.</p>
-
-<p>Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse)
-flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence que chevauchait un
-paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime
-rendu par un canard.</p>
-
-<p>Devant la bibliothèque se carrait une commode en coquillages, avec
-des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une
-souris dans sa gueule,—pétrification de Saint-Allyre,—une boîte
-à ouvrage en coquilles mêmement,—et, sur cette boîte, une carafe
-d’eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_131">131</span></p>
-
-<p>Mais le plus beau, c’était, dans l’embrasure de la fenêtre, une statue
-de saint Pierre! Sa main droite, couverte d’un gant, serrait la clef
-du paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de
-lis agrémentaient, était bleu ciel, et sa tiare très jaune, pointue
-comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la
-bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un
-baldaquin fait d’un vieux tapis où l’on distinguait deux amours dans
-un cercle de roses, et, à ses pieds, comme une colonne, se levait un
-pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat:
-«Exécuté devant S. A. R. Monseigneur le duc d’Angoulême, à Noron, le 3
-d’octobre 1817.»</p>
-
-<p>Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade,—et parfois
-même il allait jusque dans la chambre de Bouvard pour allonger la
-perspective.</p>
-
-<p>Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut
-renaissance.</p>
-
-<p>Il n’était pas achevé, Gorju y travaillait encore: varlopant les
-panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant.</p>
-
-<p>A onze heures, il déjeunait, causait ensuite avec Mélie, et souvent ne
-reparaissait plus de toute la journée.</p>
-
-<p>Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et Pécuchet
-s’étaient mis en campagne. Ce qu’ils rapportaient ne convenait pas.
-Mais ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des
-bibelots leur était venu, puis l’amour du moyen âge.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_132">132</span></p>
-
-<p>D’abord ils visitèrent les cathédrales,—et les hautes nefs se mirant
-dans l’eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des
-tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour
-incertain des cryptes, tout, jusqu’à la fraîcheur des murailles, leur
-causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse.</p>
-
-<p>Bientôt ils furent capables de distinguer les époques,—et, dédaigneux
-des sacristains, ils disaient: «Ah! une abside romane! Cela est du
-<span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle! Voilà que nous retombons dans le flamboyant!»</p>
-
-<p>Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux,
-comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs.
-Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui
-terminent les ceintures de Feugerolles;—et pour l’exubérance de
-l’homme obscène couvrant un des morceaux d’Hérouville, cela prouvait,
-selon Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole.</p>
-
-<p>Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout
-était de la décadence,—et ils déploraient le vandalisme, tonnaient
-contre le badigeon.</p>
-
-<p>Mais le style d’un monument ne s’accorde pas toujours avec la date
-qu’on lui suppose. Le plein cintre, au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, domine
-encore dans la Provence. L’ogive est peut-être fort ancienne! et des
-auteurs contestent l’antériorité du roman sur le gothique. Ce défaut de
-certitude les contrariait.</p>
-
-<p>Après les églises ils étudièrent les châteaux-forts: <span class="pagenum" id="Page_133">133</span> ceux de
-Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la
-herse, et, parvenus au sommet, ils voyaient d’abord toute la campagne,
-puis les toits de la ville, les rues s’entre-croisant, des charrettes
-sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu’aux
-broussailles des douves,—et ils pâlissaient en songeant que des hommes
-avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués
-dans les souterrains; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et
-Pécuchet la crainte des vipères.</p>
-
-<p>Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay,
-Lemarmion, Argouge. Parfois à l’angle des bâtiments, derrière le
-fumier, se dresse une tour carlovingienne. La cuisine, garnie de bancs
-en pierre, fait songer à des ripailles féodales. D’autres ont un aspect
-exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des
-meurtrières sous l’escalier, de longues tourelles à pans aigus. Puis on
-arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des Valois, ciselée
-comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet
-des grains de colza répandus. Des abbayes servent de granges. Les
-inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des champs,
-un pignon reste debout,—et du haut en bas est revêtu d’un lierre que
-le vent fait trembler.</p>
-
-<p>Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d’étain, une
-boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d’argent
-les retenait.</p>
-
-<p>Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un
-étameur, un vitrail gothique qui fut assez <span class="pagenum" id="Page_134">134</span> grand pour couvrir,
-près du fauteuil, la partie droite de la croisée jusqu’au deuxième
-carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain,
-produisant un effet splendide.</p>
-
-<p>Avec un bas d’armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous
-le vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu’ils
-regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme
-la maison de plaisance des évêques de Séez.</p>
-
-<p>«Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre.» Ils en
-cherchèrent la place inutilement.</p>
-
-<p>Le village de Montrecy contient un pré célèbre par des trouvailles de
-médailles qu’on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une
-belle récolte. Le gardien leur en refusa l’entrée.</p>
-
-<p>Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre
-une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu’on y
-avait introduits reparurent à Vaucelles, en grognant: «Can, can, can»,
-d’où est venu le nom de la ville.</p>
-
-<p>Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice.</p>
-
-<p>A l’auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner
-pour la somme de quatre sols.—Ils y firent le même repas et
-constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça!</p>
-
-<p>Quel est le fondateur de l’abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une
-parenté entre Marin Onfroy, qui importa, au <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle,
-une nouvelle sorte de pomme, et Onfroy, gouverneur d’Hastings, à
-l’époque de la conquête? <span class="pagenum" id="Page_135">135</span> Comment se procurer l’<i>Astucieuse
-Pythonisse</i>, comédie en vers d’un certain Dutrezor, faite à Bayeux,
-et actuellement des plus rares? Sous Louis XIV, Hérambert Dupaty, ou
-Dupastis Hérambert, composa un ouvrage qui n’a jamais paru, plein
-d’anecdotes sur Argentan: il s’agissait de retrouver ces anecdotes.
-Que sont devenus les mémoires autographes de M<sup>me</sup> Dubois de la
-Pierre, consultés pour l’histoire inédite de Laigle, par Louis Dasprès,
-desservant de Saint-Martin? Autant de problèmes, de points curieux à
-éclaircir.</p>
-
-<p>Mais souvent un faible indice met sur la voie d’une découverte
-inappréciable.</p>
-
-<p>Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l’éveil,—et,
-sous l’apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons,
-demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas.
-C’étaient des cahiers d’école, des factures, d’anciens journaux, rien
-d’utile.</p>
-
-<p>Enfin, Bouvard et Pécuchet s’adressèrent à Larsoneur.</p>
-
-<p>Il était perdu dans le celticisme, et, répondant sommairement à leurs
-questions, en fit d’autres.</p>
-
-<p>Avaient-ils observé autour d’eux des traces de la religion du chien,
-comme on en voit à Montargis, et des détails spéciaux sur les feux
-de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc.? Il les
-priait même de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en
-silex, appelées alors des <i>celtæ</i> et que les druides employaient dans
-«leurs criminels holocaustes».</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span></p>
-
-<p>Par Gorju, ils s’en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins
-grande; les autres enrichirent le muséum.</p>
-
-<p>Ils s’y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient
-parlé à toutes leurs connaissances.</p>
-
-<p>Un après-midi, M<sup>me</sup> Bordin et M. Marescot se présentèrent pour le
-voir.</p>
-
-<p>Bouvard les reçut et commença la démonstration par le vestibule.</p>
-
-<p>La poutre n’était rien moins que l’ancien gibet de Falaise, d’après le
-menuisier qui l’avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son
-grand-père.</p>
-
-<p>La grosse chaîne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon
-de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaînes des
-bornes devant les cours d’honneur. Bouvard était convaincu qu’elle
-servait autrefois à lier les captifs, et il ouvrit la porte de la
-première chambre.</p>
-
-<p>«Pourquoi toutes ces tuiles? s’écria M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>—Pour chauffer les étuves; mais un peu d’ordre, s’il vous plaît. Ceci
-est un tombeau découvert dans une auberge où on l’employait comme
-abreuvoir.»</p>
-
-<p>Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d’une terre qui était de la
-cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer
-par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs.</p>
-
-<p>«Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_137">137</span></p>
-
-<p>Effectivement c’était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira
-d’un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d’argent.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd’hui cela pourrait
-valoir.</p>
-
-<p>La cotte de mailles qu’il examinait lui échappa des doigts; des anneaux
-se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement.</p>
-
-<p>Il eut même l’obligeance de décrocher la hallebarde, et, se courbant,
-levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les
-jarrets d’un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d’assommer un
-ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait un rude gaillard.</p>
-
-<p>Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de
-Saint-Allyre l’étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins;
-puis, arrivant à la cheminée:</p>
-
-<p>«Ah! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.»</p>
-
-<p>Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords.</p>
-
-<p>C’était celui d’un chef de voleurs sous le Directoire, David de la
-Bazoque, pris en trahison et tué immédiatement.</p>
-
-<p>«Tant mieux, on a bien fait», dit M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>Marescot souriait devant les objets d’une façon dédaigneuse. Il ne
-comprenait pas cette galoche qui avait été l’enseigne d’un marchand de
-chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet de
-cidre, <span class="pagenum" id="Page_138">138</span> et le saint Pierre, franchement, était lamentable avec sa
-physionomie d’ivrogne.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin fit cette remarque:</p>
-
-<p>«Il a dû vous coûter bon, tout de même?</p>
-
-<p>—Oh! pas trop, pas trop.»</p>
-
-<p>Un couvreur d’ardoises l’avait donné pour quinze francs.</p>
-
-<p>Ensuite elle blâma, vu l’inconvenance, le décolletage de la dame en
-perruque poudrée.</p>
-
-<p>«Où est le mal? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau.»</p>
-
-<p>Et il ajouta plus bas:</p>
-
-<p>«Comme vous, je suis sûr.»</p>
-
-<p>Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille
-Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue
-chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage,
-et, les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une
-tourterelle qui se rengorge; puis, d’un air ingénu:</p>
-
-<p>«Comment s’appelait cette dame?</p>
-
-<p>—On l’ignore; c’est une maîtresse du Régent, vous savez, celui qui a
-fait tant de farces.</p>
-
-<p>—Je crois bien; les mémoires du temps...»</p>
-
-<p>Et le notaire, sans finir sa phrase, déplora cet exemple d’un prince
-entraîné par ses passions.</p>
-
-<p>«Mais vous êtes tous comme ça!»</p>
-
-<p>Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue s’ensuivit sur les
-femmes, sur l’amour. Marescot affirma qu’il existe beaucoup d’unions
-heureuses; parfois <span class="pagenum" id="Page_139">139</span> même, sans qu’on s’en doute, on a près de soi
-ce qu’il faudrait pour son bonheur. L’allusion était directe. Les joues
-de la veuve s’empourprèrent; mais, se remettant presque aussitôt:</p>
-
-<p>«Nous n’avons plus l’âge des folies, n’est-ce pas, monsieur Bouvard?</p>
-
-<p>—Eh! eh! moi, je ne dis pas ça.»</p>
-
-<p>Et il offrit son bras pour revenir dans l’autre chambre.</p>
-
-<p>«Faites attention aux marches. Très bien. Maintenant, observez le
-vitrail.»</p>
-
-<p>On y distinguait un manteau d’écarlate et les deux ailes d’un ange.
-Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en équilibre
-les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres
-s’allongeaient, M<sup>me</sup> Bordin était devenue sérieuse.</p>
-
-<p>Bouvard s’éloigna et reparut affublé d’une couverture de laine, puis
-s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans
-les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie; et il avait
-conscience de cet effet, car il dit:</p>
-
-<p>«Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen âge?»</p>
-
-<p>Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre
-à sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la
-voix grave de Pécuchet:</p>
-
-<p>«N’aie pas peur, c’est moi.»</p>
-
-<p>Et il entra, la tête complètement recouverte d’un casque: un pot de fer
-à oreillons pointus.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span></p>
-
-<p>Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout.
-Une minute se passa dans l’ébahissement.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant il voulut
-savoir si on lui avait tout montré.</p>
-
-<p>«Il me semble.»</p>
-
-<p>Et désignant la muraille:</p>
-
-<p>«Ah! pardon, nous aurons ici un objet que l’on restaure en ce moment.»</p>
-
-<p>La veuve et Marescot se retirèrent.</p>
-
-<p>Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient
-en courses l’un sans l’autre, le second faisant des offres supérieures
-à celles du premier. Pécuchet venait d’obtenir le casque.</p>
-
-<p>Bouvard l’en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture.</p>
-
-<p>Mélie, avec des cordons, l’arrangea en manière de froc. Ils le
-mettaient à tour de rôle pour recevoir les visites.</p>
-
-<p>Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis
-de personnes inférieures: Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu’aux
-servantes des voisins; et chaque fois ils recommençaient leurs
-explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la
-modestie, réclamaient de l’indulgence pour l’encombrement.</p>
-
-<p>Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu’il avait
-autrefois à Paris, l’estimant plus en rapport avec le milieu
-artistique. A un certain moment, il se coiffait du casque et le
-penchait sur la nuque, afin de <span class="pagenum" id="Page_141">141</span> dégager son visage. Bouvard
-n’oubliait pas la manœuvre de la hallebarde; enfin, d’un coup
-d’œil ils se demandaient si le visiteur méritait que l’on fît «le
-moine du moyen âge».</p>
-
-<p>Quelle émotion quand s’arrêta devant leur grille la voiture de M. de
-Faverges! Il n’avait qu’un mot à dire. Voici la chose:</p>
-
-<p>Hurel, son homme d’affaires, lui avait appris que, cherchant partout
-des documents, ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la
-Aubrye.</p>
-
-<p>Rien de plus vrai.</p>
-
-<p>N’y avaient-ils pas découvert des lettres du baron de Gonneval, ancien
-aide de camp du duc d’Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye? On
-désirait cette correspondance pour des intérêts de famille.</p>
-
-<p>Elle n’était pas chez eux, mais ils détenaient une chose qui
-l’intéressait, s’il daignait les suivre jusqu’à leur bibliothèque.</p>
-
-<p>Jamais pareilles bottes vernies n’avaient craqué dans le corridor.
-Elles se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser
-plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches,—et,
-parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le
-baldaquin, devant le saint Pierre, le pot à beurre exécuté à Noron.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait
-servir.</p>
-
-<p>Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musée. Il répétait:
-«Charmant! très bien!» tout en se donnant sur la bouche de petits coups
-avec le pommeau <span class="pagenum" id="Page_142">142</span> de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait
-d’avoir sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de
-dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès et se fût livré, comme
-eux, à ces études intéressantes; mais la politique, le conseil général,
-l’agriculture, un véritable tourbillon l’en détournait.</p>
-
-<p>«Après vous, toutefois, on n’aurait que des glanes, car bientôt vous
-aurez pris toutes les curiosités du département.</p>
-
-<p>—Sans amour-propre, nous le pensons, dit Pécuchet.»</p>
-
-<p>Cependant on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par exemple:
-il y avait contre le mur du cimetière, dans la ruelle, un bénitier
-enfoui sous les herbes depuis un temps immémorial.</p>
-
-<p>Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard
-signifiant «est-ce la peine?» mais déjà le comte ouvrait la porte.</p>
-
-<p>Mélie, qui se trouvait derrière, s’enfuit brusquement.</p>
-
-<p>Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa
-pipe, les bras croisés.</p>
-
-<p>«Vous employez ce garçon? Hum! un jour d’émeute, je ne m’y fierais pas.»</p>
-
-<p>Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.</p>
-
-<p>Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?</p>
-
-<p>Ils la questionnèrent, et elle conta qu’elle avait servi dans sa ferme.
-C’était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneurs quand
-ils étaient venus, deux ans plus tôt. On l’avait prise comme aide au
-<span class="pagenum" id="Page_143">143</span> château et renvoyée «par suite de faux rapports».</p>
-
-<p>Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile et leur marquait
-infiniment de considération.</p>
-
-<p>Le lendemain, dès l’aube, ils se rendirent au cimetière.</p>
-
-<p>Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna.
-Ils arrachèrent quelques orties et découvrirent une cuvette en grès, un
-font baptismal où des plantes poussaient.</p>
-
-<p>On n’a pas coutume cependant d’enfouir les fonts baptismaux hors des
-églises.</p>
-
-<p>Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyèrent le
-tout à Larsoneur.</p>
-
-<p>Sa réponse fut immédiate.</p>
-
-<p>«Victoire, mes chers confrères! Incontestablement c’est une cuve
-druidique.»</p>
-
-<p>Toutefois, qu’ils y prissent garde! La hache était douteuse,—et autant
-pour lui que pour eux-mêmes, il leur indiquait une série d’ouvrages à
-consulter.</p>
-
-<p>Larsoneur confessait, en post-scriptum, son envie de connaître cette
-cuve, ce qui aurait lieu, à quelques jours, quand il ferait le voyage
-de la Bretagne.</p>
-
-<p>Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique.</p>
-
-<p>D’après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk
-et Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les
-Eaux,—et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne des
-païens.—Car Saturne, quand il régnait en Phénicie, épousa une nymphe
-nommée Anobret, dont il <span class="pagenum" id="Page_144">144</span> eut un enfant appelé Jeüd,—et Anobret
-a les traits de Sara; Jeüd fut sacrifié (ou près de l’être) comme
-Isaac;—donc Saturne est Abraham, d’où il faut conclure que la religion
-des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs.</p>
-
-<p>Leur société était fort bien organisée. La première classe de
-personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième
-les jurisconsultes,—et, dans la troisième, la plus haute, se
-rangeaient, suivant Taillepied, «les diverses manières de philosophes»,
-c’est-à-dire les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages,
-Bardes et Vates.</p>
-
-<p>Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d’autres enseignaient
-la Botanique, la Médecine, l’Histoire et la Littérature, bref, «tous
-les arts de leur époque». Pythagore et Platon furent leurs élèves.
-Ils apprirent la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans,
-l’aruspicine aux Étrusques,—et, aux Romains, l’étamage du cuivre et le
-commerce des jambons.</p>
-
-<p>Mais de ce peuple, qui dominait l’ancien monde, il ne reste que des
-pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en
-galeries, ou formant des enceintes.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet, pleins d’ardeur, étudièrent successivement la
-pierre du Post à Ussy, la Pierre-Coupée au Guest, la pierre du Darier,
-près de Laigle, d’autres encore!</p>
-
-<p>Tous ces blocs, d’une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement;
-et, un jour qu’ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient
-s’en retourner, <span class="pagenum" id="Page_145">145</span> quand leur guide les mena dans un bois de hêtres,
-encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux ou à de
-monstrueuses tortues.</p>
-
-<p>La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se
-relève, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu’à terre;
-c’était pour l’écoulement du sang, impossible d’en douter! Le hasard ne
-fait pas de ces choses.</p>
-
-<p>Les racines des arbres s’entremêlaient à ces socles abrupts. Un peu de
-pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands
-fantômes. Il était facile d’imaginer sous les feuillages les prêtres
-en tiare d’or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les
-bras attachés dans le dos,—et, sur le bord de la cuve, la druidesse
-observant le ruisseau rouge, pendant qu’autour d’elle la foule hurlait,
-au tapage des cymbales et des buccins faits d’une corne d’auroch.</p>
-
-<p>Tout de suite, leur plan fut arrêté.</p>
-
-<p>Et, une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière,
-marchant comme des voleurs, dans l’ombre des maisons. Les persiennes
-étaient closes et les masures tranquilles; pas un chien n’aboya.</p>
-
-<p>Gorju les accompagnait; ils se mirent à l’ouvrage. On n’entendait que
-le bruit des cailloux heurtés par la bêche qui creusait le gazon.</p>
-
-<p>Le voisinage des morts leur était désagréable; l’horloge de l’église
-poussait un râle continu, et la rosace de son tympan avait l’air d’un
-œil épiant les sacrilèges. Enfin, ils emportèrent la cuve.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span></p>
-
-<p>Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de
-l’opération.</p>
-
-<p>L’abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire
-l’honneur d’une visite; et, les ayant introduits dans sa petite salle,
-il les regarda singulièrement.</p>
-
-<p>Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière
-décorée de bouquets jaunes.</p>
-
-<p>Pécuchet la vanta, ne sachant que dire.</p>
-
-<p>«C’est un vieux Rouen, reprit le curé, un meuble de famille. Les
-amateurs le considèrent, M. Marescot surtout.»</p>
-
-<p>Pour lui, grâce à Dieu, il n’avait pas l’amour des curiosités;—et,
-comme ils semblaient ne pas comprendre, il déclara les avoir aperçus
-lui-même dérobant le font baptismal.</p>
-
-<p>Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L’objet en
-question n’était plus d’usage.</p>
-
-<p>N’importe! ils devaient le rendre.</p>
-
-<p>Sans doute! Mais, au moins, qu’on leur permît de faire venir un peintre
-pour le dessiner.</p>
-
-<p>«Soit, messieurs.</p>
-
-<p>—Entre nous, n’est-ce pas? dit Bouvard, sous le sceau de la
-confession!»</p>
-
-<p>L’ecclésiastique, en souriant, les rassura d’un geste.</p>
-
-<p>Ce n’était pas lui qu’ils craignaient, mais plutôt Larsoneur. Quand
-il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve,—et ses
-bavardages iraient jusqu’aux oreilles du gouvernement. Par prudence,
-ils <span class="pagenum" id="Page_147">147</span> la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la
-cahute, dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler.</p>
-
-<p>La possession d’un tel morceau les attachait au celticisme de la
-Normandie.</p>
-
-<p>Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l’Orne,
-s’écrit parfois Saïs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par
-le taureau, importation du bœuf Apis. Le nom latin de Bellocastes,
-qui était celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure,
-sanctuaire de Bélus. Bélus et Osiris, même divinité. «Rien ne s’oppose,
-dit Mangou de la Londe, à ce qu’il y ait eu, près de Bayeux, des
-monuments druidiques.»—«Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays
-où les Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter Ammon.» Donc, il y avait
-un temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques
-en renferment.</p>
-
-<p>En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma, aux environs
-de Bayeux, plusieurs vases d’argile pleins d’ossements, et conclut
-(d’après la tradition et les autorités évanouies) que cet endroit, une
-nécropole, était le mont Faunus, où l’on a enterré le Veau d’or.</p>
-
-<p>Cependant le Veau d’or fut brûlé et avalé,—à moins que la Bible ne se
-trompe!</p>
-
-<p>Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l’indiquent pas.
-Les indigènes n’en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des
-fouilles,—et, dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet une pétition
-qui n’eut pas de réponse.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_148">148</span></p>
-
-<p>Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n’était pas une
-colline, mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?</p>
-
-<p>Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fœtus dans
-le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme
-une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc le tumulus
-symbolise l’organe femelle, comme la pierre levée est l’organe mâle.</p>
-
-<p>En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin
-ce qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot.
-Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des
-routes, et même les arbres avaient la signification de phallus,—et
-pour Bouvard et Pécuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des
-palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des
-pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: «A
-quoi trouvez-vous que cela ressemble?» puis confiaient le mystère,—et,
-si l’on se récriait, ils levaient de pitié les épaules.</p>
-
-<p>Un soir qu’ils rêvaient aux dogmes des druides, l’abbé se présenta
-discrètement.</p>
-
-<p>Tout de suite ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail;
-mais il leur tardait d’arriver à un compartiment nouveau, celui des
-phallus. L’ecclésiastique les arrêta, jugeant l’exhibition indécente.
-Il venait réclamer son font baptismal.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d’en
-prendre un moulage.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_149">149</span></p>
-
-<p>«Le plus tôt sera le mieux», dit l’abbé.</p>
-
-<p>Puis il causa de choses indifférentes.</p>
-
-<p>Pécuchet, qui s’était absenté une minute, lui glissa dans la main un
-napoléon.</p>
-
-<p>Le prêtre fit un mouvement en arrière.</p>
-
-<p>«Ah! pour vos pauvres!»</p>
-
-<p>Et M. Jeufroy, en rougissant, fourra la pièce d’or dans sa soutane.</p>
-
-<p>Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices! jamais de la vie! Ils voulaient
-même apprendre l’hébreu, qui est la langue mère du celtique, à
-moins qu’elle n’en dérive!—et ils allaient faire le voyage de la
-Bretagne, en commençant par Rennes, où ils avaient un rendez-vous avec
-Larsoneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de
-l’Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine
-Artémise,—quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en
-homme grossier qu’il était.</p>
-
-<p>«Ce n’est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre!</p>
-
-<p>—Quoi donc!</p>
-
-<p>—Farceurs! je sais bien que vous <i>le</i> cachez!»</p>
-
-<p>On les avait trahis.</p>
-
-<p>Ils répliquèrent qu’ils le détenaient avec la permission de monsieur le
-curé.</p>
-
-<p>«Nous allons voir.»</p>
-
-<p>Et Foureau s’éloigna.</p>
-
-<p>Il revint, une heure après.</p>
-
-<p>«Le curé dit que non! Venez vous expliquer.»</p>
-
-<p>Ils s’obstinèrent.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_150">150</span></p>
-
-<p>D’abord, on n’avait pas besoin de ce bénitier,—qui n’était pas un
-bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques.
-Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu’il
-appartenait à la commune.</p>
-
-<p>Ils proposèrent même de l’acheter.</p>
-
-<p>«Et d’ailleurs, c’est mon bien!» répétait Pécuchet. Les vingt francs,
-acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat,—et s’il
-fallait comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux
-serment!</p>
-
-<p>Pendant ces débats, il avait revu la soupière plusieurs fois; et dans
-son âme s’était développé le désir, la soif de posséder cette faïence.
-Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non.</p>
-
-<p>Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda.</p>
-
-<p>Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La
-cuve décora le porche de l’église, et ils se consolèrent de ne plus
-l’avoir par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la
-valeur.</p>
-
-<p>Mais la soupière leur inspira le goût des faïences: nouveau sujet
-d’études et d’explorations dans la campagne.</p>
-
-<p>C’était l’époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats
-de Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns et tirait de là comme
-une réputation d’artiste, préjudiciable à son métier, mais qu’il
-rachetait par des côtés sérieux.</p>
-
-<p>Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il
-vint leur proposer un échange.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span></p>
-
-<p>Pécuchet s’y refusa.</p>
-
-<p>«N’en parlons plus!» et Marescot examina leur céramique.</p>
-
-<p>Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un
-fond d’une blancheur malpropre,—et quelques-unes étalaient leur corne
-d’abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et
-soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le cœur,
-dans le sinus de la redingote.</p>
-
-<p>Marescot en fit l’éloge, parla des autres faïences, de l’hispano-arabe,
-de la hollandaise, de l’anglaise, de l’italienne; et les ayant éblouis
-par son érudition: «Si je revoyais votre soupière?»</p>
-
-<p>Il la fit sonner d’un coup de doigt, puis contempla les deux <i>S</i> peints
-sous le couvercle.</p>
-
-<p>«La marque de Rouen! dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n’avait pas de marque. Quand on
-ignorait Moustiers, toutes les faïences françaises étaient de Nevers.
-De même pour Rouen, aujourd’hui! D’ailleurs, on l’imite dans la
-perfection à Elbeuf.</p>
-
-<p>—Pas possible!</p>
-
-<p>—On imite bien les majoliques! Votre pièce n’a aucune valeur,—et
-j’allais faire, moi, une belle sottise!»</p>
-
-<p>Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s’affaissa dans le fauteuil,
-prostré!</p>
-
-<p>«Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t’exaltes! tu
-t’emportes toujours.</p>
-
-<p>—Oui! je m’emporte», et Pécuchet, empoignant <span class="pagenum" id="Page_152">152</span> la soupière, la jeta
-loin de lui, contre le sarcophage.</p>
-
-<p>Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux un à un;—et, quelque temps
-après, eut cette idée:</p>
-
-<p>«Marescot, par jalousie, pourrait bien s’être moqué de nous!</p>
-
-<p>—Comment?</p>
-
-<p>—Rien ne m’assure que la soupière ne soit pas authentique! tandis
-que les autres pièces, qu’il a fait semblant d’admirer, sont fausses
-peut-être?»</p>
-
-<p>Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.</p>
-
-<p>Ce n’était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils
-comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus
-vite le raccommodage du meuble. La perspective d’un déplacement le
-contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu’ils
-comptaient voir: «Je connais mieux, leur dit-il; en Algérie, dans le
-Sud, près des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités.»
-Il fit même la description d’un tombeau, ouvert devant lui, par
-hasard,—et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les
-deux bras autour des jambes.</p>
-
-<p>Larsoneur, qu’ils instruisirent du fait, n’en voulut rien croire.</p>
-
-<p>Bouvard approfondit la matière et le relança.</p>
-
-<p>Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes,
-tandis que ces mêmes Gaulois étaient <span class="pagenum" id="Page_153">153</span> civilisés au temps de Jules
-César? Sans doute ils proviennent d’un peuple plus ancien.</p>
-
-<p>Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme.</p>
-
-<p>N’importe! rien ne dit que ces monuments soient l’œuvre des Gaulois.
-«Montrez-nous un texte!»</p>
-
-<p>L’académicien se fâcha, ne répondit plus;—et ils en furent bien aises,
-tant les druides les ennuyaient.</p>
-
-<p>S’ils ne savaient à quoi s’en tenir sur la céramique et sur le
-celticisme, c’est qu’ils ignoraient l’histoire, particulièrement
-l’histoire de France.</p>
-
-<p>L’ouvrage d’Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite
-des rois fainéants les amusa fort peu. La scélératesse des maires du
-palais ne les indigna point,—et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par
-l’ineptie de ses réflexions.</p>
-
-<p>Alors ils demandèrent à Dumouchel «quelle est la meilleure histoire de
-France».</p>
-
-<p>Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et
-leur expédia les lettres d’Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de
-Genoude.</p>
-
-<p>D’après cet écrivain, la royauté, la religion et les assemblées
-nationales, voilà «les principes» de la nation française, lesquels
-remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les
-Capétiens, d’accord avec le peuple, s’efforcèrent de les maintenir.
-Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi pour vaincre le
-protestantisme, dernier effort de la féodalité, et 89 est un retour
-vers la constitution de nos aïeux.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_154">154</span></p>
-
-<p>Pécuchet admira ces idées.</p>
-
-<p>Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d’abord:</p>
-
-<p>«Qu’est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu’il
-n’existait pas de France ni d’assemblées nationales! Et les
-Carlovingiens n’ont rien usurpé du tout! et les rois n’ont pas
-affranchi les communes! Lis toi-même.»</p>
-
-<p>Pécuchet se soumit à l’évidence et bientôt le dépassa en rigueur
-scientifique! Il se serait cru déshonoré s’il avait dit: Charlemagne et
-non Karl le Grand, Clovis au lieu de Chlodowig.</p>
-
-<p>Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se
-rejoindre les deux bouts de l’histoire de France, si bien que le milieu
-est du remplissage;—et, pour en avoir le cœur net, ils prirent la
-collection de Buchez et Roux.</p>
-
-<p>Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de
-catholicisme, les écœura; les détails trop nombreux empêchaient de
-voir l’ensemble.</p>
-
-<p>Ils recoururent à M. Thiers.</p>
-
-<p>C’était pendant l’été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle.
-Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix
-caverneuse, sans fatigue, ne s’arrêtant que pour plonger les doigts
-dans sa tabatière. Bouvard l’écoutait la pipe à la bouche, les jambes
-ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.</p>
-
-<p>Des vieillards leur avaient parlé de 93;—et des souvenirs presque
-personnels animaient les plates descriptions de l’auteur. Dans ce
-temps-là, les grandes <span class="pagenum" id="Page_155">155</span> routes étaient couvertes de soldats qui
-chantaient <i>la Marseillaise</i>. Sur le seuil des portes, des femmes
-assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois
-arrivait un flot d’hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d’une
-pique une tête décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune
-de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux
-hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du
-bassin des Tuileries on entendait le heurt de la guillotine, pareil à
-des coups de mouton.</p>
-
-<p>Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se
-balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards
-autour d’eux ils savouraient cette tranquillité.</p>
-
-<p>Quel dommage que dès le commencement on n’ait pu s’entendre! Car si
-les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait
-mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des
-malheurs ne seraient pas arrivés!</p>
-
-<p>A force de bavarder là-dessus ils se passionnèrent. Bouvard,
-esprit libéral et cœur sensible, fut constitutionnel, girondin,
-thermidorien. Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se
-déclara sans-culotte et même Robespierriste.</p>
-
-<p>Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents,
-le culte de l’Être Suprême. Bouvard préférait celui de la Nature. Il
-aurait salué avec plaisir l’image d’une grosse femme, versant de ses
-mamelles à ses adorateurs, non pas de l’eau, mais du chambertin.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_156">156</span></p>
-
-<p>Pour avoir plus de faits à l’appui de leurs arguments, ils se
-procurèrent d’autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois,
-Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les
-embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa
-cause.</p>
-
-<p>Ainsi, Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus
-pour faire des motions qui perdraient la République,—et, selon
-Pécuchet, Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois.</p>
-
-<p>«Jamais de la vie! Explique-moi plutôt pourquoi la sœur de
-Robespierre avait une pension de Louis XVIII?</p>
-
-<p>—Pas du tout! c’était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça,
-quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d’Égalité, eut
-avec lui une conférence secrète? Je veux qu’on réimprime, dans les
-mémoires de la Campan, les paragraphes supprimés! Le décès du dauphin
-me paraît louche. La poudrière de Grenelle, en sautant, tua deux
-mille personnes! Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise!» car Pécuchet
-n’était pas loin de la connaître, et rejetait tous les crimes sur les
-manœuvres des aristocrates, l’or de l’étranger.</p>
-
-<p>Dans l’esprit de Bouvard, «montez au ciel, fils de saint Louis!»
-les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient
-indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de
-victimes tout juste.</p>
-
-<p>Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur <span class="pagenum" id="Page_157">157</span> jusqu’à Nantes, dans
-une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également
-conçut des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens.</p>
-
-<p>La Révolution est, pour les uns, un événement satanique. D’autres
-la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté,
-naturellement, sont des martyrs.</p>
-
-<p>Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de
-rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre
-cette méthode dans l’examen des époques plus récentes? Mais l’histoire
-doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d’avoir déchiré
-Tibère. Après tout, que la reine ait eu des amants, que Dumouriez dès
-Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la
-Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine,
-qu’importe au développement de la Révolution, dont les origines sont
-profondes et les résultats incalculables?</p>
-
-<p>Donc, elle devait s’accomplir, être ce qu’elle fut, mais supposez
-la fuite du roi sans entrave, Robespierre s’échappant, ou Bonaparte
-assassiné,—hasards qui dépendaient d’un aubergiste moins scrupuleux,
-d’une porte ouverte, d’une sentinelle endormie,—et le train du monde
-changeait.</p>
-
-<p>Ils n’avaient plus, sur les hommes et les faits de cette époque, une
-seule idée d’aplomb.</p>
-
-<p>Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les
-histoires, tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces
-manuscrites; car, de la <span class="pagenum" id="Page_158">158</span> moindre omission, une erreur peut dépendre
-qui en amènera d’autres à l’infini. Ils y renoncèrent.</p>
-
-<p>Mais le goût de l’histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour
-elle-même.</p>
-
-<p>Peut-être est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes?
-les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et
-ils commencèrent le bon Rollin.</p>
-
-<p>«Quel tas de balivernes! s’écria Bouvard dès le premier chapitre.</p>
-
-<p>—Attends un peu», dit Pécuchet en fouillant dans le bas de leur
-bibliothèque, où s’entassaient les livres du dernier propriétaire,
-un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit; et, ayant déplacé
-beaucoup de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des
-traductions d’Horace, il atteignit ce qu’il cherchait: l’ouvrage de
-Beaufort sur l’Histoire romaine.</p>
-
-<p>Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus; Salluste en fait
-honneur aux Troyens d’Énée. Coriolan mourut en exil, selon Fabius
-Pictor, par les stratagèmes d’Attius Tullus si l’on en croit Denys.
-Sénèque affirme qu’Horatius Coclès s’en retourna victorieux, et Dion
-qu’il fut blessé à la jambe. Et La Mothe Le Vayer émet des doutes
-pareils, relativement aux autres peuples.</p>
-
-<p>On n’est pas d’accord sur l’antiquité des Chaldéens, le siècle
-d’Homère, l’existence de Zoroastre, les deux empires d’Assyrie.
-Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous aurions
-de <span class="pagenum" id="Page_159">159</span> César une autre idée si le Vercingétorix avait écrit ses
-Commentaires.</p>
-
-<p>L’histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils
-abondent dans la moderne;—et Bouvard et Pécuchet revinrent à la
-France, entamèrent Sismondi.</p>
-
-<p>La succession de tant d’hommes leur donnait envie de les connaître plus
-profondément, de s’y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux,
-Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms
-étaient bizarres ou agréables.</p>
-
-<p>Mais les événements s’embrouillèrent, faute de savoir les dates.</p>
-
-<p>Heureusement qu’ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12
-cartonné, avec cette épigraphe: «Instruire en amusant».</p>
-
-<p>Elle combinait les trois systèmes d’Allevy, de Pâris et de Fenaigle.</p>
-
-<p>Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s’exprimant par
-une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris
-frappe l’imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à
-vis donnera: <i>Clou</i>, <i>vis</i>,—Clovis; et, comme le bruit de la friture
-fait <i>ric</i>, <i>ric</i>, des merlans dans une poêle rappelleront Chilpéric.
-Fenaigle divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres,
-ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un
-emblème. Donc le premier roi de la première dynastie occupera dans la
-première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment
-<span class="pagenum" id="Page_160">160</span> il s’appelait, <i>Phar a mond</i>, système Pâris,—et, d’après le
-conseil d’Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un
-oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l’avènement de ce
-prince.</p>
-
-<p>Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre
-maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait
-distinct,—et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avaient
-plus d’autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la
-campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres
-généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole.
-Ils cherchaient, sur les murs, des quantités de choses absentes,
-finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles
-représentaient.</p>
-
-<p>D’ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent,
-dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être
-reportée cinq ans plus tôt qu’on ne la met ordinairement, qu’il y avait
-chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez
-les Latins de faire commencer l’année. Autant d’occasions pour les
-méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères et des
-calendriers différents.</p>
-
-<p>Et de l’insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits.</p>
-
-<p>Ce qu’il y a d’important, c’est la philosophie de l’histoire!</p>
-
-<p>Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_161">161</span></p>
-
-<p>«L’aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et
-l’Amérique! mais il a soin de nous apprendre que Théodose était «la
-joie de l’univers», qu’Abraham «traitait d’égal avec les rois», et que
-la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des
-Hébreux m’agace.»</p>
-
-<p>Pécuchet partagea cette opinion et voulut lui faire lire Vico.</p>
-
-<p>«Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies
-que les vérités des historiens?»</p>
-
-<p>Pécuchet tâcha d’expliquer les mythes, se perdait dans la <i>Scienza
-Nuova</i>.</p>
-
-<p>«Nieras-tu le plan de la Providence?</p>
-
-<p>—Je ne le connais pas!» dit Bouvard.</p>
-
-<p>Et ils décidèrent de s’en rapporter à Dumouchel.</p>
-
-<p>Le professeur avoua qu’il était maintenant dérouté en fait d’histoire.</p>
-
-<p>«Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les
-voyages de Pythagore. On attaque Bélisaire, Guillaume Tell et jusqu’au
-Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C’est
-à souhaiter qu’on ne fasse plus de découvertes, et même l’Institut
-devrait établir une sorte de canon prescrivant ce qu’il faut croire!»</p>
-
-<p>Il envoyait en post-scriptum des règles de critique prises dans le
-cours de Daunou:</p>
-
-<p>«Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaises preuves: elles
-ne sont pas là pour répondre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_162">162</span></p>
-
-<p>—Rejeter les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre
-avalée par Saturne.</p>
-
-<p>—L’architecture peut mentir, exemple: l’arc du Forum, où Titus est
-appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée.</p>
-
-<p>—Les médailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des
-monnaies avec le coin de Henri II.</p>
-
-<p>—Tenez en compte l’adresse des faussaires, l’intérêt des apologistes
-et des calomniateurs.»</p>
-
-<p>Peu d’historiens ont travaillé d’après ces règles, mais tous en vue
-d’une cause spéciale, d’une religion, d’une nation, d’un parti, d’un
-système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des
-exemples moraux.</p>
-
-<p>Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux;
-car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais, dans le choix des
-documents, un certain esprit dominera,—et, comme il varie suivant les
-conditions de l’écrivain, jamais l’histoire ne sera fixée.</p>
-
-<p>«C’est triste», pensaient-ils.</p>
-
-<p>Cependant on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire
-bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme
-un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle
-œuvre semblait exécutable à Pécuchet.</p>
-
-<p>«Veux-tu que nous essayions de composer une histoire?</p>
-
-<p>—Je ne demande pas mieux! Mais laquelle?</p>
-
-<p>—Effectivement, laquelle?»</p>
-
-<p>Bouvard s’était assis, Pécuchet marchait de long en <span class="pagenum" id="Page_163">163</span> large dans le
-musée, quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s’arrêtant tout à coup:</p>
-
-<p>«Si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême?</p>
-
-<p>—Mais c’était un imbécile! répliqua Bouvard.</p>
-
-<p>—Qu’importe! Les personnages du second plan ont parfois une influence
-énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage des affaires.»</p>
-
-<p>Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en
-possédait sans doute par lui-même ou par de vieux gentilshommes de ses
-amis.</p>
-
-<p>Ils méditèrent ce projet, le débattirent et résolurent enfin de passer
-quinze jours à la bibliothèque municipale de Caen pour y faire des
-recherches.</p>
-
-<p>Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des
-brochures, avec une lithographie coloriée représentant de trois quarts
-Monseigneur le duc d’Angoulême.</p>
-
-<p>Le drap bleu de son habit d’uniforme disparaissait sous les épaulettes,
-les crachats et le grand cordon rouge de la Légion d’honneur. Un collet
-extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était
-encadrée par les frisons de sa chevelure et de minces favoris, et de
-lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à sa
-figure une expression de bonté insignifiante.</p>
-
-<p>Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme:</p>
-
-<p>Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l’abbé
-Guénée, l’ennemi de Voltaire. A Turin, on lui fait fondre un canon,
-et il étudie les campagnes <span class="pagenum" id="Page_164">164</span> de Charles VIII. Aussi est-il nommé,
-malgré sa jeunesse, colonel d’un régiment de gardes-nobles.</p>
-
-<p>1797. Son mariage.</p>
-
-<p>1814. Les Anglais s’emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux et
-montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince.</p>
-
-<p>1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d’Espagne,
-et Toulon, sans Masséna, était livré à l’Angleterre.</p>
-
-<p>Opérations dans le Midi.—Il est battu, mais relâché sous la promesse
-de rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le
-roi, son oncle.</p>
-
-<p>Après les Cent Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille.
-Plusieurs années s’écoulent.</p>
-
-<p>Guerre d’Espagne.—Dès qu’il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit
-partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les
-colonnes d’Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand et s’en
-retourne.</p>
-
-<p>Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans
-les préfectures, <i>Te Deum</i> dans les cathédrales. Les Parisiens sont au
-comble de l’ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les
-théâtres des allusions au héros.</p>
-
-<p>L’enthousiasme diminue. Car, en 1827, à Cherbourg, un bal organisé par
-souscription rate.</p>
-
-<p>Comme il est grand amiral de France, il inspecte la flotte, qui va
-partir pour Alger.</p>
-
-<p>Juillet 1830. Marmont lui apprend l’état des affaires. <span class="pagenum" id="Page_165">165</span> Alors il
-entre dans une telle fureur qu’il se blesse la main à l’épée du général.</p>
-
-<p>Le roi lui confie le commandement de toutes les forces.</p>
-
-<p>Il rencontre au bois de Boulogne des détachements de la ligne et ne
-trouve pas un seul mot à leur dire.</p>
-
-<p>De Saint-Cloud, il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne
-l’ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s’assoit au pied
-d’un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant
-Saint-Cyr et envoie aux élèves des paroles d’espérance.</p>
-
-<p>A Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux.</p>
-
-<p>Il s’embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa
-carrière.</p>
-
-<p>On doit y relever l’importance qu’eurent les ponts. D’abord, il
-s’expose inutilement sur le pont de l’Inn, il enlève le pont
-Saint-Esprit et le pont de Lauriol; à Lyon, les deux ponts lui sont
-funestes, et sa fortune expire devant le pont de Sèvres.</p>
-
-<p>Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il
-joignait une grande politique. Car il offrit à chaque soldat soixante
-francs pour abandonner l’empereur, et en Espagne il tâcha de corrompre
-à prix d’argent les constitutionnels.</p>
-
-<p>Sa réserve était si profonde qu’il consentit au mariage projeté entre
-son père et la reine d’Étrurie, à la formation d’un cabinet nouveau
-après les ordonnances, à l’abdication en faveur de Chambord, à tout ce
-que l’on voulait.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_166">166</span></p>
-
-<p>La fermeté pourtant ne lui manquait pas. A Angers, il cassa
-l’infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au
-moyen d’une manœuvre, était parvenue à lui faire escorte, tellement
-que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les
-genoux comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et
-pardonna à l’infanterie: véritable jugement de Salomon.</p>
-
-<p>Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence, en
-obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre
-lui.</p>
-
-<p>Détails intimes, traits du prince:</p>
-
-<p>Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son
-frère, à creuser une pièce d’eau que l’on voit encore. Une fois, il
-visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but à la
-santé du roi.</p>
-
-<p>Tout en se promenant pour marquer le pas, il se répétait à lui-même:
-«Une, deux! une, deux! une, deux!»</p>
-
-<p>On a conservé quelques-uns de ses mots:</p>
-
-<p>A une députation de Bordelais: «Ce qui me console de n’être pas à
-Bordeaux, c’est de me trouver au milieu de vous!»</p>
-
-<p>Aux protestants de Nîmes: «Je suis bon catholique, mais je n’oublierai
-jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.»</p>
-
-<p>Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu: «Bien, mes amis! Les
-nouvelles sont bonnes! Ça va bien, très bien!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_167">167</span></p>
-
-<p>Après l’abdication de Charles X: «Puisqu’ils ne veulent pas de moi,
-qu’ils s’arrangent!»</p>
-
-<p>Et, en 1814, à tout propos, dans le moindre village: «Plus de guerre,
-plus de conscription, plus de droits réunis.»</p>
-
-<p>Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout.</p>
-
-<p>La première du comte d’Artois débutait ainsi: «Français, le frère de
-votre roi est arrivé!»</p>
-
-<p>Celle du prince: «J’arrive. Je suis le fils de vos rois. Vous êtes
-Français.»</p>
-
-<p>Ordre du jour daté de Bayonne: «Soldats, j’arrive!»</p>
-
-<p>Une autre, en pleine défection: «Continuez à soutenir, avec la vigueur
-qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La
-France l’attend de vous!»</p>
-
-<p>Dernière à Rambouillet: «Le roi est entré en arrangement avec le
-gouvernement établi à Paris, et tout porte à croire que cet arrangement
-est sur le point d’être conclu.» <i>Tout porte à croire</i> était sublime.</p>
-
-<p>«Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c’est qu’on ne mentionne pas ses
-affaires de cœur!»</p>
-
-<p>Et ils notèrent en marge: «Chercher les amours du prince!»</p>
-
-<p>Au moment de partir, le bibliothécaire, se ravisant, leur fit voir un
-autre portrait du duc d’Angoulême.</p>
-
-<p>Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l’œil
-encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats,
-voltigeant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span></p>
-
-<p>Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats, ou
-bien crépus, à moins qu’il ne poussât la coquetterie jusqu’à se faire
-friser?</p>
-
-<p>Question grave, suivant Pécuchet, car la chevelure donne le
-tempérament, le tempérament l’individu.</p>
-
-<p>Bouvard pensait qu’on ne sait rien d’un homme tant qu’on ignore ses
-passions; et, pour éclaircir ces deux points, ils se présentèrent
-au château de Faverges. Le comte n’y était pas, cela retardait leur
-ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés.</p>
-
-<p>La porte de la maison était grande ouverte, personne dans la cuisine.
-Ils montèrent l’escalier, et que virent-ils au milieu de la chambre de
-Bouvard? M<sup>me</sup> Bordin, qui regardait de droite et de gauche.</p>
-
-<p>«Excusez-moi, dit-elle en s’efforçant de rire. Depuis une heure je
-cherche votre cuisinière, dont j’aurais besoin pour mes confitures.»</p>
-
-<p>Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise et dormant
-profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux.</p>
-
-<p>«Qu’est-ce encore? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions!»</p>
-
-<p>Il était clair qu’en leur absence M<sup>me</sup> Bordin lui en faisait.</p>
-
-<p>Germaine sortit de sa torpeur et déclara une indigestion.</p>
-
-<p>«Je reste pour vous soigner», dit la veuve.</p>
-
-<p>Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes
-s’agitaient. C’était M<sup>me</sup> Castillon, la fermière. Elle cria: «Gorju!
-Gorju!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_169">169</span></p>
-
-<p>Et, du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement:</p>
-
-<p>«Il n’est pas là!»</p>
-
-<p>Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en émoi.
-Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs
-guêtres sans murmurer.</p>
-
-<p>Ensuite, ils allèrent voir le bahut.</p>
-
-<p>Ses morceaux épars jonchaient le fournil; les sculptures étaient
-endommagées, les battants rompus.</p>
-
-<p>A ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses
-pleurs et Pécuchet en avait un tremblement.</p>
-
-<p>Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa le fait: il venait de
-mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l’avait
-jeté par terre.</p>
-
-<p>«A qui la vache? dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Je ne sais pas.</p>
-
-<p>—Eh! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l’heure! C’est de
-votre faute!»</p>
-
-<p>Ils y renonçaient du reste—depuis trop longtemps il les lanternait—et
-ne voulaient plus de sa personne ni de son travail.</p>
-
-<p>Ces messieurs avaient tort. Le dommage n’était pas si grand. Avant
-trois semaines, tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans
-la cuisine, où Germaine arrivait, en se traînant, pour faire le dîner.</p>
-
-<p>Ils remarquèrent sur la table une bouteille de calvados, aux trois
-quarts vidée.</p>
-
-<p>«Sans doute par vous! dit Pécuchet à Gorju.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_170">170</span></p>
-
-<p>—Moi! jamais.»</p>
-
-<p>Bouvard objecta:</p>
-
-<p>«Vous étiez le seul homme dans la maison.</p>
-
-<p>—Eh bien, et les femmes?» reprit l’ouvrier avec un clin d’œil
-oblique.</p>
-
-<p>Germaine le surprit:</p>
-
-<p>«Dites plutôt que c’est moi!</p>
-
-<p>—Certainement, c’est vous!</p>
-
-<p>—Et c’est moi peut-être qui ai démoli l’armoire!»</p>
-
-<p>Gorju fit une pirouette.</p>
-
-<p>«Vous ne voyez donc pas qu’elle est saoûle!»</p>
-
-<p>Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur; elle,
-empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de
-coton. M<sup>me</sup> Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju.</p>
-
-<p>La vieille éclata.</p>
-
-<p>«Si ce n’est pas une abomination! que vous passiez des journées
-ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espèce de Parisien,
-mangeur de bourgeoise! qui vient chez nos maîtres pour leur faire
-accroire des farces!»</p>
-
-<p>Les prunelles de Bouvard s’écarquillèrent.</p>
-
-<p>«Quelles farces?</p>
-
-<p>—Je dis qu’on se fiche de vous!</p>
-
-<p>—On ne se fiche pas de moi», s’écria Pécuchet, et, indigné de son
-insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa; qu’elle eût à
-déguerpir. Bouvard ne s’opposa point à cette décision, et ils se
-retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur,
-tandis que M<sup>me</sup> Bordin tâchait de la consoler.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_171">171</span></p>
-
-<p>Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se
-demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s’était brisé,
-que réclamait M<sup>me</sup> Castillon en appelant Gorju,—et s’il avait
-déshonoré Mélie!</p>
-
-<p>«Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et
-nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du
-duc d’Angoulême!»</p>
-
-<p>Pécuchet ajouta:</p>
-
-<p>«Combien de questions autrement considérables, et encore plus
-difficiles!»</p>
-
-<p>D’où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut
-les compléter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est
-défectueuse.—«Faisons venir quelques romans historiques!»</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_5" class="souschapitre">V</h2>
-</div>
-
-<p>Ils lurent d’abord Walter Scott.</p>
-
-<p>Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau.</p>
-
-<p>Les hommes du passé qui n’étaient pour eux que des fantômes ou des
-noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets,
-garde-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent,
-combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et
-prient, dans la salle d’armes des châteaux, sur le banc noir des
-auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des
-échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement
-composés entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des
-yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu
-des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse
-un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur
-les huttes de feuillages. Sans connaître les modèles, ils trouvaient
-ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète. L’hiver s’y
-passa.</p>
-
-<p>Leur déjeuner fini, ils s’installaient dans la petite <span class="pagenum" id="Page_173">173</span> salle, aux
-deux bouts de la cheminée; et en face l’un de l’autre, avec un livre
-à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait,
-ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte et
-continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe,
-Bouvard avait des conserves bleues; Pécuchet portait la visière de sa
-casquette inclinée sur le front.</p>
-
-<p>Germaine n’était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir
-au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses
-matérielles.</p>
-
-<p>Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d’une
-lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts
-comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et parlent
-brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d’affreuses
-blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y
-a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements,
-et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la
-réflexion. L’amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les
-massacres font sourire.</p>
-
-<p>Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras
-de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte
-d’Arlincourt.</p>
-
-<p>La couleur de Frédéric Soulié (comme celle du bibliophile Jacob) leur
-parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85
-de son <i>Lascaris</i>, une Espagnole qui fume une pipe, «une longue pipe
-arabe», au milieu du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_174">174</span></p>
-
-<p>Pécuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser
-Dumas au point de vue de la science.</p>
-
-<p>L’auteur, dans les <i>Deux Diane</i>, se trompe de dates. Le mariage du
-Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549.
-Comment sait-il (voir le <i>Page du duc de Savoie</i>) que Catherine de
-Médicis, après la mort de son époux, voulait recommencer la guerre?
-Il est peu probable qu’on ait couronné le duc d’Anjou, la nuit, dans
-une église, épisode qui agrémente la <i>Dame de Montsoreau</i>. La <i>Reine
-Margot</i>, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était
-pas absent. Il opina au Conseil avant la Saint-Barthélemy, et Henri de
-Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Henri III ne
-revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines! le
-miracle de l’aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés
-de Jeanne d’Albret. Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas.</p>
-
-<p>Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de
-son <i>Quentin Durward</i>. Le meurtre de l’évêque de Liège est avancé de
-quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d’Arschel et non
-Ameline de Croy. Loin d’être tué par un soldat, il fut mis à mort par
-Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre,
-n’exprimait aucune menace, puisque les loups l’avaient à demi dévorée.</p>
-
-<p>Bouvard n’en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s’ennuyer
-de la répétition des mêmes <span class="pagenum" id="Page_175">175</span> effets. L’héroïne, ordinairement, vit à
-la campagne avec son père, et l’amoureux, un enfant volé, est rétabli
-dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant
-philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets
-facétieux et d’interminables dialogues, une pruderie bête, manque
-complet de profondeur.</p>
-
-<p>En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.</p>
-
-<p>Il s’enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants,
-aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise!
-Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu’il avait, se trouvait
-lui-même changé.</p>
-
-<p>Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de
-théâtre.</p>
-
-<p>Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs
-Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d’Arc, et bien des marquises de
-Pompadour et des conspirations de Cellamare.</p>
-
-<p>Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car
-il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut
-détruire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les
-figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie
-Stuart pleureuse, Richelieu cruel; enfin, tous les caractères se
-montrent d’un seul bloc, par amour des idées simples et respect de
-l’ignorance, si bien que le dramaturge, loin d’élever, abaisse; au lieu
-d’instruire, abrutit.</p>
-
-<p>Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet <span class="pagenum" id="Page_176">176</span> se mit à
-lire <i>Consuelo</i>, <i>Horace</i>, <i>Mauprat</i>, fut séduit par la défense des
-opprimés, le côté social et républicain des thèses.</p>
-
-<p>Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de
-lecture des romans d’amour.</p>
-
-<p>A haute voix, et l’un après l’autre, ils parcoururent la <i>Nouvelle
-Héloïse</i>, <i>Delphine</i>, <i>Adolphe</i>, <i>Ourika</i>. Mais les bâillements de
-celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt
-laissaient tomber le livre par terre.</p>
-
-<p>Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu,
-l’époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité;
-toujours du sentiment! comme si le monde ne contenait pas autre chose.</p>
-
-<p>Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels que le <i>Voyage
-autour de ma chambre</i>, par Xavier de Maistre; <i>Sous les Tilleuls</i>,
-d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la
-narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa
-maîtresse. Un tel sans-gêne d’abord les charma, puis leur parut
-stupide, car l’auteur efface son œuvre en y étalant sa personne.</p>
-
-<p>Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans
-d’aventures; l’intrigue les intéressait d’autant plus qu’elle était
-enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s’évertuaient à prévoir
-les dénouements, devinrent là-dessus très forts, et se lassèrent d’une
-amusette indigne d’esprits sérieux.</p>
-
-<p>L’œuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone,
-et comme des grains de poussière <span class="pagenum" id="Page_177">177</span> sous le microscope. Dans les
-choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n’avaient
-pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.</p>
-
-<p>«Quel observateur!» s’écriait Bouvard.</p>
-
-<p>—Moi, je le trouve chimérique, finit par dire Pécuchet. «Il croit aux
-sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les
-coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois
-ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce
-qui est plat, et décrire tant de sottises! Il a fait un roman sur la
-chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer;
-comme un certain Ricard avait fait le <i>Cocher de fiacre</i>, <i>le Porteur
-d’eau</i>, <i>le Marchand de coco</i>. Nous en aurions sur tous les métiers
-et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages
-de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la
-littérature, mais de la statistique ou de l’ethnographie.»</p>
-
-<p>Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s’instruire, descendre
-plus avant dans la connaissance des mœurs. Il relut Paul de Kock,
-feuilleta de vieux ermites de la Chaussée-d’Antin.</p>
-
-<p>«Comment perdre son temps à des inepties pareilles? disait Pécuchet.</p>
-
-<p>—Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents.</p>
-
-<p>—Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui
-m’exalte, qui m’enlève aux misères de ce monde!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_178">178</span></p>
-
-<p>Et Pécuchet, porté à l’idéal, tourna Bouvard, insensiblement, vers la
-tragédie.</p>
-
-<p>Le lointain où elle se passe, les intérêts qu’on y débat et la
-condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de
-grandeur.</p>
-
-<p>Un jour, Bouvard prit <i>Athalie</i> et débita le songe tellement bien, que
-Pécuchet voulut à son tour l’essayer. Dès la première phrase, sa voix
-se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et,
-bien que forte, indistincte.</p>
-
-<p>Bouvard, plein d’expérience, lui conseilla, pour l’assouplir, de
-la déployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de
-la replier,—en émettant deux gammes, l’une montante, l’autre
-descendante;—et lui-même se livrait à cet exercice, le matin, dans son
-lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant
-ce temps-là, travaillait de la même façon: leur porte était close, et
-ils braillaient séparément.</p>
-
-<p>Ce qui leur plaisait de la tragédie, c’était l’emphase, les discours
-sur la politique, les maximes de perversité.</p>
-
-<p>Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et
-de Voltaire, et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme
-au Théâtre-Français, marchait la main sur l’épaule de Pécuchet en
-s’arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras,
-accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le
-<i>Philoctète</i> de La Harpe, un joli hoquet dans <i>Gabrielle de Vergy</i>,
-et quand il faisait Denys, tyran de <span class="pagenum" id="Page_179">179</span> Syracuse, une manière de
-considérer son fils en l’appelant: «Monstre digne de moi!» qui était
-vraiment terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui
-manquaient, non la bonne volonté.</p>
-
-<p>Une fois, dans la <i>Cléopâtre</i> de Marmontel, il imagina de reproduire
-le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dû le faire l’automate inventé
-exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu’au soir. La
-tragédie tomba dans leur estime.</p>
-
-<p>Bouvard en fut las le premier, et, y mettant de la franchise, démontra
-combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens,
-l’absurdité des confidents.</p>
-
-<p>Ils abordèrent la comédie, qui est l’école des nuances. Il faut
-disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet
-n’en put venir à bout et échoua complètement dans <i>Célimène</i>.</p>
-
-<p>Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs
-assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux
-qu’Égisthe et qu’Agamemnon.</p>
-
-<p>Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l’on
-voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs
-maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes
-et d’infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu’à
-Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme
-triviales.</p>
-
-<p>Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa
-jeunesse.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_180">180</span></p>
-
-<p>Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas ou
-Bouchardy, et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine, mais
-lyrique, désordonnée.</p>
-
-<p>Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de
-Frédérick Lemaître, M<sup>me</sup> Bordin se montra tout à coup avec son châle
-vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu’elle rapportait, ces messieurs
-ayant l’obligeance de lui prêter des romans quelquefois.</p>
-
-<p>«Mais continuez!» car elle était là depuis une minute et avait plaisir
-à les entendre.</p>
-
-<p>Ils s’excusèrent. Elle insistait.</p>
-
-<p>«Mon Dieu! dit Bouvard, rien ne nous empêche...»</p>
-
-<p>Pécuchet allégua, par fausse honte, qu’ils ne pouvaient jouer à
-l’improviste, sans costume.</p>
-
-<p>«Effectivement! nous aurions besoin de nous déguiser!»</p>
-
-<p>Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et
-le prit.</p>
-
-<p>Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon.</p>
-
-<p>Des araignées couraient le long des murs, et les spécimens géologiques
-encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des
-fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que M<sup>me</sup>
-Bordin pût s’asseoir.</p>
-
-<p>Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de
-<i>la Tour de Nesle</i>. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent
-trop d’action.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span></p>
-
-<p>«Elle aimera mieux du classique! <i>Phèdre</i>, par exemple?</p>
-
-<p>—Soit!»</p>
-
-<p>Bouvard conta le sujet.—«C’est une reine, dont le mari a, d’une autre
-femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme;—y sommes-nous?
-En route!»</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée,<br />
- Je l’aime!</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>Et, parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage,
-«cette tête charmante», se désolait de ne l’avoir pas rencontré sur la
-flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.</p>
-
-<p>La mèche du bonnet rouge s’inclinait amoureusement,—et sa voix
-tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en
-pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de
-l’émotion.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin, immobile, écarquillait les yeux, comme devant les
-faiseurs de tours; Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches
-de chemise, les regardait par la fenêtre.</p>
-
-<p>Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens,
-le remords, le désespoir, et il se précipita sur le glaive idéal de
-Pécuchet avec tant de violence que, trébuchant dans les cailloux, il
-faillit tomber par terre!</p>
-
-<p>«Ne faites pas attention! Puis, Thésée arrive, et elle s’empoisonne.</p>
-
-<p>—Pauvre femme!» dit M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_182">182</span></p>
-
-<p>Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau.</p>
-
-<p>Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois pièces: <i>Robert
-le Diable</i> dans la capitale, <i>le Jeune Mari</i> à Rouen,—et une autre
-à Falaise, qui était bien amusante et qu’on appelait <i>la Brouette du
-Vinaigrier</i>.</p>
-
-<p>Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de <i>Tartuffe</i>, au troisième
-acte.</p>
-
-<p>Pécuchet crut une explication nécessaire:</p>
-
-<p>«Il faut savoir que Tartufe...»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin l’interrompit.</p>
-
-<p>«On sait ce que c’est qu’un Tartufe!»</p>
-
-<p>Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe.</p>
-
-<p>«Je ne vois que la robe de moine, dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—N’importe! mets-la!»</p>
-
-<p>Il reparut avec elle et un Molière.</p>
-
-<p>Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe venant à caresser les genoux
-d’Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme:</p>
-
-<p><i>Que fait là votre main?</i></p>
-
-<p>Bouvard, bien vite, répliqua d’une voix sucrée:</p>
-
-<p><i>Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse.</i> Et il dardait ses
-prunelles, tendait la bouche, reniflait, avec un air extrêmement
-lubrique, finit même par s’adresser à M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>Les regards de cet homme la gênaient,—et quand il s’arrêta, humble et
-palpitant, elle cherchait presque une réponse.</p>
-
-<p>Pécuchet eut recours au livre:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_183">183</span></p>
-
-<p>«<i>La déclaration est tout à fait galante.</i></p>
-
-<p>—Ah! oui, s’écria-t-elle, c’est un fier enjôleur.</p>
-
-<p>—N’est-ce pas? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d’un
-chic plus moderne.» Et, ayant défait sa redingote, il s’accroupit sur
-un moellon et déclama, la tête renversée:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Des flammes de tes yeux inonde ma paupière.<br />
- Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir,<br />
- Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir.</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>—Ça me ressemble, pensa-t-elle.</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie,<br />
- Car cette heure est à nous et le reste est folie!</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>—Comme vous êtes drôle!»</p>
-
-<p>Et elle riait d’un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait
-ses dents.</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanza">
- <span class="i14">N’est-ce pas qu’il est doux</span><br />
- <span class="i0">D’aimer, et de savoir qu’on vous aime à genoux?</span><br />
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p>Il s’agenouilla.</p>
-
-<p>«Finissez donc!»</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,<br />
- Dona Sol, ma beauté, mon amour!</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>«Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.</p>
-
-<p>—Heureusement! car sans cela!...» Et M<sup>me</sup> Bordin sourit, au lieu de
-terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_184">184</span></p>
-
-<p>Il avait plu tout à l’heure, et, le chemin par la hêtrée n’étant
-pas facile, mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard
-l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.</p>
-
-<p>D’abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était
-encore ému de sa déclamation,—et elle éprouvait au fond de l’âme
-comme une surprise, un charme qui venait de la littérature. L’art, en
-de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres,—et des mondes
-peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.</p>
-
-<p>Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches
-lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits
-cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une épine en
-fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.</p>
-
-<p>«Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l’air à pleins poumons.</p>
-
-<p>—Aussi, vous vous donnez un mal!</p>
-
-<p>—Ce n’est pas que j’aie du talent, mais pour du feu, j’en possède.</p>
-
-<p>—On voit..., reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous
-avez... aimé... autrefois.</p>
-
-<p>—Autrefois, seulement, vous croyez!»</p>
-
-<p>Elle s’arrêta.</p>
-
-<p>«Je n’en sais rien!</p>
-
-<p>—Que veut-elle dire?» Et Bouvard sentait battre son cœur.</p>
-
-<p>Une flaque au milieu du sable, obligeant à un détour, les fit monter
-sous la charmille.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_185">185</span></p>
-
-<p>Alors ils causèrent de la représentation.</p>
-
-<p>«Comment s’appelle votre dernier morceau?</p>
-
-<p>—C’est tiré de <i>Hernani</i>, un drame.</p>
-
-<p>—Ah!» puis lentement, et se parlant à elle-même, «ce doit être bien
-agréable un monsieur qui vous dit des choses pareilles,—pour tout de
-bon.</p>
-
-<p>—Je suis à vos ordres, répondit Bouvard.</p>
-
-<p>—Vous?</p>
-
-<p>—Oui! moi!</p>
-
-<p>—Quelle plaisanterie!</p>
-
-<p>—Pas le moins du monde!»</p>
-
-<p>Et, ayant jeté un regard autour d’eux, il la prit à la ceinture, par
-derrière, et la baisa sur la nuque fortement.</p>
-
-<p>Elle devint très pâle comme si elle allait s’évanouir,—et s’appuya
-d’une main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières et secoua la
-tête.</p>
-
-<p>«C’est passé.»</p>
-
-<p>Il la regardait avec ébahissement.</p>
-
-<p>La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une
-rigole coulait de l’autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe
-et se tenait au bord, indécise:</p>
-
-<p>«Voulez-vous mon aide?</p>
-
-<p>—Inutile.</p>
-
-<p>—Pourquoi?</p>
-
-<p>—Ah! vous êtes trop dangereux!»</p>
-
-<p>Et, dans le saut qu’elle fit, son bas blanc parut.</p>
-
-<p>Bouvard se blâma d’avoir raté l’occasion. Bah! elle se
-retrouverait,—et puis les femmes ne sont pas <span class="pagenum" id="Page_186">186</span> toutes les mêmes. Il
-faut brusquer les unes, l’audace vous perd avec les autres. En somme,
-il était content de lui,—et s’il ne confia pas son espoir à Pécuchet,
-ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse.</p>
-
-<p>A partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju,
-tout en regrettant de n’avoir pas un théâtre de société.</p>
-
-<p>La petite bonne s’amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage,
-fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades
-philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans
-les mélodrames;—si bien que, charmés de son goût, ils pensèrent à lui
-donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective
-éblouissait l’ouvrier.</p>
-
-<p>Le bruit de leurs travaux s’était répandu. Vaucorbeil leur en parla
-d’une façon narquoise. Généralement on les méprisait.</p>
-
-<p>Ils s’en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet
-porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine
-ronde et sa calvitie, que de se faire «une tête à la Béranger».</p>
-
-<p>Enfin, ils résolurent de composer une pièce.</p>
-
-<p>Le difficile, c’était le sujet.</p>
-
-<p>Ils le cherchaient en déjeunant et buvaient du café, liqueur
-indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite
-ils allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans
-le verger, s’y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors
-l’inspiration, <span class="pagenum" id="Page_187">187</span> cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.</p>
-
-<p>Ou bien, ils s’enfermaient à double tour. Bouvard nettoyait la table,
-mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au
-plafond, pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait, les jambes
-droites et la tête basse.</p>
-
-<p>Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée; au moment
-de la saisir, elle avait disparu.</p>
-
-<p>Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un
-titre au hasard et un fait en découle; on développe un proverbe, on
-combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils
-feuilletèrent vainement des recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des
-causes célèbres, un tas d’histoires.</p>
-
-<p>Et ils rêvaient d’être joués à l’Odéon, pensaient aux spectacles,
-regrettaient Paris.</p>
-
-<p>«J’étais fait pour être auteur, et ne pas m’enterrer à la campagne!
-disait Bouvard.</p>
-
-<p>—Moi de même», répondait Pécuchet.</p>
-
-<p>Une illumination lui vint: s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne
-savaient pas les règles.</p>
-
-<p>Ils les étudièrent dans la <i>Pratique du Théâtre</i>, par d’Aubignac, et
-dans quelques ouvrages moins démodés.</p>
-
-<p>On y débat des questions importantes: si la comédie peut s’écrire en
-vers;—si la tragédie n’excède point les bornes, en tirant sa fable de
-l’histoire moderne;—si les héros doivent être vertueux;—quel <span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
-genre de scélérats elle comporte;—jusqu’à quel point les horreurs y
-sont permises;—que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt
-grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Inventez des ressorts qui puissent m’attacher,</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>dit Boileau.</p>
-
-<p>Par quel moyen inventer des ressorts?</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <p class="noindent">Que dans tous vos discours la passion émue<br />
- Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.</p>
- </div>
-</div>
-
-<p>Comment échauffer le cœur?</p>
-
-<p>Donc les règles ne suffisent pas; il faut, de plus, le génie.</p>
-
-<p>Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l’Académie française,
-n’entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué
-par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.</p>
-
-<p>La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle
-et firent venir les comptes rendus de pièces dans les journaux.</p>
-
-<p>Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des
-chefs-d’œuvre, des révérences faites à des platitudes,—et les
-âneries de ceux qui passent pour savants, et la bêtise des autres que
-l’on proclame spirituels!</p>
-
-<p>C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter.</p>
-
-<p>Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et, dans les
-sifflées, quelque chose leur agréait.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_189">189</span></p>
-
-<p>Ainsi l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la
-foule inconcevable.</p>
-
-<p>Bouvard posa le dilemme à Barberou; Pécuchet, de son côté, écrivit à
-Dumouchel.</p>
-
-<p>L’ancien commis-voyageur s’étonna du ramollissement causé par la
-province; son vieux Bouvard tournait à la bédolle, bref «n’y était plus
-du tout».</p>
-
-<p>Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans
-l’article Paris.—On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien,
-c’est ce qui amuse.</p>
-
-<p>«Mais, imbécile, s’écria Pécuchet, ce qui t’amuse n’est pas ce qui
-m’amuse, et les autres et toi-même s’en fatigueront plus tard. Si les
-pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il
-que les meilleures soient toujours lues?» Et il attendit la réponse de
-Dumouchel.</p>
-
-<p>Suivant le professeur, le sort immédiat d’une pièce ne prouvait rien.
-Le <i>Misanthrope</i> et <i>Athalie</i> tombèrent. <i>Zaïre</i> n’est plus comprise.
-Qui parle aujourd’hui de Ducange et de Picard? Et il rappelait tous
-les grands succès contemporains, depuis <i>Fanchon la Vielleuse</i> jusqu’à
-<i>Gaspardo le Pêcheur</i>, déplorait la décadence de notre scène. Elle a
-pour cause le mépris de la littérature, ou plutôt du style.</p>
-
-<p>Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style,—et,
-grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de
-tous ses genres, comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf,
-les tournures qui sont nobles, les mots qui sont <span class="pagenum" id="Page_190">190</span> bas. <i>Chiens</i> se
-relève par <i>dévorants</i>. <i>Vomir</i> ne s’emploie qu’au figuré. <i>Fièvre</i>
-s’applique aux passions. <i>Vaillance</i> est beau en vers.</p>
-
-<p>«Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Plus tard! Occupons-nous de la prose d’abord.»</p>
-
-<p>On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur
-lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le
-style, mais encore par la langue.</p>
-
-<p>Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet, et ils se mirent à
-étudier la grammaire.</p>
-
-<p>Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis, comme
-en latin? Les uns pensent que oui, les autres pensent que non. Ils
-n’osèrent se décider.</p>
-
-<p>Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le
-sujet ne s’accorde pas.</p>
-
-<p>Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe
-présent; mais l’Académie en pose une peu commode à saisir.</p>
-
-<p>Ils furent bien aises d’apprendre que <i>leur</i>, pronom, s’emploie pour
-les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que <i>où</i> et <i>en</i>
-s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.</p>
-
-<p>Doit-on dire: «Cette femme a l’air bon» ou «l’air bonne»?—«une bûche
-de bois sec» ou «de bois sèche»?—«ne pas laisser <i>de</i>» ou <i>que
-de</i>?—«une troupe de voleurs survint», ou «survinrent»?</p>
-
-<p>Autres difficultés: «autour et à l’entour», dont Racine et Boileau ne
-voyaient pas la différence;—«imposer» ou «en imposer», synonymes chez
-Massillon <span class="pagenum" id="Page_191">191</span> et chez Voltaire;—«croasser» et «coasser», confondus
-par La Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une
-grenouille.</p>
-
-<p>Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord. Ceux-ci voient une
-beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes
-dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont
-ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent
-les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de
-<i>lentilles</i> et <i>cassonade</i>, préconise <i>nentilles</i> et <i>castonade</i>.
-Bouhours, <i>jérarchie</i> et non pas <i>hiérarchie</i>, et M. Chapsal les
-<i>œils de la soupe</i>.</p>
-
-<p>Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des <i>z’annetons</i>
-vaudrait mieux que des <i>hannetons</i>, des <i>z’aricots</i> que des
-<i>haricots</i>,—et, sous Louis XIV, on prononçait <i>Roume</i> et monsieur de
-<i>Lioune</i> pour <i>Rome</i> et monsieur de <i>Lionne</i>!</p>
-
-<p>Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut
-d’orthographe positive et qu’il ne saurait y en avoir.</p>
-
-<p>Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une
-illusion.</p>
-
-<p>En ce temps-là, d’ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu’il
-faut écrire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu’on ait
-senti, observé.</p>
-
-<p>Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent
-capables d’écrire: une pièce est gênante par l’étroitesse du cadre,
-mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent
-dans leurs souvenirs.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_192">192</span></p>
-
-<p>Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur,
-et il ambitionnait de s’en venger par un livre.</p>
-
-<p>Bouvard avait connu, à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne
-et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.</p>
-
-<p>Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets en
-un seul,—en demeurèrent là, passèrent aux suivants:—une femme qui
-cause le malheur d’une famille,—une femme, son mari et son amant,—une
-femme qui serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un
-mauvais prêtre.</p>
-
-<p>Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses
-fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient.</p>
-
-<p>Pécuchet était pour le sentiment et l’idée, Bouvard pour l’image et la
-couleur,—et ils commençaient à ne plus s’entendre, chacun s’étonnant
-que l’autre fût si borné.</p>
-
-<p>La science qu’on nomme esthétique trancherait peut-être leurs
-différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya
-une liste d’ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part et se
-communiquaient leurs réflexions.</p>
-
-<p>D’abord, qu’est-ce que le Beau?</p>
-
-<p>Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini; pour Reid,
-une qualité occulte; pour Jouffroy, un fait indécomposable; pour de
-Maistre, ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à
-la raison.</p>
-
-<p>Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans <span class="pagenum" id="Page_193">193</span> les sciences,
-la géométrie est belle; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que
-la mort de Socrate ne soit belle; un beau dans le règne animal. La
-beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être
-beau, vu ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en
-nous des idées de bassesse.</p>
-
-<p>Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin, la
-condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété, voilà le
-principe.</p>
-
-<p>«Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux
-yeux droits et produisent moins bon effet,—ordinairement.»</p>
-
-<p>Ils abordèrent la question du sublime.</p>
-
-<p>Certains objets sont d’eux-mêmes sublimes: le fracas d’un torrent, des
-ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est
-beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.</p>
-
-<p>«Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le très
-Beau.—Comment les distinguer?</p>
-
-<p>—Au moyen du tact, répondit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Et le tact, d’où vient-il?</p>
-
-<p>—Du goût!</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que le goût?»</p>
-
-<p>On le définit: un discernement spécial, un jugement rapide, l’avantage
-de distinguer certains rapports.</p>
-
-<p>«Enfin, le goût, c’est le goût,—et tout cela ne dit pas la manière
-d’en avoir.»</p>
-
-<p>Il faut observer les bienséances, mais les bienséances <span class="pagenum" id="Page_194">194</span>
-varient,—et, si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas
-toujours irréprochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont
-nous ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.</p>
-
-<p>Puisqu’une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons
-reconnaître des limites entre les arts, et, dans chacun des arts,
-plusieurs genres; mais des combinaisons surgissent où le style de l’un
-entrera dans l’autre, sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.</p>
-
-<p>L’application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation
-de la Beauté empêche le Vrai; cependant sans idéal pas de Vrai;—c’est
-pourquoi les types sont d’une réalité plus continue que les portraits.
-L’art d’ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance
-dépend de qui l’observe, est une chose relative, passagère.</p>
-
-<p>Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en
-moins, croyait à l’esthétique.</p>
-
-<p>«Si elle n’est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des
-exemples. Or écoute!»</p>
-
-<p>Et il lut une note qui lui avait demandé bien des recherches.</p>
-
-<p>«Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicité que réclame
-l’histoire.</p>
-
-<p>«M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux
-et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’André Chénier est,
-comme poète, au-dessous du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle. Blair, Anglais,
-déplore dans Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gémit <span class="pagenum" id="Page_195">195</span> sur
-les licences d’Homère. Lamotte n’admet point l’immortalité de ses
-héros. Vida s’indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de
-rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles!</p>
-
-<p>—Tu exagères!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Des doutes l’agitaient,—car si les esprits médiocres (comme observe
-Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux
-maîtres, et on devra les admirer? C’est trop fort! Cependant les
-maîtres sont les maîtres! Il aurait fallu faire s’accorder les
-doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir
-l’essence du Beau,—et ces questions le travaillèrent tellement que sa
-bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.</p>
-
-<p>Elle était à son plus haut période, quand Marianne, la cuisinière de
-M<sup>me</sup> Bordin, vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.</p>
-
-<p>La veuve n’avait pas reparu depuis la séance dramatique.—Était-ce une
-avance? Mais pourquoi l’intermédiaire de Marianne?—Et, pendant toute
-la nuit, l’imagination de Bouvard s’égara.</p>
-
-<p>Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor
-et regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette
-retentit. C’était le notaire.</p>
-
-<p>Il traversa la cour, monta l’escalier, se mit dans le fauteuil, et, les
-premières politesses échangées, dit que, las d’attendre M<sup>me</sup> Bordin,
-il avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_196">196</span></p>
-
-<p>Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de
-Pécuchet.</p>
-
-<p>Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux,—M. Vaucorbeil devant
-venir tout à l’heure.</p>
-
-<p>Enfin elle arriva. Son retard s’expliquait par l’importance de sa
-toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied
-aux occasions sérieuses.</p>
-
-<p>Après beaucoup d’ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas
-suffisants.</p>
-
-<p>«Un acre! Mille écus? jamais!»</p>
-
-<p>Elle cligna ses paupières: «Ah! pour moi!»</p>
-
-<p>Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.</p>
-
-<p>Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de
-maroquin,—et, en la posant sur la table:</p>
-
-<p>«Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme—question
-brûlante; mais voici une chose qui vous appartient sans doute!» Et il
-tendit à Bouvard le second volume des <i>Mémoires du Diable</i>.</p>
-
-<p>Mélie, tout à l’heure, le lisait dans la cuisine, et comme on doit
-surveiller les mœurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en
-confisquant le livre.</p>
-
-<p>Bouvard l’avait prêté à sa servante. On causa de romans.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin les aimait quand ils n’étaient pas lugubres.</p>
-
-<p>«Les écrivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des
-couleurs flatteuses!</p>
-
-<p>—Il faut peindre! objecta Bouvard.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span></p>
-
-<p>—Alors, on n’a plus qu’à suivre l’exemple!...</p>
-
-<p>—Il ne s’agit pas d’exemple!</p>
-
-<p>—Au moins, conviendrez-vous qu’ils peuvent tomber entre les mains
-d’une jeune fille. Moi j’en ai une.</p>
-
-<p>—Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu’il avait les jours
-de contrat de mariage.</p>
-
-<p>—Eh bien! à cause d’elle, ou plutôt des personnes qui l’entourent, je
-les prohibe dans ma maison, car le peuple, cher monsieur!...</p>
-
-<p>—Qu’a-t-il fait, le peuple?» dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup
-sur le seuil.</p>
-
-<p>Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.</p>
-
-<p>«Je soutiens, reprit le comte, qu’il faut écarter de lui certaines
-lectures.»</p>
-
-<p>Vaucorbeil répliqua: «Vous n’êtes donc pas pour l’instruction?</p>
-
-<p>—Si fait! Permettez!</p>
-
-<p>—Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement!</p>
-
-<p>—Où est le mal?»</p>
-
-<p>Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe,
-rappelant l’affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté
-de la presse.</p>
-
-<p>«Et celle du théâtre!» ajouta Pécuchet.</p>
-
-<p>Marescot n’y tenait plus. «Il va trop loin, votre théâtre!</p>
-
-<p>—Pour cela je vous l’accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le
-suicide!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span></p>
-
-<p>—Le suicide est beau! témoin Caton», objecta Pécuchet.</p>
-
-<p>Sans répondre à l’argument, M. de Faverges stigmatisa ces œuvres où
-l’on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le
-mariage!</p>
-
-<p>«Eh bien, et Molière?» dit Bouvard.</p>
-
-<p>Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus, et
-d’ailleurs était un peu surfait.</p>
-
-<p>«Enfin, dit le comte, Victor Hugo a été sans pitié, oui, sans pitié,
-pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie le type de la reine
-dans le personnage de Marie Tudor!</p>
-
-<p>—Comment! s’écria Bouvard, moi, auteur, je n’ai pas le droit...</p>
-
-<p>—Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de nous montrer le crime sans
-mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.»</p>
-
-<p>Vaucorbeil trouvait aussi que l’art devait avoir un but: viser à
-l’amélioration des masses!</p>
-
-<p>«Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme», et il
-admirait Casimir Delavigne.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit:</p>
-
-<p>«Mais la langue, y pensez-vous?</p>
-
-<p>—La langue? comment?</p>
-
-<p>—On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien
-écrits?</p>
-
-<p>—Sans doute, fort intéressants!»</p>
-
-<p>Il leva les épaules,—et elle rougit sous l’impertinence.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_199">199</span></p>
-
-<p>Plusieurs fois, M<sup>me</sup> Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il
-était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.</p>
-
-<p>Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.</p>
-
-<p>Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l’arrêta.</p>
-
-<p>«Vous m’oubliez, docteur.»</p>
-
-<p>Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux
-noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.</p>
-
-<p>«Purgez-vous», dit le médecin. Et lui donnant deux petites claques
-comme à un enfant: «Trop de nerfs, trop artiste!»</p>
-
-<p>Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait,—et dès qu’ils
-furent seuls: «Tu crois que ce n’est pas sérieux?</p>
-
-<p>—Non! bien sûr!»</p>
-
-<p>Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’art se
-renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime
-pas la littérature.</p>
-
-<p>Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte. Tous réclamaient le
-suffrage universel.</p>
-
-<p>«Il me semble, dit Pécuchet, que nous aurons bientôt du grabuge.» Car
-il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_6" class="souschapitre">VI</h2>
-</div>
-
-<p>Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un
-individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades,
-et le lendemain la proclamation de la République fut affichée sur la
-mairie.</p>
-
-<p>Ce grand événement stupéfia les bourgeois.</p>
-
-<p>Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d’appel, la Cour
-des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l’Ordre
-des avocats, le Conseil d’État, l’Université, les généraux, et M. de
-la Rochejaquelein lui-même, donnaient leur adhésion au gouvernement
-provisoire, les poitrines se desserrèrent; et comme à Paris on plantait
-des arbres de la liberté, le conseil municipal décida qu’il en fallait
-à Chavignolles.</p>
-
-<p>Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du
-peuple; quant à Pécuchet, la chute de la royauté confirmait trop ses
-prévisions pour qu’il ne fût pas content.</p>
-
-<p>Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui
-bordaient la prairie au-dessus de la Butte, <span class="pagenum" id="Page_201">201</span> et le transporta
-jusqu’au «Pas de la Vaque», à l’entrée du bourg, endroit désigné.</p>
-
-<p>Avant l’heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.</p>
-
-<p>Un tambour retentit, une croix d’argent se montra; ensuite, parurent
-deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l’étole,
-le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chœur
-l’escortaient, un cinquième portait le seau pour l’eau bénite, et le
-sacristain le suivait.</p>
-
-<p>Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni
-de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux
-adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges,
-Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme à figure somnolente;
-Heurtaux s’était coiffé d’un bonnet de police, et Alexandre Petit, le
-nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte,
-celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au
-poing, formaient un seul rang; de l’autre côté brillaient les plaques
-blanches de quelques vieux shakos du temps de La Fayette, cinq ou six,
-pas plus,—la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles.
-Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des
-gamins se tassaient par derrière; et Placquevent, le garde champêtre,
-haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se
-promenant les bras croisés.</p>
-
-<p>L’allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même
-circonstance.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span></p>
-
-<p>Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la République. Ne dit-on
-pas la république des lettres, la république chrétienne? Quoi de plus
-innocent que l’une, de plus beau que l’autre? Jésus-Christ formula
-notre sublime devise: l’arbre du peuple, c’était l’arbre de la croix.
-Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité,
-et, au nom de la charité, l’ecclésiastique conjura ses frères de ne
-commettre aucun désordre, de rentrer chez eux paisiblement.</p>
-
-<p>Puis il aspergea l’arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu.
-«Qu’il se développe et qu’il nous rappelle l’affranchissement de toute
-servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l’ombrage de ses
-rameaux! <i>Amen!</i>»</p>
-
-<p>Des voix répétèrent <i>Amen!</i> et, après un battement de tambour, le
-clergé, poussant un <i>Te Deum</i>, reprit le chemin de l’église.</p>
-
-<p>Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y
-voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un
-hommage rendu à leurs principes.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet trouvaient qu’on aurait dû les remercier pour leur
-cadeau, y faire une allusion, tout au moins; et ils s’en ouvrirent à
-Faverges et au docteur.</p>
-
-<p>Qu’importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la
-Révolution, le comte aussi. Il exécrait les d’Orléans. On ne les
-reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais! et, suivi
-de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span></p>
-
-<p>Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l’aubergiste, vexé
-par la cérémonie, ayant peur d’une émeute; et instinctivement il se
-retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le capitaine
-l’insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes.</p>
-
-<p>Des ouvriers passèrent sur la route en chantant <i>la Marseillaise</i>.
-Gorju, au milieu d’eux, brandissait une canne; Petit les escortait,
-l’œil animé.</p>
-
-<p>«Je n’aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s’exalte!</p>
-
-<p>—Eh! bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s’amuse!»</p>
-
-<p>Foureau soupira:</p>
-
-<p>«Drôle d’amusement! et puis la guillotine au bout!»</p>
-
-<p>Il avait des visions d’échafaud, s’attendait à des horreurs.</p>
-
-<p>Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les
-bourgeois s’abonnèrent à des journaux. Le matin, on s’encombrait au
-bureau de la poste, et la directrice ne s’en fût pas tirée sans le
-capitaine, qui l’aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place,
-à causer.</p>
-
-<p>La première discussion violente eut pour objet la Pologne.</p>
-
-<p>Heurtaux et Bouvard demandaient qu’on la délivrât.</p>
-
-<p>M. de Faverges pensait autrement:</p>
-
-<p>«De quel droit irions-nous là-bas? C’était déchaîner l’Europe contre
-nous. Pas d’imprudence!»</p>
-
-<p>Et tout le monde l’approuvant, les deux Polonais se turent.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_204">204</span></p>
-
-<p>Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.</p>
-
-<p>Foureau riposta par les quarante-cinq centimes.</p>
-
-<p>«Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l’esclavage.</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que ça me fait, l’esclavage?</p>
-
-<p>—Eh bien, et l’abolition de la peine de mort, en matière politique?</p>
-
-<p>—Parbleu, reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant qui sait?
-Les locataires déjà se montrent d’une exigence!</p>
-
-<p>—Tant mieux! les propriétaires, selon Pécuchet, étaient favorisés.
-Celui qui possède un immeuble...»</p>
-
-<p>Foureau et Marescot l’interrompirent, criant qu’il était un communiste.</p>
-
-<p>«Moi! communiste!»</p>
-
-<p>Et tous parlaient à la fois. Quand Pécuchet proposa de fonder un club,
-Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n’en verrait à
-Chavignolles.</p>
-
-<p>Ensuite Gorju réclama des fusils pour la garde nationale, l’opinion
-l’ayant désigné comme instructeur.</p>
-
-<p>Les seuls fusils qu’il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y
-tenait. Foureau ne se souciait pas d’en délivrer.</p>
-
-<p>Gorju le regarda:</p>
-
-<p>«On trouve pourtant que je sais m’en servir.»</p>
-
-<p>Car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage, et souvent
-M. le maire et l’aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_205">205</span></p>
-
-<p>«Ma foi! prenez-les!» dit Foureau.</p>
-
-<p>Le soir même, on commença les exercices.</p>
-
-<p>C’était sur la pelouse, devant l’église. Gorju, en bourgeron bleu,
-une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d’une façon
-automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale.</p>
-
-<p>«Rentrez les ventres!»</p>
-
-<p>Et tout de suite, Bouvard, s’empêchant de respirer, creusait son
-abdomen, tendait la croupe.</p>
-
-<p>«On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu!»</p>
-
-<p>Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite,
-demi-tour à gauche; mais le plus lamentable était l’instituteur: débile
-et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait
-sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins.</p>
-
-<p>On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers
-crasseux, de vieux habits d’uniforme trop courts, laissant voir la
-chemise sur les flancs; et chacun prétendait «n’avoir pas le moyen de
-faire autrement». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus
-pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. M<sup>me</sup>
-Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de la République. M. de
-Faverges équipa douze hommes et ne manquait pas à la manœuvre. Puis
-il s’installait chez l’épicier et payait des petits verres au premier
-venu.</p>
-
-<p>Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après
-les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient
-des nobles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_206">206</span></p>
-
-<p>Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands; d’autres
-travaillaient dans les manufactures d’indiennes ou à une fabrique de
-papiers, nouvellement établie.</p>
-
-<p>Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait
-boire les intimes chez M<sup>me</sup> Castillon.</p>
-
-<p>Mais les paysans étaient plus nombreux, et, les jours de marché, M.
-de Faverges, se promenant sur la place, s’informait de leurs besoins,
-tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre,
-comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu’on
-diminuât les impôts.</p>
-
-<p>A force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu’on le porterait
-à l’Assemblée.</p>
-
-<p>M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se
-compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot.
-Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi: un rustre, un
-crétin. Le docteur s’en indigna.</p>
-
-<p>Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c’était la conscience
-de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus
-vaste allait se développer; quelle revanche! Il rédigea une profession
-de foi et vint la lire à MM. Bouvard et Pécuchet.</p>
-
-<p>Ils l’en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant
-ils écrivaient mieux, connaissaient l’histoire, pouvaient aussi bien
-que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas? Mais lequel devait se
-présenter? Et une lutte de délicatesse s’engagea.</p>
-
-<p>Pécuchet préférait à lui-même son ami.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_207">207</span></p>
-
-<p>«Non, ça te revient! tu as plus de prestance!</p>
-
-<p>—Peut-être, répondait Bouvard, mais toi plus de toupet!» Et, sans
-résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite.</p>
-
-<p>Ce vertige de la députation en avait gagné d’autres. Le capitaine y
-rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et
-l’instituteur, aussi dans son école, et le curé aussi entre deux
-prières, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en
-train de dire:</p>
-
-<p>«Faites, ô mon Dieu! que je sois député!»</p>
-
-<p>Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux et
-lui exposa les chances qu’il avait.</p>
-
-<p>Le capitaine n’y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute,
-mais peu chéri de ses confrères et spécialement des pharmaciens. Tous
-clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait pas d’un monsieur; ses
-meilleurs malades le quitteraient; et, ayant pesé ces arguments, le
-médecin regretta sa faiblesse.</p>
-
-<p>Dès qu’il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux
-militaires, on s’oblige. Mais le garde champêtre, tout dévoué à
-Foureau, refusa net de le servir.</p>
-
-<p>Le curé démontra à M. de Faverges que l’heure n’était pas venue. Il
-fallait donner à la République le temps de s’user.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu’il ne serait jamais
-assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois,
-l’emplirent d’incertitudes, lui ôtèrent toute confiance.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span></p>
-
-<p>Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint
-que, s’il échouait, sa destitution était certaine.</p>
-
-<p>Enfin, monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille.</p>
-
-<p>Donc il ne restait que Foureau.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté
-pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son
-avarice,—et même persuadèrent à Gouy qu’il voulait rétablir l’ancien
-régime.</p>
-
-<p>Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l’exécrait d’une
-haine accumulée dans l’âme de ses aïeux pendant dix siècles,—et
-il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme,
-beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde.</p>
-
-<p>Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire;
-et, le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne
-s’en doutât, pouvaient réussir.</p>
-
-<p>Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne
-trancha rien,—et ils allèrent consulter là-dessus le docteur.</p>
-
-<p>Il leur apprit une nouvelle: Flacardoux, rédacteur du <i>Calvados</i>,
-avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande:
-chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre. Mais la politique
-les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes.
-Flacardoux l’emporta.</p>
-
-<p>M. le comte s’était rejeté sur la garde nationale, <span class="pagenum" id="Page_209">209</span> sans obtenir
-l’épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer
-Beljambe.</p>
-
-<p>Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux.
-Il avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les
-manœuvres et à émettre des observations. N’importe! Il trouvait
-monstrueux qu’on préférât un aubergiste à un ancien capitaine de
-l’Empire, et il dit, après l’envahissement de la Chambre au 15 mai:
-«Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne
-m’étonne plus de ce qui arrive!»</p>
-
-<p>La réaction commençait.</p>
-
-<p>On croyait aux purées d’ananas de Louis Blanc, au lit d’or de Flocon,
-aux orgies royales de Ledru-Rollin, et, comme la province prétend
-connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles
-ne doutaient pas de ces inventions et admettaient les rumeurs les plus
-absurdes.</p>
-
-<p>M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre
-l’arrivée en Normandie du comte de Chambord.</p>
-
-<p>Joinville, d’après Foureau, se disposait avec ses marins à vous réduire
-les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte
-serait consul.</p>
-
-<p>Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient
-dans la campagne.</p>
-
-<p>Un dimanche (c’était dans les premiers jours de juin), un gendarme,
-tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d’Acqueville, Liffard,
-Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_210">210</span></p>
-
-<p>Les auvents se fermèrent, le conseil municipal s’assembla et résolut,
-pour prévenir des malheurs, qu’on ne ferait aucune résistance. La
-gendarmerie fut même consignée, avec l’injonction de ne pas se montrer.</p>
-
-<p>Bientôt on entendit comme un grondement d’orage. Puis le chant des
-Girondins ébranla les carreaux;—et des hommes, bras dessus bras
-dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur,
-dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s’élevait.</p>
-
-<p>Gorju et deux de ses compagnons entrèrent dans la salle. L’un était
-maigre et à figure chafouine, avec un gilet de tricot dont les rosettes
-pendaient. L’autre, noir de charbon,—un mécanicien sans doute,—avait
-les cheveux en brosse, de gros sourcils et des savates de lisière.
-Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l’épaule.</p>
-
-<p>Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siégeant autour de
-la table couverte d’un tapis bleu, les regardaient blêmes d’angoisse.</p>
-
-<p>«Citoyens! dit Gorju, il nous faut de l’ouvrage!»</p>
-
-<p>Le maire tremblait; la voix lui manqua.</p>
-
-<p>Marescot répondit, à sa place, que le conseil aviserait
-immédiatement;—et, les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs
-idées.</p>
-
-<p>La première fut de tirer du caillou.</p>
-
-<p>Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d’Angleville à
-Tournebu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_211">211</span></p>
-
-<p>Celui de Bayeux rendait absolument le même service.</p>
-
-<p>On pouvait curer la mare! ce n’était pas un travail suffisant! ou bien
-creuser une seconde mare! mais à quelle place?</p>
-
-<p>Langlois était d’avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas
-d’inondation. Mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères.
-Impossible de rien conclure!—Pour calmer la foule, Coulon descendit
-sur le péristyle et annonça qu’ils préparaient des ateliers de charité.</p>
-
-<p>«La charité? Merci! s’écria Gorju. A bas les aristos! Nous voulons le
-droit au travail!»</p>
-
-<p>C’était la question de l’époque, il s’en faisait un moyen de gloire, on
-applaudit.</p>
-
-<p>En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné
-jusque-là,—et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait; la
-mairie était cernée; le conseil n’échapperait pas.</p>
-
-<p>«Où trouver de l’argent? disait Bouvard.</p>
-
-<p>—Chez les riches! D’ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux.</p>
-
-<p>—Et si on n’a pas besoin de travaux?</p>
-
-<p>—On en fera par avance!</p>
-
-<p>—Mais les salaires baisseront! riposta Pécuchet. Quand l’ouvrage vient
-à manquer, c’est qu’il y a trop de produits!—et vous réclamez pour
-qu’on les augmente!»</p>
-
-<p>Gorju se mordait la moustache.—«Cependant... avec l’organisation du
-travail...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_212">212</span></p>
-
-<p>—Alors le gouvernement sera le maître!»</p>
-
-<p>Quelques-uns, autour d’eux, murmurèrent: «Non! non! plus de maîtres!»</p>
-
-<p>Gorju s’irrita.—«N’importe! on doit fournir aux travailleurs un
-capital,—ou bien instituer le crédit!</p>
-
-<p>—De quelle manière?</p>
-
-<p>—Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crédit!</p>
-
-<p>—En voilà assez, dit le mécanicien, ils nous embêtent, ces
-farceurs-là.»</p>
-
-<p>Et il gravit le perron, déclarant qu’il enfoncerait la porte.</p>
-
-<p>Placquevent l’y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés:
-«Avance un peu!»</p>
-
-<p>Le mécanicien recula.</p>
-
-<p>Une huée de la foule parvint dans la salle; tous se levèrent ayant
-envie de s’enfuir. Le secours de Falaise n’arrivait pas! On déplorait
-l’absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon
-gémissait, Heurtaux s’emporta pour qu’on fît donner les gendarmes.</p>
-
-<p>«Commandez-les! dit Foureau.</p>
-
-<p>—Je n’ai pas d’ordres!»</p>
-
-<p>Le bruit redoublait cependant. La place était couverte de monde,—et
-tous observaient le premier étage de la mairie, quand, à la croisée du
-milieu, sous l’horloge, on vit paraître Pécuchet.</p>
-
-<p>Il avait pris adroitement l’escalier de service,—et, voulant faire
-comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span></p>
-
-<p>«Citoyens!...»</p>
-
-<p>Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de
-prestige.</p>
-
-<p>L’homme au tricot l’interpella:</p>
-
-<p>«Est-ce que vous êtes ouvrier?</p>
-
-<p>—Non.</p>
-
-<p>—Patron, alors?</p>
-
-<p>—Pas davantage.</p>
-
-<p>—Eh bien, retirez-vous!</p>
-
-<p>—Pourquoi?» reprit fièrement Pécuchet.</p>
-
-<p>Et aussitôt il disparut dans l’embrasure, empoigné par le mécanicien.
-Gorju vint à son aide.—«Laisse-le! c’est un brave!» Ils se colletaient.</p>
-
-<p>La porte s’ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la décision
-municipale. Hurel l’avait suggérée.</p>
-
-<p>Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui
-mènerait au château de Faverges.</p>
-
-<p>C’est un sacrifice que s’imposait la commune dans l’intérêt des
-travailleurs.</p>
-
-<p>Ils se dispersèrent.</p>
-
-<p>En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées
-par des voix de femmes. Les servantes et M<sup>me</sup> Bordin poussaient des
-exclamations, la veuve criait plus fort,—et à leur aspect:</p>
-
-<p>«Ah! c’est bien heureux! depuis trois heures que je vous attends! mon
-pauvre jardin, plus une seule tulipe! des cochonneries partout sur le
-gazon! Pas moyen de le faire démarrer!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_214">214</span></p>
-
-<p>—Qui cela?</p>
-
-<p>—Le père Gouy!»</p>
-
-<p>Il était venu avec une charrette de fumier et l’avait jetée tout à vrac
-au milieu de l’herbe.</p>
-
-<p>«Il laboure, maintenant! Dépêchez-vous, pour qu’il finisse!</p>
-
-<p>—Je vous accompagne!» dit Bouvard.</p>
-
-<p>Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d’un
-tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant
-les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu
-les dahlias,—et des mottes de fumier noir, comme des taupinières,
-bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur.</p>
-
-<p>Un jour, M<sup>me</sup> Bordin avait dit négligemment qu’elle voulait
-le retourner. Il s’était mis à la besogne, et malgré sa défense
-continuait. C’est de cette manière qu’il entendait le droit au travail,
-les discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle.</p>
-
-<p>Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d’œuvre et
-garda le fumier. Elle était judicieuse: l’épouse du médecin et même
-celle du notaire, bien que d’un rang supérieur, la considéraient.</p>
-
-<p>Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n’advint.
-Gorju avait quitté le pays.</p>
-
-<p>Cependant la garde nationale était toujours sur pied: le dimanche, une
-revue, promenades militaires <span class="pagenum" id="Page_215">215</span> quelquefois,—et, chaque nuit, des
-rondes. Elles inquiétaient le village.</p>
-
-<p>On tirait les sonnettes des maisons par facétie; on pénétrait dans les
-chambres où des époux ronflaient sur le même traversin; alors on disait
-des gaudrioles,—et le mari, se levant, allait vous chercher des petits
-verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos; on
-y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire, qui
-s’ennuyait à la porte, l’entre-bâillait à chaque minute. L’indiscipline
-régnait, grâce à la mollesse de Beljambe.</p>
-
-<p>Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d’accord pour
-«voler au secours de Paris»; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie,
-Marescot son étude, le docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de
-Faverges était à Cherbourg. Beljambe s’alita. Le capitaine grommelait:
-«On n’a pas voulu de moi, tant pis!» et Bouvard eut la sagesse de
-retenir Pécuchet.</p>
-
-<p>Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin.</p>
-
-<p>Des paniques survenaient, causées par l’ombre d’une meule ou les formes
-des branches; une fois, tous les gardes nationaux s’enfuirent. Sous le
-clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un
-fusil,—et qui les tenait en joue.</p>
-
-<p>Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous
-la hêtrée, entendit quelqu’un devant elle.</p>
-
-<p>«Qui vive?»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span></p>
-
-<p>Pas de réponse!</p>
-
-<p>On laissa l’individu continuer sa route, en le suivant à distance, car
-il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête; mais quand on fut dans
-le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous
-à la fois, se précipitèrent sur lui en criant: «Vos papiers!» Ils le
-houspillaient, l’accablaient d’injures. Ceux du corps de garde étaient
-sortis. On l’y traîna,—et, à la lueur de la chandelle brûlant sur le
-poêle, on reconnut enfin Gorju.</p>
-
-<p>Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se
-montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions
-faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement et
-roulait des yeux comme un loup.</p>
-
-<p>Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la
-hêtrée, ce qu’il revenait faire à Chavignolles, l’emploi de son temps
-depuis six semaines.</p>
-
-<p>Ça ne les regardait pas. Il était libre.</p>
-
-<p>Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait
-provisoirement le coffrer.</p>
-
-<p>Bouvard s’interposa.</p>
-
-<p>«Inutile! reprit le maire. On connaît vos opinions.</p>
-
-<p>—Cependant?...</p>
-
-<p>—Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.»</p>
-
-<p>Bouvard n’insista plus.</p>
-
-<p>Gorju alors se tourna vers Pécuchet:</p>
-
-<p>«Et vous, patron, vous ne dites rien?»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_217">217</span></p>
-
-<p>Pécuchet baissa la tête, comme s’il eût douté de son innocence.</p>
-
-<p>Le pauvre diable eut un sourire d’amertume.</p>
-
-<p>«Je vous ai défendu, pourtant!»</p>
-
-<p>Au petit jour, deux gendarmes l’emmenèrent à Falaise.</p>
-
-<p>Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la
-correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant
-au bouleversement de la société.</p>
-
-<p>De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer
-prochainement un certificat de bonne vie et mœurs,—et, leur
-signature devant être légalisée par le maire ou par l’adjoint, ils
-préférèrent demander ce petit service à Marescot.</p>
-
-<p>On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats
-de vieille faïence; une horloge de Boule occupait le panneau le plus
-étroit. Sur la table d’acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes,
-une théière, des bols. M<sup>me</sup> Marescot traversa l’appartement dans un
-peignoir de cachemire bleu. C’était une Parisienne qui s’ennuyait à
-la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal
-de l’autre;—et tout de suite, d’un air aimable, il apposa son
-cachet,—bien que leur protégé fût un homme dangereux.</p>
-
-<p>«Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles!...</p>
-
-<p>—Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez!</p>
-
-<p>—Cependant, reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les
-phrases innocentes et les coupables? <span class="pagenum" id="Page_218">218</span> Telle chose défendue
-maintenant sera par la suite applaudie.» Et il blâma la manière féroce
-dont on traitait les insurgés.</p>
-
-<p>Marescot allégua naturellement la défense de la société, le salut
-public, loi suprême.</p>
-
-<p>«Pardon! dit Pécuchet, le droit d’un seul est aussi respectable que
-celui de tous, et vous n’avez rien à lui objecter que la force,—s’il
-retourne contre vous l’axiome.»</p>
-
-<p>Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement.
-Pourvu qu’il continuât à faire des actes et à vivre au milieu de ses
-assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices
-pouvaient se présenter sans l’émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il
-s’excusa.</p>
-
-<p>Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs
-parlaient maintenant comme Robespierre.</p>
-
-<p>Autre sujet d’étonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile devint
-suspecte. Ledru-Rollin s’était perdu, même dans l’esprit de Vaucorbeil.
-Les débats sur la Constitution n’intéressèrent personne,—et, au 10
-décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte.</p>
-
-<p>Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l’encontre du
-peuple,—et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel.</p>
-
-<p>Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d’intelligence. Un
-ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau,
-les électeurs n’étant pas <span class="pagenum" id="Page_219">219</span> même contraints de savoir lire: c’est
-pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans
-l’élection présidentielle.</p>
-
-<p>«Aucune, reprit Bouvard; je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense
-à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau
-des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous
-subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins,
-trois mille livres de rente? C’est qu’une agglomération trop nombreuse
-est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les
-germes de bêtise qu’elle contient se développent et il en résulte des
-effets incalculables.</p>
-
-<p>—Ton scepticisme m’épouvante!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur
-apprit l’expédition de Rome. On n’attaquerait pas les Italiens, mais
-il nous fallait des garanties. Autrement notre influence était ruinée.
-Rien de plus légitime que cette intervention.</p>
-
-<p>Bouvard écarquilla les yeux.—«A propos de la Pologne, vous souteniez
-le contraire?</p>
-
-<p>—Ce n’est plus la même chose!» Maintenant, il s’agissait du pape.</p>
-
-<p>Et M. de Faverges, en disant: «Nous voulons, nous ferons, nous comptons
-bien», représentait un groupe.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La
-plèbe, en somme, valait l’aristocratie.</p>
-
-<p>Le droit d’intervention leur semblait louche. Ils en <span class="pagenum" id="Page_220">220</span> cherchèrent
-les principes dans Calvo, Martens, Vatel,—et Bouvard conclut:</p>
-
-<p>«On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir
-un peuple, ou, par précaution, en vue d’un danger. Dans les deux cas,
-c’est un attentat au droit d’autrui, un abus de la force, une violence
-hypocrite!</p>
-
-<p>—Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sont solidaires.</p>
-
-<p>—Peut-être!» Et Bouvard se mit à rêver.</p>
-
-<p>Bientôt commença l’expédition de Rome à l’intérieur.</p>
-
-<p>En haine des idées subversives, l’élite des bourgeois parisiens
-saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l’ordre se formait.</p>
-
-<p>Il avait pour chefs, dans l’arrondissement, M. le comte, Foureau,
-Marescot, le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se
-promenaient d’un bout à l’autre de la place et causaient des
-événements. L’affaire principale était la distribution des brochures.
-Les titres ne manquaient pas de saveur: <i>Dieu le voudra.</i>—<i>Le
-Partageux.</i>—<i>Sortons du gâchis.</i>—<i>Où allons-nous?</i> Ce qu’il y avait
-de plus beau, c’étaient les dialogues, en style villageois, avec des
-jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par
-une loi nouvelle le colportage se trouvait aux mains des préfets,—et
-on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie:—immense victoire.</p>
-
-<p>Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles
-obéit à la consigne. Bouvard vit <span class="pagenum" id="Page_221">221</span> de ses yeux les morceaux de son
-peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes,—et
-on offrit la souche à M. le curé,—qui l’avait béni pourtant! quelle
-dérision!</p>
-
-<p>L’instituteur ne cacha pas sa manière de penser.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet l’en félicitèrent un jour qu’ils passaient devant
-sa porte.</p>
-
-<p>Le lendemain, il se présenta chez eux. A la fin de la semaine, ils lui
-rendirent sa visite.</p>
-
-<p>Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maître d’école,
-en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffée d’un madras,
-allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe; un
-mioche hideux jouait par terre, à ses pieds; l’eau du savonnage qu’elle
-faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison.</p>
-
-<p>«Vous voyez, dit l’instituteur, comme le gouvernement nous traite.»
-Et tout de suite, il s’en prit à l’infâme capital. Il fallait le
-démocratiser, affranchir la matière!</p>
-
-<p>«Je ne demande pas mieux!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l’assistance.</p>
-
-<p>«Encore un droit!» dit Bouvard.</p>
-
-<p>N’importe! le provisoire avait été mollasse, en n’ordonnant pas la
-fraternité.</p>
-
-<p>«Tâchez donc de l’établir!»</p>
-
-<p>Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme
-de monter un flambeau dans son cabinet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_222">222</span></p>
-
-<p>Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés
-des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau
-de sapin. On avait, pour s’asseoir, une chaise, un tabouret et une
-vieille caisse à savon; il affectait d’en rire. Mais la misère plaquait
-ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier,
-un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait.</p>
-
-<p>«Voilà d’ailleurs ce qui me soutient!»</p>
-
-<p>C’était un amas de journaux sur une planche, et il exposa en paroles
-fiévreuses les articles de sa foi: désarmement des troupes, abolition
-de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyen par lequel
-on obtiendrait l’âge d’or, sous la forme de la République, avec un
-dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça rondement!</p>
-
-<p>Puis il atteignit une bouteille d’anisette et trois verres, afin de
-porter un toast au héros, à l’immortelle victime, au grand Maximilien!</p>
-
-<p>Sur le seuil, la robe noire du curé parut.</p>
-
-<p>Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l’instituteur et lui dit
-presque à voix basse:</p>
-
-<p>«Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle?</p>
-
-<p>—Ils n’ont rien donné, reprit le maître d’école.</p>
-
-<p>—C’est de votre faute!</p>
-
-<p>—J’ai fait ce que j’ai pu!</p>
-
-<p>—Ah! vraiment?»</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se
-rasseoir, et s’adressant au curé:</p>
-
-<p>«Est-ce tout?»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_223">223</span></p>
-
-<p>L’abbé Jeufroy hésita; puis, avec un sourire qui tempérait sa
-réprimande:</p>
-
-<p>«On trouve que vous négligez un peu l’histoire sainte.</p>
-
-<p>—Oh! l’histoire sainte! reprit Bouvard.</p>
-
-<p>—Que lui reprochez-vous, monsieur?</p>
-
-<p>—Moi, rien. Seulement, il y a peut-être des choses plus utiles que
-l’anecdote de Jonas et les rois d’Israël!</p>
-
-<p>—Libre à vous!» répliqua sèchement le prêtre.</p>
-
-<p>Et, sans souci des étrangers, ou à cause d’eux:</p>
-
-<p>«L’heure du catéchisme est trop courte!»</p>
-
-<p>Petit leva les épaules.</p>
-
-<p>«Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!»</p>
-
-<p>Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place.
-Mais la soutane l’exaspérait.</p>
-
-<p>«Tant pis, vengez-vous!</p>
-
-<p>—Un homme de mon caractère ne se venge pas, dit le prêtre sans
-s’émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous
-attribue la surveillance de l’instruction primaire.</p>
-
-<p>—Eh! je le sais bien, s’écria l’instituteur. Elle appartient même aux
-colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde champêtre! ce serait
-complet!»</p>
-
-<p>Et il s’affaissa sur l’escabeau, mordant son poing, retenant sa colère,
-suffoqué par le sentiment de son impuissance.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique le toucha légèrement sur l’épaule.</p>
-
-<p>«Je n’ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu de
-raison!—Voilà Pâques bientôt: <span class="pagenum" id="Page_224">224</span> j’espère que vous donnerez
-l’exemple en communiant avec les autres.</p>
-
-<p>—Ah! c’est trop fort! moi! moi! me soumettre à de pareilles bêtises!»</p>
-
-<p>Devant ce blasphème, le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa
-mâchoire tremblait:</p>
-
-<p>«Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!—Et c’est sa femme qui soigne
-les linges de l’église!</p>
-
-<p>—Eh bien! quoi? Qu’a-t-elle fait?</p>
-
-<p>—Elle manque toujours la messe! Comme vous, d’ailleurs!</p>
-
-<p>—Eh! on ne renvoie pas un maître d’école pour ça!</p>
-
-<p>—On peut le déplacer!»</p>
-
-<p>Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l’ombre.
-Petit, la tête sur la poitrine, songeait.</p>
-
-<p>Ils arriveraient à l’autre bout de la France, leur dernier sou mangé
-par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous des noms différents,
-le même curé, le même recteur, le même préfet: tous, jusqu’au ministre,
-étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante! Il avait reçu déjà
-un avertissement, d’autres viendraient. Ensuite?—et dans une sorte
-d’hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au
-dos, ceux qu’il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de
-poste!</p>
-
-<p>A ce moment-là, sa femme, dans la cuisine, fut prise d’une quinte de
-toux; le nouveau-né se mit à vagir et le marmot pleurait.</p>
-
-<p>«Pauvres enfants!» dit le prêtre d’une voix douce.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span></p>
-
-<p>Le père alors éclata en sanglots:</p>
-
-<p>«Oui! oui! tout ce qu’on voudra!</p>
-
-<p>—J’y compte», reprit le curé.</p>
-
-<p>Et, ayant fait la révérence:</p>
-
-<p>«Messieurs, bien le bonsoir!»</p>
-
-<p>Le maître d’école restait, la figure dans les mains. Il repoussa
-Bouvard.</p>
-
-<p>«Non! laissez-moi! j’ai envie de crever! je suis un misérable!»</p>
-
-<p>Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur
-indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait.</p>
-
-<p>On l’appliquait maintenant à raffermir l’ordre social. La République
-allait bientôt disparaître.</p>
-
-<p>Trois millions d’électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel.
-Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en
-voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique était réputée
-dangereuse. Les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels,
-et le peuple semblait content.</p>
-
-<p>Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres.</p>
-
-<p>M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l’Eure, fut porté à la
-Législative, et sa réélection au conseil général du Calvados était
-d’avance certaine.</p>
-
-<p>Il jugea bon d’offrir un déjeuner aux notables du pays.</p>
-
-<p>Le vestibule, où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs
-paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans
-des vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes
-d’or aux <span class="pagenum" id="Page_226">226</span> lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe
-immédiatement les frappa comme une politesse qu’on leur faisait; et, en
-entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de
-viandes sur des plats d’argent, avec la rangée des verres devant chaque
-assiette, les hors-d’œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous
-les visages s’épanouirent.</p>
-
-<p>Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet
-de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes
-d’excuser la comtesse, empêchée par une migraine; et, après des
-compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre
-corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle: le projet
-d’une descente en Angleterre par Changarnier.</p>
-
-<p>Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants,
-Foureau dans l’intérêt du commerce.</p>
-
-<p>«Vous exprimez, dit Pécuchet, des sentiments du moyen âge!</p>
-
-<p>—Le moyen âge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi nos cathédrales!...</p>
-
-<p>—Cependant, monsieur, les abus!...</p>
-
-<p>—N’importe, la Révolution ne serait pas arrivée!...</p>
-
-<p>—Ah! la Révolution, voilà le malheur! dit l’ecclésiastique en
-soupirant.</p>
-
-<p>—Mais tout le monde y a contribué! et (excusez-moi, monsieur le comte)
-les nobles eux-mêmes, par leur alliance avec les philosophes!</p>
-
-<p>—Que voulez-vous! Louis XVIII a légalisé la spoliation! <span class="pagenum" id="Page_227">227</span> Depuis ce
-temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases!...»</p>
-
-<p>Un rosbif parut, et durant quelques minutes on n’entendit que le bruit
-des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le
-parquet et ces deux mots répétés: «Madère! Sauterne!»</p>
-
-<p>La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment
-s’arrêter sur le penchant de l’abîme?</p>
-
-<p>«Chez les Athéniens, dit Marescot, chez les Athéniens, avec lesquels
-nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens
-électoral.</p>
-
-<p>—Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre; tout le désordre
-vient de Paris.</p>
-
-<p>—Décentralisons! dit le notaire.</p>
-
-<p>—Largement!» reprit le comte.</p>
-
-<p>D’après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu’à
-interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable.</p>
-
-<p>Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses,
-champignons, légumes en salade, rôtis d’alouettes, bien des sujets
-furent traités: le meilleur système d’impôts, les avantages de la
-grande culture, l’abolition de la peine de mort;—le sous-préfet
-n’oublia pas de citer ce mot charmant d’un homme d’esprit: «Que
-messieurs les assassins commencent!»</p>
-
-<p>Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l’entouraient
-avec celles que l’on disait,—car il semble toujours que les paroles
-doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient
-faits pour <span class="pagenum" id="Page_228">228</span> les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au
-dessert et entrevoyait les compotiers dans un brouillard.</p>
-
-<p>On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga... M. de
-Faverges, qui connaissait son monde, fit déboucher du champagne. Les
-convives en trinquant burent au succès de l’élection, et il était plus
-de trois heures quand ils passèrent dans le fumoir pour prendre le café.</p>
-
-<p>Une caricature du <i>Charivari</i> traînait sur une console, entre des
-numéros de l’<i>Univers</i>; cela représentait un citoyen, dont les basques
-de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil.
-Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup.</p>
-
-<p>Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans
-les capitons des meubles. L’abbé, voulant convaincre Girbal, attaqua
-Voltaire. Coulon s’endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour
-Chambord.—«Les abeilles prouvent la monarchie.</p>
-
-<p>—Mais les fourmilières la République!» Du reste, le médecin n’y tenait
-plus.</p>
-
-<p>«Vous avez raison! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe
-peu!</p>
-
-<p>—Avec la liberté! objecta Pécuchet.</p>
-
-<p>—Un honnête homme n’en a pas besoin, répliqua Foureau. Je ne fais pas
-de discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous soutiens que
-la France veut être gouvernée par un bras de fer!»</p>
-
-<p>Tous réclamaient un sauveur.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_229">229</span></p>
-
-<p>Et, en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui
-disait à l’abbé Jeufroy:</p>
-
-<p>«Il faut rétablir l’obéissance. L’autorité se meurt si on la discute!
-Le droit divin, il n’y a que ça.</p>
-
-<p>—Parfaitement, monsieur le comte!»</p>
-
-<p>Les pâles rayons d’un soleil d’octobre s’allongeaient derrière les
-bois, un vent humide soufflait;—et, en marchant sur les feuilles
-mortes, ils respiraient comme délivrés.</p>
-
-<p>Tout ce qu’ils n’avaient pu dire s’échappa en exclamations:</p>
-
-<p>«Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant d’entêtement!
-D’abord que signifie le droit divin?»</p>
-
-<p>L’ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur
-l’esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.</p>
-
-<p>La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l’Anglais
-Filmer.</p>
-
-<p>La voici:</p>
-
-<p>«Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut
-transmise à ses descendants, et la puissance du roi émane de Dieu:
-«Il est son image, écrit Bossuet. L’empire paternel accoutume à la
-domination d’un seul. On a fait les rois d’après le modèle des pères.</p>
-
-<p>«Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du
-monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que
-le monarque sur les siens. La royauté n’existe que par le choix
-populaire,—et même l’élection était rappelée dans la cérémonie du <span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
-sacre, où deux évêques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et
-aux manants s’ils l’acceptaient pour tel.</p>
-
-<p>«Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit «de faire tout ce qu’il
-veut», dit Helvétius, «de changer sa constitution», dit Vattel, «de
-se révolter contre l’injustice», prétendent Glafey, Hotman, Mably,
-etc.!—et saint Thomas d’Aquin l’autorise à se délivrer d’un tyran. «Il
-est même, dit Jurieu, dispensé d’avoir raison.»</p>
-
-<p>Étonnés de l’axiome, ils prirent le <i>Contrat social</i> de Rousseau.</p>
-
-<p>Pécuchet alla jusqu’au bout; puis, fermant les yeux et se renversant la
-tête, il en fit l’analyse.</p>
-
-<p>«On suppose une convention par laquelle l’individu aliène sa liberté.</p>
-
-<p>«Le peuple, en même temps, s’engageait à le défendre contre les
-inégalités de la nature, et le rendait propriétaire des choses qu’il
-détient.</p>
-
-<p>«Où est la preuve du contrat?</p>
-
-<p>—Nulle part! et la communauté n’offre pas de garantie. Les citoyens
-s’occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des
-métiers, Rousseau conseille l’esclavage. Les sciences ont perdu le
-genre humain. Le théâtre est corrupteur, l’argent funeste, et l’État
-doit imposer une religion, sous peine de mort.</p>
-
-<p>—Comment! se dirent-ils, voilà le pontife de la démocratie!»</p>
-
-<p>Tous les réformateurs l’ont copié,—et ils se procurèrent l’<i>Examen du
-socialisme</i>, par Morant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_231">231</span></p>
-
-<p>Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.</p>
-
-<p>Au sommet, le <i>Père</i>, à la fois pape et empereur. Abolition des
-héritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds
-social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels
-gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre; on aura pour
-chef «celui qui aime le plus».</p>
-
-<p>Il manque une chose, la femme. De l’arrivée de la femme dépend le salut
-du monde.</p>
-
-<p>«Je ne comprends pas.</p>
-
-<p>—Ni moi!»</p>
-
-<p>Et ils abordèrent le fouriérisme.</p>
-
-<p>Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’attraction soit
-libre, et l’harmonie s’établira.</p>
-
-<p>Notre âme enferme douze passions principales: cinq égoïstes, quatre
-animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à
-l’individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes
-de groupes, ou séries, dont l’ensemble est la phalange, société de
-dix-huit cents personnes habitant un palais. Chaque matin, des voitures
-emmènent les travailleurs dans la campagne et les ramènent le soir. On
-porte des étendards, on se donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute
-femme, si elle y tient, possède trois hommes: le mari, l’amant et le
-géniteur. Pour les célibataires, le bayadérisme est institué.</p>
-
-<p>«Ça me va!» dit Bouvard. Et il se perdit dans les rêves du monde
-harmonien.</p>
-
-<p>Par la restauration des climatures, la terre deviendra <span class="pagenum" id="Page_232">232</span> plus belle;
-par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera
-les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit
-sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers
-polaires dégelées sous les aurores boréales. Car tout se produit par la
-conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles,
-et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une
-émission prolifique.—«Cela me passe», dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de
-salaire.</p>
-
-<p>Louis Blanc, dans l’intérêt des ouvriers, veut qu’on abolisse le
-commerce extérieur; Lafarelle, qu’on impose les machines; un autre,
-qu’on dégrève les boissons ou qu’on refasse les jurandes, ou qu’on
-distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme et réclame
-pour l’État le monopole du sucre.</p>
-
-<p>«Tes socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie.</p>
-
-<p>—Mais non!</p>
-
-<p>—Si fait!</p>
-
-<p>—Tu es absurde!</p>
-
-<p>—Toi, tu me révoltes!»</p>
-
-<p>Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les
-résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant:</p>
-
-<p>«Lis toi-même! Ils nous proposent comme exemple les Esséniens, les
-frères Moraves, les jésuites du Paraguay, et jusqu’au régime des
-prisons.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_233">233</span></p>
-
-<p>«Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes
-accouchent à l’hôpital; quant aux livres, défense d’en imprimer sans
-l’autorisation de la République.</p>
-
-<p>—Mais Cabet est un idiot.</p>
-
-<p>—Maintenant, voilà du Saint-Simon: les publicistes soumettront leurs
-travaux à un comité d’industriels.</p>
-
-<p>«Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens à entendre un orateur.</p>
-
-<p>«Et de l’Auguste Comte: les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront
-toutes les œuvres de l’esprit et engageront le pouvoir à régler la
-procréation.»</p>
-
-<p>Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua:</p>
-
-<p>«Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens;
-cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait,
-et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus
-décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarotti avec une
-chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d’autres. Ils
-auraient pu vivre tranquilles; mais non! ils ont marché dans leur voie,
-la tête au ciel, comme des héros.</p>
-
-<p>—Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera, grâce aux théories
-d’un monsieur?</p>
-
-<p>—Qu’importe! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans
-l’égoïsme! Cherchons le meilleur système!</p>
-
-<p>—Alors, tu comptes le trouver?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_234">234</span></p>
-
-<p>—Certainement!</p>
-
-<p>—Toi?»</p>
-
-<p>Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre
-sautaient d’accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette
-sous l’aisselle, il répétait:</p>
-
-<p>«Ah! ah! ah!» d’une façon irritante.</p>
-
-<p>Pécuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer la porte.</p>
-
-<p>Germaine le héla par toute la maison,—et on le découvrit au fond de sa
-chambre dans une bergère sans feu ni chandelle, et la casquette sur les
-sourcils. Il n’était pas malade, mais se livrait à ses réflexions.</p>
-
-<p>La brouille étant passée, ils reconnurent qu’une base manquait à leurs
-études: l’économie politique.</p>
-
-<p>Ils s’enquirent de l’offre et de la demande, du capital et du loyer, de
-l’importation, de la prohibition.</p>
-
-<p>Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d’une botte dans le
-corridor. La veille, comme d’habitude, il avait tiré lui-même tous les
-verrous,—et il appela Bouvard qui dormait profondément.</p>
-
-<p>Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença
-pas.</p>
-
-<p>Les servantes, interrogées, n’avaient rien entendu.</p>
-
-<p>Mais, en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu
-d’une plate-bande, près de la claire-voie, l’empreinte d’une
-semelle,—et deux bâtons du treillage étaient rompus. On l’avait
-escaladé, évidemment.</p>
-
-<p>Il fallait prévenir le garde champêtre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span></p>
-
-<p>Comme il n’était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l’épicier.</p>
-
-<p>Que vit-il dans l’arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi
-les buveurs? Gorju!—Gorju nippé comme un bourgeois—et régalant la
-compagnie.</p>
-
-<p>Cette rencontre était insignifiante.</p>
-
-<p>Bientôt ils arrivèrent à la question du progrès.</p>
-
-<p>Bouvard n’en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en
-littérature, il est moins clair; et si le bien-être augmente, la
-splendeur de la vie a disparu.</p>
-
-<p>Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier: «Je trace
-obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes
-les fois qu’elle s’abaisse, ne verraient plus l’horizon. Elle se relève
-pourtant, et, malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est
-l’image du progrès.»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin entra.</p>
-
-<p>C’était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal.</p>
-
-<p>Ils lurent bien vite, et côte à côte, l’appel au peuple, la dissolution
-de la Chambre, l’emprisonnement des députés.</p>
-
-<p>Pécuchet devint blême, Bouvard considérait la veuve.</p>
-
-<p>«Comment! vous ne dites rien?</p>
-
-<p>—Que voulez-vous que j’y fasse?» Ils oubliaient de lui offrir un
-siège. «Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir! Ah! vous
-n’êtes guère aimables aujourd’hui!» Et elle sortit, choquée de leur
-impolitesse.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span></p>
-
-<p>La surprise les avait rendus muets. Puis ils allèrent dans le village
-épandre leur indignation.</p>
-
-<p>Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment.
-Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait
-désormais une politique d’affaires.</p>
-
-<p>Beljambe ignorait les événements et s’en moquait d’ailleurs.</p>
-
-<p>Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.</p>
-
-<p>Le médecin était revenu de tout ça.—«Vous avez bien tort de vous
-tourmenter!»</p>
-
-<p>Foureau passa près d’eux, en disant d’un air narquois: «Enfoncés, les
-démocrates!»—Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin: «Vive
-l’empereur!»</p>
-
-<p>Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappé au carreau,
-le maître d’école quitta sa classe.</p>
-
-<p>Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait
-le peuple. «Ah! ah! messieurs les députés, à votre tour!»</p>
-
-<p>La fusillade sur les boulevards eut l’approbation de Chavignolles. Pas
-de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes! Dès qu’on se
-révolte, on est un scélérat.</p>
-
-<p>«Remercions la Providence! disait le curé, et après elle Louis
-Bonaparte. Il s’entoure des hommes les plus distingués! Le comte de
-Faverges deviendra sénateur.»</p>
-
-<p>Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.</p>
-
-<p>Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span></p>
-
-<p>«Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet.</p>
-
-<p>«Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres
-serviles,—et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on
-lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait!—qu’il le
-bâillonne, le foule et l’extermine!—ce ne sera jamais trop pour sa
-haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!»</p>
-
-<p>Bouvard songeait: «Hein, le progrès, quelle blague!» Il ajouta: «Et la
-politique, une belle saleté!</p>
-
-<p>—Ce n’est pas une science, reprit Pécuchet. L’art militaire vaut
-mieux, on prévoit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre?</p>
-
-<p>—Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre
-baraque et allons «au tonnerre de Dieu, chez les sauvages»!</p>
-
-<p>—Comme tu voudras!»</p>
-
-<p>Mélie, dans la cour, tirait de l’eau.</p>
-
-<p>La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle
-courbait les reins,—et on voyait alors ses bas bleus jusqu’à la
-hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait son bras
-droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête,—et Pécuchet, en la
-regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir
-infini.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_238">238</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_7" class="souschapitre">VII</h2>
-</div>
-
-<p>Des jours tristes commencèrent.</p>
-
-<p>Ils n’étudiaient plus, dans la peur des déceptions; les habitants de
-Chavignolles s’écartaient d’eux; les journaux tolérés n’apprenaient
-rien,—et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet.</p>
-
-<p>Quelquefois ils ouvraient un livre et le refermaient; à quoi bon? En
-d’autres jours, ils avaient l’idée de nettoyer le jardin, au bout d’un
-quart d’heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils
-en revenaient écœurés; ou de s’occuper de leur ménage, Germaine
-poussait des lamentations; ils y renoncèrent.</p>
-
-<p>Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum et déclara ces bibelots
-stupides.</p>
-
-<p>Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes;
-l’arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer.</p>
-
-<p>Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel
-blanc caresse de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le pas
-d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie <span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
-tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient
-frôler la vitre, puis tournoie, s’en va. Des glas indistincts sont
-apportés par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit.</p>
-
-<p>Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient le calendrier,
-regardaient la pendule, attendaient les repas; et l’horizon était
-toujours le même: des champs en face, à droite l’église, à gauche
-un rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume,
-perpétuellement, d’un air lamentable.</p>
-
-<p>Des habitudes qu’ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet
-devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir;
-Bouvard ne quittait plus la pipe et causait en se dandinant. Des
-contestations s’élevaient, à propos des plats, ou de la qualité du
-beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes.</p>
-
-<p>Un événement avait bouleversé Pécuchet.</p>
-
-<p>Deux jours après l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son
-déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes
-touffus, et il entendit, derrière son dos, une voix crier: «Arrête!»</p>
-
-<p>C’était M<sup>me</sup> Castillon. Elle courait de l’autre côté sans
-l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. C’était
-Gorju;—et ils s’abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des
-arbres les séparant de lui.</p>
-
-<p>«Est-ce vrai? dit-elle, tu vas te battre?»</p>
-
-<p>Pécuchet se coula dans le fossé pour entendre:</p>
-
-<p>«Eh bien! oui, répliqua Gorju, je vais me battre! Qu’est-ce que ça te
-fait?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_240">240</span></p>
-
-<p>—Il le demande! s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es
-tué, mon amour!... Oh! reste!» Et ses yeux bleus, plus encore que ses
-paroles, le suppliaient.</p>
-
-<p>«Laisse-moi tranquille! je dois partir!»</p>
-
-<p>Elle eut un ricanement de colère.</p>
-
-<p>«L’autre l’a permis, hein?—N’en parle pas!» Il leva son poing fermé.</p>
-
-<p>«Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien.» Et de grosses larmes
-descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette.</p>
-
-<p>Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés
-jaunes. Tout au loin, la bâche d’une voiture glissait lentement.
-Une torpeur s’étalait dans l’air,—pas un cri d’oiseau, pas un
-bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupé une badine et en raclait
-l’écorce. M<sup>me</sup> Castillon ne relevait pas la tête.</p>
-
-<p>Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les
-dettes qu’elle avait soldées, ses engagements d’avenir, sa réputation
-perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps
-de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans
-la grange;—si bien qu’une fois son mari, croyant à un voleur, avait
-lâché, par la fenêtre, un coup de pistolet. La balle était encore dans
-le mur.—«Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblé beau comme un
-prince. J’aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur!» Elle ajouta
-plus bas: «Je suis en folie de ta personne!»</p>
-
-<p>Il souriait, flatté dans son orgueil.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_241">241</span></p>
-
-<p>Elle le prit à deux mains par les flancs,—et, la tête renversée, comme
-en adoration:</p>
-
-<p>«Mon cher cœur! mon cher amour! mon âme! ma vie! Voyons, parle,
-que veux-tu?—Est-ce de l’argent? On en trouvera. J’ai eu tort! je
-t’ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois
-du champagne, fais la noce, je te permets tout,—tout.» Elle murmura
-dans un effort suprême: «Jusqu’à elle!... pourvu que tu reviennes à
-moi!»</p>
-
-<p>Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour
-l’empêcher de tomber,—et elle balbutiait: «Cher cœur! cher amour!
-comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!»</p>
-
-<p>Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les
-regardait, en haletant.</p>
-
-<p>«Pas de faiblesse! dit Gorju, je n’aurais qu’à manquer la diligence! on
-prépare un fameux coup de chien; j’en suis!—Donne-moi dix sous, pour
-que je paye un gloria au conducteur.»</p>
-
-<p>Elle tira cinq francs de sa bourse. «Tu me les rendras bientôt. Aie un
-peu de patience! Depuis le temps qu’il est paralysé! songe donc!—Et si
-tu voulais, nous irions à la chapelle de la Croix-Janval,—et là, mon
-amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t’épouser, dès qu’il
-sera mort!</p>
-
-<p>—Eh! il ne meurt jamais, ton mari!»</p>
-
-<p>Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa;—et se cramponnant à
-ses épaules:</p>
-
-<p>«Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de
-quelqu’un. Mais ne t’en vas <span class="pagenum" id="Page_242">242</span> pas! ne me quitte pas! La mort plutôt!
-Tue-moi!»</p>
-
-<p>Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les
-baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts
-s’éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles,—et comme elle
-le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières
-rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la
-repoussa.</p>
-
-<p>«Arrière, la vieille! Bonsoir!»</p>
-
-<p>Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d’or qui pendait à son
-cou, et la jetant vers lui:</p>
-
-<p>«Tiens! canaille!»</p>
-
-<p>Gorju s’éloignait,—en tapant avec sa badine les feuilles des arbres.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles
-éteintes, elle resta sans faire un mouvement,—pétrifiée dans son
-désespoir; n’étant plus un être,—mais une chose en ruine.</p>
-
-<p>Ce qu’il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte
-d’un monde,—tout un monde!—qui avait des lueurs éblouissantes, des
-floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors,—et des
-abîmes d’une profondeur infinie;—un effroi s’en dégageait, qu’importe!
-Il rêva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l’inspirer
-comme lui.</p>
-
-<p>Pourtant il exécrait Gorju—et, au corps de garde, avait eu peine à ne
-pas le trahir.</p>
-
-<p>L’amant de M<sup>me</sup> Castillon l’humiliait par sa taille mince,
-ses accroche-cœur égaux, sa barbe floconneuse, un air de
-conquérant,—tandis que sa chevelure, à <span class="pagenum" id="Page_243">243</span> lui..., se collait sur
-son crâne comme une perruque mouillée; son torse, dans sa houppelande,
-ressemblait à un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie
-était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité,
-et son ami ne l’aimait plus.</p>
-
-<p>Bouvard l’abandonnait tous les soirs. Après la mort de sa femme,
-rien ne l’eût empêché d’en prendre une autre,—et qui maintenant le
-dorloterait, soignerait sa maison? Il était trop vieux pour y songer.</p>
-
-<p>Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient
-leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent
-n’avait bougé,—et, à l’idée qu’il pouvait plaire, il eut un retour
-de jeunesse. M<sup>me</sup> Bordin surgit dans sa mémoire. Elle lui avait
-fait des avances, la première fois, lors de l’incendie des meules, la
-seconde, à leur dîner, puis dans le muséum, pendant la déclamation, et
-dernièrement elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite.
-Il alla donc chez elle et y retourna, se promettant de la séduire.</p>
-
-<p>Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant
-de l’eau, il lui parlait plus souvent;—et soit qu’elle balayât
-le corridor, ou qu’elle étendît le linge, ou qu’elle tournât les
-casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir,—surpris
-lui-même de ses émotions, comme dans l’adolescence. Il en avait les
-fièvres et les langueurs,—et était persécuté par le souvenir de M<sup>me</sup>
-Castillon étreignant Gorju.</p>
-
-<p>Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s’y prennent
-pour avoir des femmes.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_244">244</span></p>
-
-<p>«On leur fait des cadeaux, on les régale au restaurant.</p>
-
-<p>—Très bien! Mais ensuite?</p>
-
-<p>—Il y en a qui feignent de s’évanouir, pour qu’on les porte sur
-un canapé, d’autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les
-meilleures vous donnent un rendez-vous franchement.»—Et Bouvard se
-répandit en descriptions, qui incendièrent l’imagination de Pécuchet,
-comme des gravures obscènes.—«La première règle, c’est de ne pas
-croire à ce qu’elles disent. J’en ai connu qui, sous l’apparence de
-saintes, étaient de véritables Messalines! Avant tout, il faut être
-hardi!»</p>
-
-<p>Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement,
-ajournait sa décision, était d’ailleurs intimidé par la présence de
-Germaine.</p>
-
-<p>Espérant qu’elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de
-besogne, notait les fois qu’elle était grise, remarquait tout haut sa
-malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu’on la renvoya.</p>
-
-<p>Alors Pécuchet fut libre!</p>
-
-<p>Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard! Quel
-battement de cœur, dès que la porte était refermée!</p>
-
-<p>Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté
-d’une chandelle; de temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents,
-puis clignait les yeux, pour l’ajuster dans la fente de l’aiguille.</p>
-
-<p>D’abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par
-exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas <span class="pagenum" id="Page_245">245</span> du tout; elle préférait les
-maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux?—«Jamais!»</p>
-
-<p>Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le
-tour de sa figure. Il lui adressait des compliments et l’exhortait à la
-sagesse.</p>
-
-<p>En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes
-blanches d’où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue.
-Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il
-en ressentit un ébranlement jusqu’à la moelle des os. Une autre fois,
-il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair,
-tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L’appartement
-tourna. Il n’y voyait plus.</p>
-
-<p>Il lui fit cadeau d’une paire de bottines et la régalait souvent d’un
-verre d’anisette...</p>
-
-<p>Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois,
-allumait le feu, poussait l’attention jusqu’à nettoyer les chaussures
-de Bouvard.</p>
-
-<p>Mélie ne s’évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et Pécuchet
-ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le
-satisfaire.</p>
-
-<p>Bouvard faisait assidûment la cour à M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui
-craquait comme le harnais d’un cheval, tout en maniant par contenance
-sa longue chaîne d’or.</p>
-
-<p>Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou «défunt son
-mari», autrefois huissier à Livarot.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_246">246</span></p>
-
-<p>Puis elle s’informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître «ses
-farces de jeune homme», sa fortune incidemment, par quels intérêts il
-était lié à Pécuchet.</p>
-
-<p>Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dînait chez elle, la
-netteté du service, l’excellence de la table. Une suite de plats d’une
-saveur profonde, que coupait par intervalles égaux un vieux pomard,
-les menait jusqu’au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre
-le café;—et M<sup>me</sup> Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la
-soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d’un duvet noir.</p>
-
-<p>Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard.
-Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui
-passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne
-recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d’une amplitude et
-d’une consistance merveilleuses.</p>
-
-<p>Un soir que la cuisine de Mélie l’avait dégoûté, il eut une joie en
-entrant dans le salon de M<sup>me</sup> Bordin. C’est là qu’il aurait fallu
-vivre!</p>
-
-<p>Le globe de la lampe, couvert d’un papier rose, épandait une lumière
-tranquille. Elle était assise auprès du feu, et son pied passait le
-bord de sa robe. Dès les premiers mots, l’entretien tomba.</p>
-
-<p>Cependant elle le regardait les cils à demi fermés, d’une manière
-langoureuse, avec obstination.</p>
-
-<p>Bouvard n’y tint plus!—et s’agenouillant sur le parquet, il
-bredouilla: «Je vous aime! Marions-nous!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_247">247</span></p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Bordin respira fortement, puis, d’un air ingénu, dit qu’il
-plaisantait; sans doute, on allait se moquer, ce n’était pas
-raisonnable. Cette déclaration l’étourdissait.</p>
-
-<p>Bouvard objecta qu’ils n’avaient besoin du consentement de personne.
-«Qui vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque
-pareille, un <i>B</i>! Nous unirons nos majuscules.»</p>
-
-<p>L’argument lui plut. Mais une affaire majeure l’empêchait de se décider
-avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.</p>
-
-<p>Elle eut la délicatesse de le reconduire,—escortée de Marianne, qui
-portait un falot.</p>
-
-<p>Les deux amis s’étaient caché leur passion.</p>
-
-<p>Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si
-Bouvard s’y opposait, il l’emmènerait vers d’autres lieux, fût-ce en
-Algérie, où l’existence n’est pas chère! Mais rarement il formait de
-ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences.</p>
-
-<p>Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que
-Pécuchet ne s’y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.</p>
-
-<p>Un après-midi de la semaine suivante,—c’était chez elle, dans son
-jardin, les bourgeons commençaient à s’ouvrir, et il y avait, entre
-les nuées, de grands espaces bleus; elle se baissa pour cueillir des
-violettes et dit, en les présentant:</p>
-
-<p>«Saluez M<sup>me</sup> Bouvard!</p>
-
-<p>—Comment! Est-ce vrai?</p>
-
-<p>—Parfaitement vrai.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_248">248</span></p>
-
-<p>Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa.—«Quel homme!»
-Puis, devenue sérieuse, l’avertit que bientôt elle lui demanderait une
-faveur.</p>
-
-<p>«Je vous l’accorde!»</p>
-
-<p>Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.</p>
-
-<p>Personne jusqu’au dernier moment n’en devait rien savoir.</p>
-
-<p>«Convenu!»</p>
-
-<p>Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.</p>
-
-<p>Pécuchet, le matin du même jour, s’était promis de mourir s’il
-n’obtenait pas les faveurs de sa bonne,—et il l’avait accompagnée dans
-la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l’audace.</p>
-
-<p>Plusieurs fois, elle avait voulu s’en aller; mais il la retenait
-pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des
-tonneaux, cela durait depuis longtemps.</p>
-
-<p>Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite,
-les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.</p>
-
-<p>«M’aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.</p>
-
-<p>—Oui! je vous aime.</p>
-
-<p>—Eh bien, alors, prouve-le-moi!»</p>
-
-<p>Et, l’enveloppant du bras gauche, il commença de l’autre main à
-dégrafer son corset.</p>
-
-<p>«Vous allez me faire du mal!</p>
-
-<p>—Non! mon petit ange! N’aie pas peur!</p>
-
-<p>—Si M. Bouvard...</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span></p>
-
-<p>—Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!»</p>
-
-<p>Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s’y laissa tomber, les
-seins hors de la chemise, la tête renversée;—puis se cacha la figure
-sous un bras,—et un autre eût compris qu’elle ne manquait pas
-d’expérience.</p>
-
-<p>Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.</p>
-
-<p>Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les
-servait impassible, comme d’habitude; Pécuchet tournait les yeux pour
-éviter les siens, tandis que Bouvard, considérant les murs, songeait à
-des améliorations.</p>
-
-<p>Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.</p>
-
-<p>«La sacrée garce!</p>
-
-<p>—Qui donc?</p>
-
-<p>—M<sup>me</sup> Bordin.»</p>
-
-<p>Et il conta qu’il avait poussé la démence jusqu’à vouloir en faire sa
-femme; mais tout était fini, depuis un quart d’heure, chez Marescot.</p>
-
-<p>Elle avait prétendu recevoir en dot les <i>Écalles</i>, dont il ne pouvait
-disposer,—l’ayant, comme la ferme, soldée en partie avec l’argent d’un
-autre.</p>
-
-<p>«Effectivement! dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur à son choix!
-C’était celle-là! J’y ai mis de l’entêtement; si elle m’aimait, elle
-m’eût cédé!» La veuve, au contraire, s’était emportée en injures, avait
-dénigré son physique, sa bedaine.—«Ma bedaine! je te demande un peu.»</p>
-
-<p>Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes
-écartées.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span></p>
-
-<p>«Tu souffres? dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Oh! oui! je souffre!»</p>
-
-<p>Et, ayant fermé la porte, Pécuchet, après beaucoup d’hésitations,
-confessa qu’il venait de se découvrir une maladie secrète.</p>
-
-<p>«Toi?</p>
-
-<p>—Moi-même!</p>
-
-<p>—Ah! mon pauvre garçon! qui te l’a donnée?»</p>
-
-<p>Il devint encore plus rouge et dit d’une voix encore plus basse:</p>
-
-<p>«Ce ne peut être que Mélie!»</p>
-
-<p>Bouvard en demeura stupéfait.</p>
-
-<p>La première chose était de renvoyer la jeune personne.</p>
-
-<p>Elle protesta d’un air candide.</p>
-
-<p>Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais, honteux de sa
-turpitude, il n’osait voir le médecin.</p>
-
-<p>Bouvard imagina de recourir à Barberou.</p>
-
-<p>Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un
-docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle,
-persuadé qu’elle concernait Bouvard, et l’appela vieux roquentin, tout
-en le félicitant.</p>
-
-<p>«A mon âge! disait Pécuchet, n’est-ce pas lugubre! Mais pourquoi
-m’a-t-elle fait ça?</p>
-
-<p>—Tu lui plaisais.</p>
-
-<p>—Elle aurait dû me prévenir.</p>
-
-<p>—Est-ce que la passion raisonne!» Et Bouvard se plaignait de M<sup>me</sup>
-Bordin.</p>
-
-<p>Souvent il l’avait surprise arrêtée devant les <i>Écalles</i>, <span class="pagenum" id="Page_251">251</span> dans
-la compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,—tant de
-manœuvres pour un peu de terre!</p>
-
-<p>«Elle est avare! Voilà l’explication!»</p>
-
-<p>Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la petite salle, au coin
-du feu; Pécuchet, tout en avalant ses remèdes; Bouvard, en fumant des
-pipes,—et ils dissertaient sur les femmes.</p>
-
-<p>«Étrange besoin, est-ce un besoin? Elles poussent au crime, à
-l’héroïsme et à l’abrutissement. L’enfer sous un jupon, le paradis dans
-un baiser,—ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de
-chat,—perfidie de la mer, variété de la lune»;—ils dirent tous les
-lieux communs qu’elles ont fait répandre.</p>
-
-<p>C’était le désir d’en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords
-les prit.—Plus de femmes, n’est-ce pas? Vivons sans elles!—Et ils
-s’embrassèrent avec attendrissement.</p>
-
-<p>Il fallait réagir;—et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, imagina
-que l’hydrothérapie leur serait avantageuse.</p>
-
-<p>Germaine, revenue dès le départ de l’autre, charriait, tous les matins,
-la baignoire dans le corridor.</p>
-
-<p>Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands
-seaux d’eau,—puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les
-vit par la claire-voie,—et des personnes furent scandalisées.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_8" class="souschapitre">VIII</h2>
-</div>
-
-<p>Satisfaits de leur régime, ils voulurent s’améliorer le tempérament par
-de la gymnastique.</p>
-
-<p>Et ayant pris le <i>Manuel</i> d’Amoros, ils en parcoururent l’atlas.</p>
-
-<p>Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les
-jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux,
-chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des
-trapèzes, un tel déploiement de force et d’agilité excita leur envie.</p>
-
-<p>Cependant ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase,
-décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un
-vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin
-pour la natation, ni «une montagne de gloire», colline artificielle,
-ayant trente-deux mètres de hauteur.</p>
-
-<p>Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux,
-ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât
-horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d’un bout à
-l’autre, <span class="pagenum" id="Page_253">253</span> pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle
-des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu’en haut. Bouvard glissait,
-retombait toujours, finalement, y renonça.</p>
-
-<p>Les «bâtons orthosométiques» lui plurent davantage, c’est-à-dire deux
-manches à balai reliés par deux cordes, dont la première se passe sous
-les aisselles, la seconde sur les poignets;—et, pendant des heures, il
-gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes
-le long du corps.</p>
-
-<p>A défaut d’haltères, le charron tourna quatre morceaux de frêne,
-qui ressemblaient à des pains de sucre se terminant en goulot de
-bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant,
-par derrière; mais, trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts,
-au risque de leur broyer les jambes. N’importe, ils s’acharnèrent aux
-«mils persanes», et même, craignant qu’elles n’éclatassent, tous les
-soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.</p>
-
-<p>Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé
-un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche,
-s’élançaient du pied gauche, atteignaient l’autre bord, puis
-recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;—et
-les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses
-extraordinaires, bondissant à l’horizon.</p>
-
-<p>L’automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les
-ennuya. Que n’avaient-ils le trémoussoir <span class="pagenum" id="Page_254">254</span> ou fauteuil de poste,
-imaginé sous Louis XIV par l’abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce
-construit, où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre.</p>
-
-<p>Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux
-poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à
-chaque bout. Sitôt qu’ils l’avaient prise, l’un poussait la terre de
-ses orteils, l’autre baissait les bras jusqu’au niveau du sol; le
-premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lâchant un peu la
-cordelette, montait à son tour; en moins de cinq minutes, leurs membres
-dégouttelaient de sueur.</p>
-
-<p>Pour suivre les prescriptions du <i>Manuel</i>, ils tâchèrent de devenir
-ambidextres, jusqu’à se priver de la main droite temporairement. Ils
-firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu’il faut chanter dans
-les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient
-l’hymne n<sup>o</sup> 9: «Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.» Quand
-ils se battaient les pectoraux: «Amis, la couronne et la gloire», etc.
-Au pas de course:</p>
-
-<div class="cpoesie">
- <div class="poem">
- <div class="stanza">
- <span class="i0">A nous l’animal timide!</span><br />
- <span class="i0">Atteignons le cerf rapide!</span><br />
- <span class="i4">Oui, nous vaincrons!</span><br />
- <span class="i2">Courons! courons! courons!</span><br />
- </div>
- </div>
-</div>
-
-<p>Et, plus haletants que des chiens, ils s’animaient au bruit de leurs
-voix.</p>
-
-<p>Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de
-sauvetage.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_255">255</span></p>
-
-<p>Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans
-des sacs, et ils prièrent le maître d’école de leur en fournir
-quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se
-rabattirent sur les secours aux blessés. L’un feignait d’être évanoui,
-et l’autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de
-précautions.</p>
-
-<p>Quant aux escalades militaires, l’auteur préconise l’échelle de
-Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en
-montant par la falaise.</p>
-
-<p>D’après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble et
-l’attachèrent sous le hangar.</p>
-
-<p>Dès qu’on a enfourché le premier bâton et saisi le troisième, on jette
-ses jambes en dehors, pour que le deuxième, qui était tout à l’heure
-contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse,
-on empoigne le quatrième et l’on continue. Malgré de prodigieux
-déhanchements, il leur fut impossible d’atteindre le deuxième échelon.</p>
-
-<p>Peut-être a-t-on moins de mal en s’accrochant aux pierres avec
-les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l’attaque du
-Fort-Chambray?—et pour vous rendre capable d’une telle action, Amoros
-possède une tour dans son établissement.</p>
-
-<p>Le mur en ruine pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l’assaut.</p>
-
-<p>Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d’un trou, eut peur et
-fut pris d’étourdissement.</p>
-
-<p>Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé <span class="pagenum" id="Page_256">256</span> ce qui
-concerne les phalanges,—si bien qu’ils devaient se remettre aux
-principes.</p>
-
-<p>Ses exhortations furent vaines;—et, dans son orgueil, il aborda les
-échasses.</p>
-
-<p>La nature semblait l’y avoir destiné, car il employa tout de suite
-le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol,—et, en
-équilibre là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque
-cigogne qui se fût promenée.</p>
-
-<p>Bouvard, à la fenêtre, le vit tituber, puis s’abattre d’un bloc sur
-les haricots dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On
-le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide,—et il
-croyait s’être donné un effort.</p>
-
-<p>Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur
-âge; ils l’abandonnèrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des
-accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le muséum,
-à rêver d’autres occupations.</p>
-
-<p>Ce changement d’habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint
-très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se
-faire maigrir, mangea moins et s’affaiblit.</p>
-
-<p>Pécuchet, également, se sentait <i>miné</i>, avait des démangeaisons à la
-peau et des plaques dans la gorge. «Ça ne va pas, disait-il, ça ne va
-pas.»</p>
-
-<p>Bouvard imagina d’aller choisir à l’auberge quelques bouteilles de vin
-d’Espagne, afin de se remonter la machine.</p>
-
-<p>Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois <span class="pagenum" id="Page_257">257</span> hommes
-apportaient à Beljambe une grande table de noyer; <i>Monsieur</i> l’en
-remerciait beaucoup. Elle s’était parfaitement conduite.</p>
-
-<p>Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en
-plaisanta le clerc.</p>
-
-<p>Cependant, par toute l’Europe, en Amérique, en Australie et dans les
-Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des
-tables,—et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes,
-de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des
-escargots. La presse, offrant avec sérieux ces bourdes au public, le
-renforçait dans sa crédulité.</p>
-
-<p>Les esprits frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là
-s’étaient répandus dans le village,—et le notaire principalement les
-questionnait.</p>
-
-<p>Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée
-de tables tournantes.</p>
-
-<p>Était-ce un piège? M<sup>me</sup> Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s’y
-rendit.</p>
-
-<p>Il y avait comme assistants le maire, le percepteur, le capitaine,
-d’autres bourgeois et leurs épouses, M<sup>me</sup> Vaucorbeil, M<sup>me</sup> Bordin
-effectivement; de plus, une ancienne sous-maîtresse de M<sup>me</sup> Marescot,
-M<sup>lle</sup> Laverrière, personne un peu louche, avec des cheveux gris
-tombant en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un
-fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumé d’un habit bleu et l’air
-impertinent.</p>
-
-<p>Les deux lampes de bronze, l’étagère de curiosités, des romances à
-vignettes sur le piano, et des aquarelles <span class="pagenum" id="Page_258">258</span> minuscules dans des
-cadres exorbitants faisaient toujours l’étonnement de Chavignolles.
-Mais ce soir-là les yeux se portaient vers la table d’acajou. On
-l’éprouverait tout à l’heure, et elle avait l’importance des choses qui
-contiennent un mystère.</p>
-
-<p>Douze invités prirent place autour d’elle, les mains étendues, les
-petits doigts se touchant. On n’entendait que le battement de la
-pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.</p>
-
-<p>Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans
-les bras. Pécuchet était incommodé.</p>
-
-<p>«Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.</p>
-
-<p>—Pas du tout!</p>
-
-<p>—Si fait!</p>
-
-<p>—Ah! monsieur!»</p>
-
-<p>Le notaire les calma.</p>
-
-<p>A force de tendre l’oreille, on crut distinguer des craquements de
-bois.—Illusion! Rien ne bougeait.</p>
-
-<p>L’autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de
-Lisieux et qu’on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait
-si bien marché! Mais celle-là aujourd’hui montrait un entêtement...
-Pourquoi?</p>
-
-<p>Le tapis sans doute la contrariait,—et on passa dans la salle à manger.</p>
-
-<p>Le meuble choisi fut un large guéridon où s’installèrent Pécuchet,
-Girbal, M<sup>me</sup> Marescot et son cousin M. Alfred.</p>
-
-<p>Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la <span class="pagenum" id="Page_259">259</span> droite; les
-opérateurs, sans déranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de
-lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.</p>
-
-<p>Alors M. Alfred articula d’une voix haute:</p>
-
-<p>«Esprit, comment trouves-tu ma cousine?»</p>
-
-<p>Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups.</p>
-
-<p>D’après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des
-lettres, cela signifiait <i>charmante</i>. Des bravos éclatèrent.</p>
-
-<p>Puis Marescot, taquinant M<sup>me</sup> Bordin, somma l’esprit de déclarer
-l’âge exact qu’elle avait.</p>
-
-<p>Le pied du guéridon retomba cinq fois.</p>
-
-<p>«Comment? cinq ans? s’écria Girbal.</p>
-
-<p>—Les dizaines ne comptent pas», reprit Foureau.</p>
-
-<p>La veuve sourit, intérieurement vexée.</p>
-
-<p>Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l’alphabet était
-compliqué. Mieux valait la planchette, moyen expéditif, et dont
-M<sup>lle</sup> Laverrière s’était même servie pour noter sur un album les
-communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin,
-Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d’Aumale;
-M. Alfred en promit une à la sous-maîtresse:</p>
-
-<p>«Mais pour le quart d’heure, un peu de piano, n’est-ce pas? Une
-mazurke!»</p>
-
-<p>Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille,
-disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la
-robe qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête,
-il arrondissait son bras. On <span class="pagenum" id="Page_260">260</span> admirait la grâce de l’une, l’air
-fringant de l’autre; et, sans attendre les petits fours, Pécuchet se
-retira, ébahi de la soirée.</p>
-
-<p>Il eut beau répéter: «Mais j’ai vu! j’ai vu!» Bouvard niait les faits
-et néanmoins consentit à expérimenter lui-même.</p>
-
-<p>Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi, en face l’un
-de l’autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une
-corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.</p>
-
-<p>Le phénomène des tables tournantes n’en est pas moins certain. Le
-vulgaire l’attribue à des esprits, Faraday au prolongement de l’action
-nerveuse, Chevreul à l’inconscience des efforts, ou peut-être, comme
-l’admet Ségouin, se dégage-t-il de l’assemblage des personnes une
-impulsion, un courant magnétique?</p>
-
-<p>Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le
-<i>Guide du Magnétiseur</i>, par Montacabère, le relut attentivement et
-initia Bouvard à la théorie.</p>
-
-<p>Tous les corps animés reçoivent et communiquent l’influence des astres.
-Propriété analogue à la vertu de l’aimant. En dirigeant cette force on
-peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer,
-s’est développée,—mais il importe toujours de verser le fluide et de
-faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.</p>
-
-<p>«Eh bien, endors-moi! dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Impossible, répliqua Pécuchet; pour subir l’action magnétique et pour
-la transmettre, la foi est indispensable.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span></p>
-
-<p>Puis, considérant Bouvard:</p>
-
-<p>«Ah! quel dommage.</p>
-
-<p>—Comment?</p>
-
-<p>—Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n’y aurait pas de
-magnétiseur comme toi!»</p>
-
-<p>Car il possédait tout ce qu’il faut: l’abord prévenant, une
-constitution robuste et un moral solide.</p>
-
-<p>Cette faculté qu’on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se
-plongea sournoisement dans Montacabère.</p>
-
-<p>Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d’oreilles qui
-l’assourdissaient, il dit un soir d’un ton négligé:</p>
-
-<p>«Si on essayait du magnétisme?»</p>
-
-<p>Elle ne s’y refusa pas. Il s’assit devant elle, lui prit les deux
-pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s’il n’eût fait
-autre chose de toute sa vie.</p>
-
-<p>La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir
-le cou; ses yeux se fermèrent, et, tout doucement, elle se mit à
-ronfler. Au bout d’une heure, qu’ils la contemplaient, Pécuchet dit à
-voix basse:</p>
-
-<p>«Que sentez-vous?»</p>
-
-<p>Elle se réveilla.</p>
-
-<p>Plus tard sans doute la lucidité viendrait.</p>
-
-<p>Ce succès les enhardit, et, reprenant avec aplomb l’exercice de la
-médecine, ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs
-intercostales; Migraine, le maçon, affecté d’une névrose de l’estomac;
-la mère Varin, dont l’encéphaloïde sous la clavicule exigeait, <span class="pagenum" id="Page_262">262</span>
-pour se nourrir, des emplâtres de viande; un goutteux, le père Lemoine,
-qui se traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique,
-bien d’autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.</p>
-
-<p>Après l’exploration de la maladie, ils s’interrogeaient du regard
-pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands
-ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales,
-transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l’un en
-avait trop, l’autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient
-les observations sur le journal du traitement.</p>
-
-<p>Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait
-Bouvard, et sa réputation parvint jusqu’à Falaise, quand il eut guéri
-la Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.</p>
-
-<p>Elle sentait comme un clou à l’occiput, parlait d’une voix rauque,
-restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre
-ou du charbon. Ses crises nerveuses, débutant par des sanglots,
-se terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous
-les remèdes, depuis les tisanes jusqu’aux moxas, si bien que, par
-lassitude, elle accepta les offres de Bouvard.</p>
-
-<p>Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit
-à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un
-bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa
-un doigt entre les sourcils au haut du nez; tout à coup elle devint
-inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa <span class="pagenum" id="Page_263">263</span> tête garda les
-attitudes qu’il voulut, et les paupières à demi closes, en vibrant d’un
-mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui
-roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.</p>
-
-<p>Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce
-qu’elle éprouvait maintenant? elle distinguait l’intérieur de son corps.</p>
-
-<p>«Qu’y voyez-vous?</p>
-
-<p>—Un ver.</p>
-
-<p>—Que faut-il pour le tuer?»</p>
-
-<p>Son front se plissa:</p>
-
-<p>«Je cherche...; je ne peux pas, je ne peux pas.»</p>
-
-<p>A la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d’orties; à la
-troisième, de l’herbe au chat. Les crises s’atténuèrent, disparurent.
-C’était vraiment comme un miracle.</p>
-
-<p>L’addigitation nasale ne réussit point avec les autres, et, pour amener
-le somnambulisme, ils projetèrent de construire un baquet mesmérien.
-Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une
-vingtaine de bouteilles quand un scrupule l’arrêta. Parmi les malades,
-il viendrait des personnes du sexe.</p>
-
-<p>«Et que ferons-nous, s’il leur prend des accès d’érotisme furieux?»</p>
-
-<p>Cela n’eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage
-peut-être, mieux valait s’abstenir. Ils se contentèrent d’un harmonica
-et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les
-enfants.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_264">264</span></p>
-
-<p>Un jour que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons
-cristallins l’exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer
-des plaintes; la musique continua.</p>
-
-<p>«Assez! assez!» criait-il.</p>
-
-<p>—Un peu de patience», répétait Bouvard.</p>
-
-<p>Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument
-vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut, attiré par
-le vacarme:</p>
-
-<p>«Comment, encore vous?» s’écria-t-il, furieux de les retrouver toujours
-chez ses clients.</p>
-
-<p>Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors, il tonna contre le
-magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de
-l’imagination.</p>
-
-<p>Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l’affirme, et M.
-Fontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n’avaient pas de
-lionne, mais le hasard leur offrit une autre bête.</p>
-
-<p>Car le lendemain, à six heures, un valet de charrue vint leur dire
-qu’on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.</p>
-
-<p>Ils y coururent.</p>
-
-<p>Les pommiers étaient en fleurs, et l’herbe, dans la cour, fumait sous
-le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d’un drap, une
-vache beuglait, grelottante des seaux d’eau qu’on lui jetait sur le
-corps, et, démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.</p>
-
-<p>Sans doute elle avait pris du «venin» en pâturant dans les trèfles.
-Le père et la mère Gouy se désolaient, <span class="pagenum" id="Page_265">265</span> car le vétérinaire ne
-pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l’enflure ne
-voulait pas se déranger; mais ces messieurs, dont la bibliothèque était
-célèbre, devaient connaître un secret.</p>
-
-<p>Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l’un devant les
-cornes, l’autre à la croupe, et avec de grands efforts intérieurs et
-une gesticulation frénétique, ils écartaient les doigts pour épandre
-sur l’animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son
-épouse, leur garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.</p>
-
-<p>Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache
-provoquèrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle émit un
-vent, Pécuchet dit alors:</p>
-
-<p>«C’est une porte ouverte à l’espérance, un débouché, peut-être.»</p>
-
-<p>Le débouché s’opéra, l’espérance jaillit dans un paquet de matières
-jaunes éclatant avec la force d’un obus. Les cœurs se desserrèrent,
-la vache dégonfla. Une heure après, il n’y paraissait plus.</p>
-
-<p>Ce n’était pas l’effet de l’imagination, certainement. Donc le fluide
-contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des
-objets où on ira la prendre sans qu’elle se trouve affaiblie. Un tel
-moyen épargne des déplacements. Ils l’adoptèrent, et ils envoyaient à
-leurs pratiques des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de
-l’eau magnétisée, du pain magnétisé.</p>
-
-<p>Puis, continuant leurs études, ils abandonnèrent les <span class="pagenum" id="Page_266">266</span> passes pour
-le système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre,
-au tronc duquel une corde s’enroule.</p>
-
-<p>Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le
-préparèrent en l’embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc
-fut établi en dessous. Leurs habitués s’y rangeaient, et ils obtinrent
-des résultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le
-convièrent à une séance avec les notables du pays.</p>
-
-<p>Pas un n’y manqua.</p>
-
-<p>Germaine les reçut dans la petite salle, en priant «de faire excuse»,
-ses maîtres allaient venir.</p>
-
-<p>De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C’étaient des
-malades qu’elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du
-coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la
-peinture s’éraillant, et le jardin était lamentable. Du bois mort
-partout! Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.</p>
-
-<p>Pécuchet se présenta.</p>
-
-<p>«A vos ordres, messieurs!»</p>
-
-<p>Et l’on vit au fond, sous le poirier d’Édouïn, plusieurs personnes
-assises.</p>
-
-<p>Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting
-avec une calotte de cuir, s’abandonnait à des frissons occasionnés par
-sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l’estomac,
-grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa grosseur, portait
-un châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans des
-savates, avait ses béquilles <span class="pagenum" id="Page_267">267</span> sous les jarrets, et la Barbée, en
-costume des dimanches, était pâle extraordinairement.</p>
-
-<p>De l’autre côté de l’arbre, on trouva d’autres personnes: une femme
-à figure d’albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le
-visage d’une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes
-bleues. Un vieillard, dont une contracture déformait l’échine, heurtait
-de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d’idiot, couvert
-d’une blouse en loques et d’un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal
-recousu laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa
-joue tuméfiée par une énorme fluxion.</p>
-
-<p>Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l’arbre, et des
-oiseaux chantaient; l’odeur du gazon attiédi se roulait dans l’air. Le
-soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse.</p>
-
-<p>Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières.</p>
-
-<p>«Jusqu’à présent, ce n’est pas drôle, dit Foureau.</p>
-
-<p>—Commencez, je m’éloigne une minute.»</p>
-
-<p>Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte
-aux pipes.</p>
-
-<p>Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa
-bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui
-l’électricité, et en même temps Bouvard étreignait l’arbre, dans le but
-d’accroître le fluide.</p>
-
-<p>Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l’homme à
-la contracture ne bougea plus. <span class="pagenum" id="Page_268">268</span> On pouvait maintenant s’approcher
-d’eux, leur faire subir toutes les épreuves.</p>
-
-<p>Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l’oreille Chamberlan, qui
-tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente; le
-goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un
-rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour
-l’éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le docteur l’ayant
-refusée, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les
-narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une épingle
-sous la peau.</p>
-
-<p>«Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d’étonnant, après tout! une
-hystérique! le diable y perdrait son latin!</p>
-
-<p>—Celle-là, dit Pécuchet en désignant Victoire, la femme scrofuleuse,
-est un médecin! elle reconnaît les affections et indique les remèdes.»</p>
-
-<p>Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe; il n’osa; mais
-Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes.</p>
-
-<p>Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire,
-et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres
-frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du «valum
-bécum».</p>
-
-<p>Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra
-qu’elle voulait dire «de l’album græcum», mot entrevu peut-être dans la
-pharmacie.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_269">269</span></p>
-
-<p>Puis il aborda le père Lemoine, qui, selon Bouvard, percevait les
-objets à travers les corps opaques.</p>
-
-<p>C’était un ancien maître d’école tombé dans la crapule. Des cheveux
-blancs s’éparpillaient autour de sa figure, et, adossé contre
-l’arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil, d’une façon
-majestueuse.</p>
-
-<p>Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate, et Bouvard,
-lui présentant un journal, dit impérieusement:</p>
-
-<p>«Lisez!»</p>
-
-<p>Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la
-tête et finit par épeler:</p>
-
-<p>«Cons-ti-tu-tion-nel.»</p>
-
-<p>Mais avec de l’adresse on fait glisser tous les bandeaux!</p>
-
-<p>Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s’aventura jusqu’à
-prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement
-dans sa propre maison.</p>
-
-<p>«Soit», répondit le docteur.</p>
-
-<p>Et, ayant tiré sa montre:</p>
-
-<p>«A quoi ma femme s’occupe-t-elle?»</p>
-
-<p>La Barbée hésita longtemps; puis, d’un air maussade:</p>
-
-<p>«Hein! quoi? Ah! j’y suis! Elle coud des rubans à un chapeau de paille.»</p>
-
-<p>Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et écrivit un billet que
-le clerc de Marescot s’empressa de porter.</p>
-
-<p>La séance était finie. Les malades s’en allèrent.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_270">270</span></p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet, en somme, n’avaient pas réussi. Cela tenait-il
-à la température ou à l’odeur du tabac, ou au parapluie de l’abbé
-Jeufroy qui avait une garniture de cuivre, métal contraire à l’émission
-fluidique?</p>
-
-<p>Vaucorbeil haussa les épaules.</p>
-
-<p>Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze,
-Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or ces maîtres affirment que des
-somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des
-opérations cruelles.</p>
-
-<p>L’abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des
-brahmanes parcourir une voûte la tête en bas; le grand Lama, au Tibet,
-se fend les boyaux pour rendre des oracles.</p>
-
-<p>«Plaisantez-vous? dit le médecin.</p>
-
-<p>—Nullement!</p>
-
-<p>—Allons donc? Quelle farce!»</p>
-
-<p>Et la question se détournant, chacun produisit des anecdotes.</p>
-
-<p>«Moi, dit l’épicier, j’ai eu un chien qui était toujours malade quand
-le mois commençait par un vendredi.</p>
-
-<p>—Nous étions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis né un
-14, mon mariage eut lieu un 14, et le jour de ma fête tombe un 14!
-Expliquez-moi ça.»</p>
-
-<p>Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu’il aurait
-le lendemain à son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte.</p>
-
-<p>Le curé alors fit cette réflexion:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_271">271</span></p>
-
-<p>«Pourquoi ne pas voir là dedans tout simplement...</p>
-
-<p>—Les démons, n’est-ce pas?» dit Vaucorbeil.</p>
-
-<p>L’abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.</p>
-
-<p>Marescot parla de la Pythie de Delphes.</p>
-
-<p>«Sans aucun doute, des miasmes.</p>
-
-<p>—Ah! les miasmes, maintenant.</p>
-
-<p>—Moi, j’admets un fluide, reprit Bouvard.</p>
-
-<p>—Nervoso-sidéral, ajouta Pécuchet.</p>
-
-<p>—Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D’ailleurs, les fluides
-sont démodés; écoutez-moi.»</p>
-
-<p>Vaucorbeil alla plus loin se mettre à l’ombre. Les bourgeois le
-suivirent.</p>
-
-<p>«Si vous dites à un enfant: «Je suis un loup, je vais te manger», il se
-figure que vous êtes un loup et il a peur; c’est donc un rêve commandé
-par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l’on
-voudra. Il se souvient et n’imagine pas, obéit toujours, n’a que des
-sensations quand il croit penser. De cette manière les crimes sont
-suggérés et des gens vertueux pourront se voir bêtes féroces et devenir
-anthropophages.»</p>
-
-<p>Involontairement on regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des
-périls pour la société.</p>
-
-<p>Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre
-de M<sup>me</sup> Vaucorbeil.</p>
-
-<p>Le docteur la décacheta, pâlit et enfin lut ces mots:</p>
-
-<p>«Je couds des rubans à un chapeau de paille.»</p>
-
-<p>La stupéfaction empêcha de rire.</p>
-
-<p>«Une coïncidence, parbleu! Ça ne prouve rien.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_272">272</span></p>
-
-<p>Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se
-retourna sur la porte pour leur dire:</p>
-
-<p>«Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!»</p>
-
-<p>Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement:</p>
-
-<p>«Êtes-vous fou? sans ma permission! Des manœuvres défendues par
-l’Église!»</p>
-
-<p>Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pécuchet causaient sur
-le vigneau avec l’instituteur, quand Marcel débusqua du verger, la
-mentonnière défaite, et il bredouillait:</p>
-
-<p>«Guéri! guéri! Bons messieurs!</p>
-
-<p>—Bien! assez! laissez-nous tranquilles!</p>
-
-<p>—Ah! bons messieurs, je vous aime! serviteur!»</p>
-
-<p>Petit, homme de progrès, avait trouvé l’explication du médecin terre
-à terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches.
-Elle exclut le peuple: à la vieille analyse du moyen âge, il est
-temps que succède une synthèse large et primesautière! La vérité doit
-s’obtenir par le cœur, et, se déclarant spiritiste, il indiqua
-plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe
-d’une aurore.</p>
-
-<p>Ils se les firent envoyer.</p>
-
-<p>Le spiritisme pose en dogme l’amélioration fatale de notre espèce.
-La terre un jour deviendra le ciel, et c’est pourquoi cette doctrine
-charmait l’instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint
-Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des <span class="pagenum" id="Page_273">273</span> fragments
-dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle
-est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les
-mondes supérieurs.</p>
-
-<p>Les esprits, après la mort et dans l’extase, y sont transportés. Mais
-quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les
-meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la
-nature et les plaisirs des arts.</p>
-
-<p>Cependant plusieurs d’entre nous possèdent une trompe aromale,
-c’est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les
-cheveux jusqu’aux planètes et nous permet de converser avec les esprits
-de Saturne; les choses intangibles n’en sont pas moins réelles, et de
-la terre aux astres, des astres à la terre, c’est un va-et-vient, une
-transmission, un échange continu.</p>
-
-<p>Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d’inspirations désordonnées,
-et quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre
-contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplés d’esprits.</p>
-
-<p>Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d’un an, il a
-exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a
-vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a
-vu Moïse, et, en 1736, il a même vu le jugement dernier.</p>
-
-<p>Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.</p>
-
-<p>On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises,
-absolument comme chez nous.</p>
-
-<p>Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées <span class="pagenum" id="Page_274">274</span> sur des
-feuillets, devisent des choses du ménage ou bien de matières
-spirituelles, et les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux qui,
-dans leur vie terrestre, ont cultivé l’Ecriture sainte.</p>
-
-<p>Quant à l’enfer, il est plein d’une odeur nauséabonde, avec des
-cahutes, des tas d’immondices, des fondrières, des personnes mal
-habillées.</p>
-
-<p>Et Pécuchet s’abîmait l’intellect pour comprendre ce qu’il y a de beau
-dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d’un imbécile.
-Tout cela dépasse les bornes de la nature! Qui les connaît cependant?
-Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes:</p>
-
-<p>Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des
-passions violentes en remuera d’autres; mais comment la seule volonté
-agirait-elle sur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on, mûrit les
-raisins; M. Gervais a ranimé un héliotrope; un plus fort, à Toulouse,
-écarte les nuages.</p>
-
-<p>Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous?
-L’od, un nouvel impondérable, une sorte d’électricité, n’est pas autre
-chose peut-être. Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés
-croient voir: les feux errants des cimetières, la forme des fantômes.</p>
-
-<p>Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons
-extraordinaires des possédés, pareils à ceux des somnambules, auraient
-une cause physique?</p>
-
-<p>Quelle qu’en soit l’origine, il y a une essence, un agent, secret et
-universel. Si nous pouvions le tenir, <span class="pagenum" id="Page_275">275</span> on n’aurait pas besoin de la
-force, de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une
-minute; tout miracle serait praticable et l’univers à notre disposition.</p>
-
-<p>La magie provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On
-a sans doute exagéré sa valeur, mais elle n’est pas un mensonge. Des
-Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges. Tous les voyageurs
-le déclarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt
-l’aiguille aimantée.</p>
-
-<p>Comment devenir magicien? Cette idée leur parut folle d’abord, mais
-elle revint, les tourmenta, et ils cédèrent, tout en affectant d’en
-rire.</p>
-
-<p>Un régime préparatoire est indispensable.</p>
-
-<p>Afin de mieux s’exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et, voulant
-faire de Germaine un médium plus délicat, rationnèrent sa nourriture.
-Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d’eau-de-vie, qu’elle
-acheva promptement de s’alcooliser. Leurs promenades dans le corridor
-la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses
-bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait
-sortir des murs. Un jour qu’elle avait mis, le matin, un carrelet dans
-la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva
-désormais plus mal et finit par croire qu’ils lui avaient jeté un sort.</p>
-
-<p>Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque
-réciproquement et se firent des sachets de belladone, enfin ils
-adoptèrent la boîte magique: une petite boîte d’où s’élève un
-champignon hérissé de <span class="pagenum" id="Page_276">276</span> clous et que l’on garde sur le cœur
-par le moyen d’un ruban attaché à la poitrine. Tout rata; mais ils
-pouvaient employer le cercle de Dupotet.</p>
-
-<p>Pécuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire,
-afin d’y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits
-ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d’un air
-pontifical:</p>
-
-<p>«Je te défie de le franchir!»</p>
-
-<p>Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son cœur battit, ses
-yeux se troublaient.</p>
-
-<p>«Ah! finissons!»</p>
-
-<p>Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable.</p>
-
-<p>Pécuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaître
-un mort.</p>
-
-<p>Sous le Directoire, un homme, rue de l’Échiquier, montrait les victimes
-de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit
-une apparence, qu’importe! il s’agit de la produire.</p>
-
-<p>Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel;
-mais il n’avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature,
-pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer
-son père; et comme il témoignait de la répugnance, Pécuchet lui demanda:</p>
-
-<p>«Que crains-tu?</p>
-
-<p>—Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!»</p>
-
-<p>Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille
-tête de mort. Un couturier leur <span class="pagenum" id="Page_277">277</span> tailla deux houppelandes noires,
-avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur
-apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à
-l’œuvre, l’un curieux de l’exécuter, l’autre ayant peur d’y croire.</p>
-
-<p>Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient
-au bord de la table poussée contre le mur, sous le portrait du père
-Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une
-chandelle dans l’intérieur du crâne, et des rayons se projetaient par
-les deux orbites.</p>
-
-<p>Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait
-derrière; et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’âtre des
-poignées de soufre.</p>
-
-<p>Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce
-jour-là étant un vendredi,—jour qui appartient à Béchet,—on devait
-s’occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de
-gauche, fléchi le menton et levé les bras, commença:</p>
-
-<p>«Par Éthaniel, Anazin, Ischyros...»</p>
-
-<p>Il avait oublié le reste.</p>
-
-<p>Pécuchet, bien vite, souffla les mots, notés sur un carton:</p>
-
-<p>«Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messiasos (la kyrielle était
-longue), je te conjure, je t’observe, je t’ordonne, ô Béchet!»</p>
-
-<p>Puis, baissant la voix:</p>
-
-<p>«Où es-tu, Béchet? Béchet! Béchet! Béchet!»</p>
-
-<p>Bouvard s’affaissa dans le fauteuil, et il était bien aise de ne pas
-voir Béchet, un instinct lui reprochant <span class="pagenum" id="Page_278">278</span> sa tentative comme un
-sacrilège. Où était l’âme de son père? Pouvait-elle l’entendre? Si tout
-à coup elle allait venir?</p>
-
-<p>Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par
-un carreau fêlé,—et les cierges balançaient des ombres sur le crâne
-de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait
-également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient
-plus de lumière; mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de
-la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre,
-poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris; et la toile, à
-demi déclouée, oscillait, palpitait.</p>
-
-<p>Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche
-d’un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de
-Pécuchet, et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe
-lui serrait l’épigastre; le plancher, comme une onde, fuyait sous
-ses talons; le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à
-grosses volutes; des chauves-souris en même temps tournoyaient; un cri
-s’éleva:—qui était-ce?</p>
-
-<p>Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées,
-que leur effroi en redoublait, n’osant faire un geste ni même parler;
-quand derrière la porte ils entendirent des gémissements comme ceux
-d’une âme en peine.</p>
-
-<p>Enfin, ils se hasardèrent.</p>
-
-<p>C’était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la
-cloison, avait cru voir le diable, et, à genoux <span class="pagenum" id="Page_279">279</span> dans le corridor,
-elle multipliait les signes de croix.</p>
-
-<p>Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même, ne voulant
-plus servir des gens pareils.</p>
-
-<p>Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre eux
-une sourde coalition entretenue par l’abbé Jeufroy, M<sup>me</sup> Bordin et
-Foureau.</p>
-
-<p>Leur manière de vivre, qui n’était pas celle des autres, déplaisait.
-Ils devinrent suspects et même inspiraient une vague terreur.</p>
-
-<p>Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur
-domestique. A défaut d’un autre, ils avaient pris Marcel.</p>
-
-<p>Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa
-personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard, dans les champs,
-et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes
-mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui
-convenait, pourvu que le morceau fût gros, et il était doux comme un
-mouton, mais entièrement stupide.</p>
-
-<p>La reconnaissance l’avait poussé à s’offrir comme serviteur chez MM.
-Bouvard et Pécuchet;—et puis, les croyant sorciers, il espérait des
-gains extraordinaires.</p>
-
-<p>Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de
-Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d’or. L’anecdote
-est rapportée dans les historiens de Falaise, ils ignoraient la suite:
-douze frères, avant de partir pour un voyage, avaient caché douze
-lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu’à
-Bretteville,—et Marcel supplia <span class="pagenum" id="Page_280">280</span> ses maîtres de recommencer les
-recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis
-au moment de l’émigration.</p>
-
-<p>C’était le cas d’employer la baguette divinatoire. Les vertus en
-sont douteuses. Ils étudièrent la question cependant et apprirent
-qu’un certain Pierre Garnier donne, pour les défendre, des raisons
-scientifiques: les sources et les métaux projetteraient des corpuscules
-en affinité avec le bois.</p>
-
-<p>Cela n’est guère probable. Qui sait pourtant? Essayons!</p>
-
-<p>Ils se taillèrent une fourchette de coudrier,—et un matin partirent à
-la découverte du trésor.</p>
-
-<p>«Il faudra le rendre, dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Ah! non! par exemple!»</p>
-
-<p>Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta: «La route de
-Chavignolles à Bretteville!—était-ce l’ancienne ou la nouvelle? Ce
-devait être l’ancienne!»</p>
-
-<p>Ils rebroussèrent chemin et parcoururent les alentours, au hasard, le
-tracé de la vieille route n’étant pas facile à reconnaître.</p>
-
-<p>Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse.
-Toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler;
-Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches,
-la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu’une force, et comme
-un crampon la tirait vers le sol,—et Marcel bien vite faisait une
-entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_281">281</span></p>
-
-<p>Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s’ouvrit, ses prunelles
-se convulsèrent. Bouvard l’interpella, le secoua par les épaules; il ne
-remua pas et demeurait inerte, absolument comme la Barbée.</p>
-
-<p>Puis il conta qu’il avait senti autour du cœur une sorte de
-déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute;—et il
-ne voulait plus y toucher.</p>
-
-<p>Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres.
-Marcel, avec une bêche, creusait des trous, jamais la fouille n’amenait
-rien,—et ils étaient extrêmement penauds. Pécuchet s’assit au bord
-d’un fossé; et comme il rêvait, la tête levée, s’efforçant d’entendre
-la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s’il en
-avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette; l’extase
-de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante.</p>
-
-<p>Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut:
-c’était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le
-hélèrent.</p>
-
-<p>La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner
-Pécuchet, il lui souleva sa casquette,—et, apercevant un front couvert
-de plaques cuivrées:</p>
-
-<p>«Ah! ah! <i>fructus belli!</i>—ce sont des syphilides, mon bonhomme,
-soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l’amour.»</p>
-
-<p>Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur
-une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans
-l’atlas d’Amoros.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_282">282</span></p>
-
-<p>Les paroles du docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en
-l’air,—et tout à coup fut ressaisi.</p>
-
-<p>Vaucorbeil l’observait, puis d’une chiquenaude il fit tomber sa
-casquette.</p>
-
-<p>Pécuchet recouvra ses facultés.</p>
-
-<p>«Je m’en doutais, dit le médecin, la visière vernie vous hypnotise
-comme un miroir, et ce phénomène n’est pas rare chez les personnes qui
-considèrent un corps brillant avec trop d’attention.»</p>
-
-<p>Il indiqua comment pratiquer l’expérience sur des poules, enfourcha son
-bidet et disparut lentement.</p>
-
-<p>Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal dressé à
-l’horizon dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin
-noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C’était, suivant
-l’usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient les dindes
-se rengorgeant au soleil.</p>
-
-<p>«Entrons.» Et Pécuchet aborda le fermier, qui consentit à leur demande.</p>
-
-<p>Avec du blanc d’Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir,
-lièrent les pattes d’un dindon, puis l’étendirent à plat ventre, le bec
-posé sur la raie. La bête ferma les yeux et bientôt sembla morte. Il en
-fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet qui
-les rangeait de côté dès qu’elles étaient engourdies. Les gens de la
-ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria, une petite fille
-pleurait.</p>
-
-<p>Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient
-progressivement, mais on ne savait pas les <span class="pagenum" id="Page_283">283</span> conséquences. A une
-objection un peu rêche de Pécuchet, le fermier empoigna sa fourche.</p>
-
-<p>«Filez, nom de Dieu! ou je vous crève la paillasse!»</p>
-
-<p>Ils détalèrent.</p>
-
-<p>N’importe! le problème était résolu; l’extase dépend d’une cause
-matérielle.</p>
-
-<p>Qu’est donc la matière? Qu’est-ce que l’esprit? D’où vient l’influence
-de l’une sur l’autre,—et réciproquement?</p>
-
-<p>Pour s’en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire,
-dans Bossuet, dans Fénelon,—et même ils reprirent un abonnement à un
-cabinet de lecture.</p>
-
-<p>Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des œuvres
-ou la difficulté de l’idiome, mais Jouffroy et Damiron les initièrent à
-la philosophie moderne,—et ils avaient des auteurs touchant celle du
-siècle passé.</p>
-
-<p>Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d’Helvétius;
-Pécuchet, de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s’attachait
-à l’expérience, l’idéal était tout pour le second. Il y avait de
-l’Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là,—et ils discutaient.</p>
-
-<p>«L’âme est immatérielle! disait l’un.</p>
-
-<p>—Nullement! disait l’autre, la folie, le chloroforme, une saignée la
-bouleversent, et puisqu’elle ne pense pas toujours, elle n’est point
-une substance ne faisant que penser.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_284">284</span></p>
-
-<p>—Cependant, objecta Pécuchet, j’ai en moi-même quelque chose de
-supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit.</p>
-
-<p>—Un être dans l’être? l’<i>homo duplex</i>! allons donc! Des tendances
-différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout.</p>
-
-<p>—Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les
-changements du dehors. Donc elle est simple, indivisible et partant
-spirituelle!</p>
-
-<p>—Si l’âme était simple, répliqua Bouvard, le nouveau-né se
-rappellerait, imaginerait comme l’adulte. La pensée, au contraire,
-suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum
-d’une rose, ou l’appétit d’un loup, pas plus qu’une volition ou une
-affirmation, ne se coupent en deux.</p>
-
-<p>—Ça n’y fait rien! dit Pécuchet, l’âme est exempte des qualités de la
-matière!</p>
-
-<p>—Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or, si la matière peut
-tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme
-doit finir, et, dépendante des organes, disparaître avec eux.</p>
-
-<p>—Moi! je la prétends immortelle! Dieu ne peut vouloir...</p>
-
-<p>—Mais si Dieu n’existe pas?</p>
-
-<p>—Comment? «Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes:» Primo,
-Dieu est compris dans l’idée que nous en avons; secundo, l’existence
-lui est possible; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de
-l’infini?—et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu,
-donc Dieu existe!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_285">285</span></p>
-
-<p>Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au
-besoin d’un créateur.</p>
-
-<p>«Quand je vois une horloge...</p>
-
-<p>—Oui! oui! connu! mais où est le père de l’horloger?</p>
-
-<p>—Il faut une cause, pourtant!»</p>
-
-<p>Bouvard doutait des causes.</p>
-
-<p>«De ce qu’un phénomène succède à un phénomène, on conclut qu’il en
-dérive. Prouvez-le!</p>
-
-<p>—Mais le spectacle de l’univers dénote une intention, un plan!</p>
-
-<p>—Pourquoi? Le mal est organisé aussi parfaitement que le bien. Le
-ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut,
-comme anatomie, au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les
-fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois
-quarts du globe sont stériles. La lune, ce lampadaire, ne se montre pas
-toujours! Crois-tu l’Océan destiné aux navires, et le bois des arbres
-au chauffage de nos maisons?»</p>
-
-<p>Pécuchet répondit:</p>
-
-<p>«Cependant l’estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher,
-l’œil pour voir, bien qu’on ait des dyspepsies, des fractures et
-des cataractes. Pas d’arrangements sans but! Les effets surviennent
-actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc il y a des causes
-finales.»</p>
-
-<p>Bouvard imagina que Spinosa peut-être lui fournirait des arguments, et
-il écrivit à Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_286">286</span></p>
-
-<p>Dumouchel lui envoya un exemplaire appartenant à son ami le professeur
-Varelot, exilé au 2 Décembre.</p>
-
-<p>L’éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent
-seulement les endroits marqués d’un coup de crayon et comprirent ceci:</p>
-
-<p>La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine.
-Cette substance est Dieu.</p>
-
-<p>Il est seul l’étendue,—et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la
-borner?</p>
-
-<p>Mais, bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu, car
-elle ne contient qu’un genre de perfection, et l’absolu les contient
-tous.</p>
-
-<p>Souvent ils s’arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des
-prises de tabac et Bouvard était rouge d’attention.</p>
-
-<p>«Est-ce que cela t’amuse?</p>
-
-<p>—Oui! sans doute! va toujours!»</p>
-
-<p>Dieu se développe en une infinité d’attributs, qui expriment, chacun
-à sa manière, l’infinité de son être. Nous n’en connaissons que deux:
-l’étendue et la pensée.</p>
-
-<p>De la pensée et de l’étendue découlent des modes innombrables, lesquels
-en contiennent d’autres.</p>
-
-<p>Celui qui embrasserait, à la fois, toute l’étendue et toute la pensée
-n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel, mais une suite
-géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.</p>
-
-<p>«Ah! ce serait beau!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Donc il n’y a pas de liberté chez l’homme ni chez Dieu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_287">287</span></p>
-
-<p>«Tu l’entends!» s’écria Bouvard.</p>
-
-<p>Si Dieu avait une volonté, un but, s’il agissait pour une cause, c’est
-qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne
-serait pas Dieu.</p>
-
-<p>Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses,—et
-l’univers impénétrable à notre connaissance, une portion d’une infinité
-d’univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L’étendue
-enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient
-dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est
-enveloppée dans sa substance.</p>
-
-<p>Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial,
-emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond,—et sans rien
-autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop
-fort. Ils y renoncèrent.</p>
-
-<p>Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de
-philosophie, à l’usage des classes, par M. Guesnier.</p>
-
-<p>L’auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l’ontologique ou la
-psychologique?</p>
-
-<p>La première convenait à l’enfance des sociétés, quand l’homme portait
-son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu’il la replie
-sur lui-même, «nous croyons la seconde plus scientifique», et Bouvard
-et Pécuchet se décidèrent pour elle.</p>
-
-<p>Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent «au
-sein du moi»; on les découvre en observant.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_288">288</span></p>
-
-<p>«Observons!» Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement,
-ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espérant y faire de
-grandes découvertes, et n’en firent aucune, ce qui les étonna beaucoup.</p>
-
-<p>Un phénomène occupe le <i>moi</i>, à savoir l’idée. De quelle nature
-est-elle? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau et
-le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la
-connaissance.</p>
-
-<p>Mais si l’idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là,
-scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les
-objets spirituels ne seraient pas représentés? De là, scepticisme en
-fait de notions internes.</p>
-
-<p>«D’ailleurs, qu’on y prenne garde! cette hypothèse nous mènerait à
-l’athéisme.»</p>
-
-<p>Car une image étant une chose finie, il lui est impossible de
-représenter l’infini.</p>
-
-<p>«Cependant, objecta Bouvard, quand je songe à une forêt, à une
-personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien.
-Donc les idées les représentent.»</p>
-
-<p>Et ils abordèrent l’origine des idées.</p>
-
-<p>D’après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion,—et
-Condillac réduit tout à la sensation.</p>
-
-<p>Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d’un sujet,
-d’un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes
-vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le
-beau, etc., notions qu’on nomme <i>innées</i>, c’est-à-dire <span class="pagenum" id="Page_289">289</span> antérieures
-aux faits, à l’expérience, et universelles.</p>
-
-<p>«Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.</p>
-
-<p>—On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et
-Descartes...</p>
-
-<p>—Ton Descartes patauge! car il soutient que le fœtus les possède,
-et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite.»</p>
-
-<p>Pécuchet fut étonné.</p>
-
-<p>«Où cela se trouve-t-il?</p>
-
-<p>—Dans Gérando!» Et Bouvard lui frappa légèrement sur le ventre.</p>
-
-<p>«Finis donc!» dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: «Nos pensées ne
-sont pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les
-met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière,
-de soi-même, ne peut produire le mouvement,—j’ai trouvé cela dans ton
-Voltaire», ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.</p>
-
-<p>Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,—chacun méprisant l’opinion
-de l’autre, sans le convaincre de la sienne.</p>
-
-<p>Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se
-rappelaient avec pitié leurs préoccupations d’agriculture, de
-littérature, de politique.</p>
-
-<p>A présent le muséum les dégoûtait. Ils n’auraient pas mieux demandé que
-d’en vendre les bibelots,—et ils passèrent au chapitre deuxième: des
-facultés de l’âme.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_290">290</span></p>
-
-<p>On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître,
-celle de vouloir.</p>
-
-<p>Dans la faculté de sentir, distinguons la sensibilité physique de la
-sensibilité morale.</p>
-
-<p>Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces,
-étant amenées par les organes des sens.</p>
-
-<p>Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au
-corps. «Qu’y a-t-il de commun entre le plaisir d’Archimède trouvant les
-lois de la pesanteur et la volupté immonde d’Apicius dévorant une hure
-de sanglier?»</p>
-
-<p>Cette sensibilité morale a quatre genres, et son deuxième genre,
-«désirs moraux», se divise en cinq espèces, et les phénomènes de
-quatrième genre, «affection», se subdivisent en deux autres espèces,
-parmi lesquelles l’amour de soi, «penchant légitime, sans doute, mais
-qui, devenu exagéré, prend le nom d’égoïsme».</p>
-
-<p>Dans la faculté de connaître se trouve la perception rationnelle, où
-l’on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.</p>
-
-<p>L’abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.</p>
-
-<p>La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec
-l’avenir.</p>
-
-<p>L’imagination est plutôt une faculté particulière <i>sui generis</i>.</p>
-
-<p>Tant d’embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de
-l’auteur, la monotonie des tournures. <span class="pagenum" id="Page_291">291</span> «Nous sommes prêts à le
-reconnaître,—Loin de nous la pensée,—Interrogeons notre conscience»,
-l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage les
-écœura tellement, que, sautant par-dessus la faculté de vouloir, ils
-entrèrent dans la logique.</p>
-
-<p>Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthèse, l’induction, la
-déduction et les causes principales de nos erreurs.</p>
-
-<p>Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.</p>
-
-<p>«Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l’hiver approche»,
-locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles
-quand il ne s’agit que d’événements bien simples! «Je me souviens de
-tel objet, de tel axiome, de telle vérité», illusion! ce sont les
-idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la
-rigueur du langage exige: «Je me souviens de tel acte de mon esprit par
-lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai déduit cet axiome, par
-lequel j’ai admis cette vérité.»</p>
-
-<p>Comme un terme qui désigne un accident ne l’embrasse pas dans tous ses
-modes, ils tâchèrent de n’employer que des mots abstraits,—si bien
-qu’au lieu de dire: «Faisons un tour,—il est temps de dîner,—j’ai
-la colique», ils émettaient ces phrases: «Une promenade serait
-salutaire.—Voici l’heure d’absorber des aliments.—J’éprouve un besoin
-d’exonération.»</p>
-
-<p>Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en <span class="pagenum" id="Page_292">292</span> revue les
-différents criteriums, d’abord celui du sens commun.</p>
-
-<p>Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en
-sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille
-ans, par cela même qu’elle est vieille, ne constitue pas la vérité! La
-foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit
-nombre qui mène le progrès.</p>
-
-<p>Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois et
-ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe.</p>
-
-<p>La raison offre plus de garanties, étant immuable et
-impersonnelle;—mais, pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors
-la raison devient ma raison, une règle importe peu si elle est fausse.
-Rien ne prouve que celle-là soit juste.</p>
-
-<p>On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir
-les ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera
-induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.</p>
-
-<p>Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme
-si nos besoins étaient la mesure de l’absolu!</p>
-
-<p>Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à
-elle-même son criterium. M. Cousin l’a démontré.</p>
-
-<p>«Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard. Mais pour y croire,
-il faut admettre deux connaissances préalables: celle du corps qui a
-senti, celle de l’intelligence qui a perçu; admettre le sens et la
-raison, <span class="pagenum" id="Page_293">293</span> témoignages humains et par conséquent suspects.»</p>
-
-<p>Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.—«Mais nous allons tomber dans
-l’abîme effrayant du scepticisme.»</p>
-
-<p>Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.</p>
-
-<p>«Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits
-indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.</p>
-
-<p>—Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il,
-en quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à peu près
-du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible?</p>
-
-<p>—Ah! tu n’es qu’un sophiste!» Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois
-jours.</p>
-
-<p>Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes.
-Bouvard souriait de temps à autre,—et renouant la conversation:</p>
-
-<p>«C’est qu’il est difficile de ne pas douter: ainsi, pour Dieu, les
-preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et
-mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un
-esprit, demeure inconcevable.</p>
-
-<p>—Je me sens à la fois matière et pensée, tout en ignorant ce qu’est
-l’une et l’autre.</p>
-
-<p>—L’impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des
-mystères aussi bien que mon âme,—à plus forte raison l’union de l’âme
-et du corps.</p>
-
-<p>Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la
-prémotion, Cudworth un <span class="pagenum" id="Page_294">294</span> médiateur, et Bossuet y voit un miracle
-perpétuel, ce qui est une bêtise: un miracle perpétuel ne serait plus
-un miracle.</p>
-
-<p>—Effectivement!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de
-systèmes vous embrouillent. La métaphysique ne sert à rien. On peut
-vivre sans elle.</p>
-
-<p>D’ailleurs, leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois
-barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois,
-cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense
-allait toujours, et maître Gouy ne payait pas.</p>
-
-<p>Ils se rendirent chez Marescot, pour qu’il leur trouvât de l’argent,
-soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou
-en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont
-ils garderaient l’usufruit.—Moyen impraticable, dit Marescot, mais une
-affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.</p>
-
-<p>Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
-l’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier.—Marcel
-devait fouir les plates-bandes.</p>
-
-<p>Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient; l’un fermait sa serpette,
-l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se
-promener: Bouvard, à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en
-avant, les bras nus; Pécuchet, tout le long du mur, la tête basse, les
-mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par
-précaution; et ils marchaient <span class="pagenum" id="Page_295">295</span> ainsi parallèlement, sans même voir
-Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de
-pain.</p>
-
-<p>Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s’abordaient,
-craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.</p>
-
-<p>Elle revenait à propos de la pluie et du soleil, d’un gravier dans leur
-soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout.</p>
-
-<p>En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est
-dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir
-disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons peut-être des
-choses qui n’existent pas.</p>
-
-<p>Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils
-l’émiettèrent sur de l’eau, et le camphre tourna.</p>
-
-<p>Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du
-mouvement amènerait la vie.</p>
-
-<p>Mais si la matière en mouvement suffisait à créer des êtres, ils ne
-seraient pas si variés. Car il n’existait, à l’origine, ni terres, ni
-eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale,
-qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a
-toutes produites?</p>
-
-<p>Quelquefois, ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de les
-servir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question,
-principalement Pécuchet.</p>
-
-<p>Son besoin de vérité devenait une soif ardente.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_296">296</span></p>
-
-<p>Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait
-bientôt pour le quitter, et s’écriait, la tête dans ses mains: «Oh! le
-doute! le doute! j’aimerais mieux le néant!»</p>
-
-<p>Bouvard apercevait l’insuffisance du matérialisme et tâchait de s’y
-retenir, déclarant, du reste, qu’il en perdait la boule.</p>
-
-<p>Ils commençaient des raisonnements sur une base solide; elle
-croulait;—et tout à coup plus d’idée; comme une mouche s’envole, dès
-qu’on veut la saisir.</p>
-
-<p>Pendant les soirs d’hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du
-feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor
-faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se
-balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs
-pensées.</p>
-
-<p>Bouvard, de temps à autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis
-revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur
-le sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait,
-au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de
-chasse.</p>
-
-<p>On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard,
-n’y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa
-lippe tombante et son air d’ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet.
-Depuis longtemps, ils voulaient s’en défaire, mais, par négligence,
-remettaient cela de jour en jour.</p>
-
-<p>Un soir, au milieu d’une dispute sur la monade, <span class="pagenum" id="Page_297">297</span> Bouvard se
-frappa l’orteil au pouce de saint Pierre,—et tournant contre lui son
-irritation:</p>
-
-<p>«Il m’embête, ce coco-là: flanquons-le dehors!»</p>
-
-<p>C’était difficile par l’escalier. Ils ouvrirent la fenêtre et
-l’inclinèrent sur le bord, doucement. Pécuchet à genoux tâcha de
-soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules.
-Le bonhomme de pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la
-hallebarde, comme levier,—et arrivèrent enfin à l’étendre tout droit.
-Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant,—un
-bruit mat retentit, et le lendemain ils le trouvèrent, cassé en douze
-morceaux, dans l’ancien trou aux composts.</p>
-
-<p>Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle.
-Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une
-hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: «Pardon! elle
-y met une clause; c’est que vous lui vendrez les Écalles pour 1,500
-francs. Le prêt sera soldé aujourd’hui même. L’argent est chez moi dans
-mon étude.»</p>
-
-<p>Ils avaient envie de céder l’un et l’autre. Bouvard finit par répondre:
-«Mon Dieu... soit!</p>
-
-<p>—Convenu!» dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui
-était M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>«Je m’en doutais!» s’écria Pécuchet.</p>
-
-<p>Bouvard, humilié, se tut.</p>
-
-<p>Elle ou un autre, qu’importait! le principal étant de sortir d’embarras.</p>
-
-<p>L’argent touché (celui des Écalles le serait plus tard), ils payèrent
-immédiatement toutes les notes, et <span class="pagenum" id="Page_298">298</span> regagnaient leur domicile,
-quand, au détour des halles, le père Gouy les arrêta.</p>
-
-<p>Il allait chez eux, pour leur faire part d’un malheur. Le vent, la
-nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu
-la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste
-de l’après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le
-charpentier, le maçon et le couvreur. Les réparations monteraient à
-1,800 francs, pour le moins.</p>
-
-<p>Puis, le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait
-conté tout à l’heure la vente des Écalles. Une pièce d’un rendement
-magnifique, à sa convenance, qui n’avait presque pas besoin de culture,
-le meilleur morceau de toute la ferme!—et il demandait une diminution.</p>
-
-<p>Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il
-conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l’acre estimé 2,000
-francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il
-gagnerait certainement.</p>
-
-<p>Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Et bientôt comment vivre?</p>
-
-<p>Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel
-n’entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres.
-La soupe ressemblait à de l’eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais,
-les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et, au dessert,
-Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.</p>
-
-<p>«Soyons philosophes, dit Pécuchet, un peu moins <span class="pagenum" id="Page_299">299</span> d’argent, les
-intrigues d’une femme, la maladresse d’un domestique, qu’est-ce que
-tout cela? Tu es trop plongé dans la matière!</p>
-
-<p>—Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Moi, je ne l’admets pas!» repartit Pécuchet.</p>
-
-<p>Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley et ajouta:</p>
-
-<p>«Je nie l’étendue, le temps, l’espace, voire la substance! car la vraie
-substance, c’est l’esprit percevant les qualités.</p>
-
-<p>—Parfait, dit Bouvard; mais le monde supprimé, les preuves manqueront
-pour l’existence de Dieu.»</p>
-
-<p>Pécuchet se récria, et longuement, bien qu’il eût un rhume de cerveau,
-causé par l’iodure de potassium,—et une fièvre permanente contribuait
-à son exaltation. Bouvard, s’en inquiétant, fit venir le médecin.</p>
-
-<p>Vaucorbeil ordonna du sirop d’orange avec l’iodure, et pour plus tard
-des bains de cinabre.</p>
-
-<p>«A quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l’autre la forme s’en ira.
-L’essence ne périt pas!</p>
-
-<p>—Sans doute, dit le médecin, la matière est indestructible!
-Cependant...</p>
-
-<p>—Mais non! mais non! L’indestructible, c’est l’être. Ce corps qui
-est là devant moi, le vôtre, docteur, m’empêche de connaître votre
-personne, n’est pour ainsi dire qu’un vêtement, ou plutôt un masque.»</p>
-
-<p>Vaucorbeil le crut fou:</p>
-
-<p>«Bonsoir! Soignez votre masque!»</p>
-
-<p>Pécuchet n’enraya pas. Il se procura une introduction <span class="pagenum" id="Page_300">300</span> à la
-philosophie hégélienne et voulut l’expliquer à Bouvard.</p>
-
-<p>«Tout ce qui est rationnel est réel. Il n’y a même de réel que l’idée.
-Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers, la raison de l’homme
-est identique à celle de Dieu.»</p>
-
-<p>Bouvard feignait de comprendre.</p>
-
-<p>«Donc, l’absolu, c’est à la fois le sujet et l’objet, l’unité où
-viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires
-sont résolus. L’ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit
-la température, l’organisme ne se maintient que par la destruction de
-l’organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.»</p>
-
-<p>Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie,
-son bréviaire à la main.</p>
-
-<p>Pécuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’Hégel
-et voir un peu ce qu’il en dirait.</p>
-
-<p>L’homme à la soutane s’assit près d’eux, et Pécuchet aborda le
-christianisme.</p>
-
-<p>«Aucune religion n’a établi aussi bien cette vérité: «La nature n’est
-qu’un moment de l’idée!»</p>
-
-<p>—Un moment de l’idée! murmura le prêtre, stupéfait.</p>
-
-<p>—Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union
-consubstantielle avec elle.</p>
-
-<p>—Avec la nature? oh! oh!</p>
-
-<p>—Par son décès, il a rendu témoignage à l’essence de la mort; donc, la
-mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_301">301</span></p>
-
-<p>L’ecclésiastique se renfrogna.</p>
-
-<p>«Pas de blasphèmes! c’était pour le salut du genre humain qu’il a
-enduré les souffrances.</p>
-
-<p>—Erreur! On considère la mort dans l’individu, où elle est un mal sans
-doute; mais, relativement aux choses, c’est différent. Ne séparez pas
-l’esprit de la matière!</p>
-
-<p>—Cependant, monsieur, avant la création...</p>
-
-<p>—Il n’y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce
-serait un être nouveau s’ajoutant à la pensée divine, ce qui est
-absurde.»</p>
-
-<p>Le prêtre se leva, des affaires l’appelaient ailleurs.</p>
-
-<p>«Je me flatte de l’avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque
-l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie à la mort,
-et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout
-devient, comprends-tu?</p>
-
-<p>—Oui! je comprends, ou plutôt non!»</p>
-
-<p>L’idéalisme à la fin exaspérait Bouvard.</p>
-
-<p>«Je n’en veux plus; le fameux <i>cogito</i> m’embête. On prend les idées des
-choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort
-peu au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout! Substance, étendue,
-force, matière et âme. Autant d’abstraction, d’imagination. Quant à
-Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s’il est! Autrefois,
-il causait le vent, la foudre, les révolutions. A présent, il diminue.
-D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité.</p>
-
-<p>—Et la morale, dans tout cela!</p>
-
-<p>—Ah! tant pis!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_302">302</span></p>
-
-<p>—Elle manque de base, effectivement», se dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des
-prémisses qu’il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un
-écrasement.</p>
-
-<p>Bouvard ne croyait même plus à la matière.</p>
-
-<p>La certitude que rien n’existe (si déplorable qu’elle soit) n’en
-est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l’avoir.
-Cette transcendance leur inspira de l’orgueil, et ils auraient voulu
-l’étaler: une occasion s’offrit.</p>
-
-<p>Un matin, en allant chercher du tabac, ils virent un attroupement
-devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il
-était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le
-conducteur l’avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes, et
-les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.</p>
-
-<p>Girbal et le capitaine restèrent sur la place; puis arriva le juge de
-paix, curieux d’avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de
-velours et pantoufles de basane.</p>
-
-<p>Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils
-seraient plus à leur aise, et, malgré les chalands et le bruit de la
-sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.</p>
-
-<p>«Mon Dieu! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilà tout!</p>
-
-<p>—On en triomphe par la vertu, répliqua le notaire.</p>
-
-<p>—Mais si on n’a pas de vertu?»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_303">303</span></p>
-
-<p>Et Bouvard nia positivement le libre arbitre.</p>
-
-<p>«Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux! je suis
-libre, par exemple, de remuer la jambe.</p>
-
-<p>—Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!»</p>
-
-<p>Le capitaine chercha une réponse, n’en trouva pas. Mais Girbal décocha
-ce trait:</p>
-
-<p>«Un républicain qui parle contre la liberté! c’est drôle!</p>
-
-<p>—Histoire de rire!» dit Langlois.</p>
-
-<p>Bouvard l’interpella:</p>
-
-<p>«D’où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?»</p>
-
-<p>L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.</p>
-
-<p>«Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!</p>
-
-<p>—Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment,
-puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous
-n’êtes pas libre!</p>
-
-<p>—C’est une chicane», répondit en chœur l’assemblée.</p>
-
-<p>Bouvard ne broncha pas, et désignant la balance sur le comptoir:</p>
-
-<p>«Elle se tiendra inerte, tant qu’un des plateaux sera vide. De même, la
-volonté; et l’oscillation de la balance entre deux poids qui semblent
-égaux figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les
-motifs, jusqu’au moment où le plus fort l’emporte, le détermine.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_304">304</span></p>
-
-<p>—Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l’empêche pas
-d’être un gaillard joliment vicieux.»</p>
-
-<p>Pécuchet prit la parole:</p>
-
-<p>«Les vices sont des propriétés de la nature, comme les inondations, les
-tempêtes.»</p>
-
-<p>Le notaire l’arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des
-orteils:</p>
-
-<p>«Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à
-tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.</p>
-
-<p>—Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est
-dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison.</p>
-
-<p>—Ne défendez pas les monstres!</p>
-
-<p>—Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide,
-cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu, comme
-si la nature agissait pour une fin!</p>
-
-<p>—Alors, vous contestez la Providence?</p>
-
-<p>—Oui, je la conteste!</p>
-
-<p>—Voyez plutôt l’histoire, s’écria Pécuchet. Rappelez-vous les
-assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les
-familles, le chagrin des particuliers.</p>
-
-<p>—Et en même temps, ajouta Bouvard, car ils s’excitaient l’un l’autre,
-cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes
-des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence une loi qui règle
-tout, je veux bien, et encore!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_305">305</span></p>
-
-<p>—Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes!</p>
-
-<p>—Qu’est-ce que vous me chantez! Une science, d’après Condillac, est
-d’autant meilleure qu’elle n’en a pas besoin! Ils ne font que résumer
-des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui,
-précisément, sont discutables.</p>
-
-<p>—Avez-vous, comme nous, poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les
-arcanes de la métaphysique?</p>
-
-<p>—Il est vrai, messieurs, il est vrai!»</p>
-
-<p>Et la société se dispersa.</p>
-
-<p>Mais Coulon, les tirant à l’écart, leur dit d’un ton paterne qu’il
-n’était pas dévot, certainement, et même il détestait les jésuites.
-Cependant il n’allait pas si loin qu’eux! Oh non! bien sûr;—et au coin
-de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe
-en grommelant:</p>
-
-<p>«Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!»</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet proférèrent en d’autres occasions leurs abominables
-paradoxes. Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté
-des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple,
-enfin sapaient les bases.</p>
-
-<p>Foureau s’en émut et les menaça de la prison, s’ils continuaient de
-tels discours.</p>
-
-<p>L’évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des
-thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent
-inventées.</p>
-
-<p>Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de
-percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_306">306</span></p>
-
-<p>Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux,
-le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.</p>
-
-<p>En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait
-jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres
-Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la
-terre.</p>
-
-<p>Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.</p>
-
-<p>Un après-midi, un dialogue s’éleva, dans la cour, entre Marcel et un
-monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires.
-C’était l’académicien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau
-entr’ouvert, des portes qu’on fermait. Sa démarche était une tentative
-de raccommodement, et il s’en alla furieux, chargeant le domestique de
-dire à ses maîtres qu’il les regardait comme des goujats.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet ne s’en soucièrent. Le monde diminuait
-d’importance; ils l’apercevaient comme dans un nuage descendu de leurs
-cerveaux sur leurs prunelles.</p>
-
-<p>N’est-ce pas, d’ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être
-qu’en somme les prospérités et les malheurs s’équilibrent!—Mais le
-bien de l’espèce ne console pas l’individu.</p>
-
-<p>«Et que m’importent les autres!» disait Pécuchet.</p>
-
-<p>Son désespoir affligeait Bouvard. C’était lui qui l’avait poussé
-jusque-là, et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par
-des irritations quotidiennes.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_307">307</span></p>
-
-<p>Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient
-des travaux et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un
-découragement profond.</p>
-
-<p>A la fin des repas, ils restaient, les coudes sur la table, à gémir
-d’un air lugubre. Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans
-sa cuisine, où il s’empiffrait solitairement.</p>
-
-<p>Au milieu de l’été, ils reçurent un billet de faire part annonçant le
-mariage de Dumouchel avec M<sup>me</sup> veuve Olympe-Zulma Poulet.</p>
-
-<p>«Que Dieu le bénisse!»</p>
-
-<p>Et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux.</p>
-
-<p>Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les
-jours qu’ils entraient dans les fermes, cherchant partout des
-antiquités? Rien, maintenant, n’occasionnerait ces heures si douces
-que remplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en
-séparait. Quelque chose d’irrévocable était venu.</p>
-
-<p>Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs,
-allèrent très loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le
-ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un
-ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta, et
-ils virent sur des cailloux, entre des ronces, la charogne d’un chien.</p>
-
-<p>Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait
-sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire; à la place du ventre,
-c’était un amas de <span class="pagenum" id="Page_308">308</span> couleur terreuse, et qui semblait palpiter,
-tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappée par le
-soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable
-odeur,—odeur féroce et comme dévorante.</p>
-
-<p>Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillèrent ses yeux.</p>
-
-<p>Pécuchet dit stoïquement: «Nous serons un jour comme ça!»</p>
-
-<p>L’idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.</p>
-
-<p>Après tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise,
-dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de
-l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la
-nature ce qu’elle vous a prêté, et le néant qui est devant nous n’a
-rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.</p>
-
-<p>Ils tâchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou
-sans fond, d’un évanouissement continu; n’importe quoi valait mieux que
-cette existence monotone, absurde et sans espoir.</p>
-
-<p>Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours
-désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne,
-et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide.
-L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or le plus vaste
-des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une
-minute. Quand donc arriverait-elle?</p>
-
-<p>«Autant tout de suite en finir.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_309">309</span></p>
-
-<p>—Comme tu voudras», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Et ils examinèrent la question du suicide.</p>
-
-<p>Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre
-une action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous
-ce pouvoir? Ce n’est point une lâcheté, bien qu’on dise,—et
-l’insolence est belle de bafouer, même à son détriment, ce que les
-hommes estiment le plus.</p>
-
-<p>Ils délibérèrent sur le genre de mort.</p>
-
-<p>Le poison fait souffrir. Pour s’égorger, il faut trop de courage. Avec
-l’asphyxie, on se rate souvent.</p>
-
-<p>Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique.
-Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un
-nœud coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux
-cordes.</p>
-
-<p>Ce moyen fut résolu.</p>
-
-<p>Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans
-l’arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs
-paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait
-s’attendrir sur eux-mêmes. Cependant ils ne lâchaient point leur
-projet, et, à force d’en parler, s’y accoutumèrent.</p>
-
-<p>Le soir du 24 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient
-dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur
-son gilet de tricot, et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus
-la robe de moine, par économie.</p>
-
-<p>Comme ils avaient grand’faim (car Marcel, sorti dès l’aube, n’avait pas
-reparu), Bouvard crut hygiénique <span class="pagenum" id="Page_310">310</span> de boire un carafon d’eau-de-vie,
-et Pécuchet de prendre du thé.</p>
-
-<p>En soulevant la bouilloire, il répandit de l’eau sur le parquet.</p>
-
-<p>«Maladroit!» s’écria Bouvard.</p>
-
-<p>Puis, trouvant l’infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux
-cuillerées de plus.</p>
-
-<p>«Ce sera exécrable, dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Pas du tout!»</p>
-
-<p>Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut
-brisée, la dernière du beau service en porcelaine.</p>
-
-<p>Bouvard pâlit.—«Continue! saccage! ne te gêne pas!</p>
-
-<p>—Grand malheur, vraiment!</p>
-
-<p>—Oui! un malheur! je la tenais de mon père!</p>
-
-<p>—Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant.</p>
-
-<p>—Ah! tu m’insultes!</p>
-
-<p>—Non, mais je te fatigue! je le vois bien! avoue-le!»</p>
-
-<p>Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi.
-Ils criaient à la fois tous les deux, l’un irrité par la faim, l’autre
-par l’alcool. La gorge de Pécuchet n’émettait plus qu’un râle.</p>
-
-<p>«C’est infernal, une vie pareille; j’aime mieux la mort. Adieu!»</p>
-
-<p>Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.</p>
-
-<p>Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l’ouvrir, courut derrière
-lui, arriva dans le grenier.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_311">311</span></p>
-
-<p>La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises,
-avec le câble dans sa main.</p>
-
-<p>L’esprit d’imitation emporta Bouvard:</p>
-
-<p>«Attends-moi!»</p>
-
-<p>Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrêtant tout à coup:</p>
-
-<p>«Mais... nous n’avons pas fait notre testament.</p>
-
-<p>—Tiens! c’est juste.»</p>
-
-<p>Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour
-respirer.</p>
-
-<p>L’air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir
-comme de l’encre.</p>
-
-<p>La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les
-brumes de l’horizon.</p>
-
-<p>Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol, et, grandissant, se
-rapprochant, toutes allaient du côté de l’église.</p>
-
-<p>Une curiosité les y poussa.</p>
-
-<p>C’était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des
-bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.</p>
-
-<p>Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus dans la
-longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores,
-et, au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des
-cierges géants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les têtes
-de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres,
-on distinguait le prêtre, dans sa chasuble d’or; à sa voix aiguë
-répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la
-voûte de bois <span class="pagenum" id="Page_312">312</span> tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images,
-représentant le Chemin de la croix, décoraient les murs. Au milieu du
-chœur, devant l’autel, un agneau était couché, les pattes sous le
-ventre, les oreilles toutes droites.</p>
-
-<p>La tiède température leur procura un singulier bien-être, et leurs
-pensées, orageuses tout à l’heure, se faisaient douces, comme des
-vagues qui s’apaisent.</p>
-
-<p>Ils écoutèrent l’Évangile et le <i>Credo</i>, observaient les mouvements du
-prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles,
-les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous
-priaient, absorbés dans la même joie profonde, et voyaient sur la
-paille d’une étable rayonner comme un soleil le corps de l’enfant-Dieu.
-Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et
-Pécuchet malgré la dureté de son cœur.</p>
-
-<p>Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent, et, au tintement d’une
-clochette, le petit agneau bêla.</p>
-
-<p>L’hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus
-haut possible. Alors éclata un chant d’allégresse qui conviait le monde
-aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet, involontairement, s’y
-mêlèrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_313">313</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_9" class="souschapitre">IX</h2>
-</div>
-
-<p>Marcel reparut le lendemain, à trois heures, la face verte, les
-yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant
-l’eau-de-vie, immonde.</p>
-
-<p>Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près
-d’Iqueville, faire le réveillon chez un ami;—et bégayant plus que
-jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce, comme s’il
-eût commis un crime. Ses maîtres l’octroyèrent. Un calme singulier les
-portait à l’indulgence.</p>
-
-<p>La neige avait fondu tout à coup, et ils se promenaient dans leur
-jardin, humant l’air tiède, heureux de vivre.</p>
-
-<p>Était-ce le hasard seulement qui les avait détournés de la mort?
-Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion;
-et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils
-dépendaient, l’idée leur vint de faire des lectures pieuses.</p>
-
-<p>L’Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils
-apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en
-dessous l’écoutant,—ou <span class="pagenum" id="Page_314">314</span> bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui
-tirent des filets,—puis sur l’ânesse, dans la clameur des <i>alleluia</i>,
-la chevelure éventée par les palmes frémissantes; enfin au haut de la
-croix, inclinant sa tête, d’où tombe éternellement une rosée sur le
-monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c’est la tendresse pour
-les humbles, la défense des pauvres, l’exaltation des opprimés.—Et
-dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal au milieu de
-tant de préceptes; pas un dogme, nulle exigence que la pureté du
-cœur.</p>
-
-<p>Quant aux miracles, leur raison n’en fut pas surprise; dès l’enfance,
-ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet et le
-disposa à mieux comprendre l’<i>Imitation</i>.</p>
-
-<p>Ici plus de paraboles, de fleurs, d’oiseaux, mais des plaintes, un
-resserrement de l’âme sur elle-même. Bouvard s’attrista en feuilletant
-ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d’un
-cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît
-si lamentable qu’il faut, l’oubliant, se retourner vers Dieu;—et les
-deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin
-d’être simples, d’aimer quelque chose, de se reposer l’esprit.</p>
-
-<p>Ils abordèrent l’<i>Ecclésiaste</i>, <i>Isaïe</i>, <i>Jérémie</i>.</p>
-
-<p>Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le
-fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et
-son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.</p>
-
-<p>Ils lisaient cela le dimanche, à l’heure des vêpres, pendant que la
-cloche tintait.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_315">315</span></p>
-
-<p>Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C’était une
-distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges
-les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix leur dit,
-en clignant de l’œil: «Parfait! je vous approuve.» Toutes les
-bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bénit.</p>
-
-<p>L’abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta;
-et le prêtre ne parlait pas de religion.</p>
-
-<p>Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que Pécuchet, d’un air
-indifférent, lui demanda comment s’y prendre pour obtenir la foi.</p>
-
-<p>«Pratiquez d’abord.»</p>
-
-<p>Ils se mirent à pratiquer, l’un avec espoir, l’autre par défi, Bouvard
-étant convaincu qu’il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il
-suivit régulièrement tous les offices, mais, à l’encontre de Pécuchet,
-ne voulut pas s’astreindre au maigre.</p>
-
-<p>Était-ce une mesure d’hygiène? On sait ce que vaut l’hygiène! Une
-affaire de convenance? A bas les convenances! Une marque de soumission
-envers l’Église? Il s’en fichait également! bref, déclarait cette règle
-absurde, pharisaïque et contraire à l’esprit de l’Évangile.</p>
-
-<p>Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine
-leur servait.</p>
-
-<p>Mais Bouvard, cette fois, s’était commandé un bifteck. Il s’assit,
-coupa la viande;—et Marcel le regardait scandalisé, tandis que
-Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_316">316</span></p>
-
-<p>Bouvard restait la fourchette d’une main, le couteau de l’autre. Enfin,
-se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains
-tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait.</p>
-
-<p>«Tu te trouves mal?</p>
-
-<p>—Non! mais!...» et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c’était
-plus fort que lui), il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la
-crainte de mourir.</p>
-
-<p>Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise.</p>
-
-<p>Un soir, il rentra la figure empreinte d’une joie sérieuse, et, lâchant
-le mot, dit qu’il venait de se confesser.</p>
-
-<p>Alors ils discutèrent l’importance de la confession.</p>
-
-<p>Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en
-public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette
-enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de
-moralité.</p>
-
-<p>Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices; les bouffées
-d’orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail
-l’exemptait de la paresse; quant à la gourmandise, personne de plus
-sobre. Quelquefois des colères l’emportaient.</p>
-
-<p>Il se jura de n’en plus avoir.</p>
-
-<p>Ensuite, il faudrait acquérir des vertus, premièrement
-l’humilité,—c’est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne
-de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement
-bas que l’on <span class="pagenum" id="Page_317">317</span> vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il
-était loin encore de ces dispositions.</p>
-
-<p>Une autre vertu lui manquait: la chasteté.—Car, intérieurement, il
-regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gênait
-avec son décolletage.</p>
-
-<p>Il l’enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques à craindre de
-porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon.</p>
-
-<p>Tant de soins autour de la luxure la développèrent. Le matin,
-principalement, il avait à subir de grands combats, comme en eurent
-saint Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé; de
-suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une
-expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour
-veut des sacrifices,—et quel plus pénible que celui de notre corps!</p>
-
-<p>Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas,
-se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne
-mettait plus de casquette.</p>
-
-<p>Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le
-mur de la terrasse près de la maison,—et, sans le vouloir, se trouva
-plonger dans la chambre de Pécuchet.</p>
-
-<p>Son ami, nu jusqu’au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait
-les épaules doucement, puis, s’animant, retira sa culotte, cingla ses
-fesses et tomba sur une chaise, hors d’haleine.</p>
-
-<p>Bouvard fut troublé comme à la découverte d’un mystère, qu’on ne doit
-pas surprendre.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_318">318</span></p>
-
-<p>Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux,
-moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure;—changements
-qui étaient dus à l’intervention de Reine, la servante de M. le curé.</p>
-
-<p>Mêlant les choses de l’église à celles de sa cuisine, forte comme
-un valet de charrue et dévouée, bien que irrespectueuse, elle
-s’introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait
-maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience.</p>
-
-<p>Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à
-la chinoise, un nez en bec de vautour. C’était M. Gouttman, négociant
-en articles de piété; il en déballa quelques-uns, enfermés dans des
-boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les
-dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de
-clinquant, et des sacrés-cœurs en carton bleu, des saint Joseph à
-barbe rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le
-prix seul l’arrêtait.</p>
-
-<p>Gouttman ne demandait pas d’argent. Il préférait les échanges, et,
-monté dans le muséum, il offrit contre des vieux fers et tous les
-plombs un stock de ses marchandises.</p>
-
-<p>Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l’œil de Pécuchet, les
-instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le
-convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre,
-la hallebarde; Bouvard, las d’en avoir démontré la manœuvre,
-l’abandonna. L’estimation totale étant faite, ces messieurs devaient
-encore cent francs. On s’arrangea, moyennant <span class="pagenum" id="Page_319">319</span> quatre billets à
-trois mois d’échéance,—et ils s’applaudirent du bon marché.</p>
-
-<p>Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une
-crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum.</p>
-
-<p>Il y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint Jean-Baptiste en cire;
-le long du corridor, les portraits des gloires épiscopales, et au
-bas de l’escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en
-manteau d’azur et couronnée d’étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs,
-n’imaginant au paradis rien de plus beau.</p>
-
-<p>Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait
-bien dans le vestibule! Pécuchet s’arrêtait parfois devant l’ancienne
-fosse aux composts, où l’on reconnaissait la tiare, une sandale, un
-bout d’oreille; lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner, car
-maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et
-bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint
-Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça.</p>
-
-<p>Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la
-fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et, d’un air
-frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu’aux
-poignets. Un jour vint où le chant du coq l’importuna, les roses
-l’écœuraient; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des
-regards farouches.</p>
-
-<p>Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient
-des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient
-donné comme le <span class="pagenum" id="Page_320">320</span> sentiment d’une jeunesse impérissable. Dieu se
-manifestait à son cœur par la forme des nids, la clarté des sources,
-la bienfaisance du soleil, et la dévotion de son ami lui semblait
-extravagante, fastidieuse.</p>
-
-<p>«Pourquoi gémis-tu pendant le repas?</p>
-
-<p>—Nous devons manger en gémissant, répondit Pécuchet, car l’homme, par
-cette voie, a perdu son innocence», phrase qu’il avait lue dans le
-<i>Manuel du Séminariste</i>, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy,
-et il buvait de l’eau de la Salette, se livrait, portes closes, à
-des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de
-Saint-François.</p>
-
-<p>Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage
-à la sainte Vierge.</p>
-
-<p>Le choix des localités l’embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de
-Fourvières, de Chartres, d’Embrun, de Marseille ou d’Auray? Celle de la
-Délivrande, plus proche, convenait aussi bien.</p>
-
-<p>«Tu m’accompagneras!</p>
-
-<p>—J’aurais l’air d’un cornichon!» dit Bouvard.</p>
-
-<p>Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l’être et
-céda par complaisance.</p>
-
-<p>Les pèlerinages doivent s’accomplir à pied. Mais quarante-trois
-kilomètres seraient durs; et les gondoles n’étant pas congruentes à la
-méditation, ils louèrent un vieux cabriolet, qui, après douze heures de
-route, les déposa devant l’auberge.</p>
-
-<p>Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes supportant deux
-pots à l’eau dans des petites cuvettes ovales, et l’hôtelier leur
-apprit que c’était <span class="pagenum" id="Page_321">321</span> la <i>chambre des capucins</i> sous la Terreur. On
-y avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les
-bons Pères y disaient la messe clandestinement.</p>
-
-<p>Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la
-chapelle, prise en bas dans la cuisine.</p>
-
-<p>Elle a été fondée au commencement du <span class="smcap">II</span><sup>e</sup> siècle par saint
-Regnobert, premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui
-vivait au <span class="smcap">VII</span><sup>e</sup>, ou par Robert le Magnifique, au milieu du
-<span class="smcap">XI</span><sup>e</sup>.</p>
-
-<p>Les Danois, les Normands et surtout les protestants l’ont incendiée et
-ravagée à différentes époques.</p>
-
-<p>Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton qui, en
-frappant du pied, dans un herbage, indiqua l’endroit où elle était, et
-sur cette place le comte Baudoin érigea un sanctuaire.</p>
-
-<p>Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez
-les Sarrasins, l’invoqua: ses fers tombent et il s’échappe. Un avare
-découvre dans son grenier un troupeau de rats, l’appelle à son secours,
-et les rats s’éloignent. Le contact d’une médaille ayant effleuré
-son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste
-de Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l’avait
-perdue pour avoir blasphémé; et, par sa protection, M. et M<sup>me</sup> de
-Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en état de
-mariage.</p>
-
-<p>On cite, parmi ceux qu’elle a guéris d’affections irrémédiables,
-M<sup>lle</sup> de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et
-M<sup>me</sup> de Jumillac, née d’Osseville.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_322">322</span></p>
-
-<p>Des personnages considérables l’ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux
-filles de Gaston d’Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche
-d’Antioche; Monseigneur Véroles, vicaire apostolique de la Mantchourie;
-et l’archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du
-prince de Talleyrand.</p>
-
-<p>«Elle pourra, dit Pécuchet, te convertir aussi!»</p>
-
-<p>Bouvard, déjà couché, eut une sorte de grognement et s’endormit tout à
-fait.</p>
-
-<p>Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la chapelle.</p>
-
-<p>On en construisait une autre; des toiles et des planches embarrassaient
-la nef, et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout
-l’autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens.</p>
-
-<p>La statue miraculeuse, dans une niche à gauche du chœur, est
-enveloppée d’une robe à paillettes; le bedeau survint, ayant pour
-chacun d’eux un cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant
-la balustrade, demanda trois francs, fit une révérence et disparut.</p>
-
-<p>Ensuite, ils regardèrent les ex-voto.</p>
-
-<p>Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des
-fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève
-de l’École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles
-militaires, des cœurs d’argent, et dans l’angle, au niveau du sol,
-une forêt de béquilles.</p>
-
-<p>De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_323">323</span></p>
-
-<p>Quand il fut resté quelques minutes au bas de l’autel, il monta les
-trois marches, dit l’<i>Oremus</i>, l’<i>Introït</i> et le <i>Kyrie</i>, que l’enfant
-de chœur à genoux récita tout d’une haleine.</p>
-
-<p>Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On
-entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d’un marteau
-cognant des pierres. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondait aux
-<i>Amen</i>. Pendant l’élévation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une
-foi constante et indestructible.</p>
-
-<p>Bouvard, dans un fauteuil à ses côtés, lui prit son Eucologe et
-s’arrêta aux litanies de la Vierge.</p>
-
-<p>«Très pure, très chaste, vénérable, aimable, puissante, clémente, tour
-d’ivoire, maison d’or, porte du matin.»</p>
-
-<p>Ces mots d’adoration, ces hyperboles l’emportèrent vers celle qui est
-célébrée par tant d’hommages.</p>
-
-<p>Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d’église, sur un
-amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l’Enfant-Dieu à sa
-poitrine,—mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de
-la terre,—idéal de la femme transportée dans le ciel; car, sorti de
-ses entrailles, l’homme exalte son amour et n’aspire qu’à reposer sur
-son cœur.</p>
-
-<p>La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s’adossent contre
-le mur du côté de la place. On y voit des images, des bénitiers, des
-urnes à filets d’or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets
-d’ivoire; et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait
-les yeux, faisait ressortir la brutalité des <span class="pagenum" id="Page_324">324</span> peintures, la hideur
-des dessins. Bouvard qui, chez lui, trouvait ces choses abominables,
-fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue.
-Pécuchet, comme souvenir, se contenta d’un rosaire.</p>
-
-<p>Les marchands criaient:</p>
-
-<p>«Allons! allons! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante
-centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame!»</p>
-
-<p>Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques
-désobligeantes s’élevèrent.</p>
-
-<p>«Qu’est-ce qu’ils veulent, ces oiseaux-là?</p>
-
-<p>—Ils sont peut-être des Turcs!</p>
-
-<p>—Des protestants plutôt!»</p>
-
-<p>Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes
-lui posa la main sur l’épaule; tous braillaient à la fois; puis,
-quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de
-sollicitations et d’injures.</p>
-
-<p>Bouvard n’y tint plus.</p>
-
-<p>«Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu!»</p>
-
-<p>La tourbe s’écarta.</p>
-
-<p>Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria
-qu’ils s’en repentiraient.</p>
-
-<p>En rentrant à l’auberge, ils trouvèrent dans le café Gouttman. Son
-négoce l’appelait en ces parages, et il causait avec un individu
-examinant des bordereaux sur la table devant eux.</p>
-
-<p>Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le
-teint rouge et la taille fine malgré <span class="pagenum" id="Page_325">325</span> ses cheveux blancs, l’air à
-la fois d’un officier en retraite et d’un vieux cabotin.</p>
-
-<p>De temps à autre, il lâchait un juron, puis sur un mot de Gouttman dit
-plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier.</p>
-
-<p>Bouvard, qui l’observait, au bout d’un quart d’heure s’approcha de lui.</p>
-
-<p>«Barberou, je crois?</p>
-
-<p>—Bouvard!» s’écria l’homme à la casquette. Et ils s’embrassèrent.</p>
-
-<p>Barberou, depuis vingt ans, avait enduré toutes sortes de fortunes.</p>
-
-<p>Gérant d’un journal, commis d’assurances, directeur d’un parc aux
-huîtres.—«Je vous conterai cela»; enfin, revenu à son premier métier,
-il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui «faisait
-le diocèse», lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques,—«mais,
-permettez; dans une minute, je suis à vous!»</p>
-
-<p>Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette:
-«Comment, deux mille?</p>
-
-<p>—Sans doute!</p>
-
-<p>—Ah! elle est forte, celle-là!</p>
-
-<p>—Vous dites?</p>
-
-<p>—Je dis que j’ai vu Hérambert, moi-même, répliqua Barberou furieux. La
-facture porte quatre mille; pas de blagues!»</p>
-
-<p>Le brocanteur ne perdit point contenance.</p>
-
-<p>«Eh bien; elle vous libère! après?»</p>
-
-<p>Barberou se leva, et, à sa figure blême d’abord, <span class="pagenum" id="Page_326">326</span> puis violette,
-Bouvard et Pécuchet croyaient qu’il allait étrangler Gouttman.</p>
-
-<p>Il se rassit, croisa les bras.—«Vous êtes une rude canaille,
-convenez-en!</p>
-
-<p>—Pas d’injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde!</p>
-
-<p>—Je vous flanquerai un procès!</p>
-
-<p>—Ta! ta! ta!» Puis, ayant bouclé son portefeuille, Gouttman souleva le
-bord de son chapeau: «A l’avantage!» Et il sortit.</p>
-
-<p>Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée
-par suite de manœuvres usuraires, il avait livré à Gouttman trois
-mille francs de vins. Ce qui payerait sa dette avec mille francs de
-bénéfices; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le
-renverraient, on le poursuivrait!—«Crapule! brigand! sale juif!—et
-ça dîne dans les presbytères! D’ailleurs, tout ce qui touche à la
-calotte!...» Il déblatéra contre les prêtres et tapait sur la table
-avec tant de violence que la statuette faillit tomber.</p>
-
-<p>«Doucement! dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Tiens! Qu’est-ce que ça?» Et Barberou ayant défait l’enveloppe de la
-petite Vierge: «Un bibelot du pèlerinage! A vous?»</p>
-
-<p>Bouvard, au lieu de répondre, sourit d’une manière ambiguë.</p>
-
-<p>«C’est à moi!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Vous m’affligez, reprit Barberou, mais je vous éduquerai
-là-dessus,—n’ayez pas peur!» Et comme <span class="pagenum" id="Page_327">327</span> on doit être philosophe, et
-que la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner.</p>
-
-<p>Tous les trois s’attablèrent.</p>
-
-<p>Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la
-bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt et
-leur apporterait un livre farce.</p>
-
-<p>L’idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans
-la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet
-ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il
-penchait vers la religion.</p>
-
-<p>M. Marescot s’était présenté la veille pour leur faire une
-communication importante.—Marcel n’en savait pas davantage.</p>
-
-<p>Le notaire ne put les recevoir que trois jours après;—et de suite
-exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, M<sup>me</sup>
-Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme.</p>
-
-<p>Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et
-aboutissants, défauts et avantages; et ce désir était comme un cancer
-qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chérissait,
-par-dessus tout, <i>le bien</i>, moins pour la sécurité du capital que
-pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l’espoir
-de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance
-journalière, de longues économies, et elle attendait, avec impatience,
-la réponse de Bouvard.</p>
-
-<p>Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet, un <span class="pagenum" id="Page_328">328</span> jour, se
-trouvât sans fortune; mais il fallait saisir l’occasion,—qui était
-l’effet du pèlerinage;—la Providence, pour la seconde fois, se
-manifestait en leur faveur.</p>
-
-<p>Ils offrirent les conditions suivantes: la rente, non pas de sept
-mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dévolue au dernier
-survivant. Marescot fit valoir que l’un était faible de santé. Le
-tempérament de l’autre le disposait à l’apoplexie, et M<sup>me</sup> Bordin
-signa le contrat, emportée par la passion.</p>
-
-<p>Bouvard en resta mélancolique. Quelqu’un désirait sa mort, et cette
-réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu et
-d’éternité.</p>
-
-<p>Trois jours après, M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu’il
-donnait une fois par an à des collègues.</p>
-
-<p>Le dîner commença vers deux heures de l’après-midi, pour finir à onze
-heures du soir.</p>
-
-<p>On y but du poiré, on y débita des calembours. L’abbé Pruneau composa,
-séance tenante, un acrostiche; M. Bougon fit des tours de cartes,
-et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la
-galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le
-lendemain.</p>
-
-<p>Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la religion sous des
-couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste?—et Bouvard consentit
-bientôt à s’approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que
-lui, participerait au sacrement.</p>
-
-<p>Le grand jour arriva.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_329">329</span></p>
-
-<p>L’église, à cause des premières communions, était pleine de monde.
-Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu
-peuple se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la
-porte.</p>
-
-<p>Ce qui allait se passer tout à l’heure était inexplicable, songeait
-Bouvard, mais la raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De
-très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux, et, dans
-une sorte d’engourdissement, il contemplait l’autel, l’encensoir, les
-flambeaux, la tête un peu vide, car il n’avait rien mangé et éprouvait
-une singulière faiblesse.</p>
-
-<p>Pécuchet, en méditant la Passion de Jésus-Christ, s’excitait à
-des élans d’amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des
-autres,—et les ravissements, les transports, les illuminations des
-saints, tous les êtres, l’univers entier. Bien qu’il priât avec
-ferveur, les différentes parties de la messe lui semblèrent un peu
-longues.</p>
-
-<p>Enfin, les petits garçons s’agenouillèrent sur la première marche de
-l’autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient
-inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les
-remplacèrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient; de
-loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du chœur.</p>
-
-<p>Puis ce fut le tour des grandes personnes.</p>
-
-<p>La première du côté de l’évangile était Pécuchet; mais, trop ému sans
-doute, il oscillait la tête de droite <span class="pagenum" id="Page_330">330</span> et de gauche. Le curé eut
-peine à lui mettre l’hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant
-les prunelles.</p>
-
-<p>Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires, que sa langue
-lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya
-M<sup>me</sup> Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sans savoir
-pourquoi, il rougit.</p>
-
-<p>Après M<sup>me</sup> Bordin, communièrent ensemble M<sup>lle</sup> de Faverges,
-la comtesse, leur dame de compagnie, et un monsieur que l’on ne
-connaissait pas à Chavignolles.</p>
-
-<p>Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l’instituteur,—quand
-tout à coup on vit paraître Gorju.</p>
-
-<p>Il n’avait plus de barbiche et il regagna sa place, les bras en croix
-sur la poitrine, d’une manière fort édifiante.</p>
-
-<p>Le curé harangua les petits garçons. Qu’ils aient soin plus tard de ne
-point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours
-leur robe d’innocence. Pécuchet regretta la sienne, mais on remuait des
-chaises; les mères avaient hâte d’embrasser leurs enfants.</p>
-
-<p>Les paroissiens, à la sortie, échangèrent des félicitations.
-Quelques-uns pleuraient. M<sup>me</sup> de Faverges, en attendant sa voiture,
-se tourna vers Bouvard et Pécuchet, et présenta son futur gendre: «M.
-le baron de Mahurot, ingénieur!» Le comte se plaignait de ne pas les
-voir. Il serait revenu la semaine prochaine.—«Notez-le! <span class="pagenum" id="Page_331">331</span> je vous
-prie.» La calèche étant arrivée, les dames du château partirent, et la
-foule se dispersa.</p>
-
-<p>Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l’herbe. Le
-facteur, comme la maison était close, l’avait jeté par-dessus le mur.
-C’était l’ouvrage que Barberou avait promis: <i>Examen du Christianisme</i>,
-par Louis Hervieu, ancien élève de l’École normale. Pécuchet le
-repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître.</p>
-
-<p>On lui avait répété que le sacrement le transformerait: durant
-plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était
-toujours le même, et un étonnement douloureux le saisit.</p>
-
-<p>Comment! la chair de Dieu se mêle à notre chair et elle n’y cause
-rien! La pensée qui gouverne les mondes n’éclaire pas notre esprit! Le
-suprême pouvoir nous abandonne à l’impuissance!</p>
-
-<p>M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le <i>Catéchisme</i> de l’abbé
-Gaume.</p>
-
-<p>Au contraire, la dévotion de Pécuchet s’était développée. Il aurait
-voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes en se
-promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter et
-les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules et
-le capitaine l’appela Tartufe. On trouvait maintenant qu’ils allaient
-trop loin.</p>
-
-<p>Une excellente habitude, c’est d’envisager les choses comme autant de
-symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier;
-devant un <span class="pagenum" id="Page_332">332</span> ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux;
-dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la
-mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il
-songeait à l’enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité
-s’est revêtue. Le tic-tac de l’horloge lui rappelait les battements de
-son cœur, une piqûre d’épingle les clous de la croix; mais il eut
-beau se tenir à genoux, pendant des heures, et multiplier les jeûnes,
-et se pressurer l’imagination, le détachement de soi-même ne se faisait
-pas; impossible d’atteindre à la contemplation parfaite.</p>
-
-<p>Il recourut à des auteurs mystiques: sainte Thérèse, Jean de la
-Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, monseigneur
-Chaillot. Au lieu des sublimités qu’il attendait, il ne rencontra
-que des platitudes, un style très lâche, de froides images et force
-comparaisons tirées de la boutique des lapidaires.</p>
-
-<p>Il apprit cependant qu’il y a une purgation active et une purgation
-passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces
-d’oraisons, neuf excellences dans l’amour, six degrés dans l’humilité,
-et que la blessure de l’âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel.</p>
-
-<p>Des points l’embarrassaient.</p>
-
-<p>«Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l’on doive
-remercier Dieu pour le bienfait de l’existence? Quelle mesure garder
-entre la crainte indispensable au salut et l’espérance, qui ne l’est
-pas moins? Où est le signe de la grâce? etc.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_333">333</span></p>
-
-<p>Les réponses de M. Jeufroy étaient simples:</p>
-
-<p>«Ne vous tourmentez pas. A vouloir tout approfondir, on court sur une
-pente dangereuse.»</p>
-
-<p>Le <i>Catéchisme de Persévérance</i>, par Gaume, avait tellement dégoûté
-Bouvard, qu’il prit le volume de Louis Hervieu. C’était un sommaire
-de l’exégèse moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme
-républicain, l’avait acheté.</p>
-
-<p>Il éveilla des doutes dans l’esprit de Bouvard, et d’abord sur le péché
-originel.—«Si Dieu a créé l’homme peccable, il ne devait pas le punir,
-et le mal est antérieur à la chute, puisqu’il y avait déjà des volcans,
-des bêtes féroces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice!</p>
-
-<p>—Que voulez-vous? disait le curé, c’est une de ces vérités dont
-tout le monde est d’accord, sans qu’on puisse en fournir de preuves;
-et nous-mêmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de
-leurs pères. Ainsi les mœurs et les lois justifient ce décret de la
-Providence, que l’on retrouve dans la nature.»</p>
-
-<p>Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l’enfer.</p>
-
-<p>«Car tout châtiment doit viser à l’amélioration du coupable, ce qui
-devient impossible avec une peine éternelle; et combien l’endurent!
-Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres,
-les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par
-Dieu, et dans quel but? pour les punir d’une faute qu’ils n’ont pas
-commise!</p>
-
-<p>—Telle est l’opinion de saint Augustin, ajouta le curé, et saint
-Fulgence enveloppe dans la damnation <span class="pagenum" id="Page_334">334</span> jusqu’aux fœtus. L’Église,
-il est vrai, n’a rien décidé à cet égard. Une remarque, pourtant: ce
-n’est pas Dieu, mais le pécheur qui se damne lui-même, et l’offense
-étant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit être infinie.
-Est-ce tout, monsieur?</p>
-
-<p>—Expliquez-moi la Trinité, dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Avec plaisir. Prenons une comparaison: les trois côtés du triangle,
-ou plutôt notre âme, qui contient: être, connaître et vouloir; ce qu’on
-appelle faculté chez l’homme est personne en Dieu. Voilà le mystère.</p>
-
-<p>—Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle; ces
-trois facultés de l’âme ne font pas trois âmes, et vos personnes de la
-Trinité sont trois Dieux.</p>
-
-<p>—Blasphème!</p>
-
-<p>—Alors, il n’y a qu’une personne, un Dieu, une substance affectée de
-trois manières!</p>
-
-<p>—Adorons sans comprendre, dit le curé.</p>
-
-<p>—Soit», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Il avait peur de passer pour un impie, d’être mal vu au château.</p>
-
-<p>Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures
-en hiver, et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte, par ses
-allures, «rappelait le chic de l’ancienne cour»; la comtesse, placide
-et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. M<sup>lle</sup>
-Yolande, leur fille, était «le type de la jeune personne», l’ange des
-keepsakes, et M<sup>me</sup> de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait à
-Pécuchet, ayant son nez pointu.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_335">335</span></p>
-
-<p>La première fois qu’ils entrèrent dans le salon, elle défendait
-quelqu’un.</p>
-
-<p>«Je vous assure qu’il est changé! Son cadeau le prouve.»</p>
-
-<p>Ce quelqu’un était Gorju. Il venait d’offrir aux futurs époux un
-prie-Dieu gothique. On l’apporta. Les armes des deux maisons s’y
-étalaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et
-M<sup>me</sup> de Noares lui dit:</p>
-
-<p>«Vous vous souviendrez de mon protégé?»</p>
-
-<p>Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d’une douzaine d’années,
-et sa sœur, qui en avait peut-être dix. Par les trous de leurs
-guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L’un était chaussé
-de vieilles pantoufles, l’autre n’avait plus qu’un sabot. Leurs fronts
-disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d’eux,
-avec des prunelles ardentes, comme de jeunes loups effarés.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Noares conta qu’elle les avait rencontrés le matin sur la
-grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail.</p>
-
-<p>On leur demanda leur nom.</p>
-
-<p>«Victor, Victorine.</p>
-
-<p>—Où était leur père?</p>
-
-<p>—En prison.</p>
-
-<p>—Et avant, que faisait-il?</p>
-
-<p>—Rien.</p>
-
-<p>—Leur pays?</p>
-
-<p>—Saint-Pierre.</p>
-
-<p>—Mais quel Saint-Pierre?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_336">336</span></p>
-
-<p>Les deux petits, pour toute réponse, disaient, en reniflant:</p>
-
-<p>«Sais pas, sais pas.»</p>
-
-<p>Leur mère était morte, et ils mendiaient.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner;
-elle attendrit la comtesse, piqua d’honneur le comte, fut soutenue par
-Mademoiselle, s’obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait
-soin. On leur trouverait de l’ouvrage plus tard, et, comme ils ne
-savaient ni lire ni écrire, M<sup>me</sup> de Noares leur donnerait elle-même
-des leçons, afin de les préparer au catéchisme.</p>
-
-<p>Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches;
-il les interrogeait, puis faisait une conférence où il mettait de la
-prétention, à cause de l’auditoire.</p>
-
-<p>Une fois qu’il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s’en
-retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement.</p>
-
-<p>Jacob s’est distingué par des filouteries, David par les meurtres,
-Salomon par ses débauches.</p>
-
-<p>L’abbé lui répondit qu’il fallait voir au delà. Le sacrifice d’Abraham
-est la figure de la Passion; Jacob une autre figure du Messie, comme
-Joseph, comme le serpent d’airain, comme Moïse.</p>
-
-<p>«Croyez-vous, dit Bouvard, qu’il ait composé le <i>Pentateuque</i>?</p>
-
-<p>—Oui, sans doute!</p>
-
-<p>—Cependant on y raconte sa mort; même observation pour Josué, et quant
-aux Juges, l’auteur nous <span class="pagenum" id="Page_337">337</span> prévient qu’à l’époque dont il fait
-l’histoire, Israël n’avait pas encore de rois. L’ouvrage fut donc écrit
-sous les rois. Les prophètes aussi m’étonnent.</p>
-
-<p>—Il va nier les prophètes, maintenant!</p>
-
-<p>—Pas du tout! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des
-formes diverses: celle d’un feu, d’une broussaille, d’un vieillard,
-d’une colombe, et ils n’étaient pas certains de la révélation,
-puisqu’ils demandent toujours un signe.</p>
-
-<p>—Ah! et vous avez découvert ces belles choses?...</p>
-
-<p>—Dans Spinosa.»</p>
-
-<p>A ce mot, le curé bondit.</p>
-
-<p>«L’avez-vous lu?</p>
-
-<p>—Dieu m’en garde!</p>
-
-<p>—Pourtant, monsieur, la science...</p>
-
-<p>—Monsieur, on n’est pas savant si l’on n’est chrétien.»</p>
-
-<p>La science lui inspirait des sarcasmes:</p>
-
-<p>«Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre science! Que savons-nous?»
-disait-il.</p>
-
-<p>Mais il savait que le monde a été créé pour nous; il savait que les
-archanges sont au-dessus des anges, il savait que le corps humain
-ressuscitera tel qu’il était vers la trentaine.</p>
-
-<p>Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par méfiance de Louis
-Hervieu, écrivit à Varlot, et Pécuchet, mieux informé, demanda à M.
-Jeufroy des explications sur l’Écriture.</p>
-
-<p>Les six jours de la <i>Genèse</i> veulent dire six grandes époques. Le
-rapt des vases précieux fait par les Juifs <span class="pagenum" id="Page_338">338</span> aux Égyptiens doit
-s’entendre des richesses intellectuelles, les arts, dont ils avaient
-dérobé le secret. Isaïe ne se dépouilla pas complètement, <i>Nudus</i>,
-en latin, signifiant nu jusqu’aux hanches; ainsi Virgile conseille
-de se mettre nu pour labourer, et cet écrivain n’eût pas donné un
-précepte contraire à la pudeur. Ézéchiel dévorant un livre n’a rien
-d’extraordinaire; ne dit-on pas dévorer une brochure, un journal?</p>
-
-<p>Mais si l’on voit partout des métaphores, que deviendront les faits?
-L’abbé soutenait cependant qu’ils étaient réels.</p>
-
-<p>Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus
-loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la
-Bible.</p>
-
-<p>L’<i>Exode</i> nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices
-dans le désert; on n’en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les
-Paralipomènes et le livre d’Esdras ne sont point d’accord sur le
-dénombrement du peuple. Dans le <i>Deutéronome</i>, Moïse voit le Seigneur
-face à face; d’après l’<i>Exode</i>, jamais il ne put le voir. Où est alors
-l’inspiration?</p>
-
-<p>«Motif de plus pour l’admettre, répliquait en souriant M. Jeufroy. Les
-imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n’y prennent garde.
-Dans l’embarras, recourons à l’Église. Elle est toujours infaillible.»</p>
-
-<p>De qui relève l’infaillibilité?</p>
-
-<p>Les conciles de Bâle et de Constance l’attribuent aux conciles. Mais
-souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et
-pour Arius; <span class="pagenum" id="Page_339">339</span> ceux de Florence et de Latran la décernent au pape.
-Mais Adrien VI déclare que le pape, comme un autre, peut se tromper.</p>
-
-<p>Chicanes! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme.</p>
-
-<p>L’ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptême,
-autrefois, était réservé pour les adultes; l’extrême-onction ne fut un
-sacrement qu’au <span class="smcap">IX</span><sup>e</sup> siècle; la présence réelle a été décrétée
-au <span class="smcap">VIII</span><sup>e</sup>; le purgatoire reconnu au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup>; l’Immaculée
-Conception est d’hier.</p>
-
-<p>Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois
-évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraît
-s’égaler à Dieu; dans un autre, du même, se reconnaître son inférieur.</p>
-
-<p>L’abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le
-témoignage des Sibylles, «dont le fond est véritable». Il retrouvait la
-vierge dans les Gaules, l’annonce d’un rédempteur en Chine, la Trinité
-partout, la croix sur le bonnet du grand lama, en Égypte au poing des
-dieux;—et même, il fit voir une gravure représentant un nilomètre,
-lequel était un phallus, suivant Pécuchet.</p>
-
-<p>M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait
-des preuves dans les auteurs. Une lutte d’érudition s’engagea; et,
-fouetté par l’amour-propre, Pécuchet devint transcendant, mythologue.</p>
-
-<p>Il comparait la Vierge à Isis, l’eucharistie au <i>homa</i> des Perses,
-Bacchus à Moïse, l’arche de Noé au vaisseau <span class="pagenum" id="Page_340">340</span> de Xithuros; ces
-ressemblances, pour lui, démontraient l’identité des religions.</p>
-
-<p>Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu’il n’y a qu’un
-Dieu,—et quand il était à bout d’arguments, l’homme à la soutane
-s’écriait: «C’est un mystère!»</p>
-
-<p>Que signifie ce mot? Défaut de savoir; très bien. Mais s’il désigne
-une chose dont le seul énoncé implique contradiction, c’est une
-sottise,—et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait
-dans son jardin, l’attendait au confessionnal, le relançait dans la
-sacristie.</p>
-
-<p>Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir.</p>
-
-<p>Un jour, qu’il était parti à Sassetot administrer quelqu’un, Pécuchet
-se porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la
-conversation inévitable.</p>
-
-<p>C’était le soir, vers la fin d’août. Le ciel écarlate se rembrunit,
-et un gros nuage s’y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au
-sommet.</p>
-
-<p>Pécuchet, d’abord, parla de choses indifférentes; puis, ayant glissé le
-mot martyr:</p>
-
-<p>«Combien pensez-vous qu’il y en ait eu?</p>
-
-<p>—Une vingtaine de millions, pour le moins.</p>
-
-<p>—Leur nombre n’est pas si grand, dit Origène.</p>
-
-<p>—Origène, vous savez, est suspect!»</p>
-
-<p>Un large coup de vent passa, inclinant l’herbe des fossés, et les deux
-rangs d’ormeaux jusqu’au bout de l’horizon.</p>
-
-<p>Pécuchet reprit: «On classe dans les martyrs <span class="pagenum" id="Page_341">341</span> beaucoup d’évêques
-gaulois, tués en résistant aux barbares, ce qui n’est plus la question.</p>
-
-<p>—Allez-vous défendre les empereurs?»</p>
-
-<p>Suivant Pécuchet, on les avait calomniés.—«L’histoire de la légion
-thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept
-fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d’Ancyre,
-condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges
-de sainte Ursule, dont une compagne s’appelait <i>Undecemilla</i>, un nom
-pris pour un chiffre; encore plus les dix martyrs d’Alexandrie!</p>
-
-<p>—Cependant!... Cependant ils se trouvent dans des auteurs dignes de
-créance.»</p>
-
-<p>Des gouttes d’eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie;—et
-Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques
-avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les
-protestants et les libres penseurs, que tous les Romains autrefois.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique se récria: «Mais on compte dix persécutions depuis
-Néron jusqu’à César Galba!</p>
-
-<p>—Eh bien! et les massacres des Albigeois? et la Saint-Barthélemy? et
-la révocation de l’édit de Nantes?</p>
-
-<p>—Excès déplorables, sans doute, mais vous n’allez pas comparer ces
-gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule
-de missionnaires.</p>
-
-<p>—Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jérôme de Prague, Jean Huss,
-Bruno, Vanini, Anne Dubourg!»</p>
-
-<p>La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu’ils
-rebondissaient du sol, comme de petites <span class="pagenum" id="Page_342">342</span> fusées blanches. Pécuchet
-et M. Jeufroy marchaient avec lenteur, serrés l’un contre l’autre, et
-le curé disait:</p>
-
-<p>«Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières!</p>
-
-<p>—L’Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très
-bien.</p>
-
-<p>—On exposait les dames illustres dans les <i>lupanars</i>!</p>
-
-<p>—Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents?</p>
-
-<p>—Et notez que les chrétiens n’avaient rien fait contre l’État!</p>
-
-<p>—Les huguenots pas davantage!»</p>
-
-<p>Le vent chassait, balayait la pluie dans l’air. Elle claquait sur les
-feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue,
-se confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un
-toit. Au loin seulement, la cabane d’un berger.</p>
-
-<p>Le maigre paletot de Pécuchet n’avait plus un fil de sec. L’eau coulait
-le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles,
-dans ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros; le curé, en
-relevant d’un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et
-les pointes de son tricorne crachaient l’eau sur ses épaules comme des
-gargouilles de cathédrale.</p>
-
-<p>Il fallut s’arrêter, et, tournant le dos à la tempête, ils restèrent
-face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le
-parapluie qui oscillait.</p>
-
-<p>M. Jeufroy n’avait pas interrompu la défense des catholiques.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_343">343</span></p>
-
-<p>«Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait
-dévorer un homme par deux tigres, comme il advint à saint Ignace?</p>
-
-<p>—Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes séparées de leurs
-maris, d’enfants arrachés à leurs mères! Et les exils des pauvres, à
-travers la neige, au milieu des précipices! On les entassait dans les
-prisons; à peine morts, on les traînait sur la claie.»</p>
-
-<p>L’abbé ricana: «Vous me permettrez de n’en rien croire! Et nos martyrs
-à nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée dans un filet
-à une vache furieuse. Sainte Juliette périt assommée de coups. Saint
-Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec
-un marteau, déchiré les côtes avec des peignes en fer, traversé les
-mains avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne.</p>
-
-<p>—Vous exagérez, dit Pécuchet. La mort des martyrs était en ce temps-là
-une amplification de la rhétorique!</p>
-
-<p>—Comment! de la rhétorique?</p>
-
-<p>—Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l’histoire.
-Les catholiques, en Irlande, éventrèrent des femmes enceintes pour
-prendre leurs enfants!</p>
-
-<p>—Jamais!</p>
-
-<p>—Et les donner aux pourceaux!</p>
-
-<p>—Allons donc!</p>
-
-<p>—En Belgique, ils les enterraient toutes vives!</p>
-
-<p>—Quelle plaisanterie!</p>
-
-<p>—On a leurs noms!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_344">344</span></p>
-
-<p>—Et quand même, objecta le prêtre, en secouant de colère son
-parapluie, on ne peut les appeler des martyrs. Il n’y en a pas en
-dehors de l’Église.</p>
-
-<p>—Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment
-servirait-il à en démontrer l’excellence?»</p>
-
-<p>La pluie se calmait; jusqu’au village ils ne parlèrent plus.</p>
-
-<p>Mais sur le seuil du presbytère, l’abbé dit:</p>
-
-<p>«Je vous plains! véritablement, je vous plains!»</p>
-
-<p>Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé
-une malveillance antireligieuse, et une heure après, assis devant un
-feu de broussailles, ils lisaient le <i>Curé Meslier</i>. Ces négations
-lourdes le choquèrent; puis, se reprochant d’avoir méconnu peut-être
-des héros, il feuilleta, dans la <i>Biographie</i>, l’histoire des martyrs
-les plus illustres.</p>
-
-<p>Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l’arène! et si les
-lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les
-excitaient à s’avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire
-debout, le regard au ciel; sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne
-point paraître affligée. Pécuchet se mit à réfléchir. La fenêtre était
-ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d’étoiles brillaient. Il devait
-se passer dans leur âme des choses dont nous n’avons plus l’idée,
-une joie, un spasme divin! Et Pécuchet, à force d’y rêver, dit qu’il
-comprenait cela, aurait fait comme eux.</p>
-
-<p>«Toi?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_345">345</span></p>
-
-<p>—Certainement.</p>
-
-<p>—Pas de blague! Crois-tu, oui ou non?</p>
-
-<p>—Je ne sais.»</p>
-
-<p>Il alluma une chandelle; puis, ses yeux tombant sur le crucifix dans
-l’alcôve:</p>
-
-<p>«Combien de misérables ont recouru à celui-là!»</p>
-
-<p>Et après un silence:</p>
-
-<p>«On l’a dénaturé! c’est la faute de Rome: la politique du Vatican!»</p>
-
-<p>Mais Bouvard admirait l’Église pour sa magnificence et aurait souhaité
-au moyen âge être un cardinal.</p>
-
-<p>«J’aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en!»</p>
-
-<p>La casquette de Pécuchet, posée devant les charbons, n’était pas sèche
-encore. Tout en l’étirant, il sentit quelque chose dans la doublure, et
-une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur
-paraissant inexplicable.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Noares voulut savoir de Pécuchet s’il n’avait pas éprouvé
-comme un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions. Une
-fois, pendant qu’il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille
-dans sa casquette.</p>
-
-<p>Évidemment, elle l’aimait; ils auraient pu se marier: elle était veuve,
-et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de
-sa vie.</p>
-
-<p>Bien qu’il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l’avait dédié
-à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_346">346</span></p>
-
-<p>Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les
-indulgences qu’ils procurent, l’effet des reliques, les privilèges
-des eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait
-touché aux liens de saint Pierre.</p>
-
-<p>Parmi ses breloques luisait une perle d’or, à l’imitation de celle qui
-contient, dans l’église d’Allouagne, une larme de Notre-Seigneur; un
-anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du curé d’Ars, et comme
-elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait à
-une sacristie et à une officine d’apothicaire.</p>
-
-<p>Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres,
-à dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du
-Sacré-Cœur. Un monsieur devait lui envoyer de <i>la pâte des martyrs</i>,
-mélange de cire pascale et de poussière humaine prise aux catacombes,
-et qui s’emploie dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle
-en promit à Pécuchet.</p>
-
-<p>Il parut choqué d’un tel matérialisme.</p>
-
-<p>Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d’opuscules
-relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots du curé
-dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. M<sup>me</sup>
-de Noares savait tout cela par cœur, avec une infinité de miracles.</p>
-
-<p>Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les
-eût faits pour ébahir le monde. Sa grand’mère à elle-même avait serré
-dans une armoire des pruneaux couverts d’un linge, et quand on ouvrit
-<span class="pagenum" id="Page_347">347</span> l’armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant
-la croix.»</p>
-
-<p>«Expliquez-moi cela.»</p>
-
-<p>C’était son mot après ses histoires, qu’elle soutenait avec un
-entêtement de bourrique, bonne femme d’ailleurs, et d’humeur enjouée.</p>
-
-<p>Une fois pourtant <i>elle sortit de son caractère</i>. Bouvard lui
-contestait le miracle de Pezilla: un compotier où on avait caché des
-hosties pendant la Révolution se dora de lui-même tout seul.</p>
-
-<p>«Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de
-l’humidité?</p>
-
-<p>—Mais non! je vous répète que non! La dorure a pour cause le contact
-de l’eucharistie.»</p>
-
-<p>Et elle donna en preuve l’attestation des évêques.</p>
-
-<p>«C’est, disent-ils, comme un bouclier, un... un palladium sur le
-diocèse de Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy!»</p>
-
-<p>Bouvard n’y tint plus, et, ayant repassé son Louis Hervieu, emmena
-Pécuchet.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et, sur
-un geste, alla prendre deux petits verres qu’elle emplit de <i>Rosolio</i>.</p>
-
-<p>Après quoi, Bouvard exposa ce qui l’amenait.</p>
-
-<p>L’abbé ne répondit pas franchement.</p>
-
-<p>«Tout est possible à Dieu, et les miracles sont une preuve de la
-religion.</p>
-
-<p>—Cependant il y a des lois.</p>
-
-<p>—Cela n’y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_348">348</span></p>
-
-<p>—Que savez-vous s’il les dérange? répliqua Bouvard. Tant que la
-nature suit sa routine, on n’y pense pas; mais, dans un phénomène
-extraordinaire, nous voyons la main de Dieu.</p>
-
-<p>—Elle peut y être, dit l’ecclésiastique, et quand un événement se
-trouve certifié par des témoins?</p>
-
-<p>—Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles!»</p>
-
-<p>Le prêtre devint rouge.</p>
-
-<p>«Sans doute..., quelquefois.</p>
-
-<p>—Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnés en preuves
-ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire?»</p>
-
-<p>Reine intervint, et, prêchant comme son maître, dit qu’il fallait obéir.</p>
-
-<p>«La vie est un passage, mais la mort est éternelle!</p>
-
-<p>—Bref, ajouta Bouvard en lampant le <i>Rosolio</i>, les miracles
-d’autrefois ne sont pas mieux démontrés que les miracles d’aujourd’hui:
-des raisons analogues défendent ceux des chrétiens et des païens.»</p>
-
-<p>Le curé jeta sa fourchette sur la table.</p>
-
-<p>«Ceux-là étaient faux, encore un coup! Pas de miracles en dehors de
-l’Église!</p>
-
-<p>—Tiens! se dit Pécuchet, même argument que pour les martyrs: la
-doctrine s’appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.»</p>
-
-<p>M. Jeufroy, ayant bu un verre d’eau, reprit:</p>
-
-<p>«Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze
-pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_349">349</span></p>
-
-<p>—Pas du tout!»</p>
-
-<p>Pécuchet en rendait compte d’une autre manière.</p>
-
-<p>«Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens, le Logos est
-à Platon, la Vierge mère à l’Asie.»</p>
-
-<p>N’importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait pas que le
-christianisme pût avoir humainement la moindre raison d’être, bien
-qu’il en vît chez tous les peuples des prodromes ou des déformations.
-L’impiété railleuse du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, il l’eût tolérée; mais
-la critique moderne, avec sa politesse, l’exaspérait.</p>
-
-<p>«J’aime mieux l’athée qui blasphème que le sceptique qui ergote!»</p>
-
-<p>Puis il les regarda d’un air de bravade, comme pour les congédier.</p>
-
-<p>Pécuchet s’en retourna mélancolique. Il avait espéré l’accord de la foi
-et de la raison.</p>
-
-<p>Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu:</p>
-
-<p>«Pour connaître l’abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes:</p>
-
-<p>«La raison vous dit: Le tout enferme la partie, et la foi vous répond:
-Par la substantiation, Jésus, communiant avec ses apôtres, avait son
-corps dans sa main et sa tête dans sa bouche.</p>
-
-<p>«La raison vous dit: On n’est pas responsable du crime des autres, et
-la foi vous répond: Par le péché originel.</p>
-
-<p>«La raison vous dit: Trois, c’est trois, et la foi déclare: Trois,
-c’est un.»</p>
-
-<p>Ils ne fréquentèrent plus l’abbé.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_350">350</span></p>
-
-<p>C’était l’époque de la guerre d’Italie.</p>
-
-<p>Les honnêtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel.
-M<sup>me</sup> de Noares allait jusqu’à lui souhaiter la mort.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du
-salon tournait devant eux et qu’ils se miraient en passant dans les
-hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées,
-où tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d’un domestique, ils
-éprouvaient un plaisir; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux
-paroles qui s’y débitaient.</p>
-
-<p>Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en
-développait les principes devant un cercle d’intimes: Hurel, le curé,
-le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait
-de temps à autre pour vingt-quatre heures au château.</p>
-
-<p>«Ce qu’il y a d’abominable, disait le comte, c’est l’esprit de 89!
-D’abord, on conteste Dieu; ensuite, on discute le gouvernement; puis
-arrive la liberté. Liberté d’injures, de révolte, de jouissances,
-ou plutôt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent
-proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute à la
-persécution, comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me
-résume: point d’État sans Dieu! la loi ne pouvant être respectée que si
-elle vient d’en haut, et actuellement il ne s’agit pas des Italiens,
-mais de savoir qui l’emportera de la révolution ou du pape, de Satan ou
-de Jésus-Christ.»</p>
-
-<p>M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire,
-le juge de paix en dodelinant la tête. <span class="pagenum" id="Page_351">351</span> Bouvard et Pécuchet
-regardaient le plafond; M<sup>me</sup> de Noares, la comtesse et Yolande
-travaillaient pour les pauvres, et M. de Mahurot, près de sa fiancée,
-parcourait les journaux.</p>
-
-<p>Puis il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la
-recherche d’un problème. Napoléon III n’était plus un sauveur, et même
-il donnait un exemple déplorable en laissant aux Tuileries les maçons
-travailler le dimanche.</p>
-
-<p>«On ne devrait pas permettre», était la phrase ordinaire de M. le comte.</p>
-
-<p>Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines
-scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de
-père de famille, et plût à Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût
-la même rigueur qu’il déployait dans sa maison! Le pouvoir seul est
-juge des dangers de la science; répandue trop largement, elle inspire
-au peuple des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre
-peuple, quand les seigneurs et les évêques tempéraient l’absolutisme du
-roi. Les industriels maintenant l’exploitent. Il va tomber en esclavage.</p>
-
-<p>Et tous regrettaient l’ancien régime: Hurel par bassesse, Coulon par
-ignorance, Marescot comme artiste.</p>
-
-<p>Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d’Holbach,
-etc.; et Pécuchet s’éloigna d’une religion devenue un moyen de
-gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux «ces
-dames», et s’il pratiquait, c’était à cause des domestiques.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_352">352</span></p>
-
-<p>Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano et
-admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon
-goût. Ce qu’on rapporte des abus féodaux, de l’Inquisition ou des
-jésuites,—préjugés, et il vantait le progrès, bien qu’il méprisât tout
-ce qui n’était pas gentilhomme ou sorti de l’École polytechnique!</p>
-
-<p>M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges,
-faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les
-idiomes sont dérivés de l’hébreu; sa rhétorique manquait d’imprévu;
-invariablement, c’était le cerf aux abois, le miel et l’absinthe, l’or
-et le plomb, des parfums, des urnes, et l’âme chrétienne comparée au
-soldat qui doit dire en face du péché: «Tu ne passes pas!»</p>
-
-<p>Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard
-possible.</p>
-
-<p>Un jour pourtant, ils l’y trouvèrent.</p>
-
-<p>Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup, M<sup>me</sup> de
-Noares entra.</p>
-
-<p>«La petite a disparu. J’amène Victor. Ah! le malheureux!»</p>
-
-<p>Elle avait saisi dans sa poche un dé d’argent perdu depuis trois jours;
-puis, suffoquée par les sanglots:</p>
-
-<p>«Ce n’est pas tout! ce n’est pas tout! Pendant que je le grondais, il
-m’a montré son derrière.»</p>
-
-<p>Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit:</p>
-
-<p>«Du reste, c’est de ma faute; pardonnez-moi!»</p>
-
-<p>Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de
-Touache, maintenant au bagne.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_353">353</span></p>
-
-<p>Que faire?</p>
-
-<p>Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et son acte de charité
-passerait pour un caprice.</p>
-
-<p>M. Jeufroy ne fut pas surpris. L’homme étant corrompu naturellement, on
-doit le châtier pour l’améliorer.</p>
-
-<p>Bouvard protesta. La douceur valait mieux.</p>
-
-<p>Mais le comte, encore une fois, s’étendit sur le bras de fer
-indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-là étaient
-pleins de vices: la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol,
-après tout, on l’excuserait; l’insolence, jamais; l’éducation devant
-être l’école du respect.</p>
-
-<p>Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne
-fessée immédiatement.</p>
-
-<p>M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la
-commission. Il prit un fusil dans l’antichambre et appela Victor, resté
-au milieu de la cour, la tête basse:</p>
-
-<p>«Suis-moi!» dit le baron.</p>
-
-<p>Comme la route pour aller chez le garde détournait peu de Chavignolles,
-M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l’accompagnèrent.</p>
-
-<p>A cent pas du château, il les pria de ne plus parler tant qu’ils
-longeraient le bois.</p>
-
-<p>Le terrain dévalait jusqu’au bord de la rivière, où se dressaient de
-grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d’or sous le
-soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient
-d’ombre. Un air vif soufflait.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_354">354</span></p>
-
-<p>Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon.</p>
-
-<p>Un coup de feu partit, un deuxième, un autre, et les lapins sautaient,
-déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait,
-trempé de sueur.</p>
-
-<p>«Tu arranges bien tes nippes!» dit le baron.</p>
-
-<p>Sa blouse en loques avait du sang.</p>
-
-<p>La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n’admettait pas qu’on en pût
-verser.</p>
-
-<p>M. Jeufroy reprit:</p>
-
-<p>«Les circonstances quelquefois l’exigent. Si ce n’est pas le coupable
-qui donne le sien, il faut celui d’un autre, vérité que nous enseigne
-la Rédemption.»</p>
-
-<p>Suivant Bouvard, elle n’avait guère servi, presque tous les hommes
-étant damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur.</p>
-
-<p>«Mais quotidiennement il le renouvelle dans l’Eucharistie.</p>
-
-<p>—Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des mots, quelle que soit
-l’indignité du prêtre.</p>
-
-<p>—Là est le mystère, monsieur.»</p>
-
-<p>Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d’y
-toucher.</p>
-
-<p>«A bas les pattes!»</p>
-
-<p>Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois.</p>
-
-<p>L’ecclésiastique avait Pécuchet d’un côté, Bouvard de l’autre, et il
-lui dit:</p>
-
-<p>«Attention! vous savez: <i>Debetur pueris</i>.</p>
-
-<p>Bouvard l’assura qu’il s’humiliait devant le Créateur, mais était
-indigné qu’on en fît un homme. On <span class="pagenum" id="Page_355">355</span> redoute sa vengeance, on
-travaille pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un œil,
-une politique, une habitation.—«Notre Père, qui êtes aux cieux,
-qu’est-ce que cela veut dire?»</p>
-
-<p>Et Pécuchet ajouta:</p>
-
-<p>«Le monde s’est élargi, la terre n’en fait plus le centre. Elle roule
-dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en
-grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idéal
-plus sublime.»</p>
-
-<p>Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose
-d’enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant
-et qui regardent d’en haut les tortures des damnés. Quand on songe que
-le christianisme a pour base une pomme!</p>
-
-<p>Le curé se fâcha.</p>
-
-<p>«Niez la révélation, ce sera plus simple.</p>
-
-<p>—Comment voulez-vous que Dieu ait parlé? dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Prouvez qu’il n’a pas parlé! disait Jeufroy.</p>
-
-<p>—Encore une fois, qui vous l’affirme?</p>
-
-<p>—L’Église!</p>
-
-<p>—Beau témoignage!»</p>
-
-<p>Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant:</p>
-
-<p>«Écoutez donc le curé, il en sait plus que vous!»</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin,
-puis à la Croix-Verte:</p>
-
-<p>«Bien le bonsoir!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_356">356</span></p>
-
-<p>—Serviteur!» dit le baron.</p>
-
-<p>Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu’une rupture
-s’ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient méprisés par ces nobles. On ne
-les invitait jamais à dîner, et ils étaient las de M<sup>me</sup> de Noares,
-avec ses continuelles remontrances.</p>
-
-<p>Ils ne pouvaient cependant garder le <i>De Maistre</i>, et une quinzaine
-après ils retournèrent au château, croyant n’être pas reçus.</p>
-
-<p>Ils le furent.</p>
-
-<p>Toute la famille était réunie dans le boudoir, Hurel y compris, et par
-extraordinaire Foureau.</p>
-
-<p>La correction n’avait point corrigé Victor. Il refusait d’apprendre
-son catéchisme, et Victorine proférait des mots sales. Bref, le garçon
-irait aux Jeunes-Détenus, la petite fille dans un couvent.</p>
-
-<p>Foureau s’était chargé des démarches, et il s’en allait quand la
-comtesse le rappela.</p>
-
-<p>On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui
-aurait lieu à la mairie bien avant de se faire à l’église, afin de
-montrer que l’on honnissait le mariage civil.</p>
-
-<p>Foureau tâcha de le défendre. Le comte et Hurel l’attaquèrent. Qu’était
-une fonction municipale près d’un sacerdoce?—et le baron ne se fût pas
-cru marié, s’il l’eût été seulement devant une écharpe tricolore.</p>
-
-<p>«Bravo! dit M. Jeufroy qui entrait. Le mariage étant établi par
-Jésus...»</p>
-
-<p>Pécuchet l’arrêta: «Dans quel évangile? Aux temps <span class="pagenum" id="Page_357">357</span> apostoliques, on
-le considérait si peu, que Tertullien le compare à l’adultère.</p>
-
-<p>—Ah! par exemple!</p>
-
-<p>—Mais oui! et ce n’est pas un sacrement! Il faut au sacrement un
-signe. Montrez-moi le signe dans le mariage!»</p>
-
-<p>Le curé eut beau répondre qu’il figurait l’alliance de Dieu et de
-l’Église. «Vous ne comprenez plus le christianisme! et la loi...</p>
-
-<p>—Elle en garde l’empreinte, dit M. de Faverges; sans lui, elle
-autoriserait la polygamie!»</p>
-
-<p>Une voix répliqua:</p>
-
-<p>«Où serait le mal?»</p>
-
-<p>C’était Bouvard, à demi caché par un rideau.</p>
-
-<p>«On peut avoir plusieurs épouses, comme les patriarches, les mormons,
-les musulmans, et néanmoins être honnête homme!</p>
-
-<p>«Jamais! s’écria le prêtre. L’honnêteté consiste à rendre ce qui est
-dû. Nous devons hommage à Dieu. Or qui n’est pas chrétien n’est pas
-honnête!</p>
-
-<p>—Autant que d’autres», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte à la religion,
-l’exalta. Elle avait affranchi les esclaves.</p>
-
-<p>Bouvard fit des citations prouvant le contraire.</p>
-
-<p>«Saint Paul leur recommande d’obéir aux maîtres comme à Jésus;—saint
-Ambroise nomme la servitude un don de Dieu.</p>
-
-<p>«Le <i>Lévitique</i>, l’<i>Exode</i> et les conciles l’ont sanctionnée;—Bossuet
-la classe parmi le droit des gens; et monseigneur Bouvier l’approuve.»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_358">358</span></p>
-
-<p>Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la
-civilisation.</p>
-
-<p>«Et la paresse, en faisant de la pauvreté une vertu!</p>
-
-<p>—Cependant, monsieur, la morale de l’Évangile?</p>
-
-<p>—Eh! eh! pas si morale. Les ouvriers de la dernière heure sont autant
-payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on
-retire à celui qui n’a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets
-sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les
-lâches et les coquins!»</p>
-
-<p>Le scandale redoubla quand Pécuchet eut déclaré qu’il aimait autant le
-bouddhisme.</p>
-
-<p>Le prêtre éclata de rire: «Ah! ah! ah! le bouddhisme!»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Noares leva les bras: «Le bouddhisme!</p>
-
-<p>—Comment... le bouddhisme! répétait le comte.</p>
-
-<p>—Le connaissez-vous? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s’embrouilla.</p>
-
-<p>—Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui,
-il a reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont
-austères, ses fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour
-l’incarnation, Vichnou n’en a pas une, mais neuf! Ainsi, jugez!</p>
-
-<p>—Des mensonges de voyageurs, dit M<sup>me</sup> de Noares.</p>
-
-<p>—Soutenus par les francs-maçons», ajouta le curé.</p>
-
-<p>Et tous parlant à la fois:</p>
-
-<p>«Allez donc, continuez!</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_359">359</span></p>
-
-<p>—Fort joli!</p>
-
-<p>—Moi, je le trouve drôle.</p>
-
-<p>—Pas possible.»</p>
-
-<p>Si bien que Pécuchet, exaspéré, déclara qu’il se ferait bouddhiste!</p>
-
-<p>«Vous insultez des chrétiennes!» dit le baron.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Noares s’affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande
-se taisaient. Le comte roulait des yeux; Hurel attendait des ordres.
-L’abbé, pour se contenir, lisait son bréviaire.</p>
-
-<p>Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considérant les deux bonshommes:
-«Avant de blâmer l’Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il
-est certaines réparations...</p>
-
-<p>—Des réparations?</p>
-
-<p>—Des taches?</p>
-
-<p>—Assez, messieurs! vous devez me comprendre!»</p>
-
-<p>Puis, s’adressant à Foureau: «Sorel est prévenu: allez-y!»</p>
-
-<p>Et Bouvard et Pécuchet se retirèrent sans saluer.</p>
-
-<p>Au bout de l’avenue, ils exhalèrent tous les trois leur
-ressentiment:—«On me traite en domestique», grommelait Foureau,—et
-les autres l’approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait
-pour eux comme de la sympathie.</p>
-
-<p>Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L’homme qui les
-commandait se rapprocha, c’était Gorju. On se mit à causer, il
-surveillait le cailloutage de la route, votée en 1848, et devait cette
-place à M. de Mahurot, l’ingénieur.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_360">360</span></p>
-
-<p>«Celui qui doit épouser M<sup>lle</sup> de Faverges! Vous sortez de là-bas,
-sans doute?</p>
-
-<p>—Pour la dernière fois!» dit brutalement Pécuchet.</p>
-
-<p>Gorju prit un air naïf.—«Une brouille? Tiens! tiens!»</p>
-
-<p>Et s’ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons,
-ils auraient compris qu’il en flairait la cause.</p>
-
-<p>Un peu plus loin, ils s’arrêtèrent devant un enclos de treillage qui
-contenait des loges à chiens et une maisonnette en tuiles rouges.</p>
-
-<p>Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du
-garde parut.</p>
-
-<p>Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor.</p>
-
-<p>Tout d’avance était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que
-fermaient des épingles.</p>
-
-<p>«Bon voyage!» leur dit-elle, trop heureuse de n’avoir plus cette
-vermine.</p>
-
-<p>Était-ce leur faute s’ils étaient nés d’un père forçat? Au contraire,
-ils semblaient très doux, ne s’inquiétaient pas même de l’endroit où on
-les menait.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux.</p>
-
-<p>Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras,
-comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois,
-et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure,
-regrettait de n’avoir pas une enfant pareille. Élevée en d’autres
-conditions, elle serait charmante plus tard. <span class="pagenum" id="Page_361">361</span> Quel bonheur que de
-la voir grandir, d’entendre tous les jours son ramage d’oiseau, quand
-il le voudrait, de l’embrasser,—et un attendrissement, lui montant du
-cœur aux lèvres, humecta ses paupières, l’oppressait un peu.</p>
-
-<p>Victor, comme un soldat, s’était mis son bagage sur le dos. Il
-sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait
-sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela; et
-Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne
-ces doigts d’enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne
-demandait qu’à se développer librement, comme une fleur en plein air!
-et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un
-tas de bêtises! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une
-indignation contre le sort, une de ces rages où l’on veut détruire le
-gouvernement.—«Galope! dit-il, amuse-toi! jouis de ton reste!»</p>
-
-<p>Le gamin s’échappa.</p>
-
-<p>Sa sœur et lui coucheraient à l’auberge,—et, dès l’aube, le
-messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier
-de Beaubourg,—une religieuse de l’orphelinat de Grand-Camp emmènerait
-Victorine.</p>
-
-<p>Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais
-Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l’entretien des deux
-mioches.</p>
-
-<p>«Bah!... l’affaire, peut-être, de trois cents francs! Le comte m’en a
-remis vingt-cinq pour les premiers débours! Quel pingre!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_362">362</span></p>
-
-<p>Et, gardant sur le cœur le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le
-pas silencieusement.</p>
-
-<p>Bouvard murmura: «Ils me font de la peine. Je m’en chargerais bien!</p>
-
-<p>—Moi aussi», dit Pécuchet.</p>
-
-<p>La même idée leur était venue.</p>
-
-<p>Il existait sans doute des empêchements?</p>
-
-<p>«Aucun!» répliqua Foureau. D’ailleurs il avait le droit, comme maire,
-de confier à qui bon lui semblait les enfants abandonnés,—et, après
-une longue hésitation: «Eh bien, oui! prenez-les! ça le fera bisquer.»</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet les emmenèrent.</p>
-
-<p>En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l’escalier, sous la
-madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée,
-les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l’air d’un
-fakir en extase.</p>
-
-<p>«Quelle brute! dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Pourquoi? Il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais,
-si tu pouvais les voir. N’y a-t-il pas deux mondes tout à fait
-distincts? L’objet d’un raisonnement a moins de valeur que la manière
-de raisonner. Qu’importe la croyance! Le principal est de croire.»</p>
-
-<p>Telles furent, à la remarque de Bouvard, les objections de Pécuchet.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_363">363</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_10" class="souschapitre">X</h2>
-</div>
-
-<p>Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l’éducation, et leur
-système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique, et,
-d’après la méthode expérimentale, suivre le développement de la nature.
-Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu’ils avaient
-appris.</p>
-
-<p>Bien qu’ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un
-Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux
-intempéries, et même qu’ils portassent des chaussures trouées afin de
-prévenir les rhumes. Bouvard s’y opposa.</p>
-
-<p>Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher.
-Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc;
-l’œil-de-bœuf s’ouvrait au-dessus de leur tête, et des araignées
-couraient le long du plâtre.</p>
-
-<p>Souvent, ils se rappelaient l’intérieur d’une cabane où l’on se
-disputait.</p>
-
-<p>Leur père était rentré, une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps
-après, les gendarmes étaient <span class="pagenum" id="Page_364">364</span> venus. Ensuite, ils avaient logé
-dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur
-mère. Elle était morte, une charrette les avait emmenés. On les battait
-beaucoup, ils s’étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre,
-M<sup>me</sup> de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi cette autre
-maison, ils s’y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible
-quand, au bout de huit mois, les leçons recommencèrent. Bouvard se
-chargea de la petite, Pécuchet du gamin.</p>
-
-<p>Victor distinguait ses lettres, mais n’arrivait pas à former les
-syllables. Il en bredouillait, s’arrêtait tout à coup et avait l’air
-idiot. Victorine posait des questions. D’où vient que <i>ch</i> dans
-<i>orchestre</i> a le son d’un <i>q</i> et celui d’un <i>k</i> dans <i>archéologique</i>?
-On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les détacher.
-Tout cela n’est pas juste. Elle s’indignait.</p>
-
-<p>Les maîtres professaient à la même heure, dans leurs chambres
-respectives, et, la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée,
-une profonde et deux aiguës composaient un charivari abominable. Pour
-en finir et stimuler les mioches par l’émulation, ils eurent l’idée de
-les faire travailler ensemble dans le muséum et on aborda l’écriture.</p>
-
-<p>Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple; mais la
-position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages
-tombaient, leurs plumes se fendaient, l’encre se renversait.</p>
-
-<p>Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes,
-puis traçait des griffonnages, et, prise <span class="pagenum" id="Page_365">365</span> de découragement, restait
-les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s’endormir, vautré au
-milieu du bureau.</p>
-
-<p>Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes
-cervelles.</p>
-
-<p>«Arrêtons-nous», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cœur; cependant, si
-on n’exerce pas la mémoire, elle s’atrophiera, et ils leur serinèrent
-les premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi
-qui thésaurise, le loup qui mange l’agneau, le lion qui prend toutes
-les parts.</p>
-
-<p>Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement
-leur donner?</p>
-
-<p>Jean-Jacques, dans <i>Émile</i>, conseille au gouverneur de faire faire à
-l’élève ses jouets lui-même en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute.
-Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une
-balle. Ils passèrent aux jeux instructifs tels que des découpures;
-Pécuchet leur montra son microscope. La chandelle étant allumée,
-Bouvard dessinait avec l’ombre de ses doigts sur la muraille le profil
-d’un lièvre ou d’un cochon. Le public s’en fatigua.</p>
-
-<p>Des auteurs exaltent comme plaisir un déjeuner champêtre, une partie
-de bateau; était-ce praticable, franchement? Et Fénelon recommande de
-temps à autre «une conversation innocente». Impossible d’en imaginer
-une seule!</p>
-
-<p>Ils revinrent aux leçons, et les boules à facettes, les rayures,
-le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un
-stratagème.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_366">366</span></p>
-
-<p>Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom
-d’un plat; bientôt il lut couramment dans le <i>Cuisinier français</i>.
-Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si, pour
-l’avoir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois semaines,
-elle accomplit ce prodige. C’était courtiser leurs défauts, moyen
-pernicieux, mais qui avait réussi.</p>
-
-<p>Maintenant qu’ils savaient écrire et lire, que leur apprendre? Autre
-embarras.</p>
-
-<p>Les filles n’ont pas besoin d’être savantes comme les garçons.
-N’importe, on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur
-bagage intellectuel se bornant à des sottises mystiques.</p>
-
-<p>Convient-il de leur enseigner les langues? «L’espagnol et l’italien,
-prétend le Cygne de Cambrai, ne servent guère qu’à lire des ouvrages
-dangereux.» Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n’aurait
-que faire de ces idiomes, tandis que l’anglais est d’un usage plus
-commun. Pécuchet en étudia les règles; il démontrait, avec sérieux, la
-façon d’émettre le <i>th</i>: «Tiens, comme cela, <i>the, the, the</i>?» Mais
-avant d’instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On
-les devine par la phrénologie. Ils s’y plongèrent, puis voulurent en
-vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la
-bosse de la bienveillance, de l’imagination, de la vénération et celle
-de l’énergie amoureuse: vulgo, érotisme.</p>
-
-<p>On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et
-l’enthousiasme joints à l’esprit de ruse.</p>
-
-<p>Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce qui <span class="pagenum" id="Page_367">367</span> les surprit
-davantage, ce fut de reconnaître chez l’un comme chez l’autre le
-penchant à l’amitié, et, charmés de la découverte, ils s’embrassèrent
-avec attendrissement.</p>
-
-<p>Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand défaut, et
-qu’ils n’ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins, Bouvard
-et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de
-l’oreille, à la hauteur de l’œil, l’organe de l’alimentivité. Avec
-l’âge, leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la
-Salpêtrière qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit
-une fois douze potages et une autre soixante bols de café. Ils ne
-pourraient y suffire.</p>
-
-<p>Les têtes de leurs élèves n’avaient rien de curieux; ils s’y prenaient
-mal sans doute. Un moyen très simple développa leur expérience.</p>
-
-<p>Les jours de marché, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la
-place entre les sacs d’avoine, les paniers de fromages, les veaux, les
-chevaux, insensibles aux bousculades; et quand ils trouvaient un jeune
-garçon avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but
-scientifique.</p>
-
-<p>Le plus grand nombre ne répondait même pas; d’autres, croyant
-qu’il s’agissait d’une pommade pour la teigne, refusaient, vexés;
-quelques-uns, par indifférence, se laissaient emmener sous le porche de
-l’église, où l’on serait tranquille.</p>
-
-<p>Un matin que Bouvard et Pécuchet y commençaient leur manœuvre, le
-curé tout à coup parut, et, voyant <span class="pagenum" id="Page_368">368</span> ce qu’ils faisaient, accusa la
-phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme.</p>
-
-<p>Le voleur, l’assassin, l’adultère, n’ont plus qu’à rejeter leurs crimes
-sur la faute de leurs bosses.</p>
-
-<p>Bouvard objecta que l’organe prédispose à l’action sans pourtant y
-contraindre. De ce qu’un homme a le germe d’un vice, rien ne prouve
-qu’il sera vicieux.</p>
-
-<p>«Du reste, j’admire les orthodoxes! ils soutiennent les idées innées et
-repoussent les penchants. Quelle contradiction!»</p>
-
-<p>Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l’omnipotence divine, et
-il était malséant de la pratiquer à l’ombre du saint lieu, en face même
-de l’autel.</p>
-
-<p>«Retirez-vous, non! retirez-vous!»</p>
-
-<p>Ils s’établirent chez Ganot le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation,
-Bouvard et Pécuchet allaient jusqu’à régaler les parents d’une barbe ou
-d’une frisure.</p>
-
-<p>Le docteur, un après-midi, vint s’y faire couper les cheveux. En
-s’asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflétés par la glace, les
-deux phrénologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches
-d’enfant.</p>
-
-<p>«Vous en êtes à ces bêtises-là? dit-il.</p>
-
-<p>—Pourquoi, bêtises?»</p>
-
-<p>Vaucorbeil eut un sourire méprisant, puis affirma qu’il n’y avait point
-dans le cerveau plusieurs organes.</p>
-
-<p>Ainsi tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre! Faut-il
-supposer dans l’estomac autant d’estomacs qu’il s’y trouve de goûts?
-Cependant un travail délasse d’un autre, un effort intellectuel ne
-tend <span class="pagenum" id="Page_369">369</span> pas à la fois toutes les facultés, chacune a donc un siège
-distinct.</p>
-
-<p>«Les anatomistes ne l’ont pas rencontré, dit Vaucorbeil.</p>
-
-<p>—C’est qu’ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Comment?</p>
-
-<p>—Eh! oui. Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des
-parties, phrase d’un livre qu’il se rappelait.</p>
-
-<p>—Voilà une balourdise, s’écria le médecin. Le crâne ne se moule pas
-sur le cerveau, l’extérieur sur l’intérieur.</p>
-
-<p>—Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sa doctrine en prenant,
-au hasard, trois personnes dans la boutique.»</p>
-
-<p>La première était une paysanne avec de gros yeux bleus.</p>
-
-<p>Pécuchet dit, en l’observant:</p>
-
-<p>«Elle a beaucoup de mémoire.»</p>
-
-<p>Son mari attesta le fait et s’offrit lui-même à l’exploration.</p>
-
-<p>«Oh! vous, mon brave, on vous conduit difficilement.»</p>
-
-<p>D’après les autres, il n’y avait pas dans le monde un pareil têtu.</p>
-
-<p>La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand’mère.</p>
-
-<p>Pécuchet déclara qu’il devait chérir la musique.</p>
-
-<p>«Je crois bien, dit la bonne femme; montre à ces messieurs, pour voir.»</p>
-
-<p>
-<span class="pagenum" id="Page_370">370</span></p>
-
-<p>Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit à souffler dedans.</p>
-
-<p>Un fracas s’éleva, c’était la porte, claquée violemment par le docteur,
-qui s’en allait.</p>
-
-<p>Ils ne doutèrent plus d’eux-mêmes, et, appelant les deux élèves,
-recommencèrent l’analyse de leur boîte osseuse.</p>
-
-<p>Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération;
-mais son frère avait un crâne déplorable; une éminence très forte dans
-l’angle mastoïdien des pariétaux indiquait l’organe de la destruction,
-du meurtre, et plus bas un renflement était le signe de la convoitise,
-du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours.</p>
-
-<p>Mais il faudrait comprendre le sens exact des mots; ce qu’on appelle
-la combativité implique le dédain de la mort. S’il fait des homicides,
-il peut de même produire des sauvetages. L’acquisivité englobe le tact
-des filous et l’ardeur des commerçants. L’irrévérence est parallèle à
-l’esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct
-se dédouble en deux parties: une mauvaise, une bonne. On détruira la
-seconde en cultivant la première, et par cette méthode, un enfant
-audacieux, loin d’être un bandit, deviendra un général. Le lâche n’aura
-seulement que de la prudence, l’avare de l’économie, le prodigue de la
-générosité.</p>
-
-<p>Un rêve magnifique les occupa: s’ils menaient à bien l’éducation de
-leurs élèves, ils fonderaient plus tard un établissement ayant pour but
-de redresser <span class="pagenum" id="Page_371">371</span> l’intelligence, dompter les caractères, ennoblir le
-cœur. Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse.</p>
-
-<p>Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres, et des gens les
-venaient consulter, afin qu’on leur dise leurs chances de fortune.</p>
-
-<p>Il en défila de toutes les espèces: crânes en boule, en poire, en
-pain de sucre, des carrés, d’élevés, de resserrés, d’aplatis, avec
-des mâchoires de bœuf, des figures d’oiseaux, des yeux de cochon;
-mais tant de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes
-frôlaient l’armoire à vitres contenant la parfumerie; on dérangeait les
-peignes, le lavabo fut brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs,
-en priant Bouvard et Pécuchet de les suivre, <i>ultimatum</i> qu’ils
-acceptèrent sans murmurer, étant un peu fatigués de la crânioscopie.</p>
-
-<p>Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine,
-ils aperçurent, causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champêtre
-et son fils cadet, Zéphyrin, habillé en enfant de chœur. Sa robe
-était toute neuve; il se promenait dessous avant de la remettre à la
-sacristie, et on le complimentait.</p>
-
-<p>Curieux de savoir ce qu’ils en penseraient, Placquevent pria ces
-messieurs de palper son jeune homme.</p>
-
-<p>La peau du front avait l’air comme tendue; un nez mince, très
-cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées; le
-menton était pointu, le regard fuyant, l’épaule droite trop haute.</p>
-
-<p>«Retire ta calotte», lui dit son père.</p>
-
-<p>Bouvard glissa ses mains dans sa chevelure couleur <span class="pagenum" id="Page_372">372</span> de paille,
-puis ce fut le tour de Pécuchet, et ils se communiquaient à voix basse
-leurs observations: «<i>Biophilie</i> manifeste. Ah! ah! <i>l’approbativité!</i>
-<i>conscienciosité</i> absente! <i>amativité</i> nulle!</p>
-
-<p>—Eh bien?» dit le garde champêtre.</p>
-
-<p>Pécuchet ouvrit sa tabatière et huma une prise.</p>
-
-<p>«Rien de bon, hein?</p>
-
-<p>—Ma foi, répliqua Bouvard, ce n’est guère fameux.»</p>
-
-<p>Placquevent rougit d’humiliation:</p>
-
-<p>«Il fera tout de même ma volonté.</p>
-
-<p>—Oh! oh!</p>
-
-<p>—Mais je suis son père, nom de Dieu! et j’ai bien le droit...</p>
-
-<p>—Dans une certaine mesure», reprit Pécuchet.</p>
-
-<p>Girbal s’en mêla:</p>
-
-<p>«L’autorité paternelle est incontestable.</p>
-
-<p>—Mais si le père est un idiot?</p>
-
-<p>—N’importe, dit le capitaine, son pouvoir n’en est pas moins absolu.</p>
-
-<p>—Dans l’intérêt des enfants», ajouta Coulon.</p>
-
-<p>D’après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs
-jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture,
-l’instruction, des prévenances, enfin tout.</p>
-
-<p>Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent
-en était blessé comme d’une injure.</p>
-
-<p>«Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les grandes
-routes; ils iront loin! Prenez garde!</p>
-
-<p>—Garde à quoi? dit aigrement Pécuchet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_373">373</span></p>
-
-<p>—Oh! je n’ai pas peur de vous!</p>
-
-<p>—Ni moi non plus!»</p>
-
-<p>Coulon intervint, modéra le garde champêtre et le fit s’éloigner.</p>
-
-<p>Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question
-des dahlias du capitaine, qui ne lâcha point son monde sans les avoir
-exhibés l’un après l’autre.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand, à cent pas
-devant eux, ils distinguèrent Placquevent; et Zéphyrin, près de lui,
-levant le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles.</p>
-
-<p>Ce qu’ils venaient d’entendre exprimait, sous d’autres formes, les
-idées de M. le comte; mais l’exemple de leurs élèves témoignerait
-combien la liberté l’emporte sur la contrainte. Un peu de discipline
-était cependant nécessaire.</p>
-
-<p>Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations;
-on tiendrait un journal où les actions de l’enfant, notées le soir,
-seraient relues le lendemain. Tout s’accomplirait au son de la cloche.
-Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l’injonction paternelle
-d’abord, puis de l’injonction militaire, et le tutoiement fut interdit.</p>
-
-<p>Bouvard tâcha d’apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois ils se
-trompaient; ils en riaient l’un et l’autre; puis, le baisant sur le
-cou, à la place qui n’a pas de barbe, elle demandait à s’en aller; il
-la laissait partir.</p>
-
-<p>Pécuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer <span class="pagenum" id="Page_374">374</span> la cloche et
-crier par la fenêtre l’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas.
-Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; à table même,
-il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz.
-Broussais, là-dessus, défend les réprimandes, car «il faut obéir aux
-sollicitations d’un instinct conservateur».</p>
-
-<p>Victorine et lui employaient un affreux langage, disant: <i>mé itou</i> pour
-«moi aussi», <i>bère</i> pour «boire», <i>al</i> pour «elle», un <i>devantiau</i>, de
-<i>l’iau</i>; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants,
-et qu’ils la sauront s’ils entendent parler correctement, les deux
-bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en être incommodés.</p>
-
-<p>Ils différaient d’opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu’il
-est plus logique de débuter par la commune, Pécuchet, par l’ensemble du
-monde.</p>
-
-<p>Avec un arrosoir et du sable, il voulut démontrer ce qu’était un
-fleuve, une île, un golfe, et même sacrifia trois plates-bandes pour
-les trois continents; mais les points cardinaux n’entraient pas dans la
-tête de Victor.</p>
-
-<p>Par une nuit de janvier, Pécuchet l’emmena en rase campagne. Tout
-en marchant, il préconisait l’astronomie; les marins l’utilisent
-dans leurs voyages; Christophe Colomb, sans elle, n’eût pas fait sa
-découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, à Galilée et à
-Newton.</p>
-
-<p>Il gelait très fort, et sur le bleu noir du ciel une infinité de
-lumières scintillaient. Pécuchet leva les yeux.</p>
-
-<p>«Comment! pas de grande Ourse!»</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_375">375</span></p>
-
-<p>La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était tournée d’un autre côté;
-enfin, il la reconnut, puis montra l’étoile polaire, toujours au nord
-et sur laquelle on s’oriente.</p>
-
-<p>Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser
-autour.</p>
-
-<p>«Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre;
-elle se meut ainsi.»</p>
-
-<p>Victor le considérait plein d’étonnement.</p>
-
-<p>Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles,
-puis l’encercla d’un trait au charbon pour marquer l’équateur. Après
-quoi, il promena l’orange à l’entour d’une bougie, en faisant observer
-que tous les points de la surface n’étaient pas éclairés simultanément,
-ce qui produit la différence des climats, et pour celle des saisons, il
-pencha l’orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amène les
-équinoxes et les solstices.</p>
-
-<p>Victor n’y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur
-une longue aiguille et que l’équateur est un anneau, étreignant sa
-circonférence.</p>
-
-<p>Au moyen d’un atlas, Pécuchet lui exposa l’Europe; mais, ébloui par
-tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les
-bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les royaumes,
-l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-être,
-s’éclaircirait en étudiant l’histoire.</p>
-
-<p>Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite
-l’arrondissement, le département, la province; mais Chavignolles
-n’ayant point d’annales, il <span class="pagenum" id="Page_376">376</span> fallait bien s’en tenir à l’histoire
-universelle. Tant de matières l’embarrassent qu’on doit seulement en
-prendre les beautés.</p>
-
-<p>Il y a pour la Grecque: «Nous combattrons à l’ombre.» L’envieux qui
-bannit Aristide, et la confiance d’Alexandre en son médecin. Pour la
-Romaine: «Les oies du Capitole, le trépied de Scævola, le tonneau
-de Régulus.» Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour
-l’Amérique. Quant à la France, elle comporte le vase de Soissons,
-le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d’Arc, la poule au pot
-du Béarnais: on n’a que l’embarras du choix, sans compter <i>A moi
-d’Auvergne!</i> et le naufrage du <i>Vengeur</i>.</p>
-
-<p>Victor confondait les hommes, les siècles et les pays. Cependant
-Pécuchet n’allait pas le jeter dans des considérations subtiles, et la
-masse des faits est un vrai labyrinthe.</p>
-
-<p>Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les
-oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie
-de Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour
-lui! Conclusion: l’histoire ne peut s’apprendre que par beaucoup de
-lectures. Il les ferait.</p>
-
-<p>Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pécuchet eut
-l’audace de l’enseigner lui-même, d’après nature! en abordant tout de
-suite le paysage.</p>
-
-<p>Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux
-cartons, des crayons et du fixatif pour leurs œuvres qui, sous verre
-et dans des cadres, orneraient le muséum.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_377">377</span></p>
-
-<p>Levés dès l’aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain
-dans la poche, et beaucoup de temps était perdu à chercher un site.
-Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses
-pieds, l’extrême horizon et les nuages; mais les lointains dominaient
-toujours les premiers plans; la rivière dégringolait du ciel, le berger
-marchait sur le troupeau; un chien endormi avait l’air de courir.
-Pour sa part, il y renonça, se rappelant avoir lu cette définition:
-«Le dessin se compose de trois choses: la ligne, le grain, le grainé
-fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que
-le maître seul qui le donne.» Il rectifiait la ligne, collaborait au
-grain, surveillait le grainé fin, et attendait l’occasion de donner le
-trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l’élève était
-incompréhensible.</p>
-
-<p>Sa sœur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de
-Pythagore. M<sup>lle</sup> Reine lui montrait à coudre, et quand elle marquait
-du linge, elle levait les doigts si gentiment que Bouvard, ensuite,
-n’avait pas le cœur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un
-de ces jours, ils s’y remettraient. Sans doute, l’arithmétique et la
-couture sont nécessaires dans un ménage; mais il est cruel, objecta
-Pécuchet, d’élever les filles en vue seulement du mari qu’elles auront.
-Toutes ne sont pas destinées à l’hymen; si on veut que plus tard elles
-se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses.</p>
-
-<p>On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires:
-dire, par exemple, en quoi consiste <span class="pagenum" id="Page_378">378</span> le vin; et, l’explication
-fournie, Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des
-épices, des meubles, de l’éclairage; mais la lumière, c’était pour eux
-la lampe, et elle n’avait rien de commun avec l’étincelle d’un caillou,
-la flamme d’une bougie, la clarté de la lune.</p>
-
-<p>Un jour Victorine demanda: «D’où vient que le bois brûle?» Ses maîtres
-se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant.</p>
-
-<p>Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu’au fromage, parla des
-éléments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la
-caséine, la graisse et le gluten.</p>
-
-<p>Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle,
-et il pataugea dans la circulation.</p>
-
-<p>Le dilemme n’est point commode, si l’on part des faits; le plus
-simple exige des raisons trop compliquées, et, en posant d’abord les
-principes, on commence par l’absolu, la foi.</p>
-
-<p>Que résoudre? Combiner les deux enseignements, le rationnel et
-l’empirique; mais un double moyen vers un seul but est l’inverse de la
-méthode. Ah! tant pis.</p>
-
-<p>Pour les initier à l’histoire naturelle, ils tentèrent quelques
-promenades scientifiques.</p>
-
-<p>«Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un bœuf, les
-bêtes à quatre pieds; on les nomme des quadrupèdes. Généralement,
-les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles et les
-papillons appartiennent à la classe des insectes.» Ils <span class="pagenum" id="Page_379">379</span> avaient
-un filet pour en prendre, et Pécuchet, tenant la bestiole avec
-délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes,
-les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs.</p>
-
-<p>Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms, et,
-quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige.
-D’ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique.</p>
-
-<p>Il écrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles, un
-calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la
-graine. Puis il ordonna à ses élèves d’herboriser dans la campagne et
-de cueillir les premières venues.</p>
-
-<p>Victor lui apporta des boutons d’or; Victorine une touffe de fraisiers:
-il y chercha vainement un péricarpe.</p>
-
-<p>Bouvard, qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque,
-et découvrit, dans le <i>Redouté des Dames</i>, le dessin d’un iris où les
-ovaires n’étaient pas situés dans la corolle, mais au-dessous des
-pétales, dans la tige.</p>
-
-<p>Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs; ces
-rubiacées étaient sans calice; ainsi le principe posé sur le tableau se
-trouvait faux.</p>
-
-<p>«C’est une exception», dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Mais un hasard fit qu’ils aperçurent dans l’herbe une shérarde, et elle
-avait un calice.</p>
-
-<p>«Allons, bon! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui
-se fier?»</p>
-
-<p>Un jour, dans une de leurs promenades, ils entendirent <span class="pagenum" id="Page_380">380</span> crier des
-paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils
-ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d’ardoises,
-les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy
-parut. «Pas possible! est-ce vous?» Que d’histoires depuis trois ans,
-la mort de sa femme entre autres! Quant à lui, il se portait toujours
-comme un chêne. «Entrez donc une minute.»</p>
-
-<p>On était au commencement d’avril, et les pommiers en fleurs alignaient
-dans les trois masures leurs touffes blanches et roses; le ciel,
-couleur de satin bleu, n’avait pas un nuage; des nappes, des draps et
-des serviettes pendaient, verticalement attachés par des fiches de bois
-à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer, quand
-tout à coup ils rencontrèrent M<sup>me</sup> Bordin, nu-tête, en camisole,
-et Marianne lui offrant à pleins bras des paquets de linge. «Votre
-servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi je vais m’asseoir, je
-suis rompue.»</p>
-
-<p>Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson.</p>
-
-<p>«Pas maintenant, dit-elle, j’ai trop chaud.»</p>
-
-<p>Pécuchet accepta et disparut vers le cellier avec le père Gouy,
-Marianne et Victor.</p>
-
-<p>Bouvard s’assit par terre, à côté de M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>Il recevait ponctuellement sa rente, n’avait pas à s’en plaindre, ne
-lui en voulait plus.</p>
-
-<p>La grande lumière éclairait son profil; un de ses bandeaux noirs
-descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient à
-sa peau ambrée, moite <span class="pagenum" id="Page_381">381</span> de sueur. Chaque fois qu’elle respirait, ses
-deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de
-sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempérament qui le combla
-de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété.</p>
-
-<p>Elle en fut ravie et parla de ses projets.</p>
-
-<p>Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord.</p>
-
-<p>Victorine, en ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des
-primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d’un vieux
-cheval qui broutait l’herbe au pied.</p>
-
-<p>«N’est-ce pas qu’elle est gentille? dit Bouvard.</p>
-
-<p>—Oui! c’est gentil, une petite fille!»</p>
-
-<p>Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de
-toute une vie.</p>
-
-<p>«Vous auriez pu en avoir.»</p>
-
-<p>Elle baissa la tête.</p>
-
-<p>«Il n’a tenu qu’à vous.</p>
-
-<p>—Comment?»</p>
-
-<p>Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme à la sensation d’une
-caresse brutale; mais de suite, en s’éventant avec son mouchoir:</p>
-
-<p>«Vous avez manqué le coche, mon cher.</p>
-
-<p>—Je ne comprends pas.»</p>
-
-<p>Et, sans se lever, il se rapprochait.</p>
-
-<p>Elle le considéra de haut en bas longtemps; puis souriant, et les
-prunelles humides:</p>
-
-<p>«C’est de votre faute.»</p>
-
-<p>Les draps, autour d’eux, les enfermaient comme les rideaux d’un lit.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_382">382</span></p>
-
-<p>Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure.</p>
-
-<p>«Pourquoi? hein? pourquoi?»</p>
-
-<p>Et comme elle se taisait et qu’il était dans un état où les serments ne
-coûtent rien, il tâcha de se justifier, s’accusa de folie, d’orgueil:</p>
-
-<p>«Pardon! ce sera comme autrefois! voulez-vous?»</p>
-
-<p>Et il avait pris sa main, qu’elle laissait dans la sienne.</p>
-
-<p>Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux
-paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les
-jarrets pliés, la croupe en l’air. Le mâle se promenait autour d’elle,
-arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis
-sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un
-berceau, et les deux grands oiseaux tremblèrent d’un seul frémissement.</p>
-
-<p>Bouvard le sentit dans la paume de M<sup>me</sup> Bordin. Elle se dégagea bien
-vite. Il y avait devant eux, béant et comme pétrifié, le jeune Victor
-qui regardait; un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dos en plein
-soleil, aspirait toutes les fleurs qu’elle s’était cueillies.</p>
-
-<p>Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des
-cordes, s’y empêtra les jambes, et, galopant dans les trois cours,
-traînait la lessive après lui.</p>
-
-<p>Aux cris furieux de M<sup>me</sup> Bordin, Marianne accourut. Le père Gouy
-injuriait son cheval: «Bougre de rosse! carcan! voleur!» lui donnait
-des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le
-manche d’un fouet.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_383">383</span></p>
-
-<p>Bouvard fut indigné de voir battre un animal.</p>
-
-<p>Le paysan répondit:</p>
-
-<p>«J’en ai le droit: il m’appartient!»</p>
-
-<p>Ce n’était pas une raison.</p>
-
-<p>Et Pécuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs
-droits, car ils ont une âme, comme vous, si toutefois la nôtre existe!</p>
-
-<p>«Vous êtes un impie!» s’écria M<sup>me</sup> Bordin.</p>
-
-<p>Trois choses l’exaspéraient: la lessive à recommencer, ses croyances
-qu’on outrageait et la crainte d’avoir été entrevue tout à l’heure dans
-une pose suspecte.</p>
-
-<p>«Je vous croyais plus forte!» dit Bouvard.</p>
-
-<p>Elle répliqua magistralement:</p>
-
-<p>«Je n’aime pas les polissons!»</p>
-
-<p>Et Gouy s’en prit à eux d’avoir abîmé son cheval, dont les naseaux
-saignaient. Il grommelait tout bas:</p>
-
-<p>«Sacrés gens de malheur! j’allais l’entiérer quand ils sont venus.»</p>
-
-<p>Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules.</p>
-
-<p>Victor leur demanda pourquoi ils s’étaient fâchés contre Gouy.</p>
-
-<p>«Il abuse de sa force, ce qui est mal.</p>
-
-<p>—Pourquoi est-ce mal?»</p>
-
-<p>Les enfants n’auraient-ils aucune notion du juste? Peut-être.</p>
-
-<p>Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvard à sa droite, sous la main
-quelques notes, et, en face de lui les deux élèves, commença un cours
-de morale.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_384">384</span></p>
-
-<p>Cette science nous apprend à diriger nos actions.</p>
-
-<p>Elles ont deux motifs: le plaisir, l’intérêt; et un troisième plus
-impérieux: le devoir.</p>
-
-<p>Les devoirs se divisent en deux classes: 1<sup>o</sup> devoirs envers nous-mêmes,
-lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute
-injure. Ils entendaient cela parfaitement; 2<sup>o</sup> devoirs envers les
-autres, c’est-à-dire être toujours loyal, débonnaire et même fraternel,
-le genre humain n’étant qu’une seule famille. Souvent une chose nous
-agrée qui nuit à nos semblables; l’intérêt diffère du bien, car le bien
-est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit
-à la fois prochaine la sanction des devoirs.</p>
-
-<p>Dans tout cela, suivant Bouvard, il n’avait pas défini le bien.</p>
-
-<p>«Comment veux-tu le définir? On le sent.»</p>
-
-<p>Alors les leçons de morale ne conviendraient qu’aux gens moraux, et le
-cours de Pécuchet n’alla pas plus loin.</p>
-
-<p>Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer
-l’amour de la vertu. Elles assommèrent Victor.</p>
-
-<p>Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre
-des images exposant la vie du bon sujet et celle du mauvais sujet. Le
-premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l’allemand, secourait un
-aveugle et était reçu à l’École polytechnique.</p>
-
-<p>Le mauvais, Eugène, commençait par désobéir à son père, avait une
-querelle dans un café, battait son <span class="pagenum" id="Page_385">385</span> épouse, tombait ivre-mort,
-fracturait une armoire, et un dernier tableau le représentait au bagne,
-où un monsieur, accompagné d’un jeune garçon, disait, en le montrant:</p>
-
-<p>«Tu vois, mon fils, les dangers de l’inconduite.»</p>
-
-<p>Mais pour les enfants l’avenir n’existe pas. On avait beau les saturer
-de cette maxime: «Que le travail est honorable et que les riches
-parfois sont malheureux», ils avaient connu des travailleurs nullement
-honorés et se rappelaient le château où la vie semblait bonne.</p>
-
-<p>Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d’exagération
-qu’ils flairaient la blague et se méfiaient du reste.</p>
-
-<p>On essaya de les conduire par le point d’honneur, l’idée de l’opinion
-publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands
-hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin,
-Jacquart! Victor ne montrait aucune envie de leur ressembler.</p>
-
-<p>Un jour qu’il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa
-veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous; mais,
-ayant oublié la mort d’Henri IV, Pécuchet le coiffa d’un bonnet d’âne.
-Victor se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps
-qu’il fallut enlever ses oreilles de carton.</p>
-
-<p>Sa sœur, comme lui, se montrait fière des éloges et indifférente aux
-blâmes.</p>
-
-<p>Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu’ils
-devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu’ils
-fissent l’aumône. <span class="pagenum" id="Page_386">386</span> Ils trouvèrent la prétention odieuse; cet argent
-leur appartenait.</p>
-
-<p>Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard «mon
-oncle» et Pécuchet «bon ami»; mais ils les tutoyaient, et la moitié des
-leçons ordinairement se passait en disputes.</p>
-
-<p>Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les
-cheveux. Pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme lui,
-et le pauvre homme n’osait se plaindre, tant il aimait la petite fille.
-Un soir, sa voix rauque s’éleva extraordinairement. Bouvard et Pécuchet
-descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la cheminée,
-et Marcel, joignant les mains, s’écriait:</p>
-
-<p>«Retirez-le! c’est trop! c’est trop!»</p>
-
-<p>Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse
-grisâtre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-même
-frénétiquement en poussant d’abominables cris.</p>
-
-<p>On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poils, la queue pareille à un
-cordon, des yeux énormes lui sortaient de la tête. Ils étaient couleur
-de lait, comme vidés, et pourtant regardaient.</p>
-
-<p>La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’âtre, disparut, puis
-retomba au milieu des cendres, inerte.</p>
-
-<p>C’était Victor qui avait commis cette atrocité, et les deux bonshommes
-se reculèrent, pâles de stupéfaction et d’horreur. Aux reproches qu’on
-lui adressa il répondit, comme le garde champêtre pour son fils et
-comme le fermier pour son cheval:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_387">387</span></p>
-
-<p>«Eh bien, puisqu’il est à moi!» sans gêne, naïvement, dans la placidité
-d’un instinct assouvi.</p>
-
-<p>L’eau bouillante de la marmite était répandue par terre, des
-casseroles, les pincettes et des flambeaux jonchaient les dalles.</p>
-
-<p>Marcel fut quelque temps à nettoyer la cuisine, et ses maîtres et lui
-enterrèrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode.</p>
-
-<p>Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang
-paternel se manifestait. Que faire? Le rendre à M. de Faverges ou
-le confier à d’autres serait un aveu d’impuissance. Il s’amenderait
-peut-être.</p>
-
-<p>N’importe! l’espoir était douteux, la tendresse n’existait plus. Quel
-plaisir d’avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont
-on observe les progrès, qui plus tard devient un frère! mais Victor
-manquait d’esprit, de cœur encore plus, et Pécuchet soupira, le
-genou plié dans ses mains jointes.</p>
-
-<p>«La sœur ne vaut pas mieux», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Il imaginait une fille de quinze ans à peu près, l’âme délicate,
-l’humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse; et,
-comme s’il eût été son père et qu’elle vînt de mourir, le bonhomme
-pleura.</p>
-
-<p>Puis, cherchant à excuser Victor, il allégua l’opinion de Rousseau:
-l’enfant n’a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral.</p>
-
-<p>Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l’âge du discernement, et ils
-étudièrent les moyens de les corriger. <span class="pagenum" id="Page_388">388</span> Pour qu’une punition
-soit bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa
-conséquence naturelle. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra
-pas: qu’il souffre du froid; si, n’ayant plus faim, il demande d’un
-plat, cédez-lui; une indigestion le fera vite se repentir. Il est
-paresseux, qu’il reste sans travail: l’ennui de soi-même l’y ramènera.</p>
-
-<p>Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait
-endurer les excès, et la fainéantise lui conviendrait.</p>
-
-<p>Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale; des
-pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux; on le privait
-de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut-être
-du succès? Une fois, étant venu déjeuner, les mains sales, Bouvard
-le railla, l’appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor
-écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta son assiette à la
-tête de Bouvard, puis, furieux de l’avoir manqué, se précipita sur lui.
-Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait
-par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l’arrosa de loin avec une carafe
-d’eau; de suite il fut calmé, mais enroué pendant deux jours. Le moyen
-n’était pas bon.</p>
-
-<p>Ils en prirent un autre: au moindre symptôme de colère, le traitant
-comme un malade, ils le couchaient dans son lit; Victor s’y trouvait
-bien et chantait. Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille
-noix de coco et commençait à la fendre, quand Pécuchet survint:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_389">389</span></p>
-
-<p>«Mon coco!»</p>
-
-<p>C’était un souvenir de Dumouchel! Il l’avait apporté de Paris à
-Chavignolles, en leva les bras d’indignation. Victor se mit à rire.
-«Bon ami» n’y tint plus, et, d’une large calotte, l’envoya bouler au
-fond de l’appartement, puis, tremblant d’émotion, alla se plaindre à
-Bouvard.</p>
-
-<p>Bouvard lui fit des reproches.</p>
-
-<p>«Es-tu bête, avec ton coco! Les coups abrutissent! La terreur énerve.
-Tu te dégrades toi-même!»</p>
-
-<p>Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois
-indispensables. Pestalozzi les employait, et le célèbre Mélanchthon
-avoue que, sans eux, il n’eût rien appris.—Mais des punitions cruelles
-ont poussé des enfants au suicide, on en lit des exemples. Victor
-s’était barricadé dans sa chambre.—Bouvard parlementa derrière la
-porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes.</p>
-
-<p>Dès lors il empira.</p>
-
-<p>Restait un moyen préconisé par monseigneur Dupanloup: <i>le regard
-sévère</i>. Ils tâchèrent d’imprimer à leurs visages un aspect effrayant
-et ne produisirent aucun effet.</p>
-
-<p>«Nous n’avons plus qu’à essayer de la religion», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Pécuchet se récria. Ils l’avaient bannie de leur programme.</p>
-
-<p>Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cœur et
-l’imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes
-est indispensable, <span class="pagenum" id="Page_390">390</span> et ils résolurent d’envoyer les enfants au
-catéchisme.</p>
-
-<p>Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait
-se faire aimer par des manières caressantes.</p>
-
-<p>Victorine changea tout à coup, fut réservée, mielleuse, s’agenouillait
-devant la Madone, admirait le sacrifice d’Abraham, ricanait avec dédain
-au nom de protestant.</p>
-
-<p>Elle déclara qu’on lui avait prescrit le jeûne. Ils s’en informèrent,
-ce n’était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, des juliennes disparurent
-d’une plate-bande pour décorer le reposoir; elle nia effrontément les
-avoir coupées. Une autre fois elle prit à Bouvard vingt sols qu’elle
-mit, aux vêpres, dans le plat du sacristain.</p>
-
-<p>Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion; quand elle
-n’a point d’autre base, son importance est secondaire.</p>
-
-<p>Un soir pendant qu’ils dînaient, M. Marescot entra. Victor s’enfuit
-immédiatement.</p>
-
-<p>Le notaire, ayant refusé de s’asseoir, conta ce qui l’amenait: le jeune
-Touache avait battu, presque tué son fils.</p>
-
-<p>Comme on savait les origines de Victor, et qu’il était désagréable, les
-autres gamins l’appelaient forçat, et, tout à l’heure, il avait flanqué
-à M. Arnold Marescot une insolente raclée. Le cher Arnold en portait
-des traces sur le corps.—«Sa mère est au désespoir, son costume en
-lambeaux, sa santé compromise! Où allons-nous?»</p>
-
-<p>Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, et que <span class="pagenum" id="Page_391">391</span> Victor,
-entre autres, ne fréquentât plus le catéchisme, afin de prévenir des
-collisions nouvelles.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout
-ce qu’il voulut, calèrent.</p>
-
-<p>Victor avait-il obéi au sentiment de l’honneur ou de la vengeance? En
-tout cas, ce n’était point un lâche.</p>
-
-<p>Mais sa brutalité les effrayait; la musique adoucissait les mœurs;
-Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège.</p>
-
-<p>Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes et à ne pas
-confondre les termes <i>adagio</i>, <i>presto</i> et <i>sforzando</i>.</p>
-
-<p>Son maître s’évertua à lui expliquer la gamme, l’accord parfait, la
-diatonique, la chromatique, et les deux espèces d’intervalles appelés
-majeur et mineur.</p>
-
-<p>Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les épaules bien
-effacées, la bouche grande ouverte, et, pour l’instruire par l’exemple,
-poussa des intonations d’une voix fausse; celle de Victor lui sortait
-péniblement du larynx, tant il le contractait: quand un soupir
-commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard.</p>
-
-<p>Pécuchet néanmoins aborda le chant en partie double. Il prit
-une baguette pour tenir lieu d’archet et faisait aller son bras
-magistralement, comme s’il avait eu un orchestre derrière lui; mais,
-occupé par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en
-amenait d’autres chez l’élève, et, fronçant les sourcils, tendant les
-muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu’au bas de la
-page.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_392">392</span></p>
-
-<p>Enfin Pécuchet dit à Victor:</p>
-
-<p>«Tu n’es pas près de briller aux orphéons.» Et il abandonna
-l’enseignement de la musique.</p>
-
-<p>Locke, d’ailleurs, a peut-être raison: «Elle engage dans des compagnies
-tellement dissolues, qu’il vaut mieux s’occuper à autre chose.»</p>
-
-<p>Sans vouloir en faire un écrivain, il serait commode pour Victor
-de savoir trousser une lettre. Une réflexion les arrêta: le style
-épistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux
-femmes.</p>
-
-<p>Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de
-littérature, et, embarrassés du choix, consultèrent l’ouvrage de M<sup>me</sup>
-Campan. Elle recommande la scène d’Éliacin, les chœurs d’<i>Esther</i>,
-Jean-Baptiste Rousseau tout entier.</p>
-
-<p>C’est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant
-le monde sous des couleurs trop favorables.</p>
-
-<p>Cependant elle permet <i>Clarisse Harlowe</i> et <i>le Père de famille</i>, par
-miss Opy.—Qui est-ce, miss Opy?</p>
-
-<p>Ils ne découvrirent pas son nom dans la <i>Biographie</i> Michaud. Restaient
-les contes de fées.—«Ils vont espérer des palais de diamants, dit
-Pécuchet. La littérature développe l’esprit, mais exalte les passions.»</p>
-
-<p>Victorine fut renvoyée du catéchisme, à cause des siennes. On l’avait
-surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas: sa
-figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux.</p>
-
-<p>Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue?</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_393">393</span></p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le
-défendit en grommelant. Ils ripostèrent, et elle s’en alla en roulant
-des yeux terribles: «On vous connaît! On vous connaît!»</p>
-
-<p>Victorine, effectivement, s’était prise de tendresse pour Arnold,
-tant elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours,
-ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets, jusqu’au
-moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin.</p>
-
-<p>Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants étant d’une
-innocence parfaite!</p>
-
-<p>Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération?</p>
-
-<p>«Je n’y verrais pas de mal», dit Bouvard.</p>
-
-<p>Le philosophe Basedow l’exposait à ses élèves, ne détaillant toutefois
-que la grossesse et la naissance.</p>
-
-<p>Pécuchet pensa différemment. Victor commençait à l’inquiéter.</p>
-
-<p>Il le soupçonnait d’avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? Des
-hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le duc
-d’Angoulême s’y livrait.</p>
-
-<p>Il interrogea son disciple d’une telle façon qu’il lui ouvrit les
-idées, et peu de temps après n’eut aucun doute.</p>
-
-<p>Alors, il l’appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire
-lire Tissot. Ce chef-d’œuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux
-qu’utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique; Aimé
-Martin rapporte qu’une mère, en pareil cas, prêta la <i>Nouvelle <span class="pagenum" id="Page_394">394</span>
-Héloïse</i> à son fils, et, pour se rendre digne de l’amour, le jeune
-homme se précipita dans le chemin de la vertu.</p>
-
-<p>Mais Victor n’était pas capable de rêver une Sophie.</p>
-
-<p>«Si plutôt nous le menions chez les dames?»</p>
-
-<p>Pécuchet exprima son horreur des filles publiques.</p>
-
-<p>Bouvard la jugeait idiote et même parla de faire exprès un voyage au
-Havre.</p>
-
-<p>«Y penses-tu? on nous verrait entrer!</p>
-
-<p>—Eh bien! achète-lui un appareil!</p>
-
-<p>—Mais un bandagiste croirait peut-être que c’est pour moi», dit
-Pécuchet.</p>
-
-<p>Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse; elle amènerait
-la dépense d’un fusil, d’un chien; ils préférèrent le fatiguer et
-entreprirent des courses dans la campagne.</p>
-
-<p>Le gamin leur échappait, bien qu’ils se relayassent: ils n’en pouvaient
-plus, et, le soir, n’avaient pas la force de tenir le journal.</p>
-
-<p>Pendant qu’ils attendaient Victor, ils causaient avec les passants,
-et, par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l’hygiène,
-déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient
-contre la superstition, le squelette d’un merle dans une grange, le
-buis bénit au fond de l’étable, un sac de vers sur les orteils des
-fiévreux.</p>
-
-<p>Ils en vinrent à inspecter les nourrices et s’indignaient contre le
-régime de leurs poupons; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les
-fait périr de faiblesse; d’autres les bourrent de viande avant six
-mois, <span class="pagenum" id="Page_395">395</span> et ils crèvent d’indigestion; plusieurs les nettoient de
-leur propre salive, toutes les manient brutalement.</p>
-
-<p>Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient
-dans la ferme et disaient:</p>
-
-<p>«Vous avez tort,—ces animaux vivent de rats, de campagnols; on
-a trouvé dans l’estomac d’une chouette une quantité de larves de
-chenilles.»</p>
-
-<p>Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme
-médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des
-cailloux, et ils répondaient:</p>
-
-<p>«Allez donc, farceurs! n’essayez pas de nous en remontrer.»</p>
-
-<p>Leur conviction s’ébranla, car les moineaux purgent les potagers mais
-gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même
-temps les chauves-souris, qui sont utiles,—et si les taupes mangent
-les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils étaient
-certains, c’est qu’il faut détruire tout le gibier, comme funeste à
-l’agriculture.</p>
-
-<p>Un soir qu’ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent
-devant la maison où Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois
-individus.</p>
-
-<p>Le premier était un certain Dauphin, savetier, petit, maigre, et la
-figure sournoise. Le second, le père Aubain, commissionnaire dans les
-villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de
-coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestique chez M. Marescot, se
-distinguait par sa barbe, taillée comme celle des magistrats.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_396">396</span></p>
-
-<p>Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de cuivre, qui
-s’attachait à un fil de soie retenu par une brique, ce qu’on nomme un
-collet, et il avait découvert le savetier en train de l’établir.</p>
-
-<p>«Vous êtes témoins, n’est-ce pas?»</p>
-
-<p>Eugène baissa le menton d’une manière approbative, et le père Aubain
-répliqua:</p>
-
-<p>«Du moment que vous le dites.»</p>
-
-<p>Ce qui enrageait Sorel, c’était le toupet d’avoir dressé un piège aux
-abords de son logement, le gredin se figurant qu’on n’aurait pas l’idée
-d’en soupçonner dans cet endroit.</p>
-
-<p>Dauphin prit le genre pleurard:</p>
-
-<p>«Je marchais dessus, je tâchais même de le casser.» On l’accusait
-toujours, on lui en voulait, il était bien malheureux!</p>
-
-<p>Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche un calepin, une plume
-et de l’encre pour écrire un procès-verbal.</p>
-
-<p>«Oh! non!» dit Pécuchet.</p>
-
-<p>Bouvard ajouta:</p>
-
-<p>«Relâchez-le, c’est un brave homme!</p>
-
-<p>—Lui, un braconnier!</p>
-
-<p>—Eh bien, quand cela serait?»</p>
-
-<p>Et ils se mirent à défendre le braconnage: on sait d’abord que les
-lapins rongent les jeunes pousses, les lièvres abîment les céréales,
-sauf la bécasse, peut-être...</p>
-
-<p>«Laissez-moi donc tranquille.» Et le garde écrivait, les dents serrées.</p>
-
-<p>
-<span class="pagenum" id="Page_397">397</span></p>
-
-<p>«Quel entêtement! murmura Bouvard.</p>
-
-<p>—Un mot de plus, et je fais venir les gendarmes!</p>
-
-<p>—Vous êtes un grossier personnage! dit Pécuchet.</p>
-
-<p>—Vous, des pas grand’chose», reprit Sorel.</p>
-
-<p>Bouvard, s’oubliant, le traita de butor, d’estafier! et Eugène
-répétait: «La paix! la paix! respectons la loi», tandis que le père
-Aubain gémissait à trois pas d’eux sur un mètre de cailloux.</p>
-
-<p>Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs
-cabanes; on voyait à travers le grillage leurs prunelles ardentes,
-leurs mufles noirs, et, courant çà et là, ils aboyaient effroyablement.</p>
-
-<p>«Ne m’embêtez plus, s’écria leur maître, ou bien je les lance sur vos
-culottes!»</p>
-
-<p>Les deux amis s’éloignèrent, contents, néanmoins, d’avoir soutenu le
-progrès, la civilisation.</p>
-
-<p>Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant
-le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s’y
-entendre condamner à cent francs de dommages et intérêts, «sauf le
-recours du ministère public, vu les contraventions par eux commises.
-Coût: 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier.»</p>
-
-<p>Pourquoi un ministère public? La tête leur en tourna; puis, se calmant,
-ils préparèrent leur défense.</p>
-
-<p>Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la mairie une
-heure trop tôt. Personne,—des chaises et trois fauteuils entouraient
-une table ovale couverte d’un tapis, une niche était creusée dans le
-mur pour recevoir un poêle, et le buste de l’empereur, occupant un
-piédouche, dominait l’ensemble.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_398">398</span></p>
-
-<p>Ils flânèrent jusqu’au grenier, où il y avait une pompe à incendie,
-plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d’autres bustes
-en plâtre: le grand Napoléon, sans diadème; Louis XVIII, avec des
-épaulettes sur un frac; Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante;
-Louis-Philippe, les sourcils arqués et la chevelure en pyramide;
-l’inclinaison du toit frôlait sa nuque, et tous étaient salis par les
-mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet.
-Les gouvernements leur faisaient pitié, quand ils revinrent dans la
-grande salle.</p>
-
-<p>Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l’un ayant sa plaque
-au bras, et l’autre un képi. Une douzaine de personnes causaient,
-incriminées pour défaut de balayage, chiens errants, manque de
-lanternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret
-ouvert.</p>
-
-<p>Enfin Coulon se présenta affublé d’une robe en serge noire et d’une
-toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à gauche,
-le maire, en écharpe, à droite, et on appela peu de temps après
-l’affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet.</p>
-
-<p>Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles
-(Calvados), profita de sa position de témoin pour épandre tout ce qu’il
-savait sur une foule de choses étrangères au débat.</p>
-
-<p>Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et
-de nuire à ces messieurs; il avait entendu de gros mots, en doutait
-cependant, allégua sa surdité.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_399">399</span></p>
-
-<p>Le juge de paix le fit se rasseoir, puis, s’adressant au garde:</p>
-
-<p>«Persistez-vous dans vos déclarations?</p>
-
-<p>—Certainement.»</p>
-
-<p>Coulon ensuite demanda aux deux prévenus ce qu’ils avaient à dire.</p>
-
-<p>Bouvard soutenait n’avoir pas injurié Sorel; mais, en prenant le parti
-du braconnier, avoir défendu l’intérêt de nos campagnes. Il rappela les
-abus féodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs.</p>
-
-<p>«N’importe! la contravention...</p>
-
-<p>—Je vous arrête! s’écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et
-délit ne valent rien.—Vouloir ainsi classer les faits punissables,
-c’est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens: Ne vous
-inquiétez pas de la valeur de vos actions, elle n’est déterminée que
-par le châtiment du pouvoir; le Code pénal, du reste, me paraît une
-œuvre absurde, sans principes.</p>
-
-<p>—Cela se peut! répondit Coulon.</p>
-
-<p>Et il allait prononcer son jugement; mais Foureau, qui était ministère
-public, se leva. On avait outragé le garde dans l’exercice de ses
-fonctions. Si on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu.</p>
-
-<p>«Bref, plaise à M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine.»</p>
-
-<p>Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.</p>
-
-<p>«Bravo!» s’écria Bouvard.</p>
-
-<p>Coulon n’avait pas fini:</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_400">400</span></p>
-
-<p>«Les condamne, en outre, à cinq francs d’amende comme coupables de la
-contravention relevée par le ministère public.»</p>
-
-<p>Pécuchet se tourna vers l’auditoire:</p>
-
-<p>«L’amende est une bagatelle pour le riche, mais un désastre pour le
-pauvre. Moi, ça ne me fait rien!»</p>
-
-<p>Et il avait l’air de narguer le tribunal.</p>
-
-<p>«Vraiment, dit Coulon, je m’étonne que des gens d’esprit...</p>
-
-<p>—La loi vous dispense d’en avoir! répliqua Pécuchet. Le juge de paix
-siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé
-capable jusqu’à soixante-quinze ans, et celui de première instance ne
-l’est plus à soixante-dix.»</p>
-
-<p>Mais, sur un geste de Foureau, Placquevent s’avança. Ils protestèrent.</p>
-
-<p>«Ah! si vous étiez nommés au concours!</p>
-
-<p>—Ou par le conseil général!</p>
-
-<p>—Ou un comité de prud’hommes, d’après une liste sérieuse!»</p>
-
-<p>Placquevent les poussait,—et ils sortirent, hués des autres prévenus,
-croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse.</p>
-
-<p>Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe;
-son café était vide, les notables ayant coutume d’en partir vers
-dix heures. On avait baissé le quinquet; les murs et le comptoir
-apparaissaient dans un brouillard; une femme survint. C’était Mélie.</p>
-
-<p>Elle ne parut pas troublée,—et en souriant leur <span class="pagenum" id="Page_401">401</span> versa deux bocks.
-Pécuchet, mal à son aise, quitta vite l’établissement.</p>
-
-<p>Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes
-contre le maire, et dès lors fréquenta l’estaminet.</p>
-
-<p>Dauphin, six semaines après, fut acquitté faute de preuves. Quelle
-honte! On suspectait ces mêmes témoins, que l’on avait crus déposant
-contre eux.</p>
-
-<p>Et leur colère n’eut pas de bornes quand l’enregistrement les avertit
-d’avoir à payer l’amende. Bouvard attaqua l’enregistrement comme
-nuisible à la propriété.</p>
-
-<p>«Vous vous trompez! dit le percepteur.</p>
-
-<p>—Allons donc! elle endure le tiers de la charge publique!</p>
-
-<p>—Je voudrais des procédés d’impôts moins vexatoires, un cadastre
-meilleur, des changements au régime hypothécaire, et qu’on supprimât la
-Banque de France, qui a le privilège de l’usure.»</p>
-
-<p>Girbal n’était pas de force, dégringola dans l’opinion et ne reparut
-plus.</p>
-
-<p>Cependant Bouvard plaisait à l’aubergiste; il attirait du monde, et, en
-attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne.</p>
-
-<p>Il émit des idées drôles sur l’instruction primaire. On devrait,
-en sortant de l’école, pouvoir soigner les malades, comprendre les
-découvertes scientifiques, s’intéresser aux arts. Les exigences de
-son programme le fâchèrent avec Petit, et il blessa le capitaine en
-prétendant que les soldats, au lieu de perdre <span class="pagenum" id="Page_402">402</span> leur temps à la
-manœuvre, feraient mieux de cultiver des légumes.</p>
-
-<p>Quand vint la question du libre échange, il emmena Pécuchet; et,
-pendant tout l’hiver, il y eut dans le café des regards furieux, des
-attitudes méprisantes, des injures et des vociférations, avec des coups
-de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes.</p>
-
-<p>Langlois et les autres marchands défendaient le commerce national;
-Oudot, filateur, et Mathieu, orfèvre, l’industrie nationale; les
-propriétaires et les fermiers, l’agriculture nationale, chacun
-réclamant pour soi des privilèges au détriment du plus grand nombre.
-Les discours de Bouvard et Pécuchet alarmaient.</p>
-
-<p>Comme on les accusait de méconnaître la <i>pratique</i>, de tendre au
-nivellement et à l’immoralité, ils développèrent ces trois conceptions:
-remplacer le nom de famille par un numéro matricule; hiérarchiser
-les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps à
-autre subir un examen; plus de châtiments, plus de récompenses, mais
-dans tous les villages une chronique individuelle qui passerait à la
-postérité.</p>
-
-<p>On dédaigna leur système. Ils en firent un article pour le journal de
-Bayeux, rédigèrent une note au préfet, une pétition aux Chambres, un
-mémoire à l’empereur.</p>
-
-<p>Le journal n’inséra pas leur article.</p>
-
-<p>Le préfet ne daigna répondre.</p>
-
-<p>Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des
-Tuileries.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_403">403</span></p>
-
-<p>De quoi donc s’occupait l’empereur?—de femmes sans doute?</p>
-
-<p>Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseilla plus de réserve.</p>
-
-<p>Ils se moquaient du sous-préfet, du préfet, des conseillers de
-préfecture, voire du Conseil d’État. La justice administrative était
-une monstruosité, car l’administration, par des faveurs et des
-menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient
-incommodes, et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir
-ces deux particuliers.</p>
-
-<p>Alors Bouvard et Pécuchet brûlèrent de se signaler par une œuvre qui
-éblouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvèrent pas autre chose que
-des projets d’embellissement pour Chavignolles.</p>
-
-<p>Les trois quarts des maisons seraient démolies; on ferait au milieu
-du bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des
-abattoirs sur la route de Caen, et «au pas de la Vaque» une église
-romane et polychrome.</p>
-
-<p>Pécuchet composa un lavis à l’encre de Chine, n’oubliant pas de teinter
-les bois en jaune, les bâtiments en rouge, et les prés en vert, car les
-tableaux d’un Chavignolles idéal le poursuivaient dans ses rêves; il se
-retournait sur son matelas.</p>
-
-<p>Bouvard, une nuit, en fut réveillé.</p>
-
-<p>«Souffres-tu?»</p>
-
-<p>Pécuchet balbutia:</p>
-
-<p>«Haussmann m’empêche de dormir.»</p>
-
-<p>Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel <span class="pagenum" id="Page_404">404</span> pour savoir le
-prix des bains de mer sur la côte normande.</p>
-
-<p>«Qu’il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons le temps
-d’écrire?»</p>
-
-<p>Et quand ils se furent procuré une chaîne d’arpenteur, un graphomètre,
-un niveau d’eau et une boussole, d’autres études commencèrent.</p>
-
-<p>Ils envahissaient les propriétés; souvent les bourgeois étaient surpris
-d’y voir ces deux hommes plantant des jalons.</p>
-
-<p>Bouvard et Pécuchet annonçaient d’un air tranquille leurs projets et ce
-qui en adviendrait.</p>
-
-<p>Les habitants s’inquiétèrent, car enfin l’autorité se rangerait
-peut-être à leur avis.</p>
-
-<p>Quelquefois on les renvoyait brutalement.</p>
-
-<p>Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y apprendre
-un signal, témoignait de la bonne volonté et même une certaine ardeur.</p>
-
-<p>Ils étaient aussi plus contents de Victorine.</p>
-
-<p>Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en
-chantonnant d’une voix douce, s’intéressait au ménage, fit une calotte
-pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de
-Romiche.</p>
-
-<p>C’était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les
-habits. On l’eut quinze jours à la maison.</p>
-
-<p>Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une
-humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait
-Marcel et Victorine <span class="pagenum" id="Page_405">405</span> en leur contant des farces, tirait sa langue
-jusqu’au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le
-soir, s’épargnant les frais d’auberge, allait coucher dans le fournil.</p>
-
-<p>Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard, ayant froid, vint y prendre
-des copeaux pour allumer son feu.</p>
-
-<p>Un spectacle le pétrifia.</p>
-
-<p>Derrière les débris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine
-dormaient ensemble.</p>
-
-<p>Il lui avait passé le bras autour de la taille, et son autre main,
-longue comme celle d’un singe, la tenait par un genou, les paupières
-entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle
-souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait
-à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les
-caresses du bossu; ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de
-l’aube jetait sur tous les deux une lumière blafarde.</p>
-
-<p>Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine
-poitrine. Puis une pudeur l’empêcha de faire un seul geste; des
-réflexions douloureuses l’assaillaient.</p>
-
-<p>«Si jeune! perdue! perdue!»</p>
-
-<p>Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d’un mot, lui apprit tout.</p>
-
-<p>«Ah! le misérable!</p>
-
-<p>—Nous n’y pouvons rien! Calme-toi.»</p>
-
-<p>Et ils furent longtemps à soupirer l’un devant l’autre: Bouvard, sans
-redingote et les bras croisés; <span class="pagenum" id="Page_406">406</span> Pécuchet, au bord de sa couche,
-pieds nus et en bonnet de coton.</p>
-
-<p>Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le
-payèrent d’une façon hautaine, silencieusement.</p>
-
-<p>Mais la Providence leur en voulait.</p>
-
-<p>Marcel les conduisit mystérieusement peu de temps après dans la chambre
-de Victor et leur montra au fond de sa commode une pièce de vingt
-francs. Le gamin l’avait chargé de lui en fournir la monnaie.</p>
-
-<p>D’où provenait-elle? D’un vol, bien sûr! et commis durant leurs
-tournées d’ingénieurs. Mais, pour la rendre, il eût fallu connaître la
-personne, et, si on la réclamait, ils auraient l’air complices.</p>
-
-<p>Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrent d’ouvrir son tiroir;
-le napoléon n’y était plus. Il feignit de ne pas comprendre.</p>
-
-<p>Tantôt, pourtant, ils l’avaient vue, cette pièce, et Marcel était
-incapable de mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que,
-depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.</p>
-
-<div class="quote">
- <p class= "lsalutation">«<span class="smcap">Monsieur</span>,</p>
-
- <p>«Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j’ai recours à votre
- obligeance...»</p>
-</div>
-
-<p>De qui donc la signature?</p>
-
-<p>—Olympe <span class="smcap">Dumouchel</span>, née <span class="smcap">Charpeau</span>.»</p>
-
-<p>Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire,
-Courseulles, Langrune ou Luc, se trouvait <span class="pagenum" id="Page_407">407</span> la meilleure compagnie,
-la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du
-blanchissage, etc., etc.</p>
-
-<p>Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel; puis la fatigue
-les plongea dans un découragement plus lourd.</p>
-
-<p>Ils récapitulèrent tout le mal qu’ils s’étaient donné; tant de leçons,
-de précautions, de tourments!</p>
-
-<p>«Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d’elle une
-sous-maîtresse! et de lui, dernièrement, un piqueur de travaux!</p>
-
-<p>—Ah! quelle déception!</p>
-
-<p>—Si elle est vicieuse, ce n’est pas la faute de ses lectures.</p>
-
-<p>—Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de
-Cartouche.</p>
-
-<p>—Peut-être ont-ils manqué d’une famille, des soins d’une mère?</p>
-
-<p>—J’en étais une! objecta Bouvard.</p>
-
-<p>—Hélas! reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens
-moral,—et l’éducation n’y peut rien.</p>
-
-<p>—Ah! oui, c’est beau, l’éducation!»</p>
-
-<p>Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait
-deux places de domestiques;—et puis, à la grâce de Dieu! ils ne s’en
-mêleraient plus.—Et désormais <i>Mon oncle</i> et <i>Bon ami</i> les firent
-manger à la cuisine.</p>
-
-<p>Mais bientôt ils s’ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d’un travail,
-leur existence d’un but.</p>
-
-<p>D’ailleurs, que prouve un insuccès? Ce qui avait échoué sur des enfants
-pouvait être moins difficile <span class="pagenum" id="Page_408">408</span> avec des hommes. Et ils s’imaginèrent
-d’établir un cours d’adultes.</p>
-
-<p>Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande
-salle de l’auberge conviendrait à cela parfaitement.</p>
-
-<p>Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d’abord,
-puis, songeant qu’il pouvait y gagner, changea d’opinion et le fit dire
-par sa servante.</p>
-
-<p>Bouvard, dans l’excès de sa joie, la baisa sur les deux joues.</p>
-
-<p>Le maire était absent; l’autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier
-par son étude, s’occuperait peu de la conférence; ainsi elle aurait
-lieu, et le tambour l’annonça pour le dimanche suivant, à trois heures.</p>
-
-<p>La veille, seulement, ils pensèrent à leur costume.</p>
-
-<p>Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à
-collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard
-mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor; et
-ils étaient fort émus quand ils traversèrent le village et arrivèrent à
-l’hôtel de la Croix d’Or..</p>
-
-<p class="dottedline">&nbsp;</p>
-
-<p class="br"><i>Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert.</i></p>
-
-<p class="br"><i>Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui
-indique la conclusion de l’ouvrage.</i></p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_409">409</span></p>
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="ch_11" class="souschapitre">CONFÉRENCE</h2>
-</div>
-
-<p>L’auberge de la Croix d’Or,—deux galeries de bois latérales au
-premier, avec balcon saillant,—corps de logis au fond,—café au
-rez-de-chaussée, salle à manger, billard;—les portes et les fenêtres
-sont ouvertes.</p>
-
-<p>Foule: notables, gens du peuple.</p>
-
-<p>Bouvard: «Il s’agit d’abord de démontrer l’utilité de notre projet, nos
-études nous donnent le droit de parler.»</p>
-
-<p class="br"><i>Discours de Pécuchet</i>, pédantesque.</p>
-
-<p class="br">Sottises du gouvernement et de l’administration,—trop d’impôts, deux
-économies à faire: suppression du budget des cultes et de celui de
-l’armée.</p>
-
-<p>On l’accuse d’impiété.</p>
-
-<p>«Au contraire, mais il faut une rénovation religieuse.»</p>
-
-<p>Foureau survient et veut dissoudre l’assemblée.</p>
-
-<p>Bouvard fait rire aux dépens du maire, en rappelant <span class="pagenum" id="Page_410">410</span> ses primes
-imbéciles pour les hiboux.—Objection.</p>
-
-<p>«S’il faut détruire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait
-aussi détruire le bétail, qui mange de l’herbe.»</p>
-
-<p class="br">Foureau se retire.</p>
-
-<p><i>Discours de Bouvard</i>,—familier.</p>
-
-<p class="br">Préjugés: célibat des prêtres, futilité de l’adultère, émancipation de
-la femme:</p>
-
-<p>«Ses boucles d’oreilles sont le signe de son ancienne servitude.»</p>
-
-<p>Haras d’hommes.</p>
-
-<p class="br">On reproche à Bouvard et à Pécuchet l’inconduite de leurs
-élèves.—Aussi pourquoi avoir adopté les enfants d’un forçat?</p>
-
-<p>Théorie de la réhabilitation. Ils dîneraient avec Touache.</p>
-
-<p>Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pétition de lui
-au conseil municipal, où il demande l’établissement d’un bordel à
-Chavignolles.—(Raisons de Robin.)</p>
-
-<p>La séance est levée dans le plus grand tumulte.</p>
-
-<p class="br">En s’en retournant chez eux, Bouvard et Pécuchet aperçoivent le
-domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise à franc étrier.</p>
-
-<p>Ils se couchent très fatigués, sans se douter de <span class="pagenum" id="Page_411">411</span> toutes les trames
-qui fermentent contre eux;—expliquer les motifs qu’ont de leur en
-vouloir le curé, le médecin, le maire, Marescot, le peuple, tout le
-monde.</p>
-
-<p class="br">Le lendemain, au déjeuner, ils reparlent de la conférence.</p>
-
-<p>Pécuchet voit l’avenir de l’humanité en noir:</p>
-
-<p>L’homme moderne est amoindri et devenu une machine.</p>
-
-<p>Anarchie finale du genre humain. (Buchner, livre II.)</p>
-
-<p>Impossibilité de la paix. (Id.)</p>
-
-<p>Barbarie par l’excès de l’individualisme et le délire de la science.</p>
-
-<p>Trois hypothèses: 1<sup>o</sup> le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec
-le passé, et un despotisme inhumain s’ensuivra; 2<sup>o</sup> si l’absolutisme
-théiste triomphe, le libéralisme dont l’humanité s’est pénétrée
-depuis la Réforme succombe, tout est renversé; 3<sup>o</sup> si les convulsions
-qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces
-oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura
-plus d’idéal, de religion, de moralité.</p>
-
-<p>L’Amérique aura conquis la terre.</p>
-
-<p>Avenir de la littérature.</p>
-
-<p>Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote
-d’ouvriers.</p>
-
-<p>Fin du monde par la cessation du calorique.</p>
-
-<p class="br">Bouvard voit l’avenir de l’humanité en beau. L’homme moderne est en
-progrès.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_412">412</span></p>
-
-<p>L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la
-civilisation aille d’Orient en Occident,—rôle de la Chine,—les deux
-humanités enfin seront fondues.</p>
-
-<p>Inventions futures: manières de voyager.—Ballon.—Bateaux sous-marins
-avec vitres, par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à
-la surface.—On verra passer les poissons et les paysages au fond de
-l’Océan.—Animaux domptés.—Toutes les cultures.</p>
-
-<p>Avenir de la littérature (contre-partie de littérature
-industrielle).—Sciences futures.—Régler la force magnétique.</p>
-
-<p>Paris deviendra un jardin d’hiver;—espaliers à fruits sur le
-boulevard.—La Seine filtrée et chaude,—abondance de pierres
-précieuses factices,—prodigalité de la dorure,—éclairage des
-maisons,—on emmagasinera la lumière, car il y a des corps qui ont
-cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le
-phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des
-maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera
-les rues.</p>
-
-<p>Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera
-une religion.</p>
-
-<p>Communion de tous les peuples. Fêtes publiques.</p>
-
-<p>On lira dans les astres,—et quand la terre sera usée, l’humanité
-déménagera vers les étoiles.</p>
-
-<p class="br">A peine a-t-il fini, que les gendarmes apparaissent.—Entrée des
-gendarmes.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_413">413</span></p>
-
-<p>A leur vue, effroi des enfants, par l’effet de leurs vagues souvenirs.</p>
-
-<p>Désolation de Marcel.</p>
-
-<p>Émoi de Bouvard et Pécuchet.—Veut-on arrêter Victor?</p>
-
-<p>Les gendarmes exhibent un mandat d’amener.</p>
-
-<p>C’est la conférence qui en est cause. On les accuse d’avoir attenté à
-la religion, à l’ordre, excité à la révolte, etc.</p>
-
-<p>Arrivée soudaine de M. et M<sup>me</sup> Dumouchel avec leurs bagages; ils
-viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n’est pas changé, Madame
-porte des lunettes et compose des fables.—Leur ahurissement.</p>
-
-<p>Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et Pécuchet,
-arrive, encouragé par leur présence.</p>
-
-<p>Gorju, voyant que l’autorité et l’opinion publique sont contre eux, a
-voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche
-des deux, il l’accuse d’avoir autrefois débauché Mélie.</p>
-
-<p>«Moi, jamais!»</p>
-
-<p>Et Pécuchet tremble.</p>
-
-<p>«Et même de lui avoir donné du mal.»</p>
-
-<p>Bouvard se récrie.</p>
-
-<p>«Au moins qu’il lui fasse une pension pour l’enfant qui va naître, car
-elle est enceinte.»</p>
-
-<p>Cette seconde accusation est basée sur la privauté de Bouvard au café.</p>
-
-<p class="br">Le public envahit peu à peu la maison.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_414">414</span></p>
-
-<p>Barberou, appelé dans le pays par une affaire de son commerce, tout à
-l’heure a appris à l’auberge ce qui se passe et survient.</p>
-
-<p>Il croit Bouvard coupable, le prend à l’écart, et l’engage à céder, à
-faire une pension.</p>
-
-<p class="br">Arrivent le médecin, le comte, Reine, M<sup>me</sup> Bordin, M<sup>me</sup> Marescot
-sous son ombrelle, et d’autres notables. Les gamins du village, en
-dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. (Il
-est maintenant bien tenu, et la population en est jalouse.)</p>
-
-<p>Foureau veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison.</p>
-
-<p>Barberou s’interpose, et, comme lui, s’interposent Marescot, le médecin
-et le comte, avec une pitié insultante.</p>
-
-<p class="br">Expliquer le mandat d’amener. Le sous-préfet, au reçu de la lettre de
-Foureau, leur a expédié un mandat d’amener pour leur faire peur, avec
-une lettre à Marescot et à Faverges, disant de les laisser tranquilles
-s’ils témoignaient du repentir.</p>
-
-<p>Vaucorbeil cherche également à les défendre.</p>
-
-<p>«C’est plutôt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener; ce sont
-des maniaques.—J’en écrirai au préfet.»</p>
-
-<p>Tout s’apaise.</p>
-
-<p>Bouvard fera une pension à Mélie.</p>
-
-<p>On ne peut leur laisser la direction des enfants.—Ils se rebiffent;
-mais comme ils n’ont pas adopté légalement les orphelins, le maire les
-reprend.</p>
-
-<p><span class="pagenum" id="Page_415">415</span></p>
-
-<p>Ils montrent une insensibilité révoltante.—Bouvard et Pécuchet en
-pleurent.</p>
-
-<p>M. et M<sup>me</sup> Dumouchel s’en vont.</p>
-
-<p class="br">Ainsi tout leur a craqué dans la main.</p>
-
-<p class="br">Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie.</p>
-
-<p class="br">Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la
-dissimulent.—De temps à autre, ils sourient quand elle leur
-vient,—puis, enfin, se la communiquent simultanément:</p>
-
-<p class="br"><i>Copier comme autrefois.</i></p>
-
-<p class="br">Confection du bureau à double pupitre.—(Ils s’adressent pour cela à un
-menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose
-de le faire.—Rappeler le bahut.)</p>
-
-<p>Achat de registres et d’ustensiles, sandaraques, grattoirs, etc.</p>
-
-<p class="br">Ils s’y mettent.</p>
-
-<p class="center">FIN.</p>
-
-<hr class="small2" />
-
-<p class="br"><span class="pagenum" id="Page_417">417</span></p>
-
-<table class="table60" id="table_05" summary="table_des_chapitres">
- <colgroup span="2">
- </colgroup>
- <tbody>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdctop"><h2>TABLE</h2></td>
- </tr>
- <tr>
- <td style="width: 70%">&nbsp;</td>
- <td style="width: 30%" class="tdrtop">Pages.</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">Étude sur Gustave Flaubert</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_0">I</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td colspan="2" class="tdcmiddle">BOUVARD ET PÉCUCHET</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">Chapitre Premier</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_1">1</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;II</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_2">27</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;III</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_3">75</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;IV</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_4">129</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;V</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_5">172</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;VI</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_6">200</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;VII</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_7">238</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;VIII</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_8">252</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;IX</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_9">313</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;—&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;X</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_10">363</a></td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="tdltop"><span class="smcap">Conférence</span></td>
- <td class="tdrtop"><a href="#ch_11">409</a></td>
- </tr>
- </tbody>
-</table>
-
-<div class="figcenter3" style="width: 190px;">
- <img src="images/imprimeur.jpg" alt="" width="190" height="215" />
-</div>
-
-<hr class="small2" />
-
-<div class="chapter">
- <h2 id="note_au_lecteur" class="fontnote">Au lecteur</h2>
-</div>
-
-<p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
-originale. L’orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de typographie
-ont été corrigées.</p>
-
-<p class="fontnote">La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.</p>
-
-<hr class="full" />
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT, TOME 7 ***</div>
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-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
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-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-
-</body>
-</html>
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Binary files differ
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